Thiébold Marguerite Sillons Roman Inédit
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Thiébold Marguerite Sillons: Roman Inédit 16 pages...
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L
E vent tord les arbres. Parfois il
les étreint si fort qu'une branche se brise, le bois violenté craque, gémit. Les feuilles, les dernières, sifflent. J'ai soulevé le rideau de ma fenêtre. C'est la nuit maintenant. Moi qui ne suis pas peureuse, j'ai peur ce soir. Une sorte d'hostilité monte autour de moi. J'ai pourtant toujours aimé le vent. Frileux, l'automne m'assaille. Eternel recommencement des jours gris, des ruisseaux de pluie dans la cour, du clapotis boueux des bottes devant la porte, des cris monotones des corbeaux au-dessus des champs. Vitre giflée de pluie, souffle puissant du vent dans les greniers où le foin se soulève par poignées, silence des sentiers désertés du bois, feuilles pourrissantes ; je sens, j'entends, je devine tout cela et j'ai froid soudain. Au-dessous de moi, j'entends les voix de ma mère et d'un de mes frères. Têtu, Armand tient tête à mère. Secret, difficile à comprendre, difficile aussi à aimer. Armand ne s'anime, ne vit vraiment que lorsqu'on parle d'argent, de rendement, de nouvelles terres à posséder. Mère s'est écriée un jour : — Vous ressemblez tous à votre père ! Tous ? Pourquoi a-t-elle dit ça ? Blessure qui a eu du mal à se cicatriser. Bien sûr, il y a Armand, l'avare, mais il y a aussi Valentin, le rieur aux yeux gais, toujours l'air du chasseur qui guette le gibier. A sa manière, il ne désire, comme Armand, que conquérir et posséder. Avec son corps puissant, ses grandes mains d'amoureux prêt à caresser, il plaît aux filles. Et il en profite ! Mon frère cadet, Bernard, est un rêveur. Il se retire en lui-même, j'ai l'impression de le perdre. Peut-être, après tout, que mère a raison, mes trois frères sont avides, chacun d'autre chose. Et moi alors ? Lorsque mon père vivait encore, j'avais peur de lui. Je n'ai gardé que de mauvais souvenirs de cet homme haut en couleur, âpre au gain, dur au travail, coléreux, nous frappant volontiers, même ma mère. Je le fuyais, allais me cacher dans la cuisine, à côté de la huche sombre où ma
mère conservait le pain. Je voyais la bouilloire de cuivre qui brillait dans la pénombre, la bassinoire à long manche avec son reflet fauve, les plats d'étain sur le vaisselier et le pichet sur la table. Les choses autour de moi avaient l'air rassurant. Mon père s'acharnait à me découvrir. Je crois qu'il ne m'aimait pas, j'étais réservée, taciturne, je ne comprenais pas ses plaisanteries. Sa voix forte me paralysait. Je préférais rejoindre ma mère dans l'arrièrecuisine. J'observais ses bras musclés soulevant la pâte d'un mouvement ample. Si mon père me trouvait, il s'en prenait à elle, la secouait par le bras, y laissant des meurtrissures bleuâtres. Quand il était reparti, je demandais à mère : — Tu as mal, maman ? Elle souriait : — Mais non. Pourquoi ? Elle mentait ! Je lui en voulais de ces mensonges. Je ne devinais pas que c'était sa force justement, de se taire... Nous avions été pourtant des enfants comme les autres, querelleurs, joueurs, adorant les mûres et les noisettes en bordure du bois, les âpres prunelles, les fraises rosés sous leurs feuilles dentelées. Quand nous revenions, tachés du sang des fruits, égratignés, nous étions heureux. Puis tout changea. Ces enfants que nous étions grandirent. Personne ne nous avait dit que nous deviendrions ensuite si différents, presque des étrangers. Seule, mère est restée la même, sereine, généreuse, avare de paroles et de gestes. C'est une femme sage, prudente, attentive. Et nous, ses enfants, nous sommes emportés, violents, nous connaissant mal les uns et les autres, nous aimant mal. En bas, personne ne parle plus. Armand a dû aller se coucher. Je n'entends plus que le chien, il se secoue à l'entrée. Mère va aller lui ouvrir, il dormira dans la cuisine. Il va bondir vers elle avec son regard d'amour. Il ne réserve qu'à elle ces élans, cette dévotion dont je suis presque jalouse. Pourtant mère le caresse à peine — elle n'en a pas le temps ! — mais il sait, mon vieux Floc, que c'est cela : faire semblant d'être
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brusque, mais en réalité, être bonne, tendre, prête à tout donner. Quand j'étais avec elle, il y a une heure, elle m'a adressé un sourire fugitif, un de ces sourires qui dévoilent mieux que des paroles ce qu'elle pense. Elle soulevait avec effort le grand chaudron plein de pommes de terre fumantes. Elle s'appuya à la table, soupira : — Je vieillis ! Je lui ai répondu : — Tu en fais trop ! . . Avec emportement, elle a répliqué : — Tais-toi, Etiennette ! Armand va bientôt se marier et sa future femme, Jeanne, du domaine des Brûlats, va habiter ici. Laisse-moi travailler tant que j'en ai encore le droit, à ma guise ! On verra plus tard !... Le vent continue à rager. On a frappé à ma porte. J'ai crié : — Entrez ! C'était Germain, je m'en doutais. Germain est un cousin de ma mère, un pauvre être sans défense, un « innocent » comme on dit chez nous. Il s'occupe comme il peut à la ferme. Valentin l'a surnommé « le second Floc ». C'est vrai qu'il a le même regard fidèle que notre chien. C'est lui qui m'a tenue par la main quand j'étais petite, veillant sur mes premiers pas. C'est lui aussi qui, lorsque j'avais dix ans et que j'étais attaquée par le taureau d'un voisin, s'est jeté contre la bête furieuse, au péril de sa vie. Quand on lui demanda ensuite ce qui était arrivé, il ne sut rien expliquer. Depuis ce jour, il est toujours là, près de moi, attendant un ordre, un mot, un regard. — Que veux-tu, Germain ? Il tourne ses doigts épais, regarde la fenêtre, effrayé. Je ris doucement et dis : — Eh bien, quoi, tu as peur du vent ? Il secoue la tête : — Pas du vent, mais de Jeanne, de Jeanne. Elle est méchante. —- Qu'en sais-tu ? Tu la connais à peine ! — Je sais. Elle va venir. Elle veut être maîtresse. C'est toi, la maîtresse. Pas elle, pas elle! Il faut l'apaiser comme on calme un enfant. Il me quitte, l'œil toujours inquiet,
tourné vers la fenêtre, comme si ma future belle-sœur allait entrer par là ! Le vent balance les branches de l'orme dans la cour. Il fait plus froid. Mais n'est-ce pas quand il gèle qu'on apprend à croire au printemps ? Je rêve. Derrière la ferme commence la forêt ; un chemin creusé d'ornières y conduit. Un sentier moussu, toujours vert, solitaire, mène au domaine enchanté. Quand mon travail me laisse un répit, c'est là que je vais. Qu'est-ce que je cherche ? Qu'est-ce que j'attends ? Devant la ferme, ce sont les routes, leur anonyme chemin où se croisent, mais ne se rencontrent jamais, les hommes. Je déteste la route mensongère qui promet et ne tient pas. Ces allées et venues, ces grands rires ne signifient pas la joie ni le bonheur. Rien que du bruit. Je m'enfonce dans le secret de la maison, j'écoute. Quand une bûche tombe au grenier près des chambres, une souris s'affole, détale ; le chat court, bondissante boule de poils hérissés. Les planchers geignent, les meubles craquent, les chevaux donnent une ruade. J'aime ma chambre où tous les bruits échouent comme les vagues à la rive. J'aime notre petit coin de terre lorraine avec son givre clair aux matins d'hiver, sa rosée tiède des étés tardifs, les vols d'alouettes grisées d'air aux heures chaudes de midi, la terre surtout qui colle, qu'on fouille, qui fait germer et qui fait pousser. La terre jaune de chez nous pleine de promesses, terre qui courbe les dos, qui fait peiner, terre bénie, riche et grasse. Le vent secoue les volets. J'ai froid tout à coup. L'hiver ! Rares seront les pas qui s'arrêteront devant le Bournié, rares les lettres. Pourquoi, de quoi ai-je peur ? Comme je suis seule, et comme le vent, ce soir, gémit !
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ANS une ferme, on est comme
retranché de la vie des autres. Il y a ici quatre exploitations en plus de la nôtre, mais nous ne communiquons que par des mots vides : « Bonjour, bonsoir ! Quel sale temps ! Quelle chaleur ! », etc.
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Nos voisins travaillent comme nous, sans répit. Parfois, je surprends des propos jaloux, envieux. Valentin a, durant quelques mois, sorti une des filles de notre voisin le plus proche. Puis le jeu a cessé de lui plaire. Depuis le jour où il a rompu, on ne nous salue plus. La jeune fille me lance des regards hostiles. Elle m'a accusée : — C'est votre faute à vous ! Vous êtes fière, pas comme tout le monde. On n'est pas assez bon pour vous ! Ma faute ! Comme elle connaît mal mon frère ! C'est vrai qu'au village aussi on dit que je suis fière. Ma réserve, pour eux, est devenue de la fierté. Je n'aime pas danser. Je n'aime pas être embrassée par un gars qui pense à autre chose. On raconte : — Elle aura bientôt trente ans. Elle finira vieille fille. Tant pis pour elle ! Pourtant, il y a eu Marcel. C'était un beau garçon, toujours prêt à « rigoler » comme il disait. Il venait beaucoup chez nous. Mère m'encourageait. J'avais vingt ans, lui vingt-deux. Quelque chose en lui me faisait hésiter. Il a compris. Il s'est marié six mois plus tard. Je n'en ai éprouvé aucune peine. Parfois on frappe à la porte de notre vie et nous ne savons pas que c'est le destin. Nous ne reconnaissons son visage que plus tard, trop tard... Et moi non plus, par un matin ou par un soir, je ne saurai pas ! Un petit homme maigre a poussé la porte. Venait ensuite une gamine aux cheveux blonds. Maman s'est levée, a demandé : Aimée se plaît chez nous, elle chantonne en travaillant. Un soir, Jeanne est venue au Bournié pour « voir la gamine ». Elle a fait la grimace : — Eh bien, si c'est sur ça que vous comptez pour les travaux !... , Armand lui a serré la main, ils ne se sont pas embrassés. Valentin les observait, il a éclaté de rire et apostrophé Aimée : — Dis donc, tu as déjà vu des amoureux qui s'embrassent pas ? Elle n'a pas répondu. Valentin a ajouté : — Dame ! Quand la fiancée n'est pas plus belle, l'envie manque !
— Alors, voilà votre fille ? C'est Aimée, n'est-ce pas ? — Oui. Faut pas croire qu'elle n'est pas forte et solide ! Elle est pâlotte, mais elle ne craint pas l'ouvrage ! L'aide promise me paraît mince : joli petit visage étroit, grands yeux clairs, un air effarouché. Je lui souris pour la mettre à l'aise. Elle me regarde, esquisse un sourire timide. Quand son père la quitte, je la vois essuyer une larme. Valentin a vu son geste, lui aussi, il s'écrie : — Ben quoi, on te mangera pas ! Elle se tourne vers lui, paraît effarée de le voir si grand, si fort. Armand grogne dans son coin : Jeanne n'appréciera pas une fille pareille avec sa figure de papier mâché ! — Et puis quel âge elle a ? Pas même dix-huit ans et ça veut travailler ! Mère lui coupe la parole : — Nous avons le temps d'entendre les avis de Jeanne ! Aimée se fera au travail, j'en fais mon affaire ! Quand nous sommes seules, ma mère et moi, je lui dis : — Elle a une petite mine, mais un regard franc. Si elle était un peu mieux habillée, elle serait même assez jolie ! — Tu regardes toujours les visages, Tien-nette. Mais il y a autre chose. Et je ne suis pas sûre que cette petite sera assez forte... pour nous supporter tous ! Qu'a-t-elle voulu dire? Il avait l'air de s'amuser. Il rit beaucoup en ce moment. Il s'attarde à la ferme. Il parle à Aimée gentiment. J'espère qu'il... Non, ce n'est pas possible ! Il a toutes les filles qui ne demandent pas mieux, alors pourquoi s'attarderait-il ici ? Début décembre, alors que le froid déjà très vif avait gelé l'étang, Aimée eut une bronchite. Je l'obligeai à garder la chambre trois jours. Valentin ne bougea plus du Bournié. La neige tomba, chute lente, monotone des nuages gris. Paix infinie de la plaine qui s'endort. Puis, après la neige, voici des journées claires, des nuits froides,
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étoilées. Il fait bon près des bêtes. La grosse pompe de la cour encapuchonnée de paille a, sous la neige, un revêtement superbe qui scintille au soleil. La cour se transforme, elle est hantée de secrets. Quelques traces de pas ont durci, jusqu'au garage, la piste est glissante. La porte du hangar est tapissée de toiles d'araignées où se sont accrochées les dentelles du givre, des diamants s'y mêlent. Aimée contemple les arbres lourds de neige, les fleurs étranges sur les vitres, et un soupir lui échappe. Elle sourit moins, je ne l'entends plus chantonner. Elle me fuit comme si elle avait peur que je ne lui pose des questions. Parfois, au contraire, on dirait qu'elle veut me faire des confidences. Valentin, lui, m'évite carrément. Son regard rieur s'appuie sur Aimée et elle n'ose bouger. Voyant cela, devinant beaucoup de choses, j'ai averti Aimée. Elle m'a écoutée, les yeux détournés. Il a suffi d'un Valentin pour casser le rire léger, la chanson gaie ; candeur, naïveté ont fait place à ce petit air soumis. Aimée fait partie de ces gens qui se laissent facilement tromper ; à moins qu'ils ne souhaitent l'être ? Valentin, le rusé, ne l'a pas effarouchée, il l'a enveloppée dans un filet d'où elle n'a plus eu envie de s'échapper. Ma mère est soucieuse. Un soir, j'ai entendu la porte à côté de la mienne s'ouvrir. J'aurais voulu ne rien entendre : chuchotements, rires étouffés, baisers, plainte... J'ai enfoui ma tête dans l'oreiller. Aimée est folle ! Valentin va en ville avec la voiture, il demande à Aimée de l'accompagner. Ma mère l'a interrogé : — Tu lui donnes des rendez-vous à présent ? — J'suis pas libre ? — Son père me l'a confiée. — Tu n'es pas contente de son travail ? — Il s'agit bien de ça ! Laisse cette petite tranquille ! Ce n'est qu'une gosse et tu... Il l'interrompt, presque grossier : — Et je me conduis avec elle comme si elle n'en était plus une ! C'est ça que tu voulais dire ? Mais demande-lui donc si je lui fais peur ! Aimée, dis-leur comme je suis un grand méchant loup !
Elle répond avec une sorte de ferveur: — Oh ! non... — Tu vois bien ! s'exclame-t-il, triomphant. Maman s'approche de moi, les regarde partir, soupire: — Tout ça finira mal, tu verras ! Aimée court vers l'amour. Elle ne sait pas encore qu'il n'y a là-bas, au bout du chemin, qu'un simulacre, un reflet. Ses yeux brillent, son cœur bat, c'est la grande duperie du printemps. Bernard m'a écrit une longue lettre. Ce frère me console des deux autres. Quand il était petit, au village, on se moquait de lui, il boitait, il était myope, on le martyrisait. Quand j'étais là, personne n'osait s'en prendre à lui. Il savait qu'il pouvait compter sur moi. Et aussi sur le vieil instituteur, qui avait deviné la vive intelligence de Bernard et l'encouragea à l'étude. Bernard est maître-relieur à Paris. Il ne vient à la ferme qu'aux vacances. J'attends sa venue avec toujours la même impatience. Il m'apporte des livres, des revues, m'oblige à les lire, à discuter avec lui de certains articles. Il ne se lie qu'avec moi, et pourtant je ne sais rien de sa vie intérieure. Il est les seul à n'être pas attaché au Bournié. Si je n'y étais plus ainsi que ma mère, il n'y viendrait plus, il me l'a dit. Tandis que pour moi chaque buisson a son charme particulier, chaque sentier est peuplé de souvenirs. Il me faut la bonne odeur de la terre labourée ou arrosée d'orage, les parfums du lilas de notre grand jardin, des rosés que j'y cultive. Il aime mieux réfléchir ; penser, comme il l'avoue, que caresser la croupe d'un cheval, que regarder la course furtive du lièvre dans le bois. A sa manière, il est poète, mais il ne comprend pas ma poésie, celle des lieux, de l'arbre dressé dans la lumière, de l'herbe qui ondule sous la brise, du galop fou du poney, de l'interrogation muette dans le regard dé mon chien... Je lui parle de tout ça, de mes fantômes aussi, de mes rêves. A lui seul. — Il faut savoir attendre. Quand ton heure viendra de vivre... — Mais je vis ! Il a souri, il est resté silencieux.
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ES mois s'écoulent... Il y a eu
avril, les semis au jardin, la plantation des pommes de terre... Puis est venu mai remarquablement doux, avec les replants, le sarclage... Pendant juin, nous avons eu une fenaison splendide tandis qu'au village arrivaient les moutons prêts à tondre, passant devant chez nous, mer mouvante de dos laineux, sales, gras, marqués de rouge, bêlant en troupes désordonnées et serrées, les chiens aboyant aux jarrets des retardataires. Avant l'été, Armand et Jeanne se sont mariés. Le mariage a eu lieu au village et avait amené beaucoup d'invités. Bernard aussi était venu, heureusement ! Car mon cœur n'était pas gai... Valentin avait beaucoup changé dans ces dernières semaines. La fille du maire, Madeleine, souhaitait l'avoir pour cavalier à la noce. Il allait donc souvent au village. Aimée restait seule. C'était déjà la fleur fanée. Il n'y a pas de quoi fouetter un chat, disent les gens. On prend la petite bonne pour le plaisir, et puis après on passe aux choses sérieuses. Bernard me gronda quand je lui racontai les sanglots d'Aimée, ses regards désespérés. — Je te l'ai déjà dit, tu rêves trop. Tu ne vois pas ce qui se passe partout dans le monde. A force de ne voir que la beauté des paysages qui l'entourent, tu en oublies les réalités. Crois-moi, Tiennette, l'homme est un loup pour l'homme. Et Valentin suit la voie, celle de séduire, de jouer, de ne pas s'attarder. Tu penses trop ! C'est vrai que j'en suis arrivée à souffrir avec Aimée, comme si c'était de moi qu'on se jouait. Au mariage d'Armand, on m'avait donné pour cavalier un homme qui mangeait et buvait ferme. Il fut tout de suite entreprenant, me serrant de ses grosses pattes. Il sentait le vin et la sueur. — Voyons, fais pas la fière, y a pas de mal à ça ! Je cherchai refuge auprès de Bernard. — Je veux rentrer à la maison. — Eh bien, rentrons à pied ; cela te fera du bien et à moi aussi.
Le silence sous le grand ciel nocturne, la clarté laiteuse des étoiles, la paix de la campagne. Je pus goûter ce chemin solitaire que la présence de Bernard ne dérangeait pas. Un peu plus tard, mon frère m'interrogea : — Ne veux-tu pas te marier, un jour ? — Je n'ai jamais dit ça. Celui que j'aimerai sera sans détours. Quand il parlera, j'aurai envie de me taire. Il sera fier, lui aussi ! Armand et Jeanne se sont installés à la ferme. Maman leur a donné les deux plus belles chambres. Les yeux noirs de ma bellesœur me dérangent, ils épient, ils guettent. Quand elle observe Aimée, la petite se trouble, bafouille, casse quelque chose, devient maladroite. — Alors, ma fille, on est fatiguée, on n'a pas assez dormi ? Les questions pleuvent. Aimée courbe le dos. Elle a mauvaise mine. Mère prend sa défense, moi aussi ; cela ne fait qu'exciter la verve moqueuse de Jeanne. — On est vraiment bien servi au Bournié ! Une gamine qui bâille à longueur de journée, un vieil imbécile qui fait tout de travers! Avez-vous l'intention de garder encore longtemps Germain ici? Je riposte : — Germain fait partie de la famille. — Comme un vieux meuble ! ricane Jeanne. Les hospices sont là pour des gens comme lui. Débarrassez-moi le plancher de cet idiot de village ! — Il restera chez nous. Il est là depuis toujours et rend des services: — Lesquels ? Il faut toujours repasser après lui à l'étable, à l'écurie, partout ! Je vous avertis, je ne me sens pas l'âme d'une sœur de charité ! — Vous faites tout votre possible pour qu'on le sache ! Mère a entendu notre escarmouche, elle pâlit, murmure : — Toi aussi, Tiennette ! Ne dis plus rien, tu ne vois donc pas que tout est devenu impossible ?
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C'est vrai, la joie a disparu. La maison a pris un autre aspect. Je ne trouve plus mes meubles favoris ; on les a changés de place. Aimée s'affaire, triste. Valentin grogne, disparaît tous les soirs. Mère vieillit et se tasse. Moi aussi, je cours, j'obéis, je ne vis plus comme avant. Je fais semblant... Quelquefois, je trouve Germain, les poings serrés, il répète : — Elle est méchante, méchante ! Ce soir, Aimée est entrée dans ma chambre. Elle avait encore pleuré. J'étais en train de ranger mon linge. — Mademoiselle Etiennette, est-ce que c'est vrai ? — Vrai ! Quoi donc ? —- Ce qu'on raconte : Valentin et Madeleine, la fille du maire... — Qui te l'a dit ? — Madame Jeanne. — Je ne sais rien de sûr, mais... — Depuis la noce, il a changé. Il ne vient plus me retrouver, il ne me donne plus de rendez-vous. J'avais fait tant de projets !... Lamentable ! Et je suis obligée de consoler maintenant cette petite qui pleure à gros sanglots. Je devrais la gronder, lui rappeler mes avertissements, mes conseils, je ne peux pas. — Il était si gentil, il me promettait tout ! Moi, je me disais : je travaillerai dur, on y arrivera. Je sais bien que je n'ai pas d'argent, pas de terres, rien, rien. Mais à deux, quand on s'aime, on peut réussir quand même ! — Oui, quand on s'aime ! Elle continue, sans avoir entendu ma remarque amère : — Quand je lui demandais : « Qu'est-ce qu'on va faire ? », il me répondait : « T'en fais pas ! », et il m'embrassait. Elle presse contre sa joue un mouchoir mouillé et reprend : — J'ai peur, peur de M. Armand et de sa femme. J'ai même peur de Valentin ; quand il me voit, il détourne la tête. — Nous avons tous un peu peur de Jeanne ! dis-je en riant. — Elle n'aime personne ici. Je ne sais même pas si elle aime son mari ou si elle a épousé le Bournié. — Je me le demande aussi !
— C'était si beau avant qu'elle vienne ! Votre maman, si bonne, Germain, si brave, et vous, vous, toujours à m'encourager ! Vous n'êtes pas fâchée contre moi ? — Mais non, voyons ! Contre toi ? Jamais de la vie ! Je suis bonne, as-tu dit. Je n'en sais rien. J'ai pitié de toi, petite fille sans cervelle. C'est tout. Je sais que si demain Valentin te revenait, tu rirais, tu chanterais, tu oublierais... Le soir d'été rentre par ma fenêtre. Les foins coupés embaument. Je voudrais effacer le mal, comme on gomme un mot malheureux. Je voudrais ne plus voir que le ciel et les étoiles qui tremblent dans le bleu presque noir. Les journées d'été sont longues de travail épuisant, longues de chaleur lourde. Les chevaux secouent leurs oreilles protégées des mouches par des tissus bariolés. Les bêtes souffrent comme nous de ce temps d'orage qui n'éclate pas, qui fait ruisseler nos dos. Les nuages, énormes, s'amoncellent, menacent. Par un de ces jours de chaleur écrasante, ma mère vint me trouver au jardin, là où elle était sûre de ne pas rencontrer Jeanne. Dans la lumière, son visage me parut creusé, avec des cernes violets sous les yeux. Elle s'appuya avec lassitude contre un des poteaux de l'allée centrale et me — Je viens de surprendre Aimée, elle vomissait. Je m'en doutais ; maintenant, j'en suis sûre. Je l'ai interrogée, elle s'est sauvée sans me répondre. Il ne nous manquait plus que ça, vraiment ! — Tu crois vraiment qu'elle est... Je n'ai pu achever ; Jeanne, soudain, se tint entre nous, l'air narquois. — On se repose ? dit-elle. Je pensais que vous viendriez m'aider pour les draps, mais je vois que vous préférez bavarder ! J'étais si fatiguée, si lasse, que je n'ai même pas répondu. Mais à ma place, une voix d'homme répliqua. C'était Valentin. — Ma sœur fait ce qui lui plaît. Elle est ici chez elle et ce n'est pas votre domestique. — Non, non ! On en a assez d'une à la ferme pour le travail qu'elle y fait... surtout la nuit ! rétorqua Jeanne.
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Mon frère se planta devant elle, menaçant : — Que lui reprochez-vous, à elle aussi ? Question maladroite ! Jeanne s'empressa de persifler : — D'être la maîtresse du frère du patron, de faire parler tout le village, d'attendre un gosse de Valentin du Bournié qui, d'un autre côté, va voir Madeleine de la mairie. Pendant une seconde au moins, Valentin resta sans voix. Elle avait dit « attend un gosse » et il ne s'en doutait pas ! Jeanne nous quitta brusquement, contente d'elle. — Vous saviez ça, vous ? s'écria Valentin, les yeux pleins d'éclairs. Vous ne me disiez rien ? Vous attendiez quoi ? Il hurlait presque. Aimée l'entendit, elle accourut, pâle à mourir. Il la prit par le bras durement, la secoua : — C'est vrai ce qu'elle raconte, celle-là ? Tu me fais ce coup-là sans m'avertir ? Tu es folle, ou quoi ? Tu me disais que tu prenais la pilule... Et maintenant... Tu vas avoir un gosse et de qui, s'il te plaît ? Maman étendit la main, le repoussa. — Tais-toi ! Tu ne sais plus ce que tu dis. Tu ne vois pas le mal que tu lui fais ? — J'm'en fous ! Elle n'avait qu'à parler au lieu de pleurer dans votre giron ! — Valentin ! commanda mère. Plus un mot. Aimée attend un enfant de toi. Vous vous marierez le plus vite possible. — Impossible ! Madeleine et moi, on... — Tu chasses sur deux terrains à la fois ! s'exclama ma mère hors d'elle. Félicitations ! Madeleine n'aura qu'à en prendre son parti. Elle trouvera un autre garçon prêt à l'épouser pour ses sous ! Maman n'a jamais parlé comme ça. Elle est rouge. Elle halète. — Madeleine n'apprendra rien, je m'y oppose ! crie Valentin. C'est 'moi qui décide, pas toi ! Maman a perdu ses couleurs ; subitement elle glisse et tombe. Quelques heures plus tard, l'orage s'abat enfin. Mère est étendue sur son lit, elle a repris connaissance. Aimée est auprès d'elle.
La pluie tombe, pluie bénie qui va nous laver tous... Mais la pluie ne lave que la cour. L'air fraîchit. Un peu de soulagement. Une sorte de trêve. Jeanne interroge Valentin devant Armand, qui opine du bonnet comme un sot. — Alors, Valentin, à quand ce mariage ? Blême, Aimée est allée faire la vaisselle. Armand bourre sa pipe, d'un doigt épais, il écrase le tabac qui déborde en fils bruns. Valentin renverse sa chaise, bondit vers Jeanne. Armand s'est levé à son tour. Les deux hommes s'affrontent. Jeanne pousse un hurlement, mère supplie. Valentin se domine, sort brusquement, Jeanne entraîne son mari vers leur chambre. Nous restons là, mère et moi, aussi hébétées l'une que l'autre.
L
'AUTOMNE jaunissant les bois
nous a gâtés en jours ensoleillés. Puis l'hiver nous a surpris au milieu de nos tourments, avec son ciel charriant des nuages, avec ses gelées précoces et enfin sa neige, hésitante d'abord, puis envahissante. Nous sommes comme enfermés dans une même geôle où nous respirons mal. Ronde infernale, Aimée, Valentin, Armand, Jeanne... Qui me délivrera de vous ? Aimée vient de partir seule au village. Jeanne m'en informe avec son sourire acidulé que j'ai appris à craindre. Je cours l'annoncer à Valentin. — Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? J'en ai rien à foutre ! — Tu n'as pas le droit de la laisser sur la route, par ce temps. Pas une bête ne voudrait sortir ! Prends ta voiture et va, vite, vite ! S'il lui arrivait quelque chose ! — C'est bien de toi ! Imaginer tout de suite un malheur ! — Tu le savais ? Tu as accepté l'idée qu'elle pouvait avoir un accident et que tout s'arrangerait ? Non, Valentin, tu n'as pas pu penser ça ? — Je suis léger, mais pas assassin tout de même ! — Tu ne comprends pas qu'elle a dû le faire exprès, elle espère accoucher en route... et que tout soit fini ?
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Valentin me scrute avidement, il semble atterré soudain. — Tu crois que... C'est vrai que je n'aime plus Aimée, mais de là à souhaiter des choses pareilles! — Alors, pars, rattrape-la ! Conduisla chez la sage-femme ! Valentin est parti. Le vent hurle dans le noir. La neige tourbillonne. Le chien ronfle près du feu, les pattes agitées d'un tremblement, il doit rêver. Et puis, enfin, un bruit de moteur dans la cour. Je sors en courant. Valentin tient Aimée par le bras. Mère ouvre la porte de sa chambre et, sans un mot, montre son lit. Je déshabille la petite qui tente de cacher son corps déformé derrière ses mains. Je lui passe une chemise de nuit de maman. Elle se couche et gémit. Valentin est reparti ; cette fois, il va chercher la sage-femme. J'allume un grand feu dans le vieux poêle de faïence. L'eau bout à la cuisine. Le panier à linge est préparé, garni d'un petit matelas, d'un drap rosé, d'une couverture. J'ai retrouvé aussi des couches d'autrefois, des brassières. Tout est prêt. Les douleurs sont de plus en plus rapprochées. Aimée crie. J'essuie la sueur qui coule de son front. La mère Jeantou, la sage-femme, est arrivée. Elle a des gestes précis. Elle grogne : — Pas fameux tout ça ! Fallait m'appeler plus tôt! Valentin, sombre, écoute les gémissements, se renseigne. — C'est normal qu'elle souffre tant ? Ma mère répond : — Pas normal du tout ! Va téléphoner au docteur Jéry. Qu'il vienne le plus vite possible ! Aimée se tord, ou bien s'allonge, toute blanche, la face crispée. Elle ne nous appartient plus, elle ne sait plus rien que cette souffrance. Les minutes... comme elles sont longues ! Le docteur n'a pas traîné, il est là, se penche. Il prononce des mots, des mots: — Trop tard... plus rien à faire... l'hémorragie, le cœur... Je ne veux pas comprendre. Valentin non plus. Il refuse ce cri qui s'est éteint, ce
drap qui ne se soulève plus, ces yeux fermés sur leur misère. Le bébé, lui, est bien vivant, un peu taché de bleu qui s'effacera dans quelques jours. La mère Jeantou s'en occupe. Il a poussé un cri d'oiseau. Aimée... Ce n'est déjà plus elle. La mort est une voleuse, une tricheuse. Elle s'empare tout de suite de l'expression qui rendait vivant ce visage. Elle nous laisse un être inconnu, étranger, hostile. Aimée, froide, rigide, les lèvres scellées, ce n'est pas elle ! Voici que je suis devenue, sans le vouloir, une sorte de mère pour le petit Jeannot dont personne ne veut. Valentin est bien content que je l'aie débarrassé de cet enfant gênant. Pourtant mon frère a changé. Il reste sans parler, songeur. Il n'adresse plus la parole à Armand ni à Jeanne. Germain apprend un nouveau rôle : il garde le petit quand je suis obligée d'aller aux champs. Parfois, il me prend la main et se met à pleurer. Qu'a-t-il compris du drame que nous venons de vivre ? Qu'a-t-il deviné des explications gênées que nous avons données au père d'Aimée ? Bernard est venu passer quelques jours au Bournié. Il n'approuve pas ma position. — Tu prends soin d'un enfant qui n'est pas le tien. Tu bouches ton horizon. Tu perds ta liberté. — Je n'ai pas besoin de liberté-! — On dit ça sans savoir ! Tu t'attaches trop à cet enfant. Un jour, on te le reprendra, tu souffriras. Crois-moi, confie-le à un orphelinat. — C'est toi qui me donnes ce conseil ? Toi qui me reprochais de vivre en dehors des problèmes du monde, de restreindre mon horizon à la ferme ! — Tu m'as mal compris. Je ne pensais qu'à toi en disant cela. Je te connais trop. Tu ne fais rien à moitié, ce petit garçon sera une source de chagrin pour toi. — Tu n'as pas vraiment pensé à l'orphelinat? — Non, pas vraiment. Je pensais plutôt à un de ces couples sans enfant qui souhaiterait en adopter un.
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Nous avons longtemps discuté de ce grave problème. Il ne me reproche pas de m'occuper de l'enfant d'Aimée, mais de m'y attacher tant, de le croire mien. Jeanne s'est chargée d'ajouter à ma peine. Elle m'a dit : — Vous ne savez pas ce qu'on raconte au village ? Comme on se moque de l'amour que vous montrez à ce gosse, comme on en rit ! Je lui ai tourné le dos. Mais elle a continué : — D'ailleurs, vous avez un amour étrange pour vos deux frères. Quand Bernard s'en va, on dirait que vous êtes la plus malheureuse des femmes ! Vous savez* comment on appelle cette sorte d'amour-là ? — Je ne le sais pas et je ne tiens pas à l'apprendre. — En ce qui concerne le mioche, j'attends un enfant, moi aussi. N'oubliez pas que vous serez sa tante ! — Je suis aussi celle de Jeannot et je fais ce qui me convient. Tenez-le-vous pour dit. Jeanne ricane : — J'ai la loi pour moi. Pas vous ! Nous crions si fort que nous avons à peine entendu quelqu'un frapper à la porte. J'ouvre, ne vois personne et dis : — C'est le vent ! A cet instant, une forme humaine enveloppée d'un grand manteau fait quelques pas et apparaît en pleine lumière. — Excusez-moi, j'ai frappé plusieurs fois, mais personne n'a répondu. L'homme secoue son vêtement sur le seuil, entre dans la cuisine, s'approche du fourneau, tend les mains vers la chaleur. — Il fait glacial dehors. Quand j'ai vu votre lampe briller, je me suis décidé à venir jusqu'ici. Je regarde le visiteur. C'est un homme encore jeune aux traits énergiques. — Je crois bien que je vous ai fait peur ! M'a-t-il vraiment fait peur ? Je ne l'ai jamais vu. Sa mise est soignée, il a des mains blanches aux doigts minces. Que cherche-t-il par une telle nuit ? Ce n'est certainement pas un vagabond ; maintenant qu'il a ôté la grande pèlerine, on voit son costume bleu marine peu fait pour les travaux des champs... Il est grand, plus grand que mes
frères, mais il n'a pas leurs larges épaules. Il se laisse dévisager sans bouger, puis il me demande ; — Pourrais-je loger ici cette nuit ? Dans une ferme, il y a toujours un coin avec de la paille pour y dormir. — Mais oui, naturellement ! Les mots ont jailli sans réfléchir. Jeanne sursaute. — Est-ce vous qui dirigez les choses au Bourrue ? Sans lui répondre, je m'adresse à l'étranger. — Asseyez-vous. Séchez-vous. J'étais en train de préparer le souper et vous le partagerez avec nous. Il attire une chaise à lui. Je m'active. Je sens sur moi le regard un peu ironique mais sans méchanceté. Il m'interroge : — Y a-t-il du travail pour moi chez vous ? —» En mars, oui. — Nous ne sommes qu'en février. — On vous trouvera une occupation, il y a toujours à faire dans une exploitation comme le Bournié. Jeanne est sortie précipitamment de la cuisine, sans doute pour appeler Armand à l'aide. Mère entre la première. L'inconnu se lève, la salue poliment, se présente : — Pierre Rolinot. Elle lui fait signe de s'asseoir à côté d'elle. — Qui vous a donné notre adresse ? Il a un rire sourd : — Je pense que c'est la providence. — Vous devez avoir faim. Nous savons tous ce que c'est que marcher sur la route, aveuglé par la neige. Je ne quitte pas maman des yeux. Elle a retrouvé l'autorité, la noblesse d'autrefois, avant la venue de Jeanne. Son visage a gardé une émouvante beauté, malgré les fatigues, les soucis et les chagrins. Jeanne et Valentin sont là aussi. Armand plonge la louche dans la soupière et se sert largement. L'étranger mange sans bruit. Quand ma mère lui pose une question, il répond posément. Il admire la vieille femme appuyée contre le dossier de sa chaise, qui s'efforce de rester droite. Il voit sûrement comme moi le léger tremblement qui agite les mains aux veines gonflées. Elle
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mange peu, quitte la table, nous dit à tous « bonsoir » et à l'étranger « à demain » ; ce qui laisse perplexes Armand et Jeanne. Celle-ci interroge : — A demain ! Eh quoi, vous avez l'intention de rester ? — Oui. Si vous pouvez avoir besoin d'un ouvrier agricole. — Montrez vos certificats. Il répond avec un imperceptible sourire : — Je n'en ai pas. — Peut-on savoir pourquoi ? Nous ne tenons pas à recevoir un repris de justice échappé de prison. Germain grommelle je ne sais quoi entre lés dents. Jeanne lui commande : — Va te coucher, imbécile ! Notre pauvre simplet se lève, si large, si fort qu'il pourrait renverser Jeanne du plat de la main. Mais Germain ne s'est jamais servi de ses poings. Il prend sa mine habituelle de chien battu et sort à reculons. L'étranger a observé la courte scène. Jeanne l'apostrophe : — Je n'ai jamais engagé personne sans certificat ! — C'est votre droit. C'est aussi le mien de vous répondre que je n'ai aucune référence pour la bonne raison que je n'ai... — Alors, vous partirez demain ! Ou même maintenant ! Je m'insurge. — Pardon ! J'ai offert l'hospitalité à Pierre Rolinot pour cette nuit, et mère lui a dit : « A demain ». C'est à elle de décider et à moi ! — On aura tout vu : après la fille soutenue, dorlotée, voici l'homme... — On ne mettrait pas un chien dehors par cette tempête ! Pierre restera ici cette nuit. Et puis... demain, il nous aidera, mère et moi. Et aussi les jours suivants. Je ne sais à quoi j'obéis, d'irrésistible, de violent, plus fort que la raison, plus fort que la peur de Jeanne. Je pose une main sur l'épaule de Pierre, j'accentue ma pression : — Pour le moment, le Bournié n'a pas encore été partagé, — Et c'est bien dommage, siffle Jeanne. J'exige que nous allions le plus tôt possible chez le notaire.
— J'exige, j'exige ! Maman, seule, peut nous y obliger ! L'étranger me regarde, on dirait qu'il m'étudie, me pèse. — Merci, Mademoiselle. Je pense que vous ne regretterez pas, un jour, de m'avoir accueilli... si spontanément. Je sors de la cuisine et trouve Germain collé contre la porte. — Va préparer la petite chambre à côté de la tienne. — Oui, maîtresse ! Il n'a jamais donné ce titre à Jeanne. Je lui souris. — Dans deux minutes, j'apporterai les draps. Jamais Jeanne ne me pardonnera mon geste ! Tant pis ! Le nouvel ouvrier agricole passe devant moi, s'incline, et dit à haute voix pour être entendu de tout le monde. — Je ne suis ni un voleur ni un assassin. Si je n'ai pas de certificat à présenter, c'est que je n'ai jamais travaillé chez les autres. Quelques instants plus tard, je les rejoins dans la petite chambre où Germain s'affaire. Il a déjà allumé le feu, le bois craque, pétille. Les couvertures et l'édredon sont humides. J'approche deux chaises du poêle, y dépose la literie. Pierre me tend la main, serre vigoureusement mes doigts : — Encore une fois merci, merci pour tout ! Son regard est franc, sa poignée de main, virile, rassurante. Germain aussi doit éprouver ce sentiment, car il reste là, planté au milieu de la chambre, ses yeux brillent. Pauvre Germain, à qui il faut si peu pour être heureux ! Pourquoi, à moi, faut-il davantage?
c
’EST par un beau jour de mars
que la chose est arrivée... Ciel limpide, vent coupant, mares recouvertes encore d'une fine pellicule de glace, tout brillait dans une clarté neuve. J'aime ces fins d'hiver avec les brusques sautes du vent qui amènent la pluie déjà tiède, les courts rayons qui s'allongent, de jour en jour, qui s'attardent enfin.
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Le petit Jeannot poussait bien, il donnait peu de travail, étant un enfant calme qui dormait beaucoup. Puis un matin, en revenant de la ville, j'ai trouvé maman étendue sur le carrelage. Jeanne était à genoux à côté d'elle, Armand avait son air faux dont je me méfie. Y aurait-il eu une nouvelle dispute ? A-t-on menacé maman pour l'obliger à faire le partage des terres et des biens ? Je ne saurai sans doute jamais si ma mère ne parle pas. Maman respirait faiblement. On retendit sur son lit. Armand appela le médecin. Celui-ci fut laconique, comme toujours. — Une première attaque, il y en aura d'autres. Plus de fatigues, plus de soucis. Qu'elle se ménage si vous voulez la conserver. Plus de soucis ? Comment la protéger ? Maman s'est remise de ce premier accident grave ; elle a repris ses couleurs, ses yeux ont retrouvé leur éclat. Dans son lit, avec ses cheveux tout blancs maintenant, elle avait l'air plus petite, plus tassée. Pourra-telle reprendre sa place à la ferme, comme avant ? Enfin, elle s'est levée, encore faible et fatiguée. — Ma pauvre Tiennette ! On n'en finit pas d'avoir des ennuis dans cette maison. Ce n'est pas bien gai pour toi ici. Vivement le printemps ! Il faut prendre un peu de bon temps, ma fille. Au bout d'un moment, elle étend les bras sur ses genoux, contemple ses mains, murmure : — Je deviens inutile ! Oh ! la tristesse de cet aveu de faiblesse, de ce visage las ! Mère, si courageuse, qui n'a trouvé que de petites joies sur son chemin mais pas le bonheur ! Si la vie continue ainsi, je n'aurai bientôt, moi aussi, que celles qui me sont données par le petit Jeannot quand je le serre contre moi et caresse lé fin duvet de ses cheveux. Je le sais fragile, dépendant. Il a besoin de moi. Enfin quelqu'un à aimer sans réticence ! Oui, ma joie de cet été là ce fut l'enfant, dans la vieille voiture à l'ombre d'un
arbre près du champ où je travaille. Ses sourires, ou bien son air sérieux, très occupé par une feuille qui vole, un papillon audessus de sa tête ; ses yeux bien ouverts, ses jambes nues qui s'agitent, ses petits cris de bonheur quand je me penche vers lui. A la maison, je n'ai que du souci : maman silencieuse, marchant d'un pas hésitant, ses mains qui tâtonnent, incertaines. Heureusement, il y a Pierre... Depuis qu'il est là, malgré les airs bougons d'Armand, les remarques fielleuses de Jeanne, malgré Valentin qui raille et se moque de tout, je suis plus heureuse. Il parle peu, il observe, il n'a de grands sourires que pour mère. Il sourit aussi à Germain, mais d'une manière spéciale, comme à un enfant apeuré qu'il faut rassurer. Moi, il me regarde... Je voudrais lui arracher un mot, une phrase dévoilant sa pensée, mais il se garde bien d'une confidence, d'un laisseraller qui prouverait sa confiance. On croirait qu'il est toujours sur le qui-vive. Quand il ne se sait pas surveillé, il siffle, il chante. Je voudrais lui poser des questions, mais un je ne sais quoi m'arrête. Qui est-il ? Il lit le soir, je l'ai vu rapporter des livres quand il revient de la ville. Que lit-il ? Pourquoi se cache-t-il de moi ? Si il savait comme j'ai envie de communiquer avec quelqu'un comme lui, comme Bernard !
Valentin vient vers moi, très décontracté, son plus joli sourire aux lèvres. Que va-t-il encore m'annoncer ? —- Etiennette, il faut que je te parle. Ne crois pas que j'ai oublié Aimée, mais la vie, c'est la vie ! Elle vous pousse en avant. Peux-tu essayer de me comprendre ? — Mais oui. Tu veux me parler de Madeleine ? — Tu as bien deviné. Je te jure que si ce n'était pas arrivé, je me serais marié avec la petite... Mais maintenant, je suis libre... Madeleine sait tout de Jannot. Elle ne m'en veut pas. Elle tient beaucoup à moi. — Et toi, Valentin ? — Elle me plaît. — Pour combien de temps ?
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Ma dure riposte l'a surpris. Il ne répond pas, hausse les épaules. Avec lui, le sable glisse toujours entre les doigts. Madeleine fera comme les autres, elle guettera son retour, elle lui reprochera son retard, il rira, la prendra dans ses bras et elle sera prête à pardonner. — Si tu te maries, tu iras vivre chez eux ? — Oui. Son père y tient. Le domaine est vaste, les domestiques sont nombreux, j'aurai la belle vie ! Ce qui m'ennuie le plus, c'est de te laisser ici, avec ce gosse encombrant. Si tu voulais, je le mettrais chez les sœurs Croser, elles ont l'habitude des enfants. Je paierai une pension, à moins que l'orphelinat,.. — Non, ça jamais ! Grâce à Jeannot, ma vie a pris un certain sens. Je m'endors après avoir entendu son souffle régulier, ça me rassure. Valentin me coupa la proie avec brusquerie. — Tu as besoin d'un homme, et pas d'un gosse qui n'est pas le tien. Quand tu t'endors, c'est un homme à côté de toi dont tu entendrais la respiration, qui te rassurerait, comme tu viens de le dire. Jeannot n'est qu'un pis-aller ! — Tu as sous la main cet homme qu'il me faudrait ? — Pas loin, oui. Inutile d'ironiser. Je me détourne de mon frère, il reprend plus bas : — Tu es une bonne fille, ça, tout le monde le sait, mais tu es aussi une belle fille. Je me demande ce qu'il attend... J'espère que personne n'a entendu les remarques de Valentin. Avant de me quitter, il dit encore : — Au Bournié, Jeanne, la peste, a tout détruit. L'atmosphère devient irrespirable. Alors, moi je dis : adios ! Partir î Oui. Loin, loin... Mais où ? C'est le soir. Valentin a une nouvelle prise de bec avec Armand. — Tu les entends ? me demande maman. Cela ne finira donc jamais ? Je n'en peux plus ! Jeanne ricane. Mon regard croise celui de Pierre. Il y a dans ce regard un immense mépris pour Jeanne. Et d'ailleurs, si
elle savait qu'il la juge sans indulgence, elle répondrait, comme elle l'a dit un jour : — Je m'en fous ! Vous êtes tous des intrus au Bournié ! Quand votre mère sera morte, ça changera. Germain et l'enfant de la bonne quitteront le Bournié. Ceux qui aiment jouer aux généreux iront ailleurs ! Pierre voudrait souvent me défendre. Je le sens. Mais qu'est-il ici ? Un étranger ! Jeanne s'en va de son pas traînant. Pierre me sourit. Je suis prête à lui confier ma détresse, mon envie de fuir. Et s'il m'emmenait loin d'ici ? Folle, folle !... J'ai aidé maman à se coucher et je reviens dans la cuisine où Pierre est demeuré seul. Il me voit au bord des larmes. — Votre belle-sœur a choisi le mauvais rôle à jouer dans la pièce triste qui se déroule en ce moment à la ferme. Secouez son joug. Vous ne pourrez indéfiniment tout accepter. — Je ne savais pas, Pierre, ce qu'était la haine. Je croyais que dans une famille, entre des gens qui se côtoient tous les jours, qui ont les mêmes intérêts, les mêmes joies, ne pouvait exister que l'entente ! Pierre a ouvert la fenêtre, m'a montré la masse des arbres qu'on devine dans la nuit tiède. Il murmure près de mon oreille : — Vous entendez ? Il n'y a rien de plus beau sur terre que les arbres. Le vent léger dans les branchages, paix des hautes frondaisons, tout cela est à vous, à moi. Personne ne peut nous l'enlever. La méchanceté des uns, la culpabilité des autres nous force à nous en éloigner. Il nous reste là beauté. Votre belle-sœur s'acharne parce qu'elle sent qu'elle ne peut attaquer votre forteresse, que derrière vos murs intérieurs le mal ne vous atteindra pas. Il faut garder ça en vous, c'est votre force. Si cela n'était pas, il y a longtemps que vous seriez détruite. Personne ne croit aux ragots de cette femme. Absolument personne. N'écoutez pas ses mensonges, ses ruses. Vous qui êtes le rayon de soleil de cette maison, vous qui... Il s'interrompt vivement, va vers l'a porte, se retourne et dit :
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— Allez-vous reposer, vous en avez besoin, vous devenez de plus en plus transparente ! Il me laisse seule. Je ne sais pourquoi mon cœur bondit de joie, pourquoi j'oublie tout ! Je deviens de plus en plus maigre et quelqu'un s'en aperçoit?...
E
T l'été a passé... Il neige tôt
cette année. Aux premiers jours de novembre, la conquête de la campagne a commencé. Surpris par l'arrivée brusque du froid, nous nous hâtons de terminer les travaux. Valentin s'est marié. Madeleine était radieuse... tout comme Aimée quand Valentin la regardait. Tout le village était là, il y eut de riches cadeaux, en particulier une voiture neuve., Valentin nous a laissé la vieille, celle qui démarre quand elle en a envie. Je commence à la conduire. Pierre aussi, je le lui ai demandé. — Faites-la tourner. Ne vous inquiétez pas, elle n'est pas à ma belle-sœur. Valentin me l'a donnée. A moi, à vous, c'est tout pareil. Je me suis arrêtée net. Que me prend-il ? Pierre m'a longuement observée. Je me suis détournée. Valentin me manque, lui et son rire insolent. Jeannot est trop petit pour comprendre ce que j'attends de lui. Et maman est si vulnérable ! Pierre est là, heureusement. Son silence m'enveloppe, me rassure. Parfois, il m'irrite ; je le lui ai dit: — Pourquoi restez-vous toujours en retrait, taciturne ? Etes-vous là, présent, absent ? Une étincelle a jailli dans le regard clair. — Il faut du temps à la graine pour devenir un fruit. J'ai la patience du cultivateur qui sait attendre. — Attendre quoi ? Que voulez-vous dire ? — Quand vous comprendrez, vous ne me demanderez plus rien ! Sa réponse énigmatique ne me laisse pas de repos. Je voudrais qu'il sorte de sa réserve, de son mutisme. Je n'ai jamais rencontré un être aussi secret. Et pourtant, il me semble que si
je prononçais, moi, certaines paroles, il n'y aurait plus cette séparation entre nous. Quel curieux ouvrier agricole que j'ai engagé, un soir ! Il ne ressemble à personne. On croirait, à le voir agir, que c'est lui le véritable maître du Bournié. Il travaille avec méthode, esprit de décision, rapidité, et pourtant je jurerais qu'il n'a jamais fait ce travail de sa vie ! Il reste à sa place, d'une manière que je trouve même parfois exagérée, ne participe à aucune de nos conversations familiales. Je sais qu'il entend tout, qu'il enregistre, qu'il juge. Germain est devenu son « toutou », le suivant partout, obéissant, en perpétuelle adoration. Il n'entend même plus les ordres de Jeanne, n'écoute qu'à peine ceux d'Armand. Malheureusement, le comportement de Germain déplaît de plus en plus à ma belle-sœur. Souvent, elle reproche à son mari de « conserver à la maison de fainéant, ce bon à rien, tout juste bon pour l'hospice ». Et puis, hier soir... Nous avons attendu eh vain que Germain vienne prendre place à table. Il ne nous a pas habitués à des retards. Il est plutôt le premier à entrer dans la cuisine. Dame ! Il a faim, manger est son seul plaisir de la vie. Pierre actionna la vieille cloche qui nous appelle, depuis notre enfance. On commença sans lui. Le repas fut silencieux, enfin... pas plus que de coutume. Nous avons perdu l'habitude d'échanger nos impressions depuis l'arrivée de Jeanne au Bournié. Mère était inquiète, elle tournait sans cesse la tête vers la porte, s'attendant à voir paraître Germain. Jeanne, enveloppée d'un grand châle, mangeait du bout des dents. Dehors, le vent menait la ronde des flocons. Certains fondaient sur les vitres. Nous n'avions pas fermé les volets pour que la lumière de la lampe guide le retour de notre innocent. J'ai demandé, rompant le silence : — A quoi a travaillé Germain, aujourd'hui ? — Il a rangé au grenier, lavé les pots à la laiterie ainsi que les claies à fromage, a répondu Pierre. — Il est parti vers quatre heures, dit tout à coup maman. Je me suis étonnée qu'il sorte à cette heure-là, il faisait déjà assez
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sombre. Ne lui aviez-vous pas donné une commission, toi, Armand, ou vous, Jeanne ? Il m'a semblé qu'il savait où il allait et même... Elle s'interrompit. Jeanne haussa les épaules. — Où voulez-vous qu'il aille, sinon rôder dans le village. — Pourtant, ajouta ma mère, il tournait le dos au village. Pierre, soudain, posant sa fourchette, déclara : — Je ne peux pas continuer. Il faut le chercher, l'appeler. — Je vais avec vous, m'écriai-je. — Attendez ! Je regarde d'abord dans la maison et les communs. Pourquoi Germain a-t-il choisi un jour pareil pour se promener. C'est bizarre. Jeanne toussotait nerveusement, Armand dévorait, comme toujours, sans savoir même ce qu'il avait dans son assiette. Pierre revint bientôt. — Il reste introuvable. Il a dû s'égarer, tomber dans quelque trou caché par la neige. Je m'enveloppe dans ma pèlerine, enfile mes bottes fourrées. Pierre me guide avec une lampe-torche. Glaciale, la bourrasque nous assaille. — Vous allez prendre froid ; vous ne devriez pas sortir. Si vous tombiez malade... que deviendrions-nous au Bournié? Il me serre brusquement contre lui. C'est si rapide que je me demande si je n'ai pas imaginé ce geste inattendu. Nous allons dans les trois fermes les plus proches. Personne n'a vu Germain de la journée. C'est plausible. En ce moment, chacun reste chez soi. — J'ai peur, Pierre. Allons vers l'étang. Germain est si maladroit. S'il avait glissé... La neige voleté. Elle brouille les sentiers. Nous appelons « Germain » de toutes nos forces. Le vent emporte nos voix, les perd dans le lointain. Tout à coup, notre vieux Floc que je croyais à la cuisine lance un aboiement, suivi de beaucoup d'autres. II fourre son nez dans la boue de la rive, gratte fébrilement. Pierre court, je le suis. La lampe éclaire le bord de l'étang. Pierre se penche, me repousse doucement. Un bras dépasse
des herbes gluantes de vase. La main a l'air de s'agiter dans le va-et-vient de la lueur de la lampe que tient maintenant ma main tremblante. Avec une gaffe qui traînait là, nous arrivons à sortir Germain de ce bourbier. Il est pesant, pesant... Le retour à la ferme est un cauchemar. — Courage, Tiennette, me dit Pierre qui ploie sous le corps de mon pauvre Germain, tandis que je soulève les jambes. « Tiennette »! Il a dit le nom que maman et Bernard seuls utilisent. Enfin le Bournié. Maman nous guette. Quand elle voit notre triste cortège, elle laisse échapper un cri : « Non, oh non ! » tandis que Floc gémit doucement. Le médecin, appelé d'urgence, ne peut que constater le décès. Armand reste hébété, tandis que Jeanne murmure : — Il est vraiment mort ? Pour maman, l'émotion a été trop forte. Elle s'évanouit. Et le docteur ne peut que répéter ce qu'il a déjà dit : — Elle est usée. Qu'elle se repose. Je rejoins ma chambre. Quelqu'un a allumé le feu, et ce n'est pas Germain ! Je m'assieds, épuisée, mon fidèle Floc à mes pieds. On frappe à la porte. Pierre est sur le seuil. Il entre, se penche vers moi. Je sens son souffle sur mes cheveux. Il a posé, un court instant, ses doigts sur ma nuque. Il parle bas : — Tâchez de ne plus penser à rien. Si vous ne pouvez dormir, j'ai un médicament peu dangereux qui vous détendra. N'hésitez pas à m'appeler. Vous savez bien que vous pouvez compter sur moi. Toujours ! J'ai envie de l'interroger : — Mais qui êtes-vous vraiment, Pierre ? Il est déjà sorti de la chambre. Jeannot se retourne dans son petit lit. Floc a repris sa pose préférée : son long nez sur mes genoux et ses yeux levés vers moi. Nuit, silence, sont revenus. Mais, en bas, mère est malade et Germain n'est plus qu'un grand corps immobile...
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B
ERNARD est arrivé de' Paris
avec une grande nouvelle : il s'est fiancé à une jeune relieuse attachée à la maison où il travaille. Il est heureux. Je ne l'ai jamais vu si ouvert, si optimiste. Cela a fait plaisir à maman ; pourtant quand il est reparti pour la capitale, elle n'a pu détacher son regard de ce long ruban de route. Quand le ciel s'est obscurci, elle s'est laissée glisser sur l'oreiller et a dit sourdement : — Je ne le reverrai plus. C'est l'hiver. Quand reviendra, le printemps et l'été tout chaud sur la terre, je ne serai plus là. — Tu aurais pu demander à Bernard de prolonger son séjour. — Le retenir ? A quoi bon ? Il fallait tout dé même le quitter. Les deux mains crispées sur sa poitrine, elle reprend : — Ah ! on devient vieille, inutile, inerte, mais on peut toujours souffrir, tu vois, on peut toujours sentir, sentir... Jeannot est ma consolation. Il me fait penser au pain chaud qui sort du four et qu'on présente à l'affamé. Mais de quoi suisje affamée ? Au milieu de la nuit, le vent a recommencé sa danse folle autour du Bournié. Je me suis réveillée, je venais de rêver que maman venait à moi, une torche à la main. Je me sentais oppressée. Je me suis levée. Lorsque je suis descendue, maman m'a demandé : — Tu es là ? C'est toi, Tiennette ? — Mais oui. Tu m'as appelée ? — Où es-tu ? Pourquoi n'as-tu pas tiré les rideaux ? Il fait sombre comme en pleine nuit. Je ne répondis rien, allai ouvrir volets et rideaux. Le jour se levait, la lumière commençait à transformer le paysage. Ma mère respirait avec bruit. — Je n'ai plus mal, me dit-elle. Tout à l'heure, dans la nuit, j'ai eu une vive douleur, maintenant c'est passé. Quelle heure est-il ? Pourquoi t'es-tu déjà levée ? Je vois mal ce matin.
Je lançai un coup d'œil angoissé de ma mère à la fenêtre, où derrière les vitres le ciel rosissait. — Il doit être, je ne sais pas..: — Tu as peur de me dire la vérité. Il fait jour ? Oui ? Tu te tais ! Eh bien viens près de moi et regarde mes yeux. — Ils sont comme toujours, maman. — Comme toujours ! Mais je ne te vois plus ! C'était un cri. Je lui pris la main, elle était glacée. Une fois de plus, j'allai téléphoner pour appeler le médecin. Le docteur Raimond n'y a pas été par quatre chemins : — Votre mère ne retrouvera plus la vue. A elle, j'ai dit simplement : — Le docteur pense que tu te remettras dans quelque temps. — Ça veut dire que je ne sortirai plus de ce noir où je me trouve ! Sa voix angoissée me fit mal. Je m'agenouillai près de son lit, posai ma tête sur la couverture. Elle caressa mes joues, mon front. — Ne pleure pas. Tu seras mes yeux, tu me diras le temps qu'il fait, tu me raconteras les choses. J'entendrai par ta voix si tu es apaisée ou révoltée. Je sais que tout est difficile pour toi ici, mais j'espère… Il me reste la plus fidèle des tendresses, la plus lasse, mais aussi la plus inépuisable. Pour ne plus la laisser seule en bas, Pierre m'a aidée à descendre mon lit dans la chambre, le petit couchera à la cuisine. Jeannot est amusé par ce changement ; il ne veut plus s'endormir, il regarde le balancier de cuivre que la clarté de la lampe fait briller, comme un disque d'or. A genoux dans son lit, il fait avec sa tête le mouvement de va-etvient du balancier. Quand je veux l'embrasser, il rit, se jette à plat ventre sur l'édredon et s'y cache la figure. On voit son petit derrière rosé surgir du pyjama et ses pieds battre l'air. Je le retourne comme une crêpe et je le borde. — Tu ne bougeras plus ? Il promet d'un sourire, et bientôt après il recommence. Mars, avril, le printemps enfin !
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Partout des ruisseaux joyeux, des fleurettes bleues de ciel, des rayons de soleil, qui vont dénicher les toiles d'araignées oubliées durant l'hiver. On a envie de boire l'air, frais et doux en même temps. J'aime voir la terre qui se fendille, crève la croûte dure longtemps gelée, laisse passer la pousse timide d'un vert tout neuf, prémices de tout ce qui sera. J'ai besoin de dire à quelqu'un cette sorte d'ivresse qui s'empare de moi à chaque printemps, malgré tout le reste. Je n'ose me confier à Pierre. Il est pourtant le seul qui me comprendrait. Le seul qui ne sourirait pas, qui m'écouterait, la tête un peu penchée de côté, une lumière au fond des yeux. Décidément, le printemps me rend romantique... Quelques jours à peine se sont écoulés et maman nous a quittés. Je ne trouvai plus ni beauté ni joie à contempler la nature réveillée. Maman avait lentement perdu ses forces. Elle semblait résignée. Une fois, pourtant, elle avait exprimé des regrets -. — J'aurais aimé te savoir mariée. Un homme loyal près de toi, cela me rassurerait. Il y en a un, mais je ne sais ce que tu en penses, je ne sais ce qu'il pense, lui. Vous êtes si secrets ! Avant de s'endormir, elle a dit encore: — Tiennette, parle-lui, écris-lui... Le silence est tombé sur elle, en nous. Le silence. Et pourtant, le ciel avait pris des tons d'aurore, les arbres étaient d'un vert tilleul, la prairie était semée de pâquerettes et la forêt de scyllas. Les hirondelles revenaient. Tout avait un air de fête. Ou s'en est allée l'âme forte, sereine et bonne de ma mère ? A-t-elle déjà trouvé une place, sa place préparée d'avance? Si c'est la nuit ici, est-ce l'aube pour elle ? Quand maman était encore près de nous, elle tentait de retenir de ses mains fatiguées le cours du destin de mes frères. Maintenant, tout va changer, tout a déjà changé.
Valentin a repris, en cachette, le goût de l'aventure, celui des femmes qui savent rire, qui font tout oublier, — Madeleine est fade ! m'a-t-il confié avec son rire gourmand. Armand et Jeanne n'ont pu cacher une sorte d'âpre satisfaction. — Quand on ne peut plus travailler, ce doit être dur de rester à charge ! Il vaut mieux s'en aller. Jeanne d'ailleurs entend bien être désormais la seule maîtresse à la ferme. — Maintenant que votre mère est morte, il faut que le partage se fasse pardevant notaire. J'ai assez attendu ce moment. Comme je vous l'ai déjà dit, si vous voulez continuer à vivre au Bournié, il faut vous débarrasser du fils de votre frère. — Je vais partir, je ne vous dérangerai pas longtemps ! — Comme vous voudrez, quand vous voudrez ! J'ai dit ça, moi, que j'allais partir ? Faut-il que je sois devenue folle ? Quitter la maison et pour aller où, chez qui ? Pierre a surgi de je ne sais où. On dirait qu'il sent, à distance, que je n'en puis plus, que comme Germain j'ai peur de Jeanne. C'est Valentin qui a réglé la situation. Un après-midi, il m'a entraînée dans un des chemins creux où j'ai tant promené Jeannot. L'air ennuyé, il m'explique : Voilà, c'est sûr, Madeleine ne pourra jamais avoir d'enfants, les médecins sont formels. Je viens te demander de me rendre le petit. Je sais que tu t'y es attachée et que tu t'en es occupée comme une mère. Je t'en suis bien reconnaissant. Mais Madeleine s'est mis en tête, qu'elle ne sera heureuse que lorsque je lui aurai amené Jeannot. Elle me dit : — Puisqu'il est ton fils, il sera le mien ! C'est aussi simple que ça. Il aura un père, une mère, un foyer. Ce sera mieux pour lui. Et toi, tu seras libre de vivre à ta guise. Tu en as assez fait pour tout le monde ! J'ai caché ma peine, je lui ai confié Jeannot. Je sais que Madeleine l'aimera. Me voici dépouillée de cela aussi... La vie continue, il faut porter l'herbe aux lapins,
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l'avoine aux chevaux, faire la soupe, aller aux champs, à la laiterie, à la buanderie. Le petit revient me voir avec le sourire. Mais je me sens si seule... La petite fille que Jeanne vient d'avoir ne le remplace pas. Parfois je la prends dans mes bras quand personne ne me voit. Je la repose aussitôt dans son berceau. Cette petite fille, Anne-Lise, ne m'appartient pas. Je ne veux pas l'aimer, je ne veux pas, je ne le veux pas ! Mon jardin s'endort sous le ciel étoile. Les feuilles frissonnent. Le sapin d'argent écoute venir la nuit, la bordure d'œillets parfume l'air. Des marguerites au grand cœur jeune gardent encore un peu de lumière. Il est tard, on frappe à la porte. C'est Pierre. Il est vêtu de son costume bleu marine. Il va s'en aller ! Il va nous quitter ! Je me lève d'un bond, je crie : — Vous partez ? — Si je savais que je ne pourrais plus jamais vous être utile, oui, je partirais tout de suite. — Je ne comprends pas. — Si je dois rester ici, il faut que vous m'écoutiez enfin ! Ses yeux clairs sont sombres. Il est debout devant moi, me dominant de sa haute taille. Il parle sourdement : — Vous ne me posez jamais de questions, vous n'avez jamais essayé de savoir qui j'étais vraiment. J'en ai assez d'être anonyme. Si je vous ai été reconnaissant de votre réserve lorsque je suis arrivé, je ne le suis plus. N'avez-vous donc du cœur que pour ceux qui le dédaignent ? Vous avez remarqué mes erreurs dans le travail qui m'était imposé, vous n'avez fait aucun reproche. Votre frère et sa femme s'en chargeaient suffisamment, il est vrai ! J'ai tout supporté parce que je tenais à vous. Si vous n'aviez pas été ce que vous êtes, je repartais. Mon arrêt au Bournié n'aurait été qu'une halte sans lendemain. Mais vous étiez là, avec vos yeux tristes, votre sourire... vos cheveux que le soleil dorait quand vous ne les emprisonniez pas dans ces horribles petits carrés de soie ou de coton qui les cachent. Non, ne parlez pas. Laissez-moi vous dire enfin ce que vous êtes pour moi. Je n'ai
jamais été domestique de ferme, comme vous vous en doutiez bien. Ma vie a été, avant de venir ici, unie et claire dans une entreprise familiale dont mon père était le directeur. Nous ne nous entendions pas toujours, mais cela ne m'affectait pas trop. Le travail me plaisait. Et puis un jour, mon père m'a fait venir dans son bureau. Il m'a avoué tout de go : — Voilà, il faut que tu le saches, j'ai un autre fils. Je l'ai eu d'une femme qui, depuis longtemps, m'a quitté. J'ai l'intention de vous partager l'affaire. Cette révélation a été un choc pour moi. Un frère inconnu allait prendre des directives, devenir, peut-être, le véritable successeur de mon père. J'ai fuit la maison... Je l'écoute, ahurie. Il m'oblige à m'asseoir, il en fait autant, nos genoux se touchent. Il continue : — Quand je me suis arrêté au Bournié, à cause de la tempête de neige, c'est parce que ma voiture était tombée en panne à quelques kilomètres de là. J'allais chez un ami lui demander un conseil juridique. Mais... passons ! Après vous avoir vue, je ne sais ce qui s'est passé en moi, j'ai décidé subitement, comme ça, de m'attarder ici pour mieux vous connaître. Peu à peu, les fils se sont tissés entre vous et moi. J'ai senti que je ne pourrais jamais repartir... sans vous. J'ai attendu, il y a eu Aimée, votre mère, Germain, votre mère encore, Jeannot... Tous ces liens qui pour vous se déchiraient m'attachaient davantage à vous. Vous avez souffert, pleuré, je le sais, je vous ai surprise plus d'une fois. Vos yeux vous trahissent. Votre bouche vous dévoile tout entière. Lé feu couve sous la cendre. Vous avez toujours pensé aux autres et voilà que vous vous découvrez avec vos exigences. Vous êtes là, vivante, vivante ! Ne comprenez-vous pas, ne comprends-tu pas encore que tu m'aimes aussi ? Il m'attire contre lui. En moi s'élève un grand tumulte que rien ne pourra apaiser. Je sais maintenant ce que c'est que d'avoir faim et soif, que d'être brûlante et glacée tout à la fois. En une seconde, la carapace dont je m'enveloppais s'effrite. Il a
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raison, il sait tout, il me connaissait avant que je ne me connaisse moi-même. J'éprouve quelque chose de si fort, de si violent que je crois impossible de le supporter longtemps et, en même temps, je sens que je ne pourrai plus m'en passer. Au fond des yeux de Pierre brûle la flamme. Ses lèvres sont sur les miennes. Je cache mon visage contre sa poitrine. Ce baiser-là, tous ces baisers, feu, pluie de feu et, malgré leur brûlure, la paix soudain. — Quand nous marierons-nous ? Il est calme, il a décidé tout cela depuis longtemps. Je vois son sourire, non pas triomphant comme celui de Valentin, mais empreint de tendresse. Je réponds : — Le plus tôt possible ! A belle-sœur me poursuit plus que jamais de sa jalousie et de sa haine. Le bonheur qui transparaît en moi l'irrite. Ce matin, elle est entrée brusquement dans ma chambre : — J'ai à vous parler sérieusement. — Je vous écoute. — La maison est à Armand désormais, vous le savez comme moi. Vous occupez la chambre que je destine à AnneLise. Les communs font encore partie de la ferme, tout en étant séparés d'elle par la porcherie. Au-dessus du garage, il y
l'argent en échange, vous pouvez donc vous acheter ce dont vous avez envie. Je riposte, furieuse : — La commode me vient de ma mère qui la tenait de la sienne. Je ne m'en séparerai pas. J'ai déménagé. Ma nouvelle chambre est petite, mais elle a un avantage, je suis vraiment séparée d'Armand et de sa femme. Ce changement a beaucoup amusé Pierre. Il m'a prise dans ses bras. — Cela ne durera pas. Le temps de voir clair dans ma situation matérielle et je t'enlève, je t'emporte, loin ! Nous achèterons ailleurs un domaine, pas très vaste, à notre mesure. Il me serre si fort que j'ai mal. Il se penche, couvre mon visage d'une pluie de baisers légers. Il parle bas, ensuite : — Tu m'aimais depuis le début, avoue-le ! Qui pourrait aujourd'hui nous séparer ? — Personne ! Je ne te quitterai jamais! Il rit : — Je l'espère bien ! Nous formons des projets. Il m'avoue préférer maintenant la campagne à la ville ; il a appris à mieux aimer et à connaître chaque saison. Il s'est fait à cette vie rude de cultivateur. — Prends patience. Nous aurons bientôt notre « chez nous ».
a une chambre convenable. Je l'ai inspectée, elle peut servir. Vous ne serez donc plus tout à fait au Bournié... — En somme, vous me reléguez près de l'écurie et de l'étable. Près aussi du réduit où couche Pierre. Ne croyez-vous pas que cette promiscuité prêtera le flanc aux bavardages ? Mon persiflage ne la touche pas. Ma belle-sœur n'a aucun sens de l'humour. Elle rétorque vivement : — Je me moque des mauvaises langues du village. Elle désigne les meubles de ma chambre d'un doigt autoritaire. — Vous pourrez prendre ceux que vous voudrez, mais j'aimerais que vous laissiez ici la commode. Vous avez eu de
JE suis prête à quitter le Bournié sur-le-champ s'il me le demande, sans me retourner. Son corps contre le mien, cette chaleur, cette force, non vraiment, je ne savais rien... Cette nuit — il y a trois jours que je suis installée dans mon nouveau logis —, j'ai été réveillée par des bruits qui m'ont tout de suite terrifiée. On aurait dit une série d'explosions. J'ai sauté hors de mon lit, j'ai enfilé des sandales, une robe de chambre et ouvert la porte. Une odeur m'a assaillie, j'ai crié : — Le feu ! Au feu ! Au feu ! Je suis descendue comme une folle l'étroit escalier de bois, me suis précipitée dehors. J'ai voulu courir vers la ferme. Tout le corps du bâtiment central n'était plus qu'un
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volcan d'où jaillirent de hautes flammes, un tourbillon de flammes rouges. Pierre avait dû être réveillé une minute avant moi, je le voyais dans l'illumination sauvage du feu, chasser les bêtes, loin de l'étable, loin de l'écurie, loin de la porcherie. Nos deux chevaux, pris de panique, galopaient droit devant eux, prêts à écraser qui se trouverait sur leur chemin. Les vaches, le veau nouveau-né, les cochons, s'égaillaient dans la cour, désorientés, courant en tous sens, fuyant les étincelles de pourpre. Pierre disparut, happé dans le noir et le rouge de l'incendie. J'ai voulu le suivre. Impossible d'aller plus avant. De la fournaise se dégageait une chaleur insupportable. Des flammèches éparpillées par le vent allaient allumer ailleurs le foin, la paille engrangés. Dans une lueur de cauchemar, je découvris des voisins qui formaient la chaîne avec des seaux d'eau. Je me joignis à eux. Travail dérisoire et vain devant l'embrasement total. Les chiens des autres fermes, épouvantés, hurlaient en tirant sur leur chaîne de fer. Les pompiers, avertis par je ne sais qui, arrivèrent enfin avec lances et échelles. Ils ne purent que braquer leurs tuyaux sur l'immense brasier d'où fusaient des éclatements, d'où s'élevait dans l'air empuanti, une fumée acre qui faisait tousser tout le monde. Je ne pensais à rien, à rien qu'à passer un seau plein d'une main à une autre, encore un, encore un. Les poutres enflammées s'écrasaient sur les débris fumants, il y avait des craquements, des crépitements, et par-dessus tout le ronflement du feu. J'étais malade de peur, épuisée, brûlante moi aussi, et transie tout à la fois. Le foyer de l'incendie se réduisit, diminua, diminua. Murs, plafonds, planchers, devinrent bois calciné, fers tordus, cendres chaudes. La lumière éclatante s'éteignit, il n'y avait plus, autour de moi, que décombres fumantes qui dégageaient une odeur suffocante.
Le vent chassa les relents de brûlé, souleva les cendres qui se plaquaient sur nos visages et nos mains noircis. Le matin se leva, éclaira le spectacle de désolation qui m'entourait. Le silence succédait à la tourmente. Les chiens, calmés, s'étaient tus. Les bêtes paissaient quelque part, enfermées dans un enclos par un voisin complaisant. Une journée commençait, elle serait claire et belle, le ciel, déjà, devenait bleu azur. Une ambulance stationnait près des décombres. J'allai d'un pas hésitant vers les infirmiers. Un jeune médecin s'approcha de moi, me retint par le bras, me demanda : — Vous êtes de la famille ? J'inclinai la tête. — Alors n'avancez pas, pas encore. Je l'interrogeai du regard. Il me scruta longuement avant de me répondre : — On a trouvé deux corps carbonisés. Nous supposons que les occupants de la ferme ont été surpris dans leur sommeil, ils ont voulu sortir de leur chambre. Asphyxiés par la fumée, ils sont tombés devant la porte. Pour eux, cela a été tout de suite trop tard. J'osai à peine poser une question : — Et Pierre, Pierre, un ami que j'ai vu se précipiter vers la maison ; à cause de l'enfant, j'en suis sûre. Il y avait une toute petite fille au rez-de-chaussée. — Au moment où il a dû la cueillir dans son berceau, une masse de briques s'est écroulée. Du moins, nous expliquons la chose de cette façon. Une chance pour lui et l'enfant ! Naturellement, ils ont été blessés et brûlés, nous attendons l'hélicoptère de la gendarmerie qui ne tardera pas. Ils seront transportés à l'hôpital des grands brûlés à Metz. Mais, croyez-moi, ils s'en sortiront bien et vite tous les deux. Je vous le répète : cette masse de briques a formé comme un écran entre eux et le feu. Si vous voulez les voir ? — Pierre, sur une civière, mon Dieu! Il était presque enseveli sous les pansements provisoires. Ses yeux étaient grands ouverts. Il y avait, tout au fond, la clarté que je connais bien. On aurait dit qu'il souriait et me murmurait :
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— A bientôt, Tiennette ! Je lui demandai, en me penchant vers lui : — Pourquoi as-tu fait ça ? Pour eux qui... Oui, j'en suis sûre, il souriait. J'aurais voulu crier : — Je t'aime, je t'aime ! J'aurais voulu le caresser d'un doigt léger, tendre. Mais je n'osai pas. L'hélicoptère arrivé, on y glissa les deux civières, la porte se referma. Bruit des rotors, poussière qui vole, fumée qui se dissipe... Le Bournié n'est plus qu'un amas de ruines. Bernard est venu, prêt à m'aider. Je l'ai renvoyé : — Tu as une autre tâche. Va ! Je croyais que la route était droite devant moi, elle ne l'est jamais longtemps. Il faudra continuer, moi ici, toi là-bas. Une voisine m'a réconfortée : — Vous êtes seule en ce moment, mais Pierre vous reviendra. Ayez du courage, vous êtes jeune. Il faut vivre, peutêtre pour lui, peut-être pour l'enfant. Je me suis révoltée : — S'il ne me restait que la fille de Jeanne et d'Armand pour emplir ma solitude, non, je ne veux pas ! Je ne voulais pas l'aimer. Je savais qu'elle n'était pas pour moi. Et maintenant, elle serait l'unique consolation de ma vie ? La voisine a ajouté ; — C'est un moment difficile à passer. Le travail vous aidera. Et un jour... vous verrez... Je recommencerai, je ferai rebâtir le Bournié, en plus petit ; à un seul étage, avec de larges baies où soleil et lumière pourront entrer à flots. J'en ai assez de la pénombre et des crépuscules ! Il n'y aura plus de porche glacial visité par le vent, mais un seuil paré de glycine et de clématite. J'obéirai au -désir de Pierre.j'élèverai des poneys. La maison sera, comme avant, plantée sur notre terre. Nous y creuserons à nouveau des sillons. Nous sèmerons. Le blé lèvera, et l'avoine, et le seigle. Je connaîtrai encore l'espérance des moissons.
Et tout au bout de mon courage, tout au bout, il y aura, sur la route, un pas qui sonnera. J'ouvrirai la porte toute grande... FIN
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Encart lecture BS 3260 à détacher.
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