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Université Marc BLOCH UFR Arts – Département Musique Martine LUTRINGER -F -FLECHER
LE CONCEPT DE TOUCHER DANS LA PRATIQUE INSTRUMENTALE DU PIANO Étude réalisée à partir de cinq interviews de pianistes professionnels
Mémoire de maîtrise réalisé durant l’année universitaire 2001-2002 Sous la direction de Monsieur Jacques V IRET
Soutenu en Octobre 2002
Nous remercions Monsieur Jacques VIRET qui a bien voulu accepter de diriger ce travail et d’en superviser le bon déroulement. OUET, Amy LIN, Nous sommes très reconnaissante à Dany R OUET Dominique GERRER , Michel G AECHTER et Dominique MERLET (les cinq pianistes interviewés) d’avoir accepté de nous rencontrer. Leur intérêt pour le sujet nous a permis de récolter leurs témoignages instructifs et passionnants qui figurent en annexe.
Merci à Guy pour son appui efficace. Il nous a apporté l’encouragement et la stimulation nécessaire à la conduite de notre réflexion. Merci à Dominique G ERRER d’avoir accepté de faire parti de notre jury. Merci à Lydie et Patrick pour leur relecture. Martine LUTRINGER -F -FLECHER Octobre 2002
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SOMMAIRE
Avant-propos ______________________________________________________________________ 1 ________________________________________________________ INTRODUCTION ________________________________________________________
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I. LE PIANO : HISTOIRE ET FACTURE ____________________________________
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_______________________________________________ _______________________ 5 A. Rappel de l’historique du piano ________________________
B. Le mécanisme du piano
______________________________________________ ______________________ _______________________________ _______ 7
II. LE TOUCHER ET LA TECHNIQUE _____________________________________ A. La main et le toucher
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________________________________________________ ________________________ ______________________________ ______ 10
B. Origine et évolution de la technique du piano
__________________________________ 13 __________________________________ 1. Première période : naissance de la technique du piano ____________________________________ 13 2. Deuxième période : La technique expérimentale expérimentale ________________________________________ 15 3. Troisième période : théorisation théorisation de la technique et recherches pédagogiques. __________________ 17 4. La technique moderne _____________________________________________________________ 18 5. Les innovations dans la technique pianistique du XXe siècle ______________________________ 19
III. LE TOUCHER PIANISTIQUE DANS LA LITTÉRATURE MUSICALE ______ 21 A. De l’émergence du concept de toucher
________________________________________ ______________________ __________________ 22
_________________________ __ 22 B. Quelques témoignages pris dans la littérature technique. _______________________
1. L’enseignement de Franz L ISZT : le témoignage de Bertrand O TT ___________________________ 22 2. Pédagogies privilégiant le travail de l’oreille ___________________________________________ 24 a) Heinrich N EUHAUS _____________________________________________________________ 24 b) Walter G IESEKING ______________________________________________________________ 26 3. Pédagogies basées sur la singularité du pianiste _________________________________________ 27 a) Marguerite LONG ______________________________________________________________ 27 b) Alfred CORTOT ________________________________________________________________ 29 __________________________ __ 31 C. Quelques témoignages pris dans la littérature musicale ________________________
1. Le toucher au service de l’interprétation _______________________________________________ 31 2. Aspects de l’interprétation _________________________________________________________ 34
D. Quelques témoignages pris dans la critique musicale
____________________________ 38 ____________________________ • À propos de la Roque d’Antheron __________________________________________________ 38 • À propos de Dominique M ERLET ___________________________________________________ 39 • À propos de Alfred B RENDEL [Premier concerto de B RAHMS] ____________________________ 39
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IV. INTERVIEWS RÉALISÉES AUPRÈS DE PIANISTES PROFESSIONNELS __ 41 A. Le questionnaire
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B. Les réponses ______________________________________________________________ 44 1. Résumé des réponses à l’interview ___________________________________________________ 44 a) Emploi du concept de toucher _____________________________________________________ 44 b) Une représentation du toucher ____________________________________________________ 45 c) Le toucher et le corps ___________________________________________________________ 46 • Le regard et le toucher _________________________________________________________ 46 • Le toucher, le geste et la sensation tactile ___________________________________________ 47 d) Le toucher et l’ouïe _____________________________________________________________ 49 • Le rôle de l’ouïe dans la pratique du piano __________________________________________ 49 • Est-ce que le toucher peut s’entendre ? ____________________________________________ 50 e) Le toucher au-delà du geste technique ______________________________________________ 52 • Une qualité s’ajoute au savoir-faire technique _______________________________________ 52 • Une culture familiale du toucher _________________________________________________ 53 • Singularité du toucher pianistique et personnalité intime du pianiste _____________________ 54 f) Les références des enseignements reçus _____________________________________________ 55 2. Analyse des réponses _____________________________________________________________ 57 a) Une proposition de lecture _______________________________________________________ 57 b) Une proposition sémantique ? ____________________________________________________ 59
CONCLUSION _________________________________________________________
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BIBLIOGRAPHIE ______________________________________________________
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ANNEXES _____________________________________________________________
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1. Dany R OUET ______________________________________________________________ 69 2. Amy L IN
_________________________________________________________________ 74
3. Michel G AECHTER _________________________________________________________ 77 4. Dominique G ERRER ________________________________________________________ 83 5. Dominique M ERLET ________________________________________________________ 88
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Avant-propos L’idée de ce travail s’est affirmée au fil d’une pratique très régulière du piano et d’un intérêt pour l’instrument qui n’a jamais faibli. Un élément de la technique retenait particulièrement notre attention : le toucher. Cet intérêt prit encore une autre importance avec la pratique d’un deuxième instrument : le violoncelle, avec lequel nous découvrions un contact direct avec la corde et toutes les possibilités qui s’offrent à l’instrumentiste pour travailler, « façonner » sa propre sonorité, avec pour seul intermédiaire : l’archet dans la main droite. Le pianiste est séparé des cordes par une mécanique très complexe, faite de nombreuses pièces, et pour cette raison, le toucher a une dimension moins immédiate, moins évidente et plus énigmatique. La réalité physique du piano, avec un son dont la résonance diminue dès qu’il est joué, prend toute sa dimension dans une des particularités de la technique pianistique : le jeu legato. Comment lier deux sons avec cette donnée physique, sachant que lorsque le pianiste a appuyé sur la touche, il ne peut modifier aucun des paramètres du son ? Ce point technique semble fasciner les pianiste s dans leur quête d’une sonorité qui permettrait au piano de donner l’illusion de « chanter ». Nos lectures, sur le sujet du toucher pianistique confirmèrent cette interrogation. Les avis différaient suivant les écoles, les expériences, les personnalités. Certains témoignages proposaient des explications concrètes, autour de la technique, d’autres évoquaient des domaines plus subjectifs qui dépassaient le savoir-faire du pianiste. C’est cette diversité d’approches qui nous détermina à tenter de faire le point sur ce sujet. 1
INTRODUCTION Lorsque la musique instrumentale individualisa ses répertoires, la musique de clavier fut désignée par le terme de musique a toccare (à toucher) se distinguant ainsi du ré pertoire a sonare qui concernait les pièces à jouer sur d’autres instruments et plus particulièrement, les instruments à vent. Le toucher se définit par la manière dont les doigts d’un(e) pianiste vont abaisser les touches du clavier, provoquant la chute des marteaux sur les cordes du piano. De la précision de cette percussion dépend la qualité de la sonorité. Le pianiste détermine, au moyen de l’attaque des touches, toute une variété de sonorités. À partir de ces possibilités sonores, il pose ses choix en tenant compte de l’instrument sur lequel il joue et du style de l’œuvre qu’il interprète. Jouer d’un instrument de musique nécessite un long travail pour acquérir une technique instrumentale. Cet apprentissage se fait sur plusieurs niveaux : un travail sur les gestes pianistiques qui permet de constituer une technique pianistique ainsi qu’une formation musicale qui s’occupe de développer les qualités d’écoute du musicien. Une autre partie de la formation est consacrée à l’étude du répertoire de l’instrument, aussi bien dans sa connaissance à travers la pratique instrumentale que dans son aspect musicologique. Ces différentes connaissances permettent au musicien d’allier technique et culture musicale, qui sont les deux conditions nécessaires pour réaliser l’interprétation de toute œuvre musicale. Partant de l’histoire du piano, nous rappellerons, dans les grandes lignes, les principes de la mécanique du piano dans le but de mettre ultérieurement en relation cette mécanique avec le geste pianistique. Le toucher en tant que « sens » trouve sa place dans une pratique instrumentale. Nous établirons ce lien entre la main : organe sensoriel et la pratique instrumentale du piano. La technique pianistique ne peut être dissociée de son contexte musical et ce dernier est lui-même tributaire, jusqu’au milieu du XIXe siècle, de l’évolution de la facture instrumentale. Nous nous attacherons à dégager ces différents liens à travers les grandes lignes de l’évolution de la technique du piano.
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Des témoignages de pianistes pris dans la littérature permettront de constater que le toucher est un terme qui véhicule des opinions différentes selon les individus. Ces différences déterminent ce que l’on pourrait appeler une « déontologie du pianiste ». Pour schématiser, on pourrait rassembler en deux groupes ces approches : - Pour certains, le toucher est un des éléments d’une chaîne de gestes techniques. Appartenant à la pratique instrumentale, il est un élément concret, explicable et transmissi ble. La réalité acoustique du piano, nous le rappelons, repose sur une sorte de leurre pour ce qu’il en est de ses possibilités de legato. Cette contrainte guide la recherche et structure le travail du pianiste sur la sonorité. - Pour d’autres, aux propriétés précédentes qui ne sont pas écartées intellectuellement, s’ajoute une qualité singulière. Le piano, dans sa particularité d’instrument à percussion, n’est pas nié mais il semble que les pianistes de cette deuxième catégorie subliment les limites de l’instrument. Il en résulte une attitude qui conduit le pianiste à rechercher dans le toucher, une dimension qui déborde du cadre technique. Cette autre voie serait en quelque sorte le point de rencontre entre le pianiste technicien et sa spiritualité. Afin de mieux cerner ce concept, nous nous sommes adressés à cinq pianistes professionnels. A travers les témoignages de leur expérience, ils nous éclairent de leur avis, sur ce qu’il en est, pour eux, du toucher pianistique. Pour cela nous leur avons fourni un questionnaire qui propose différentes directions de réflexion. Il est composé de seize questions et son champ d’application va de la technique puis prend en compte, petit à petit, le pianiste en tant qu’individu. La question essentielle est de tenter de savoir si le toucher est un pur élément de la technique pouvant se définir et s’enseigner dans ses moindres détails ou s’il est le fait d’un savoir-faire technique extrêmement précis auquel s’ajoute un autre élément, personnel au pianiste et qui échappe à la technique. Partant de ces données, ce travail prendra appui sur les réponses à ce questionnaire. Des réponses obtenues nous espérons dégager les éléments qui permettront de faire avancer cette question.
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I. LE PIANO : HISTOIRE ET FACTURE
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A. Rappel de l’historique du piano
Au début du XVIIIe siècle, vers 1709, Bartolomeo CRISTOFORI , un facteur de clavecin qui était au service de Ferdinand de M ÉDICIS à Florence, inventa son gravicembalo col piano e forte (clavecin à clavier jouant piano et forte). Pourtant cet instrument qui portait le nom de clavecin s’en démarquait nettement puisque sa mécanique le classait dans la catégorie des instruments à cordes frappées. Malgré cette distinction, il ne prendra le nom de pianoforte qu’une vingtaine d’années plus tard. Ce premier piano était très proche du clavecin et pouvait même en rappeler la sonorité, sans en avoir la puissance. Du point de vue de la facture, Le gravicembalo col piano e forte s’inscrivait dans la lignée du clavicorde. Comme pour ce dernier, les cordes étaient frappées : par des marteaux pour le gravicembalo et par des tangentes (lames métalliques) pour le clavicorde. Cette percussion des cordes rendait possible la réalisation de nuances d’ordre dynamique grâce aux différentes possibilités d’attaque de la touche et au jeu des pédales. Toutefois la puissance de sonorité de l’instrument ne dépassait pas la nuance piano du clavecin. Cela ne découragea pas ses adeptes qui étaient séduits par la spécificité de sa sonorité. Il n’y eut pas un engouement immédiat pour ce nouvel instrument. On raconte que Jean-Sébastien B ACH eut l’occasion d’essayer le pianoforte pendant l’année 1736 à Dresde et que, dans un premier temps, il ne sembla en apprécier ni la sonorité, ni la mécanique. Mais son opinion évolua puisque peu de temps avant sa mort, il rendit hommage à l’instrument lors d’une visite au roi Frédéric II le G RAND, à la cour de Postdam en 1747. Le pianoforte mettra pratiquement cinquante ans à s’imposer. Il y a deux raisons à cette lente progression : - Il fallut beaucoup de temps aux facteurs pour faire du pianoforte un instrument harmonieux doté d’une puissance au moins égale à celle du clavecin. - Au fur et à mesure de ses transformations, le pianoforte devint plus convaincant, mais il faudra attendre la deuxième moitié du XVIIIe siècle pour que les compositeurs se déterminent en sa faveur . Après une période de transition pendant laquelle les œuvres furent écrites pour « clavecin ou piano », l’individualisation se précisa. Ce sont les indications liées à la dynamique qui permettent de situer la dissociation des répertoires du 5
clavecin et du piano. En effet, puisque le pianiste peut, par son toucher modifier le son dans son intensité, on peut remarquer que les variations de nuances, dans les œuvres écrites autour de l’année 1780 sont clairement indiquées. Viennent ensuite les indications de types d’attaque : tenuto, staccato, legato. Tout ce temps fut nécessaire aux facteurs pour régler les problèmes qui surgissaient au fur et à mesure des exigences des compositeurs. Ces difficultés se jouaient autour de deux problèmes antinomiques : - D’un côté le souhait, de la part des pianistes, d’obtenir une sonorité puissante. - D’un autre côté la nécessité d’une mécanique légère pour être en mesure de réaliser des subtilités dans le jeu pianistique. Pour développer la puissance de l’instrument, il fut nécessaire de renforcer les cordes. À la fin du XVIIIe siècle, Sébastien E RARD utilisait déjà les cordes triples. Cela eut pour conséquence d’augmenter la tension des cordes et nécessita le renforcement du cadre qui devait supporter davantage de tension. Mais dans le même temps, cela alourdit le système de frappe. D’autre part, puisqu’une des particularités du pianoforte consistait à pouvoir offrir au pianiste la possibilité de varier le dynamisme de son toucher à travers les jeux legato et staccato, la mécanique devait pouvoir répondre à ces effets. Il devenait alors nécessaire de résoudre certains problèmes afin de garder une mécanique nerveuse, légère et égale, pour répondre aux désirs des pianistes et des com positeurs. Les nombreuses recherches aboutirent à un grand nombre de découvertes, dont les brevets furent déposés tout au long de cette première moitié du XIXe siècle. Nous en résumons quelques uns : -En 1822 Sébastien E RARD inventa le double échappement , dont le principe fut ensuite perfectionné par Henri H ERTZ. Le double échappement fut essentiel pour le piano car il permit la répétition rapide des notes et apporta la souplesse et la légèreté de la mécanique que réclamaient les virtuoses de ce début de siècle. 1 - La puissance sonore s’élargit : le métal s’ajouta au cadre pour pouvoir soutenir la tension des cordes (brevet déposé par Alpheus B ABCOCK en 1825 pour un cadre en fonte). Ces dernières augmentent de diamètre, se firent obliques et croisées (1828 : invention d’Henri P APE ). L’utilisation de deux ou trois cordes par note permit d’homogénéiser la sonorité du piano dans toute l’étendue de sa tessiture. - Le feutre remplaça le cuir des marteaux en 1826. 1 Nous en expliquons le principe dans la partie suivante réservée au mécanisme du piano.
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Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, on ajouta au piano à queue une troisième pédale dite tonale. Celle-ci provoque le retrait des étouffoirs uniquement pour les notes jouées. On peut alors dire que les bases du piano moderne sont posées. Cette longue recherche a duré presque un siècle. De nombreux facteurs y ont participé. Ils sont parvenus à élaborer un instrument qui puisse d’une part, avoir de grand es possibilités de contraste dans les nuances et d’autre part, émettre des sons tenus mais aussi des sons courts. Mais le piano récompensa largement leurs efforts. Cet instrument, une fois parvenu à son perfectionnement, eut bien des retombées sur la vie musicale. Il exerça une sorte de fascination et conduisit les compositeurs à de grandes nouveautés sur le plan de l’écriture.
B. Le mécanisme du piano
Afin de mieux comprendre ce qui est en jeu dans le toucher d’un pianiste, parcourons, dans les grandes lignes, le trajet qui va de la touche abaissée par le doigt à la corde frappée par le marteau. Nous choisissons de n’évoquer que la mécanique, pour ne prendre, dans « l’anatomie » du piano que ce qui intervient dans le geste du toucher. Ce contexte passe sous silence tout ce qui, dans un piano, participe à son timbre, sa sonorité. Des pièces maîtresses, indispensables que nous n’omettons pas. Ce choix sélectif est la volonté de mettre en exergue le toucher et la mécanique. La mécanique moderne d’un piano à queue est, avec plus de 5 500 pièces (chiffre variable suivant les modèles) un assemblage très complexe. Les sons sur un piano sont provoqués par la percussion des marteaux au niveau des cordes et sont amplifiés par la table d’harmonie. Tous les sons pouvant être émis par un piano sont regroupés sur un clavier. À chaque note correspond une touche qui commande une mécanique comportant environ une soixantaine de pièces. La touche est une sorte de levier. Sur l’extrémité de la touche est fixé le pilote. Lorsque la touche est abaissée, son extrémité bascule et soulève le pilote qui transmet le 7
mouvement d’attaque et lance le marteau contre la corde. Simultanément, l’étouffoir se lève afin de laisser la corde vibrer librement. L’ échappement tire le marteau en arrière lorsque la touche est lâchée. Le deuxième échappement reprend le marteau, marquant comme un temps « d’hésitation » à redescendre, ce qui permet au premier échappement de se repositionner. La touche peut reprendre son action et relancer le marteau qui est resté au voisinage de la corde. Si la touche est relâchée, même partiellement, l’étouffoir retombe sur les cordes et interrompt le son de la note. Lorsque la touche est complètement relâchée, toutes les parties du mécanisme retrouvent leur position initiale. Ces quelques lignes donnent une idée des nombreux relais intervenant entre les différentes pièces de la mécanique. Et pourtant lorsque le pianiste est à son clavier, il ne pense pas à cette mécanique sophistiquée et son désir est de saisir le son d’une façon aussi immédiate qu’un violoniste qui est en contact direct avec la corde. Comme celui-ci, il espère véritablement « modeler » le son. C’est sûrement dans le travail du jeu legato que la mécanique du piano, dans sa complexité, est aux antipodes de l’immédiateté plus ou moins relative d’autres instruments. Lier deux sons au piano relève d’un défi. Comme nous l’avons dit précédemment, le son produit par la percussion du marteau sur la corde ne peut plus être transformé dès que l’attaque de la touche est réalisée. Le son diminue progressivement puis s’éteint. Nous pensons que cette réalité du piano nourrit la passion qu’ont souvent les pianistes vis-à-vis d’une recherche de sonorité. Car le principe du jeu legato est basé sur une illusion. Le pianiste ne peut, dans une réalité objective, lier un son à un autre comme le fait un chanteur ou un instrument à vent dans un seul souffle. Et pourtant le pianiste réussit parfaitement à faire oublier la percussion en enchaînant le deuxième son avant que le premier ne meure, sans que l’auditeur ne perçoive une rupture.
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II. LE TOUCHER ET LA TECHNIQUE
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A. La main et le toucher
Le toucher est un des cinq sens. Les mains sont les organes de préhension et du toucher. Dans la vie quotidienne, elles nous permettent de saisir des objets et de les identifier dans leur forme, leur aspect, leur texture et leur température. Les mains sont, dans bien des professions, de véritables outils de précision. C’est le cas dans les disciplines artistiques où elles exécutent des gestes très précis par le biais d’une technique. Cette définition peut être appliquée à bien des métiers, notamment aux artisans. S’il est une différence, elle n’est pas à chercher du côté de la qualité, de la beauté ou la technicité. Ce qui les distingue vraiment, c’est la finalité. Cette dernière met l’artisan du côté d’une production utile au quotidien de la vie, et l’artiste du côté d’une production destinée à manifester la spiritualité de l’individu. L’interprète, comme le peintre et le sculpteur, traduit sa pensée artistique au moyen de ses mains. Le toucher pratiqué par les pianistes fait référence à un ensemble de gestes techniques. Il évoque la pulpe du doigt, qui est la partie du corps en contact avec le clavier mais le dos, les épaules, les bras, les poignets, les mains, le bassin, les jambes et les pieds ont participé à ce geste. C’est la sensation de la pulpe du doigt qui permet au pianiste de prendre conscience de sa rencontre avec le clavier. Cette sensation physique est associée à une correspondance sonore. Le travail sur le toucher est toujours mené de front avec celui exercé sur l’oreille. Le toucher pourrait se définir par la correspondance établie entre une attitude physique et le son envisagé, mentalement, par le pianiste. D’un point de vue mécanique, nous l’avons vu, la qualité d’un son au piano, est déterminée par la vitesse d’attaque du marteau et par sa dynamique. Toute l’histoire de la technique, nous le verrons, cherche ces correspondances entre le physique et le mental qui permettront au pianiste d’acquérir une « palette sonore ». « Pris substantivement, le toucher désigne la manière de jouer d’un instrument à clavier, d’en frapper les touches. Si le jeu de l’orgue et du clavecin exige surtout une attaque nette et précise, le toucher est beaucoup plus subtil et diversifié dans le jeu du piano où il a un rôle prépondérant. C’est de sa qualité que dépendent la beauté du son et la variété de la palette sonore[…] c’est lui qui, avec le phrasé, confère sa valeur artistique à l’exécution. »2
2 Sciences de la musique (Technique, formes, instruments, dir. Marc HONEGGER), Paris, Bordas, 1976, Volume 2, p.1023.
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On retrouve d’ailleurs dans la définition du toucher, dans son sens général, les caractéristiques qui définissent le toucher pianistique dans cette citation. « Le Toucher : emploi substantivé du verbe toukier (1226) désigne le sens du tact, puis l‘action (vers 1150) et la manière de toucher (1636). » 3
En effet, on peut établir un parallèle entre le sens du tact de la définition et le fait tout simplement de toucher la touche du clavier. L’ action désigne l’attaque et la manière de toucher correspond à la qualité du toucher. La proposition de définition du toucher telle qu’elle figure dans le dictionnaire musical de Marc H ONEGGER pose clairement le toucher comme un élément important de la technique instrumentale et le situe en même temps, dans le registre de l’expressivité. En fait, il serait plus juste de le placer d’emblée au-delà de la technique, car « la manière d’en frapper les touches » ici ne désigne pas le geste nécessaire pour jouer de l’instrument, mais bien plus « la qualité » de ce geste, qui, comme le souligne l’énoncé, déterminera la beauté de la sonorité. En matière de sonorité, le cas du piano est un peu particulier. Par rapport à d’autres instruments, il a la particularité d’être éloigné, au sens géographique, des éléments qui produisent le son : les cordes. Les instruments à cordes ne sont pas dans cette situation puisqu’ils permettent un contact direct avec la corde et peuvent à tout moment du jeu intervenir sur la hauteur, l’intensité, la couleur. Les instruments à vent sont, eux aussi, au plus près de ce qui est à la source du son : la colonne d’air. Nous le rappelons, le piano est tributaire d’une mécanique intermédiaire : il y a une soixantaine de pièces qui interviennent entre une touche du clavier et le marteau qui frappe la corde du piano. D’autre part, le temps qui est imparti au pianiste pour donner à une sonorité sa dynamique et sa couleur est très court et son action définitive. Une fois le geste accompli, les propriétés physiques de l’instrument feront que le son mourra de lui-même, sans que l’on puisse le soutenir, le prolonger sans l’intervention de la pédale. La recherche d’une qualité de toucher, nous l’avons vu, met le pianiste dans l’obligation d’être très précis. À la base de cette précision, il y a la référence au toucher, pris en tant que sensation tactile. Les instrumentistes « touchent » leurs instruments, avec la conscience du matériau qui est sous leurs doigts et associent le toucher au plaisir sen3 Le Robert (dictionnaire historique de la langue française, dir. Alain R EY), Paris, Les Dictionnaires Robert, 1992, Tome 2, p. 2139.
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suel : le plaisir de manipuler une matière et/ou le plaisir de jouer d’un instrument de musique. Charles R OSEN le dit explicitement : « Jouer d’un instrument est un plaisir physique, musculaire. On ne devient pas pianiste à moins de ressentir un plaisir intense à mettre ses doigts en contact avec les touches… le fait d’imaginer les sonorités contribue au plaisir de jouer, mais le plaisir principal est celui du contact physique avec l’instrument. »4
Le piano et les instruments à clavier, sont encore dans une situation singulière. Tenir un violoncelle contre soi, entre ses bras, en sentir les vibrations, est une réalité qui place le violoncelliste incontestablement dans une relation de proximité avec son instrument. Il n’en va pas de même pour le piano. Ce grand instrument n’offre pas spontanément une image de convivialité. Au premier regard, il pourrait sembler qu’un pianiste est plutôt dans la situation de « dompter » son instrument. Mais cela ne contredit en rien les propos de Charles R OSEN. Personne ne contestera le plaisir « acrobatique » du jeu pianistique, et si le temps est compté, comme nous le disions précédemment, pour le pianiste dans la réalisation de ses effets sonores, c’est peut-être dans cette précarité que l’on peut com prendre que le toucher soit un plaisir de contact réel avec un instrument qui semble se dérober. Le mot toucher, pris au sens figuré, prend le sens d’émouvoir. Émouvoir, c’est provoquer une réaction en suscitant l’intérêt d’une personne. Par ses choix d’interprétation, le pianiste redonne vie à l’œuvre écrite d’un compositeur et ce sont les qualités de son toucher qui véhiculeront sa conception musicale et sauront ou non toucher son auditoire. Le domaine purement technique est dépassé. Nous sommes alors dans ce qu’il devient difficile de nommer. Le vocabulaire se fait poétique et le pianiste se fait artiste.
4 ROSEN Charles, Plaisir de jouer, plaisir de penser , Paris, Eshel, 1993, p. 57.
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B. Origine et évolution de la technique du piano 1. Première période : naissance de la technique du piano La technique et le piano partagent une histoire qui évolua parallèlement aux découvertes réalisées dans le domaine de la facture instrumentale du piano et des innovations en matière d’écriture musicale. Elle est le résultat d’une concertation entre les membres d’une triade efficace : le facteur de piano — le compositeur — le pianiste. Il semble qu’il y ait, au départ, peu de différence entre la technique du clavecin et celle des premiers pianos. Le répertoire était commun aux deux instruments, et les princi pes techniques restaient identiques à ceux du clavecin : légèreté, immobilité des bras, et souplesse. L’attaque se réalisait à partir de l’articulation du doigt et il était déconseillé d’employer le pouce sur les touches noires. Dans un chapitre précédent, nous avons vu que le pianoforte avait mis près d’un siècle pour s’imposer. C’est le temps qu’il lui fallut pour accéder à son individualité et conséquemment à la constitution d’un répertoire. Le pianoforte en s’émancipant de la dénomination collective d’instrument à clavier, créa la nécessité d’élaborer une technique qui lui soit spécifique. C’est en 1803 que Muzio C LEMENTI publie l’ Introduction à l’art de toucher le pianoforte. Il reprend dans son titre la formulation que François C OUPERIN avait choisi dans L’art de toucher le clavecin (1717). Avant d’évoquer le travail de Muzio C LEMENTI, revenons sur les conceptions du toucher à l’époque de François C OUPERIN. « Toucher le clavecin » est tout simplement le terme utilisé pour désigner le fait d’en jouer : « La modestie de quelques-uns des plus habiles Maîtres de Clavecin qui sans répugnance m’ont fait l’honneur à différentes fois de venir me consulter sur la manière, et le goust de toucher mes pieces me fait espérer que Paris, la Province, et les Etrangers, qui tous les ont reçues favorablement, me Sçauront gré de leur donner une méthode sure, pour les bien executer . « Il faut que la petite note perduë d’un port-de-voix, ou d’un coulé, frape avec l’harmonie : c’est à dire dans le tems qu’on devroit toucher la note de valeur qui la suit. »5
5 COUPERIN François , L art de toucher le clavecin , Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1933, pp.10 et 17. ʼ
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Le recueil traite des généralités sur l’étude du clavecin et quelques conseils sur la façon de se tenir au clavecin : « Il est mieux, et plus séant de ne point marquer la mesure de la Teste, du corps, n’y des pieds. Il faut avoir un air aisé à son clavecin : sans fixer trop la vue sur quelque objet, ny L’auoir trop vague : enfin regarder la compagnie, s’il s’en trouve, comme ay on n’étoit point occupé d’ailleurs. »6
Les conseils de François C OUPERIN s’inscrivent dans une pratique courante aux XVIIe et XVIIIe siècle. Celle-ci consistait à évoquer, par l’attitude du corps, une certaine aisance conforme aux règles de la bienséance. On préconisait également l’utilisation d’un miroir à poser sur le pupitre du clavecin pour corriger les éventuelles grimaces. La part la plus importante de l’ouvrage de François C OUPERIN est consacrée à l’exécution des différents ornements. Les remarques d’ordre technique ne sont pas nom breuses. La mécanique du clavecin étant légère, la recommandation principale est la sou plesse dans les différents gestes. Quelques conseils sont donnés aux hommes qui doivent veiller, s’ils veulent atteindre un niveau de perfectionnement au clavecin, d’interdire à leurs mains des travaux pénibles. Le toucher, en tant qu’expressivité du jeu n’est évoqué qu’une seule fois dans tout l’ouvrage et rapidement, en quelques lignes : « La Douceur du Toucher dépend encore de tenir ses doigts le plus près des touches qu’il est possible. Il est sensé de croire (L’expérience à part) qu’une main qui tombe de hault donne un coup plus sec, que sy elle touchoit de près ; et que la plume tire un son plus dur de la corde. »7
La publication de Muzio C LEMENTI est l’un des premiers ouvrages pédagogiques spécifique au piano et Muzio CLEMENTI est souvent considéré comme le « père » de la technique pianistique. Il demandait une parfaite égalité des cinq doigts, un poignet horizontal, une main immobile et une attaque des notes réalisée par des doigts courbés et levés très haut.8 À sa suite s’ouvre toute une période de réflexion et de recherches se regroupant autour de plusieurs points : - L’égalité et l’indépendance des doigts (c’est un point qui reste commun avec la technique du clavecin) ; - Les déplacements sur le clavier ; 6 COUPERIN François, L art de toucher le clavecin , Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1933, p.11. 7 Ibid., p 12. 8 site internet, Clementi , www.cs.bsu.edu. ʼ
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- Le passage du pouce dans les gammes et arpèges (le pouce était rarement utilisé dans la technique ancienne du clavecin) - Les extensions (les touches du pianoforte sont plus larges que celles du clavecin. La main du pianiste travaille, sous forme d’extensions, les intervalles à réaliser sur le clavier.) -
Le jeu des pédales.
2. Deuxième période : La technique expérimentale Pour les pianistes de cette deuxième génération, la technique occupe le premier rang. Cela va bouleverser leur statut. D’un côté ils perdront petit à petit cette fonction de « musicien à part entière » qui participait à l’écriture de la musique (puisqu’il leur revenait d’improviser leurs cadences dans le style de l’œuvre, sans indication du compositeur) pour gagner d’un autre côté la dénomination de spécialiste de la technique instrumentale. La technique instrumentale se travaille par le biais d’exercices, d’études et les pédagogues conseillent de vaincre les difficultés par la répétition. Cette période est représentée par Karl C ZERNY, Adolphe ADAM, Johan Nepomuk H UMMEL, Wilhelm K ALBRENNER principalement. Sa caractéristique est la fascination pour la virtuosité. Rappelons que cette dernière est désormais possible grâce à l’invention du double échappement qui permet la répétition rapide des notes et leur enchaînement. Cette phase de la recherche se poursuit jusque vers 1880. Elle préconise le travail de la technique en dehors de tout travail de répertoire. C’est aussi la période de tous les excès, où l’on inventa des machines pour acquérir une « bonne » main (le guide-main de Wilhelm K ALBRENNER 1831, le dactylion de Heinrich H ERTZ 1836). Les conseils donnés aux élèves étaient de travailler leur technique tout en lisant pour se distraire, séparant tout aspect musical de la technique. Les théoriciens modernes (après 1885) reprocheront aux pianistes de cette période leurs méthodes d’enseignement par répétition, sans réflexion et sans aucune explication au niveau des mouvements.
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Frédéric CHOPIN, compositeur, pianiste et pédagogue est à l’origine de cette nouvelle étape dans l’enseignement du piano . Il dénonce les erreurs de l’enseignement pour proposer une nouvelle orientation : « On a essayé beaucoup de pratiques inutiles et fastidieuses pour apprendre à jouer du piano, et qui n’ont rien de commun avec l’étude de cet instrument. Comme qui apprendrait par exemple à marcher sur la tête pour faire une promenade. De là vient que l’on ne sait plus marcher comme il faut sur les pieds, et pas trop bien non plus sur la tête. »9
Cette citation, extraite d’une esquisse de méthode de piano que Frédéric C HOPIN projetait d’écrire, émet un avis critique sur les pratiques d’enseignement antérieures. Il optait pour une technique respectant la morphologie de la main et intégrant les mouvements de la main, du poignet, du bras au service d’une sonorité plus riche. Il réservait une grande place à la musicalité et préconisait de toujours mettre en relation l’étude de la technique avec l’étude des grandes œuvres. Dans un excellent ouvrage sur les techniques pianistiques, qui est en fait le texte de sa thèse de Doctorat présentée en 1965, Gerd K AEMPER évoque l’enseignement de Franz LISZT. Il voit en lui deux personnages : l’un professeur, l’autre pianiste d’instinct génial, avançant l’idée « qu’en tant que génie d’instinct, Franz L ISZT ou bien écartait tout le problème de la technique, ou bien recommandait de bonne foi à ses élèves ce qu’il avait appris dans sa jeunesse, sans se rendre compte qu’il faisait exactement le contraire ». 10 En tant qu’enseignant, il ne donnait pas de réponse aux mystères de la technique pianistique : « Certes, le maître de Weimar avait tout expliqué sur la technique transcendante : tout, sauf ce point inconnu où l’élan vertigineux de ses mouvements prenait appui, où ses doigts captaient cette inégalable sonorité. Si l’on parvenait à imiter ce jeu, on ne l’atteignait jamais dans son essence : les élèves se résignaient devant l’énigme. »11
Son jeu était extraordinairement varié et ses apparitions sur scène déchaînaient les passions. Outre le charisme évident de Franz L ISZT, il semblerait qu’il n’y ait pas eu de la part de Franz L ISZT de prise de conscience de l’évolution de son jeu pendant sa carrière. Il jouait en quelque sorte de façon instinctive et ne savait pas le transmettre.
9 CHOPIN Frédéric, Esquisse pour une méthode de piano , textes réunis par Jean-Jacques EIGELDENGER, Paris, Flammarion, 1993, p.40. 10 KAEMPER Gerd, Techniques pianistiques. L évolution de la Technologie Pianistique, Paris, Alphonse Leduc, 1968, p.27. 11 JAËLL Marie, Le mécanisme du toucher. L étude du piano par l analyse expérimentale de la sensibilité tactile, Paris, Copyrama, 2/1998, Préface. ʼ
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3. Troisième période : théorisation de la technique et recherches pédagogiques. C’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle que sera élaborée, pour la première fois, une théorie sur la technique du piano. Elle s’intéressera aux mouvements, non seulement des doigts, du bras, du dos mais aussi des articulations (poignet, épaule). Ce qui est visé, c’est la prise de conscience de tous les mouvements intervenant dans le jeu du piano et leur explication. Ludwig D EPPE (1828-1890) est le chef de file de cette école. Ce chef d’orchestre à Berlin introduit également dans la technique pianistique l’utilisation du poids du bras. En Angleterre avec Tobias M ATTHAY, Professeur à la Royal Academy et en France avec Marie J AËLL, on retrouve ce même courant. Il est nécessaire de souligner que la nouveauté n’est pas dans la manière de jouer du piano : Frédéric C HOPIN et Franz LISZT utilisaient aussi le poids du bras. C’est la constitution d’une méthode élaborée à partir de l’expérience du jeu pianistique qui représente la nouveauté en matière de pédagogie. Marie JAËLL (1846-1925) fut la secrétaire de Franz L ISZT et grande admiratrice de son jeu. Pianiste elle-même et mariée à un célèbre pianiste, Alfred J AËLL, elle publia en 1893 son premier ouvrage qu’elle intitula Le toucher, nouveaux principes pour l’enseignement du piano. Ses travaux sont le fruit d’une recherche sur le toucher à travers des expériences nombreuses. Marie J AËLL analyse toutes les possibilités de contact des doigts sur les touches par un système d’empreintes et élabore une méthode du toucher. Celle-ci a pour objectif d’expliquer toute la gestuelle du pianiste avec une prise de conscience de ses mouvements. Elle pense qu’il est alors possible de réaliser un travail sur le geste qui est mis en relation avec la sonorité et l’expression du texte musical. Sa conviction est qu’en corrigeant un geste, on peut obtenir une bonne sonorité, même si l’oreille n’est pas suffisamment développée. Sa méthode permettrait de palier à cette insuffisance. Elle attribuait en outre au « bon geste », la vertu de rendre plus claire la pensée musicale. Marie JAËLL, au fur et à mesure de ses publications avance toujours plus loin dans ses conclusions sur les sensations tactiles et il nous semble que ses sens, exacerbés par une quête obstinée, l’éloignent d’une certaine objectivité : « Quels progrès prodigieux se sont produits depuis mon travail de vendredi[…] on aurait vraiment dit que mes mains n’ont pas encore vécu la musique jusqu’au moment où cette harmonisation vraie, cette musique faite chair ou cette chair faite musique a été acquise. Il me semble qu’on peut aller loin dans cette voie et je suis effarée à l’idée de toucher des réson ances qu’on pourrait sentir entre les doigts. » 12 12 KIENER Hélène, Marie J AËLL, problèmes d esthétique et de pédagogie musicales, Nantes, Editions de l Arche, 1989, p.153. ʼ
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Quelques années après ces publications, une autre génération de pianistes (Blanche SELVA, Émile BOSQUET, TOWNSEND…) prend appui sur ces recherches et continue la réflexion. Celle-ci se fait par le biais de révisions et d’amplification des idées précédentes mais aussi de divergences qui permettent de resituer les propos sur la technique dans un contexte plus rigoureux, celui qui est défini par la réalité physique du piano : seule la vitesse d’enfoncement de la touche permet de varier les effets d’un toucher. Ainsi se fait l’avancée de la « technologie » 13 et la génération suivante, familiarisée avec les principes modernes et pratiquant régulièrement ce qui était révolutionnaire il y a vingt ans, en rectifie les exagérations.
4. La technique moderne Après cette période centrée sur l’expérimentation autour du geste pianistique, il y eut un retour à un conseil que donnait déjà Franz L ISZT : « Écoutez-vous ! » Ce fut pour Karl LEIMER , Walter GIESEKING et Heinrich NEUHAUS que nous évoquerons plus longuement au chapitre suivant, l’occasion de publier des écrits proposant des méthodes basées sur l’entraînement de l’oreille. Pour eux, l’ouïe est indispensable pour réaliser le lien entre la conception de l’idée musicale, telle qu’elle est imaginée par le pianiste et la sonorité telle qu’il la réalise à travers la sensation du geste pianistique. Le pianiste doit mettre en relation une inflexion musicale choisie et un geste confortable, aisé. Pour réussir cette adéquation, le pianiste doit réfléchir au moyen de trouver le geste, le mouvement, le doigté qui lui permettra de jouer le passage qui lui pose problème. C’est la technique, telle qu’elle reste enseignée aujourd’hui. Elle ne perd jamais le contact avec la littérature pianistique et la qualité d’écoute du pianiste est un des points le plus important dans le travail de la technique. Citons encore deux ouvrages pédagogiques : l’un d’Alfred C ORTOT et l’autre de Marguerite LONG, publiés dans la première moitié du XXe siècle. Ils offrent une nouvelle dimension à l’enseignement en prenant en compte la personnalité de leurs élèves. Même si cela était présent déjà à l’esprit de certains pédagogues, cela n’était pas intégré ni formulé dans les méthodes publiées jusqu’alors. Sans aucune innovation sur le plan du travail technique, ces deux pédagogues s’interrogent sur le rôle déterminant de la personnalité dans le jeu pianistique.
13 Gerd KAEMPER définiti la technologie comme la théorie de la technique.
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Aujourd’hui, toutes les considérations sur la technique s’appuient sur l’idée que les gestes pianistiques s’apprennent et doivent être en accord avec les expériences de nos gestes quotidiens (c’est la visée du geste naturel). Un geste appris et assimilé, s’adapte à l’individu qui le fait sien en fonction de sa morphologie et de son tempérament. Au-delà de la méthode, il y a, dans l’enseignement actuel de la technique, une tolérance et un espace de liberté qui s’efforce de respecter la singularité de chaque pianiste. En résumé : la technique pianistique vit le jour lorsque l’instrument acquit ses lettres de noblesse. Dans un premier temps, le travail de la technique concerna uniquement la main et les doigts, même si, sans en avoir conscience, les pianistes utilisaient déjà le poids de leur corps lorsqu’ils jouaient. Ce fut précisément ce qui intéressa les pianistes de la période suivante : prendre conscience des différents gestes sollicités dans le jeu du piano. Après des tentatives parfois extrêmes, le jeu des pianistes put faire le tri dans ces différentes recherches et retrouva le naturel qu’il avait perdu mais enrichi de l’expérience de leurs prédécesseurs. Dégagé du geste, l’enseignement se trouva disponible pour mettre en place des méthodes destinées à rendre performantes les qualités auditives, musicales et personnelles du pianiste.
5. Les innovations dans la technique pianistique du XXe siècle La technique actuelle du piano n’est pas universelle et elle a encore ses écoles. Les innovations dans le jeu pianistique tout au long du XXe siècle sont liées aux avancées de l’écriture et à la recherche de nouvelles sonorités. Elles se focalisent sur une nouvelle manière d’aborder le clavier. Sur le plan du toucher, citons pour exemple les clusters exécutés avec la main plaquée sur le clavier ou l’avant bras (Karlheinz STOCKHAUSEN, Maurice OHANA). Par ailleurs, une recherche est réalisée dans l’utilisation des harmoniques. Pour la réaliser, la technique utilisée est soit le placement du doigt en contact direct sur la corde, soit à partir du clavier avec l’enfoncement des touches à la muette (sans percussion du marteau donc sans son).
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Lors du Festival annuel de Musica en septembre 2001, le public strasbourgeois eut l’occasion d’entendre une pièce pour piano de Gérard P ESSON, écrite en 1994 et portant comme titre La lumière n’a pas de bras pour nous porter . Cette œuvre, pour piano amplifié, donne un autre exemple des innovations en matière de toucher. Le compositeur évoque en ces termes, un passage très représentatif : « Seules les touches blanches du piano sont sollicitées. Une harmonie d’ut flotte, accrochée parfois par le refrain dansé pris dans un prestissimo implacable. Le rythme obsessif est produit par le bruit des ongles ou des doigts en glissando sur le clavier sans que, le plus souvent, les marteaux soient activés. » L’exploitation de la sonorité produite par l’emploi des pédales est considérable. Elles sont notées dans les partitions avec une grande précision. Les compositeurs visent des objectifs sonores, exploitant la résonance des notes jouées mais aussi celles qui ont une relation harmonique avec elles. Le jeu des pédales est extrêmement complexe et constitue l’élément technique innovateur du XXe siècle. D’une façon générale, il est évident que la musique contemporaine, très élaborée sur le plan rythmique, a ouvert de nouvelles perspectives. Jouer une partition de Yannis XENAKIS exige un apprentissage qui est réalisé dans les conservatoires d’aujourd’hui. L’innovation serait davantage du côté de l’écriture que de la technique du toucher, car cette dernière s’inscrit dans la logique de la technique de la période précédente même si elle s’est complexifiée sur le plan moteur. En conclusion nous dirons que la technique d’aujourd’hui propose aux pianistes de nombreuses possibilités nourries de toutes les recherches antérieures. Le travail technique d’un pianiste consiste à trouver le ou les gestes qui permettent de jouer un passage le plus fidèlement possible à la représentation intérieure qu’il en a. Pour cela il lui faut chercher, écouter, comparer et exercer son sens critique.
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III. LE TOUCHER PIANISTIQUE DANS LA LITTÉRATURE MUSICALE
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A. De l’émergence du concept de toucher Incontestablement, le terme de toucher, tel que l’employait Muzio C LEMENTI, était au plus près du sens premier de toucher le clavier. La grande période de la recherche sur le toucher a pour but de l’expliquer. Elle est le fait de pianistes du XIXe siècle. C’est précisément à ce moment-là que s’opère un glissement sur le sens du terme de toucher. Nous l’avons vu précédemment, la technique, telle que nous la pratiquons aujourd’hui est le résultat de près de 150 années de recherche. C’est à partir du XIXe siècle que les facteurs de piano ont cherché à doter l’instrument de possibilités sonores sur la demande des artistes de cette époque. L’artiste romantique aspirait à davantage d’expressivité. Le pianiste romantique, grâce à son savoir-faire technique cherche à transmettre des émotions et le toucher devient alors le terme désigné pour signifier cette fonction transcendantale de la musique dans le jeu pianistique. Pour préciser ce nouvel aspect du toucher, nous avons consulté quelques ouvrages de technique. Notre choix s’est limité à des écrits de pianistes témoignant de leur expérience d’interprète et d’enseignant. Le toucher y est envisagé dans un sens plus large : au geste technique s’ajoute tout élément susceptible d’en expliquer la spécificité. L’objectif de ce chapitre est d’étudier ce qui fait lien entre le toucher en tant que geste technique et la couleur singulière d’un toucher.
B. Quelques témoignages pris dans la littérature technique. 1. L’enseignement de Franz L ISZT : le témoignage de Bertrand O TT Bertrand OTT est l’auteur d’un livre de référence sur Franz L ISZT et la pédagogie du piano. Dans cet ouvrage, il tente d’appréhender la technique de jeu de Franz L ISZT au moyen d’une recherche effectuée sur la base de multiples témoignages d’élèves et de disciples de ce dernier. Il consacre un court chapitre au toucher. L’auteur précise que Franz LISZT, lorsqu’il parle de toucher, englobe dans ce terme tous les éléments qui participent à la sonorité : le toucher digital bien sûr mais aussi l’aisance musculaire et la souplesse de la
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gestuelle. « Il [Franz L ISZT] révélait une présence géniale. Le toucher dans l’acception de LISZT ne serait-il pas la présence du jeu ? » 14 La présence du jeu dont parle l’auteur est l’interprétation par Franz L ISZT d’œuvres dont il révélait le contenu grâce à une intuition musicale « géniale ». Bertrand OTT part de cette question pour élaborer sa réflexion sur « le toucher selon LISZT ». Il signale à l’époque de la publication (1987), une tendance de la société musicale à se préoccuper du « beau son » et à installer la sonorité du côté d’une esthétique, en tant que telle, détachée de son contexte musical. En dénonçant cette inclination de l’époque, l’auteur dit sa conviction qu’une sonorité trouve sa beauté dans la dynamique musicale. Pour lui, l’écoute exercée par le pianiste doit être dans l’anticipation du texte musical car c’est dans l’interprétation sensible du texte que le pianiste, « intuitivement » trouve la bonne sonorité. Le beau son isolé n’a pas de sens car il est dépourvu de la « présence musicale » contenue dans l’enchaînement du discours musical. Le pianiste détermine les différentes sortes de touchers en fonction du style de l’œuvre à interpréter et de la spécificité du piano sur lequel il joue. Il est alors impératif pour Bertrand O TT de revenir aux caractéristiques de la facture instrumentale du piano. « Qu’on parle de toucher lumineux, rond, sec ou brillant, c’est que ces touchers adaptent de manière plus ou moins harmonieuse la vitesse d’enfoncement des touches aux contours musicaux des partitions. Qu’une main soit grasse ou anguleuse ne change pas grand-chose : seule la rapidité avec laquelle une touche est « prise » pour être abaissée importe, à condition que cette rapidité corresponde à la nuance exigée et qu’elle ne rompe pas la continuité dynamique de tel ou tel passage. » 15
Bertrand OTT évoque les recherches de Marie J AËLL qui pensera, plus tard, découvrir la couleur du toucher par l’analyse des attaques musculaires et des empreintes digitales. Rappelons que pour Marie J AËLL, il y a corrélation entre la partie du doigt qui est en contact avec la touche et la couleur du son obtenu en bout de chaîne, lorsque le marteau frappe la corde. Ses recherches avaient été motivées par l’observation du jeu de Franz LISZT. Bertrand OTT souligne qu’en cherchant à pénétrer le secret de la sonorité de Franz LISZT, elle s’éloigne considérablement des conceptions de Franz LISZT sans apporter d’arguments synthétiques.
14 OTT Bertrand , Liszt et la pédagogie du piano, Essai sur l art du clavier selon L ISZT, ISSY-les-Moulineaux, EAP, 1987, p.193. 15 Ibid., p.195. ʼ
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Citant Émile B OSQUET16, l’auteur redéfinit les caractéristiques de la technique du toucher par une citation d’une grande clarté : « La seule variable dont l’exécutant dispose est la vitesse du marteau. La variété prodigieuse des effets qu’un virtuose obtient à son piano est due à la gamme de vitesses différentes qu’il est capable d’imprimer aux marteaux, tout le reste est littérature. » 17
Il ne s’agit plus de savoir si une touche doit être prise avec le côté du doigt, ou la pulpe. Les moyens proposés ne se fixent pas sur les données physiologiques de la main puisque seule l’attaque des touches dans sa vitesse et sa dynamique permet au pianiste de réaliser les différentes expressions sonores. La proposition d’Émile B OSQUET replace le piano dans sa réalité d’instrument à percussion. Cet élan qui provoque la vitesse et la dynamique avec lesquelles le marteau va heurter la corde, est décidé et réalisé en fonction d’une sonorité choisie. Ce choix découle du contexte de la partition. Tout l’art du toucher consiste à réaliser sur le clavier les correspondances établies par le pianiste, entre l’ensemble des gestes techniques, qui produit le son et les intentions d’interprétation, qui en déterminent la couleur et assurent la cohérence du discours musical.
2. Pédagogies privilégiant le travail de l’oreille Deux pianistes de la même génération : Heinrich N EUHAUS et Walter G IESEKING s’inscrivent dans une nouvelle tendance de la pédagogie. Après une période de recherche concentrée sur le geste pianistique qui avait commencé à s’élaborer à l’époque de Franz LISZT, l’enseignement axe son discours sur la place et l’importance du travail de l’oreille.
a) Heinrich NEUHAUS Heinrich NEUHAUS (1888-1964) est né dans le sud de la Russie. Il était issu d’une famille de musiciens. Il fut un grand concertiste et un illustre pédagogue. Il compta parmi ses élèves Emil G UILELS et Sviatoslav R ICHTER . Son livre : L’Art du piano témoigne de
16 Émile BOSQUET fut l élève de Ferruccio BUSONI et l auteur de Nouvelles méthodes de techniques du piano parue en 1939. 17 OTT Bertrand , LISZT et la pédagogie du piano, Essai sur l art du clavier selon L ISZT, Issy-les-Moulineaux, EAP, 1987, p.195. ʼ
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son expérience professionnelle. Sa réflexion se développe sur deux constatations : un interprète doit avoir « du caractère » et une excellente oreille. Il évoque d’emblée, dans son introduction la nécessité, pour l’instrumentiste d’anticiper la musique qu’il va interpréter et d’en avoir une représentation mentale extrêmement précise. Ce modèle musical est en quelque sorte la charpente de son interprétation. Les autres qualités auditives sont chargées de vérifier et d’ajuster la sonorité en fonction de cette « image » qui vit déjà musicalement en l’artiste. « Tout le secret du talent consiste à faire vivre pleinement la musique dans le cerveau avant que le doigt ne se pose sur la touche ou que l’archet n’effleure la corde. » 18
Heinrich NEUHAUS répartit sa pédagogie autour de deux axes : 1. La technique dont il dit que « plus le but apparaît clairement (contenu, musique, perfection de l’exécution), plus le moyen de l’atteindre s’impose de lui-même, » confirmant ce qui se disait auparavant : toute technique en dehors d’un contexte musical n’atteint pas son but. 2. L’éducation musicale de l’élève à partir du répertoire pour lui donner les « outils » qui lui permettront d’en dégager une image esthétique par l’analyse ; Il évoque très brièvement la notion de talent : « Quelles sont donc les qualités d’un pianiste qui enflamment les cœurs ou plus modestement, les réchauffent, les émeuvent ? Certains disent la patience et le travail, d’autres la souffrance et les privations, et les troisièmes l’abnégation[…] Toutes ces considérations parfaitement valables entrent dans la biographie d’un homme qui a quelque chose à dire aux autres, mais elles font partie du domaine psychologique que je ne veux pas aborder en ce moment. » 19
Pour Heinrich NEUHAUS l’impact d’une interprétation est le fait du désir d’un pianiste à communiquer à d’autres son discours musical. L’auteur emploie le terme de psychologie pour désigner la qualité qui est à la source de ce désir de communication. Son livre est extrêmement précis pour tout ce qui concerne la technique et la culture musicale. Il témoigne également de son rapport avec ses élèves et dit sa conviction qu’un bon enseignement repose sur une connaissance qui mène à l’action. L’Art du piano est traversé par la nécessité, pour l’auteur de faire du métier de pianiste, une profession dont l’action est noble et responsable.
18 NEUHAUS Heinrich, L art du piano, Luynes, Van de Velde, 1971, p.11. 19 Ibid., p.31. ʼ
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b) Walter GIESEKING Walter GIESEKING (1895-1956) est un pianiste allemand qui connut la célébrité après la première guerre mondiale. Il laissa quelques écrits qui témoignent de sa carrière et de sa réflexion sur son travail de pianiste. Son livre Comment je suis devenu pianiste est un essai sur certains aspects de la technique du piano en relation avec le répertoire et une réflexion sur l’interprétation. Dans son chapitre intitulé Les problèmes modernes du toucher , il désigne par toucher, l’ensemble des mouvements qui permettent de réaliser la production des sons au piano. Très vite dans son témoignage, il dit sa conviction de la nécessité d’un travail exigeant de l’oreille qu’il considère comme l’élément premier d’une belle sonorité. « L’oreille est l’organe le plus important lorsqu’on fait de la musique et c’est dans la tête et non dans les doigts que s’élabore le savoir technique[…] En conséquence, la science du toucher, à laquelle le pianiste moderne ne peut se dérober, doit être acquise par le travail de l’esprit, par la concentration, et non par des heures d’exercices mécaniques et absurdes. » 20
La qualité d’un toucher s’acquiert par un travail solide des perceptions auditives dans un esprit concentré. Et tous les gestes qui permettent la réalisation de cette sonorité se font en associant la sensation kinesthésique d’un mouvement à son effet sonore 21. Une difficulté technique se résout par un travail de réflexion qui mène à la connaissance et la compréhension d’un texte et non par la répétition mécanique. Pour illustrer son propos, Walter GIESEKING évoque la manière dont il travaille. Il affirme qu’après avoir terminé son cursus au Conservatoire, il n’a plus jamais fait de travail de technique pure et dit sa conviction qu’une fois la technique acquise « l’oreille entraînée, contrôle avec justesse et donne presque automatiquement aux nerfs et aux muscles, les impulsions qui impriment aux doigts un jeu juste. » 9 « Tout aussi remarquable est le fait que des pianistes techniquement peu avancés produisent un son réellement beau, tandis que maints virtuoses possédant une technique éblouissante, ont un jeu dur et vilain. Je considère donc comme inutile de rechercher les origines d’une belle sonorité dans quelques particularités de la position des doigts ou de la main. J’ai la conviction que le seul moyen d’apprendre à jouer avec une belle sonorité est l’entraînement systématique de l’ouïe. » 22
Si nous suivons la logique avancée par l’auteur, le pianiste « techniquement peu avancé » peut produire une belle sonorité parce qu’il possède éventuellement une qualité d’écoute supérieure à celle du virtuose de la citation. La qualité d’écoute dont parle 20 GIESEKING Walter, Comment je suis devenu pianiste, Paris, Fayard/Van de Velde, 1991, pp.74-75. 21 Dictionnaire Robert: kinesthésie: sensation interne du mouvement des parties du corps assurée par le sens musculaire (sensibilité profonde des muscles) et les excitations de l oreille interne. 22 GIESEKING Walter, op.cit., p. 73. ʼ
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Walter GIESEKING est liée à une capacité d’entendre, objectivement, sa propre production. Elle est la condition sine qua non qui permet au pianiste de travailler la sonorité et d’acquérir une palette sonore variée. Tous les apprentis pianistes ne sont pas à égalité dans leurs débuts. Certains élèves présentent une disponibilité naturelle et spontanée par rapport au monde sonore et réussissent très rapidement à obtenir une belle sonorité. C’est la conviction de Walter G IESEKING et elle se résume en peu de mots : l’acquisition d’une bonne technique s’appuie sur la concentration dans le geste et dans l’écoute. À le lire, nous avons souvent pensé qu’il n’avait peut-être pas conscience de ses facultés qui semblaient exceptionnelles et qu’incontestablement il appartenait à cette catégorie d’humains qui sont à l’aise, très rapidement, avec les éléments de la musique. La méthode de travail de Walter G IESEKING et ses convictions s’inspirent directement de l’enseignement qu’il a reçu de Karl L EIMER qui fut son professeur de 1912 à 1917. Ce dernier, Directeur du Conservatoire de Hanovre rédigea une méthode qui fut traduite en français. Dans son premier chapitre Karl L EIMER confirme cette impression : « Certes, il ne sera donné qu’aux élèves intelligents et doués de faire valoir et de réaliser le plein développement des facultés pianistiques que présente ma méthode, aussi bien pour la technique que pour l’interprétation. Cependant cette méthode peut être généralement appliquée à tous les élèves avec de légères modifications individuelles. » 23
3. Pédagogies basées sur la singularité du pianiste La recherche sur les témoignages récoltés dans les recueils de technique s’est poursuivie par la lecture des écrits, sur ce sujet, de Marguerite L ONG (1874-1966) et d’Alfred CORTOT (1877-1962). Nous avons choisi de les traiter ensemble car ils insistent, dans leur pédagogie, sur la notion de l’individualité du pianiste. a) Marguerite LONG Le piano de Marguerite LONG est un ouvrage de technique dans lequel figure un grand nombre d’exercices techniques regroupés en plusieurs chapitres. Publié en 1963, soit trois années avant le décès de l’auteur, on y trouve, en préface, un long texte qui est une sorte de testament pédagogique.
23 LEIMER Karl, Le jeu moderne du piano, Paris, Max Eschig, 1932, p.13.
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D’emblée, Marguerite L ONG donne le ton de son ouvrage en énonçant qu’il ne peut y avoir de vérité théorique en matière de technique pianistique, ce qui représente une sorte de mise en garde pour les exercices proposés ensuite et lui permet de dire sa conviction pour une « pédagogie différenciée » : « Dans le domaine de la technique, il n’y a que des cas d’espèce. Il faut tenir compte de l’individualité psychologique et physiologique du pianiste, à sa conformation anatomique, à sa structure, à sa taille, à sa force, à ses écarts naturels. » 24
Son discours introductif contraste avec le côté rigoureux de son ouvrage technique. Elle exprime, avec enthousiasme, son idéal et ses « croyances » en musique. Proche des convictions de Marie J AËLL pour ce qu’il en est des sensations tactiles, elle attribue aux mains du pianiste le rôle de médiateur de leur spiritualité : « Le perfectionnement suprême de la main ne sera obtenu que, lorsque quittant le pur mécanisme, elle abordera le stade sensible de sa mission[…] La technique, c’est le toucher, c’est la possession d’une vaste palette expressive dont le pianiste peut disposer à son gré, selon le style des œuvres qu’il a à interpréter et selon son inspiration. » Puis transposant un propos du peintre Dolent elle dit : « le pianiste doit avoir la main de son cœur. » 25
Qu’est-ce : « avoir la main de son cœur » ? D’un point de vue métaphorique, le cœur est le siège des émotions, des sentiments. Il ne s’agit pas d’une exhortation au sentimentalisme, ni une invitation au plaisir narcissique car Marguerite L ONG insiste, tout au long de sa méthode, sur le respect du texte. Elle choisit le mot inspiration pour expliquer qu’au-delà du contexte technique, le pianiste interprète, à travers les qualités de son toucher, un texte musical revisité par sa sensibilité. En technicien qu’il est, le pianiste a, dans son travail, pensé et choisi chaque inflexion de la phrase musicale. Au moment du concert, libre et confiant par tout ce travail, il pose ses mains sur le clavier, et sa musique surgit. « L’interprétation n’est pas le résultat d’un montage supérieurement combiné, elle est, en définitive, l’acte d’un artiste vivant, spontané, inspiré. Le style du pianiste, s’il en a, c’est son goût, son âme ; c’est sa nature même, d’autant mieux libérée, d’autant plus éloquente, qu’il sert plus scrupuleusement le texte des maîtres. » 26
Marguerite LONG, tout comme Heinrich N EUHAUS pense que l’interprétation est l’acte responsable d’un artiste et elle insiste sur l’aspect moral de la profession d’interprète, d’artiste.
24 LONG Marguerite, Le piano de Marguerite Long , Paris, Salabert, 1963. 25 Ibid., Chapitre IX. 26 Ibid., Chapitre XVIII.
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Son texte développe tout au long de sa préface deux aspects : - Le premier est fait de l’exigence et la rigueur qui est propre à tout l’aspect technique de la pratique instrumentale et à l’éthique du musicien ; - Le deuxième insiste sur la place de l’interprète en tant qu’être vivant, « spontané et inspiré » et sur la place qui est faite à son style. Et c’est dans cette logique qu’elle conclut sa longue préface : « Votre éducation technique sera vaine et stérile si elle n’est pas transfigurée par un idéal. »
b) Alfred CORTOT Alfred CORTOT est l’auteur d’un ouvrage sur la technique du piano qu’il a intitulé : Les Principes rationnels de la technique pianistique . Il fonda en 1919 sa propre école dont les objectifs s’alignent, encore aujourd’hui, sur ceux du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris : former des professionnels de la musique. Pablo C ASALS, Jacques THIBAUD, Nadia BOULANGER , Paul DUKAS, Wanda LANDOWSKA, Georges E NESCO entre autres y ont assuré un enseignement et quelques célèbres élèves tels que Elliott C ARTER , Joaquim R ODRIGO, Igor MARKEWITCH, Dinu LIPATTI, Samson FRANÇOIS y ont été formés. Un texte court est mis en exergue et précède une série d’exercices techniques. « Deux facteurs sont à la base de toute étude instrumentale : - Un facteur psychique, duquel relèvent goût, imagination, raisonnement, sentiment de la nuance et de la sonorité ; en un mot, le style. - Un facteur physiologique, c’est-à-dire habilité manuelle et digitale, soumission absolue des muscles et des nerfs aux exigences matérielles de l’exécution. » 27
Les Principes rationnels de la technique pianistique d’Alfred CORTOT présente la particularité d’élargir l’enseignement technique à la culture générale. « Pour développer les qualités psychiques, qui sont avant tout fonction de la personnalité et du goût, la pédagogie ne trouve guère de point d’appui que dans l’enrichissement de la culture générale, dans le développement des facultés imaginatives et analytiques, qui permettent la traduction des émotions ou des sensations évoquées par la musique. Il n’existe pas pour cela de bons ou de mauvais systèmes. Il n’y a que de bons ou de mauvais professeurs. »28
27 CORTOT Alfred, Principes rationnels de la technique pianistique, Paris, Salabert, 1928. 28 Ibid.
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Par ailleurs, la méthode d’Alfred C ORTOT est traditionnelle, dans la mesure où elle est conçue comme tout recueil de technique, avec une proposition de différents exercices de technique pure élaborée à partir de sa propre expérience de pianiste. L’originalité de la méthode d’Alfred CORTOT est de ramener une difficulté à son « principe élémentaire » et de créer un exercice approprié qui permette ainsi à l’étudiant de résoudre le problème technique et de gagner un temps précieux. Alfred CORTOT nourrissait une idée à la fois haute et modeste de son rôle et il s’étonne de ce moment mystérieux que l’on rencontre dans l’enseignement où se transmet, à l’insu de l’enseignant quelque chose de sa personnalité. « Au fond, on n’enseigne pas, tout au plus suggère-t-on. Un terrain bien préparé, à la rigueur, on le fertilise. Mais par quels sortilèges communique-t-on à d’autres ce qui vous appartient aussi personnellement que la peau et les viscères ? Cette question je me la suis posée sans relâche, sans jamais pouvoir y répondre. » 29
On sait, par des témoignages, qu’Alfred C ORTOT faisait preuve d’une grande écoute vis-à-vis de ses étudiants et que son esprit était ouvert à d’autres conceptions que les siennes. Le moment particulier dont parle Alfred C ORTOT dans sa citation est fait de la rencontre de deux personnalités, qui ont de l’estime l’une pour l’autre et des affinités dans leur sensibilité. Elle s’inscrit dans le rapport maître — élève. On connaît par exemple le lien très fort qui s’établit entre Heinrich NEUHAUS et Sviatoslav R ICHTER . Alfred CORTOT emploie le mot sortilège pour mettre un vocable sur cet échange un peu magique qui fonctionne parfois entre deux personnes. Cette rencontre privilégiée n’est pas systématique dans l’enseignement et lorsqu’elle n’intervient pas l’enseignement se réduit à transmettre un savoir-faire. « Il ne faut pas oublier que l’élève-musicien est déjà un peu différent des autres dans la mesure où il se sent attiré par ce style de langage. Le rôle de son maître consiste à lui imposer de ressentir quelque chose de très bien défini, à le mettre en condition de ressentir le plus précisément possible. Mais en dehors de certaines techniques assez générales, on ne peut rien apprendre à d’autres[…]J’attribue à l’enseignement un rôle finalement très limité. » 30
Cette limite de l’enseignement se ressent peut-être, au moment où ce qui était transmissible l’a été et qu’il reste au pianiste-apprenti à faire ce chemin qui passe de la connaissance à l’expérience de la musique vécue. Une sonate de Ludwig van B EETHOVEN jouée en public à l’âge de trente ans par un pianiste et rejouée vingt ans plus tard, ne représente pas une seule et même interprétation. Entre les deux exécutions, vingt ans d’une vie se seront écoulés, et le regard porté sur cette même œuvre sera chargé des expériences de sa vie, du contexte culturel dans lequel il vit 29 GAVOTY Bernard, Alfred Cortot, Paris, Buchet-Chastel, p.78. 30 LAFAYE Jean-Jacques, Aldo Ciccolini, Musique et Vérité, entretiens, Paris, Éditions du Felin, 1998, pp.65.
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et qui aura changé. Elle sera marquée de ses rencontres, de ses lectures et de tout ce qui, en lui, aura cheminé. C’est ainsi que la musique peut « vivre » et qu’elle continue à être inter prétée en donnant à entendre au public, en les rendant audibles et compréhensibles, une proposition de « sens » à une œuvre et son caractère expressif. Cette proposition de sens n’a pas valeur de vérité, elle représente l’opinion individuelle et éphémère d’un artiste dans un temps donné par le contexte du concert.
C. Quelques témoignages pris dans la littérature musicale Ces témoignages sont des extraits d’entretiens avec des pianistes concertistes recueillis dans divers ouvrages de littérature musicale. Nous nous sommes intéressés à tout ce que nous pouvions récolter sur le toucher mais aussi à tout ce qui concerne la sonorité et l’interprétation. Traitant ce concept dans un contexte plus large, il est alors nécessaire d’envisager tout élément se situant en périphérie de ce toucher.
1. Le toucher au service de l’interprétation « Pour parler et prétendre être écouté, il faut non seulement savoir parler, mais d’abord et surtout avoir quelque chose à dire. C’est très simple apparemment, mais il serait facile de prouver que des centaines et des milliers d’interprètes pèchent constamment contre cette règle. » 31
La remarque de Heinrich N EUHAUS énonce une idée importante : pour être un bon pianiste, il faut avoir non seulement des moyens pianistiques et une culture musicale sans reproche mais être également dans le désir de communiquer. Pour être dans la position d’interprète, il faut porter en soi les qualités d’un « orateur » et donner à entendre à un public, son discours musical. Autrement dit, être interprète, c’est se sentir investi d’un rôle de messager. L’interprétation est donc un acte qui engage l’artiste. Il ne s’agit pas simplement de donner à entendre « aimablement » une œuvre que l’on possède bien techniquement, mais oser soumettre au public, le fruit de sa réflexion. C’est un acte courageux, personnel. Un pianiste ne se cache pas derrière une interprétation, il se montre. 31 NEUHAUS Heinrich, L art du piano, Luynes, Van de Velde, 1971. Préface, p.14. ʼ
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L’interprète n’est pas un simple exécutant qui se contente d’obéir aux instructions laissées sur une partition par le compositeur. Il engage son travail par l’analyse du texte et le travail technique, puis il tente de s’approprier l’œuvre en créant ses propres repères sans jamais se départir du respect au texte. Arrivé au moment du concert, l’interprète soumet au public son intime conviction. L’interprétation musicale nécessite la présence d’un médiateur qui permet de passer du signe (la partition) au son. Sur une partition les sons sont codés dans leur hauteur, leur durée et dans leur dynamique. Mais cette notation a ses limites. Un texte joué correctement en respectant strictement rythme, nuances et intonation sera plutôt qualifié de lecture. Aller au delà s’appelle : interpréter. Une bonne interprétation relève d’un équilibre entre les connaissances musicales liées à l’œuvre et son compositeur, la technique instrumentale et le tempérament de l’interprète. « Nous ne devons pas oublier que ce texte, pour vivre de sa propre vie, doit recevoir notre vie, à nous, et pareillement à une construction, il faudra, sur la carcasse en béton de notre scrupulosité envers le texte, ajouter tout ce dont une maison a besoin pour être finie, c’est-àdire : l’élan de notre cœur, la spontanéité, la liberté, la diversité de sentiments. » 32
Quelle est la place de cet élan du cœur au sein de l’interprétation et de quoi est faite cette spontanéité dans un art tel que la musique dont certains aspects aspirent à une totale maîtrise ? Charles R OSEN propose un cadre dans lequel peut s’inscrire cette part personnelle et singulière de chaque pianiste. Ce cadre impose les limites qui permettent une distanciation entre la vie affective de l’interprète et sa vie intellectuelle, spirituelle ; distance nécessaire à l’acte créatif : « Bien que l’exécutant doive jouer d’une façon expressive, il serait faux de dire qu’il “s’exprime” par la musique. Il essaie par son exécution de créer un objet[…] Cet objet est marqué par la personnalité de l’interprète et par sa façon de penser mais on ne peut y lire ses pensées secrètes ou les événements de sa vie. » 33
L’interprétation est un reflet de la personnalité du pianiste. Ce qu’exprime l’interprète est extérieur à sa propre vie mais traversé par son identité culturelle. L’émotion qu’il ressent et qu’il transmet au public est l’aboutissement du travail réalisé sur le texte musical et ses choix interprétatifs dépendent de son imagination créatrice. Cette qualité est le fait d’un esprit qui s’est libéré de la contrainte imposée par la partition, tout en lui restant fidèle.
32 BARGAUNU Grigore, « LIPATTI Dinu », La lettre du musicien, Revue Piano numéro 9, 1995-96, p. 103. 33 ROSEN Charles, Plaisir de jouer, plaisir de penser, Paris, Eshel, 1993, p.74.
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« L’interprète dévoile l’œuvre parce que, non seulement elle se dévoile à lui, mais parce que, inversement, l’œuvre dévoile aussi l’interprète. Une bonne exécution d’une œuvre ne signifie donc pas que l’interprète ne joue que ce qui est dans la partition — à ce niveau de notre analyse une restriction de ce genre n’a plus de sens — mais qu’il joue ce qu’elle est. L’œuvre se révèle à l’interprète dans son mode d’existence spécifique ainsi que dans sa vérité unique, en lui révélant en même temps son mode d’existence et sa vérité à lui. » 34
La citation de René L EIBONITZ donne une idée de cette liberté retrouvée et de la manière dont, l’interprète et l’œuvre acquièrent leur indépendance. Il y a un long chemin parcouru entre la première lecture d’une œuvre et son exécution en concert. La première lecture est un moment merveilleux de découverte. Il est fait de curiosité et d’émotions musicales intuitives et spontanées. L’interprète laisse venir à lui ses émotions sans chercher à les comprendre, sans les rattacher à ses connaissances. Ce n’est pas la spontanéité retrouvée dont parlait Dinu L IPATTI dans une citation précédente. On pourrait la qualifier de réactions musicales instinctives. Puis vient le moment du travail. Patiemment le pianiste apprivoise techniquement la partition et parallèlement analyse le texte pour en saisir le sens de façon rationnelle. À pénétrer ainsi au cœur de l’écriture, avec le déroulement des phrases dans leur harmonie, leur rythme et leur respiration, l’interprète se déprend de ses émotions initiales pour en découvrir d’autres et c’est dans cet éloignement des sensations rencontrées lors du déchiffrage que l’œuvre d’art est jouée « pour ce qu’elle est ». Ainsi elle peut être « racontée » à un public et être comprise de lui Au moment du concert, quelque chose se boucle entre l’interprète et l’œuvre. Ex posée à un auditoire, l’œuvre musicale, à son tour, révèle aux auditeurs l’originalité du pianiste en restituant, dans l’interprétation, à travers son toucher: sa nature, sa personnalité. C’est précisément ce moment-là qui nous permet de faire la jonction entre les deux registres du discours sur le toucher que nous avons rencontré dans les lectures se rap portant à notre sujet.
34 LEIBOWITZ René, Le compositeur et son double, Paris, Gallimard, 1986, p.27.
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2. Aspects de l’interprétation « On joue tout bien, à condition de n’avoir ni interprétation ni technique. L’interprétation n’est qu’une idée préconçue, une émotion fournie. Quant à la technique, elle n’est qu’une formule par laquelle on apprend à jouer malgré soi. » 35
Cette formule quelque peu provocatrice de Samson F RANÇOIS énonce à sa façon une idée qui n’est pas très éloignée de celle de René LEIBOWITZ citée précédemment. Au moment de l’interprétation, le pianiste retrouve une spontanéité parce qu’il s’est libéré de ses acquisitions (travail technique, réflexion analytique). Mais un concertiste ne joue jamais tout à fait ce qu’il a prévu de jouer, de la même façon qu’à moins de le lire ou de l’apprendre par cœur, on ne connaît jamais tout à fait à l’avance les mots qui nous viennent lorsqu’on prononce un discours. Il y a toujours, pour l’artiste, une part imprévue dans un concert et cela, malgré les préparatifs exigeants. La musique est un art de rigueur et la discipline de l’interprétation un art éphémère et périlleux. Nul doute que le toucher de l’interprète soit au cœur de ce moment, et qu’il contient en lui toutes ces circonstances. Samson FRANÇOIS par sa formulation invite à retrouver deux qualités indispensa bles à une bonne interprétation : l’intuition et l’imagination. Samson FRANÇOIS fut l’élève d’Alfred C ORTOT et d’Yvonne L EFÉBURE. Sa carrière de pianiste fut brillante et éphémère puisqu’il décéda à l’âge de 46 ans. C’était un personnage atypique qui ne faisait pas l’unanimité mais ne laissait pas indifférent. « Voilà enfin un interprète ! Dans une génération peuplée de jeunes gens scrupuleux, souvent irréprochables, honnêtes à leur piano comme des comptables derrière leur tiroir-caisse, il fait bon de distinguer un artiste personnel, qui a le sens, le goût du risque et préfère, au besoin, l’étrange au banal. Samson F RANÇOIS cherche. Parfois, il erre, à la découverte. Mais ses trouvailles sont royales. » 36
Il a laissé quelques écrits sur le toucher. Ces derniers datent de 1960, soit dix ans avant sa mort. Ils sont rassemblés sous la plume de Jean R OY, collaborateur du Monde de la Musique. L’auteur a rencontré plusieurs fois le pianiste. Son livre n’est pas seulement un essai biographique. Jean R OY insiste particulièrement sur la personnalité de cet artiste tourmenté, traversé par des questions existentielles et les répercussions qu’elles eurent sur son art de l’interprétation. La vie agitée de Samson F RANÇOIS évoque une certaine fragilité, mais n’est-ce pas aussi ce qui le rendait aussi disponible à son art ?
35 ROY Jean, Samson F RANÇOIS , le poète du piano , Paris, Josette Lyon, 1997, p.99. 36 Critique parue dans le Figaro du 22 juin 1950, signée Bernard GAVOTY .
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« N’aime pas exister, celui qui tâche de conserver sa vie par crainte de la perdre ; et d’une manière générale, celui pour qui le seul fait de vivre ne suffit pas et qui cherche une raison à sa vie. Car celui qui aime l’existence aime quelque chose qu’il ne peut ni concevoir ni définir ; il aspire au mouvement pour le seul amour du mouvement afin de le devenir, c’est-à-dire qu’il s’anime pour le seul amour de s’animer et sans aucune autre raison. » 37
Cette grande sensibilité pour « le moment présent » avait poussé celui que l’on appelait Le poète du piano a organiser sa vie autour de la liberté. Il ne supportait aucune attache, aucun honneur. Il se mettait en état de totale disponibilité ce qui n’allait pas sans lui poser des difficultés, souvent douloureuses. Nous avons choisi de lui accorder une place dans notre écrit en raison de son attitude extrême, de son intelligence aux qualités visionnaires. « Je vis mon imagination » disait Samson F RANÇOIS. « Abordant le problème de l’interprétation, Samson F RANÇOIS dit : qu’il refusait « d’alourdir la musique d’un contexte poétique ou métaphysique : l’arrière-pensée ne doit pas être consciente. Le récital n’est pas une confession, c’est un spectacle[…] il faut jouer avec naturel, si je suis fatigué, je jouerai fatigué, puis je me prendrai au jeu et l’œuvre s’emparera de moi, mais je ne dois pas en être conscient. » 38
Samson FRANÇOIS confirme, au fil de son discours, sa position. Il choisit dans cette citation deux mots antinomiques : confession (dans le sens de confidence) et spectacle (du latin spectare : regarder). Ce qui semble important pour l’auteur dans l’idée du spectacle, c’est que le fait d’être sous le regard, semble représenter la condition nécessaire pour endosser son rôle d’interprète au-delà de la fatigue. Sur scène avec sa réalité physique, il semble assuré que la musique, par un effet retour, le transforme en interprète inspiré. Cette vision romantique de l’interprète se retrouve dans les propos d’autres artistes. Edwin FISCHER disait de ce même moment : « Tous les liens se dénouent, tous les complexes s’évanouissent et vous planez. On ne sent plus : je joue, mais ça joue, et — tenez : tout est juste[…] Le plus grand bonheur de l’artiste ; n’être plus que médium, médiateur, entre le divin, l’éternel, et les hommes. » 39
L’expression « ça joue » dit de manière explicite, ce qui, dans le jeu du pianiste se met à l’œuvre, à son insu. Le discours tente de traduire l’état de subjectivité qui submerge l’artiste. Difficile tentative pour dire ce qu’il en est d’un moment fait à la fois d’une extrême concentration et de gestes techniques parfaitement maîtrisés mais qui représente aussi un moment d’abandon, une sorte de « lâcher-prise ».
37 ROY Jean, S AMSON François, le poète du piano , Paris, Josette Lyon, 1997, p.64. 38 Ibid. p.84. 39 Cité in « L interprétation musicale », Encyclopédie Universalis . ʼ
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« Celui qui se voue ainsi, en pleine concentration, à rendre la vie à un chef-d’œuvre, et se laisse influencer et guider par le fluide qui émane de ce même chef-d’œuvre — celui à qui est donnée la grâce de ressentir les effets de l’intuition, cette inspiration plus haute que la raison et le sentiment, car elle peut les guider et les régir tous les deux — celui-là, aux heures où l’esprit souffle, approchera de ce but que j’ai désigné comme un idéal : l’accord parfait entre ce que le compositeur voulait exprimer et son obéissant serviteur, l’interprète. » 40
Force est de constater que les pianistes, pour exprimer la part d’indicible qui intervient dans toute interprétation sont souvent enclins à utiliser un discours « mystique ». Mais tous ne sont pas dans cette dynamique et une conception plus rationnelle de leur rôle les amène à des propos plus contenus et ils tentent d’expliquer, au plus près de la réalité, un moment qui oscille entre deux pôles : contrôle et abandon. Adeptes de l’exégèse, ces artistes ne nient pas le côté « particulier » de la fonction d’interprète mais pensent qu’il n’est pas nécessaire d’en témoigner car cela ne « sert » en rien, la musique. « En réalité, tout, dans la fonction d’interprète n’est que paradoxe. Il lui faut toujours faire en même temps des choses rigoureusement incompatibles ; à la fois contrôler et s’oublier, servir le compositeur et exprimer sa personnalité. Il nous faut vivre avec ces contradictions[…] Il ne s’agit pas non plus de s’oublier au point d’attendre le message du com positeur directement du ciel ! Ce serait très hypothétique ! » 41
Alfred BRENDEL représente bien cette catégorie de pianistes rationalistes et il n’est pas nécessaire de mettre en opposition les deux attitudes. Il s’agit tout au plus d’une différence dans la manière de vivre son métier. L’un se vivant en prophète de la musique, chargé de transmettre la vie cachée des œuvres interprétées, l’autre en exégète de la musique, chargé de faire connaître à ses contemporains les œuvres du passé et du présent et de les faire vivre sous leurs doigts. Le chemin qui conduit à l’interprétation est le même pour les deux catégories de pianistes. Il passe par le travail de la technique, la réflexion sur le texte et le désir de transmettre à un public le fruit de sa recherche. Être musicien c’est, de toute façon, aller au-delà de la note écrite. C’est dans ce dépassement que le pianiste transmet sa vision de l’œuvre et qu’il nous permet d’entendre son identité pianistique : son toucher.
40 GIESEKING Walter, Comment je suis devenu pianiste, Paris, Fayard/Van de Velde, 1991, p 83. 41 LANNES Sophie, Alfred Brendel: le paradoxe de l interprète , La lettre du Musicien, Piano n°7, 1993-94, p.8. ʼ
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Dans son discours sur le toucher, on retrouve avec Samson FRANÇOIS, la même faculté d’en exprimer poétiquement la singularité et cette même disponibilité intérieure : « Le toucher doit toujours être amoureux. Ne jamais jouer pour jouer. Ne jamais chercher à réaliser une performance technique, cela empêche de se mettre à l’écoute de ce que les sons nous disent. »42
Nous reviendrons largement sur cette question dans la partie réservée à l’interview des cinq pianistes professionnels. Notre questionnaire représente une tentative d’exploration du toucher dans tous ses registres. Puisque nous en revenons au toucher, il est une réalité qui distingue le pianiste de la majorité des autres instrumentistes : le pianiste-concertiste ne joue pas sur son instrument personnel. Il ne connaît ni le timbre, ni la résistance du clavier qu’il va jouer. Certains pianistes incluent, dans leur emploi du temps, quand cela est possible, un moment pour apprivoiser l’instrument avant le concert, d’autres ne désirent pas connaître le piano, c’était le cas, par exemple, pour Claudio A RRAU. Cette réalité nous semble aiguiser, encore davantage, le sens du toucher du pianiste. Un instrumentiste qui joue sur son instrument finit par s’identifier à la voix de son instrument. Il prend appui sur cette connaissance et cherche à retrouver la sonorité qui lui est familière. Seule la nouvelle acoustique du lieu où il joue et le public perturbent ses repères habituels. Le pianiste, lors d’un concert, fait connaissance avec un piano. Très vite, en fonction du timbre de l’instrument et de ses caractéristiques mécaniques, il met toutes ses ca pacités d’écoute à la recherche de la sonorité qu’il pense pouvoir obtenir de l’instrument. Cette réalité difficile, le met en état de disponibilité auditive et lui permet de développer un sens de l’adaptation. En résumé le toucher du pianiste-interprète, à la lumière de ce qui est écrit précédemment, serait le fait : - D’un savoir-faire technique, - De connaissances musicales qui permettent d’accéder à l’interprétation, - Des qualités d’adaptation du pianiste vis-à-vis d’une mécanique et de l’acoustique d’une salle, - Des qualités personnelles de l’interprète.
42 ROY Jean, Samson F RANÇOIS , le poète du piano , Paris, Josette,1997, p.99.
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Tous ces paramètres participent directement à la spécificité du toucher du pianiste, et en se conjuguant « personnalisent » une interprétation. Car, en écoutant les pianistes, nous saisissons leurs différences et sans elles, le métier d’interprète n’existerait plus et les œuvres ne seraient plus visitées.
D. Quelques témoignages pris dans la critique musicale Nous avons pensé qu’il pouvait être intéressant de consulter des critiques de concert de pianistes afin de dégager le vocabulaire assigné au toucher pianistique. Un critique musical, musicographe que l’on interrogeait sur son métier pour tenter de définir son travail donnait cette réponse : « Il faut que le lecteur en ressorte avec une sensation, que ma plume le fasse entrer dans ce que j’ai perçu comme étant l’imaginaire de l’interprète. Et autant qu’avec les mots, je crois que c’est avec le rythme de la phrase, de l’écriture que l’on parvient à faire ressentir le caractère d’une interprétation. » 43
Cette citation met en place le cadre de l’intervention du critique et le situe clairement dans un registre qui lui est personnel. Nous avons parcouru un certain nombre de critiques de concert et en avons relevé quelques extraits. Ces critiques proviennent toutes du journal « Le Monde ». En les consultant nous avons constaté, en premier lieu, que chaque article évoquait le toucher du pianiste qui reste la locution choisie pour définir la singularité de la sonorité de l’interprète pianiste. • À propos de la Roque d’Antheron « Dans le parc du château de Florans, où, en une double haie d’honneur, veillent trois cent soixante-cinq platanes centenaires, tous semblables et tous différents comme les jours de l’année, on a écouté depuis dix ans presque autant de pianistes. Et le plaisir de ces confrontations est de faire apparaître qu’il y a mille manières de toucher un clavier, où toutes les personnalités se reflètent comme en un miroir » (21 août 1990 — Jacques LONCHAMPT )
Cette critique de caractère général confirme, qu’à les écouter pendant ce Festival (qui est la référence incontournable pour le piano) les pianistes présentent des différences dans leur jeu et dans leur personnalité. Le piano est un instrument qui présente une certaine neutralité de timbre. Ce qui, a priori, peut apparaître comme un manque au niveau de 43 COCHARD Alain, Dossier sur le métier de critique musical , site internet: www.contrepoints.com.
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l’instrument, permet précisément à l’interprète de donner l’illusion d’entendre tous les instruments à lui seul. Il nous paraît évident que l’on entend, sans conteste, les différences entre deux interprétations, parce que les choix de nuances, de timbre ainsi que les tempi varient d’un pianiste à l’autre. La différence dans le toucher est certainement plus difficile à entendre mais elle existe et les pianistes en sont convaincus.
• À propos de Dominique M ERLET « Avec les six Études de Debussy, le pianiste au toucher lumineux, translucide, uni à une technique de marbre, établissait le climat idéal de cette époque, la suprême beauté d’un im pressionnisme que la guerre était en train de pulvériser. » (6 mai 1990 — Jacques LONCHAMPT )
Les deux adjectifs choisis pour témoigner du toucher de Dominique M ERLET évoquent la lumière et contrastent d’autant mieux avec « le marbre » de la technique. Et Jacques LONCHAMPT joue sur ce climat de contraste en opposant, en fin de phrase, les mots impressionnisme et guerre pour ces Six Études composées en 1915. Par ailleurs ce choix de l’adjectif lumineux peut évoquer la qualité du pianiste à rendre distinctement le langage de Claude D EBUSSY dans son écriture et dans ses couleurs harmoniques.
• À propos de Alfred B RENDEL [Premier concerto de B RAHMS] « Lyrisme, sous son toucher percutant et soigneusement surveillé, ne signifie ni abandon de soi ni souffle irrésistible, extérieur à soi. » (14 novembre 1990 — Anne R EY)
La réunion des mots : «lyrisme» et «percutant» est intéressante. Anne R EY met en opposition l’expression lyrique d’Alfred B RENDEL et son toucher percutant. Ce dernier fait à la fois référence à la caractéristique principale de cet instrument à cordes frappées, mais aussi à la précision du jeu de l’artiste. L’aspect lyrique évoque la voix chantée et non les percussions. Mais ce choix permet à l’auteur de la critique de mieux cerner la personnalité du pianiste. À travers les mots choisis, Anne R EY nous indique que si Alfred B RENDEL s’exprime avec poésie sur son piano, il n’est pas sous l’emprise d’une « inspiration » et garde tout contrôle sur son interprétation. Le « toucher soigneusement surveillé » correspond parfaitement à la personnalité de ce pianiste passionné d’exégèse.
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Dans un chapitre précédant, l’historique de la technique pianistique nous a montré que le toucher est un terme régulièrement employé. Sa réalisation n’est pas le fait d’un seul geste mais serait plutôt, en quelque sorte, le dernier « maillon » d’une chaîne de mouvements corporels. Ces derniers permettent au pianiste d’utiliser plusieurs sortes d’attaques dont ils peuvent seulement en varier la vitesse et la dynamique. Cette étroite marge de manœuvre, pour en réaliser son exécution ne limite en aucun cas l’expression musicale des pianistes. Celle-ci se réalise dans l’organisation des sons entre eux, au sein d’une phrase musicale. Elle dépend de leur savoir-faire technique, de leurs choix d’interprétation et des caractères spécifiques de chaque personnalité. Le discours sur le toucher, lorsqu’il quitte le domaine de la technique est destiné à rendre compte de l’émotion qui émane du jeu pianistique. Toucher le clavier et toucher dans le sens d’émouvoir : telles sont les deux orientations possibles pour le discours sur le toucher. Mais les mots peuvent-ils témoigner clairement de ce qui est destiné avant tout à être ressenti ? Les mots trouvent leur place aisément pour parler de la technique mais pour les sensations que la musique engendre, nous avons conscience de la difficulté de la tâche. Les derniers propos sur le toucher présentés dans le contexte de la critique musicale ne sont pas d’un grand intérêt pour la technique. Nous pensons néanmoins que sur le plan artistique, la tentative est respectueuse car elle représente la reconnaissance d’un homme avisé (le musicographe) pour le travail d’un artiste. La critique musicale est aussi, avec les enregistrements, la possibilité de laisser une trace d’un concert et de rendre un hommage à tous ces hommes qui consacrent leur vie à la musique.
En écho à ces propos divers qui visaient à éclairer les multiples facettes de l’artiste pianiste et de son toucher, nous pourrions transposer cette citation, tirée d’un petit livre sur l’art du tir à l’arc car elle s’adapte parfaitement à l’artiste-musicien : « L’artiste a atteint l’état d’esprit convenable dès que s’enchaînent, intimement et sans suture visible, métier et élément artistique, matériel et spirituel, accidentel et fondamental. » 44
44 HERRIGEL Eugen , Le Zen dans l art chevaleresque du tir à l arc , Paris, Dervy,1970, p.76. ʼ
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IV. INTERVIEWS RÉALISÉES AUPRÈS DE PIANISTES PROFESSIONNELS
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Pour faire avancer notre réflexion, nous nous sommes adressés à des pianistes professionnels. C’est avec intérêt, qu’ils ont accepté l’interview. L’occasion leur était ainsi donnée de s’exprimer à propos de ce concept de toucher pianistique. Cette assemblée de pianistes est composée de trois femmes : OUET - Dany R OUET
- Amy LIN - Dominique GERRER Et de deux hommes : - Michel GAECHTER - Dominique MERLET Ils vivent tous les cinq en France. Amy L IN est en France depuis trois ans. Elle est d’origine chinoise mais vécut dès l’âge de 17 ans aux États-Unis. Les réponses de chacune des interviews figurent en annexes ainsi qu’une présentation des différents pianistes. Nous leur avons fourni un questionnaire identique composé de seize questions. Quatre des cinq pianistes ont répondu au questionnaire, sans en avoir pris connaissance avant l’interview. Ce questionnaire est une exploration du terme : Toucher . Il est envisagé sous plusieurs facettes mais toujours dans le contexte de la pratique instrumentale du piano. Nous profitons de cet espace pour les remercier, une fois encore, de leur accueil et de l’intérêt qu’ils ont porté à ce sujet. Ils ont bien voulu nous consacrer une plage horaire conséquente malgré un emploi du temps très chargé. Ils avaient tous la perspective de concerts en préparation à laquelle il faut rajouter leur poste d’enseignement. Merci à Dominique Merlet qui nous reçut entre ses déplacements habituels à Genève et un voyage au Japon. Nous avons été très interessée par leurs propos. Ces derniers constituent la base sur laquelle repose notre travail. Nous en mesurons la richesse et nous espérons les avoir bien servi.
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A. Le questionnaire Voici le questionnaire tel que nous l’avons soumis : Je fais un travail de recherche sur le concept de toucher : 1- Employez-vous ce mot ? 2- Que représente le toucher pour vous ? 3- A-t-il une place dans votre enseignement ? 4- Le toucher : est-ce un geste technique ? Une sensation ? 5- Vous êtes concertiste et à ce titre vous devez à chaque concert jouer sur un instrument que vous ne connaissez pas. Est-ce que l’adaptation à un nouveau clavier perturbe beaucoup les repères de votre toucher. 6- Il faut des mois à un violoniste pour obtenir un son juste dans sa hauteur et dans son intonation et autant de temps pour avoir une sonorité correcte. Pour le pianiste, le son est juste et correct dès le premier instant. Pensez-vous que ce soit un avantage pour ce qu’il en est de ses qualités d’écoute et de toucher ? 7- Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ? 8- Est-ce que le toucher peut s’entendre ? 9- Quelle est la place du regard dans le toucher ? 10- Est-ce que le toucher peut se voir ? 11- Marie JAËLL a consacré une grande partie de sa vie de pédagogue à réfléchir et élaborer une technique du toucher. Elle étudia avec minutie toutes les sensations tactiles, travaillant notamment sur les empreintes laissées par les doigts sur le clavier dans la situation du jeu pianistique. Connaissez-vous son travail de recherche recher che ? Pensez-vous Pensez-vo us que l’on puisse transmettre tran smettre le toucher par pa r l’apprentissage de la gestuelle ? 12- Pensez-vous que le toucher pianistique soit uniquement un savoir-faire technique ? 13- Dans un livre intitulé La beauté du geste, Catherine DAVID tente de rendre compte d’une double expérience personnelle : la pratique assidue du piano et du taï-chi-chuan. taï-chi-chuan. Elle écrit : « En même temps que le nom des choses, nos parents nous ont transmis une certaine manière de toucher. » Que pensezvous de cette phrase ? 14- Pensez-vous que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ? 15- Quels maîtres ont marqué votre parcours musical ? 16- Le terme de toucher était-il familier à leur enseignement ?
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B. Les réponses 1. Résumé des réponses à l’interview Pour présenter les réponses des pianistes, nous avons articulé notre questionnaire autour de six points qui en résument l’exploration :
a) Emploi du concept de toucher Il était important dans un premier temps de vérifier si le concept de toucher était employé dans la pratique instrumentale des cinq pianistes et dans leur enseignement, puisque tous, en dehors de leur carrière de concertiste, occupent un poste d’enseignant. Les réponses unanimement positives, nous indiquent toutefois que le terme de toucher, s’il est employé, ne l’est pas de façon identique pour les cinq pianistes. Il faut signaler que quatre des pianistes enseignent en Conservatoire et ont des élèves de niveaux différents : de débutants à confirmés. Dominique M ERLET, quant à lui, enseigne à Genève, en classe dite de Virtuosité et en Master Class. Il rencontre souvent dans son activité d’enseignant, des pianistes faisant déjà carrière. Leur cursus de Conservatoire est terminé et ils sont souvent Lauréats de Concours prestigieux. De ce fait, le discours pédagogique n’intervenant pas dans le même niveau instrumental, il s’adapte en fonction du niveau de technique de l’étudiant et de son âge. Ainsi, Dominique G ERRER , qui a régulièrement des cours de débutants, met d’abord l’accent, lors des premiers cours, sur une prise de conscience des sensations au niveau des doigts : « Je demande à mes élèves : Est-ce-que tu sens tes doigts bouger ? Estce que tu sens une pression au bout des doigts quand tu joues ? » Il s’agit là du toucher dans son sens général : général : toucher le clavier et ressentir le contact des doigts sur le clavier puis pour une perception plus fine, elle demande à ses élèves s’ils sentent la petite pression exercée par leurs doigts sur les touches du clavier. Les autres enseignants évoquent d’emblée le « toucher pianistique ». Michel GAECHTER le dit en ces termes : « Pour moi et dans mon enseignement[…] L’important [dans le toucher] est de prendre conscience, qu’une fois que le marteau a frappé la corde, on ne peut plus rien faire. » Tandis que Dominique M ERLET, qui ne côtoie que des niveaux confirmés, l’inclut totalement dans son enseignement : « Il prend la place essentielle car je ne m’occupe plus tellement, dans mon travail, de faire faire des tierces et des octaves, les élèves doivent l’avoir fait […] Tout mon travail est un travail de style, de connaissance du style et des œuvres, mais ensuite, le travail du son, c’est le toucher. » Amy LIN en parle « mais n’en fait pas une priorité », tandis que Dany R OUET « lui accorde une grande place, jamais dans l’absolu et toujours au service d’un objectif musical. » Il est intéressant de noter que pour Michel G AECHTER , on retrouve d’ores et déjà une orientation qui s’affirmera tout au long de son interview, comme un leitmotiv : mettre l’accent sur le peu de temps dont dispose le pianiste pour donner une couleur à son toucher. 44
b) Une représentation du toucher Le deuxième point du questionnaire traite de la représentation du toucher. Demander à chaque pianiste ce que représente le toucher pour eux, a un effet déterminant sur leur discours. Les réponses sont singulières, même si des éléments de réponses se retrouvent ou se rejoignent. Les éléments qui interviennent dans leur discours à ce moment-là, font que les ré ponses nous plongent immédiatement au cœur d’une impossibilité : proposer une représentation univoque du toucher. Dany R OUET éprouve le toucher en premier lieu comme une sensation physique, sensorielle et sensuelle : « Pour moi, c’est d’abord une question d’émotion et de plaisir. Le toucher, c’est le côté agréable du grain de la touche […] Il y a des mots qui me sont venus : caresser, palper, pétrir, effleurer, fouetter, projeter, amortir, tout cela au service de mille sonorités désirées. » Dominique GERRER présente sa réponse en deux temps : « Le toucher pianistique, c’est vraiment une sensation […] Le toucher, c’est le point de départ pour tout réaliser. Sans le toucher, sans cette réflexion, cette écoute de sonorité, c’est vrai qu’il n’est pas possible d’arriver à exprimer quelque chose. » Amy LIN a d’abord une approche intellectuelle. Elle éprouve le besoin d’interroger rapidement la limite des sensations tactiles : « Donc le toucher, c’est ce contact du doigt sur le clavier, qui varie selon l’anatomie de la main […Mais] je peux jouer joliment un nocturne de Chopin avec la gomme d’un crayon, alors comment peut-on dire ce qu’est le toucher ? », et de poursuivre en disant : « Avant tout [le toucher] c’est une sensation de l’oreille pour moi ». Elle termine sa réponse en évoquant le toucher dans sa définition technique ; « Le toucher, c’est la vitesse d’attaque […] Il y a de multiples façons d’effectuer une attaque et d’en contrôler la vitesse. » Pour les deux pianistes masculins, il est, pour eux, évident que ce concept s’adresse en premier lieu à la technique dans le sens de l’approche du clavier. Ils font tous les deux référence à ce qui définit en général le toucher pianistique : les différences d’attaque. Michel GAECHTER : « Ce qu’on appelle le toucher d’un pianiste, c’est vraiment la manière dont il gère le problème de la percussion […] Il s’agira toujours de vitesse d’attaque sur chaque doigt […] Alors parfois on cherche à mystifier cela, en se disant : « Oui, mais si on attaque de façon plus continue la touche, on aura un toucher différent. » À mon avis, ce sont des aspects psychologiques et pourtant ils peuvent effectivement jouer sur la réalité des choses car l’attaque sera forcément influencée, mais le son réel ne se fait qu’au moment précis où le marteau frappe la corde. » Dominique MERLET : « Le toucher, c’est la manière de dompter l’instrument et d’en tirer une grande variété de touchers. Le toucher représente une infinité de types d’attaques, d’approches du clavier… » Les éléments qui sont communs à toutes les réponses, concernent : 45
- La spécificité d’un toucher en fonction d’un style, d’une œuvre. - La nécessité d’adapter un toucher à l’instrument sur lequel on joue. - L’idée que l’on trouve un toucher en fonction d’une sonorité que l’on porte déjà en soi, mentalement et que l’on veut réaliser. Nous retrouverons certains de ces éléments développés dans la suite de cette partie.
c) Le toucher et le corps • Le regard et le toucher Le regard est évoqué dans le questionnaire pour évaluer s’il a une place dans le jeu pianistique. Dany R OUET lui accorde une place dans l’enseignement : « Le regard permet d’aider à l’approche d’un problème technique[…] c’est une place qui peut compter dans le travail, pour aider à prendre conscience mais pas plus. » Michel GAECHTER dans sa réponse exprime clairement que, pour lui, le regard dans le jeu pianistique n’est pas une préoccupation : « Je n’en sais rien mais je n’y crois pas. Cela ne devrait pas. » Dominique GERRER va dans le même sens : « Pour celui qui joue, le regard n’a pas grande importance. ». Avec Dominique M ERLET, le rôle du regard est pour lui spontanément détourné du côté de l’auditeur, avant que ne soit posée la question sur l’existence d’une possibilité de voir le toucher : « Le regard c’est surtout pour l’auditeur. » Il poursuit ce sujet en disant que ce qui est visible, lorsqu’un auditeur regarde un pianiste jouer, n’est pas la partie la plus importante du toucher : « Pour les grands gestes oui, on les voit, mais une fois que les doigts sont dans le clavier, le legato, par exemple, cela ne se voit pas, cela s’entend mais ne se voit pas. » Dany R OUET : « Je pense que l’on peut voir quelque chose de la périphérie du toucher en concert[…] Mais voir le toucher, non parce que c’est la représentation d’un son intérieur. » Michel GAECHTER : « Oui, mais par forcement dans ce qu’il a de plus efficace[…] Il y a tellement de possibilités dynamiques sur un piano moderne que vous pouvez jouer extrêmement fort, sans tomber de très haut, avec une petite course de la main, donc avec un tout petit geste. » La position d’Amy L IN est plus tranchée : « Je pense que chacun des gestes du pianiste contribue à la sonorité de son toucher. Je ne pense pas que ces gestes soient perçus par les auditeurs. » Dominique GERRER complète encore, par sa vision, de ce qui se voit dans les gestes d’un pianiste : « Si l’on parle de celui qui écoute et voit jouer, là, on voit les mouvements, les gestes qui apportent l’expression, et cela se voit. Un toucher c’est personnel et les gestes également. » Cette réflexion ouvre sur une question importante qui sera traitée dans le cinquième point.
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Le regard ne semble pas jouer un rôle important dans la pratique instrumentale des pianistes et n’occupe pas une place systématiquement dans leur enseignement. Les gestes repérables par les auditeurs ne sont pas ceux qui assurent l’efficacité d’un toucher. Dominique G ERRER y ajoute la possibilité de percevoir une filiation entre les gestes pianistiques et la gestuelle spécifique à la personnalité de chaque pianiste. • Le toucher, le geste et la sensation tactile Les pianistes sont invités à dire s’ils ressentent le toucher comme un geste ou comme une sensation. Nous résumerons en disant que les cinq pianistes privilégient la sensation, mais comme le dit Dominique M ERLET : « Il y a forcément des gestes pour obtenir un certain résultat et donc à l’arrivée, sur le clavier, il y a une sensation. » Les pianistes évoquent tous la complexité du jeu pianistique dans ses gestes techniques qui font intervenir les doigts, le poignet, le bras, l’épaule, le dos, les jambes, les pieds. Dany R OUET : « Tout ce qui intervient en amont, appelons cela la sensation gestuelle : comment se trouvent le poignet, le coude, la manière d’être assis. Tout cela entre en ligne de compte, c’est une espèce de chaîne qui aboutit au fait qu’il est possible de développer, du bout du doigt, le toucher proprement dit. » Dominique GERRER : « Évidemment le toucher, c’est tout un ensemble de choses, il y a les bras, il y a tout le corps qui vient avec le toucher, mais c’est dans le bout du doigt que tout se concentre. » Amy L IN : « Pour jouer un pianiste utilise les doigts, les poignets, les bras, les épaules, le dos, les jambes et les pieds. Il est difficile d’écrire de façon précise ce qui intervient dans le toucher. Le geste n’est qu’une partie du toucher mais c’est lié à tout cela. » Certains pianistes établissent une certaine relation entre un geste harmonieux et une belle sonorité, sans le poser comme une affirmation dans le discours, car après l’avoir dit dans l’interview, leur venaient à l’esprit, des exemples de pianistes très désagréables à regarder qui pourtant possédaient une très belle sonorité. Simplement il arrive que les deux se conjuguent et le plaisir visuel pour l’auditeur, peut s’ajouter au plaisir auditif… À moins qu’il ne l’en distraie ? Cela permet d’évoquer une nouvelle fois, le travail de Marie J AËLL, qui a beaucoup investi le geste technique dans l’espoir de pouvoir palier à une oreille qui manquerait de finesse et aider ainsi l’apprenti-pianiste à acquérir néanmoins une belle sonorité. Par gestes techniques, nous entendons tous les déplacements qui entrent en jeu et qui sont enseignés dans la pratique du piano. L’écriture pianistique révèle les possibilités polyphoniques, « orchestrales » de l’instrument, et la technique est ce travail qui doit être fait et acquis sur les gestes qui permettent de vaincre les difficultés parfois acrobatiques rencontrées dans la littérature pianistique. Michel GAECHTER : « Je suis persuadé qu’il y a énormément de chemins pour arriver au même endroit. Parfois, on est obligé de prendre le problème à l’envers : partir du geste. » Dominique GERRER : « Je ne peux pas penser le mouvement avant d’avoir le son. Je crois qu’il faut faire attention à ne pas se perdre dans le geste. » 47
Dominique MERLET : « La méthode de Marie J AËLL m’a paru extrêmement com pliquée. Pour moi, c’est comme si le mille-pattes, tout d’un coup, se demandait comment il fait pour avancer une de ses pattes et qui, du coup, ne pourrait plus avancer[…] Bien sûr la gestuelle se contrôle, s’apprend, mais il faut une gestuelle minimum : celle qui est nécessaire, mais pas plus. » Dany R OUET : « Je ne pense pas que l’on puisse, à travers des gestes, enseigner complètement un toucher. Un geste, une manière de toucher n’a de sens que pour exprimer une idée musicale. » La lecture des réponses évoque majoritairement une certaine réserve, une méfiance vis-à-vis d’un décorticage du geste, « pour ne pas s’y perdre » comme le dit Dominique GERRER . Lorsque Michel G AECHTER dit qu’il faut parfois prendre le problème à l’envers, c’est bien une façon de dire que dans l’ordre habituel, on part du son pour aller au geste et en cela il rejoint l’idée de Dominique G ERRER qui dit clairement que « ce qui est premier et qui conditionne le geste, c’est de savoir exactement le son que l’on veut entendre. » Mais les gestes qui accompagnent une intention musicale, peuvent-ils constituer un repère stable ? Que se passe-t-il pour les pianistes concertistes qui ont parfois très peu de temps pour découvrir un instrument qu’ils joueront quelques heures plus tard ? Tous les pianistes ont en mémoire de mauvais souvenirs à ce sujet. Ils définissent ce à quoi ils ont à s’adapter : - Une mécanique plus ou moins légère, - Une harmonisation souvent inégale du clavier, - L’acoustique d’une salle. Chacun souligne la nécessité de très vite savoir s’adapter afin de trouver une solution rapide. Amy LIN : « En fait je cherche toujours le son dans un piano, donc je ne pense pas à la façon dont je vais jouer du piano. C’est le son qui me guide, j’ai besoin d’un peu de temps pour trouver le son et je décide peut-être de jouer plus légèrement pour obtenir le son désiré. Mais il est vrai que c’est parfois difficile avec certains claviers d’ajuster le toucher. » Dany R OUET : « Je pense que les ressources sont en chacun et la clé du timbre de chaque instrument, on peut la trouver en s’écoutant. » Dominique GERRER : « Quand on a un piano qui ne répond pas, il faut oublier les sensations habituelles que l’on connaît et essayer de donner l’expression de la même façon et il s’avère que l’auditeur fait aussi abstraction d’un son qui n’est pas très bon mais réel parce que l’expression et l’intention musicale ont su dépasser le matériel qui, au départ, n’était pas très bon. » Dominique MERLET, évoquant son travail d’adaptation sur un piano Bösendorfer très inégal : « C’était une récompense car je m’étais donné beaucoup de mal, je n’avais pas joué comme j’avais l’habitude de jouer et j’ai dû changer tous mes équilibres. Il fallait beaucoup écouter, il fallait travailler le dosage. » Nous dirons en conclusion de ce point, que ni le regard, ni le geste ne peuvent suffire pour acquérir une stabilité dans le jeu pianistique. À lire ces témoignages, nous constatons que les cinq pianistes trouvent tous leur solution dans l’écoute de l’instrument 48
auquel ils ont à faire et cherchent la sonorité avec beaucoup de concentration. Ils sont alors obligés de renoncer aux sensations (et aux gestes situés en amont de ces sensations) qu’ils connaissent habituellement lorsqu’ils travaillent sur leur propre instrument. Cela nous amène tout naturellement au point suivant. d) Le toucher et l’ouïe Les discours sur le toucher, à ce stade de l’interview, mettent en évidence que le toucher en tant que geste ne constitue pas un repère stable. C’est pourquoi le questionnaire s’oriente sur l’importance de l’ouïe qui constituera le repère stable pour les pianistes : ils chercheront à retrouver, par leurs gestes, à traduire le plus exactement possible, la représentation mentale de la phrase musicale qu’ils portent en eux. Cela rencontre l’unanimité des cinq pianistes : le travail de l’ouïe et l’acquisition d’une bonne oreille sont indispensables pour faire un bon pianiste. L’oreille est qualifiée de bonne si elle permet au pianiste d’avoir une représentation variée de différentes sonorités et si elle sait parfaitement entendre ce qui sort réellement du piano. Dominique MERLET dit combien cela n’est pas toujours acquis, même dans les grands niveaux. Nous distinguerons deux niveaux dans l’étude de ce point : - Le rôle de l’ouïe dans la pratique du piano - Le toucher d’un pianiste peut-il s’entendre ? • Le rôle de l’ouïe dans la pratique du piano Le piano, par rapport à la majorité des autres instruments, présente la particularité d’offrir des sons justes dans leur intonation (à condition que l’instrument soit bien accordé). Pour cette raison, il offre au débutant l’avantage d’un son préparé. Par rapport à cette particularité, les avis sont unanimes : si cela représente un avantage au départ, cela peut retarder le moment de l’écoute de leur jeu et représenter alors un véritable handicap, d’autant plus que l’écoute est une réelle difficulté dans la polyphonie. Cette écoute doit pouvoir dissocier les deux mains et à l’intérieur du jeu, le rôle de chacun des doigts. « La question du toucher, je l’inclus toujours dans son environnement culturel : l’auteur, l’époque, la manière de différencier des plans (en isolant puis réunissant les touchers entre les deux mains, et mieux entre les doigts à l’intérieur de chaque main). » (Dany R OUET) Ce que laisse entendre ce quatrième point, c’est que le jeu du piano est réalisé par un ensemble de gestes techniques qui permettent d’exécuter une pièce musicale. Mais c’est la qualité d’écoute et la finesse de son oreille qui permet au pianiste de développer une palette sonore variée au service de son imagination musicale. Le rôle de l’ouïe est considéré par les cinq pianistes comme primordial. Pour Michel G AECHTER , il est important de souligner encore l’importance de prendre en compte, dans ce travail de l’oreille la spécificité de l’instrument. Il souligne la difficulté pour le pianiste, de réaliser la continuité d’une phrase avec un instrument dont la particularité est de ne pouvoir offrir, par sa réalité physique des sons naturellement enchaînés : « La place de l’ouïe, c’est à la fois l’idée du son que l’on a, par rapport à une œuvre et l’idée du son que l’on a, par rapport à un instrument […] Au piano, dans la mesure où le son diminue sans que l’on puisse agir pour l’en empêcher, il y a une distanciation néces49
saire entre la ligne musicale, souvent continue, et la « physiologie » de l’instrument qui elle, ne l’est pas. Avec la réalité physique du piano, c’est une sorte d’illusion qui va aider à comprendre la ligne musicale. » (Michel G AECHTER ) « [Le toucher] cela part de l’imagination sonore, de la tête ; quand même, c’est la tête qui commande, ce sont les oreilles qui commandent et cela aboutit à certains gestes. C’est là où l’on voit la qualité du pianiste. » (Dominique M ERLET) « Ce qui est essentiel, c’est que le toucher soit en relation avec l’oreille […] C’est dans l’imagination (qui est une écoute intérieure) que l’on trouve une sonorité. » (Amy LIN) « L’écoute est vraiment indispensable. C’est la concentration dans l’écoute qui est importante et souvent, les pianistes ont tendance à ne pas assez écouter. Pour les autres instrumentistes, c’est sûr, ils ne peuvent faire l’économie de l’écoute […] La place de l’ouïe est primordiale, il faut que l’ouïe remplace le regard. » (Dominique G ERRER ) « L’ouïe a la première place. Tout part de l’oreille et la technique du piano, c’est l’oreille. On ne peut pas avoir une bonne technique si cela ne part pas de l’oreille. » (Dominique MERLET) À la lecture des réponses à cette question sur l’ouïe, nous avons noté qu’elle constitue la partie la plus exigeante dans le travail sur le toucher. Non que les aspects de technique corporelle soient aisés à acquérir. Ils nécessitent des qualités physiques : une main bien adaptée à l’instrument, des qualités de coordinations et du travail, de l’endurance, de la patience. Le travail sur l’oreille, quant à lui, nécessite des dispositions plus spécifiques. La pratique musicale, lorsqu’elle est élue, intervient souvent très tôt dans la vie. Il semble que ces qualités de précocité soient nécessaires en musique. En tout cas, la plupart du temps, les pianistes qui font carrière, ont commencé leur apprentissage très jeune. Le travail sur l’oreille, c’est tout ce que l’on peut regrouper sous le terme de solfège auquel s’ajoute l’acquisition d’une culture musicale ; mais c’est aussi cette qualité d’objectivité d’écoute par rapport à la musique que l’on produit. Il ne suffit pas de savoir comment l’on joue et l’entendre. Il faut aussi trouver les solutions pour approcher au plus près l’idée musicale que l’on entend intérieurement. Cette idée musicale est un choix d’interprétation. Elle n’est réalisable que si le pianiste possède cette qualité d’écoute intérieure et la possibilité de contrôler, à la sortie, que son exécution retransmet bien son intention musicale. « Celui qui joue est aussi celui qui écoute. Celui qui écoute et joue évolue dans le présent et le passé. Bien sûr, il entend l’attaque du son, il entend la résonance et comme il doit en même temps anticiper, il y a aussi le futur. » (Michel G AECHTER )
• Est-ce que le toucher peut s’entendre ? Dominique MERLET pense que dans une salle de concert, la plupart des auditeurs ne saisissent pas toutes les subtilités d’un jeu, que cela reste le privilège de quelques personnes. Voilà pourquoi sa réponse est : « On l’espère ! Cela dépend du talent des auditeurs, il faut le dire. » Dominique G ERRER limite, elle aussi, cette possibilité à des auditeurs exercés : « Je crois qu’un auditeur exercé peut entendre et reconnaître un pianiste qui se différencie par sa sonorité, donc par son toucher ». 50
Michel GAECHTER : « Le toucher, c’est une notion réelle, physique, mais le toucher aura un résultat qui s’appelle le son, et lui, il peut s’entendre. Quand on parle de toucher de pianiste, on dit : R UBINSTEIN a un type de toucher, K EMPF en a un autre. Tous les pianistes qui ont une personnalité, ont une sonorité qui fait qu’on peut les reconnaître. » Amy LIN et Dany R OUET introduisent dans leurs réponses, la notion de singularité du toucher qui sera abordée dans le point suivant. « Le toucher, c’est comme une voix, chacun a une voix différente. » (Amy L IN) « Le toucher peut s’entendre dans la mesure où il laisse entendre quelque chose de soi, de l’intérieur de soi. » (Dany R OUET)
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e) Le toucher au-delà du geste technique Avant de quitter le domaine de la technique, Dominique M ERLET insiste sur son importance, la qualifiant de passage obligé : « Avant d’être un grand artiste, il faut être un grand technicien. » Michel G AECHTER , dans la fin de sa réponse, introduit l’idée de cet audelà de la technique : « [le toucher est un savoir-faire technique] dans le travail oui, dans la mesure où il est lié à l’œuvre musicale elle-même, il y a aussi la compréhension de l’écriture, d’un style, de l’harmonie, d’un phrasé, mais il y a aussi la sensibilité. Tout ça c’est de la technique, mais le vrai fond de l’histoire n’est pas technique. » Une fois que nous quittons le domaine de la technique, les individualités s’affirment. Dans leur discours, même si cela était déjà sensible précédemment, Dany R OUET et Dominique G ERRER insistent sur l’importance déterminante, selon elles, de la vie intérieure et de son influence sur la singularité d’un toucher. « On peut apprendre à toucher un piano, on peut apprendre à avoir une sonorité aussi proche de ce que l’on désire faire entendre, mais chaque être, par son expression intérieure, va donner une autre lumière, une autre couleur à l’expression. » (Dominique GERRER ) « En dehors du savoir-faire technique, il y a l’état intérieur qui détermine ce qui se transmet dans le toucher et tout ce qui est de l’ordre du mystère de la personne se transmet dans le son produit […] sinon pourquoi un piano sonnerait différemment suivant la personne ? » (Dany R OUET) Amy LIN ne limite pas le toucher à un savoir-faire technique, mais dit : « Pour moi, c’est vraiment mystérieux parfois pour expliquer le toucher. Pour moi, la vraie technique, c’est la capacité de transmettre ce que l’on veut faire entendre par le moyen des doigts. » • Une qualité s’ajoute au savoir-faire technique Si l’on admet qu’un pianiste peut être différencié d’un autre, à l’écoute, il faut également admettre qu’à savoir-faire technique égal, s’ajoute une autre qualité. Dominique MERLET la définit clairement : « En plus de la technique, il y a cette poésie, ce plus, qui est fait de ce que l’on porte en soi, ce que l’on a dans la tête, dans le ventre, il y a la culture aussi. » Si nous considérons cette citation, nous pouvons définir le « plus » qui singularise le toucher d’un pianiste par : - « Ce que l’on porte en soi » qui est l’histoire de chacun et de sa culture familiale, de ses origines natales ; - « Ce que l’on a dans la tête » pourrait être formulé par cette audition intérieure dont nous avons déjà parlé. Le pianiste, au moment de jouer, entend intérieurement l’œuvre telle qu’il désire la transmettre à son public ;
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- « Ce que l’on a dans le ventre » est à mettre du côté de la personnalité du pianiste ; - « La culture aussi » se regroupe autour des connaissances musicales bien sûr, mais aussi de tout ce qui entoure une œuvre : son auteur, son époque, son environnement culturel. Dominique GERRER par sa formulation, rejoint la même idée : « C’est ce que l’on est intérieurement, ce que l’on a entendu, pu connaître et appris qui fait que l’on a tel ou tel toucher. » Nous retrouvons également avec Dany R OUET, la notion d’intériorité « En dehors du savoir-faire technique, il y a l’état intérieur qui détermine ce qui se transmet dans le toucher et tout ce qui est de l’ordre du mystère de la personne. » Pour préciser ce point, notre questionnaire s’organise autour de deux axes en posant dans un premier temps la question sur l’éventualité d’une transmission familiale au niveau du geste. Dans un deuxième temps il interroge le pianiste sur l’idée d’un lien entre la personnalité intime du pianiste et la singularité de son toucher. • Une culture familiale du toucher Répondant à cette question, Dominique M ERLET y entend une éducation du toucher et évoque l’existence de ces petits livres que l’on trouve aujourd’hui dans le commerce et qui proposent aux très jeunes enfants des surfaces différentes afin d’aiguiser les sensations de leur toucher. Puis : « C’est très important ces sensations mais je ne sais pas à quel degré une culture du geste dans la famille laisse une empreinte. » Michel GAECHTER exprime son doute quant à l’utilité de cette question : « Difficile d’y répondre, mais il y a forcément un rapport dans la mesure où l’éducation nous influence depuis le départ, il n’y a pas de raison que le toucher soit exempt de cette influencelà. Mais est-ce que ça peut vraiment faire avancer les choses ? Je ne sais pas. » Dominique GERRER , elle aussi, adhère à l’idée d’une influence sur le toucher par une transmission parentale : « Oui, absolument. Toucher, c’est une qualité d’être. Si l’être humain apprend par imitation, la qualité du geste sera aussi imitée, apprise et avec elle, le respect de la préhension des choses sera aussi transmis. » Pour Dany R OUET, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : « Au-delà du contexte pianistique, toucher c’est émouvoir, donc c’est en relation directe avec tout ce que l’on a reçu, avec les empreintes affectives et avec notre histoire. » Amy LIN hésite à établir une filiation entre le toucher et la culture familiale : « Je ne suis pas sûre, je pense qu’on apprend beaucoup de choses de nos parents, je pense qu’on apprend les gestes, mais le toucher, je ne suis pas sûre. On peut être aussi à l’opposé de ce que l’on a appris d’eux, mais l’opposé, c’est aussi une façon de se référer à une transmission parentale. »
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Envisager une transmission familiale au niveau des gestes ne recueille pas une totale adhésion auprès des pianistes. Elle n’est pas refusée et les pianistes qui se pronoce en sa faveur font directement référence au mot toucher dans le sens d’émouvoir. C’est pourquoi cette incursion dans le domaine du toucher, pris dans son sens général : toucher des objets, une personne etc. nous permet de faire le lien précisément avec le toucher pianistique. Si le toucher pianistique n’est pas seulement un savoir-faire technique, nous pouvons essayer de clarifier ce « plus » dont parle Dominique M ERLET. • Singularité du toucher pianistique et personnalité intime du pianiste Nous avons poursuivi en essayant d’établir, toujours dans l’objectif de mieux cerner la spécificité d’un toucher pianistique, un lien entre le pianiste et la qualité de son toucher dans la pratique du piano Cette question a recueilli une longue réponse de la part de Dany R OUET dont nous reprenons les temps forts : « Je pense que l’on joue comme on est. Je pense que les ressources sont en chacun et le son que l’on produit est le témoignage de ce que l’on est […] C’est par la façon d’approcher le clavier, par son savoir-faire, sa morphologie et l’état intérieur dans lequel on se trouve à ce moment-là que la personne obtiendra la sonorité individuelle qui la distinguera d’une autre personne. Je trouve que c’est un mystère extraordinaire. Certains vont fonctionner de manière plus cérébrale, mentale ou analytique et la musique sera chargée de cette approche. D’autres sont plus spontanément dans le registre de l’affectif ou de l’émotionnel et la musique traduira cela au niveau de l’interprétation et notre rapport à l’instrument sera teinté de cette sensibilité […] C’est comme s’il y avait un phénomène vibratoire en chacun de nous, c’est une forme de charisme qui transmet un fonctionnement différent selon l’individu et la musique sera chargée des qualités de chacun ». Dominique GERRER adhère à l’idée de ce lien mais y introduit une autre qualité : « Oui, il y a un lien invisible et profond, mais il ne faut pas non plus tout ramener à ce que l’on est […] Il peut y avoir une qualité artistique en dehors de la qualité humaine ». Elle étaye sa pensée par l’exemple de Glenn G OULD : « Il avait une attitude singulière dans sa façon de vivre, qui semblait très phobique mais lorsqu’il jouait, il pouvait entrer dans la musique en état d’harmonie […] L’être humain semble intérieurement posséder, même si cela ne se traduit pas dans la vie, des qualités formidables et qui se révèlent dans une activité artistique[…] Je voudrais introduire la notion de sentiment au sens de sentir les choses, par l’intérieur, pour pouvoir les traduire de l’intérieur. Le sentiment artistique n’est pas détaché de l’humain. Cette vibration, l’écho, le « senti » du sentiment, c’est primordial pour la qualité artistique. Pour moi, c’est ça la personnalité intime et ça va donner une profondeur particulière au toucher. […] pouvoir traduire les idées musicales que l’on porte en soi car on peut aussi avoir un toucher magnifique et ne rien en faire. ». Amy LIN emprunte un autre chemin : « C’est ce que l’on veut dire et comment on le dit qui est important. Cela vient vraiment de l’intention de communiquer […] Je pense que l’intime se dit dans la façon de communiquer. Je pense que lorsqu’un auditeur maîtrise bien la musique, il peut saisir quelque chose de l’intimité du pianiste […] Je pense qu’il serait plus juste de dire que ce qui fait lien avec le toucher du pianiste, c’est le courage plutôt que l’intime ou bien les deux. » 54
Pour Michel G AECHTER le lien existe mais n’est pas quantifiable : « Il y a aussi les différences de personnalités de chaque interprète qui interviennent. La pratique d’un instrument ne peut pas être dissociée de la personnalité, de la vie de chacun, il y a forcément un lien, mais ce lien n’est pas forcément quantifiable. » Dominique MERLET : « Oui, parce que tout cela vient de la tête et de l’oreille interne. La personnalité débouche sur un univers sonore personnel et je pense que plus un artiste vieillit et plus son jeu devient personnel. Parce qu’on ose davantage d’une part et ce qui constitue vraiment la recherche prédominante de l’artiste devient de plus en plus envahissant. »
f) Les références des enseignements reçus Pour terminer, le questionnaire évoque le parcours de chacun des pianistes. C’est l’occasion pour eux d’évoquer les rencontres qui leur ont paru importantes dans leur vie musicale. Pour Michel G AECHTER , toutes les rencontres sont intéressantes « dans ce qu’elles peuvent nous apporter de définitif, mais aussi par le fait qu’on peut les contredire et aller à l’encontre. » Les autres pianistes font référence, en général, à un Maître. Dany R OUET parle de la rencontre qu’elle estime essentielle : celle d’Hélène B OSCHI avec laquelle elle a travaillé au conservatoire puis avec qui elle est restée en contact au début de sa carrière de concertiste : « De l’enseignement reçu, il reste quelque chose parce qu’on nous a transmis et on a reçu l’héritage de quelque chose. Ensuite, cet héritage on le fait sien, on se l’approprie, on le transforme. » Amy LIN se réfère à Leon F LEISHER , élève d’Arthur S CHNABEL, mais aussi d’un travail effectué en musique de chambre qui lui apprit beaucoup « sur le phrasé, le timing et toutes les subtilités de jeu. » Nous ne pouvons dissocier Dominique Gerrer et Dominique M ERLET. Ce dernier se réfère à Louis H ILBRAND avec qui il a travaillé à Genève et Dominique G ERRER se réfère à Dominique MERLET qui l’enseigna avant sa rencontre avec Louis H ILTBRAND. Dominique GERRER : « J’ai travaillé avec Dominique M ERLET pendant trois ans. […] Il est venu à un moment où je pouvais ressentir tout ce qu’il m’a appris, profondément et pour moi cela a été fondamental. […] Cela m’a soutenue dans ma recherche pour obtenir l’expression musicale la plus belle possible. Après Dominique M ERLET qui a marqué, transformé ma façon de jouer, tout a été amplifié par Louis H ILTBRAND à Genève. Il s’est inscrit dans une continuité, c’est la même source d’inspiration de travail et la même façon d’appréhender le piano et la musique et là j’ai travaillé avec lui pendant six ans. C’est toujours ma référence, une double référence avec Dominique M ERLET. » Dominique MERLET évoque le même Maître : « Oui le Maître qui a beaucoup compté pour moi, c’était après le conservatoire de Paris, c’était Louis H ILBRAND à Genève dont j’ai hérité cette culture du toucher, en particulier avec cette qualité du legato, la relaxation, la beauté du son. » Nous comprenons que Dominique G ERRER ait vécu l’enseignement des deux hommes dans la même continuité et que bien souvent, dans l’interview on en ressente, à la lecture, la même essence. 55
Tous les pianistes reconnaissent qu’il y a ensuite les enregistrements qui les aident à cheminer et parfois la lecture : « Écouter les gens qui me tiennent à cœur. Les com positeurs aussi. Je crois que les affinités avec certains compositeurs nous conditionnent aussi et forment notre personnalité. C’est difficile de parler de ces choses, parce que, si ça se trouve, il y a des facteurs dont nous n’avons pas conscience et qui nous marquent aussi […] il y a aussi toute la recherche personnelle sans oublier la pédagogie car les élèves nous apprennent. […] Les élèves nous confrontent à des problèmes que l’on a pas toujours rencontrés auparavant, alors on réfléchit, on trouve et il y a des choses qui se construisent à ce moment-là. » (Michel G AECHTER ) Au terme de ce questionnaire et de ses réponses, il nous faut maintenant recentrer la réflexion et faire le point sur le concept de toucher pianistique.
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2. Analyse des réponses a) Une proposition de lecture Comme nous le disions dans l’avant propos, l’idée initiale de ce travail a été motivée par la polysémie du terme de toucher. Nous l’avons rencontrée lors de lectures se rapportant à la technique mais aussi dans les témoignages d’artiste qui évoquent leur travail d’interprète et la recherche que ce travail implique au niveau de la sonorité. Cette constatation nous a donné l’idée de baser notre étude sur des interviews réalisées auprès des cinq pianistes professionnels exerçant, avec expérience, le métier d’interprète. Leurs témoignages ayant pour support un même questionnaire, cela nous donne l’occasion, en comparant leurs réponses, de disposer d’éléments susceptibles d’éclairer la nature de cette dialectique. Pour cela, tout en ayant conscience que l’analyse des réponses pouvait se faire à partir de plusieurs grilles de lecture, nous nous proposons d’étudier l’ensemble des arguments selon un axe développant la logique suivante : • Il part de la « mise en gestes » à partir d’un texte musical imaginé mentalement dans son aspect sonore selon des critères d’interprétation propres à chaque pianiste ; • Il se poursuit par l’intervention de l’oreille qui est chargée de contrôler le discours du texte musical ; • Il aboutit à l’interprétation qui est donnée à entendre. Cet aboutissement n’est pas envisagé comme une fin, puisque tout au long de l’interprétation, s’établit un phénomène de retour entre le dernier point qui représente la « production sonore » réalisée par l’interprète et la « mise en gestes » du départ. En effet le pianiste effectue, grâce au contrôle exercé par l’oreille, un va et vient incessant entre le texte musical dans ses intentions d’expression et sa finalité musicale. Le temps musical se déroule en boucles et le mouvement perpétuel effectué par l’oreille du pianiste assure la cohésion de l’œuvre. Au regard de cette grille de lecture, nous avons fait deux constatations : - Pour une catégorie de pianistes, le toucher suggère prioritairement la sensation physique sur laquelle ils prennent appui. Sur cette base vient se greffer le travail de l’oreille qui est l’autre temps fort de la réalisation musicale. Le corps est vécu comme un allié et les gestes maîtrisés obtenus par le travail technique, apportent au pianiste la dis ponibilité nécessaire au temps de l’écoute. C’est pourquoi les pianistes parlent alors de l’importance de ressentir le calme intérieur qui est pour eux la garantie de pouvoir conduire librement leur interprétation.
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- Pour une autre catégorie de pianistes, le toucher s’installe spontanément dans l’audition. La sensation est perçue, intégrée et l’attention se tourne immédiatement vers la sonorité et c’est autour de cette cristallisation que les gestes techniques s’enchaînent. Les choix ne se réfèrent pas tous au même enjeu : pour certains la recherche de sonorité s’articule autour de la spécificité de l’instrument, pour d’autres elle procède d’une relation singulière et sensorielle au monde auditif. Ces constations nous permettent de dire que les pianistes, s’ils utilisent les mêmes centres d’intérêt dans leur travail d’interprétation, ne choisissent pas, comme priorité, le même point de départ sur cet axe. C’est pourquoi, dans les textes lus mais aussi dans ceux des pianistes interviewés, les uns parlent plus facilement de l’aspect physique de la pratique instrumentale et des sensations corporelles qui s’y rattachent tandis que les autres évoquent plus spontanément la sonorité. Pour résumer cet argument, nous avons choisi quelques phrases qui illustrent de façon précise le point de rattache de chacun des pianistes : Dany R OUET : « Le toucher, c’est le côté agréable du grain de la touche, c’est l’aspect sensoriel, d’une sensualité plus globale qui est aussi celle de l’ouïe et du corps tout entier. ». Amy LIN : « Le toucher c’est une sensation de l’oreille. » Michel GAECHTER : « Le toucher, c’est la vitesse d’attaque. » Dominique GERRER : « Le toucher, c’est une perception de la musique que l’on porte à l’intérieur de soi, avant d’en avoir la réalisation concrète, c’est une circulation continue. » Dominique MERLET : « Le toucher débouche sur un univers sonore personnel. » Dans la deuxième partie de notre travail : Théorisation et recherches pédagogiques, dont la source provenait de la littérature technique du piano, nous citions deux courants pédagogiques qui présentaient les mêmes paramètres. - Un courant articulait sa pédagogie autour du travail sur le geste. Nous avions choisi comme référence à ce courant Marie J AËLL. Le but de ses recherches visait à offrir aux pianistes la possibilité d’effectuer, en développant leurs capacités tactiles, une variété de types de touchers au service d’une qualité sonore. - Un autre courant pédagogique représenté par Heinrich N EUHAUS, Karl LEIMER et Walter GIESEKING mettaient l’accent sur la priorité à donner au travail pianistique : développer les capacités de l’oreille et entraîner son esprit à la concentration. Cette pédagogie amenait le pianiste, en développant ses capacités auditives, à enrichir son interprétation grâce à ses possibilités d’imaginer, intérieurement, une variété de sonorités. C’est peut-être ce qui fait que les réponses des pianistes d’aujourd’hui répondent aux mêmes références que celles des pianistes du passé. Nous pensons que les pianistes, tout en poursuivant le même but assigné à leur fonction d’interprète qui est de servir au mieux un texte musical, procèdent néanmoins d’une démarche dont le point d’ancrage est variable. Ce point est à l’essence de la démarche des pianistes. C’est à partir de cet
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essentiel qu’ils élaborent une réflexion qui leur permet d’organiser leur travail et de lui donner un sens conforme à leur personnalité singulière.
b) Une proposition sémantique ? Comme nous l’avons rappelé précédemment, le toucher désigne, dans l’emploi courant de la langue française : - Un des cinq sens, - La manière de toucher, - Le registre de l’émotion. Par ailleurs, nous avons constaté tout au long de ce travail, à travers les lectures sur la technique, les témoignages et les réponses à l’interview, que la polysémie du terme français favorise une élaboration imaginaire propre à chacun. Dans le contexte des critiques musicales, nous l’avons entrevu, les termes qualifiant le toucher sont chargés de rendre compte de la qualité de la musique entendue lors d’un concert. La première critique musicale évoque l’ensemble des pianistes entendus lors des festivals annuels de la Roque d’Anthéron de ces dix dernières années. Le journaliste dit sa conviction de pouvoir saisir, dans les différents touchers, le reflet des différentes personnalités. Dans la critique concernant Dominique M ERLET, le toucher « lumineux, translucide » évoque à la fois quelque chose de la qualité sonore mais il dit aussi la réussite de l’interprétation qui donne une vision claire du texte de Claude D EBUSSY. Enfin le toucher « percutant et soigneusement surveillé » d’Alfred B RENDEL, nous amène à la fois du côté de la percussion de l’instrument et de celle de la personnalité du pianiste. Ainsi, nous retrouvons dans le travail de ces journalistes, les différents domaines qui témoignent à la fois de la gestuelle des pianistes, de leur qualité d’expression et de l’idée que le toucher pianistique laisse entendre quelque chose du tempérament du pianiste. D’autre part, en lisant certains écrits de Marie J AËLL, nous nous sommes interrogés sur les orientations de ses derniers travaux. Il nous a semblé que le surinvestissement des sensations tactiles, l’a quelque peu à peu éloignée des caractéristiques liées à la réalité physique du piano. La conséquence directe fut qu’elle attribua au toucher, la possibilité d’éprouver des sensations, non seulement au niveau de la pulpe du doigt, mais également au niveau des papilles : « petits compartiments pour chacun desquels s’élève une petite saillie semblable à une sorte de petit doigt microscopique ». 45 Que reste-t-il alors de la réalité du principe de production du son au piano qui, nous le rappelons, est réalisé dans un laps de temps très court et dont le moyen se résume à une vitesse d’attaque de la touche ? Cette prise de position, de la part de Marie J AËLL, ne s’explique-t-elle pas par un glissement vers une «spiritualisation» de son toucher ? Bien sûr son cas est atypique, mais il illustre bien le pouvoir suggestif du toucher et nul ne conteste que la recherche,
45 JAËLL Marie,Le mécanisme du toucher. L étude du piano par l analyse expérimentale de la sensibilité tac- tile , Paris, Copyrama, 2/1998, p.2. ʼ
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dont elle poursuivit la logique jusqu’au bout, permit d’enrichir, en son temps, la technique pianistique de nouveaux éclairages. Nous nous sommes alors demandée si on retrouvait dans d’autres langues, un sens aussi large au mot toucher. Nous en avons cherché la traduction en allemand. Le dictionnaire indique le terme Anschlag dont les propositions de traduction sont : - Coup, choc, son (cloche), tintement, résonance - Affiche, écriteau - Devis, estimation, évaluation - Dessein, projet - Attaque, toucher (du pianiste), temps fort (de la mesure) - Touche (de piano) D’emblée, nous constatons qu’en allemand, la première proposition renvoie à la fois à la percussion (coup, choc) et à la sonorité (tintement, résonance). Anschlag engage le pianiste à considérer son instrument dans sa spécificité car il renvoie à la fois à l’idée du marteau qui frappe la corde et à la notion d’attaque. Mais le terme allemand laisse aussi entrevoir ce qui est à l’interface du toucher pianistique : le point de rencontre entre le doigt et la touche du clavier. En raison de son aspect polysémique, le terme français ne guide pas le pianiste sur un sentier aussi balisé. Comme nous l’avons dit précédemment, pour qu’elle soit précise, la définition du toucher impose toujours une explication complémentaire. La spécificité du mot français se trouve dans le fait qu’il introduit simultanément au domaine de l’expression et de l’émotion. Il est remarquable de constater qu’en russe, c’est le mot toucher , en français, qui est employé comme c’est également le cas pour la terminologie assignée au Ballet Russe. L’école russe de piano qui s’est caractérisée par une certaine indépendance après la Révolution de 1917, était néanmoins très ouverte à ses débuts aux apports extérieurs. Il semble que pour les musiciens russes, seule la langue française permet d’exprimer avec finesse et précision le toucher pianistique. 46 À l’inverse, serions-nous tentée d’avancer, en chinois le toucher pianistique se dit par un mot neutre et descriptif : chujian. Il est composé du verbe toucher (chu4 : toucher, atteindre, toucher un point sensible, émouvoir, exciter, animer…) et du nom touche ( jian4 : clavette, touche). Il pourrait donc être littéralement traduit par : toucher la touche (d’un clavier) 47. Il s’écrit : 触键 Ce bref aperçu linguistique à propos du toucher pianistique confirme l’idée que, quelle que soit la langue, le terme n’est jamais univoque. Toucher la touche, comme il se dit en chinois décrit le sens du tact comme on touche une surface. Le terme allemand renvoie en première proposition de sens à la percussion et à la résonance, tandis que le terme 46 La question a été posée à Evgueny K ISSIN lui-même. 47 On retrouve cette façon descriptive de désigner les instruments. Ainsi le piano se dit gangqin où gang1 signifie acier et qin2 désigne un luth traditionnel et par extension les instruments à cordes. Le piano à queue se dit sanjiaogangqin où sanjiao précise qu’il s’agit d’un piano triangulaire ( san1 – trois et jiao3 – angles).
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en français inclut aussi l’expressivité puisque le toucher pianistique désigne la manière de toucher qui fait la qualité sonore. Dominique MERLET envisageait le toucher comme « la manière de dompter l’instrument ». La situation des pianistes est vraiment différentes des autres instrumentistes (cordes, vents, chanteurs). Ces derniers commencent par vivre, dès les premiers moments de leur apprentissage, la confrontation de leur respiration avec la pratique de leur instrument. Ils ressentent une communication étroite entre leur respiration et leur instrument à qui ils peuvent la transmettre directement. Le pianiste est tout de suite dans une distanciation. Distance physique, spatiale entre son doigt et le marteau. Le pianiste est immédiatement confronté à la difficulté de réaliser une phrase musicale avec des sons liés entre eux. Un son joué sur un piano décroît et s’éteint et le pianiste ne peut plus intervenir pour en prolonger sa durée. C’est la synergie (action coordonnée de plusieurs organes) entre l’oreille et le geste qui permet au pianiste de jouer legato et de faire complètement oublier à l’auditeur, l’instrument à percussion. Dans l’invitation qui était faite aux pianistes, lors de ces interviews, de considérer le toucher pianistique au-delà d’un savoir-faire technique, les pianistes évoquent soit la poésie, soit le mystère extraordinaire qui se joue dans le court instant où le doigt rencontre la touche. D’autres y voient une qualité artistique qui s’ajoute à la qualité humaine. Tous, à un moment ou à un autre du questionnaire évoquent l’idée de quelque chose qui les dépasse dans la réalité de leur jeu même s’ils sont plus ou moins réceptifs à cette constatation. C’est bien dans cette subjectivité que se trouve la richesse de la formulation française mais c’est aussi ce qui donne souvent aux pianistes le sentiment qu’ils ne sont plus sûrs de parler de la même chose, lorsqu’ils débattent entre eux, de leur conception du toucher.
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CONCLUSION
Le toucher pianistique est un concept utilisé de façon constante pour rendre compte de la qualité sonore de l’interprétation d’une œuvre. Il est également utilisé par les pianistes pour désigner la finalité de la technique du piano. Nous avons dans un premier temps rappelé l’historique du piano. Cet instrument offrait de nouvelles possibilités sonores dans la mesure où il permettait de réaliser des contrastes de nuances : piano e forte qui furent d’ailleurs à l’origine de l’appellation de l’instrument. Cette nouvelle possibilité de dynamique, permettait alors d’envisager des inflexions dans une phrase musicale avec autant d’expression que celle émise par les instruments n’appartenant pas à la catégorie des claviers. C’est pourquoi nous avons retracé, dans ses grandes lignes, les origines et l’évolution de la technique du piano. Les recherches effectuées montrent bien que les bases de la technique pianistique reposent sur l’adaptation à un clavier qui développe de nouvelles possibilités. Puis l’évolution se fait en parallèle avec les avancées de la facture instrumentale. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les recherches de la technique s’interrogent sur la spécificité du toucher et qu’elles rencontrent des divergences de point de vue. Lorsque la période expérimentale de la technique fut dépassée, les débats se regroupèrent autour du travail de la sonorité. Nous avons recherché dans la littérature musicale, des témoignages de pianistes du XXe siècle. C’est à travers leurs écrits que le toucher fut envisagé dans l’enseignement mais aussi dans leur questionnement d’interprète. Nous avons ensuite rencontré cinq pianistes qui ont accepté de nous parler de leur pratique dans le cadre de leurs activités : l’enseignement et le concert. Cela nous donna l’occasion d’organiser un questionnaire dont l’objectif était de cibler plusieurs domaines susceptibles de concerner le toucher pianistique : celui du corps, de l’ouïe, du regard, de la référence à une culture constituée par les pianistes dans leurs différents parcours professionnels et dans les aspects singuliers de leurs personnalités. Les réponses aux interviews ont permis de confirmer que, pour les pianistes, le sens du mot toucher n’est pas univoque et que la richesse du mot français induit des champs d’applications variables.
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La lecture des réponses s’est effectuée sur la base d’un axe dont nous rappelons le déroulement : une phrase musicale est mentalement envisagée par le pianiste. Cette intention musicale est à l’origine des gestes techniques qui en permettent la réalisation, sous le contrôle de l’oreille qui en assure une production conforme. C’est ce travail d’écoute qui assure la cohérence du texte musical. Enfin, la comparaison avec le terme allemand nous a permis de constater que cette langue, contrairement à la langue française n’induit pas de la même façon, la dimension imaginaire puisque sa signification ramène l’action de toucher à la caractéristique mécanique de l’instrument. Il faut dire que le piano a une place particulière. Il peut à lui seul évoquer un orchestre grâce à ses possibilités polyphoniques, comme il peut être émouvant, autant qu’une voix humaine dans la simplicité d’une phrase monodique. Pourtant, par son mode de production du son, il est à l’opposé du chant. Dans son caractère fondamental, le timbre du piano est neutre. C’est ce qui ex plique son pouvoir d’évocation. Ce n’est pas un hasard si de nombreux compositeurs lui ont confié leurs aspirations les plus intimes. Comme l’a dit Robert S CHUMANN dans une lettre à Clara: « Tous les hauts sentiments que je ne puis traduire, le piano les dit pour moi. » (1828). Qu’un pianiste choisisse, dans son discours sur le toucher, de privilégier le geste, n’exclut pas, pour autant, le point précédent qui est la représentation, par l’audition intérieure, de l’inflexion musicale qu’il choisit de donner à son interprétation. De quelque endroit où le pianiste se place, cela ne change en rien le contenu de son travail. Simplement son choix donne un éclairage différent à son discours sur le toucher. Chacun fait avec la réalité du toucher pianistique. Certains en font le point de départ de leur technique, d’autres prennent comme repère initial, les sensations liées aux gestes ou bien choisissent de privilégier les repères auditifs. Si les chemins parcourus ne sont pas identiques, le but poursuivi est le même : parvenir à restituer une œuvre dont le travail, dans toutes ses composantes, assure la cohésion de la partition. Nous ne savons pas ce qui détermine le choix de l’investissement cérébral (l’audition) ou le choix de l’investissement dans les gestes (la sensation). Cette question nous remet en mémoire une lecture que Claudio A RRAU conseillait systématiquement à ses élèves : Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc de Eugen HERRIGEL. Ce petit livre raconte l’histoire de ce philosophe allemand qui s’est entraîné au tir à l’arc pour com prendre le Zen. Selon Claudio A RRAU, cette discipline constitue une excellente préparation mentale et prédispose à la détente du corps. Au-delà de sa contribution à une bonne concentration, elle vise à obtenir une parfaite disponibilité des gestes. Il nous semble, que dans la pratique du tir à l’arc, inspiré de l’enseignement du Zen, une répétition concentrée sur le geste, sans en envisager le but, lui permet d’acquérir une autonomie. Cette répétition permet d’accéder à une conscience dépassée. Le geste semble n’obéir qu’à lui-même. Dégagé de la contrainte technique, il permet alors à l’artiste de vivre l’accomplissement de son œuvre en harmonie avec son corps et son es prit.
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Au départ de notre travail, il y avait le terme de toucher. Souvenons-nous qu’en dehors du sens du tact, un dictionnaire général distingue deux sens essentiels à ce terme : l’action et la manière de toucher. Vers 1690 il est associé à la musique, et désigne la manière de jouer d’un instrument à touches qui fait la qualité de la sonorité. Mais peut-on attribuer pour autant, à ce terme, un sens spécifique au domaine musical alors que les dictionnaires de musique ne peuvent en donner une définition explicite ? Cette question s’affirme encore au regard des réponses des pianistes à nos questions. En effet nous retrouvons dans leurs propos les deux sens généraux attribués au toucher : l’action et la manière de toucher : - Toucher le clavier désigne le moyen, soit le geste en lui-même ; - La manière de le toucher implique le but de ce geste : la sonorité. Comment articuler « moyen et but » ouvre à toutes sortes de combinaisons possi bles : ceux qui pratiquent l’art du Zen, font abstraction du but alors que pour d’autres, le but détermine le moyen. Envisager le but, c’est soumettre le geste à l’idée. Mais conjointement, « quelque chose » dans le geste échappe à l’idéation et c’est précisément dans ce qui s’effectue à l’insu du pianiste que se manifeste l’intime du pianiste. « Du moment que l’esprit s’en forme d’abord une vision claire, le pinceau ira jusqu’à la racine des choses. » SHITAO (moine-peintre chinois 1642-1707)
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IV – Ouvrages et articles consacrés à l’interprétation BRENDEL (Alfred) : Réflexions faites, Paris, Buchet-Chastel, 1979. EIGELDINGER (Jean-Jacques) : C HOPI n vu par ses élèves, Neuchâtel, La Baconnière, 3/1988. EIGELDINGER (Jean-Jacques) L’univers musical de C HOPI n, Paris, Fayard, 2000. LEIBOWITZ (René) : Le compositeur et son double, Paris, Gallimard, 1986. LORANDIN (Christian) : entretien avec Christian Z ACHARIAS , La lettre du Musicien : LE P IAN o N° 14, Paris, 2000/2001 pp 9-15. R OY (Jean) : Samson François, le poète du piano, Paris, Josette Lyon, 1997. Site internet: w.w.w. revue-contrepoints.com.
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V – Ouvrages et articles se rapportant au toucher en tant que geste Science de la musique (Technique, formes, instruments, dir. Marc H ONEGGER ) deuxième volume, Paris, Bordas, 1976, p 1023. Le Robert , Dictionnaire historique de la langue Française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, p 2138. Médecine des Arts (revue médicale trimestrielle : Approche médicale et scientifique des pratiques artistiques), Montauban, Alexitère, n° 12,13,15,36. Question de — Albin Michel , L’esprit du geste, numéro 117, sous la direction d’Albert PALMA, Gordes, Éditions Question de, 1999. BILLETER (Jean-François) : Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2002. DAVID (Catherine) : La Beauté du Geste, Paris, Calmann-Lévy, 1994. HERRIGEL (Eugen) : Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc , Paris, Dervy, 1970.
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ANNEXES
Interviews de • Dany R OUET • Amy LIN • Michel G AECHTER • Dominique GERRER • Dominique MERLET
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1. Dany R OUET Née à Besançon en 1958, Dany R OUET devient élève d’Hélène B OSCHI au C.N.R. de Strasbourg et obtient un premier prix Interrégional en 1978, puis elle remporte successivement le « Concours International Claude Debussy », le Certificat d’Aptitude d’enseignement du piano, et le « Concours des Jeunes Solistes d’Île de France » . Elle a joué en soliste aux côtés de Noël L EE et Christian I VALDI, ainsi qu’avec l’Orchestre National d’Île de France (direction Jacques MERCIER ), l’Orchestre Symphonique de Mulhouse, l’Orchestre du Capitole de Toulouse (direction Michel P LASSON). Régulièrement invitée par le Festival de Besançon et par le Festival d’Ile de France, elle donne de nombreux récitals en France en région et à Paris (salle Cortot, salle Gaveau, Maison de l’Unesco), ainsi qu’en Suisse, en Espagne, en Allemagne et au Japon.
1- Employez-vous ce mot ?
Oui, mais jamais dans l’absolu. L’histoire du toucher, pour moi c’est un ensemble de choses très complexes, qui est lié d’abord à la personnalité et à la morphologie de l’individu. La morphologie, c’est l’ossature, la musculature, l’élasticité des tendons, la forme de la main avec des doigts épais, courts, frêles, lourds, mobiles, actifs, nerveux. Tout ça entre en ligne de compte, c’est d’une richesse extraordinaire. Pour nous, musiciens, le toucher est lié à un besoin musical. Même chez les tous petits, chez les débutants, c’est toujours lié à une image. J’avais noté quelques exemples : lié à une couleur, à un caractère, à une qualité, soit de tendresse, de joie, de tristesse etc. Le troisième point, très important aussi c’est que le toucher est lié d’abord au style. Quand je parle de style, je parle du toucher particulier pour D EBUSSY, B RAHMS, et d’autres compositeurs. Chez M OZART on n’effectue pas du tout la même approche du clavier, donc cela génère des différences de toucher qui sont liées à une contrainte, en tout cas à des exigences de respect de l’écriture. 2- Que représente le toucher pour vous ?
Pour moi, c’est d’abord une question d’émotion et de plaisir. Le toucher, c’est le côté agréable du grain de la touche, c’est l’aspect sensoriel d’une sensualité plus globale, qui n’est pas seulement celui du toucher mais qui est aussi celui de l’ouïe et du corps tout entier. Je me suis amusée à trouver des mots, qui correspondaient à une manière de toucher le clavier, indépendamment des problèmes de styles ou des besoins musicaux. Alors il y a des mots qui me sont venus : caresser, palper, pétrir, effleurer, sentir vibrer, griffer, fouetter, projeter, amortir, fluidifier suspendre, envelopper, tout cela au service des mille sonorités désirées ! 3 - A-t-il une place dans votre enseignement ?
Bien sûr, une place énorme. La question du toucher, je n’en parle pas de façon absolue, car je l’inclus toujours dans son environnement culturel : l’auteur, l’époque, le sens de l’œuvre, la manière de différencier des plans (en isolant puis réunissant les touchers entre les deux mains, et mieux entre les doigts à l’intérieur de chaque main) toujours au service d’un objectif musical. Cette notion intervient également en fonction de la spécificité d’un timbre voulu, parce que le timbre est lié à notre oreille. Quand on cherche à reproduire, par exemple une fanfare de cuivres, on n’approche pas le clavier comme si on jouait un adagio pour cordes. Quand on veut exprimer la voix, on n’a pas le même legato que si on voulait exprimer un basson ou un flûtiau. Il y a des notions de qualités aussi, de couleur orchestrale, de clarté polyphonique. Il y a le côté percutant aussi. Quand on va jouer B ARTOK , on va favoriser ce jeu-là. La manière de conduire une phrase fait partie du toucher, cela fait partie d’un travail sur le toucher. Savoir transmettre d’une note à l’autre, la sonorité qu’il faut, l’inflexion nécessaire, tous ces facteurs participent au travail sur le toucher, c’est vraiment vaste. 4 - Le toucher : est-ce un geste ? Une sensation ?
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Les deux, mais je dirais qu’il est plus une sensation qu’un geste. Parce qu’un geste pour moi, c’est en partie autre chose. Le toucher pianistique à l’état pur, c’est quand même ce qui se passe avec le bout des doigts, avec la pulpe du bout du doigt. Tout ce qui intervient en amont, appelons cela la sensation gestuelle : comment se trouvent le poignet, le coude, la manière d’être assis. Tout cela entre en ligne de compte, c’est une espèce de chaîne qui aboutit au fait qu’il est possible de développer, du bout du doigt, le toucher pro prement dit. 5 - Vous êtes concertiste et à ce titre vous devez à chaque concert jouer sur un instrument que vous ne connaissez pas. Est-ce que l’adaptation à un nouveau clavier perturbe beaucoup les repères de votre toucher ?
C’est relatif. À quoi doit-on s’adapter ? À une lourdeur de mécanique, à ce qui concerne le « grammage » de chaque touche ? L’harmonisation d’un clavier est rarement parfaite, alors on est parfois surpris car il y a des inégalités. Nous devons faire avec ces problèmes d’inégalité malgré tout, même en concert, il faut le dire. C’est une adaptation basique. On s’adapte à un clavier plus lourd ou plus léger, à un clavier qui est pâteux, ou au contraire qui est plus fluide. S’il est superficiel, on va chercher les sons en profondeur. Quand le son est court, on déploie des trésors d’énergie pour essayer de prolonger le son un peu plus, on y va, on palpe, on pétrit plus, on tire à soi, moi j’aime bien cette question du tirer à soi, comme on attire à soi ce (ceux) qu’on aime. C’est un geste bienfaisant, réconciliant, qui a une certaine implication sur la qualité du toucher ! Quant à la notion de vibration, c’est-à-dire, comment faire sonner n’importe quel instrument ? Je pense que les ressources sont en chacun et la clé du timbre de chaque instrument, on peut la trouver en s’écoutant. C’est une chimie complexe, un équilibre subtil entre ce que l’instrument peut offrir, ce que l’on projette d’entendre et le résultat sonore concret. On peut faire avec l’instrument tel qu’il est, mais on peut aussi dépasser, éclater ce cadre-là, parce que la musique à exprimer dépasse les possibilités limitées d’une mécanique instrumentale. Je pense à l’influence des sonates de B EETHOVEN (il n’a cessé d’en repousser les limites, en puissance, contrastes de nuances, pédale, élargissement de l’étendue du clavier) dans l’évolution de la facture du piano. Quelle que soit la qualité de l’instrument et ce que l’on veut faire entendre, il y a surtout l’état dans lequel on se trouve. Cet état détermine ce qui se transmet à travers un bout de peau à une touche, mais aussi, tout ce qui est de l’ordre du mystère de la personne se transmet dans le son qui est produit. En résumé, on pourrait dire que n’importe quel piano permet d’être soi-même, le reste c’est une question d’adaptation de l’oreille, tant pour soi que pour l’auditeur. Je m’explique : en concert, j’ai l’impression que même sur un instrument de qualité un peu médiocre, la musique permet de transcender tout ça. [Dany R OUET évoque un vieux piano Bechstein qu’elle a joué, en concert, dernièrement.] C’était ardu, mais, malgré ça, on essaye de faire tout ce qui est nécessaire dans l’instant, pour amener de la vie dans le jeu, on se débrouille, et puis l’auditoire s’adapte aussi à une qualité globale de timbre de piano. Je crois que c’est R ICHTER qui disait : « Il n’y a pas de mauvais piano, il n’y a que de mauvais pianistes. » Je crois que c’est ce phénomène qui permet de s’exprimer sur n’importe quel instrument. 6- Il faut des mois à un violoniste pour obtenir un son juste dans sa hauteur et dans son intonation et autant de temps pour avoir une sonorité correcte. Pour le pianiste, le son est juste et correct dès le premier instant. Pensezvous que ce soit un avantage pour ce qu’il en est de ses qualités d’écoute et de toucher ?
[Il y a eu discussion sur le terme « juste » la pianiste pensant à la justesse de l’accord du piano. Elle pense que l’accord n’est jamais parfait et que l’oreille doit s’adapter. Après précision de la question…] Pour moi le son juste et correct m’oblige à parler de la qualité du son. C’est plus une question d’écoute, de contrôle par rapport à un son que l’on produit. Des enfants peuvent passer quatre, cinq, dix ans de leur vie à jouer du piano sans y être sensibilisés ; les doigts fonctionnent, mais sans attention suffisante accordée à la qualité du son. Pour moi, il est important de s’occuper de la qualité du son dès le départ. La question du son de qualité peut s’illustrer par cet exemple : vous prenez une chansonnette jouée par trois personnes différentes, avec des intentions identiques, de legato, de nuances, de tempo, de phrasé, des choses décidées de façon identiques et travaillées. Le piano sonne différent selon les individus. C’est la même chose pour les chefs d’orchestre. J’ai fait pas mal de choses en direction d’orchestre. Dans le cadre du Concours de Direction de Jeunes Chefs d’Orchestre à Besançon, nous avons eu l’occasion de nous faire diriger dans la Sonate pour deux pianos et percussions de BARTOK … D’un candidat à l’autre, nous jouions
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différemment et nos instruments sonnaient différemment. Notre entente, au niveau de la mise en place, de la communication, de l’équilibre, de l’osmose, du souffle, changeait selon la personne qui nous dirigeait. C’est comme s’il y avait un phénomène vibratoire émanant de chacun qui se transmettait. C’est une forme de charisme, qui transmet aussi un fonctionnement différent selon l’individu. Certains vont fonctionner de manière plus cérébrale, mentale ou analytique, et la musique sera chargée de cette approche. D’autres sont plus spontanément dans le registre de l’affectif ou de l’émotionnel et la musique traduira cela au niveau de l’interprétation et notre rapport à l’instrument sera teinté de cette sensibilité. Avec le piano, il y a quelque chose de magique. Sa mécanique est extrêmement savante avec ces dizaines de pièces qui transmettent le son en partant de la touche qu’on appuie, jusqu’à la corde frappée par un marteau. Et cet instant très court est déterminant pour la sonorité. C’est par la façon de l’approcher, son savoir-faire, sa morphologie et l’état intérieur dans lequel elle se trouve à ce moment-là, que la personne obtiendra la sonorité individuelle qui la distinguera d’une autre personne. Je trouve que c’est un mystère extraordinaire. 7- Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ? 8 - Est-ce que le toucher peut s’entendre ?
Pour moi c’est un peu la même question, que la suivante : est-ce que le toucher peut s’entendre ? L’ouïe analyse le résultat du son produit et en même temps, elle anticipe ce qu’elle veut entendre, c’est encore plus important. Le contrôle de l’ouïe, dans la qualité du son, je pense que cela représente une occasion de prendre conscience de ce qui se passe à l’intérieur de soi. Le besoin d’essayer de prendre conscience de ce qui se passe en soi. Quelles sont les perturbations qui se produisent dans la sonorité quand on est tendu ? Si on admet que toute tension nerveuse, musculaire et psychologique, dans l’approche d’une touche parasite le son. Ce qui fait que (cela rejoint le son juste, et c’est dans ce sens que j’avais compris le son juste) le son juste, se travaille, dans le sens où le son que l’on produit est le témoignage de ce que l’on est. La conséquence est que l’on travaille sur soi pour trouver le son juste. Juste en soi, et juste à l’extérieur. 9 - Quelle est la place du regard dans le toucher ?
Je pense que c’est une place qui peut compter dans le travail, pour aider à prendre conscience, mais pas plus. Le regard, cela permet de voir où se place le pouce par exemple, voir tel ou tel mouvement de la main ou du bras et mieux sentir le geste à réaliser pour mieux intégrer le geste. On peut alors travailler sur cette sensation. Pour moi la place du regard se borne à cela. 10 - Est-ce que le toucher peut se voir ?
Je pense que l’on peut voir quelque chose de la « périphérie » du toucher en concert. La gestuelle est visible, mais si l’on est placé du mauvais côté, sans visibilité, on entend peut-être encore mieux. Personnellement, j’aime bien, lorsque je vais écouter un pianiste, faire une première partie sans voir ses mains, et une deuxième en regardant, et on apprend beaucoup en regardant. On apprend peut-être, simplement à faire la relation entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. On perçoit mieux ce dont témoigne l’artiste sur scène, à son clavier et comment il vit la musique à travers son corps. On peut évaluer sa façon d’approcher tel ou tel problème musical, technique et apprécier le résultat sonore. Mais voir en soi le toucher, non parce que c’est la représentation d’un son intérieur. La vue permet d’appréhender aussi peut-être ce qui peut nous toucher, même si ce n’est pas visible ou concrètement vérifiable. Je crois que la vue peut aider à répondre à des questions techniques à des choses très précises, à aider dans l’apprentissage du corps dans le jeu musical. Mais pour ce qu’il en est de l’énergie qui se dégage d’un musicien, de ce qui se passe « dedans » et « autour » cela n’est pas de l’ordre du visuel, c’est plutôt de l’ordre du vibratoire. Mais est-ce que le vibratoire se voit ? Peut être que cela « transpire » dans l’air, et que l’on en perçoit quelque chose par la vue. On voit et on sent des gens qui sont très attentifs, silencieux, concentrés, on voit aussi l’artiste concentré, vivre sa musique. Je pense que la musique et sa pratique englobent tous les sens sans les dissocier.
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11- Marie JAËLL a consacré une grande partie de sa vie de pédagogue à réfléchir et élaborer une technique du toucher. Elle étudia avec minutie toutes les sensations tactiles, travaillant notamment sur les empreintes laissées par les doigts sur le clavier dans la situation du jeu pianistique. Connaissez-vous son travail de recherche ? Pensez-vous que l’on puisse transmettre le toucher par l’apprentissage de la gestuelle ? J’ai lu quelques-uns de ses ouvrages. J’ai donc vu tous ses petits schémas d’empreintes des bouts de doigts pris sur le devant, sur le gras, sur la pointe. En soi, cela rejoint ce que je disais au début. Ce qui m’a plu, ce sont les lignes directrices. Quand on veut un son assez rond, c’est un son assez palpé que l’on produit avec la pulpe du doigt etc. mais quand on voit et écoute des élèves, des collègues, des pianistes, on constate que chacun se débrouille avec ce qu’il est, avec la morphologie de sa main, pour avoir sa propre sonorité. J’ai un peu de mal à mettre cela dans des catégories. En fait je ne pense pas que l’on puisse, à travers des gestes, enseigner complètement un toucher, il fait partie d’une étude. Cela a les qualités et les défauts d’une étude systématique. Il y a tellement d’autres choses qui entrent en ligne de compte : la culture, le vibratoire dont je parlais tout à l’heure et cela ne s’enseigne pas. Je pourrais le reformuler en disant qu’on ne peut enseigner le droit pour chacun d’être ce qu’il est. Et je le constate avec mes élèves, de semaines en semaines, les guidant au mieux selon leur tempérament, les devinant même derrière la porte à leur toucher. Le toucher en soi : il me paraît plus important de baser cette approche sur la musique elle-même, sur le respect de cette musique et sur le respect du comportement de celui qui la joue. Un geste, une manière de toucher n’a de sens que pour exprimer une idée musicale et il faut aussi respecter l’attitude de chacun face au clavier, face à la musique et ne pas vouloir « mouler » des comportements. Je trouve alarmant ces classes où les élèves sont « clonés » dans une manière de jouer, et de reconnaître le maître en entendant les élèves. Car dans l’enseignement on ne transmet pas que des qualités et on ne mesure pas ce que l’on transmet involontairement à nos élèves : nos attitudes, nos manies, notre personne tout simplement ! Bien sûr, de l’enseignement reçu, il reste quelque chose, on en reparlera puisque ça fait partie des dernières questions. Il en reste quelque chose, parce qu’on nous a transmis et on a reçu l’héritage de quelque chose. Ensuite cet héritage on le fait sien, on se l’approprie, on le transforme, mais aujourd’hui avec le recul, je pense que le fait de laisser à chacun la liberté d’être lui-même est vraiment fondamental. Mais ce qui reste certain, c’est qu’il y a une filiation qui existe quoiqu’il arrive… comme dans les familles.
12-Pensez-vous que le toucher pianistique soit uniquement un savoir-faire technique ? Non mais cela rejoint tout ce que l’on a déjà dit. 13- Dans un livre intitulé La beauté du geste, Catherine DAVID tente de rendre compte d’une double expérience personnelle : la pratique assidue du piano et du taï-chi-chuan. Elle écrit : « En même temps que le nom des choses, nos parents nous ont transmis une certaine manière de toucher. » Que pensez-vous de cette phrase ? À mon sens, cela mériterait un livre entier : nos parents nous ont transmis… Oui, tous les divans de psy en sont témoins et ça va très loin, pour moi. Au-delà de ça, le mot toucher veut dire émouvoir, donc c’est en relation directe avec tout ce que l’on a reçu, avec les empreintes affectives et avec notre histoire. Il y a des élèves qui ont des histoires très difficiles, mais je pense qu’il y a des limites que l’on peut éventuellement repousser, il y a un travail que l’on peut proposer. La façon de transformer son toucher peut devenir un outil de thérapie, dès l’instant où l’on travaille sur quelque chose qui est à l’intérieur, qui est du domaine de toutes ces empreintes affectives et qui en même temps est un travail corporel. Cela rejoint ce qui se passe au niveau du taï-chi, on en arrive à s’approcher d’une attitude qui convient mieux et qui peut être un remède à certains maux J’ai eu l’occasion une fois dans ma carrière de m’occuper d’une enfant vraiment perturbée sur le plan psychologique, qui a fait des séjours en hôpital psychiatrique et qui à la suite de plusieurs cures en hôpital est revenue au piano avec un son dénaturé au point que c’était un son sans vie. Cette élève a mis deux ans à se reconstruire et sa guérison s’est entendue à travers sa sonorité retrouvée. C’est à travers de tels moments que l’on réalise à quel point l’état dans lequel on est, permet ou non au piano de « sonner. » 14 - Pensez-vous que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ?
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J’ai simplement mis : d’accord. Je pense que l’on joue comme on est. Effectivement il existe des savoir-faire, et pour certaines personnes, il y a des lois en musique, des lois qui occultent l’humain quelque part, mais ce sont des archétypes assez universels, en schématisant je dirais qu’il y a d’un côté l’archétype de la rigueur, de la loi, de l’exigence absolue, de la vérité scientifique et de l’autre l’archétype de l’émotionnel, de l’irrationnel, de la sensibilité et de la générosité, étant bien entendu que l’idéal serait une présence étale et harmonieuse de ces deux tendances. 15- Quels Maîtres ont marqué votre parcours musical ?
J’ai d’abord travaillé avec Jacques B LOCH à Besançon qui était un professeur en fin de carrière qui m’a donné le goût de la musique et qui m’a laisséE me débrouiller. C’est-à-dire, aucun moule, une entière liberté avec de temps en temps quelques exigences techniques contre lesquelles j’étais particulièrement re belle ! J’ai travaillé avec lui jusqu’à l’âge de 17 ans. Puis j’ai fait quelques tentatives auprès d’éminents professeurs parisiens et cela n’a pas fonctionné, d’autant que je me suis engagée très tôt sur le plan professionnel. Par la suite j’ai été bien conseillée par M onsieur Paul B AUMGARTNER , directeur du conservatoire de Besançon, qui m’a donné l’adresse d’un professeur du C.N.R. de Strasbourg. J’ai travaillé avec Hélène BOSCHI qui m’a prise dans sa classe de perfectionnement, j’avais terminé mes études à Besançon. C’est la rencontre da ma vie, malgré quelques mois d’adaptation laborieuse il m’a fallu accepter beaucoup de remises en questions, dans une relation exigeante, exclusive, parfois difficile à vivre. Notre relation de travail a duré douze ans. J’ai continué à la voir régulièrement, elle me préparait à mes concerts. Elle me faisait bénéficier de son écoute critique, elle était aussi pour moi une présence irremplaçable sur le plan humain et m’a apporté son expérience de toute une vie. 16- Le terme de toucher était-il familier à leur enseignement ?
Et justement, en matière de toucher, il y a quelques éléments techniques qui me restent d’elle, mais ce n’est vraiment pas l’essentiel. L’essentiel de son toucher, c’était la sonorité, et elle possédait une telle sonorité ! Elle jouait, elle n’expliquait pas ce qui se passait, mais quelle sonorité ! Elle montrait des gestes, et "touchait" souvent la main, le poignet, le bras pendant le geste. Je pense que ce qui s’est transmis en premier, sur cette longue durée et qui a été réactualisé pendant toutes ces années, c’est cette écoute, cet équilibre sonore idéal, cette qualité et cette plénitude de son, cette transparence, cette sincérité expressive, que je trouvais extraordinaire à l’époque. Pendant ses concerts auxquels j’assistais, c’était un tel bouleversement de l’entendre produire cette musique-là, ce son-là ! Alors évidemment, avec une telle relation de reconnaissance et d’admiration, je dois dire que cela confirme en partie ce que je disais précédemment, j’ai vraiment fait tout mon possible pour regarder, entendre, reproduire du mieux que je pouvais, puis faire miennes, ces qualités qui m’étaient au départ inconnues et qui m’apportaient quelque chose d’aussi rare. Cet héritage de la sonorité, c’est quelque chose auquel je reviens toujours, quand je cherche, quand je suis dans l’errance, quand je ne suis pas bien, quand j’ai l’impression de le perdre, quand je suis à côté. Cela m’est arrivé pendant des périodes difficiles de la vie, on se dit « non ce n’est pas ça, ça sonne mal ». Aujourd’hui j’ai confiance, je sais que je peux toujours y revenir. J’en reviens à ce que je disais sur la thérapie, quand on ne va pas bien, le piano restitue une détresse sonore. Je crois qu’en travaillant sur le toucher et le son, on purifie le toucher, on libère le son, et on se purifie, on se libère.
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2. Amy LIN Amy LIN a étudié le piano avec Léon F LEISHER au conservatoire de Peabody à Baltimore, Maryland de 1981 à 1990. Pendant ces dix années elle s’est ainsi imprégnée de la tradition musicale issue de BEETHOVEN et de SCHUBERT Après avoir obtenu avec brio son Artist Diploma, Amy Lin a étudié le piano avec Gerhard O PPITZ à Munich et obtenu le Meisterklassendiplom de la Hochschule für Musik de Munich. Ses maîtres lui reconnaissent une intelligence musicale et une sensibilité artistique exceptionnelles, notamment dans le répertoire classique de M OZART, BEETHOVEN, et SCHUBERT. Depuis quelques années, Amy L IN a ouvert son répertoire aux compositeurs chinois contem porains. Elle renoue ainsi avec ses origines culturelles qu’elle a gardées intérieurement depuis son arrivée aux États Unis en 1975. Dans la musique asiatique contemporaine elle est à la recherche des œuvres musicales qui traduisent la sensibilité et l’esthétique présentes dans la poésie et l’art calligraphique chinois. Elle trouve ainsi intéressante la tendance actuelle qui s’incarne dans la diaspora chinoise au travers de compositeurs tels que C HOU Wen-chung, C HEN Yi et Z HOU Long à New-York dont le but est d’introduire un langage musical nouveau inspiré des traditions chinoises ancestrales. En travaillant avec eux elle essaie d’interpréter ce nouveau langage, mettant à profit sa compréhension de la sensibilité et des structures mentales chinoises acquises pendant son enfance. Amy LIN enseigne actuellement au Conservatoire National de Région à Strasbourg.
1 — Employez-vous le mot de toucher ?
Oui. 2- A-t-il une place dans votre enseignement ?
Oui, mais ce n’est pas une priorité dans l’enseignement. 3- Que représente le toucher pour vous ? 4- Le toucher : est-ce un geste ? Une sensation ?
Pour moi, le toucher est plus une sensation qu’un geste. En fait je n’y pense pas trop, il ne faut pas exagérer, on se polarise peut-être trop sur le toucher. Ce qui est essentiel, c’est que le toucher soit toujours en relation avec l’oreille. Il faut savoir ce que l’on veut dans la musique et ce que l’on veut entendre. La vraie technique, pour moi, c’est la capacité de transmettre ce que l’on veut faire entendre, par le moyen des doigts. Donc le toucher, c’est ce contact du doigt sur le clavier, qui varie selon l’anatomie de la main. Ce n’est pas si simple. Je peux jouer joliment un nocturne de C HOPIN avec un crayon, alors comment peut-on dire ce qu’est le toucher ? Parce que c’est quelque chose comme ça, le toucher. Même si je dis que c’est une sensation, avant tout, c’est une sensation de l’oreille pour moi. L’articulation dans la musique, c’est très important. Dans le chant, ce sont les lèvres qui le font, pour le piano ce sont les doigts. On peut établir un parallèle entre l’appareil phonatoire mobilisé dans le chant et tout ce qu’utilise un pianiste pour jouer : doigts, poignet, bras, épaules, dos, jambes et pieds. Il est difficile d’écrire de façon précise ce qui intervient dans le toucher. Le geste n’est qu’une partie du toucher, mais c’est lié à tout cela. 5- Vous êtes concertiste et à ce titre vous devez à chaque concert jouer sur un instrument que vous ne connaissez pas. Est-ce que l’adaptation à un nouveau clavier perturbe beaucoup les repères de votre toucher.
Parfois, c’est très facile, quand le piano est beau. En fait, je cherche toujours « le son » dans un piano, donc je ne pense pas à la façon dont je vais jouer du piano. C’est le son qui me guide, j’ai besoin d’un peu de temps pour trouver le son, et je décide peut-être de jouer plus légèrement pour avoir l’effet ou le son désiré. Mais il est vrai que parfois c’est difficile avec certains claviers d’ajuster le toucher, le jeu.
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6- Il faut des mois à un violoniste à un violoniste pour obtenir un son juste dans sa hauteur et dans son intonation et autant de temps pour avoir une sonorité correcte. Pour le pianiste, le son est juste et correct dès le premier instant. Pensez-vous que ce soit un avantage pour ce qu’il en est de ses qualités d’écoute et de toucher ?
Je ne sais pas. Enfin c’est un avantage, mais ce n’est pas souvent qu’un piano est bien accordé. Pour un pianiste, c’est difficile, car on doit être tolérant, surtout pour ceux qui ont l’oreille absolue. Et ce qui est difficile pour un pianiste, c’est l’écoute dans la polyphonie. Je pense que c’est l’oreille, le cœur, qui décide en relation avec ce qu’on veut dire. Bien sûr, il y a un risque, mais tout de même c’est l’envie de jouer de la musique et pas simplement l’envie de jouer de l’instrument. C’est ça la différence. C’est comme une voix, chacun a une voix différente, mais c’est l’inflexion de la voix dans la phrase, le ton choisi qui les différencie. C’est ce que l’on veut dire et comment on le dit qui est important. Cela vient vraiment de l’intention de communiquer. Alors bien sûr, c’est important un bon instrument, mais on peut aussi beaucoup faire sur un instrument médiocre. Je crois que c’est dans les pays de l’Est que l’on trouve beaucoup de très mauvais instruments et beaucoup de très bons pianistes. Comment ont-ils fait pour trouver le son ? C’est dans leur imagination, ils ont vraiment envie de transmettre leur musique. Pour quelqu’un qui écoute, un instrument moyen est peut-être plus intéressant car il y a beaucoup d’émotions dans la musique. Il y a des chanteurs qui ont une belle voix mais qui sont très ennuyeux à entendre. 7- Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ?
[Amy Lin fait référence à l’ouïe sans arrêt dans ses réponses, elle n’a donc pas répondu à la question en tant que telle.] 8- Est-ce que le toucher peut s’entendre ?
Je ne pense pas. 9- Quelle est la place du regard dans le toucher ?
Le regard dans le toucher ? Je ne sais pas. Cela fait parti d’un ensemble. 10- Est-ce que le toucher peut se voir ?
Je pense que chacun des gestes du pianiste contribue à la sonorité de son toucher. Je ne pense pas que ces gestes soient perçus par les auditeurs. Jouer du piano, c’est comme parler, la façon dont on articule influence directement le son. À mon avis, c’est la vitesse d’attaque et la pression que l’on exerce sur les touches qui contribuent à la variété de « couleurs ». Physiquement, il y a de multiples façons d’effectuer une attaque et d’en contrôler la vitesse. 11- Marie J AËLL a consacré une grande partie de sa vie de pédagogue à réfléchir et élaborer une technique du toucher. Elle étudia avec minutie toutes les sensations tactiles, travaillant notamment sur les empreintes laissées par les doigts sur le clavier dans la situation du jeu pianistique. Connaissez-vous son travail de recherche ? Pensez-vous que l’on puisse transmettre le toucher par l’apprentissage de la gestuelle ?
Non, je ne connais pas. 12- Pensez-vous que le toucher pianistique soit uniquement un savoir-faire technique ?
Non, pour moi c’est vraiment mystérieux parfois d’expliquer le toucher. Parfois je fais des critiques à mes élèves, je peux demander un son plus concentré, plus précis. Je peux alors recommander un toucher davantage dans la pulpe, donc je l’enseigne mais toujours dans le contexte et seulement avec intention. En musique, même pour jouer simplement, on doit faire un effort
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13- Dans un livre intitulé La beauté du geste, Catherie DAVID tente de rendre compte d’une double expérience personnelle : la pratique assidue du piano et du taï-chi-chuan. Elle écrit : « En même temps que le nom des choses, nos parents nous ont transmis une certaine manière de toucher. » Que pensez-vous de cette phrase ?
Je ne suis pas sûre, je pense on apprend beaucoup de choses de nos parents, je pense qu’on apprend les gestes, mais le toucher, je ne suis pas sûre, cela dépend de la personnalité. On peut aussi être à l’opposé, mais l’opposé c’est aussi une façon de se référer à cette transmission parentale ! 14- Pensez-vous que l’on puisse établir un lien que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ?
On peut mais ce n’est pas toujours le cas. Je pense que l’intime se dit dans la façon de communiquer. Mais on ne communique pas vraiment de la même façon dans des langues différentes. Il y a des personnes qui peuvent livrer quelque chose de leur personnalité intime lorsqu’ils communiquent en parlant, mais pas en jouant, parce qu’ils se sont libérés avec une autre langue. Je pense qu’il existe différentes personnalités en une personne et pourtant c’est la même personne. J’ai, parmi mes élèves, un garçon qui est vraiment presque muet, et quand je lui demande son avis, il me répond toujours : « Je ne sais pas », mais il joue vraiment très bien. Je lui dis alors : - Explique-moi ce que tu fais, ce que tu veux, - Oh, je joue, comme ça, je ne sais pas. Cet élève communique mieux avec la musique qu’avec les mots. Et je pense que si on connaît bien la musique, on peut comprendre quelque chose de son intimité. Je pense que lorsque quelqu’un maîtrise bien la musique, on peut dire qu’on approche sa personnalité. C’est pourquoi il me paraît important pour un pianiste de jouer la musique dont il se sent très proche. Je pense qu’il serait plus juste de dire que ce qui fait lien avec le toucher du pianiste c’est le courage plutôt que l’intime ou bien les deux. C’est une question de courage. Le courage de montrer son intimité. C’est le courage aussi de jouer très calmement. 15- Quels maîtres ont marqué, influencé votre parcours musical ?
Leon FLEISCHER avec lequel j’ai travaillé pendant dix ans qui était l’élève de S CHNABEL. Et aussi un violoniste américain B URSONOVSKI avec lequel j’ai suivi des cours de musique de chambre pendant plusieurs années. J’ai compris ce que c’était de jouer d’un instrument à cordes, j’ai beaucoup appris sur le phrasé, le timing et toutes les subtilités de jeu. 16- Le terme de toucher était-il familier à leur enseignement ?
Oui, mais toujours dans le contexte, jamais en tant que tel.
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3. Michel GAECHTER Après sa formation au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où il obtient les premiers prix de piano, harmonie, contrepoint et fugue, Michel G AECHTER s’oriente vers l’école russe de piano avec le professeur Vitaly M ARGULIS à la Hochschule de Fribourg en Allemagne. Il est lauréat du Concours International Liszt de Parme. Son activité de concertiste englobe un répertoire allant de J.S.B ACH à la musique d’aujourd’hui. Ses interprétations d’œuvres majeures du répertoire contemporain (Pierre B OULEZ et Jean BARRAQUÉ, Arnold S CHOENBERG entre autres) ont été particulièrement remarquées lors de plusieurs festivals : Musica 1983, 1985, 1996, 2000. Reconnu par la diversité des champs musicaux qu’il parcourt, Michel G AECHTER nous fait découvrir par sa curiosité et sa flamme une lecture exigeante et personnelle des œuvres musicales. Ses interprétations ne sont jamais anodines. Michel GAECHTER est professeur au Conservatoire National de Région de Strasbourg. Il a enregistré l’intégrale des œuvres pour piano de S CHOENBERG (Tamino SPM 160 378 ILD) 1- Employez-vous le mot toucher ?
Oui. 2- Que représente le toucher pour vous ? 3- A-t-il une place dans votre enseignement ?
En fait, le toucher, c’est un mot générique pour dire beaucoup de choses. Souvent quand on parle de beau toucher, on fait référence à une sonorité qui n’est pas trop dure ou ronde mais je crois qu’il y a deux choses : - La première, c’est le toucher par rapport à l’instrument ; - La deuxième, c’est le toucher dans le contexte d’une œuvre musicale. On adapte les touchers en fonction de l’œuvre, d’une l’écriture plus ou moins chargée, plutôt harmonique ou contrapuntique. Pour simplifier les choses à l’excès, je dirai que le problème n’est pas complexe en soi. Ce qui est complexe c’est sa réalisation dans le contexte musical. Pour moi, et dans mon enseignement, c’est d’ailleurs une de mes marottes, l’important est de prendre conscience, qu’une fois que le marteau a frappé la corde, on ne peut plus rien faire. Il y a une percussion puis le son diminue et c’est à ce moment-là qu’intervient le toucher par rapport à l’instrument dont on dispose car d’un piano à l’autre, les registres ne sont pas équilibrés de la même manière. Il y a des pianos qui ont des basses plus amples, avec des sons très longs, d’autres moins et on adapte son toucher en fonction de l’instrument et de la musique que l’on joue. Si vous jouez une pièce de la période de la fin du romantisme, de B RAHMS, vous avez une écriture assez chargée dans le grave, avec des octaves et des accords bien riches à l’autre main. Il s’agit de faire en sorte que l’on puisse tout entendre, et si le piano a des basses très riches, il va falloir négocier le toucher au niveau de l’attaque. On peut choisir, par exemple de jouer davantage les pouces de la main gauche et « plus » dans l’idée d’une percussion, avec une attaque plus rapide. Le marteau frappe plus fort une corde parce qu’il la frappe plus rapidement. Ce n’est pas une question de poids ou de distance de parcours (doigt touche), c’est vraiment une histoire de vitesse d’attaque. Alors parfois on cherche à mystifier cela, en se disant : « oui, mais si on attaque de façon plus continue la touche, on aura un toucher différent. » À mon avis, ce sont des aspects psychologiques, et pourtant ils peuvent effectivement jouer sur la réalité des choses car l’attaque sera forcément influencée, mais le son réel ne se fait qu’au moment précis où le marteau frappe la corde. Cette réalité débouche dans l’enseignement sur des considérations techniques. Par exemple, lorsque des élèves fatiguent au niveau de l’avant-bras, cela vient souvent d’une pression trop continue. Dans une phrase très lyrique, on appuie en pression continue entre deux notes, sans relâcher le muscle, pensant qu’on aura une influence sur le son suivant. En fait, il y a une influence effectivement, mais négative à mon sens, parce que les doigts qui interviennent par la suite seront moins libres. C’est un point de vue un peu radical, mais c’est ce que je pense aujourd’hui.
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4- Le toucher, est-ce un geste, une sensation ?
Une sensation, oui. Mais en fait le geste, non, je ne le pense pas ou alors si geste il y a, c’est une conséquence. C’est une sensation mais c’est assez complexe, pour cela je vais faire référence à la réalité musicale. Prenons l’exemple d’une phrase lyrique jouée par un violoniste, un altiste ou un clarinettiste ou un hautboïste. Ils jouent physiquement chaque son, jusqu’au bout, jusqu’à son bout ultime. Pour chaque son, le hautboïste doit souffler et il va le ressentir physiquement. C’est pour cette raison qu’il est obligé de respirer. Le violoniste, lui peut agir sur le son continu avec la pression de l’archet, éventuellement avec le vibrato de la main gauche. Chaque son est soutenu et peut éventuellement être diminué. Au piano, dans la mesure où le son diminue sans que l’on puisse agir pour l’en empêcher, il y a donc une distanciation nécessaire entre la ligne musicale, souvent continue, et la « physiologie » de l’instrument, qui elle, ne l’est pas du tout, et à mon avis c’est cela, la grande difficulté. C’est-à-dire que l’on se trouve un peu confronté au problème du percussionniste, à savoir, que le son est fabriqué dans un instant très court, dans une durée de « vie » courte, elle aussi et pourtant il faut donner une impression de ligne musicale. C’est là qu’intervient l’analyse musicale. Avec la réalité physique du piano, c’est « une sorte d’illusion » qui va aider à comprendre la ligne musicale. Cette tension physique que parfois, instinctivement, on a envie de donner entre deux sons, est, à mon avis plutôt nuisible qu’utile. Si DEBUSSY disait qu’il fallait oublier que le piano avait des marteaux, cela était dit sur un plan psychologique, c’est-à-dire, qu’il fallait donner l’impression que le piano n’a pas de marteaux, avec des attaques suffisamment étudiées, justement. En fait, il y a plein de paramètres qui entrent en jeu : la polyphonie, les autres voix, bien sûr l’attaque en elle-même, les attaques par rapport au rythme, aussi, et la pédale qui peut donner cette impression de non-percussion grâce à la résonance qui devient plus ample et qui prend le pas dans la rétrospective de l’audition, qui prend le pas sur l’attaque. Quand on écoute, on a une réaction sensorielle immédiate, mais on a forcement une réaction a posteriori qui est simultanée par rapport à ce qui suit dans la musique. Il y a un va-et-vient constant entre le présent et le passé, je crois pour celui qui écoute. Mais celui qui joue est aussi celui qui écoute. Celui qui écoute et joue a le présent et le passé. Bien sûr, il entend l’attaque du son, il entend la résonance et comme il doit en même temps anticiper, il y a aussi le futur. Et ça, c’est une question de travail, c’est complexe et pourtant les principes sont simples. C’est Glenn GOULD, je crois, qui disait que pour apprendre ce qui est nécessaire pour savoir jouer du piano, il faut une demi-heure et le reste, c’est dans le travail des styles, des œuvres. Il y a aussi les différences de personnalités de chaque interprète qui interviennent : G OULD préférait ne pas toucher le piano avant de savoir par cœur les œuvres, ce qui n’est pas mon cas, je ne le fais pas parce que j’ai envie d’entendre, c’est une question de tempérament. Cela peut être aussi une notion de plaisir par rapport à l’instrument. C’est une réalité et heureusement qu’elle est là mais en même temps elle est dangereuse dans la mesure où elle peut parfois faire oublier l’aspect réel des choses, et on en est tous là, Parfois lorsque je travaille en m’enregistrant, je joue, j’ai l’impression que c’est bien et en réécoutant je me rends compte que ce n’est pas ce que j’avais cru faire. Pris par le désir de ce que l’on veut faire dans l’œuvre, on confond désir et réalité. C’est pourquoi je pense qu’il est important de démystifier et d’avoir une écoute plus objective en jouant, en tout cas, le travail est fait pour ça. Et le travail par enregistrement peut donner une plus grande objectivité sur le moment même, parce qu’on se rend compte de ce que l’on ne fait pas et cela permet d’agir sur ses défauts. On finit par se connaître mieux et on peut gagner beaucoup de temps dans le travail. 5- Vous êtes concertiste et à ce titre vous devez à chaque concert jouer sur un instrument que vous ne connaissez pas. Est-ce que l’adaptation à un nouveau clavier perturbe beaucoup les repères de votre toucher ?
Oui, c’est pourquoi il est assez nécessaire de voir un piano avant un concert mais on dispose souvent de peu temps. Il y a le piano, mais il y a aussi l’acoustique de la salle vide et l’acoustique de la salle pleine, ce qui implique une adaptation de dernier moment. Les musiciens de jazz savent bien faire cela, c’est peut-être leur formation d’improvisateur et leur vécu musical fait de nombreuses occasions de jouer avec des partenaires différents qui leur donne ces facultés d’adaptation rapide. Oui, il y a une adaptation au clavier, par rapport à la légèreté ou la lourdeur de la mécanique, mais aussi une adaptation par rapport à l’équilibre des registres de l’instrument. Quand vous avez l’habitude de travailler sur un instrument (moi, j’ai un piano Erard de la fin du XIXe siècle) qui a des basses profondes et légères parce qu’on entend beaucoup les harmoniques aigus. Les fondamentales sont moins puissantes, et les
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harmoniques aigus étant plus facilement perceptibles, la netteté des basses est plus importante. Si vous êtes habitué à travailler sur un instrument comme celui-là et que vous devez jouer sur un instrument moderne (Bösendorfer, Steinway ou Fazioli), vous êtes obligé de « bidouiller », de tricher sur le plan du toucher que vous utilisez habituellement et sur le plan des attaques. C’est pourquoi, lorsqu’on joue sur un instrument moderne, il vaut mieux, pour des raisons de bonne sonorité dans l’aigu de la main droite, faire sortir la partie supérieure et je dois dire que la précision de toucher que nous offrent ces instruments est assez agréable et pratique. Mais quoi qu’il en soit, pour redire encore l’essentiel, il s’agira toujours de vitesse d’attaque sur chaque doigt. Bien sûr, dans la réalité, c’est beaucoup plus compliqué que cela, car il y a aussi la réalité émotionnelle. Lorsque vous êtes sur un clavier étranger, cela vous perturbe, et vous réagissez émotionnellement. Il y a des tas de conditions qui entrent en jeu. Et ce sont plutôt des choses négatives en fait. Et quand on a une idée trop préconçue, trop précise liée à un travail vraiment soigné, très souvent, on se retrouve plus démuni par rapport à ce problème. Moi je sais que je suis très sensible aux différences et cela me perturbe, surtout les problèmes d’acoustique salle vide, salle pleine. Au Château de Pourtalès, quand la salle est vide, cela est assez flatteur, on arrive à oublier les marteaux car la résonance est importante, mais lorsque la salle est pleine le son devient mat et ça change tout, même le plan des registres. Un son mat « mange » beaucoup les harmoniques aigus de même que la chaleur de la salle ; on est obligé de rééquilibrer et cela demande un certain temps d’adaptation. Et ce sont des choses difficiles à prévoir et dangereuses à anticiper car la réalité est toujours différente de ce que l’on prévoit. 6- Il faut des mois à un violoniste pour obtenir un son juste dans sa hauteur et dans son intonation et autant de temps pour avoir une sonorité correcte. Pour le pianiste, le son est juste et correct dès le premier instant. Pensezvous que ce soit un avantage pour ce qu’il en est de ses qualités d’écoute et de toucher ?
Pour ce qui est de la justesse de l’intonation, oui ; si le piano est bien accordé, pour le reste, on revient à la case départ avec cette histoire du son qui diminue et qui est donc contraire à une ligne musicale. Le piano peut, au départ, être un inconvénient pour ce qu’il en est de l’écoute de soi, mais un pianiste qui ne s’écoute pas, cela s’entend dans son toucher pour des raisons musicales, car il mettra des irrégularités, des accents où il ne faut pas. Quand on parle de toucher de pianiste, on dit : R UBINSTEIN a un type de toucher, K EMPFF en a un autre, etc. tous les pianistes qui ont une personnalité, ont une sonorité qui peut faire qu’on peut les reconnaître. Mais quand on parle de sonorité d’un pianiste, on devrait parler « d’équilibre des sonorités des registres » parce que c’est de cela dont il s’agit, et là il y a forcement un lien avec les conceptions musicales ellesmêmes. C’est difficile de définir ces choses de façon précise, en tout cas, ce qu’on appelle le toucher d’un pianiste, c’est vraiment la manière dont il gère à la fois le problème de la percussion avec le son qui diminue, et le problème de l’équilibre entre grave, médium et aigu avec toutes les complexités qui s’y rattachent. Ces deux difficultés sont liées à l’œuvre qu’on est obligé de traduire. 7- Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ?
La place de l’ouïe c’est à la fois l’idée du son que l’on a, par rapport à une œuvre et l’idée du son que l’on a, par rapport à un instrument. Les œuvres véritablement pianistiques commencent avec W EBER , MENDELSOHN , CHOPIN. On sent très bien dans un concerto de M OZART, que ce dernier savait jouer car il y a dans sa musique le plaisir du toucher, du trait qui rentre assez bien dans les doigts. Chez B EETHOVEN , ce n’est pas toujours le cas. Parfois il s’en moquait car l’idée musicale était plus importante que le toucher. SCHUBERT est très difficile à jouer pour des histoires de dosages (nuances) mais il reste relativement sensuel au piano. Mais c’est vrai qu’à partir de S CHUMANN, c’est clair. On sent que S CHUMANN devait beaucoup improviser, C HOPIN aussi, ainsi que L ISZT. Sur un Erard qu’a connu C HOPIN, le toucher est plus léger, sauf dans les graves. Pour les pianos Pleyel à la même époque on ne connaissait pas le double échappement. CHOPIN qui ne recherchait pas le double échappement, disait : « Je joue sur un Erard (qui lui, avait le double échappement) quand je suis fatigué, sur un Pleyel, je dois tout faire moi-même. » Sur les pianos à mécanique viennoise, donc sur un pianoforte, c’est pareil, il faut tout faire soi-même puisque la touche est directement reliée au marteau. 8- Le toucher peut-il s’entendre ?
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Oui il peut s’entendre, seulement le toucher c’est une notion réelle, physique, mais le toucher aura un résultat qui s’appelle le son, et lui, il peut s’entendre. 9- Quelle est la place du regard dans le toucher ?
Je n’en sais rien mais je n’y crois pas. Cela ne devrait pas. Comment font les aveugles ? Pensons à Art TATUM. 10- Est-ce que le toucher peut se voir ?
Oui, mais pas forcement dans ce qu’il a de plus efficace, c’est-à-dire que quelqu’un comme Glenn GOULD qui faisait assez dans la démystification, bougeait beaucoup, même avec les mains, mais ce n’est pas parce qu’il bougeait beaucoup que son oreille était déficiente. Le côté réellement efficace de son toucher commence avec le contact de son doigt sur la touche et se termine avec le doigt au fond de la touche, c’est-àdire très peu de temps. Et les gestes qu’il faisait avec la main qui ne jouait pas, étaient quelque chose de l’ordre d’un cinéma, sans que cela soit péjoratif, mais ces gestes-là n’étaient pas les plus importants Ce qui compte c’est la gestion de ce phénomène précis qui commence au moment où le doigt entre en contact avec la touche. Et on a tellement de possibilités dynamiques sur un piano moderne que vous pouvez jouer extrêmement fort, sans tomber de très haut, avec une petite course de la main, donc avec un tout petit geste, sans avoir besoin de tomber de haut. 11- Marie J AËLL a consacré une grande partie de sa vie de pédagogue à réfléchir et élaborer une technique du toucher. Elle étudia avec minutie toutes les sensations tactiles, travaillant notamment sur les empreintes laissées par les doigts sur le clavier dans la situation du jeu pianistique. Connaissez-vous son travail de recherche ? Pensez-vous que l’on puisse transmettre le toucher par l’apprentissage de la gestuelle ?
Je suis persuadé qu’il y a énormément de chemins pour arriver au même endroit. Tout à l’heure, lorsque je disais que les choses se résumaient à un principe simple, cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas de moyens divers pour y arriver. Je respecte tous les travaux sérieux qui ont été faits. Parfois, on est obligé de prendre le problème à l’envers : partir du geste. Puisque l’instrument a été conçu par l’être humain, il est nécessaire, pour pouvoir jouer de la musique, de faire intervenir des éléments extérieurs et indirects, d’autant plus que notre éducation nous a forcement donné des tas de réflexes conditionnés qu’il faut combattre. Je pense qu’il existe beaucoup de moyens pour travailler un toucher et ces moyens font probablement intervenir des paramètres d’ordre gestuel et psychologique probablement. 12- Pensez-vous que le toucher soit uniquement un savoir-faire technique ?
Dans le travail oui, mais dans la mesure où il est lié à l’œuvre musicale elle-même, il y a aussi la compréhension de l’écriture, d’un style, de l’harmonie, d’un phrasé, et il y a aussi la sensibilité. Compréhension au sens fort du terme, pas seulement intellectuelle, mais tout ça c’est de la technique, mais le vrai fond de l’histoire n’est pas technique. Mais lorsqu’on veut parler sérieusement des choses, lorsqu’on veut écrire sur le toucher, sérieusement, on est obligé de faire de la technique, on ne peut pas mystifier parce que cela n’apporterait rien. Par contre, dans la réalité, il faut faire intervenir tout ce qui est en notre pouvoir pour faire la musique. Mais pour parler du fond du problème, il faut raisonner, il faut être objectif.
13- Dans un livre intitulé La beauté du geste, Catherine DAVID tente de rendre compte d’une double expérience personnelle : la pratique assidue du piano et du taï-chi-chuan. Elle écrit ; « En même temps que le nom des choses, nos parents nous ont transmis une certaine manière de toucher. » Que pensezvous de cette phrase ? Difficile d’y répondre, mais il y a forcement un rapport dans la mesure où l’éducation nous influence depuis le départ. Il n’y a pas de raison que le toucher soit exempt de cette influence-là. Mais est-ce que ça peut vraiment faire avancer les choses ? Je ne sais pas.
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14- Pensez-vous que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ?
Oui, forcement. Le toucher sur un piano a un lien évident avec le travail proprement dit, mais la pratique d’un instrument ne peut pas être dissociée de la personnalité, de la vie de chacun, il y a forcément un lien, mais ce lien n’est pas forcément quantifiable, et à partir du moment où on écrit, c’est dangereux, on est tenté d’aller trop loin : ou bien il faudrait plusieurs tomes, ou bien on se tient à l’essentiel et on canalise. C’est pour cette raison que je crois beaucoup à la démystification du problème pour la clarté du propos tout simplement. Après chacun en fait son beurre ! 15- Quels Maîtres ont marqué, influencé votre parcours musical ?
Les parcours de chacun sont en zigzag. L’éducation, les principes apportés par les maîtres sont intéressants, non seulement dans ce qu’ils peuvent nous apporter de définitif, mais aussi par le fait qu’on peut les contredire et aller à l’encontre. Alors dans ce cas tous mes profs à Mulhouse, Paris, Fribourg, m’ont influencé. Lorsque j’assiste à une Master Class, comme tout récemment avec François V ERY sur pianoforte, cela m’influence énormément, mais il peut y avoir également d’autres influences : écouter des interprétations de chef d’orchestre comme HARNONCOURT ainsi que de nombreuses personnes qui me tiennent à cœur. Les compositeurs aussi : je crois que les affinités avec certains compositeurs nous conditionnent aussi et forment notre personnalité. Certains aspects de ce sujet sont difficiles, parce qu’il y a des facteurs dont nous n’avons pas conscience et qui nous influencent aussi. Parfois on fait référence à une personne parce qu’elle nous a impressionné mais c’est peut-être tout autre chose qui nous influence. Alors je peux vous parler de personnalités, mais il y a aussi toute la recherche personnelle sans oublier la pédagogie car les élèves nous influencent. C’est S CHOENBERG qui disait qu’il avait beaucoup ap pris de ses élèves. Les élèves nous confrontent à des problèmes que l’on n’a pas toujours rencontrés auparavant, alors on réfléchit, on trouve et il y a des choses qui se construisent à ce moment-là. Finalement, c’est le fait de se tromper qui nous apprend beaucoup. 16- Le terme de toucher était-il familier à leur enseignement ?
Ils ne parlaient pas forcément du toucher, car à partir du moment où l’on était dans une logique de cours, le toucher était au centre, mais pas obligatoirement le terme de toucher et puis cela dépend des enseignants. Il y a des professeurs de piano qui disent à leurs élèves : « il faut que ça chante. » Sur un violon on peut comprendre de quoi il s’agit, mais sur un piano, je ne sais pas. Dans le résultat, oui, mais pas dans la manière de faire et cette image est souvent employée. Le chant, ce n’est pas une mauvaise chose. C HOPIN disait à ses élèves d’écouter les chanteurs italiens. Le fait d’écouter autre chose que du piano ne peut être que bénéfique. Mais quand on adresse en critique, à un élève : « ce n’est pas bien, parce que ça ne chante pas », on a tout dit et on n’a rien dit. On a dit ce que cela devrait donner en tant que résultat, mais comme illusion ; car un piano ça ne chante pas, cela peut juste donner l’illusion que ça chante J’en reviens encore à la percussion : pour arriver à faire oublier à l’auditeur la percussion du piano, il ne faut jamais l’oublier. Cela permet de respecter l’instrument dont on joue.
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4. Dominique GERRER Dominique G ERRER étudie le piano dans la classe de Eva G YORFFY à Colmar où elle obtient le prix d’excellence. Elle poursuit, à Strasbourg, de brillantes études auprès de Dominique M ERLET, obtenant le Premier Prix et le Diplôme de Capacité à l’unanimité. Elle se perfectionne ensuite en Suisse auprès de Louis H ILTBRAND et remporte le Prix de Virtuosité de Genève. Titulaire du Certificat d’Aptitude à l’Enseignement de la musique dans les lycées et du Certificat d’Aptitude à l’enseignement du piano, elle exerce à présent en École Nationale de Musique. Elle donne en soliste de nombreux concerts, tant en récital, en musique de chambre, qu’avec orchestre. Elle se produit aussi bien en France qu’à l’étranger.
1- Employez vous ce mot ?
J’emploie le mot toucher, toucher le piano, manier les touches. C’est une chose importante pour les élèves d’ouvrir la main, d’avoir la main ouverte, prête à recevoir des vibrations et puis forcément, si on touche quelque chose, même si ce n’est pas un piano, on sent quelque chose. 2- Que représente le toucher pour vous ? 3- A-t-il une place dans votre enseignement ?
[ Dominique Gerrer traite les deux questions en même temps. ] Le toucher pianistique, c’est vraiment une sensation. J’en parle vraiment beaucoup dans mes cours, même tout au début, dans l’apprentissage, je demande à mes élèves : « Est-ce-que tu sens une pression au bout des doigts quand tu joues ? Est-ce que tu sens tes doigts qui bougent ? ». Évidemment le toucher, c’est tout un ensemble de choses, il y a les bras, il y a tout le corps qui vient avec le toucher, mais c’est dans le bout du doigt que tout se concentre. Il faut s’adapter au petit levier de la touche. Si on ne fait qu’enfoncer et relever, cela ne suffit pas pour avoir une sonorité. Le toucher c’est d’abord une sensation qui s’obtient avec un geste qui est plus ou moins grand. Pour les doigts, il y a un mouvement. Il ne suffit pas d’un geste vertical pour enfoncer la touche, le geste est aussi horizontal, circulaire parce qu’il faut que ce soit le plus harmonieux possible. La main qui prend, ou la main qui va vers le fond du clavier : tirer-pousser, comme on le dit du mouvement de l’archet. C’est le flux, le reflux, le va-et-vient, et en même temps il faut avoir la précision. Tout dépend de ce que l’on veut obtenir. Le mouvement sera plus sec si c’est un son court, il peut être martelé, comme la mécanique du piano, il y a plusieurs sortes de touchers qui sont liés à ce que l’on veut obtenir en sonorité, en expression, bref, c’est tout l’art de la musique. Le toucher c’est le point de départ pour tout réaliser. Sans le toucher, sans cette réflexion, cette écoute de sonorité, c’est vrai qu’il n’est pas possible d’arriver à exprimer quelque chose. Le toucher on le trouve par rapport à l’expression que l’on veut donner, il est déjà intérieur, c’est une perception que l’on porte à l’intérieur avant d’en avoir la réalisation concrète, c’est une circulation continue.
4- Le toucher : est-ce un geste ? Une sensation ?
[Dominique GERRER y a répondu déjà précédemment.] 5- Vous êtes concertiste et à ce titre vous devez à chaque concert jouer sur un instrument que vous ne connaissez pas. Est-ce que l’adaption à un nouveau clavier perturbe beaucoup les repères de votre toucher ?
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Il y a deux choses lorsqu’on se trouve devant un piano que l’on ne connaît pas et qui reflète plus ou moins ce que l’on veut obtenir. On peut soit en faire abstraction et sublimer (en cas de mauvaise qualité de l’instrument) ou bien s’adapter à une autre sonorité, à une autre façon de faire sonner le piano. Quand on a un piano qui ne répond pas comme on le souhaite, je crois que tout ce pétrissage de « la pâte sonore » que l’on cherche dans le mouvement lorsque l’on creuse la sensation du toucher, parfois ne sert à rien. Quand on a un piano qui ne répond pas, il faut faire abstraction de cela. Cela n’est pas renoncer mais s’adapter à la sonorité que l’on a. Il faut oublier les sensations habituelles que l’on connaît et essayer de donner l’expression de la même façon, et il s’avère que l’auditeur fait aussi abstraction du son qui n’est pas très bon, mais réel parce que l’expression et l’intention musicale ont su dépasser le matériel qui, au départ, n’était pas très bon. On éprouve un sentiment de frustration mais on peut jouer et donner par l’expression ce que l’on a en soi. 6- Il faut des mois à un violoniste pour obtenir un son juste dans sa hauteur et dans son intonation et autant de temps pour avoir une sonorité correcte. Pour le pianiste, le son est juste et correct dès le premier instant. Pensezvous que ce soit un avantage pour ce qu’il en est de ses qualités d’écoute et de toucher ?
C’est un avantage dans la mesure où il y a un effort à faire en moins, mais c’est un inconvénient dans la mesure où l’on peut croire que l’on n’a plus rien à faire. Je crois vraiment que l’exigence d’écoute est encore plus grande avec le piano dans la mesure où l’on n’a pas cette correction de justesse à donner et que c’est plus subtil d’arriver à modifier la sonorité grâce au toucher. Donc ces qualités d’écoute sont encore plus nécessaires… Finalement, cela n’est pas forcément un avantage ! C’est une facilité au départ et souvent les débutants ont du mal à parvenir à l’écoute, il leur faut d’abord dépasser les difficultés motrices et pourtant c’est primordial. Certes, il y a un toucher naturel aussi. Il y a des enfants qui mettent la main sur le clavier et c’est tout de suite beau, ils ne font pas d’effort. Mais dans la technique pianistique, il y a le contrôle du legato qui est la chose la plus difficile à faire au piano. Il y a le toucher profond et le toucher contrôlé pour le jeu legato, et pour les jeunes qui ont moins le sens du toucher, c’est vraiment très difficile alors que pour ceux qui ont des qualités naturelles de toucher, ce travail est simplifié. 7- Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ?
L’écoute est vraiment indispensable, c’est l’écoute qui compte. On peut jouer les yeux fermés. C’est la sensation qui compte. C’est la concentration dans l’écoute qui est importante et souvent, les pianistes ont tendance à ne pas assez écouter. Pour les autres instrumentistes, c’est sûr, ils ne peuvent faire l’économie de l’écoute, mais au piano il y a le sens du doigté, la perception de l’échelle sonore qu’il faut avoir intérieurement aussi. Si un débutant joue une tierce, ou une sixte, il est important pour lui de sentir cet intervalle pour parvenir à le donner, à tirer cet arc qui est entre tous ces sons. Le danger est de jouer mécaniquement, sans s’écouter. La place de l’ouïe est primordiale, mais il est vrai que les enfants ont aussi besoin de regarder. Parfois ils soulèvent même la main pour regarder en dessous, ils font cela pour des raisons géographiques, pour s’assurer qu’ils sont sur la bonne touche, pour trouver leur chemin. Mais il faut que l’ouïe remplace le regard. Je leur dis que leurs doigts doivent avoir « leurs propres yeux ». Il y a une sensation différente pour chaque doigt et il faut arriver à avoir la régularité dans la sensation différente. Il y a un toucher différent dans tous les processus de la technique : les accords et tous les pans de la technique. 8- Est-ce que le toucher peut s’entendre ?
C’est une question à plusieurs niveaux. Un pianiste lorsqu’il pense intérieurement à son jeu, à sa musique, pour moi, cela se passe dans les mains, c’est incarné. Il vit intérieurement ce qu’il joue à travers les sensations digitales, donc à travers le toucher. Je pense que le toucher peut s’entendre parce que grâce à la sensation il peut entendre ce qu’il joue, ainsi que la sonorité et l’expression qu’il désire donner. Je crois aussi qu’un auditeur exercé peut entendre et reconnaître un pianiste qui se différencie par sa sonorité donc par son toucher.
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9- Quelle est la place du regard dans le toucher ?
Pour celui qui joue, le regard n’a pas grande importance si ce n’est pour diriger le geste. Mais une fois que l’on connaît son clavier, on peut pratiquer sans regarder. Mais si c’est vraiment le toucher intérieur, la sensation qui apporte une sonorité, ce n’est pas en regardant le geste que l’on va apporter quelque chose de nouveau. 10- Est-ce que le toucher peut se voir ?
Si l’on parle de celui qui écoute et voit jouer, là on voit les mouvements, les gestes qui apportent l’expression, et cela se voit. Un toucher c’est personnel et les gestes également. 11- Marie J AËLL a consacré une grande partie de sa vie de pédagogue à réfléchir et élaborer une technique du toucher. Elle étudia avec minutie toutes les sensations tactiles, travaillant notamment sur les empreintes laissées par les doigts sur le clavier dans la situation du jeu pianistique. connaissez-vous son travail de recherche ? Pensez-vous que l’on puisse transmettre le toucher par l’apprentissage de la gestuelle ?
Je connais un peu, j’ai même rencontré Hélène K IENER , qui a écrit son livre Problèmes d’esthétique et de pédagogie musicales. Il y a eu une adaptation de sa méthode qui est compliquée pour les enfants. Dans l’optique de Marie JAËLL, on se concentre vraiment sur la sensation. Le sentiment corporel est primordial. Mais si l’on part vraiment de l’impact du doigt dans la touche pour obtenir un son, il faut chercher le mouvement. En fait pour moi ce serait plutôt le son qu’on obtient qui va conditionner le mouvement. Je ne peux pas penser le mouvement avant d’avoir le son. Apprendre le geste pour obtenir la sonorité, dans la mesure où le toucher est un geste, oui, mais je crois qu’il faut faire attention à ne pas se perdre dans le geste. Quelqu’un qui n’est pas bien dans son corps aura des difficultés avec le toucher, car le toucher dépend d’un état personnel. Si on veut une sonorité pleine, il faut respirer, être bien dans son corps, avoir le poids du bras, c’est une notion technique primordiale. J’ai travaillé à Genève avec Louis H ILTBRAND , et pour lui, la sensation du poids du bras (et les sensations de la main, qu’il faut avoir bien préparée) est primordiale pour obtenir un son libre qui puisse traduire toutes les situations qu’on cherche à exprimer dans la musique. [Dominique Gerrer parle de la hauteur d’assise et d’autres points de la tenue[…]Chacun trouve par sa position. La gestuelle est importante, et si l’on pense à la façon dont on enfonce une touche, le geste est d’abord une respiration. Je parle du geste vital et naturel du corps humain mais ce n’est pas une gestuelle. Le geste pianistique est au service d’une sonorité que l’on veut obtenir. C’est parce qu’avec tel geste on a obtenu telle sonorité que l’on va trouver autre chose. Je n’ai pas envie de dire que c’est avant ou après. Le but, c’est d’arriver à la disponibilité physique totale, pour être disponible à la musique, et c’est autant une dis ponibilité intérieure, spirituelle que physique. Si l’on veut traduire un texte musical que nous a laissé un compositeur, on essaye d’être au service de cette expression, on « devient » aussi cette expression, il n’y a plus de frontière entre l’instrument et le corps et c’est vrai qu’au piano, c’est peut-être plus difficile qu’avec un autre instrument dans la mesure où on ne le porte pas. Le violon on l’a dans son bras gauche, on a l’oreille dedans. Parfois j’aurais envie de me mettre dans le piano pour être dans l’instrument. C’est difficile de tout détailler par l’analyse car tout est lié. 12- Pensez-vous que le toucher pianistique soit uniquement un savoir-faire technique ?
Non je ne crois pas, pas seulement, bien sûr la technique est très importante. Il faut l’aisance mais c’est toujours au service d’une expression. On peut apprendre à toucher un piano, on peut apprendre à avoir une sonorité aussi proche de ce que l’on désire faire entendre, mais chaque être, pas son expression intérieure, va donner une autre lumière, une autre couleur à l’expression. C’est ce que l’on est intérieurement, ce que l’on a entendu, pu connaître et appris qui fait que l’on a tel ou tel toucher. Comme on dit que l’on enseigne ce que l’on est, je crois que l’on joue de son instrument comme on est. Cela me fait penser qu’aujourd’hui, dans les grands concours, il y a un savoir-faire fabuleux, mais il manque souvent la poésie.
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13- Dans un livre intitulé La beauté du geste, Catherine D AVID tente de rendre compte d’une double expérience personnelle : la pratique assidue du piano et du taï-chi-chuan. Elle écrit : « en même temps que le nom des choses, nos parents nous ont transmis une certaine manière de toucher. » Que pensez-vous de cette phrase ?
Oui, absolument. Toucher, c’est une qualité d’être. Si l’être humain apprend par imitation, la qualité du geste sera aussi imitée, apprise et avec elle, le respect de la préhension des choses sera aussi transmis. On peut par la musique, travailler sur soi-même : travailler un jeu nerveux par exemple, mais la façon d’être de toucher, c’est fondamental. Glenn G OULD qui avait une attitude singulière dans sa façon de vivre, qui sem blait très phobique, lorsqu’il jouait, il pouvait entrer dans la musique en état d’harmonie, et c’est quelque chose qu’il semblait avoir du mal à trouver dans la vie de tous les jours. Il peut y avoir une qualité artistique en dehors de la qualité humaine. L’être humain semble intérieurement posséder, même si cela ne se traduit pas dans sa vie, des qualités formidables et qui se révèlent dans une activité artistique. Je pense que c’est possible. On peut avoir deux facettes très différentes, d’une part dans sa vie, l’autre dans sa vie professionnelle mais la qualité d’être, elle existe. Mais je pense que l’on peut travailler sa manière d’être dans la vie et je suis convaincue que le taï-chi ou une autre pratique analogue, peut aider les personnes qui sont en difficulté dans leurs gestes. 14- Pensez-vous que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ?
Oui, il y a un lien invisible et profond, mais il ne faut pas non plus tout ramener à ce qu’on est. Lorsqu’on joue, il y a l’expression, une forme de sagesse. Je pense en disant cela à Wilhem B ACHAUS qui jouait les sonates de BEETHOVEN . C’est une référence. On aurait envie d’être lui à 50 ans, lorsqu’on en a 20, mais bon, je crois qu’il est important d’accepter la personnalité de l’on a et heureusement, on peut travailler sur sa personnalité, c’est primordial. Si on a une exigence artistique, on peut avoir une exigence sur soi-même et en travaillant sur soi, corporellement et spirituellement, on améliore son état musical ainsi que la possibilité de transmettre, de traduire une expression. C’est la différence entre la personnalité et le caractère, en fait. La personnalité, on dit que c’est ce qu’on apporte au caractère (dans le sens des traits du caractère.) Je pense à Dominique MERLET qui disait à mes parents, lors de notre dernière rencontre lorsqu’on évoquait le profil de l’artiste que ce qui est déterminant pour percer dans le monde musical en tant que pianiste, c’est de posséder un caractère battant, avoir une colonne vertébrale à toute épreuve, en un mot, être très solide. La personnalité intime, c’est ce qu’on est au départ. Pour moi il y a un lien, puisque le toucher c’est l’expression. Je voudrais introduire la notion de sentiment au sens de sentir les choses, par l’intérieur, pour pouvoir les traduire de l’intérieur. C’est ça qui est là, au départ, sans que tu le cherches. Le sentiment artistique n’est pas détaché de l’humain. Cette vibration, l’écho, le « senti » du sentiment, c’est primordial pour la qualité artistique. Pour moi, c’est ça, la personnalité intime, et ça va donner une profondeur particulière au toucher. Mais on peut aussi avoir un toucher magnifique et ne rien en faire. Je crois qu’en dehors d’une carrière professionnelle et je suis sûre qu’il y a beaucoup d’amateurs qui ont des qualités artistiques et de toucher phénoménaux et qui sont très proches de l’expression maximum mais à qui il manque ce caractère pour faire une carrière professionnelle. Mais c’est peut-être parce qu’ils ont d’autres qualités et se sont réalisés dans d’autres domaines. Peut-être que la pression du monde moderne, dans ce milieu-là, fait que certaines qualités n’ont pas cette force pour s’exprimer. 15- Quels Maîtres ont marqué votre parcours musical ?
C’est fondamental, à mon avis, pour un artiste d’avoir été marqué par un maître, d’avoir une référence pour quelqu’un que l’on admire parce qu’il est accompli et qu’il apporte ce à quoi on aspire et qui sera le phare dans notre vie. Il peut y en avoir plusieurs. Moi j’ai été marquée par trois personnalités et quand on est plus jeune cela laisse des traces que l’on ressent plus tard, on n’en est pas toujours conscient au moment même, parce qu’on est un peu jeune. Après mes études à Colmar, j’ai eu Dominique M ERLET pendant trois ans. À 18 ans, c’est un moment qui marque, parce qu’on est en attente, on a besoin de renouveler ce qu’on a ap-
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pris. Dominique MERLET est venu à un moment où je pouvais ressentir tout ce qu’il m’a appris, profondément, et pour moi cela a été fondamental. J’y ai puisé la motivation pour continuer à me diriger vers le piano et ne pas aller vers une autre voie. Cela m’a soutenue dans ma recherche pour obtenir l’expression musicale, à travers le piano, la plus belle possible. Après Dominique M ERLET qui a marqué, transformé ma façon de jouer, tout a été amplifié par Louis H ILTBRAND à Genève. Il s’est inscrit dans une continuité : c’est la même source d’inspiration de travail et la même façon d’appréhender le piano et la musique, et là j’ai travaillé pendant six ans avec lui. C’est toujours ma référence, une double référence avec Dominique M ERLET et justement dans ce travail de sonorité et de technique pianistique à travers le toucher très profond, le poids du bras et une recherche de sonorité, Louis H ILTBRAND a réfléchi énormément à la manière de jouer, de faire sonner le piano pour que ça puisse traduire au maximum les sentiments intérieurs que l’on veut exprimer. Dominique MERLET quand je l’ai connu, m’a fait connaître S CHUMANN. Il m’a tracé une conduite d’interprétation et m’a donné les moyens pour y arriver. Dominique M ERLET parlait de toucher arrondi, on a beaucoup travaillé les exercices de B RAHMS. Il a ouvert cette notion de legato de profondeur par le toucher arrondi justement pour réussir à égaliser la sonorité, mais la dimension personnelle de l’artiste n’apparaissait pas trop. Avec Louis HILTBRAND j’ai eu des discussions sur le rapport entre l’être et la musique. Louis HILTBRAND parlait plus particulièrement de sonorité. C’est lui qui m’a fait découvrir cette notion de « tirer pousser » dont il avait parlé je crois avec Bertrand O TT (l’auteur du livre sur L ISZT et la pédagogie du piano) surtout pour le jeu des accords mais aussi dans un mouvement plus intime dans une phrase musicale. Cette notion permet de libérer le mouvement du bras, car on est assez restreint dans nos mouvements et il faut trouver la détente. Pour moi, il y a ces deux éléments pour le toucher : - L’indépendance des doigts et le toucher arrondi qui permet aussi de trouver cette indé pendance nécessaire ; - La détente du doigt, afin d’éviter les mouvements inutiles. Il disait que ce n’était pas la peine de faire trop de gestes, car ce qui importait, c’était le poids du doigt. On n’a pas toujours conscience de cette notion : se reposer sur ce doigt grâce à la position de la main. Quand un étudiant a accompli un certain nombre de choses, on peut reparler de ces notions et réfléchir. La première chose à laquelle Dominique M ERLET m’avait rendue attentive, c’est de ne pas s’asseoir trop bas pour sentir le poids du bras, et résister à ce poids du bras par la position de la main, ayant pour conséquence de tenir la phalangette : cela conditionne tout le toucher. Parvenir à trouver l’équilibre. Il y a un mot que je n’aime pas : c’est l’attaque, pourtant cela n’a rien de guerrier, cela veut sim plement dire l’impact du doigt sur la touche. Le toucher de près, c’est l’attaque lente, un impact plus vertical convient pour un compositeur comme B ARTOK par exemple. Et puis on a la main plus ouverte pour C HOPIN, Louis HILTBRAND le disait souvent et pour le jeu perlé de M OZART, un toucher plus digital, les doigts ont plus d’impact, de poids, l’impact de la touche est plus gras. La place de la main conditionne le toucher et sa place par rapport au clavier. On peut être marqué par d’autres références : littéraires, des enregistrements. J’ai beaucoup aimé, personnellement le livre Mademoiselle sur Nadia Boulanger, je l’ai souvent relu.
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5. Dominique MERLET Après avoir remporté trois premiers prix de Conservatoire de Paris, Dominique M ERLET a remporté en 1957 le premier prix au Concours International de Genève. Sa carrière s’est alors développée régulièrement. Il joue dans la plupart des pays d’Europe ainsi qu’aux États-Unis, au Canada, au Brésil, au Japon, en Chine. Il a collaboré avec des chefs tels que Charles M UNCH, Paul PARAY, Armin JORDAN, Sergiù COMISSIONA, etc. Sa discographie comprend S CHUMANN, BRAHMS, CHOPIN, LISZT, BARTOK , R AVEL (intégrale), DEBUSSY, FAURÉ et a fait l’objet de nombreuses distinctions. Il vient de réaliser l’intégrale des Sonates pour piano et violon de BEETHOVEN avec le violoniste Gérard P OULET. Après avoir dirigé, de 1974 à 1992, une classe renommée au Conservatoire de Paris, Dominique M ERLET enseigne actuellement au Conservatoire de Genève (niveau Perfectionnement et Virtuosité). Il a fait partie de nombreux jurys dans les plus grands concours et il préside la Fondation Internationale Nadia et Lili Boulanger.
1- Employez-vous ce mot ?
Oui, bien sûr, c’est tout de même un mot essentiel, et quand je vais à l’étranger je l’emploie souvent aussi. 2- Que représente le toucher pour vous ?
Le toucher, c’est la manière de dompter l’instrument et d’en tirer si possible, tout ce que l’on peut en tirer, donc une grande variété de touchers. Le toucher représente une infinité de type d’attaques, d’approches du clavier et il faut arriver à faire d’un instrument, plusieurs instruments suivant ce que l’on joue et c’est ça le gros problème du pianiste. Je dis souvent à mes étudiants, quand ils donnent un programme avec trois ou quatre auteurs, qu’au fond, il faut donner l’impression, grâce à leur toucher, qu’il y a trois ou quatre instruments différents. 3- A-t-il une place dans votre enseignement ?
C’est la place essentielle, je ne m’occupe plus tellement, dans mon travail, de faire faire des tierces, des octaves, les élèves doivent l’avoir fait ou le faire chez eux. Tout mon travail est un travail sur les styles (de connaissance des styles et des œuvres) mais ensuite tout le travail du son, c’est le toucher. 4- Le toucher : est-ce un geste ? Une sensation ?
Les deux, il y a forcément des gestes pour obtenir un certain résultat et donc à l’arrivée, sur le clavier, il y a une sensation. C’est évident que si on a un geste qui est en caressant, par exemple, la sensation n’est pas la même que si l’on a un staccato sec pour imiter, par exemple, un basson et que là on percute un petit peu, la sensation n’est pas la même sur le clavier et le geste n’est pas le même non plus. Cela part de l’imagination sonore, de la tête ; quand même, c’est la tête qui commande, ce sont les oreilles qui commandent, et cela aboutit à certains gestes. C’est là où l’on voit la qualité du pianiste. Il y a des pianistes qui jouent tout avec les mêmes gestes, le même son, ce n’est pas très intéressant. 5- Vous êtes concertiste et à ce titre vous devez à chaque concert jouer sur un instrument que vous ne connaissez pas. Est-ce que l’adaptation à un nouveau clavier perturbe beaucoup les repères de votre toucher ?
Alors là, j’ai l’exemple typique. Samedi, j’ai fait une émission, sur France Musique. Je suis arrivé au studio à 14 heures, l’émission était en direct à 15 heures 30, il fallait faire la balance, il y avait donc peu de temps. Je me suis trouvé avec un Steinway, qui de base, est un bon instrument. Mais tout le monde tape
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dessus, y compris pour les émissions de variétés, et je me suis retrouvé avec un piano complètement déséquilibré, c’est-à-dire que toute la partie supérieure était correcte et à partir de la partie médium jusqu’au grave, c’était une « casserole ». Alors là, je n’étais pas content, je l’ai dit, mais on ne pouvait rien faire par manque de temps, car pour l’harmonisation, il faut piquer les marteaux, donc c’était impossible en une demiheure de régler ce problème. J’ai travaillé une demi-heure en essayant de me faire à ce déséquilibre et à force de malaxer le piano, ça commençait à être mieux, et puis, pendant tout le temps où j’ai joué, cela durait 40 minutes environ, je me disais : « Attention à la main gauche, attention à l’attaque, il faut que j’amortisse, oh attention : là, je vais mettre la pédale douce » car elle aidait à rendre le piano homogène, mais je n’aime pas mettre la pédale douce trop souvent, cependant j’étais obligé de l’utiliser plus que d’habitude pour compenser ce problème, quitte à jouer forte. J’ai eu le même problème une autre fois, avec un Bösendorfer, dans une société, à Angers, pour un récital. Je me suis retrouvé avec un instrument complètement déséquilibré avec des aigus étriqués, des basses énormes (comme avec tous les grands Bösendorfer). J’étais très ennuyé, car, comme vous le dites, je perdais mes repères d’équilibre du son. Mais cette fois, j’avais du temps, alors j’ai travaillé toute la matinée, et le soir, ce qui m’a fait plaisir, plusieurs personnes se sont précipitées vers l’organisateur pour lui dire : « Cher ami, vous avez changé votre piano ». La presse aussi a dit qu’elle ne reconnaissait pas le piano, qu’il était magnifique. C’était une récompense car je m’étais donné beaucoup de mal, je n’avais pas joué comme j’avais l’habitude de jouer et j’ai dû changer tous mes équilibres. Il fallait beaucoup écouter, il fallait travailler le dosage, mais mon expérience d’organiste là m’a servi avec l’équilibre des dosages entre le pédalier et les claviers et tout ce travail qui remonte loin. 6- Il faut des mois à un violoniste pour obtenir un son juste dans sa hauteur et dans son intonation et autant de temps pour avoir une sonorité correcte. Pour le pianiste, le son est juste et correct dès le premier instant. Pensezvous que ce soit un avantage pour ce qu’il en est de ses qualités d’écoute et de toucher ?
Oui, le son est juste d’accord, mais correct, je ne suis pas tout à fait d’accord. Il faut définir ce qu’est un son correct, on en a parlé tout à l’heure, c’est la qualité d’approche du clavier, la variété. Correct, si c’est au sens limitatif, restrictif, bon effectivement, le son peut être correct mais il y a des gens qui touchent le clavier avec un son qui n’est vraiment pas beau. Pour ce qui est du son juste et donné, c’est un plus parce qu’il n’y a pas à chercher l’intonation, mais c’est aussi un moins, parce que cela peut être une solution de facilité et un pianiste peu exigent, peut très bien se contenter de jouer correctement, mais naturellement, arrivé à un haut niveau, en principe, il s’écoute, quoique… Je me bagarre actuellement avec un étudiant que j’ai dans ma classe de virtuosité et quelque fois, on a l’impression qu’il n’entend pas le son qui sort du piano, c’est très laid, alors, quand on le guide, ça s’arrange, mais c’est vraiment une question d’exigence personnelle, intérieure. C’est un avantage, au départ mais après c’est un inconvénient, car c’est beaucoup plus difficile de maîtriser le son d’un piano que d’un violon, je pense. Beaucoup d’élèves n’exploitent, ne mesurent pas tout le travail qu’il y a à faire pour modifier le son d’un piano alors qu’en principe, un violoniste travaille sa justesse avec sa main gauche et la sonorité avec sa main droite, donc, c’est inévitable pour un violoniste alors que c’est évitable pour un pianiste. C’est un travail important que cette écoute du son que l’on produit, à tous les niveaux. J’ai dans l’idée que cela dépend beaucoup des professeurs qui ont là une grande responsabilité, certains rendent attentifs leurs élèves, dès les premiers instants de musique, à la sonorité qu’ils produisent. 7- Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ?
L’ouïe a la première place. Tout part de l’oreille et la technique du piano, c’est l’oreille, cela part de l’oreille. On ne peut pas avoir une bonne technique si cela ne part pas de l’oreille, même les gammes, les arpèges si ce n’est pas l’oreille[…] C’est vraiment la première des choses : l’oreille contrôle et anticipe les intentions du pianiste. 8- Est-ce que le toucher peut s’entendre ?
On espère ! Cela dépend du talent des auditeurs, ça, il faut le dire. Je pense qu’il y a beaucoup d’auditeurs qui ne saisissent pas toutes les subtilités ou alors qui les entendent sans les analyser. Ils entendent l’un avec plus de plaisir que l’autre, sans savoir pourquoi. Je pense que le commun du public ne peut dire
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pourquoi il préfère entendre Radu LUPU plutôt que K ISSIN ISSIN, et pourtant il y a un fossé entre ces deux pianistes. Alors je pense qu’il y a quelques personnes, dans une salle, qui peuvent faire la différence. Oui, je pense qu’un toucher cela s’entend et si quelqu’un joue S CHUBERT sans un beau toucher, S CHUBERT n’est pas là, c’est évident.
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9- Quelle est la place du regard dans le toucher ?
Le regard du musicien, oui, mais c’est surtout pour l’auditeur. L’autre jour, lors de cette émission, j’évoquais une toute petite séquence de cette émission Richter, émission Richter, l’insoumis. l’insoumis. Dans la première partie, il y a une toute petite séquence où l’on aperçoit NEUHAUS qui ne joue pas, il est près du piano, près du clavier, et il a un geste du poignet, très joli geste avec une volute qui est tout l’art de N EUHAUS, ce sens de l’arabesque, du raffinement que ces élèves n’avaient pas du tout, G IELELS et R ICHTER ICHTER ne l’avaient pas. Il y a des pianistes qui sont très agréables à regarder et d’autres, pas du tout. Il y en a qui ne sont pas désagréables à entendre, mais il vaut mieux fermer les yeux. J’ai un élève qui est très raffiné, très musicien, il a une belle sonorité, mais il ne faut pas le regarder jouer. Il y a des pianistes, qui ont une tenue impeccable, avec des gestes toujours arrondis. Pour le regard, les beaux gestes qui donnent des beaux sons, ce sont toujours des gestes circulaires, jamais des gestes verticaux, car avec des gestes verticaux, le son est pulvérisé, terrible, donc il y a, effectivement, une espèce d’harmonie entre le geste et le son. Au niveau le plus élevé, il y a une harmonie entre le geste par rapport au clavier, l’attitude l’attitude du corps sur le siège, qui donne une impression d’harmonie et le son qui en découle est un beau son. J’ai été très surpris en revoyant cet extrait, à quel point R ICHTER ICHTER qui était quelqu’un qui était mal dans sa peau, torturé, qui ne donnait jamais l’impression d’être heureux de jouer, était trop près du clavier, si près du clavier, qu’il était tout le temps en train de reculer le dos ; il y a même une séquence quand il joue le deuxième mouvement de BRAHMS, et qu’il arrive à la cadence, où, instinctivement, il recule son siège en jouant. J’ai remarqué cela l’autre jour, combien il a les coudes le long du buste ; c’est étonnant, mais évidemment avec ses capacités extraordinaires, cette main énorme, vu sa position, il était inévitable qu’il recule son siège ! [Je dis à Dominique M ERLET que peut-être, à travers ce qu’il vient de dire, on pourrait en déduire que l’efficacité du geste, finalement, ne se donne pas forcement à voir.] Oui et non, je suis confronté à ce problème de placement par rapport au clavier dans beaucoup de Masterclass, la semaine dernière encore à Londres, j’ai fait reculer plusieurs étudiants, qui jouaient très bien, mais qui n’étaient pas bien assis. Je les ai fait reculer et tout de suite cela a changé leur jeu. Et cela se passait dans de très hauts niveaux, c’était à la Royal collège, grande école de Londres. La position du corps est importante car cela donne une position qui a quelque chose d’harmonieux et tout fonctionne facilement et les doigts et les impulsions viennent naturellement. naturellement. 10- Est-ce que le toucher peut se voir ?
Oui et non, pour les grands gestes oui, mais une fois que les doigts sont dans le clavier, pour le legato, legato, par exemple, cela ne se voit pas, cela s’entend mais ne se voit pas. Je ne crois pas qu’on puisse faire visuellement la différence. Quand on voit H OROWITZ par exemple — je pense à la retransmission télévisée de son récital au Carnegie Hall — on a l’impression qu’il joue avec les doigts plats, mais quand on entend, on s’aperçoit qu’il y a une force d’adhérence, quand il prend la touche, et tout d’un coup on entend le galbe, le phrasé, alors que lorsqu’on le voit, on a l’impression qu’il joue très plat. Et cette adhérence, cela ne se voit pas très bien. Quand on fait des staccato, là on voit le toucher, mais je pense qu’on ne voit pas tout. Il se passe beaucoup de choses, mais on ne sait pas trop comment. Il n’y a que les professionnels qui entendent ce qui se passe. Au niveau des très grands, avec la qualité de sonorité, la variété des touchers, je crois qu’on ne voit pas toujours le toucher. 11- Marie J AËLL a consacré une grande partie de sa vie de pédagogue à réfléchir et élaborer une technique du toucher. Elle étudia avec minutie toutes les sensations tactiles, travaillant notamment sur les empreintes laissées par les doigts sur le clavier dans la situation du jeu pianistique. Connaissez-vous son travail de recherche ? Pensez-vous que l’on puisse transmettre le toucher par l’apprentissage de la gestuelle ?
Oui dans la mesure où le toucher découle d’un geste, on est amené à l’enseigner, moi par exemple, je fais travailler le legato à travers les exercices de B RAHMS. Donc il y a une gestuelle pour le legato, je fais travailler alternativement les doigts qui se déplient, se replient sans arrêter le geste et sans frapper la touche. La touche est prise comme la roue d’un moulin avec l’eau, c’est-à-dire que le doigt prend la note dans le geste circulaire, ce qui fait que l’on n’a pas l’attaque du marteau, c’est une attaque très lente, qui est prise dans le travail d’une caresse avec une très forte adhérence. C’est la gestuelle et je rectifie souvent aussi quand je vois des élèves aller se balader dans le fond du clavier où la touche est très lourde, où il y a très peu d’enfoncement, très peu de possibilité de dynamique, mais dès qu’il n’y a aucune raison qui se justifierait par
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le répertoire (pouce sur une touche noire etc.), je les fais revenir sur le bord du clavier pour avoir le maximum de possibilités de couleur, de dynamique, parce que là, la touche est plus importante et plus légère : tout ça, ça fait partie d’une gestuelle. Cela me dérange beaucoup aussi de voir des élèves relever les doigts, articuler, avoir les doigts à deux centimètres au-dessus du clavier alors que cela n’est pas nécessaire. Il y a aussi une gestuelle nocive, qui est perturbatrice, parasite, et il faut éliminer tous les gestes parasites. Bien sûr la gestuelle se contrôle, s’apprend, mais il faut une gestuelle minimum : celle qui est nécessaire, pas plus. La méthode de Marie J AËLL m’a paru extrêmement compliquée. Pour moi, c’est comme si un mille pattes commence à analyser comment ses myriades de pattes fonctionnent, il s’emmêle les pattes et ne peut plus avancer. Moi j’ai toujours été partisan de la plus grande simplicité possible et attentif à ne pas soulever des problèmes quand il n’y en a pas, et ça marche ! Mes élèves font des concerts, enregistrent des disques, enseignent bien. Je ne les ai jamais ennuyés pour des problèmes qu’ils n’avaient pas, il faut vraiment faire comme le médecin, qui traite un point précis et qui ne va pas donner un médicament pour les reins alors qu’on vient le voir pour la gorge. Je ne sais pas ce que pensait L ISZT du travail de Marie J AËLL, LISZT qui paraît-il, l’accueillait en disant : « À bon entendeur salut ! » Il faut dire que l’enseignement a fait beaucoup de progrès par rapport à cette époque, les débuts de la grande époque du piano, de la technique du piano, c’est parti de L ISZT, en fait, C HOPIN y a apporté un grand raffinement. Il insistait auprès de ses élèves pour la qualité du toucher, et ne supportait pas le moindre son dur, il sursautait quand un son était dur et disait : « quoi, c’est un chien qui aboie ! » donc, C HOPIN a fait un très gros travail sur le toucher. Auparavant il y avait C LEMENTI , HUMMEL, etc. qui remuaient les doigts très vite, mais c’était une autre école et cela a changé avec C HOPIN, LISZT, puis après il y a eu Busoni et tout le travail des grands pianistes du début du XXe siècle, les Eugen D ALBERT, puis ensuite R ACHMANINOV ACHMANINOV avec l’utilisation l’utilisation des bras : une autre technique. Cela, ajouté aux changements dans la littérature, fait que les choses ont beaucoup évolué. Marie J AËLL s’est peut-être trouvée à un moment où l’on se préoccupait plus de virtuosité acrobatique que du raffinement de la couleur. Je ne sais pas quelle était la sonorité de L ISZT, j’aurais bien aimé l’entendre. Est-ce qu’il se préoccupait beaucoup de la beauté du son ? Est-ce qu’il jouait comme cela lui venait avec ses moyens naturels ? Je ne sais pas. [Parenthèse sur le toucher du XXe siècle] Oui, il y a des gens qui ont rejoint l’esprit des clavecinistes, un peu comme R AVEL Couperin. Si vous jouez R AVEL AVEL dans Le Tombeau de Couperin. AVEL avec un toucher de DEBUSSY, c’est le fiasco complet vous n’avez pas la couleur de R AVEL AVEL. J’ai fait l’expérience de jouer quelques phrases de Ondine de D EBUSSY avec un toucher ravélien, Ondine est vraiment peu séduisante alors, et jouer un Noctuelle un Noctuelle de R AVEL AVEL avec un toucher de D EBUSSY, le rend incompréhensible, c’est souple, mais c’est flou, nébuleux et on n’a pas du tout cette précision cristalline qu’il faut chez R AVEL. Pour D EBUSSY, ce n’est pas du cristal, ce sont des cloches, ce sont des glissements sur de la soie ou du velours. Il y a de grandes variétés et quand vous jouez S TOCKHAUSEN , quand vous avez une dynamique énorme entre quatre forte quatre forte et quatre piano quatre piano,, il y a un travail de dynamique très important. important. Il y a le problème des touches que vous attaquez violemment, puis relâchez, et que vous reprenez pour avoir juste la vibration. C’est le procédé typique de S TOCKHAUSEN et de B ERIO, alors, oui, il y a des touchers spécifiques à la musique contemporaine. 12- Pensez-vous que le toucher pianistique soit uniquement un savoir-faire technique ?
C’est une question qui rejoint ce que j’aurais voulu aborder l’autre jour, dans cette émission, mais on n’avait plus le temps. Avant d’être un grand artiste, il faut être un grand technicien. La connaissance technique (la théorie au fond) est le passage obligé pour accéder à la poésie. Si on ne connaît pas son instrument et son corps, on a un résultat très partiel. Moi j’ai eu le cas la semaine dernière avec un troisième Prix Marguerite Long — Jacques T HIBAULT qui jouait pour moi, lors d’une Masterclass à Londres, dans une grande salle. Il me jouait la fameuse Sonate funèbre de C HOPIN imposée à ce concours. Ce garçon était à un niveau technique très élevé. Quand il m’a joué le passage central, j’ai trouvé que ce n’était pas au niveau de ce qu’il pouvait faire. J’ai commencé par lui jouer le même passage pour lui montrer, et il me regardait d’un air sus picieux car les Russes n’aiment pas beaucoup qu’on mette en doute leur supériorité et je lui ai dit deux choses : il faudrait peut-être mettre un autre doigté à la main gauche, plus chopinien, chopinien, afin qu’elle soit plus calme, plus tranquille [il va au piano et joue] et sa main droite, dans sa position était fermée. Je lui ai alors conseillé un allongement du doigt et j’ai vu la surprise sur son visage. Sa main gauche, avec le nouveau doigté, faisait une toile de fond très douce, homogène et à droite la sonorité se fit plus lumineuse, douce et coulée, et il en
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fut stupéfait lui-même. Ces deux choses très simples, ont changé son piano. Cela est possible avec une main faite, on ne peut réaliser cela avec un débutant. Alors en plus de la technique, il y a cette poésie, ce plus, qui est fait de ce que l’on porte en soi, ce que l’on a dans la tête, dans le ventre. Il y a la culture aussi, et il y a beaucoup de manques souvent, hélas. Je suis toujours étonné, quand je vois des asiatiques, qui jouent bien parfois, et qui n’ont pas été familiarisés à la littérature et la peinture européenne. C’est souvent au niveau des idées sonores qu’ils sont bien, D EBUSSY, R AVEL, mais dès qu’on arrive à S CHUMANN, c’est plus difficile. L’autre jour, au cours de l’émission, j’ai été surpris, car l’organisateur avait combiné deux appels téléphoniques au milieu de l’émission. J’ai eu deux anciens élèves, en direct, l’un de Philippe C ASSARD puis le deuxième était Jean-Marc L UISADA. Ce dernier évoquait un souvenir. Je leur avais fait préparer une classe générale sur SCHUMANN et je les avais emmenés tous voir une exposition sur le peintre Caspar David FRIEDRICH pour les mettre dans le bain de ce climat romantique du voyageur avec les grandes forêts. Et cela l’avait marqué. Une telle approche débouche sur des idées de couleurs, et la couleur de S CHUMANN n’est pas celle de B RAHMS, et le toucher n’est pas le même, D EBUSSY, R AVEL, cela n’a rien à voir, M OZART, BEETHOVEN , cela n’a rien à voir, C HOPIN est tout à fait à part avec un autre toucher. 13- Dans un livre intitulé La beauté du geste, Catherine David tente de rendre compte d’une double expérience personnelle : la pratique assidue du piano et du taï-chi-chuan. Elle écrit : « En même temps que le nom des choses, nos parents nous ont transmis une certaine manière de toucher. » Que pensez-vous de cette phrase .
Je suis assez d’accord. Il y a même des livres, aujourd’hui, pour les petits enfants avec des surfaces différentes, velours, pierre ponce. C’est très important ces sensations. Je ne sais pas à quel degré, une culture du geste dans la famille laisse une empreinte. Je pense que tout est intéressant, si un petit enfant a pris l’habitude de caresser des surfaces, s’il a déjà des sensations, cela ne peut être que bénéfique pour le piano. Ce n’est pas ça qui en fera un grand pianiste, mais enfin, je pense que toutes les expériences tactiles sont intéressantes et bénéfiques. Aujourd’hui, nous savons bien, nous autres pianistes, combien le toucher d’un clavier en ivoire est différent de celui d’un clavier en plastique. 14- Pensez-vous que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ?
Oui, parce que tout cela vient de la tête et de l’oreille interne. La personnalité débouche sur un univers sonore personnel et je pense que plus un artiste vieillit et plus son jeu devient personnel. Parce qu’on ose davantage d’une part et ce qui constitue vraiment la recherche prédominante de l’artiste devient de plus en plus envahissante. Moi, je ne supporte pas le petit piano étriqué ; l’autre jour, on a parlé de la plénitude de mon jeu, et cela m’a plu, parce que cela correspond à ce que je cherche. Naturellement quand je joue du MOZART, ce n’est pas du tout le son de B RAHMS. À Londres, un Tchèque me jouait le deuxième concerto de BEETHOVEN et le son était tout petit, alors je lui ai dit : « Mon vieux, si tu joues ce concerto avec l’orchestre dans deux mois, personne ne t’entendra, tu seras “bouffé” par les soixante musiciens. C’est très musical, tu joues très bien, mais ça ne va pas. Tu joues pour toi ! » Aujourd’hui il y a des salles de 2000 places, il faut qu’on entende partout et je lui ai fait reprendre toutes les attaques avec le tutti, et je lui ai parlé des gestes, et je lui ai mis des flèches sur sa partition. Je lui ai parlé du geste du violoniste et de celui du hautboïste avant le départ, parce qu’on ne voyait pas ses gestes de départ. Il ne faut pas jouer comme une machine à écrire, avec les grandes salles… Ou alors il faut se mettre en studio. Moi j’aurais été bien curieux d’entendre Glenn G OULD dans les salles. Je ne sais pas si on aurait été emballé et c’est peut-être pour ça qu’il a arrêté de donner des concerts, surtout quand on pense à la position qu’il avait au piano… Je ne sais pas. 15- Quels Maîtres ont marqué votre parcours musical ? 16- Est-ce que le terme de toucher était familier à leur enseignement ?
Oui le maître qui a beaucoup compté pour moi, après le Conservatoire de Paris, c’était Louis HILBRAND à Genève dont j’ai hérité cette culture du toucher, en particulier avec cette qualité du legato, la relaxation, la beauté du son et puis parallèlement à ce travail, pour l’ampleur, j’avais beaucoup discuté avec
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