Une Lecon d'Histoire

March 15, 2017 | Author: yskum | Category: N/A
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Une Lecon d'Histoire...

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Une leçon d’histoire de FERNAND BRAUDEL Châteairvallon Journées Fernand Braudel 18, 19 et 20 octobre 1985

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Arthaud-Flammarion Le Centre de Rencontres de Châteauvallon (Toulon-Olliou- les), fondé et dirigé par Henri Komatis et Gérard Paquet, organisa les 18, 19 et 20 octobre 1985 des « Journées Fer- nand Braudel ». La conception et la direction de ce colloque furent assurées par Marielle Paquet qui a également, avec l'aide de Véronique Christol et Gilbert Buti, mis au point le texte de cet ouvrage où sont reproduites les communications et les discussions de chacune des trois journées. Le colloque a été réalisé avec l'aide de : Conseil Régional Provence-Alpes-Côte d'Azur, du Ministère de la Recherche, du Ministère de la Culture, du Ministère de l'Education Nationale, du Secrétariat d'Etat aux Universités, du Ministère des Relations Extérieures, de la Ville de Toulon et du Conseil Général du Var.

Photos de l'ouvrage : ElianBacchinisaufnos 19 et 20 : Anne- Sophie de Daruvar.

© Les Editions Arthaud, 1986, Paris. Tous droits réservés. I.S.B.N. 2-7003-0557-4. Imprimé en France

18 octobre :

LA MEDITERRANEE

Christine OCKRENT. — Bonjour et merci d'être avec nous dès le début de ces trois journées consacrées à Fernand Braudel et à son œuvre, journées tout à fait exceptionnelles, d’abord par la qualité des intervenants mais aussi par la présence et l'apport de notre héros ; puisqu'il est bien rare qu’un colloque bénéficie à la fois d’autant de science, d'humour et de gentillesse. Cette matinée est consacrée à la Méditerranée, berceau de la pensée de Fernand Braudel. Des spécialistes éminents vont intervenir sur des sujets très divers car la matière qui nous réunit est terriblement vaste. Mais je crois que toutes leurs interventions trouveront leur unité autour de la pensée, de la méthode et de l'apport de Fernand Braudel, à qui je laisse la parole. Fernand BRAUDEL. — Je remercie Christine Ockrent. Vous l'avez tous regardée, vous avez ce matin la joie de la voir, c'est tout de même un avantage. Ce n'est pas autour de La Méditerranée, le livre que j'ai écrit et publié en 1949, que vont tourner les débats, mais autour de la Méditerranée réelle, vivante, celle d'aujourd'hui, celle d'hier et celle de jadis. Je dirais que les spécialités de celles et ceux qui sont à cette table ronde doivent nous faire peur !... Nous constituons un orchestre, mais les instruments qui sont là sont très différents les uns desautres. Le problèmeest de savoir si ces débats aboutiront ou non à une musique d’ensemble. Je voudrais essayer de la préparer. La Méditerranée, c'est un continuum ou, si vous préférez, une continuité ou, si vous préférez encore, un ensemble. En conséquence, si j'aborde un aspect quelconque de la Méditerranée, soit géographiquement choisi, soit historiquement retrouvé, il est important que

la constatation, l'explication réussissent à se confondre avec d'autres explications et d'autres spectacles. Les Allemands ont l'habitude de dire que la Méditerranée est un monde en soi, einWeltfürsich. Ils disent aussi que c'est einWelttheater, un théâtre mondial ou un théâtre du monde. Ils ajoutent même — et j'ai trouvé là une expression devenue familière à l'enseignement de l'histoire—, que c'est une économie-monde, einWeltwirtschaft, non pas une économie mondiale, mais l'économie d'une partie du globe qui constitue un ensemble, et il est très difficile de présenter cet ensemble. Comme l'a dit d'ailleurs très bien C. Ockrent, c'est un problème de méthode. J'ai longtemps tourné autour de la Méditerranée en me demandant comment je pourrais d'abord la voir, la comprendre, et la reconstituer. J'ai commencé à travailler sur la Méditerranée en.1922 — ceci me rajeunit beaucoup, mais vous rajeunit peut-être trop — et je n'ai achevé ce livre qu'en 1947, vingt-cinq ans plus tard. Or, ce n'est pas tout de suite que j’ai réussi à voir la Méditerranée dans son ensemble. Il a fallu que j'attende 1935, treize ans d'attente ! J'ai eu la chance à ce moment-là d'arriver à Dubrovnik, c'est-à-dire à Raguse. Ses archives sont merveilleuses et c'est la première fois que j'ai eu la possibilité de voir des navires, des cargos et des voiliers qui s'en allaient jusqu'à la mer Noire, qui remontaient audelà de Gibraltar jusqu'à Londres, Bruges ou Anvers. C'est là que j'ai commencé à comprendre la Méditerranée. Mais, comprendre la Méditerranée, ça ne suffit pas. Comment la présenter ? Je vais vous faire des confidences très rapides, j’espère qu'elles seront suffisamment nettes. J’ai eu la malchance, ou la chance, de passer un peu plus de cinq années en prison. J’étais sur la ligne Maginot. J’ai subi un sort ingrat et je l’ai subi longuement. Je me trouvais en 1941 à la citadelle de Mayence aujourd’hui heureusement disparue ; c'était une prison absolument terrible car il n'y avait pas d’espace. J'étais l'un des rares prisonniers, non pas à connaître parfaitement l’allemand, mais à le connaître tout de même. Quand on écoutait la radio allemande, je résumais les informations à mes camarades. J'étais l'un des rares à lire attentivement la presse allemande. Le problème était d'échapper en quelque sorte aux événements qui bourdonnaient autour de nous, en nous disant : « Ce n'est pas si important que cela. » Ne pouvait-on dépasser ces mouvements de marée, ces montées, ces descentes, pour voir quelque chose de tout à fait différent ? C’est ce que j'ai appelé très tôt « le point de vue de Qie.nje Père ». Pour Dieu le Père, une année, ça nèTcompte pas ; un siècle^'esl.un clin d'œil. Et, peu à peu, au-dessous de l'histoire des fluctuations, au-dessous de l'histoire événementielle, de l'histoire de surface, je me suis intéressé à l’histoire quasi immobile, l’histoire qui bouge, mais qui bouge lentement, l’histoire répétitive!^ Dans la Méditerranée du xve ou du xvie siècle, quand arrive l'hiver, tous les navires rentrent au port. Ils ne recommencent à courir à travers la mer qu'avec les beaux jours, avec le mois d'avril. C'est ainsi que tous les ans, quels que soient les événements, les situations, les civilisations qui sont au pourtour de la Méditerranée, vous observez ce mouvement. Vous trouvez un mouvement comparable chez les troupeaux qui remontent vers les hauteurs, redescendent vers les plaines chaudes. Ce sont des mouvements qui se répètent, qui se continuent, rien n'a l'air de changer. Cettehistoire immobile, cette histoire que j'ai fini par appeler l’histoire de longue durée, est la structure de l'histoire, elleest l'explication de l'histoire. Elle est l'explication de la Méditerranée elle-même, celle d'un pays comme le nôtre. J’en ai presque fini. Si je suis clair, vous m'aurez compris. Sinon, je serai presque obligé de recommencer. L'histoire de la France telle que nous la voyons aujourd'hui, prise dans ses crises, prise dans ses mouvements, ses impatiences, ses querelles politiques — que l'on aime ou que l'on n'aime pas —, cette France qui a l'air de bâtir son destin, flotte en réalité sur une histoire profonde, sur une histoire, non pas immobile mais presque immobile. C'est l'histoire du monde, c'est une histoire qui s'en va dans certaines directions et, quelle que soit notre agitation, quels que soient notre volonté, nos désirs, nos fantasmes, nous sommes

emportés dans ce mouvement d'ordre général. C'est ce que j’ai essayé de vous montrer, de vous signaler. J'espère que nous pourrons orchestrer toutes les communications que vous allez entendre et, dans la longue durée, essayer de les comparer, de leur donner toute leur signification. Voilà ce que je voulais dire. Christine OCKRENT. — Nous allons maintenant écouter l’archéologue Jean Guilaine qui, selon la méthode braudélienne, va revenir à l'infrastructure de l'histoire, ou en tout cas à ses origines.

La formation des cultures méditerranéennes

Jean GUILAINE. — La Méditerranée qui retient mon attention est l'une des plus vieilles Méditerranées, une Méditerranée sur laquelle les données sont exclusivement du domaine de l'archéologie ; non pas la Méditerranée des chasseurs-collecteurs, la plus vieille, mais celle des premiers paysans, approximativement de 8 000 à 2 000 ans avant l'ère, c'est-à-dire la Méditerranée du néolithique et du premier âge du bronze. A-t-il existé dès ces époques anciennes une certaine unité de la Méditerranée ? Si l'on part de l'hypothèse que les premières mises en culture des céréales et des légumineuses ont été réalisées en Asie du Sud-Ouest d'une part, que la domestication des animaux a eu pour cadre une zone allant de l'Anatolie au Zagros et à la Palestine d'autre part et que, enfin, selon les botanistes et les paléontologistes, ces plantes et ces animaux domestiques ont été transmis aux rivages occidentaux, on peut penser que cette diffusion de plantes, d’animaux et de techniques a pu cimenter lors de l'émergence des populations sédentaires une certaine unité culturelle de la Méditerranée. Ne prenons certes pas des dates trop éloignées : vers 8 000 a Jéricho, on vit déjà d’agriculture et on élève de puissantes murailles. A la même époque, en Occident, des bandes de chasseurs-cueilleurs vivent encore de plantes sauvages et de chasses au cerf et au sanglier. Retenons une période comprise entre 6 000 et 5 000 années avant le Christ, le 6ème millénaire. C'est une période intéressante parce que c'est Te millénaire pendant lequel l'économie de production et les premières communautés paysannes gagnent pratiquement tout l'espace méditerranéen. Et, précisément, il s'est trouvé des archéologues pour évoquer une sorte de civilisation primitive méditerranéenne, attribuable au plus vieux néolithique, qui aurait pris naissance dans le Levant, c'est-à-dire dans le Sud de la Turquie, en Syrie, au Liban, et qui aurait diffusé de façon un peu mécaniste les premiers villages, la culture du blé et de l'orge, les premiers animaux domestiques, la première poterie, à l'ensemble du bassin méditerranéen. Pour ce faire, ces préhistoriens remarquaient qu'un dénominateur commun — une poterie à décor d'impressions — se retrouvait fréquemment dans les plus anciennes strates néolithiques des sites méditerranéens : ils attribuaient donc cette poterie aux premiers colons, pionniers, qui auraient répercuté jusqu'en Occident l'économie de production. Le peuplement de la plupart des îles est alors réalisé, ou en cours, ce qui démontre que la navigation en haute mer était techniquement assurée. En fait, les progrès de la recherche

ont montré qu'il existait, dès le néolithique le plus ancien, un évident morcellement culturel. La néolithisation de la Méditerranée apparaît beaucoup plus comme le résultat d’un processus d’acculturation, c’est-à-dire d'emprunt de techniques par des populations indigènes que le produit d’un simple tait de colonisation. D’emblée, dès les premières civiÏÏsâtioïïrpâysaTines, des différences s'observent dans les techniques de construction, les matériaux utilisés, l'implantation des habitats et leur durée, les styles céramiques, les outillages de pierre, les expressions symboliques. Des aires culturelles sont discernables : l'Anatolie, le monde égéen, l'aire apulo-dalmate, le monde franco-ibérique, que séparent des filtres (l'un entre Asie Mineure et péninsule grecque, l'autre entre Grèce occidentale / Albanie et Italie du Sud, un troisième au niveau de la Tvrrhénienne). La premièreMéditerranée agricole était déjà compartimentée. Les autres exemples seront pris, ensuite, dans des périodes plus récentes, les 4ème et 3ème millénaires. On a dès lors affaire à des communautés plus nombreuses, définitivement fixées au sol et qui développent fréquemment des sépultures collectives et des ossuaires. Curieusement, malgré les progrès techniques qui ont dû avoir des incidences positives sur la navigation, les cloisonnements se maintiennent et parfois s'accentuent. Je prendrai les exemples du mégalithisme, des hypogées, de l'architecture de pierre, de la métallurgie, du rôle des îles. D'abord, le mégalithisme. Il est bien fini le temps en archéologie où, quelque peu obnubilé par l’influence de civilisations orientales, on pensait que les premières tombes mégalithiques avaient été érigées d’abord en Orient, ensuite en Occident. En effet, les progrès de la chronologie absolue, du carbone 14 en particulier, ont montré que c'est aux deux extrémités de la Méditerranée que naît le mégalithisme : en Palestine avec des monuments construits par des populations du 4ème millénaire et déjà au stade de l'âge du cuivre ; puis, à l’autre pôle, au Portugal et en Bretagne, où l'on voit des civilisations qui ignorent totalement la métallurgie et qui commencent à construire des tombes collectives mégalithiques.

Pendant deux millénaires, et parfois plus, la Méditerranée sera le siège d'une floraison d'une architecture variée, très souvent d'extension limitée et sans aucun lien génétique entre elles. On peut en dire tout autant des tombes creusées dans le roc — ou hypogées — qui constituent un autre trait culturel propre au domaine méditerranéen de la Palestine et de Chypre jusqu'à l'Andalousie et au Portugal. A partir des plus vieilles expériences connues (les proto-hypogées de BonuIffhinu vers le 4ème millénaire, puis les hypogées d’Ozieri en Sardaigne ou de Serra d'Alto en Italie du Sud- Est vers 3500 avant notre ère, les cavités artificielles du Ghassoulien, en Palestine^j/ers la même époque^jonassis- tera vers la fin du 4ème millénaire et tout au long du 3ème millénaire, voire au-delà. à_un foisonnement de créations qu’irparâitdifficile de ramener à un fil conducteur unique. Il est un autre exemple sur lequel on a bâti une pretendue unité méditerranéenne, c'est l'architecture en pierres sèches. On évoque en effet parfois une sorte de pré-hellénisation au cours de laquelle des trafiquants égéens auraient fondé en Occident, et notamment dans la Péninsule ibérique, de précoces colonies (3ème millénaire). Certains traits architecturaux communs aux localités méditerranéennes (murs construits en pierres, présence d'enceintes et de bastions semi-circulaires), de l'Egée (Chalandriani, Egine, Lerne) et de la Péninsule ibérique (Los Millares, Zam- buyal), ont pu accréditer cette thèse. C'est le type même du processus de convergence d'autant qu'aucun chaînon n’existe, à la même époque, en Méditerranée centrale.

L’émergence de la métallurgie montre aussi quel fut le morcellement de la Méditerranée. Celle-ci est restée peu réceptive à la montée des Chalcolithiques précoces d'Ana- tolie (dès le 5ème millénaire) ou des Balkans (au 4ème millénaire). Le véritable décollage de la métallurgie n’aura lieu qu’au 3ème millénaire avec desjprnriiirtirmstntalpmpnt diversifiées en Çgée, dans la péninsule italique ou en Espagne. Sans aller jusqu’à affirmer qu'il y eut des inventions indépendantes, tout s'est passé comme si chaque aire avait donné lieu, par exploitation de ses propres potentialités minières, à des produits bien typés. Le rôle exact des îles mérite d'être élucidé dans tout essai d’interprétation des espaces culturels méditerranéens. Longtemps considérées comme des « tremplins de civilisations », les îles sont en fait le siège de deux phénomènes contradictoires : des phénomènes de conservation et de refuge qui débouchent sur des créations tardives et baroques (les Tombes de Géants de Sardaigne, les Navetas des Baléares) ; mais aussi des phénomènes d'innovation et d'accélération qui leur font jouer un rôle pionnier : ainsi l'apparition de centres proto-urbains dans les îles du Nord-Est de l'Egée (Poliochni, Thermi) ou dans les Cyclades (Phylalakopi). On constate d'ailleurs que l'Egée a connu un développement urbain plutôt linéaire à partir de ces premiers centres suivis dans le temps par les palais crétois et les agglomérations mycéniennes alors que l'Occident refusera encore longtemps la cité. Terminons-en sur le concept même d'espace méditerranéen. S'il est démontré qu’on circule beaucoup en Egée à partir de —2500 (c'est l'époque du premier commerce « international »), il est plus difficile d'envisager sur des bases scientifiques des relations avec l'Italie péninsulaire, ou la Sicile. Le filtre adriatique joue encore fortement. Une situation de commerce avec la Méditerranée centrale ne se développera qu'au bronze moyen d'Occident, sensible à travers les importations de céramiques mycéniennes en Italie du Sud, Sicile, îles Eoliennes, Sardaigne, les documents les plus anciens n'étant guère antérieurs à 1600. Sans doute les conditions d'un vrai marché entre l'Egée et l'Italie ne se sont-elles mises en place qu'au 2ème millénaire. Que conclure ? Que pendant, cinq millénaires de protohistoire ancienne la Méditerranée a constitué un formidable laboratoire d'expériences donnant naissance à des cultures remarquables mais ces civilisations ont peu irradié. Les phénomènes de convergence ont été nombreux et les contacts plutôt limités. Le premier déclic d'une rupture de ces espaces limités se passe dans l'Egée du 3ème millénaire mais il faudra attendre encore plusieurs siècles pour qu'un premier stimulus mycénien irradie à la fois des côtes d'Asie, d'Egypte et la Méditerranée centro-occidentale. C. OCKRENT. — Je remercie Jean Guilaine. Nous allons maintenant aborder un autre aspect de la longue durée en Méditerranée avec le Docteur Grmek qui va nous expliquer comment la Méditerranée forme aussi un espace-monde biologique.

L’homme biologique en Méditerranée

Mirko Drazen GRMEK. — On vient d'attribuer au Professeur Braudel le titre de héros, de pontifex, d'historien exemplaire de la longue durée ; il mérite aussi celui de docteur en médecine honoris causa. En effet, le regard qu'il pose sur la Méditerranée ressemble étrangement à celui d'un médecin posé sur le corps, les fonctions et les actions de ses patients. « Ce qui est acquis — écrit Fernand Braudel dans son grand ouvrage — c'est l'unité architecturale de cet espace méditerranéen dont les montagnes constituent le squelette, un squelette encombrant, démesuré, omniprésent, et qui perce partout la peau. » Fernand Braudel observe cette peau pour comprendre ce qui se passe dans le cœur. De l'observation des symptômes externes, des phénomènes superficiels et des convulsions passagères de l'histoire, il conclut à des processus profonds, à des ressorts cachés, à des permanences structurales et à des évolutions lentes. En observant la Méditerranée comme organisme, Fernand Braudel souligne l’unité fondamentale d’un certain espace. Mais il consacre aussi un chapitre particulier à l'unité humaine. Au moment où il rédigeait son livre, on ne disposait pas encore de connaissances biologiques sur le polymorphisme génétique des populations méditerranéennes. On sait aujourd'hui que, depuis les temps préhistoriques déjà, il y avait un mélange extraordinaire. Oserais-je utiliser—pour aller vite — une formule impropre, raccourcie, voire inexacte : les peuples de la Méditerranée sont caractérisés par une particulière « impureté raciale ». On y trouve un mélange absolument extraordinaire des gènes formés au sein des populations séparées à un certain moment de l'histoire. Les recherches de J.-L. Angel sur les squelettes de la Grèce archaïque et classique montrent que la variabilité anthropométrique y est extrême. Dans l'espace méditerranéen, ou on observe non seulement une interpénétration des civilisations — ce que les historiens nous ont appris depuis longtemps — mais aussi un brassage extraordinaire des facteurs génétiques. C'est justement dans les grands foyers culturels — la Grèce archaïque et classique du vnejusqu'au ivesiècle, Rome au début de notre ère, les pays arabes au Moyen Age, l'Espagne de la Renaissance — que s'opère ce brassage. Un autre phénomène biologique, peut-être mieux connu, est l'unification microbienne de la Méditerranée qui s’est réalisée vers les premiers siècles de notre ère. Pour l'historien des épidémies, le chapitre que Fernand Braudel consacre aux communications, notamment à la rapidité de la poste, est très éclairant. Les microbes voyagent comme les lettres. Les lettres sont portées par des êtres humains qui transportent aussi des microbes pathogènes. Les lignes de communication que Braudel trace sont tout à fait celles que suivent les maladies contagieuses. Inversement, en étudiant la propagation des épidémies, on retrouve le réseau des routes commerciales. Fernand Braudel a écrit de magnifiques chapitres sur le rôle des endémies : ce qui est assez singulier, car la plupart des historiens se sont intéressés surtout aux grandes épidémies. On connaît assez bien l'histoire de la peste et du choléra, mais beaucoup moins celle de la malaria ou de la tuberculose, « tueuses » terribles d'autant plus importantes qu'elles étaient silencieuses. Le paludisme pose un problème très complexe que les historiens n’ont pu vraiment comprendre que très récemment, grâce au progrès des recherches biologiques. Pendant longtemps on ne disposait que d'une explication étiologique relativement simple : les marais et le mauvais air ; mais il ne s'agit pas là de la « cause » au sens fort du terme. Si l'on ne connaît pas les propriétés biologiques du germe et du vecteur, et même les différences entre plusieurs germes et entre plusieurs vecteurs impliqués, on est désarmé face à la réalité épidémiologique.

Donnons pour exemple la fameuse expédition des Athéniens en Sicile. Nous disposons de textes médicaux de l'époque de Périclès. Nous savons qu'au moment où les Athéniens organisent leur expédition en Sicile, à la fin du v e siècle avant notre ère, ils ne connaissaient que la fièvre tierce bénigne. Quand ils rencontrent en Sicile la fièvre tierce maligne, dont ils ignoraient absolument l'existence, ils la considèrent comme une maladie négligeable. C'est parce que les chefs militaires et les médecins athéniens sous- estimèrent les effets d'une forme particulièrement néfaste du paludisme que le corps expéditionnaire est tombé dans un piège biologique. L'étude des vecteurs du paludisme est aussi très éclairante pour l'historien. Les moustiques sont différents selon le terrain. Fernand Braudel montre très bien dans son ouvrage que les limites des régions impaludées ne correspondent pas à des frontières de pays : les endémies se moquent de la politique. Les limites s'établissent plutôt dans le sens vertical. « La montagne nourrit la plaine », écrit Braudel, c'est- à-dire que le Plasmodium et certains microbes gastro-intestinaux ne se développent pas en altitude. Venons-en maintenant au facteur humain qui n'est étudié que depuis peu ; c'est-àdire les coutumes, l'immunité due au contact prolongé et, surtout l'influence de l'alimentation. Cette dernière était comprise du point de vue quantitatif mais non pas du point de vue qualitatif. Or, certaines substances sont nécessaires pour la production des immuno- globulines spécifiques. Certaines carences particulières expliquent le développement foudroyant des maladies microbiennes au sein des populations jouissant apparemment d'une bonne alimentation. Signalons aussi l'immunité héréditaire due à des maladies qui protègent du paludisme, par exemple la maladie « méditerranéenne » : la thalassémie. C'est une maladie particulièrement grave mais qui peut donner à une population des chances de survie exceptionnelles dans une zone impaludée. La plupart des historiens considèrent soit que la malaria rendait les gens incapables de travailler la terre, d'où la dégradation de l'agriculture ; soit que les crises politiques ou les débâcles militaires provoquaient une aggravation de l'agriculture, d'où l'extension des marais et la poussée du paludisme. Fernand Braudel n'est pas tombé dans ce piège. Il explique très bien que la malaria diminue la capacité de l'homme à travailler la terre mais aussi qu'elle s'aggrave dès que l'homme détend son effort : elle est autant une conséquence qu’une cause. Il y a effectivement un jeu qui s'établit dans les deux sens, une sorte de cercle vicieux, ce qui rend très difficile l’identification du facteur initial. Pour ce qui concerne l'Italie et le monde grec, on observe une aggravation de la situation sanitaire vers le ivc siècle avant notre ère, puis vers le 11e ou me siècle, à un certain moment du haut Moyen Age, puis à la Renaissance. Pourquoi précisément à ces moments-là ? Personne ne connaît encore la réponse. Nous touchons maintenant l'un des plus graves et des plus importants problèmes de toute l'histoire : celui de la montée démographique et du prolongement de la durée moyenne de la vie humaine. Ce phénomène conditionne presque tous les autres. Comment l'expliquer ? Quel est l'impact du facteur biologique ? Quel est celui du facteur humain ? Alfred Perre- noud a récemment publié dans les A nnales un article sur le rôle du biologique et de l'humain dans le déclin séculaire de la mortalité. Il ne donne pas la réponse, mais il montre parfaitement bien que l'essor démographique de l'Europe — qui est dû à la baisse de la mortalité — ne peut être expliqué complètement par aucune action humaine. Les actions humaines ne suffisent pas comme explication, car, si spectaculaires qu'elles soient (comme la vaccination jennérienne et la chloration de l’eau), elles ne sont intervenues que quand la morbidité était déjà en baisse. Des études démographiques très poussées démontrent que, par exemple, la vaccination par le BCG se situe au moment où la tuberculose commençait à être combattue efficacement par la chirurgie et l'aérothérapie, puis par des antibiotiques.

Toutefois si les actions humaines n’ont pas toujours amorcé le mouvement, elles empêchent aujourd'hui le retour de certaines causes. On ne pourra élucider le rôle respectif des facteurs biologiques et humains, que par une collaboration étroite entre les historiens et les biologistes, et dans un respect absolu des faits historiques. Dans son chapitre sur les misères anciennes et les misères nouvelles, Fernand Braudel pose des questions très pertinentes, des questions très graves, auxquelles l'historien seul ne peut répondre, auxquelles les biologistes ne peuvent encore apporter que des lumières insuffisantes et provisoires. Dans la recherche scientifique, poser la bonne question est la condition indispensable du succès. C. OCKRENT. — Merci au Docteur Grmekpour cet exposé particulièrement concis sur un sujet passionnant qui provoquera certainement beaucoup de questions. Je vous propose maintenant de laisser la parole à Madame le Recteur Ahrweiler qui va nous parler du temps byzantin dans le monde méditerranéen.

Le temps byzantin dans le monde méditerranéen

Hélène AHRWEILER. — Cher ami, on vous a traité de héros, puis-je vous traiter de pontifex puisqu'aujourd'hui vous êtes le pont entre nous tous ? Bien sûr, je suis dans un domaine qui, grâce à vous, est connu : la Méditerranée ; mais je présente une inconnue : Byzance. Vous avez dit souvent qu'en histoire rien n'est jamais juste qu'en gros. Donc j'essaierai de vous présenter la longue durée d'un Empire qui fut méditerranéen et européen dès sa naissance. Une première remarque : la délimitation du temps byzantin déborde largement les limites chronologiques de cet Empire (330-1453). Pourquoi ? Parce que les phénomènes de mentalité, de comportement et la pratique des techniques qui marquent cette période plongent leurs racines dans l'Antiquité. De la même manière, les réalités byzantines, c'est-à-dire les réalités qui voient le jour pendant le millénaire byzantin, prolongent l'avenir byzantin au-delà de 1453. Donnons quelques exemples : si ce sont Ulysse et Enée qui marquent symboliquement la présence de l’Antiquité à l’époque byzantine, ce sont Saint Nicolas et la Xeniteia, la nostalgie, le regret du pays, qui prolongent dans l'imaginaire collectif le temps byzantin bien après Byzance. La grande modernité byzantine reste l’acceptation du christianisme, mais aussi le mouvement de groupes d’hommes et de populations dans l'espace méditerranéen, et ceci pour des raisons qui concernent la mer, son commerce et sa conquête. Conquérir la Méditerranée, qu’est-ce que cela veut dire ? « Si tu vois en rêve la mer et les vagues, dis-toi bien que tu seras maître du monde. » Voilà ce qu'écrit un écrivain du x e siècle dans son Traité d'interprétation des rêves. Un empereur de la même époque, Nicéphore Phokas, qui avait reconquis les îles de Crète, de Chypre et même une partie de la Sicile

auparavant dominée par les Arabes, déclare à l’émissaire de l'empereur germanique : « La navigation sur les mers m’appartient », ce qui revient à dire : « Le monde est à moi ». De quelle mer s'agit-t-il ? Pour les Byzantins, la totalité de la mer s'identifie à la haute-mer, au pelagos — c’est le terme de l'époque —, à la mesogeios. Le terme mesogeios est inusité, mais il recouvre une réalité absolument familière aux Byzantins. Pourquoi ? Parce que le domaine maritime que revendique Byzance au nom de l'héritage gréco-romain, mieux encore au nom de sa vocation universelle, couvre la Méditerranée dans toute son étendue, la Méditerranée avec son prolongement naturel, le Pont- Euxin, Constantinople devenant ainsi la clé de l'axe qui relie Gibraltar au Bosphore cimmérien. C'est cette mer, jadis sillonnée d'un bout à l'autre par les navires des entrepreneurs grecs dont Ulysse reste la meilleure illustration, qui devint avec le temps le foyer de la piraterie jusqu'à ce que la force romaine établisse la pax romana, la paix méditerranéenne, que Rome légua à son héritière. Byzance considéra la Méditerranée comme un lac romain, c’est-àdire un lac byzantin. Car Byzance fut toujours appelée Rome et, comme le dit Bury, « Byzance n'a jamais existé, c'est Rome qui est morte en 1453 ». Je passe sur l’exagération de ces termes. L’Empire byzantin est né « grand et épais », pourrait écrire Braudel. Dès sa naissance, Byzance considéra la Méditerranée comme une mer intérieure qui lui permit justement d'établir son contrôle sur un vaste territoire impérial qui couvrait à ce moment là trois continents : l'Europe, l’Asie et l'Afrique. Le réseau de bases navales implantées sur le pourtour de la Méditerranée témoigne de l'efficacité du contrôle maritime. Constantinople est ravitaillée par le grenier égyptien. Ce sont les nauclères — les armateurs commerçants — qui diffusent ses produits jusqu'au lointain Thulé, selon les textes, et les ports byzantins qui accueillent les matières premières provenant de l'Occident ou du lointain Orient. Nous sommes, sous Justinien, à l'époque où le monde méditerranéen est unifié sous l'égide constantinopo- litaine ; les stèles impériales sont visibles de Nubie et du Caucase jusqu'à la mer Caspienne et jusqu'à Gibraltar. C’est au centre de cette oikoumènè, du monde civilisé donc, que se trouve la Méditerranée qui appartient à Byzance et qui est sous la domination de Constantinople. la Méditerranée étant encore un lac chrétien. L'Etat est l'instrument de Constantinople, de sa volonté de contrôle de ce lac. Avec le temps, l'Empire devient — je cite encore Braudel — une sorte de « banlieue constantinopolitaine », et la Pro- pontide reste toujours, dans son ensemble, un avant-port de la grande capitale byzantine. Au moment où une autre force navale, maritime et mondiale apparaît dans les eaux de la Méditerranée, tout l'équilibre est rompu. Je pense à la création du Khalifat de Damas, Khalifat des Omeyades, qui ont construit leur flotte, notons-le bien, grâce à l'aide de marins byzantins. C'est avec cette première flotte montée par des équipages grecs que les Arabes ont lancé leur armée pour conquérir et piller les îles et le littoral. Avant la fin du vn e siècle déjà, Constantinople avait été assiégée par mer et par terre, tandis qu’à l'autre extrémité de la Méditerranée, en Espagne, les Arabes formaient l'Etat de Cordoue. Ceci suppose la conquête de toute l'Afrique byzantine et la contestation de la thalassocratie byzantine en mer Egée et en mer Ionienne. La zone du « croissant » et celle de la « croix » sont dorénavant deux zones conflictuelles, et cette frontière maritime est âprement disputée. Le résultat de cette dispute, de ces débats et de ces conflits, c’est la chute de toute activité de navigation et de commerce. « Tout en l'histoire n'est vrai qu'en gros » ; bien entendu, il y a des exceptions à l'intérieur de cette mer intérieure et, comme l'écrit Lopez d'une manière exagérée, « les riverains de la Méditerranée ne sont plus que des paysans qui exploitent les eaux ». Entre ces deux régimes, le régime byzantin d'un côté, le régime musulman de l'autre, s'installe une sorte d'entente. Donnons pour exemple le condominium établi sur l'île de Chypre. C'est une formule absolument sui generis qui mérite d'être examinée aujourd'hui. Ce condominium précisait que les impôts des Chypriotes devaient se partager entre Arabes et

Byzantins : cette île devenait ainsi une sorte de point de rencontre pour des ennemis, maintenant séculaires. Partage du fisc à Chypre, partage de l'autorité de facto dans la Méditerranée. Nous sommes loin de l'époque où la Méditerranée était un lac byzantin. La militarisation de la Méditerranée, due à l'apparition de flottes arabes parsemées dans tous les ports du Sud, provoque même du côté chrétien le repliement de chacun sur soi et la division à l'intérieur de la Chrétienté. Cette division suit, schématiquement, la ligne de démarcation qui traverse l'Adriatique, avec, à l'Est, les orthodoxes chrétiens, à l'Ouest, les catholiques chrétiens. Le divorce entre les deuxs'installe dès la fin du ix e siècle, pour ne pas dire dès le début, avec le couronnement de Charlemagne. Cette ligne de division de la chrétienté à l'intérieur de la Méditerranée se confond avec la ligne de division entre le « croissant » et la « croix ». Ce sont les villes italiennes qui prendront, à la suite des croisades, la relève de la guerre contre les infidèles. C’est justement le moment où l'Empire byzantin devenait une sorte de petite banlieue de Constantinople. restée encore libre jusqu’en 1453. Je finirai en vous disant tout simplement ceci : quand on cite les grandes capitales méditerranéennes — Athènes. Rome, Jérusalem—, il ne pas faut oublier de citer dorénavant Constantinople. En tant que nouvelle Rome, elle est chrétienne ; en tant que nouvelle Jérusalem, elle est la composante de toutes les métropoles de nos civilisations européennes et méditerranéennes. Dès le ive siècle, les rives euro-asiatiques du Bosphore furent en dernier ressort préférées par Constantin le Grand à la région de Troie. d'Ilion. pour la construction de la capitale du monde rénové, c'est- à-dire du monde chrétien. Enée et Ulvsse. fisure centrale du J

W

monde troyen et symbole de l'unité gréco-romaine de la Méditerranée, ont cédé la place à Saint Nicolas, saint de Myres et de Bari à la fois. La durée byzantine, tout comme l’unité méditerranéenne, est illustrée par Le Livre des miracles de Saint-Nicolas dont le nom. évoqué avec respect aussi par les marins musulmans, est vénéré sur toutes les rives de la Méditerranée. Tout compte fait, je finirai par un mot de notre Maître : « Le temps passé n'est jamais tout à fait passé, et quelquefois le présent est plus proche du passé que de l'avenir. » C. OCKRENT. — Merci, Hélène Ahrweiler. pour votre verve et aussi votre concision. Je vous propose maintenant, Braudel fo

après B\

évoqués par Hélène Ahrweiler—à savoir les notions de temps

et d'espace-monde — de passer tout naturellement avec le Professeur Mantran à la Méditerranée musulmane.

La Méditerranée musulmane

Robert MANTRAN. — La suite est naturelle, en effet. Je remercie Mme Ahrweiler d'avoir mentionné à plusieurs reprises l’Islam, et à juste titre. Je ferai moi aussi mention de Byzance, car je n'oublie pas que j'ai été byzantiniste ; et ma reconversion n'empêche pas mes sentiments. Je remercie également notre Maître à tous, Fernand Braudel, à qui je dois beaucoup dans la poursuite de mes études sur la Méditerranée musulmane. L'expression « Méditerranée musulmane » désigne communément la domination arabe en Méditerranée ou, plus tard, la domination ottomane ; elle met ainsi l'accent sur le critère religieux. On parle de Méditerranée romaine, de Méditerranée byzantine, de Méditerranée de Charles Quint, de Méditerranée des Espagnols, etc., mais on dit : « Méditerranée musulmane ». Cette expression n'est pas innocente. Cette vision du monde méditerranéen par les Occidentaux, les Européens, les Latins, a survécu. Elle désigne une tradition culturelle qui a réellement marqué la durée méditerranéenne pendant plus d'un millénaire, du viie siècle à nos jours ; elle dénote aussi une ignorance, volontaire ou non, des éléments qui composent ce monde considéré comme un tout indissociable, défini uniquement par sa religion. Or ce monde de l'Islam est très varié et ne représente pas une unité totale. Considérons l'expansion musulmane de la première période, c'est-à-dire la période arabe qui va du vne au xe siècle à peu près : on constate que le mouvement de conquête lancé après la mort de Mohammed a eu pour objectif essentiel de soumettre à l'Islam des territoires possédés par les infidèles, et non pas d'islamiser les habitants de ces territoires. Il n'y a pas islamisation, il y a conquête de territoires non musulmans ; c'est une volonté de l'individu qui doit conduire à l'Islam, c'est la manifestation de la puissance de l'Islam qui doit pousser à la conversion. Au début tout au moins, il n'y a pas de volonté de soumettre les populations à une religion unique. La conversion n'a donc pas été le but essentiel de la conquête, et c'est peutêtre la conséquence d'une certaine identification Islam-arabisme qui faisait des Arabes les seuls « titulaires » de la foi révélée par Mohammed, les véritables « détenteurs » de la religion. La prééminence de cette foi devait se manifester par la soumission des non-musulmans. En Méditerranée, cette prééminence s'est exercée sur les populations des bordures orientales du Proche-Orient et des bordures méridionales, c'est-à-dire toute l'Afrique du Nord. Ces populations étaient en majorité non grecques ; elles n'ont rallié l'Islam que progressivement. La conversion des derniers chrétiens en Afrique du Nord date des xe-xie siècles donc de quatre siècles après la conquête. Des chrétiens sont restés chrétiens en Syrie, au Liban, en Palestine, en Egypte. Si certaines de ces populations méditerranéennes se sont converties à l'Islam, c'est peut-être avec la volonté croissante d'entrer dans une société triomphante, une société victorieuse, de s'y faire admettre sans réserve. En conséquence, les musulmans minoritaires en

Méditerranée, lors de la conquête, deviennent au fil du temps majoritaires dans les territoires qu'ils occupent. Parallèlement à l'expansion religieuse, on assiste à l'expansion culturelle. La langue arabe, véhicule de la religion, devient aussi celui d'une civilisation nouvelle, originale qui emprunte en partie aux traditions culturelles arabes, mais aussi aux traditions locales des populations riveraines de la Méditerranée, car on ne peut pas faire abstraction de Byzance, de l'héritage romain, ni même de l’Antiquité romaine ou grecque. Les Byzantins ont transmis la philosophie grecque aux Arabes qui, à leur tour, ont transmis leur civilisation à l’ensemble du monde méditerra- néo-arabe musulman. Sans doute la conquête militaire arabe a-t-elle contribué à modifier le paysage humain et religieux de la Méditerranée ; mais c'est par sa civilisation que le monde musulman a joué un rôle de premier plan avec ses philosophes, ses savants, ses médecins, ses marchands. Entre le vmc siècle et le milieu du xic siècle, la Méditerranée est couverte par le commerce musulman, exercé par des marchands musulmans, sunnites ou chiites. Des rives de l'Espagne au Proche-Orient, et même au-delà, ils sont toujours, le long de la Méditerranée, en pays musulman, dans un monde qu'ils comprennent et connaissent. Tous ces hommes qui ont participé à l'expansion musulmane, à la suprématie musulmane sur les mondes antique, byzantin, chrétien, médiéval, ont contribué à répandre cette civilisation à travers deux grandes régions méditerranéennes : l'Espagne d'abord, la Sicile ensuite. Ils ont ainsi permis, pendant trois siècles, au monde chrétien médiéval de bénéficier du développement intellectuel et, dans une moindre mesure, artistique des musulmans. Mme Ahrweiler parlait des grandes capitales méditerranéennes : dans ce monde musulman méditerranéen existent aussi de grandes capitales : Damas, Le Caire, fondé à la fin du x e siècle, Fès, Kairouan, Cordoue, et bien d'autres, qui résultent de la création originale d'une civilisation que l'on ne peut pas retrancher du monde de l'histoire. Entre le xie et le xve siècle, le monde musulman méditerranéen se fractionne. Il voit surgir des dynasties locales, non-arabes cette fois, dynasties berbères du côté de l'Afrique du Nord, dynasties turques (Seldjoukides, Mamelouks ou autres) du côté du Proche-Orient. Mais la domination de l'Islam continue sur la bordure méridionale et orientale de la Méditerranée, et l'islamisation fait à ce moment-là de sensibles progrès. Car si les marchands occidentaux dont nous parlions, les Vénitiens, les Génois, les Amalfitains et autres, occupent une place grandissante dans le commerce transméditerranéen, cela ne veut pas dire que les marchands musulmans disparaissent. Ils tiennent encore fermement les abords de la Méditerranée, les côtes syriennes, l'Egypte, les côtes d'Afrique du Nord, du Maghreb. Ils ont perdu une grande partie de l’initiative commerciale, mais sont encore des intermédiaires obligés. Venons-en maintenant à la deuxième grande période de présence musulmane en Méditerranée : l'Empire ottoman. Il s'étend de l'Asie Mineure — l'Anatolie d'aujourd'hui, la Turquie actuelle — à l'Europe balkanique qui n'avait pas été conquise par les Arabes. En revanche, il ne comprend ni l'Espagne, ni la Provence, ni certaines autres régions méditerranéennes, la Sicile par exemple. Cette période est marquée par la domination d'un gouvernement centralisé, personnalisé par le sultan et par son bras droit, le grand-vizir, mais aussi caractérisé par un système d'administration territoriale fractionné en provinces. Certaines ont une assez large autonomie : l'Egypte, les Régences barbaresques (l'Algérie, la Tunisie, la Tripolitaine). Ce pouvoir ottoman s'est appuyé sur une armée, sur une administration de premier ordre. La découverte des archives ottomanes et surtout leur utilisation depuis une quarantaine d'années ont permis de revenir sur un certain nombre de concepts, de préjugés visà-vis des Ottomans. Ce ne sont pas de petits saints, il s'en faut de beaucoup et Mme Ahrweiler ne me démentira pas... Néanmoins, même si les problèmes politiques contemporains masquent cette réalité, il n'y eut du temps des Ottomans ni islamisation, ni ottomanisation des

populations locales. Elles ont conservé leurs caractères spécifiques, leur religion, leur langue, très souvent leur encadrement, leur statut local, leurs activités économiques. Les Ottomans demandaient de l’argent, des produits et des hommes, mais ils n’ont pas cherché à ottomaniser à tout prix, à turquifier chaque population, chaque groupe ; chaque région conservait ses caractères propres, c'est ce qui explique l'émergence, au xvmeet surtout au xixesiècle,des nationalismes dont on parlera, je pense, tout à l'heure. Durant cette période ottomane, comment cette influence de l’Islam dans le monde méditerranéen se manifeste- t-elle ? Par la présence d'un pouvoir fort, avec une armée, une marine non négligeable encadrée très souvent par des Grecs devenus Ottomans. Car ces Ottomans ne sont pas exclusivement Turcs mais aussi bien Arabes, Arméniens, Grecs, Serbes, Egyptiens, Nord-Africains. L'Empire ottoman, c’est un monde un peu dispersé, très varié, mais qui reconnaît la suprématie d'un pouvoir central personnifié par le sultan. L'Islam se manifeste par le pouvoir, mais aussi par un peuplement turc, notamment dans les Balkans : en Bulgarie, pays dont on parle beaucoup ces jours-ci, dans certaines régions de la Grèce et de l'actuelle Yougoslavie : la Bosnie, la région de Sarajevo. Il se manifeste surtout par l’édification de monuments religieux, notamment de mosquées. On parle encore de style architectural ottoman : en effet quand on entre dans cette région de la Bosnie ou quand on parcourt une grande partie du monde méditerranéen de la Syrie et l'Egypte jusqu'à Alger, dans tout ce qui a été le domaine ottoman, on reconnaît un style véritablement impérial, marqué notamment par la construction de grandes mosquées. Cette architecture marque les limites géographiques du domaine qui va de la Yougoslavie à l'Algérie, en passant par l'Orient méditerranéen. Comme tous les Empires, après avoir connu une grande période de prospérité au xvie siècle avec Soliman le Magnifique, période chantée par Fernand Braudel, l'Empire ottoman perd de son importance économique. La Méditerranée est délaissée par certains marchands occidentaux — et non des moindres — attirés par l'océan Atlantique, par l'océan Indien également, et plus loin par le Pacifique. Dès lors, il est certain que cet Empire voit une partie de ses richesses disparaître, une partie de ce qui fait sa force s'amenuiser et, affaibli, il devient l'objet des convoitises des grandes puissances. Au xixe siècle, ces dernières, par le biais d'une clientèle à la fois politique et religieuse, visent à son démembrement et à son partage. C'est ce qu'on appellera plus tard, la « Question d'Orient ». C. OCKRENT. — Merci au Professeur Mantran. Maurice Aymard va maintenant passer précisément à ce que vient d'évoquer Robert Mantran, cet espèce de flux historique de l'Europe strictement méditerranéenne à l'Europe atlantique, nous rappelant ainsi un autre précepte braudélien : l'histoire c'est d'abord la géographie. Ci ■*

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La Méditerranée

, VAtlantique et VEurope

Maurice AYMARD. — Nous sommes ici pour nous faire plaisir, c'est-à-dire pour être en désaccord entre nous et profiter de la présence de Fernand Braudel pour lui poser des questions, le chahuter un peu, gentiment bien sûr. Il nous a lui-même invités à nous occuper de la Méditerranée actuelle, de celle dans laquelle nous vivrons, je l'espère longtemps, au cours des prochaines décennies. A la lumière même de son livre, je voudrais m'interroger sur les rapports de la Méditerranée et de l'Europe. En effet, son livre met essentiellement l'accent sur la longue durée de la Méditerranée, sur les continuités, sur les permanences. Il s'est moins intéressé aux dynamiques dont la Méditerranée a été elle-même soit l'actrice, soit la victime ; et les cassures de celle-ci sont présentées comme des cassures internes, profondes, celle des trois mondes séparés (Chrétienté d'Occident, Byzance, Islam) qui la composent aujourd'hui encore. Je voudrais interroger Fernand Braudel sur les cassures et les rapports très ambigus qui se sont établis entre la Méditerranée et l'Europe atlantique d'abord, l'Europe tout court ensuite. Il me semble que l'Europe dans laquelle nous vivons a été construite par la Méditerranée elle-même, y compris dans ses divisions profondes. Mme Ahrweiler rappelait tout à l'heure cette frontière entre Rome et Byzance qui s'est prolongée jusqu'à la Baltique — ce qui n'est tout-de-même pas un hasard — et dure encore aujourd'hui. Revenons à la longue durée et accordons-nous un long millénaire de la fin du premier millénaire jusqu'à la fin du second. Cette Europe, me semble-t-il, a pris son autonomie très lentement au départ, plus énergiquement et plus violemment ensuite, elle s'est construite à partir de la Méditerranée et par elle, mais en même temps contre elle ; c'est peut-être la situation que nous vivons aujourd'hui. La Méditerranée a beaucoup apporté à l'Europe atlantique dont le foyer européen se situe dans cette Europe du Nord-Ouest, entre Seine et Rhin, point de départ de la reconquête européenne, aussi bien en direction de l'Est que du Sud. La Méditerranée a finalement imposé son modèle de vie. Elle a donné à l'Europe atlantique ses plantes cultivées, en particulier la vigne qui est remontée très loin vers le Nord, où on a du mal à croire qu'on ait pu autrefois y produire un vin acceptable à boire. Elle a donné ses règles de consommation, une religion monothéiste, une organisation religieuse restée jusqu'à la Réforme dominée par Rome. Plus largement encore, la Méditerranée a donné à cette Europe romanisée l'ensemble de ses techniques, de ses outillages mentaux et culturels, sa langue, le droit, les institutions de l'Etat et un urbanisme qui affirmait le poids et l'autorité des villes sur un territoire peuplé de villageois, c'est-à-dire de pagani, c'est-à-dire de païens. Elle lui a donné le prestige de l'écriture, avec cette copie inlassable des manuscrits, avec les moines qui copient et recopient jusqu'à la fin des temps, prenant ainsi le relais des scribes de l'Antiquité. Elle lui a donné les instruments de mesure du temps, le cadran solaire jusqu'au Nord de l'Ecosse, la clepsydre jusqu'en Hollande où elle gelait une partie de l'hiver. J'aimerais d'ailleurs écrire un roman dont la première phrase serait : « L'eau gelait dans les clepsydres... » C'était véritablement un symbole que cette Méditerranée projetait jusqu'à l'Europe du Nord. Si l'on observe comment les choses ont évolué, on voit que l'Europe atlantique, entre le Moyen Age et les Temps modernes, n'a pas renié la totalité de cet héritage. Elle l'a même, sur bien des points, maintenu et renforcé, tout en prenant son autonomie. Elle a inventé à son tour ses instruments techniques dont la diffusion a rythmé l'histoire de l'Occident médiéval jusqu'à nos jours. Dans cette affaire, l'Europe atlantique a joué en quelque sorte un double jeu. Si les étapes en sont relativement perceptibles, on gagnerait néanmoins à les mettre en perspective.

Dans le plus lointain Moyen Age, on observe une révolution de l'agriculture avec des rotations de cultures différentes, une révolution des systèmes de transport et des contraintes collectives, une organisation des terroirs, des charrues à roues différentes, le cheval et son collier d'attelage, la charrette, le gouvernail d'étambot. Les historiens des techniques ont longuement insisté sur ces grandes inventions à la fin du premier millénaire qui avait fait la force de l'Europe du Nord-Ouest. Puis l'Europe a très lentement affirmé, contre la prétention du latin au monopole — de l'enseignement aussi—. la multiplicité des langues locales, des langues vulgaires, jusqu'au moment où une langue vulgaire — le français d'abord, l'anglais ensuite — remet en cause le monopole de cette culture savante. L’Europe atlantique a inventé de nouvelles techniques qui associent au bois une métallurgie plus élaborée permettant d’utiliser davantage le fer. Elle a inventé aussi de nouvelles machines, les moulins à eau, les horloges mécaniques que les Flamands vont aller à leur tour construire jusqu’en Sicile, juste retour des clepsydres fabriquées jusqu'en Europe du Nord. L'Europe atlantique a inventé l'artillerie et l’imprimerie qui bouleversera les règles de production et de diffusion de l’écriture. Enfin et surtout, l'Europe atlantique a imposé une double et décisive rupture de l'unité. Elle a affirmé non plus la conception d'un Etat unitaire aux dimensions d'un Empire mais d'un Etat qui se définit par l'autorité d'un prince avant de s'identifier avec une nation. C'est dans ce monde-là que nous vivons aujourd'hui, considéré comme le cadre normal et nécessaire de la vie politique, donc de l'équilibre à maintenir ou à imposer entre les forces qui s'exercent en sens contraire. Toutes ces nouvelles techniques, l'Europe atlantique s'est employée à les imposer, non sans succès, au Sud comme à l'Est puisque c'est à partir de l'Europe de Nord-Ouest que s'est effectuée la grande poussée en direction de l'Est, poussée évidemment contrariée sur le plan politique entre les xvic et xvme siècles mais qui se retrouve dans les modèles généraux de civilisation, dans l'urbanisme et le fonctione- ment-même de l'Etat. Fernand Braudel, à la lumière des travaux que vous avez consacrés au capitalisme puis à la France, ne seriez-vous pas tenté aujourd'hui, s'il vous fallait réécrire la Méditerranée, d'intégrer cette dynamique de longue durée, longue d'un bon millénaire, presque d'un millénaire et demi ? Rassurez- vous, c'est une obligation qu'on ne va pas vous imposer demain : mais réécririez-vous aujourd'hui le même livre ? F. BRAUDEL. — Certainement pas. C. OCKRENT. — La réponse fut brève mais nous aurons peut-être un développement tout à l'heure. Puisque nous en sommes aux cassures dans ce monde de la Méditerranée que vient de décrire brillamment Maurice Aymard, le Professeur Godinho, historien portugais, va précisément nous expliquer le rôle que les Européens de l Atlantique ont joué en Méditerranée.

La Méditerranée dans Vhorizon des Européens de VAtlantique

V. M. GODINHO. — Comment se présente cette Europe qui englobe la Méditerranée et la mer du Nord ? La Méditerranée est un monde aux héritages multiples, un espace où s'interpénétrent les civilisations, les économies, les techniques, une zone de conflits mais aussi

de collaboration, aux villes très riches, aux paysanneries diverses, d'activité commerciale débordante appuyée sur une navigation dense et décisive. De l'autre côté, la mer du Nord et la Baltique, très actives et déjà « industrialisées » dès les xie et xne siècles comme l'a démontré Michael Postan, ne comportent pas les différents étages de richesse que l'on trouve en Méditerranée. On observe plutôt un commerce volumineux et lourd (céréales, métaux, poissons, sel) qui s'appuie sur une navigation également différente : on chercherait en vain ici les galères de la mer Intérieure. Entre ces deux mondes, marchands et voyageurs empruntent les routes de terre ou les voies fluviales, se rendent à des foires et établissent très tôt des relations entre des régions « industrialisées » comme le Nord de l'Italie et les Pays-Bas. Grâce à cette circulation par voie de terre, ces régions forment un ensemble, une civilisation se répand, civilisation visible sur la carte de l'architecture romane et de l'architecture gothique. Au-delà du détroit de Gibraltar, en deçà de la Manche, cette Europe Atlantique serait-elle une « périphérie », un monde dépendant ? Ce seraient donc des Méditerranéens qui y auraient investi, formé des entreprises, lancé des techniques et favorisé ainsi une croissance estimée très lente jusqu'à la fin du xve siècle ? Car les cartes des atlas historiques révèlent qu'en général on assimile cet « Atlantique européen » à une voie de passage entre la Méditerranée et la mer du Nord. Plaçons-nous dans une perspective différente. Ce monde atlantique s'est en réalité développé très tôt, dès les xi e-xne siècles. Ce développement s'est effectué en rapports, limités, avec les deux autres complexes économiques et culturels dont nous venons de parler. Sans doute a-t-il hérité dans le Sud de l'apport islamique, fondamental pour la navigation, l'organisation du commerce, l'essor des villes, mais aussi de l'apport du nord, en particulier celui des Normands sur les côtes de Galice. Mais ces apports ne suffisent pas à expliquer ce développement qui va de Séville, Lisbonne et Porto jusqu'au fond du golfe de Gascogne, longe la Bretagne, pénètre dans la Manche, atteint le Sud- Ouest de l'Angleterre et l'Irlande, de Bristol à Galway. Ce monde se bâtit autour d'une production propre, huile, vin, céréales, bois ; les chantiers navals sont très actifs et le fer de Biscaye — beaucoup plus important que la totalité du fer méditerranéen — permettra le grand démarrage, l'entrée dans l'époque moderne. On y invente des formes de navires — les naves, les coquas, c'est ainsi qu'on les appelle en Méditerranée — avec le gouvernail d'étambot qui permet aux Biscayens et aux Portugais de s'éloigner des côtes et de s'enfoncer à travers l'Atlantique. Il s'instaure donc tout un réseau de communications : les toiles de l'Irlande arrivent au Portugal, les produits de l'Al- garve s'en vont dans le Nord... Dès la fin du xn e siècle, on trouve des Portugais en Méditerranée orientale, dans le Levant, mais aussi à Bruges ; ils pèchent dans les eaux territoriales anglaises. C'est un véritable complexe économique qui se constitue en Europe atlantique, par lui-même ;il pénètre d'une part en mer du Nord, d'autre part en Méditerranée. Le poisson portugais gagne régulièrement les ports de Valence ou de Barcelone. Les Biscayens fréquentent régulièrement la Méditerranée occidentale : ils sont les rouliers de la mer intérieure entre les ports d'Afrique, du Maghreb, les ports de Catalogne, de Valence, des Baléares et des côtes italiennes où les Portugais pénètrent eux aussi en nombre : ils piratent, ils sont à l'affût du frêt qu'ils peuvent trouver dans les différents ports méditerranéens, enfin ils pénètrent vers le Nord. Il y a donc une dynamique propre à ce monde atlantique qui ne résulte pas du tout de l'impact dynamisateur des économies méditerranéennes ou nordiques. C'est le premier point à retenir. Certes, les Méditerranéens sont présents dans ce complexe atlantique, mais c'est au-delà de Southampton que la présence italienne devient vraiment importante, non pas à Bristol ou à Galway, ni dans les ports cantabriques ; présence dans les ports portugais mais sans devenir le facteur dynamique qu'elle jouera en partie dans les ports castillans. Ce qui a

permis le développement de ce complexe atlantique, c'est le rattachement, en 1200. desseigneuries de Biscave et des Asturies à la Couronne de Castille, la reconJ

quête à partir des voies maritimes et la conquête de Séville en 1148 par le riche marchand Bonifazio. Certes, la création de ce que j'appelle le « complexe atlantique » bénéficie d une convergence de techniques méditerranéennes et atlantiques, et l'on ne peut nier l'importance de la présence des Italiens pour ce qui concerne la guerre navale, avec leurs galères ; mais ni la marine de Galice, ni la marine cantabrique. ni la marine portugaise n'ont existé grâce à eux. Ce sont les apports culturels et non la présence des marchands italiens qui marquent l'influence de la Méditerranée sur le monde de l'Atlantique. Les Italiens ont apporté leurs connaissances, la boussole, les cartes — la carta di navigare — dès la fin du xme siècle. Ce fait est très important, car cette cartographie engendre une évolution et une révolution culturelles décisives, reliées aux phénomènes économiques et sociaux. On avait d'abord une cartographie symbolique et mythique avec une Terre inscrite dans un cercle ou une ellipse, un océan parsemé d'îles (îles du Bonheur, îles Fortunées, ou du Malheur), ensuite la division entre deux systèmes, système ternaire et système quaternaire. Quatre fleuves descendent du Paradis et se terminent par trois branches : le Nil, le Niger, le Sénégal ; et tout se construit — les points cardinaux, les vents, etc. — selon les deux systèmes qui se combinent. C'est un monde mythique qui représente la destinée de l'homme et la destinée de la Terre, et non pas une représentation physique de la Terre. En revanche la « carta di navigare », sur la base de la rose des vents, emploie la boussole, calcule le chemin parcouru « à l'estime » et permet de passer à une représentation efficiente : c'est ce dont a besoin le navigateur pour revenir à son port d'origine ou retrouver sa destination. Cette carte « opérationnelle » se développera tout en s'insérant dans la cartographie mythique. On y trouvera un centre réellement connu, la Méditerranée, et le monde qui l'entoure, le monde symbolique. Cette cartographie se développera jusque vers le milieu du xv e siècle mais elle épuisera toutes ses virtualités. La traduction de Ptolémée ne lui apportera rien, car Ptolémée est trop en avance avec son système de coordonnées, mais trop en retard avec toutes ses fantaisies et ses idées erronées, sur la fermeture de l'océan Indien par exemple. C'est pourquoi on aboutit à une impasse. A ce moment-là, une nouvelle cartographie du complexe atlantique va naître avec Jayme de Majorque venu en 1410 au Portugal enseigner la cartographie. Cette nouvelle cartographie s'appuie d'une part sur la nautique qui utilise l'observation des étoiles et du soleil, d'autre part sur le calcul des distances établies d'après la différence de hauteur des astres et enfin sur le calcul des latitudes, et donc sur l'échelle de latitudes qui va permettre une représentation moderne. De plus en plus, la connaissance précise des côtes permet de replacer cette Méditerranée dans un ensemble réel et, si l'on compare la mappemonde — dite portugaise — de 1502 avec l'atlas catalan de 1375-1381, la différence est très visible. C'est le monde enfin ! C'est la possibilité de penser les Empires ! C'est un outil politique nouveau, car, sans cartographie, on ne peut penser ni en termes d'Etat national, ni en termes de politique internationale. Malgré cette modification, la Méditerranée reste un peu à l'écart. Même les cartographes négligent de corriger la distorsion en latitude qu'il y a dans toutes les cartes de la Méditerranée qui va du détroit de Gibraltar à la mer Noire. Les erreurs de montée en latitude n'ont été corrigées qu'en 1527-1529. Cette rectification ne sera généralement pas insérée dans l'évolution de la cartographie. La Méditerranée reste un monde tel qu'on l'a conçu au xve siècle, mais intégré dans un ensemble beaucoup plus vaste ; elle ne sera plus représentée en tant que telle mais rattachée à l'Atlantique et à l'océan Indien.

Malgré la poussée des économies océaniques, malgré l'oscillation entre les périodes d'affaissement et les reprises dues à l'industrialisation et aux nouveaux circuits commerciaux, malgré les crises successives (qui ne touchent pas seulement la Méditerranée, crise de la draperie anglaise par exemple ou de la route du Cap), cette Méditerranée donc n'a pas été anéantie par l'expansion océanique. Je dirais plutôt que c'est le réseau mondial des échanges par les routes océaniques qui a porté cette économie méditerranéenne et créé des opportunités nouvelles pour les marchands et les Méditerranéens en général, à travers l'Atlan- tique et l'océan Indien. C'est donc bien grâce à l'expansion atlantique que la Méditerranée s'est maintenue.C. OCKRENT. — Merci au professeur Godinho. Restons encore dans le monde de la navigation. Alain Guillerm, l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire maritime va nous parler du rôle de la galère, celle qui flotte bien sûr.

La galèrey reine de la Méditerranée de Salamine à Lépante

Alain GUILLERM. — Ce qui frappe dans la galère, la première chose qu’il faut comprendre, c’est la beauté. Il n'y a jamais eu d'ouvrage maritime aussi beau que la galère. En second lieu, c’est la logique. La beauté et la logique sont les deux définitions de la galère, parce que les contraintes qu'elle impose, étant donné le nombre de rameurs et les techniques de fabrication, demandent une rigueur extrême. C’est ce que je voulais dire d'abord, avant d'entrer dans le sujet braudélien de la longue durée. Citons une phrase d'Augustin Jal en date de 1840 : « La galère subtile du xvm e siècle est une traduction assez fidèle de la galère égyptienne du xv e siècle avant J.-C. Cela n'est pas tout à fait sans valeur aux yeux des hommes de science. » Par contre, un siècle auparavant, Montesquieu écrivait : « En quoi on peut juger de la perfection de la marine des anciens, puisque nous avons abandonné une pratique dans laquelle nous avions tant de supériorité sur eux. » Ces deux phrases résument à mon sens l'opposition entre l’histoire classique — celle de Montesquieu — et l’histoire de la longue durée, celle de Jal, que les archéologues ont découvert un siècle avant les historiens, puis ont perdu depuis, faute d'une vision intersciences, comme dirait Fer- nand Braudel. Etudions maintenant, la galère en trois points exposés ainsi : un peuple, parce que chaque peuple avait la sienne, un bateau et une bataille décisive. Mon premier point sera : la galère est un don du Nil. Les Egyptiens ont créé la galère. Ils descendaient le Nil avec le vent et dans le sens du courant. Ils ont vu qu'il fallait le remonter, ils ont créé des bateaux plus effilés. La plus vieille galère connue date de 2650 avant J.-C. Elle est compagne du pharaon Khéops, mégalomane il est vrai, car cette galère a déjà 43 mètres de long, 6 de large. C'est la taille qu'aura La Réale de Louis XIV, presque exactement. Nous passons ensuite à une histoire que l'on peut mieux connaître, celle des Phéniciens et des Grecs qui sont liés à l’invention de la birème et de la trirème. Les Phéniciens — d’abord grâce à la création de la cité-Etat oligarchique et marchande où le roi n’est plus un

despote mais simplement un pouvoir religieux — révolutionnent la propulsion en ajoutant un second rang de rameurs, plutôt que de rallonger le bâtiment. Car, si on avait allongé le bâtiment à l'extrême — avec les cèdres du Liban c'était peut-être possible —, elle n’aurait pu tourner, le bateau eût été trop long. Il y a cette révolution technologique des navires polyrémiques. Ensuite, Aminoclès à Corinthe, au vne siècle avant notre ère, quand la birème s'est généralisée, invente la trirème. Ce qui produit là aussi une grande augmentation de la puissance de propulsion. La trirème a 170 rameurs, elle embarque 200 hommes. C'est un petit bateau, de 35-40 m de long et de 3,50 m de large, sans compter les porte-nages. Cette trirème est une merveille de beauté et de finesse certainement. Avec son éperon en bronze, elle a aussi une efficacité décisive. La bataille maintenant : c'est Salamine. Quand le roi de Perse, le Roi des Rois, veut envahir la Grèce, sérieusement — pas comme à Marathon — avec une vraie armée et une vraie flotte, la bataille décisive va se dérouler à Salamine selon une manière tout à fait classique. Mais qui les 380 navires grecs vont-ils affronter ? Ce sont les Phéniciens. La phrase d'Eschvle : « 200 croiseurs légers renforçaient l'armée de mer » signifie qu'il y avait, à mon sens, 200 trirèmes phéniciennes. Les Grecs vont gagner la bataille d'une manière très simple. Un général à qui une dame demandait comment il gagnait, répondait : « J'enfonce au centre et j’encercle les ailes. » C'est comme cela que la bataille de Salamine a été gagnée. Les Phéniciens ont été à la fois éperonnés et enfoncés à l'abordage. Ensuite, le navire classique, celui des grandes conquêtes de l'Antiquité, sera la quinquérème. Le problème de la quinquérème, c'est Rome face aux puissances hellénistiques. La quinquérème est un bateau plus large, de 4,80 m de large sur 40 de long, mais pour lequel a été enfin trouvé le procédé technologique qui le rendra presque parfait — parce qu'il n'y a pas de bateau parfait — : le premier rang est au ras de l'eau et il a une rame courte normale ; le second rang est constitué de deux hommes, et non plus d'un seul, et le troisième rang, trop haut, voit son effort compensé par la présence du porte-nage. Les Romains, d'ailleurs, vont transformer ce porte-nage qui déborde des deux côtés en pont de combat, ce qui va permettre à leur infanterie d'agir. Donc, duel entre Carthage et Rome, première guerre punique qui est une guerre navale, donc victoire punique, parce que les Romains ont des marins et non des alliés maritimes. Quand les Romains inventent une arme — le corbeau —, c'est-à-dire une passerelle d'abordage qui permet à la légion de manœuvrer sur l'eau comme sur terre, à ce moment-là Carthage est ruinée, fichue ; les efforts d'Hanni- bal, comme dit l'Amiral Mahan, seront inutiles parce ce qu'il n'aura pas d'appui. Il pourra traverser l'Espagne, les Gaules, l'Italie, mais il n'aura pas d'appui par mer. Polybe a dit : « Sans la maîtrise des mers, Rome n'aurait jamais conquis Carthage, la Macédoine, ni vaincu les Séleu- cides, les héritiers d'Alexandre. » On peut ajouter qu elle n'aurait jamais conquis non plus l'Egypte des Lagides et d'Antoine et de Cléopâtre. A la bataille d'Actium, on sait très bien depuis le livre du Professeur Tarn en 1930 qu'il n'v avait pas d'un côté des bateaux monstrueux et géants aux mains de Marc-Antoine et de l'autre des petits bateaux aux mains d'Octave,le futur Auguste. Il n'v a qu'à lire Virgile dans Y Enéide : il y décrit très précisément la bataille. On ignore s'il était présent, mais en tout cas il était tenu au courant. Il décrit des bateaux de taille identique qui s'affrontent. Il y a de chaque côté une flotte colossale de 400 quinquérèmes. Ce qui manquait, c'était peut-être une bonne réserve. La réserve, c'est Cléopâtre qui l'avait ; au lieu de s'en servir, elle est partie, et son amant a été encore plus lâche qu'elle puisqu'il l'a suivie. Ce qu'il y a de passionnant — mais on vous a parlé beaucoup mieux que moi de Byzance — c'est que Byzance marque la résurrection de la marine polymérique. Le dro- mon,

c'est-à-dire le coureur nous dit le chroniqueur Josime, a une vitesse égale à la quinquérème qu'on ne sait plus construire depuis longtemps ; et il va plus vite que les pirogues des Goths. Le dromon retrouve les caractéristiques de la guerre antique, qui n'a pas dû être perdue par Byzance, comme l'a dit Mme Ahrweiler. Il a l'éperon immergé, à son tour, et deux voiles latines. On sait maintenant que la voile latine était très ancienne — ainsi qu'on peut le lire dans le livre de Fernand Braudel sur le capitalisme. Le dromon a 200 rameurs sur deux étages. Il combine un pont de combat protégé, en bas (ce pont protège en même temps les rameurs), et un pont, en haut, où sont des rameurs semi- armés (« à la légère »), qui peuvent faire les deux travaux : ramer et se battre. On a pu dire que le dromon était un mélange harmonieux de la trirème et de la.quinquérème. Toujours est-il que, grâce à lui et grâce au feu grégeois, le siège de Constantino- ple en 717-718 et la victoire de Léon l'Isaurien ont sauvé la civilisation chrétienne de la civilisation arabe (sans porter de jugement de valeur). Il n'y a qu'à lire quelques titres : « On a prétendu justement que grâce à la résistance, Léon l'Isau- rien a sauvé non seulement Byzance mais toute la civilisation d’Europe occidentale. » « 718 est une date oecuménique, la plus grande réussite de l'histoire romaine. » Puis vinrent les Vénitiens et les Génois dans les eaux de la mer Egée. Au début, Venise n'avait qu'une flotte de 30 galères qui représentent l'escadre du golfe de l'Adriatique. Quand les armadas turques font leur apparition avec 150 bateaux, l'arsenal de Venise devient une immense usine moderne où l'on préfabriqué, où l'on monte en série des galères dès que l'alerte est donnée, dès que la flotte turque quitte le Bosphore. Venise a abandonné en revanche la propulsion par rames étagées. Elle tenait à la trirème — chaque homme sur chaque banc avait chacun une rame, puis finalement une seule rame avec trois rameurs. La trirème était absolument ruineuse pour la république de Venise : ces rameurs étaient des hommes libres, des Croates, et leur salaire était prohibitif. Les galères russes qui descendaient l'Adriatique le long de la côte vénitienne, le long de la Croatie, pour recruter des rameurs, se heurtaient toujours au coût de leur travail auquel il fallait ajouter celui des ouvriers d'arsenaux. De surcroît, les Croates ramaient, d'une part pour Venise, d'autre part, et en d'autres périodes, ils devenaient « use- coques » et pirates, ce qui n'était pas commode. L'heure de la plus grande gloire de Venise arrive à Lépante, pas grâce aux Vénitiens d'ailleurs, si ce n'est à leur esprit de conciliation, mais grâce à Don Juan d'Autriche. Celui-ci réussit à faire admettre aux Vénitiens que le tercioespagnol peut embarquer sur leurs galères. Ce fait était à peu près inadmissible : la duplicité de Philippe II était telle que les Vénitiens n'avaient qu'une crainte, c'est que le tercioune fois embarqué sur les 70 galères de Venise, il ne s'empare des galères. Néanmoins la diplomatie de Don Juan a réussi à créer une infanterie homogène sur le front de bataille des 200 galères chrétiennes environ (ces chiffres sont controversés). Qu'y avait-il en face ? 200 galères turques, avec la meilleure infanterie du monde, les Janissaires. Les deux meilleures infanteries du monde vont se heurter dans cette bataille de galères. On a cru longtemps que c'était l'artillerie qui l'avait emporté. En fait c'est l'infanterie « espagnole ». On a cru que les galéasses vénitiennes avaient fait des ravages dans le flotte turque ; en fait, elles n’ont coulé qu'une seule galère turque, endommagé peut- être 3 ou 4 autres. Deux conclusions s'imposent. Le vaisseau porteur de canons, à l'époque postérieure à Lépante était indispensable, comme l'est de nos jours la force de dissuasion nucléaire. Néanmoins, je citerai un exemple : dans une mer intérieure — ce n'est pas la Méditerranée —, Mahan décrit le dernier combat de galères qui se déroulera d'une manière inhabituellement sanglante pour l'époque, en 1790, entre la Suède et les Russes, combat dans lequel les Russes furent écrasés, dans le golfe de Finlande, par la flotte à rames du roi de Suède. « La Suède, notre amie, notre alliée, mais son roi n'aimait pas les révolutions, il a fait la paix immédiatement, au lieu de secourir la République Française. »

Mais ma vraie conclusion fait référence à Maurice Aymard : depuis la disparition de la galère, la Méditerranée, sillonnée par des flottes de combat, n'appartient plus aux Méditerranéens ! C. OCKRENT. — Merci à Alain Guillerm pour cette évocation passionnée de la rame. Revenons maintenant à des problèmes plus contemporains avec André Nouschi qui va nous entretenir de la Méditerranée aux XIXeet xxesiècles.

Problèmes de la Méditerranée aux xixe et xxe siècles

André NOUSCHI. — Je m'intéresserai d'abord et avant tout à la Méditerranée en soi. Car, Fernand Braudel le rappelait tout à l’heure en reprenant une expression allemande : « La Méditerranée est un monde en soi. » Délibérément, je n'évoquerai donc que latéralement ou marginalement les pays méditerranéens. Avec la fin du xvme siècle et surtout le début du xixe siècle, la circulation économique en Méditerranée connaît un essor exceptionnel et cet essor croît d’une décennie à l'autre malgré les guerres qui mettent aux prises les grandes puissances. Un chiffre permet de mesurer l'importance de cette circulation : le trafic de Marseille, premier port de la Méditerranée, est multiplié par vingt-cinq environ entre 1834 et 1950. Entre 1834 et 1914, le trafic de Marseille est multiplié par seize ; l’augmentation la plus forte est celle de la période 1870, puisque le trafic passe de 4,5 M/T à 21 M/T. Le premier port de la Méditerranée enregistre à sa façon les mouvements de la conjoncture internationale et française : durant les deux guerres mondiales, la Méditerranée est livrée aux hasards des affrontements entre belligérants ; d'où un affaissement important du trafic, plus marqué encore de 1939 à 1945 que de 1914 à 1918. La crise de 1929 freine sensiblement le trafic portuaire tandis que la deuxième guerre mondiale a des effets radicaux en réduisant pour ainsi dire à rien, à partir de 1943, le commerce marseillais. L'autre indicateur du trafic méditerranéen est celui du canal de Suez dont l'évolution depuis 1969 semble se modeler sur le mouvement marseillais ; la seule différence entre les deux courbes est que la reprise commence à Suez en 1942, donc bien avant celle de Marseille. Cette croissance extraordinaire, exceptionnelle, la plus formidable qu'ait connue le trafic marseillais, reflète assez bien l'ensemble du trafic méditerranéen. Ce phénomène est à peu près du même ordre pour Naples et pour Gênes. Analysons les composantes de ce trafic maritime. Il s'organise d'abord et avant tout entre les pays de l'Europe industrielle et les pays en voie de développement — Afrique et Asie essentiellement—, avec d'un côté des exportations de produits industriels manufacturés et de l'autre des importations de produits agricoles ou miniers, pétrole y compris. En 1906, l'historien de Marseille, P. Masson. souligne le rôle et l'importance du commerce colonial qui représente environ le quart en valeur du commerce du port. Après la seconde guerre mondiale, le trafic pétrolier occulte pratiquement tous les autres et donne au commerce en Méditerranée d'aujourd'hui cette allure gigantesque. En 1983, le commerce de Marseille dépasse les 86 M/T dont 63 M/T pour les hydrocarbures (73,2 %) ; Marseille est ainsi le premier port pétrolier français, bien avant Le

Havre. Il est vrai qu'à Marseille arrivent les produits pétroliers destinés à plusieurs partenaires européens et qui sont acheminés par le pipe-line qui joint Marseille à Karlsruhe. Ce commerce méditerranéen représente donc une part extrêmement importante de l'ensemble du volume mondial. S'il y a d'un côté exportation de produits élaborés ou manufacturés, et de l'autre importation de produits miniers ou de matières premières, en conséquence le change financier entre la rive Nord et la rive Sud de la Méditerranée devient déséquilibré. Les pays industriels — France, Italie, Espagne, Grande-Bretagne, Allemagne, très tardivement les Balkans — exportent du travail chèrement payé : donc leur balance commerciale est excédentaire. En revanche, les produits miniers, les produits agricoles, les matières premières, suivent le mouvement de la conjoncture mondiale ; leur prix est à la baisse. Ces phénomènes ont un effet évident sur le monde méditerranéen, sur la circulation en Méditerranée. La Méditerranée, mer des déséquilibres financiers et commerciaux ? Oui. mais c'est aussi la mer par laquelle passent les investissements des pays industrialisés — des pays riches — vers les pays d'Afrique et d'Asie. On trouve là une continuité évidente entre le xix c siècle et le xx° siècle. Si l’on fait l'analyse des chiffres d'une décennie à l'autre, on s’aperçoit que, soit sous la forme de subventions du Trésor public, soit sous la forme d'investissements privés, soit sous la forme d'investissements industriels — Compagnie Française des Pétroles par exemple ou autres sociétés minières et entreprises industrielles — sans aucun doute possible il y a là un flux financier important des pays riches vers l’Afrique et l'Asie. H. Feis et R. Cameron ont calculé l'importance de ces investissements financiers dans les pays méditerranéens. En 1914, la Grande-Bretagne y investit 125,5 millions de livres sterling, la France 18,4 milliards de francs or, l'Allemagne 7 milliards de marks, soit pour la première un peu plus de 3 % du total de ses investissements, pour la seconde 40,6 % des siens, et pour la troisième 29,7 % des siens. Aujourd'hui, ces investissements sont relayés par des prêts consentis par les différentes puissances ; parmi elles, les Etats-Unis, l'URSS, indépendamment des pays européens traditionnellement prêteurs. On peut se demander si les mécanismes ne sont pas en réalité identiques et n’engendrent pas les mêmes effets : transfert des revenus des pays africains ou asiatiques vers les pays prêteurs industriels. On sait aussi que ces prêts donnent lieu à des concurrences très vives parfois ; ainsi l'Egypte où Américains et Soviétiques se sont livrés à une compétition qui a débouché sur la crise de Suez en 1956 qui a permis aux Soviétiques de renforcer leurs positions politico-stratégiques en Méditerranée et dans le monde arabe. Je noterai cependant que les pays pétroliers du Proche- Orient disposent d’une abondance de capitaux depuis 1973 telle qu'ils les transfèrent vers l'Europe industrielle ou les Etats-Unis et participent de cette façon à l'essor des pays industriels ; tandis que pour l'Algérie, les revenus tirés du pétrole et du gaz sont réinvestis dans le budget de l'Etat algérien et servent à édifier la nouvelle armature économique du pays. Un troisième élément est à souligner, c'est celui du transfert de pouvoir et du transfert de populations. La Méditerranée des deux derniers siècles a été l'artère de circulation des hommes. A cet égard, il faudra bien revenir un jour sérieusement et sans passion sur la colonisation. C'est un phénomène qui dépasse très largement l'occupation et l'administration territoriale. C'est un transfert de pouvoir et l’installation d'un pouvoir sur un pays, mais avec tout ce que cela implique. En premier lieu — et c'est ce qui nous intéresse—, cela signifie que plusieurs centaines de milliers d'hommes ont traversé la mer. Rappelons les flux d'hommes de l'Europe vers le Maghreb que j'évalue pour ma part à 700 000 entre 1830 et 1950 (n'oublions pas la croissance générée par l'installation de ces hommes et ces femmes !). Ajoutons les 400 000 Européens installés en Palestine entre 1920 et 1940 — et qui créeront l'Etat d'Israël—, et nous arrivons au total impressionnant de 1 100 000 hommes ! Les deux derniers siècles ont

donc vu le flux le plus important d'hommes qui aient traversé la Méditerranée dans toute son histoire ; ce qui implique des contacts culturels et ethniques, des transferts d'idéologies, des transferts de cultures, la création de mentalités nouvelles ; ce qui modifie très sensiblement le paysage humain du monde méditerranéen. L'autre versant de cet échange se sont les migrations de C'

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travailleurs qui viennent d'Afrique et d'Asie. C'est un fait que nous connaissons bien en France, mais qui existe aussi en Allemagne et dans un certain nombre d'autres pays européens. On admet communément que ces transferts de populations atteignent un chiffre de l'ordre de 2 millions, voire 3 millions. Ajoutons à ce dernier chiffre les transferts inter-européens — les Italiens, les Espagnols et les Portugais vers la France ou l'Europe centrale—, il faut alors fixer à plusieurs millions ce transfert d'hommes. Les transferts inter-ethniques, inter-culturels, le remodelage et la transformation des mentalités qui s'opèrent à la suite de ces mouvements de population, représentent un phénomène considérable. Ce phénomène, invisible en apparence, aura des répercussions de longue durée, des répercussions sur les structures humaines et sociales, et qui ne pourront être ignorées des historiens. La Méditerranée est ainsi réinsérée d'une façon tout à fait spectaculaire dans le jeu mondial de l'économie, dans le jeu mondial de la circulation commerciale et financière, dans le jeu mondial de la circulation des hommes et des idées. De ce fait, elle devient un enjeu entre les grandes puissances, une artère de circulation et un enjeu stratégique. La Méditerranée, zone de conflits, l'Amiral Denis va vous en parler, il est plus compétent que moi. C. OCKRENT. — Merci à André Nouschi, qui a lui-même introduit lAmiral Denis à qui je laisse maintenant la parole. A. DENIS. — Je souligne tout d'abord la qualité d'une animation qui, comme dans les grands procès, donne en dernier lieu la parole à la défense. C. OCKRENT. — En tout cas, à la Royale. 0

La Méditerranée des tensions

Alain DENIS. — Pour parler des tensions en Méditerranée ou de la Méditerranée des tensions aujourd'hui, il faut d'abord se résoudre à choisir un langage. Aristote est le premier à utiliser, pour désigner le bassin méditerranéen, l'expression de « grand lac de paix » Je le soupçonne de n'avoir voulu entendre que les seuls cris des dauphins borgnes qui tournent en rond dans le bassin, toujours dans le même sens, pour ne pas perdre de vue la côte de leur œil valide. Fautil utiliser plutôt le langage plus combatif de Thémistocle à Salamine, d'Agrippa à Actium, des acteurs de la bataille de Lépante ou de celle de Malte en 1941, pour qui la Méditerranée est bien la mer des guerres ? Faut-il enfin utiliser ce langage actuel, pudique et frileux — frileux à faire geler l'eau dans les clepsydres—, et parler de la mer des crises, du temps de la crise, crise que nous avons la responsabilité d'analyser, de comprendre et de tenter de résoudre ? Tout le monde ici adhère au souhait d'Aristote ; malheureusement chacun ici peut constater le fait polémique. Tant il est vrai que l'on est quotidiennement saisi par le contraste permanent entre l'aspiration du plus grand nombre à la paix et la réalité d'aujourd'hui. Cette réalité du bassin méditerranéen, c'est la surimposition permanente — ou quasi permanente —

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de conflits, que l'on dit limités ou localisés, entre pays riverains ou proches. Ce sont des guerres civiles entre factions rivales, guerres religieuses entre tendances confessionnelles différentes, et depuis quinze à vingt ans l'émergence du terrorisme, national ou international. C'est ainsi que dans les quarante dernières années, entre 1945 et aujourd'hui, — je les cite dans le désordre —, sont apparus les conflits israélo-arabe, franco-algérien, anglo-franco- égyptien, gréco-turc, puis les oppositions larvées et permanentes auxquelles nous avons affaire en ce moment encore entre Algérie et Maroc, Tunisie et Libye, sans oublier les retombées à caractère terroriste des affaires palestiniennes et de la révolution iranienne, ou encore de la guerre Iran- Irak. Cela fait vraiment beaucoup ! En dehors de toute interprétation politique, par nature conjoncturelle et fugitive, on peut discerner quatre facteurs de crise : la vieille opposition entre les mondes chrétien et musulman, qui remonte au vn e siècle mais qui paraît aujourd'hui en voie de réactivation ; la situation particulière de l'Etat hébreu et son opposition avec les pays islamiques qui l'entourent ; le déséquilibre économique entre le monde industriel relativement riche au Nord et le monde en voie de développement relativement pauvre au Sud ; le facteur démographique : croissance galopante d'un côté, stagnation, voire récession de l'autre. Sur le plan géographique, l'un des paramètres essentiels en matière de stratégie, la mer Méditerranée, présente deux caractéristiques fondamentales : c'est la zone de rencontre entre la relation Nord-Sud et l’affrontement Est-Ouest vieux de quarante ans ; c'est le fractionnement de ce bassin en trois bassins plus petits — dont l'une quelconque des nations riveraines peut aisément tenter de limiter ou d'interdire l'accès (comme aujourd'hui dans le bassin central). Dans le domaine militaire, et particulièrement dans le domaine naval, deux types de nations sont présentes dans cette zone : les nations riveraines, bien sûr, mais aussi les nations non riveraines dont les deux plus puissantes forces armées mondiales : les Etats-Unis d'Amérique et l'Union Soviétique. En Méditerranée, la marine américaine aligne en moyenne dix grands bâtiments de combat, quatre sous- marins d'attaque à propulsion nucléaire, six bâtiments amphibies avec 1 800 marines à bord, une dizaine de bâtiments de soutien, une centaine d'avions embarqués des types les plus modernes (Corsaire-2, F-14) plus des moyens complémentaires. La marine soviétique est représentée elle aussi par un imposant ensemble de navires : 8 bâtiments de combat, 6 sous-marins d'attaque, 20 bâtiments de soutien et environ 8 collecteurs de renseignements très actifs et très discrets. Pour ce qui concerne les nations riveraines, citons au Nord les Espagnols, les Français et les Italiens. Les Italiens ont toute leur marine sur place, alors que les Espagnols et les Français ont à faire face à l'alimentation des deux théâtres, la façade atlantique et la façade méditerranéenne. Mais la France dispose ici en Méditerranée de la puissance la plus concrète et la plus importante après les Etats-Unis d’Amérique, parce qu’elle est la seule à détenir des porte-avions et une aviation embarquée, seul instrument qui permette, sinon de modifier l'événement, du moins d'avoir une chance de peser sur le cours de l'évolution de l'événement. A l'Est, deux marines d'une certaine importance : la marine grecque et la marine turque. Mais elles sont actuellement plus occupées à s'opposer l'une à l'autre qu'à travailler ensemble à l'intérieur d'une alliance à laquelle elles appartiennent. Sur la bordure Sud du bassin, il y a l'émergence de forces arméesprincipalement aéro-terrestres — mais aussi navales qui constituent une menace très sérieuse. Grâce aux revenus pétroliers certains pays de la bordure Sud ont acquis, ces quinze dernières années, un potentiel militaire tout à fait considérable. C'est ainsi que la Libye dispose aujourd'hui d’un nombre d'avions à peu près équivalent à celui de toute l’armée de l'Air française, de plus de

missiles mer-mer que l'ensemble de nos forces navales en Méditerranée. Les risques de tension et d'affrontement sont variables avec le lieu et l'évolution de la conjoncture, mais encore renforcés par la diffusion du terrorisme et les réactions qu'il entraîne. Pour exemples : l'assassinat de ressortissants israéliens dans la marina de Larnaca, suivi de la destruction, en Tunisie, du siège de l'O.L.P. par l'aviation israélienne ; le détournement de l'Achille-Lauro suivi du détournement du Boeing 737 égyptien. Je cite ces affaires parce qu'elles présentent la particularité de marquer l'apparition du fait terroriste sur l'espace maritime, ce qui est extrêmement préoccupant. Cette mer Méditerranée est donc redevenue le carrefour le plus instable de la planète. Il n'y a, à court terme, aucune illusion à se faire sur les perspectives d'amélioration. L'affaire libanaise a engendré quantités de rivalités, de haines et d'exaspérations. Il est triste de dire que, pour le Liban, faute de disposer d une armée suffisamment puissante, c'est en définitive à une armée étrangère qu’il appartiendra de ramener le calme, donc la paix. Les Israéliens n'y sont pas parvenus, le temps des Syriens approche... Dans la logique de l’épisode révolutionnaire iranien, et sur fond de passion religieuse, la guerre Irak-Iran suscite l'équivoque du comportement, déjà ambigu, de certaines nations riveraines voisines. La Libye enfin, au centre du bassin, mène une action pour le moins dynamique et parfois passionnelle, mais représente en tout cas un facteur de déséquilibre en Méditerranée comme ailleurs. La Libye pèse ici, sur ce théâtre méditerranéen, du poids de ses forces armées, à la fois sur la frontière orientale avec l'Egypte, sur sa frontière occidentale avec la Tunisie du Président Bourguiba et sur les lisières septentrionales du cœur de l'Afrique. Dans ce difficile contexte méditerranéen, la France a pour ambition de garder sa liberté d'action et d'apporter son aide à ceux auxquels les traditions, l'histoire ou la politique la lient d'intérêt ou d'amitié. Elle cherche aussi à réduire les antagonismes, à apaiser les querelles. C'est ce qu elle fait et continue de faire depuis trois ans au Liban, à ses risques et périls, avec pour moyens d'action essentiels ses forces maritimes en Méditerranée. A titre d'exemple : dans les années 1983-1984, nous avons maintenu devant les côtes libanaises jusqu'à quatorze bâtiments de guerre — dont un porte- avions — pendant 245 jours, c'est-àdire huit mois en permanence, c'est-à-dire aussi le maintien de la présence au voisinage de ces côtes amies de 4 000 marins, deux fois plus que de troupes à terre, et, si l'on tient compte du jeu des relèves et des remplacements, ce sont 20 000 jeunes marins qui depuis trois ans opèrent au large de Beyrouth dans les eaux libanaises. Je voudrais dire en conclusion que les marques tout à fait extraordinaires de sympathie et d'affection dont nous avons été entourés au cours de ce long séjour de trois années au Liban, et l'aide que les gens de ce pays ont demandée spontanément à nos ressortissants et à nos forces, sont, au milieu des épreuves que nous avons subies là-bas, un encouragement à considérer que notre action, là comme ailleurs, n’est peutêtre pas inutile. C. OCKRENT. — Je remercie l'Amiral Denis. Fernand Braudel, après ce que vous venez d'entendre, j'aimerais vous poser à mon tour la même question que Maurice Aymard : Comment réécririez-vous aujourd'hui La Méditerranée ?

Venise et Byzance

F. BRAUDEL. — La question qu'on me pose est tellement difficile que je n’y répondrai pas exactement. Ce matin, l'un de mes amis, l'un de mes collègues — j'ose presque dire l'un de mes élèves — m'a quelque peu mis au défi. Ne sachant pas combien sa question pouvait me troubler, il m'a dit :« Si vous aviez à recommencer La Méditerranée, l'écririez-vous comme vous l'avez écrite en 1947 ? » Bien sûr, il ne se rend pas compte de l'ampleur de la question qu'il me pose ! J’ai passé vingt-cinq ans à écrire la première Méditerranée, au moins une quinzaine d'années à l'oublier, aujourd'hui je l'ai entièrement oubliée. Quelquefois, je fais de mauvais rêves. Je ne me mets naturellement pas en enfer mais en purgatoire ; et en purgatoire je suis condamné à relire La Méditerranée. Vous n'imaginez pas dans quel état de tension, d'amertume et de difficulté cela me place ! Donc, on me dit : « Et si vous aviez à recommencer La Méditerranée ? » Mais, j'ai recommencé La Méditerranée. Après 1949, quand le livre a été publié, j'ai continué pendant encore cinq ou six ans à fréquenter les dépôts d'archives. J'avais l'idée, assez mauvaise, que je n'avais pas couvert suffisamment l'espace chronologique, qu'il ne fallait pas commencer vers 1550 pour aller jusqu'à 1600, mais qu'il fallait commencer au moins en 1450. J'ai ainsi passé des mois soit dans les archives de Venise, soit dans celles de Simancas à rechercher les documents d'avant 1450. Et, de surcroît, quand, en 1963, il a été question de traduire mon livre en anglais, j'ai eu honte de ne pas tenir compte de tout ce qui s'était publié depuisl949. Le hasard m’a beaucoup servi et, naturellement, il faut toujours payer les avantages que l'on reçoit. J'ai eu beaucoup d'élèves—de disciples comme on dit — et sur quoi ont-ils travaillé ? Sur la Méditerranée. En conséquence, vers 1960, La Méditerranée avait besoin d’être remis au point. J'ai travaillé pendant une année, j'ai refait le tiers du livre. Ce que Maurice Aymard me demande aujourd’hui, ce n'est pas de refaire le tiers du livre, mais tout le livre. Avouez qu'il me demande beaucoup ! Si j'avais à le refaire — et avec l'aide des personnalités qui sont à la tribune, cela serait facile —, j'essaierais de commencer, non pas en 1450, mais vers le xi e ou le xne siècle. J’aurais tort, bien sûr. Puis j’irais, tel l'Amiral Denis, jusqu'en 1985. Naturellement, je mettrais encore à peu près vingt-cinq ans. Comme je suis né en 1902, vous pouvez imaginer qu'il me serait très difficile de l'achever ! Mais je vois très bien comment je procéderais. La Méditerranée est un monde à elle seule, donc une sorte d'espace d'expérimentation ; et j'ai le sentiment que chaque fois que l'observation est possible, et elle ne l'est pas vers des siècles trop lointains, on s'aperçoit qu'il y a toujours une région de la Méditerranée qui l'emporte sur les autres et qui se nourrit des autres. Au temps de l'Empire romain, l'ensemble de la Méditerranée se trouve uni pour la première fois. On dit : « La Méditerranée est devenue un lac romain. » C'est une bonne formule ; ce n'est pas absolument vrai, mais enfin à peu près. Or, dans ce monde qu'est l'Empire romain, véritablement un « monde en soi », il y a une région, celle de ma voisine Mme le Recteur et Chancelier des Universités de Paris, qui l'emporte sur ce pauvre monde occidental ; parce qu’on ne fleurit, on n’est éclatant qu’à condition d’exploiter les autres. Et vous savez bien que Byzance dont vous avez célébré les flammes, les lumières et les fastes, c’est tout de même une exploitation du monde occidental et du monde méditerranéen. Vous en êtes convaincue ou non ? H. AHRWEILER. — Oui. absolument, mais je crois que Byzance a bien fait ! Parce que c'est comme ça que la Méditerranée a existé. F. BRAUDEL. — Vous pensez bien que. s'il n'y avait pas eu une prépondérance du côté du Pont-Euxin ou du côté de Byzance, il y aurait eu une prépondérance ailleurs. Nous autres en

Occident, nous nous serions peut-être débrouillés, nous vous aurions peut-être exploités î H. AHRWEILER. — Vous n'étiez pas encore là ! F. BRAUDEL. — Si, nous étions là. Il y a une chaîne qui remonte à partir de vous comme à partir de moi. qui s'en va très loin dans le passé et qui s'y perd. Nous sommes représentés tout de même au 11e siècle après Jésus-Christ par beaucoup plus de personnes que par les membres de notre famille actuelle ; donc, vous y étiez et vous nous avez exploités. H. AHRWEILER. — Chacun à son tour ! F. BRAUDEL. — Elle a trouvé la bonne expression, la formule idéale. On exploite, on s’enrichit, on s'endort, on a besoin d'être servi par les autres, et. à un moment donné, on est dépecé par les autres. Vous voyez combien ce que je dis est grave, parce que dans les cassures du monde méditerranéen, ne vous y trompez pas. ce n'est pas l'Islam qui l'a emporté sur Byzance — Mme Ahrweiler n'a pas osé vous le dire — mais Byzance sur l'Islam, non seulement avec les galères, mais aussi avec le feu grégeois. Vous vous êtes bien débrouillés à cette époque là. H. AHRWEILER. — Et avec le dromon ! F. BRAUDEL. — Et avec le dromon. On pourrait d'ailleurs en reparler un peu, ce serait bien utile. Vous voyez ce qu'est un dromon, quand même ? H. AHRWEILER. — J'y vois un peu plus clair, maintenant. Mais je voudrais savoir combien d'années dure une galère. F. BRAUDEL. — Vous avez vos réponses dans le 11e siècle ; avant je ne sais pas. Peut-être vingt-cinq ans, à condition que la galère ne voyage pas pendant l'hiver. A Venise, au xvi e siècle, on met toutes les galères au sec sous les voûtes de l'arsenal, puis, lorsque l'on doit reprendre la mer au mois d'avril, on les prépare, on les ressort, on les arme et on les jette dans le mouvement continuel de l'Adriatique jusqu'à la mer Egée. Donc les galères durent vingtcinq ans quand tout va bien et, quand tout va mal, deux ou trois ans. Vous n'êtes pas d'accord avec Alain Guillerm ? Vous croyez que le dromon ne flotte pas ? H. AHRWEILER. — Non, mais je crois que la flotte des dromons ne pouvait pas exister toute seule, sans être complétée par une série d'autres bateaux beaucoup plus petits. Ces petits bateaux ronds ont constitué les flottes de commerce conduites justement par les dromons, qui ont fait la grandeur de Byzance, c'est-à-dire qui ont permis à Byzance d'exploiter les autres. F. BRAUDEL. — Alain Guillerm est obligé de vous donner raison, par courtoisie d'abord, et parce que vous connaissez mieux la question que lui. Donc vous avez parfaitement raison. Mais il arrive tout de même à Byzance une aventure dont vous n'avez pas parlé, si j'ai bon souvenir, et qui est désagréable : elle a pillé le monde occidental, mais un jour ou l'autre elle est pillée et mangée de l'extérieur, parce que nous autres Vénitiens... A. NOUSCHI. — Ce n'est pas mal : « Nous autres Vénitiens »! F. BRAUDEL. — Venise, c'est un peu le monde oriental par « forcing », mais c'est déjà vraiment le monde occidental. Or, les Vénitiens ont fini par s'introduire dans cet Empire plus brillant que les autres, plus brillant même que l'Islam, puis ils l'ont tout de même détruit. La fin de Byzance, c'est 1215. H. AHRWEILER. — Vous forcez ma pudeur... Je suis orthodoxe et grecque d'origine, c'est par pudeur que je n'ai pas osé dire la vérité que vous annoncez avec beaucoup d'élégance et de distance. Byzance a été détruite... F. BRAUDEL. — Assassinée ! H. AHRWEILER. — Assassinée par ses coreligionnaires en christianisme, à cause de Byzance dite schismatique. C'est ce divorce-là que nous payons encore aujourd'hui ; parce que, Maître, quand on entend dire dans les amphithéâtres « querelle byzantine », « c'est Byzance et rien d'autre », cela prouve tout simplement que toute l'historiographie d'inspiration ecclésiastique, émanant de Jésuites, d'Assomptionnistes et d'autres encore, connaît à peine Byzance après le schisme et les Croisades. Or, disons les choses simplement : les Croisades, cher ami, ont peut-

être conduit beaucoup plus de monde en Orient que les colonies... (très vive protestation à la tribune). F. BRAUDEL. — Défendez-vous ! A. NOUSCHI. — Quand on sait ce qu'il y avait derrière les Croisés ! Beaucoup moins de monde par rapport aux colons ! R. MANTRAN. — Il y avait douze cents chevaliers et quatre mille hommes de troupe. H. AHRWEILER. — Je compte Vénitiens, Italiens, etc., et je vous donne une information : quand les Croisés arrivent par le Danube, Byzance, qui n'est qu'un Etat centralisateur, veut collecter l'impôt et le passagio ; elle envoie ses notaires pour compter les barques qui transportent les Croisés et nous savons donc combien de milliers il y en avait. Mais enfin vous connaissez l'exagération grecque !... F. BRAUDEL. — Il n’y a que les Italiens et nous pour dire la vérité... H. AHRWEILER. — Eustache de Thessalonique dit qu’aucun chiffre ne pouvait mesurer l'arrivée des Croisés ! Mais nous savons autre chose — je parle de la seconde Croisade, pas de la première... F. BRAUDEL. — Je parle de la quatrième, mais enfin... H. AHRWEILER. — Je les mets les unes à côté des autres ! Et ça fait vraiment ce que j'appelle la longue durée de la méfiance, parce que c'est à partir de la première Croisade qu'on commence à se méfier de tout ce qui vient de l'Occident, des « terres barbares », disent-ils. Ce n'est plus le nombre qui compte, c'est la qualité de la prestation... F. BRAUDEL. — Vous savez, André Nouschi, que nous sommes deux à avoir tort vis-à-vis de Mme Ahrweiler. A. NOUSCHI. — Mais je ne peux pas accepter cette façon subtile et détournée de nier la réalité. F. BRAUDEL. — Quand on dit mille hommes à l'époque des Croisades, il faut mesurer ce chiffre par rapport à l'ensemble de la population méditerranéenne. H. AHRWEILER. — Je le mesure par rapport à la circulation mondiale de l'époque. F. BRAUDEL. — Nous avons tous les deux tort contre vous, c'est clair comme de l'eau de roche, mais que pensez- vous des Vénitiens ? Nous autres Vénitiens, nous avons dépecé l'Empire byzantin vivant, absolument comme les livres de cuisine disent : « Le lapin aime à être dépouillé vivant » ! Nous avons dépouillé Byzance vivante et nous avons vu, après 1204, les Vénitiens, les Génois, arriver jusque dans le Pont-Euxin, jusque dans la mer Noire, chasse gardée de Constantinople. Or Constantinople ne vit que parce qu'elle exploite les rivages de la mer Noire. Donc, il y a eu destruction. Il y a des textes sur la misère de Byzance au xv e siècle, vous les connaissez ! Sur cette façon dont les Latins l'exploitent sur tous les plans ! Et, quand arrive la menace turque, que font vos Byzantins ? Ils restent dans le pays. Ils ont à choisir entre le salut avec les Latins et une sorte de prison avec les Musulmans. Ils ont choisi. H. AHRWEILER. — C'est le mot de la flotte bvzantine : « Je préfère voir dans la ville le caftan turc plutôt que la tiare latine. » F. BRAUDEL. — Vous vous rendez compte ? On dit qu'il y a des querelles aujourd'hui à travers la Méditerranée, mais autrefois c'était déjà la règle. C'est extraordinaire que la Chrétienté orthodoxe ait préféré l'Islam à l'entente possible tout de même avec un pape à Rome, extrêmement conciliant, et avec des Latins qui ne demandaient pas mieux que de gagner. Mais ce qui s'est passé pour Byzance va se passer pour le monde occidental, et là je rejoins les critiques assez véhémentes de Maurice Avmard. Le monde de la Méditerranée, c'est-à-dire l'Espagne, plus une partie de la France, plus l'Italie — surtout l'Italie — c'est la région extraordinaire, c'est la région vivante, la région qui fait fortune ; quand on est à Florence, à Gênes, à Milan ou dans n'importe quelle ville d'Italie, on retrouve cette grandeur ancienne. Malheureusement, c'est toujours la même chose : les Méditerranéens — Vittorino Godinho l’a bien dit — se font servir même par les bateaux portugais, ils se font apporter à «/

domicile le poisson salé de l'océan Atlantique et à un moment donné, quand ils font la jonction — à partir de 1297, la date est bien connue — entre la Méditerranée et la Mer du Nord, ils se servent alors du relais de Lisbonne, exploitée et mise au-dessus d'elle-mème. Mais ce qui va arriver et ce qui est juste, c'est que les pauvres vont l'emporter. L'histoire de la Méditerranée est merveilleusement conforme aux règles de la morale. Il y a la grandeur de la Méditerranée occidentale, la grandeur de l'Italie, puis un jour tout se renverse au bénéfice des gens du Nord. Alors Maurice Avmard, qu'en dites-vous de vos gens du Nord ? M. AYMARD. — A quel point de vue ? F. BRAUDEL. — Du point de vue qui est le mien. Je vous écoute. Ecririez-vous La Méditerranée comme je l'ai écrite en 1947 ? M. AYMARD. — Je vous demandais si, après avoir travaillé sur le Capitalisme et sur la France — car votre France est méditerranéenne mais aussi très fortement nordique et installée sur de vastes horizons—, cette double expérience ne vous entraînait pas à repenser la Méditerranée d'une façon différente et en la prenant beaucoup plus tôt. F. BRAUDEL. — Et en l'abandonnant beaucoup plus tard. M. AYMARD. — Vous venez de dire à l'instant : les pauvres finissent toujours par l'emporter, c'est une histoire très morale. Dans l'histoire actuelle, les pauvres vont-ils à nouveau l'emporter ? F. BRAUDEL. — Vous voyez, il faut toujours se méfier de ses amis, de ses disciples, et des historiens en général : il ne pose pas la question comme je l'ai posée, il la pose par rapport au monde actuel. Moi, je la pose par rapport aux xvie et xvne siècles. A ce moment-là, il y a une Europe, l'Europe du Nord, qui est pauvre, misérable ; c'est une Europe qui accomplit le dur métier de transporteur par voie de mer, qui prend l'avantage sur le monde méditerranéen et y pénètre avec force et violence. Ne croyez pas que l'invasion qui se passe vers la fin du xvn e siècle, dès 1690-1695, se fasse tranquillement. L'arrivée des gens du Nord — l'arrivée des Anglais, l'arrivée des Hollandais — va se faire comme une guerre perpétuelle à travers tout l'espace de la Méditerranée, et à nouveau la primauté va passer d'un peuple qui a été longtemps riche et qui s'est endormi dans sa richesse, au bénéfice des gens pauvres. Ai-je raison, cher Recteur ? H. AHRWEILER. — Il s'agit de savoir qui est pauvre aujourd'hui. F. BRAUDEL. — Dans les sciences humaines, chaque fois qu'on résout un problème, on en pose un autre. Pour moi, est pauvre celui qui est moins riche que le riche. H. AHRWEILER. — Dans ce cas, je vais vous répondre, puisque vous m'avez lancé l'idée. Nous sommes en 1204. Le pauvre, à ce moment-là, se trouve à l'intérieur même de Byzance. Ceux qui illustrèrent la grandeur constantinopoli- taine, dès qu'il se trouvent dans la banlieue, tombent sur des paysans pauvres qui les regardent et leur disent : « Enfin vous êtes nus, enfin vous êtes dépouillés par les barbares croisés et latins, enfin vous allez connaître Y isopoliteia, c'est-à-dire le même régime que nous. » Donc, je trouve aussi la pauvreté à l'intérieur de la grandeur, et si les Etats territoriaux ont cessé d'être des Etats de la Méditerranée pour former ce sol méditerranéen, c'est parce qu'à l'intérieur de ces Etats les économies-mondes ont créé des périphéries absolument destructrices. F. BRAUDEL. — J'entends là un langage qui est le mien, mais je ne sais pas si les auditeurs le suivent exactement. Je me retourne vers vous pour vous poser une nouvelle question : on discute de la pauvreté et de la richesse ; à ma connaissance, il n'y a pour ainsi dire jamais de paysans riches. H. AHRWEILER. — Sauf les grands propriétaires terriens de l'Orient. F. BRAUDEL. — Les grands propriétaires ne sont pas des paysans. Demandez à nos collègues, demandez à Christine Ockrent. C. OCKRENT. — Je ne suis que journaliste. Je voudrais justement vous poser une question qui rejoint en partie les préoccupations d'André Nouschi sur la question de l'émigration. Dans

ce monde méditerranéen — à supposer qu il existe toujours en tant qu'espace-monde, ce qui peut être une question à soulever —, est-ce que les migrations qu'on observe actuellement vont faire basculer définitivement la Méditerranée du Sud vers la Méditerranée du Nord ? Je rejoins là l'allusion que faisait de façon impertinente — mais il est historien ! — Maurice Aymard, est-ce que les plus pauvres vont à leur tour et dans cette logique... ? F. BRAUDEL. — Je suis attaqué par tout le monde ! C. OCKRENT. — C'est une question. F. BRAUDEL. — Est-ce que les pauvres en Méditerranée vont gagner ? A. NOUSCHI. — Il y a une question qui, me semble-t-il, est mal posée. F. BRAUDEL. — Toutes les questions sont mal posées quand on ne trouve pas la réponse. A. NOUSCHI. — A partir de quoi est-on pauvre, à partir de quoi est-on riche ? Tout à l'heure vous avez dit que vous souhaitiez vous limiter aux xvie et xvne siècles. Je suis d'accord, mais je me pose la question de savoir si ce ne sont pas les Méditerranéens eux-mêmes qui se sont appauvris et ont dilapidé cette extraordinaire fortune qu'ils avaient amassée ; s'ils n'ont pas négligé de prendre en considération un certain nombre d'éléments et en particulier, disons les choses franchement, le fait que la Méditerranée leur échappe. Car, entre 1640 et 1750, les Méditerranéens ne maîtrisent plus leur destin. Ils ne tiennent plus les deux bouts de la chaîne. F. BRAUDEL. — Oui, mais cela se passe très lentement et ils ne s'en aperçoivent pas. A. NOUSCHI. — C'est la raison pour laquelle cette situation évolue sur un siècle, un siècle et demi. L'enrichissement vient essentiellement au moment où l'on tient les deux bouts de la chaîne. Quand Venise tient ses comptoirs à Byzance, dans la mer Noire, sur les côtes anatoliennes, aussi bien que Gênes, Pise ou Amalfi, elles s'enrichissent. A partir du moment où l'un des deux bouts de la chaîne leur échappe, où elles ne peuvent plus maîtriser la circulation en Méditerranée, c'est le revers. Ni les amiraux, ni les commerçants ne me démentiront sur ce point-là. F. BRAUDEL. — Vous cherchez des appuis extérieurs àl'assemblée, je ne sais pas si vous allez les trouver mais ce que vous dites est parfaitement juste. Je ne vais pas m'amuser à vous chicaner. Pour parler sérieusement : vous remarquez bien que la fortune des peuples de Méditerranée est extérieure à la Méditerranée, ils ont exploité les autres. A. NOUSCHI. — La fortune vient toujours en exploitant l’autre.

... et Istanbul R. MANTRAN. — Qui sont les Méditerranéens aux xvie et xvne siècles ? Ni les Vénitiens, ni les Génois. Seuls ceux qui contrôlent les marchés, les deux bouts de la chaîne, depuis l'Occident jusqu'aux débouchés de la Méditerranée sur le Proche-Orient, ont le pouvoir : ce sont les Ottomans. En schématisant, on peut dire qu'ils sont les héritiers directs des Grecs, qu'ils chaussent les bottes des Byzantins. Certes, Istanbul est la copie — je ne dirais pas conforme — de Constantinople, car on y retrouve une continuité dans l'adaptation d'une certaine forme de pouvoir, des systèmes de pensée, des systèmes marchands et économiques... mais avec un autre idéal. Le mot « ottoman » veut dire beaucoup plus que « turc » : il fait référence à la grandeur de l'Empire ottoman célébrée par les relations de voyage des Occidentaux. Ce monde qui vient de l'Orient et qui s'impose, riche par ses conquêtes, draîne avec lui des richesses et domine le marché : il faut composer avec lui.

F. BRAUDEL. — Ne croyez pas Robert Mantran — il ne faut jamais croire les historiens, surtout spécialistes —, il finit par aimer l'Empire.ottoman. Or l'Empire ottoman n'a même pas réussi à prendre le Maroc, donc n'a pas débouché sur l'océan Atlantique. Pauvre Empire ottoman ! Il a difficilement réussi à déboucher sur la mer Rouge, il l'a tenue puis il l'a perdue ; il a débouché sur le Golfe Persique, mais non pas sur l'océan Indien. Alors, un grand Empire qui arrive aux portes du Paradis, aux portes de la richesse et qui n'arrive pas à les forcer... Vous n'êtes pas d'accord ? R. MANTRAN. — C'est vrai, mais Byzance n'a pas fait beaucoup mieux ! H. AHRWEILER. — Mais comment donc ! A. NOUSCHI. — A ce moment là, même si l'Empire ottoman a une marine tenue par des Grecs, des Byzantins... F. BRAUDEL. — Cette marine grecque existe toujours. A. NOUSCHI. — Oui, mais la marine grecque n'est pas la marine de Byzance aujourd'hui. F. BRAUDEL. — Il y a longtemps que Byzance est décédée. A. NOUSCHI. — Ne trouvez-vous pas surprenant que ni l'Empire byzantin, qui dure un millénaire, ni l'Empire ottoman, qui dure quatre siècles, ne parviennent à conquérir l'ensemble de la Méditerranée ? Ne serait-ce pas en raison de la structure même — géographique et territoriale — de ces Empires ? F. BRAUDEL. — Oui, mais avec cette différence : l'Empire byzantin a duré beaucoup plus longtemps, il a été beaucoup plus brillant que l'Empire ottoman, si je ne me trompe. A. NOUSCHI. — Dans une autre conjoncture. F. BRAUDEL. — L'Empire byzantin a vécu longtemps parce qu'il était sur la bonne Méditerranée, sur la Méditerranée fructueuse, celle qui permet d'aller jusqu'au cœur de l'Asie, jusqu'à l'océan Indien. Tout de même, au temps de Justinien, il y eut le drame de la soie. H. AHRWEILER. — Puis-je dire un mot, Maître ? Parce que la chose devient sérieuse. On a brûlé les étapes. Je veux bien que le temps n'existe pas, mais il ne faut pas le faire exister en l'enjambant constamment. Byzance commence au ive siècle et dure jusqu'au xve... F. BRAUDEL. — Ah non. H. AHRWEILER. — Jusqu’au xne, si vous voulez, ou au xme... Je m'en moque. F. BRAUDEL. — Vous enjambez les siècles mais à reculons ! H. AHRWEILER.—J'y suis obligée. Il est important de le dire : dans la durée byzantine, il y a des temps différents, des temps précipités et d'autres qui sont lents. Arrêtons-nous sur une première période, jusqu'au vne siècle : qu’on le veuille ou non, Byzance est partout. Un texte du vie siècle, celui de Comas, en témoigne. Ce moine va dans l’océan Indien, et Indicopleustès, à son retour, ne parle pas seulement de la soie mais écrit un traité sur la cosmographie, c'est-à-dire la description du monde selon la conception byzantine. « L'Empire, écrit ce moine, sera éternel parce qu'il fut le premier à croire au Christ », ce qui ne peut surprendre de la part d'un moine, mais surtout, et là je souligne, « parce que dans sa monnaie commercent toutes les nations ». F. BRAUDEL. — C'est entendu, l'Empire byzantin a la monnaie d'or, mais je préfère la soie à la cosmographie. H. AHRWEILER. — Nous sommes d'accord. Mais c'est un moine qui a écrit la cosmographie et il y fait entrer pour la première fois la monnaie comme élément d'une cosmogra- phia ! Car Byzance, même si elle ne s'étend pas politiquement jusqu'à l'océan Indien, y est commercialement présente, ce qui est tout aussi important.

Mahomet et Charlemagne

F. BRAUDEL. — Vous avez raison. Revenons en arrière et cherchons querelle à Robert Mantran. Vous avez enjambé l'Islam et vous nous avez parlé surtout des Ottomans. Je vous suggère de revenir sur les théories d'Henri Pirenne. J'ai été son élève et ce fut pour moi l'une des occasions les plus merveilleuses d’apprendre quelque chose quand j'étais jeune. Henri Pirenne pensait qu’avec la poussée musulmane, à travers la Méditerranée, le « lac romain » passe de l’autre côté et devient le fief des Musulmans, et que la fermeture de la Méditerranée par les conquêtes musulmanes a entraîné la décadence du monde occidental ainsi que l’établissement de la féodalité. Robert Mantran, quel est l’état de la question aujourd’hui ? R. MANTRAN. — Les théories d'Henri Pirenne sur Mahomet et Charlemagne sont aujourd'hui quelque peu dépassées. L’Islam et ce qui existait du monde méditerranéen ne sont pas seuls en cause ; certains éléments extérieurs, invasions barbares et autres, ont contribué au fractionnement de l’Europe et de l’Empire romain. L’Empire romain s’est détruit par le Nord. F. BRAUDEL. — Le monde occidental était en décadence bien avant les invasions barbares ; les Barbares entrent dans le monde occidental parce qu'il est en décadence. Donc, ça ne change rien, ce n'est pas un argument. R. MANTRAN. — C’est une constatation. Il est incontestable, me semble-t-il, que la création de cet Empire arabo- musulman — à partir de la deuxième moitié du vn e siècle et surtout au début du vme — a contribué à recréer une puissance politique, économique, militaire et religieuse ; à ce moment-là, il n'y a pas encore de scission grave à l'intérieur de l'Islam. Cette unité donne un poids à cet ensemble territorial et humain — pas complètement islamisé, il s'en faut de beaucoup—, une valeur marchande face à la désagrégation du monde européen. Le monde européen ne vit que grâce aux besoins des Musulmans, en esclaves bien sûr, mais aussi en matières premières, le bois en particulier. Venise et d'autres villes y jouent un grand rôle. Un Etat économique puissant s’est créé qui, comme le sera plus tard le monde ottoman, constitue un pôle d’attraction. Mais n’oublions pas un autre élément très important : la disparition de Byzance. Madame Ahrweiler parle beaucoup du monde byzantin méditerranéen, mais que devient-il à partir du vne siècle ? Il se limite à la partie Nord de la Méditerranée : plus rien en Egypte, ni en Syrie, ni en Palestine, ni en Afrique du Nord. Byzance va perdre la Sicile, la Crète, Chypre — même s'il existe effectivement un condominium à Chypre par la suite. Byzance s’est restreinte mais va se venger autrement. Malgré tout, une puissance qui va peser d'un poids considérable sur l’Europe s’installe, et grâce à elle, l'Europe va revivre et se reconstituer peu à peu. Je ne vous ai peut-être pas répondu complètement. C’est un débat qui va bien audelà de la simple remise en question de Mahomet et Charlemagne. F. BRAUDEL. — Vous avez répondu de façon magnifique, mais, entre universitaires, on ne se ménage pas toujours. J'ai une arme secrète terrible. Je n'y crois pas trop, mais je vais vous la présenter. Le meilleur connaisseur du premier Islam et de l'Islam dans les x e et xie siècles s'appelait Asthor, professeur à Jérusalem. Je trouve sa théorie magnifique. Je ne sais pas si elle est exacte, mais elle est vraiment très belle. Selon lui, et je crois qu'il a raison, il y a en Méditerranée dans un vaste espace des oscillations très longues, soit vers la prospérité, soit vers une certaine décadence, un malaise (mais ce sont des malaises qui durent). Or, quand les musulmans arrivent en Méditerranée, ils sont pour ainsi dire favorisés par une sorte de régression quasi générale qui n'épargne ni Byzance, ni le Proche-Orient, ni l'Egypte, ni l'Afrique du Nord : une régression telle que la Méditerranée, contrairement à ce que pensait Henri Pirenne, ne devient pas un « lac musulman » (elle n’est le lac ni des chrétiens, ni des

musulmans). Cette sorte de régression générale ne signifie pas que les navires disparaissent de la Méditerranée mais que la Chrétienté et l'Islam sont renvoyés dos à dos. R. MANTRAN. — Les théories d* Asthor sont séduisantes, mais pas assez étayées. La longue durée ne suffit plus, il faut aussi faire la part des différentes périodes qui se succèdent. A un certain moment, le monde musulman a été prédominant, c’est vrai ; à un autre, il a été inférieur en puissance, c’est vrai également ; les oscillations existent, mais beaucoup plus courtes qu’on ne le croit généralement, beaucoup plus limitées dans le temps, de telle sorte qu'on ne peut établir de statistiques ou de données sur quatre ou cinq siècles, entre le début de l’Islam et sa chute. Claude Cahen a de ce point de vue un raisonnement bien plus profond, bien plus clair qu'Asthor ; il met en avant d'abord les ressources intérieures du monde musulman sur tous les plans. Cahen estime que sur le plan économique, s'il ne pouvait se suffire à lui-même, il avait suffisamment de force pour contraindre d'autres puissances et attirer vers lui un certain nombre d'éléments. F. BRAUDEL. — Heureusement qu'Ashtor n’est pas là. Il se défendrait comme un lion ! R. MANTRAN. — Généralement les Islamiques ne suivent pas ses théories. F. BRAUDEL. — Vous avez un mot qui vous donne satisfaction, qui moi m'inquiète. Vous dites : c'est une théorie qui n'est pas « étayée ». C'est justement quand il n'y a pas de quoi étayer des situations qu'on lance une théorie. R. MANTRAN. — Il faut établir des données que les autres peuvent vérifier. Si on ne peut pas les vérifier, ce ne sont plus des théories. F. BRAUDEL. — La théorie de Pirenne a suscité plus d'études et de recherches qu'une explication qui aurait été vraie. Les théories sont indispensables dans le domaine des sciences sociales, de la recherche historique, comme dans n'importe quelle science. H. AHRWEILER. — Un mot sur le paysage humain au moment où les Arabes arrivent. Les Byzantins considèrent la première bataille entre Arabes et Byzantins à Yarmouk comme un petit fait local de rien du tout et l'Islam comme une hérésie chrétienne parmi tant d'autres dans cette partie du monde. F. BRAUDEL. — C'est vrai, c’est une hérésie ! H. AHRWEILER. — Analysons la carte de l'expansion musulmane. Elle couvre justement toutes les populations qui se sont séparées de Constantinople et de l'orthodoxie non seulement pour des raisons religieuses mais aussi à cause de la pression fiscale imposée à ces populations essentiellement rurales. Nous sommes donc là en présence d'un clivage endo- byzantin. C’est pourquoi je parlais précédemment des pauvres et des riches à l’intérieur de cet « Etat épais ». Ces clivages endo-byzantins ont mené à la rupture totale à un moment donné, celui de l'iconoclasme (c'est d'ailleurs le seul mot d'origine byzantine qui survive dans le vocabulaire occidental aujourd'hui). Il est intéressant de noter que sont iconoclastes tous ceux qui ont hérité de la culture gréco-romaine et qui connaissent l'Antiquité qui a représenté le sacré. Mais les iconodoules sont amis des Arabes parce que le commerce se fait par mer et que l'on ne peut se permettre le luxe d'être privé de cette ressource. On arrive chez les Arabes pour faire commerce mais aussi, comme vous le savez, pour voler même la dépouille de Saint Marc à Alexandrie et l'emmener ensuite à Venise. F. BRAUDEL. — Vous êtes donc pour les iconodoules ? H. AHRWEILER. — Je suis vraiment iconoclaste par nature, mais absolument iconodoule pour ce qui concerne le monde byzantin. M. D. GRMEK. — Permettez-moi de rappeler à ce sujet l'importance du facteur biologique. Pour faire la guerre et du commerce, il faut des hommes. Or, on ne saurait surestimer les ravages liés à la peste de Justinien. Les Croisades ont été influencées d une manière tout à fait

décisive par le typhus, le scorbut et autres événements d'ordre médical. Du point de vue endémique, l'Empire ottoman a été un pays particulièrement malsain et éprouvé. Un paradoxe révélateur : l'éclosion de la médecine occidentale et ses grands bonds correspondent aux moments où les choses vont mal. C'est ainsi que la médecine d'Hippo- crate correspond au début de la décadence sanitaire de la Grèce. Jusqu'au xix e siècle, la médecine n'a pas de prise réelle sur les maladies. La grande période de la médecine arabe correspond à une époque de recrudescence des épidémies. F. BRAUDEL. — La médecine fait des progrès considérables aujourd'hui ; considérez-vous que c'est un signe de décadence ? M. D. GRMEK. — Non ; car, depuis le début du xix e siècle, les rapports entre la médecine et la science se sont transformés et le développement de la médecine n'est plus un signe d'aggravation de la situation sanitaire. C. OCKRENT. — Après ce feu d'artifice à la tribune, je propose que nous passions aux questions des participants. La première, directement adressée à Fernand Braudel, est posée par Monsieur Berger, directeur de l'Institut d'Etudes Arabes et Islamiques à l'Université de Bordeaux : « Vous avez déclaré préférer l'histoire comparative à l'histoire traditionnelle que vous avez pratiquée autrefois. L 'histoire comparée des civilisations est-elle bien implantée en France et ailleurs, entre-t-elle dans la méthologie actuelle ? »

L'histoire comparative

, la longue durée de l’histoire

F. BRAUDEL. — Oui, je préfère l'histoire comparative qui est pour moi l'histoire selon la longue durée. Si vous éliminez les événements, les hommes qui attirent un peu trop les lumières de l'histoire traditionnelle, si vous ne tenez pas compte des fluctuations économiques, politiques ou autres, vous êtes en présence d'une histoire profonde qui se déforme très lentement ; de telle sorte que l’histoire de longue durée présente des spectacles qui ne sont pas tellement étrangers les uns aux autres et que l'on peut comparer entre eux. Je prétends qu'il n'y a pas d'histoire scientifique possible si l'on n'emploie pas la méthode comparative. Or, si l'on s'en tient aux visions de l'histoire traditionnelle, que compare- t-on ? Des événements de l'époque de Napoléon III avec des événements de l'époque de Louis XIV, ce qui est une hérésie, un anachronisme. L'histoire se trouve ne pas voir les possibilités que je lui ouvre, à tort ou à raison. Je souhaiterais que ce collègue de Bordeaux vienne jusqu'à nous parce qu'il veut certainement dire autre chose que ce que je me suis permis de lui répondre. M. BERGER. — Vous m'avez répondu qu'il fallait pratiquer l'histoire selon la longue durée. Ce qui m'a frappé tout à l'heure c'est que, à la question posée par Maurice Aymard concernant une réécriture possible de votre ouvrage sur la Méditerranée, vous avez répondu que vous commenceriez beaucoup plus tôt et que vous iriez bien au-delà... En effet, c'est bien le problème auquel on est confronté si l'on veut pratiquer l'histoire comparative. Vous-même, mettez-vous une nuance entre l'histoire comparative et l'histoire comparée ?

F. BRAUDEL. — C'est trop subtil, comparée et comparative. Pour « débrouiller » votre question, il faudrait des heures de discussion. Cependant, prenons un exemple compréhensible pour tout le monde. L'histoire de longue durée, je la trouve sous-jacente à l'histoire que la France est en train de vivre, structurant et commandant l'histoire de France. Beaucoup d'hommes politiques ont le sentiment que les historiens de demain ont les yeux fixés sur eux. En réalité ce qu'il importe de savoir, c'est si les décisions que l’on prend au jour le jour sur le plan politique correspondent à la dérive de la France sur l’histoire profonde qui est la sienne et qui est l’histoire du monde. Pour moi, l’histoire profonde, l'histoire de longue durée, structure — et je dis structure dans le sens de commande — les histoires supérieures. Vous n'êtes pas obligés de partager mon point de vue. Mais, selon moi, une Histoire qui ne permettrait pas de déboucher sur la moindre règle tendancielle me semble être une distraction et ne pas relever d'un domaine scientifique raisonnable. Ce que je dis, c'est une défense personnelle et, je me répète, vous n'êtes pas obligés de me croire. Vous me croyez peut-être, Madame Ahrweiler. Elle est ma voisine, elle est obligée de venir à mon secours. H. AHRWEILER. — Prenons un exemple dans l'actualité. Quand les derniers événements de Pologne ont eu lieu, toute la France a marqué sa solidarité. Les mêmes événements sont passés inaperçus dans mon pays d'origine où le peuple adore la liberté. Quand je m'en étonnais, on me répondait : « C'est une affaire “catholique" ; le pape est polonais et catholique ; chez nous, c'est une affaire entre orthodoxes. » Quand Chypre a été envahie, quelles ont été les réactions en France ?... Donc ce sont les événements de 1204 (prise de Byzance par les Vénitiens) qui expliquent non seulement les attitudes d'aujourd'hui, mais aussi les décisions. F. BRAUDEL. — C'est un exemple magnifique ! Naturellement je mets toujours en avant des exemples qui semblent me donner raison. Prenons l'histoire de la Réforme au xvi e siècle, la cassure du monde occidental en deux, qui se fait d'une façon curieuse le long du Rhin, le long du Danube, c'est-à-dire le long de l'ancienne frontière de Rome. Cette frontière a eu la vie dure. Prisonnier à la citadelle de Mayence, je regardais les églises jésuites qui montaient à l'horizon ; et j'étais sûr d'une chose, c'est que le monde latin avait reconquis la bordure du Rhin, bordure importante pour des raisons très profondes de télé-histoire. L'histoire commande à des distances prodigieuses. L'Afrique du Nord, pétrie par Rome — et Rome y a réussi mieux que nous —, a ouvert ses portes, difficilement il est vrai, à l'Islam. Mais n’oubliez pas que le monde oriental était passé là avant ; et, qu’il y a la vie dure. Au temps de Saint Augustin, les paysans parlaient encore punique. On trouve les mêmes phénomènes en Espagne méridionale, sous la conquête arabe, l'Andalousie souffre pour bien des raisons mais aussi pour des raisons lointaines. Il y a donc une histoire de longue durée qu'il ne faut absolument pas nier, bien qu’elle soit difficile à retrouver mais qui risque d'être trop commode pour expliquer les événements : on peut abuser de l'histoire de longue durée. Nous n'avons sans doute pas répondu à la question de notre collègue de Bordeaux, mais c'est ce qui se passe la plupart du temps. C. OCKRENT. — M. Duval, ingénieur logiciel, pose une question au Docteur Grmek : « En parlant de la disparition de maladies liées au facteur humain, entendez-vous par là que l'évolution du polymorphisme génétique des populations a pu entraîner un accroissement de la résistance aux maladies ? »

Biologie et longue durée %

M. D. GRMEK. — Précisons d'abord que le facteur humain c'est toute action de l'homme sur son milieu : les animaux n'agissent pas sur le milieu mais s'adaptent au milieu, d une manière darwinienne ou lamarckienne. L'homme peut agir activement sur son milieu et sur lui-même. Précisons ensuite que le facteur biologique représente ce que l'homme ne contrôle pas. Nous ne parlerons maintenant que de maladies infectieuses puisque la question concerne un phénomène d'immunité. Pour répondre à la question, ce qui nous intéresse ici, c'est la résistance de l’homme vis-à-vis des parasites. Il y a aujourd’hui, disons-le pour simplifier, deux grandes théories immunitaires : l’une considère que l'homme peut créer son immunité quelle que soit la structure chimique de l'attaquant ; l'autre qu'il doit disposer de quelque chose de préexistant qui correspond à l'antigène. C'est cette dernière théorie, néo-darwinienne, qui répond le mieux à la question posée. S’il y a un polymorphisme génétique, il est alors très probable que la possibilité de développer une immunité spécifique est plus grande, qu'il y a plus de ressources dans le génome pour répondre à une attaque de l’extérieur. Même si ce n'est pas définitivement démontré, tout porte à croire que le polymorphisme génétique est favorable à l'accroissement de l'immunité. Jusqu'au xixe siècle environ, les médicaments (à l'exception de la quinine et de deux ou trois autres) n'avaient aucune action sur les maladies d'importance sociale. La médecine était donc impuissante à intervenir directement sur la morbidité générale et sur la mortalité, mais l'homme pouvait agir par le biais de son alimentation. Il y a une unité alimentaire du monde méditerranéen : l'huile et le blé, avant le maïs et la pomme de terre. C'est grâce à l'utilisation de l'huile que les populations méditerranéennes n’ont pas souffert d'artériosclérose et d'autres maladies de même type, ceci jusqu'à un passé récent. Si les maladies cardiaques étaient relativement peu fréquentes, l'insuffisance de l'apport carné a provoqué, jusqu'au xvme siècle environ, une très grande fragilité vis-à-vis des maladies infectieuses. F. BRAUDEL. — Peut-on séparer la biologique de l'humain, l'humain du biologique ? Une maladie disparaît-elle en raison de l'action humaine ou bien d'un phénomène spontané et profond de la biologie ? La disparition de la peste vous donne t-elle raison ou non ? M. D. GRMEK. — Le problème posé par la disparition de la peste n'a pas encore été tout à fait résolu. La peste n'est pas une maladie humaine ; c'est une maladie des rongeurs qui, pendant des périodes historiques relativement brèves, a été très néfaste pour l'homme. Un parasite n'a pas d'intérêt biologique à tuer celui qui l'héberge. La peste humaine n'aurait pas pu exister, si elle n'était pas en même temps et essentiellement une maladie des rongeurs. La « peste » d'Athènes n'était pas une peste. Il n'y a eu que trois grandes épidémies de peste au sens véritable : la peste de Justinien, au v e siècle ; la peste noire, au xive siècle, qui va causer longtemps des problèmes très graves, bien que le typhus exanthématique ne lui soit pas inférieur par ses effets délétères ; puis la peste de Mandchourie. auxixe siècle, qui sévit encore aux Etats-Unis ; les victimes humaines sont actuellement rares, mais la population des rongeurs sauvages reste fortement touchée. Nous ne savons pas vraiment pourquoi la peste se développe ou disparaît ; très probablement interviennent des mutations bactériennes, des facteurs alimentaires, des habitudes, etc. F. BRAUDEL. — Que pensez-vous du choléra ? M. D. GRMEK. — Contrairement à la peste, le choléra est une maladie humaine, endémique dans certains territoires, surtout dans l'Inde gangétique. Cette maladie apparaît pour la première fois en Europe en 1830 ; elle est liée à des habitudes particulières d'usage des eaux. Sa disparition du monde occidental est due à des mesures d'hygiène collective.

C. OCKRENT. — Une question adressée par Madame Vincent à Madame Ahrweiler : « Milan Kundera établit une comparaison entre la civilisation russe ou soviétique et la civilisation byzantine, pour ce qui concerne leur conception des libertés, conception radicalement différente de la civilisation occidentale. Ou'en pensez-vous ? »Moscouy nouvelle Byzance ?

H. AHRWEILER. — Je ne m’étonne pas que Milan Kundera s'intéresse à la longue durée ; je connais un peu son esprit et sa façon de poser les questions. Mais soyons un peu byzantinistes. L'homme antique fut toujours au service de la mesure, l’homme étant la mesure de toute chose, la mesure de toute chose étant l'homme : bien sûr, c'est un mot de la Grèce antique. On s'étonne de voir que la postérité de l'Antiquité grecque, donc l'homme byzantin, a oublié la mesure pour se mettre au service de l'ordre. C'est le terme taxis, qui veut dire rang ou ordre, qui caractérise toute la structure et la pyramide de l'Etat byzantin qui aboutissait au sommet, c'est-à-dire à l'empereur. On ne pouvait contester cet ordre sans être iconoclaste, sans être taxé de barbarie ; et il y avait deux sortes de barbares : ceux qui, à l'extérieur, contestaient l'ordre politique territorial de Byzance, mais aussi ceux qui contestaient ce que nous appellerions aujourd'hui le « régime », c'est-à-dire les barbares intérieurs. Mais, bien sûr, ce qui était mis en question n'était pas le « régime », c'étaient toutes les valeurs, tout le patrimoine, toutes les traditions qui faisaient la quintessence du monde byzantin. Donc, si le monde russe est un monde orthodoxe, c'est-à-dire qui a pour ancêtre Byzance, il est quasi naturel qu'on y retrouve le réflexe du respect de l'ordre. La conception des libertés des civilisations russe, soviétique ou byzantine est donc radicalement différente de la nôtre et je rappellerai ceci : le terme « démocratie », inventé par les Grecs, signifiait la prise de parole et de responsabilité par le demosà l'intérieur de la cité, alors que ce même terme « démocratie » signifiait à Byzance, pendant toute l'époque byzantine, l'anarchie et la prise de pouvoir par le peuple. C. OCKRENT.—Jacques Buget, journaliste, pose à l'Amiral Denis une question proche de celle que je posais tout à l'heure : « La Méditerranée existe-t-elle encore ? » Ce journaliste est allé au Liban. « A suivre l'histoire au quotidien, on a l'impression que, avec l'agonie de ce pays, une certaine idée affective et culturelle de la Méditerranée comme lieu de rencontre, d'échanges et de cohabitation, est en train de mourir. La partition de Chypre, la situation des Palestiniens, la disparition des communautés juives dans les pays arabes riverains, en seraient d'autres manifestations. Qu'en pensez-vous ? Est-ce que la Méditerranée existe encore ? »

L’autonomie des Méditerranéens

A. DENIS. — Pour ce qui me concerne, je répondrai oui. Je voudrais faire allusion au match qui a lieu ce soir à Toulon entre le Paris-Saint-Germain et le Sporting-Club de Toulon. Lorsque les affaires vont mal dans les stades, vous savez qu'on interdit les terrains et qu'on va jouer ailleurs, sur terrain neutre. La Méditerranée donne un peu cette impression. Depuis les époques lointaines que nous avons évoquées, un fait nouveau est apparu : l'apparition des forces nucléaires dans différents pays proches de la Méditerranée (6, peut-être 7 maintenant), l'Union Soviétique, la France, ceux de l'autre bordure, la bordure atlantique, les Etats- Unis

d'Amérique. Cet armement, après tout, a rempli son contrat. Depuis 40 ans, on ne se fait plus de guerre majeure, il n’y a plus de confrontation directe et massive avec toutes les horreurs qui s'ensuivent ; mais le succès de cet instrument de protection contre la guerre a sécrété, de par son succès-même, ces actions indirectes auxquelles nous assistons, en particulier en Méditerranée : les joueurs ne s'affrontent plus sur leur terrain ou sur celui de l'adversaire direct, mais sur terrain neutre, en Méditerranée. En d'autres mots, la Méditerranée existe encore, mais les Méditerranéens n'en sont plus les seuls propriétaires. Nous cherchons à y faire prévaloir nos droits et à tenir à distance ceux qui sont trop envahissants. C. OCKRENT. — Cette dernière question nous ramène à r histoire ou plutôt à un débat sur l'histoire, plus théorique et plus traditionnel. Elle est posée par Christine Laurent, archiviste : « Actuellement, certains historiens qui se réclament de la longue durée veulent isoler la Révolution française et disent même ne pas la comprendre. D'autres entendent ne pas la traiter différemment des autres époques. Dans une perspective de longue durée ne pourrait-on pas plutôt l'inclure dans les xvme, xixe siècles, l'ascension de la bourgeoisie par exemple » ?

Et la Révolution française

F. BRAUDEL. —Je suis obligé de répondre un peu rapidement à cette question très intéressante et très clairement posée. Christine Laurent est archiviste, elle est donc du métier, et elle s'étonne que, sous prétexte de longue durée, on supprime la Révolution française. Un livre vient de paraître, Comprendre la Révolution, qui sacrifie à ce défaut-là ou à ce processuslà. Mais la Révolution française doit être étudiée sous toutes ses formes ; dans la perspective du xvme siècle bien sûr, mais aussi dans celle du xixe siècle. La Révolution française n'a existé dans sa réalité, dans son langage, dans certaines de ses vérités, qu'un siècle après 1789. Il a fallu un siècle ! S'il est utile d'étudier la Révolution française dans la longue durée, on peut l'étudier aussi dans la brève ou la moyenne durée. S'occuper de la Révolution française c’est aujourd'hui encore, comme du temps de ma jeunesse vers 1920, prendre en quelque sorte une position politique. A dire vrai, la Révolution française, malgré le prochain bi-centenaire, n'a plus la vedette ; ce n'est pas sa faute ni celle de ses historiens ! A. NOUSCHI. — Si l'on s’intéresse à la Révolution française dans la longue durée, on s’aperçoit qu’elle a abouti à l’exaltation du nationalisme... dans les pays du Proche- Orient, dans les pays d'Afrique... F. BRAUDEL. — La Révolution française a assez de responsabilités sans qu'on lui donne aussi celle de l'exaltation des nationalismes. Même sans elle, ça se serait passé ainsi. Quand j’enseignais en Amérique Latine, je parlais de la Révolution française, non pas selon la longue durée, mais en suivant Mathiez, en montrant les gens de la Convention pareils à des hommes ordinaires. Je faisais mon métier et. à la fin des cours, mes étudiants m'assiégeaient littéralement et me disaient : « Nous, la Révolution française, nous l'attendons » ! C'est tout de même un très beau mot. Contre la Révolution française et donc à la surface du monde, il y a la

Révolution russe. Son souvenir s'efface considérablement dans le monde des historiens et dans l'opinion publique française... H. AHRWEILER. — On attendait Juillet et c'est Octobre ou Novembre qui est arrivé. A. GUILLERM. — Pour moi, la Révolution française est fille du xvm e siècle, fille de Colbert et de Vauban, de la création de l'Etat centralisé moderne, qu'elle a parachevé d'une certaine manière. C'est dans l'éloge funèbre de Vauban par Fontenelle qu'on trouvera les sources de la Révolution... F. BRAUDEL. — On peut dire aussi de la Révolution française qu'elle date des guerres de Religion, que la Ligue... A. GUILLERM. — La Ligue n'a pas créé un Etat centralisé. M. D. GRMEK. — La Révolution française a été coûteuse en vies humaines, mais c'est précisément alors qu'on a introduit la vaccination. Le procédé de Jenner a sauvé plus de vies humaines que la Révolution et les guerres napoléoniennes n'en n'ont détruites. Cela tombait particulièrement bien. Quant à la Révolution chinoise, les grands succès en ce qui concerne la durée et la qualité de la vie sont dus aux réalisations de la médecine moderne. Ils n’ont rien à voir avec la Révolution et sont pourtant imputés à l'idéologie. C. OCKRENT. — Merci au Docteur Grmek pour cette in formation qui remet les pendules à l'heure. Avant de nous séparer pour nous retrouver demain matin, laissons les derniers mots de la journée à Fernand Braudel.

Bilan

F. BRAUDEL. — Je me suis livré à une discussion un peu trop vive ! Pour conclure sur la Méditerranée, il nous faudrait encore beaucoup réfléchir et beaucoup discuter ensemble. J'aimerais que chacun d'entre vous dise si nos débats, qui auraient pu être meilleurs mais qui ont tout de même été passionnés, leur donnent au moins une certaine satisfaction. Sommesnous sur la bonne route ? V. M. GODINHO. — Une certaine insatisfaction se dégage à la fin de cette discussion. Il faudrait revenir au cas des Empires. Sont-ils arrivés ou non aux portes du paradis ? Au moment de l'expansion islamique, l'Atlantique n'existait pas encore. Quand les Ottomans régnaient, l'Atlantique était entrain de se construire mais on ignorait que le nouveau monde formât un continent continu, donc il n'était pas attirant. On pourrait revenir à l'océan Indien. Les Empires en question avaient une structure appuyée sur un réseau de caravanes et de troupes terrestres, si bien que leurs horizons et leur façon de penser la stratégie était terrestre et non pas océanique, non pas maritime. Il leur manquait, entre autres choses, la cartographie pour penser en terme d'Empire maritime. Il faudrait revenir aussi sur les résistances culturelles. Maurice Aymard rappelait tout à l'heure que la religion était partie de la Méditerranée pour arriver jusqu'au bord de l'Atlantique. Mais les études menées actuellement montrent que la christianisation est loin d'avoir été complète et que de vieilles croyances persistent d'une façon assez étonnante. Il faut

souligner aussi que la Méditerranée a résisté longtemps aux transformations apportées par la navigation maritime. C’est ainsi que la distorsion en latitude persiste dans toute la cartographie de la Méditerranée jusqu'au xvne siècle. Quelques innovations cependant : les Méditerranéens prennent les naves et délaissent les galères pour rejoindre l’Angleterre ou le Portugal. F. BRAUDEL. — Je remercie Vittorino Godinho d'avoir évoqué l’océan Indien, parce que la Méditerranée reste au centre de hautes pressions et de protection en direction de l’océan Indien. Pour avoir le dernier mot sur le destin de la Méditerranée d'hier et même d'aujourd'hui, il faut regarder ce qui se passe dans l'océan Indien. R. MANTRAN. — Il est certain que le monde musulman, à quelque époque que ce soit, n’est pas totalement un monde méditerranéen. Il n'occupe qu'une partie de la Méditerranée, mais surtout un point stratégique, capital : c'est la liaison entre la Méditerranée et l’océan Indien. C’est le monde musulman qui met en contact le monde de la Méditerranée, le monde européen, le monde de la Russie centrale et, plus loin encore, le monde de la route de la soie. L’Islam a joué un rôle politique, économique et culturel extrêmement important. Je regrette que dans les lycées ou dans tous les lieux d'enseignement en France, on ne mette pas davantage l'accent sur la longue durée, surtout sur la connaissance des mondes autres que français et européen. Nous souffrons d’un européocentrisme certain, nous sommes dans une ignorance quasi totale des mondes différents, que ce soit la Chine, l’Inde, l'Islam... Nous arrivons à des incompréhensions graves, et le spectacle que l’on voit aujourd'hui est tel qu’il est urgent d’ouvrir les esprits à la tolérance, à la connaissance des autres. Pour cela l’effort de tous est nécessaire. A. NOUSCHI. — Pour moi, la Méditerranée d’aujourd’hui est une angoisse. Je la vois éclatée, je la sens éclatée très profondément, non pas par la fronde, mais parce que les Méditerranéens ne contrôlent plus leur destin. D’autres régnent sur eux, qui règlent leur vie, jusque dans le prix d’achat du kilo de pain, du litre d'huile ou du litre de vin. Cette situation est très grave. Cette Méditerranée qui aurait dû être cette mer de paix est devenue un foyer d’affrontements et de rivalités, de coopération il est vrai quelquefois. Et je m’inquiète pour l'avenir, non pas pour le mien, mais pour celui de nos enfants. Je souhaiterais vivement que cette inquiétude disparaisse. Comme Robert Mantran j'affirme qu’il faudrait un effort de compréhension, d'analyse et de tolérance de l’autre. Or, actuellement, la tolérance est ce qui règne le moins en Méditerranée. F. BRAUDEL. — C'est triste, ce que vous dites André Nouschi. On est aussi tolérant en Méditerranée qu'ailleurs. C’est l'histoire qui a « bousillé » la Méditerranée, et l'histoire ne s'efface pas. Des civilisations sont les unes en face des autres, qui ne sont pas fraternelles, mais il en a toujours été ainsi. A. NOUSCHI. — C'est vrai, mais il faut être lucide. Il ne faut pas « se dorer la pilule ». F. BRAUDEL. — C’est plus agréable de prendre une pilule dorée qu'une pilule non dorée. A. NOUSCHI. — Je ne suis pas d'accord. Si l'on dit aux Méditerranéens :« C'est grave, vous êtes en train de perdre la vie », il vaut mieux le leur dire brutalement avec l’espoir qu'ils réagiront. F. BRAUDEL. — C'est grave pour le monde entier, pas seulement pour la Méditerranée... C'est à vous, Madame le Recteur. H. AHRWEILER. — Non, ce n'est pas le Recteur si vous le permettez ! F. BRAUDEL. — Vous voyez, on ne sait jamais avec qui l'on parle ! H. AHRWEILER. — Nous connaissons la Méditerranée par les documents des riches ; ceux qui « entrent en histoire » sont ceux qui ont constitué un grand destin méditerranéen. Le destin byzantin était, bien entendu, de couvrir la Méditerranée dans son ensemble. Et il v a un droit en «

histoire, un droit de l'histoire pour tous les peuples et ils n’ont pas tous encore exercé ce droit. Il y a là, me semble- t-il, une tonalité particulière. Pour ce qui concerne nos travaux, je retiens plusieurs points. Tout d'abord les continuités et les permanences. Ce sont les facteurs biologiques, les hommes, les plantes, les animaux, mais aussi la géographie et quelques faits humains, par exemple le mouvement quasi général d'hommes, de groupes d'hommes et de peuples qui s'installent à l'intérieur des pays de la Méditerranée. La nostalgie, le chagrin du départ, le mal du pays caractérisent aussi le monde méditerranéen. Mais ensuite, je cherche les unités ou l'unité de la Méditerranée et je ne la trouve pas. Je vous disais ce matin que le terme mesogeios — le rêve de haute mer — n'existe quasiment pas, sinon sous les plumes savantes. Alors, pour trouver l'unité méditerranéenne, il faut s'intéresser à la cartographie, à la galère, c'est-à-dire à l'unité à travers les mers. Il faudrait chercher peut-être également la toponymie pour voir les superpositions de ces unités. Nous n'avons pas eu le temps d'en parler. Une remarque encore : la seule unité byzantine, c'est la présence d'un Etat fort : la thalassocratie. Le terme n’a pas été cité et peut-être faut- il dire que toute rupture de thalassocratie amène la piraterie à l'intérieur de la Méditerranée, et que la réaction à cette piraterie provoquera la création du droit maritime international. Une série de conventions bilatérales d'abord, la définition des eaux territoriales ensuite, commenceront à ce moment-là. Ce sont des points que nous n’avons pas évoqués. Il y a ensuite des cassures, c’est vrai, le temps précipité, court, bref, immédiatement vécu et chaque zone, chaque filtre retrouvera ses cassures. Aujourd'hui, malheureusement, nous ne vivons pas une cassure, mais un véritable éclatement. M. D. GRMEK. — L'unité politique et l'unité culturelle sont difficiles à trouver en Méditerranée. Mais il y a l'unité biologique, l'unité de gènes, l'unité de l'alimentation ; pour cette dernière, aujourd'hui moins que dans le passé. Je suis heureux d'avoir été invité avec des historiens, ce qui m'a permis d'attirer votre attention sur un aspect de l'histoire trop souvent passé sous silence. A. DENIS. — Je vous remercie, Maître, de m'avoir associé à cette discussion où l'on a beaucoup parlé de l'histoire qui n'est pas mon fait. Je voudrais revenir au droit maritime que vient d'évoquer Mme Ahrweiler. A l'occasion de trois conférences (Caracas, New-York et Genève), on a tenté d'établir un droit maritime international valable dans le monde entier. Des zones économiques ont été créées. La Méditerranée demeure le seul endroit où ce droit n'est pas applicable, pas appliqué en tout cas. Il fallait le signaler. L'histoire est un élément fondamental de notre action. L'action militaire — je n'aime pas beaucoup ce terme, mais c'est l'action de force, l'action violente — est fondée sur l'étude des événements historiques analogues. Nombreux sont ceux auxquels on aurait pu, ou on devrait se référer chaque jour. C'est ainsi qu'à trente années d'intervalle (1954, les accords de Genève et 1984, les accords de Tripoli) je me suis trouvé exactement dans la même situation. Dans le premier cas il s'agissait du retrait du corps expéditionnaire français en Indochine, et dans le deuxième cas de la présence française au Tchad... Je trouve là un sujet de préoccupation et d'actualisation du risque en Méditerranée. C’est ce risque là que nous cherchons à maîtriser. C'est ainsi que nous avons été amenés à maintenir au cours des trois dernières années 20 000 de nos marins devant les côtes libanaises pour assister les populations présentes sur ce territoire dans les épreuves qu'elles traversent actuellement. A. GUILLERM. — Je m'adresserai tout d'abord à Hélène Ahrweiler pour lui signaler que Mahan traduit le terme thalassocratie par sea power. Donc le concept grec et le concept anglosaxon existent ; le concept français n'existe pas. Je voudrais lui rappeler aussi que lors de l'invasion de Chypre, RosannaRosanda — elle est italienne c'est vrai — a écrit : Dans quel

monde vivons-nous ? Les Bourbons sont à Madrid, les Turcs sont à Chypre. C'est une vision de la longue durée dans un journal d'extrême-gauche italien. Pour en revenir aux Grecs et aux Turcs, l'Amiral disait tout à l'heure : « Ils se neutralisent », ce qui est bien triste ! Or, il existe un pacte balkanique entre ces deux nations auxquelles s'est jointe l'U. S. Navy. Ce pacte balkanique devrait être réactivé. Dans le cas contraire, les Russes deviendront une puissance méditerranéenne. Je concluerai sur une note optimiste. Le général de Gaulle a créé profondément dans les esprits une alliance franco-arabe qui inclut le Liban. Les Arabes ne s'entendent pas entre eux ; le problème est donc de choisir. Nous avons, par exemple, choisi le Maroc, et par là-même Khadafi. Il y a 500 techniciens français qui se battent actuellement sur le mur du Maroc ; c'est pourquoi les Algériens nous détestent. On peut basculer d'un jour à l'autre. Mais la France, avec sa puissance maritime, face aux deux Empires mondiaux et en continuant cette politique d'amitié franco-arabe au coup par coup, est capable de maintenir un minimum d'autonomie aux pays méditerranéens. J. GUILAINE. — Archéologue perdu au milieu des historiens, je voudrais conclure en archéologue. Je veux évoquer ici les problèmes de pratique scientifique. Les matériaux sur lesquels travaille l'archéologue ne sont pas ceux de l'historien. Il n'a pas de textes à sa disposition. Il travaille sur des temps qui paraissent, me semble-t-il, assez obscurs à l'historien ; de telle sorte qu'il est un peu marginalisé dans ce débat. J'ai essayé de montrer qu'il n'y avait pas d'espace méditerranéen, pas d'espace culturel, mais au contraire des émiettements. Ce n'est qu'à partir du 2ème millénaire, quand se crée l'écriture, quand se crée la pyramide sociale — j'ai cité le cas de Mycènes—, quand se créent la capitalisation et le commerce, que la Méditerranée s'éveille à des destins qui mettent en jeu pratiquement tous les territoires qui la bordent, et de ce point de vue les thalassocraties punique, grecque ou étrusque ne sont que des épiphénomè- nes. Je conclus en souhaitant que l'archéologie, qui travaille sous son propre éclairage, qui n'est plus une discipline auxiliaire de l'histoire, croise quand même de temps en temps le fer avec l'histoire et puisse l'enrichir de ses propres enseignements. M. AYMARD. — Je sais bien que notre point de départ était la Méditerranée du xvi e siècle, et pourtant je me demande si nous avons rempli notre contrat vis-à-vis de la salle. F. BRAUDEL. — Non. M. AYMARD. — Nous avons tous derrière nous des millénaires pour parler d'une Méditerranée qui a tout de même beaucoup changé et qui a changé de statut international entre le xvr et le xvnr siècle. Les millénaires nous rassurent. Le seul qui ait eu la continuité pour lui, c'est le Docteur Grmek. Nous, nous avons essayé de trouver la permanence de ces clivages très anciens sur le terrain. Mais l'histoire qui nous préoccupe tout à l'heure actuelle n'a pas des millénaires mais véritablement deux siècles derrière elle ; c'est celle qui a vu le morcellement des Empires, les Austro-Hongrois,la colonisation et la décolonisation, c’est celle qui a vu autour de la Méditerranée la création de vingt-cinq Etats — certains encore très fragiles et sans véritablement le statut d’Etat — qui n’ont pas encore acquis les responsabilités et les comportements nécessaires pour maintenir un équilibre méditerranéen semblable à celui d’autrefois, de même qu'il y eût autrefois un équilibre européen. Nous avons trop parlé pauvreté et richesse et pas assez sans doute pouvoir et infériorité, pouvoir et dépendance. Je partage aujourd'hui les inquiétudes d'André Nouschi. J'avais été séduit ce matin par la Méditerranée de Jean Guilaine, cette Méditerranée mégalithique où une vingtaine d'acteurs innovaient chacun dans son coin, où il n'y avait pas encore de diffusion, cette diffusion qui aujourd'hui ne peut se faire qu'à partir des deux grands Empires extra-méditerranéens. J'apprécierais assez volontiers une Méditerranée où, comme au 2ème ou 4ème millénaire avant notre ère, chacun de ses acteurs retrouverait un assez grand pouvoir et, puisque c'est de çà qu'il s'agit, une assez grande liberté d'innovation afin que l'on puisse ainsi réinventer quelque chose de différent. Est-ce une utopie ? Je le crains.

C. OCKRENT. — En tant que journaliste, je constate que les derniers propos ont finalement achoppé sur les questions d'actualité ; l'actualité trébuche toujours dit-on sur les marches de l'histoire et les clés que l'explication brillante donnée entre autre par Fernand Braudel sur la longue durée ne nous éclairent pas toujours suffisamment sur les phénomènes qui nous troublent aujourd'hui.19 octobre :

LE CAPITALISME

Paul FABRA. — C'est un honneur pour moi, et une joie, d'être ici à côté de Fernand Braudel. Son nom représente une telle somme de talent et de connaissances qu'il n'est pas étonnant que vous soyez venus si nombreux pour l'écouter. D'éminents chercheurs de différentes disciplines : historiens, économistes, philosophes et sociologues, et de différents pays : Inde, Brésil, Etats-Unis, Hongrie et France, dialogueront devant vous, puis avec vous.

Economie politique et histoire économique P. FABRA. — Cette journée sera consacrée à la notion de « capitalisme ».F. Braudel dit luimême avoir hésité à l'employer car le mot « capitalisme » n'est pas indifférent. Il ne se présente pas comme une définition scientifique. Récemment encore chargé de connotations négatives, il est devenu aujourd'hui pour certains une sorte d'étendard. Le capitalisme est, en

effet, confondu ou identifié au libéralisme qui, contrairement à toute attente, a le vent en poupe. « L'échange est aussi vieux que l'histoire des hommes », écrit Fernand Braudel. Mais le capitalisme serait selon lui une superstructure qu'il convient de distinguer soigneusement de F« économie de marché ». Dans son imposante trilogie Civilisation matérielle, économie et capitalisme, l'auteur marque les étapes entre le xve et le xvme siècle ainsi que la place et la nature de ces deux phénomènes supposés distincts. Cette thèse pose plus de questions qu elle n'en résout, ce qui est le cas de tous les grands modèles explicatifs. Fernand Braudel nous dit qu'un modèle est « une sorte de navire construit à terre, puis langé à la mer. Flotte-t-il ? Navigue-t-il ? » Celui dont il est l'auteur tient-t-il la route ? A cette question, on répondra oui sans hésiter dans la mesure où Fauteur se laisse entraîner par son métier d'historien qu’il exerce superbement. Entre le passé, même le plus lointain, et le présent, nous dit-il- il n’y a jamais de complète discontinuité. Il en donne magistralement la preuve en insufflant vie à l'énorme masse d’informations qu’il nous fournit. Aux antipodes de celui de Michelet, son talent est également celui d’un animateur prodigieux capable de communiquer à son lecteur, avec l’impression du mouvement, comme une émotion esthétique. Comment rendre compte de l’ordre du monde — qui n’exclut ni les horreurs de l'histoire des hommes, ni celles des cataclysmes naturels et pas davantage les ratés de l’économie du marché — si l'on n’est pas capable de saisir ce que, faute de disposer d'un autre mot, on ne peut encore aujourd’hui qu'appeler la beauté de cette création continue ? Fernand Braudel nous fait comprendre le rôle tout à fait insolite de ces capitalistes qui, dès l'aube des Temps modernes, c'est-à-dire en plein Moyen Age, sont déjà à la fois grands marchands, manufacturiers, financiers, car éminemment capables, c'est une de leurs caractéristiques, de faire le choix entre les placements les plus rentables, de ces capitalistes qui, bien au-delà des murs de l'Etat-ville (Bruges, Venise, Anvers, Gênes...), d'où rayonne leur activité, tissent un réseau d'échanges extrêmement lucratifs englobant dans ses mailles, sur une surface considérable de territoire, ce qu'il appelle une « économie-monde » (l’ensemble des économies-mondes formeraient l'économie mondiale). Dans le filet ainsi tendu se trouve prise, et bientôt manœu- vrée comme par en haut, l’économie de marché proprement dite, dont le prototype est constitué par les foires. Les échanges y portent sur les produits et les services fournis par la multitude des modestes fabricants et artisans. Le doute commence à s’introduire quand cette incomparable description de la vie économique sert à justifier la fameuse distinction entre économie de marché et capitalisme. La raison n'en serait-elle pas qu'à cette grandiose histoire des échanges manque une conception nette de ce qu’est l'échange ? En témoignent les hésitations de Braudel sur le choix à faire entre une vision de l'économie animée par la dynamique de l'offre ou bien par l'effet d'entraînement de la demande. Car une question demeure : si l'économie d'échange, et donc le capitalisme, se développe, c'est qu'il existe en son cœur une sorte de principe dynamique. Ceci nous ramène à l'analyse de l'échange et aux grands économistes classiques : Ricardo, Smith, Jean-Baptiste Say et sa célèbre loi des débouchés. Cette dernière ne fait qu'exprimer l'idée que, dans l'échange, l'offre précède la demande car il ne peut y avoir de demande solvable sans une offre préalable. Fernand Braudel n'hésite pas à écrire que Keynes « a renversé sans effort » cette loi que Ricardo avait déjà fait sienne en affirmant tout simplement que les produits s'échangent contre les produits, ce qui est la façon la plus radicale de marquer la primauté de l'offre. La vérité est non pas qu'on a, à l'époque moderne, réfuté cette loi, mais qu'on a délibérément ignoré les conséquences qu'elle implique dans la conduite des affaires économiques d'un pays. L'ignorance dans laquelle on l'a tenue a donné naissance à l'illusion qu'on peut durablement

stimuler la demande sans passer par l'offre, autrement dit distribuer des revenus dont le montant soit supérieur — c'est l'effet ordinaire d'un déficit budgétaire permanent — au total des revenus versés par l’appareil de production sous forme de salaires, d'impôts, de dividendes, etc. Il me semble qu'on pourrait démontrer sans trop de difficulté que l'oubli de la relation organique entre l'offre et la demande qu'exprime (sous une forme rudimentaire) la loi des débouchés est à l'origine des dérèglements qui ont abouti à la longue et sévère crise actuelle. Ne découvre-t-on pas tout à coup que l'homme, avant d'être consommateur, doit être producteur ? C'est à une épreuve plus cruciale qu'il faudra encore soumettre l'interprétation de Braudel. Il nous y invite en faisant siennes les thèses de John Galbraith selon qui les grandes entreprises sont en mesure d'« administrer » les marchés et il va même jusqu'à écrire que « les lois économiques n 'existent pas pour les grandes entreprises ». C'est sur cette affirmation que repose en définitive sa thèse de l’« extériorité du capitalisme » (par rapport à l’économie de marché), pierre angulaire de sa construction théorique. En effet, Fernand Braudel conçoit l'économie de marché comme assurant la liaison entre, d'une part le monde de la production courante et. d'autre part, la consommation. En quelque sorte, l'économie de marché serait celle où la préoccupation de valeur d'usage est encore présente dans l'esprit des producteurs. Le capitalisme, lui, ne s'intéresse qu'à la valeur d'échange. N’v a-t-il pas dans cette conception comme un lointain hommage à la théorie marxiste par ailleurs étrangère à la vision de Braudel qui attribue — à juste titre — au marché la vertu de la transparence ? Mais le progrès économique n'a-t-il pas consisté à entraîner progressivement le monde de la production sous l'empire de l'échange ? N'est-ce pas là le résultat de la division du travail qui aboutit à la spécialisation des tâches et à la diversification des entreprises ? Les multinationales, qui répartissent leurs usines et leurs ateliers pour tirer au maximum parti des différences de coûts, sont passées maîtres à ce jeu. Avant de se demander si elles sont en mesure de s’affranchir de la loi du marché, force est d'observer qu'elles fondent leur existence sur l'utilisation à plein de cette loi. Le phénomène n'échappe pas à Fernand Braudel mais il l'analyse en quelque sorte de façon périphérique. Pour Fernand Braudel, l'économie de marché est soumise à l'influence de la concurrence, tandis que le capitalisme, disposant d'énormes capitaux accumulés, peut se permettre « le jeu, le risque, la tricherie ». Comment ne pas succomber à la force persuasive de la description braudélienne ? Cependant la concurrence n'est-elle pas souvent, pour ne pas dire toujours, la plus vive sur le marché international où se déploie l'activité des très grandes entreprises ? Selon la théorie de Braudel, la concurrence sur le marché national serait le fait des petites boutiques, pas des supermarchés. A quel concept de la concurrence se réfère un auteur qui écrit, comme il le fait, qu'elle est au-dessous des monopoles, « réservée aux petites et médiocres (c'est moi qui souligne) entreprises ». N'est-on pas là en présence d'une conception contradictoire plus sentimentale que scientifique ? Ne serait-ce pas une même forme de romantisme qui amènerait Braudel à prêter la plus grande attention à la théorie de Kondratieff sur les cycles de très longue durée ( au moins quarante ans) ? L'attrait que peut avoir pour un historien un tel découpage du temps économique se comprend aisément, mais doit-il pour autant raisonner comme si l'hypothèse de Kondratieff, contestée par la plupart des économistes, avait tous les attributs de la vraisemblance et de l'authenticité ? Il reste que toute une dimension qui échappe aux économistes de profession est mise en lumière par l'œuvre de Braudel. Il a été l'un des premiers, sinon le premier, à montrer le rôle organisteur des grandes villes : celle du

Moyen Age d'abord, Venise, Gênes, autour desquelles s'est organisé peu à peu l'économiemonde, Anvers au xvie siècle, Amsterdam au xvne siècle, puis Londres, enfin New York aujourd'hui. Braudel se demande alors comment ces villes qui n'avaient pas un Etat puissant derrière elles — à l'exception de New-York appuyée sur la puissance des Etats-Unis — pouvaient cependant imposer un certain ordre à la vie économique. Les réponses qu'il donne sont peut-être implicites mais, selon moi, pas suffisamment explicites. C’est peut-être parce que l'échange est profitable pour tout le monde, y compris pour leurs partenaires, que ces villes arrivent à s'imposer, même sans Etat fort : elles servent les intérêts de tous ceux qui sont en liaison avec elles, y compris la périphérie. C’est un fait d'histoire que le phénomène de la hiérarchisation se retrouve dans l'économie qui s'organise en zones distinctes appelées « économie-monde ». Chacune de ces zones est diversifiée. Mais, selon la théorie économique, le marché ne tend-il pas à égaliser coûts et profits ? Sans doute la contradiction est-elle en partie prise en compte par l'irruption du capitalisme au sens braudélien du terme qui réintroduit à sa manière l'idée marxiste que l'échange, pourtant fondé sur une relation d'égalité, aboutit à fonder l'inégalité. Mais doit-on accepter sans discussion cette vision selon laquelle la périphérie serait vouée à être plus pauvre que la zone centrale ? Il me semble que les faits contredisent en partie cette vision. Dans le monde occidental, aujourd'hui organisé autour des Etats-Unis, le niveau de vie des Européens a pratiquement rattrapé, et dans certains pays dépassé, celui des Américains. Le danger serait que le « braudélisme » vienne à point nommé, mais un peu trop facilement, consoler les orphelins du marxisme que sont maints intellectuels soucieux de redéfinir une pensée de gauche. D'une façon séduisante, peut- être trop séduisante. ImmanuelWallerstein émet l'hypothèse que le triomphe de l'économie de marché pourrait se révéler comme le signe du... socialisme (par élimination de la « superstructure » capitaliste). Le paradoxe, me semble- t-il, est que c’est en la tirant vers l'utopie que la thèse de Braudel apparaît la plus féconde : l'assujettissement de l’ensemble de l’activité proprement économique à la loi de la concurrence n’est-elle pas le meilleur gage de rationalité ? La perpétuation des très grandes entreprises et des conglomérats ne nuit-elle pas à la recherche de la productivité maximale ? C’est ce que l’on semble (re)découvrir aujourd'hui. F. BRAUDEL. — Il y a trente-six façons de rentrer dans une œuvre, même quand on en est l'auteur. On peut y entrer par la fenêtre, on peut y entrer par une porte dérobée et vous, vous y êtes rentré par la grande porte. Vous avez bien posé les problèmes, pas tous, mais je crois les plus importants ; et surtout, vous avez fait pour moi la preuve qu'un historien de l’économie ne peut pas être un économiste. De la même façon, un économiste qui fait de l'histoire est une chose rare ; car ce n'est pas commode... Je ne dis pas que je n'ai pas lu les grands économistes, mais je ne les prends pas toujours au sérieux. Je préfère l'observation de la vie économique réelle. Un historien dit ce qu'il voit, essaie d'analyser ce qu'il a devant les yeux. Il ne s'abandonne pas aux théories des économistes, même aux vieilles histoires sur l'offre et la demande. Vous avez parlé de Jean-Baptiste Say. Vous avez raison de le défendre. Je le considère, dans le domaine de l'économie politique, comme le « Malet-Isaac » de l'histoire traditionnelle ; mais je lui reproche de manquer de vivacité, d'orgueil... Par gentillesse peut-être, vous n'avez pas suffisamment remarqué que, pour moi, le capitalisme est un phénomène de superstructure, c'est un phenomene de minorité, c'est un phenomene d’altitude. Chaque fois que j’ai étudié les grands capitalistes — marchands, banquiers,... —, j’ai été stupéfait de les voir aussi peu nombreux. En 1840, la haute banque française représente quarante familles, c'est-à-dire deux cents personnes tout au plus, pas toutes actives. Au xvme siècle, les négociants marseillais, étudiés par Charles Carrière, ne représentent que quatre-vingts personnes. Chaque fois que Ton considère de façon objective ce que j’appelle le capitalisme actif, on est très surpris par le nombre restreint dës~personnes qui sont en jeu.

Mais je voudrais insister surtouLsur la division de la vie matérielle en trois étages. Pour moi. le marché, c’est l’équa- teur ; au sud de l’équateur, il y a l’hémisphère sud. c’est- à-dfre le troc, l’échange ; et c’est au-dessus de l’équateur, dans l’hémisphère nord, que se trouve le capitalisme. L’hémisphère sud, c'est-à-dire l'étage du troc, c'est ce qu'on appelle en italien Veconomiasommersa ; si cette réalité de l’économie « noire » n'est pas exacte, toute la construction que j'ai présentée s’écroule sur elle-même. Vous avez dit à plusieurs reprises — et ceci me tourmente parce que c'est exact — que lorsque dans un livre on essaie d'expliquer, on a ses certitudes et ses inquiétudes ; or, les inquiétudes sont certainement beaucoup plus lourdes que les certitudes dans un domaine comme celui que j'ai abordé. Je dois dire — ceci est assez difficile à comprendre, bien que ce soit extrêmement clair pour moi — que je n'ai pas choisi spontanément d'écrire cet énorme livre, il m'a été imposé. Il m'a été amicalement imposé par l'homme que j'ai le plus aimé, qui a eu le plus d’influence sur moi, par Lucien Feb- vre. Il venait de mettre sur pied une collection d'histoire générale Destins du Monde dont il m’a fallu assumer la continuation difficile après sa disparition, en 1956. Lucien Febvre se proposait d’écrire Pensées et croyances d'Occident du xve au xvme siècle, un livre qui devait accompagner et compléter le mien consacré à Civilisation matérielle, économie et capitalisme. Mon livre a été une fois pour toute privé de cet accompagnement ; il souffre en profondeur d’être exclusivement rapporté à la vie économique. Vous, Paul Fabra, vous essayez d'expliquer l'inégalité de l’échange par les règles de Lémnomie. C’est le défaut des économistes. Vous proposez une sorte d'explication endogène, et un historien comme moi préfère sortir de l'économie et rechercher des explications exogènes. Donc, si j'essaie de dépasser l’inégalité économique, je m'aperçois qu'elle est la transposition de l'inégalité sociale. A ma connaissance, il n'y a pas de société humaine qui ne soit inégale. Je n'en connais pas dans le monde actuel, je n'en connais pas dans l'expérience énorme dont disposent les historiens. Quelle en est la raison ? Dans le domaine des sciences de l'homme, peut-être même dans celui des sciences exactes, vous ne posez et vous ne résolvez un problème que pour en poser un autre. « Poser un problème, c'est le commencement et la fin de toute l'histoire. Pas de problèmes, pas d'histoires » disait Lucien Febvre. Pour en revenir à cette inégalité sociale, je la trouve dès les premières sociétés, avant l'histoire elle-même, de telle sorte que l'inégalité se pose comme un problème fondamental que j'explique — cela vous fera sourire —par l'animalité sociale : dans la mesure où l’homme est un animal social, il est en quelque sorte victime de la collectivité dans laquelle il vitTll n’y a pas de collectivité possible sans inégalité, sans hiérarchie. L'inégalité économique est la conséquence de l'inégalité sociale. Voilà ce que j'avais à dire pour le moment. J'aurais encore beaucoup de choses à montrer mais je laisse d'abord la parole aux intervenants et ensuite je me défendrai ! P. FABRA. — C'est Gérard Jorland qui va engager cette discussion. Je vous rappelle qu 'il est philosophe et que son intervention portera sur le « capitalisme hors jeu ».

Le capitalisme y un jeu truqué ?

Gérard JORLAND. — Je voudrais revenir sur la distinction que fait Fernand Braudel entre capitalisme et économie de marché. Contrairement à Paul Fabra, cette distinction est pour moi irréfutable. Elle n'est d'ailleurs pas le fait des seuls

historiens ; les économistes eux-mêmes mettent d'un côté la concurrence parfaite : le libre échange ; de l’autre côté, la concurrence imparfaite : la concurrence monopolistique. Fernand Braudel explique bien que l’économie de marché est régie par la concurrence et que l'échange y est égal, alors que le capitalisme crée et exploite des situations de monopole qui engendrent un échange inégal. Cette distinction permet-elle de rendre compte de l'inégalité qui s'est instaurée dans les différentes parties du monde dans les temps modernes, inégalité consécutive à la domination européenne ? Cette domination est, je cite Fernand Braudel « le nœud gordien de l'histoire du monde... le problème essentiel de l'histoire du monde moderne... » Nous voulons donc savoir si l'inégalité du monde a été instaurée par le capitalisme qui aurait triché, autrement dit si l’échange est inégal, une véritable tricherie, un jeu truqué. J’èn doute car je ne vois pas comment une structure de longue durée comme le capitalisme pourrait s'établir sur une tricherie. « On peut tromper quelqu'un tout le temps, on peut tromper tout le monde une fois, mais on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps », dit un proverbe américain. L'inégalité du monde est un problème historique, un fait historique et, comme tel, il est daté. Pour le dater, je reprendrai les estimations de Paul Bairoch. Ce dernier constate : en 1800, le produit national par tête est d'environ 200 dollars — au cours d'aujourd'hui — dans toutes les régions du monde à peu près (Europe, Chine, Inde), alors qu'en 1976 il est de 2325 dollars en Europe occidentale et de 350 dollars en Chine et dans le Tiers Monde. Autrement dit, en plus d'un siècle et demi, cette situation d'égalité s'est transformée en situation d'inégalité considérable. Ces dates sont importantes parce qu elles montrent que l'inégalité du monde a une cause ; cette cause, c'est ce qu'on a appelé la révolution industrielle. Qu'est-ce que la révolution industrielle ? Comment la comprendre ? Je reprendrai tout simplement l'explication lumineuse de Fernand Braudel : la révolution industrielle, c'est le passage d'une civilisation du bois et du charbon de bois, à une civilisation du fer et du charbon de terre. Deux chiffres — évidemment empruntés à Braudel — en donnent une idée : en 1789, l'Europe brûle 200 millions de tonnes de bois et, vers 1840, elle n'en brûle plus que 100 millions, alors qu'en 1790, l'Europe produit 600 000 tonnes de fer, en 1810,1.100.000 tonnes et, en 1840, 2.800.000 tonnes. Changement technique ? Bien entendu, mais qui a une conséquence économique qu'on peut comprendre très facilement en utilisant le modèle construit par l'économiste américain Simon Kusnets. Ce dernier explique le plus grand bouleversement qui s'est produit entre les sociétés pré-industrielles d'avant le xix e siècle et les économies industrielles contemporaines de la façon suivante (je simplifie à l'extrême) : dans une société pré-industrielle, la totalité du capital accumulé est du capital brut ; alors que, dans nos économies occidentales contemporaines, la totalité du capital accumulé est du capital net. La différence entre le capital brut et le capital net, c'est la dépréciation. Autrement dit, avant la révolution industrielle, les sociétés doivent épargner, prélever de leur consommation autant de richesses que nous, non pas pour accroître les richesses ultérieures, mais simplement pour maintenir en état leur appareil productif. Cette analyse économique confirme de manière éclatante l'idée intuitive que l'on a d'une société où tous les instruments de production sont en bois — donc fragiles et s'usant très vite — et d’une société dans laquelle au contraire les instrumenfscle production sont suffisamment durables pour avoir une vie économique plus courte que leur vie technique. Lorsqu’on installe aujourd'hui une machine dans une usine, elle pourrait durer plus de cinquante ans ; cependant on la remplace au bout de huit ans, non pas parce qu'elle est hors d'usage, mais simplement parce que de nouvelles machines qui incorporent le progrès technique sont disponibles : en conséquence, le seul fait de remplacer l'équipement conduit à augmenter la capacité productive. C'est ce changement, cette mutation du capital fixe, qui a permis au capitalisme de passer, de ce qui était jusqu'au xvm e siècle essentiellement un capitalisme commercial et financier, à un capitalisme industriel qui réalise l'accumulation du capital de manière essentiellement endogène.

Le passage à une civilisation du fer qui marque le changement économique avec l'effet économique que nous venons de décrire, ce changement donc a lui-même une cause économique. En effet, si c'est au xvme siècle qu'on a su fabriquer le fer avec de la houille, la raison est la suivante : en Angleterre, les ressources en bois, le combustible, donc les coûts du mode de production ancien devenaient beaucoup trop élevés. C'est la Suède qui avait le monopole de la production de fer de grande qualité et qui commençait à devenir une puissance baltique redoutable pour l'Angleterre. L'Angleterre devait donc trouver les moyens d'échapper au monopole de la Suède. On trouve là un exemple de ce qu'on peut appeler la concurrence monopolistique. Autrement dit, il y a une forme de concurrence dans le capitalisme : c'est la concurrence entre monopoles, la course aux positions hégémoniques en produisant à moindre coût. On retrouve exactement le même phénomène dans ce qu'on a appelé la « révolution du coton ». Pourquoi le machinisme est-il introduit dans l'industrie cotonnière au xvme siècle ? Parce que le premier producteur de textiles est l'Inde. En Angleterre, les travailleurs luttent contre la baisse des salaires qui sont relativement très élevés. Donc, la seule manière pour l'Angleterre de lutter contre la concurrence de l'Inde, c'est d'introduire les machines. On trouve làencore un exemple de la concurrence monopolistique, d'autant plusétonnant que la concurrence qu'exerçaient les textiles indiens sur les marchés européens n'était pas le fait des Indiens mais des Européens eux-mêmes. En effet, c’était les commerçants anglais et hollandais qui importaient le textile indien sur les places européennes. De la même manière, aujourd’hui, la concurrence des pays du Tiers Monde nouvellement industrialisés est suscitée par les capitalistes des pays du centre. Alors, le capitalisme est-il générateur de l'inégalité du monde parce qu'il triche ? Je ne le crois pas. C'est plutôt le changement de base matérielle de notre civilisation qui a créé cette inégalité. Le capitalisme, lui, existait auparavant comme un capitalisme financier, commercial et industriel, avec les mêmes règles du jeu avant et après la révolution industrielle. Simplement, il me semble que le jeu que joue le capitalisme et le jeu que joue l'économie de marché ne sont pas les mêmes. Si on se réfère à la théorie mathématique des jeux, on pourrait dire ceci : dans l'économie de marché, il y a un jeu équitable, parce que c'est un jeu de hasard pur et que personne ne domine alors que dans le capitalisme, le jeu n'est pas équitable car il y entre l'habileté des joueurs. Et l'on sait que, dans ces derniers jeux, il n'y a de solution stable qu'avec un ou deux joueurs et qu'au-delà il n'y a que des solutions instables. Je pense donc que la distinction entre économie de marché et capitalisme est encore plus nette que ne le suggère Fernand Braudel.

P. FABRA.—Je remercie Gérard Jorland de s'être exprimé à la fois avec autant de précisions que de concision. Alberto Tenenti va à son tour introduire une question de problématique : « L'analyse du capitalisme pré-industriel éclaire-t-elle celle des périodes suivantes ? » Le capitalisme : continuité ou mutation ?

Alberto TENENTI. — Nous sommes tous en train de tourner autour du même problème, mais je l'aborderai surtout sur le plan historique. Je m'exprime dans les termes mêmes de Braudel et je n'insisterai pas sur le notion « braudé- lienne » d'économie-monde puisque nous avons le plaisir et la chance d'avoir parmi nous ImmanuelWallerstein. Toutefois, j'insiste sur le fait que,

pour Fernand Braudel, chaque économie-monde a son capitalisme et qu'il y a tou jours eu — sinon toujours, du moins depuis bien longtemps — des « économies-mondes » et que, par voie de conséquence, il y a toujours eu des capitalismes. Ce n'est pas sur cette notion-là que je proposerai des hésitations ou des doutes. Selon moi. il faut déplacer la question autour d'un problème qui nous touche tous car la relation entre histoire et temps présent n'est pas une relation fictive, c'est une relation dramatique, profondément vécue, et qui nous traverse entièrement. Si, pour Fernand Braudel, il y a toujours eu des économies-mondes (avec un centre et une périphérie, etc.) et toujours eu des capitalismes, il s'attaque donc à la conception selon laquelle on pourrait établir une chronologie du capitalisme et ses différentes phases. Pour lui, le jeu capitaliste est aussi bien présent au xme siècle à Florence, au xvne siècle à Amsterdam qu'il l'est aujourd'hui dans d'autres parties du monde. Le capitalisme, selon Braudel. n'aurait pas de phase (cependant, Braudel aurait tendance parfois à parler de protocapitalisme, c'est- à-dire d'une forme antécédante à celle du capitalisme). Braudel écrit textuellement : « Le capitalisme est une vieille aventure. Il a derrière lui, quand commence la révolution industrielle. un large passé d'expériences qui ne sont pas seulement marchandes. » S'il constate la pluralité de ces capitalismes, il a tendance à ne jamais rencontrer le vrai capitalisme parce qu'il le voit se promener à travers les âges et dans tout le corps de l'histoire ; donc il réagit contre le fait que — sur une très longue durée bien entendu — nous puissions nous laisser hypnotiser par un capitalisme plutôt que par d'autres, parce qu'il pense que si les capitalismes ne sont jamais les mêmes, le capitalisme est en profondeur toujours le même. Par conséquent, le capitalisme avec lequel nous avons maille à partir aujourd'hui dans sa forme actuelle, aussi longue qu'elle puisse nous paraître, n'est pas cependant une forme définitive, qu'il y en aura d'autres et qu'il y aura probablement d'autres capitalismes. Y a-t-il un vrai capitalisme ? Braudel répondrait non ; et il s'oppose également à une vision d'un capitalisme en progrès continu d'une phase à l'autre, le vrai commençant tardivement avec la mainmise sur la production. En d'autres termes, il s'oppose à l'estimation selon laquelle il y aurait un capitalisme marchand — ou un précapitalisme — qui ne soit déjà tout à fait un capitalisme. Cette constatation nous ramène au passé de notre civilisation et nous plonge dans les problèmes qui sont les nôtres aujourd'hui. Selon Fernand Braudel toujours, bien avant la révolution industrielle, il y a eu colonialisme et il y a eu impérialisme ; et il y en aura encore car ces choses vont ensemble puisque le capitalisme est toujours un problème de hiérarchie, hiérarchie qui n'est pas exclusivement économique. Mais voilà que nous sommes confrontés à la révolution industrielle et la question que j'aimerais poser à Fernand Braudel est la suivante : « Pense t-il que la phase capitaliste actuelle (phase capitaliste après d'autres, qu'elle soit vraie ou non) représente réellement une rupture qui transformerait en profondeur le capitalisme en tant qu'organisation de la vie économique et sociale. » Dans le dernier volume de sa trilogie, Le Temps du monde, Fernand Braudel semble parfois accorder un rôle décisif à la révolution industrielle et partager le temps du monde en deux périodes, avant le xvme siècle et après. C'est ainsi qu'il évoque deux croissances, l une antérieure et l'autre postérieure à la révolution industrielle, qui n'est évidemment pas un événement de très courte durée, mais un tournant qui a investi l'histoire européenne et mondiale pour une période relativement longue et l'a transformée en profondeur. C'est ainsi également que Fernand Braudel nous parle de croissance moderne et de croissance traditionnelle, et surtout de la naissance industrielle et d'un capitalisme nouveau dont toutes les forces sont consacrées en première instance à la production industrielle. Ceci nous met en présence d'un autre problème : Est-ce vraiment la réalité ? Peuton admettre que le capitalisme, qui a ouvert la voie au monde actuel, est de nature essentiellement identique à celle du capitalisme des époques précédentes ? Il ne s'agit

évidemment pas d'une question de quantités ou de proportions, mais d'une question de nature. Si les éléments et les ingrédients présents dans le capitalisme actuel sont les mêmes que ceux des capitalismes précédents, on pourrait alors conclure avec Fernand Braudel que le capitalisme, dans lequel nous sommes pris depuis la révolution industrielle, n'est pas, malgré sa nouveauté apparente, foncièrement différent des capitalismes des autres époques. Je voulais donc souligner que Fernand Braudel a tout de même accordé, il est difficile de faire autrement, une place cruciale à la révolution industrielle (qui signifie des transformations au-delà de la production), mais qu'il se refuse néanmoins à considérer qu elle marque le vrai capitalisme. Que nous soyons entrés dans une autre ère, sans doute ; mais cela n'est pas une raison pour considérer que la problématique soit absolument différente. Cette proposition « braudélienne » a beaucoup d'implications : ce que nous considérons comme propre à notre contemporanéité. à notre temps présent devient de la sorte projeté dans une dimension intemporelle. C'est d'ailleurs à cela qu’il nous convie car il nous dit : « J'essaie de vous présenter un modèle de la vie économique qui va de la vie quotidienne à la vie de l'échange et au capitalisme, modèle qui s'est vérifié et qui se vérifie dans tous les lieux et dans toutes les époques, mais surtout dans certains, et continueront de se vérifier. » Nous ne devons pas être hypnotisés par le temps présent car le capitalisme est une structure permanente de la vie humaine, à laquelle on n'a jamais échappé et à laquelle on n'échappera jamais. P. FABRA.—Je remercie Alberto Tenenti à qui Fernand Braudel répondra sûrement avec beaucoup d'intérêt. Nous avons la chance d'avoir avec nous deux historiens indiens qui vont poser des questions qui ne seront plus centrées sur l'Europe. Monsieur Chaudhuri va en effet nous parler du capitalisme commercial et des problèmes de la production industrielle asiatique avant le xixe siècle.

Capitalisme commercial et production industrielle en Asie avant 1800

K.N. CHAUDHURI. — L’histoire de l’évolution industrielle, de l'organisation économique et de la structure sociale de l'Asie dans son ensemble, avant la révolution industrielle européenne, n'a pas encore été écrite. Pourtant, les problèmes de hTproduction industrielle, quelle que soit la période à laquelle on s'intéresse, sont particulièrement adaptés à une approche comparative, ne serait-ce que parce qu'ils sont moins que d'autres soumis aux aléas du temps. Selon tous les historiens de l'économie de l'Asie, le développement de l'agriculture suppose nécessairement une division primitive du travail : dans la majeure partie de l'Asie, les membres des communautés paysannes combinaient travail de la terre et activités de tissage et les travailleurs industriels, charpentiers, forgerons, potiers, pratiquaient à temps partiel des activités agricoles. La spécialisation économique est rarement totale dans les sociétés rurales. Même quand elle n'utilise qu'une technologie primitive, la production industrielle exige une certaine économie d'échelle. Si la taille du marché est limitée, un travailleur à temps complet ou un

artisan ne peuvent pas espérer gagner leur vie avec leur seule habileté manuelle — Adam Smith l'a bien montré, dans un passage souvent cité, à propos des marchés villageois. D'autre part, l'existence de terres en excédent leur permet de se prémunir naturellement contre les variations, soudaines ou prévisibles, de la demande, en se tournant en période de dépression conjoncturelle vers des activités agricoles. Ceci se vérifie même dans l'Inde hindoue, où le système de castes empêche toute mobilité sociale à la verticale et organise horizontalement la population. Le statut rituel des ouvriers les situe si bas dans l’échelle sociale qu'il importe peu qu'ils soient tisserands ou cultivateurs. Ce modèle où s'équilibrent exploitation de la terre, production vivrière et activité industrielle s'applique, c'est mon hypothèse, à l'Asie dans son ensemble, qu'il s'agisse du Proche-Orient, de l'Inde, de l'Asie du Sud-Est, de la Chine ou du Japon. Les attitudes sociales à l'égard des travailleurs manuels jouent tout autant que les considérations économiques dans la détermination de leurs conditions de rémunération. Dans les pays islamiques, l'antagonisme entre artisans et élites dirigeantes est aigu. Les origines non arabes de la plupart des travailleurs urbains ont sans doute rendu difficile leur pleine assimilation dans une structure sociale fondée sur la notion de complète égalité politique, même si en acceptant les préceptes de l'Islam, ils étaient, aux yeux de la loi, placés à égalité avec les autres adeptes de la foi. Il n'y a qu'en Chine et au Japon, semble-t-il, que les fonctions sociales des artisans industriels bénéficiaient d'une certaine faveur de la part de la bureaucratie. Ainsi des pressions économiques et sociales constantes ont maintenu l’industrie asiatique dans un état de mouvement perpétuel et poussé les artisans à se transformer, en temps de crise, en travailleurs agricoles. Par ailleurs, il importe de distinguer les industries purement locales, et les industries qui desservent un marché plus large et une population plus variée. L'aire de la production locale dépasse rarement une distance de 15 miles (24 km) soit environ une journée de marche à pied. A l'inverse, les produits de commerce inter-régional et international accomplissent des trajets beaucoup plus longs. Les fines cotonnades tissées à Dacca, dans l'Inde orientale, ou les soieries chinoises de la basse vallée du Yantze parcourent des milliers de kilomètres avant d'atteindre les riches foyers d’Ispahan et de Bagdad, sans parler de Kyoto et de Eto. La distance-temps établit le lien vital et nécessaire entre le capitalisme commercial et la production industrielle destinée à l'exportation. L'accroissement de la richesse non agricole, le degré de monétarisation de l'économie et même la spécialisation de la production agricole dépendent très fortement de l'expansion de l'activité industrielle au-delà du marché local. De 1000 à 1750 environ, des industries orientées vers l'exportation se sont développées dans de multiples endroits de l'Asie. Ce n'est qu'à partir de 1 800 que l'Europe a été capable de défier la suprématie traditionnelle de l'Asie, en matière de technologie industrielle, de rentabilité des coûts et d'offre de produits manufacturés. La question qui se pose à nous est simple : par quel processus économique les grandes nations commerçantes que sont l'Inde et la Chine ont-elles atteint cette position dans le domaine industriel ? Et jusqu'à quel point le débat actuel sur la nature du capitalisme commercial et la proto- industrialisation explique-t-il l'expérience asiatique ? Pendant les trois dernières décennies, le processus historique du développement capitaliste a fait l'objet d'une abondante littérature. Des tentatives intéressantes ont été faites pour analyser la théorie de Marx sur les modes de production historiques et, depuis 1972, ce vieux débat a pris, avec le concept de proto-industrialisation, une nouvelle forme. C'est en étudiant le commerce des textiles indiens de la Compagnie anglaise de l'Inde orientale, aux xvn e et xvme siècles, que je me suis intéressé à cette question. Mendel et Mark Elvin ont apporté une solide contribution à la recherche de l'industrialisation pré-moderne. J'ai étudié de très près les deux théories

historiques proposées par ces deux historiens. Je voudrais aujourd'hui apporter quelques critiques à ces deux théories et les relier à ma propre recherche. La théorie de la proto-industrialisation est, en fait, fondée sur deux expériences historiques distinctes tirées de l'histoire européenne. Il s'agit, en premier lieu, de la migration, aux xive et xve siècles, des industries lainières des centres urbains contrôlés par les corps de métiers vers les zones rurales, et, en second lieu, de la domination supposée des industries rurales par le capital marchand, sous la forme du système dit de putting-out (généralement traduit en français par « travail à domicile » ou « travail à façon »). La théorie de la protoindustrialisation vise spécifiquement la situation de l'Europe à une période particulière de son histoire. L'appliquer à l'Asie risquerait de miner les hypothèses sur lesquelles elle repose. Quel rôle joua le capitalisme commercial dans le développement d'une production industrielle tournée vers l'exportation ? Pour Marx, dans son analyse de la situation historique avant la révolution industrielle, deux conditions sont nécessaires à la production. D'abord, il opère une distinction fondamentale entre la production destinée à l'usage propre des producteurs et la production destinée aux échanges, ce qu'il appelle « la production de marchandises » ; ensuite, pour lui, les marchands, en tant que propriétaires de capital, jouent un rôle essentiel dans l'organisation de la production de marchandises et sa distribution. La spécificité du développement économique de l'Asie par rapport à celui de l'Europe s'explique par les conditions dans lesquelles a évolué le commerce sur longue distance et non par la théorie avancée par Marx, du mode de production. Les produits des trois grandes industries asiatiques (textiles, métaux, céramique) étaient négociés dans tout l'océan Indien et allaient jusqu'à pénétrer le courant transcontinental conduisant à la Méditerranée. En reliant les marchés lointains et les productions locales, les marchands ont joué un rôle indispensable. Mais il est impossible de faire rentrer les relations économiques et sociales, très particulières, qui existaient entre marchands et artisans, dans les catégories définies par le triple processus de transition de Marx du mode féodal au mode pré-capitaliste de production. De plus, les activités de tissage du coton et de la soie, et la fabrication des objets métalliques et de la porcelaine étaient localisées dans les centres urbains comme dans les zones rurales. Il n'y a jamais eu, dans l'histoire industrielle asiatique, de migration systématique, des villes vers les campagnes, de la demande commerciale en produits artisanaux. Examinons maintenant les caractéristiques principales du capitalisme commercial en Asie et l'organisation régionale de la production. La logique des relations économiques internationales en Asie était largement déterminée par le caractère discontinu des marchés. Un double filtre séparait producteurs et consommateurs : l’espace géographique et le temps. Ce trait particulier des transactions commerciales transforma le commerce en une activité exigeant l’emploi et l'accumulation de capital. Dans un système économique fermé, spatialement limité, il n’est pas nécessaire de développer un circuit capitaliste complexe. Mais le commerce interrégional et le commerce de longue distance ne peuvent, par définition, fonctionner sans capital. Dans l’intervalle de temps qui sépare l'investissement initial effectué par les marchands pour acquérir les biens à exporter, leur expédition et leur vente sur des marchés lointains et les profits finaux, des processus entièrement capitalistes voient le jour. Le degré d'intégration d'une économie locale dans un système d'échanges plus large dépend tout à la fois de son développement interne et de l'étendue de son influence commerciale. Depuis l'époque de la dynastie Song en Chine jusqu'au milieu du xvm e siècle, le commerce par mer et par caravanes a joué un rôle culturel majeur dans la société asiatique. Certains produits comme l'argent et l'or, les épées et les armures, la soie, les mousselines, les épices, l'encens et les chevaux de race étaient considérés comme hautement civilisés et indispensables à des modes de vie raffinés et luxueux. Mais les biens précieux ne suffisaient pas à eux seuls à alimenter le

commerce transcontinental de l'Eurasie. Pour lester les bateaux à voiles sur la mer, il fallait adjoindre aux articles de prix, légers, des marchandises lourdes, et de peu de valeur. De nombreuses régions de l'océan Indien complétaient leur production alimentaire par des importations en provenance de zone à forts excédents agricoles. Le commerce des céréales et des produits alimentaires était suffisamment actif pour permettre à des régions chroniquement déficitaires de se spécialiser dans la production de marchandises industrielles, notamment, pour lesquelles existait une demande régulière. La densité de population dans ces zones était conditionnée non seulement par la géographie et l'économie locales, mais aussi par le volume du commerce sur longue distance. Dans la mer Rouge et le Golfe Persique, la survie quotidienne de communautés entières dépendait des importations de produits alimentaires en provenance de l'Inde et de l'Egypte. Même dans les provinces productrices de riz de la Chine côtière, la densité de population, au xvi c siècle, était telle qu’elle justifiait l'importation du riz cultivé sur les terres agricoles peu denses du Sud-Est asiatique. Pour les historiens de l’Asie, il va de soi qu'il existe un rapport étroit entre le capital, condition préalable au commerce lointain, et les marchands. Quant à moi, je ne vois pas clairement pourquoi les marchands, groupe social particulier, devraient également devenir propriétaires légaux, administrateurs et bénéficiaires du capital. Dans le passé, la communauté marchande asiatique assurait un grand nombre de fonctions capitalistes et, sous le poids des traditions sociales, légales et politiques, la séparation entre les marchands-capitalistes et les autres groupes de la société s'est perpétuée. Il existait, certes, un capitalisme pré-industriel au Proche-Orient, en Inde, en Chine et au Japon. Mais, dans ces nations commerçantes, les marchands et les banquiers ne pouvaient pas investir dans des activités d'intérêt public, protégées par la loi et encouragées par l'Etat. Les Européens qui plaçaient leur argent dans les titres émis par les républiques de Venise, de Gênes et des Pays-Bas couraient des risques financiers, mais ces titres étaient reconnus légalement et avaient valeur d'hypothèques. Ce n'était pas le cas pour les marchands indiens ou chinois qui prêtaient de l'argent aux élites dirigeantes ou qui les aidaient à convertir leurs impôts. Les marchands travaillaient pour le profit, mais contrairement aux bureaucrates et aux propriétaires terriens, héréditaires, leur position matérielle était instable.

Si, dans toutes les sociétés asiatiques, les autres facteurs de production, la terre et le travail, étaient divisibles — il suffisait de disposer d'un pouvoir d'achat suffisant pour acheter des terres et employer de la main-d'œuvre —, en revanche, le capital commercial et industriel restait entre les mains des seuls groupes mercantiles. Les dirigeants asiatiques ne semblent pas s'être posés la question de savoir si donner le droit d'effectuer des investissements commerciaux, rapportant à l'Etat un revenu permanent, n'était pas préférable au fait de taxer directement les marchands. Le capitalisme commercial en Asie avant 1800 est réellement puissant, mais non défini légalement et socialement mal compris. Le commerce sur longue distance de l'océan Indien était bien évidemment une activité capitaliste. La rémunération des tisserands, des fileurs, des éleveurs de vers à soie, des forgerons et des propriétaires de plantations d'épices était liée au mécanisme des prix régissant les transactions commerciales. Par ailleurs, l'Etat se préoccupe peu, en Asie, des relations entre négociants et producteurs. S'il est vrai que les marchands utilisent assez fréquemment la législation sur les contrats commerciaux et les dettes pour contrôler et contraindre les artisans, les fonctionnaires usent rarement de leur autorité pour soutenir les premiers, à moins que cela ne serve leurs propres desseins. En 1742, dans la ville-port de Surat en Inde occidentale, un conflit opposa le gouvernement aux tisserands de coton ; la communauté toute entière des tisserands hindous se mit en grève et refusa de respecter ses engagements vis-à-vis des marchands. Ceux-ci ne purent les forcer à retourner au travail. Ainsi, le capitalisme commercial asiatique ne pouvait pas se développer de la même manière que le capitalisme indus triel européen. Marx l'a bien compris-. D après moi, répète, ce concept de domination des artisans par les négociants n'est pas tout à fait adapté à la situation asiatique et il faut rechercher ailleurs que dans l'articulation des relations sociales et des forces de production la nature exacte des liens entre capital marchand et production industrielle.; Si les asiatiques ^interviennent directement dans la production industrielle, c'est pour répondre à des besoins commerciaux spécifiques que leur impose le marché : coûts relatifs, forme et caractéristiques des produits industriels, temps de livraison, transport et. finalement, approvisionnement en capital-travail et financement des risques commer-ciaux. En revanche, il est beaucoup plus difficile d'expliquer les mntivjtinnçH p. g. travailleurs industriels à passer dTun système de production locale à un système tournéjyejs les marchés interrégionaux et internationaux. Dans l’histoire industrielle de l’Europe, c’est la destruction du mode de production féodal qui fournit la réponse à cettenquggtTonrbe- .schéma applicable à42Asrenest--diff£i£iit^^’un côté, les grandes civilisations asiatiques ont développé, très tôt dans l’histoire, une production industrielle pour l'exportation et ont participé activement aux échanges commerciaux et éco- -nomiquesinternationaux. De l'autre, leurs économies locales dont la base est le paysan-fermier, étaient essentiellement tournées vers la production de biens de consommation courants. Ces artisans avaient atteint un certain équilibre économique et social, que reflète la dualité de leur statut de travailleurs industriels et d'agriculteurs. Si cette image d'un modèle statique est correcte historiquement, on ne comprend pas pourquoi les artisans auraient laissé les marchands les dominer. En fait, il est possible que l'image statique que l'on a du système asiatique de production locale soit totalement fausse dans le cas des activités industrielles. Il nous faut donc regarder quels sont les facteurs historiques qui ont pu influencer le mécanisme des échanges entre le commerce et l'industrie. Parmi les causes de l'émigration des artisans vers les villes, il y a l'expansion démographique et la rareté de la terre cultivable. Mais ce qu'il importe surtout de détecter, c’est l'étape historique pendant laquelle l'artisan, peu qualifié travailleur

temps plein, hautement qualifié. La division du travail pré- modërné est déterminée non seulement par les problèmes de coûts et de prix relatifs, mais aussi par les préférences sociales et les donsjn d i vi d uels_. C’est pour la qualité~ët la beauté des objets qu’ils produisent que la société récom-pense le tisseur de soie, le ciseleur d'ivoire ou le fabricant de porcelaine. ^ • Toutes les sociétés, quelle que soit leur échelle de valeurs, ^recherchent les produits hautement qualifiés. Les préféren- rces^He^cieïtMïïs^roupessociaux pour les objets de luxe y fabriqués loin de la sphère économique locale sont à la basel du commerce pré-moderne lointain. La consommation parl’aristocratie japonaise, de soie chinoise, au xvie siècle, a donné aux Portugais l'opportunité de créer un des réseaux commercianx-les plus rentables de l'Extrême-Orient. Cependant, les transactions sur les produits industriels de luxe n'expliquent pas à elles seules la spécialisation artisanale et l'entrée des artisans dans des relations marchandes. Un commerce actif et varié s'est développé dans toute l'Asie à partir des toiles grossières, de la poterie en argile cuite, des ustensiles de fer et de cuivre. Les gens ordinaires comme les gens riches achetaient ces biens courants nécessaires à la vie quotidienne. Au grand marché annuel des étoffes, qui se tenait à Djeddah et à La Mecque pendant la période du Hadj, les textiles bon marché de l'Egypte et de l'Inde occidentale constituaient le plus gros des ventes. Cette énorme demande industrielle a engendré un commerce maritime régulier et de grande ampleur et s'explique par un fait social évident : la tradition exigeait des pèlerins musulmans qu'ils revêtent des vêtements spéciaux, blancs, avant d'approcher le sanctuaire sacré. Il a été prouvé que le commerce des tissus du Hadj fournissait des emplois à de nombreux tisserands de coton des zones urbaines et rurales du Gujurat et du Deccan. Il est intéressant de noter que ces cotonnades spéciales exportées vers la mer Rouge étaient également vendues en grandes quantités sur les marchés internes de l'Inde. Ainsi, les travailleurs de l'industrie textile avaient le choix entre deux marchés pour écouler leur production. A l'appui de ce fait, il existe d'autres exemples. En Chine, les cotonnades ont été utilisées comme moyen de financement par le gouvernement : paiement de salaires en nature, fourniture de vêtements à l’armée, exportation de tissus dans les zones frontières du Nord, en échange des chevaux et du bétail des nomades. L’image d'une communauté villageoise, fermée sur elle- même et auto-suffisante, en parfait équilibre, séduisait les observateurs européens au xix e siècle. Ainsi, dans un passage célèbre, Marx a écrit : « Le mode de production (en Inde et en Asie) repose sur l'unité de la petite agriculture et de l'industrie domestique ; s'y ajoute en Inde la propriété commune des terres sur laquelle se fondent les communautés villageoises (système existant originellement en Chine). » Il est aujourd'hui prouvé que cette image a été créée par les historiens et les administrateurs coloniaux comme antidote à l'émergence de la société industrielle. Selon l'éminent anthropologue Marshall ShalinsT même à l'âge de pierre, valeurs d'échange et commerce faisaient partie intégrante de l'économie. Pour éclairer complètement mon point de vue, je vais tenter une généralisation hardie. Pour moi, l'artisanat industriel qualifié constituait une forme de travail entièrement différencieetune unité de production. L'artisan devait sa^aleursDciale^ajsa capacité de produire des biens exigeant une haute qualification. Il avait besoin pour cela d'une formâtiônlôngue et minutieuse aussi bien que de dons innés. La famille ou la caste de l'artisan potentiel fournissait le cadre nécessaire à la transmission de ces qualités. Ce qui a contraint de tels hommes à ne produire qu'à temps partiel des biens industriels et à se tourner vers l'agriculture pour accroître leurs moyens d'existence, ce sont des forces historiques de nature accidentelle — guerres, famines, épidémiesqui ont détruit la base sur laquelle reposait le commerce interrégional et international.. Les migrations des artisans d'une localité à l'autre, à la recherche de meilleures opportunités, sont constantes dans l'histoire de l’Asie. Au début du xixe siècle, quand le gouvernement Ch'ing ferme le port d'Amoy, les tisseurs de soie et les fabricants de porcelaine, attirés là par la clientèle des navires étrangers, émigrent rapidement

vers le Sud, en direction de Canton. Les migrations sont le moyen d'échapper aux désastres naturels, à l'oppression politique et à la raréfaction des opportunités économiques. Depuis quelques années, les historiens débattent de l’existence et de la prédominance d'un système de « putting- out » (travail à domicile à façon) dans les relations industrielles asiatiques, avant 1800.

Dans la période que nous avons étudiée, on trouve deux schémas d’organisation des marchés. Selon le premier, les producteurs indépendants travaillent à leurs risques et vendent leurs produits aux courtiers et aux grossistes à des pri librement négociés. Dans le second schéma, les travailleu reçoivent des marchands une avance en capital ou, plus rarement, en matières premières, et acceptent de fournir en échange une quantité convenue de biens à une date donnée. Les ouvriers, que ce soit pour le marché local ou l'exportation, ont besoin d'être informés à l'avance sur la nature et la quantité des biens à produire. Sur les marchés journaliers et hebdomadaires où les préférences du consommateur sont bien connues, les tisserands, les travailleurs du métal et les potiers peuvent normaliser leur production et se servir de l'expérience acquise pour contrôler les quantités et les prix. Mais quand il s'agit de produits spécialisés destinés àsont les marchands et lesjgrossistes qui assurent les risques. Le recours au système du contrat d'avance en argent dans la production des cotonnades, des soieries et de la porcelaine fine est très fréquent. Impliqués dans le processus de fabrication, les artisans avaient la compétence technique acquise pour choisir les meilleurs fils de coton et de soie, la meilleureterre, etc., ce qui n'était pas le cas des négociants ou des intermédiaires.

Le système du contrat d'avance utilisé en Asie se distingue du Verlagssystem ou putting out system de l'industrie lainière européenne au xvi e siècle. Il trouve son origine dans la structure commerciale des économies asiatiques et non dans le changement du mode de production ou des relations de domination. En conclusion, j'insisterai sur le fait qu'en Asie, ce sont les marchands et les négociants qui, depuis des temps fort éloignés, ont donné à la production industrielle prémoderne les moyens de _se développer de manière hautement différenciée P. FABRA. — Merci Monsieur Chaudhuri. Restons en Asie avec Monsieur Barun De, professeur à Calcutta, qui nous apporte des précisions sur la protohistoire du capitalisme indien.

Eléments endogènes du capitalisme indien

Barun DE. — Mon français étant très sommaire, je me bornerai à évoquer quelques pistes de recherche que l'historiographie indienne explore aujourd'hui. Le capitalisme indien est un concept très fortement relié à un présent qui n'est pas vu dans sa continuité avec le passé, et ceci pour des raisons historiques évidentes : l'impact de la colonisation. Or, on retrouve dans le découpage chronologique de l'histoire indienne, dans une époque qui va du vne siècle au xvne siècle environ, les caractéristiques d'une sorte de protohistoire d'un capitalisme indien qui ne serait pas seulement exogène, c'est-à-dire introduit

par la colonisation elle-même, mais qui serait endogène et qui aurait subi une évolution — ou une involution — ultérieure dans sa subordination au capitalisme colonial. L’historiographie indienne développe un ensemble de nouvelles recherches (certaines publiées, d'autres en cours de publication) qui mettent l’accent sur toute une série d’éléments extrêmement originaux, en général inconnus de l’historiographie européenne mais qui permettent des comparaisons significatives avec ce qui s'est passé dans l'Europe de la même époque : qu'il s'agisse de la forme d’accumulation de capital dans les corporations de l'industrie (ou par les banquiers Moultahani), qu'il s'agisse des réseaux de marchands opérant à l'échelle régionale, au Bengale, dans le Sud de l'Inde, le Deccan, le Rajastan... Industriels, banquiers et marchands pratiquaient une sorte de prêts aux artisans travaillant dans le cadre de petits ateliers mais dont la production était vendue sur un vaste marché. Il s'agit par exemple du textile, du salpêtre, de l'opium, de diverses drogues... On trouve donc là matières à développer des comparaisons avec l'histoire européenne. Je vous renvoie aux travaux de l'historien soviétique^Chi- chejffv sur les systèmes d'échanges côtiers et sur les systèmes cré"Easêcommerciale dans la plaine du Gange. Là encore, il s'agit d'une recherche en cours mais qui repère dans le sous- continent indien l'articulation entre production artisanale et distribution marchande à longue distance, exactement comme dans l'Europe de la même époque. Rappelons aussi les tensions entre les marchands « urbains » et la classe des grands propriétaires fonciers, notamment au moment des réformes des xvn e et xvme siècles et que, pour ma part, je proposerais d'examiner en terme de réaction féodale et tout à fait proche de l'histoire européenne. Signalons également que, même pendant l'époque coloniale anglaise, marchands et banquiers indiens se sont organisés pour maintenir des positions telles que, tout en étant dépendants par rapport à l'organisme colonial indien, ils ont pu néanmoins garder et contrôler un certain nombre d'activités importantes, dans les travaux publics notamment (constructions de routes et autres), où le système d’opérations sur commissions leur a permis d’investir dans la terre et de bénéficier eux-mêmes du transfert. Ils ont profité de la ruine de l’artisanat rural et urbain indien par la compétition européenne pour établir un réseau industriel dans les villes telles que Calcutta, Amelabad, Bombay, Dehli... C'est ce qui a donné à ce capitalisme indien d'origine endogène un caractère compradore, diraient les spécialistes de l’histoire du capitalisme. Ce très rapide exposé fait apparaître la réalité d’une continuité très profonde modifiée par une subordination des marchands et capitalistes indiens au système colonialiste mondial. P. FABRA. — Nous quittons l'Asie pour nous pencher sur « le développement tardif en Amérique latine », à travers l'exemple du Brésil — pays cher à à Fernand Braudel — que nous présente CelsoFurtado, ambassadeur du Brésil auprès de la C. E. E.

Capitalisme brésilien : croissance ou développement ?

Celso FURTADO. — Au Brésil, on accepte comme évident que le développement du capitalisme industriel a eu comme résultat une hétérogénéité sociale croissante. C'est donc une thèse inverse de celle qui a été évoquée ce matin. On sait certes que le capitalisme n'a pas éliminé les inégalités sociales — elles ont toujours existé et elles existent encore — mais il a entraîné une élévation réelle des salaires, parallèle à la progression de la productivité. Car le capitalisme n'a pas été seulement un processus de croissance, mais aussi un processus de développement : c'est l'évidence historique. Or, dans un pays à développement capitaliste tardif comme le Brésil, on n'observe guère cette tendance à l'homogénéisation sociale ; c'est pourquoi l'étude de ce cas particulier permet d'avoir une vision plus complète du développement du capitalisme moderne. L’industrialisation, facteur du développement du Brésil d'après-guerre, a été moins le résultat d'une politique délibérée que la conséquence indirecte des mesures prises occasionnellement afin de défendre les structures traditionnelles. C’est en achetant le café en grande quantité pour le stocker et le détruire que le gouvernement du Brésil a créé des conditions de demande intérieure et de protection contre l’extérieur qui ont rendu possible le grand essor industriel amorcé dans les années trente ; et c'est cette politique de défense du prix du café sur le marché international qui l'a conduit, dans les années cinquante, à adopter des mesures de discrimination entre importations « essentielles » et « non essentielles », qui ont finalement favorisé le processus d'industrialisation. Le fait que l'industrialisation ait été le sous-produit des tensions du secteur exportateur traditionnel a eu diverses conséquences négatives. C'est ainsi que l'effort de conversion nécessaire pour adapter l'infrastructure d'une économie exportatrice de produits primaires aux exigences de l'industrialisation n'a pu être réalisé en temps opportun. Un premier plan d'investissements d'infrastructures — le plan Salte (Santé-AlimentationTransport)—, élaboré immédiatement après la guerre, a échoué faute de capitaux. On a dû attendre 1955 pour que soit créée une banque de développement pour financer la reconstruction de l'infrastructure des transports et de l'énergie. De la même façon, ce n'est qu'à la fin des années cinquante qu'on s'est occupé des déséquilibres régionaux qui s'étaient aggravés en raison d'un protectionnisme indifférencié dont les régions pauvres font les frais. La conséquence la plus lourde de ce retard a été certainement l'aggravation de la concentration du revenu. L'élasticité de l’offre de main-d’œuvre, les subsides cambiaires et fiscaux à l’investissement en capital fixe y concouraient. En l’absence d’une politique fiscale adéquate, cette concentration du revenu s’est traduite, chez les classes à revenu élevé, par une forte propension à consommer alors que les conditions de vie de la masse de la population stagnaient. Ce processus d'industrialisation spécifique a certainement modifié la structure sociale du Brésil, mais il est aussi à l’origine de difficultés sur le plan politique. En 1930 encore, la structure sociale du Brésil n’était pas très différente de celle du siècle précédent, à la fin de l'époque coloniale. L’économie du pays était toujours fondée sur l'exportation de quelques denrées tropicales (café principalement) produites dans de vastes plantations et l'État continuait à tirer du commerce extérieur l'essentiel de ses ressources. Les 4/5ème de la population, vivant dans les grandes fazendas, étaient ainsi soumis à l'autorité directe des grands propriétaires terriens. Seule une partie infime de ces populations, concentrée dans les villes, participait à la vie politique à côté de l'oligarchie terrienne. Les élections se faisaient au scrutin public et n’avaient guère qu'une valeur symbolique. Les administrations, lors même qu elles dépendaient du gouvernement central, restaient sous le contrôle étroit des grands

seigneurs régionaux. Les gouvernements des Etats étaient les principaux porte-parole des intérêts des seigneurs et choisissaient le président de la République. Du reste, ceux qui se trouvèrent au pouvoir disposaient de tous les moyens pour s’y maintenir. Ce qui précède concerne encore le Brésil d'avant les années trente. Or l'urbanisation rapide des cinq dernières décennies — avec ses corrolaires : l'industrialisation et la croissance relative du secteur public — a bouleversé les fondements du système politique traditionnel. En raison du taux d'alphabétisation des zones urbaines, la majorité électorale a fini par échoir à la fraction de l’électorat sur laquelle l'oligarchie traditionnelle exerçait un contrôle beaucoup moins efficace. Perceptible dès 1946 avec la restauration de la démocratie représentative, ce changement s'accentue jusqu'au putsch militaire de 1964. De 1946 à 1964, le pouvoir exécutif appartenait à des éléments qui s'appuyaient sur un électorat relativement indépendant et conscient de ses intérêts. Cependant, cette nouvelle source de pouvoir politique n'a jamais été complètement reconnue par la classe dominante traditionnelle ; d’où ces tensions aiguës dont les manifestations extérieures les plus spectaculaires furent le suicide de Getu- lio Vargas (1954), la démission de Janio Quadros ( 1961) et la déposition de Joao Goulart par la force (1964). L’instabilité fondamentale de la vie politique brésilienne de ces dernières décennies s'explique par les modifications sociales que je viens de signaler. Face à une classe dirigeante anachronique, les groupes industriels n'exerçaient sur les centres de décision qu'une faible influence. En effet, l'industrie a été longtemps tributaire du secteur exportateur pour les devises nécessaires au paiement des produits intermédiaires et des équipements importés, et de l'Etat pour le financement de leurs investissements. Ajoutons enfin que le comportement même de la classe ouvrière privait la bourgeoisie industrielle d'une identité propre. A la différence de l’Europe du xixe siècle, le mouvement d'urbanisation au Brésil n'a pas été lié à une transformation accélérée de la structure professionnelle accompagnée d'un accroissement rapide du nombre des ouvriers de l'industrie ; il s'est produit par la formation d'une masse hétérogène. L'industrialisation n'a pas entraîné la désorganisation d'un artisanat séculaire. L'ouvrier brésilien de la première génération n'a pas eu conscience de connaître un processus de dégradation sociale. Issu d'un milieu rural très arriéré, il a eu tout de suite l'impression d'atteindre le premier échelon de la classe moyenne : d'où sa faible conscience de classe. Le secteur de la population urbaine dont la croissance a été la plus rapide — villes moyennes et grandes villes surtout — est constitué par des personnes sous-employées qui trouvent occasionnellement du travail non qualifié, dans les travaux publics en particulier. Le niveau de vie de cette population est notablement inférieur à celui qui correspond au salaire minimum légal défini pour les zones urbaines. On peut difficilement s'expliquer l'afflux régulier de ce type de population vers les villes sans tenir compte des caractéristiques de la structure agraire du pays. A l’exception de certaines régions, l'agriculture brésilienne pratique des techniques rudimentaires et ses prix de revient tendent à augmenter à mesure que s'épuise la fertilité naturelle des sols et proportionnellement aux distances qui séparent les régions agricoles des principaux centres de consommation. D'après le recensement de 1975, les minifundia dont la surface moyenne était de 3,45 hectares correspondaient à 52 % du nombre des établissements agricoles bien que leur surface ne représentât que 2,7 % de la surface agricole totale. Les moyennes et grandes exploitations ne mettent en valeur qu'une fraction des terres qu elles contrôlent, tandis qu'une grande partie de la population rurale s'entasse dans des exploitations minuscules. Entre le recensement de 1950 et celui de 1975, on constate un déclin de 25 % dans la surface moyenne des minifundia, alors que leur proportion dans le total des exploitations passait de 34 % à 52 %. C'est pourquoi le niveau de vie d'une grande partie de la population rurale ne s'améliore pas et que celle-ci recherche d'autres occupations dans les zones urbaines.

Ce bouleversement des fondements sociaux qui oppose à la classe dirigeante traditionnelle une masse urbaine hétérogène ne pouvait que conduire la politique brésilienne à une instabilité croissante qui favorisera l'intervention militaire de mars 1964. C'est parce que le gouvernement militaire n'a touché ni à la structure agraire, ni au cadre institutionnel qui conditionnent la répartition très inégalitaire des revenus que les données générales du problème sont restées inchangées. La croissance économique de la période du « miracle », en ajoutant à ces problèmes un considérable endettement extérieur et une concentration brutale des revenus, n’a pu que rendre encore plus difficile l’évolution vers des formes sociales plus stables. Ainsi, le Brésil reste dans le capitalisme moderne le cas exemplaire d'un pays où l'on a sacrifié le développement à la simple croissance économique.

P. FABRA.—Je remercie CelsoFurtado pour cette intervention et laisse la parole à un historien hongrois, LazloMakkai, qui va nous faire part de ses réflexions sur l'intégration de la technique dans l'histoire du capitalisme.

Techniquey science et société

Laszlo MAKKAI. — « Chaque relance économique ou sociale a son support technique » constate Fernand Braudel dans le premier volume de sa trilogie. La technique serait la reine, elle changerait le monde. « La technique, c'est toute l'épaisseur de l'histoire des hommes. C'est pourquoi les historiens, qui en sont les spécialistes, n'arrivent presque jamais à la saisir entièrement dans leurs mains »... ajoute Fernand Braudel, qui continue :«Y a-t-il une technique en soi ? »Sa réponse sera négative. Certes, les techniques au pluriel n’existent pratiquement, visiblement et palpablement que dans les exploitations agricoles, dans les ateliers des artisans et dans les établissements industriels, organisations plus dépendantes de relations sociales données que du progrès technique. Fernand Braudel le voit clairement, car il écrit : « La technique stagne ou progresse imperceptiblement d'une révolution à une autre, d'une innovation à une autre : tout se passe comme si on jouait à faire du freinage et ce sont eux dont j'aurais voulu souligner l'impact mieux que je ne l'ai fait. » Chacune de ces thèses pèse lourd et ouvre des perspectives nouvelles dans la recherche du rôle et de la place de la technique dans l'histoire des civilisations et en particulier dans l’histoire du capitalisme. Car, s'il y a freinages dans le progrès technique, il doit exister un progrès technique potentiel continu mais ralenti par des freinages et libéré par des révolutions. Ce qui signifie qu'il y a bien une technique en soi, comme l’épaisseur de l'histoire des hommes, mais qu’on ne peut la saisir entièrement sans s'intéresser non plus aux pratiques techniques mais surtout aux pratiques humaines, non plus à la contrainte mais surtout aux

aptitudes : à tout ce qui complète et renforce l'organisme biologique de l'homme par l'extériorisation de ses gestes de travail en instrument, et de sa pensée en langage articulé. C'est par cette extériorisation que le travail musculaire et cérébral se détache de l'individu et devient un objet qui peut être transféré, échangé et accumulé. Dans le cerveau se trouve la même information que celle qui est inscrite dans la mémoire et qui se transforme en objet par l'écriture, la typographie, le magnétophone et enfin le computer. Les informations entrent donc dans le domaine de la technique. Dans leur interaction, l'extériorisation du travail musculaire et du travail cérébral sont les moyens principaux de la socialisation humaine. Plus que toute autre longue durée de l'histoire, la technique a la plus longue durée en ce quelle est en même temps sujet et objet de i hominisation. On ne voit donc plus de raison de mettre en discussion la perpétuité et la continuité du progrès technique. Il y a toujours mille et mille innovations latentes et dormantes, en forme parfois de jeu et parfois d'utopies, écrit Fernand Braudel. C'est pourquoi il faut rechercher les origines des freinages qui interrompent ou ralentissent le progrès. Les freinages sont en premier lieu de nature sociale. Pour vaincre la résistance de certaines matières, il faut chercher une nouvelle source d’énergie et inventer l'instrument qui lui correspond. Sans contraintes démographiques ou sociales, le progrès technique stagne. Rappelons, pour exemple, le cas bien connu des Australiens autochtones qui, jusqu'à l'arrivée des colonisateurs européens, ne connaissaient que l'outil simple alors même que l'arc, type classique de l'outil composé, était inventé et diffusé partout dès le néolithique. On trouverait un autre exemple de la stagnation partielle du progrès technique dans les siècles qui suivent la peste noire de 1348-1351, c’est-àdire justement l'époque traitée par Braudel dans sa trilogie magistrale. Tant il est vrai que la révolution industrielle, bien que les mécanismes et les sources d'énergie nécessaires à sa mise en œuvre soient déjà inventés, parce que les conditions sociales n'étaient pas encore données. L’innovation technique a été détournée vers l'art militaire et vers le développement de la communication comme nous le montrent les grandes réalisations de l'époque : l'artillerie, l’imprimerie, la navigation, sans oublier le char à train avant mobile. Le capitalisme de cette époque est alimenté par la guerre et par le commerce, il s'approche de la périphérie des villes et des ports, va vers le marché d'échanges pour enfin le dominer. Les conditions économiques, sociales et politiques de cette domination sont bien connues, mais les conditions techniques ne le sont pas entièrement. Dans La Dynamique du capitalisme, Fernand Braudel écrit que « la science n est qu une superstructure tardive de la technique, en dépit du fait que, même balbutiante, elle y ait toujours été présente ». Or, au xviie siècle, la science cesse d'être balbutiante, et ceci à l'aide de la technique. En effet, les grands savants de l’époque, Galilée et Toricelli par exemple, étaient également de grands techniciens. Ils inventaient et construisaient leurs instruments de recherche, leurs pendules, le thermomètre, le baromètre, le télescope, tous instruments de mesure. Par la mesure précise de la matière et de l’énergie, n’arrive- t-on pas à la standardisation des mécanismes de la machine semi-automatique, puis automatique, condition sine qua non d'une production en masse, le vrai terrain du capitalisme ? « La technique est la reine », dit Fernand Braudel ; elle l'a toujours été, mais j’ajouterai en reprenant sa métaphore que « sans un mari royal : la science elle-même resterait balbutiante ». Le xvne siècle ne voit que l’époque de leurs fiançailles ; leur mariage ne sera célébré qu'au xixe siècle. « La révolution industrielle n 'est pas le résultat des progrès techniques » affirme Fernand Braudel et c'est vrai. Mais elle n’est pas non plus le résultat des progrès de la science, elle s’inscrit dans la mouvance de la révolution technique médiévale.

Le capitalisme n'a rien inventé de nouveau, mais il vient libérer la technique des freinages économiques et sociaux en raison de ses énormes capacités d'investissement et de son appétit insatiable à chercher et à trouver de nouvelles sources de profit. L’âge classique du capitalisme, c'est le temps du mariage bien-aimé par le capital qui réunit dans ses entreprises la recherche et la production. « Les oratoires disparaissent et les laboratoires apparaissent », dit Einstein. A ce moment- là, la technique est vraiment reine ; c’est elle qui change le monde, mais avec son mari, le « roi-science ». La révolution scientifique-technique d'aujourd'hui est l'enfant issu de ce mariage. La science est devenue technique dans les laboratoires et la technique est devenue science dans les écoles polytechniques. Mais il s'agit là de royaumes constitutionnels dont le parlement est la société. Pour Fernand Braudel, la société commande la technique et la science selon ses besoins. Oui, mais les besoins sont encore dictés par ceux qui sont au niveau supérieur de la hiérarchie sociale. Et ce sont, dès leur avènement, les capitalistes. P. FABRA. — Merci LazloMakkai de vous avoir fait partager vos réflexions sur ce vaste projet. ImmanuelWallerstein, Directeur du Centre Fernand Braudel de New York se penche sur l'œuvre de Fernand Braudel, sur l'apport de ses travaux pour notre connaissance du capitalisme.

Le capitalisme y ennemi du marché ?

I. WALLERSTEIN. — Il y a quarante ans, le rôle du marché dans le capitalisme paraissait assez clair. Le marché définissait le capitalisme non seulement en soi comme élément clef de son fonctionnement mais par rapport aux deux antithèses auxquelles il était d'usage de comparer le capitalisme : d'un côté, en amont, le féodalisme ; de l'autre, en aval, le socialisme. On tendait à présenter le féodalisme comme un système pré-marché et le socialisme comme un système post-marché. Il n'est plus possible aujourd'hui d'utiliser un tel schéma comme base d'analyse ; non pas que le schéma soit trop simpliste, mais il est nettement faux, au moins pour trois raisons : La recherche sur la société féodale s'est considérablement développée depuis 1945 ; elle nous a montré qu'on ne peut même pas la concevoir comme une structure fermée vivant exclusivement de l'auto-subsistance dans le cadre d'une économie dite naturelle. En réalité des marchés ont existé partout. Ils étaient très imbriqués dans la logique du fonctionnement de ce système historique. Evidemment, ce système présentait de grandes différences avec le capitalisme. La marchandisation ne tendait pas à devenir universelle ; les marchés étaient d'ordinaire soit très localisés, soit à longue distance, mais rarement « régionaux ». Le grand négoce était un commerce portant essentiellement sur des articles de luxe. Pourtant, le contraste avec ce qui interviendra ensuite dans le capitalisme devenait moins aigüe au fur et à mesure que l’on se mettait à repérer le phénomène de plus près.

De même, le socialisme vraiment existant a montré ces dernières années un certain penchant empirique pour le marché, et ceci de deux manières. En premier lieu, les analystes s’accordent de plus en plus pour dire qu'il n'est pas vrai que les pays dits socialistes ou communistes sont vraiment et définitivement sortis du marché mondial. Deuxièmement, au niveau national, presque chaque pays du bloc socialiste a connu un long débat intérieur sur les vertus d'une certaine libéralisation du marché intérieur ; un concept en est même né : le « socialisme de marché ». Donc la réalité féodale et la réalité socialiste contredisent l’ancien schéma théorique. Mais il est vrai aussi que la réalité capitaliste lui donne tort : c’est ici que l'œuvre de Braudel a joué un rôle capital. L’essentiel de sa récente trilogie estdedistinguer dans3a-Êeakté€apitaliste trois composaritësët de vouloir restreindre l'usage du mot « marché » à l’une des troisTEn particulier, il reformule la relation entre marché et monopole. Il était d’usage de voir concurrence et monopole comme deux pôles, en alternance pour ainsi dire, du marché capitaliste. Braudel les voit plutôt comme deux structures en lutte continuelle et, des deux, ce sont les monopoles seuls qu'il dénomme « capitalistes ». De cette manière, il inverse la discussion intellectuelle. Plutôt que de considérer le marché comme élément-clef du système capitaliste historique, il attribue ce rôle aux monopoles. Ce sont les monopoles dominant le marché qui constituent la singularité de notre système et qui le distinguent très clairement de la société mondiale — et peut-être même du système socialiste mondial éventuel, s'il en existe un. C'est une véritable révolution de perspective, trop peu soulignée jusqu'à présent. Adam Smith et Karl Marx partageaient certaines de ces vues. Une de ces perspectives communes la plus fondamentale fut de considérer comme normale la concurrence capitaliste — normale idéologiquement et normale statistiquement — et le monopole comme exceptionnel. Il fallait expliquer le monopole ; il fallait le combattre. Cette idéologie est encore très ancrée dans les esprits aujourd'hui — non seulement dans le grand public mais chez les spécialistes. Mais, statistiquement, il n'est pas vrai du tout que le monopole soit rare. Tout au contraire. Les évidences s'accumulent (il n’y a qu"à lire Braudel) : non seulement les monopoles ont toujours existé dans le capitalisme, mais ils ont toujours joué un rôle de premier plan. D'ailleurs ce furent toujours les plus puissants et les plus grands accumulateurs décapitai qui contrôlaient ces monopoles. Au point que touTëTeîTr aptitude à amasser sérieusement le capital reposait sur leurs capacités à ériger de tels monopoles. Il me semble qu’on peut tirer trois grandes leçons d'une lecture de Braudel ; toutes trois vont contre les idées reçues ou au moins contre l'opinion dominante. Commençons par la fameuse distinction entre les variétés de bourgeois ou de capitalistes : les marchands, les industriels, les financiers. Combien d'encre a coulé et coule toujours pour repérer la soi-disant dominance d’un secteur sur l'autre à tel ou tel moment de l’histoire moderne ? Combien de théories ont été élaborées, sur le modèle d'une sorte d'histoire naturelle, allant du capital marchand au capital industriel puis au capital financier ? Combien de confusions existent sur le rôle et l'existence-même des capitalistes agraires ? Et pourtant c'est un non-problème. Braudel montre clairement que les grands spécialistes cherchent toujours à tout faire : le négoce, la production, la finance. Ce n'est qu’en ayant pignon sur rue dans tous les domaines qu'on peut espérer y trouver des avantages monopolistiques. Ce ne sont que les ratés qui se spécialisent, qui ne sont que des marchands ou que des industriels. Donc la distinction à souligner n’est pas entre les marchands, les industriels, les financiers... maisentre les nonspécialisés et les spécialisés. Il existe une'très forte corrélation entre cette première distinction et la distinction grand- petit, mondial/local/national, secteur de monopole-secteur de

concurrence, c’est-à-dire entre ce que Braudel dénomme le capitalisme et ce qu’il dénomme le marché. Une fois cette perspective acquise, plusieurs autres non- problèmes tombent à leur tour : la datation de l'internationalisation du capital (les monopoles ont toujours été « internationaux ») et l’explication des multiples « trahisons » des bourgeoisies (le transfert du capital entre les secteurs suivent la logique des monopoles face à des conjonctures changeantes). L’explication de la soi-disant révolution industrielle en Angleterre, fin xvm e siècle, devient dès ce moment toute autre chose : comment expliquer qu’à ce moment précis on pouvait tirer assez de profits monopolistes de la production textile pour y attirer le_granefcapital ? La secondë-grandëleçon est moins spécifiquement brau- /îélienne ; néanmoins, ses écrits nous permettent de combattre une certaine résistance idéologique à admettre cette vérité : tout^monopoleest politique. On ne pourrait jamais arriver à mettre la main sur l'économie, à étouffer ou à cerner les forces du marché sans une caution politique. Il faut la force, la force de quelque autorité politique, pour créer des barrières non économiques d'entrée aux transactions économiques, pour imposer des prix immodestes, ou pour garantir des achats non prioritaires. L'idée qu'on pourrait être capitaliste (au sens de Braudel) sans l'Etat, voire contre l'Etat, est tout simplement farfelue. Je dis sans l'Etat, mais ce n'est pas obligatoirement l'Etat-même du capitaliste ; c'est parfois justement le contraire. Maic ci ppia t yj-flî( toute la signification des luttes politiques gauche-droite dans le monde moderne. Ce n est jamais, ça n a jamais été une lutte tournant autour de la légitimité d'une interférence étatique dans la vie économique. L'Etat est un élément constitutif du fonctionnement du système capitaliste. Le débat tourne simplement autour de qui seraient les bénéficiaires de l'action étatique immédiate. Une telle vision nous aide à démvstifier ces débats J

politiques. Finalement, Braudel nous permet de limiter l'enthousiasme à réserver aux avancées technologiques, thème cher à la majorité des acolytes de Smith et de Marx. Chaque grande avancée technologique redonne impulsion au secteur monopoliste."Chaque fois que le marché regagne du terrain contré les monopoles, en élargissant le nombre d'acteurs, en réduisant les coûts, les prix, et les profits, on (mais qui est cet « on » ?) cherche à faire un grand saut technologique, pour restaurer l'expansion de l'économie-monde capitaliste — et pour redorer le blason des grandes firmes capitalistes, en leur forgeant de nouveau un secteur fermé et hautement profitable pour encore 30 ans. J'ai fait l'éloge de Braudel. Je devrais maintenant souligner un danger de malversation qui existe dans l'utilisation de ses thèses. On pourrait très facilement les faire dévier vers un nouveau romantisme du petit libertaire contre le grand vilain contraignant. Et, de là. arriver à une vision néooujadiste du monde demeure un risque. Pour nous sauver, pour sauver Braudel d'une telle issue malencontreuse, je me permets de revenir au grand slogan de la Révolution française (pour rejoindre cet autre thème de Braudel, l'histoire de la France) : liberté, égalité, fraternité. On a toujours analysé cette - -

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trinité de mots comme trois concepts différents. Et, depuis presque 200 ans, on discute pour savoir jusqu'à quel point ces trois concepts sont vraiment compatibles l'un avec l'autre. Est-ce que la liberté et l'égalité ne conduisent pas au contraire de la fraternité ? Et ainsi de suite. Peut-être pourrait-on reconsidérer cette trinité à lalumière de l’analyse que Braudel fait du capitalisme. Si le marché, domaine des petits, domaine de la liberté, est en lutte continuelle contre les monopoles, domaine des grands, domaine de la contrainte, et que les monopoles n'existent que grâce à quelque activité étatique, ne s'ensuit-il pas que la lutte contre les inégalités à la fois politiques, économiques et culturelles n'est qu'une seule et même lutte ? Les monopoles dominent en niant les libertés et les égalités dans l'arène économique, en les niant en conséquence dans l'arène politique et tout autant — bien que nous n'en ayons pas discuté — dans l'arène culturelle. Etre partie prenante d'un monde du « marché » braudélien me semble en fin de compte lutter pour cette égalitarisation du monde, c'est- à-dire lutter pouHeslihertés humaines et. de là, pour la fratermte puisque la logiqugjüyne telle lutte ne permet pas l'existence des sous-humains. Et voilà la dernière entorse : il se peut que le triomphe du marché — dans le sens de Braudel —, n'étant pas le signe du système capitaliste, se révèle comme le signe du socialisme mondial. Quelle belle entorse ! Evidemment, nous entrons maintenant dans une discussion non plus du passé historique mais d'un avenir très difficile à construire. Et c'est là la dernière leçon que l'on pourrait tirer de la lecture de Braudel. Il ne sera pas du tout facile de faire triompher ce marché de Braudel. Dans un certain sens, l'histoire des 500 dernières années est l'histoire d'une défaite continuelle de ce marché. Le seul espoir que Braudel nous livre est que le marché, ou plutôt les gens qui le constituent, n'ont jamais accepté cette défaite. Chaque matin, ils reprennent la même lutte ardue pour contraindre ceux qui contraignent, en les sabordant économiquement et en minant leurs bases politiques essentielles. P. FABRA. —Merci, ImmanuelWallerstein. Votre intervention a soulevé un enthousiasme extraordinaire dans la salle ! Fernand Braudel va maintenant répondre aux questions qui lui ont été posées ce matin, directement ou indirectement, par les différents intervenants.

Pour une histoire économique

F. BRAUDEL. — Je commençerai par vous Paul Fabra. Vous avez essayé de mettre en cause ce qu'on appelle une économie-monde ; très rapidement, parce que cette expression ne fait pas partie du beau langage des économistes. A côté de moi, j'ai un sociologue, anthropologue, historien et économiste qui me défendra. ImmanuelWallerstein comme moi-même, nous entendons par « économie-monde » un monde qui constitue une économie en soi. Il ne_frmt pas confondre économie-monde avec« économie mondiale ». Mais il n’y a pas de raison que l’économie mondiale ne soit pas une économie-monde. Ce matin, vous m'avez dit : « Vous prétendez que dans toute économie-monde la périphérie est plus pauvre que le centre. » Aujourd'hui, il y a une économie-monde, c'est le monde occidental. Il forme une économie-

monde assez cohérente dont le centre est provisoirement à New York, si bien que l'Europe a une position non pas périphérique mais « péricentrale ». Alors Paul Fabra a eu un argument qu'il croit décisif et nous a dit : « Le niveau de vie de cette Europe semi-périphérique a rattrapé celui des Etats-Unis, ce qui est en contradiction avec ce que vous avancez. » Je ne trouve pas votre argument très bon car vous n'avez qu'une indication : c'est que le niveau de vie en Europe (et je veux bien que ce soit vrai de l'Allemagne, de la Suisse et même de la France, mais sûrement pas de l'Angleterre) se trouve au même niveau que celui des Américains. Mais il faut savoir si c'est un mouvement long, une réalité de longue durée, ou une réalité momentanée. Il faudrait savoir si cette dénivellation qui serait contraire à la règle du jeu, va durer ou ne durera pas. L'économie-monde se juge dans la longue durée. Je serais enchanté si vous me donniez la réponse. P. FABRA. — Cela me ferait plaisir de vous donner raison... F. BRAUDEL. — J'aime qu'on me fasse plaisir... P. FABRA. — Votre argument est très habile, parce que je ne peux pas y répondre et vous non plus. F. BRAUDEL. — Si, je peux y répondre ! Parce que les jeux ne sont pas faits. C'est dans cinquante ans qu'il faudra voir... P. FABRA. — S'il faut attendre cinquante ans pour voir... F. BRAUDEL. — J’ai beaucoup de patience, je peux attendre cinquante ans ! Il ne faut pas attaquer un collègue aussi charmant que Paul Fabra mais, sur ce point-là, il n'a tout de même pas tout à fait raison. P. FABRA. —J'admets. F. BRAUDEL. — Non, n'admettez pas trop facilement... car si l'économie-monde n'aboutit pas à des réalités structurales, c'est-à-dire de longue durée, il faut laisser de côté l'économiemonde. P. FABRA. — J'ai un argument qui serait peut-être une conciliation... F. BRAUDEL. — Non, j'aime bien qu'on reste sur ses positions... P. FABRA. —Si, dans l'économie-monde, domine un centre dont le niveau de vie est supérieur au monde qui l'entoure, et supérieur encore à celui qui est plus loin, cette dénivellation peut être due à l'intervention de facteurs exogènes, c'est-à-dire qui ne sont pas proprement économiques ; alors que les facteurs économiques vont, eux, dans le sens d'égalisation. Sur ce plan-là, le marché joue un certain rôle. Quand j'étais jeune journaliste, on discutait beaucoup du marché commun. A l'époque, le grand argument contre le marché commun était qu'on ne pouvait pas lier des pays très prospères comme le Bénélux et la Ruhr, et ceux qui étaient à la traîne comme la France, a fortiori l'Italie ; l'écart entre eux ne pourrait que s'agrandir ; Pierre Mendès-France, qui ne fut pas toujours prophète, prévoyait une émigration massive des ouvriers français vers la Ruhr. Or, je constate que cet écart s'est plutôt réduit. F. BRAUDEL. — Vous prenez le marché commun comme si c’était une économie-monde. C’est un fragment d'écono- mie-monde. Qui est le centre ? Certes, l'Allemagne de l’Ouest joue le rôle de partenaire supérieur aux autres, mais en raison de sa position par rapport à New York. P. FABRA. Il y a une chose qui me gêne dans votre argumentation. Si, dans cinquante ans, la dénivellation s 'est produite, c’est-à-dire que le niveau de vie de l'Europe occidentale est plus bas que le niveau de vie américain, vous aurez raison ; mais si c'est le contraire, vous direz simplement :« L'économie-monde a changé de centre. » Donc, vous pouvez avoir raison dans tous les cas. I. WALLERSTEIN. — Non, le problème ne se pose pas de cette façon. Il faut savoir si, d'ici cinquante ou cent ans, se produira un changement radical dans la structure de l'éco- nomiemonde. Vous, Paul Fabra, vous avez envisagé une sorte de convergence de standard de vie de toutes les sections, alors que la théorie de l'économie-monde capitaliste suppose le maintien de la hiérarchie, d'une polarisation. Que certaines régions changent de rôle ne change absolument

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rien à la structure. Si l'Europe devient plus importante que les Etats-Unis, tant qu'existent un centre et une périphérie, la théorie se maintient. Evidemment, la théorie explique aussi les raisons des changements de rôle. BRAUDEL. — Ce qui me surprend, Paul Fabra, c'est la façon dont vous employez le mot « exogène ». Vous avez l'air de dire que, quand des faits non économiques interviennent dans une économie, ces faits-là sont exogènes. De toute évidence, on peut dire que la position de l'Europe dans l'économie-monde dépend non pas de ce qui ne serait pas économique mais de l'ensemble économique. Le centre d’une économie-monde, c’est toujours une région supérieure aux autres. Cela ne veut pas dire que le niveau de vie moyen aux Etats-Unis est supérieur à celui de l’Europe. Une région supérieure est une région où les problèmes ne se posent pas de la même façon que dans une région périphérique ou semi-périphérique. Nous allons retrouver le même problème avec Gérard Jorland. Je le connais depuis longtemps et nous avons souvent discuté ensemble. Je n’ai jamais entendu un aussi bel exposé que celui qu'il a fait ce matin. Mais ça ne veut pas dire que je suis tout à fait d'accord avec lui. Il a employé un mot, et un mot qu'il a pris chez moi, celui de « tricherie ». La tricherie serait une des caractéristiques d'une superstructure qui, pour moi, est le capitalisme. Le capitalisme ne reculerait devant aucune tricherie. Il n'est pas raisonnable d’employer un mot — c’est moi qui l'ai employé, donc c’est moi le coupable — qui semble impliquer un jugement d'ordre moral. Le capitalisme n'est ni bon, ni mauvais, ni moral, ni tricheur, il est comme il est, et pour nous le problème n'est pas de le juger mais de le comprendre. JORLAND.—Je l'ai employé, mais précisément pour le critiquer. Vous employez à plusieurs reprises le terme « capitalisme est un jeu truqué ». BRAUDEL. — Le mot « truqué » est aussi, implicitement, un jugement. JORLAND. — Absolument ! BRAUDEL. — Disons que le capitalisme est un jeu différent. Dans les trois étages de l'économie, l'un joue aux dominos, l'autre au loto et le troisième aux dames. Les jeux sont donc différents. Je ne peux pas quant à moi dans ma vie ordinaire avoir un jeu comparable à celui des Rothschild. Les Rothschild ne trichent pas par rapport à moi ; mais je n'ai pas la possibilité de jouer comme eux. JORLAND. — Tout à fait, je suis entièrement d'accord...BRAUDEL. — Ne sois pas d'accord ! JORLAND. — Le but de mon intervention était de montrer que l’idée de penser l'économie en terme de théorie des jeux est très féconde ; car la différence entre jeu capitaliste et jeu d'économie de marché peut être reprise à travers la différence que la théorie mathématique des chances établit entre les jeux de pur hasard qui sont des jeux équitables et stables à long terme, et les jeux de hasard où entre — comme disent les mathématiciens — l'habileté des joueurs et qui sont des jeux instables. F. BRAUDEL. — Ta référence à la théorie des jeux est parfaite, car elle n'implique aucun jugement d'ordre moral. Revenons vers Paul Fabra. Il nous a dit que la concurrence sincère et transparente — pour parler comme les économistes allemands—, c'était ce que j'appelle le marché mais que la concurrence existait aussi au sommet — c'est- à-dire entre les grandes puissances capitalistes — parce que celles-ci doivent se plier aux règles tendancielles de l'économie politique. P. FABRA. — Vous soutenez que la concurrence est transparente à l'étage de ce que vous appelez, vous, le marché mais qu'elle ne l'est pas à l'étage supérieur. Ne pourrait-on, à la limite, soutenir le contraire ? En effet, la transparence n'existe pas beaucoup dans les

marchés rudimentaires : dans la plupart des marchés entrent de petites entreprises qui n ont même pas de comptabilité. Dans les grandes entreprises, on pourrait soutenir que la transparence est au moins égale. F. BRAUDEL. — C'est la transparence de la comptabilité, ce n'est pas la transparence du jeu. La comptabilité est une façon de reconstituer le jeu, c'est un document si vous voulez. P. FABRA. — Je dirai que l'étage supérieur sait se servir des lois du marché, les utiliser ; il comprend tout ce qu on peut en tirer et, de là à dire qu il les tire à lui, le pas est vite franchi... je ne le franchis pas. Je dis simplement que les multinationales ont parfaitement compris le fonctionnement du marché et qu’elles ont la capacité de répartir leurs investissements et leur production de façon à en tirer le profit maximum. Ce qui ne veut pas dire du tout qu'elles soient au-dessus des lois du marché et la crise que nous traversons aujourd'hui prouve à quel point elles sont vulnérables. F. BRAUDEL. — Oui, parce que vous voyez le mot « marché » à la fois au dernier étage et à l'étage moyen. P. FABRA. — C'est cette dichotomie en effet qui pose problème, car pour moi le capitalisme est une économie d'échanges et, par conséquent, une économie de marché. F. BRAUDEL. — Changeons le mot de marché. Donc, il y a une économie d'échanges — que je trouve transparente — représentée autrefois par les foires et les marchés, puis une économie d'échanges qui n'est pas transparente, représentée autrefois par les grands marchands d'Amsterdam, Venise, Anvers, Marseille, etc., qui utilisent des renseignements... P. FABRA. — Ce qui prouve tout simplement que le marché est encore imparfait, encore rudimentaire et que l'information n y circule pas. F. BRAUDEL. — Elle circule dans un monde assez restreint. P. FABRA.—Au fond, les grands économistes avaient tout de même compris l'évolution du capitalisme. Prenons celui que je considère comme le plus grand de tous, que vous n'aimez pas beaucoup d'ailleurs, David Ricardo. F. BRAUDEL. — Ah si ! Je l'aime celui-là ; celui que je n'aime pas c'est Jean-Baptiste Say. P. FA BRA. — Ricardo dit quelque part que tous les marchés sont monopolistiques, mais à court terme. La concurrence, selon lui, vient du fait que cette position de monopole ne peut être maintenue quand on est engagé dans l'échange. Certains peuvent conserver ce monopole longtemps, mais d autres quelques jours ou quelques heures seulement. I. WALLERSTEIN. — Mais le profit fait dans le court terme n'est pas conservé quelques jours seulement, mais plutôt quelques dizaines d'années. Prenons l'exemple de l'acier. Il y a cent ans, l'acier était une production très monopolistique ; le mot de « cartel » provient justement de cette expérience. Certaines grandes firmes avaient le monopole de cette production et en retiraient un énorme profit. Mais la demande correspondait à un marché tellement vaste que tout le monde s'est mis à produire de l'acier : une Inde d'abord, puis une Corée du Sud. En conséquence, une situation de véritable concurrence s'est installée et les grands firmes américaines, françaises, anglaises, japonaises, ont renoncé à l'acier devenu moins rentable et l'ont laissé aux autres. Aujourd'hui, les ordinateurs restent encore un monopole, demain ce sera la biotechnologie ou autre. Pour avoir un grand profit, on met en péril le monopole mais, au moment où on le perd, on a déjà accumulé du profit. F. BRAUDEL. — Le langage de Wallerstein est le mien, mais n'est pas le vôtre, Paul Fabra. Le mot de « marché » vous aide à contredire ce que nous affirmons, mais pas à nous comprendre. P. FABRA.—Il ne m'aidepas à vous contredire, mais plutôt à recentrer ce que vous dites et qui, dans cette perspective du long terme que vous avez choisie, ne contredit pas absolument les lois du marché. L 'exemple de l'acier, examiné sur cinquante ou même cent ans, montre que finalement ce jeu implicitement reconnu par Ricardo — d'abord le monopole, ensuite le marché — se reproduit. m

I. WALLERSTEIN. — Ca reproduit le monopole ! D'ailleurs les grands accumulateurs... P. FABRA.—Les grands accumulateurs ? Un certain nombre de producteurs d'acier ont perdu quelques plumes parce qu'ils n 'ont pas la science infuse. F. BRAUDEL. — Prenez le cas de la révolution industrielle. C'est un phénomène qui ne se produit pas tout en haut de l'économie, mais assez bas et même quelquefois très bas. La révolution textile s'organise presque d'elle-même, s’autofinance et ce n'est que vers 1830 que le capitalisme londonien mettra la main sur l'industrie textile. Quand il s’aperçoit que le textile ne rapporte plus suffisamment, il le laissera tomber pour s'occuper des chemins de fer. Ce qui caractérise pour moi le jeu supérieur de l'économie, c'est la possibilité de passer d'un monopole à un autre. Paul Fabra vient de rappeler que le long terme m'intéresse. Ce n'est pas parce que je m'y intéresse que le long terme est d'une valeur exceptionnelle, mais parce qu'il est l’histoire profonde de l'humanité et que c'est par rapport à cette histoire profonde que toute l'histoire se structure. Le long terme, ce sont les axes de coordonnées que j'ai tracés et c'est par rapport à eux que je poserai tel ou tel problème. Un monopole vous abandonne ? Eh bien on en trouve un autre ! C'est la mort du capitalisme, du grand-père et du père, mais pas du capitalisme du fils ou du petit-fils. L'avantage et la supériorité du capitalisme, c'est la possibilité de choix. Nous, les non-spécialisés, nous sommes dans nos affaires, nous n'en sortirons pas, nous sommes en train de plonger. Quant aux multinationales, elles ne représentent pas aujourd'hui un « chef d'œuvre » de dynamisme, mais plutôt une sorte de plafonnement des entreprises du dernier étage de l'économie. Les grandes entreprises ne sont jamais à l'origine des changements techniques les plus profonds. Ces changements-là partent de la base. Les grandes entreprises les connaissent d'ailleurs mais ne les utilisent pas aussi longtemps que la technique ancienne leur permet d'avoir un certain profit.

La révolution industrielle du Moyen Age ?

Je vais aller un peu taquiner mon ami Laszlo Makkai. Laszlo, tu m’as fait tellement de compliments que j'ai envie de te chahuter. Ce n'est pas raisonnable... Tu n as pas cherché, comme certains économistes français et non- français, les origines sociales de l'innovation. Tu es médiéviste, et les médiévistes sont en train de nous en jeter plein la vue avec la révolution industrielle du Moyen Age. Tu y crois à la révolution industrielle du Moyen Age ? L. MAKKAI. — Oui mais à une révolution technique. F. BRAUDEL. — Moi, je n'y crois plus. La révolution industrielle, celle du xvm e siècle, c'est une véritable révolution industrielle, parce qu'elle en a mis une en orbite, puis une autre, puis une autre. Autrement dit, il n'y a de révolution industrielle que quand la novation est telle qu elle en entraîne une succession. Les moulins à vent et les moulins hydrauliques ont été reproduits et perfectionnés mais la « révolution » est restée en place. C'est comme si aujourd'hui nous en étions restés aux novations du travail des textiles en Angleterre, ou bien de la fonte au coke. Alors que la révolution industrielle du xvme siècle n'aboutit pas à un équilibre quelconque ; l'équilibre est rompu presque de lui-même.

L. MAKKAI. — Selon moi, les origines sociales de l'innovation sont à l'origine du progrèsmême, du progrès tech- nique-même et le progrès technique est une chose en soi. Ce qui est social dans l'évolution technique, ce sont les freinages. F. BRAUDEL. — Oui, mais aujourd'hui, malheureusement, il n'y a plus de freinage, ou très peu. Une innovation attend encore trois ou quatre ans, puis explose... L. MAKKAI. — Oui, dans les temps de crise comme aux xi e, xvme et xixe siècles, car les freinages sont beaucoup plus importants que l’évolution même de la technique. L'évolution technique va de soi. C’est une donnée biologique. Dès qu’il y a organisation, il y a innovation. Vous- même avez écrit qu’il y a toujours dans l’histoire des milliers de possibilités d’innovations à l’état latent. Ainsi Héron dans l’Antiquité ou Léonard à la Renaissance... Ce sont des utopies, des jeux qui se révèlent dans une situation sociale. Le rôle du capitalisme dans le progrès technique, c’est seulement de libérer la technique de ces freinages sociaux. P. FABRA. — Si j'ai bien compris l'objet du débat, c'est de savoir si la révolution industrielle et technique du Moyen Age est comparable à celle du xvme siècle. F. BRAUDEL. — Le collier d'attelage, le collier d'épaule ou le gouvernail d’étambot ne sont pas des initiatives cohérentes qui créent un monde économique nouveau. Il n’y a, selon moi, de véritable révolution industrielle que lorsque celle-ci est assez puissante non seulement pour briser un équilibre ancien, mais aussi pour ouvrir la porte à une dynamique de transformation. P. FABRA. — Le mot « révolution industrielle » est une métaphore, donc a ses limites. Mais les faits ont donné leur réponse. Il est certain que ce qui a commencé il y a deux siècles continue aujourd'hui et va en s'accélérant. Pouvons- nous constater dans l'histoire de l'humanité, telle que nous la connaissons, quelque chose de comparable ? F. BRAUDEL. — Pour Lévi-Strauss, il n'y a que la révolution néolithique. Cette discussion pourrait continuer longtemps, mais je voudrais dire à mon ami Makkai que si, lui, s'intéresse aux freinages, moi, par esprit de contradiction, je m'intéresse aux accélérations. Aujourd'hui on ne nous demande plus notre avis, la société ne filtre pas longtemps les innovations. La robotique, par exemple, est en train d’envahir la vie industrielle!

Capitalisme9 structure caméléon

Je n'ai que des amis ici, et je me conduis vis-à-vis d'eux d'une façon déplorable : au lieu de leur donner raison. j'essaie de leur démontrer que c'est moi qui ai raison. Alberto Tenenti, vous avez fait une magnifique démonstration dont je ne suis pas sûr d'avoir compris exactement la portée. Vous m'avez dit :« Il y a une succession de capitalismes. » Je vous rappelle que Marx a beaucoup hésité sur la date du début du capitalisme. Il l'a placée au xvi e siècle à cause de la mise en service des grandes routes de l'Atlantique, mais il s'est demandé également si, au xn e ou xme siècle, il n'y avait pas dans les villes italiennes la montée d'une sorte de capitalisme. Si je ne me trompe, Alberto Tenenti, vous m'avez accusé de m'être servi du modèle ancien pour parler des réalités nouvelles.

A. TENENTI. — Non, je n'ai pas commis ce péché, mais j'en ai commis d'autres : je vous ai demandé pourquoi vous insistiez sur le fait que le capitalisme n'a qu'un modèle... F. BRAUDEL. — Tu l'as dit : « n'a qu'un modèle ». A. TENENTI. — C'est vous qui l'avez dit. F. BRAUDEL. — Tu prétendais ne pas l'avoir dit... Non, il ne faut pas être si subtil dans la défense. Tu l'as dit ou tu ne l'as pas dit ? A. TENENTI. — Je vous ai cité. Je l'ai dit en vous citant. F. BRAUDEL. — Tu as dit qu'il n'y avait qu'un modèle. A. TENENTI. — Non, entendons-nous. J'ai dit que vous proposez un modèle pour comprendre le capitalisme, et que votre explication se présente comme un modèle. Je n'ai pas dit qu'il n'y a qu'un seul modèle pour le capitalisme. J'ai dit que vous prétendez que le capitalisme n'a qu'un modèle fondamental qui est toujours le même. F. BRAUDEL. — Oui, mais n'oublie pas qu'il faut souligner les idées importantes à l'encre rouge. Ce que j'ai prétendu c'est qu'il y a un modèle fondamental du capitalisme. A. TENENTI. — Oui, mais où le situez-vous dans le temps ? F. BRAUDEL. — Laisse-moi d'abord le définir tel qu'il est pour moi. Si le modèle dont je me sers pour expliquer le capitalisme est le même à l'époque de François I er, de Falliè- res, ou du président René Coty, il faut qu'il y ait tout de même des coïncidences. Or, moi je prétends qu'il y a des coïncidences. Pour moi, il n'y a capitalisme que : — quand il y a superstructure, (et de un) ; — quand il y a un petit nombre d'acteurs, (et de deux) ; — quand il y a pour ces acteurs une possibilité de choix, c’est-à-dire qu'ils peuvent abandonner telle chose pour en faire telle autre, (et de trois). Car ce qui caractérise un capitaliste d’aujourd'hui comme un grand marchand d'hier, c'est qu'il ne fait jamais la même chose. A. TENENTI. — Vous donnez à la révolution industrielle une grande importance et néanmoins vous avez l'air de dire qu'elle n'a pas changé la nature essentielle et fondamentale du capitalisme. Donc, d'après vous, ce n'est pas la révolution industrielle qui marque le début du capitalisme. F. BRAUDEL. — C’est une idée marxisante. A. TENENTI. — Non, c'est la vôtre. F. BRAUDEL. — Non, tu défends l'idée marxisante que la révolution industrielle met en place un capitalisme violent ; ce qui est vrai si ce n'est que ce capitalisme violent obéit aussi aux règles anciennes. A. TENENTI. — C'est justement sur ce point que je vous demande une explication car j'hésite à admettre que l'époque dans laquelle nous sommes entraînés est telle que le capitalisme antérieur puisse être mis sur le même plan. F. BRAUDEL. — J'ai pris l'exemple du capitalisme français avant les années 1850, pendant la période de la monarchie de Juillet : l'industrie française est en train d'assimiler, avec succès d'ailleurs, les transformations techniques de l’industrie anglaise. Cela se produit à l'époque de la Restauration, puis à l'époque de Louis-Philippe. Les industriels ne peuvent pas trouver de crédits en dehors d'euxmêmes. Ils sont obligés de financer mutuellement leur « autofinancement ». Cet autofinancement s'organise d’une façon assez claire : les industriels se passent entre eux des marchés et se paient avec un certain délai, si bien que, par ces échanges, ils permettent et la vie des entreprises et le financement. Jusqu'au moment où l'on voit s'installer chez nous la haute banque qui ne s'en va pas tout de suite vers l’industrie. Ce n'est que vers les années 1850-1860 que la grande banque s’intéressera à l'industrie, qui, de ce fait, changera en quelque sorte de nature. Dans la mesure où le capitalisme est pour moi une superstructure, cette superstructure pousse des prolongements vers le bas, elle ne vit pas dans l'isolement, elle ne

vit pas loin des autres. Il y a des moments où le capitalisme est plus épais en quelque sorte, plus important et où il a raison contre l’économie de marché. Sommes-nous d'accord ? I. WALLERSTEIN. — Nous sommes d'accord. F. BRAUDEL. — C'est bien ennuyeux, tout le monde est d’accord avec moi sauf un de mes meilleurs amis, Alberto Tenenti. A. TENENTI. — J'ai voulu simplement savoir jusqu'à quel point vous étiez d'accord avec vous-même. F. BRAUDEL. — Il ne suffit pas d'être d'accord avec soi- même pour avoir raison. Il s'agit d'être d'accord avec la réalité. Il s'agit de savoir si le modèle dont je me sers est un modèle utilisable ou non. A. TENENTI. — J'avais quelques doutes sur le fait que ce modèle soit également utilisable pour toutes sortes d'écono- mies-mondes ou de capitalisme. La différence d'échelle et l'impact socio-politique atteignent à un moment donné une différence telle qu'il faut se poser la question : peut-on mettre sur une même ligne le capitalisme d'avant la révolution industrielle et le capitalisme d'aujourd'hui ? Ou bien au contraire n'y a t-il pas là un tournant qui casse cet alignement ? F. BRAUDEL. — Le capitalisme tel qu'il est en train de se constituer à travers le monde ressemble à celui de l’époque de Napoléon III. Il en diffère aussi, certes. Le capitalisme est caméléon par structure ; les caméléons changent de couleur, mais ce sont toujours des caméléons. I. WALLERSTEIN. — Vous évitez un peu la question... F. BRAUDEL. — Bien sûr ! Mets-toi à ma place... I. WALLERSTEIN. — Dans l’histoire de la planète, il y a eu plusieurs économies-mondes, et chacune d'entre elles contenait une sorte de capitalisme naissant. Mais une seule économiemonde a réussi à se maintenir à travers le temps et à approfondir une structure capitaliste. Elle est finalement différente de toutes les autres économies-mondes parce qu’elle a survécu pendant une durée suffisamment longue pour faire s’épanouir la structure véritable du capitalisme.

Capitalisme et économie-monde

F. BRAUDEL. — ImmanuelWallerstein et moi-même avons discuté des heures ensemble. Nous n'étions pas d'accord et j'avais la conviction de l'avoir convaincu. Je m’aperçois avec regret que tu restes quoi qu’il arrive d'accord avec toi-même... I. WALLERSTEIN. — J'espère aussi avec la réalité... F. BRAUDEL. — Je n'en sais rien. Si l'on pouvait recommencer l'histoire, remettre les choses en place et voir comment ça se passe, l'histoire serait une science et elle ne l'est pas. La grande différence entre Immanuel et moi vous intéressera certainement. Il suit les leçons de Marx et il prétend que le début de la biographie du capital, c'est le xvi e siècle, c'est la dépendance d'une région périphérique — avec les esclaves, les mines, les plantations...

— au bénéfice d'une Europe qui va s'enrichir au détriment des autres. Il prétend qu'il y a une économie-monde européenne à partir du xvie siècle et que cette économie-monde n'est possible que grâce au capitalisme. C'est bien ton idée ? I. WALLERSTEIN. — Non, parce que vous avez dit : « cette économie-monde n'est possible que grâce au capitalisme », alors que je dit « l'économie-monde en soi doit avoir une structure économique qui s'appelle capitalisme ». Il y a dix ans, je n'admettais pas l'existence de ces multiples économies-mondes et vous êtes arrivé à m'en convaincre. Aujourd’hui j'accepte l'existence, avant le xvie siècle, de ces économies- mondes, mais je crois que chacune. en raison des contradictions internes de sa structure même, s'est soit désintégrée, soit transformée en un empire-monde. Pour une raison curieuse et qu'il faut expliquer, ce n'était pas le sort de cette économie-monde qui s'est construite au xvi e siècle ; en conséquence, c'est à partir de ce moment-là que le véritable capitalisme s'est épanoui. F. BRAUDEL. — Il y a un capitalisme en Europe dès les foires de Champagne, avec des lettres de change, des avances de capitaux, etc. Mon argument — il va vous faire sourire — est le suivant : j'ai lu beaucoup de livres de biologie ; inutilement, parce que je les comprends sur le moment, mais ensuite, quand je veux les incorporer à mes travaux, ils glissent comme de l'eau entre mes mains, sans que j'arrive à les maîtriser. Mais il y a une expression que j'aime : Y évolution biologique — qui risque de ressembler à l'évolution historique — est irréversible. C'est-à-dire que quand une chose s'est produite, le point A, on passe au point B et on ne peut aller de B en A. Exemple : les mammifères ont été autrefois des êtres vivants dans les milieux marins, ils ont pu passer d'êtres marins à des êtres terrestres, mais on n'a jamais vu une évolution en sens inverse, on n'a jamais vu un mammifère redevenir un être marin. Si c'est vrai, il faut que, dans l'évolution biologique de l'être marin à l'être terrestre, l’être terrestre préexiste. Donc si l'évolution ne se fait pas absolument au hasard, le capitalisme qui émerge d’une façon violente au xvie siècle devait préexister d'une façon virtuelle, potentielle. Peut-on chahuter un ancien ministre, un économiste de talent et un ambassadeur du Brésil ? Celso, dis-nous de grâce, si ce que tu connais de la poussée du capitalisme à travers le Brésil donne un petit peu raison aux uns, aux autres, et surtout à moi-même ? C. FURTADO. —Je voudrais participer à cette discussion passionnante autour du capitalisme de marché, non seulement à partir de l'expérience que j'ai de mon pays, mais aussi des années que j'ai passées ici à proximité de Fernand Braudel. Il me semble que nous utilisons les concepts d'une façon un peu vague. Pour nous, le terme de « marché » peut recouvrir des faits très différents. Evidemment, le marché n'est pas l'échange et Braudel a raison de dire que l'échange a toujours existé. Même le sauvage du Brésil échange, et avec des techniques très sophistiquées ou dans des rapports personnels, on établit des échanges. Mais le marché, c'est un échange complexe qui est lié à l'existence de la monnaie, non seulement la monnaie que nous connaissons, mais aussi les formes indirectes de monnaies. A partir du moment où la monnaie existe, la nature du marché se transforme ; la monnaie s'installe dans le processus. Mais ce n'est pas tout. Car dans l'évolution du marché, on a vu en Europe, et en Europe seulement, la création généralisée du marché des terres et du marché de la main-d'œuvre. A ce moment-là, toute la conception de l'échange évolue parce que le marché classique est basé sur l'échange de marchandises ; c'est un marché horizontal. A l'époque du marché horizontal, le système de production était programmé par la société. La société installait chaque personne dans une position fonctionnelle dans le système de production. A partir du moment où il y a généralisation du système du marché, de la maind'œuvre que l'on achète et que l'on vend, en conséquence la possibilité d'introduire la rationalité ou le calcul va avancer très rapidement ; et c'est là que le capitalisme s’implante. Certes, le capitalisme a toujours existé, je suis d'accord avec Braudel sur ce point-là dans la

mesure où, dès qu'un pouvoir quelconque existe dans un marché, le capitalisme existe parce qu'il existe un échange inégal. S'il existe un échange inégal, c'est en raison du phénomène, que François Perroux a bien expliqué, de domination. La domination vient de l'innovation, de l'information et de beaucoup d'autres choses. Or, à partir du moment où la généralisation du principe de marché s'installe, le phénomène de domination va s'élargir et se généraliser. Le capitalisme, toujours plus ou moins présent dans la société, va alors se transformer en une forme dominante d'organisation de la production ; alors qu'au Moyen-Age personne n'aurait imaginé qu'une organisation de production de type capitaliste est prédominante. C'est la prédominance de ce type d'organisation de la production qui va déclencher le processus d'accumulation qui, pour d'autres raisons complexes liées à l'histoire de l'Europe, va engendrer et créer la révolution industrielle qui va marquer notre époque. Je finirai par une observation concernant la technologie. Je suis tout à fait d'accord avec Makkai : la technologie existe d'une façon presque virtuelle dans toutes les sociétés. Mais sa matérialisation est liée, Braudel l'a bien dit, à des incitations sociales. Car ce qui est essentiel et qui va déterminer notre époque, c'est que l'incitation au développement de la créativité technologique provoquera parallèlement un processus d'accélération et d'intensification du développement économique. Si notre époque est marquée par ce phénomène d’accélération de la technologie, c'est qu'il dépend aussi du phénomène d’accumulation rapide et de marché généralisé. F. BRAUDEL. — Celso. je t'ai demandé un appui amical. Tu aurais dû dire : « Braudel a parfaitement raison, le capitalisme brésilien tient au creux de la main. » A Sâo Paulo, la capitale vivante du Brésil, on les appelle les gran-finos. Tu sais ce que ça veut dire ces « grands fins », ces gens distingués que j’ai connus en 1939, qui recevaient d une façon extraordinaire et qui représentaient à eux seuls des richesses fabuleuses. Ils ne sont peut-être plus les mêmes, mais il y a là déjà une conjoncture qui est tout à fait en ma faveur. Mais il y en a une autre : c’est ce partage de l'économie selon la prépondérance de l’espace, selon les dénivellations de l'espace. Tu sais mieux que personne que, longtemps, il y a eu le littoral brésilien qui est extrêmement vivant, puis l'intérieur, le sertao, qui ne l'est pas. C'est un système d'écono- mie-monde ! C. FURTADO. — J'applique au Brésil votre idée de la longue durée. Dans le développement d'une phase d'une civilisation déterminée, comme ici en Europe, certains facteurs jouent un rôle essentiel. Au Brésil, ce facteur, c'est la dépendance extérieure. On ne peut pas comprendre la longue durée du Brésil si on ne part pas de cette caractéristique du système : la dépendance vis-à-vis de ceux qui commencent le processus et qui arrivent de l'extérieur. Revenons à l'explosion technologique aujourd'hui. D'où vient la demande de technologie ? C'est évidemment un processus mondial qui dynamise la demande de technologie. Mais ce n'est ni la seule, ni la vraie réponse. Qui a financé l'explosion technologique dans l'électronique et beaucoup d'autres secteurs dans les trente dernières années ? Nous sommes donc dans une phase de la civilisation où ce qui commande le processus de créativité technologique est alimenté par des budgets militaires dont les objectifs ne sont pas la construction d'une civilisation plus juste que la nôtre. F. BRAUDEL. — Merci Celso, je remercie Votre Excellence et j'essaie d'avoir une autre querelle. Immanuel, aide- moi un peu. Explique pourquoi l'Etat est indispensable au capitalisme, et puis, moi, je te répondrai le contraire.

Etat et capitalisme

I. WALLERSTEIN. — Je prétends que dans un système d’économie-monde capitaliste, on ne peut pas arriver à avoir un monopole, ou quelque chose d'approximatif sans l’aide de l’Etat. Cette aide prend différentes formes. Soit l’Etat établit formellement le monopole : il brise les concurrents à l’intérieur du pays ou à l'extérieur ; soit l'Etat aide à la création des nouvelles technologies et laisse ensuite aux capitalistes la liberté d'en profiter. L'Etat a plusieurs possibilités pour aider les grands accumulateurs de capital à installer leurs monopoles provisoires. Je lisais l'autre jour dans un rapport statistique que le Brésil est le troisième Etat du monde pour ce qui concerne la production des ordinateurs. Les Etats-Unis s'inquiètent de cette évolution. Donc, la force de l'Etat américain est utilisée à briser un certain protectionnisme brésilien, qui arrive à créer une sorte de concurrence réelle. L'Etat américain réussira-t-il à aider les compagnies américaines à briser cette situation ? Je ne sais pas mais, en tout cas, on ne peut pas être IBM sans l'Etat américain. Le capitalisme n'est pas indépendant de l'Etat : il l’utilise ou le contourne. F. BRAUDEL. — Voyez-vous Immanuel, la société se partage en deux : la société politique et la société civile. Aujourd'hui, si on s'en tient au revenu national, la France est divisées en deux : cinquante pour cent de l'Etat et cinquante pour cent pour la société civile. Je ne dis pas que la société civile soit le capitalisme. Mais, si l'on va se perdre dans le fond des temps, on s’aperçoit qu’il ne peut y avoir de capitalisme dans un pays où l’Etat a été primitivement trop fort. La royauté française a toutes sortes de mérites et même ceux qu’on ne lui a pas attribués : elle a empêché le développement capitaliste de la France, notamment à l’époque de Louis XIV. Au temps de Samuel Bernard, on aurait dû créer une Banque de France. On ne l’a pas fait, parce que les capitalistes ont peur d’une seule chose : c’est que le gouvernement qui saisit la richesse française par l'impôt, ne soit un jour ou l’autre déloyal vis-à-vis du capital de la banque. S'il y a eu une poussée du capitalisme en Europe et même en France — parce que la France n'a pas été épargnée — c'est qu'à un moment donné de l'histoire, les circonstances ont permis la destruction de l'Etat par la société civile : c'est la féodalité. Elle^a,démoli d'unejaçon merveilleuse l'Etat. Certes, on trouverait aujourd'hui une féodalité nouvelle tout a fait insupportable, mais l’Etat tel qu’il existe serait détruit. Un pays où il n'y a pas eu un système de démolition préalable de l'Etat, qu'il s'appelle féodalité ou non, n'a jamais réussi son essor capitaliste ; la Chine en est un parfait exemple. En revanche, le Japon a eu sa féodalité, a démoli son Etat, et au milieu de ses décombres, comme une fleur — vénéneuse ou charmante — le capitalisme a pu se développer. P. FABRA. — Nous passons maintenant aux questions de l'auditoire qui m'ont été transmises par écrit. Une d'entre elles prolonge le thème que nous venons d'aborder à l'instant et s'adresse à Monsieur Furtado : « La situation actuelle du Brésil résulte-t-elle du capitalisme ou de l'influence de l'autorité d'un Etat qui n'a pas su réaliser les réformes et les arbitrages nécessaires ? » C. FURTADO. — J'ignore si la personne qui pose cette question fait référence à la dette brésilienne ou à d'autres problèmes. La situation actuelle du Brésil est très complexe et l'Etat brésilien n'est pas indépendant des institutions sociales brésiliennes. On ne saurait imaginer un Etat axé sur le développement industriel et sur la transformation, alors même que les vieilles structures, ancrées sur les structures agraires, ont le concours de cet Etat. L'industrialisation du Brésil s'est effectuée en relation avec la désorganisation de l’économie traditionnelle liée à la crise mondiale depuis 1929. La

transformation profonde qu'a connue le Brésil ces dernières années concerne l'organisation sociale, l'urbanisation, elle-même résultat de l'industrialisation. P. FABRA. — Trois autre questions s'adressent aux historiens indiens. La première : les villes indiennes ont-elles joué, dans le sous-continent indien, le même rôle formateur et fondateur de l'économie qu'en Méditerranée et qu'en Europe ?

Vexemple indien

Barun DE. — Les villes n'ont pas joué en Asie méridionale le rôle qu'elles ont joué en Europe pour une raison fondamentale : il n'existait pas, ou très peu, de villes indépendantes. La liberté de la ville n'était pas une conception reconnue en Inde. Les villes étaient effectivement le représentant politique de l'Etat vis-à-vis de la campagne et sont devenues, de ce fait, des forteresses. Un historien indien appelait cette organisation « le féodalisme d'en haut et le féodalisme d'en bas », c'est-à-dire que les grandes villes contrôlaient les petites villes qui contrôlaient la campagne. Bien sûr, au sein de ces villes existaient des marchés qui ont joué le rôle économique que j'ai décrit dans mon intervention. P. FABRA. — Une autre question pour K. N. Chaudhuri : « Pensez-vous que si l'ensemble de l'Inde et de l'Asie avait été préservé du capitalisme occidental, il s'y serait développé une véritable forme de capitalisme ? La religion aurait-elle eu une influence importante sur ce développement ? Y a-t-il là une comparaison possible avec ce qui s'est passé plus tard au Japon, en Corée ou à Taiwan ? » K. N. CHAUDHURI. — J'ai souligné dans mon interven-tion de ce matin la différence entre le capitalisme industriel et le capitalisme commercial. Bien sûr, il y avait un capitalisme commercial en Asie, mais les bases juridiques et sociales de ce capitalisme étaient différentes de celles de l’Europe. C’est pourquoi il devenait très difficile, sinon impossible, qu’il se transforme en un capitalisme industriel à l’européenne. Quant au Japon et à la Corée, leur exemple se situe en dehors de ma perspective, car il s’y est produit plutôt une révolution technologique adaptée aux conditions locales, et au xxe siècle, qu’un capitalisme industriel endogène comme dans l’Europe du xixe siècle. P. FABRA. — Une autre question est adressée à Monsieur Barun De : »La greffe du capitalisme occidental sur le protocapitalisme indien a-t- elle pris, en définitive ? Est-elle positive ? » BARUN DE. — J'hésite à vous répondre carrément. Ma position est à peu près la suivante : les éléments protocapitalistes en Inde, les éléments endogènes qui ont émergé du marché indien n'ont jamais réussi à être dominant avant l’avènement du colonialisme ; et c'est parce qu'au xvme siècle ils étaient toujours en contradiction avec les forces dominantes indiennes qu’ils étaient prêts à accepter la dominante coloniale britannique. Par ailleurs, le colonialisme britannique ne s’est pas contenté d'aider ces éléments « subordonnés » protocapitalistes à s'épanouir, mais il a, en même temps, détruit la base artisanale de ces éléments. Il y avait une sorte de dialectique entre destruction et maintien au sein de laquelle les alternatives nationales

indiennes se sont développées. Une telle dialectique était inévitable, une telle dialectique n'est pas en soi négative mais — j’hésite à le dire — nécessairement positive par comparaison à ce qui aurait pu se passer sans l'intervention des Britanniques. En tout cas, ce qui s'est passé s'est passé. P. FABRA. — Une autre question posée à Fernand Braudel et à moi-même : « En 1985, on peut constater l’échec relatif des modèles économiques hérités du passé et en tout cas leur obsolescence. En l'an 2000, les exigences de l'humanité ne seront plus seulement la satisfaction de besoins matériels. mais la demande sera culturelle et morale. Quel viatique Fernand Braudel peut-il donner pour le futur, à la lumière de sa sagesse et de sa connaissance de l'histoire lente ? »

Viatique pour le futur

F. BRAUDEL. — Cette question est merveilleuse, mais il faut s’adresser à Dieu le Père pour en avoir la réponse. Certes, les modèles économiques disponibles ne coïncident plus avec la réalité actuelle. Les économistes font des efforts désespérés, mais leur tâche est terriblement difficile. Ils s'aperçoivent que le modèle marche ou ne marche pas une fois qu'il est mis en pratique. A l'heure actuelle, on est à peu près sûr que tous les modèles de redressement qu'on expérimente ne conviendront pas tant que la crise n'aura pas la gentillesse de disparaître. C'est ainsi que les jugements ou les accusations que l'on peut porter contre tel ou tel gouvernement qui n'a pas réussi sa politique économique, n'a selon moi pas grand sens parce que tous auraient pareillement échoué. De la même façon, s'il y a demain un redressement de la situation mondiale — comme je l'espère —, si la crise a la gentillesse de s'effacer, tous les gouvernements réussiront même quand ils ne le mériteront pas. La question qui m'est posée évoque « ma sagesse ». A la rigueur, on est sage pour soi-même — et j'en doute — ; sage pour les autres, c'est déjà plus difficile ; mais sage pour l'avenir, c'est impossible. Je comprends bien que nos sociétés ont besoin d'une nourriture merveilleuse. La décadence — provisoire ou longue — de l'Eglise catholique a créé un vide terrible ; il faut absolument qu'il se comble avec de bons éléments ou de mauvais éléments. Car l'homme ne peut pas se passer de merveilleux ; il ne peut pas cesser de fabuler, il ne peut pas cesser de justifier sa présence sur terre et, rassurez-vous, tant qu'il y aura des hommes, il y aura des demandes de biens précieux, d'idéalisme. Qui fournira ces biens précieux ? C'est à la société elle-même, à la culture de les créer. Faisons confiance, ou ne faisons pas confiance à la culture. Oui, c'est très dur. Je suis en train de travailler sur l'histoire religieuse de la France. Cette histoire montre que chaque fois qu'il y a une « panne » de la religion il y a une sorte de remplacement. 11 y aura forcément un remplacement. Mais l'homme pourra-t-il vivre dans une religion rationaliste ? Cela représente un effort tel que je doute du succès. Je suis pessimiste. Ma sagesse ? Vous voyez qu'elle ne va pas loin.

P. FABRA. — Je répondrai à mon tour sur la question de l'obsolescence des modèles économiques et les exigences culturelles de l'homme. Il serait effectivement tout à fait justifié que les théoriciens économiques se préoccupent de savoir quel est, dans le modèle économique, ce qui l'emporte : l'offre ou la demande. Depuis la fin du xix e siècle, l'économie moderne pense que c'est la demande. Elle ne se donne ainsi aucun outil intellectuel pour s'opposer à ce qui est peut-être le plus grand danger de l'économie (appelez-la « de marché », ou « capitaliste »), danger qui réside dans le fait de vouloir mettre, sous l'empire des lois économique et des lois du marché, non seulement l'ensemble des activités humaines mais aussi toutes les composantes de la personnalité humaine. Ce qui est traduit en langage courant par tout s'achète et tout se vend, il suffit d'y mettre le prix. Le scandale de l'économie de marché se situe peut-être là et, si le capitalisme crée souvent une réaction de méfiance, c'est que nous nous disons : « En définitive, dans ce système où l'argent domine, tout est à la disposition de ceux qui ont de l'argent. » Si l'on pense effectivement que le modèle économique est basé sur la demande, il n'y a pas de garde- fou qui tienne contre cette prétention naturelle du capitalisme ou de l'économie de marché d'abuser. En revanche, si on pense que l'économie est basée sur l’offre, c’est-à-dire sur le travail de l'homme et sur l'effort de l’homme, on en arrive à cette conclusion beaucoup plus constructive sur le plan économique et sur le plan politico- économique : seuls relèvent de l'économie de marché (ou du capitalisme comme vous voudrez, ou des deux à la fois) les produits du travail de l'homme ; ce qui circonscrit déjà le champ de l'économie de marché aux marchandises, aux biens et aux services produits par notre travail, et je dis bien notre travail dans le sens économique du mot, mais surtout laisse un champ considérable à la demande culturelle ou morale. C’est pourquoi, si l'on veut avoir une vision pas trop pessimiste de l'avenir, si l'on veut penser que l'économie politique ne nous barre pas le chemin, on doit penser que la vie économique — aussi importante soit-elle — n'est que l’« estomac » et que c'est dans la théorie économique elle- même qu'on peut trouver des moyens de restreindre sa prétention à nous gouverner. F. BRAUDEL. — Je vous remercie Paul Fabra. Vous avez beaucoup mieux répondu que moi, mais j'ai le désir d’ajouter ceci : supposez que l'offre augmente, la demande augmentera tout de suite. La demande est capable de tout dévorer, si bien que ce qu'il y a de plus dangereux pour l'avenir c'est le moment où l'offre de loisirs sera trop grande. Les hommes ont tellement été condamnés à travailler ! Le travail est une telle façon d'oublier le sort et la destinée de l'homme, que le jour où il n'y aura plus cette protection, le jour où il y aura trop de loisirs, que se passera-t-il ? Une politique culturelle s'établit à l'intérieur des loisirs, et je ne sais pas ce qu elle nous offrira. J'ai peur des cultures fabriquées. C’est une merveilleuse question, sur laquelle on pourrait faire tout un colloque. P. FABRA. — Une autre question vous est adressée : « Quand vous dites : « Le capitalisme est une superstructure », employez-vous superstructure dans le sens marxiste du terme » ? F. BRAUDEL. — Pour moi, le mot « structure », que ce soit superstructure ou infrastructure, correspond aux réalités sociales, économiques ou culturelles de longue durée. La religion par exemple est un phénomène de longue durée. Mais je ne suis pas d'accord avec Marx, car il dédaigne les superstructures. Pour lui, ce qui est en bas c'est le bon droit en quelque sorte, c'est la bonne morale ; et ce qui est en haut, c'est ce qui n'est pas très raisonnable. Je ne fais pas ce choix entre le haut et le bas, je les accepte et l'un et l'autre. I. WALLERSTEIN. — Vous n'utilisez pas la superstructure dans le sens marxiste. Pour Marx, l'infrastructure contrôle la superstructure, tandis que pour vous, dans un certain sens, la superstructure domine. Il y a réciprocité, on utilise le même mot, mais pas dans le même sens.

F. BRAUDEL. — Pour moi, un phénomène de structure, c'est un phénomène qui dure. Ce qui n'a rien à voir avec le structuralisme de Lévi-Strauss ou de quelque sociologue ou philosophe français. J'ai devant moi deux questions du public qui sont très intelligentes et qui m'amusent. Voici la première : « A propos du capitalisme qui est un phénomène de minorité (c'est moi qui l'ai dit) qui a la liberté du choix (c'est moi qui l'ai dit), à propos de l'inégalité économique (c'est encore moi qui l'ai avancé) qu 'on doit admettre parce qu 'il y a des inégalités sociales depuis toujours à cause de l'animalité sociale de l'homme (j'ai dit ce mot-là, c'est affreux !), faut-il se résigner ? A la lumière des faits analysés, un historien doit engager sa responsabilité plus loin en proposant autre chose que la mise à l'épreuve de la réflexion. » C'est vrai, je ne me suis personnellement engagé qu'une ou deux fois dans ma vie. Les constatations historiques sont fragiles, elles ne sont pas toujours valables pour le temps présent, elles ne traversent pas le temps présent. Pour me faire pardonner, je vous avouerai que j'ai toujours eu pour Jean-Paul Sartre une énorme admiration. Je ne lui donne pas raison en tout et, quand j'ai serré d'un peu près sa pensée, je me suis aperçu que, par rapport à moi, il avait souvent tort ; mais j'ai toujours admiré qu'il se soit toujours engagé. Ce n'est pas mon cas. C'est un défaut, je le confesse. Je réponds maintenant à la seconde question : « La mémoire de notre vécu historique (c'est une expression à la mode) conditionne-t-elle (nos bons maîtres diraient que « conditionner » n'est pas français) notre devenir ? » Malheureusement, oui. Mais qu'entend-on par devenir personnel, devenir d'une société ou devenir d'un pays ? Quand il s'agit d'un groupe humain assez large, malgré son volontarisme, malgré ses essais, malgré son désir de bien faire, malgré ses idées de réformes, malgré ses explosions révolutionnaires, il est un peu comme un radeau emporté par le courant d'un fleuve. Le fleuve ne se déplace pas vite. S'il se déplaçait vite, il y a longtemps qu'on aurait remarqué la réalité d'une histoire sous-jacente. On ne l'a pas remarqué parce que la vitesse est presque imperceptible. La position qui est la mienne est une position contre la large liberté des hommes et — c'est l’un de mes plus grands chagrins — dans les conceptions et les théories que je mets en avant, et chaque fois que je réfléchis, la liberté des hommes se rétrécit de plus en plus. Malheureusement, j'ai bien peur de ne pas me tromper.20 octobre :

LA FRANCE

Fernand Braudel et l’Histoire de la France Albert DU ROY. — Nous entamons la troisième des « Journées Fernand Braudel ». Une journée qui ne sera pas tout à fait comme les deux autres. Fernand Braudel a écrit et publié sur la Méditerranée et sur le capitalisme. Il a écrit, mais pas encore publié sur la France. La parution du premier tome de son livre est un des événements que nous attendons. Fernand Braudel m’a fait r honneur de me laisser lire les premières pages de son manuscrit. Je voudrais vous en lire quelques lignes, et tout d'abord, la première phrase, celle qui ouvre son livre : « Je le dis une fois pour toutes : j'aime la France avec la même passion exigeante et compliquée que Jules Michelet, sans distinguer entre ses vertus et ses défauts, entre ce que je préfère et ce que j'accepte moins facilement. » Cette première phrase représente, me semble-t-il, une sorte d'aveu : vous ne considérez pas ce sujet tout à fait comme les autres ; il faudra vous en expliquer. Ce n est pas votre passion pour la France qui a été tardive — car, contrairement à ce que vous disiez hier, vous avez eu des engagements, notamment à des moments décisifs—, mais c'est le temps que vous avez mis à écrire sur l'objet de cette passion. Est-ce de la timidité ? De la pudeur ? Ou un manque d 'intérêt pour un espace peut-être trop réduit ? Après cette première phrase, vous poursuivez : « Mais cette passion n'interviendra guère dans les pages de cet ouvrage... L’historien doit se condamner à une sorte de silence personnel... » Fernand Braudel, en rédigeant cette histoire de l'objet de votre passion, êtes-vous parvenu à garder ce silence personnel ? Sur tous les thèmes, sur toutes les époques, sur tous les lieux, sur tous les personnages que vous évoquez ? Et, éventuellement, quels sont ceux pour lesquels vous avez eu du mal à demeurer dans cet état de silence personnel ? La troisième phrase que je voudrais citer définit la nature de cet état : « Il faut se purger de ses

passions, celles qui tiennent à notre être, à nos positions sociales, à nos expériences, à nos explosions d'indignation ou à nos engouements, à nos équations personnelles, au déroulement même de notre vie, aux insinuations multiples de notre époque... » Permettez-moi de vous dire que ces phrases m 'ont beaucoup frappé, parce que j'y vois, en toute modestie, une correspondance entre la définition du travail de l'historien et de celui du journaliste pour approcher l'objectivité ou, tout au moins, l'honnêteté. Les uns travaillent, il est vrai, dans un temps très bref, événémentiel, et les autres s'intéressent à l’histoire profonde. Mais, au bout du compte, nous sommes à la recherche de la même objectivité. Ma première question est très simple : la France, pour vous, qu'est-ce que c'est ? F. BRAUDEL. — C'est la seule question à laquelle je suis incapable de répondre. Il ne faut jamais définir, du moins dans l'optique de mon raisonnement. Toute définition préalable est une sorte de sacrifice personnel. J'ai longtemps discuté avec un très grand économiste, François Perroux. Il a l'habitude de définir le sens des mots, le sens des problèmes, absolument comme un théologien. Et je lui disais, inutilement d'ailleurs, que définir de cette façon précise, c’est arrêter la discussion. On ne peut plus discuter dès que l’on a défini. Je me suis défendu contre moi-même pour ne pas définir la France avant d'avoir parcouru son dessein. Le premier volume de mon ouvrage s’intitule L'identité de la France. Or, l’identité de la France, je ne réussirai à la définir qu’une fois arrivé à la dernière page de mon livre. A. DU ROY. — Vous écrivez une Histoire de France et non une histoire des Français. F. BRAUDEL. — Certains écrivent l'histoire des Français avec de mauvaises idées derrière la tête. Je pourrais donner des exemples mais je ne veux pas mettre en cause ceux que j’ai presque connus, qui sont morts, et qui ne peuvent plus répondre. Il y a une Histoire des Français que je n’aime pas, qui est très réactionnaire et qui fait passer à la France l'arme à gauche ou à droite, comme vous voulez. Plutôt à droite... A. DU ROY. — Quelles sont les raisons qui vous ont fait choisir d'écrire une Histoire de France ? F. BRAUDEL. — C'est bien compliqué, il y en a de bonnes, il en a de mauvaises. La très bonne est la suivante : j'ai passé ma vie hors de l'Hexagone. J'ai été en Afrique du Nord, en Amérique du Sud, en Italie, en Espagne et en Allemagne aussi, longuement. Et à la fin de mon existence, j'ai le sentiment de ne pas avoir été loyal vis-à-vis de mon pays. De telle sorte que, par mauvaise conscience, pour me libérer d'une forme de dette, je me suis jeté dans Y Histoire de France. La seconde raison est moins bonne, mais plus profonde. Dans les deux dernières années de mon enseignement au Collège de France, j'avais commencé à parler de la France. Jusque-là, j'avais été un professeur discret, c'est-à-dire avec des auditoires sympathiques, mais pas aussi nombreux que celui que j'ai aujourd'hui. Dès que j'ai commencé à parler de l'histoire de la France, mes salles se sont remplies de façon surabondante. En 1972, j'ai pris ma retraite et comme je ne peux pas vivre sans travailler, j'ai continué en écrivant cette Histoire de France dont j'avais commencé à parler. Cette autre raison est très bonne : j'ai besoin de travailler. Ce n’est pas raisonnable, mais j'ai besoin de commencer ma journée très tôt et de la finir très tard. Il y a une dernière raison, c'est celle qui me justifie. Je défends la conception d'une certaine histoire qu'on appelle « la nouvelle histoire », pour la distinguer sans doute de « la nouvelle, nouvelle histoire », car mes disciples n'ont pas la même conception que moi. Or, « cette nouvelle histoire » qui est une nouvelle histoire ancienne — je voulais en exprimer les grands principes et les raisons sur un exemple facile à saisir. Il est peut-être plus facile de parler de la « nouvelle histoire » à propos du capitalisme ou de la Méditerranée qu’à propos de la France, mais les possibilités de compréhension directe sont moindres. En présentant la France dans la longue durée, je vais tellement bousculer les gens qu'ils seront obligés de réagir et donc de me comprendre.

A. DU ROY. — Vous avez passé une bonne partie de votre vie à bousculer les gens et les idées reçues. Ceux qui ont aujourd'hui 30, 40, 50 ans le font-ils assez ? F. BRAUDEL. — Entre les générations il y a toujours des conflits. Je suis d'une génératon plus ancienne que ne l'indique ma date de naissance. J'ai été certainement le contemporain de Lucien Febvre et de Marc Bloch. Or, entre moi- même et ceux que je pourrais appeler mes « disciples »,mes successeurs, il y a certainement une grande, une très grande cassure ; si bien que la « nouvelle, nouvelle histoire » est très différente de l'histoire qui est la mienne. Mais je lui souhaite un plein succès. Ma conception de l'histoire, celle que j'applique à la France, c'est la conception d'une histoire globale, c'est- à-dire une histoire gonflée par toutes les sciences de l'homme. Il ne s'agit pas seulement d'en choisir une et de se marier avec elle, mais de vivre en concubinage avec toutes les sciences de l'homme. Sans doute n'ai-je pas écrit unehistoire globale de la France, mais j’ai tenté de le faire. Mes successeurs sont plus raisonnables que moi ; ils développent avant tout une histoire des mentalités, histoire représentée de façon très brillante par les historiens qui ont vingt, trente ou quarante ans de moins que moi. A. DU ROY. — Dans les premières pages de votre Histoire de France, vous situez la naissance de l 'unité au moment de la naissance du chemin de fer et de la généralisation de l'école primaire. C'est une affirmation, dites-vous, qui va peut-être agacer, mais vous affirmez qu'on ne peut pas dater la naissance de l'unité française ni à Jeanne d'Arc ni à la Révolution française. F. BRAUDEL. — Je suis sincère et je crois que j'ai raison. Peut-être aurais-je du être indulgent pour Jeanne d’Arc parce ce qu'elle est lorraine comme moi. Si j’essaie de croire tout ce qu’on a écrit à son sujet, j’ai pour elle une affection immense. Mais, cependant, je ne crois pas que la France, une France unie, une France compacte, existe à la fin du règne de Charles VII. Et Dieu sait si j'ai pour la Révolution française un sentiment très fort : j'ai commencé, comme beaucoup d'entre nous à cette époque-là, ma vie d'historien par une étude sur la Révolution française. Néanmoins, qu’elles que soient les démolitions, les blessures, les nouveautés qu’elle apporte, la France à ce moment-là n’est pas encore très cohérente. A. DU ROY. — Vous dénoncez cependant la dévotion pour la Révolution française ! F. BRAUDEL. — Quand nous étions jeunes, la Révolution française représentait un terrain de lutte, le conflit essentiel. Les « combattants » étaient soit d’un côté, soit de l’autre. Par un travail sur la Révolution française, on s'engageait dans une certaine conception de la France. C’était un engagement d’ordre politique, d'ordre culturel. Aujourd’hui, me semble-t-il, cela n'existe plus. La Révolution française, àmesure que nous nous éloignons d'elle, perd de son influence, perd de sa valeur, perd de sa puissance d'écho. A. DU ROY. — Pourquoi les chemins de fer ont-ils réussi ce que Jeanne d'Arc n 'avait pu faire ? F. BRAUDEL. — D'un côté, Jeanne d'Arc, c'est-à-dire toute la poésie traditionnelle de l'histoire de France, et de l’autre les chemins de fer ! Cette victoire de la prose me fait tout de même de la peine ! Le livre d'Eugen Weber, traduit en français sous le titre La fin des terroirs, est un livre que j'aime bien. Il donne l'idée d'une certaine France, la France méridionale du début du siècle ; on se rend compte qu'elle n’est pas encore véritablement incorporée à la France. La France devient cohérente, de plus en plus cohérente, dans la mesure où son espace se rétrécit. A. DU ROY. — Dans cette cohérence, quel a été, positif ou négatif, le rôle de l'Etat ? F. BRAUDEL. — Le rôle de l'Etat est un rôle terrible. C'est une réalité que l'on touche du doigt. La monarchie française a conquis les différentes provinces, elle les a attachées les unes aux autres avec, quelquefois, une certaine violence et un certain

aveuglement. La Révolution française, c'est tout de même la République une et indivisible. Quand on parle de décentralisation, j'ai toujours envie de dire : « Moi, je suis pour la France une et indivisible. » C'est déformer la vraie formule... A. DU ROY. — Et vous croyez que la décentralisation va à l'encontre de cette France une et indivisible ? F. BRAUDEL. — C'est très compliqué ! J'aime la décentralisation et j’en ai peur. Je trouve qu'elle se fait trop tôt et qu'elle aura beaucoup de peine à réussir. Le gouvernement central est dix fois, cent fois plus fort qu'à l'époque de Napoléon, mille fois plus fort qu'à l'époque de Louis XIV, comment voulez-vous que la décentralisation soit possible ? A. DU ROY. — Dans votre livre vous écrivez : « Le feu peut toujours prendre à la maison. » Faites-vous allusion auxdiversités françaises qui pourraient éventuellement entraîner les Français vers une sorte de guerre civile permanente ? F. BRAUDEL. — Bien sûr, mais il n'y a pas de pays raisonnable qui ne soit au bord de l'incendie. Tout pays vivant est un pays divisé contre lui-même. Il n’y aurait pas d’unité française s’il n’y avait pas de division sous-jacente. A. DU ROY. — Je m'étonne que vous donniez un rôle tellement positif à l'Etat qui n'est pas seulement un facteur d'unité, mais aussi un facteur d'uniformité. F. BRAUDEL. — Unité... Uniformité... Vous voyez bien que ces deux mots communiquent. A. DU ROY. — L'un est négatif. Vous aimez la France uniforme ? F. BRAUDEL. — L'Etat d'aujourd'hui, je ne l'aime pas, je le subis. Il est monstrueux que l'Etat déborde à ce point-là sur la société française. Ce qu’il y a de pire, c’est le manque de liberté. Je ne sais pas quel sera l'avenir de la France. Je doute que l’Etat puisse reculer. Qu'il recule de lui-même, ce serait encore possible ; mais beaucoup de Français travailleront à son extension. Je voudrais que l'Etat se concentre sur les tâches qui sont les siennes et nous laisse un peu vivre tranquille. A mort la fiscalité ! A. DU ROY. — Vous parliez tout à l'heure de l'histoire des mentalités. A cet égard, croyez-vous que la mentalité des Français leur permettra dans l'avenir de donner à l'Etat un rôle plus limité ? On dit souvent que les Français ont pris goût à l'assistance. F. BRAUDEL. — Ce n'est pas sûr. C'est l'Etat qui nous a asservis, il nous a pliés à une certaine obéissance. A. DU ROY. — C'est un asservissement qui libère certains des responsabilités, du risque surtout. F. BRAUDEL. — Je crains que cette sécurité qui s'étend peu à peu sur toute la société française ne présente autant d’inconvénients que d'avantages ; des avantages, il est vrai, pour les pauvres, des avantages aussi pour ceux qui n'ont pasréussi leur vie. Mais j'ai la conviction que sans la Sécurité Sociale, la France aurait été socialement bouleversée après 1945. Cela nous a permis d’éviter une révolution, bonne ou mauvaise ! A. DU ROY. — La querelle actuelle, ou plutôt le débat d'idées actuel autour du libéralisme et de la redéfinition du rôle de l'Etat, ne pourrait-il aboutir à une sorte de desserrement des liens entre l'Etat et la société ? F. BRAUDEL. — Vous connaissez la situation présente beaucoup mieux que moi. C'est du théâtre, le libéralisme 1 On nous promet le libéralisme. Puis, comme c'est probable, quand le gouvernement de la France changera, le libéralisme restera dans les discours mais ne sera pas dans la réalité. Je crains que l'Etat ne puisse reculer. Personne ne peut se substituer à lui. Il est engagé dans de telles dépenses... Il s'est engagé dans une chose abominable : la nationalisation des grandes entreprises. Ce n'est pas de ma faute ; j'ai fait tout ce qu'il m'était possible pour indiquer que c'était une mauvaise solution, non pas sur le plan théorique, mais sur un plan pratique. Je connais bien l'Italie où les nationalisations ont été faites par le gouvernement fasciste. Je dirai, tout bas, sans élever la voix pour qu'on ne m'applaudisse surtout pas, que

c'est l'une des erreurs monumentales de l'Italie. L'Etat n'avait pas à nationaliser comme il l'a fait. A. DU ROY. — Il ne faut pas sortir une phrase de son contexte, mais cependant, dans votre prochain livre, on lit ceci : « La nation ne peut exister qu'en s'opposant à autrui sans défaillance. » Etes-vous nationaliste ? F. BRAUDEL. — Comment dire ? Je peux vous répondre oui et non. Je vais vous répondre oui. J'ai l'avantage ou le désavantage d'être d'une certaine région française, et je le suis profondément. Si l'université avait été gentille à mon endroit, j'aurais été nommé en 1923 professeur au lycée de Bar-le-Duc. j'v aurais fait toute ma carrière. Je suis donc un homme de l'Est. Le Barrois, ce n'est pas la Lorraine, mais c’est déjà presque la Lorraine. Nous, Lorrains, sommes une population française tardivement rattachée à la France ; 1766, ce n’est pas tellement loin. Mais, au lieu d’avoir la France devant nous, autour de nous, nous l’avons derrière nous. Nous sommes adossés à la France. Voyez comme c'est étrange : Lucien Febvre en Franche-Comté, Marc Bloch en Alsace, et moi en Lorraine... C'est tout de même une réunion assez curieuse... Nous sommes là pour veiller en direction de l’Europe centrale. Nous sommes là pour veiller à la sécurité, à la sauvegarde de la France. Nous sommes des Français très particuliers. Or, si j’ai échappé à la mentalité de mon enfance, je n’ai pas la prétention d'y avoir échappé complètement. Je ne me crois pas nationaliste. En vivant à l’étranger, je suis devenu Italien de cœur, Espagnol de passion et, avant 1939, je nourrissais à l'égard de l'Allemagne un amour éperdu ; puis, je suis devenu Brésilien cent pour cent. Si bien que, peu à peu, sans en être tout à fait conscient, je me suis détaché d'un nationalisme français. J'ai été, je ne suis plus un nationaliste... A. DU ROY. — Ce qui amène exactement à la question que je voulais vous poser. Dans votre ouvrage — à paraître — sur /'Identité de la France, vous faites référence au « triomphe éclatant du pluriel, de l'hétérogène ». Vous venez d'en faire la démonstration, vous êtes devenu un personnage cosmopolite. Un pays s'enrichit-il ou bien est-il menacé lorsqu'il devient multiculturel ? F. BRAUDEL. — « Multi-culturel », cela dépend comment vous entendez le mot. S'il signifie pour vous que plusieurs cultures bavardent ensemble et échangent leurs biens, je suis en faveur du multi-culturel. Mais s'il signifie une culture qui éclate dans toutes les directions pour donner satisfaction aux uns et aux autres, alors je suis contre. A. DU ROY. — Précisons ce point car c'est l'un des débats actuels ; et les historiens, tournés vers le passé, peuvent s'intéresser également au présent. Je fais allusion au débat sur la présence des immigrés en France. Est-ce un enrichissement ou une menace ? F. BRAUDEL. — Je suis en faveur de l'immigration. La France s'est faite par des immigrations, et corporelles et culturelles. L'éclat de la France n'est pensable qu'à travers son ouverture sur le monde, et particulièrement sur l'Europe. La grandeur intellectuelle de la France, c'est une grandeur européenne. Je considère, par exemple, qu'une des victoires remportées par la France après 1945, c'est d'avoir repris sur son cœur et dans ses bras toute la Pologne intellectuelle. L'institution à laquelle j'appartiens, l'Ecole des Hautes Etudes — à laquelle je dois beaucoup et qui me doit quelque chose—, a reçu plus d'un millier de boursiers polonais entre 1958 et 1980. Nous avons réappris le Français à toute l'élite polonaise, à tel point que des thèses en Pologne sont soutenues en français. Les Polonais ont représenté, à un moment donné, presque tous les mathématiciens du Collège de France. C'est tout de même quelque chose d'extraordinaire. J'ai fait la Maison des Sciences de l'Homme avec quelqu'un qui est né à Vienne, qui a fait ses études aux Etats-Unis, et avec, comme collaborateur, un descendant de Florentin. On fabrique beaucoup de choses avec des gens qui sont nés hors de l'Hexagone. A. DU ROY. — Mais aujourd'hui il ne s'agit pas de l'ouverture sur l'Europe, mais de l'ouverture sur la Méditerranée, sur l'Afrique.

F. BRAUDEL. — Il y a aussi des succès fantastiques de l'immigration nord-africaine, et notamment algérienne. L'Algérie, qui reste liée à la langue française, c'est une des chances fabuleuses de la France ; et la France ne s'en aperçoit pas, elle ne veut pas en payer le prix. Songez qu'il y a des écrivains de langue française qui sont Algériens ou Nord-Africains, et qui ont un talent extraordinaire. Revenons à la question que vous m'avez posée. J'ai beaucoup vécu en Afrique du Nord et j'ai une tendresse spontanée aussi bien pour les chauffeurs de taxi parisiens que pour les intellectuels d'Algérie, du Maroc ou de Tunisie et qui, me semble-t-il, apportent beaucoup à la France. Mais je ne voudrais pas qu'il y ait des « beurs » — c'est-à-dire des Algériens nés en France — qui ne veulent pas faire leur service militaire tout en exigeant les mêmes droits que les citoyens français, car c'est une façon très particulière de s'intégrer. Cela m'irrite suprêmement. Qu'il y ait des musulmans installés en France, bien sûr, mais je ne tolère pas les intégristes. Comprenez-moi, je crains que certains immigrés installés en France demandent, pour être assimilés, cinquante, soixante, voire cent ans. A. DU ROY. — L'assimilation, c'est pour eux le désaveu de leur culture ? F. BRAUDEL. — Oui et non. Ce n'est pas leur culture, c’est leur civilisation, leur profondeur, c'est-à-dire leur religion et le droit civil fondé sur cette religion et qui pourrait s’opposer au droit civil français. Ce dont j'ai peur, c'est qu'il y ait brusquement des guerres de religion dont nous n'avons pas besoin. A. DU ROY. — Une dernière question ; vous avez écrit : « Je ne crois ni au mot, ni au concept de décadence... » F. BRAUDEL. — Les historiens sont des metteurs en scène. Un peu dramatiser le passé, c'est de bonne guerre. La décadence sert dix fois pour une. Il y a la décadence de Venise, la décadence de l’Europe, la décadence de l'Espagne, toutes sortes de décadences. La décadence de l'Europe, celle de la France, je n'y crois pas. Je me prétends un historien en dehors des passions, comme tout le monde. Je ne devrais pas, et je le dis en toute sincérité, mais j'ai la nostalgie de la grandeur de la France. Ce n'est pas raisonnable ! J'ai vécu en Afrique du Nord avec une satisfaction extraordinaire. Quand j'étais en Amérique Latine — j'avais à peine trente ans — quand je faisais une conférence à Sâo Paulo, je remplissais le théâtre. Tout ce qui entoure le général de Gaulle, c'est cette nostalgie de la grandeur de la France et qui a disparu de son horizon. Le général de Gaulle nous a permis, en quelque sorte, quelques années d'illusion. Nous ne nous sommes pas aperçus que la France n'était plus au centre du monde. Mais ne plus être au centre du monde ne veut pas dire que nous soyons en décadence. A. DU ROY.—Nous allons poursuivre en donnant la parole aux intervenants. Jean Guilaine va nous entraîner cinq millénaires avant le Christ et nous parler des premiers paysans qui ont défriché le sol français.

Les premiers paysans de France

Jean GUILAINE. — Et d'abord, une double néolithisation. C'est grosso modo dans le courant du Sème millénaire avant le Christ que, sur le territoire de ce qui sera plus tard la France, commence à apparaître l'économie de production : culture des céréales, élevage des ovicapridés, des bovidés, des suidés. Animaux et plantes domestiques sont allogènes, mais ce qui nous intéresse, ce sont les conditions dans lesquelles les techniques de l'élevage et de

l'agriculture ont été adaptées au futur territoire français. Et là on se trouve devant deux cas de figure foncièrement différents. Dans le Sud du pays, en Provence, en Languedoc et dans les aires périphériques, ce sont les contacts maritimes avec les groupes déjà néolithisés de l'aire tyrrhénienne qui ont favorisé l'introduction de l'agriculture céréalière et de l'éle- vage. C'est un phénomène d'acculturation. Il n'y a pas de rupture brutale dans les habitats avec les sites de l'époque antérieure. L'agriculture compose, pendant un certain temps, avec la chasse. L'élevage des ovi-capridés prend très vite une place importante.Au contraire, dans l'Est de la France et dans le Bassin Parisien, l'image est tout autre. L'économie agricole effectue, d’entrée de jeu, une percée décisive sous l'effet d'un phénomène de colonisation venu d'Europe centrale, selon un modèle très standardisé : culture de l'amidonier et de l’orge, élevage surtout axé sur les bovidés, construction de grandes maisons de bois d'un type identique, de la Tchécoslovaquie jusqu au Bassin Parisien. A partir de ces deux zones géographiques, le Centre et l'Ouest de la France sont progressivement contaminés, de sorte que vers 4000 ans avant le Christ, l'agriculture et l’élevage sont implantés sur l'ensemble du futur territoire français. On assiste alors, à partir de ce moment, à partir de 4000/ 3500 avant le Christ, aux premières tendances uniformisantes qui vont, d'une certaine façon, homogénéiser tout le territoire du futur Hexagone. Qu'en est-il ? On voit apparaître de grandes localités qui signent une sédentarisation accrue. Et ces grandes localités ont des dimensions souvent considérables pour l'époque. On a des localités de l'ordre de 20 ha dans le Bassin Parisien, jusqu’à 30 ha, par exemple, dans la vallée de la Garonne. De plus, ces agglomérations se retranchent fréquemment derrière des fossés, des palissades, des remparts. Ces grandes localités d'ailleurs disparaîtront ensuite au 4ème et au 3ème millénaire, et même au second, pour resurgir beaucoup plus tardivement, à l'âge du fer, c'est- à-dire au cours du 1er millénaire. Autre tendance uniformisante, c'est la conquête de sols nouveaux par rapport à la première vague paysanne, et qui est matérialisée par une plus grande diversification de l'implantation de l'habitat avec l'occupation des plateaux et des éperons. Il est certain, en effet, que l'agriculture préhistorique a été, au début, très sélective quant aux sols mis en culture. Elle a privilégié certaines terrasses alluviales à sol loessique et des terres légères essentiellement, faciles à travailler. Ces défrichements s'opéraient par abattage et brûlis, tandis que le sol était préparé à la houe. On pense que ce processus a eu pour conséquence d'appauvrir rapidement les sols. D'où la nécessité de changer fréquemment de champ et de pratiquer une agriculture cyclique. De façon générale, on considère qu'on est passé, dans le courant du néolithique, c'est-à-dire en 3000 ans d'histoire, d'une agriculture rotative en milieu forestier à une agriculture davantage stabilisée, à jachère courte, la pression démographique n'étant pas étrangère à cette évolution. Quant à la forme des premiers champs, la palynologie montre parfois, dès le début même du néolithique, la présence d'associations végétales caractéristiques de haies et de buissons, ce qui suggère l'aménagement de haies limitant champs et paysages, en somme un paysage très humanisé, tout au moins pour les aires déjà défrichées. Ajoutons par ailleurs que l'araire ne fera son apparition qu'au 3ème millénaire, après plus de 2000 ans de travail à la houe. Je dois dire aussi que, pour l'élevage, ovi-capridés, bovidés, suidés étaient essentiellement élevés pour leur viande, mais que très précocement les bœufs, par exemple,

ont été utilisés comme animaux de trait pour nettoyer les champs ou traîner les arbres nécessaires à la construction. Le cheval, domestiqué au 4ème millénaire dans les steppes de l'Europe orientale, apparaît en Occident au 3ème millénaire comme animal de trait, en même temps d'ailleurs que la roue et les premiers chariots. Ce qui est intéressant aussi, c'est qu'à partir du 4ème millénaire, on assiste à l'éclatement des horizons et à la mise en place de premiers circuits commerciaux. Il est probable que les néolithiques vivaient en autarcie au plan de la production alimentaire. Par contre, l'on constate que les matériaux nécessaires à la confection de certains de leurs outils étaient souvent véhiculés de fort loin, et qu’il existe déjà entre ces communautés une certaine interdépendance, en quelque sorte. On voit, en effet, se mettre en place de véritables circuits de distribution pour les roches nécessaires à la fabrication des outils du quotidien, et parfois sur des distances de l'ordre du millier de kilomètres. Ces mouvements, évidemment, s'intensifieront considérablement à l'âge du bronze, avec la circulation de matériaux bruts : le cuivre, l'étain, l'ambre, ou de produits finis comme les armes ou les outils. Ces sociétés du néolithique ou de la proto-histoire étaient-elles égalitaires ou hiérarchisées ? Pour essayer de répondre à cette question, on ne dispose guère que de l'analyse des sépultures, celles-ci pouvant être un certain reflet du statut social. Que constatons-nous ? D'abord, que la hiérarchie est encore mal marquée dans les tombes en fosse ou en coffre du début du néolithique. Mais il faut observer que, très vite, nos régions s'originali- sent par la construction, de la Vendée à la Bretagne et à la Normandie, de grandes tombes mégalithiques tout à fait spectaculaires. Dans les tombes les plus anciennes, celles du 4ème millénaire, les inhumés sont peu nombreux, et chacun a droit à un emplacement déterminé. Sans doute une sélection devait déjà s'opérer, le caveau mégalithique étant réservé à certains membres du corps social. Par la suite, les tombes dolméniques auront tendance à devenir de véritables ossuaires. La construction des mégalithes a nécessité d'ailleurs la mobilisation de nombreux participants et de nombreuses énergies qui devaient obéir à des chefs politiques et/ou religieux, même si ceux-ci n'étaient dotés que d'un pouvoir temporaire. Le phénomène pyramidal se renforcera ensuite dans le courant du 3ème et du 2ème millénaire, c’est-à-dire au cours des âges du cuivre et du bronze, époque au cours desquelles on voit des chefs ou des roitelets locaux se faire inhumer, par exemple en Bretagne, dans de vastes tumulus, entourés de riches mobiliers, objets de métal ou parures. Ces tombes du 2ème millénaire préfigurent les sépultures sous tumulus des notables de l'âge du fer, comme par exemple la sépulture de Vix ou d'autres tombes de Bourgogne et de Champagne. Conclusion : et la France, dans tout cela ? A-t-il existé une unité culturelle de l'Hexagone, du néolithique jusqu'à la fin de l’âge du fer ? En archéologue, je serais tenté de répondre par la négative, il a seulement existé à ces époques des aires culturelles dont les limites, toujours fluctuantes, transgressaient évidemment les frontières naturelles de notre pays. Par exemple, une aire de la Méditerranée occidentale qui, de l'Italie jusqu'à la péninsule ibérique, englobe le Sud de la France ; une aire atlantique, du Portugal jusqu'aux Iles britanniques ; une aire continentale qui rattache l'Est français au monde centro-européen. Cette aire continentale sera d'ailleurs la plus dynamique vers la fin de la proto-histoire, puisqu'elle sécrétera successivement le rite, rapidement généralisé, des sépultures à incinération, et puis les éléments moteurs de la société que seront les élites hallstattien- nes puis celtes.

J'en terminerai avec une boutade, et sur un terrain, l'Histoire, qui est hors de ma compétence. Existe-t-il, lors de la conquête romaine, une nation française avant la lettre, c'està-dire le sentiment d'appartenir à une même et grande communauté ? Probablement pas. Tout au moins au début des hostilités. Les rivalités permanentes entre peuples gaulois, dont César sut fort bien profiter, le démontrent assez bien. Par contre, si l'on prend précisément en considération les rivalités et les divisions des populations gauloises ainsi peut- être que leur goût pour le bon vin, le tempérament français, à coup sûr, existait déjà. Albert DU ROY.—Je remercie Jean Guilaine. Nous poursuivons notre exploration de la France avec un élève de Marc Bloch et de Lucien Febvre, le géographe Etienne Juillard, qui propose un éclairage géographique de la formation de la nation française.

Des « pays » à la nation française

Etienne JUILLARD. — Vous avez eu l'amabilité, mon cher Maître, de me faire parvenir en manuscrit le chapitre III de votre prochain livre sur la France parce ce qu'il est plus géographique que les autres, parce que vous pensiez, sans doute, qu'en tant que géographe, j'allais réagir sur votre texte. Le titre de ce chapitre est volontairement provocateur : « La géographie a-t-elle inventé la France ? » Autrement dit, la France tient-elle son identité d'un certain déterminisme géographique ? Dans ma naïveté, je croyais le débat sur le déterminisme clos depuis l'arrêt décisif rendu dès 1922 par notre maître Lucien Febvre, arrêt qui n'a cessé d'inspirer ma démarche. Vous semblez rouvrir ce débat. Permettez-moi de le considérer comme clos ; je n'y reviendrai pas. F. BRAUDEL. — Avez-vous raison de ne pas y revenir ? E. JUILLARD. — J'ai peut-être tort mais, depuis 50 ans, je vis dans l'antidéterminisme géographique. Et je crois avoir montré dans mes publications qu'on pouvait concevoir les choses autrement. F. BRAUDEL. — Vous réglez la question un peu vite. S’il n’y a pas de déterminisme géograhique, où se trouvera la science géographique ? E. JUILLARD. — C'est ce que je voudrais essayer de montrer précisément. Je pense qu’il y a un autre éclairage géographique de la réalité, qui permet d'échapper à cette accusation de déterminisme. Si l'apport de la géographie au problème de l'identité française devait se borner à préciser quelques traits physio- nomiques du territoire, dont on nierait par ailleurs la valeur explicative, ce serait bien maigre. Mais le géographe n'étu- die pas seulement l'espace visible. Il y a une autre façon de considérer un territoire, d'en rechercher la logique interne. C'est de le décomposer en unités fonctionnelles, c'est-à-dire en unités dont l'identité n’apparaît que lorsqu'elles fonctionnent. Il s'agit là essentiellement d'une hiérarchie de zones d'influence, de

petites, de grandes villes, villes considérées en tant qu'organisatrices d'un certain territoire sur lequel elles rayonnent. Le géographe peut alors se poser des questions telles que celles-ci : — Dans quel cadre dimensionnel la population effectue- t-elle l'essentiel de ses actes ? — Quelle est la fréquence de ses relations avec un cadre plus vaste ? — Cette fréquence suffit-t-elle à engendrer un certain sentiment d'appartenance à ce cadre ? Pour cela, le géographe se consacre, notamment, à l'étude de toutes les migrations de populations : migrations de travail, migrations de chalandise, migrations d'étude, migrations matrimoniales — il ne s'agit pas là du voyage de noces, mais de la recherche du conjoint—. migrations occasionnelles, temporaires, définitives. Il en déduit ce qu'on peut appeler les horizons migratoires des différentes composantes des populations, autrement dit leur horizon d'existence, leur vision du monde extérieur. Et c'est en partant de cette autre conception de la recherche géographique que je voudrais m'efforcer de montrer qu elle peut contribuer, à sa manière, à éclairer ce problème de la génèse de la nation française. Autrement dit, depuis quand l'ensemble des Français, et jusque dans ce qu’on appelle parfois la France profonde, se sont-ils sentis membres d’une même communauté. Je me rends compte, après avoir entendu M. Albert Du Roy ainsi que vos réponses, mon cher Maître, que je vais rejoindre certains de vos points de vue. Je le ferai de façon infiniment plus hâtive, plus maladroite et moins approfondie. Mais je voudrais, du moins, essayer de montrer quel est dans ce domaine l’apport proprement géographique. Je poserai, pour commencer, une question très simple. Sur une série de cartes de l'Europe occidentale où l’on aurait effacé les frontières politiques, serait-il possible d'identifier la France ? Bien entendu, non ; que l'on considère les reliefs, les climats, les densités de population, la vie économique, etc. Il y a pourtant un trait physionomique assez spécifiquement français, c’est la configuration du réseau des voies ferrées et des grandes routes. La France est la seule à présenter la fameuse toile d’araignée si souvent décrite, étoile d’ailleurs plus que toile, puisqu'elle n'est presque composée que de radiales issues d'une capitale unique. Et on peut dire que c'est là la marque gravée dans le territoire d’un Etat plus centralisé que ses voisins, et précocement centralisé, puisque le réseau des grandes routes royales a commencé dès le xvie siècle à prendre figure. Mais regardons de plus près ce réseau, en partant des premières cartes à grande échelle, les plus anciennes, celle de Cassini de la fin du xvm e siècle, celle de Capitaine du début du xixe siècle, et encore les premiers tirages de la carte d'état-major au 1/80 000 des environs de 1830-1840. On s'aperçoit alors que les grandes radiales issues de Paris se superposaient à une mosaïque de petits réseaux locaux, étoilés eux aussi, mais dont les branches ne dépassaient guère une vingtaine de kilomètres de long. Ils étaient centrés sur les quelques centaines de villes, 400 environ, petites et moyennes, que comportait la France du début du xix e siècle. Il s’agit là de l'indice d'une très ancienne réalité humaine, celle des « pays », dérivés fréquemment dupagusgaulois, souvent porteur d’un vieux nom, pays de Caux. Thiérache, Gâtinais, Sologne... Avec leur ville capitale, siège du marché, plus tard du collège, de l'hôpital, ils constituent les cellules de la vie régionale. Dans l’ancienne France, ces « pays » avaient souvent servi de moule aux bailliages et aux sénéchaussées. Lors- qu’en 1790, ont été créées les nouvelles circonscriptions administratives, les districts leur ont souvent succédé et, quelques années plus tard, les arrondissements ont remplacé les districts, après quelques regroupements. Très grossièrement, on peut donc dire que la plupart des arrondissements du xix e siècle (il y en avait davantage qu'aujourd'hui) étaient les héritiers de ces vieux « pays ». Or — et c'est là où je veux en venir — ces arrondissements, dans la première moitié du xix e siècle, vivaient encore très repliés sur

eux- mêmes. Comment d'ailleurs en aurait-il été autrement ? Les quelques vingt kilomètres de rayonnement du chef-lieu représentaient déjà, deux, trois, quatre heures de trajet selon l'état des routes et des chemins, le relief, la saison, le moyen de locomotion. Essayons de faire fonctionner ces cellules de vie collective. C’est ce qu'a réussi récemment un de mes élèves, Roland Schwab, à propos de l'Alsace, dans une thèse d'Etat qui reconstitue ce que, dans sa préface, j'ai osé appeler l'ontogénèse d'une région. Il a montré qu'autour de 1850, en dehors de quelques notables, de quelques administrateurs, de quelques colporteurs de marchandises ou de nouvelles, la population presque entière effectuait la quasitotalité de ses actes à l'intérieur de ces cellules, qu'il s'agisse de déplacements vers le marché, l'hôpital, le collège, de la recherche d'un conjoint, de la diffusion d'un journal qui était le plus souvent un journal d'arrondissement, voire de canton, et qui n’était lu que par une bien faible fraction de la population. On peut dire qu'au milieu du xixe siècle, une bonne partie du territoire français était encore constituée par la juxtaposition de ces milieux étriqués, formant ce qu’on a pu appeler un espace « maillé », à peine hiérarchisé. Dans d’autres régions plus proches de Paris ou plus industrialisées, le cadre départemental s’était peu à peu organisé. Pourtant, avec ses 6000 km2 de superficie moyenne, le département, créé pour affaiblir les anciennes provinces en les morcelant, était en fait trop étendu pour qu'un préfet puisse en atteindre les parties les plus reculées en moins de six à huit heures de route. Quant à Paris, s'y rendre représentait des jours de voyages dès qu'on sortait de sa zone d'influence immédiate. Entre le département et la capitale du grand Etat centralisé qu’était déjà la France, le courant passait mal. Pour le prouver bornons-nous à évoquer le témoignage d'un contemporain particulièrement clairvoyant, celui de Stendhal. Voici Lucien Leuwen en garnison à Nancy en 1832. Il constate que « tout le monde se moque du Préfet et du Général. Ils sont en dehors de tout, ils ne comptent pour rien. C'est la noblesse locale qui fait la loi ». Mais inversement, cette noblesse toute puissante est inconnue à Paris. S'adressant au chef du parti orléaniste, le docteur Du Poirier, Lucien Leuwen dit : « Mais, mon cher Docteur, votre noblesse de province est inconnue à 30 lieues du pays qu elle habite. » « Comment, Monsieur, reprit le Docteur avec une sorte d'indignation, Mme de Commercy, cousine de iEmpereur d'Autriche, qui descend des anciens souverains de Lorraine ? » — « Absolument, mon cher docteur, Paris ne connait la noblesse de province que par les discours ridicules des trois cents députés de M. de Villéle. » Ajoutons que, de son côté, le docteur Du Poirier « n avait jamais vu Paris... Il le voyait peuplé d'athées furibonds comme Diderot, ou ironiques comme Voltaire, et de pères jésuites fort puissants faisant bâtir des séminaires plus grands que des casernes ». Certes la grande politique se décidait à Paris ; certes la province payait des impôts, envoyait des députés. Mais dans tout cela, où est la nation ? Peut-on dire que l'ensemble de la population française se sentait membre d'une même communauté, était animé de ce désir de vivre ensemble dont parle Renan ? Evidemment, non. Outre la population rurale (environ quatre-vingts pour cent du total), même les notables citadins sortaient rarement de leur arrondissement, en tout cas de leur département, et cela s'explique si l’on tient compte des temps de déplacement, de leur coût, des obstacles linguistiques, religieux, de l'analphabétisme encore très répandu, de la puissance des intérêts locaux, de tout ce qui offrait aux efforts d'un préfet une résistance victorieuse et faisait des « pays » et des anciennes provinces autant de petites patries locales vivant à peu près à leur guise. N'est-il pas frappant d'ailleurs que les mouvements régionalistes se soient développés au cours du xix e siècle, comme si l'élargissement des horizons d'existence avait fait prendre conscience de la communauté régionale avant la communauté nationale ? Mais toutes ces régions étaient profondément disparates et ce qui précède est trop schématique. L'analyse par le géographe de la structure interne des régions éclaire la rapidité

très inégale des prises de conscience régionale et nationale : l'Ouest isolé à la fois en gros et en détail, en gros parce que loin des grands courants économiques, en détail par son habitat dispersé qui a longtemps retardé l'unification linguistique et l'ouverture à la vie générale ; le Nord, le Haut-Rhin. Lyon, dont les horizons industriels dépassaient leur région, avec leurs bourgeoisies plus frottées de parisianisme et leurs campagnes plus urbanisées ; tant d'autres nuances encore... C'est sur ce substrat hétérogène que va jouer, à la fin du xixe siècle, la série d’innovations technologiques, sociales, politiques et culturelles qui feront sortir, plus ou moins vite, les départements de leur isolement : les chemins de fer, le service militaire, le suffrage universel, la diffusion de la presse parisienne, les migrations de travail vers les grands travaux parisiens, vers les industries du Nord et de l’Est. La plus décisive de ces innovations est évidemment celle des moyens de transport, non seulement la construction des grandes lignes, mais aussi l’établissement, sous la Illème République, d’un réseau serré de petites lignes d’intérêt local. Dès lors, de la préfecture aux confins du département, une à deux heures de trajet suffisent ; de Marseille à Paris, on mettait trois jours en 1840, quinze heures en 1880. Le réseau des radiales de 500 km et plus autour de Paris reproduit, mais à l’échelle du pays tout entier, celui des routes régionales sur 20 km autour des petites villes. L’horizon migratoire des Français était désormais la France entière. Ce n'était plus seulement les jeunes ambitieux de Balzac et de Stendhal qui quittaient leur province pour aller chercher fortune à Paris. La capitale attirait et retenait alors des centaines de milliers d'hommes et de femmes en quête de travail. Au début, des sortes de ghettos y naissaient, celui des Bretons, des Auvergnats, d'autres encore. Mais, dès la génération suivante, jouait le gigantesque creuset parisien au sein duquel vont se fondre les particularismes provinciaux et faire que Bretons, Auvergnats, Savoyards, Corses vont prendre l'accent parigot et juger avec mépris la « province », l'imaginant toute entière aussi sous-développée que les misérables villages où vivaient encore leurs grands-parents. Mais même ceux qui resteront dans leur région vont peu à peu se couler dans le même moule fabriqué à Paris. On peut dire qu'à la veille de la première guerre mondiale, si toutes les originalités provinciales n'étaient pas effacées, du moins les habitants de notre pays dans leur quasi-totalité se sentaient membres d’une même communauté de vie et de civilisation. De ce processus de brassage et d'uniformisation est sorti le « Français », celui qui en 14-18 a défendu le sol de l'Hexagone avec le même acharnement que son grand-père aurait mis à défendre ses quelques arpents de terre. Par cette trop rapide esquisse, j'ai voulu montrer quel pourrait être l'apport spécifique du géographe au problème de la genèse d'une nation. C'est une approche très terre à terre, comme étymologiquement il se doit. Elle se fonde, non pas sur un espace abstrait et pas non plus sur un espace donné une fois pour toutes, mais sur l'analyse des structures fonctionnelles de cet espace et des interrelations qui se développent entre ses parties à mesure qu'évoluent les contextes technologiques, économiques, politiques et sociaux. Dans le concert des facteurs explicatifs en jeu, il y a là un élément qu'on aurait tort de négliger. A. DU ROY. — Merci Etienne Juillard. Karl Ferdinand Werner, historien allemand, va traiter d'un moment privilégié de l'histoire de la formation de la France.

La Francie

Karl Ferdinand WERNER. — J'ai un désavantage et un avantage : j'aime beaucoup la langue française mais je ne la domine pas tout à fait — c'est comme un bon mariage—, mais je parle après d'autres, donc je peux revenir sur des sujets précédemment traités. J'ai beaucoup aimé la réponse de Fernand Braudel à la première question d'Albert Du Roy, que l'on pouvait traduire par : « Mon histoire de France sera ma définition de la France. » Ce qui veut dire : la France ne préexiste pas, elle est le résultat de son histoire et ceux qui aimeraient aller trop vite à elle ne trouveront peut-être pas le bon cheminement. Il n'y a pas de France toute faite mais il y a beaucoup de pré- Frances. Mon deuxième point concerne la géographie et, sans oser entrer dans le débat sur le déterminisme, il y a tout de même un fait : la masse continentale s'impose, ce fait est visible pour le bloc ibérique, pour les Iles britanniques, pour l’Hexagone également. Si par exemple, au xne siècle, une réunion politique de Barcelone, de la Septimanie et de la Provence est encore probable, tout cela disparaît devant le bloc continental. Albert Du Roy citait une phrase de Fernand Braudel : « La nation française ne peut exister quen s'opposant à autrui sans défaillance. » C'est un fait. Je reviens d'un colloque sur la Neustrie. Tous les intervenants étaient d'accord sur le fait que la Neustrie, un des noyaux essentiels de la France, naît par l'opposition à la fois contre les Romains et contre les Germains. Les Francs nouveaux, nés de la symbiose des populations gallo-romaines et franques dans le royaume fondé par Clovis, ne veulent être, depuis le vn e siècle, ni Romains, ni Germains. De façon générale, en Gaule comme en France, ceux qui sont déjà sur place s'unissent contre des forces qu'ils considèrent comme étrangères. Considérons maintenant l'évolution historique entre le néolithique et l'Antiquité tardive, moment privilégié dans la formation de la France. Il y a d'abord la Gaule avec ses structures géographiques régionales, ses cellules de la vie régionale, dont a parlé Etienne Juillard, puis la Gaule avec des structures sociales fixes, hiérarchisées, où le rôle de l'aristocratie est extraordinaire. Cette Gaule fait partie de l'Empire romain, puis de l'Empire chrétien. Les structures religieuses, chrétiennes, s’ajoutent aux structures sociales rigoureusement hiérarchisées. L’importance de cet Empire que tout le monde fait disparaître, à tort, en 476, est trop souvent sous-estimée : les dogmes chrétiens ne se font-ils pas à la Cour de l'empereur ? La hiérarchie romaine ne reste-t-elle pas debout ? Le roi mérovingien, le roi des Francs, fait partie de cette hiérarchie. Mais son royaume est le premier royaume barbare sur terre romaine qui est catholique, et cela restera la gloire des Francs et de la France. Ce royaume franc rayonne sur une région beaucoup moins importante que l'Empire, mais réussit quand même la domination de grands espaces. Il s'agit de la version « franque » du monde latin dans la zone bilingue. C’est là un fait essentiel de l'histoire de la future France. La Gaule est partagée en deux Francies ; le Nord-Est est tout à fait différent du premier royaume de Clovis, et trouve son origine dans une Francia Rhinensis, avec Cologne pour capitale. Vers la fin du règne de Clovis, les grands du royaume de Cologne se donnent à Clovis, l’élisent roi, mais ne sont jamais soumis. Cette partie orientale de la Gaule ne sera jamais tout à fait intégrée dans l'Etat de Clovis : elle restera toujours l'Austrasie, un peu à part et semi-auto- nome. Mais ce monde franc, mérovingien, qui deviendra le monde carolingien, n’est pas bipartite, comme le pensaient les Allemands, il est tripartite. Il y a à l'ouest la Neustrie, à l’est l’Austrasie puis la Germanie. Au viie siècle, cette Germanie est en partie gagnée par Dagobert pour une alliance contre l'Austrasie qui lui crée des difficultés. C’est la première alliance de l'Est et l’Ouest contre le Centre. Au vme siècle, les Carolingiens, Austra- siens, soumettent la Neustrie à l’ouest et la Germanie à l’est, puis gagnent Rome et l’Empire.

Mais, au ixe siècle, après le partage de Verdun (843), les deux puissances périphériques, la Francie de Charles le Chauve et la Germanie de Louis le Germanique font alliance. C’est de nouveau l’Est et l’Ouest contre le Centre. Avec la défaite de ce dernier, une chose est claire : désormais, les royaumes de l’Est et de l’Ouest ne sont plus dépendants de l'Empire. On laisse au Centre, à l'Empire, le titre impérial, mais le royaume de France dès cette époque est indépendant de l'empereur parce qu'un roi des Francs a les mêmes droits que l’empereur. Cet aspect du traité de Verdun n'est pas toujours assez souligné. Plus tard, aura lieu la réunification de l'Est, de la Germanie avec la Lotharingie et l'Italie : ce sera alors le Saint-Empire. Mais le royaume occidental, seul héritier direct de Clovis, le premier roi chrétien, et héritier de tout ce qui lie cette royauté — à travers saint Denis, saint Rémi et Reims — au monde chrétien est une royauté exceptionnelle ; on suit cet héritage à travers saint Louis, Jeanne d'Arc... Sont en place un héritage et un mythe fondés sur une vérité historique. On trouve là un élément très ancien qui ne suffit certes pas à faire la France et les Français mais qui apporte deux points essentiels : un contenu idéologique et des frontières. A. DU ROY.—Je remercie Karl Ferdinand Werner. Claude Raffestin, géographe suisse, va aborder maintenant un problème de géo-histoire : « Les nouvelles localisations industrielles dans les zones péri-alpines. »

Pour une théorie écologique des localisations industrielles

Claude RAFFESTIN. — Il est embarassant d'être un géographe étranger sur une estrade où l'on parle de la France. Pour éviter de prendre des positions qui pourraient choquer certains d'entre vous, je traiterai d'une région, les Alpes, auxquelles Fernand Braudel a consacré quelques pages d'une très grande densité dans la Méditerranée. Les Alpes constituent un paradoxe et connaissent la volupté d'être revendiquées par tous et de n'appartenir à personne. C'est pourquoi j'évoquerai aussi la France en même temps que quelques autres pays. Il s'agit d'un problème de géographie économique qui rompra évidemment avec la série historique car, dans ce que je vais présenter, il y aura une partie de prospective. J'essaierai de mettre en évidence des structures au sens où l’entend Fernand Braudel, c'est-àdire ces dépôts du temps qui s’accumulent dans les Alpes du point de vue économique. Il ne s'agit pas d'un modèle mais de quelques indices, ou bien même — pardonnez-moi cet italianisme — d'un modèle indiciel sur les nouvelles localisations industrielles dans les Alpes. Quelques mots d'abord sur l'évolution des systèmes techniques ou plutôt, comme dirait le grand géographe Pierre Gourou, des structures d'encadrement. Une date, 1782, date officielle de l'apparition de la machine à vapeur de James Watt, n'appartient certes pas à l'histoire des Alpes, mais aura néanmoins une grande importance sur celles-ci. Jusqu’en 1782, l'industrie traditionnelle des Alpes est fondée sur l'eau et sur le bois, sur l'utilisation des ressources locales. Ce fait n'exclut évidemment pas les relations interrégionales et même transrégionales. Mais c'est la machine à vapeur qui va marquer véritablement le début de ce

premier système technique, issu de la révolution industrielle, fondé sur la houille, le fer et la vapeur. C'est le désenclavement par le chemin de fer, c'est un début de restructuration spatiale, c’est un autre type de sidérurgie et de métallurgie, c'est, dans les Alpes, le développement de l'innovation. Puis les choses se précipitent. Vers 1880 apparaît une autre couche industrielle, issue de l'électricité et des nouveaux matériaux -l’aluminium par exemple—, c'est l'électrochimie, c'est l'électrométallurgie. Ce troisième système technique démarre très lentement vers 1880 et nous amène jusqu'à la Seconde Guerre mondiale ; elle arrive au bout de ses possibilités dans les années soixante/soixante-dix. Cette couche industrielle est relayée d'ailleurs par le tourisme qui a été longtemps l'activité triomphante dans les Alpes. Cependant on commence à douter que ce tourisme puisse garantir l'avenir économique des régions alpines pour les années à venir. Les générations de stations se succèdent, les formules se multiplient, on crée des saisons « blanches », « vertes ».Les stations sont de mieux en mieux exploitées, mais cela suffit-il à assurer l’existence de ces populations ? J’en doute et je crois même que le tourisme, pour toutes sortes de raisons, ne doit pas encombrer l'horizon de la réflexion économique : il faut diversifier les possibilités de manière à assurer une certaine stabilité socio-économique et socio- démographique. Après un siècle, s’ouvre alors dans les Alpes un quatrième système technique issu des mutations technologiques et économiques qui affectent, d'ailleurs, différents pays de vieille industrialisation. Les grandes industries classiques — sidérurgie, métallurgie, automobile, industrie mécanique — sont en crise. Tout le monde le sait. Elles s’automatisent et se robotisent à un rythme effréné. Elles provoquent licenciement et chômage. Et ce nouveau système technique qui s’installe, fondé sur la robotique, l’informatique, la biotechnologie, est basé sur une information scientifique et technique à la fois fondamentale et appliquée et qui joue un rôle beaucoup plus important au niveau de l’invention et de l’innovation qu’au niveau de la production et de la reproduction. Ce système est alimenté par une main-d’œuvre très attentive à son cadre de vie, très exigeante quant à ses conditions d'habitat, de récréation et d’ouverture sur le monde. Les porteurs de cette information scientifique et technique cherchent à valoriser tout autant la localisation de leur travail que la localisation qui offre simultanément le plus d’avantages possible accessibles dans le minimum de temps, et qui propose le maximum de satisfaction. Sans les sytèmes économiques précédents, les localisations dépendaient de facteurs de production classiques — matière première, énergie, présence d'une main-d’œuvre qualifiée ou spécialisée — mais rarement, sinon jamais, de conditions de vie favorables à l’implantation d'un personnel de très haut niveau. Aujourd’hui, les exigences se déplacent et le problème pourrait être formulé de la manière suivante : Quelles sont les localisations optimales susceptibles d'attirer la main-d'œuvre créatrice et inventive ? Les entreprises de l'avenir, les entreprises de « pointe » seront effectivement la charnière de ce que l'on appelle encore — le terme est aujourd'hui insatisfaisant — le secondaire et le tertiaire. Ces entreprises élaboreront des systèmes et des programmes industriels dont la réalisation pourra se faire dans des entreprises de sous-traitance localisées dans les régions de tradition industrielle. Dans le choix des sites, l'habitat et l'environnement, et par conséquent le facteur climatique et le paysage, auront une importance considérable. En début de séance, Fernand Braudel s'inquiétait de ce que nous pourrions faire, nous autres géographes, si l’on supprimait le déterminisme. Je vais essayer de le rassurer. L'objet de la géographie n'est pas seulement l’espace, mais surtout la pratique et la connaissance que les hommes ont de cette réalité qu'on appelle l'espace. Il cherchait sans doute à nous provoquer puisque lui-même, dans les premières pages de la Méditerranée écrivait : « Je fais une certaine géographie, et je fais une certaine histoire ». Or, cette « certaine géographie » et cette « certaine histoire », la géo-histoire, va tout à fait dans le sens de la définition que je viens de rappeler.

Pour en revenir à l'implantation spatiale du nouveau système technique, le géohistorien peut poser la question suivante : Quels sont les sites privilégiés ? Ce sont les zones de contact entre plaine et montagne ou entre montagne et mer. Le lieu devra offrir les services d'une métropole sans être nécessairement une grande agglomération. Il devra être proche des grandes villes mais aussi des loisirs montagnards ou marins. Donc, il faut repérer les lieux géographiques qui offrent des conditions optimales du point de vue physique, social et culturel, mais sans le coût des grandes agglomérations. Les sites à faible taux de nuisance, mais néanmoins proches de divers services seront particulièrement recherchés. De tels lieux existent ; certains d’entre eux sont déjà en train de se développer. J’ai devant moi une carte sur laquelle sont représentées les zones potentielles de développement de ces nouvelles activités. Elles se situent surtout sur la bordure péri-alpine — versant Nord — cette périphérie au contact des plaines, « là où rebondit la circulation à vive allure » dirait Fernand Braudel. C'est bien dans ces zones-là que se développent actuellement des activités industrielles, de petites entreprises pour lesquelles l'information est beaucoup plus importante que l’énergie, le programme d’ordinateur beaucoup plus important que l'établi. Certes, l'atelier de mécanique est nécessaire à ces entreprises, mais peut être trouvé à l'intérieur des Alpes, dans les grandes vallées, où l’on pourra faire de la sous-traitance. A mon avis, les lieux les plus favorables actuellement sont la zone grenobloise, la zone de Bavière, le Bade-Wurtemberg et même la zone de Salzbourg sans doute moins accessible que les grands lacs suisses et italiens. Cette zone des lacs, depuis le lac Majeur, le lac de Lugano, le lac de Côme et le lac de Garde, est actuellement le lieu d'un déversement de ces entreprises dans lesquelles l’innovation se développe d'une manière absolument extraordinaire et où la soustraitance commence, ce fait est démontré statistiquement, à remonter les vallées. Ces zones créatrices peuvent donc bénéficier de la main-d'œuvre industrielle liée au système technique précédent et qui pourrait exécuter tout un ensemble d’opérations de production. Ces zones pourraient diffuser des modèles industriels et en conséquence générer dans les Alpes de nouveaux investissements. Des petites entreprises d'exécution pourraient être ainsi couplées avec les entreprises créatrices de nouveautés industrielles. Les Alpes redeviendraient progressivement le point central des échanges entre l’Europe du Nord et l'Europe du Sud et retrouveraient ainsi ce rôle de commutateur qu’elles avaient toujours joué ; rôle de commutateur donc, de méga-commutateur ! Alors, ce modèle indiciel ? Rêve, utopie, fantasme ? Pas du tout, car les zones indiquées sur cette carte sont déjà en pleine activité, à tel point que — pour ce qui concerne le versant Nord — la Ruhr commence à s'inquiéter de voir descendre des activités extrêmement intéressantes vers la Bavière. Enfin, ces nouvelles activités sont beaucoup plus contemplatives que les activités anciennes ; elles renvoient à ce que l’on pourrait appeler une « théorie écologique des localisations » qui prend en compte, justement, les facteurs favorables à la contemplation, au sens laïque, bien sûr. A. DU ROY. — Emmanuel Le Roy Ladurie va nous présenter un organigramme de la Monarchie française en 1579. Monsieur Serge Bonin, du Laboratoire de Cartographie des Hautes Etudes en Sciences Sociales est co-auteur de la partie graphique de cet exposé.

L9arbre des Etats et Offices de France

Emmanuel LE ROY LADURIE. — La rencontre d'aujourd’hui est centrée sur Fernand Braudel et sur la France. Elle est centrée sur la nation comme « ensemble des hommes liés en une communauté de caractère, par une communauté de destin », ou comme histoire solidifiée. En France, l'Etat monarchique a joué un rôle central dans la consolidation nationale. C'est ce qui justifie cette présentation de l'organigramme de la Monarchie française en 1579. C'est une tentative d'ensemble de visualiser l'appareil d'Etat national qui est, d'une certaine façon, le code génétique de ce qu'on appellera la patrie. L'auteur de cet organigramme, déjà rendu notoire par les travaux de M. Mastellone, est un certain Charles de Figon. Ce dernier n’emploie pas le terme d’organigramme, mais celui d’arbre : arbre des Etats et des Offices de France. C’est une métaphore ancienne car la Bible, à la Génèse et à l’Apocalypse, s’ouvre et se ferme par l’évocation d’un arbre. Au Moyen Age, selon Colette Beaune, la France est comparée à un arbre qui tantôt sèche et tantôt fleurit. La Renaissance également traite les sciences comme se diversifiant et se groupant sur un arbre. L’originalité de Figon est d’avoir appliqué cette image à une représentation de l’Etat. Je connais peu d’exemples jusqu'à l'avènement de nos modernes organigrammes. Figon est donc l’auteur d’un ouvrage intitulé Discours des Etats et Offices du Gouvernement. Ce n'était pas un best- seller, loin de là. Collaborateur du Cardinal Bertrand au temps d'Henri II, puis Garde des Sceaux, on retrouve Charles de Figon secrétaire de la reine de Navarre, puis assistant d’un secrétaire d’Etat d'Henri III. Sa femme a été mêlée à quelques intrigues sentimentales avec de grands personnages de l'époque. Figon, semble-t-il, est une sorte de Rastignac méridional « monté à Paris » avec ses patrons. Son œuvre est contemporaine d'une grande évolution de la pensée politique, peu après le moment où Catherine de Médicis et Michel de l'Hospital posent l’Etat comme relativement indépendant de l’Église. Certains théoriciens protestants incitent à la réflexion politique. Figon, probablement catholique mais pas ligueur, est catholique, mais peut être ouvert au protestantisme. Il a donc réfléchi sur l’Etat et son travail témoigne d’ailleurs de la vigueur de l'Etat au temps des Guerres de religion qui sont loin d'avoir déraciné l'arbre en question. L’organisation de l'Etat, selon Figon, est centrée autour du tronc axial de la justice, incarné par le Chancelier, accessoirement Garde des Sceaux. Ce n'est qu'en 1661 que le Chancelier perdra sa position centrale au profit de celui qu'on appellera le Contrôleur Général des Finances. Le premier, Colbert, réunira en une seule main ce qui serait aujourd’hui le Ministère des Finances et le Ministère de l’Intérieur. Du tronc de l’arbre partent, en 1579, deux branches maîtresses : à gauche, la grosse branche judiciaire incarnée par le Parlement, et d'abord par le Parlement de Paris ; à droite. la grosse branche financière représentée par les Chambres des Comptes. Cette seconde branche va ensuite à la Trésorerie de l’Epargne, siège de la dépense étatique, et jusqu’à la Recette Générale, lieu géométrique des recettes et des rentrées fiscales. La sève brute de l'arbre monte de l'humus de la souche infrastructurelle du Conseil du Roi, arrive jusqu’au Parlement et redescend à gauche vers divers organismes, sous-commissions du Parlement (Requêtes du Palais, Chambre du Trésor, Commissaires délégués). Cette sève brute continue d'autre part à monter vers les organismes moyens et subalternes de l'appareil judiciaire incarnés parl5 000 ou 20 000 officiers, que nous appellerions aujourd’hui fonctionnaires. On gouvernait donc 16 millions de Français avec 20 000 fonctionnaires, mais c'était souvent la guerre civile...

La sève élaborée descend des feuilles. Ce sont les demandes de justice formulées par les contribuables, la chaîne des appels qui vont des tribunaux les plus modiques aux plus prestigieux — le Parlement — en passant par une série de tribunaux intermédiaires. Ce qui permet de définir une espèce d'arborescence hiérarchique. Pour les petites fonctions judiciaires — à la charge des municipalités — nous avons les Echevins et Consuls des villes, les notaires —chers à Zeldin —, ces notaires royaux, juristes fort importants à l'époque, et les milliers de juges seigneuriaux. A partir de ces très nombreux personnages, on descend les ramifications de ce que j'appellerais aujourd'hui le réseau hydrographique des appels ; puisque les appels vont de tribunal moins important à tribunal plus important, vers les confluents les plus essentiels — les juges royaux—, puis vers la rivière plus capitale encore des bailliages et sénéchaussées. Les titulaires—Baillis et Sénéchaux, équivalents géographiques mais non fonctionnels de nos Préfets—, sont aussi perçus comme des juges, plus précisément comme des Présidents de Tribunaux, ce qui ne les empêche pas d’avoir des fonctions administratives. Enfin, le gros affluent des Baillis et Sénéchaux se jette à son tour dans le grand fleuve des Parlements qui réceptionne tous les appels procédant des juridictions susnommées. D'autres rivières analogues, toujours dans le même espace de l'arbre, correspondent aux Maîtres des Ports et Passages, à la Table de Marbre (vers laquelle descendent les appels venus des tribunaux de l’Amirauté et des Eaux et Forêts), aux Consuls et Bourses des Marchands, surtout aux Présidiaux, fondés par Henri II pendant les années 1550. L'ensemble de ce réseau file vers le Parlement. Figon souligne bien, à la « Saussure », qu'il n'est pas intéressé par la diachronie — c'est-à-dire les dates de fondation de ces divers organismes — mais par la synchronie — c’est-à-dire la façon dont tout cela travaille ensemble. A droite des Présidiaux, on remarquera les Prévôts des Maréchaux, c’est-à-dire la Maréchaussée — aïeule de notre police actuelle— qui sera perfectionnée par Louis XIV au moment où il créera les charges de lieutenant de police. Abandonnons l'ouest de notre cadran, c'est-à-dire l'Etat de Justice et examinons maintenant l'Est du cadran, c'est-à-dire l'Etat de Finances. Laissons les out puts étatiques, les productions judiciaires dont nous venons de voir qu elles sont plus ou moins effectuées en contrepartie des demandes de justice formulées par la population, pour nous intéresser aux in puts, c'est-à-dire les entrées fiscales accomplies en réponse aux demandes d'argent exigées par l'Etat. Insistons d'abord, avec Michel Antoine, sur le fait que le Chancelier, en ces années 1570, conserve une très grande influence sur l'administration financière. La Chancellerie ne perdra cet impact qu'à l’époque de Colbert où se produira un dédoublement de l'arbre de justice et de l'arbre de Finances, mais en 1579 ce n'est pas encore le cas. Passons sur quelques branchages de moindre importance dont la Cour Souveraine des Monnaies avec son Prévôt, les Trésoriers de France et Généraux de Finances, en perte de vitesse depuis la Renaissance, et la Cour des Aides. Signalons cependant que nous retrouvonslà les vieilles méthodes françaises : quand une administration devient caduque dans notre pays, on ne la supprime pas, mais on lui juxtapose une administration plus efficace. Arrivons-en à ce qui est important : la Chambre des Comptes qui aboutit à l’énorme nœud de la Trésorerie de l’Epargne et de la Recette Générale. Il s'agit là de deux lieux absolument essentiels. Du trésor de l'épargne, fondé par François I er en 1523, partent les dépenses qui vont tomber vers la Cour ou la Maison du Roi. Les recettes des seize généralités fondées en 1542 — espèces de semi-provinces actuelles — aboutissent à la Recette Générale. Dans ces Recettes Générales rentrent les impôts directs — tailles et impositions—, les douanes, la taxe sur le vin et sur le sel, les impôts sur la douane foraine. Au Nord-Est de notre graphique se trouve le Domaine Royal, avec ses droits seigneuriaux, ses coupes de bois, ses amendes et condamnations. Car le Roi est aussi un vaste propriétaire, et un puissant seigneur. En fait, le Domaine Royal ne représentait pas grand

chose, du moins en pourcentage, dans le budget, mais la tradition lui accordait une certaine importance. Fernand Braudel ce matin s'opposait aux nationalisations. Son attitude me rappelle celle d'Henri IV : quand celui-ci voyait une maison en ruines dans la ville, il s'écriait : « Ceci doit être à moi ». Il y a donc des précédents !... Revenons aux impôts royaux. Ils représentent plus de 90 % des recettes : celles-ci correspondent aux impôts directs et indirects mais aussi aux emprunts — représentés dans le Nord-Est du cadran — et aux recettes des parties casuelles, autrement dit aux ventes d'offices. Le quart du Sud-Est de l’arbre incarne le secteur des dépenses. Il part de la Recette Générale, et aboutit à un énorme secteur, celui des out puts — ou productions de l’Etat — ou effets induits par l’Etat. Ces out puts sont préalablement alimentés par les in puts, c'est-à-dire par les recettes fiscales et financières. Le long des deux grandes branches descendantes, on trouve deux secteurs d'inégale importance en forme de saule pleureur : la Cour — Maison du Roi — qui peut représenter jusqu'à 10 000 personnes au service de Catherine de Médicis et Charles IX (leurs dépenses : argenterie, vénerie, écurie, le Grand Ecuyer étant un personnage considérable). C'est ainsi qu'apparaît un axe secondaire, de haut en bas, qui part du domaine du Roi et qui descend vers la Cour ; Max Weber l'appellerait « Monarchie patrimoniale ». C’est ainsi qu'apparaît également, à l’extrême droite du graphique, un axe « moderne » : en haut à droite, les impôts et, vers le bas, les dépenses pour l'Etat. Ceci annonce « pour le coup » notre secteur de dépenses « modernes » : les dépenses ordinaires de la guerre, les dépenses extraordinaires de la guerre, — les fortifications, la marine, l'artillerie. Allons encore plus bas, tout en bas. Là se trouvent les gages des gens de Justice et de Finances, les traitements des fonctionnaires. Peu de chose que cela ! Il est vrai que les fonctionnaires, mal payés par l'Etat, se rattrappaient grâce aux « épices » ! A la base du tronc, qui trouvons-nous ? Les Gouverneurs de province à gauche, les Ambassadeurs à droite — Grand Prévôt de l'Hôtel du Roi, Grand Conseil du Roi—, mais surtout des institutions de grand avenir : les Secrétaires d'Etat, ancêtres de nos Ministres car la fonction proprement ministérielle naît alors avec les Secrétaires d'Etat. N'oublions pas les intendants des Finances (Sous-Secrétaires d’Etat aux Finances, dirions-nous). N'oublions pas surtout les maîtres des requêtes de l'hôtel du Roi, ceux que Pierre Goubert appellera « la classe politique du régime » et Pierre Chaunu « la technostructure », c'est-à-dire les aïeux, bien putatifs certes, de notre énarchie contemporaine. Cet arbre représente, même déformé, la meilleure photographie que nous puissions avoir de l'Etat français de la Renaissance, comme matrice d’un Ancien Régime et d'une société traditionnelle. A. DU ROY.—Je remercie Emmanuel Le Roy Ladurie. Je donne maintenant la parole à Théodore Zeldin, historien britannique qui s est passionné pour l'étude de la France et des Français...

Comprendre Fernand Braudel

Théodore ZELDIN. — Je n'ai pas préparé de texte. Je suis assez simple pour imaginer que nous sommes ici non seulement pour rendre hommage à Fernand Braudel, pour lui exprimer notre sympathie, notre plaisir à le lire et à rencontrer un homme qui sait allier la sagesse avec les jeux d'enfants, mais aussi parce ce que nous voudrions le comprendre un peu mieux. Pour moi, il est le plus célèbre des historiens, mais en tant qu'individu, il est inconnu. Hier soir je lui ai demandé : « Qui vous a compris ? » Il m'a répondu :« Eh bien... il y a quelqu'un en Argentine... » C'est déjà pas mal qu’il ait trouvé quelqu'un ! Depuis quarante ans, il écrit, et il a du mal à se faire comprendre, et il a du mal à imposer une nouvelle histoire que les autres acceptent. Je le considère comme un artiste, comme un poète ; et je m'intéresse à cette situation des artistes qui ne sont pas compris. Car cette situation n'est pas spéciale aux artistes ; elle se répand de plus en plus. Dans la société dans laquelle nous vivons, nous ne nous comprenons pas. De nos jours, depuis la guerre en particulier, les individus deviennent de plus en plus différents les uns des autres, parce qu’ils ont de plus en plus de choix. L’enseignement a l’effet contraire de celui qu’on attend. Chacun interprète l’enseignement à sa manière. Le professeur ne réussit pas à imposer ce qu'il essaie d’imposer. Il y a donc une espèce de cacophonie qui se développe dans notre monde, et que l’on doit voir comme une contradiction de cette unification que vous avez attribuée aux chemins de fer. C’est pourquoi, plutôt que de vous dire ce que je pense, j'aimerais pousser Fernand Braudel à répondre à des questions, à montrer son visage au-dessous de ce mur qui le cache à mes yeux. Fernand Braudel, avec votre Histoire de la France, serez- vous compris ? F. BRAUDEL. — Je serai compris de travers, mais c'est déjà une satisfaction, car dans la mesure où les gens ne vous comprennent pas, ils vous définissent. Mon livre sera sûrement accueilli avec gentillesse et avec attention, mais serai-je compris ? J'ai passé ma vie à ne pas être compris, même par moi-même. C'est très difficile. T. ZELDIN. — Vous dites que vous ne voulez pas être défini. Beaucoup de gens refusent de l'être parce qu'ils trouvent toujours qu'on les voit d'une manière trop simpliste.. F. BRAUDEL. — Je vous répondrai, Théodore Zeldin, dans un instant... mais je voudrais que vous arriviez à vos conclusions. T. ZELDIN. — Je voudrais y arriver en bavardant avec vous, plutôt qu’en faisant un discours. F. BRAUDEL. — Mais vous êtes capable de faire un discours, vous l’avez commencé. A. DU ROY. — J'ai l'impression que Fernand Braudel a plutôt envie de vous poser des questions, à vous ! T. ZELDIN. — Bien. Je vais vous poser d'autres questions. La première, c’est sur cette impossibilité de communiquer. En venant ici, j’avais annoncé comme thème d'intervention :«La nation en tant qu'objet de recherche historique ». C’était donc un problème de méthodologie. Mais peut-être somme-nous arrivés à la fin de l'ère des méthodologies ? Ce que j'aime chez Fernand Braudel, c'est qu'il ne suive pas les règles qu'il impose aux autres ! Et c'est important, parce que suivre les règles, c’est très ennuyeux. Alors je me demande : si on a la témérité de donner des conseils, qu'en reste-t-il ? Moi, je dirais que la « nouvelle, nouvelle histoire », c’est : il faut surprendre ! Dans le passé, un historien écrivait d'une manière agréable et intéressante ce que tout le monde savait, mais maintenant, cela ne suffit plus. F. BRAUDEL. — On dit de façon désagréable ce que tout le monde ignore !

T. ZELDIN. — Ce n'est pas tout. Il y a une raison pour laquelle on ne peut pas écrire sur la France. J'ai essayé ; j'ai pris un petit morceau de la France et je me suis rendu compte qu'il fallait lire tant de livres que la tâche de Miche- let n’est plus possible. Comment avez-vous cette témérité ? F. BRAUDEL. — Vous croyez que le destin me punit ? T. ZELDIN. — Exactement. F. BRAUDEL. — L'Histoire de France sera ma passion, mais dans le sens tout particulier d'« occasion de souffrances. » T. ZELDIN. — C'est très bien ! Parce qu'à la fin vous allez nous dire ce qu'est la France. F. BRAUDEL. — Oui, mais moi personnellement je connais déjà la fin. J'attends les autres... T. ZELDIN. —J'espère que non, parce que quand on écrit un livre, il vaut toujours mieux ne pas en savoir la signification ! F. BRAUDEL. — Vous vous rendez compte, les leçons de méthode qu'il nous donne, et qu'il me donne par surcroît ! T. ZELDIN. — Plus tard, vous aurez l'occasion... F. BRAUDEL. — Plus tard... Je n'y pense pas. T. ZELDIN. — Je vous pose une autre question, puisque vous voulez les prendre toutes ensemble. Je pose la question de l'immobilité qui est une de vos obsessions. F. BRAUDEL. — Il faut poser la question à Emmanuel Le Roy Ladurie, parce que lui, il dit « l'immobilité », et moi je dis « la répétition ». Alors, qu'est-ce que vous choisissez ? Le Roy Ladurie^ c'est-à-dire l'avenir, ou moi, c'est-à-dire la répétition, les formules surranées, rétro... T. ZELDIN. — J'étudie le rétro. Si l'on essaie de vous observer, de vous comprendre — ce qui est impossible — la date intéressante c'est 1929, date de la fondation des Annales et d'événements très importants dans le monde, mais aussi celle de la publication d'un livre qu'on ne connaît pas et auquel je voudrais faire référence. On vous appelle parfois — pardonnezmoi, je sais que vous n'aimez pas l'entendre — « le pape de l'histoire »... F. BRAUDEL. — Je ne suis pas encore entré en religion, quand même ! T. ZELDIN. — Alors je me demande : pourquoi le pape est-il Français ? F. BRAUDEL. — Parce que tous les papes ne peuvent pas être Polonais ! T. ZELDIN. — Puis-je vous suggérer qu'il y a un pape- candidat anglais. F. BRAUDEL. — C'est vous ? T. ZELDIN. — Non. F. BRAUDEL. — Un rival ? Un anti-pape ?... T. ZELDIN. — Il est mort et il est inconnu des Français. C'est Louis Namier. Il a écrit un livre merveilleux en 1929, son chéf-d'œuvre, sur la structure de la politique au temps de George III. Or, la Revue Historique n'a daigné lui accorder que quelques lignes : « Ce livre a un caractère assez inattendu et on peut recommander la lecture de l'introduction. » Eh bien, on considère en Angleterre que Namier est le plus grand historien que nous avons produit dans ce siècle. F. BRAUDEL. — Je vous donne raison. T. ZELDIN. — Je suis enchanté que vous le reconnaissiez. Mais vos compatriotes le connaissent à peine. F. BRAUDEL. — Je suis sûr que Le Roy Ladurie le connaissait. T. ZELDIN. —Je ne parle pas d'esprits satellites, mais des professeurs de lycées. Ils ne lisent pas ce livre. F. BRAUDEL. — Vous n'avez pas le droit de généraliser... T. ZELDIN. — Cela m'amène à poser la question suivante : Comment les livres voyagent-ils entre les pays ? Vous allez écrire une Histoire de France. Si vous aviez commencé ainsi, quelle aurait été votre carrière ? F. BRAUDEL. — Je serais resté professeur de lycée jusqu’à la fin de mes jours. K. F. WERNER. — Je voudrais dire un mot là-dessus. Fernand Braudel est l'un des historiens français qui a parlé le plus aux Français des autres pays.

Pour la première fois, l'histoire mondiale, ou plutôt l'Histoire des hommes, a été faite d'une façon tout à fait intelligente et neuve, et il l'a réussie en parlant relativement peu des Français. C'est en France quelque chose d'inouïe et de très hardi. C'est pourquoi je vais tout à fait dans le sens de Zeldin en vous demandant Maître, s'il y a une recherche internationale, ou, en d'autres termes, si nous avons déjà la réalité d'une coopération internationale sur les différents sujets parmi lesquels la France ? Parce que la France, c'est un grand sujet, et pas seulement pour les Français. Je suis par ailleurs certain que votre livre sur la France est enrichi de tout ce que vous savez des autres nations. F. BRAUDEL. — Mes vrais maîtres ont été Lucien Febvre etMarcBloch. Or,MarcBlochadit :« Il n'y a pas d'histoire de France, il y a une histoire d'Europe. » Et comme cela ne suffisait pas, il a dit, en confidence, à un historien : « Il n’y a pas d’histoire d’Europe, mais une histoire du monde. » En faisant une histoire de France, je me sens coupable, parce que je ne réussirai pas à y intégrer l'histoire de l'Europe et l’histoire du monde. Mais excusez-moi de vous interrompre, Théodore Zeldin. T. ZELDIN. — Pour en finir avec cette question, je me demande quelle est l'importance du fait que vous n'êtes pas un Français comme les autres. F. BRAUDEL. — Mais si, je suis un Français comme les autres ! T. ZELDIN. — Vous-même avez dit que vous avez vécu à l'étranger. Eh bien, ce n'est pas normal. F. BRAUDEL. — J'ai vécu à Paris aussi, en Savoie, en Provence... T. ZELDIN. — Mais pendant vos années décisives, celles pendant lesquelles vous avez formulé vos idées, vous étiez à l'étranger. F. BRAUDEL. — Je suis devenu intelligent en allant au Brésil. Le spectacle que j'avais sous les yeux était un tel spectacle d'histoire, un tel spectacle de gentillesse sociale que j'ai compris la vie autrement. Les plus belles années de ma vie, je les ai passées au Brésil. Ce qui a eu tout de même des conséquences pour moi, et m'a expatrié en quelque sorte. Je me laisse volontiers faire par les gens qui m'entourent. Si nous parlions cinq heures de plus, je me sentirais très Anglais. T. ZELDIN. — J'aimerais aborder avec vous le problème du style. Comment voyez-vous le développement de l'histoire dans l'avenir ? Accumuler des renseignements, cela devient de plus en plus difficile ! L'histoire ne doit-elle pas plutôt essayer de rattraper son retard par rapport aux arts plastiques qui ont abandonné le désir de reproduire le monde mais qui essaient de ré-allonger les faits, de créer quelques chose ? F. BRAUDEL. — Vous voulez une histoire abstraite en somme ? Une histoire qui ne serait plus une histoire, mais qui resterait tout de même une carrière. T. ZELDIN. — Je me demande si on ne le fait pas déjà. F. BRAUDEL. — Oui, c’est possible. Mais vous avez parlé du style. Or, il y a un style qui fait que la« nouvelle, nouvelle, nouvelle histoire » ressemble à la « nouvelle, nouvelle » et même à « la nouvelle » tout court. C'est que les historiens français sont les maîtres de leur langue. C’est vrai pour Emmanuel Le Roy Ladurie et Georges Duby qui écrivent divinement, qui sont des historiens français de grande classe. Ils savent manier la langue française. Or, il n’y aura d'historiens qui posséderont l'oreille de l'opinion publique, que ceux qui domineront la langue française. T. ZELDIN. — C’est une conclusion merveilleuse ! Elle va tout à fait dans mon sens. Nous sommes d'accord également sur le fait que la France n'est pas suffisante pour écrire une histoire de France. Il faut avoir fait une étude globale pour comprendre quelle est la signification de la France, de même qu’il fait connaître des gens comme Namier pour comprendre qui est Braudel. Eh bien, c'est dans l'écriture et dans l’art... F. BRAUDEL. — Certains géographes aussi écrivent divinement en Français. Etienne Juillard par exemple. T. ZELDIN. — Alors j’applaudis !

A. DU ROY. — Le dialogue, qui a déjà commencé va se poursuivre. Je voudrais d'abord demander à Fernand Braudel quelles sont les réflexions que lui ont inspirées les interventions' ?

Histoire

, géographie et peuplement

F. BRAUDEL. — Je me suis laissé séduire par Zeldin et j'ai un peu trop parlé avec lui, si bien que je vais presser le pas en bavardant avec les autres ; parce que je voudrais revenir vers Zeldin. Ce n'est pas raisonnable du tout. J’ai écouté avec plaisir Guilaine qui est certainement aujourd’hui un des Princes de la recherche historique française. Il domine un espace de la recherche préhistorique que personne ne domine comme lui. Connaître la préhistoire, être le maître du langage, c'est une chose ; mais dominer le langage et se tourner, comme il l'a fait, vers l’histoire véritable de la France, c'est une autre chose. Car si les paysans commencent à exister à l'époque de la préhistoire, cela signifie que la vritable, profonde, biologique histoire de France s'enfonce bien avant le début de ce qu'on appelle l'histoire, bien avant le début de l'écriture. Je l'ai écouté avec attention, et je veux lui poser une question. Ou il répond « oui », et je suis sauvé. Ou il répond « non » et je suis dans un tracas sans borne. J'ai, en effet, lu un ouvrage du préhistorien Nougier : La Géographie préhistorique. J'y ai appris un fait qui m’a emballé à savoir qu'il y avait probablement, vers le second millénaire avant le Christ, quatre ou cinq millions d'habitants dans l'Hexagone. Ce qui voudrait dire qu'ils sont l’essentiel de l'histoire de France et que ceux qui viendront s'installer chez nous — Romains et tous ceux qu'on appelle Barbares — ne sont pas tellement nombreux par rapport aux Gaulois. La véritable histoire, l'histoire biologique, l'histoire profonde, c'est l'histoire bien avant le Christ, bien avant le premier ou le second millénaire. Alors, Jean Guilaine, je veux que vous répondiez « oui » à ma question. Vous n'y avez aucune obligation, mais ce serait élégant de votre part. J. GUILAINE. — Au risque de paraître inélégant, je ferai une réponse de normand. Les estimations de Nougier portaient essentiellement sur le 3è millénaire, c'est-à-dire l'époque où l'on dispose de la plus forte densité d'habitats préhistoriques. Nougier avait observé entre Seine et Loire la présence d'un nombre particulièrement élevé de « stations » néolithiques. Il avait conclu à une densité humaine plutôt forte. Mais ce que nous ne savons pas, c'est si tous ces sites sont étroitement contemporains. Vous constatez l'existence d'habitats attribuables au 3è millénaire, mais quelle est leur contemporanéité réelle ? N'y a-t-il pas eu succession dans le temps ? Alors là nous n'avons pas les moyens de la précision au siècle près. Une autre méthode a été proposée par le docteur Riquet qui consistait à évaluer pour cette période là — où nous avons également beaucoup de sépultures qui sont des sépultures collectives : grottes funéraires naturelles ou artificielles, monuments mégalithiques — la documentation anthro- plogique disponible. On essayait d’évaluer ensuite la durée d'utilisation de la tombe pour estimer combien de générations représentaient les vestiges ostéologiques étudiés. Ensuite on tâchait d'estimer de façon un peu subjective le pourcentage de tombes détruites par 5 à 6000 ans d'érosion et de destruction anthro- pique. Et Riquet arrivait à des chiffres, si ma mémoire est bonne, qui étaient nettement plus bas que ceux de Nougier, de l’ordre tout au plus d'un demimillion d'habitants pour la fin du Néolithique. Evidemment à propos de la démarche de Riquet, on peut également se poser la question : est-ce que les gens dont les restes se retrouvent dans les sépultures collectives sont le reflet démographique réel de la collectivité, de la communauté ? Est-ce que tous les défunts

avaient accès à la sépulture collective ? Est-ce qu'il n'y avait pas des gens qu'on enterrait dans des sépultures plus ordinaires (fosses) ? Dans l’affirmative, il faudrait modifier à la hausse les résultats de Riquet. Vous voyez à quel point tout est très compliqué. Et puis, il y a encore quelque chose qui joue, c’est que pour cette période là, le 3è millénaire, on dispose d’une forte densité de sites. Ensuite, au 2è millénaire on assiste à un véritable effondrement. Pourquoi ? Vous voyez, la préhistoire, Cher Maître, ce n'est pas facile. E. LE ROY LADURIE. — Un chiffre quand même ? J. GUILAINE. — Retenons les chiffres de Riquet de 200 000 à 500 000 personnes au Néolithique comme base de départ. F. BRAUDEL. — Il a tort, cela ne lui coûterait rien, mais je crois qu’il a raison, c'est cela le malheur ! Le spécialiste a toujours raison contre l’historien qui a de trop grandes prétentions. Mais, voyez-vous, il y a tout de même quelque chose qui se passe à la fin de votre préhistoire : tout s'agite tellement, il y a tellement de peuples nouveaux, de cultures nouvelles, il faut bien qu'ils soient nombreux. Connaissez vous le géographe Pierre Bonnaud ? Selon moi, parmi les jeunes, c'est le plus grand. Il a lutté avec les noms de lieux, avec l'onomastique et, en grattant le sol, il retrouve la préhistoire, une préhistoire dramatique, notamment pour les Celtes, mais en faveur d'une poussée étonnante des Celtes. En fait, je voudrais que Guilaine, à travers ma personne, donne raison à Bonnaud, mais passons... Etienne Juillard, vous avez fait un exposé magnifique. D'ailleurs vous êtes incapable de faire des exposés qui ne soient pas magnifiques. Mais il m'est arrivé une histoire qui m'amuse et me désole. Etienne Juillard n'a pas voulu parler de mon livre sans l'avoir lu. Alors, au lieu de lui envoyer un livre qui représente à peu près huit cents pages, j'ai choisi une feuille de l’artichaut, le chapitre 3, qui s’intitule « La géographie a-t-elle inventé la France ? » Naturellement, je réponds « non », mais c'était un plaisir pour moi de reprendre de vieilles affirmations de Vidal de la Blache. La vallée du Rhône, l'isthme français a-t-il commandé le dessin de la France ?... J'étais passionné par la géographie, mais je me rattache à une géographie beaucoup plus ancienne que celle de Juillard. Je lui ai donc envoyé le chapitre 3 et son intervention reprend exactement le contenu de mon chapitre 2 qui s’appelle : « Les règles du peuplement : les villes, les bourgs, les villages ». Cela me réconforte. Son exposé utilise des expressions meilleures que les miennes, si bien que j’ai pris des notes et dans mon livre je changerai certaines expressions pour les remplacer par ses formules et des mots qui illuminent. Mais si je lui avais donné à lire le chapitre 2, savez-vous ce qu’il aurait fait ? Un exposé sur mon chapitre 3. C’est cela l’ennui, c’est cela la difficulté. Cependant, je vais avoir avec Etienne Juillard une querelle telle que je lui demande de ne pas me répondre. Beaucoup de géographes, dont Pierre Gourou que nous aimons l’un et l’autre, considèrent comme vous, mon cher Etienne, que l'espace contient une expérience humaine très variable. Alors, ils enlèvent l'expérience humaine et ils oublient l'espace. Je les accuse de déspatialiser l'histoire. En remettant les choses en place, j'ai le sentiment de rendre à la géographie ses anciens droits. Cela s'appelle, ou non, déterminisme. Lucien Febvre, dans La Terre et l'évolution humaine, n'a pas été jusqu'à la négation pure et simple de l’espace. Le « possibilisme » de Lucien Febvre est un déterminisme édulcoré, mais c'est encore un déterminisme. Etienne, je vous demande de ne pas me répondre parce que je vais me retourner vers nos collègues. A. DU ROY.—Je vais cependant lui demander s'il souhaite répondre. E. JUILLARD. — Je vais néanmoins répondre. Je ne crois pas du tout avoir déspatialisé. Ce que j'ai voulu dire, et je crois que cela suffit à condamner le déterminisme, c'est que la signification des données spatiales varie, change en fonction de tout un arsenal d'autres facteurs technologiques, économiques, sociaux, et que par conséquent on ne peut pas dire qu'il

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y ait un déterminisme de l'espace. Il y a une composante spatiale d'un complexe de facteurs et cette composante spatiale n'est pas fixe, n'est pas donnée une fois pour toutes. BRAUDEL. — Oui, mais c'est la plus importante et la plus ancienne, et c'est celle qui compte dans l'histoire profonde. Tu as parlé de migrations, tu as même parlé de Stendhal, mais tu te rends bien compte que ça ne prend pas le problème en profondeur. Stendhal n'est pas, à lui seul, capable de nier le déterminisme géographique. Peux-tu revenir là-dessus, c’est très important et j'ai l'air de te chahuter gratuitement. JUILLARD. — Dans le chapitre 3, j'ai été très intéressé parce que vous dites de la vallée du Rhône, de la navigation sur le Rhône, mais j'aurais ajouté quelque chose de plus. Vous dites que le Rhône n'a pas joué un grand rôle dans la formation de l'espace français, en particulier Lyon, la vocation de Lyon, etc. BRAUDEL. — Pourtant, on a rééquipé le Rhône. JUILLARD. — Il y a tout de même aujourd'hui trente millions de tonnes de pétrole qui passent sous le sol, le long du Rhône. BRAUDEL. — Le Rhône est innocent. JUILLARD. — Le Rhône est innocent, mais pas le couloir. Il y a la grande voie ferrée française et l'autoroute vers Paris et vers l'Allemagne. BRAUDEL. — Il revient au déterminisme géographique, il m'a dit : « Il y a le couloir. » JUILLARD. — Cela me permet de revenir à ce que je disais à l'instant. La signification de ce couloir a complètement changé à plusieurs reprises dans l'histoire selon le contexte technique, le contexte économique, le contexte démographique. Le Rhône a perdu son rôle. Il l'a retrouvé. Il le perdra peut-être à nouveau. Ce n'est pas du déterminisme. BRAUDEL. — Oui, c'est du déterminisme. Le déterminisme c'est qu'un certain nombre de causes entraîne un certain nombre de conséquences. Ce qui est dramatique pour la vallée du Rhône, c'est l'équipement que nous avons fait : il ne prendra sa valeur que si le couloir du Rhône s'en va vers le Rhin, c'est-à-dire si l’on néglige le Bassin parisien. K. F. WERNER. — C’est plus facile pour l’Allemand de répondre parce que le Rhône permet à ce que sera la Gaule de passer à la Méditerranée sans être obligé de passer par les Alpes. Le plateau occidental de l'Europe a le grand avantage de réunir le Nord et le Sud sans la barrière des Alpes. C’est une des données inscrites dans l'avenir de la Gaule et de la France, qui sera ainsi la plaque tournante qui permettra aux acquis de la Méditerranée de passer à l'Europe centrale et septentrionale. Cette donnée est inscrite dans la géographie. F. BRAUDEL. — Mais le Rhône nous a trahis, nous pauvres Français, parce que l'unité de la France ne s'est pas formée, comme le pensait Vidal de la Blache, le long du sillon rhodanien. Mais laissons ces questions et, puisque Karl Ferdinand Werner a pris la parole, je me retourne vers lui. J'admire non seulement votre communication, mais je recommande la lecture du premier volume de Y Histoire de France, sous la direction de Jean Favier, paru chez Arthème-Fayard. Ce premier volume que vous avez rédigé est une splendeur. Avouez que c'est tout de même assez réconfortant de penser qu'il a été écrit par un grand historien Allemand. Et quand Karl Ferdinand prétend qu'il ne domine pas la langue française, il a commis le seul mensonge de la matinée. Ce que j'aime dans votre ouvrage, c'est que vous donnez le sentiments que ces événements très lointains de cette scène médiévale ont des conséquences jusqu'à nous. Vous êtes en faveur d'une histoire à très longue portée. Vous avez expliqué très vite votre division de l'espace en trois parties. Voulez-vous la reprendre à l'instant ? K. F. WERNER. — Que le monde Franc ne soit pas bipartite mais tripartite, c'est effectivement très important. Le xixe siècle n'a pas suffisamment observé la génèse de l'Allemagne et de la France, mais a insisté en revanche sur les lointaines luttes francoallemandes. Pourtant les textes nous le démontrent : les populations n’avaient encore aucune idée d’une telle appartenance. La Gaule n'existe pas avant l’arrivée de César, mais existe bien

après l’arrivée des Francs. C’est une Gaule essentiellement divisée en deux parties, division à l’origine de toute l’histoire de l’Occident, y compris de l’histoire de l’Angleterre conquise par les Normands françisés. N'est-ce pas là que se forme, du point de vue linguistique, ce monde anglo-français qui dominera l’histoire moderne ? Au reste, la Germanie comme l'Italie constituent des conquêtes de cette Gaule franque et chrétienne. Mais je ne voudrais pas plus aller dans le détail. Je reviendrai cependant sur une idée que vous avez formulée en discutant avec Etienne Juillard. Vous avez dévoilé un peu votre rêve : la masse des hommes constituant ce que sera la France serait déjà en place, donc le nombre des nouveaux arrivants serait finalement minime. N'est-ce pas là une conception « frileuse » de la France ? La France n'a pas besoin de cette peur ; elle doit prendre en compte toutes les richesses véhiculées par les arrivants, qu'ils soient Celtes, Romains ou « Barbares ». Affirmer cela ne minimise en rien l'importance fondamentale de ceux qui, arrivés eux aussi en plusieurs vagues, étaient déjà présents sur le territoire. J'insiste néanmoins pour mettre en garde contre cette sorte de peur. On rencontre parfois une autre tendance : les hommes voudraient forger leur unité dans un passé très lointain en se rattachant à un mythe. Ainsi, au vn e siècle au nord de la Loire, les populations se disaient franques dans la mesure où elles étaient sujets du Rex Francorum. Les populations de cette région savaient parfaitement qu'il y avait eu auparavant des Gallo-romains. Alors, où sont-ils passés ? Les textes du vne siècle donnent les Gallo-romains comme ayant été chassés ou massacrés : cette « table rase » est un moyen sûr pour créer une unité. Ce fait est observable également en Angleterre : ne prétend-on pas aujourd'hui encore que les nouveaux arrivants saxons ont chassé ou massacré les populations antérieures ? Cette tendance a existé aussi en Allemagne. Accordons un juste rôle à ceux qui sont arrivés mais n'effaçons pas pour cela l'action de ceux qui ont pré-existé dans ces régions. Car c'est précisément la symbiose de ces deux éléments qui est à l'origine de nos actuelles nations. F. BRAUDEL. — Professeur Werner, vous êtes terriblement optimiste. Vous avez dit que nous n'avions pas tellement massacré les Gallo-romains. C'est beau tout de même, c’est une découverte ! Donc, les Galloromains ont vécu. Et s’ils ont vécu, ils ont joué un rôle. Dès l'époque de Clovis non, c’est un peu trop tôt quand même. On peut trouver des éléments qui ressortiront par la suite et qu'il faut prendre en compte si l’on accepte que l’histoire est tout de même une évolution biologique. Ce que vous dites est très consolant, il faudra donc attendre l’époque contemporaine pour que le massacre fasse fortune ; autrefois on massacrait beaucoup moins. Je me retourne vers le Professeur Raffestin qui nous a fait un exposé merveilleux. Ce n'est pas de la géographie, c'est de la ciselure. Vous avez montré des gens qui ne travaillent pas, mais qui travaillent ; des gens qui ne sont pas intelligents, mais très intelligents, et qui se mettent à l'aise. Au départ, ils se sont installés au début des vallées alpines puis, contrairement à l'eau qui s'en va vers la région basse, ils ont eu la bonne idée de remonter. Moi, j'aime mieux l’intérieur, j'aime mieux grimper. Alors, êtes-vous déterministe ou non ? Cela existe les débouchés des vallées alpines ! C. RAFFESTIN. — Dans ce cas là, je suis aléa-détermi- niste. Je rappelais tout à l'heure les structures d'encadrement dont parle Gourou... Beaucoup de choses dépendent des techniques d'exploitation... F. BRAUDEL. — Mais ces techniques ne sont pas des montgolfières, elles sont prises dans un espace. Vous êtes obligé de revenir à l’espace lui-même ; certes il n’est pas toujours le même, il se transforme, mais il est presque toujours le même. C. RAFFESTIN — Absolument, mais on a des moyens pour échapper aux plus fortes contraintes de l’espace.

F. BRAUDEL. — Oui, mais on ne les supprime pas. L'histoire de France s’est développée dans un certain espace. Je n’aime pas le mot Hexagone, mais l'Hexagone est là.

Rôles des finances sous VAncien Régime

Je vais maintenant taquiner Emmanuel Le Roy Ladurie, nous sommes de vieux amis. Dites, Emmanuel, vous vous rendez compte du chef- d’œuvre que vous avez trouvé ? Car c'est un chef-d'œuvre. Et en même temps, cela me glace le sang à l'idée que quand nous passions des examens, au temps jadis, on nous interrogeait sur ce schéma sans nous l'offrir. Il y avait des connaisseurs des institutions françaises tels qu'on pouvait leur répondre ce que l'on voulait, on se trompait toujours. Et j'imagine que ce schéma est la démonstration que personne ne peut dominer le foisonnement des institutions françaises. Vous avez transformé le schéma en horloge, c'est une transformation heureuse, mais même transformé ainsi, il reste très difficile car il y a non seulement beaucoup de choses, mais aussi des choses qui manquent. On dit : voyez comme la Monarchie française était intelligente, elle gouvernait le pays avec vingt mille personnes (pour ces chiffres- là, on n'est pas mieux renseigné que pour les cinq millions d'habitants que j'ai attribués au 2 e millénaire avant le Christ !). Mais il n'est pas possible de gouverner un pays avec ces dimensions énormes, avec ses lenteurs, avec ses franchises, avec l'aide de vingt mille personnes seulement. Il faut donc des complicités. Il faut l'Eglise en plus, la noblesse en plus, les marchands en plus. L'Etat n'est pas tout seul. Il y a toute une société qui l'entoure. Dans votre schéma simplifié, on voit « Justice » d'un côté, « Finances » de l'autre. On ne voit pas l'administration.. Or, on définissait l'officier d'Ancien régime comme l’homme qui juge et qui administre. Vous voyez, la différence entre la Justice et l'Administration !... Mais le mot « Finances », Emmanuel, ne croyez-vous pas qu'il est dangereux ? E. LE ROY LADURIE. — Oui, mais c'était le mot qu'on employait. F. BRAUDEL. — C'est un mot dangereux parce que les financiers, ce sont des hommes d'affaires qui manient non pas leur propre argent, mais l'argent du Roi ; et d'ailleurs ils en prennent une partie au passage, et plus considérable que celle qui correspond à leurs émoluments. Mais à côté des financiers, il y a des banquiers qui jouent, surtout à l'époque de François Ier, un rôle considérable. Le gros problème pour la Monarchie française, c'est qu’elle perçoit des masses considérables d'impôts, mais ils ne sont pas suffisants, alors elle serre la vis mais, à un moment donné, elle ne peut pas aller au-delà. Ce qui l'oblige à se tourner vers les gens qui lui prêtent de l'argent et qui lui imposent des remboursements considérables. Au xvi e siècle, il y a eu cette période étonnante pendant laquelle la Royauté française s'est tournée vers Lyon. C'était une énorme place d'argent. On y empruntait, c'était magnifique ! On trouvait là une pompe à finances qui marchait extrêmement bien. Ce n'était pas seulement les riches qui

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prêtaient de l'argent, mais aussi les petites gens. Tout çà s'est terminé par un tel désastre en 1557 que le capitalisme naissant a abandonné la Rovauté. La Royauté était obligée alors de vivre toute seule. Les officiers avançaient de l'argent, car ils étaient au service du Roi. Nous sommes bien d'accord ?• LE ROY LADURIE. — Oui. BRAUDEL. — Vous vous rendez compte : on donne à un pauvre candidat à l’agrégation le premier schéma et on lui dit « expliquez-vous ». Tu crois qu’il s'en sortirait ? C’est effrayant ! LE ROY LADURIE. — Ce schéma, en effet, laisse de côté l’Armée, qui apparaît un peu mais pas suffisamment, l’Eglise qui apparaît à peine (par les décimes), il laisse de côté les financiers et les banquiers, mais s'intéresse aux juges seigneuriaux, aux notaires et aux municipalités. C'est donc très précisément un arbre des offices et un arbre de justice et de finance. Il ne faut pas lui demander plus qu’il ne peut donner. Si on avait l'audace de compléter la pensée de ce Monsieur Figon, on pourrait y ajouter des cercles où il y aurait l'Eglise, l'Armée, etc. Mais je n'ai pas osé aller au-delà du document ; je suis resté fidèle ainsi à un certain empirisme historique. BRAUDEL. — Il faudrait avoir je ne sais combien de schémas pour comprendre les institutions de l'Ancien régime. LE ROY LADURIE. — En gros, cet arbre est valable depuis le règne de François I er jusqu'à l'avant-Colbert. A partir de Colbert, c'est terminé. BRAUDEL. — Colbert est déjà cartésien, en somme. Tant pis pour nous.

Fernand Braudel en personne

Je me retourne maintenant vers Théodore Zeldin qui m’a mis en cause devant vous ce matin. Il m'accuse d'être un Français bizarre ; ce qui m'irrite un peu, parce que c'est vrai, et ce n'est pas vrai. J'ai bien peur que la célébrité, qui brusquement se noue autour de moi, soit, du point de vue historique, une circonstance malheureuse. J’ai eu énormément d'élèves, je les aime bien, je me suis disputé avec eux et je me disputerai encore le cas échéant. Ils me disent souvent :« Vous qui avez eu une vie particulièrement privilégiée. » Alors, je proteste. Je vous ai dit hier, en parlant de Jean-Paul Sartre, qu'il s'était engagé dans la vie française et la vie internationale de façon beaucoup plus brillante que moi-même. Or, sans le vouloir ou le voulant inconsciemment, j’ai été injuste à mon endroit. Cela vous amusera peut-être de m'écouter un instant. J’ai eu une vie difficile. Non, pas difficile, très difficile. Mais je n’ai jamais perdu le plaisir de vivre. Si bien que je n’ai jamais pensé à me plaindre. Mais je pourrais me plaindre. Je ne l'ai pas fait parce que j'ai horreur de la gloriole. Et j’imagine que la vie qui a été la mienne contribuerait, beaucoup plus que n'importe quel éloge, à me mettre au-dessus de ce que je vaux réellement.

J’ai passé ma vie à être blackboulé par la vie universitaire française et la vie française tout court. Je suis de ces hommes qui aiment réformer, qui aiment améliorer. En toute sincérité, j’ai cru que c’était facile. Or, je n'y ai jamais vraiment réussi. Quand je suis revenu de captivité en 1945... non, ceci va vous paraître prétentieux... j'ai été chargé de faire un cours à la Sorbonne sur l'histoire de l'Amérique Latine. L'Amérique Latine a été l'enchantement de ma vie. J'ai fait quelques leçons ; et je n'ai pas eu un succès prodigieux, mais super-prodigieux. Je me suis ainsi fermé la Sorbonne à double tour parce qu'on a senti quel danger je pouvais représenter pour l'histoire traditionnelle. C’est ainsi que j'ai toujours été poussé par des gens bienveillants vers les voies de garage. J’ai été nommé au Collège de France ; c’était un soulagement pour l'Université française, parce que le Collège de France n'a pas le droit à la collation des titres. L'Université ne se rendait pas compte que le Collège de France — et aujourd'hui encore avec mon successeur Emmanuel Le Roy Ladurie — signifie une position de supériorité, d’une certaine façon. Mais je n'avais pas le droit de distribuer des diplômes. J’ai essayé ensuite, courageusement, de faire une faculté qui soit Faculté des Sciences Humaines, mais totale. Je suis contre les Facultés de Lettres, Facultés de Droit, etc. C'est alors que — le hasard est toujours très drôle dans une vie, c’est l’ironie de l’histoire — j'ai été bel et bien, vous m'entendez ceux qui connaissent l'histoire de l'Université, six ans Président du Jury d'agrégation d'histoire, puis congédié par un ministre non pas de droite mais de gauche. Peut-être que le fait d’avoir été congédié dans ces condi- tions-là avait attiré l'attention sur ma modeste personne, en tout cas, un mois ou deux après avoir été mis à la porte, j'apparaissais dans ce qu'on appelait à ce moment-là le plan quinquennal. J'ai commencé à faire des ravages. J'ai proposé, dans un article dans les Annales et sous le nom de Chambon, une Faculté des Sciences Sociales. J’ai représenté un tel danger qu'il s'est tenu une réunion prodigieuse dont est sorti un résultat qui dure encore aujourd'hui dans la nomenclature. Les Facultés de Droit devinrent Facultés de Droit et de Sciences Economiques, les Facultés de Lettres s'appelèrent dorénavant Faculté de Lettres et des Sciences Humaines. Peut-être étais-je un mauvais coucheur... néanmoins j'avais le grand avantage d’être rejeté vers la recherche. C’est un privilège fantastique. Le Collège de France, c'est la recherche. Lucien Febvre, quelques autres et moi-même, avons fait la VIe section de l’Ecole des Hautes Etudes au milieu de l’ironie générale, car elle ne confère pas de titres universitaires. Il existe un diplôme de l'Ecole des Hautes Etudes, mais il n'entre pas dans la hiérarchie des titres. Et donc, sur cette voie de garage, on nous a laissé faire la VI e section des Hautes Etudes de Sciences Economiques et Sociales. Nous n'étions pas utilisés en France ? Nous l'avons été à l’étranger ! La VIe section de l'Ecole des Hautes Etudes a été la plus grande institution entre 1929 et 1968. Dieu sait que j'ai agacé la plupart des gens ! Puis Christian Fouchet, qui avait une très grande amitié à mon endroit — la réciproque est vraie — m'a nommé à une commission de réforme. A ma place, vous en auriez profité ? J'en ai vraiment profité, et j’ai obtenu que l'agrégation soit vraiment modifiée. Je le dis tout bas, en me cachant le visage : je n'aime pas les concours parce qu'ils brisent ceux qui réussissent et abîment ceux qui échouent. Or, je trouve que ce n’est pas très raisonnable : être obligé en six heures, sans avoir les connaissances suffisantes, de faire une copie de vingt à vingt-cinq pages ! A vingtcinq pages, on est reçu, à vingt pages, on a une mauvaise note, à quatre pages, on est refusé. C'est invraisemblable ! Parce que, pour répondre à ces questions qui sont aujourd'hui encore la règle du jeu, on a accumulé les connaissances dans des manuels, des connaissances médiocres, au lieu de profiter de sa jeunesse pour apprendre l'Allemand, le Latin, le Grec, l'économie politique. Donc, j'ai obtenu, une modification de l’agrégation et Christian Fouchet était délirant de bonheur à l'idée de faire quelque chose, et il disait : « On pourrait la supprimer. » Alors, il y a eu des séances à la commission de Christian Fouchet, absolument inouies ! Le

directeur de l'Ecole Normale Supérieure m'a dit : « Mais si les étudiants ne préparent pas l'agrégation, que feront-ils ? » Tout le monde lui a répondu :« Autre chose. » Mais il n'était pas satisfait. Et ne croyez pas que cela se soit terminé à mon avantage. Christian Fouchet a été rendre visite à Pompidou — Pompidou le tutoyait (c'est une règle : les hommes politiques se tutoient depuis la Illème République) — et il lui dit : « Si tu continues à t'occuper de l'agrégation, je te mets à la porte. » Alors, Christian Fouchet a beaucoup réfléchi, et il n'y a pas eu de réforme. Dix fois pour une, j'ai été blackboulé. En tant que réformateur, je suis un homme de gauche en profondeur, c’est vrai. Mais j’ai été chahuté par la gauche et par la droite dans la mesure où ma bonne volonté a fait de moi un homme ni de droite, ni de gauche. Quand la gauche est arrivée au pouvoir dernièrement, elle a eu raison de briser beaucoup de choses, mais pas de nationaliser comme elle l'a fait. C’est ce que j’ai vu en Italie qui a commandé mon jugement. Je ne réfléchis pas sur un plan théorique, mais d'après des données immédiates. Je pourrais continuer longtemps à vous raconter ma vie... A. DU ROY. — Quand Théodore Zeldin remarquait tout à l'heure que vous étiez un Français « anormal », il voulait dire sans doute que l'histoire de votre vie vous montre tourné vers l'étranger. Or, à l'étranger on considère les Français comme étant presqu exclusivement tournés vers eux-mêmes, égocen- tristes et considérant que la seule culture au monde c'est la culture française. Par rapport à cette image-là des Français, vous êtes anormal. Ce jugement sur les Français est-il fondé à votre avis ? F. BRAUDEL. — Il faut demander cela à Théodore Zeldin. Lui, il a étudié les Français comme on étudie des cobayes. C'est ce que vous m'avez dit Zeldin ? Alors, que pensez-vous du cobaye français ? T. ZELDIN. — Je suis enchanté d'avoir réussi à pousser un de ces cobayes si distingués, et qui parle si bien, à parler de sa vie. Je m’intéresse à votre vie parce que l’histoire est faite de la vie des individus. A. DU ROY. — Votre jugement sur la décentralisation a jeté le trouble. Plusieurs questions de la salle en témoignent. F. BRAUDEL. — Je répondrai, mais pas seul car je crains que vous ne partagiez pas mon point de vue. Comprenez- moi. Ce que j’admire le plus en France c'est l'honnêteté des fonctionnaires et je ne l’ai pas toujours rencontrée dans les autres pays. J’ai peur que cette bureaucratie improvisée qui formera la décentralisation des provinces ne soit pas de la même qualité. Vous voyez bien que je suis méchant... A. DU ROY.—Je vous lis deux questions qui s'adressent à vous sur ce thème : « La méfiance de Fernand Braudel à l'égard de la décentralisation est-elle irréductible ? Je ne pense pas, en effet », — c'est Yves Delahaye du ministère des Relations Extérieures qui parle — « que la décentralisation présente de risque pour l'unité nationale dans la mesure où elle n’est pas un mouvement centrifuge, mais un transfert de compétences et de moyens du sommet vers la base. Elle permet donc d'associer plus étroitement le citoyen à l'exercice du pouvoir, ce qui me paraît au contraire de nature à renforcer l'unité du pays. » F. BRAUDEL. — Je souhaite qu'il ait raison. Je n'ai pas envie que mes prévisions, un peu pessimistes, se réalisent. Mais quand on dit que le fait de renvoyer du sommet vers la base n’est pas une force centrifuge, alors qu'est-ce que c'est exactement ? C'est comme si l'on prenait le centre du cercle et qu’on emportait certains éléments à la circonférence. A. DU ROY. — Un reproche plus précis vous est fait sur ce thème : « Il y a chez Fernand Braudel, me semble-t-il, une ambiguïté. Son jugement négatif sur la décentralisation est-il dicté par son nationalisme ? Craindrait-il que la nation ne soit plus une et indivisible ? Sa dénonciation du rôle trop pesant de l’Etat devrait cependant l’inciter à approuver la décentralisation. Il n 'a pas pris position sur le capitalisme,

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remarquons- le. En tant qu'historien, il ne faut pas prendre position sur la décentralisation. C'est en qualité de citoyen que, si j'ai bien compris, il a pris position ». BRAUDEL. — Pourquoi distinguez-vous l’historien et le citoyen ? C’est une seule et même personne. Je peux faire taire le citoyen et laisser parler l’historien, bien sûr, mais ils peuvent parler tous les deux ensemble. A. DU ROY. — On vous reproche de porter un jugement a priori sur la décentralisation, alors qu 'elle ne s'est pas encore opérée. BRAUDEL. — J'habite aussi la province, dans les Alpes. Si j’avais été suffisamment courageux, j'aurais engagé des opérations judiciaires contre certaines municipalités. Je n’accepte pas que, grâce au développement des stations de ski, certains fassent fortune au détriment du tramway, de l’éclairage de la ville, etc. Je le répète, je crains que nous ayons souvent affaire à des organisations qui ne présenteront pas l'honnêtété que je trouve presque toujours dans la bureaucratie française, dont on dit tellement de mal. De toute évidence, je ne réponds pas aux questions. Mais c’est mon sentiment : si la décentralisation se fait, j’applaudirai, mais... LE ROY LADURIE. — Est-il insultant de dire que le financement des partis politiques, à droite comme à gauche, se fait souvent par des opérations immobilières dans le cadre de communautés décentralisées, municipales ou régionales ? A. DU ROY. — Je ne sais pas si c'est insultant, c'est en tout cas réel. LE ROY LADURIE. — Là il y a un problème et nous ne pouvons recentraliser pour l'éviter. A. DU ROY. — Hubert Car on, professeur, vous interroge sur votre conception globale de l'histoire : « Vous avez défini en début de séance l'histoire globale comme une histoire gonflée des sciences humaines. En quel sens cette indication qui marque une volonté de totalisation et d'unification des savoirs, rencontre-t-elle ou se différentie-t-elle d 'une philosophie de l'histoire ? » BRAUDEL. — Ce que les compatriotes de Karl-Ferdi- nand Werner me reprochent, c'est de ne pas arriver à une philosophie de l'histoire. D’abord, j’en suis incapable ; ensuite, je ne veux pas le faire. Il faut bien comprendre ce qu'est la leçon des Annales, de l’école des Annales, et même de la « nouvelle, nouvelle histoire » : c’est que toutes les sciences humaines sont incorporées à l’histoire, et deviennent des sciences auxiliaires. Mais ce sont des sciences auxiliaires dangereuses parce que le domaine de l’historien est un domaine sans frontière—on entre en histoire comme on entre dans un moulin — si bien que ces sciences sociales, ces sciences de l’homme détériorent l’histoire et lui posent de terribles questions. On se demande alors si le but de l'histoire c’est de raconter le passé, où bien de collaborer à l’unification des sciences humaines, à ce que j’appelle l’interscience. Je suis en faveur de l’interscience. Le conflit qui existe entre moi et les « Nouvelles Annales », entre moi et Emmanuel Le Roy Ladurie ce que je dis va faire plaisir à Zeldin ! — c’est que je suis décidé à sacrifier l’histoire pour essayer de sauver les sciences humaines : j’accuse l’économie politique d’être imparfaite. Je reproche à la géographie de ne pas aller assez en profondeur. Quant à la sociologie, alors là je me mets en colère ! Et Dieu sait que la sociologie me passionne ! Mais les sociologues qui croient trouver la vérité sur les sociétés en regardant à la loupe ou en tendant l’oreille chaque fois qu’il s'agit du monde actuel, n’ont pas le moindre souci de la perspective ; de même que, si je faisais de la peinture abstraite, je ne dirais pas que la peinture abstraite est la meilleure. Mais c'est l'histoire que j'aime, celle pour laquelle j'ai envie de travailler. A. DU ROY. — Vous avez, il y a quelques jours, fait un cours à des enfants de 13-14 ans dans un collège de Toulon sur « le siège de Toulon del 707. » Les enfants, m ont dit mes confrères qui les ont interviewés, ont été très intéressés...

F. BRAUDEL. — Je les ai au moins amusés... A. DU ROY. — C'était un récit. C'était du théâtre. Ils appréciaient. F. BRAUDEL. — Je ne suis pas un bon acteur, c’est cela l’ennui ! A. DU ROY. — Quels sont les deux ou trois conseils que vous donneriez à un jeune professeur d'histoire ? F. BRAUDEL. — Je lui dirais d'abord : « Mon gaillard, tu suis mes conseils ou tu ne les suis pas. Je te les donne, mais c’est toi qui paieras le prix. » Aujourd'hui le professeur est prisonnier des programmes. Or, ce n'est pas moi, malgré tout ce qu'on a pu dire, qui ai fait les programmes d'histoire. J'ai été nommé, par Edgar Faure, Président de la Commission de réforme de l'enseignement de l'histoire dans le secondaire. La commission s’est tenue pendant huit jours. Elle n'est pas arrivée à la moindre conclusion. Donc, je ne suis pas responsable. Mais si j’étais responsable, jusqu'à la classe de 1ère, j'enseignerais l’histoire tradionnelle, l'histoire-récit : on raconte, on s'arrête, on explique une chose un peu plus importante, et de temps en temps on glisse des remarques de sociologie, d’économie sociale, etc. ; et je concentrerais « l’histoire nouvelle-nouvelle » et « l'histoire nouvelle-nouvelle-nou- velle » dans les classes de terminale. Parce que je trouve affreux, abominable, qu'on interroge au bac les enfants sur la période de 1945 à 1985 comme on le fait aujourd'hui. Je suis sûr que si j'étais examinateur je collerais n'importe quel historien au bachot ! Et si je m'interrogeais moi-même, je me collerais personnellement ! Vous avez raison de m'applaudir. Je n’admets pas que les concours et les examens soient inventés pour refuser les gens. Cela ne peut pas durer, c'est invraisemblable. Prenez l'exemple de la médecine : au début des études de médecine on étudie des tas de questions qui n’ont rien à voir ensuite avec l'exercice de la médecine, afin, tout simplement, de diminuer le nombre des futurs médecins ! Vous savez bien que c'est vrai. C'est la même chose dans n'importe quel domaine. On devrait permettre un accès plus facile à l'enseignement supérieur, à un enseignement supérieur qui convienne au tempérament propre de chaque étudiant. En Angleterre, j‘ai connu des choses merveilleuses. Il y a à Oxford des étudiants en Lettres qui ne font que du Grec. En France, on vous imposerait aussi le Latin, le Français et même l'Histoire. Il faut laisser les esprits s’épanouir... C’est moi qui ai réinstallé à l'agrégation l'explication de texte. Vous savez, les candidats à l'agrégation sont des enfants. Quand ils réussissent leur explication de texte, ils s’en aperçoivent ; et quand on leur dit que c'est fini, on les voit désolés, ils voudraient rester un quart d'heure de plus pour accumuler quelques avantages. Il faudrait toujours mettre le candidat au mieux de sa forme, au mieux de ses possibilités. A. DU ROY. — Quel est votre sentiment au bout de ces trois jours ?

BRAUDEL. — Je me suis beaucoup amusé. Des gens que j'aime bien m'ont dit : « Ne sois pas déraisonnable, comme d'habitude. » Croyez-vous que j'ai suivi leur conseil ?

LES ATELIERS1

1 On trouvera ci-dessous les communications de chacun des responsables des ateliers animés chaque après-midi et largement ouverts au

Y-a-t-il une vision filmique de lyhistoire par Marc Ferro Il revient à Fernand Braudel d'avoir compris, l'un des premiers, quelle pourrait être la place du film dans l’analyse historique. Au reste, il est bien un des seuls historiens qui ait su utiliser les images et les objets comme source d'information, de reflexion, au même titre que les autres, et pas seulement comme une illustration de thèses élaborées à partir d'autres documents, ou autrement. A l'Ecole Pratique des Hautes Etudes ( Vlème section), il créa ainsi une Direction d'Etudes, Cinéma et Histoire, qui était sans équivalent ; car, ailleurs, ou bien l'Histoire ignorait les documents cinématographiques, ou bien l'étude du cinéma était dissociée des Sciences Sociales, la linguistique excepté ; et, aux USA par exemple, cela se présente ainsi, cinéma et histoire n'entretiennent aucune connivence. Ces vingt dernières années, avec la diffusion des médias, leur pénétration dans les foyers, et vu leur quasi-monopole dans la diffusion du savoir, particulièrement dans le Tiers Monde, il est clair que, pour l'historien, il y a là comme un défi. Il ne saurait plus considérer le film seulement comme un document mais aussi comme la forme privilégiée qu'adopte le discours sur l'histoire. De sorte qu'une question prend de plus en plus d'importance : le film apporte-t-il un supplément d'intelligibilité aux phénomènes historiques ? Le cinéaste les traite t-il avec un regard novateur ? Quel rôle joue la créativité de l'artiste dans la relation et l'analyse du passé, dans l'étude de ses liens avec le présent ? Ainsi, ici, il est question du film historique plus que du film en général. Mais tout film n'est-il pas, également, Histoire ? Il existe plusieurs façons de considérer un film historique. La plus courante, héritée de la tradition érudite, consiste à vérifier si la reconstitution est précise, si les soldats français de 1914 ne sont pas, à tort, coiffés d'un casque, alors qu'ils n'en portèrent qu'à partir de 1916 ; à observer si les décors ou les extérieurs sont fidèles, les dialogues authentiques. La plupart des cinéastes sont attentifs à cette précision érudite ; pour la garantir, ils appellent volontier à leur aide des historiens postiches, qui d'ailleurs figurent, égarés, dans quelque coin du générique. Naturellement, il est des cinéastes qui ont des exigences plus élevées : par exemple, ils jouent les historiens, vont aux archives eux-mêmes, restituant au dialogue sa saveur ancienne, utilisant si nécessaire le patois de Silésie ou de Normandie. Ils limitent au minimum la part de reconstitution pour prévenir tout effet de clinquant, de mauvais goût, par exemple en sélectionnant avec soin des extérieurs en décors naturels qui se sont peu modifiés depuis l'époque où l'action du film est censée avoir eu lieu. Ce sont de telles exigences qui, sans en exclure nécessairement d'autres, ont fait le renom de R. Allio, de Tavernier ; aussi salue-t-on le talentueux savoir-faire de Bertolucci : dans la Stratégie de l'Araignée. un simple foulard rouge, une indéfinissable différence de luminosité, d’éclairage figurent le passage à un passé lointain, à un passé imaginaire. Le regard positiviste n’exclut pas l’appel à d’autres critères de jugement. La réalisation de Nevski et de Rublev, par exemple, est due à deux artistes aussi attentifs l’un que l’autre à ses exigences : bien informés, d’une sensibilité aussi vive, également doués pour imaginer et recréer une époque dramatique, ils n'en ont pas moins ressuscité les mêmes moments de l’histoire (ou presque) en réalisant deux films qui ont une signification qui diverge sur un point essentiel, puisque dans Nevski, l’ennemi mortel est l’Allemand, et dans Rublev, le Tatar, le Chinois. Ici, ce qui sauve la Russie, c’est sa sainteté, son christianisme ;

public.

alors que dans Nevski, le héros est volontairement laïcisé. De sorte que l’idéologie du film peut constituer un critère de jugement que l’on dissocie du savoir-faire du cinéaste — une évidence. De fait, cette autre manière de voir interfère avec la première ; souvent même, elle la supplante : le film historique est aussi bien apprécié dans son sens que dans son essence. Nul doute que durant ce dernier demi-siècle, dans une société dominée par les idéologies, ce regard-là a pu prendre le dessus. Il est évident qu'Abel Gance et Jean Renoir proposent deux versions contraires de la Révolution française : la première, bonapartiste et inconsciemment préfasciste, glorifie l'homme providentiel ; la seconde, à la fois marxisante et populaire, ignore jusqu'à l'existence des « grands hommes ». Dans ce cas comme dans l'autre, le cinéaste sélectionne dans l'histoire les faits et les traits qui nourrissent sa démonstration, il abandonne les autres, se fait plaisir et fait plaisir à ceux qui partagent ses vues : par exemple, les Sentiers de la gloire, de Kubrick sont construits suivant ce principe, la réussite de ce film témoigne que l'œuvre a admirablement répondu à l'attente de ceux qui partagent la foi antimilitariste. Ainsi appréhendé, le film historique diffère peu des autres formes de discours sur l'histoire : roman historique, des travaux académiques, etc. Même par rapport au théâtre, la spécificité du cinéma est minime ; certes, elle intervient (angles de prises de vue, plans généraux, gros plans fondus, utilisation plus élaborée du rapport entre le son et l'image, etc.). Certes, ces films aident à l'intelligibilité des phénomènes historiques et à la diffusion des savoirs sur l'histoire — et ils ont une vertu pédagogique. Mais ils interviennent peu en tant qu’apport scientifique du cinéma à l'intelligibilité des phénomènes historiques. Ils constituent seulement la transcription filmique d'une vision de l'histoire qui a été conçue par d'autres. Sans doute, par le choix novateur d'une intrigue particulière, il est des cinéastes qui ont été des agents de cette intelligibilité, alors que les formes traditionnelles du discours historique n'avaient pas su la rendre sensible. Vis- conti, par exemple, dans les Damnés, ouvre une voie royale à ceux qui veulent comprendre la pénétration du nazisme dans la haute bourgeoisie allemande. Dans ce cas, pourtant, la forme et la thématique choisies ont pour effet ou pour fonction de rendre opaque l'idéologie latente du film qui, elle aussi, vient d'ailleurs. Chez un Visconti, il s'agit d'une vision globale de l'histoire, en tant que décadence, chacune de ses œuvres constituant une élégie de tout ce qui, avec l'irruption de nouveau, disparaît. Il en va autrement de tous ces films qui, à partir d'un fait divers, exercent la même double fonction, qui n'est pas spécifique au cinéma puisque avant lui et parallèlement à lui, Zola, Camus ou Sartre avaient, comme Renoir, Rossellini, Godard ou Chabrol, procédé de façon similaire, en se servant du fait divers comme d'un révélateur du fonctionnement social et politique. Simplement le cinéma a exploité cette veine bien mieux que le roman, ou que les historiens, volontiers à la traîne ; après l'avoir expérimentée au présent, le cinéma l’applique au passé. Il en va de même de toute une série de films qui, cette fois, parallèlement aux historiens, analysent la vie quotidienne des sociétés passées, de l'Arbre aux sabots à Farrebique, inaugurant en quelque sorte l’ère de l’histoire anonyme, celle qui subit les effets de la « grande » histoire, celle des effets des événements, de leurs tragiques conséquences. De sorte que la fonction d'analyse, ou de contre-analyse, du cinéma ne s'exerce en propre qu'à plusieurs conditions. D’abord que les cinéastes, tels certains écrivains, romanciers ou historiens, se soient rendus eux-mêmes autonomes des foyers institutionnels en place — ce qui n'est pas le cas des réalisateurs de films dits de propagande, ou des courants idéologiques dominants — sinon leur action ne fait que compléter, sous une forme nouvelle, celle des foyers qui les émettent. Ainsi, indépendamment du film spectacle de pure évasion, dont la fonction demeure pédagogique — depuis Cecil

B. de Mille à Sacha Guitry — la principale distinction n'oppose pas les films dont l'histoire est le cadre, par exemple la Grande Illusion, et les films dont l’histoire est l’objet, par exemple Alexandre Nevski, car la vérité des approches en histoire est infinie. Elle opposerait plutôt les films qui s'inscrivent dans la coulée des courants de pensée — dominants ou minoritaires — et ceux qui proposent, à l'inverse, un regard indépendant, novateur sur la société. La même distinction se retrouve dans les films documents et les montages, les premiers apportant en outre à la connaissance historique un don inappréciable, des archives inédites. La deuxième condition est évidemment que l'écriture procède du cinéma, et non du théâtre filmé, et que l'œuvre en utilise les moyens spécifiques (traveling, montage parallèle, champ, contre-champ). On peut ainsi distinguer plusieurs catégories de films d’histoire : — ceux qui reproduisent les stéréotypes des courants de pensée dominants, ou dominés, et qui sont sans relation nécessaire avec les rapports sociaux réels. Par exemple les films dont l'action se situe aux colonies, comme l'ont montré J. Richards pour l'Empire britannique et S. Chevaldonne pour les anciennes possessions françaises ; les films de propagande de toutes races, films qui exercent plus une action sur l'histoire qu'ils ne procèdent d une analyse originale ; ceux qui reconstruisent complètement une analyse à partir d'une procédure purement cinématographique : ainsi procède Eisenstein qui, dans la Grève, a réalisé une transcription filmique de l'analyse marxiste d'un mode de production capitaliste dans un cas particulier, une usine russe d'avant 1905 ; ceux qui à la fois procèdent à une analyse originale du fonctionnement social et historique, indépendante de toute appartenance, et qui, simultanément utilisent des moyens proprement filmiques pour l'exprimer ; tel Fritz Lang, dans M. le Maudit : au travers d'une histoire d'un détraqué sexuel, il montre le fonctionnement de la république de Weimar. Comme on le voit la nature de l'analyse est ainsi indépendante à la fois du genre cinématographique (documentaire, reconstruction, reconstitution) et de l'époque où il se situe. Un film sur le présent peut mieux analyser le passé qu'une œuvre dite historique. Evidence.

Film et contre-histoire, le film

, agent de l’histoire

Déjà on s'était aperçu qu'un film sur le présent constituait une œuvre d’histoire ; ou plus précisément de contre-histoire pour autant que, fiction ou pas, une image est toujours dépassée par son contenu : ainsi elle n'est pas la simple reproduction du « réel », de ce que l'opérateur juge être la réalité. Les exemples sont nombreux ! Analysant les films agricoles des années 1930 Ronald Hubscher observait que le cadrage systématique des mains, aux diverses étapes de la création du vignoble, répondait à la volonté de souligner la maîtrise du geste ; or, savoir et technique inégalement partagés soustendent certaines formes d’organisation du travail que le film révèle bien involontairement. Cette contre-analyse peut s’effectuer à plusieurs niveaux : en premier lieu celui du musée des gestes, des objets, des comportements sociaux, etc. ; celui des structures et organisations sociales, essentiellement dans les films non documentaires qui n'ont pas pour fonction d'informer. Enfin il existe des films où la volonté explicite de déceler les fonctionnements cachés d'une société — les aspects visibles constituent des éléments de l'histoire traditionnelle — aboutit à la réalisation d'une œuvre de contre-histoire qui dresse contre elle tous les systèmes institutionnels : organisations politiques

et syndicales, ligues de morale, presse d'opinion, etc. De ce point de vue, des cinéastes comme Kulechov, F. Lang, René Clair, J.-L. Godard — pour se limiter au vieux continent — peuvent être considérés comme les véritables héritiers des romanciers du xix e siècle, les grands historiens de leur temps. Plus que les précédents, certains ont sans doute eu conscience qu'ils disposaient d'un instrument exceptionnel pour accuser la dérision de l'histoire, proposer leur vérité : deux géants du cinéma, Abel Gance et Charlie Chaplin ont accompli une œuvre trop cohérente pour qu'on puisse en douter (en réalisant La Grande Illusion, Jean Renoir a cru qu’il agissait sur l'histoire, dans le sens de la paix...). Tout cela est tellement vrai qu'aujourd'hui le film constitue une forme privilégiée de la contre-histoire ; une forme plus qu’un foyer. Pas tellement le film qui figure parmi les grands du Box-Office, sauf, avec retardement et hors de chez eux, les grands films soviétiques des années 1920 ; mais le film à petits moyens qui, dans certains cas au moins, permet à un groupe de prendre la parole. Autrefois, à sa manière, face à l’impérialisme et au capitalisme triomphants, lorsque les films soviétiques étaient interdits, l'œuvre de Joris Ivens a pu présenter ces traits, œuvre qui témoigne, dans Borinage, par exemple (1931). Ultérieurement, cette œuvre a changé de statut, puisque, aujourd'hui, tout l'appareil du parti, de l’Etat où la révolution triomphait, l'a transfigurée et que cette œuvre est ainsi devenue l'expression du discours officiel. Aujourd'hui, face à la concentration dans la presse, ce sont les mini-organisations, les groupes mal structurés, qui utilisent le film, tantôt œuvres militantes de cinéastes, tantôt films réalisés par la société elle-même. Tel est le cas de ce cinéma au féminin, du cinéma des immigrés ; le cinéma des régions également, de la campagne française. De ce point de vue, l'œuvre de Troller et Defarge se situe aux confins du cinéma de la contre-histoire et d'un cinéma véritablement autonome : les premiers, ils ont donné la parole, du temps du shah, aux ayatollahs et aux habitants des bidonvilles de Téhéran ; les premiers, ils ont laissé s'exprimer la Colère corse (1974). Rares ont été les écrans qui ont autorisé le passage de leurs images (l'Allemagne fédérale, par exemple), les radios ou les écrits qui leur ont fait écho. Les films militants des mouvements féministes ont pu bénéficier d'un accueil plus large, précisément parce que des mini-organisations les soustendaient. Mais les grandes œuvres filmiques de la contre-histoire proviennent naturellement des sociétés où le régime politique ne laisse pas à l'histoire sa liberté et où pour s'exprimer, elle prend une forme cinématographique. Ainsi, à sa façon, le cinéma polonais utilise l'histoire pour mieux exprimer la dissidence de la société : comme le montre bien L. M. Rawicki, la Seconde guerre mondiale constitue un observatoire privilégié pour faire la critique globale du régime ; or, le nombre de films qui l'utilisent comme cadre ou comme objet atteint le tiers et le quart de la production totale de films, record européen. En U.R.S.S., où la place de l'agit- prop a été prise par la télévision, le film s'émancipe avec hardiesse, le problème est de savoir comprendre comment il a été possible de produire tant d’œuvres, souvent interdites à la sortie, autorisées ultérieurement, dont Rublev fut le prototype. Le cinéma géorgien, et celui de Iosclanni en particulier, pose unn problème à cet égard, car son œuvre se situe à mi-parcours de la contestation et de la dissidence... Autres lieux où le film constitue une forme privilégiée de la contre-histoire, l’Afrique noire. La main des historiens y tremble de peur avant d’oser évoquer les forfaits perpétrés non par la colonisation, ce qui est l’usage, mais par l’Islam et l’esclavage arabe en particulier ; or, la main du cinéaste Sembène Ousmane n’a pas tremblé, quand sa caméra assimile l’Islam triomphant du xvme siècle à une espèce particulière de totalitarisme contre lequel luttent et meurent les Ceddo. Dans un contexte différent, la main des cinéastes indiens d’Amérique latine ne tremble pas non plus pour dire, dans le Sang du Condor, « le combat de deux forces qui caractérisent la réalité nationale bolivienne : le peuple en quête de la vie et l’impérialisme qui donne la mort. » Aux Etats-Unis, Native Americans on film and video établit l’inventaire des

films de la résistance indienne. Il en existe une trentaine environ, produits pour la plupart depuis 1968, indépendamment des films réalisés sur les Indiens, mais par des anthropologues. Ils apportent un complément à la contre-histoire écrite, dont la diffusion est moindre, vu la position actuelle et la situation des tribus et nations indiennes des Etats-Unis et du Canada. Un des plus importants parmi les films est sans doute The Black Hills are not for sale, de Sandra Osawa, réalisé en vidéo, qui montre comment le général Custer a violé le traité de Laramie conclu avec les Sioux en 1868, et comment, en 1978, les Sioux ont obtenu en partie réparation. Ce n’est pas un western... L'exemple de l'ensemble du cinéma américain permet de vérifier la relation qui peut exister entre la vision de l’histoire qui diffuse le savoir traditionnel et celle qu'énonce la représentation des films : elles ne concordent pas nécessairement.

La France : démographie et politique par Hervé Le Bras

Malgré trois siècles au moins de centralisation, la France est loin d’être uniforme : éducation, famille, profession, mortalité, votes politiques changent d'une région à l’autre sans ordre apparent. Fondées sur la marche de l’économie ou sur la division en classes sociales, les explications habituelles des sciences sociales échouent. L'appel à des phénomènes culturels est tout aussi vain car il pose comme donnée ce qu'il faut comprendre comme résultat. On exorcise alors la difficulté, depuis près d’un siècle, en prédisant la disparition prochaine de la diversité régionale, applatie par la « modernité ». Or, il est possible d'éclairer l'hétérogénéité nationale, à deux conditions : la prendre au sérieux et la suivre dans la longue durée. Les différences régionales expriment en effet une résistance ancienne et fondamentale à l’unification politique du territoire ; elles offrent autant de facettes à l’autonomie régionale et à l'auto-organisation locale. En les considérant de cette manière, une rationalité puissante apparaît alors. Résistance à l’unification, autonomie, organisation, ces termes recouvrent la notion de reproduction sociale, c'est- à-dire de reconduction de la société d’une génération à la suivante. La France est divisée en morceaux où se sont développés des modes originaux, cohérents et incompatibles d’équilibre social au fil des générations. Structuration politique et cycles de la vie familiale y sont étroitement associés : les comportements démographiques, migrations, âge et fréquence des mariages, fécondité, mortalité, composition du ménage, rapports entre générations, modèlent le contrôle social et la mobilité. La maitrise de la mobilité sociale, particulièrement, la limitation de la mobilité descendante forment la grande affaire des sociétés : aucune société ne peut en effet supporter longtemps une trop forte dose d'aspirations contrariées. C’est donc là que politique et démographie se mêlent le plus intimement. En France, il est possible de déceler trois modes différents de ce métabolisme démopolitique : ils sont respectivement associés au catholicisme, à la famille et au centralisme parisien.

Le catholicisme de certaines régions n'est en effet pas l’expression d'une foi mystérieuse, mais d'une force politique comme on la rencontre en Pologne ou en Irlande, et dans une autre religion, en Iran. Le catholicisme s’est enraciné en France, dans des régions qui jouissaient d'une certaine indépendance sous l'Ancien régime, et qui ont refusé la Révolution. Il s'appuie sur une curieuse démographie, faite de mariage tardif, de célibat des pauvres et des enfants de famille nombreuse, ce qui permet une ascension sociale modérée. La famille complexe, dans les régions laïques, moins indépendantes que les zones cléricales assure aussi un rôle structurant. Société trop étroite, elle n'a pas cependant été capable de résister aux changements des cent dernières années, et subsiste plutôt comme force de refus. Le centralisme parisien s'impose enfin, dans le Bassin parisien, et se diffuse au Sud, vers Bordeaux d’un côté, et, par la Bourgogne, vers le Rhône de l'autre. Associé à la famille nucléaire, au mariage précoce, aux migrations, au salariat, il s’efforce de réduire les deux premières forces plus anciennes qui s'opposent à sa progression. La longue résistance de la France à l’industrialisation, la force de la paysannerie, la faiblesse des migrations, l’implantation des étrangers, la situation actuelle de la fécondité, de la mortalité, de l’éducation, la distribution du chômage, celle du travail féminin, du divorce ou des naissances hors mariage, prennent un sens lorsqu’on les replace dans cette logique des « trois France » politiques et démographiques. Les deux exposés introductifs de l'atelier ont exploré ces thèmes avant de dériver vers des questions plus précises à la suite d'interventions très vivantes des auditeurs. Deux thèmes ont alors été plus particulièrement explorés : — le caractère unique de l'évolution démographique de la France au xix e siècle, notamment, l’extrême faiblesse de sa croissance en comparaison de celle de ses proches voisins ; les causes et conséquences de cette originalité, en particulier, les retombées idéologiques à partir du xxe siècle, sous forme de l'eugénique et du natalisme. — l'interprétation des scrutins politiques en termes de rupture de l'équilibre familial, et de refus de l'homogénéisation voulue par Paris : du vote montagnard de 1849, aux votes PC et FN de 1984, en passant par les scores de Mitterand ou Tixier en 1965, on peut réinterpréter la géographie électorale sans tenir compte des idéologies, mais, en terme d'équilibre entre les trois France dont il a été question plus haut.

Anthropologie de la France par Emmanuel Todd

La notion braudélienne de longue durée souligne l'existence, à travers l'histoire, de facteurs stables ou n'évoluant que très lentement. L'un des points d'aboutissement possibles de cette notion de longue durée est l’anthropologie historique, discipline anglaise plutôt que française, née vers le début des années soixante-dix des travaux d'historiens comme Peter Laslett ou d’anthropologues-historiens comme Alan Macfarlane. Les travaux de l’école de Cambridge ont mis en évidence un haut degré de stabilité des structures familiales à travers les âges, tout du moins dans la période 1600-1900.

Appliquée à la France, l'analyse anthropologique révèle la permanence, jusque vers 1975 au moins, de formes familiales différentes dans les diverses provinces et régions du pays. Le recensement de 1975, dont les résultats sont également nets pour les milieux agricoles, ruraux et urbains permet de distinguer deux grands types, dont l'un domine le Sud et la périphérie de l’Hexagone, et l'autre le Bassin parisien pris dans un sens très large. En Occitanie (façade méditerranéenne exceptée), en Basse-Bretagne, en Alsace et dans certaines régions de l’extrême-Nord, domine la famille-souche, système lignager insistant sur la continuité du groupe domestique et sur la transmission des patrimoines, culturels ou matériels. En milieu rural, ce type familial entraînait, traditionnellement, la formation de ménages à trois générations, un héritier étant désigné par la coutume ou par ses parents pour succéder à la tête de l’exploitation. Ce système, qui maintient un enfant adulte et marié sous la tutelle parentale, doit être considéré comme autoritaire sur le plan des relations parents/enfants. Parce qu’il désigne un successeur et déshérite en pratique les autres enfants, contraints à l'émigration ou au célibat, il doit être considéré comme inégalitaire sur le plan des rapports entre frères. Au cœur du Bassin parisien, dans la partie centrale et politiquement dominante de l’Hexagone, on trouve, vraisemblablement dès la fin du Moyen Age, un type familial opposé point par point à celui du midi et de la périphérie. Le système familial nucléaire du bassin parisien insiste sur la nécessaire indépendance des générations et sur la nécessaire égalité des frères. L'arrivée à l'âge adulte des enfants implique la formation, par le mariage, de nouvelles unités domestiques, détachées de celle des parents. La division du patrimoine entre les enfants est égalitaire.

Une fois reconnue et cartographiée, cette dualité familiale et anthropologique de la France (qui n'exclut pas l'existence de types mineurs ou résiduels) doit être considérée comme un facteur explicatif essentiel de l'histoire nationale. L'inertie des structures familiales permet d’expliquer la réapparition périodique, à travers l'histoire culturelle, idéologique, démographique du pays, de formes géographiques invariantes. Pour interpréter correctement la crise protestante du xvi e siècle, la révolution politique du xvme, le socialisme du xxe, la montée en puissance culturelle du midi après 1950, ou la fécondité relativement forte du Nord. On dit tenir compte de l'existence et de l'activité de valeurs familiales stables, invisibles, inconscientes, mais constituant néanmoins l'un des éléments fondamentaux de la vie sociale.Participaient à ce colloque :

BRAUDEL Fernand (France)

De l’Académie Française. Fondateur, en 1962, de la Maison des Sciences de l'Homme. Cofondateur, avec Lucien Feb- vre et Charles Morazé de la VI e section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes qu'il préside de 1956 à 1972. Professeur au Collège de France de 1949 à 1972. Directeur de la revue Annales (Economies, Sociétés, Civilisations). Né en 1902 à Luméville-en-Ornois (Meuse), agrégé d'histoire en 1923, il est nommé professeur de lycée en Algérie (Constantine) jusqu'en 1932. C'est là qu'il découvre la Méditerranée. Il est ensuite affecté à Paris (lycées Pasteur, Condorcet, Henri IV) avant de partir, en 1935, au Brésil à l'Université de Sâo Paulo. Trois ans après il quitte le Brésil pour Paris et l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Mobilisé en 1938 sur la frontière des Alpes, il est fait prisonnier sur la ligne Maginot en juillet 1940 et reste en captivité jusqu’en mai 1945, à Mayence puis à Lübeck. C'est là qu'il a l'intuition fondamentale concernant la manière d’organiser, selon trois temporalités, sa thèse, rédigée de mémoire. Il soutient en 1947 sa thèse, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe 11, qui sera publiée en 1949 (à compte d’auteur). Il est alors élu au Collège de France. En juin 1984 Fernand Braudel est élu à l'Académie Française (siège d’André Chamson). Fernand Braudel est mort le 28 novembre 1985.

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PRINCIPAUX OUVRAGES DE FERNAND BRAUDEL La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe H, A. Colin, Paris, 1949 (augmenté et réécrit, 4è éd. en 1979). Navires et marchandises à l'entrée du port de Livourne (1547-1611), en collaboration avec R. Romano, S.E.V.P.E.N., Paris, 1951. Ecrits sur l’Histoire, Flammarion, Paris, 1969 (rééd. en Champs-Flammarion). Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XV- XVIIIe s.), A. Colin, 3 tomes, Paris, 1980. L'Europe, Arts et Métiers Graphiques. 1980. Venise (photographies de F. Quilici), Arthaud, Paris, 1984. La Dynamique du capitalisme, Arthaud, Paris, 1985. « De l’or du Soudan à l’argent d’Amérique », Annales E.S.C., 1946. — « Misère et banditisme », A.E.S.C., 1947. « La Méditerranée du xvne siècle », Storia e economia, 1955. « Histoire et Sciences Sociales : la longue durée », A.E.S.C., 1958. — « La démographie et les dimensions des sciences de l'homme », A.E.S.C., 1960. « La mort de Martin de Acuna, 4 février 1585 », Mélanges Marcel Bataillon, 1963.

Sous la direction de F. Braudel — La Méditerranée, Arts et Métiers Graphiques, 2 volumes, 1977 (texte du volume 1 réédité en Champs-Flammarion, Paris, 1985). — Le Monde de Jacques Cartier, Berger-Levrault, Paris,

1984. FILMOGRAPHIE — La Méditerranée (1977) ; douze émissions de téléfilms coproduits par Europe 1, FR3 et la RAI. — L'Homme européen (1981), coproduit par FR3 et la RAI. — Dans la série Mémoire, I I.N. A. a consacré deux émissions à F. Braudel (15-22 août 1984), entretiens réalisés par J.-C. Bringuier et D. Froissant.

AHRWEILER Hélène (France) Née en 1926 à Athènes (Grèce). Recteur de l'Académie, Chancelier des Universités de Paris. Vice-Présidente du Conseil Supérieur de l'Education Nationale. Professeur à la Sorbonne. Directeur du Centre de Recherche d'Histoire et Civilisation Byzantines et du Proche-Orient Chrétien.

PRINCIPAUX OUVRAGES — Recherches sur l'administration de l'Empire byzantin, E. — —

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deBoccard, Paris, 1960. L'Histoire et la géographie de la région de Smyrne entre les deux occupations turques (10811317), E. de Boccard, Paris, 1965. Byzance et la mer. La marine de guerre, la politique et les institutions maritimes de Byzance aux vne-xves., (Thèse d'Etat), P.U.F., Paris, 1966. Etudes sur les structures administratives et sociales de Byzance, Variorum Reprints, Londres, 1971. L'Idéologie politique de l'Empire byzantin, P.U.F., Paris, 1975. Byzance : pays et territoires, Variorum Reprints, Londres, 1976.

AYMARD Maurice (France) Né en 1936 à Toulouse. Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure. Agrégé d'Histoire. Directeur d’Etudes à l’E.H.E.S.S.. Administrateur adjoint de la Maison des Sciences de l’Homme.

OUVRAGES EN COLLABORATION — Sous la direction de F. Braudel, La Méditerranée, l'Espace et VHistoirey Arts et Métiers Graphiques, Paris, 1977 (rééd. coll. en Champs-Flammarion, 1985). — Sous la direction de F. Braudel, L Europe, Arts et Métiers Graphiques, Paris, 1980. — Sous la direction de G. Duby et Ph. Ariès, Histoire de la Vie privée, Tome III, Seuil, Paris (à paraître en 1986).

CHAUDHURI K.N. (Angleterre) Né en 1934 (Inde). Professeur à l'Université de Londres. Spécialiste d’histoire économique de l'Asie.

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PRINCIPAUX OUVRAGES The English East India Company : the study of an early Joint-Stock company (16001640),Londres, 1965. The Economie Development of India under the East India Company (1814 —1858), Cambridge, 1971. The Trading World of Asia and the English East India Company (1660-1760), Cambridge, 1978. Economy and Society : essays in India economic and social history, Delhi-Oxford, 1979. Trade and Civilisation in the Indian Océan, an economic history from the rise of Islam to 1750, Cambridge, 1985.

DE Barun (Inde) Né en 1932 à Calcutta (BanglaDesh). Directeur du Centre d'Etudes en Sciences Sociales de Calcutta (1973-1983).

OUVRAGES EN COLLABORATION — FreedhomStuggle, New Delhi, 1972. — Perspectives in Social Sciences, Calcutta, 1977.

DENIS Alain — Vice-Amiral (France) Né en 1928. Promu Vice-Amiral en 1983. Commandant de l’Escadre de la Méditerranée depuis 1984.

DU ROY Albert (France) Né en 1938. Rédacteur en chef de Y Evénement du Jeudi. Collaborateur d'Antenne 2. Editorialiste à Radio Monte- Carlo.

QUELQUES OUVRAGES — Le Choix d'un métier, Le Centurion, Paris, 1963. — La Guerre des Belges, Seuil, Paris, 1968. — Le Roman de la rose (en collaboration), Seuil, Paris, 1982.

FABRA Paul (France) Né en 1927 à Paris. Rattaché à la Rédaction en chef du journal Le Monde. Editorialiste au quotidien et responsable du supplément hebdomadaire Le Monde de l'économie. Collaborateur à différentes revues étrangères.

PRINCIPAUX OUVRAGES — Y-a-t-il un Marché Commun, Paris, 1965. — L'Anticapitalisme, Flammarion (coll. Champs), Paris, 1974.

FERRO Marc (France) Né en 1924 à Paris. Docteur ès-Lettres. Maître de conférenceàTEcole Polytechnique. Directeurd'EtudesàlE.H.E.S.S.où il a créé une discipline : « Cinéma et Histoire, étude théorique des rapports entre le film et la société ». Co-directeur des Annales depuis 1969.

PRINCIPAUX OUVRAGES — La Révolution de 1917, 2 volumes, Aubier-Montaigne, Paris, 1967-1976. — La Grande Guerre, Gallimard, Idées, Paris, 1969. — Cinéma et Histoire, Denoël, Paris, 1977. — L’Occident devant la Révolution soviétique, Complexe, Bruxelles, 1980. — Des Soviets au communisme bureaucratique, Gallimard. Archives, Paris, 1980. — Comment on raconte l'Histoire aux enfants à travers le monde entier, Payot, Paris, 1981. — L’Histoire sous surveillance,Calmann-Levy, Paris, 1985.

FURTADO Celso (Brésil) Né en 1920 à Pombal (Brésil). Ministre de la Culture (février 1986) du Brésil. Membre de la direction nationale du P.M.D.B. (parti pour le mouvement démocratique brésilien). Directeur de la Division de Développement Economique de la C. E.P.A.L. (commission économique pour l'Amérique Latine) de 1949 à 1957. Directeur général de la S.U.D.E.N.E. (surintendance pour le développement du NORDESTE) de 1959 à 1964. Ministre du Plan (1962-1963).

PRINCIPAUX OUVRAGES PUBLIÉS EN FRANCE — Développement et sous-développement, P.U.F., Paris, 1966. — L'Economie latino-américaine, Sirey, Paris, 1970. — Formation économique du Brésil', Mouton, Paris, 1972. — L'Hégémonie des Etats-Unis et l'Amérique Latine, Cal- mann-Lévy, Paris, 1975. — Le Mythe du développement économique,Anthropos, Paris, 1976. — Créativité et dépendance, P.U.F., Paris, 1981. — Non à la récession et au chômage,Anthropos, Paris, 1984. GODINHO V.M. (Portugal) Né en 1918 à Lisbonne (Portugal). Professeur à l’Université de Lisbonne. Docteur ès-Lettres (Sorbonne). Ancien ministre de l’Education et de la Culture du Portugal.

PRINCIPAUX OUVRAGES — L'Économie de l'Empire portugais (XV-XVle s.), Paris, 1969. — Introducçào à Historia Economica, Lisbonne, 1970.

— A Estrutura da AntigaSociedade Portuguesa, Lisbonne, 1971.

GRMEK Mirko Drazen (France) Né à Krapina (Yougoslavie) en 1924. Docteur en Médecine. Docteur ès-Lettres et ès-Sciences. Lauréat de l'Académie Française, de l'Académie des Sciences, de l’Académie nationale de Médecine. Directeur d’études à l’E.H.E.S.S.

PRINCIPAUX OUVRAGES — Les Maladies à l'aube de la civilisation occidentale, Payot, Paris, 1983. — Préliminaire d'une étude historique des maladies, A.E.E.C., 24,1969.

GUILAINE Jean (France) Directeur de recherche au C.N.R.S.. Directeur d’études à l’E.H.E.S.S.. Responsable de chantiers de fouilles en Italie, en France et dans la Péninsule ibérique. Ses recherches sur les premières communautés rurales du domaine méditerranéen et européen, font une large place aux questions d’évolution culturelle, à la restitution du paléoenvironnement, à la première socialisation de l’espace. %

PRINCIPAUX OUVRAGES — L'Age du Bronze en Languedoc occidental, Roussillon, Ariège,Klincksieck, Paris, 1972. — Premièrs bergers et paysans de l'Occident méditerranéen, Mouton, Paris-La-Haye, 1976. — L'Abri Jean-Cr os. Essai d'approche d'un groupe humain du Néolithique ancien dans son environnement. Toulouse, 1979. — La France d'avant la France, Hachette-Littérature, Paris, 1979.

(Rééd. Livre de Poche, coll. Pluriel, 1985).

OUVRAGES DIRIGÉS PAR L'AUTEUR — La Préhistoire française. Les civilisations néolithiques et proto-historiques de la France, C.N.R.S., Paris, 1976. — L ’Age du Cuivre européen. Civilisations à vases campani- formes, C.N.R.S., Paris, 1984.

GUILLERM Alain (France) Né en 1944. Maîtrise de Philosophie. Docteur en Sociologie et Docteur ès-Lettres. Directeur du Séminaire de Stratégie navale (C. N. R. S. ). Co-directeur du Laboratoire de Sociologie de la Connaissance.

OUVRAGES EN COLLABORATION — avec Y. Bourdet, Clefs pour l'autogestion, Seghers, Paris, 1976. — avec Auffray, Baudouin et Collin, La Grève et la Ville, ch. Bourgois, Paris, 1979. — avec Auffray, Baudouin et Collin, Feux et lieux, ch. Bourgois, Paris, 1980. *a=. sous la direction de J. Guillerm, Stratégienavale et Dissuasions, C.N.R.S./Doc. Française, Paris, 1985.

JORLAND Gérard (France) Né en 1946. Agrégé de Philosophie. Docteur ès-Lettres. Chercheur au Centre de Recherches Historiques (C.N.R.S.PRINCIPAUX OUVRAGES — La Science de la Philosophie, Gallimard, Paris, 1980. — Œuvres complètes de Cournot, vol. 8, 9 et 10, C.N.R.S., VRIN, Paris, 1980-1982. Le problème Adam-Smith », Annales E.S.C., juillet- août 1984, A.Colin, Paris, 1984.

JUILLARD Etienne (France) Né en 1914 à Paris. Ancien élève de Marc Bloch et de Lucien Febvre. Professeur de géographie humaine à l'Université de Strasbourg (1945-1974).

PRINCIPAUX OUVRAGES La Vie rurale en Basse-Alsace, Belles-Lettres, Paris, 1953. L'Economie du Canada, P.U.F., Paris, 1964. L'Europe rhénane,A.Colin, Paris, 1968. La « Région », contributions à une géographie générale des espaces régionaux, Ophrys, Grenoble, 1974. — Géographie de la Lorraine et de l'Alsace, Flammarion, Paris, 1976. — « Structures agraires et paysages ruraux » (collaboration) Annales de l'Est, Nancy, 1957. — — — —

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LE BRAS Hervé (France) Né en 1943. Ancien élève de l'Ecole Polytechnique. Directeur d'Etudes à l'E.H.E.S.S. Directeur de Recherche à l'I.N.E.D.. Rédacteur en chef de la revue Population.

PRINCIPAUX OUVRAGES — Child and Family in developped countries, O.C.D.E., 1978. — avec E. Todd, L'Invention de la France, Hachette. Paris, 1981.

LE ROY LADURIE Emmanuel (France) Né en 1929. Professeur au Collège de France. PRINCIPAUX OUVRAGES — L'Histoire du Languedoc, P.U.F., Paris, 1962. — Les Paysans de Languedoc, S.E.V.P.E.N., Paris, 1966 (rééd. Science-Flammarion, Paris, 1969). — Histoire du climat depuis lfAn Mil, Flammarion, Paris, 1967. — Le Territoire de l’Historien, 2 vol., Gallimard, Paris, 1973 à 1978. — Montaillou, village occitan, Gallimard, Paris, 1979 (rééd. coll. Folio/Gallimard, 1985). — Le Carnaval de Romans, Gallimard, Paris, 1979. — Paris-Montpellier, PCI PS U, 1945-1963,Gallimard, Paris, 1982. — L'Argent, l’amour et la mort en Pays d'Oc, Seuil, Paris, 1980. — Pierre Prion, scribe (en coll. avec OrestRanum), Archives Gallimard, Paris, 1986.

MAKKAI Laszlo (Hongrie) Né en 1914 à Budapest (Hongrie). Membre de l'Académie Hongroise des Sciences. Président de la Société Historique Hongroise. Directeur de recherches à l'Institut Historique de l'Académie Hongroise. Professeur à l'Université de Budapest.

PRINCIPAUX OUVRAGES EN FRANÇAIS — Histoire de Transylvanie, Paris, 1946. — Les Sources d'énergie dans l'économie du Moyen-Age, Prato, 1972. — Les Caractères originaux du féodalisme en Europe orientale, 1972. — L'Apport de lEurope orientale aux moyens de transport, 1979. — « ArsHistorica. On Braudel ». Review, 1981.«L’ingénieur de la Renaissance en Hongrie », dans Mélanges Braudel, 1977.

MANTRAN Robert (France) Professeur émérite à l’Université de Provence. Correspondant de l’Institut (Académie des Inscriptions et Belles Lettres). Président du Comité International d'Etudes Pré-Ottomanes et Ottomanes.

PRINCIPAUX OUVRAGES — Istanbul dans. la seconde moitié du xvnes..Paris. 1962. — La y^i£.q_uo±idienn£^^ons^njjjiQple au temps de Soliman le Magnifique et de ses successeurs, Hachette, Paris, — L’Expansion musulmane (VlI-XIesiècles), P.U.F. Nouvelle Clio, Paris, 2è éd., 192SL. — Histoire de la Turquie, P.U.F., Paris, 5è éd. IQR'*

OUVRAGES EN COLLABORATION — avec Jean Sauvaget, Règlements fiscaux ottomans : les provinces syriennes, Paris-Damas, 1951. — avec Maurice Flory, Les Régimes politiques des pays arabes, P.U.F., Paris, 1968.

PRINCIPAUX OUVRAGES — La Naissance du nationalisme algérien (1919-1954), Paris, 2è éd., 1979. — Initiation aux Sciences Historiques, Nathan, Paris, 2è éd., 1977. — Le Commentaire de textes et de documents historiques. Nathan, Paris, 1969. — Luttes pétrolières au Proche-Orient, Flammarion, Paris, 1971. — La France et le Pétrole, Paris, 1981.

OUVRAGES EN COLLABORATION — avec Lacoste et Prenant, l'Algérie, passé et présent, Paris, 1960. — avec A. Olivesri, La France de 1848 à 1914, Nathan, Paris, 3è éd., 1976. — avec M. Agulhon, La France de 1914 à 1940, Nathan, Paris, 2è éd., 1976.

OCKRENT Christine (France) Née en 1944 à Bruxelles (Belgique). Diplômée de l'Institut d’Etudes Politiques de Paris et de l'Université de Cambridge (Grande-Bretagne). Rédacteur en chef, délégué du Directeur de l’Information d'Antenne 2, responsable des journaux de 20 h et de 23 h de 1982 à 1985. Chronique sur R.T.L. en 1986.

RAFFESTIN Claude (Suisse) Né en 1936. Professeur de géographie à l'Université de Genève.

PRINCIPAUX OUVRAGES — Pour une géographie du pouvoir,Litec, Paris, 1980. — Géographie des frontières (en collab.), P.U.F., Paris, 1974. — Travail, Espace, Pouvoir (en collab.), l’Age d'Homme, 1979.

TENENTI Alberto (Italie) Directeur d’Etudes àl'E.H.E.S.S.. Membre de la British Aca- demy.

PRINCIPAUX OUVRAGES — Naufrages, corsaires et assurances maritimes à Venise — — — — —

(1592-1609), 1959. La Marine vénitienne avant Lépante, Paris, 1962. Florence à l'époque des Médicis : de la cité à l'Etat, Flammarion, Paris, 1968. Sens de la mort et amour de la vie. Renaissance en Italie et en France, Serge Fleury (préface de M. Vovelle), Paris, 2è éd., 1983. Ilprezzodelrischio. L'assicurazionemediterranea vista daRagusa (1563-1591), 1985. La formaciondelmundomoderno, 1985.

TODD Emmanuel (France) Né en 1951 (France). Diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Doctorat d'Histoire de Cambridge (Angleterre). Chef du Service documentation à l'I.N.E.D.

PRINCIPAUX OUVRAGES — La Chute finale, Laffont, Paris, 1976. — Le Fou et le prolétaire, Laffont, Paris, 1979. — La Troisième planète, structures familiales et développement ; Seuil, Paris, 1984. — avec H. Le Bras, L'Invention de la France, Hachette, Paris, 1981.

WALLERSTEIN Immanuel (Etats-Unis) Né en 1930. Professeur de Sociologie à l’Université de l’Etat de New-York. Directeur du « Centre Fernand Braudel » del’Université de l’Etat de New-York. Docteur Honoris Causa. Université de Paris-VII.

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PRINCIPAUX OUVRAGES The Capitalist World-Economy, Cambridge University Press, 1979. Capitalisme et Economie-monde (1450-1640), Flammarion, Paris, 1980. The Politics ofthe World-Economy, Cambridge University Press, 1984. L’Afrique et l’Indépendance, Présence Africaine, Paris,

1966. — Capitalisme historique, Maspero-Découverte, Paris, 1985.

WERNER Karl Ferdinand (R.F.A.) Né en 1924 en Allemagne. Professeur d*Histoire du Moyen- Age aux Universités d'Heidelberg et de Mannheim. Directeur de Y Institut historique allemand de Paris. Directeur de la revue Francia.

PRINCIPAUX OUVRAGES — Structures politiques du monde franc, VIe-XIIe s., 1979. —Les Origines (avant l'An Mil), Tome 1 de Y Histoire de France dirigée par Jean Favier, Fayard, Paris, 1984.

ZELDIN Théodore (Grande-Bretagne) Né en 1933 en Angleterre. Docteur de l’Université d'Oxford.

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PRINCIPAUX OUVRAGES The Political System of Napoléon III, Mac Millan, Londres, 1958. Emile Ollivier and the Libéral Empire of Napoléon III, Oxford University Press, 1963. Histoire des passions françaises, 5 volumes, Seuil, Points- Histoire, Paris, 1980. Les Français, Points-Actuels, Seuil, Paris, 1983. TABLE

LA MÉDITERRANÉE........................................................................................................................................... 5 La formation des cultures méditerranéennes (Jean Guilaine)................................................................................................................................................................. 8 L’homme biologique en Méditerranée (Mirko D. Grmek) 13 Le temps byzantin dans le monde méditerranéen (Hélène Ahrweiler)................................................................................................................................................. 18 La Méditerranée musulmane (Robert Mantran).... 22 La Méditerranée, l'Atlantique et l'Europe (Maurice Aymard).................................................................................................................................................................. 28 La Méditerranée dans l'horizon des Européens de l'Atlantique (V.M. Godinho)................................................................................................................................... 32 La galère reine de la Méditerranée de Salamine à Lépante (Alain Guillerm)....................................................................................................................................... 37 Problèmes de la Méditerranée aux xixe et xxe siècles (André Nouschi)..................................................................................................................................................... 42 La Méditerranée des tensions (Amiral Denis)........................................................................................................ 47

Discussion Venise et Byzance................................................................................................................................................... 52 ...et Istanbul............................................................................................................................................................ 62 Mahomet et Charlemagne...................................................................................................................................... 64 L'histoire comparative, la longue durée de l'histoire 69 Biologie et longue durée........................................................................................................................................ 72 Moscou, nouvelle Byzance ?.................................................................................................................................. 75 L’autonomie des Méditerranéens........................................................................................................................... 76 Et la Révolution française...................................................................................................................................... 77 Bilan....................................................................................................................................................................... :............................................................................................................................................................................... 79LE CAPITALISME............................................................................................................................................ 87 Economie politique et histoire économique

(Paul Fabra)............................................................................................................................................................ 87 Le capitalisme, un jeu truqué ? (Gérard Jorland)... Le capitalisme : continuité ou mutation ? (Alberto Tenenti)................................................................................................................................................................... 100 Capitalisme commercial et production industrielle en Asie avant 1800 (K.N. Chaudhuri)......................................................................................................................... 103 Eléments endogènes du capitalisme indien (Barun De).............................................................................................................................................................. 115 Capitalisme brésilien : croissance ou développement ? (Celso Furtado)............................................................... 117 Technique, science et société (Laszlo Makkai)...................................................................................................... 122 Le capitalisme, ennemi du marché ? (Immanuel Wallerstein) 126

Discussion Pour une histoire économique................................................................................................................................ 132 La révolution industrielle du Moyen Age.............................................................................................................. 139 Capitalisme, structure caméléon............................................................................................................................ 141 Capitalisme et économie-monde............................................................................................................................ 145 Etat et capitalisme.................................................................................................................................................. 150 L'exemple indien.................................................................................................................................................... 152 Viatique pour le futur............................................................................................................................................. 154

LA FRANCE.......................................................................................................................................................... 159 Fernand Braudel et l'Histoire de la France (Albert du Roy)................................................................................................................................................................... 159

Les premiers paysans de France (Jean Guilaine).... 170 Des « pays » à la nation française (Etienne Juillard) .. La Francie (K.F. Werner)........................................................................................................................................ 182 Pour une théorie écologique des localisations industrielles (Claude Raffestin).................................................... 185 L'arbre des Etats et Offices de France (Emmanuel Le Roy Ladurie) ................................................................................................................................. 190 Comprendre Fernand Braudel (Théodore Zeldin) ..

Discussion Flistoire, géographie et peuplement....................................................................................................................... 204 Rôle des finances sous l’Ancien Régime............................................................................................................... 213 Fernand Braudel en personne................................................................................................................................. 215

LES ATELIERS

Y-a-t-il une vision filmique de l'histoire ?, par Marc Ferro.............................................................................................................................................................. 225 Film et contre-histoire, le film, agent de l'histoire .. La France, démographie et politique, par Hervé le Bras..................................................................................................................................................................... 234 Anthropologie de la France, par Emmanuel Todd...

Liste des participants, bibliographies 239Achevé d'imprimer le 14 mars 1986 par l'imprimerie Floch à Mayenne Brochage par le S.P.B.R. à Chevilly-Larue N° d'édition : 1785 - N° d'impression : 24106 Dépôt légal : mars 1986

Imprimé en France

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