TRAN, D.T - De La Phenomenologie à La Dialectique de La Conscience
December 24, 2016 | Author: Luís Augusto Lopes | Category: N/A
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Artigo do vietnamita TRẦN ĐỨC THẢO sobre a transição da Fenomenologia ao Materialis...
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La Nouvelle Critique n° 79-80, 1974. P. 37-42 . DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE À LA DIALECTIQUE MATÉRIALISTE DE LA CONSCIENCE (I) TRẦN ĐỨC THẢO Dans PHÉNOMÉNOLOGIE ET MATÉRIALISME DIALECTIQUE, au moment même où les contradictions internes de l’oeuvre de Husserl m’obligeaient à la liquider, j’ai cru pouvoir prendre modèle sur la critique positive de Hegel par les classiques du marxisme-léninisme, pour chercher à garder dans une certaine mesure la méthode phénoménologique en la débarrassant de l’idéalisme husserlien, et la «remettre sur les pieds» en l’intégrant comme un moment dans la dialectique matérialiste. J’espérais par là mettre à la disposition du marxisme un instrument d’analyse pour entrer dans l’intériorité du vécu, et opposer ainsi une réponse constructive aux objections des philosophies du sujet. Je visais en particulier l’existentalisme, qui, du moins dans sa fraction sartrienne, voulait se placer sur le terrain même de la problématique marxiste, et tout en reconnaissant dans une certaine mesure la vérité du matérialisme historique pour le domaine des faits sociaux, lui reprochait de négliger la spécificité des problèmes de la conscience. Ce projet s’était précisé dans mon esprit en 1950, et je rédigeai en moins d’un an la seconde partie de PHÉNOMÉNOLOGIE ET MATÉRIALISME DIALECTIQUE sur «la dialectique du mouvement réel», qui devait montrer, sur quelques exemples concrets com-ment la phénoménologie pouvait être «aufgehoben»: supprimée, conservée, dépassée, bref absorbée de manière positive dans le marxisme. Cependant, dès la publication de l’ouvrage en 1951, je me sentais déjà certaine gêne du fait que la méthode ainsi définie, à savoir l’analyse vécue pratiquée sur la base du matérialisme dialectique, ne semblait donner de résultats effectifs que pour la compréhension du comportement animal exposé dans le premier chapitre de la seconde partie. Le deuxième chapitre, consacré à «la dialectique des sociétés humaines comme devenir de la raison» ne faisait en réalité que reprendre des recherches antérieures à l’année 1950, autrement dit antérieures à mon passage aux positions théoriques du marxisme. En d’autres termes, le projet si séduisant d’une Aufhebung comme suppression et en même temps absorption et intégration de Husserl dans Marx, conçu sur le modèle de la Aufhebung, ou ce que je croyais être la Aufhebung, de Hegel par les classiques du marxisme-léninisme, ne m’avait pratiquement aidé en rien pour la tâche essentielle, à savoir l’analyse des réalités humaines. Je trouvais cependant une sorte de justification dans le fait que la genèse de la conscience animale, qui ne présentait évidemment en elle-même qu’un intérêt étroitement limité, semblait tout de même apporter un résultat d’importance capitale sur le plan théorique, à savoir la démonstration de l’origine matérielle de la conscience, ce qui écartait a limine toutes les théories de la transcendance. Quant aux faiblesses trop évidentes des esquisses présentées sur la dialectique des sociétés et de la conscience humaines, je pouvais à la rigueur leur chercher une excuse dans la rapidité avec laquelle j’ai dû rédiger ce deuxième chapitre, en raison des nécessités immédiates de la lutte réelle.
La suite devait montrer qu’en réalité «le temps ne fait rien à l’affaire», car ce fut pour de longues années que je tombai dans une stérilité philosophique totale. Un résultat pratique aussi négatif imposait une remise en question du projet même de PHÉNOMÉNOLOGIE ET MATÉRIALISME DIALECTIQUE. Est-il vraiment possible d’opérer cette Aufhebung de la première dans le second, sur le modèle de la démarche de Marx sur Hegel? Et tout d’abord, le passage même de la dialectique hégélienne à la dialectique marxiste doit-il s’interpréter précisément comme une Aufhebung? En me remettant à l’étude des textes hégéliens, je me convainquis qu’en fait il n’en est rien. Marx n’avait pas du tout répété sur Hegel la démarche caractéristique de la dialectique hégélienne elle-même, comme «suppression et conservation», une suppression qui est conservation, puisque le moment nié et dépassé se maintient avec sa structure générale en s’absorbant dans le moment qui le dépasse. Un «dépassement» de Hegel, entendu en ce sens, aurait signifié que les formes générales du mouvement, comme la négation et la négation de la négation, qui constituent le «noyau rationnel» inclus dans la dialectique idéaliste de Hegel, se retrouveraient dans la dialectique marxiste définies dans l’ensemble par le même contenu conceptuel «retourné» et «remis sur les pieds». Or, en réalité, elles s’y présentent dans des concepts tout autres; encore que portant le même nom. Il s’agit de concepts homonymes parce qu’ils se rapportent en fait à la même dialectique des choses, mais ils ne s’y rapportent qu’à travers un contenu théorique non seulement opposé mais encore intrinsèquement hétérogène. L’entreprise de Marx était de «remettre sur les pieds» non pas les catégories idéalistes de la dialectique hégélienne, mais bien le mouvement historique lui-même dans son contenu réel, matériel, que Hegel avait mystifié non seulement en le faisant «marcher sur la tête», mais encore en le défigurant dans sa structure interne - en transformant en particulier la négation réelle, à savoir le mouvement réel, descriptible en termes strictement positifs et scientifiques, par lequel chaque mode d’existence de la matière implique un moment qui le supprime et le dépasse, en une «négativité» purement spéculative, la puissance mystique du «négatif», qui n’est que le concept mystifié du reflet du mouvement historique réel dans le mouvement idéal de l’esprit, et anéantit par là-même toutes ses articulations positives. En d’autres termes, il s’agissait pour Marx de prendre ce mouvement historique réel en lui-même tel qu’il est, et de le reproduire dans la théorie par une conceptualisation entière-ment nouvelle, strictement matéria-liste. Marx a donc procédé à la liquidation positive de Hegel non pas en «retournant» simplement les concepts hégéliens, mais en les remplaçant purement et simplement par des concepts entièrement différents, qui rétablissent non seulement la direction réelle mais encore les arti-culations effectives du processus des choses dans leur contenu matériel, contenu en fait visé, mais en même temps renversé sens dessus dessous et intrinsèquement déformé et défi-guré dans les concepts hégéliens. Pour un tel rétablissement du mouve-ment réel, Hegel fournissait des indications utiles puisqu’il avait visé le même processus historique. Mais le rétablissement lui-même n’a été possible qu’en prenant et en décrivant ce processus dans sa réalité propre, ce qui impliquait une élaboration absolument originale de la méthode dialectique, une création radicale où les catégories du mouvement se définissent directement sur le mouvement même de la matière dans sa structure réelle, «de sorte que la vie de la matière se réfléchit dans sa reproduction idéale» (LE CAPITAL, Postface de la deuxième édition). Et si l’on y retrouve le «noyau rationnel» de la dialectique hégélienne, ce noyau lui-même ne peut se définir correctement qu’en langage marxiste, non hégélien. Tel était le résultat que je consignai, pour l’essentiel, dans mon article sur «le noyau rationnel dans la philosophie de Hegel» (1) paru en 1956 dans la REVUE DE L’UNIVERSITÉ de Hanoi. II ne
pouvait plus être ques-tion dans ces conditions de garder le projet de PHÉNOMÉNOLOGIE ET MATÉRIALISME DIALECTIQUE, puisque le modèle même sur lequel j’avais cru pouvoir me guider venait de se révéler tout autre. II ne restait plus qu’à refaire tout le travail à partir du début, poser le problème non pas d’une analyse vécue, phénoménologique, de la conscience, pratiquée sur les positions du matérialisme dialectique, mais bien d’une application de la dialectique matérialiste à l’analyse de la conscience vécue, et le résoudre par son contenu même, à savoir par la reproduction méthodique du processus réel, matériel, où se constitue le mouvement de la subjectivité. LE DÉBAT SUR LE PROBLÈME DE LA CONSCIENCE EN UNION SOVIÉTIQUE Vers la fin des années 50 s’ouvrit en Union soviétique une grande discussion générale, passionnante et passionnée, sur la nature de la conscience. Les tâches pratiques posées par le passage du socialisme au communisme en Union soviétique et les perspectives de la victoire de la révolution socialiste sur le plan mondial, mettaient en évidence le rôle croissant à notre époque de la conscience dans l’histoire, d’où la nécessité d’un développement rapide de son étude scientifique, ce qui impliquait sur le plan théorique une élaboration méthodique des concepts de base. La définition classique de la conscience comme «reflet» ou «image du monde extérieur» visait essentiellement le problème philosophique fondamental, problème qu’elle a en fait résolu sous son double aspect de manière définitive. Cependant les classiques du marxisme-léninisme n’avaient pas encore à se préoccuper spécialement d’une science concrète de la conscience. Pour établir la méthodologie de la recherche en ce domaine, il serait nécessaire, semble-t-il, de préciser le concept de la conscience à partir des catégories les plus générales du matérialisme dialectique, à savoir la matière et le mouvement. Le monde n’est que la matière en mouvement ou le mouvement de la matière, et la tâche de la connaissance est d’étudier la matière dans les diverses formes de son mouvement: «Une fois connues les formes du mouvement de la matière, dit Engels dans LA DIALECTIQUE DE LA NATURE, nous connaissons la matière elle-même, et de ce fait la connaissance est achevée». La science de la conscience devrait donc, semble-t-il, définir celle-ci comme une certaine forme du mouvement de la matière: par là elle prendrait place dans la classification générale des sciences, laquelle se confond avec la classification des différentes formes du mouvement de la matière. Cependant une telle définition assimilerait en fait la conscience à un simple mouvement matériel, ce qui, quels que soient les caractères spéciaux que l’on pourrait accorder à ce mouvement, resterait manifestement incompatible avec «la signification absolue», sur laquelle insistait Lénine, de l’opposition entre la matière et la conscience dans la question gnoséologique fondamentale: «Qu’est-ce qui est premier, qu’est-ce qui est second?». En raison de cette opposition absolue sur le plan philosophique, la conscience devrait être considérée simplement comme «une propriété de la matière en mouvement» (Lénine), au sens évidemment d’une propriété idéale, comme «image subjective du monde objectif», et non pas comme un «mouvement de la matière», qui ne serait semble-t-il, qu’un mouvement matériel à côté des autres mouvements matériels. D’un autre côté cependant, en insistant ainsi sur l’idéalité de la conscience, on s’enlève le moyen d’en fonder l’étude scientifique, ce qui était précisément le but du débat. En réalité Lénine avait bien précisé qu’en dehors des «limites très restreintes» de la question
gnoséologique fondamentale, l’opposition entre la matière et la conscience n’est que relative. Et Engels en son temps avait expressément considéré la conscience comme un mouvement de la matière, plus précisément un mouvement du «cerveau pensant» (ANTI-DÜRING) ce que confirme le texte de LA SAINTE FAMILLE sur «la matière qui pense». Il reste pourtant que la conscience présente un caractère incontestablement idéal, caractère qui fait justement l’intérêt de son étude, et l’on ne voit pas dans ces conditions comment il serait possible de la réduire à une simple «forme du mouvement de la matière», formule qu’Engels avait justement évitée. La controverse qui se prolongea jusqu’un peu au-delà du milieu des années 60, n’a pas abouti à des conclusions officielles car l’intérêt se transférait au problème de l’homme et de l’humanisme prolétarien. Cependant, le débat philosophique sur la nature de la conscience avait mis en lumière les conditions du problème: d’une part, la définition de la conscience comme «forme du mouvement de la matière» doit être rejetée, car elle reviendrait en fait à une identification, pour l’essentiel, de la conscience avec la matière, ce qui, rendant insoluble le problème gnoséologique fondamental, tendrait pratiquement à une confusion entre le matérialisme et l’idéalisme. D’autre part cependant si l’on veut faire de la conscience un objet de science et en fonder l’étude scientifique, il faudrait bien la définir d’une manière ou d’une autre à partir des catégories générales de la matière et du mouvement. De ce point de vue, une collaboration étroite s’était imposée entre la philosophie et les sciences de l’homme, notamment la psychologie et l’anthropologie, pour établir dialectiquement le concept de la conscience sur les articulations de sa genèse réelle dans le mouvement de la matière. Cette tendance suscita de nombreuses publications d’une importance considérable qui ouvraient la voie à une science concrète de la conscience, notamment L’ORIGINE DE LA CONSCIENCE de Spirkine, LA NATURE DE L’IMAGE de Tioukhtine, LE PROBLÈME DE LA CONSCIENCE DANS LA PHILOSOPHIE ET LA SCIENCE DE LA NATURE de Chorokhova, COMMENT NAQUIT L’HUMANITÉ de Séménov. LE SAUSSURISME En 1964, je reçus les premiers échos des succès retentissants du structuralisme dans les pays occidentaux. L’étude du COURS DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE de Ferdinand de Saussure s’imposait comme une nécessité urgente. Je fus étonné par la hardiesse avec laquelle le principe de l’arbitraire du signe, dégagé de l’étude du langage verbal, se trouvait étendu à tous les signes en général pour la constitution d’une sémiologie comme science générale des signes. Cependant l’auteur avait lui-même reconnu au début de la première partie du livre l’existence de toute une classe de signes présentés comme «signes naturels», soit entièrement comme la pantomime, soit partiellement comme les signes de politesse, les symboles, etc. Tous ces signes se caractérisent par «une certaine expressivité naturelle », qui fait leur «valeur intrinsèque». Et bien que les signes partiellement «naturels» présentent un moment arbitraire réglé par la convention sociale, ils n’en obéissent pas moins à des contraintes internes, déterminées par le contenu intrinsèque lui-même. Ainsi «le symbole, fait remarquer Saussure, a pour caractère de n’être jamais tout à fait arbitraire; il n’est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n’importe quoi, un char par exemple» (COURS DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE, p. 101). On peut dire de même que les signes de politesse impliquent
non seulement une règle conventionnelle d’utilisation mais encore une certaine détermination interne du signifiant qui ne peut pas prendre la forme de n’importe quel geste - par exemple un pied de nez. Quelle raison y aurait-il donc à généraliser sans limites le principe de l’arbitraire du signe, ce qui oblige à n’étudier les rites et les symboles que par leur côté conventionnel, et à éliminer en fait, sinon en droit, les signes entièrement «naturels» comme la pantomime? L’auteur se justifie ici par un recours à l’idéal: «Les signes arbitraires réalisent mieux que les autres l’idéal du procédé sémiologique; c’est pourquoi la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d’expression, est aussi le plus caractéristique de tous; en ce sens la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu’un système particulier» (p. 101). Cependant l’idéal sémiologique fondé sur le principe de l’arbitraire du signe ne semble avoir sa pleine valeur que pour le langage scientifique, qui vise essentiellement à exprimer distinctement des idées distinctes et, pour ce but, utilise autant que possible une langue conventionnelle. Déjà le langage ordinaire cherche à obtenir par l’intonation, le choix des mots et des tournures, la disposition de la phrase, une certaine qualité expressive non réglée en tant que telle par les conventions du code, et qui contribue, parfois de manière décisive, à la signification. Et s’il est vrai que les divers langages symboliques comportent un élément arbitraire défini par des règles conventionnelles, il n’en reste pas moins que leur idéal vise toujours à établir à travers la convention une signification aussi directe que possible, grâce à l’élément proprement symbolique, à savoir l’analogie entre le signifiant pris dans son contenu intrinsèque et le signifié. Ceci est particulièrement vrai pour le langage de l’art, dont le but est précisément de créer des oeuvres significatives par elles-mêmes, autrement dit par la force d’expression et la puissance d’évocation dues à leurs propres configuration, structure et qualité internes. Il est vrai que l’élément conventionnel, par exemple la grammaire, la prosodie, les «règles de l’art» établies à chaque époque, dans chaque secteur et même chez chaque artiste, reste une condition de la compréhension. Mais le moment proprement esthétique se définit toujours par ce que Saussure appelle l’«expression naturelle» ou la «valeur intrinsèque» de l’oeuvre dans sa totalité signifiante singulière. Le moment conventionnel joue un rôle nécessaire, mais par définition anesthétique. On peut lire ainsi à travers le texte du COURS DE LINGUISTIQUE GÉNRALE, en transparence et pour ainsi dire en pointillé, la possibilité et la nécessité d’une autre sémiologie, qui étudierait l’immense variété des modes d’expression orientés sur un idéal opposé à l’idéal scientifique de distinction conventionnelle fondé sur le principe de l’arbitraire du signe, et que nous pouvons appeler l’idéal esthétique: la mimique, le rite, le symbole, les divers procédés figuratifs, l’infinité des gestes et jeux de physionomie qui précèdent la parole, l’accompagnent constamment et au besoin se substituent à elle, le tout trouvant son épanouissement suprême dans l’art. Il est clair que nous nous trouvons là devant un ensemble sémiotique homogène, à la fois largement ouvert et cohérent à sa manière. On peut l’appeler le système général des signes intrinsèques, ou esthétiques, - au sens de l’aisthésis, la sensation - caractérisés par l’expressivité intrinsèque du signifiant et dont l’unité se constitue dans la structure dialectique toujours en développement de son contenu historique, par opposition au système général des signes arbitraires, posés par la convention sociale, et dont l’unité se définit par une structure formelle de rapports différentiels, oppositifs et négatifs. Bien évidemment, c’est le premier système qui fonde le second, puisqu’il présente directement dans l’intuition sensible le contenu de
signification, auquel le second donne une expression conventionnelle, formellement plus distincte, pour le développer sur le plan discursif. La preuve en est que l’on peut parfaitement apprendre une langue complètement inconnue à partir de signes intrinsèques ou esthétiques (gestuels et autres) - ce qu’un explorateur arrivant dans un pays nouveau est bien obligé de faire - alors qu’il est très difficile et en général impossible de reconstituer entièrement un système de signes esthétiques à partir d’une description purement verbale. Or, la thèse du primat de la langue, comme «patron général de toute sémiologie», présentée au début de la première partie du livre avec une certaine prudence et des réserves raisonnables, se transforme subitement et sans justification aucune dans la seconde partie en une assimilation pure et simple de toute structure sémiologique à la structure verbale. L’auteur affirme tout uniment: «Dans la langue, comme dans tout système sémiologique, ce qui distingue un signe, voilà tout ce qui le constitue» (p. 168). Cependant la démonstration n’a été réalisée que pour la langue comme système des signes verbaux, sur la base du fait que le mot, en raison de son caractère arbitraire, ne peut pas avoir d’autre propriété que de se distinguer des autres mots. L’addition «comme dans tout système sémiologique» vient de manière absolument inattendue. En réalité cette assimilation, donnée comme allant de soi, de tous les signes en général au signe verbal se trouvait déjà impliquée comme un postulat implicite au principe même des considérations que l’auteur venait d’exposer, sur les rapports de la signification avec la valeur. La signification définie comme «la contrepartie de l’image auditive» dans le mot - par exemple le concept signifié «arbre», contrepartie de l’image auditive signifiante qui peut être, suivant la langue, arbre, arbor, tree, Baum, etc. - semble tout d’abord se confondre en quelque manière avec la valeur linguistique, présentée au début comme «la propriété qu’a un mot de représenter une idée». Cependant la valeur apparaît également comme déterminée par les rapports oppositifs des signes entre eux. Ainsi le mot anglais sheep a une valeur restreinte par rapport au mot français mouton parce que l’anglais dispose du mot mutton pour désigner la viande de mouton servie sur la table. «Dans une langue, tous les mots qui expriment des idées voisines se limitent réciproquement: redouter, craindre, avoir peur n’ont de valeur propre que par leur opposition; si redouter n’existait pas, tout son contenu irait à ses concurrents... » (...) «Dans tous ces cas nous surprenons au lieu d’idées données d’avance, des valeurs émanant du système» ... «En français un concept «juger» est uni à l’image acoustique juger; mais il est bien entendu que ce concept n’a rien d’initial, qu’il n’est qu’une valeur déterminée par ses rapports avec d’autres valeurs similaires, et que sans elles la signification n’existerait pas» (p. 160 à 162). Il est clair que s’il était possible de définir le contenu originaire du concept par un système de signes intrinsèques, la langue recevrait de lui l’essentiel de ses significations, de sorte que cellesci ne dépendraient du rapport des mots entre eux, ce que Saussure appelle la «valeur», que pour la forme logique et la nuance précise, non pour le contenu réel. Toute la démonstration de l’auteur repose donc implicitement sur le postulat signalé plus haut qu’il n’existe pas d’autres signes que les signes arbitraires du type verbal, de sorte que toute signification en général, autrement dit tout contenu conceptuel, revient à l’unique propriété que posséderaient les signes, quel que soit le système auquel ils appartiennent, à savoir la propriété de se distinguer les uns des autres. Et c’est ce postulat implicite, qui se trouve présenté négligemment à la fin de la démonstration comme une évidence première, de sorte que le caractère spécifique de la langue comme système des signes verbaux apparaît paradoxalement comme un simple cas
particulier du caractère général attribué universellement à tout système sémiologique: «Dans la langue, comme dans tout système sémiologique, ce qui distingue un signe, voilà tout ce qui le constitue». Bien évidemment, ce postulat avait été réfuté à l’avance par Saussure lui-même, quand il remarquait la spécificité des signes «naturels», caractérisés précisément par leur «valeur intrinsèque». Cependant il reste tout à fait certain que le langage verbal est nécessaire pour fixer en des concepts déterminés le contenu de signification donné seulement de manière intuitive dans le signe naturel ou ce que nous avons appelé de manière générale le système des signes intrinsèques ou esthétiques. Et il en résulte que nous ne disposons pas d’autres concepts que ceux définis à titre de signification dans les mots. Autrement dit le concept s’identifie pratiquement avec la signification verbale, de sorte que la théorie linguistique de la signification verbale entraîne des conséquences qui vont au fond même de la théorie gnoséologique du concept. Car si la signification se déterminait simplement par la valeur linguistique, telle que l’entend l’auteur, il en résulterait que le concept lui--même, comme contenu de cette signification, n’aura d’autre définition que strictement négative. Et c’est justement ce qu’affirme Saussure: «Quand l’on dit que les valeurs correspondent à des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement différentiels, définis non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système. Leur plus exacte caractéristique est d’être ce que les autres ne sont pas» (p. 162). Le concept, présenté ainsi à la manière hégélienne comme pure forme de négation, n’a plus alors d’autre contenu de connaissance que la simple structure linguistique de son propre langage, de sorte que le savoir revient comme chez Hegel à un pur savoir de soi - avec cette différence cependant que la science spéculative hégélienne, en finissant par se reposer dans ce pur mouvement circulaire, gardait cependant dans l’intériorité du souvenir toute la richesse du contenu réel nié et supprimé - car cette négation elle--même s’est accomplie positivement dans «le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif» (PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT), tandis que la négation saussurienne, réduisant la signification du discours au simple rapport oppositif des mots entre eux, s’opère dans le vide complet de ces différenciations verbales, de manière qu’elle ne peut rien retenir du contenu réel des choses, qui pourtant était bien visé et exprimé en fait dans le mouvement des signes jaillissant de la vie sociale. Il est important de constater qu’au début de son ouvrage, au moment où il présentait les concepts fondamentaux de la linguistique avec la célèbre distinction entre la langue, le langage et la parole, l’auteur se faisait une idée toute différente de la valeur de ces concepts, tels qu’il les a définis pour sa propre science: «Il est à remarquer que nous avons défini des choses et non des mots; les distinctions établies n’ont donc rien à redouter de certains termes ambigus qui ne se recouvrent pas d’une langue à l’autre. Ainsi en allemand Sprache veut dire «langue» et «langage»; Rede correspond à peu près à «parole», mais y ajoute le sens spécial de «discours». En latin sermo signifie «langage» et «parole», tandis que lingua désigne la «langue», et ainsi de suite. Aucun mot ne correspond exactement à l’une des notions précisées plus haut; c’est pourquoi toute définition faite à propos d’un mot est vaine; c’est une mauvaise méthode que de partir des mots pour définir les choses» (p. 31).
Bien évidemment, en montrant que le langage de la science vise à définir à travers ses concepts non pas des mots mais bien les choses elles--mêmes, l’auteur montrait un solide bon sens scientifique inspiré de ce que Lénine appelait le «matérialisme spontané des savants». Or, il est clair que pour «définir les choses», il faut bien employer, en dernière analyse, les mots du langage ordinaire. Car s’il est vrai que les vocables définis, comme «langue», «langage»,
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