Thérapie de l'âme - Bentounes, cheikh Khaled(1).pdf

August 14, 2017 | Author: Morpheus Ouatt | Category: Human Nature, God, Reason, Conscience, Sufism
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Cheik Khaled Bentounes

Thérapie de l’Âme

Collection « Espaces libres »

Collection « Espaces libres » dirigée par Jean Mouttapa et Marc de Smedt

« Espaces libres » © Éditions Albin Michel, 2011 ISBN : 978-2-226-26624-8

« La maladie est en toi, et tu ne vois rien. Le remède ne peut venir que de toi, et tu n’en sais rien. Tu crois que tu n’es rien de plus qu’un corps minuscule, Alors qu’en toi se trouve le Macrocosme avec une majuscule. » Cité par cheikh al-‘Alâwî, Sagesse céleste. Traité de soufisme, La Caravane, 2007

Introduction Ce livre est né d’une initiative et d’une préoccupation visant à préserver et à actualiser un enseignement spirituel millénaire. Celui-ci a aidé par le passé nombre de femmes et d’hommes en recherche de moyens capables d’apaiser et de guérir les maux qui troublent et pervertissent l’âme humaine. Il reprend des notions fondamentales de la tradition coranique à travers une vision soufie qui nous dévoile tout ce que peut nous apporter cet enseignement universel quant à la thérapie de l’âme. Grâce à des rencontres et à des séminaires qui se sont déroulés sur plusieurs années, un précieux matériau a pu être rassemblé pour aider tous ceux et celles qui le souhaitent à trouver des repères et des indications afin d’enrichir le débat actuel sur des approches thérapeutiques alternatives et trouver du sens aux questions essentielles qui touchent au plus profond l’être humain. Cet enseignement spirituel permet de dépasser les tabous, le conservatisme, et d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche qui sembleront hérétiques à certains mais décisives à d’autres : ceux qui sont en quête d’horizons inconnus et de réponses fécondes face à la situation inédite que traverse l’humanité aujourd’hui. La voie soufie nous invite à l’humilité et à ne pas prétendre détenir la vérité mais, au contraire, à la rechercher au plus profond de nous-mêmes, malgré l’opacité des voiles qui se sont accumulés depuis des siècles dans cette tradition. Prendre l’initiative et avoir le courage d’écrire des vérités qui dérangent, dans le seul

but de restituer l’héritage commun et universel de l’humanité et de rendre service à ses semblables, est une exigence et une responsabilité qui s’inscrivent dans la perpétuation de cette voie et dont se sont acquittés tous mes prédécesseurs. Que chacun y trouve ce dont il a besoin pour éclairer et aider à son tour son prochain.

1 « Lumière sur lumière » [1]

La lumière et l’obscurité font partie d’un paradigme fécond que la tradition soufie a mis en évidence et transmis pour apporter un éclaircissement aux nombreuses questions que l’homme se pose sur luimême. Le maître soufi Jalal Eddine Rûmî nous en donne la plus éclatante illustration à travers cette sagesse : L’homme est un isthme entre la lumière et l’obscurité. Nous tenons là une clef donnant accès à une première définition de l’homme. Comparer l’homme à un « isthme » qui se situerait à la jonction de la lumière et de l’obscurité, c’est le définir comme un entre-deux, ni absolument ange ni absolument démon, un être mixte tiraillé entre un désir d’élévation spirituelle et les désirs de son ego narcissique. La lumière et l’obscurité En cherchant à approfondir le sens de cette parole,

nous nous apercevons que la lumière entretient une relation paradoxale avec l’obscurité. Si, en effet, la lumière nous éclaire sur nos faiblesses comme sur la méconnaissance de soi et du monde, nous donnant ainsi l’impression de pouvoir ramener l’inconnu au connu, l’obscurité, en revanche, ne cesse de mettre en échec l’idée d’une finitude de la connaissance humaine. C’est bien ici que réside le paradoxe de la lumière : plus elle se répand, plus elle nous révèle l’étendue de nos zones d’ombre. C’est pourquoi celui qui appelle de ses vœux toujours plus de lumière ne fera qu’accroître sa perplexité face à l’extraordinaire complexité du monde et de l’homme. Le développement exponentiel des connaissances, aussi bien à l’échelle de l’infiniment petit que de l’infiniment grand, ne pourra éviter que l’esprit n’aille de questionnement en questionnement, d’énigme en énigme, en suscitant en lui toujours plus d’embarras devant l’abîme de l’inconnaissable. N’en concluons pas qu’il est préférable de se complaire dans l’ignorance sous prétexte qu’elle, au moins, rassure et apporte un certain confort intellectuel. Le connaissant peut parfois souffrir par sa connaissance, en raison de l’affinement de sa conscience et de sa plus grande sensibilité aux réalités contradictoires qui se posent devant lui, au point de regretter le temps où il ne savait pas. À ce sujet, le cheikh al- ‘Alâwî dans ses Sagesses nous dit : Combien d’ignorants se réjouissent de leur ignorance et combien de connaissants se lamentent de leur connaissance.

Cependant, sa récompense vient d’une lumière plus subtile et plus pure, de la guidance divine, qui apaise ses doutes et redonne sens et espérance à sa vie. En réalité, la perplexité laisse place à une certitude intérieure si, face à l’océan de notre ignorance, nous nous en remettons spontanément à Dieu, afin de trouver en Lui la source de l’apaisement. C’est la lumière de la foi qui jouera dans un premier temps ce rôle. La guidance divine nous éclaire tout en nous ramenant toujours à la perplexité, jusqu’à ce que l’éveil progressif de notre conscience qui en résulte s’accompagne d’une certitude intérieure plus grande comme l’affirme le verset : Adore ton Seigneur, jusqu’à ce que tu reçoives la certitude ! Coran, XV, 99[2] Par sa conscience, l’homme devient le réceptacle de la lumière qu’il a pour rôle d’appréhender dans ce qu’elle a de plus pur. Ainsi, du degré de développement de sa conscience dépendra le degré de qualité de la lumière qu’il reçoit. De même que toutes les ombres se retirent lorsque le soleil est au zénith, de même l’obscurité de l’être disparaît entièrement lorsqu’elle se trouve sous l’axe vertical de la Lumière divine. D’ailleurs, un des versets les plus médités dans la tradition soufie, le « verset de la Lumière », définit Dieu comme Lumière. C’est ainsi qu’Il Se présente Lui-même à travers le Coran : Dieu est la Lumière des cieux et de la terre. Coran, XXIV, 35 Il existe donc différentes qualités de lumière à

partir desquelles nous pouvons nous élever, de la conscience individuelle à la conscience universelle en passant par la conscience collective, jusqu’à ce que nous accédions, par un jeu de voilement et de dévoilement successifs, à la source de toute Lumière où il n’y a plus que la Réalité, plus que Lui, Huwa, terme qui chez les soufis désigne l’instantanéité divine à travers l’espace et le temps. Les différentes qualités de lumière Quelles expériences faisons-nous communément de la lumière ? C’est d’abord le moyen par lequel nous voyons. La première lumière, chez l’homme, ce sont ses yeux, et plus généralement ses sens : la lumière sensible est effectivement la plus évidente et la plus immédiate. La seconde se trouve autour de nous à l’état brut, elle résulte du rayonnement solaire qui chaque matin éclaire et révèle le monde dans sa réalité matérielle. C’est par elle que nous percevons les formes et les couleurs, l’animé et l’inanimé. Nous pouvons encore approfondir ces distinctions en comparant la raison (‘aql) à une lumière intellectuelle moins grossière que celle du monde sensible dans la mesure où elle nous permet de réfléchir et de discerner le vrai du faux, le bien du mal. Ne dit-on pas d’un homme qui perd la raison qu’il n’est plus responsable de ses actes et de ses paroles ? Enfin, la foi (îmân) peut être aussi considérée, sous la forme décrite par la tradition, comme une lumière intérieure plus subtile et plus intense que celle de la raison mais qui ne produit pas de certitude définitive et absolue. L’intensité et la pureté de la lumière

dépendent donc des états de conscience par lesquels l’esprit humain passe à mesure qu’il sollicite ses différentes facultés de connaissance. C’est par l’épanouissement de la conscience universelle que l’homme est amené à découvrir la lumière suprême qui lui permet d’atteindre l’état de certitude grâce auquel il baigne dans la Lumière divine. Dans la tradition soufie, la connaissance spirituelle qui rattache l’homme à un centre, à une origine, à une réalité ultime est, bien sûr, le summum de cette lumière décrite par le Coran (CII, 7) comme la « science de la certitude », puis l’« œil de la certitude ». L’ambivalence de la lumière Si nous avons identifié la lumière à la perception des choses, mais aussi à la raison humaine, à la foi et à la connaissance spirituelle qui nourrit cet état de certitude, autrement dit à tous les modes possibles de connaissance, nous pouvons dire que cette lumière physique, intellectuelle et spirituelle reste à jamais insaisissable. Non seulement la lumière nous renvoie à des qualités de lumière toujours plus imperceptibles et inconcevables, mais parfois même celles-ci nous trompent sur le Réel vrai : N’ont-ils pas troqué la Vérité contre l’erreur ? Ne se sont-ils pas fourvoyés en faisant ce marché de dupes ? Coran, II, 16 En effet, notre vue ne peut percevoir ce qui est caché derrière un voile, ni appréhender la dimension réelle des phénomènes. Et ce n’est pas uniquement notre

propre vue qui nous trompe, ce sont aussi tous nos sens, dont nous oublions qu’ils sont pourtant, pour nous, les guides de notre raison : Il en est d’eux comme des gens qui auraient allumé un feu ; mais à peine ce dernier jette-t-il sa clarté sur les alentours que Dieu en fait disparaître la lumière, les laissant comme aveugles, plongés dans les ténèbres. Alors, sourds, muets et aveugles, ils ne peuvent plus retrouver la Voie du Seigneur. Coran, II, 17-18 En reprenant une à une les différentes lumières que nous avons évoquées, nous voyons que chaque fois des limites apparaissent. Même la lumière de la raison, qui est généralement considérée comme l’instrument privilégié de la connaissance humaine, est restreinte. Nous élaborons des théorèmes et des hypothèses qui sont fondés sur des analyses rigoureuses et des expérimentations. Cela reste néanmoins une connaissance partielle et relative qui, peut-être, sera un jour réfutée par l’observation de nouveaux faits ou débouchera sur une impasse. De même la lumière de la foi est limitée en elle-même, puisqu’elle peut nous faire traverser des moments de doute. En s’affaiblissant, il se peut que la foi ne soit plus la garante de nos certitudes intérieures. C’est donc par la qualité de la lumière que les formes, des plus sensibles aux plus éthérées, se manifestent progressivement à nous, tout en limitant et en voilant toujours la Lumière divine. Et pourtant ces voiles et ces limitations ont un rôle indispensable à jouer :

Ils sont l’effet d’une miséricorde divine destinée à protéger l’homme de l’éblouissement que pourrait provoquer une lumière trop aveuglante, quand l’esprit n’est pas encore prêt à la recevoir ou qu’il n’a pas la capacité de la saisir. Aussi la tradition nous rappelle-telle qu’il existe soixante-dix mille voiles qui nous séparent de Lui. Dieu seul est, au sens propre du terme, la Lumière car aucun voile ni aucune limite ne peuvent définir Sa réalité apparente et cachée. Même si cette Lumière baigne de son rayonnement l’ensemble de la Création, la seule et unique lumière est la Lumière divine. Donc toute prétention humaine à posséder la lumière, à la maîtriser, est une idée vaine et, illusoire. Lumière sur lumière Dieu guide vers Sa lumière qui le veut (ou qui Il veut). Coran, XXIV, 35 Dire de Dieu qu’il est « Lumière sur lumière », c’est reconnaître que nous ne pouvons, en toute rigueur, rien affirmer de Lui sans Le réduire à autre chose que ce qu’Il est réellement. Étant au-delà de toutes formes, nous ne pouvons L’appréhender que par une série de dénégations, car c’est en montrant ce qu’Il n’est pas qu’Il nous révèle ce qu’Il est en Lui-même. Cela est illustré en islam par la formule d’attestation de foi, la shahâda : « Il n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu », où la négation précède l’affirmation. Pourtant, l’homme n’a eu de cesse, aussi loin que l’on remonte dans le temps, de vouloir, dans la mesure du possible, se Le représenter et faire l’expérience du divin, car selon l’enseignement du maître soufi Ibn ‘Arabî :

La représentation de Dieu ne revient qu’à l’Homme universel, dont la forme extérieure est créée des réalités (haqâ’iq) et des formes du monde, et dont la forme intérieure correspond à la « forme » de Dieu (c’est-à-dire à la « somme » des Noms et des Qualités divins)3. Les différentes étapes de la Création En effet, la tradition soufie enseigne qu’à l’origine de l’univers était le non-manifesté (‘amâ’) : J’étais un trésor caché. J’ai aimé me faire connaître. Pour cela, j’ai créé les créatures, et, par elles, je me suis connu4. Si le non-manifesté est généralement considéré comme le néant, c’est pourtant de lui que va surgir la manifestation de la Création. Cette « poignée de Lumière5 », acte fondateur de l’univers, a jailli de cette éternelle antériorité. Pour reprendre ce que j’ai écrit dans un livre précédent : « La tradition soufie ne situe pas l’âge de la Création. La méditation des maîtres sur le Livre divin nous transmet un symbole, une parabole, une allégorie : “Dieu a pris une poignée de Sa Lumière. Il l’observa avec l’œil de la Majesté, elle s’est mise à bouillonner, à vibrer jusqu’à l’ébullition et explosion”, ce qui donna naissance à l’espace et au temps, marquant ainsi le début de la Création6. » Ainsi se décrit devant nous une symbolique de la

Création. À travers l’expansion de cette lumière surgit, le premier jour, le Savoir divin qui totalise toute l’information, et se projette alors le deuxième jour par la Volonté. Le troisième jour se manifeste la Parole par l’ordre du Kun ! « Sois ! », le quatrième jour correspond à la Capacité de chaque chose d’être par elle-même. Le cinquième est celui de l’Ouïe et le sixième celui de la Vue. « Le septième jour la Vie prit sa part à la session divine sur le Trône7. » À travers ce Tout vivant, d’étape en étape, naîtra la diversité de la Création, dont l’homme, le dernier-né, recevra le Dépôt (Amâna) comme l’affirme le Coran (XXXIII, 72) : Oui, Nous avons proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes de porter le Dépôt, et, effrayés, ils l’ont refusé. Seul l’homme l’a accepté, et il est injuste et ignorant. Par ce Dépôt, l’homme se distingue du reste de la Création. Il est paradoxalement un isthme entre deux positions, lumière et obscurité, et entre deux attitudes, juste et injuste. S’il revient vers sa nature primordiale, il renoue avec la connaissance, trouve la paix en lui et la répand autour de lui. Si, par malheur, il l’occulte et se voile à elle, il tombe dans la perversion, l’obscurité de son être. L’homme a été créé pour être à la fois le dépositaire et le lieutenant de Dieu, fonction pour laquelle le destin l’a choisi. Refusant cela, il devient injuste, intolérant, porteur de mort, de violence et d’iniquité envers ses semblables et le reste des créatures.

Il se crée, dès cette vie, son propre enfer intérieur en sombrant dans la peur et les désirs illusoires. Pour sortir de l’ignorance de lui-même, l’homme a besoin de cette Lumière qui chasse l’obscurité et permet une prise de conscience, faisant de lui un être de plus en plus responsable. Comme le dit le Coran (II, 257) : Dieu est l’allié de ceux qui ont cru. Il les fait sortir de l’obscurité à la lumière. Ceux qui ont mécru, les idoles sont leurs alliées, qui les font aller de la lumière à l’obscurité. Ce double mouvement qui nous conduit, soit de l’obscurité vers la lumière, soit de la lumière vers l’obscurité, est relatif à la guidance divine permettant à l’homme de cheminer vers cette source de Lumière ou de s’en éloigner. La connaissance, qui est elle-même une guidance, peut parfois être la source de la perdition ou de l’égarement car toutes les formes de connaissance ne chassent pas nécessairement l’obscurité. Ce n’est pas forcément par l’érudition qu’on peut atteindre cette lumière intérieure. D’ailleurs, chaque fois qu’on fait les « salutations sur le Prophète8 », on rappelle que Muhammed était ummî, vierge de tout savoir. C’est pour nous montrer que la connaissance qu’il est venu transmettre n’est pas une connaissance livresque, mais qu’elle est d’un tout autre ordre et à notre portée, puisque, en tant qu’homme, il l’a lui-même expérimentée et vécue ainsi que l’atteste une tradition prophétique : Vous êtes tous d’Adam et Adam est de terre.

La Réalité mohammadienne Une indication nous est donnée, un modèle à suivre nous est suggéré pour acquérir cette lumière, par nous-mêmes, pour nous-mêmes : Vous avez dans l’Envoyé de Dieu un beau modèle. Coran, XXXIII, 21 Ainsi l’ermite du Rif marocain Ibn Mashîsh (11401228) évoque, en des termes imagés, dans sa célèbre prière la Mashîshiyya, les principaux attributs de la Réalité mohammadienne quand ils se manifestent chez l’homme réalisé et l’illuminent : Mon Dieu, prie sur celui de qui dérivent les secrets Et de qui jaillirent les lumières Celui en qui montent les vérités métaphysiques Et en qui furent descendues les sciences d’Adam, de sorte qu’il émerveilla les créatures Celui devant lequel diminuent les intelligences, de sorte que nul parmi nous des anciens ni Des suivants ne le saisit Les jardins du royaume céleste sont parés de la fleur de sa beauté Et les bassins de la Contrainte divine débordent de l’effusion de ses lumières Il n’est pas une seule chose qui ne dépende de lui Car sans le médiateur – comme il fut dit – disparaîtra ce qui en dépend D’une prière qui soit digne de Toi, prononcée par

Toi pour lui, tel qu’il en est digne Mon Dieu, il est Ton secret total qui donne la preuve sur Toi Et il est Ton voile suprême dressé devant Toi Mon Dieu, adjoins-moi à son lignage et rends-moi digne de lui Fais-le-moi connaître d’une connaissance qui me préserverait des sources de l’ignorance, et par laquelle je m’abreuverais aux fontaines de la vertu Maintiens-moi sur sa voie. Ce maître, qui n’a laissé qu’un seul disciple comme héritier spirituel, Abû l-Hasan al-Shâdhilî, nous dévoile cette Réalité mohammadienne en tant que principe médiateur qui fait qu’à travers elle se découvre le secret des sciences adamiques et, à travers ces dernières, l’ensemble du message de la réalité prophétique dont le Prophète Mohammed est à la fois l’héritier mais aussi le dernier maillon qui clôt le cercle. Tous les envoyés ainsi que leur message se révèlent à travers lui comme un miroir qui réfléchit la lumière dont chacun d’eux, à son époque, a été le transmetteur.

1- Coran, XXIV, 35. 2- Les traductions du Coran sont de l’auteur. 3- Ibn ‘Arabî, La Sagesse des prophètes, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 1974, p. 36. 4- Hadîth qudsî (parole transmise par la tradition prophétique, en dehors du Coran). 5- Hadîth qudsî. 6- Cheikh Khaled Bentounes, Vivre l’Islam. Le soufisme aujourd’hui, Albin Michel, 2006, p. 124. 7- Cheikh al-‘Alâwî, La Divine Apparence (Miftâh al-Shuhûd), chap. III, p. 7. 8- Formules de salutation à l’issue des prières.

2 L’éveil à soi

Si l’homme est, comme l’évoque Jalal Eddine Rûmî, un isthme qui développe sa conscience selon un éclairage continuel fait d’ombres et de lumières, sa perplexité devant la complexité du monde et des êtres, si harmonieusement ordonnée, n’a pas de limite. C’est pourtant de cette perplexité que naît en nous le désir de donner un nouveau sens à notre existence en nous reliant à notre origine divine pour acquérir une plus grande stabilité intérieure et un apaisement. Mais la plupart du temps, nous poursuivons notre vie sans nous préoccuper du trésor précieux avec lequel nous sommes venus au monde, ce Dépôt que le Divin a disposé dans la fitra de chaque être, ainsi que l’atteste le Prophète : Tout nouveau-né vient au monde selon la nature originelle (fitra). Une définition de la fitra La notion de fitra désigne donc un état de nature originelle, comme si tout nouveau-né venait au monde

avec une conscience vierge, dans l’état de muslim, d’abandon à la volonté divine. Et le Prophète de préciser, par la suite, que ce sont les parents qui font de leur enfant un juif, un chrétien ou un zoroastrien. L’éducation parentale et les valeurs transmises dans une société donnée viennent s’inscrire dans notre fitra. Ainsi nous sommes devenus aujourd’hui ce que notre culture environnante a fait de nous, même si nous n’en avons pas toujours conscience. Mais chacun de nous possède dans sa fitra le même Dépôt originel. Celle-ci est donc le centre de l’être à partir duquel va s’opérer la construction de notre propre individualité. Elle est un principe d’unité qui doit être constamment présent à notre esprit et vers lequel il faut s’efforcer de retourner si nous voulons connaître le secret de notre propre existence. Prenons l’exemple de la graine de séquoia. Si nous la mettons en terre, d’elle-même elle ne germera pas tout de suite. Elle attendra qu’il y ait une humidité et une chaleur suffisantes. À ce moment-là elle commencera à germer et, en germant, elle ne prendra pas n’importe quelle direction. Elle poussera selon un ordre bien défini, en fonction des conditions météorologiques du moment. Toute l’information, à l’origine du développement de la plante, est contenue dans une toute petite graine. Une question se pose alors : comment cette information a-telle pu être emmagasinée dans cette si petite graine ? Supposons que nous ne soyons, nous-mêmes, qu’une graine qui a été projetée dans la vie de la même façon que nous venons au monde. Dès la première cellule embryonnaire nous portons en nous une information, mais à la différence de la graine de l’arbre, nous avons besoin de la relation aux autres pour développer notre conscience. Nous avons besoin de l’ennemi comme de

l’ami, de celui qui nous rejette comme de celui qui nous ouvre les bras. Nous ne pouvons éviter ces relations d’échange, quelle que soit leur nature, entre nous et les autres, afin que ce que nous avons reçu puisse exister et faire de nous les individus que nous sommes. Nous avons besoin, en même temps, de toute la diversité des êtres pour construire notre propre individualité. Même un fœtus, dans le ventre de sa mère, ressent et subit des émotions ; si sa mère est joyeuse, il le sent. Par conséquent, ce qu’on appelle la fitra, c’est en quelque sorte une graine qui contient à la fois toute l’information, toute la volonté et la capacité de l’être et qui n’a encore rien subi. Et cette graine est déjà là au fond de chacun de nous, avant même notre naissance. L’affirmation de soi Si la tradition insiste autant sur la notion de fitra, c’est tout simplement afin que nous nous affirmions comme des êtres responsables et autonomes. Chacun de nous vient au monde avec cette nature originelle pour cultiver sa singularité et être soi-même. Cependant, si nous avons besoin des autres pour construire notre individualité, nous devons éviter de tomber dans le piège du mimétisme. Nous ne pouvons découvrir, savoir, percevoir la réalité de notre être qu’en faisant appel à ce principe premier et en nous libérant des influences extérieures. Cela ne signifie pas que nous sommes obligés de nous retirer ou de nous isoler du monde ; si nous vivons en société, c’est que la relation à l’autre est indispensable, y compris lorsque celle-ci prend l’aspect d’une lutte pour la réussite sociale.

En effet, la lutte n’est pas sans intérêt, aussi bien dans ses aspects positifs que négatifs ; elle représente, pour l’homme, un terrain favorable à l’apprentissage et à l’acquisition de l’expérience, quel que soit le rôle qu’il est amené à jouer au sein de l’humanité. Nous avons toujours à faire l’effort de chercher la lumière même là où nous ne pensions pas la trouver, à savoir dans les activités professionnelles et les banalités de la vie quotidienne. La tradition soufie nous enseigne à faire ce retour sur soi, à n’importe quel moment de notre vie et dans n’importe quelle situation sociale, pour découvrir ce joyau parfait et inaltérable que nous portons tous en nous. L’égalité divine Aussi, nul ne peut prétendre être meilleur que l’autre sur le plan de la fitra. Même un individu handicapé mental ou physique naît dans cette nature originelle. Il est un être aussi complet qu’un autre jugé « normal ». Dieu Se montrant juste et miséricordieux envers chacune de Ses créatures, aucune d’entre elles n’est bonne ou mauvaise du point de vue de la fitra même si, sur le plan biologique, nous allons présenter bien entendu des différences. C’est seulement à partir de nos valeurs culturelles et morales que nous décrétons souvent injustement quelles sont les créatures pures et impures. Mais pour le Divin, elles ne sont ni l’une ni l’autre : il n’y a que Ses créatures. Si nous envisageons toutes les réalités du point de vue de l’absolu, nous comprendrons qu’Il n’a pas à Se déterminer sur tel ou tel être par rapport à des jugements

de valeur. Tous les êtres Lui appartiennent et procèdent de Son vouloir ; ils proviennent tous de cette unique source dont Il est l’éternel Créateur (Khâliq) et, une fois leur destinée achevée, ils reviennent vers Lui : Et vers ton Seigneur est le retour. Coran, XCVI, 8 Si les droits de l’homme ont apporté une égalité politique et sociale entre les gens, il en existe une autre antérieure à celle-ci et plus essentielle : l’égalité divine, c’est-à-dire l’égalité en dignité de chaque être devant le Divin, que rien ne peut aliéner. Oui, nous avons anobli les enfants d’Adam. Coran, XVII, 70 L’égalité en dignité est pour nous l’égalité de la nature originelle qui, au regard du Divin, rend toute vie humaine sacrée : Celui qui a tué un homme (…) est considéré comme s’il avait tué tous les hommes ; et celui qui sauve un seul homme est considéré comme s’il avait sauvé tous les hommes. Coran, V, 32 L’éducation d’éveil Dans la tradition soufie, la fitra est le socle sur lequel repose notre héritage. Nous avons un centre en nous-mêmes, qui est le cœur et le siège de notre

conscience. Tout ce qui viendra se rajouter à lui nous apportera soit de la lumière, c’est-à-dire de la connaissance, soit de l’obscurité, c’est-à-dire du doute, des peurs et des perversions. Que faisons-nous, dans l’éducation et la transmission de nos idées, de nos valeurs et de nos convictions auprès de nos enfants ? Nous conditionnons leur comportement à agir ou à réagir en fonction de nos opinions et des conventions de l’environnement dans lequel nous nous trouvons. L’erreur fatale que commettent parfois les parents, c’est de vouloir que leurs enfants leur ressemblent, qu’ils vivent comme ils ont vécu. C’est ce qu’illustre avec pertinence les propos de ‘Alî Ibn Abî Tâlib, le quatrième calife de l’islam, le cousin et gendre du Prophète : Éduquez les enfants pour leur époque et non la vôtre ! Nous passons notre temps à surcharger notre nature originelle et à lui rajouter des voiles. Dans ce processus d’apprentissage de la vie se construit naturellement notre personnalité. L’éducation communément reçue des parents et de l’école est, certes, nécessaire pour développer en l’homme ses facultés intellectuelles et physiques afin de le préparer au mieux à la vie sociale, mais elle devient, la plupart du temps, un voilement de notre réalité intérieure qui ne permet pas de la conduire, d’étape en étape, vers l’évolution de notre être propre, allant de l’être doué de raison vers l’être métaphysique. Il sera plus difficile à celui qui n’a eu ni la possibilité ni la volonté de recevoir une éducation d’éveil de parvenir à la prise de conscience de sa nature

originelle. Car seule cette dernière permet de faire la part du connu et de l’inconnu de lui-même. L’être connu, c’est l’être physique, biologique, rationnel ; quant à l’être inconnu, c’est l’être suprasensible, métaphysique et spirituel. Mais loin de conduire les consciences sur le chemin de l’éveil, nous les enfermons le plus souvent dans des conceptions limitées et les enchaînons à nos propres idéaux, tout en croyant bien faire. Il faut alors une certaine maturité d’esprit et de la volonté pour se libérer. Cela ne se fera pas par endoctrinement, ni par idéologie, mais par une conviction et une quête intérieures de cet état paradisiaque dont nous avons encore en nous la réminiscence. C’est par un acte libre et volontaire que nous allons à la découverte de notre propre réalité et de notre propre être à travers une intuition guidée, comme en témoignent les propos du cheikh al-‘Alâwî extraits de La Divine Apparence relatant la chute d’Adam et Ève : Il n’en demeure pas moins vrai qu’avoir mangé de cet arbre était en soi une preuve qu’existait en l’humanité l’aptitude à exercer sa volonté de façon autonome. Le Dépôt et les origines inférieures de l’homme Personne ne peut y échapper, chacun, d’une façon ou d’une autre, va à la rencontre de lui-même. Ira-t-il jusqu’au bout de cette expérience en prenant conscience du sens profond de cette quête ? Saura-t-il la mener sans passion ? L’éducation d’éveil apporte des réponses à ces

questions. Elle n’est pas une éducation faite de tabous et d’interdits, même s’il est nécessaire pour chacun de nous de connaître les limites du licite et de l’illicite, de l’utile et du nuisible. Cet enseignement est une éducation de la conscience qui nécessite une certaine maturité et un effort sur soi constant, si nous voulons actualiser les potentialités de notre être. Cela dit, quel que soit le degré d’éveil de la conscience individuelle et collective, la relation à nos propres origines nous pousse, d’une façon ou d’une autre, à partir à la quête de notre nature authentique. Le Dépôt (Amâna) a permis de nous extraire de nos origines inférieures, minérales, végétales et animales, pour nous élever à l’état humain qui a donné jour à travers son évolution à l’humanité actuelle. C’est grâce à ces attributs issus de l’essence divine et contenus dans le Dépôt – le Savoir, la Volonté, la Capacité, la Parole, l’Ouïe, la Vue – que la vie humaine évolue et se perpétue de génération en génération. Malgré son degré de développement, l’homme ne peut pas faire complètement abstraction de ses origines inférieures. Elles ont différentes incidences sur son comportement et ses qualités. La dureté de certains individus provient souvent, par comparaison, de leur origine minérale, alors que leur instabilité est plutôt due à leur origine végétale. Quant à l’agressivité qui les habite, elle a de toute évidence un rapport avec leur origine animale1. Ce sont autant d’étapes nécessaires constitutives de la réalité humaine qui témoignent, certes, de son passage par la chaîne de la Création, mais qui ne déterminent pas son être véritable. L’Homme réalisé est celui qui se libérera de ses trois origines inférieures pour, en fait, parfaire son humanité. Pour le moment, nous

sommes toujours en voie de réalisation et d’accomplissement. Ce n’est pas notre naissance qui nous confère spontanément notre humanité. Même si, sur le plan biologique, nous avons des caractéristiques propres qui nous distinguent des autres espèces animales, ce ne sont pas là des différences essentielles quant à l’accomplissement de notre humanité. Sur ce plan, l’homme est peut-être simplement un animal plus évolué que d’autres en raison de la spécificité de son intelligence. C’est notre état de conscience qui va faire de nous l’Être accompli, l’Homme universel (al-Insân al-kâmil).

1- Cheikh al-‘Alâwî, Recherches philosophiques, Les Amis de l’Islam, 1984, p. 15.

3 Unicité et voie médiane

C’est en prenant conscience que la vie reste une et toujours la même partout, aussi grande que soit la diversité de ses manifestations, que nous revenons à cette réalité première de l’Unicité (tawhîd). Cette perspective permet à l’être de ne pas s’atomiser et de ne pas disparaître dans la multiplicité des phénomènes et des événements pour rester en relation avec la réalité unitive. Dès lors que nous concevons l’univers dans le cadre de l’Unicité, notre existence prend un autre sens en rééquilibrant et relativisant nos jugements en ce qui concerne les notions de bien et de mal : nous comprenons, en effet, que chacun joue son rôle. L’exemple des fourmis Récemment, des scientifiques, observant une fourmilière, ont constaté que soixante-dix pour cent des fourmis ne travaillent et ne vivent que pour maintenir la

fourmilière en vie : elles ramassent des graines, évacuent les déchets, sèment les champignons pour nourrir les larves. Vingt pour cent des fourmis surveillent les entrées et les sorties et protègent la fourmilière contre les agresseurs éventuels. Mais il restait à comprendre le rôle que jouaient les dix pour cent restants des fourmis. On a constaté qu’elles perturbent l’organisation de la fourmilière. Elles n’avaient le sens ni de la discipline ni du travail et pourtant elles étaient nourries par les autres fourmis. Les chercheurs les ont identifiées, marquées et retirées de la fourmilière. Ils se sont aperçus que celle-ci alors était complètement désorganisée ! Au bout de quelque temps, au grand étonnement des scientifiques, la fourmilière a remis en place ces dix pour cent de fourmis perturbatrices. Et le travail a repris normalement ! L’expérience a été répétée à plusieurs reprises et l’on a constaté chaque fois le même phénomène. Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ? Notre monde, comme celui des fourmis, s’élabore dans cette perspective où tout existe à la fois pour faire vivre l’autre. La notion d’unité peut nous éclairer davantage sur cette réalité universelle sur laquelle nous ne pouvons pas porter de jugement de valeur, et pour laquelle le bien et le mal, le savant et l’ignorant, le doux et le méchant, l’agresseur et l’agressé coexistent, non plus comme des réalités opposées et absolues mais comme des réalités complémentaires et relatives. Souvent, nous n’existons que par rapport à l’autre. Même son agressivité nous révèle à nous-mêmes. Il faut donc revenir à cette notion de réalité unitive où se jouent, à notre insu, comme à l’insu de la fourmilière et de tout être, des relations subtiles. Nous trouvons l’existence d’une interaction entre

les éléments à tous les niveaux de la réalité physique. Le Gulf Stream est un courant d’eau chaude qui, remontant vers le pôle Nord, joue le rôle de thermostat planétaire. C’est une voie de communication pour des milliards de créatures qui, par lui, vivent et se reproduisent. Autre exemple : un scientifique a montré que le vol d’un papillon en Chine pouvait créer, au niveau atmosphérique, des perturbations sur les côtes de l’Amérique et aux Caraïbes. Il y a un tel enchevêtrement entre les réalités phénoménales qu’une action sur l’une d’entre elles a des répercussions inimaginables et imprévisibles sur toutes les autres. Et nous n’avons pas encore tout vu ! Notre perplexité ne fait que s’accroître au gré des découvertes. Nous percevons de plus en plus de choses qui nous rappellent à l’interdépendance des créatures. Nous avons tendance à penser qu’il s’agit là d’un pur hasard, voire de coïncidences, mais si nous regardons de près la complexité des phénomènes, nous sommes bien obligés de reconnaître que derrière tout cela se trouvent un ordre et une intelligence. Sur ce point, le cheikh al-‘Alâwî se montre explicite dans La Divine Apparence lorsqu’il écrit : Les choses proviennent de l’actualité du savoir divin, que l’on a qualifié d’« Éternelle Antériorité ». Et il est stupéfiant de constater qu’on assimile généralement ce mode à un néant, alors que, potentiellement, les choses sont présentes dans l’antériorité de ce savoir divin. Il suffit d’un minimum de réflexion pour s’en apercevoir1. Le croissant, symbole de l’Unicité à retrouver

Dans le symbolisme islamique, les deux extrémités du croissant ne se touchent pas. Il reste une distance à parcourir pour atteindre le point de jonction afin que le cercle se ferme complètement. Tout le cheminement consiste à parvenir à joindre les deux arcs de cercle pour retrouver l’Unicité.

L’Unicité est une réalité à la fois sur le plan personnel et sur le plan universel. Lorsque les deux extrémités du croissant se rejoignent, l’unité de l’être est alors totale, elle intègre en elle tous les aspects innombrables de la Création qui sont autant de supports dans lesquels se réfléchit l’image de son Créateur. En prenant conscience que l’ensemble des créatures est la manifestation d’une seule et unique Réalité essentielle, l’homme réalise en lui l’Unicité et la vit : Là où vous vous tournez est la Face de Dieu. Coran, II, 115 Ce verset décrit, en réalité, un état de conscience particulier par lequel il nous est possible de ressentir en toute chose la présence de cette Réalité absolue. Et si nous sommes capables de la ressentir partout et à n’importe quel moment, c’est parce qu’elle a toujours été en nous. La Présence divine, dans les créatures qui nous sont extérieures, se manifeste à nos sens dans la mesure

où elle a d’abord été identifiée en nous. Par cette expérience, nous réalisons que le Divin n’est pas plus à l’extérieur qu’à l’intérieur de nous-mêmes, nous reconnaissons Son omniprésence aussi bien dans les réalités changeantes et éphémères qui nous font face que dans l’intimité de notre être. La voie médiane comme lest Le Coran (II, 143) définit ainsi la voie médiane : Ainsi avons-nous fait de vous une communauté médiane pour que vous soyez témoins à l’encontre des humains, comme l’Envoyé sera témoin à votre encontre. C’est à travers cette voie que le témoignage du principe de l’Unicité est le mieux perçu, grâce à l’intensité de la Lumière par laquelle le Message a été révélé : Une Lumière et un Livre clair vous sont venus de Dieu. Coran, V, 15 La tradition musulmane dit que le message coranique est le plus proche de cette fitra parce que, d’une part, il est à la fois le dernier à clore le cycle des révélations antérieures et le premier à nous rappeler la tradition primordiale (hanîfiyya) et que, d’autre part, il exhorte les hommes à vivre dans la communauté médiane : Dirige ta face vers la religion en hanîf, telle est la nature (fitra) selon laquelle Dieu a créé les humains. Coran, XXX, 30

Comment apprendre aux êtres à vivre dans cette voie du milieu, sans adopter des comportements excessifs ? Dès que des excès sont commis, nous cherchons à rétablir en nous l’équilibre perdu. Mais en même temps, un homme sans excès, c’est notre fourmilière sans les fourmis perturbatrices. Nous sommes tous à l’image d’une fourmilière, nous avons donc tous des défauts, des moments de faiblesse, de démence et d’ignorance, autant de perturbations dans notre être qui paradoxalement sont salutaires à la bonne harmonie du tout. Si notre être comporte naturellement une part d’éléments négatifs, il faut trouver, entre l’ombre et la lumière, la voie du milieu. Cette voie du milieu est, en fait, le lest, à l’image du poids que l’on met dans le fond des bateaux pour qu’ils ne chavirent pas pendant les tempêtes. L’éveil de la conscience La conscience est le seul moyen pour l’homme de mettre du lest en lui, s’il ne veut pas perdre pied dans les épreuves. Toute la problématique est de savoir comment développer la conscience de l’être afin qu’il prenne de plus en plus de densité et que, dans les moments difficiles de sa propre vie, il ne sombre pas mais sache faire face en puisant en lui sa force intérieure. C’est en nourrissant sa conscience que l’être peut éviter toute rupture avec le point d’équilibre et vivre en harmonie avec le principe de l’Unicité. Cela exige de réaliser son unité face aux sollicitations de la multiplicité. Le développement de la conscience peut commencer très tôt. Par exemple, apprendre à parler

sincèrement à un enfant, dès son plus jeune âge, c’est le considérer comme un être à part entière. Le développement de la conscience n’a pas pour but de faire de l’enfant une tête pensante mais un être qui assume sa liberté et sa responsabilité. L’apprentissage intellectuel a bien entendu son rôle dans l’éducation, mais l’enseignement soufi se fixe un autre objectif qui est de relier l’être à l’essentiel de lui-même, par l’union au principe premier. Éveiller la conscience, c’est éviter le piège de l’ego narcissique en connaissant ses limites pour ne pas tomber dans l’arrogance ou la fausse humilité. Souvent, l’éducation que donnent aujourd’hui les parents, l’école, l’université est fondée sur l’individualisme et la compétition. Si celle-ci est bien une réalité dans nos relations sociales, il ne faut pas perdre de vue que lui est préférable l’émulation, afin que l’enfant donne le meilleur de lui-même sans qu’il lui faille pour autant s’affirmer en s’opposant systématiquement à autrui. L’émulation procure alors à l’individu un équilibre et un épanouissement grâce auxquels des relations de partenariat vont se nouer aussi bien entre gens qui se comprennent et qui s’acceptent comme avec celui qui est en opposition, si on est capable de lui faire comprendre qu’il y va de son intérêt d’accepter la coopération. Dans l’enseignement soufi, l’éveil de la conscience s’accompagne d’une éthique spirituelle toujours plus vigilante quant à la qualité relationnelle que l’homme entretient avec lui-même et avec ses semblables, à mesure que s’opère en lui l’accomplissement de ses vertus cardinales. À ce propos, le Prophète affirme explicitement :

Je ne suis venu que pour parachever l’excellence des caractères. L’enseignement soufi procède ainsi par approfondissements successifs jusqu’à ce que les qualités humaines atteignent leur parachèvement. Les pièges d’un monde normatif Une société dont les valeurs dominantes et les institutions n’encouragent pas à cultiver les qualités relationnelles et les vertus de l’âme humaine laisse le champ libre à des peurs incontrôlables et à des désirs exacerbés. L’agressivité, la méfiance et les excès en tous genres finissent bientôt par être les seuls guides de la conduite humaine. La publicité, la télévision, les films et de nombreux aspects de l’éducation actuelle ne font qu’amplifier ce phénomène en poussant les jeunes toujours plus loin dans la compétition et la consommation. Cela développe seulement en eux le goût de l’argent et de la célébrité, ainsi que la fascination pour des valeurs éphémères qui auront pour effet, à la longue, de provoquer de grandes frustrations et une uniformisation des modes de vie et de pensée. Car c’est bien là le tour de force magistral des sociétés contemporaines, renforcé par la globalisation économique, que de donner l’illusion d’étendre sans limites les libertés et les droits de chacun tout en mettant simultanément en place une nouvelle forme de servitude à laquelle la plupart des individus adhèrent, faute de modèle sociétal alternatif, en suivant des normes de plus en plus standardisées, restrictives et complexes. Aussi assistons-nous parfois à des réactions

violentes et soudaines contre les institutions et ceux qui les représentent, à des crises identitaires et mystiques, qui ont toutes pour point commun le rejet du monde. L’individu se persuade qu’il vit dans un monde d’adversité et d’hostilité où il se sent incompris et seul contre tous, sans s’apercevoir que son désir d’émancipation à l’égard des contraintes normatives est lui-même alimenté par toutes sortes de peurs, fabriquées artificiellement et entretenues avec complaisance par les médias, les représentants de l’autorité ou encore par les organismes internationaux. Il se laisse piéger, à son insu, par la multiplicité des réalités de ce monde qui le pousse à mener une vie frénétique et dispersée. Mais en réalité, un tel comportement traduit intérieurement une véritable détresse à laquelle il pense pouvoir échapper en ayant recours à la violence ! Or la seule et véritable révolte possible contre la condition actuelle de l’homme semble ne pouvoir passer que par une révolte silencieuse et intérieure, capable de l’affranchir des contraintes normatives en devenant le témoin et le garant de l’existence d’une noblesse d’âme, et pourquoi pas d’une « chevalerie spirituelle » ! S’il fut un temps où les chefs de gouvernement exhortaient les peuples à s’enrichir, peutêtre viendra-t-il un temps où ils les exhorteront à ennoblir leur âme ! C’est justement par l’éveil de la conscience que peut s’opérer cette conversion spirituelle, aussi bien à l’échelle individuelle que collective, pour nous libérer de l’emprise dissolvante de la multiplicité. Si nous vivons effectivement dans un monde où règne la multiplicité de langues, de savoirs, de connaissances et de richesses, celle-ci ne nous empêchera pas de donner du sens à notre existence dès lors que nous apprendrons à la rattacher à

son principe d’unicité grâce à une éducation spirituelle. Celui qui s’est efforcé de nourrir sa conscience au cours de son éducation va s’apercevoir que le multiple ne mène que vers l’Un. Les six milliards d’êtres se résument à un seul : Adam. Et qui est Adam ? C’est lui-même. Et luimême, c’est Lui, l’Ineffable ! Cette fuite et ce rejet du monde nous amènent forcément à militer dans un parti, à adhérer à une secte, à avoir une religion ou à appartenir à une communauté. C’est toujours « moi contre les autres », ou « moi avec certains, contre les autres ». Cette opposition est l’illusion dans laquelle nous tombons tous. Et c’est somme toute normal. Pourtant, nous devons toujours garder à l’esprit qu’il existe un lien subtil entre tous les êtres ! Même lorsque certaines rencontres nous réservent des surprises et peuvent paraître fortuites, un regard plus attentif aux liens cachés qui nous unissent nous donne bientôt le pressentiment que nous ne sommes pas là par hasard et que nous ne faisons jamais que vivre des événements qui ont déjà été, en quelque sorte, écrits par avance. De la voie médiane à la fitra Si l’islam se présente comme une voie médiane, c’est parce qu’il enseigne un juste milieu entre l’unicité et la multiplicité, la permanence et la temporalité. L’être qui chemine dans cette voie cherche son point d’équilibre entre, d’un côté, l’obscurité du monde avec tout ce qu’elle peut contenir de troublant et de violent pour lui et, d’un autre côté, le principe de l’Unicité qui le ramène à l’essentiel de lui-même et grâce auquel il ressent la miséricorde se manifester dans la Création et en chacune

des créatures. Lorsque nous parvenons à ce point d’équilibre dans nos vies, l’état paradisiaque se rappelle spontanément à nous. Nous le sentons exister quelque part en nous, dans un lieu privilégié de notre être. Nous ne pourrions pas avoir un avant-goût du paradis, dès cette vie, s’il n’était pas déjà ancré en chacun de nous. Le souvenir rémanent de cet état originel en l’homme et l’espérance de pouvoir le retrouver un jour sont l’expression la plus évidente de la fitra. Celle-ci se manifeste à nous sous la forme d’un appel intérieur qu’aucun langage religieux, philosophique ou psychologique ne peut vraiment traduire et faire comprendre. Certes, nous pouvons toujours trouver des explications à cet appel intérieur, mais c’est seulement par notre propre vécu que nous pouvons en avoir le pressentiment et non pas par des mots. C’est une expérience intime, qui ne se partage pas, sans pour autant être un rêve ou une hallucination détournant les hommes des réalités temporelles. Goûter à cet état paradisiaque ici-bas n’implique pas que le monde va se mettre à changer assez pour qu’il cesse de nous préoccuper ! C’est plutôt notre perception du monde qui va changer, en nous faisant perdre l’habitude de porter des jugements de valeur sur lui et en acceptant d’en assumer les contradictions pour mieux les transcender. La plupart du temps, les jugements que nous portons sur le monde et les hommes sont hâtifs et cruels, oubliant par là même combien nous pouvons être parfois nous aussi injustes et ignorants. Ce n’est qu’en renouant avec notre propre fitra que nous pourrons nous affranchir de toutes les normes

et valeurs qui viennent faire écran à un regard innocent et serein sur nous-mêmes et le monde. Par conséquent, commençons par être fidèles à nous-mêmes, à notre nature originelle. Veillons à ne pas tomber dans le piège du kâfir, de celui qui la renie ou l’occulte. Aujourd’hui, dans le monde musulman, quand on dit de quelqu’un qu’il est un kâfir, c’est une façon de le stigmatiser au regard de la religion comme « mécréant » ou « infidèle ». Mais en réalité, ce terme n’est plus employé dans son sens initial qui signifiait, en arabe, le fait de cacher ou d’enterrer quelque chose. Aussi l’« infidèle » dans son sens premier est-il celui qui ne veut pas reconnaître la vérité sur lui-même parce qu’il n’est plus fidèle à sa nature originelle. Et le problème de l’homme d’aujourd’hui et d’hier, c’est qu’il n’a eu de cesse d’occulter sa fitra en préférant s’attacher à des idoles. Les thérapeutes le savent bien puisqu’ils ont affaire en permanence à des patients qui tombent malades en raison de ce qu’ils cachent ou refusent de s’avouer à euxmêmes. La voie médiane que propose l’islam est donc un cheminement par lequel l’individu va apprendre à se dépouiller progressivement de tous les voiles et illusions qui viennent faire obstacle à la redécouverte de sa nature adamique. Ce travail sur soi suppose un éveil constant de la conscience, qui ne vise pas à nous rendre plus intelligents ou érudits mais à être plus attentifs au principe d’unicité qui nous relie à l’ensemble des êtres. Il n’existe pas dans l’histoire humaine connue d’époque comparable à la nôtre, où l’homme ait poussé aussi loin ses connaissances profanes et les possibilités de ses facultés mentales. Est-ce pour autant qu’il vit plus heureux et qu’il a plus de cœur ? Hélas, cela ne semble

pas être le cas au vu de l’énergie colossale que les États modernes ont mobilisée jusqu’à aujourd’hui pour développer des technologies à des fins destructrices. Grâce à l’éveil de la conscience, l’homme est rappelé au principe de son unicité ; il apprend alors à ne pas se perdre dans l’obscurité de son être ni dans la multiplicité des réalités matérielles, et à trouver en lui ce point d’équilibre où la lumière éclaire sa fitra. Poursuivre son voyage terrestre dans et par la voie du juste milieu, c’est permettre à l’homme de construire dans la paix son projet de vie. Paix et désordre Car une paix profonde naît en nous lorsque nous prenons conscience de notre fitra et que nous nous relions à elle. Plus nous nourrissons notre conscience, plus nous acheminons le cœur de l’être vers la paix. La conscience n’est pas la paix, mais elle amène à apaiser ce qui est en nous source de conflit. Travailler au développement de sa conscience ne s’apprend pas, mais cela se transmet parfois sans parole, dans le silence, d’autres fois par un geste ou un regard. Lorsque nous ne parvenons plus à trouver en nous ce point d’équilibre, la paix laisse place aux peurs et au désordre (fitna), non seulement dans notre être mais aussi dans la société. De même que l’individu a besoin de mettre du lest en lui pour trouver un certain équilibre, de même une société a besoin d’un leader pour vivre dans un ordre relativement juste. Ce leader n’est pas nécessairement un chef charismatique. Une législation, une institution ou une idéologie peuvent jouer ce rôle de

lest permettant à une société de conserver son centre, et donc sa stabilité. Nous sommes en permanence envahis par le désordre, et nous devons toujours réagir contre celui-ci en mettant de l’ordre. Certaines idées viennent en nous pour mettre le désordre, des sentiments surgissent et sèment en nous la confusion. La société elle-même, avec ses contradictions et ses bouleversements, suscite des remous et des troubles. Il est parfois nécessaire de recourir à un acte fort pour qu’elle retrouve sa cohésion. Il en est de même pour nous : nous vivons dans une sorte de désordre intérieur, et la prise de conscience se fait souvent à travers un choc émotionnel qui remet alors toute notre vie en question. Néanmoins, notre perception du désordre n’est que superficielle et relative car celle-ci ne permet pas toujours de percer à jour le principe d’unicité sous-jacent. Non seulement le désordre n’a de sens que par rapport à un ordre absolu préexistant, mais c’est de ce désordre que va naître en l’homme le besoin de retrouver en lui-même l’unité. C’est pourquoi celui qui accepte le principe de la paix ne peut pas totalement exclure son principe contraire. Aussi sommesnous amenés à plus de vigilance pour préserver cet état de paix. Se relier au principe de l’Unicité Gardons toujours à l’esprit cette perspective de l’Unicité qui implique de ne jamais prendre le bon en refusant le mauvais. Celui qui veut la vérité doit admettre que, pour la rechercher et la connaître, l’erreur et l’illusion ne peuvent être évitées. Une sagesse du cheikh al-‘Alâwî dit à ce propos :

Les défauts de l’âme (nafs) ne se sont multipliés que pour mieux cacher les Lumières célestes. La voie du milieu est celle qui prend en compte l’homme tel qu’il est dans sa complexité. Si, en tant qu’hommes, nous prenons conscience que nous n’existons que par Lui et qu’Il est présent où que nous allions, nous sommes capables de transcender toutes les oppositions engendrées par la multiplicité ou la dualité pour ne retenir d’elles que leur complémentarité. Mais si nous restons prisonniers d’une culture, d’une communauté et d’une religion ou si nous nous laissons conditionner par le regard des autres, nous ne faisons que nous éloigner de nous-mêmes et augmenter nos tiraillements intérieurs. L’attachement à une partie de nous-mêmes nous pousse à être en contradiction avec une autre. Se détacher des réalités du monde qui accaparent notre être revient donc à se libérer et à faire grandir en nous le principe de l’Unicité. Le problème est de pouvoir, tout en étant rattachés à une tradition, à un lieu, à une famille, de s’affranchir des contraintes qui pèsent sur nous. Pour cela la conscience doit intervenir, non pas comme une réflexion théorique, mais en se vivant au quotidien dans la qualité de nos relations avec autrui et dans le parachèvement des vertus cardinales que sont la fraternité, l’humilité et la sincérité. Ibn Mashîsh, toujours dans sa prière de la Mashîshiyya, nous indique et nous invite à méditer ce qu’implique cet état qui nous met en

relation avec le principe de l’Unicité : Lance-moi contre le faux afin que je le réduise à néant

Jette-moi dans les mers de l’unité essentielle, et retire-moi du bourbier de la confusion Et immerge-moi dans la source de l’océan de l’Unité Afin que je ne voie, que je n’entende, que je ne goûte, que je ne perçoive que par Elle Fais de Ton voile suprême la vie de mon esprit Et fais de son esprit le secret de ma réalité Et que sa réalité rassemble mes univers par l’actualisation du réel premier Ô Premier, ô Dernier, ô Apparent, ô Caché, écoute mon appel comme Tu as entendu l’appel de Ton serviteur Zacharie Fais-moi triompher par Toi pour Toi, soutiensmoi par Toi pour Toi, rassemble entre moi et Toi, empêche qu’il y ait personne d’autre entre moi et Toi ! Allâh, Allâh, Allâh ! La densité et la profondeur de cette prière nous amènent à réfléchir sur le voile lui-même. Alors que les voiles de l’âme la maintiennent dans l’état obscur de l’ignorance, le voile de l’Unicité décrit par Ibn Mashîsh devient celui de la protection permettant à la vie intérieure de s’épanouir, de vivre en harmonie par le Divin. Ce « voile suprême » est comparable, sur le plan terrestre, aux différentes couches atmosphériques et au champ magnétique enveloppant notre planète pour la protéger des rayonnements cosmiques et solaires, des bombardements massifs des météorites et des vents

intergalactiques qui peuvent à tout moment anéantir la vie et la rendre stérile. Bénie soit notre Terre-Mère, oasis unique et exceptionnelle dans un désert sidéral où la vie a pu surgir et se maintenir dans sa diversité grâce au miracle permanent de la miséricorde divine !

1- Cheikh al-‘Alâwî, La Divine Apparence, op. cit., chap. III : « Actes et attributs divins ».

4 L’éducation des sens

Nous ne pourrions rien percevoir de nous-mêmes et du monde s’il n’existait pas déjà une Lumière plus essentielle capable d’éclairer notre être depuis ses états les plus grossiers jusqu’aux plus subtils. Cette mise en perspective montre ainsi que chaque lumière, en ellemême, est éclairée par une autre, encore plus profonde et subtile, la lumière la plus grossière étant celle que l’on perçoit par les sens. Les sept sens Les sens sont généralement appelés, en arabe, jawârih. Alors qu’en Occident il est d’usage d’en dénombrer cinq, la tradition soufie reconnaît l’existence de deux sens supplémentaires : le ventre et le sexe. On a donc l’ouïe (sam‘), la vue (basar), le goût (dhawq), l’odorat (shamm), le toucher (lams) qui se rapporte à la main ou au pied, plus deux autres sens : le ventre ou plus

exactement l’estomac (batn) et le sexe (farj). C’est au moyen de ces sept sens que l’homme perçoit physiquement l’univers et qu’il est en interaction avec celui-ci. Mais comment éduquer et éveiller nos sens pour lever les voiles sur le mystère de la vie et le secret de notre âme ? Si les sens sont, pour la tradition soufie, un outil nécessaire à notre perception du monde, ils sont aussi des voiles qui nous limitent. Ils sont la source d’une connaissance irrémédiablement ambivalente : en même temps que les sens sont nécessaires au développement de notre être, ils participent au voilement de la Réalité. Les sens nous fournissent quantité d’informations sur l’ensemble des choses qui nous entourent. Nous savons par expérience que ce que nous percevons n’est pas toujours conforme à la réalité et que nous pouvons être induits en erreur par nos sens. C’est notre capacité de discernement qui peut alors nous délivrer des représentations illusoires et rétablir en nous la vérité à condition de contribuer, par étapes successives, à l’éveil de nos facultés sensitives jusqu’à ce qu’elles deviennent réceptives à la Réalité essentielle de ce qu’elles recueillent. Les réalités matérielles ne sont plus alors appréhendées sensiblement à partir de leur forme extérieure mais, subtilement, à partir de leur essence. Plus les sens s’éveillent, plus ils gagnent en acuité, au point que les phénomènes qui apparaissent spontanément devant nous sont perçus comme autant de signes tangibles d’une théophanie dont nous apprenons à déchiffrer le langage. Lorsque nos récepteurs sensoriels s’aiguisent, nous ne nous contentons plus seulement d’entendre, par exemple, le bruit que fait le vent quand il souffle, nous apprenons désormais à écouter ce qu’il a à nous dire comme s’il avait un message à nous délivrer.

Nous prenons ainsi conscience que toutes les créatures communiquent entre elles et transmettent de l’information dont nous pouvons approfondir la compréhension à mesure que nos sens s’affinent et se spiritualisent. C’est ce qu’on appelle en arabe basîra, ce qui signifie la faculté de discernement et de prévoyance par degrés successifs. Le cheikh Ibn ‘Abbâd al-Rundî1 note qu’il y a trois degrés de basîra : le rayon de la basîra, la réalité de la basîra et la vérité de la basîra. Le premier renvoie à la lumière de la raison, le deuxième à celle de la science et le troisième à la Lumière même de Dieu. C’est à travers ces trois modes de connaissance que va pouvoir s’opérer graduellement l’éveil des sens, chacune des lumières apportant, à tour de rôle, un éclaircissement toujours plus subtil et profond des formes perçues. Le conditionnement de l’être humain Le monde est d’abord perçu à travers nos sens. Lorsque nous entendons des sons, il se produit en nous une réaction physiologique qui entraîne le phénomène d’audition. Cependant, celui-ci ne se réduit pas à un mécanisme physiologique, nous recevons de l’information qui va être interprétée et traitée afin qu’elle contribue à l’évolution de notre être et à la construction de notre individualité. Il arrive parfois que durant une conférence un mot suscite spontanément une réaction dans le public. Si des personnes réagissent d’une façon singulière au simple fait d’entendre certains mots, cela s’explique par les acquis culturels. En général, c’est à force d’avoir entendu répéter, au cours de notre

éducation, les mêmes préjugés qu’ils finissent par s’ancrer dans notre mémoire pour créer un véritable conditionnement psychologique dont nous oublions l’origine. Les mêmes formules et les mêmes mots peuvent provoquer des réactions de rejet chez les uns, d’adhésion chez les autres, selon l’éducation reçue et l’état intérieur des individus. Dans la mesure où les sens sont la première source de connaissance par laquelle nous entrons en contact avec notre corps et le monde, ils jouent un rôle considérable dans la manière dont nous nous comporterons ultérieurement. Le processus d’approfondissement qui consiste à ce que la raison, la science et Dieu viennent successivement éclairer nos sens nous donne une autre image de ce que pourrait être l’éducation : un éveil des sens par lequel l’homme parviendrait à trouver en lui-même stabilité et harmonie. La dimension sacrée de la nourriture Le terme arabe jawârih recouvre de nombreux champs sémantiques qui donnent lieu en français à différentes traductions : « blessure », « ouverture », « faille » ou encore « offense ». Il est intéressant de souligner l’ambivalence de ce terme qui nous renvoie à la fois à l’idée d’ouverture et à celle de blessure. Les sens nous permettent d’être en contact avec le monde et de nous construire, mais ils sont en même temps ce qui nous fragilise en nous exposant à la souffrance et à l’agressivité d’autrui. Il en est de même pour la nourriture que nous absorbons : elle peut nous fortifier comme nous rendre malades et nous empoisonner. C’est pourquoi le Prophète

conseillait la modération dans la pratique alimentaire : Manger à l’excès rend l’assimilation difficile et incomplète, donne le trouble de l’âme et la dureté de cœur ; gardez-vous donc de l’extravagance surabondante des nourritures. L’éducation d’éveil nous met dans un état de vigilance pour prendre conscience de ce qui est le meilleur pour notre corps et notre âme. Dès lors que nous considérons l’estomac comme un sens à part entière qui peut être éduqué, notre rapport à la nourriture s’en trouve complètement modifié. Toute nourriture devient empreinte de ce sens du sacré parce qu’elle va à la fois pénétrer et s’insérer dans le temple vivant que nous sommes. Mais en toile de fond, c’est l’inviolabilité de ce temple qui nous amène à privilégier la nourriture la plus profitable pour lui. Si nous faisons attention à ce que nous mangeons, ce n’est pas en raison d’interdits, de tabous ou tout simplement pour apaiser la faim, mais pour éviter qu’un dysfonctionnement du corps, qui n’est autre que le support ou le siège de la conscience qui l’habite, entrave son développement. Car si la nourriture est une énergie qui nourrit le corps, c’est aussi une énergie qui permet de maintenir notre état de conscience en pleine activité. Les êtres spirituels qui ont été capables de développer un état de conscience hors du commun se sont toujours montrés très vigilants quant à la qualité et à la quantité de nourriture qu’ils consommaient. Les rituels alimentaires ou de purification qui existent dans la tradition musulmane participent de cette éducation d’éveil et d’une prise de conscience de la sacralité du corps. Certaines pratiques ascétiques

donnent l’impression que le corps est impur, alors qu’il reste toujours le lieu de l’esprit divin. Ainsi, mort ou vivant, le corps demeurera toujours le symbole de l’âme et de l’esprit qui l’a animé, quelles qu’aient été ses actions, et le profaner reviendrait à profaner la création de Dieu. Nos sens deviennent des moyens par lesquels tout notre être se nourrit. Écouter un morceau de musique, contempler un spectacle naturel, sentir le parfum d’une fleur, humer un bon plat sont autant de manières de nourrir notre esprit et notre corps. Les jawârih nous nourrissent en permanence de ce qui est physique, mais aussi de ce qui est plus subtil. La nourriture n’est pas uniquement ce qui passe par notre bouche et qui remplit notre ventre, c’est de l’énergie que l’on reçoit de différentes manières et sous différentes formes. La conception que l’on se fait généralement de la nourriture est restrictive, alors que nous recevons l’énergie qui nous fait vivre à travers une multitude de nourritures, autant terrestres qu’intellectuelles, amoureuses que spirituelles. Les soufis disent que « celui qui a goûté a connu ». Al-Ghazâlî considère le goût spirituel comme une connaissance qui devient un état d’âme : Tout d’abord, l’homme connaît la chose dans son ensemble, puis la connaît dans ses détails, par vérification et par goût, en ce sens que la chose dont il s’agit devient pour lui un état d’âme qui le pénètre intimement2. Une autre forme d’éducation consiste à appauvrir les facultés sensitives, voire à les inhiber, par un mode de vie ou une conduite morale qui a pour effet de soumettre

les sens à des normes rigides et uniformes. On ne se rend pas vraiment compte à quel point ce type d’éducation peut non seulement nous rendre vulnérables aux agressions du monde mais aussi être déstabilisant psychologiquement pour une personne ou toute une société lorsqu’elle ne se fie plus aux témoignages de ses sens et qu’elle préfère s’en remettre à des croyances, des règles ou des comportements qui dictent indistinctement à tous la même manière d’agir et de penser. En revanche, dans la tradition soufie, le licite devient ce qui nous rapproche et nous entraîne vers l’acquisition de cette lumière originelle par la voie de la liberté et de la responsabilité, et l’illicite ce qui nous entrave, nous enchaîne à des coutumes, des normes sociétales laïques ou religieuses en nous éloignant du Divin en soi. Les sens ne sont intrinsèquement ni bons ni mauvais, ce sont des facultés qui doivent être développées par une éducation d’éveil afin que notre discernement soit toujours assez éclairé pour choisir les conduites qui nous ramènent à Lui et éviter celles qui nous en détournent. Précisons que c’est l’intention (niyya) qui, à l’origine, rend possibles cette distinction et cette clarification entre le licite et l’illicite. Ainsi, la loi ellemême, la sharî‘a, nous autorise à manger, si cela est vital, les choses qu’elle nous a interdites hier ou de rompre le jeûne si l’on craint pour sa santé, ou encore de diminuer les prières quand on voyage. Cette sacralité s’inscrit dans l’expérience du vécu, elle n’a pas un sens moral ou dogmatique, il y a là une nuance importante à souligner. Ce n’est pas parce que la nécessité fait loi et qu’elle nous commande de braver certains interdits que nous profanons ce qui est sacré.

Cette remarque reste valable, bien que dans un autre domaine, en ce qui concerne la prohibition des drogues : leur consommation est interdite par la loi du fait qu’elles sont un moyen de fuir la réalité pour se procurer un bienêtre illusoire en altérant les états de conscience et en nuisant à la santé. Néanmoins, elles peuvent être utilisées dans certains cas pour soigner des maladies ou soulager des douleurs physiques. D’où l’importance de la sincérité de notre intention qui demeure, en dernier lieu, le lien qui nous relie à cet état de sacralité et nous maintient en relation constante avec elle. Puisque nos sens nous exposent en permanence à toutes sortes d’expériences, il faut que notre conscience soit constamment vigilante, si nous ne voulons pas que cette exposition soit réalisée en pure perte. Nos sens travaillent nuit et jour, et reçoivent en permanence de l’information. Pourtant, nous profitons peu de leur travail car nous ignorons, pour la plupart, l’existence d’une éducation d’éveil à la portée de tous. Nous pensons qu’il s’agit d’un enseignement difficilement accessible par sa complexité et son abstraction. Nous oublions, en réalité, que les sens sont en premier lieu sollicités par l’expérience spirituelle. La sexualité et le mariage en islam Dans l’islam, la sexualité n’est pas taboue, même si aujourd’hui la situation a beaucoup changé dans ce domaine. Au contraire, elle est considérée comme un acte louable dans la mesure où elle est vécue dans la transparence et où l’élément qui permet de transmettre la vie conduit à une plus grande harmonie intérieure.

Qu’est-ce que l’éducation d’éveil de notre sexualité ? Elle consiste à prendre en compte, lors de l’acte de procréation, que nous transmettons aussi notre état de conscience. Une distinction est à faire entre la sexualité naturelle qui procure du plaisir et l’acte par lequel se transmet la vie. Cela nous rappelle l’importance, et toute la noblesse, de l’union entre deux êtres. Dans ce dernier cas, le sexe ne se limite pas à la jouissance de l’acte charnel mais devient le canal par lequel la conscience se transmet de génération en génération. L’être qui a été conçu au moment de l’union charnelle l’a été dans un état de conscience particulier dont il hérite. Si nous portons en nous le désir intense d’enfanter un être spirituel, nous lui donnons toutes les chances de venir au monde en portant en lui cet état de conscience. C’est à l’échelle cosmique que l’acte d’union trouve sa réalité puisqu’il est l’annonce de la perpétuation de la vie. La vision soufie de la sexualité va à l’encontre de la notion même de « péché originel ». La sexualité n’a en soi rien de culpabilisant, c’est un acte méritoire et pleinement assumé qui fait partie des relations au sein du couple et de la société. La seule chose qu’exige l’islam, c’est la transparence. D’où l’institution du mariage, qui n’est pas un sacrement, mais un contrat entre deux êtres qui peut être rompu d’un commun accord ou si l’un des deux époux ne remplit pas son rôle. La transparence implique un contrat explicite et détaillé qui a une valeur juridique incontestable dès lors que les deux parties présentes se sont engagées à l’honorer. On a pu observer cela dans des contrats de mariage qui datent du XI e ou du XIIe siècle, rédigés parfois sur des parchemins volumineux. On y mettait toutes les conditions du contrat entre deux êtres. C’est ainsi qu’Arwa, l’épouse du calife al-

Mansûr, exigea de son mari un accord écrit selon lequel il n’épouserait pas une autre femme et ne prendrait pas de concubine tant qu’elle vivrait. Le calife regretta cette déclaration, qu’il chercha à rendre nulle et non avenue. Mais son épouse s’adressa au juge suprême d’Égypte, qui trancha en sa faveur, Arwa lui ayant remis en main propre le contrat de mariage contenant la clause en question. On peut se demander quelle était la place réservée à l’amour dans ce type de contrat. Généralement, on se marie par amour et affection. Mais fonder le mariage sur le seul sentiment amoureux peut s’avérer être une illusion dans la mesure où tout amour est éphémère s’il ne porte pas en lui les germes de l’amour spirituel, comme nous le rappelle si bien Ibn ‘Arabî : Pour cette raison, nous avons classé l’amour propre à l’homme en deux catégories : l’amour naturel ou physique (tabî‘î) qu’il partage avec les bêtes et les animaux, et l’amour spirituel par lequel il se sépare et il se distingue de l’amour animal. Cela étant posé, sache que l’amour est de trois sortes et pas davantage : divin, spirituel et naturel ou physique. L’amour divin est celui que Dieu a pour nous. L’amour que nous Lui portons peut s’appliquer à ce type d’amour. L’amour spirituel (rûhânî) est celui de l’amant qui s’empresse à satisfaire l’aimé. Rien ne demeure chez lui, ni visées ni volonté, qui puisse s’opposer à l’aimé. De plus, l’amant reste entièrement tributaire de la volonté de l’aimé. L’amour naturel est celui de l’amant qui recherche la pleine satisfaction de ses désirs, peu importe que cet empressement plaise oui ou non à

l’aimé. La plupart des hommes actuellement sont gouvernés par ce type d’amour3. Si vous ne réservez l’amour qu’à un seul être, alors vous risquez de perdre votre raison de vivre en perdant cet être. C’est une première chose. Et si vous perdez cet amour, allez-vous pouvoir aimer à nouveau ? Concevoir le mariage sous forme de contrat permettait de donner au couple une plus grande liberté pour divorcer et se remarier. Autrefois, on pouvait reconstruire sa vie plusieurs fois sans heurter les convenances ni connaître de drame familial. Ce fut le cas de Sukayna, la petite-fille du calife ‘Alî, qui se maria au moins quatre fois, même si les sources divergent quant à l’ordre de succession et aux noms de ses époux. Cette femme d’une rare beauté et d’une grande élégance n’hésita pas à imposer à son futur mari Zayd Ibn ‘Amr les termes du contrat de mariage. Elle s’engageait à se marier avec lui à condition qu’il ne la répudie pas de lui-même, qu’il ne touche pas à une autre femme, qu’il ne lui refuse rien de ce qu’elle désirait, qu’il la laisse habiter où elle voudrait, qu’il ne la contredise en rien, sinon il devrait la répudier à sa demande. Malheureusement, on a aujourd’hui une perception tout à fait différente de la sexualité et du divorce dans le monde musulman. Ils y sont considérés comme un facteur de désordre (c’est la fameuse fitna dont nous avons parlé). Pourtant, si on éduque quelqu’un à mieux entendre, comprendre, parler, se nourrir, on doit aussi l’éduquer sur le plan de sa vie affective et de sa sexualité. En ce qui concerne la sexualité, l’islam se montre beaucoup plus pragmatique quant aux besoins de la nature humaine. Connaissant la psychologie de l’être

humain, il permet à l’homme de prendre soin de cette partie de lui-même qui a longtemps été complètement taboue en Occident. Dans les premiers temps de l’islam, le discours sur la sexualité ne suscitait aucune gêne et autorisait une grande liberté d’expression à son sujet. Dans son traité sur le mariage datant du XI e siècle, l’imam al-Ghazâlî s’est confronté ouvertement à cette question. Il faisait de l’éducation sexuelle devant des milliers de personnes à la mosquée, alors qu’aujourd’hui il est pratiquement impossible d’en parler librement en ces lieux. Voyez comme la décadence inverse le sens véritable des choses. L’islam est la seule religion où un texte sacré formule explicitement le fait que le fidèle ne doit avoir aucune gêne ni honte à aborder n’importe quel problème : Il ne vous a imposé aucune gêne dans la religion… Coran, XXII, 78 L’homme étant ce qu’il est, le sexe étant une partie de lui-même, il doit s’en préoccuper comme du reste. Il est important pour l’épanouissement d’une fille ou d’un garçon que leurs parents et la société leur parlent de la sexualité, de la responsabilité qu’elle implique, de la beauté et de l’harmonie qu’elle apporte. La préservation du pacte adamique Nous allons vers un monde dans lequel vont se produire des bouleversements inimaginables au niveau de la procréation. Aujourd’hui, la femme peut déjà

procréer sans l’homme, par insémination artificielle ; l’enfant peut même se retrouver, dans certains pays où la législation le permet, avec deux mères ou deux pères. L’acte sexuel entre l’homme et la femme ne sera alors plus du tout nécessaire à la procréation ; il sera uniquement réservé au plaisir et limité à son rôle le plus terre à terre, la jouissance physique immédiate. L’humanité se dirige de manière certaine vers la programmation de la vie et la maîtrise de son évolution biologique. La reproduction est déjà prise en charge et gérée par des centres spécialisés. Elle est une question d’argent, des couples peuvent s’offrir financièrement l’enfant qu’ils désirent tant. Le génie génétique donne la possibilité de modifier les gènes d’un embryon pour avoir un individu jugé sain ayant telle ou telle caractéristique physique. Un bouleversement est en train de se produire. Nous allons assister à la mise en place d’une autre forme de perception de l’homme, d’une autre forme d’éthique. Des enfants n’auront pas pour parents leurs géniteurs. Quelles seront les conséquences de ces innovations au niveau de la cellule familiale et de la construction de soi ? Nous ne pourrons les connaître qu’après plusieurs générations. Peut-être y aura-t-il même une rupture entre l’héritage biologique que nous avons reçu et l’héritage culturel que nous allons transmettre ? Ne sommes-nous pas à la veille d’un changement radical qui mettra en cause la transmission de la mémoire, de la filiation, de l’appartenance à un groupe ou à une communauté, soubassements constitutifs de l’histoire humaine, garants de sa diversité et de sa richesse ethnique et culturelle ? Mais il se peut que les générations qui nous succéderont ne se sentent pas concernées par ce type de problématique, ni même ne veuillent perpétuer cet

héritage de la reproduction sexuée. Elles nous considéreront sans doute comme des êtres peu évolués : la nature gérait notre procréation, la leur ne relèvera plus que d’un vouloir médical, d’une volonté scientifiquement programmée. Il sera possible de rendre les individus plus intelligents, de supprimer des maladies génétiques et d’allonger l’espérance de vie, ce qui produira inévitablement un sentiment de supériorité. On peut penser que ces bouleversements susciteront chez les générations futures une forme d’élitisme et d’esprit de classe. Nous serons alors traités comme nous traitions au XIXe siècle les « sauvages » ou les aborigènes. Ces nouvelles générations auront le sentiment d’être beaucoup plus performantes, lucides et intelligentes que leurs aînées. Mais seront-elles pour autant plus humaines ? Face à cette perspective dont on aurait tort de croire qu’elle relève uniquement de la science-fiction, il n’est pas incongru de rappeler que le rôle du sexe est de l’ordre de la transmission. Celle-ci doit se faire comme nous l’avons reçue. Cette mise en garde s’appuie sur le pacte adamique qui nous relie au Divin depuis la création du premier homme : Et ne vendez pas à vil prix le pacte de Dieu. Ce qui se trouve auprès de Dieu est meilleur pour vous, si vous saviez ! Coran, XVI, 95 Veillons à toujours inscrire le devenir de l’humanité dans cette perspective si nous voulons continuer à transmettre le Dépôt tel qu’il nous a été donné.

L’allusion Les sens jouent chez l’homme un rôle considérable dans son développement, d’où la nécessité de les éduquer et de les éveiller au sacré jusqu’à les rendre capables d’entendre, de comprendre ou de saisir les signes. L’art de l’allusion marque un accomplissement de l’éducation d’éveil des sens. En voici un exemple. Nous recevions un jour un enseignement (mudhâkara) du Cheikh. Quelqu’un passait dans la rue voisine et a dit à un enfant qui jetait une pierre : « Arrête ! Arrête ! » Le Cheikh s’est alors tu immédiatement. Le cours était terminé. Il avait saisi que cette injonction lui était allusivement adressée. Jamais il ne nous viendrait aujourd’hui à l’esprit de relier ces événements entre eux. Il nous paraît impensable qu’un passant dans la rue disant à un enfant : « Arrête ! » puisse avoir une incidence sur un cours auquel assistent plus de cent personnes ! Mais l’éveil de la conscience à l’Unicité permet de concevoir que tout est lié, comme dans une toile d’araignée. Aujourd’hui, il y a Internet, cette fameuse toile, dans laquelle l’information circule dans toutes les directions et qui met en connexion des millions de consciences de par le monde. La perception des sens, en s’affinant, nous fait prendre conscience que tout est relié. Elle devient une perception de plus en plus profonde de notre environnement, du plus proche au plus lointain. Nous apprenons spontanément à interpréter les liens subtils qui existent entre les événements, mais aussi à percevoir des signes concrets.

Nous avons souvent l’impression que nos sens fonctionnent en mode automatique. À force de ne voir en eux que des instruments au service d’une action pratique et intéressée, on en oublie leur fonction spirituelle. Quand l’œil regarde, il regarde sans voir, quand l’oreille entend, elle entend sans écouter, quand la bouche parle, elle parle mais sans attacher d’importance aux mots qu’elle prononce. C’est pour cela que dans le soufisme, l’éducation spirituelle passe par l’éveil des sens. Plus ils s’éveillent, plus nous prenons conscience de toutes les interactions qui se tissent entre nous et le monde. Cet état de conscience produit en retour une plus grande acuité perceptive. Nos organes sensoriels, l’œil, l’oreille, le toucher, l’odorat, le goût, l’estomac et le sexe, deviennent pleinement opérationnels, non pas en nous isolant des êtres et des choses, mais en nous faisant vivre l’Unicité de ce tout. Quel que soit le degré de réalité auquel nous nous rapportons, tout est un. La supernova : comment l’unité naît du chaos La science joue aussi son rôle dans la compréhension de l’Unicité. Elle est une forme de lumière qui nous rend toujours plus conscients du lien qui existe entre les phénomènes et les événements. Elle éclaire l’homme sur des notions qu’il ne connaissait pas peu de temps auparavant, et qui, aujourd’hui, lui demandent de revoir sa conception de l’univers ou de la vie, de découvrir l’existence d’une unité entre les éléments, d’une connexion entre lui et le tout. Les approches récentes du cerveau humain montrent, par

exemple, qu’en ce qui concerne le fonctionnement de nos organes sensoriels, différentes zones cérébrales coopèrent entre elles harmonieusement, alors qu’il y a encore peu on pensait que seules quelques zones bien délimitées étaient sollicitées par nos perceptions et de manière quasi indépendante. Mais la question essentielle est de savoir si nous vivons pour autant cette unité en nous-mêmes. Ce n’est pas parce que nous la proclamons que nous l’avons rendue opératoire. Le plus important n’est pas d’en rendre compte théoriquement mais d’en faire l’expérience ! L’enseignement soufi, à la différence de la science, s’adresse d’abord à l’être et cherche à réaliser ses connaissances spirituelles. Comment réussir à réaliser l’unité en soi et à la vivre ? Cet effort constant sur soi pour demeurer lié au principe de l’Unicité au moyen de nos sens nourrit notre intellect et notre cœur. Nous appuyant sur notre nature originelle, la fitra, nous apprenons à percevoir les êtres autrement, sans perdre de vue qu’ils participent tous de la même unité. Cela suppose de s’être détaché de tous les conditionnements culturels et psychologiques ou des connaissances philosophiques qui restreignent et limitent notre horizon à ce qu’untel a pensé ou fait. Comment faire en sorte que tout cela fonctionne dans l’harmonie ? Comment changer le désordre en ordre ? Dans l’univers, tout est ordre et tout est désordre. Et le désordre apparent donne de l’ordre. Dans la Création, une supernova explose et du nuage de gaz qu’elle dégage naissent une multitude de planètes, de soleils ou d’étoiles. Où est l’ordre, où est le désordre dans tout cela ? La vision de l’univers ne nous invite-t-elle pas à

reconsidérer celle que nous avons sur nous-mêmes ? Ne sommes-nous pas un microcosme dans un macrocosme ? À chaque souffle de notre vie, une partie de nos cellules disparaît, remplacées par d’autres qui perpétuent et maintiennent le bon fonctionnement de notre organisme. Nous sommes un univers en miniature où en permanence se jouent des reproductions biologiques qui sont certainement en relation avec notre état de conscience et produisent aussi l’être qui va naître dans les prochains instants de notre futur. Nous portons un destin qui est depuis toujours inscrit en nous. Encore faut-il en prendre conscience et l’assumer. Notre étoile, notre supernova, où en est-elle de son cycle de destruction et de création ? Où en sommes-nous de cette transformation perpétuelle qui est à l’œuvre aussi bien dans le devenir de l’univers que dans nos destinées collectives et individuelles ? Autrefois, on partait à la recherche de l’élixir de jouvence ou en quête du Graal. Les alchimistes cherchaient à obtenir de l’or par la transmutation de métaux lourds. C’est aussi la symbolique du Phénix, le fameux oiseau qui renaît de ses cendres. Dans toutes les traditions, on trouve la trace de cette quête de soi, cette partie inconnue de l’être qu’est chacun de nous. 1- Maître soufi né à Ronda, en Andalousie, en 1333 et émigré au Maroc dans son jeune âge. Mort en 1390, il est enterré à Fès. 2- Farid Jabre, Essai sur le lexique de Ghazâlî, Publications de l’Université libanaise, Beyrouth, 1970, p. 101. 3- Ibn ‘Arabî, Traité de l’amour, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 1986.

5 L’abandon confiant à Dieu

S’en remettre avec confiance à Dieu (tawakkul) Pourquoi avons-nous tant de mal à vivre et à réaliser cet état de confiance ? D’abord, avons-nous réellement confiance en nous ? Atteindre l’état de confiance absolue en Dieu qu’est le tawakkul présuppose que nous ayons, au préalable, une foi inébranlable en notre origine divine. Commençons donc par construire notre individualité en recherchant en nous un point d’appui stable et une vie intérieure porteuse d’unité. Celui qui s’en remet à Dieu se libère de ses peurs, vainc ses angoisses. Notre relation au divin devient une relation naturelle et fondamentale qui nous donne force et énergie pour transcender nos obstacles et nos épreuves. Elle nous amène, dans nos rapports avec les créatures, à exclure tout fatalisme ou fanatisme. Travailler à regagner cette confiance en Dieu, c’est être amené à travailler sur sa

propre confiance de manière à retrouver cet état naturel perdu. Cela ne veut pas dire que toutes les difficultés ou les obstacles disparaissent sur notre chemin, mais plutôt que la lumière de la foi devient une source de guidance, de patience et de maturité parce qu’elle nous permet de dépasser nos doutes, nos hésitations, nos faiblesses et conforte en nous notre confiance dans le cheminement vers Dieu. Si je suis assis confortablement sur une chaise et que je me mets momentanément à douter de sa capacité à me supporter, je vais ressentir un état de stress et de malaise qui m’empêchera de vivre pleinement dans la sérénité et le détachement. Il en va de même pour chacun de nous, dans la vie de tous les jours : lorsque cet état de confiance nous quitte, nous le vivons sous la forme d’un trouble psychologique qui se manifeste, malgré nous, dans nos rapports à nous-mêmes et à autrui. Plus nous cherchons à cacher cet état de malaise et de gêne, plus il s’accentue, allant parfois jusqu’à la démence. La perte de confiance en soi revient à perdre confiance en Dieu et en tous ceux qui participent et contribuent à la construction de notre projet de vie, que ce soit nos proches ou nos collaborateurs. La foi devient une question d’état de confiance et non de simple croyance vécue à travers des superstitions ou des dogmes ; c’est une affaire personnelle qui se vit dans la relation qualitative avec le Divin en qui nous avons investi notre confiance. Dès lors, Dieu n’est pas le lointain ou l’inaccessible, Il n’est pas non plus cette représentation imaginaire héritée de nos cultures, mais cet éternel Présent qui habite notre conscience : Il est avec vous où que vous soyez.

Coran, LVII, 4 Cette expérience nous amène, d’étape en étape, à une plus grande vigilance, à plus de responsabilité dans nos actes et nos comportements. « Attache d’abord ton chameau » On pourrait croire que s’abandonner à Dieu consiste à laisser faire les choses en adoptant une attitude passive ou d’indifférence face à tout ce qui peut nous arriver, alors que c’est d’abord agir de la manière la plus sensée possible par la mise en éveil de nos sens et de notre conscience afin de discerner ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Le Prophète a dit à ce propos : Attache ton chameau, et mets ta confiance en Dieu ! Nous pouvons mener une vie quotidienne raisonnable et responsable pour peu que nous fassions le choix d’examiner attentivement notre conduite à l’égard des autres et de nous-mêmes ; pour ce qui est de tout le reste, il est indépendant de notre volonté. Mais il est tellement plus facile d’attribuer à Dieu toutes sortes de maux lorsqu’on ne se sent plus responsable de ce que l’on fait ou de ce que l’on dit. On peut alors tout Lui imputer, même les pires calamités ! Témoigner de la Présence de Dieu Se révolter contre Dieu, porter vers Lui un regard accusateur sous prétexte que nous souffrons des

injustices et des violences de ce monde, c’est vivre dans la dualité en Le rendant lointain et extérieur à nous. À l’inverse, l’enseignement soufi veut rapprocher l’homme de son unité en lui faisant goûter en lui-même la Présence divine. Si chaque fois que nous entreprenons un acte nous prenons conscience de cette Présence et nous la manifestons à travers la formule de la profession de foi (shahâda), nous lui donnons sa portée spirituelle et nous renforçons sa relation subtile avec le premier acteur, le Divin. C’est pourquoi les soufis considèrent avant tout l’attestation de foi : « Il n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu (lâ ilâha illa-Llâh) » ou encore : « Il n’y a pas de réalité, si ce n’est la Réalité » comme un témoignage par lequel celui qui atteste est présent à cette Réalité. Et généralement, pour témoigner, il est nécessaire d’avoir vu, entendu ou touché. Normalement, les sens ont un rôle à jouer dans le témoignage. Mais comment celui-ci peut-il être valable et recevable si aucun sens n’a jamais ni perçu, ni entendu, ni touché Dieu ? La shahâda a-t-elle encore une valeur juridique testimoniale ? Car, si une personne vient témoigner à la barre lors d’un procès, la première question que lui pose le juge est de savoir si elle a vu ou entendu quelque chose. Alors comment témoigner de ce qu’on ne perçoit pas directement par les sens mais dont on ressent pourtant la présence en soi ? Soit Dieu témoigne de Lui-même à travers l’homme, soit c’est l’homme qui voit par Dieu et non par lui-même, comme l’a dit le maître persan al-Kashânî (m. v. 1213) : Cela consiste à voir la vérité par le Vrai. Ce degré spirituel de contemplation met en

lumière que la perception du monde ainsi que celle des êtres ne se fait en réalité que par Dieu. Notre témoignage devient véridique du moment que nous réalisons que toute créature et nous-mêmes ne sommes que le miroir, le support de cette Réalité ultime qui s’exprime à chaque instant à travers la Création tout entière. La créature qui reconnaît le principe de l’Unicité se met en condition de recevoir la bénédiction et la Lumière divine en vue d’accroître son état de conscience. Et l’éveil croissant à ce que nous sommes nous fait sortir de l’inconscience pour aller à la conscience, du relatif à l’absolu et de la mort sans Dieu à la vie par Lui : C’est Lui qui vous bénit ainsi que Ses anges pour vous faire sortir des ténèbres à la Lumière. Coran, XXXIII, 43 C’est grâce à cette bénédiction provenant de Dieu, qui se répand sur Ses créatures, que Ses élus se libèrent du carcan de leur âme vers la contemplation de leur Seigneur, du monde créé vers la Lumière du Créateur ou des chaînes des altérités vers l’espace des secrets existentiels. La shahâda nous prédispose à recevoir la bénédiction et la théophanie qui attirent l’être et l’introduisent dans la Présence divine. Aider à guérir La meilleure manière de témoigner de la Présence de Dieu en soi est de servir de point d’appui à ceux qui sont dans la détresse. Il est possible de soulever des tonnes juste avec un levier et un point d’appui. C’est bien

ce que prétendait pouvoir faire Archimède lorsqu’il disait : « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde. » Cela est vrai pour tous, mais plus encore pour le thérapeute qui applique ce principe en allant chercher, en lui, ce point d’appui, grâce auquel il mettra son patient sur la voie de la guérison. Dans le cas d’un enfant, il est d’abord nécessaire de rétablir un climat de confiance. Le thérapeute n’est pas là pour lui donner quoi que ce soit, mais pour l’écouter. Un enfant en général est plus proche qu’un adulte de la nature originelle, la fitra, car ce dernier a déjà construit ses vérités et ses certitudes. Ne perdons pas de vue que chaque patient est un cas particulier dont nous ne connaissons ni le destin ni le rôle qu’il est amené à jouer dans cette pièce de théâtre qu’est l’existence humaine. Quels destin et rôle lui ont-ils été réservés ? Celui du mendiant, du bourgeois ou du médecin ? Que peut-on faire face à la détresse humaine ? La seule certitude du thérapeute, c’est qu’il a devant lui un être qui demande à être secouru. Concevoir une thérapie de l’âme, c’est partir du principe d’une fraternité universelle qui exige de tout homme qu’il secoure celui qui est dans le besoin. N’importe qui peut comprendre que soigner commence par tendre un verre d’eau, ne serait-ce que cela, à celui qui a soif. On est toujours le thérapeute et le malade de quelqu’un. Donner un peu plus de lumière Le thérapeute doit accepter de ne pas pouvoir guérir un patient tout en s’efforçant de l’aider à y parvenir. Cela ne signifie pas que toute thérapie est insuffisante et vouée à l’échec, mais qu’elle reconnaît ne

pas pouvoir proposer des remèdes et des recettes prêts à l’emploi. La prétention de guérir consiste généralement pour la médecine conventionnelle à diagnostiquer pour chaque maladie un ensemble de symptômes déterminés et de prescrire une posologie qui lui soit appropriée. Ses méthodes et ses pratiques s’appliquent avant tout à guérir les maux du corps. Et il est incontestable que ce type de médecine ne cesse de faire dans ce domaine des progrès considérables en soulageant les douleurs physiques, en éradiquant certaines épidémies et en améliorant la santé physique. Cependant, quelle est l’efficacité de ses remèdes quand il est nécessaire d’agir sur une réalité plus essentielle que le corps ? Le soufisme propose une approche différente pour aider l’âme humaine à se rétablir. La personne qui demande de l’aide est considérée comme un être entre deux rives. Le patient se trouve dans cet isthme entre lumière et obscurité, évoqué par Rûmî. La thérapie consiste alors à savoir comment lui donner un peu plus de lumière pour qu’il ne recule plus dans l’obscurité et qu’il ne se coupe plus du monde comme le fait l’autiste. L’erreur serait de se laisser gagner par le découragement et de se dire qu’il n’y a plus rien à faire devant certaines maladies. Il s’agit au contraire de continuer à essayer et à aider la personne à trouver la voie de la guérison. Être un miroir Chaque être humain a, quelque part enfoui en lui, un point sensible par lequel le thérapeute peut agir sur la maladie. Parfois, il est obligé de passer par un choc émotionnel qui peut réveiller chez le patient un passé

douloureux qu’il a toujours voulu nier. Il est alors possible de rétablir, par ce biais, le contact et permettre l’ouverture afin d’aider le patient à ne pas rechuter dans le monde obscur de ses angoisses. N’oublions pas que chaque patient est un cas particulier qui exige une approche unique. Il arrive que le malade pense que sa guérison est totalement entre les mains de son médecin, oubliant qu’en partie elle dépend de lui. Or le véritable médecin de l’âme est celui qui, tout en apportant son aide, fait comprendre à son patient qu’il doit y arriver par luimême en étant responsable et « majeur », et non en se soumettant à un état de tutelle. Cette remarque concerne en tout premier lieu les psychothérapeutes, mais elle peut s’étendre aux religieux, aux intellectuels et aux hommes politiques, autrement dit à tous ceux qui exercent une influence et une autorité sur les consciences. La plupart des individus en détresse, en effet, préfèrent se décharger de leurs responsabilités sur autrui ou sur la société tout entière, par manque d’amour de soi et de compréhension de soi ou tout simplement par immaturité, plutôt que de devoir affronter courageusement par eux-mêmes leurs difficultés. Si le thérapeute est là pour aider le patient à guérir et pour alléger son fardeau, il doit néanmoins se prémunir d’une implication trop affective pour ne pas se noyer dans les problèmes de celui qu’il cherche à sauver. Mieux vaut éviter de porter des charges plus lourdes que celles que l’on pourrait supporter et de ne pas s’immiscer dans la vie de l’autre ; il est donc préférable de rester un observateur impartial en étant le miroir et la main secourable. Le thérapeute n’a pas à savoir à quelle confession appartient son patient ou s’il est athée, il doit regarder

l’être qui est devant lui. Quand il s’agit de soigner, peu importe à qui on va donner des soins. Le tout est d’apporter l’aide dont le malade a besoin, ce que le thérapeute fait en se mettant à sa hauteur. Il ne pourra pas y parvenir s’il se croit au-dessus ou en dessous de lui. Il faut qu’il y ait entre le thérapeute et le malade une harmonie et un climat de confiance. Si une personne sent de la part du thérapeute qu’il l’accepte en tant qu’être, quelles que soient ses croyances et son origine sociale, alors les voiles, comme les préjugés que les hommes ont les uns sur les autres en société, tomberont un à un. Dès que le patient se sent en confiance auprès de son thérapeute, alors s’amorce en lui une prise de conscience propice à la guérison. Le malade et le thérapeute On pense généralement que le thérapeute est en possession de certains pouvoirs et de techniques provoquant à coup sûr la guérison, ou encore qu’il a suivi une formation lui donnant une autorité indiscutable dans son domaine. Mais en réalité, c’est le patient qui fait de lui un thérapeute, en mettant d’emblée ce dernier dans la position de celui qui va trouver un remède à ses maux. Si le malade était conscient qu’il est un être tout comme son praticien, la relation se passerait autrement car il y aurait un véritable échange d’égal à égal. Le thérapeute est obligé d’exercer sa fonction et de jouer un rôle, mais derrière ce masque social se cache la réalité d’un être avec la complexité inhérente à chaque individu. Il adopte automatiquement l’attitude de celui qui sait et qui est là pour soigner. S’il enlevait ce masque et qu’il disait :

« Mais je suis aussi malade que toi ! Nous cherchons la même chose ! », le patient penserait : « Mais il est complètement fou ! » et il irait chez un autre thérapeute ! Que le thérapeute considère son patient comme son égal ne signifie pas qu’il doive traiter tous ses patients de la même manière. Chaque patient nécessite de renouveler son approche ; il faut donc éviter toute généralisation. Trouver la thérapie appropriée à un malade ne se limite pas à une recherche de théories contenues dans des livres, mais comprend aussi l’expérience du thérapeute et le cheminement de son propre être qui l’amène à cet état de conscience qui l’unit à son patient. Et c’est dans la qualité et le niveau de la relation vécue dans l’instant que vont se révéler la complexité et la réalité du problème, comme dans les vases communicants où s’opère un équilibre entre le manque et l’excès. Aider à guérir son prochain, c’est l’amener à éveiller sa conscience pour qu’il redécouvre l’Unicité qui le relie à l’ensemble de la Création. Une thérapie peut être une voie de guérison si elle donne la force au malade de retrouver confiance et équilibre et si le thérapeute reconnaît qu’il n’est jamais que le véhicule faisant partie d’un tout par lequel ce rééquilibrage et cette harmonie sont toujours possibles. Le thérapeute comme le patient doivent ainsi apprendre à se dépouiller de leur propre individualité pour se laisser imprégner et porter en toute sérénité par cet état de conscience universelle qui apaise et nous réconcilie avec notre destin.

6 Les trois états de l’Âme

L’âme impérieuse Une sagesse du cheikh al-‘Alâwî dit : N’abandonne pas ton âme (nafs), ne la prends pas en aversion mais plutôt accompagne-la et interrogela sur ce qui est en elle1. Évoquer l’âme dans la tradition islamique revient à en décrire les états multiples. Lorsque le Coran la mentionne, il la définit, tour à tour, comme une « âme impérieuse » (nafs ammâra), puis comme une « âme repentante » (nafs lawwâma), et enfin comme une « âme apaisée » (nafs mutma’ inna). Ces trois états d’âme correspondent, en réalité, à trois étapes de notre évolution spirituelle. L’âme impérieuse domine complètement l’être. Il est alors totalement sous l’emprise de son ego primaire,

instinctif, hérité de son origine animale ; il ne vit plus qu’en fonction de ses passions. C’est ce qu’on appelle plus communément l’égocentrisme ou l’arrogance à vouloir à tout prix avoir raison contre vents et marées. On le ressent bien chez certaines personnes lorsqu’elles n’arrivent plus à trouver en elles de juste milieu ; leur comportement devient envahissant, dominateur et excessif. Elles agissent et pensent comme si elles étaient seules au monde ! Alors que l’état originel de l’être est la culture du Soi, on est passé par une inversion à la culture du moi égotique. Cela explique l’importance que revêt l’adoration du corps à notre époque, objet de toutes les préoccupations et de toutes les convoitises. Le corps devient l’otage de l’âme narcissique qui le gouverne et le régit par l’instinct et l’illusion du paraître. Il devient prisonnier de ses propres fantasmes dans une attitude de servitude volontaire : Ô serviteur du corps ! Combien t’emploies-tu à le servir

Et demandes-tu du gain là où il y a perte Occupe-toi donc de ton âme et persévère à parfaire son bonheur Car c’est par l’esprit, non par le corps, que tu es homme2. Dominatrice, cette âme veut tout gouverner et trouve justement sa jouissance dans cette ascendance. Elle ne peut exister qu’en exerçant son emprise à la fois sur l’être d’où elle émane et sur tout ce qu’elle touche et approche : L’âme est instigatrice du mal à moins que ne la préserve mon Seigneur par miséricorde. Coran, XII, 53

L’âme repentante Si cette âme est prise en charge et reçoit une éducation d’éveil, elle devient alors l’âme repentante, ou l’âme médiane à la recherche de son équilibre. Cette âme peut commettre des erreurs ou des fautes pour aussitôt regretter ce qu’elle a fait. À ce stade, l’être peut être méchant et agressif mais il reconnaît qu’il a eu tort ; il cherche à corriger les conséquences négatives de ses actes sur autrui et sur lui-même. Cependant, ce n’est pas parce que nous regrettons souvent ce que nous faisons, y compris contre nous-mêmes, en nous promettant de ne plus jamais recommencer, que nous ne sommes plus susceptibles de nous tromper et de faire du tort. Combien de fois nous arrive-t-il de voir le bien, de le vouloir et pourtant de faire le contraire ? Quoi qu’il en soit, cette âme s’inspire d’une éthique et de valeurs universelles inscrites depuis la nuit des temps dans la mémoire de l’humanité. On retrouve dans toutes les civilisations des lois universelles, même si certaines d’entre elles ont exagérément mis l’accent sur le côté culpabilisant. Et le plus extraordinaire est que des peuples souches, restés plus proches de la nature, aient réussi à conserver cette éthique de vie spontanée sans qu’elle soit parasitée par les théories et les conventions des sociétés « civilisées », ces dernières réagissant souvent par une morale hypocrite et inquisitoire. Ces paroles du gendre du prophète Mohammed, ‘Alî Ibn Abî Tâlib, l’expriment de façon claire et pertinente :

Vivifie ton âme par la morale, étouffe tes désirs par la tempérance, fortifie ta foi par la certitude, embellis ton être par la sagesse, humilie-le par le souvenir de la mort, rends-le certain de sa mort, éclairele sur les malheurs de ce monde, mets-le en garde contre le retournement du sort et les vicissitudes du temps. Sois toujours noble de sentiments, ne troque pas l’autre monde contre celui-ci, évite de parler de ce que tu ignores, d’opiner sur ce dont tu n’es pas chargé ; évite de prendre une décision si tu en crains les conséquences, car il vaut mieux s’abstenir dans les cas douteux que de s’engager aveuglément. Ordonne le bien et tu seras parmi les hommes de bien ; combats l’injustice par la parole et par les actes, évite par ton action les injustes. Qu’aucune critique ne t’arrête ; affronte les difficultés, s’il le faut, pour servir la vérité ; approfondis tes connaissances ; accoutume ton âme à l’endurance devant l’adversité, car l’une des plus belles qualités est la perspicacité au service de la vérité et n’oublie pas : « Le savoir est le verrou dont la clé est la question. » L’âme apaisée La seule et véritable question que l’homme est amené à se poser sur lui-même est celle qui va engager sa quête vers l’harmonie de l’être. L’accomplissement de cet ultime stade est le retour vers l’âme apaisée, lequel s’opère lorsque celle-ci a retrouvé sa stabilité et son équilibre. Une fois l’âme arrivée à l’étape finale de son cheminement, Dieu lui dit alors :

Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée. Coran, LXXXIX, 27-28 Cette âme pacifiée a traversé les différentes phases qui coexistent toutes en elle. Dans cette transformation, l’âme impérieuse parvient à l’état de l’âme médiane pour finalement arriver à sa pacification complète. Et c’est en l’accompagnant d’un état à l’autre que s’opère la réalisation de l’être. Sur ce point, il peut y avoir des divergences entre les traditions. Certaines d’entre elles préconisent la destruction de l’ego pour arriver à leurs fins. Des sectes ainsi que des régimes politiques ont eu recours à des méthodes violentes afin que l’homme ne pense plus par lui-même. L’histoire contemporaine a montré comment des dérives idéologiques ont pu entraîner des pouvoirs politiques à utiliser une « thérapie de choc » pour anéantir l’âme de quelqu’un en brisant sa personnalité et en sapant son moral. D’autres utilisent des moyens beaucoup plus subtils comme la diversion, déjà connue au temps des empereurs romains sous la fameuse devise « Du pain et des jeux ». Et cela reste valable jusqu’à aujourd’hui. Pour le cheikh al-‘Alâwî, il ne s’agit pas de détruire l’âme, ni de la « prendre en aversion », mais de l’accompagner. Elle n’est pas un ennemi à vaincre définitivement, mais elle est peut-être au contraire celle qui va nous permettre de trouver l’harmonie entre l’intellect et nos pulsions primaires, en les transformant. Il nous faut accompagner cette transformation jusqu’à atteindre le deuxième stade, celui de l’âme médiane. C’est à propos de ce stade que le prophète Mohammed dit :

Celui qui connaît son âme connaît son Seigneur. Cette parole signifie que la connaissance que nous avons du Divin au niveau de l’âme médiane passe par le filtre de la tradition qui nous a été transmise. Et le cheikh al-‘Alâwî de surenchérir en affirmant : La connaissance de soi est supérieure à la connaissance de son Seigneur. Il entend souligner par là que la connaissance de l’Être divin ne peut être réalisée qu’au niveau de l’âme apaisée lorsque celle-ci a pu s’affranchir de toutes les pesanteurs et des limites philosophiques et religieuses inscrites dans une tradition et une culture données. Par elle, l’être accède à un état de conscience universel. Nous passons tous par le premier stade de l’ego et ce n’est pas parce que nous sommes croyants que nous évitons de tomber sous l’emprise de l’âme impérieuse. Il est toujours possible de chuter, c’est le lot commun. Dans le phénomène religieux, on en vient parfois à justifier des meurtres par la croyance. Grâce à l’éducation d’éveil, l’âme se libère des passions qui la tourmentent. Méditons la sagesse de Jésus lorsqu’il dit : Si quelqu’un te gifle la joue droite, tends-lui la joue gauche. Matthieu, V, 39 ou les paroles du prophète Mohammed, rapportées par le compagnon Abû Bakra, lorsqu’il indique l’attitude à adopter en cas de troubles :

Certes, il y aura des troubles ! Pendant ces troubles, celui qui est assis sera meilleur que celui qui est debout, meilleur que celui qui marche, celui qui marche meilleur que celui qui court pour y prendre part. Quand ils auront éclaté, que celui qui possède un troupeau de chameaux s’occupe de ses chameaux ; que celui qui possède un troupeau de moutons s’occupe de ses moutons et que celui qui possède une terre s’occupe de sa terre ! Un homme lui demanda : « Et ceux qui n’ont ni chameaux, ni chevaux, ni terre, que feront-ils ? – Qu’ils prennent leur sabre et le cassent contre une pierre, et qu’ils se préservent des troubles, s’ils le peuvent ! Mon Dieu, ai-je bien fait parvenir le message ? » Un autre demanda : « Et si l’on me force à me ranger du côté d’un des belligérants et que l’un des combattants me frappe de son sabre ou que je sois tué d’une flèche ? – Il devra répondre de son péché et du tien, et il sera d’entre les gens du feu. » Ces enseignements donnent une idée du degré d’apaisement que doit atteindre l’âme pour subir une agression sans qu’il y ait de réactions violentes en retour. En sommes-nous capables alors que la plupart des conflits qui continuent de secouer et d’ensanglanter périodiquement des régions du monde se règlent encore

par la loi du talion ? Regardons comment le Coran (V, 28) juge cette lutte fratricide entre Abel et Caïn qui illustre cette inclination de l’homme vers le meurtre depuis l’aube de l’humanité : Si tu étends vers moi ta main pour me tuer, moi, je n’étendrai pas vers toi ma main pour te tuer : car je crains Dieu, le Seigneur de l’Univers. Histoire du Bédouin Un jour, un Bédouin interrogea le Prophète : « J’ai fait du bien à untel, et il me l’a rendu en mal. » Le Prophète lui répondit : « Refais-lui un bien. » Le Bédouin reprit : « Je lui ai fait une deuxième fois du bien, et il me l’a, à nouveau, rendu en mal. » Le Prophète lui répondit alors : « Recommence encore à lui faire du bien. » Le Bédouin revint plus tard et dit : « Je lui ai fait du bien une troisième fois, et il me l’a encore rendu en mal. » Alors le Prophète conclut en disant : « Écoute, fais du bien encore et encore jusqu’à ce que ton bien l’emporte sur son mal. » Cette anecdote montre comment se fait la pacification de l’âme, et le degré qu’il faut atteindre pour y parvenir. Arriver à pacifier son âme ne signifie pas que les étapes précédentes ont été définitivement effacées mais qu’elles ont été intégrées dans le processus de transformation jusqu’à l’apaisement complet. Toute la difficulté est de faire aboutir ce processus de pacification intérieure à un état d’apaisement permanent. Cela suppose un travail sur soi constant et une vigilance à toute épreuve.

Le cheminement vers le centre Nous avons vu qu’il existait des méthodes coercitives et agressives qui peuvent obtenir un apaisement illusoire en durcissant l’âme. Loin de transformer l’âme impérieuse, ces méthodes la renforcent en la rendant plus dissimulée. Les maîtres soufis disent à ce sujet que l’âme du premier niveau est tellement subtile qu’elle ne fait alors que se cacher pour revenir encore plus forte. Par l’éducation d’éveil, mal agir devient inconcevable pour la conscience de l’âme apaisée car elle se détache et se détourne spontanément de tels agissements. Toute mauvaise action devient, pour elle, comme un poison mortel. Si, par exemple, une mauvaise pensée ou un mot blessant surgit, l’ego de lui-même rectifie alors son comportement, car il lui est devenu inconcevable de nuire à autrui.

Dans le schéma ci-contre, le centre du cercle représente l’apaisement complet et l’âme impérieuse se situe à la périphérie la plus éloignée de cette nature originelle, la fitra. Comme le montre ce schéma, plus on s’éloigne du centre, plus il y a de perturbations (symbolisées par des lignes brisées), de désirs, de tensions, de jalousies en nous, et plus l’ego devient impérieux. Le champ de l’ego occupe alors tout l’espace de l’être. Inversement, plus on s’approche du centre de nous-mêmes, de cette nature originelle de l’homme, plus les turbulences diminuent en nous ! Ce cheminement de la périphérie vers le centre ne peut s’effectuer sous l’emprise d’une quelconque crainte ou pression morale, mais doit être l’aboutissement d’une action librement voulue, librement consentie. Histoire de Râbi‘a al-‘Adawiyya Reprenons la symbolique de Râbi‘a al-‘Adawiyya3. On la voit partir avec un fagot de bois sous un bras et un seau d’eau à l’autre. On lui demande : « Où vas-tu ainsi ? » Elle répond alors : « Je vais brûler le paradis avec le fagot pour que personne n’adore Dieu par désir de recevoir une récompense, et je vais éteindre l’enfer afin que personne n’adore Dieu par crainte du châtiment. » Râbi‘a nous donne l’image de cet ego qui ne fonctionne ni par désir de la récompense, même la plus sublime, ni par crainte du châtiment, même le plus redoutable. C’est cela, l’ego pacifié : il adore Dieu pour Lui-même. C’est le message de Râbi‘a : « Adorez Dieu pour Lui-même, uniquement. » Et l’équilibre de l’être s’établit alors. Il ne perçoit plus le mal et ne le désire plus.

Le monde de la division, de la dualité, s’estompe pour laisser place à un apaisement intérieur capable de s’épancher autour de soi. Histoire de Khidr et de Moïse On pourrait donc penser qu’un tel être ne commettra plus aucun mal à nos yeux. Pourtant ce n’est pas toujours le cas. L’être pacifié peut commettre des actions qui peuvent nous sembler scandaleuses. Ainsi la sourate « La Caverne » (Coran, XVIII, 67-82) relate l’histoire de l’initiation de Moïse par Khidr, où les actions de celui-ci nous apparaissent troublantes et incompréhensibles : il coule l’embarcation avec laquelle un pêcheur les a fait traverser, Moïse et lui, sans exiger de paiement, alors qu’il sait que ce bateau est le seul moyen permettant à ce pêcheur et à sa famille de vivre ; il tue un enfant, acte des plus abominables ; il reconstruit bénévolement un mur dans un village dont les habitants leur ont refusé l’hospitalité et même un simple verre d’eau. Moïse, troublé, ne comprend pas les actes de son compagnon. Nous avons à travers ce récit coranique l’illustration de deux concepts qui semblent en opposition : la Loi, incarnée par Moïse représentant la justice temporelle, et la Connaissance intemporelle en possession de Khidr. Moïse suit scrupuleusement les préceptes de la Loi qui portent son jugement sur l’action apparente à travers une preuve évidente. Il condamne les actions de Khidr du point de vue légal car sa connaissance est limitée au monde phénoménal (‘âlam al-mulk), alors que Khidr agit et puise son savoir et sa

connaissance du monde imaginal (‘âlam al-malakût). Il ne détruit pas pour détruire, au contraire c’est pour préserver du mal futur qu’il agit ainsi. Il représente la voie des connaissants qui agissent à travers la perception spirituelle, et qui ne se limitent pas aux lois régissant le monde terrestre. Ce n’est que plus tard que Khidr fera comprendre à Moïse les tenants et les aboutissants de ses actions. Khidr a coulé le bateau pour empêcher un roi qui était en guerre de le réquisitionner afin de faire traverser son armée pour envahir le pays voisin. En le coulant dans une eau peu profonde, le mettant à l’abri des regards des envahisseurs, il a sauvé, outre le pays voisin, également le pêcheur lui-même : il ne serait pas réquisitionné par le roi et enrôlé dans son armée. De plus, son bateau étant caché mais accessible, il pourrait le remettre à flot une fois le roi et son armée partis. Quant à l’assassinat de l’enfant, Khidr a ses raisons : il a vu à travers l’enfant tout le mal qu’il serait amené à commettre une fois devenu adulte. Enfin s’il a reconstruit le mur, c’est qu’il protégeait un trésor enfoui à sa base et appartenant à de jeunes orphelins. Khidr ne voulait pas que le mur s’effondre et que le trésor soit trouvé par les villageois inhospitaliers qui se le seraient approprié. En fait, en reconstruisant le mur, il a donné aux orphelins la possibilité de grandir et de trouver eux-mêmes, à leur majorité, le trésor qui leur est destiné. Cette histoire nous indique, entre autres, qu’il faut faire attention aux apparences et se garder de tout jugement moral précipité. Les trois actions de Khidr, condamnées par Moïse, n’étaient apparemment pas justes, elles le sont devenues une fois que l’on a compris ses motivations. Allons plus loin en regardant ce que cette histoire

nous révèle par rapport à notre propre histoire, par rapport à la situation humaine présente. Si on la ramène à nous, à soi, elle donne un tout autre éclairage. Peut-on sauver le bien de quelqu’un d’un péril à venir à moins d’avoir une connaissance certaine ou un don de clairvoyance ? Pouvons-nous agir à titre préventif pour commettre un moindre mal qui nous en évitera un plus grand ? Nous sommes là devant une situation qui nous invite à une grande prudence, une grande vigilance et une conscience élevée, détachée de tout intérêt personnel à visée purement mercantile. La seconde situation nous amène à réfléchir sur le sort réservé à des êtres innocents mais qui sont considérés comme dangereux aux yeux de certains. Faisant prévaloir leur propre intérêt et celui de la société, ces derniers jugent préférable de les éliminer ou de les punir prématurément. Ainsi, de tout temps et en tout lieu, des hommes en ont fait souffrir d’autres sous prétexte qu’ils ne partageaient pas les mêmes valeurs et croyances qu’eux. Mais sur quelle loi, sur quelle science et sur quelle vérité se fondent ceux qui commettent des génocides et des massacres ? L’action criminelle de Khidr, qui peut paraître scandaleuse au regard d’une morale bien-pensante, met en réalité l’homme face à ses propres insuffisances et contradictions. En effet, combien de « mauvaises graines » ont été arrachées ou détruites précocement au cours de l’histoire humaine par des êtres mégalomanes et sans scrupule, au nom de l’intégrité et de la pérennité d’une idéologie, d’une religion ou d’une race ? Il n’est au pouvoir d’aucun homme ou institution de prétendre avoir un droit de vie ou de mort sur ses semblables, quelles que soient les raisons avancées. Enfin, la dernière des problématiques posées par

Khidr est de veiller à sauvegarder les biens des générations à venir même si celles d’aujourd’hui nous paraissent se comporter d’une manière irresponsable. Soyons certains que, à travers les leçons données à Moïse, notre sage ne cherche en fait qu’à nous faire réfléchir sur nos propres actions, nos propres comportements dans des situations qui, au premier abord, nous paraissent évidentes, tellement claires que nous pouvons, tout en croyant bien agir, commettre l’irréparable. Voilà l’invitation qui est faite à travers cette parabole coranique : éviter de commettre le pire en se donnant bonne conscience ou pour être en paix avec soi-même. Au stade de l’âme apaisée, la racine même de la conception du mal a disparu. Mais que l’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas d’être un témoin passif de ce qui se produit autour de soi. L’action dans le monde demeure : Quiconque d’entre vous voit une injustice, qu’il la change par ses mains, s’il ne le peut pas, par sa bouche, sinon par son cœur, et c’est là le minimum de la foi ! Ce hadîth est toujours d’actualité, il faut changer ce qui est faux et injuste, mais tout réside dans la manière de le faire. C’est la façon de guérir le mal qui change. Ainsi, on ne guérit jamais le mal par le mal. Cela est valable pour nous-mêmes mais aussi pour la société et l’environnement dans lesquels nous vivons. Si l’on veut réparer un mal, on ne peut utiliser un mal équivalent. On utilisera un bien, quitte à ce que ce bien soit considéré, momentanément, comme un mal. À travers cette histoire, il faut se garder de conclure hâtivement que « la fin justifie les moyens ».

Dans l’état actuel de nos connaissances, rien ne nous permet d’affirmer qu’en l’homme ne réside pas un potentiel insoupçonné à connaître la nature cachée des choses que l’avenir nous révélera un jour. L’histoire de Khidr est une énigme qui nous invite à rester humbles devant des réalités nouvelles à explorer. Transmettre par la voie médiane Comment mettre en pratique cet enseignement dans l’environnement actuel et par une thérapie appropriée à l’homme d’aujourd’hui ? Nous avons parlé de la voie médiane. C’est dans cette voie du milieu que doit, à mon avis, se situer la place de celui qui veut apporter plus de paix en lui-même et chez tous ceux qui l’approchent. Sa façon de vivre et d’agir envers l’autre n’est plus dictée par des comportements excessifs et irréfléchis, mais par une appréciation juste et consciencieuse de ce qu’il faut faire et penser. C’est la voie de la sagesse car alors rien n’est négligé. Dans le cas de conflits graves ou de guerre, quelle position adoptera celui qui se situe justement dans cette voie médiane ? Question délicate car chacun sait combien il est difficile de ne pas réagir sous le coup de l’émotion et de manière partisane quand on est touché, directement ou indirectement, par des événements tragiques. Nous nous sentons concernés par ce qui affecte les hommes et la société non seulement en raison des répercussions immédiates sur nos états d’âme, mais aussi en raison des conséquences à venir sur nos destinées individuelles et collectives. Quel parti prendre lors d’un conflit : celui des

parents qui pleurent la perte de leurs enfants ? Comment ce choix pourrait-il être raisonnable puisque les guerres font des victimes des deux côtés ? L’homme réagit souvent à la manière de Moïse par rapport à la loi, c’est-àdire en réclamant que justice lui soit rendue par l’application du principe du talion. Cependant, comment pouvons-nous être sûrs que le mal que nous infligeons à une personne qui nous a fait du tort est équivalent à la souffrance que nous avons endurée ? Comment pouvonsnous rendre « œil pour œil, dent pour dent » alors que subir une injustice peut nous faire perdre tout sens de la mesure ? Le Coran (XLII, 40) invite chacun de nous, tout en respectant nos droits, à réclamer une réparation égale au dommage subi, à dépasser les contradictions d’une compréhension et d’une application trop littérales de la loi du talion : La punition d’un mal est un mal identique ; mais celui qui pardonne et qui s’amende trouvera sa récompense auprès de Dieu. Dieu n’aime pas les injustes. À celui qui pardonne et qui prône la réconciliation la récompense est auprès de Dieu, car il a su transcender sa souffrance sans infliger en retour une souffrance équivalente. Pourtant, cela relevait de son droit de réclamer justice mais il a préféré pardonner tout en appelant à la réconciliation, un acte doublement méritoire et réparateur qui élève l’âme humaine, la grandit du fait de l’acceptation des épreuves de la vie en recherchant auprès de Dieu une compensation plus grande par l’amour et la compassion. De toute manière, personne ne peut échapper à la souffrance ; à un moment ou l’autre de son existence, l’homme en fera l’expérience.

Elle est le lot commun de tous, aussi bien de ceux qui la donnent que de ceux qui la reçoivent. Cette souffrance n’épargne personne, ni les rois ni les humbles, elle peut frapper n’importe qui et n’importe quand. Ce constat nous invite à plus de prudence dans nos jugements et à nous abstenir de condamner trop précipitamment ce qui provoque en nous des réactions excessivement émotives. Cette remarque vaut aussi pour les catastrophes naturelles qui entraînent d’énormes dégâts matériels et des drames humains terribles. Des botanistes de l’île de la Réunion ont observé que certains arbres ne donnent des fruits qu’après le passage d’un cyclone. Sur le moment, ce phénomène est vécu par les populations comme une expérience traumatisante ; pourtant, il est nécessaire au cycle de la reproduction végétale. Cela doit nous faire réfléchir, car on se laisse facilement impressionner par l’ampleur des destructions sans penser à ce qu’il pourrait en résulter de positif à une plus grande échelle et sur le long terme. Le bien et le mal Comment parvenir à définir ce qui est bien ou mal ? Un grand soufi d’Alexandrie, Ibn ‘Atâ’ Allâh4, disait : Dieu ! Fais de mes actions négatives des actions que Tu aimes et ne fais pas de mes actions positives des actions que Tu détestes. Chez l’homme, les jugements sur ce qui est bien et mal sont souvent le résultat de l’éducation qu’il a reçue et

l’effet d’une réaction émotive face à un conflit l’opposant à autrui. Il faut néanmoins tempérer notre jugement car il sera toujours plus ou moins influencé et orienté. Et c’est normal, nous ne sommes que des êtres humains après tout. Lors d’un séminaire, un participant faisait remarquer que dans l’histoire de l’humanité la guerre paraissait nécessaire. Mais la paix aussi est nécessaire. On ne peut pas dissocier l’une de l’autre car c’est un tout. Ce monde se construit au gré des aléas historiques, et les conflits ont sans doute fait avancer l’humanité sur plusieurs plans, notamment sur le plan matériel et technologique. On dit que quatre-vingts pour cent de la matière grise du monde travaille pour la guerre, mais à qui cela profite-t-il ? Les conséquences négatives, destructrices qui nous rappellent la férocité et la barbarie de l’homme ne peuvent pas non plus nous faire ignorer les aspects positifs des réalisations techniques. Ainsi, l’avion supersonique, inventé à des fins militaires, est actuellement utilisé dans le domaine civil. De même pour le radar, qui a donné naissance à l’échographie, à des appareils médicaux, au scanner, à l’imagerie à résonance magnétique (IRM). De même encore pour Internet, qui a d’abord vu le jour dans des bases militaires. Ce n’est pas seulement le progrès technique qui recèle une ambivalence, ce sont aussi les relations humaines, fondées sur l’attraction et la répulsion. Mais revenons à celui qui est dans la voie du juste milieu : parvient-il à s’extirper de ses dualités et des réalités sensibles contradictoires ?

Les oasis de l’âme apaisée Pour chacun, l’épreuve est inévitable. On voit la guerre de l’extérieur, mais qu’en est-il de notre guerre intérieure, celle que le Prophète appelait jihâd al-akbar, la grande guerre ? Celles que l’on voit ne sont que de petites guerres comparées à celle-ci. Quant à celui qui remporte la victoire sur lui-même, où doit-il se situer et quel est son rôle dans la société ? Que lui apporte cette victoire sur lui-même ? L’âme a un besoin impératif de quiétude et de paix pour s’épanouir lors de son expérience terrestre et pour garder l’espoir que l’humanité redécouvre en elle le destin exceptionnel qui lui est dévolu. Par le jihâd, la relation de l’âme au monde se transforme et s’équilibre. Nourrie par le souvenir de Dieu, elle chemine vers sa réalité centrale, son axe qui la rend plus vigilante quant à son comportement. C’est sur le terrain du combat intérieur que se situe l’être spirituel pour atteindre l’âme apaisée. Œuvrer à la pleine réalisation de soi ne se réduit pas néanmoins au souci de son épanouissement personnel, cela engage aussi la capacité de l’être à devenir lui-même ce vecteur de paix pour la diffuser autour de lui, y compris lorsqu’il ne sera plus là physiquement. Au Maghreb, par exemple, des saints sont vénérés des siècles après leur mort. Leurs tombeaux respectifs constituent de véritables oasis de paix. C’est aussi le cas de Lourdes en France, ou de Fatima au Portugal. Ces lieux sacrés, où des êtres ont atteint la station spirituelle de l’âme apaisée, ont un tel rayonnement qu’ils continuent d’exercer, aujourd’hui comme par le passé, un pouvoir d’attraction sur tous ceux qui sont en quête d’une paix intérieure. On vient s’y recueillir pour se ressourcer et s’imprégner d’une

influence spirituelle bénéfique que la tradition islamique appelle baraka. Un poète persan disait : Ne détruisez pas ces lieux saints : ce sont des stations de l’âme ! Ce sont des oasis de paix où l’on se rend après avoir vu le médecin ou l’avocat et qu’aucune solution n’a été trouvée à notre problème. On se rend dans ces endroits pour trouver une issue bien que l’on sache que c’est en soi qu’il faut la découvrir. Ces endroits étaient considérés autrefois comme des sanctuaires où même les condamnés pouvaient se réfugier sans être inquiétés par les autorités, car ils se mettaient sous la protection du saint du lieu. Sans nous prendre pour des saints, nous pouvons jouer un rôle positif et être des facteurs de paix même dans les situations les plus conflictuelles, sanglantes ou tragiques. J’ai mis en exergue de mon livre Le Soufisme, cœur de l’Islam5, cette citation du Coran (XXV, 63) qui nous dit : Les serviteurs du Tout-Miséricordieux sont ceux qui marchent humblement sur la terre et qui disent : « paix » aux ignorants qui les interrogent. Ce sont ceux qui puisent l’énergie bienfaitrice dans le Miséricordieux (Rahmân) pour servir le prochain (rahîm) qui, en arabe, désigne aussi un Nom divin. Portons notre attention sur les expressions : « qui marchent humblement » et « qui les interrogent ». Le monde nous sollicite, nous sommes interpellés par des conflits. Nous ne portons pas de condamnations, mais

nous répondons : « Paix ! » L’être essaie toujours d’aller au plus profond de lui-même pour y chercher la paix, et être un porteur de paix, même dans les moments les plus extrêmes. Histoire du cheval volé Voici à ce sujet une anecdote qui est arrivée à l’un de mes aïeux, propriétaire d’un très beau cheval. Il était envié pour cette monture et quelqu’un paya un voleur pour la lui dérober. Comme mon aïeul sortait de chez lui pour se rendre à la ville la plus proche, ce voleur, s’appuyant sur une canne, fit semblant de boiter et d’avoir mal à la jambe. Il lui fit signe de s’arrêter et lui demanda de le prendre avec lui sur son cheval pour faire une partie du chemin ensemble. Mon aïeul s’empressa de lui porter assistance, le mit derrière lui en croupe, et ils partirent en direction de la ville. Le voleur une fois bien installé, et ayant mis en confiance son cavalier qui le transportait, le fit soudainement tomber à terre pour lui arracher sa monture. Il s’arrêta alors une dizaine de mètres plus loin et lui dit : « Tu vois, je t’ai volé ton cheval, ta fierté ! », comme on le disait en ce temps-là parce que posséder un cheval autrefois était un signe de noblesse. Mon aïeul lui répondit alors : « Écoute, ce cheval, je te le donne. Ne répète donc jamais que tu l’as volé, parce que si tu le cries haut et fort, plus personne ne portera secours à un nécessiteux et ne le fera monter derrière lui : tu tariras alors une source de bien. » Voilà une action de paix, de sacrifice jusqu’à l’extrême. Mon aïeul n’a pas pensé à l’humiliation et à la perte de ce qui lui était cher, mais aux conséquences que cela pourrait engendrer si jamais les hommes perdaient

confiance les uns dans les autres au point de ne plus s’entraider. Cette anecdote nous apprend que les actions sont liées à notre état de conscience. Si notre âme est pacifiée, elle essaiera, même dans le pire des moments, de trouver un moyen pour rétablir une situation qui nous paraît désespérée. Cet effort de rééquilibrage et de recentrement qui s’opère dans l’être est caractérisé dans le soufisme par la voie du milieu. L’âme humaine est le lieu d’un dialogue intérieur incessant et d’une réflexion qu’elle livre avec elle-même pour faire le point et ne pas relâcher sa vigilance. La qualité du dialogue et de la réflexion qui s’y déroule dépend de l’état de conscience auquel a accès l’être. C’est pourquoi le cheikh al-‘Alâwî nous invite à interroger notre âme pour connaître sa nature profonde. La fitra et les trois états de l’âme En fait, la vision soufie de la thérapie de l’âme cherche à répondre à la problématique suivante : comment renouer avec la fitra, cette nature originelle, et, par là, avec le Message religieux primordial ? Dans le cadre de cet enseignement, il ne s’agit pas de proposer des recettes mais de montrer comment les soufis ou les gens de Dieu essaient de retourner vers cette origine divine et vers le Message primordial. La difficulté est de pouvoir vivre conformément à son état originel alors que celui-ci est enfoui sous les strates du conditionnement social et culturel. L’homme en arrive à oublier et à ignorer jusqu’à l’existence d’un état paradisiaque en lui, étant donné qu’aucun de ses effets sur le plan temporel, intellectuel, affectif et spirituel

ne se fait ressentir. La nature originelle est vierge. Nous venons en ce monde avec une innocence et une neutralité totales. Ces deux états primordiaux sont reliés à l’essence de notre être, la partie la plus sacrée de nous-mêmes. C’est cette dimension du sacré que nous recherchons en passant par les trois plans ou états de l’âme : l’âme impérieuse, l’âme repentante et l’âme apaisée. Nous redécouvrons avec émerveillement notre fitra à mesure que nous parvenons à cheminer à travers cette voie médiane jusqu’à la réalisation de l’Homme universel (al-Insân al-kâmil).

1- Cheich al-‘Alâwî, Extraits du Diwân, Les Amis de l’Islam, 1984, p. 6. 2- Abû l-Fath al-Bustî (971-1010), poète arabe, d’origine persane, né à Bust où il étudia le hadîth, le fiqh (jurisprudence) et l’adab (belles-lettres). 3- Râbi‘a al-‘Adawiyya (713-801), femme soufie, grande figure mystique de l’islam. 4- Mystique musulman ( . 1250-1309). 5- Cheikh Khaled Bentounes, Le Soufisme, cœur de l’islam, La Table Ronde, 1996 ; Pocket, 1999.

7 Rétablir le sacré

Comment réintroduire le sacré sans pour autant le circonscrire au domaine religieux ? Que cela soit clairement dit : le sacré est inné en l’homme ! Il semblerait qu’on l’ait oublié tant il est normal de le rattacher aux événements du calendrier religieux (fêtes, jours saints ou mois sacrés) et à des lieux sanctifiés (Jérusalem, La Mecque ou encore Bénarès sur le Gange), certains considérant que tout ce qui se déroule en dehors de ce temps et de cet espace privilégiés est de l’ordre du profane. N’est-ce pas aller à contre-courant de l’histoire que de restaurer la sacralité au cœur de la vie humaine ? De fait, un mouvement profond et durable de désacralisation touche depuis plusieurs siècles principalement le monde moderne, que ce soit par la globalisation de l’économie de marché, par le processus de démocratisation ou encore par le retour du fondamentalisme qui confond le sacré avec la légalité religieuse et professe un messianisme apocalyptique. Il se pourrait bien que l’effet de cette désacralisation contribue, paradoxalement, à redonner tout son sens à la quête spirituelle. Car ce processus, qui s’accompagne chez l’homme de l’affranchissement

complet de toutes les formes de tutelle ainsi que du conditionnement culturel, le dispose à découvrir, dans un état de liberté, sa nature originelle, la fitra. Ainsi, dans son livre Les Principes islamiques, le cheikh al-‘Alâwî dit : Le Dîn – ou religion – est un ensemble de prescriptions divines que le Très-Haut a choisies en vue de Son adoration et de l’entretien des relations entre Ses créatures. Celui qui les applique de plein gré est le véritable musulman1. Le retour à l’état originel a une importance capitale pour donner un fondement stable à un travail sur soi par lequel aura lieu la sacralisation de l’être, celle-ci se réalisant dans l’équilibre entre le monde profane et le monde sacré, entre le temporel et le spirituel. C’est par la voie de la sobriété que la sacralité de l’être devient opérante. Quelles sont, par conséquent, les voies que nous pouvons emprunter pour œuvrer dans le sens de cette sacralisation ? Les deux voies du sacré : le fikr et le dhikr Dans la tradition soufie, deux voies s’offrent à l’homme pour ramener le sacré au cœur de son existence. D’une part, le fikr, qui se présente comme la voie d’une réflexion approfondie par l’intellect ; d’autre part, le dhikr, défini comme la voie de l’invocation ou du souvenir de Dieu. Ce sont deux voies complémentaires à emprunter pour rétablir en l’homme la relation avec ce sacré unifiant l’être. Aussi l’éducation, dans la tradition soufie, n’est-elle pas uniquement centrée sur le travail

intellectuel du fikr, elle s’accompagne en même temps de la pratique du dhikr qui consiste en la remémoration des Noms et des attributs divins. En l’absence de cette réflexion et de ce souvenir, il est plus difficile, voire impossible, d’accéder au plein accomplissement du processus d’éveil. Par ces exercices spirituels, il s’agit de se ressouvenir de cet état intérieur et antérieur que l’homme a oublié et que les « gens du souvenir » cherchent consciemment à retrouver en renouant avec la partie demeurée cachée d’eux-mêmes. Ces derniers s’efforcent de se relier au sacré présent, non pas à l’extérieur d’eux-mêmes, mais dans l’intimité profonde de leur âme. Or la plupart des pratiquants cherchent Dieu ailleurs qu’en eux-mêmes, en adoptant une religion, un dogme, en se liant à un gourou ou en empruntant une voie quelconque, mais toujours en se Le représentant lointain et inaccessible, alors que c’est dans l’essence pure de l’être que nous pouvons goûter Sa présence : Et Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire. Coran, L, 16 Il est donc important de rétablir pour l’être la relation avec cette nature originelle et divine avec laquelle il est venu au monde. Comment permettre à l’homme de se souvenir et de revenir à la fitra toujours présente en lui mais qu’il a oubliée ? Remarquons, d’ailleurs, que le terme arabe insân, qui désigne l’homme, comprend en même temps un sens plus spirituel associant la condition humaine à un état ordinaire d’oubli et d’inconscience. Ce dernier sens s’accorde parfaitement avec l’enseignement soufi puisqu’il nous invite à nous remémorer notre état de

pureté originelle en empruntant la voie de la réflexion, la voie du fikr. Il est donc possible de sortir l’homme de son état d’amnésie et de somnolence pour l’amener à se ressouvenir de sa nature originelle grâce au raisonnement, à la sagesse ou encore à toute une éducation d’éveil. Le chant, la musique et tout ce qui rend l’âme plus sensible et réceptive à la Lumière divine participent, dans leurs différentes modalités, à ce travail de remémoration. Mais il existe une autre voie, celle du souvenir, du dhikr : vous.

Souvenez-vous de Moi, Je Me souviendrai de Coran, II, 152

Par la récitation ou l’invocation des Noms et attributs divins, l’homme peut s’imprégner de l’énergie vibratoire dont ils sont porteurs et les rendre manifestes sur le plan de son existence. Sa Présence devient opérante dans l’être dans la mesure où le dhikr actualise chez celui qui le pratique les attributs divins essentiels, lesquels le disposent à remplir sa fonction de khalîfa, de représentant, sur terre. Tel est le cas de l’attribut du Miséricordieux (Rahmân) dont on puise l’énergie de la miséricorde pour la diffuser et la rendre effective auprès de son prochain (rahîm). Dès aujourd’hui, je dois mettre mon temps à profit et mentionner Dieu sincèrement ; Et par mon cœur et par ma conscience être présent2.

Mettre du sacré dans nos actions Nous abordons ici un point crucial de la thérapeutique soufie car le rappel constant de Dieu permet de ramener l’être sur la voie de la guérison de l’âme et de son apaisement. Le dhikr est encore la meilleure manière de se rapprocher du Divin : Si Mon serviteur se souvient de Moi en lui-même, Je Me souviendrai de lui en Moi-même ; s’il se souvient de Moi dans une assemblée, Je Me souviendrai de lui dans une assemblée meilleure que la sienne ; s’il s’approche de Moi d’un empan, Je M’approcherai de lui d’une coudée ; s’il s’approche de Moi d’une coudée, Je M’approcherai de lui d’une brasse ; s’il avance vers Moi, J’accourrai vers lui3. Les actions qui sont réalisées dans cette disposition d’esprit vont se transformer en dons. Les moindres faits et gestes que nous accomplissons au quotidien dans le souvenir de Dieu prennent alors une autre dimension, celle du sacré. En effet, si nous mettons du sacré dans nos paroles, dans notre thérapie, dans nos conduites ou encore dans notre façon de manger, nous le réhabilitons autour de nous. Nous devenons toujours plus vigilants afin que nos actions et nos pensées soient les plus vraies et les plus justes possibles pour faire vivre en nous le principe de l’Unicité. La sacralisation de l’être est rendue possible chez celui qui s’est engagé volontairement dans une voie authentique et qui a pris son rattachement auprès d’un représentant d’une chaîne initiatique remontant jusqu’au prophète Mohammed, et par lui jusqu’à la tradition

primordiale. Rappelons qu’il n’est pas nécessaire de faire du prosélytisme auprès de ceux qui ne sont pas en quête de cet enseignement, ni de ceux qui ne sont pas prêts à le recevoir. Nous ne pouvons indiquer la voie à qui ne la cherche pas. Cela n’empêche pas les thérapeutes de réapprendre aujourd’hui un langage qui affirme l’existence du sacré ! Freud, le père de la psychanalyse, n’a eu aucun scrupule à rompre avec cette disposition naturelle en l’homme et il l’a écrit sans ambiguïté dans ses textes lorsqu’il a réduit l’essence des représentations religieuses à des illusions consolatrices ou à « la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité4 ». Inverser le processus, en réintroduisant le sacré dans une thérapie, ce n’est pas proposer de devenir musulman, chrétien ou quoi que ce soit d’autre, mais c’est cesser d’occulter la nature essentiellement spirituelle de l’homme. Si personne ne se préoccupe du sacré, si toute la société n’en parle plus, cela ne fait qu’accroître les souffrances de l’humanité ! Nous sommes donc tous complices de cette occultation. Nous y participons plus ou moins consciemment et cela a des conséquences désastreuses. Il y a urgence aujourd’hui pour celui qui intervient dans la société, qu’il soit psychothérapeute, médecin ou éducateur, de témoigner par son attitude de cette dimension et d’en parler comme d’une réalité constitutive de notre être et de notre monde, aussi réelle que notre réalité physique. Nous pouvons tous en témoigner, même si ce n’est pas nécessairement par la parole, nous pouvons le faire au moins par notre seule présence. De même que la conscience peut être transmise, souvent par la voie du silence, sans passer par l’enseignement oral, de même autrui peut prendre

conscience du sacré sans que nous ne lui ayons adressé aucune parole, et pourtant un état d’être lui a été communiqué subtilement. L’éveil à la sacralité de la vie La première étape de l’enseignement soufi vise à éveiller le plus tôt possible nos sens à la sacralité de la vie : (…) ne tuez point la vie que Dieu a rendue sacrée. Coran, XVII, 33 Si celle-ci demeure cachée à nos sens faute d’avoir reçu l’éducation d’éveil appropriée, il nous sera plus difficile de concevoir la transcendance divine. Or c’est à travers ce processus d’éveil au sacré que nous prenons conscience du respect dû à tout être vivant dans la mesure où il contient l’identité et l’empreinte de cette sacralité. Dans les sociétés traditionnelles, l’éducation repose sur de nombreux gestes de la vie quotidienne, qui peuvent paraître surprenants à un regard étranger mais qui permettent à un enfant, dès son plus jeune âge, de découvrir la présence d’une réalité spirituelle cachée en toute chose. Autrefois, quand une personne trouvait un morceau de pain par terre, elle le ramassait et le mettait dans un endroit à l’abri, parce qu’elle le considérait comme sacré. Il était aussi conseillé d’entrer toujours dans un lieu avec le pied droit. Tous ces principes n’étaient pas des contraintes ou des comportements superstitieux, en réalité ils ont été établis pour rendre l’homme plus conscient de ses gestes dans le quotidien. Il

en est de même, par exemple, pour les ablutions. Elles ne sont rien d’autre que cette purification des sens qui permet de sacraliser notre corps. Ce sont bien les sens qui sont concernés : la bouche, le nez, le visage, les yeux, les oreilles, la tête, les mains, les pieds et le sexe. Une transformation par les sens s’opère dès lors que nous sommes capables d’accompagner chacun de nos faits et gestes par la conscience du sacré. Plus l’éducation favorise l’éveil de nos sens, plus nous réalisons combien toutes les formes de vie sont sacrées. La biologie nous apprend que les premiers organismes vivants sont apparus dans l’eau. La Révélation coranique conforte cette idée en faisant de l’eau la source de toute vie : Nous avons fait surgir toute vie à partir de l’eau. Coran, XXI, 30 L’eau est en elle-même sacrée puisqu’elle nous met toujours en relation avec la vie. C’est pourquoi nous pouvons voir dans les ablutions qui précèdent les prières le symbole d’un rite de passage de la vie profane à la vie sacrée. Plus nous sensibiliserons l’enfant à la présence du Vivant en lui et dans les réalités qui l’environnent, plus il développera son champ de conscience à mesure que son intimité se renforcera avec cet attribut divin. La finalité de l’éducation d’éveil au sacré est de lui faire comprendre que la vie en lui, et en nous tous, est la même que celle qui est présente dans le chat, dans l’oiseau ou dans l’arbre. L’éducation généralement dispensée aujourd’hui vise, au contraire, à fortifier l’individualité au point de rompre les liens avec la nature. Nous avons appris à

devenir des observateurs impartiaux et désincarnés de la nature comme si nous étions étrangers à l’environnement dans lequel nous évoluons et qui nous a donné vie. En désacralisant la nature, nous avons brisé l’état d’esprit qui maintenait avec elle un rapport équilibré et sain. Le sacré n’existe plus dans notre société ; nous avons fini par nous éloigner de lui en le recouvrant de voiles, comme le disent ces versets coranique : Quant à la terre, Il l’a aménagée pour tous les êtres vivants, en la pourvoyant d’arbres fruitiers, de palmiers aux régimes bien protégés, degrains empaillés et de plantes odoriférantes. Lequel donc des bienfaits de votre Seigneur oserez-vous renier ? Coran, LV, 10-13 La sacralité de la vie consiste à percevoir le Divin à l’œuvre dans ce que nous faisons et contemplons. Cette expérience extraordinaire nous conduit à respecter toutes les créatures puisqu’elles proviennent de la même origine divine. Tout devient vivant et sacré, les êtres animés comme les êtres inanimés, pour celui qui s’efforce constamment d’éveiller ses sens à la beauté et à la richesse des réalités de ce monde. Une transformation s’opère en nous dès que nous réalisons que tout est vivant et que la source d’où ce monde jaillit est intarissable. Nous éprouvons un contentement intérieur du fait d’être vivants et capables de contribuer par des actes d’adoration au renouvellement perpétuel de la Création. Cette éducation d’éveil à la sacralité de la vie nous amène à prendre conscience des liens qui nous relient au Vivant en soi et de la qualité des relations entretenues

avec lui. Nous percevons alors les affinités subtiles que la vie tisse entre tous les êtres et qui nous ramènent à cette réalité unitive. C’est lorsque nous prenons le temps d’observer le travail laborieux de la fourmi, de contempler le vol majestueux et éphémère du papillon ou encore d’entendre dans la nuit le chant mélodieux du rossignol que nous réalisons que la source de la vie demeure une dans la diversité de ses manifestations. Se ressourcer par la louange Rétablir cette notion du sacré en nous, c’est retrouver une source inépuisable d’énergie et de contentement. Celui-ci se manifeste par une transformation immédiate de notre être à travers l’action, car ce que nous faisons, nous le faisons désormais dans la louange (hamd). Dès le matin, à notre lever, nous pouvons accéder par la prière et le chant à un état de ressourcement. Mais c’est par l’adoration que la louange atteint son apogée et non seulement par le recueillement et la méditation. Le fait de mettre le sacré au cœur même de nos existences change notre vision du monde ainsi que notre rapport à autrui. Nous vivons dans une pleine reconnaissance de ce que le Divin a fait pour nous ! Avec la louange et le remerciement, nous pouvons accéder à un état d’adoration permanent : Célèbre les louanges de ton Seigneur durant la nuit ainsi qu’à l’aube et au crépuscule. Peut-être seras-tu agréé ? Coran, XX, 130

Nous nous relions au sacré puis nous n’avons plus qu’à dire : Bismillâh5, car ce n’est pas nous qui agissons mais Lui. Notre individualité s’efface pour qu’à travers nous se fasse Sa volonté. C’est par Lui que nous agissons ! C’est Dieu qui vous a créés et ce que vous faites. Coran, XXXVII, 96 Veillons à mettre de la sacralité en toute chose : dans nos actions comme dans la Création. L’enfant est sacré, le malade est sacré, la terre et les cieux sont sacrés, il en est de même pour tout ce qui existe. Nous n’avons pas besoin de nommer Celui qui intervient dans tout cela ! Tout se fait spontanément dans la vie même, dans notre quotidien. Comme le disait le cheikh al-‘Alâwî dans son poème la Lotfiyya : Il est dans notre sang, dans notre chair, dans nos os, dans nos veines. C’est un état de grâce, et on le ressent comme tel. Être dans l’instant L’erreur serait de croire qu’il existe des exercices ou des pratiques pour se mettre en relation avec le sacré. Si nous cherchons à appliquer des recettes, c’en est fini de notre spontanéité et de notre sincérité, nous rentrons dans la routine et le faux-semblant. Ce n’est pas la bonne manière de procéder, car c’est toujours le moment présent qui commande et décide par rapport à l’état de conscience dans lequel nous nous trouvons et à la

situation rencontrée. En fait, la question est de savoir où nous en sommes de notre relation avec le Divin. En sommes-nous proches, éloignés ou entre les deux ? Plus l’âme pacifiée est dans la louange, plus elle reçoit : vous.

Si vous Me louez, J’augmenterai Mes bienfaits sur Coran, XIV, 7

Le Divin agit de telle sorte que plus nous donnons, plus nous recevons ! Bien entendu, cela ne se traduit pas toujours dans les faits de manière immédiate. C’est pour cela qu’il est dit : Dieu est avec les patients. Coran, II, 249 En effet, apprendre à voir dans les événements imprévus et perturbants qui surviennent régulièrement dans notre existence des signes nous guidant vers Lui requiert de la patience, de la vigilance et du discernement. Le développement de ces qualités permet de savoir qui nous sommes et où nous en sommes de notre voyage intérieur. La tradition soufie voit dans toute épreuve une bénédiction et une indication offerte à celui qui est en quête d’absolu. Il faut pouvoir la comprendre, l’accepter et chercher sa signification pour ne pas se sentir injustement accablé et ne pas en tirer un enseignement négatif. Passer au-delà des sens L’éveil des sens joue un rôle important dans la

redécouverte de la sacralité de notre être. Cependant, en même temps que nos sens sont le moyen de nous ouvrir à la complexité du réel, ils sont des voiles cachant l’essence des phénomènes. La question est donc de savoir s’il est possible de passer au-delà des voiles que constituent nos facultés sensitives pour prendre conscience d’une autre réalité que celle à laquelle nous sommes habitués. Certes, nos sens externes permettent de percevoir immédiatement et instantanément ce qui se passe en nous et hors de nous ; ils sont autant de canaux et de récepteurs par lesquels s’acheminent toutes sortes d’informations. Mais il ne faut pas oublier en nous l’existence de sens internes ou spirituels capables de capter des données sensibles sans qu’elles aient été recueillies préalablement par les sens ordinaires. L’homme ne soupçonne pas, en général, qu’il contient en lui la capacité de faire l’expérience d’une réalité transcendante. Passer au-delà des sens, c’est transmettre et se comprendre sans la parole, ou à peine avec quelques mots, comme ce fut le cas lors de la célèbre rencontre entre Ibn ‘Arabî et Averroès. Désireux de savoir si l’illumination et l’inspiration divine dispensaient un savoir comparable à la réflexion spéculative, le philosophe convia le jeune Ibn ‘Arabî, comme ce dernier le relata plus tard dans ses Futûhât, à lui rendre visite une fois sa retraite spirituelle terminée : À mon entrée, le philosophe se leva de sa place, vint à ma rencontre en me prodiguant les marques démonstratives d’amitié et de considération, et finalement m’embrassa. Puis il me dit : « Oui. » Et moi à mon tour, je lui dis : « Oui. » Alors sa joie s’accrut de constater que je l’avais compris. Mais ensuite, prenant

moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa joie, j’ajoutai : « Non. » Aussitôt Averroès se contracta, la couleur de ses traits s’altéra, il sembla douter de ce qu’il pensait6. Celui qui est dans cette voie médiane prend conscience d’une présence divine en toute chose : Il est avec vous où que vous soyez. Coran, LVII, 4 La vision soufie de la thérapie de l’âme consiste à rétablir en l’homme le sacré, et cela peut se faire spontanément sans avoir recours à aucun de nos sens. La Présence divine ne s’appréhende pas par des perceptions sensibles comme s’il s’agissait de réalités contingentes. Elle n’est pas plus à l’intérieur qu’à l’extérieur de nous. Elle est partout et nulle part à la fois. C’est un non-sens que de vouloir la limiter à quoi que ce soit, car elle est hors de toute dimension, hors de l’espace et du temps : Caché.

Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Coran, LVII, 3

Toute tentative visant à rétablir le sacré en nous par un enseignement ou des techniques est donc vaine. Ce ne sont ni des cours de religion ni des cours de philosophie qui nous apprendront à goûter la Présence divine. C’est en laissant la compréhension de la Création et les événements venir à nous que tout prend sens. Les réalités contingentes comme les plus subtiles s’éclairent spontanément en nous dès lors que nous nous montrons,

à chaque instant, disponibles et ouverts à la manifestation de Ses signes. Si le sens de la fitra nous interpelle tant, et bien d’autres notions encore, c’est parce que nous l’avons déjà tous en nous. C’est une réalité qu’apparemment nous ignorions et soudainement, sans savoir vraiment pourquoi, elle se révèle à nous en rendant opératoires les potentialités insoupçonnées de notre être. Mais il existe bien un élément déclencheur et imprévu à l’origine de cette expérience extraordinaire, c’est une rencontre. Celle-ci peut à tout moment surgir là où on s’y attend le moins, y compris sous la forme d’un parfum qui se transmet immédiatement au moyen des nerfs olfactifs au cerveau qui juge, apprécie d’après des sensations qu’il fait naître : Un ravissement indéfinissable semble alors s’emparer de notre être, une vie plus généreuse parcourt les veines, des émotions pleines de tendresse débordent du cœur ; noyée dans une douce contemplation, l’âme retrouve les lointains souvenirs et s’abandonne à des rêves de bonheur7. Se situer dans l’universel Pour nous maintenir plus efficacement dans la fitra et rendre cette expérience plus féconde et profonde, il s’agit de hisser notre conscience au niveau de l’universel. Tant qu’un être demeure à ce niveau, il reçoit à profusion une énergie d’origine sacrée, mais pour peu que son âme veuille se l’approprier, elle perd alors le contact avec la source divine. En effet, si nous basculons soudainement de l’universalité vers nos particularismes, l’appartenance religieuse, philosophique, communautaire

ou idéologique va l’emporter sur l’unité divine. À ce moment-là tout est perdu ! Mais le Divin se nourrit de tout, y compris de ceux qui nient Sa réalité ou L’accablent de tous les maux. Rien ne nous empêche d’étudier la théorie psychanalytique de Freud et de la mettre en pratique. Pourquoi pas ? Car qui est Freud ? C’est aussi Lui, c’est aussi le Divin qui parle aujourd’hui à travers celle-ci ou celui-là. Nous disions plus haut que parler du sacré, ce n’est pas parler de religion. Nous sommes dans un pays où, Dieu merci, chacun peut choisir la sienne et même ne pas en avoir du tout ! Nulle contrainte en religion.

Coran, II, 256

Nous ne pouvons contraindre personne. Et cela va même plus loin : Tu ne peux guider même ceux que tu aimes. Coran, XXVIII, 56 Qui aimons-nous avant tout ? Nous aimons, en général, les êtres qui nous sont les plus proches, nos enfants par exemple. Quand le Coran nous dit : « Tu ne peux guider même ceux que tu aimes », cela signifie aussi : « Tu ne peux pas les convertir. » Méditons tous cet enseignement pour que la liberté dans le domaine religieux ne soit pas un mot vide de sens.

Agir dans la Présence divine La notion de guidance se transmet au-delà de l’enseignement. À travers nos actions et nos pensées, c’est toujours le Divin qui agit. Nous ne sommes jamais qu’une partie du tout soumis à Sa volonté. Tant que nous y croyons, que nous y adhérons, que nous avons ce lien défini par « Il est avec vous où que vous soyez » (Coran, LVII, 4), cette Présence a un sens et une réalité en nous. La confiance en cette Présence, la certitude que nous en avons devient effective. Plus nous avons l’aptitude à nous éveiller à notre nature profonde originelle, plus cette Présence s’accroît et devient bénéfique. Ce qui ne signifie pas que tous les problèmes se règlent d’eux-mêmes, mais ceux qui surviennent ne font que renforcer et affirmer cette Présence en nous. Pour ceux qui cheminent sur cette voie, les épreuves, avec les difficultés et les souffrances qui en découlent, ne disparaissent pas comme par enchantement, mais deviennent des moyens et des points d’appui qui nourrissent l’être et le structurent, lui faisant connaître ses limites afin que son ego ne tombe pas dans l’arrogance. Ceux qui ont gardé la tradition vivante font preuve d’une grande sérénité même face au pire des malheurs, car ils acceptent que tout advienne « selon la volonté de Dieu » (‘alâ murâd Allâh). Tant qu’Il veut que nous soyons là, nous existons et agissons en conformité avec Son décret. Et c’est seulement l’expérience personnelle, au-delà de tous les mots, qui apportera tôt ou tard une réponse à nos interrogations concernant notre destinée. Nous avons tous plus ou moins vécu des moments favorables et privilégiés où nous nous sommes sentis comme portés par la main de la Providence,

laquelle concrétise sa présence par la réalisation de projets ou par des réponses positives, alors que nous désespérions de ne pouvoir aboutir. Il y a une récompense extraordinaire pour celui qui est prêt à s’effacer devant la volonté divine ! Dans ces moments-là, gardons-nous de nous attribuer un quelconque pouvoir, car nous faisons alors le jeu de l’ego et nous risquons d’inverser cette influence bénéfique. La station de serviteur en Dieu Accepter de devenir un canal par lequel la volonté divine se manifeste dans sa Création, c’est accepter de s’élever à ce qui est appelé, dans la voie soufie, ‘ubûdiyya, la « station du serviteur en Dieu », la station marquant l’accomplissement de la réalisation spirituelle. Dans la langue arabe, le serviteur est désigné par le terme ‘abd. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel serviteur puisque celui-ci désigne l’état de total abandon de la créature humaine à son Créateur. On traduit souvent ‘abd Allâh par « esclave de Dieu » pour insister sur le fait que l’intégralité de l’être est mise au service du Divin. Le soufisme distingue différentes stations (maqâmât), et la station de ‘abd est celle des élus et des saints ; elle est encore plus élevée que la station de la prophétie ! Il est important de connaître ces notions pour permettre de comparer l’enseignement soufi à d’autres enseignements traditionnels. Lorsque les musulmans font la « prière sur le Prophète », ils disent : Seigneur, prie sur Sayyidinâ Muhammad, Ton Serviteur et Ton Prophète.

Ils commencent donc par lui attribuer un titre des plus honorifiques, celui de serviteur ; celui de prophète vient ensuite. Tous les prophètes sont d’ailleurs des serviteurs en Dieu. Cette distinction précède toujours la désignation des différents attributs qui leur sont accordés comme en témoigne ce verset : Et souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Nos serviteurs puissants et clairvoyants. Coran, XXXVIII, 45 Nous ne nous rendons pas toujours compte de l’importance de cet attribut dans la réalisation spirituelle, alors que c’est l’état le plus élevé et le plus proche de Dieu. Plus nous développons en nous cette disposition au service, plus nous vivons dans l’intimité du Divin. Être ‘abd Allâh signifie que l’individu ne s’appartient plus, il appartient à son Créateur, mais c’est une appartenance consciente et volontaire qui est à distinguer de l’état de servitude où il est dépossédé de sa liberté et de sa réflexion. Contrairement à ce que l’on pense souvent, la station de serviteur, la ‘ubûdiyya, est la station des affranchis ; elle incarne l’homme délivré des différentes formes de tentations négatives (pouvoir, argent, honneur, etc.) et qui coopère avec le vouloir divin. Cette station instaure chez l’être réalisé un point d’équilibre qui le maintient à égale distance de l’ensemble des réalités contingentes, que ces dernières soient positives ou négatives. Le serviteur en Dieu est celui qui a brisé les chaînes qui le reliaient à toutes sortes de convoitises et de servitudes que nous impose la vie terrestre.

L’homme, serviteur de Dieu Encore une fois, il ne s’agit pas de proposer des recettes thérapeutiques mais de percevoir autrui et le monde dans un nouvel état d’être. Dès que le thérapeute se place dans cet état de ‘ubûdiyya, il va pouvoir mieux communiquer avec son patient car il instaure les conditions d’une véritable écoute et d’un échange authentique. Si nous considérons un être comme étant un ‘abd Allâh, un serviteur de Dieu, alors mille voiles disparaîtront spontanément entre lui et nous ! Celui qui adopte cette disposition d’esprit touche l’autre au plus profond de lui-même. C’est une expérience que tout le monde peut faire. Mais elle peut être aussi un piège si nous ne la faisons pas sincèrement et que nous la prenons comme un jeu. L’état de serviteur réellement vécu désarme celui qui vient à nous avec des intentions peutêtre mauvaises. C’est une expérience à vivre à condition d’accepter d’accueillir autrui en se mettant à son service. La station de serviteur suppose d’être toujours disponible. Même si l’autre m’en veut, il ne cesse d’être pour moi ‘abd Allâh. Il est au-delà de toute appartenance ethnique, sociale ou culturelle ; il est Celui qui Se présente à nous à chaque fois avec un nouveau visage comme pour nous éprouver ou nous rappeler à la nécessité de diffuser autour de nous la paix, quelles que soient les situations rencontrées : Les serviteurs du Tout-Miséricordieux sont ceux qui marchent humblement sur terre, qui, lorsque les ignorants s’adressent à eux, disent : « Paix » (…) Coran, XXV, 63

Si nous veillons constamment à vivre dans l’état d’esprit qu’autrui est tout comme nous un « serviteur du Tout-Miséricordieux », un dialogue respectueux, sincère et fructueux va pouvoir s’instaurer entre lui et nous. Et celui qui en est capable devient comme un aimant qui attire et unifie les cœurs. C’est valable non seulement pour un individu mais aussi pour un groupe. Dès que nous nous adressons à un public, par exemple, en considérant chaque personne comme un serviteur de Dieu, la communication a une tout autre portée. Tout dépend en réalité de notre état de conscience : si nous sommes nous-mêmes des serviteurs de Dieu, nous verrons les autres comme tels. Il arrive parfois lors de réunions publiques qu’une personne, consciemment ou inconsciemment, se mette en travers de la communication et vienne jouer le troublefête en prenant à partie un des intervenants. Il est toujours très intéressant de voir comment le sacré se traduit dans les faits. Le perturbateur se trouve bientôt mis à l’écart par les autres sans que la personne prise à partie n’intervienne. Mais pour que cela se produise, nous devons être capables d’être les serviteurs de Dieu en nous mettant au service de notre prochain. Gardons à l’esprit que nous ne lui donnons jamais que ce que Dieu nous octroie librement de donner. Bien sûr, cela n’exclut pas de fournir des efforts et d’œuvrer sérieusement à améliorer la qualité de nos relations. L’abandon confiant à Dieu devient ici une nécessité absolue pour éviter que l’ego s’accapare les bienfaits de ses actions en oubliant que c’est par Lui qu’il agit. En prenant conscience que tout vient de Lui, nous réalisons volontairement l’état de serviteur pour participer activement à Sa Création.

Dieu n’est donc pas un tyran qui menacerait de réduire la créature humaine à un état de servitude. Si tel était le cas, Il ne lui aurait pas accordé la liberté de pouvoir désobéir et de se révolter contre Lui. C’est encore par l’effet de Sa miséricorde que l’homme a la possibilité de décider par lui-même qui il choisit de servir et comment il envisage de le faire. L’état de serviteur : une miséricorde divine L’état de serviteur peut donner l’impression d’être réservé à une élite d’initiés, étant donné qu’il concerne le plus haut degré de réalisation spirituelle. Mais c’est sans compter sur la miséricorde divine qui rend celle-ci accessible à tout un chacun. Cette énergie inépuisable est semblable à une pluie abondante qui descend en permanence et indistinctement sur toutes les créatures. Si les hommes ont été créés pour se mettre librement au service de leur Créateur, cette possibilité relève de Sa volonté miséricordieuse et non de Son châtiment : Tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre se présenteront devant Lui, en tant que serviteurs. Coran, XIX, 93 Nous en comprenons le sens lorsque l’âme opère sa propre transformation. Une fois pacifiée, celle-ci dispose notre conscience à reconnaître les bienfaits de son Seigneur et à être en état d’adoration et de louange face à la Création. L’âme médiane ne les reconnaît pas toujours et elle se rebelle parfois. Quant à celle du premier niveau, l’âme individualiste et impérieuse, elle a tendance à tout vouloir s’approprier et à se livrer au culte

de soi. Cela ne signifie pas pour autant que la station de la servitude a pour rôle de détruire l’individualité et l’estime de soi. Car s’aimer, c’est aimer la créature divine qu’est chacun de nous. Celui qui se déteste, en fait, déteste son Créateur. Il est impératif de maintenir un juste équilibre entre l’amour de soi et l’effacement de soi. L’amour de soi ne doit pas nous conduire à un amour narcissique mais à une juste appréciation de nos qualités et de nos défauts. Le défi est de pouvoir le vivre au quotidien !

1- Cheikh al-‘Alâwî, Les Principes islamiques, dans Les Amis de l’Islam, n° 1, 1982. 2- Cheikh al-‘Alâwî, Extraits du Diwân, op. cit., « Le dhikr est cause de tout bien ». 3- Hadîth qudsî (parole transmise par la tradition prophétique, en dehors du Coran). 4- Freud, L’Avenir d’une illusion, chap. Ier, section VI. 5- Formule signifiant « Au Nom de Dieu » qui précède normalement les actions en islam. 6- Ibn ‘Arabî, Futûhât, Éd. du Caire, 1329 h., vol. I, p. 153-154. 7- Eugène Rimmel, Le Livre des parfums, Dentu, 1870.

8 Les trois principes de l’islam

L’islâm, la loi Le Message révélé de l’islam comporte un aspect thérapeutique se rapportant à la guérison de l’âme humaine : il est « une guérison pour les cœurs malades » (Coran, X, 57). Il répond en l’homme à la fois à son besoin spirituel de connaissance absolue et de connaissance de soi. La tradition islamique indique trois principes fondamentaux à suivre – la loi, la foi et l’excellence – pour que la quintessence de ce Message divin se révèle à nous-mêmes. Un parallèle intéressant est à faire entre ces trois principes et les trois étapes de l’âme. Nous pouvons voir que la loi, à proprement parler l’islâm, correspond à la première étape de l’âme : l’âme impérieuse, qui est la plus narcissique et individualiste. Pour cette âme (al-nafs alammâra), qui ne veut rien entendre et se rebelle en

permanence, la loi est venue mettre de l’ordre dans ses agissements en lui expliquant ce qui est licite et illicite. L’âme impérieuse ne se soumettant pas d’elle-même à une autorité extérieure, la loi lui indique ce qu’elle est obligée de faire ou ce qui est interdit. Par exemple, les Dix Commandements, qui ont inspiré historiquement les lois laïques des sociétés modernes, remplissent cette fonction. L’îmân, la foi La seconde étape de l’âme, l’âme médiane ou repentante (al-nafs al-lawwâma), correspond au second principe de la religion musulmane, l’îmân, la foi. Lorsque notre âme est troublée et désorientée, nous sommes poussés à commettre de mauvaises actions ; la foi l’amène à les regretter par la suite. C’est un jeu permanent, un vaet-vient incessant, entre le contentement de soi et le regret. Plus notre foi augmente, plus notre état de conscience devient vigilant et capable de discernement par rapport à ce que nous faisons et pensons. La foi en Dieu est un soulagement et une consolation pour beaucoup d’hommes car elle permet de mieux supporter les épreuves de l’existence humaine en les aidant et en les encourageant à avancer dans le sens du bien, pour eux-mêmes et pour les autres. La foi instaure entre l’être et Dieu un état de confiance et de sécurité. Elle met en lumière l’existence d’un Dépôt précieux caché dans le cœur de l’homme. D’ailleurs, en arabe, les termes « foi » (îmân), « sécurité » (amân) et « dépôt » (amâna) ont la même racine : amn. Cependant, la foi ne s’acquiert pas automatiquement et définitivement du simple fait que

nous avons hérité de la tradition religieuse de nos parents. C’est une énergie ou une lumière qui pénètre dans l’être et qui peut en sortir à tout moment. L’ihsân, l’excellence La finalité de la voie islamique est l’excellence qui correspond à la troisième étape de l’âme, à savoir à l’âme pacifiée (al-nafs al-mutma’ inna). Cette âme est arrivée à un stade d’équilibre parfait ; elle subit moins de perturbations et vit dans la paix. Son état correspond à l’ihsân, à l’état d’excellence. Les premiers cercles ne sont pas pour autant abolis : la loi et la foi demeurent, et l’excellence en devient le centre. Rien n’est supprimé mais notre rapport à la loi et à la foi s’en trouve revivifié car nous en comprenons désormais le sens caché et subtil. Ce n’est pas parce que nous sommes dans l’état d’excellence que l’état correspondant à la loi va s’annihiler ; celui-ci va, au contraire, recouvrer toute sa densité spirituelle. L’état d’excellence passe ainsi par la réalisation des différentes étapes de l’âme humaine. Cet état n’a plus besoin ni de l’enfer ni du paradis pour être réalisé. La parabole de Râbi‘a al-‘Adawiyya, qui la met en scène portant d’une main un seau d’eau pour éteindre les flammes de l’enfer et de l’autre un fagot de bois pour mettre le feu au paradis, prend désormais tout son sens1 : l’état d’excellence se trouve dans l’unité de l’être, par-delà les différentes formes de dualisme dans lesquelles l’esprit humain s’enferme. Alors que la loi nous fait vivre dans la crainte d’un châtiment divin si nous désobéissons, la foi repose sur la promesse de l’obtention de l’état paradisiaque ou du salut à tous ceux qui se sont bien

conduits au regard de la religion. La foi nous encourage à faire de bonnes actions afin que Dieu nous récompense. En revanche, dans l’état d’excellence, l’âme pacifiée rejoint l’unité et vit dans cette unité. Cet état de paix ne connaît ni châtiment ni récompense, ni crainte ni espérance, il se caractérise par un détachement total. L’âme ne vit plus sous le mode de la dualité dans un tiraillement intérieur incessant. Elle a retrouvé en ellemême son point d’équilibre qui la met à égale distance de toute chose. N’allons pas croire que nous sommes les égaux de Dieu du fait que l’âme demeure dans un total détachement et ne fait plus qu’un avec le tout. Si nous faisons l’expérience de Sa Présence en nous, nous ne sommes pas pour autant Lui. C’est pourquoi ces trois principes doivent aller de concert afin que l’âme ne prétende pas, en devenant connaissante, savante ou sainte, être au-dessus des hommes et des lois humaines et divines. L’excellence ne se manifeste pas seulement dans la qualité relationnelle que l’être noue avec le Divin en lui, elle est aussi dans la qualité des rapports qu’entretient un être avec les autres. Et excelle comme Dieu est excellent envers toi. Coran, XXVIII, 77 Cet état ne relève pas des normes ou des lois qui régissent l’aspect extérieur d’une religion, mais d’une réalité vécue, d’une règle de vie inscrite au plus profond de la conscience. L’accomplissement en soi de l’excellence nous rappelle à la dimension essentiellement éthique du Coran, qui n’a jamais eu pour fonction première de

légiférer en toute chose mais d’apporter des indications sur la manière d’anoblir le caractère de l’homme et d’encourager aux belles actions : Accomplissez des œuvres bonnes ; Dieu aime ceux qui font le bien. Coran, II, 195

Cette règle qui régit la qualité de nos relations à soi et aux autres, la tradition prophétique la formule de la manière suivante : Adore Dieu comme si tu Le voyais, et si tu ne Le vois pas, sache que Lui te voit2. Celui qui a atteint l’état d’excellence est au-delà de la foi, il est dans la vision, dans la certitude absolue. Il fait l’expérience de la béatitude dont parlent les saints et les sages lorsqu’ils ne sont plus prisonniers de leurs voiles. Quand l’ego s’empare de la loi La recherche de l’excellence implique un autre rapport à la loi qui ne se borne pas à un légalisme routinier et borné. Certains croient que la religion est un catalogue de règles et d’interdits à partir duquel on peut juger infailliblement les hommes et le monde ; ces gens finissent toujours par tout condamner ici-bas et à voir le mal partout. Celui qui vit sa foi de cette manière est dans un état de souffrance terrible. N’est-ce pas le cas de la majorité de ceux qui se réclament d’une religion et la pratiquent sous le seul rapport de la loi ? En fait, ce n’est pas seulement la loi religieuse qui peut être utilisée comme un outil de domination et une idéologie belliqueuse, les lois des systèmes politiques peuvent l’être aussi, ne l’oublions pas ! Aujourd’hui, quand une loi est votée par une assemblée composée par une majorité politique, elle penchera certainement du côté des intérêts de celle-ci. L’homme a souvent utilisé la législation dans l’intérêt de son parti, rarement au profit

du bien commun, il faut le souligner. Même s’il est vrai que les régimes démocratiques contemporains ont été instaurés avec la ferme volonté de prémunir la société contre toute forme d’oppression grâce à la séparation des pouvoirs et à un ensemble de contre-pouvoirs, ils ne sont pas exempts de toutes les tentations insidieuses que fait naître chez les professionnels de la politique l’exercice du pouvoir. Alors que les lois politiques servent généralement les intérêts d’un groupe, les lois divines, à leur origine, s’adressent indistinctement à tous sans privilégier une communauté par rapport à une autre ; elles ne résultent d’aucun parti pris en raison même de leur essence universelle comme en témoigne, par exemple, ce verset déjà cité : Ne tuez point la vie que Dieu a rendue sacrée. Coran, XVII, 33 À son origine, le message véhiculé par la loi divine est à la fois simple et dépourvu de toute altération. Puis, progressivement, les hommes à travers leurs polémiques, les enjeux de pouvoir et leurs rivalités dénaturent sa pureté originelle. De nouveaux courants religieux naissent et se disputent, chacun à leur tour, la vérité du message. Nous finissons par oublier qu’initialement la religion est une et fidèle au message primordial, elle ne s’adresse pas alors à une communauté précise, mais à l’homme en général. C’est ce qu’exprime le soufi Mansûr al-Hallâj dans cet extrait de son Diwân : J’ai réfléchi sur les dénominations confessionnelles, faisant effort pour les comprendre, et

je les considère comme un Principe unique à ramifications nombreuses. Ne demande donc pas à un homme d’adopter telle dénomination confessionnelle, car cela l’écarterait du Principe fondamental, et certes c’est le Principe Luimême qui doit venir le chercher, Lui en qui s’élucident toutes les grandeurs et toutes les significations ; et l’homme, alors, comprendra3. Nous mesurons à quel point nous nous sommes éloignés de l’esprit universel que véhicule primordialement l’islam. Il n’est plus possible aujourd’hui de parler, par exemple, de la sharî‘a, sans que cela évoque aussitôt, aussi bien pour les musulmans que pour les non-musulmans, un code pénal ou un système juridique complexe et rigoureux trouvant sa justification dans la Révélation coranique. Alors que cette conception de la loi divine a fait son irruption récemment dans les discours islamistes, nous avons l’impression qu’elle émane directement de Dieu et qu’elle a été comprise en ces termes dès l’avènement de l’islam. Ce n’est pourtant pas le cas, bien qu’il s’agisse sans aucun doute d’un terme coranique : d’un point de vue étymologique, le terme sharî‘a est dérivé du verbe shara‘a signifiant le fait de se mettre en chemin pour aller chercher de l’eau. Par extension, sharî‘a en vint à désigner le chemin à parcourir pour arriver au but et ainsi une voie large4. Les différentes traductions que l’on en donne dans le Coran nous renvoient toujours à la même idée : celle d’une voie tracée qui mène à Dieu. Nous voyons bien que cela n’a rien à voir avec l’idée d’une norme ou d’une loi édictant la manière de vivre sa foi. Au lieu d’être restrictive et normative, la loi permet à l’être

tout en cheminant d’élargir sa façon de voir, de vivre la relation à la religion et à son prochain. Les multiples interventions humaines ont fini par dénaturer le sens premier de la sharî‘a, chacun allant de sa propre innovation en s’appuyant sur des doctrines juridiques et théologiques bientôt étudiées dans des écoles et défendues par ses sectateurs. Dans l’orthodoxie sunnite, il existe quatre écoles fondamentales et dans le chiisme une multitude : les ismaéliens, les duodécimains, les Syriens alaouites, les zaydites du Yémen, etc. Toutes ces écoles ont donné naissance à autant de manières différentes de penser et de vivre la sharî‘a. Aujourd’hui, nous avons une autre catégorie : ce sont les islamistes qui réinventent certains aspects de la loi pour lui donner un sens qu’elle n’a pas. Beaucoup de musulmans sont surpris par ce que disent les islamistes car cela n’est pas issu de la tradition et aucun écrit ne peut justifier leurs innovations. Par exemple, ils décrètent qu’untel n’est pas un vrai musulman du fait qu’il n’applique pas à la lettre leur vision étriquée de la sharî‘a. Mais leur discours donne une impression tout à fait moderne. Tout cela pour dire que même la loi divine peut être instrumentalisée à de mauvaises fins par les hommes et détournée de sa véritable finalité universelle. La subversion islamiste Pour comprendre en quoi consiste la subversion islamiste, il est important de bien distinguer la loi humaine – qu’elle soit politique ou religieuse –, qui résulte d’une innovation ou d’une convention en vue de favoriser les intérêts d’un parti ou d’une école, et la loi divine universelle inscrite dans la conscience, dans le

cœur de chaque être humain. Les lois instituées par les différentes écoles relèvent d’une interprétation propre à chacune d’entre elles, sans jamais remettre en question l’esprit des recommandations clairement énoncées à tous par le Coran. Nous ne pouvons pas en dire autant des interprétations qu’en donnent les islamistes lorsqu’ils subvertissent les principes fondamentaux de leur religion. Ces derniers voient dans la foi le premier principe ; dans la loi, le second ; quant à l’excellence, ils n’en parlent que très rarement. C’est pourquoi nous pouvons dire qu’ils inversent insidieusement le processus du cheminement spirituel. Alors qu’un hadîth dit que « la religion est basée sur trois choses : la loi, la foi, l’excellence », ils professent, pour leur part, qu’elle est fondée en premier lieu sur la foi. Mais de quelle foi s’agit-il ? Peut-on encore parler de « foi » si l’être se soumet de manière aveugle à des règles et à des croyances qui lui ôtent toute capacité personnelle de jugement et de discernement ? On comprend quel intérêt il y a pour certains à favoriser le dévoiement de la foi en suscitant chez le croyant la peur de la transgression et la culpabilité. Il est toujours plus facile d’avoir de l’emprise sur une personne en l’empêchant de réfléchir par elle-même et en lui rabâchant qu’un bon croyant doit obéir à Dieu sans quoi un châtiment terrible lui est réservé ! La raison n’a plus à intervenir puisqu’il suffit de se rapporter à ce que Dieu a dit par l’entremise de la Révélation coranique. Et pourtant nombreux sont les versets du Livre sacré où le lecteur est invité à faire un effort de réflexion personnelle et d’analyse critique : Voici le Livre béni que Nous t’avons révélé afin

que les hommes réfléchissent sur ses versets, et que s’y appliquent les intelligences. Coran, XXXVIII, 29 (…) il y a vraiment des Signes pour ceux qui sont doués d’intelligence, pour ceux qui se souviennent de Dieu, debout, assis ou couchés, et qui méditent sur la création des cieux et de la terre (…) Coran, III, 190-191 S’il est aussi important pour les islamistes de maintenir les gens dans une foi vidée de tout sens critique, c’est pour couper court à toute réflexion et à tout dialogue avec ceux qui vivent et pensent différemment d’eux. L’être est placé dans un tel système de croyances qu’il ne peut plus exercer librement son jugement sans redouter de briser un tabou ou de passer pour un « mécréant » aux yeux de sa communauté. Dans ce cas, pouvons-nous encore parler de « foi » ? Les dérives de la croyance L’islâm dont parlent les islamistes relève, en réalité, de la croyance et non de la foi, au sens où la tradition la définit. Celle-ci est une énergie qui nous met dans un état de certitude intérieure quant à la réalité d’une Présence divine dans nos vies et dans la Création, sans jamais exclure la possibilité de faire l’expérience du doute. Cette énergie pénètre dans le cœur sous forme de lumière et instaure une relation de confiance entre l’être et son principe divin. En revanche, la croyance se rapporte davantage à une conviction personnelle

irréfléchie résultant d’un conditionnement psychologique et culturel dont découleront toutes sortes de préjugés. La croyance et la foi ne peuvent donc pas être mises sur le même plan. Dans la croyance, l’esprit adhère à un dogme ou à des pratiques religieuses sans en comprendre le sens, seulement parce que c’est une habitude ou une coutume, alors que dans la foi il fait librement et personnellement l’expérience de cette Présence divine qui bouleverse intérieurement tout son être. Aussi l’homme peut-il avoir toutes sortes de croyances irrationnelles sans jamais faire l’expérience d’une foi authentique. Les psychiatres, les psychologues et les psychanalystes rencontrent souvent des patients ayant des comportements obsessionnels répondant à une structure mentale figée. Ceux qui s’acharnent à imposer aux autres des lois toujours plus nombreuses et compliquées, comme ceux qui ont besoin de recourir sans cesse à des règles rigides pour savoir ce qu’ils doivent faire, relèvent de cette pathologie. Ils ne sont plus aptes à décider par eux-mêmes, il leur faut un support légal, des béquilles, dans tout ce qu’ils entreprennent, y compris dans les choses les plus futiles de la vie quotidienne. Ils s’interrogent sans cesse sur ce qui est autorisé (halâl) ou interdit (harâm) par la religion musulmane. Il arrive, par exemple, que certaines personnes se demandent si brûler un feu rouge est licite ou illicite pour la religion ; cela ne leur viendrait pas à l’esprit de se dire que c’est illicite au regard des lois de la République ! C’est interdit par le code de la route, voilà tout ! La religion n’a pas pour fonction de légiférer sur tous les aspects de la vie publique et privée. Ce comportement n’est pas propre à l’islam, on le retrouve sous des modalités différentes dans les autres religions ainsi que dans les sociétés humaines

lorsqu’elles se laissent gagner par le juridisme et l’esprit procédurier. Cet exemple qui prête à sourire souligne les aberrations dans lesquelles les individus s’empêtrent dès lors qu’ils donnent leur adhésion à un tel système de croyances. Nous n’avons pas toujours idée à quel point la religion, vidée de son message spirituel, peut figer la pensée et façonner l’être lorsqu’elle est conditionnée par la bigoterie et le légalisme aveugle. Un tel comportement en vient à détruire l’essence même du sacré et de la religion elle-même. Le second khalife de l’islam, ‘Umar Ibn al-Khattâb, a déclaré : Du vivant de l’Envoyé de Dieu, les hommes étaient jugés par la Révélation. Mais la Révélation ayant pris fin, vous serez jugés désormais selon votre comportement. C’est encore une aberration de proclamer que le Livre sacré des musulmans est leur constitution, comme s’il portait en son sein une théorie politique légitimant l’avènement d’une théocratie islamique. Jamais ni le Prophète, ni les califes lui ayant immédiatement succédé, ni même ceux qui sont venus après eux n’ont fait du Coran une constitution politique ! Cette idée reçue continue, malgré tout, à faire son chemin aussi bien dans le monde musulman que dans le monde non musulman, donnant raison de part et d’autre à un comportement de défiance et d’hostilité généralisé. Ce n’est pas faute de rappeler que le Coran n’a pas institué de modèle politique ; il stipule, au contraire, une séparation entre l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel : Ô croyants, obéissez à Dieu et à son Prophète et

obéissez à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité (…) Coran, IV, 59 Par ailleurs, si l’on ne trouve aucune trace dans les paroles du Prophète ni dans le Coran d’une théorie politique, ces sources indiquent en revanche le principe d’une consultation du peuple (shûrâ), qui préfigure le fonctionnement d’un régime démocratique : (…) ceux qui répondent à leur Seigneur ; ceux qui s’acquittent de la prière ; ceux qui délibèrent entre eux au sujet de leurs affaires (…) Coran, XLII, 38 Une injonction coranique invite le Prophète luimême à consulter les siens sur tous les sujets qui les préoccupent : Consulte-les sur toutes leurs affaires. Coran, III, 159 Ne pas confondre la fin et les moyens Pourquoi en sommes-nous arrivés à une telle situation ? Tout simplement parce que le terme islâm, au sens de « loi », a fini par désigner indistinctement les trois principes (la loi, la foi, l’excellence) et par donner son nom à cette nouvelle religion révélée. Ainsi, l’islâm, qui était à l’origine seulement le moyen pour un être de délimiter le chemin qui mène à l’excellence et, par conséquent, à la soumission à la volonté divine, est parvenu à se faire passer pour la fin ultime.

La confusion entre l’islam en tant que religion révélée et l’islâm en tant que loi continue de se perpétuer depuis quinze siècles ; elle a certainement une signification cachée. Le Prophète lui-même a désigné la religion dont il était l’Envoyé par le terme d’islâm, nous laissant face à une ambiguïté qui a principalement pour effet de nous amener à réfléchir sur sa raison d’être ! Quoi qu’il en soit, la religion islamique repose, rappelonsle, sur trois principes qui ont été enseignés et transmis ainsi par le Prophète à ses compagnons et à ses proches. Les musulmans, et notamment les jeunes générations, n’ont plus une juste compréhension de leur tradition. Pour la plupart d’entre eux, il n’existe plus que la loi et c’est tout ! Sans le vouloir, ils ont favorisé cette confusion dans les esprits en continuant à désigner leur religion – dîn en arabe – par le terme islâm, oubliant de ce fait qu’il s’agit seulement du premier principe. La religion islamique est devenue la religion uniquement de la loi alors qu’elle est essentiellement un état d’être. Cela signifie que l’on peut être de confession musulmane sans être soumis à la volonté divine, sans être muslim ! Remarquons que ce sont aussi les autres cultures ou religions qui ont favorisé indirectement l’usage du terme « islam ». En effet, il n’y a pas encore si longtemps, il était fréquent en Occident d’utiliser le terme de « mahométans » pour désigner ceux qui suivent les préceptes de la religion islamique. C’est une déformation très lointaine qui s’explique par le fait qu’elle est historiquement la dernière des religions monothéistes. Les non-musulmans, plus particulièrement les chrétiens, l’ont nommée en fonction de celui qui l’a apportée, le Prophète Mohammed. Afin de mettre l’accent sur l’universalité de l’islam et éviter toute confusion et

association entre la Révélation coranique et le Prophète, les musulmans ont fini par adopter cette appellation. L’islam s’est toujours inscrit dans la continuité du message abrahamique, du judaïsme et du christianisme. Le Coran l’affirme clairement : Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont chrétiens ou sabéens, ceux qui croient en Dieu et au dernier Jour, ceux qui font le bien : voilà ceux qui trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur. Ils n’éprouveront plus alors aucune crainte, ils ne seront pas affligés. Coran, II, 62 Dans le Coran, Abraham introduit le terme muslim pour désigner sa soumission à un seul Dieu : Je me soumets au Seigneur des mondes. Coran, II, 131 Par conséquent, avant même la venue de l’islam, Abraham était muslim. Être « musulman », c’est vivre dans la religion de Dieu (dîn Allâh), et Sa religion est une. Nous pouvons dire que celui qui n’est pas né dans l’islam, et qui est d’une autre confession, peut être qualifié intérieurement de « musulman » dès lors qu’il cherche à faire la volonté de Dieu. Dites : « Nous croyons en Dieu ; à ce qui nous a été révélé ; à ce qui a été révélé à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus ; à ce qui a été donné à Moïse, à Jésus, aux prophètes, de la part de leur Seigneur. Nous n’avons pas de préférence pour l’un d’entre eux ; nous

sommes soumis à Dieu. » Coran, II, 136 L’instrumentalisation politique de l’islam, qui a pour effet d’exacerber les identités religieuses et culturelles, occulte le message profondément tolérant et universaliste du Coran. Le terrorisme islamiste et les guerres au Moyen-Orient contribuent à véhiculer, par le biais des médias, une image négative de cette tradition. La méconnaissance de son message spirituel originel fait que l’islam est encore perçu de par le monde comme une religion hostile au judaïsme, au christianisme et aux autres religions. Certains dirigeants politiques et intellectuels des pays occidentaux ont également une part de responsabilité dans la confusion qui règne dans l’opinion publique entre l’islam et l’islamisme, quand ils laissent planer l’idée, dans un proche avenir, d’un « choc des civilisations ». Mais peut-on dire que les musulmans font tout ce qui est en leur pouvoir pour clarifier la situation et se démarquer une fois pour toutes de ceux qui prônent un « islam radical » ? Vivre l’islam Il est urgent pour les musulmans de se réconcilier avec la sagesse éternelle de leur Message révélé. Ça l’est d’autant plus qu’ils ont, en quelque sorte, une dette envers Dieu comme le rappelle l’étymologie arabe du terme dîn (religion). C’est un point important à rappeler car cela suppose que leur incombe une responsabilité particulière dans la destinée de l’humanité. La dette est à la fois envers Dieu mais aussi envers les hommes. Cela

signifie que la religion n’est pas seulement ce qui les relie au Divin dans un face-à-face silencieux et solitaire ou entre eux dans un repli communautaire, mais aussi ce qui les met en relation aussi bien avec celui qui est athée que celui qui ne partage pas la même foi qu’eux, afin de dialoguer avec lui et le comprendre. Cette dette qui a été contractée auprès de Dieu se traduit aussi dans l’existence par un manque qui interpelle l’homme sans relâche jusqu’à ce qu’il prenne conscience d’une volonté supérieure. Il est amené, de gré ou de force, à effacer sa propre volonté devant la volonté divine. Il est rare qu’il le fasse spontanément de luimême, et lorsqu’il est disposé à le faire, il le fait souvent sans discernement. Et faute de pouvoir se soumettre réellement à la volonté divine, il finira par s’en remettre soit à sa volonté de puissance, soit à la volonté d’autrui pour le meilleur et pour le pire. C’est ce qui explique qu’il y ait toujours eu dans l’histoire humaine des tyrans pour s’accaparer le pouvoir et s’autoproclamer comme des dieux vivants, et des hommes prêts à les adorer et à se soumettre à leur volonté. Si la religion est une dette, il serait illusoire de croire que l’homme puisse se passer de sa relation au Divin. Il vit dans un manque permanent qu’il cherche, avec plus ou moins de bonheur, à combler ; c’est pourquoi il ne peut pas s’empêcher de diviniser des créatures éphémères et limitées. À défaut de pouvoir adorer le Véritable, l’Unique, il se tourne avec arrogance vers des idoles de substitution. Au cours de leur histoire, les hommes ont idolâtré d’autres hommes, des animaux, des étoiles, des plantes, des rochers et encore bien d’autres choses. Et nous continuons jusqu’aujourd’hui, sur différents plans, à avoir besoin de nouvelles idoles, à

commencer par nous-mêmes. Dans le secret de notre intimité, nous demeurons idolâtres, que nous en soyons conscients ou pas. Alors al-ladhîna aslamû, « ceux qui sont soumis » à la volonté de Dieu, existent-ils véritablement ?

1- Cf. supra p. 99. 2- Hadîth de l’ange Gabriel rapporté par Bukhârî, Muslim, Abû Dâwûd, Tirmidhî et Nasâ’î. 3- Cité par Eva de Vitray-Meyerovitch, Anthologie du soufisme, Albin Michel, 1995, p. 264. 4- Dr al-Ajamî, Que dit vraiment le Coran, Srbs, 2008, p. 74.

9 L’extinction en Dieu

Le premier degré du fanâ’ Le soufi persan Junayd (IXe s.) définit le fanâ’, c’est-à-dire l’extinction en Dieu, en ces termes : Ce n’est pas une action personnelle atteinte par un serviteur (‘abd) mais un degré spirituel. C’est une Grâce et un Don que Dieu octroie au serviteur. L’état d’extinction ne peut pas être atteint par nous-mêmes puisque seul Dieu peut nous l’octroyer de manière totalement gratuite. Cela ne signifie pas que le novice sur la voie spirituelle n’ait aucun effort sur soi à fournir pour parfaire ses qualités et ses vertus : Le cheminant rectifie ses dispositions naturelles et réussit finalement à éliminer ses mauvais attributs :

l’ignorance, l’ingratitude, l’injustice, l’envie, l’avarice, la colère, l’orgueil, la vanité. Junayd fait d’abord correspondre le fanâ’ à l’anéantissement de l’âme narcissique et impérieuse. Il s’agit pour l’être de s’arracher à sa nature imparfaite et à ses attributs négatifs grâce à un travail sur soi. C’est le premier degré de l’extinction. Comment parvenir à rectifier ses « dispositions naturelles », à éliminer ses « mauvais attributs » pour les remplacer ou plutôt les inverser en qualités positives ? Lorsque nous évoquons les passions auxquelles l’âme humaine est sujette – l’ignorance, l’injustice, l’envie ou encore l’avarice –, il ne s’agit pas de condamner moralement la nature humaine comme si elle était fatalement corrompue, mais de montrer en quoi ces attributs que nous ressentons nous permettent de savoir où nous en sommes de notre cheminement intérieur et de découvrir une autre face de nous-mêmes plus obscure et déplaisante. Nous prenons tristement conscience que les défauts et les faiblesses que nous condamnons avec empressement chez les autres, nous les portons aussi en nous. Les passions négatives de l’âme servent en réalité de révélateurs pour savoir ce que chaque être a besoin de transformer en lui pour accomplir son humanité. Elles nous poussent, malgré nous, à mettre au jour la face cachée et sombre de notre être que nous préférerions ignorer. C’est en les identifiant et en cherchant à en comprendre l’origine que nous apprenons à nous connaître et à réfléchir sur le moyen de nous libérer de ces états négatifs qui troublent notre âme. En effet, prendre conscience de ses propres peurs et passions

destructrices permet à chacun d’entre nous de faire face en toute lucidité à cette partie de lui-même de la façon la plus positive. Le contraire de la colère, n’est-ce pas une âme pacifiée ? C’est dans la mesure où nous avons expérimenté la colère que nous pouvons découvrir en nous la réalité de ce qu’est la paix. Une fois que l’être a parcouru la totalité à la fois des qualités et des défauts qu’il porte en lui, il est alors prédisposé à recevoir cette grâce divine qu’est le fanâ’. Ceux qui nient la réalité de cet état ou le comprennent mal ont toujours reproché aux soufis d’en parler, et même de le rechercher. Cela pouvait aller plus loin que de simples reproches. Le soufi Mansûr al-Hallâj paya de sa vie le fait d’avoir commis un acte sacrilège au regard des docteurs de la loi lorsqu’il proféra publiquement : « Je suis la Vérité ! » (Anâ ’l-Haqq !) N’y a-t-il pas un risque à se prendre pour l’égal de Dieu dès lors que notre individualité ou notre personnalité s’est complètement anéantie dans l’océan de l’amour divin ? Ne doit-on pas redouter une déstabilisation complète de l’être au point de faire de nous des « fous de Dieu » ? C’est pour remédier à un tel danger que Junayd recommande au cheminant de passer successivement par les trois degrés du fanâ’ : Il y a trois degrés de fanâ’ : le premier est celui de l’extinction des attributs individuels, des dispositions du caractère et des tendances naturelles dans l’accomplissement de toutes actions. Le premier degré (fanâ’ al-‘uyûb) réside, d’après Junayd, dans l’extinction des attributs individuels négatifs ; autrement dit, il s’agit de se libérer de la tyrannie de l’ego narcissique. Cette libération opère la

conversion de l’âme humaine vers l’aspect divin et sacré de l’être. Ce processus a pour nom la « grande guerre » (al-jihâd al-akbar). Car il s’agit bien ici de purger l’âme de sa perversité et de ne garder en soi que les qualités essentielles qui fondent et légitiment la notion de khalîfa, de lieutenant de Dieu. Tout le potentiel contenu dans nos qualités négatives va venir nourrir et renforcer nos qualités positives. Quel est le négatif en moi, et où se trouve-t-il ? Dans mes pensées, dans mes actions, dans ma relation à autrui ? Identifier en soi le négatif pour le reconnaître dans ses actions et dans ses paroles permet de le convertir en une réalité positive : l’injustice peut, par exemple, devenir justice et la colère paix. Cependant, la description que Junayd donne du premier degré du fanâ’ soulève un problème épineux : comment est-il possible pour l’homme de se libérer d’une tendance innée ? Il est naturel de se mettre en colère si nous sommes agressés, c’est une réaction spontanée, et parfois salutaire. Nous ne pouvons pas faire comme si nous étions uniquement des êtres désincarnés dépourvus des fonctions vitales communes à tous les êtres vivants. Sur ce point, l’enseignement du cheikh al-‘Alâwî rappelle sans ambiguïté les origines animales, végétales et minérales de l’homme1. Dans ce cas, comment est-il possible d’atteindre la libération du fanâ’ s’il existe des pulsions déjà inscrites dans notre nature humaine ? Ne sommes-nous pas amenés à reconnaître la présence d’un mouvement autonome dans l’âme qui nous rend libres et pleinement responsables de nos actions et de nos pensées ? C’est du moins ce que laissent entendre ces versets :

Par l’âme et par Celui qui l’a façonnée de façon équilibrée, et lui a inspiré son aptitude à l’immoralité tout comme à la piété ! A réussi celui qui la purifie, a échoué celui qui la corrompt. Coran, XCI, 7-10 (…) Vous êtes responsables de vous-mêmes (…). Et vous retournerez tous à Dieu qui vous informera alors de ce que vous œuvriez. Coran, V, 105 Le deuxième degré du fanâ’ Le deuxième degré du fanâ’ correspond à l’extinction de la satisfaction qui résulte de la transformation de l’âme. Il s’agit de lutter contre le sentiment de suffisance que peut éprouver le novice sur le chemin spirituel vis-à-vis des qualités positives qu’il a pu acquérir par ses propres efforts. Il est difficile de ne pas retirer une profonde satisfaction personnelle lorsque nous réussissons à triompher de nos faiblesses et de nos obscurités. L’extinction de l’autosatisfaction est conforme sur le plan spirituel à ce que l’Être divin réclame de nous, c’est-à-dire à ce que nous retrouvions notre nature originelle, la fitra, afin de ne se consacrer plus qu’à Lui sans que rien vienne troubler la relation de l’être au Divin. Les Évangiles nous rapportent une parabole de Jésus qui s’avère être édifiante pour notre propos. Jésus y

oppose l’attitude légaliste du pharisien, qui se croit audessus des tentations humaines, à celle du publicain empreinte d’humilité : (Jésus) dit encore à l’adresse de certains qui se flattaient d’être des justes et n’avaient que mépris pour les autres la parabole que voici : « Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l’un était pharisien et l’autre publicain. Le pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : “Mon Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine, je donne la dîme de tout ce que j’acquiers.” Le publicain se tenant à distance n’osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant : “Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis !” Je vous le dis : ce dernier descendit chez lui justifié, l’autre non. Car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé. » Luc, XVIII, 9-14 Le contentement de soi est considéré ici comme un obstacle dans le processus d’extinction car notre relation au Divin est voilée et altérée par un narcissisme plus subtil se rattachant à la contemplation des vertus de l’âme. Le troisième degré du fanâ’ Junayd distingue un troisième degré du fanâ’ qui correspond au cheminement progressif de la conscience individuelle vers la conscience divine en passant par la conscience collective :

Le troisième degré du fanâ’ est celui de ta conscience, degré ultime. Il se produit sous l’effet des entreprises victorieuses de la Présence de l’Être divin. Ce troisième degré ne relève pas de l’entendement humain ; on peut dire qu’il est de l’ordre du miracle. Néanmoins, cette possibilité, cette disposition, existe chez tout être humain. Certains atteignent cet état sans que nous-mêmes ne puissions les connaître ou les reconnaître en tant que saints. Il se peut que nous ayons déjà rencontré de tels êtres que rien ne distingue apparemment des autres, qui mènent une vie ordinaire et qui pourtant ont réalisé pleinement cette conscience divine. Cet état final du fanâ’ est celui des prophètes, des messagers et de certains sages qui ont atteint l’extinction de la conscience individuelle pour arriver à cette conscience de l’Être divin qui agit à travers eux. Ils deviennent alors un canal par lequel ils accomplissent la volonté divine. Dans la tradition, cet état est considéré comme la finalité de la finalité, l’extinction de l’extinction (fanâ’ al-fanâ’). C’est en lui que le cheminant atteint l’accomplissement de la réalisation spirituelle, laquelle opère une transmutation totale de l’être. La tradition prophétique l’évoque en ces termes : Mourez avant de mourir ! L’Être divin se manifeste désormais à travers les sens de l’être réalisé. L’extinction spirituelle s’accompagne ainsi de l’éveil des facultés sensitives. Celui qui atteint ce degré de réalisation fait l’expérience que décrit ce fameux hadîth du Prophète, rapporté par Abû Hurayra :

Mon adorateur ne cesse de se rapprocher de moi par des œuvres surérogatoires jusqu’à ce que je l’aime. Et quand je l’aime, je suis l’oreille par laquelle il entend, l’œil avec lequel il voit, la main avec laquelle il saisit et le pied avec lequel il marche. S’il m’invoque, je l’exauce, et s’il se réfugie auprès de moi, je le protège2. Mais pourquoi se rapprocher de Dieu par des « œuvres surérogatoires » ? Ce n’est pas en vue de faire du zèle pour s’attirer des faveurs divines, mais c’est une façon d’affirmer la liberté individuelle laissée à chacun dans sa relation au Divin. Chacun est libre de faire sa propre expérience du Divin. Les actions surérogatoires sont celles qu’il n’est pas obligatoire de faire mais qui sont effectuées parce que nous le voulons bien. Dieu ne nous oblige pas à Le découvrir, ni à Le vivre, ni à L’approcher. Cette liberté est donnée à chaque être, dans les actions de tous les jours et en étant pleinement conscient. Dans tout ce que nous faisons, nous devons garder à l’esprit cette notion de l’aspect divin, même dans l’acte le plus bénin de la vie quotidienne, parce que tout peut nous rapprocher de Lui, à commencer nos sens qui sont les moyens les plus directs et les plus simples pour s’éveiller au Divin. Cette liberté divine n’est pas théorique, elle s’inscrit dans les faits, elle s’accomplit chez celui qui opère la conversion de ses sens. La Présence divine s’incarne à travers nos propres perceptions, nos propres actions. Il est toujours bon de le rappeler car souvent nous voyons le Divin comme une réalité lointaine et inaccessible. Nous pensons que ceux qui le vivent sont des gens réalisés qui ne partagent rien de commun avec

nous ! Pourtant, le Divin est très proche, nous pouvons en ressentir en permanence la Présence à travers notre sensibilité, à travers les désirs de l’âme. Aussi le cheikh al-‘Alâwî nous invite-t-il dans ses Sagesses à Le chercher nulle part ailleurs qu’en nous : Celui qui recherche Dieu à travers autre chose que soi-même n’atteindra jamais Dieu. La rencontre spirituelle Comment opérer cette transformation de l’être ? Faut-il se lier à un maître pour faire l’expérience de l’extinction ? Nous devons tenir compte d’une part de la nature humaine telle qu’elle se présente à nous et de l’autre de ce que l’enseignement spirituel peut lui apporter pour l’améliorer. Dans le soufisme, la rencontre avec le Maître (Cheikh) prend la forme d’une greffe spirituelle. La terminologie soufie désigne cette opération par le terme arabe talqîn. Pour la greffe de l’arbre, ce terme s’écrit avec un m final et on le prononce talkîm. Le représentant vivant de la tradition est là pour réaliser chez le disciple une greffe à la manière d’un jardinier qui grefferait des arbres sauvages pour qu’ils donnent de meilleurs fruits. Le jardinier sait que les arbres laissés à l’abandon deviennent naturellement sauvages. Une main experte est nécessaire pour parvenir à ce qu’ils portent de beaux fruits. Si nous prenons l’exemple des cerisiers greffés, ils produisent effectivement des cerises plus charnues, douces et savoureuses que les cerisiers sauvages dont les fruits sont beaucoup plus petits et acides. Pourtant, dans les deux cas, il s’agit du même fruit

mais de qualité différente. La greffe est une opération de cœur à cœur par laquelle le maître transmet à son disciple un influx spirituel. Celui-ci lui est communiqué par le rattachement, à travers la présence physique du garant de la chaîne initiatique : Ceux qui te prêtent serment d’allégeance ne font que prêter serment à Dieu. La main de Dieu est posée sur leurs mains. Coran, XLVIII, 10 Ce n’est pas une démarche théorique, c’est un acte concret qui passe d’abord par les sens, puis par la raison, et finalement par un lien spirituel qui se manifestera par des effets physiques et subtils sur le cheminant. Celui qui a la lourde responsabilité de guider peut décider d’approfondir le talqîn en donnant individuellement au novice sur la voie un enseignement spirituel ou un Nom divin à répéter. Il s’agit dans ce dernier cas du dhikr, du souvenir de Dieu. Cela dit, la greffe spirituelle peut se réaliser tout autrement : par la transmission du Nom suprême du maître à son disciple. Dès qu’une école ou une tradition perd cette pratique du talqîn, la transmission et l’enseignement s’en trouvent profondément altérés. Aujourd’hui, la notion de greffe spirituelle est devenue difficilement compréhensible dans le monde religieux, alors que sa perte engage un processus d’extinction du Message révélé originel. Nous nous sommes éloignés de cette greffe, mais à quel prix !

Les chaînes de transmission Précisons que le Cheikh a pour rôle de perpétuer le contenu immémorial de la tradition et de transmettre, à son tour, ce qui lui a été donné. Ce qui est enseigné ne vient pas de lui, il n’en est que le canal. Personne ne peut s’approprier une sagesse qui est, par définition, universelle et éternelle. La tradition spirituelle ne s’interrompt pas à la mort de celui qui en était le dépositaire, elle continue de se transmettre à travers ses successeurs : Ô Messager, transmets ce qui t’a été descendu de la part de ton Seigneur. Si tu ne le faisais pas, alors tu n’aurais pas communiqué Son message. Coran, V, 67 La transmission est une des obligations de la voie soufie. Les chaînes initiatiques jouent un rôle fondamental dans la tradition intérieure de l’islam3. Dans le cas du Prophète, c’est l’ange Gabriel qui lui a transmis la Révélation. Une fois sa mission terrestre achevée, des chaînes de transmission se sont constituées pour perpétuer jusqu’à nos jours le Message divin. Ce qui est transmis à travers ces chaînes par des dépositaires authentifiés n’a pas de forme déterminée, car l’enseignement ne se fait plus par la raison mais « de la part de ton Seigneur ». Mais nous ne sommes pas tous des envoyés de Dieu investis d’une mission prophétique, nous ne pouvons pas nous passer, en raison de notre condition humaine, d’une rencontre, d’un lien physique avec un dépositaire vivant de la tradition. La transmission spirituelle se déroule ainsi depuis la nuit

des temps. La recherche d’un guide spirituel et sa rencontre ont toujours existé, et cela quelles que soient les traditions. Étant donné que nous vivons dans un monde phénoménal fait de réalités contradictoires et impermanentes, nous avons besoin d’être conseillés, éclairés et enseignés par un être qui a déjà entrepris le voyage intérieur vers la délivrance pour que nous le rendions, à notre tour, opérant et plus sûr. La rencontre de l’ange Gabriel avec Marie participe également de la greffe spirituelle. Cela explique que Jésus soit né dans cet état si particulier. De la relation de l’ange Gabriel avec le Prophète est né le Coran, et de la relation entre Marie et l’ange Gabriel est né le Verbe : Jésus, ‘Isâ. Une parole prophétique dit : Est condamnable toute personne qui, ayant reçu un savoir, meurt sans le transmettre. Ne pas transmettre à celui qui est capable de recevoir un enseignement spirituel relève d’une faute. Mais cette obligation n’est pas seulement réservée au garant de la chaîne de transmission, il incombe aussi à chacun de nous, dans les limites de nos capacités, de faire connaître la richesse de cette tradition. Les musulmans attachent-ils encore aujourd’hui de la considération pour cette obligation ? Maintenir une tradition vivante La chaîne de transmission est donc une réalité spirituelle fondamentale aussi bien pour le soufisme que pour toutes les traditions, mais aujourd’hui, les religions

n’en tiennent pratiquement plus compte. Nous ne pouvons pas dire que la greffe spirituelle ait complètement disparu… Toutefois, dans certaines traditions, il semblerait qu’elle se soit perdue. L’institution religieuse reste, la loi et les principes doctrinaux également, mais la transmission devient inopérante. La tradition est alors à l’image d’un arbre sans fruits et sans sève. Sa mission temporelle et spirituelle apparaît comme achevée. L’un des grands malaises actuels du monde religieux, qu’il soit musulman, chrétien ou juif, c’est la perte de ce rattachement au Divin. La religion devient alors une idéologie qui se transmet de génération en génération vidée de ce qui faisait d’elle une spiritualité vivante. Sans un rattachement au Message originel, la religion devient forcément sectaire et dogmatique parce qu’elle est contrainte d’évoluer dans le monde de la manifestation, un monde d’oppositions. La tradition perd sa vocation universelle en ne subsistant que sous le mode de la dualité : le bien et le mal, le vrai et le faux ou encore le croyant et l’incroyant. C’est pourquoi il nous faut retrouver en soi ce Vivant, en respectant à la fois les sens et la raison, et cette lecture du subtil qui doit, elle, impérativement être faite par une intervention quasi chirurgicale, le talkîn, la greffe. La fonction des Quarante La tradition prophétique rapporte que quarante êtres spirituels vivent sur terre cet état qualifié d’« abrahamique ». Ce sont des hommes et des femmes qui ont vécu l’extinction suprême. Personne ne dit qui ils

sont mais ils vivent au sein de l’humanité dans l’état de conscience universelle. C’est pour eux et par eux que la miséricorde divine s’incarne dans le monde manifesté, que la vie se perpétue au fil des générations, comme le rapporte le hadîth suivant : La terre n’est jamais privée de la présence de quarante hommes à l’image de l’Ami intime du Miséricordieux (Abraham). Par eux vous recevez subsistance et victoire ; quiconque parmi eux décède, Dieu le remplace par un semblable4. Ce sont les Quarante qui maintiennent en vie l’âme universelle, expression même de l’état du monde. Ils sont la conscience de l’humanité à son degré le plus élevé. Cette âme universelle a un cœur et ce cœur est la conscience divine qui diffuse sur terre ses bienfaits par l’entremise de ces êtres réalisés. Attributs humains et attributs divins Le cheminement sur la voie spirituelle consiste à transformer progressivement les penchants égotiques de l’âme en des qualités positives et à espérer ensuite parvenir à élever la conscience humaine vers l’état du Divin. Ce processus de transformation spirituelle qui se traduit par l’éveil de la conscience s’achève lorsque le cheminant rejoint la source d’où émane la Lumière originelle ainsi que le décrit ce verset : Dieu est la Lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est comparable à une niche où se trouve une

lampe. La lampe est dans un verre ; le verre est semblable à une étoile brillante. Coran, XXIV, 35 La niche symbolise le cœur humain ; c’est donc en lui que demeure la lumière de la lampe. Plus le verre de la lampe est poli et transparent, plus le cœur de l’homme irradie autour de lui de la lumière et de la bonté. Il devient aux yeux des hommes un modèle incarnant icibas notre origine divine. L’homme est sur terre pour témoigner de la présence du Divin en lui et dans Sa Création, et davantage, puisqu’il remplit pleinement sa mission seulement lorsqu’il accepte d’en être le lieutenant sur terre. L’homme a été choisi par Dieu, comme le rappelle le texte coranique, pour accomplir cette fonction de khalîfa, et cela quels que soient les agissements dont il pourrait être accusé : Lorsque ton Seigneur dit aux anges : « Je vais établir un lieutenant sur la terre », ils dirent : « Vas-tu y établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous célébrons Tes louanges en Te glorifiant et que nous proclamons Ta sainteté ? » Le Seigneur dit : « Je sais ce que vous ne savez pas. » Coran, II, 30 Le rôle de l’homme est donc de Le représenter et de Le remplacer en cette vie. Le simple fait que l’homme existe est déjà une preuve en soi de la Présence divine. La réalité humaine atteste de la Réalité divine. C’est en ce sens-là qu’Ibn ‘Arabî écrit :

L’homme réunit en lui la forme de Dieu et la forme de l’univers. Lui seul révèle l’Essence divine avec tous Ses noms et attributs. Il est le miroir par lequel Dieu est révélé à Lui-même, et, par là, la cause finale de la Création. Nous-mêmes, nous sommes les attributs au moyen desquels nous représentons Dieu ; notre être n’est qu’une objectivation de l’Être divin. De même que Dieu nous est nécessaire pour que nous puissions exister, nous le sommes à Dieu, pour que Son Essence puisse Lui être manifestée5. Nous sommes là pour témoigner que Dieu existe aussi bien par nos actions méritantes que par nos folies, par notre éloignement que par notre proximité. En réalité, ce que nous considérons comme des attributs proprement humains ne sont jamais que des attributs divins d’emprunt. L’homme a tendance à s’attribuer des qualités comme si elles étaient inhérentes à son individualité ou le fruit de sa seule volonté personnelle, alors qu’elles sont essentiellement d’origine divine et qu’elles nous ont été gratuitement octroyées pour que nous en tirions pleinement profit. Puisque l’existence temporelle de l’homme est relative à des attributs divins d’emprunt et dépend d’un Être plus essentiel que lui, la Révélation coranique lui confère comme rôle de représenter Dieu sur terre. Si nous prenons le Nom divin Omniscient (‘Alîm), il est aussi un attribut humain. Il en est de même pour les Noms de Sage (Hakîm), de Roi (Malik) et bien d’autres qui sont tous des attributs qui peuvent être également vécus par l’homme mais jamais de manière absolue, uniquement par emprunt. Car Dieu seul est Roi et Sage dans l’absolu. L’homme, quant à lui, ne peut vivre les quatre-vingt-dix-

neuf attributs divins que de manière relative dans son existence temporelle, exception faite du centième, obtenu par l’extinction de l’être dans l’océan divin. Dieu, Lui, les possède absolument tous, de toute éternité. Pour exister, nous empruntons des attributs divins. Il nous en fait don pour que nous puissions réaliser et faire fructifier pleinement notre existence et, en même temps, témoigner de Son Existence. Ainsi, chaque fois que nous affirmons notre existence et celle de la Création tout entière, nous affirmons qu’« il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu ». Sans cette attestation de l’unique Réalité, plus aucun attribut divin ne pourrait être rendu opérant par l’homme ; celui-ci ferait l’expérience du néant de toute chose. Un retour total à Dieu L’extinction spirituelle, le fanâ’, n’est rien d’autre que cet état de retour total vers Dieu. Vers Dieu sera votre retour. Il est puissant sur toute chose. Coran, XI, 4 Celui qui revient volontairement à la source pour vivre cet état d’extinction va au-devant d’un processus évolutif par lequel l’humanité tout entière passera de gré ou de force. La tradition islamique rappelle qu’il est donné à l’homme de pouvoir contempler Sa Face après la mort :

Ce jour-là, il y aura des visages resplendissants qui regarderont leur Seigneur. Coran, LXXV, 22-23 Et qu’est-ce que voir Dieu ? C’est permettre à l’âme humaine de retourner à son origine divine. Toute créature, quelle que soit l’existence qu’elle mène, finira son cheminement par ce retour à Lui : C’est Lui qui donne la vie et qui donne la mort ; et c’est vers Lui que vous serez ramenés. Coran, X, 56 Celui qui s’est efforcé de changer sa nature en transformant ses attributs négatifs en attributs positifs prépare et hâte le retour vers son ultime demeure. Nous constatons aujourd’hui dans nos sociétés modernes à quel degré de développement matériel l’homme est capable de parvenir lorsqu’il concentre tout son intérêt vers le progrès des sciences et des techniques. S’il dépensait autant d’énergie à étudier les sagesses traditionnelles et à vivre pleinement sa relation au Divin, il pourrait atteindre un degré de réalisation spirituelle inégalé. Plus nous avançons dans le processus d’extinction spirituelle, plus le degré de lumière que nous sommes capables de supporter augmente, pour finir par éclairer toutes les zones d’ombre engendrées par notre ignorance. C’est lorsque l’état de conscience accède à l’étape ultime, à cette « Lumière sur lumière » (Nûr ‘alâ nûr) (Coran, XXIV, 35), que nous devenons alors entièrement éclairés et investis par tout ce qui fait de nous des êtres divins. Nous découvrons la parenté qui existe entre notre nature

et celle du Divin. La profession de foi musulmane n’est plus seulement une formule rituelle marquant l’entrée en islam mais une réalité pleinement vécue. Nous prenons alors conscience qu’il n’existe plus aucune zone d’ombre en nous. Sans éveil de la conscience, comment aurions-nous pu travailler sur nous, savoir ce qui est juste ou injuste, pur ou impur, bien ou mal, en nous-mêmes ? C’est grâce à son développement que nous cheminons. Celle-ci joue le rôle de guide suprême capable de nous éclairer dans notre propre réalisation. Une fois que nous sommes arrivés à l’état où la Lumière envahit tout notre être, nous nous apercevons que ce que nous croyions être « notre » conscience individuelle n’existait pas en réalité. L’image du verre de cristal L’extinction en Dieu a souvent été apparentée aux yeux des docteurs de la loi à une forme de folie capable de subvertir l’orthodoxie de la foi et d’égarer les croyants. C’est pourquoi les soufis ont fréquemment fait l’objet de critiques virulentes les stigmatisant comme des pauvres errants sur terre sans but défini, ce qui n’est absolument pas le cas. Pour rendre compréhensible l’expérience du fanâ’, les soufis prennent une image simple, celle d’un verre de cristal très pur dans lequel on verserait de l’eau ou du vin. Le liquide et le verre semblent ne faire plus qu’un, bien que le contenu soit différent du contenant. Mais il y a une telle affinité entre la pureté du verre et la limpidité du liquide que nous avons l’impression d’une totale transparence, comme si les deux éléments se fondaient

complètement l’un dans l’autre. L’état de certitude L’extinction est une expérience personnelle qui se manifeste au cours de notre cheminement par la façon dont nous prenons conscience des réalités phénoménales et spirituelles. Cet état de conscience demande de plus en plus de lumière jusqu’à ce qu’il soit impossible de s’éclairer davantage, toute ombre ayant disparu. À cet instant, plus aucun doute ne subsiste en nous : c’est l’état de certitude. Adore ton Seigneur, jusqu’à l’état de certitude. Coran, XV, 99 La science de la certitude correspond à une expérience spirituelle directe. Elle se réalise en nous après que l’on a connu la partie infernale de notre être : Ah, si vous la connaissiez de science certaine, vous verriez alors apparaître la Fournaise ! Mais vous la verrez un jour avec l’œil de la certitude ! Coran, CII, 5 Nous arrivons à l’état final de délivrance une fois éclairée la zone d’ombre contenant nos doutes, nos désespoirs, nos insuffisances et notre agressivité ; autrement dit, tout ce à partir de quoi nous fabriquons notre propre enfer et celui des autres. La science (‘ilm) et la connaissance (ma‘rifa) impliquent un début, un milieu et une fin. De même que

nous avons besoin de maîtriser un ensemble de connaissances techniques pour exercer une profession, de même nous avons besoin, dans le domaine spirituel, d’acquérir la science de la certitude pour cheminer jusqu’à l’extinction en Dieu. Par cette science nous regagnons la source divine, l’essence de toute Vérité ; nous faisons à ce moment-là l’expérience extraordinaire de la félicité. Le fanâ’ : une expérience humaine universelle Le retour à la source et l’expérience de la félicité font partie intégrante du processus d’extinction spirituelle. Nous rejoignons ainsi notre nature primordiale dans l’état final du cheminement, cette Essence divine que chacun de nous porte en lui, une fois qu’il s’est totalement libéré de ses peurs et de ses passions négatives. L’extinction se fait progressivement, d’étape en étape, pour finalement aboutir à un état de libération extraordinaire. Elle opère une transformation de soi consciente et volontaire. Alors que toute l’éducation habituellement donnée à l’homme ne fait qu’ajouter des voiles supplémentaires, l’extinction inverse le processus : nous perdons progressivement toutes nos illusions pour reconstruire notre personnalité sur de nouveaux principes et savoirs. L’idée de perdre ses illusions provoque souvent en nous des peurs irrationnelles. Et pourtant c’est une forme de catharsis spirituelle qui met fin à nos souffrances. Le thérapeute a besoin de vivre l’extinction pour mieux comprendre en quoi consiste la guérison des maladies de l’âme.

Nous ne pouvons pas dire que l’extinction fasse l’objet d’une transmission, elle est plutôt comme l’octroi d’une grâce divine. C’est la raison pour laquelle le Message mohammédien est appelé « Révélation ». Le soufisme est une voie d’espérance extraordinaire dans laquelle on s’engage par une décision libre et volontaire. Même celui qui n’est pas dans cette voie peut en bénéficier ! Cet héritage transmis depuis des siècles, les soufis l’ont toujours mis à la portée de tous, du soufi comme de celui qui ne l’est pas. Cette tradition est universelle, chacun peut en hériter. C’est un cheminement ouvert à tous qui exige un effort sur soi. La miséricorde de Dieu et Ses bienfaits qui en découlent sont indistinctement pour toutes Ses créatures.

1- Cheikh al-‘Alâwî, Recherches philosophiques, op. cit., p. 15. 2- Hadîth qudsî (cf. p. 120). 3- Nous y reviendrons au chapitre 10. 4- Rapporté par Tabarani selon Anas Ibn Malik. 5- Cité par Johan Cartigny, Cheikh al-‘Alâwî. Documents et témoignages, Les Amis de l’Islam, 1984, p. 50.

10 Retrouver l’âme de la civilisation musulmane

La chaîne de transmission Il est d’usage en islam de connaître et de donner précisément les sources et références qui sont utilisées lors d’un discours oral ou écrit. La tradition islamique recommande elle-même d’illustrer sa pensée chaque fois par des citations authentifiées. Les musulmans rapportent systématiquement les sources par lesquelles ils détiennent leurs connaissances. Cela explique qu’ils remontent parfois très loin dans la chaîne de transmission (isnâd) ou la chaîne des garants. L’isnâd permet ainsi de garantir la transmission de la Révélation d’une génération à l’autre et la fidélité au Texte coranique. L’isnâd va se constituer comme une science à part entière ayant sa propre méthodologie. C’est important de le rappeler pour comprendre comment la tradition islamique a pris forme et s’est transmise jusqu’à nos

jours. Que faisaient les premiers théologiens de l’islam ? Ils remontaient à la source (marja‘), principalement constituée par le Message révélé et les paroles authentifiées du Prophète, et ils appliquaient le raisonnement (ra’y) comme le conseille le Coran luimême : C’est Lui qui donne la vie et qui donne la mort ; et l’alternance de la nuit et du jour dépend de Lui. Ne raisonnerez-vous donc pas ? Coran, XXIII, 80 Dans le cas où le sens d’un verset n’était pas évident, les savants musulmans utilisaient le raisonnement pour mieux en comprendre la signification. Tout homme, étant doué de raison, peut se livrer, lui aussi, à cette étude. Il est d’ailleurs fréquent que le Coran interpelle en l’homme sa réflexion personnelle : Ne réfléchissez-vous donc pas ?

Coran, X, 3 ; VI, 50

En effet, Nous avons rendu le Coran facile pour la méditation. Y a-t-il quelqu’un pour réfléchir ? Coran, LIV, 17 La méthode ne se limite pas à citer ses sources et à raisonner à partir de celles-ci, elle s’appuie ensuite sur l’analogie (qiyâs) en cas d’échec du raisonnement. Nous pouvons établir, par exemple, des correspondances entre ce qui s’est passé au temps du Prophète et ce qui se passe actuellement dans notre société. La question est de savoir alors si l’analogie entre les deux époques est pertinente et

si elle permet de résoudre un problème. Lorsqu’elle ne parvient pas à répondre à ces exigences, la réflexion recourt alors au consensus (ijmâ‘). Il s’agit dans ce cas de discuter pour se mettre d’accord sur la réponse appropriée à donner. C’est une méthode de travail féconde qui ne se limite pas à l’étude religieuse, elle peut embrasser tous les domaines de la connaissance humaine, y compris les démarches thérapeutiques. Si le consensus se révèle lui-même sans résultat probant, la méthode prévoit finalement l’effort intellectuel d’interprétation (ijtihâd). L’islam a mis en place, en réalité, une méthode de recherche et de réflexion d’une très grande cohérence et efficacité. Nous avons rappelé ici toutes les étapes nécessaires en islam pour que la pensée accède à une certaine rigueur et probité. Malheureusement, aujourd’hui, il n’y a aucun État ou organisme islamique qui enseigne cette méthode et l’applique. Les autorités politiques et religieuses du monde musulman donnent l’impression de s’interdire même d’y accéder. Certains historiens de l’islam disent d’ailleurs que l’ijtihâd est terminé depuis le Xe siècle de l’hégire. Autrement dit, depuis quatre siècles le monde musulman vit sans l’effort d’interprétation. Alors que l’épanouissement de la civilisation musulmane s’est expliqué, en grande partie, par l’application de cette méthode dans le domaine de la connaissance, nous pouvons faire remonter sa décadence au moment où les musulmans s’en sont détournés. Gardons bien en mémoire les différentes étapes de cette méthode : les sources, le rôle de la raison, l’analogie, le consensus de nature démocratique et, finalement, l’effort intellectuel d’interprétation qui permet

l’autonomie de la pensée. Si nous n’arrivons pas à trouver dans les sources ce que nous recherchons, nous avons toujours la capacité et la possibilité de raisonner mais à condition que cette recherche serve l’intérêt général et qu’elle soit d’utilité publique, et non pas pour un profit personnel. Les différentes étapes de la méthode ont été mises en place dans le but d’œuvrer au bien de tous. C’est exactement ainsi que fonctionnait l’islam à ses origines : il y avait des dizaines d’écoles théologiques et juridiques, et non pas quatre seulement comme actuellement dans le sunnisme. Les gens allaient d’une école à l’autre sans aucun problème. Ils choisissaient celle qu’ils jugeaient la plus apte à apporter une réponse aux questions qu’ils se posaient. Pourquoi ce processus s’est-il arrêté dans le monde musulman ? « Le soleil se lèvera à l’occident » Pour ma part, je pense que si la civilisation islamique avait poursuivi cette dynamique florissante, les musulmans auraient fini peut-être par être imbus de leur supériorité et les autres civilisations auraient été soit méprisées, soit mises sous leur domination. Or Dieu a voulu la diversité de civilisations : Et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule et même communauté ; mais Il a voulu vous éprouver pour voir l’usage que chaque communauté ferait de ce qu’Il lui a donné. Rivalisez donc d’efforts dans l’accomplissement de bonnes œuvres, car c’est vers Dieu que vous ferez tous retour, et Il vous éclairera alors sur l’origine de vos disputes. Coran, V, 48

Ce n’est bien entendu qu’un avis personnel, je continue à me questionner sur les raisons pour lesquelles le monde musulman a interrompu soudainement son rayonnement culturel. Il est difficile, encore de nos jours, de comprendre pourquoi cet effort d’interprétation s’est arrêté soudainement dans les pays musulmans alors que les pays occidentaux ont continué, malgré les aléas de leur histoire, à s’inscrire dans une recherche de compréhension nouvelle et critique des textes sacrés. À ce sujet, le Prophète a dit : Le soleil se lèvera à l’occident. Il ne tient qu’aux musulmans de redémarrer ce processus en prenant exemple sur les chercheurs occidentaux, et de contribuer à la réalisation de l’Unicité dans l’humanité. Rappelons que le Coran (II, 142) affirme bien : À Dieu appartiennent l’orient et l’occident. Ainsi Dieu n’a pas donné sa préférence pour l’un ou pour l’autre. Ce sont des notions relatives : nous sommes toujours l’orient ou l’occident de quelqu’un d’autre. Cependant, lorsque le Prophète affirme que « le soleil se lèvera à l’occident », il fait allusion à une inversion cyclique complète dont les signes les plus manifestes seront visibles à l’ouest. L’humanité va vivre l’achèvement d’un cycle qui marquera la fin d’un monde et, de ce fait, l’avènement d’un nouveau. Mais cette inversion de la course du soleil peut avoir un sens plus allégorique qui ne contredit en rien son sens plus littéral. La tradition soufie enseigne que l’humanité vit selon des

ères et que l’alternance de cycles durera jusqu’à ce que le soleil se lève, symboliquement, en nous-mêmes. Cette inversion cyclique, qui aura une répercussion cosmique – elle se traduit physiquement par le renversement des pôles magnétiques –, va se produire aussi sur le plan de l’âme humaine. Dans ses Écrits spirituels, l’émir Abd elKader voit dans ce signe le moment où l’Esprit « se dévoile et apparaît dans le lieu où il s’était caché et occulté, c’est-à-dire dans l’âme, laquelle est le voile et l’occident du soleil de la Réalité essentielle1 ». C’est ainsi que le couchant devient le levant et que l’occident devient l’orient. Le renouveau que connaîtra l’humanité viendra de ce changement cyclique qui se produira sur tous les plans de la manifestation. Un être peut toujours le vivre, individuellement, à n’importe quel moment de sa vie, mais au niveau de l’humanité, il existe une loi des cycles cosmiques qui opère tout naturellement cette inversion. Dieu seul sait quand il aura lieu : Ils t’interrogent sur l’Heure : « Quand arrivera-telle ? » Dis : « Seul mon Seigneur en a connaissance. Lui seul la manifestera en son temps. Lourde elle sera dans les cieux et sur la terre et elle ne viendra à vous que soudainement. » Ils t’interrogent comme si tu en étais averti. Dis : « Seul Dieu en a connaissance. » Mais beaucoup de gens ne savent pas. Coran, VII, 187 Malgré toutes les pesanteurs qui empêchent la civilisation musulmane d’opérer sa propre mutation, force est de constater que nous assistons en Occident à une dynamique extraordinaire autour de l’islam qui, nous l’espérons, le conduira à une véritable renaissance.

L’âme collective Malgré cette dynamique positive autour de l’islam et les enjeux extraordinaires qu’elle soulève dans le monde, que faisons-nous aujourd’hui pour saisir cette opportunité ? Nous sommes, en fait, en train de réapprendre ce qu’est l’islam et ce qu’il n’est pas. Est-il possible de parler aujourd’hui de l’islam comme d’un bien-être pour l’humanité alors qu’il se vit souvent sous un tout autre rapport ? Soyons raisonnables : qui l’accepterait ? Ses propres enfants n’arrivent plus à le vivre comme une spiritualité, alors comment pourrionsnous vouloir l’imposer aux autres ? Comment pouvonsnous encore parler de la miséricorde de l’islam quand on voit le comportement de certains comme, par exemple, les talibans ? Cela est d’autant plus insupportable qu’ils détruisent leur propre mémoire et effacent les traces de leur propre civilisation en démolissant des statues de Bouddha millénaires et en saccageant le musée de Kaboul où étaient conservés des objets d’une grande valeur archéologique. Pourtant, les premières et les plus belles miniatures islamiques sont d’origine afghane ; nous avons même, grâce à eux, une image du visage du Prophète alors que sa reproduction est formellement interdite par certains théologiens. Les Afghans sont les seuls à avoir peint le visage à la fois du Prophète, de ses compagnons et de l’ange Gabriel. L’Afghanistan est le pays de Jalal Eddine Rûmî. En effet, c’est de là qu’il est parti avec son père pour parcourir le monde. Bien entendu, nous ne pouvons pas dire que le message de l’islam est responsable de cela, mais il faut aussi reconnaître l’existence d’une âme

collective (al-nafs al-kulliyya) qui fait que les musulmans vivent leur foi de cette façon-là. Il en était de même pour les chrétiens au temps de l’Inquisition. Le message chrétien n’est pas d’excommunier et de brûler tous ceux qui sont suspects d’hérésie, il n’en demeure pas moins que la plupart des chrétiens de l’époque vivaient leur religion ainsi. Nous pouvons multiplier les exemples à travers l’histoire humaine. Le cas du nazisme s’explique aussi par l’existence d’une âme collective. Cette idéologie a été, à un moment donné de l’histoire de l’Allemagne, le reflet des obscurités de l’âme collective allemande. Nous ne devons pas négliger l’existence d’une âme collective si nous voulons bien comprendre les phénomènes qui traversent une culture ou une civilisation. Il est urgent pour les musulmans qu’ils prennent conscience de l’état de leur âme collective. Il arrive que des musulmans justifient les exactions des talibans. Ils vous rétorquent que ce ne sont jamais que des statues qui ont été cassées. Mais alors pourquoi les Égyptiens n’ont-ils pas fait de même dans leur pays ? C’est en Égypte que se trouve le plus grand nombre de statues et de monuments au monde. Il y a donc une réflexion collective à mener en profondeur sur ce sujet. Une bombe d’amour Il m’est arrivé lors d’une conférence dans une université de technologie d’un pays musulman, devant un public d’étudiants de deuxième et troisième année de sciences, de demander à ces informaticiens et physiciens nucléaires de demain comment ils envisageaient leur avenir autour du bassin méditerranéen. Un étudiant a

répondu alors qu’il avait pris l’option d’étudier la physique nucléaire pour construire une bombe atomique d’une puissance inégalée pour l’utiliser contre l’Occident. Cela donne une idée de l’état dans lequel se trouve l’âme collective du monde musulman. Ce sont de futurs ingénieurs ! Il ne nous reste plus qu’à espérer que cet étudiant ne le fasse pas. Il vaut mieux se dire qu’il était de mauvaise humeur ce jour-là et qu’il ne pensait pas vraiment ce qu’il disait. Mais cela surprend toujours d’entendre de tels propos dans un amphithéâtre contenant des centaines d’intellectuels ! Je lui ai proposé de faire un autre type de bombe. La bombe atomique est déjà réalisée, lui ai-je dit, et il en existe une telle quantité dans le monde que les États ne savent plus aujourd’hui ni quoi en faire ni comment s’en débarrasser ! Je lui ai alors suggéré de faire une bombe d’amour qui permettrait aux hommes de s’aimer lorsqu’on la ferait exploser. Tout le monde a ri. Voilà un exemple de la manière dont on peut changer l’état d’esprit des gens avec un peu plus de sagesse dans ses paroles. Il est vrai qu’une fois que leurs préjugés sont remis en question et que nous élevons sensiblement le niveau de conscience, ils perçoivent la réalité différemment. Un dialogue constructif peut alors s’amorcer. L’islam : une tradition vivante d’espérance Les mêmes idées reçues ont tellement été rabâchées par les médias des pays musulmans que nous en sommes arrivés à une forme d’endoctrinement de l’opinion publique. La notion de umma, que l’on traduit

généralement par « communauté des croyants », en est un bon exemple : elle a été réduite à sa dimension politique alors que c’est davantage une notion spirituelle. Ce sont des questions soi-disant bien connues en islam mais, en réalité, rares sont ceux qui en comprennent toutes les implications. Il est difficile actuellement de traverser les nombreuses strates idéologiques qui recouvrent l’âme de la civilisation musulmane, mais quand nous arrivons à toucher le cœur sacré de l’islam, nous sommes récompensés de nos efforts : nous nous apercevons alors de sa richesse intérieure qui a encore beaucoup à nous apprendre et à apporter aux autres traditions et à l’humanité. L’espérance Comment s’opère une guérison sur le plan de l’âme collective ? Quel processus thérapeutique est-il possible d’appliquer à une civilisation qui a perdu l’essentiel de son message spirituel ? C’est sur le plan de la conscience que cela doit se passer. L’humanité a une âme collective que la philosophie islamique appelle d’ailleurs l’« âme du monde ». Quand une partie du corps est malade, c’est la totalité qui est atteinte par la fièvre. Nous ne pouvons pas dire que l’âme du monde aujourd’hui soit pacifiée et en bonne santé, au contraire. Mais il est plus sage de rester optimiste même si l’humanité est confrontée à une conjonction de crises qui lui imposent de surmonter, de toute urgence, des défis d’une ampleur peut-être inégalée dans son histoire. Ne perdons pas de vue que les crises profondes peuvent permettre, en même temps, à

l’humanité de réaliser les mutations et les avancées dont elle a besoin pour trouver les solutions appropriées aux problèmes auxquels elle fait face. Les défis qui nous attendent étant planétaires, nous devons tous réfléchir et agir dans le sens d’une gestion globale de la Terre plus responsable et équitable. Si nous voulons soigner l’âme du monde et la prémunir contre les fléaux qui la perturbent si souvent, il est temps d’œuvrer à l’émergence d’une nouvelle culture de la paix entre les peuples et les principales traditions du monde. Apprenons donc à considérer la pluralité culturelle et religieuse comme une source inépuisable d’enrichissement mutuel, au lieu d’en faire uniquement l’enjeu d’une lutte pour l’hégémonie économique, technologique et militaire. Comme le disait ‘Alî Ibn Abî Tâlib, cousin et gendre du Prophète Mohammed : Vous avez autant besoin de votre ami que de votre ennemi, car votre ami vantera vos qualités ; quant à votre ennemi, il stigmatisera vos défauts. L’enseignement soufi délivre un message d’espérance afin que le cœur des hommes ne s’endurcisse pas au point de rendre impossibles tout dialogue et toute fraternisation entre les peuples et les civilisations. Un hadîth dit d’ailleurs : Sans espérance une mère ne peut allaiter, ni une femelle accoucher. C’est l’espérance qui fait que la vie se perpétue, qu’une mère allaite et que toute femelle met bas. Et la vie, c’est l’espérance.

Lorsque des personnes âgées plantent un arbre, elles savent très bien qu’elles n’en mangeront pas les fruits. Alors pour qui le plantent-elles ? Le Prophète disait : Travaille dans ce monde comme si tu devais vivre éternellement et travaille pour l’autre monde comme si tu devais mourir demain. C’est toujours cette espérance en l’avenir que nous devons porter en nous et transmettre aux générations qui nous succéderont, même dans les moments d’épreuve. Rester ouvert à cette espérance est un impératif exigé par les multiples défis liés à notre époque, et auxquels plus personne ne peut échapper, que nous soyons musulmans, juifs, chrétiens ou athées, si nous voulons construire demain un monde meilleur qu’aujourd’hui.

1- Abd el-Kader, Écrits spirituels, Le Seuil, coll. « Points sagesse », 1982, chap. 14, p. 80.

11 Le Vivant

Al-Hayy, le Vivant S’aventurer plus loin dans l’expérience intérieure du Divin en soi suppose de s’éveiller au Vivant et d’en connaître toute la richesse. Le verset du « Trône » que les musulmans récitent souvent – certains le récitent même tous les jours après chaque prière – est une invitation à vivre pleinement cet attribut divin : Dieu ! Il n’y a de Dieu que Lui : le Vivant ; Celui qui subsiste par Lui-même (al-Qayyûm). Coran, II, 255 Le Vivant est le plus essentiel des attributs divins, dans le monde manifesté, que l’homme ait reçus après que Dieu lui a confié son Dépôt (Amâna). Ibn ‘Arabî note dans les Futûhât que « le degré du Vivant est le plus immense de tous les attributs divins puisqu’il est la

condition préalable de l’existence de tous les attributs1 ». Si nous fondons notre relation au Divin sur l’attribut du Vivant, alors nous prendrons conscience que tout ce qui vit, en nous et hors de nous, permet de Le rencontrer. Envisager le Divin comme le Vivant par excellence, c’est rendre toute chose vivante ! Il est possible de se hisser à un niveau de conscience extraordinaire en fonction de notre capacité à incarner en nous cette énergie du Vivant. Il ne s’agit pas de n’importe quel niveau de conscience, c’est la conscience en soi, celle qui anime la manifestation divine dans sa totalité. Celui qui cherche à accéder à un tel niveau de conscience doit avoir trouvé préalablement le Vivant immuable et universel en son être. Une fois qu’il aura découvert que la source et l’essence de la conscience du Vivant sont en lui-même, ses relations au monde et aux autres s’harmoniseront. La question est donc de savoir dans quelle mesure nous sommes réellement vivants. Le Vivant qui nous anime est-il d’origine divine ou d’origine purement humaine ? Nous sommes vivants évidemment d’un point de vue biologique. Nos parents nous ont donné la vie et nous avons hérité de leur patrimoine génétique. À travers la reproduction sexuée la vie se transmet de génération en génération. Mais nous ne nous contentons pas de nous laisser vivre ; nous avons besoin d’agir par nous-mêmes et d’exprimer notre vie intérieure. Étant pourvu d’un intellect et d’une raison lui permettant de connaître la réalité et de discerner le vrai du faux, le bien du mal, l’homme n’est pas un être vivant comme les autres, qui se contenterait de conserver sa vie ou d’accroître ses jouissances matérielles. Le Vivant auquel il peut avoir accès, et dont il est question ici, est une énergie divine qui transcende aussi bien la vie biologique que la vie

psychique : C’est Lui, le Vivant. Point de divinité à part Lui. Coran, XL, 65 Découvrir en soi-même cet attribut essentiel de l’être permet d’appréhender instantanément les choses dans leur réalité véritable. Tout être humain porte en lui ce potentiel, mais rares sont ceux qui parviennent à l’actualiser. C’est généralement suite à un violent choc émotif, à de graves ennuis de santé ou encore à des situations de survie extrême que certaines personnes trouvent en elles cette énergie du Vivant qu’elles n’auraient jamais imaginé posséder en menant une vie ordinaire. Histoire de Salomon et de la fourmi Ce que l’on appelle le « Vivant par Dieu » ne se confond pas avec la nature originelle. Il ne s’individualise pas, il est le Vivant en soi, par quoi et en quoi tout existe, alors que la fitra se rapporte à un être individuel. Le Coran l’illustre souvent en faisant, par exemple, parler les animaux, la nature et toute la création comme c’est le cas pour la sourate « Les Fourmis ». Une fourmi, voyant passer Salomon avec son armée, appelle les autres fourmis et leur dit : Rentrez vite dans votre fourmilière car Salomon et son armée vont passer et vont vous écraser : ils ne vont pas vous voir. Coran, XXVII, 18

Or, Salomon entend son appel et arrête son armée le temps que les fourmis puissent se mettre à l’abri. Cette histoire signifie qu’une autre relation est possible entre l’homme et la Création dans la mesure où Salomon a pu entrer en communication avec la fourmi, ce qui va à l’encontre de l’expérience humaine la plus ordinaire. Le langage de la fourmi n’est pas celui de Salomon, et pourtant elle parle et se fait comprendre de lui ; il l’écoute et lui donne raison, il la reconnaît pour ce qu’elle est. Nous avons ici un exemple du Vivant par Dieu. Cette histoire est significative. Si le Coran la relate, c’est pour nous délivrer un enseignement. Salomon était l’être le plus réalisé de son époque, puisqu’il était roi et prophète. Il détenait au plus haut point le pouvoir temporel et spirituel. La tradition rapporte qu’il n’y avait pas alors de sagesse plus grande que la sienne. Or il va être capable d’entendre ce tout petit insecte, de reconnaître en lui le Vivant par Dieu. La conscience du Vivant est tellement incarnée en Salomon qu’elle le fait accéder à l’universalité du langage de la Création : il est capable d’entendre chaque être, de lui accorder de l’importance et de lui donner, de plus, raison. Rien de ce qui existe dans les cieux ou sur la terre n’existe hors de ce Vivant par excellence : Ne L’atteignent ni le sommeil ni la somnolence. Lui appartient ce qui est dans les cieux et sur terre. Coran, II, 255

Le langage des oiseaux Lorsque l’alchimie du Vivant s’opère en l’homme, la Création devient semblable à une symphonie musicale ou à une équation mathématique dont il est possible de déchiffrer et de comprendre le langage. Nous prenons conscience que nous ne faisons plus qu’un avec la Création et que nous sommes capables de lire en elle tous les signes subtils qu’elle recèle : Certes, dans la création des cieux et de la terre, dans l’alternance de la nuit et du jour, dans le navire qui vogue en mer chargé de choses profitables aux gens, dans l’eau que Dieu fait descendre du ciel, par laquelle Il rend la vie à la terre une fois morte et y répand des bêtes de toute espèce, dans la variation des vents, et dans les nuages soumis entre le ciel et la terre, en tout cela il y a des signes, pour un peuple qui raisonne. Coran, II, 164 Dès que nous avons appris à l’école à compter de un à neuf et à réciter l’alphabet de A jusqu’à Z, nous avons pu à la fois dénombrer les objets et reconnaître des mots. Un dialogue entre nous et le monde s’est instauré grâce à la maîtrise de ces langages. Nous avons découvert d’une part qu’avec des lettres nous pouvions faire des mots et construire des phrases sensées à condition de respecter certaines règles grammaticales, d’autre part qu’avec des chiffres il était possible, en connaissant leurs propriétés, de faire des calculs exacts. Tout ce que nous savons a fait l’objet d’un apprentissage souvent laborieux. Quand les scientifiques parlent de l’eau, ils ne se contentent pas de la désigner par un mot, ils la

symbolisent par une formule chimique : H2O. Quand ils parlent de l’oxygène, de l’hydrogène ou du carbone, ils utilisent des symboles chimiques. En fait, tous les phénomènes que les scientifiques sont amenés à découvrir ou à observer peuvent être mis sous la forme d’un langage mathématique, chimique ou physique. Mais ce sont des langages créés de toutes pièces par l’homme lui-même, ils n’ont pas d’origine divine. Ainsi les physiciens inventent régulièrement des termes pour désigner les particules élémentaires qui viennent d’être découvertes. Ils élaborent aussi de nouvelles équations pour en connaître les propriétés. En revanche, il existe un langage divin destiné aux créatures, se manifestant sous la forme de signes dans la Création à ceux qui ont appris à en décoder le sens. C’est la maîtrise de ce langage divin qui a permis à Salomon d’entendre et de comprendre la fourmi. Le Coran fait mention de ce langage extraordinaire : Nous avons appris le langage des oiseaux et toutes les sagesses nous sont venues. Coran, XXVII, 16 Tout être, qui reconnaît à l’instar de Salomon le Vivant en lui, accède au langage universel que parle la Création. C’est une expérience extraordinaire par laquelle il est possible de retrouver la paix et la joie de vivre. À l’opposé de cet état, des pathologies comme l’angoisse ou la dépression révèlent la perte de notre relation au Vivant. Les souffrances que nous ressentons résultent de l’oubli de cet attribut divin. Dès que l’être parvient à restaurer en lui cette relation, tout répond présent. Il sera plus vigilant à tout ce qui se manifeste à

lui et lui arrive dans sa vie quotidienne. C’est un état très profond qui nécessite de ne plus être dans l’inconscience du Vivant. Une communication s’instaure alors entre l’être et Celui-ci, qui se manifeste sous d’innombrables formes aussi bien sensibles que subtiles. Tout fait alors sens pour une conscience de plus en plus attentive aux signes qui se font jour dans la Création. Quand il nous sera permis de faire l’expérience de cet état à la portée de tous, soyons reconnaissants envers le Créateur pour éviter de croire qu’il nous appartient en propre. L’inné et l’acquis La difficulté que l’homme éprouve à renouer avec le Vivant vient du fait que la société invite à cultiver davantage la périphérie de l’être plutôt que son centre ; elle nous piège en fortifiant ce qui est acquis par notre conditionnement culturel et en nous faisant oublier les attributs divins innés en tout homme : Toute âme est l’otage de ce qu’elle a acquis. Coran, LXXIV, 38 La première chose qu’un enfant fait en venant au monde est de pousser un cri pour pouvoir respirer et se maintenir en vie. Bien que le Vivant soit inné en nous, nous le dissimulons par l’acquis social, intellectuel, religieux ou encore philosophique. L’éducation dispensée aux enfants dans nos sociétés joue un rôle déterminant dans le voilement de l’inné. Or la nature originelle de l’homme possède en elle

une prédisposition à connaître que l’éducation va, par la suite, orienter dans un sens plutôt que dans un autre. Certes, il est pratiquement impossible de laisser un enfant sans lui donner une instruction ; ce serait l’empêcher de développer en lui ses facultés physiques et intellectuelles qui feront de lui un être humain. Cependant, que faisons-nous la plupart du temps quand nous l’instruisons ? Nous recouvrons sa nature vierge en lui disant ce qu’il a à faire, à dire ou à penser. L’enfant est pris en charge par un système de valeurs et des pratiques qui lui ont été transmis par ses parents ou la société. Cela est somme toute normal et bénéfique pour son épanouissement, sauf si nous cherchons, en tant que parents, à le modeler en fonction de nos propres ambitions, de nos expériences ou encore de nos regrets au lieu de le laisser trouver par lui-même sa voie. Nous désirons façonner un être qui soit à notre image. Toute différence trop prononcée avec son enfant est vécue comme un drame familial. Nous souhaitons que nos enfants soient une partie de nous-mêmes, voire notre double, en quelque sorte. Il est vrai que, biologiquement, ils possèdent la moitié du patrimoine génétique de la mère et la moitié de celui du père, mais les parents aimeraient bien qu’il en soit de même pour la transmission des qualités intellectuelles et morales. Ils oublient que le Vivant fait preuve d’une créativité absolue ! Par conséquent, ne souhaitons pas à nos enfants qu’ils nous ressemblent, car ils seront piégés comme nous l’avons été nous-mêmes. Mais quels sont les parents qui réfléchissent de cette façon-là ? Ils sont rares. Encourageons les enfants à aller vers le Vivant, à aller d’eux-mêmes vers le Divin, afin qu’ils le réalisent encore

plus que nous. Cela est enseigné dans peu d’écoles – du moins jusqu’à présent – parce que ce serait remettre en question les valeurs et les fondements de notre société ainsi que ce qui a été acquis au cours de notre éducation. Aujourd’hui, l’homme a besoin de retrouver tous ses attributs que Dieu a inscrits en lui dès la naissance du premier homme sur terre, comme le rappelle le Coran (II, 31) : Il apprit à Adam tous les Noms. Un élément déclencheur est certainement nécessaire pour qu’il y parvienne. La guidance, c’est-àdire l’intuition guidée, peut jouer ce rôle ; encore faut-il en prendre conscience. Tous les êtres humains sont capables d’intuition guidée même si chacun l’appelle ou la pense différemment ; elle est inhérente à notre être parce que nous émanons du Vivant en soi. Celui qui ne reconnaît pas en lui l’existence de cette guidance vit comme un mort vivant. Il a beau mener une vie réussie sur le plan matériel, son intériorité est éteinte. Combien de personnes sont-elles apparemment vivantes de l’extérieur mais, en réalité, mortes intérieurement ? Le Vivant et l’ego Nous ne pouvons être réellement vivants que parce qu’Il est Vivant. Ce n’est pas la pensée, détachée de cet attribut divin, qui fait subsister notre être et qui permet d’exprimer et de connaître toutes les potentialités existantes en nous, c’est Lui qui nous donne d’abord la vie et la maintient selon Son décret :

C’est Dieu qui donne la vie et la mort. Coran, III, 156 Dans la tradition soufie, l’expérience fondamentale de toute existence n’est pas celle du cogito cartésien qui fait de l’essence humaine une substance pensante, mais l’expérience unitive de l’éternel Vivant que nous portons en nous. L’âme humaine ne surgit pas du néant mais du Vivant en soi et sa finalité est d’y retourner. Les hommes ont toujours eu tendance à faire de leur expérience subjective ou de leur aspiration personnelle un absolu. Le cheikh al-‘Alâwî fait ce constat : Qui a raison, ou de la fleur imaginant Dieu comme un parfum ou d’Aristote concevant Dieu qui se pense éternellement ? Aristote et la fleur font la même démarche : l’un divinise sa pensée, l’autre ses effluves. Tous deux ont raison (…). Car Dieu est tout, et chaque partie de la création n’ouvre sur Lui qu’un minuscule angle de vue2. Aussi les soufis avaient-ils autrefois pour habitude de prononcer d’abord la formule suivante : « Je me réfugie en Dieu contre (le mal de) la parole “Je” », lorsqu’ils s’exprimaient à la première personne du singulier. C’était une façon pour eux de reconnaître qu’ils étaient bien obligés de dire « je », mais qu’en même temps ils s’en méfiaient comme si Satan pouvait par ce biais s’exprimer à leur place. C’est que dire « je » a pour effet de renforcer inconsciemment notre égocentrisme, de nous individualiser et d’isoler notre existence du reste du monde. Cette formule, apparemment anodine, nous apprend, en réalité, à fortifier notre ego, au point souvent

de voiler notre relation avec le Vivant en soi. Quand l’ego découvre les attributs que recèle son être, acceptera-t-il de reconnaître qu’ils sont d’origine divine ou va-t-il essayer de se les accaparer avec sa conscience individuelle ? Sera-t-il capable de les restituer encore une fois dans la conscience universelle ? Si la réponse est affirmative, alors la redécouverte par l’homme du Vivant en soi peut se réaliser. Un jugement hâtif pourrait nous amener à considérer l’ego comme l’obstacle majeur à notre épanouissement et à notre réalisation. Pourtant, il ne s’agit pas de le détruire, nous en avons besoin pour nous construire. Il n’est pas, en lui-même, nocif ou négatif, mais il peut le devenir selon l’espace qu’il va occuper en nous. Il est, en tout cas, indispensable pour affirmer notre individualité. Nous sommes tous différents les uns des autres, aussi bien du point de vue physiologique que psychologique. L’ego permet de forger notre identité personnelle. Grâce à lui, nous pouvons savoir qui nous sommes et ramener les perceptions du monde extérieur à nous-mêmes. Cependant, il doit connaître plusieurs étapes pour atteindre le Vivant par Dieu. Les trois niveaux du Vivant L’ego a toujours été dans le Vivant. Mais selon son niveau de développement, il perçoit cet attribut divin différemment. Le premier niveau de l’ego, qui correspond à l’état de l’âme impérieuse, nous donne à voir le vivant au moyen des sens. Il connaît une nouvelle étape en se tournant vers la réflexion et en apprenant à discerner le

vrai du faux et le bien du mal. Il n’est plus exclusivement soumis à ses instincts. Il correspond à l’âme repentante. S’il fait du mal, c’est pour le regretter tout aussitôt en se demandant comment il peut réparer sa faute. Enfin, l’ego passe par une troisième étape qui lui permet de se pacifier. Il correspond à l’âme apaisée, capable désormais de trouver en elle le Vivant par Lui. C’est ce que la révélation coranique appelle le « retour vers le Seigneur », c’est-à-dire le retour vers l’éternel Vivant en nous. L’âme est à ce moment-là totalement pacifiée. L’ego n’a pas complètement disparu, mais l’espace qu’il occupe s’est considérablement amoindri à mesure que l’être a accru son développement spirituel. Cela ne signifie pas que seule compte la dernière étape de son développement. Dans la tradition soufie, les sens ont un rôle très important à jouer dans la découverte du Vivant. Il est nécessaire de procéder de façon méthodique pour amener à éveiller la conscience de l’être. L’éveil des sens constitue l’étape obligatoire dans la méthode thérapeutique pour amener une personne à se libérer de sa souffrance, car plus elle sera consciente de son environnement et d’elle-même, plus elle s’approchera du Vivant. Guérir consistera alors à Le reconnaître en toute chose. La guérison par le Vivant Le véritable enjeu pour le thérapeute est de parvenir à guérir le vivant malade et affaibli par le Vivant en soi. Quand une personne est atteinte, par exemple, d’un virus, elle va se soigner en suivant le traitement que lui a prescrit son médecin. Une fois ingérés, les

médicaments produisent des réactions physiologiques et chimiques dans l’organisme qui ont pour effet de soigner les parties malades de notre corps ; les substances médicamenteuses ont alors pour rôle d’aider le vivant malade à retrouver son équilibre. Que nous considérions le virus ou les molécules chimiques qui composent les médicaments ou non, nous restons encore et toujours dans la chaîne du vivant. Et dès que nous voyons la réalité différemment, c’est-à-dire dès que nous oublions de nous relier à la source d’où émane toute vie, nous amorçons un processus inverse de mort spirituelle. Comme le dit Abraham :

(…)

Et c’est Lui qui me nourrit et me donne à boire ; et quand je suis malade, c’est Lui qui me guérit, et qui me fera mourir, puis me redonnera la vie Coran, XXVI, 79-81

Certes, nous continuons d’être vivants par la consommation du vivant, laquelle se limite à l’entretien du corps biologique comme nous pouvons l’observer chez n’importe quel animal. Mais si nous voulons jouir du potentiel du vivant que nous possédons en nous et qui nous a été donné, nous devons prendre conscience du lien qui nous rattache à la source de l’éternel Vivant pour puiser l’énergie qui nourrit à la fois notre corps et notre esprit. C’est en nous détournant de cette source vivifiante que l’effet contraire va s’enclencher. Nous serons contraints de subir le processus du temps, qui apporte avec lui son cortège de maux, en nous conduisant irréversiblement vers la mort. Appréhender sa propre vie dans une perspective uniquement terrestre et matérielle

lui fait perdre tout sens et tout prix. Chaque jour qui passe, chaque instant qui s’écoule nous rapproche un peu plus, avec angoisse, de l’échéance fatale. Le désir du Vivant L’avenir de l’homme dépend de la place faite au Vivant dans l’éducation d’éveil. Dans une société où cet attribut divin n’est plus le centre d’intérêt vers lequel convergent toutes nos actions et les fondements de la religion ou de la philosophie, la vie est altérée, triste et monotone. Elle laisse place uniquement à une société anarchique où les individus s’adonnent principalement à des activités périphériques. La perte de la relation au Vivant en soi suscite chez l’être des désirs innombrables. Pour remplacer le désir essentiel du Vivant, nous cherchons à en assouvir de vains qui sans cesse s’accroissent. L’homme croit pouvoir combler ce manque qui le fait souffrir en mettant son intelligence inventive au service de ses désirs corporels et matériels. Malheureusement pour lui, rien ne semble pouvoir combler le vide intérieur qu’il ressent ; sa vie se transforme bientôt en une course effrénée à la possession. Bien que le désir du Vivant reste fondamental chez l’homme, dès qu’il en perd la trace il ne se préoccupe plus d’être ou de mieux être mais d’avoir et de paraître. Mais rien ne saurait épuiser l’énergie du Vivant qui anime en permanence toute la réalité. Même lorsque nous avons l’impression qu’elle s’est retirée de nos vies, elle reste présente parmi nous et peut être réactivée à tout moment. Si nous prenons le cas des relations amoureuses, c’est encore sa présence qui unit l’homme et

la femme. Le désir de construire une famille n’est rien d’autre que cette énergie du Vivant. Cette dernière se manifeste aussi dans les relations affectives que les parents entretiennent avec leurs enfants, leur amour se transformant, parfois, en amour possessif et problématique. Nous recherchons à travers l’autre la partie qui nous manque, et il nous arrive de tomber dans la souffrance et la désillusion quand nous découvrons qu’il ne répond pas à nos attentes. L’expérience spirituelle de la mort-résurrection Mais comment aller de nous-mêmes au Divin ? Comment renaître à l’inné ? Dans le soufisme, les personnes qui se sentaient prêtes à entreprendre une telle démarche se mettaient autrefois en retraite dans une caverne. Cela s’est passé de cette façon pour le prophète Mohammed. Or qu’est-ce qu’une caverne ? C’est aussi une tombe. Celui qui y entre avec son individualité en ressort complètement transformé. La transformation qui s’opère entre le moment où il entre dans cette matrice, dans la Terre-Mère, et le moment où il en ressort est le résultat d’une mort-résurrection : (…) Il lui donne la mort et le met au tombeau ; puis Il le ressuscitera quand Il voudra. Coran, LXXX, 21-22 Dans les montagnes de Kabylie, ces retraites spirituelles (khalwa) se passaient dans des grottes, toujours dans des lieux inhospitaliers et retirés. On observe le même phénomène dans toutes les traditions

spirituelles. Il s’agit pour celui qui s’engage dans une voie spirituelle d’accepter de mourir à l’acquis pour faire renaître l’inné. Pour faire triompher le Vivant en soi, l’être humain doit s’exercer à mourir au monde. Sans la mort des passions négatives de l’ego, aucune renaissance spirituelle de l’être n’est possible. C’est une réalité dont nous ne parlons plus aujourd’hui. Nous assistons pratiquement à l’inverse dans nos sociétés où tout est fait pour renforcer une attitude égotique. En général, les institutions humaines sont faites pour conserver et transmettre l’acquis et, ce faisant, elles contribuent à atrophier l’inné. Le système des examens en est l’exemple typique. La société se refuse à faire vivre l’homme en dehors d’un système qui l’empêcherait d’avoir prise sur lui. Vivre dans l’inné, libéré de tout conditionnement psychologique et social, implique une telle remise en question des valeurs et des fondements des sociétés et des États qu’il est préférable d’en cacher l’existence. Mais en refusant cette voie de la délivrance, de l’autonomie et de l’affranchissement, nous laissons place à une multitude de désirs insatiables qui tissent la trame d’un monde de valeurs superficielles fait d’angoisses, de contrariétés et de compétition. Bien que nous ne soyons pas toujours satisfaits de la vie que nous menons, nous ne cherchons pas à en modifier le cours car nous nous laissons bercer par la vaine espérance que nous serons plus heureux demain qu’aujourd’hui grâce à la réalisation de nos ambitions personnelles. N’oublions pas que le Vivant demeure toujours vivant même quand nous nous en détournons pour gaspiller toute notre énergie dans des activités superflues et stressantes. Il n’est donc pas diminué par quoi que ce soit. Le Vivant est immuable puisqu’il est, par définition,

« Celui qui subsiste par Lui-même ». Il n’est donc pas moins présent dans nos sociétés que dans celles du passé, mais il est certainement plus occulté aujourd’hui en raison de modes de vie plus centrés sur la réussite sociale et matérielle. Le Vivant dans l’hindouisme Voyons comment l’âme est définie dans une tradition autre que celle de l’islam. René Guénon nous apprend dans ses études sur les doctrines hindoues, et plus particulièrement celle concernant le Vedânta, que l’âme est vivante. L’âme vivante (jîvâtmâ) est la manifestation particulière du principe suprême, le Soi (Brahma). Nous sommes là dans l’une des plus vieilles traditions philosophiques et religieuses du monde où cohabitent une multitude de divinités sans qu’elles remettent en question l’existence d’un principe unique les transcendant toutes. Brahma est l’un des noms qui exprime dans l’hindouisme le Nom divin le plus subtil, celui par lequel tout procède, et notamment l’individualité. Dans cette tradition, le moi individuel n’est que le reflet dans le monde créé du Soi éternel. Guénon souligne que dans les doctrines orientales, la personnalité humaine ne correspond pas à la notion d’individualité dans laquelle l’a confinée l’état d’esprit moderne. La notion d’individualité est en fait fictive, ce n’est qu’un reflet du Soi plus essentiel : Le « Soi » est le principe transcendant et permanent dont l’être manifesté, l’être humain par exemple, n’est qu’une modification transitoire et

contingente, modification qui ne saurait d’ailleurs aucunement affecter le principe3. La philosophie moderne ramène l’être humain à sa seule perspective individuelle, faisant ainsi de son activité mentale le siège de la conscience. Il se voit réduit à son moi individuel ou collectif alors que celui-ci n’est jamais que la manifestation la plus périphérique de l’être. Cette confusion qui règne entre une faculté qui lui est tout à fait spécifique, communément désignée en philosophie par la raison, et les états illimités de sa conscience est à l’origine d’une incompréhension quant à la réalité d’une connaissance et d’une expérience métaphysiques. On finit par rendre l’homme prisonnier d’un système autosuffisant et fermé à toute transcendance qui l’éloigne du Vivant en soi. En ne rattachant pas la conscience à son centre vital immuable et éternel, il s’interdit de découvrir et de connaître les possibilités plus subtiles et universelles qu’elle recèle. Aussi est-il dans le monde moderne semblable à un mort vivant d’un point de vue spirituel, étant donné qu’il vit séparé de l’essence même de la vie. Cette brève incursion dans la spiritualité védantine permet de montrer à quel point les traditions spirituelles sont porteuses d’une vérité universelle. Que nous nous tournions vers la tradition soufie ou hindouiste, la possibilité nous est donnée de nous réconcilier avec un enseignement immémorial et de nous rappeler l’essence même de l’âme humaine. Celle-ci procède du principe divin suprême, le Vivant en soi, et elle se manifeste et se matérialise en un nombre indéfini d’états de conscience au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de son principe initial.

Le Divin comme Tout-Autre Dès que nous parlons du Vivant, retrouvons notre place et notre rôle à travers Lui, sinon tout devient incompréhensible. La difficulté à laquelle est confronté l’être humain dans son rapport au Divin est qu’il fait l’expérience d’une altérité radicale : il est mis face au Tout-Autre que lui. Dans ce cas, comment un être relatif et borné peut-il faire d’une absolue transcendance une partie de lui-même ? L’allégation coranique : « Il est avec vous où que vous soyez » (Coran, LVII, 4) est impossible d’un point de vue religieux ! Il se joue ici une véritable difficulté pour les commentaires exotériques du Coran, qui butent sur ce type de verset et préfèrent le reformuler à leur manière : « Il est avec vous par Sa science. » Mais pourquoi « par Sa science » ? Pourquoi maquiller la vérité ? C’est une façon pour l’homme de garder la mainmise sur l’autre et sur sa pensée. Or, si le Vivant en soi, qui est un attribut divin essentiel, est le même qui se trouve en nous, le vivant qui nous anime, c’est Lui. Il n’y a donc rien d’autre que Lui. Ne pas vouloir le reconnaître, c’est se détourner de cette réalité ultime pour vivre comme un mort vivant. Le plus extraordinaire, c’est que nous n’avons même pas à Le rechercher puisqu’Il est « ce qui subsiste par Lui-même » ! Chercher le Vivant est encore une façon de Le fuir et de L’éloigner car nous introduisons en nous de la dualité. Ce qui retient l’homme de le reconnaître, c’est son orgueil qui se place entre lui et le Réel vrai (Haqq) et le maintient dans l’illusion qu’il est le seul maître de son destin. Si nous

sommes capables de dépasser notre suffisance, de transcender notre condition humaine, alors tout se révélera sous l’angle du Vivant. Dieu est absolue liberté Si le Vivant est immuable et subsistant en toute chose, comment pouvons-nous nous en détourner ? La raison en est que nous vivons dans l’oubli, mais pas n’importe lequel : celui de Dieu ! Nous avions autrefois confié une mission à Adam, mais il l’oublia, Nous n’avons trouvé en lui aucune résolution. Coran, XX, 115 Lorsque nous sommes dans cet état, nous avons l’impression de créer librement notre existence mais, en réalité, nous créons notre propre prison. Nous nous limitons sur tous les plans alors que Dieu est pure liberté. Ce n’est pas en s’imposant toutes sortes de limitations mentales que nous nous rendrons plus proches de Lui. C’est ignorer qu’Il est doué d’une liberté absolue, qu’Il est au-delà de toute limite et forme. Pour comprendre ce que cela signifie véritablement, nous devons apprendre à désapprendre ! Le problème est que nous remplaçons le Vivant infini et intemporel en nous par une volonté individuelle limitée et capricieuse prenant sa source dans notre imaginaire, dans nos fantasmes et dans nos croyances. Rûmî dit dans le Livre du dedans : Je suis là où se trouvent les pensées de Mon serviteur4. Chaque créature se fait une autre image de

Moi. Ce qu’il imagine de Moi, c’est là que Je me trouve. (…) Purifiez, ô Mes créatures, votre imagination qui est Ma demeure et Ma résidence. D’où la nécessité de nourrir notre quête intérieure de pratiques spirituelles (prières, chants, méditations, etc.) et de purifier notre imaginaire de toute forme ou de toute image impropres à représenter la Réalité divine dans son acte créateur. Réduire l’origine de notre existence à notre petite vie éphémère alors qu’elle émane d’une source remontant au temps primordial donne une idée fausse de ce que nous sommes. L’homme se prend en quelque sorte pour le Créateur alors qu’il n’est qu’une créature dont la destinée est liée à une volonté divine qui le dépasse. L’ignorance et l’oubli de notre véritable essence nous rendent semblables à des prisonniers qui auraient troqué leur liberté contre des chaînes invisibles par peur d’avoir à assumer pleinement leur existence. Cette condition que nous partageons pour la plupart d’entre nous ne procure aucune satisfaction ; elle est, au contraire, la source de nos souffrances. Pourtant, nous préférons le plus souvent nous complaire dans nos limitations mentales et culturelles que de devoir affronter la perte de nos illusions. Le pire est que nous imposons cette souffrance à l’autre ! Nous aimerions qu’il fasse exactement comme nous, qu’il partage notre prison que nous jugeons parfaite alors qu’elle est exiguë et obscure. Nous nous demandons alors pourquoi il ne devient pas, comme nous, musulman, juif, chrétien ou bouddhiste. Pourquoi ne se convertit-il pas à notre foi ou à notre croyance puisque, à nos yeux, elle est le garant de notre salut et du paradis dans l’au-delà ? Une telle attitude se

révèle être insensée pour celui qui a su se libérer de toutes ses chaînes. L’approche thérapeutique du soufisme se propose d’éduquer l’être afin qu’il retrouve sa liberté originelle. Il s’agit de l’aider à éveiller en lui cette intuition de l’inné. Elle est présente en nous mais nous n’avons pas appris à la guider. Cela explique nos difficultés à savoir vraiment ce que nous sommes et ce que nous désirons au plus profond de notre être. Nous savons, certes, que nous sommes vivants, nous en faisons l’expérience immédiate, mais sans être conscients que nous n’existons que par le Vivant. C’est tellement évident que personne ne s’en préoccupe ! Un thérapeute doit rappeler le patient à l’essentiel et à l’immédiateté de cette réalité s’il veut l’aider à guérir. Mais il ne peut parvenir à un diagnostic que dans la mesure où le malade est capable de décrire ses maux, alors le remède à lui prescrire sera à la mesure de la maladie. Si nous demeurons dans l’ignorance des troubles qui agitent notre âme, aucun médecin ne sera capable de nous guérir. L’idéal serait de pouvoir arriver par soi-même à diagnostiquer son mal et à trouver en soi le moyen d’y remédier, ce qui nous obligerait fondamentalement à revenir au principe de l’unité de l’être qui est la source de notre équilibre. Commençons donc par nous éveiller à la présence du Vivant en nous et hors de nous. Montrons-nous plus vigilants à l’égard de cet attribut divin essentiel pour ne pas nous laisser aller et sombrer dans une vie inconsciente. À ce propos, le cheikh al-‘Alâwî nous met en garde contre l’emprise des sens : Le monde sensible est une ivresse.

Nous sommes tellement immergés dans le monde sensible et séduits par ses formes changeantes et variées que nous vivons dans un état permanent d’ivresse et d’oubli. Notre conscience, complètement engluée dans les réalités sensibles, perd le contact avec ce qui est essentiel pour la nourrir. La plupart du temps, nous sommes complètement absorbés par nos soucis et nos activités quotidiennes pour gagner notre vie. En nous détournant ainsi du Vivant, nous négligeons et sacrifions l’aspect le plus essentiel de notre être. La lecture par le Vivant Quand l’ange Gabriel a serré le Prophète contre lui au point de presque l’étouffer, il lui a donné un ordre : « Lis ! » Et le Prophète a répondu : « Je ne sais pas lire. » L’ange a répété : « Lis ! » Pour la deuxième fois le Prophète a dit : « Je ne sais pas lire. » Et à la troisième injonction, Gabriel lui a dit : Lis au nom de ton Seigneur !

Coran, XCVI, 1 C’est alors que le Prophète a lu. Celui qui ne commence pas la lecture de sa propre vie « au nom de son Seigneur » fait le choix de se laisser guider uniquement par ses sens et sa raison malgré leur insuffisance. Cette notion de lecture par le Seigneur est très exigeante. Lire notre vie par Lui est d’une difficulté incroyable, car c’est accepter de reconnaître ses défauts, ses faiblesses et ses limites. Dès lors que nous prenons conscience que nous n’existons que par Lui, savoir si nous aurions pu être ou

ne pas être n’importe plus car seuls l’Être et le Vivant sont : C’est Lui qui vous donne la vie puis vous donne la mort, puis vous fait revivre. Coran, XXII, 66 La mort n’est jamais qu’une métamorphose de l’être ou une phase transitoire nous amenant à une nouvelle forme de vie plus authentique. Dans l’univers tout entier, seul le Vivant est. Quelle que soit la direction que nous prendrons, nous ne rencontrerons que l’éternel Vivant : À Dieu seul appartiennent l’Orient et l’Occident. Où que vous vous tourniez, la Face de Dieu est là, car Dieu a la grâce immense ; Il est Omniscient. Coran, II, 115 Une fois que se fait cette lecture par le Vivant, nous pouvons déchiffrer aussi bien le langage de la Création que celui des différentes traditions spirituelles de l’humanité. Une nouvelle perspective s’ouvre pour l’être humain. Il devient comme un récepteur auquel parvient l’information émanant des créatures animées comme inanimées : la pierre, l’arbre, l’oiseau, l’homme ainsi que les entités spirituelles se manifestent à lui et lui révèlent leur essence, renforçant sa connaissance et l’acuité de sa vision intérieure du secret qui relie l’ensemble des formes et des réalités en un mouvement continuel et créatif. Il comprend l’agitation que soulèvent les vagues qui troublent la surface de l’océan et le besoin impérieux qu’elles ont à se manifester pour que la vie se perpétue, se transforme et se complète afin d’attester

qu’il n’y a pas de lui hormis Lui. Tout le ramène à cette Réalité constante et éternelle. Les événements passés comme à venir se nouent à la manière de fils qui s’entrelacent pour composer la trame d’une œuvre insoupçonnée qui dépasse et défie toute perception et imagination. Seul l’Acteur principal connaît son commencement et son aboutissement. Perplexe, l’homme qui a vu revient à lui-même comme le témoin de cette Réalité qui embrasse toute chose. La louange et l’action de grâces s’emparent de lui pour remercier Dieu de vivre dans un tel état de plénitude. Sa prière ne consiste qu’à Lui rendre grâce. Celui qui prend conscience qu’Il est le Vivant vit en paix. Cette Présence devient alors constante. Une relation d’amour et un dialogue permanent s’instaurent entre l’homme, la Création et son Créateur. L’erreur serait de réserver cette expérience unitive uniquement à des êtres extraordinaires, alors que le Vivant dialogue en permanence avec tous ceux qui s’efforcent d’éveiller, un tant soit peu, leur conscience. La lecture par les sens Nous participons de tout notre être au Vivant. Nous sommes constitués, comme n’importe quelle créature, de cellules, d’eau, d’un système nerveux, de chair et de bien d’autres éléments vivants. Nous recevons la vie, nous cherchons à la conserver ou à l’accroître, mais également à la donner pour finalement connaître la mort. La vie se manifeste immédiatement à nous et se fait connaître d’abord par nos sens. Par le simple fait de parler, de voir et de toucher nous montrons que nous

sommes en vie. L’étroite collaboration de nos sens nous met en contact avec le monde et nous permet de le découvrir et d’apprendre à le connaître. Sur ce point, l’islam ésotérique nous apporte un éclairage intéressant : puisque les sens sont les premiers outils de la connaissance de soi et du monde, c’est par leur biais que nous devons apprendre à chercher le Divin en toute chose. Cela est rendu possible si nous éduquons nos sens à percevoir le Divin dans tout ce qui se présente à nous. Force est de constater que nous faisons souvent le contraire. Nous considérons généralement les sens comme des voiles qui empêchent notre relation au Divin au lieu d’en être la première voie d’accès. Nous nions souvent, dans notre quête du Divin, Ses manifestations sensibles. Nous croyons que nos sens sont forcément d’un ordre inférieur étant donné qu’ils sont corporels. De ce fait, nous pensons qu’ils nous cantonnent à des réalités matérielles superficielles, voire illusoires. Or, l’éducation d’éveil passe par la conversion des sens. Cette éducation est liée, dans la tradition soufie, au statut de la loi (sharî‘a). Le problème qu’elle soulève vient en fait de la mauvaise interprétation qui en est faite. Elle est perçue, on l’a vu, comme un ensemble de lois contraignantes et restrictives, et non pas comme un moyen de canaliser et de spiritualiser nos sens pour les amener progressivement à percevoir subtilement la Réalité du principe suprême. La vision soufie tient compte de l’importance de l’éveil des sens dans la guérison de l’âme humaine. Il est possible d’observer chez un malade la perte de certains sens ou leurs perturbations. Comment le thérapeute va-til réapprendre à son patient à entendre, à voir, à percevoir et à toucher ? La conversion des sens se révèle

être une priorité dans une démarche thérapeutique ! Mais quelle est la relation entre les sens et le Vivant ? Par exemple, quand nous prenons de l’eau et que nous la buvons, c’est en premier lieu pour étancher notre soif, mais si nous mettons de la conscience dans ces gestes et que nous réalisons que l’eau est vivante, que nous sommes vivants, et que nous avons besoin l’un de l’autre pour que la vie soit et continue d’être, il y aura alors du vivant dans tout ce que nous faisons. Quand nous buvons et mangeons au Nom de Dieu, nous mettons de la conscience dans nos actes et nous nourrissons à la fois notre corps physique et notre corps spirituel. La lecture par la raison Le deuxième niveau de lecture s’opère par la raison. Quel rôle joue-t-elle dans notre compréhension du Divin ? Ce sont en fait nos sens qui structurent et alimentent en connaissance notre raison. Si nous ressentons, au moyen de nos facultés sensitives, cette Présence divine se manifester concrètement en nous, c’est tout notre être physique et psychique qui va en recueillir les bienfaits. À partir de ce moment-là, la raison peut jouer un rôle actif et positif auprès de la foi en venant l’appuyer par le discernement et le raisonnement. Cela dit, la raison demeure insuffisante même quand elle nous donne une meilleure connaissance du Divin. Nous ne pouvons pas nous contenter d’une approche rationnelle des réalités essentielles. Si la transmission d’un héritage spirituel passe d’abord par les sens, la raison va ensuite élaborer des conjectures et construire des théories à partir des données sensibles qu’elle a reçues. Les diverses

conceptions que nous nous faisons du paradis, de l’enfer et des Noms divins deviennent alors des constructions intellectuelles. La raison doit prendre conscience que ce qu’elle élabore conceptuellement peut l’enfermer dans des spéculations fumeuses et compliquées. Dans nos perceptions, les sens ne sont jamais que des outils qui permettent de recevoir l’information provenant du monde extérieur, mais c’est à la raison que revient le rôle de la traiter et de l’interpréter. Tout ce que nous voyons, par exemple par nos yeux, a pour effet de produire spontanément dans notre esprit des jugements. Cette faculté intellectuelle constitue donc en l’homme la clé qui va permettre d’ouvrir ou de fermer l’accès à une compréhension plus approfondie du Divin. La lecture par Lui Comment éviter que la raison s’enferme dans des constructions intellectuelles mortifères ? L’enseignement traditionnel propose un troisième niveau de lecture qui consiste à lire son existence, non plus par les sens ou par la raison, mais par « ton Seigneur ». Le verset spécifie bien par « ton Seigneur » et non par « le Seigneur », parce que la lecture devient révélation de Lui à nous. À ce sujet, commentant une sagesse de Sidi Abû Madyan : « Mon Dieu, amène-nous à comprendre par Toi, car nous ne pouvons comprendre par Toi que grâce à Toi », le cheikh al-‘Alâwî note : C’est l’une des plus nobles stations à laquelle peuvent accéder les connaissants, surtout ceux qui

exercent une fonction de maîtrise spirituelle : c’est ce qu’on appelle la station de l’inspiration révélée (wahy alilhâm). C’est par le biais de cette inspiration que le connaissant guide ses disciples et même qu’il se guide luimême (…). Il est en effet le dépositaire du secret de la Divinité, et il ne convient pas de placer ce secret en un lieu inadéquat ni de le communiquer à des gens qui n’en ont pas les qualifications requises. C’est parce qu’il comprend ce qui vient de Dieu qu’il accorde à chaque chose l’importance qui lui revient et agit toujours conformément aux exigences du moment. Cette façon d’agir correspond à ce qu’on appelle la perspicacité spirituelle (fatâna) : les envoyés en disposent nécessairement. Celui qui ne comprend pas par Dieu n’a rien ; j’ai écrit en ce sens : Celui qui comprend par Dieu vit dans la grâce divine ; Il va là où Dieu le guide, bien informé et clairvoyant. Celui qui ne comprend rien aux choses vit dans les tourments, Ne comprenant pas la sagesse divine qui se cache dans l’utile et le nuisible5. À condition que l’homme fasse l’expérience de l’inspiration révélée, il devient le canal par lequel s’exprime la connaissance de la Vérité essentielle. Lire la vie par Lui, ce n’est pas une négation de soi, c’est au contraire s’affirmer pleinement, mais par Lui. Auparavant, c’était une affirmation fondée successivement sur les sens et la raison, qui sont des

facultés limitatives. Désormais, elle se fera par la Vérité elle-même. ‘Alî, le cousin et le compagnon du Prophète, disait : Ne cherche pas la vérité par le truchement des créatures (ou des hommes) mais la Vérité par elle-même. Même les idées et les théories les plus subtiles sont, en fait, impuissantes à rendre compte de la Réalité divine. En revanche, la troisième lecture se fait par Lui, « par ton Seigneur », quand c’est Lui-même qui S’exprime à travers nous. La continuité des trois lectures Mais lire « par ton Seigneur » signifie aussi acquérir une conscience plus vigilante du Vivant. Si c’est à partir de l’éveil de nos sens que nous avons reçu notre première initiation au Vivant, c’est à travers la raison que cet éveil va se poursuivre à condition que celle-ci reconnaisse, en même temps, ses propres limites. Quand nous utilisons avant chaque repas la formule consacrée Bismillâh, « Au Nom de Dieu », nous le faisons souvent par habitude sans en connaître la véritable signification. Il en est de même pour de nombreux comportements religieux adoptés par pur mimétisme en dehors de toute considération pour leur sens profond. Cet état de fait témoigne vraisemblablement que la transmission n’est plus assurée car le contenu spirituel en a été perdu et nécessite d’être redécouvert. Pour vivre profondément ce que ces formules recèlent, nous devons passer progressivement par les trois niveaux de lecture : par les sens, puis par la raison, pour finalement aboutir à la

lecture par l’Intellect suprême, « par ton Seigneur ». Il y a une continuité entre ces trois lectures. C’est pourquoi de la réussite de l’une dépend la réussite de l’autre. Si nous gardons cela à l’esprit, nous respectons le Vivant dans sa totalité. Encore faut-il reconnaître l’existence de cet attribut divin ! Ou bien nous acceptons la possibilité d’une troisième lecture, et nous passons à l’étape de l’inspiration révélée, ou bien nous nous enfermons dans notre première ou notre deuxième lecture sans jamais pouvoir faire l’expérience unitive du Vivant en soi. Dans chacune des étapes, nous avons toujours à faire avec des résidus d’illusions, car nous ne nous rendons pas compte que les sens, comme la raison, sont des facultés de connaissance limitées. Ce n’est qu’au niveau de la troisième lecture que toutes les illusions vont être dissoutes parce qu’elle se fait par Lui. C’est lorsque l’esprit comprend par Dieu que l’être peut accoucher de sa propre révélation. 1- Ibn ‘Arabî, Futûhât, op. cit., vol. IV, p. 228. 2- In Augustin Berque, « Un mystique moderniste, le Cheikh Ben Aliwa », Revue africaine, 1936, cité par Johan, Cartigny, Cheikh al-‘Alâwî, Documents et témoignages, op. cit., chap. II, p. 33. 3- René Guénon, L’Homme et son devenir selon le Vedânta, Éditions traditionnelles, 1991, chap. II, p. 31-32. 4- Hadîth qudsî, cité par Ghazâlî, Ihyâ’, III, p. 269. 5- Cheikh al-‘Alâwî, Sagesse céleste, op. cit., p. 412-413.

12 L’adoration divine

Le Nom de l’Adoré Lorsque notre conscience atteint le point culminant du Réel vrai, Dieu Se manifeste à nous à travers toutes les réalités d’où surgit le Vivant. La réalité de l’Unicité rattache à elle, synthétise et densifie toutes les réalités contingentes qui constituaient auparavant notre monde. À ce moment-là nous prenons conscience de cette immense toile qui caractérise le Vivant : le tout est connecté au tout, l’un au multiple. Il n’y a ni hasard ni nécessité, seulement l’Unicité. Il ne reste alors en nous qu’un seul état permettant d’affirmer notre réalité d’être : l’état d’adoration. Nous constatons que pas un seul atome présent dans la Création n’existe sans avoir Sa marque ou Sa signature. Le cheikh al-‘Alâwî disait : Il n’y a pas un seul atome sur lequel n’est inscrit le Nom de l’Adoré. La dimension cognitive de toute réalité fait que les

éléments et les êtres qui composent l’univers ne peuvent s’agencer, communiquer, se féconder, se transformer et se reconnaître que par l’état d’adoration. Cet état permet l’existence de chaque atome. C’est pourquoi il est écrit : Je n’ai créé les génies (djinn) et les hommes que pour qu’ils M’adorent. Coran, LI, 56 Par conséquent, les créatures dans leur totalité comme dans leur spécificité d’homme ou de djinn ne sont créées que pour répondre à cette nécessité d’adoration qui, pour elles, est vitale. Ce verset met en scène deux entités opposées par leur nature que sont le djinn et l’homme, comme l’antimatière l’est à la matière et la réalité psychique à la réalité physique. La Révélation coranique leur rappelle que l’adoration est, pour l’un et l’autre, l’essence même de leur réalité, comme le centre l’est pour les rayons quand il répartit les charges, le mouvement et l’énergie. Si l’un des rayons se détache, se voile, il devient alors pour l’ensemble de la roue ou du cercle un élément de nuisance et de perturbation. N’oublions pas que la fonction du rayon est d’être liée à la fois au centre et à la périphérie, jouant pleinement son rôle dans cette roue de la vie qui est perpétuellement en mouvement pour produire l’énergie vitale de l’amour. L’adoration dont il est question ici est la sublimation de l’amour ; adorer, c’est aimer sans compter, aimer à l’infini. Qu’est devenue l’adoration aujourd’hui chez les fidèles qui remplissent les synagogues, les temples, les églises et les mosquées ? Le sens de l’adoration, celle qui élève et qui rapproche, ne peut surgir que du centre de

l’homme, le cœur de sa conscience vers le « Trône divin », Centre de tous les centres. La confusion dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est que nombre de fidèles et de religieux ont transformé l’adoration en un ritualisme, un formalisme et un conformisme. Les rituels à leur origine alimentaient, guidaient et dirigeaient cette adoration vers le principe de l’Unicité pour que l’être ne s’égare pas à adorer de faux dieux. Ils donnaient sens et profondeur à cette relation d’amour qui lie l’homme à l’être aimé. Ils nourrissaient et éveillaient en l’homme le désir de s’élever à la conscience divine universelle par l’entremise de laquelle il pouvait enfin s’unir au reste de la Création. Malheureusement, nous assistons à une inversion de sens : l’homme n’adore plus Dieu, il adore les rituels, la religion à laquelle il appartient. Cela a produit chez lui de la rancœur, plus encore de la haine envers ceux qui adorent Dieu différemment de lui. De la religion de l’amour et de la compassion nous sommes passés à la religion du dénigrement et de l’affrontement. Nous nous servons des commandements divins les uns contre les autres et non pas les uns pour les autres. L’entraide, la solidarité et le dialogue sincère sont des valeurs universelles contenues dans tous les messages révélés à tous les hommes depuis la nuit des temps. Tous les fondateurs de religion, quand on lit leur histoire, nous parlent d’amour, de compassion, de miséricorde, quelles que soient les époques. Pourtant, ceux qui se réclament d’eux se comportent souvent à l’encontre de ces principes. N’oublions pas que le judaïsme n’est pas né dans une synagogue, ni le christianisme dans une église, ni l’islam dans une mosquée, ni même le bouddhisme dans un temple. Où et comment ces religions sont-elles nées ?

Toutes sans exception, dans la solitude, la retraite et l’adoration pure. L’histoire des prophètes, des envoyés et des sages sont des exemples qui nous montrent aujourd’hui que la relation par l’adoration au principe premier – Dieu – n’était soumise à aucun conditionnement culturel. Les êtres adoraient Dieu dans l’amour et la liberté. Ils cherchaient à remplir leur cœur de Lumière par l’adoration et non leur raison par des règles et des doctrines qui sont devenues, à travers le temps, de plus en plus opaques au point qu’elles nous voilent le chemin clair qu’ils nous ont tracé. Le prophète Mohammed disait : Rendez la voie facile et non difficile. Annoncez la bonne nouvelle, taisez la mauvaise. Si la religion ne devient qu’un ensemble de règles et de conditionnements psychiques, vécue comme une contrainte exercée par le poids de la culpabilité, alors elle nous éloigne de Dieu. Ce n’est plus dans la proximité et l’amour que nous L’adorons mais dans la crainte et l’éloignement, alors que Lui-même a déclaré dans un hadîth qudsî : Ma miséricorde a précédé Mon courroux. La Création, support d’adoration Autrefois, les paysans enlevaient leurs chaussures quand ils allaient dans l’aire de vannage. C’était une aire sacrée : ils marchaient pieds nus sur le blé par respect, parce qu’ils pensaient que chaque grain de blé portait le

Nom de Dieu. Nous voyons jusqu’où cette adoration peut aller chez des hommes pourtant simples. Imaginons un monde où la relation à la Création devient un support de méditation qui nous incite à prendre conscience du miracle de la vie. Une parole prophétique dit : Ne méditez pas Dieu en Lui-même (dans Son absolu), méditez-Le à travers Sa Création. L’émir Abd el-Kader nous éclaire à ce sujet en disant : La multiplicité n’est que dans les enveloppes par lesquelles elle se montre, et dans les formes par lesquelles elle brille. C’est que les corps sont des maisons obscures, de noires régions qui, lorsque les lumières de l’âme entière les enveloppent, brillent et luisent par ces lumières qui débordent d’elle. C’est ainsi que des lieux enveloppés par la lumière du soleil brillent quoique la lumière de cet astre soit une et non multiple. Le disque du soleil est unique, c’est là son essence. Cependant, la lumière qui en émane éclaire de nombreux endroits qui se multiplient par le rayonnement1. Ainsi la Création devient l’élément qui réfléchit de toute part la Lumière divine, nous indiquant la source d’où émane cette énergie qui donne à tout être forme et vie. Adorer n’est pas seulement s’orienter vers un lieu géographique, c’est aussi s’orienter vers une direction qui nous rappelle à tout moment la Présence divine. Quand nous aimons une personne au point de l’adorer, que ressentons-nous ? Le simple fait de se sentir en présence

de l’être adoré nous comble déjà ; cela nous réconforte et nous fait oublier nos craintes et nos inquiétudes. Si nous sommes fatigués, la fatigue disparaît ; si nous sommes souffrants, la souffrance s’atténue. Auprès de l’être adoré, l’instant prend une autre saveur, la vie dans ses moindres aspects devient agréable et, comme par enchantement, l’épreuve est supportable. Qui d’entre nous n’a pas fait l’expérience de ces moments privilégiés ? Soyons attentifs à cet état extraordinaire grâce auquel nous pouvons avoir une idée de ce qui fait la beauté de cette relation d’adoration qui nous relie à Dieu. L’harmonie des lettres Dans la Création, chaque être devient en permanence une lettre qui, en s’associant avec d’autres, va composer des mots, qui à leur tour, reliés à d’autres mots, donnent des phrases pour finir par former des livres. Prendre conscience que toutes les créatures entretiennent entre elles des liens indispensables et subtils conduit l’être à découvrir cette extraordinaire possibilité du Divin qui renouvelle Sa Création à chaque instant. Relire le monde de cette façon ouvre notre esprit à une compréhension illimitée et à un éclairage à l’infini du code génétique de l’arbre de la vie où même les chaînons manquants et les espèces disparues ont leur place et leur rôle à jouer. Le nœud sacré qui lie toutes les créatures entre elles et avec leur Créateur fait de chacun de nous un réceptacle du Divin, dans la mesure où nous sommes le produit de cette évolution du vivant voulu par Lui. S’accaparer le Divin pour se distinguer ou se prévaloir de

son élection par rapport à d’autres nous prive de la joie de vivre en bonne harmonie avec tous les êtres. Chaque lettre de cet alphabet est nécessaire à la Création : si nous en enlevons une, l’harmonie et la musique célestes s’arrêtent. Notre souffrance provient de notre incompréhension face au véritable sens de notre existence et de l’ignorance dans laquelle nous sommes de l’intérêt que nous porte le Divin en nous créant dans la complémentarité pour nous faire accéder à une connaissance des uns et des autres : Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux. Dieu est certes Omniscient et bien Informé. Coran, XLIX, 13 L’adoration comme équilibre de l’âme L’effet de l’adoration est de procurer à l’âme un équilibre. Si le corps a besoin d’une bonne hygiène alimentaire et de vie pour se maintenir en forme, il en est de même pour l’âme qui trouve son remède et son harmonie à travers l’adoration. Celle-ci devient une nécessité à son épanouissement, à son apaisement et à l’affirmation de soi. Adorer procure alors une hygiène de l’âme aussi indispensable que celle du corps, sinon plus, suscitant un état de bien-être qui embellit et fortifie l’esprit. Contrairement au corps qui en vieillissant perd ses capacités et sa force, l’âme accroît par l’adoration sa connaissance et sa foi dans le lien qui la relie depuis le

commencement à la source du Vivant. Il lui reste alors à préparer sereinement l’ultime retour à l’océan divin d’où elle a émergé. Nous ne réalisons pas toujours combien l’attention qu’Il nous porte est constante tout au long de notre vie. Il est en permanence en prière sur nous et en lien avec nous, nous guidant toujours par Sa lumière afin de nous libérer de nos ténèbres, nous procurant à travers la Création tout ce dont nous avons besoin pour vivre, l’air, l’eau, la lumière, les nourritures terrestres ainsi que spirituelles : C’est Lui qui prie sur vous – ainsi que Ses anges – afin qu’Il vous fasse sortir des ténèbres à la lumière ; et Il est Miséricordieux envers les croyants. Leur salutation au jour où ils Le rencontreront sera : Salâm (Paix), et Il leur a préparé une généreuse récompense. Coran, XXXIII, 43-44 La chute d’Adam, lui-même prototype d’une humanité consciente du Dépôt (Amâna) qu’elle a reçu, nous amène à nous interroger sur le rôle de l’homme dans sa destinée et sur le vouloir divin qui l’a élevé à partir d’un état primitif jusqu’à la possession consciente d’un moi libre, capable de doute et de désobéissance. À ce sujet Mohammad Iqbal écrit : Notre constitution intellectuelle est telle que nous ne pouvons avoir qu’une vision fragmentaire des choses. Nous ne pouvons comprendre la véritable signification des grandes forces cosmiques qui font des ravages et qui en même temps maintiennent et accroissent la vie.

L’enseignement du Coran, qui croit à la possibilité d’une amélioration dans la conduite de l’homme et dans son contrôle des forces naturelles, n’est ni l’optimisme ni le pessimisme. C’est le méliorisme, lequel reconnaît un univers en croissance, et qui est animé par l’espoir de la victoire de l’homme sur le mal2. Cette victoire sur notre propre mal et sur celui qui perturbe périodiquement le monde nous interpelle sur le sens de la quête spirituelle que nous avons entreprise. Nous faisons le constat que celle-ci a permis de nous extraire des ténèbres pour amorcer une amélioration constante de notre être grâce à la Lumière dispensée continuellement par la source divine vers sa Création. Notre projet de vie peut s’accorder avec le désir de s’abandonner à Lui sans que notre liberté s’en trouve affectée, bien au contraire. Si Dieu a pris le risque, en nous créant, de nous faire confiance malgré les imperfections de notre ego, c’est la preuve la plus manifeste de l’amour infini qu’Il porte indistinctement à nous tous. Revenir à Lui, c’est justifier la confiance qu’Il a investie en l’homme depuis l’avènement de l’humanité. Après avoir été un élément stabilisateur qui modère notre comportement, anoblit nos caractères et élève notre pensée à l’universel, l’adoration devient une action créatrice à laquelle l’homme coopère pleinement. Iqbal développe précisément cette idée lorsqu’il écrit : Au fond de son être, l’homme, tel que le conçoit le Coran, est une activité créatrice, un esprit ascendant qui (…) s’élève d’un état à un autre, « d’état en état vous serez sûrement portés vers l’avant » (Coran, LXXXIV, 17-20).

C’est le sort de l’homme de participer aux aspirations les plus profondes de l’univers autour de lui et de modeler sa propre destinée ainsi que celle de l’univers, tantôt en s’adaptant aux forces de celui-ci, tantôt en employant toute son énergie à disposer de ces forces au service de ses propres fins et desseins. Et dans cette suite de changements progressifs, Dieu devient son coopérateur, à condition que l’homme prenne l’initiative : « En vérité, Dieu ne changera pas la condition des hommes, tant qu’ils n’auront pas changé ce qui est en eux-mêmes » (Coran, XIII, 11)3. La rencontre ultime Par cette perspective, l’homme découvre que son destin ne se limite pas à une vie terrestre condamnée à la finitude mais, au contraire, à une naissance et une renaissance après la mort à travers une résurrection qui lui confère l’immortalité. La vie terrestre est donc une préparation en vue de la rencontre ultime, dans la mesure où les actions ici-bas conditionnent le salut de l’âme après la mort bien que la félicité de tout un chacun demeure du ressort de Dieu seul. La mort devient un passage vers ce que le Coran appelle le barzakh et qu’il présente allégoriquement comme un isthme : Et c’est Lui qui donne libre cours aux deux mers : l’une douce, rafraîchissante, l’autre salée, amère. Et Il assigne entre les deux une zone intermédiaire et un barrage infranchissable. Coran, XXV, 53

Selon l’expérience de certains soufis, le barzakh désigne à la fois une modification de l’état de conscience du fait que le moi se libère du conditionnement spatiotemporel exigé par sa vie terrestre et un lieu de transition où l’âme humaine se prépare à s’adapter aux nouveaux aspects d’une réalité transcendante. La mort devient alors le canal par lequel les âmes transitent soit vers le paradis, le lieu des retrouvailles et de la réconciliation, soit, au contraire, vers un purgatoire pour extirper les scories de l’âme endurcie, laquelle devient, une fois purifiée, de nouveau apte à recevoir la grâce et la miséricorde divines. Les descriptions imagées du paradis et de l’enfer que relate le Coran sont des représentations visuelles de différents états intérieurs spécifiques à l’homme. Alors que l’enfer est, selon les propos d’Iqbal, « la douloureuse prise de conscience par un homme de son échec comme homme », le paradis est « la joie d’avoir triomphé des forces de désintégration »4. Cela nous invite à réfléchir et à méditer sur la condition humaine et sur le degré d’élévation de notre intelligence à saisir l’insaisissable par l’expérience vécue, ainsi que le suggère ce verset coranique : En vérité, dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour les doués d’intelligence (…) Coran, III, 190

1- Cité par Bruno Étienne, Abd el-Kader et la franc-maçonnerie, Dervy, 2008, p. 56. 2- Mohammad Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Éd. du Rocher, coll. « Traditions », 1996, p. 81-82. 3- Cité dans H.A.R. Gibb, Les Tendances modernes de l’islam, Maisonneuve, 1949, p. 111. 4- Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, op. cit., p. 123.

Conclusion La vie est un champ d’investigation illimité. Heureux celui qui ne s’arrête pas aux formes et aux discours stériles qui réduisent l’aventure humaine à un chemin étroit et conformiste. Efforçons-nous d’extraire du sens des réalités qui embrassent la vie sous tous ses aspects, nous comprendrons alors que la guérison de l’âme individuelle et de l’âme du monde ne peut s’opérer que par une nouvelle manière d’être et une conversion de notre regard sur soi, les autres et le monde. Il n’existe pas de thérapie toute faite qui découlerait d’une définition ou d’une classification des différentes maladies qui affectent ordinairement l’âme et le corps humains, dont on pourrait tirer tous les enseignements et les pratiques nécessaires, garantissant à coup sûr la guérison. L’homme se crée la plupart des maladies dont il souffre et les alimente, plus ou moins consciemment, par ses propres peurs, ses fantasmes ou encore ses illusions. Il a du mal à se faire à l’idée que prendre soin de son âme dépend aussi et surtout de lui-même, bien plus que de son thérapeute. De surcroît, il ne réalise pas toujours que la réalité matérielle et spirituelle émane d’un acte créateur unique et en perpétuel renouvellement, duquel jaillit instantanément l’être sous ses multiples manifestations, depuis ses formes les plus grossières jusqu’aux plus subtiles. Il est le Créateur qui ne cesse de créer. Coran, XV, 86

Prendre conscience que tout procède de Lui dans un jaillissement incessant, sans jamais que Sa Création puisse épuiser les possibilités infinies qu’Il recèle, doit nous mettre en garde contre les solutions définitives, les réponses toutes faites et faussement rassurantes de notre monde prométhéen qui a eu la prétention d’avoir trouvé la panacée, grâce aux progrès de la science et de ses applications techniques, et qui récolte, au lieu d’une humanité apaisée et affranchie de ses désirs illusoires, une humanité désorientée et troublée par l’extrême vulnérabilité de sa condition terrestre et l’incertitude de son avenir. C’est à une tout autre vision que nous invite le message universel de l’islam en faisant de chacun de nous le khalîfa de Dieu sur terre. Mais que signifie être Son représentant ? C’est déjà comprendre que nous ne sommes pas Lui, le Tout-Autre. Sa transcendance absolue voue les créatures que nous sommes à ne jamais pouvoir nous identifier entièrement à Lui, sans pour autant nous Le rendre inaccessible et absent. Son intimité parvient à se révéler à nous à mesure que nous incarnons et prolongeons sur terre Son acte créateur unique et originel. Des multiples étapes de l’évolution humaine, qui a conduit l’humanité présente de l’Homo sapiens à l’Homo faber des temps modernes, surgira peut-être dans l’avenir l’Homo creator, un être réalisé, confiant et responsable, enfin prêt à répondre présent à l’appel du dessein divin. De son acte créateur, qu’il soit de nature artistique, politique, cognitive ou éthique, naîtra la réconciliation de l’être humain avec son principe divin, de l’homme avec lui-même, de l’homme avec son prochain et de l’homme

avec la Création. La vision soufie de la thérapie de l’âme conçoit la liberté créatrice de l’homme comme un don de Dieu qui « a insufflé en lui de Son Esprit » (Coran, XXXII, 9) pour qu’il crée un nouvel être, qu’il œuvre à la métamorphose de son âme après que celle-ci s’est délivrée de toutes ses illusions, à l’instar du papillon déchirant sa chrysalide protectrice pour prendre son envol. Se revivifiant à la source de toute lumière et de tout savoir, son esprit pourra alors coopérer librement à la Création divine. À son regard, plongé dans les profondeurs et les méandres de son âme, se dévoilera le Livre du temps et le sens de la destination de l’homme et de la Création. Il saura désormais qu’il est appelé à œuvrer au parachèvement du secret divin pour qu’adviennent une nouvelle terre et de nouveaux cieux.

Remerciements Ce livre a vu le jour grâce aux premiers membres de l’association Thérapie de l’âme, qui ont tous apporté leur aide et leur contribution. En particulier ceux qui ont retranscrit les textes des séminaires, Françoise et Younès Aberkane, et celui qui a accompagné sa mise en forme avec patience et dévouement, Anthony Blanc.

DU MÊME AUTEUR Le Soufisme, cœur de l’Islam, La Table Ronde, 1996 ; Pocket, 1999. L’Homme intérieur à la lumière du Coran, Albin Michel, 1998 ; Pocket, 2006. Vivre l’islam. Le soufisme aujourd’hui, Albin Michel, coll. « Espaces libres », 2006. OUVRAGES COLLECTIFS Le Cercle des Anciens, Albin Michel, 1998. Sagesses pour aujourd’hui, Calmann-Lévy, 1999. Le Sens du sacré, Albin Michel, 2000. La Quête du sens, Albin Michel, 2000. La Réincarnation, Albin Michel, 2001. Pour un islam de paix, Albin Michel, 2001. Cet autre, mon frère, Trabucaire, 2002. Dieu, voici comment les Français Te prient, Fayard, 2002. La Transmission spirituelle, Le Relié, 2003. Le Coran , Jésus et le judaïsme, Desclée de Brouwer, 2004. L’Islam dans la cité : Dialogue avec les jeunes musulmans français, Albin Michel, 2006. Les Signes de la fin des temps. Rencontre IslamDharma, Albin Michel/Question de n° 131, 2008. L’Émir Abd El Kader. L’épopée de la sagesse, Zaki Bouzid Éditions, Alger, 2008. « Espaces libres » au format de poche

DERNIERS TITRES PARUS 180. Le Visage du vent d’est, de K. WHITE. 181. Petit lexique des mots essentiels, d’O. VALLET. 182. Lettres sur la méditation, de L. FREEMAN. 183. Dix questions simples sur Dieu et la religion, d’A. HOUZIAUX. 184. Dix questions simples sur la vie, d’A. HOUZIAUX. 185. Les Nouveaux Penseurs de l’islam, de R. BENZINE. 186. Au dernier survivant, du rabbin D. FARHI. 187. Schizophrénie culturelle, de D. SHAYEGAN. 188. Apprendre à être heureux, d’A. HOUZIAUX. 189. Inventaire vagabond du bonheur, de J. KELEN. 190. Le Secret de l’Aigle, de L. ANSA et H. GOUGAUD. 191. Le Retour de l’enfant prodigue, de H. NOUWEN. 192. Mu. Le maître et les magiciennes, d’A. JODOROWSKY. 193. Enquête au cœur de l’Être, dir. par G.E. HOURANT. 194. La Conférence des oiseaux, de J.Cl. CARRIÈRE. 195. Paroles d’Orient, de M. de SMEDT. 196. Les Mouvements du silence, de G. MANZUR. 197. Jésus, Marie Madeleine et l’Incarnation, de J.-Y LELOUP. 198. Juifs et chrétiens face au XXI e siècle, coll. dir. par P. THIBAUD.

199. La Force de l’amour, de Sœur CHÂN KHONG. 200. Simon le Mage, de J.-Cl. CARRIÈRE. 201. Œdipe intérieur. La présence du Verbe dans le mythe grec, d’A. de SOUZENELLE. 202. Saint François d’Assise ou la puissance de l’amour, de S. ROUGIER. 203. Dieu versus Darwin, de J. ARNOULD. 204. Sagesses pour aujourd’hui, entretiens réalisés par C. MESNAGE. 205. Jésus, l’homme qui évangélisa Dieu, de R. LUNEAU. 206. Anthologie du chamanisme, de J. NARBY et F. HUXLEY. 207. La Roue de la médecine, de SUN BEAR et WABUN. 208. Moine zen en Occident, de R. RECH et B. SOLT. 209. Enquête sur la réincarnation, dir. par. P. VAN EERSEL. 210. Une femme innombrable, le roman de Marie Madeleine, de J.-Y. LELOUP. 211. Sœur Emmanuelle, la chiffonnière du ciel, de Sœur SARA et G. COLLARD. 212. S’ouvrir à la compassion, collectif dir. par L. BASSET. 213. Le Livre du vide médian, de F. CHENG. 214. Préceptes de vie de l’Abbé Pierre, d’A. NOVARINO. 215. Préceptes de paix des Prix Nobel, de B. BAUDOUIN. 216. Cheminer vers la sagesse, de D. CHOPRA. 217. Le Chant des profondeurs, collectif dir. par

N. NABERT. 218. Islam et démocratie, de F. MERNISSI. 219. Le Harem politique, de F. MERNISSI. 220. Contes de la chambre de thé, de S. de MEYRAC. 221. Deux mille dates pour comprendre l’Église, de M. HEIM. 222. La Femme dans l’inconscient musulman, de Fatna AIT SABBAH. 223. La Consolation des consolations. L’Abbé Pierre parle de la mort, d’A. NOVARINO. 224. La mort est une question vitale, d’E. KÜBLER-ROSS. 225. Les Araignées sans mémoire, d’A. JODOROWSKY. 226. Une spiritualité d’enfant, dir. par L. BASSET. 227. Quel devenir pour le christianisme ?, de Mgr BARBARIN et L. FERRY. 228. Thérapie de l’âme, de Cheikh K. BENTOUNES.

Table des matières Introduction 1. « Lumière sur lumière » 2. L'éveil à soi 3. Unicité et voie médiane 4. L'éducation des sens 5. L'abandon confiant à Dieu 6. Les trois états de l'âme 7. Rétablir le sacré 8. Les trois principes de l'islam 9. L'extinction en Dieu 10. Retrouver l'âme de la civilisation musulmane 11. Le Vivant 12. L'adoration divine Conclusion Remerciements

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