Thèse de doctorat: Les pratiques des gestionnaires des connaissances en entreprise - études de cas chez Lafarge.
Short Description
Que fait une personne en charge du knowledge management ? Dans ce travail nous proposons d’étudier une fonc...
Description
Université de Nice Sophia Antipolis – IAE de Nice Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) UMR 6227 CNRS-UNS 250 Rue Albert Einstein - 06750 - Valbonne - France
THESE pour l’obtention du titre de Docteur ès Sciences de Gestion présentée et soutenue publiquement le 19 juin 2008 par
Alexandre Perrin
Les pratiques des gestionnaires des connaissances en entreprise : études de cas chez Lafarge.
JURY Directrice de thèse
Yvonne Giordano Professeure à l’Université de Nice Sophia Antipolis
Rapporteurs
Isabelle Huault Professeure à l’Université de Paris Dauphine Gérard Koenig Professeur à l’Université Paris XII
Suffragants
Mathieu Detchessahar Professeur à l’Université de Nantes Bertrand Moingeon Professeur à HEC Paris
Numéro attribué par la bibliothèque : _______________________
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L’Université de Nice Sophia Antipolis n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. Pour des raisons de confidentialité les noms des personnes évoquées dans ce travail ont été remplacés par des noms fictifs. Pour les mêmes raisons, ce document n’est pas accompagné de ses annexes.
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A André et Andréa. A ma famille. A Sylvia.
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REMERCIEMENTS Ponctué de moments de doutes, de remises en questions, de nuits blanches et de cogitations diverses, ce travail n’aurait pu voir le jour sans l’aide et le soutien d’un grand nombre de personnes. Je veux les remercier ici. Ma première pensée est pour ma directrice de thèse. Elle a su guider ma recherche doctorale tout en me laissant ma liberté intellectuelle et mon autonomie. J’ai toujours apprécié les différents conseils méthodologiques qu’elle a pu me prodiguer au cours de ces cinq années. Démarrée lors du Master Recherche à l’IAE de Nice, cette relation a été, je pense, le moteur de mon travail doctoral. Chaque rencontre a été l’occasion d’éclaircissements pour moi, alors noyé dans les nombreuses couches de brumes intellectuelles. Je lui transmets donc toute ma gratitude pour la qualité de ses conseils et pour sa gentillesse sans cesse renouvelée. Je remercie les Professeurs Gérard Koenig et Isabelle Huault qui m’ont fait l’honneur d’être les rapporteurs de cette thèse. Je remercie également les Professeurs Michel Moingeon et Mathieu Detchessahar de faire partie de mon jury.
Cette thèse n’aurait pu démarrer sans la participation active et l’implication de professionnels qui m’ont fait confiance pour mener à bien mes études empiriques. Je rends tout d’abord hommage à l’ancienne Corporate Knowledge Manager du groupe Lafarge. Elle a toujours soutenu mon projet en m’ouvrant un maximum de portes pour mener à bien mes recherches au sein d’une entreprise riche d’enseignements: Lafarge. Qu’elle soit ici infiniment remerciée pour son professionnalisme et sa sympathie. Je profite de cette occasion pour remercier également son supérieur hiérarchique et toute l’équipe Direction des Systèmes d’Information. J’ai une pensée particulière pour l’assistante de direction qui a grandement contribué à mon intégration au sein de cette équipe.
Ce travail a également été influencé par mon parcours initiatique dans le monde académique et universitaire. Je souhaite donc ici saluer les enseignants-chercheurs de différentes institutions avec lesquels j’ai pu entretenir des liens professionnels et amicaux. En premier lieu, les membres du Groupe de Recherche en Droit Economie et Gestion (GREDEG) de l’Université de Nice Sophia-Antipolis dont Audrey Missonier, Sabrina
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Loufrani et Cécile Ayerbe. Les différents échanges informels que nous avons pu avoir au laboratoire ont enrichi ma compréhension du fonctionnement universitaire. Puis, les Professeurs du CERAM Sophia-Antipolis, Alice Guilhon et Pascal Vidal, respectivement Directrice de l’école et Doyen du corps professoral, mais surtout Nicolas Rolland, avec qui j’ai « écumé » de nombreuses conférences internationales et qui n’a cessé de m’apporter de précieux conseils sur la rédaction de la thèse. Enfin, un remerciement tout particulier au réseau doctoral EUDOKMA mené par Mett Monsted de Copenhagen Business School et plus précisément à l’ESADE Business School qui m’a ouvert son laboratoire de recherche, le GRACO, pendant un an à Barcelone. Ce « visiting » n’aurait pu se faire sans l’accord des Professeurs Alfons Sauquet et Eduard Bonet. Leurs conseils m’ont permis d’améliorer ma revue de la littérature mais également de vivre une année très riche dans cette ville fascinante qu’est Barcelone.
La FNEGE a contribué au soutien financier de ma période d’échange à l’ESADE. A ce propos, je tiens à remercier la FNEGE pour l’organisation du CEFAG et par là même la promotion 2005 dont Audrey Rouzies, Pierre Roy et Charlotte Fillol qui sont non seulement devenus des amis mais également des collègues attachants. Un remerciement tout particulier aux organisateurs de ce séminaire riche en enseignements et remises en question : les Professeurs Frank Bournois et Jacques Thépot. Ces remerciements s’accompagnent de ceux que je souhaite formuler au Cercle Doctoral Européen de Gestion.
La réalisation de cette thèse a été grandement facilitée par le soutien indéfectible de mon institution actuelle : Audencia Nantes. Je tiens à remercier Monsieur Jean-Pierre Helfer qui m’a accordé sa confiance et à Jacques Hermant, responsable de mon département qui n’a eu de cesse de m’encourager à « boucler mon travail de thèse ». Je veux également remercier mes collègues du département, notamment Valérie et Frédéric, qui sont à l’origine de ma venue dans cette école et les personnes en charge de la Direction de la Recherche et plus particulièrement Annick Bertolotti. Une pensée également à la Grande Martine.
Enfin, cette liste ne saurait être exhaustive sans mentionner le soutien indéfectible de mes proches, de mon frère, de ma sœur, de mes parents et, surtout, celui de Sylvia. Je la remercie du fond du cœur pour sa patience, son intelligence et son amour.
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SOMMAIRE Genèse de la thèse
p.6
INTRODUCTION GENERALE
p.7
PREMIERE PARTIE : Analyse de la littérature sur le gestionnaire des connaissances en entreprise.
Chapitre 1. L’approche technique de la gestion des connaissances
p.21
Chapitre 2. L’approche sociale de la gestion des connaissances
p.86
-> Intention de recherche
p.133
Chapitre 3. Proposition d’un modèle d’étude des pratiques des gestionnaires des connaissances
p.135
-> Questions de recherche
p.158
DEUXIEME PARTIE : Etude des pratiques des gestionnaires des connaissances : méthodologie, analyse et résultats.
Chapitre 4. Choix méthodologiques et démarche générale de recherche
p.165
Chapitre 5. Analyse des cas
p.221
Chapitre 6. Synthèse et perspectives
p.346
CONCLUSION GENERALE
p.400
Bibliographie
p.404
Table des matières détaillée
p.415
Table des illustrations
p.420
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Genèse de la thèse : une histoire professionnelle, un questionnement personnel. Mon travail de recherche s’est amorcé à partir d’un constat simple et récurrent : pourquoi les entreprises nomment-elles des gestionnaires des connaissances ? La réponse la plus évidente serait la suivante : « pour gérer ses connaissances ».
Mon expérience professionnelle m’a montré qu’elle est infiniment plus complexe. Jeune consultant dans un cabinet de conseil commercialisant des « solutions collaboratives pour gérer les connaissances des employés » (dixit la plaquette du cabinet), j’ai été amené à rencontrer quelques-uns de ces responsables de politique de gestion des connaissances. La réalité de leur travail m’a semblé alors très éloignée de celle que la littérature académique avait pu me relayer. A leur côté, je constatais également le décalage entre les théories développées dans les travaux académiques et la réalité de l’usage. Ces managers étaient quelque peu déçus des résultats des projets qu’ils avaient menés jusqu’alors. Cette déception était liée, selon eux, à la difficulté d’impliquer les employés, à la complexité et la lourdeur des outils informatiques et à la pauvreté des connaissances capitalisées. Enfin, j’ai été particulièrement surpris par le discours ambiant des consultants censés aider ces personnes qui remplaçaient systématiquement le mot « information » par celui de « connaissance » dans leurs présentations PowerPoint ou leur offre de service. C’est pourquoi j’ai décidé d’aborder cette question dans le cadre d’une recherche doctorale et de l’approfondir de manière scientifique et rigoureuse. Que « fait » un gestionnaire des connaissances ? Quel est son rôle dans l’entreprise ? Quelles sont ses tâches quotidiennes ? Pour répondre à ces questions, je devais les rencontrer, les observer, les côtoyer et les comparer. Au cours de mon travail de recherche, deux problématiques majeures ont alors émergé : celle de leur rôle véritable dans la structure organisationnelle et celle de leur légitimité au cours des prochaines années.
La thèse que je défendais avant ce travail, qui s’est étalé sur cinq années d’étude, était que la réutilisation continue des connaissances détenues par une entreprise n’était possible que grâce à l’existence de ces « relais organisationnels » que sont les gestionnaires des connaissances. Nous allons voir si cette thèse a été étayée par la réalité.
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INTRODUCTION GENERALE
Angleterre,
début du vingtième siècle. Deux espèces d’oiseaux prolifèrent sur le
territoire anglais : la mésange et le rouge-gorge. Grâce aux bouteilles de lait livrées sur le seuil de la porte des maisons anglaises, elles ont chacune réussi à se développer de manière spectaculaire. On compte alors un million d’oiseaux de chaque espèce dans ce pays. Le système de livraison de lait à domicile en vigueur en ce temps leur a permis de se nourrir facilement, cette ressource n’étant pas protégée par un couvercle. Petit à petit, ces oiseaux ont appris à aspirer le lait et à maîtriser cette source d’alimentation avant que l’habitant ne vienne chercher son lait sur le pas de la porte. Cet apprentissage était déjà en soi un exploit mais il était à double tranchant. Habitués à consommer ce lait si riche en calories, les deux espèces ont modifié peu à peu leur mode de digestion à tel point qu’elles ne pouvaient plus se passer de cet aliment. Entre les deux guerres mondiales, elles ont été confrontées l’une et l’autre au progrès technique : afin d’améliorer la conservation du lait, les producteurs anglais décidèrent de poser un sceau en aluminium sur chaque bouteille de lait. Ce changement allait avoir une répercussion tragique pour le rouge-gorge dont l’espèce a aujourd’hui quasiment disparu des campagnes anglaises. Inversement, la mésange britannique a continué à proliférer pour une raison simple : elle avait appris comment percer ce sceau en aluminium pour continuer à avoir accès à cette ressource. Confrontée à un environnement changeant, la première espèce a donc réussi à développer et à transférer une meilleure pratique que la seconde. Individuellement, le rouge-gorge a, lui aussi, réussi à percer le sceau en aluminium, mais il a préféré garder pour lui-même sa connaissance. La bonne pratique qu’il avait réussi à développer ne s’était pas transmise à ses congénères. Ainsi, la mésange a mis en place un processus d’apprentissage organisationnel alors que le rouge-gorge s’est limité à un processus d’apprentissage individuel. Pourtant, les deux espèces possèdent intrinsèquement les mêmes moyens de communication : le chant, la couleur des plumes et les mouvements du corps. L’explication de l’évolution des deux espèces est donc à trouver ailleurs. Selon l’anthropologue anglais Wilson, le processus de propagation de la bonne pratique a été facilité par la richesse de la vie communautaire des mésanges, ces dernières vivant par groupe de huit à dix individus. Au contraire, les rougesgorges sont des oiseaux territoriaux qui refusent l’accès aux autres membres de l’espèce s’ils se sentent menacés.
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Cette histoire tirée du livre « The Living Company » d’Arie de Geus (1997 : 131-141) illustre les problèmes récurrents que soulève l’existence des connaissances au sein d’un collectif d’individus : l’innovation (comment l’organisation peut-elle faire émerger de nouvelles connaissances ?), la propagation sociale et institutionnelle des connaissances (comment celles-ci sont-elles réutilisées ?), la mobilité des individus (comment capturer leurs connaissances avant leur départ ?) ou encore le pouvoir (pourquoi partager son savoir avec ses congénères ?). Ces différents enjeux sont l’objet d’étude d’un nouveau courant de recherche en sciences de gestion, celui du management des connaissances. 1 Ces interrogations diverses suscitent, en effet, un engouement important sur le plan académique depuis ces quinze dernières années. Les numéros spéciaux de revues scientifiques de premier plan2 et l’apparition de revues consacrées entièrement à ce sujet
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sont l’illustration de la vitalité de ce champ de recherche qui demeure encore difficile à délimiter. La notion de management des connaissances désigne en effet à la fois un corps de pratiques éprouvées en entreprise mais également un ensemble de préoccupations et d’expériences diverses qui s’inscrivent dans l’économie du savoir. Un nouvel environnement pour les entreprises : l’économie du savoir.
Les systèmes économiques dans lesquels évoluent les entreprises se sont constitués sur un enchevêtrement historique de connaissances et de savoir-faire développés au cours des siècles. Mais aujourd’hui la place de ces derniers est devenue centrale comparativement aux ressources travail et capital, à tel point que l’on désigne aujourd’hui l’économie comme celle du savoir. Selon Dominique Foray (2000), l’économie du savoir est un scénario de développement de l’économie basé sur un double phénomène : d’une part, une tendance séculaire relative à l’accroissement de la part du capital intangible (éducation, formation, etc.) et, d’autre part, l’irruption et la diffusion spectaculaire des NTIC4. Ce scénario s’appuie sur une analyse « post-capitaliste » (Drucker, 2000) du fonctionnement économique. 1
Tout au long de notre travail, nous utiliserons uniformément les termes de « management des connaissances », « gestion des connaissances », « gestion des savoirs » et « knowledge management ». 2 On peut citer les numéros spéciaux de la Revue Française de Gestion (1995 et 2004), de Strategic Management Journal (1996), de California Management Review (1998), de Management Science (2001), d’Organization Science (1991 et 2002) et d’Academy of Management Executive (2005). 3 On peut citer les journaux académiques intitulés Journal of Knowledge Management, Knowledge & Process Management ou encore Journal of Intellectual Capital and Organizational Learning. 4 Les NTIC regroupent un ensemble de ressources nécessaires pour manipuler de l'information, et particulièrement des ordinateurs et programmes nécessaires pour la convertir, la stocker, la gérer, la transmettre et la retrouver. Dans le langage commun, les NTIC désignent aujourd’hui tout ce qui est relatif aux télécommunications et réseaux informatiques, à Internet, au multimédia aux services informatiques et logiciels, au commerce électronique à la microélectronique et à l'équipement informatique.
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Confrontés à une démographie trop faible et à un coût du travail trop élevé, les pays industrialisés doivent aujourd’hui se différencier en formant massivement des « travailleurs du savoir » et en favorisant la croissance d’entreprises innovantes, c’est-à-dire d’entreprises capables de générer de nouvelles connaissances (Nonaka et Takeuchi, 1995). Les auteurs du rapport du Commissariat Général au Plan intitulé « La France dans l’économie du savoir » (2002) avancent ainsi que « la principale source de création de richesses pour la France réside désormais dans les savoirs et les compétences, davantage que dans les ressources matérielles. La compétitivité des entreprises et, au-delà, celle des nations repose fondamentalement sur les capacités à créer et à utiliser les connaissances. Ces capacités conditionnent donc largement les performances en termes de croissance, de revenus et de création d’emplois » (Charpin, 2002 : 2). Cela dit, les savoirs de l’organisation et ses compétences sont avant tout détenus par les individus qui y travaillent. L’enjeu des théoriciens comme des praticiens est précisément de dépasser cette limite. La compréhension des mécanismes constituant ces capacités est donc un sujet de première importance pour s’assurer que les entreprises aient un développement plus proche de celui
des mésanges que celui des rouges-gorges. Cette
compréhension est d’autant plus cruciale que les entreprises évoluent dans un environnement économique de plus en plus incertain où la planification de leur action est devenue émergente (Mintzberg et Lampel, 1999). C’est désormais leur portefeuille de ressources (Barney, 1991, 1995) ou l’enchevêtrement de compétences clés qui déterminent leur compétitivité (Hamel et Prahalad, 1994). Le management des connaissances est donc une nécessité pour faire fructifier les ressources immatérielles de l’entreprise. Un nouvel impératif pour les entreprises : la gestion des savoirs.
Concevoir l’entreprise comme un portefeuille de ressources nécessite de nouveaux outils de gestion, de nouvelles compétences de la part des managers et de nouvelles orientations stratégiques. Ces orientations se sont alors traduites dans la mise en place de programmes de management des savoirs, c’est-à-dire un ensemble d’initiatives et de projets ayant pour fil conducteur la gestion active des ressources immatérielles (informations et connaissances) détenues par l’entreprise. A la base de tous les programmes de management des savoirs figure la prise de conscience ou la revendication du fait que l’information et le savoir sont des ressources stratégiques et qu’il est impératif de disposer d’outils, de techniques et de méthodes pour les gérer en tant que telles (Mbengue, 2004 : 15).
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Les dirigeants d’entreprise cherchent aujourd’hui à améliorer l’utilisation de leur portefeuille de connaissances. Comme l’avait noté Peter Drucker (2000 : 23), les entreprises essayent « d’user du savoir pour déterminer comment le savoir existant peut être mis en œuvre pour obtenir des résultats ». Mais au fur et à mesure que la taille et la complexité de ces organisations augmentent, leur besoin de mettre en commun ce que savent leurs employés est devenu de plus en plus difficile à satisfaire. Qu'il s'agisse de transfert vertical entre un maître et un apprenti ou de transfert horizontal entre experts, les responsables d’entreprises se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient désormais plus s'appuyer sur des réseaux sociaux simples et peu coûteux (Foray, 2000). La globalisation et la dématérialisation de leurs activités ont été des facteurs aggravants en raison de l’approfondissement de la distribution spatiale de leurs activités (éparpillement des sites de production et de commercialisation) et de la hausse des coûts de coordination de ces activités (équipes multiculturelles et multilingues). Les dirigeants d’entreprises sont donc aujourd’hui tous concernés par cette question dans une optique de productivité et d’efficacité (Charpin, 2002). Les pratiques de gestion des savoirs en question.
On remarque ainsi que depuis une quinzaine d’années, bon nombre d’entreprises ont commencé à structurer leur démarche de gestion des connaissances (Ruggles, 1998). Chacune tente de traiter un problème en particulier : le départ en retraite de cadres qui détiennent une connaissance critique, le partage de bonnes pratiques développées par une unité de production, la stimulation de l’innovation d’un centre de recherche, etc. Dans la réalité, la mise en place effective de ces initiatives soulève de nombreux problèmes liés à la nature tacite de la connaissance (Davenport et Prusak, 2000), à l’existence de barrières culturelles (O’Dell et Grayson, 1998) ou à l’adoption d’un système de gestion des connaissances (Lancini, 2003). Ainsi, les dirigeants d’entreprise ont beau être de plus en plus convaincus du bienfondé de cette démarche, ils sont souvent déçus par l’impact de celle-ci. Selon une enquête réalisée en 2007 par le cabinet de conseil en stratégie Bain & Company, sur 960 dirigeants d’entreprises ou managers5 à travers le monde, 54% d’entre eux déclarent avoir mis en place un programme de management de leurs connaissances mais seulement 19% d’entre eux sont satisfaits du résultat (Rigby, 2007 :13).
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Cette étude menée tous les deux ans par le consultant Darrell Rigby détaille l’utilisation de 25 outils de gestion par des entreprises depuis 1993. Le knowledge management est présenté comme un de ces outils. 10
En France, on constate également une implantation croissante des démarches de management des connaissances dans les entreprises, favorisée par les technologies de l’information et de la communication, mais celles-ci ont bien du mal à s’ancrer réellement dans les pratiques quotidiennes des employés (Beyou, 2002 : 13). L’étude menée en 2002 par la Cegos et l’Université Paris-Dauphine est révélatrice du nombre croissant d’entreprises ayant déjà mis en oeuvre des démarches de ce type tout en soulignant leur portée limitée6. Alors que 47% des entreprises interrogées disposent de bases de connaissances, les managers recherchent en priorité des connaissances auprès d’un collaborateur (86%), mais également sur ces bases de connaissances internes (62%) et sur des sites Internet externes (59%). L’annuaire électronique d’experts est, lui, très peu utilisé (14%) (Kalika et al, 2002). Un nouvel impératif pour le chercheur : l’étude de la fonction gestion des connaissances
Concevoir l’entreprise comme un portefeuille de connaissances nécessite également de nouvelles structures d’accompagnement. Pour faire face aux difficultés de mise en place de ces programmes, on assiste à l’émergence d’une nouvelle fonction dédiée à plein temps à la gestion des connaissances organisationnelles. Ces gestionnaires sont « des cadres d’entreprise chargés d’articuler une politique de management des connaissances en fonction des besoins et du contexte dans lequel elle s’inscrit » (Awazu et Desouza, 2004 : 339). On a ainsi vu apparaître les fonctions de « Chief Learning Officer », « Chief Knowledge Officer », « Directeur du Capital Intellectuel » ou « Knowledge Managers » dans des entreprises industrielles et des entreprises de services (Davenport et Prusak, 2000 ; Earl et Scott, 1999 ; Awazu et Desouza, 2004). Hubert Saint-Onge (Clarica Life Insurance), Steve Denning (Banque Mondiale), Dave Snowden (IBM), Karl-Erik Sveiby et Leif Edvinsson (Skandia), David Smith (Unilever), John Brown (BP), Susan Welch (Mosanto) ont été ainsi les premiers responsables officiels en charge d’une démarche de gestion des connaissances. En France, on peut citer la société Cofinoga qui a créé, dès le début de l’année 1999, un poste de Knowledge Manager, et le bureau Veritas qui a fait apparaître une fonction de Knowledge Management dans son organigramme à la fin de l’année 1999 (Grundstein, 2001 : 31). Plus récemment, le directeur du service des ressources humaines de Danone a mis en place en 2004 un projet d’entreprise intitulé « Networking Attitude » encouragé par un 6
La CEGOS et l’Université Paris-Dauphine se sont associées pour créer l’Observatoire de l’e-management qui a mené pendant plusieurs années une enquête auprès d’un large échantillon d’entreprises (505 en 2002) et de salariés répondant en leur nom propre (2577 en 2002). Cette enquête porte sur l’impact de l’usage des NTIC sur le lieu de travail.
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Knowledge Manager, pour inciter les salariés à échanger les bonnes pratiques éparpillées au sein des filiales dans le monde entier. La gestion des savoirs s’est donc institutionnalisée et matérialisée par l’existence d’une fonction dans l’organigramme. Dans un sens structurel, on définit par fonction « l’ensemble des opérations permettant d’atteindre un type d’objectifs » (Louart, 1999: 409). Le mot ‘fonction’ caractérise donc l’exercice d’un emploi ou d’une charge (une mission ou une occupation). Par extension, il désigne une profession ou un métier contribuant à la vie d’une organisation. Le concept de fonction soulève donc la question du rôle ou de l’utilité d’un sous-ensemble (l’individu en charge de la fonction) dans un système (l’organisation). Dans les entreprises, les fonctions sont également appelées des « services ». On peut alors distinguer les services dits fonctionnels des services opérationnels. Les services fonctionnels (ou support) sont ceux qui aident les services opérationnels à mieux gérer leurs activités. Mintzberg (1982) oppose, lui, les technostructures (qui fournissent des principes, des méthodes ou des moyens de contrôle) aux supports logistiques (qui assistent les opérationnels dans leurs besoins d’intendance ou d’assistance matérielle). Cette séparation est aujourd’hui en plein bouleversement puisque ces deux sortes de tâches peuvent être tenues par les mêmes services. Drucker (1999) observe cette évolution en expliquant qu’une troisième vague affecte aujourd’hui les structures fonctionnelles des entreprises (Encadré 1). Encadré 1. La troisième mutation des fonctions (Drucker, 1999 : 59) « Depuis l’apparition de l’entreprise moderne, c’est-à-dire depuis la fin de la deuxième guerre civile aux États-Unis et la fin de la guerre franco-prusienne en Europe, le concept et la structure des organisations ont enregistré deux évolutions majeures. La première se déroula de 1895 à 1905. Elle distingua direction et propriété et donna à la première tous ses droits en tant que travail à part entière [...] La seconde évolution eut lieu vingt ans plus tard. Le développement de ce que nous considérons encore actuellement comme l’entreprise moderne commença avec la restructuration que Pierre S. Du Pont fit subir à son entreprise familiale au début des années vingt, et se poursuivit quelques années plus tard avec la recomposition de General Motors [...] C’était la mise en orbite de l’organisation “commande et contrôle” d’aujourd’hui, caractérisée par l’importance donnée à la centralisation, aux services centraux, à la gestion des ressources humaines, à l’ensemble de l’appareil planificationcontrôle, ainsi que par la distinction très nette entre élaboration des politiques et opérations [...] Nous sommes à la veille d’une troisième période de mutation : le passage de l’organisation “commande et contrôle”, structurée en divisions et en départements, à l’organisation fondée sur l’information, celle du savoir et des experts. Nous discernerons déjà, quoique encore faiblement peut-être, à quoi cette nouvelle organisation ressemblera ; nous sommes capables d’identifier quelques-unes de ses caractéristiques et conditions préalables essentielles ; nous pouvons mettre le doigt sur certains problèmes fondamentaux de valeurs, de structures et de comportements. Mais la tâche concrète de l’édification de l’organisation fondée sur l’information est encore devant nous – c’est le défi qui attend les chefs d’entreprise du futur. »
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La fonction « knowledge management » est au cœur de la troisième période de mutation décrite par Peter Drucker. Cette question de la mutation est pourtant absente dans les travaux de recherche en sciences de gestion consacrés à ce thème. Les enjeux académiques de notre recherche : étudier le travail du knowledge manager.
Très peu de travaux académiques ont étudié la fonction gestion des connaissances. Pour s’en convaincre, une simple recherche sur une base d’articles scientifiques (EBSCO) suffit à montrer le décalage important entre les travaux traitant du « knowledge management » et ceux sur le « knowledge manager » (Figure 1).
Figure 1. Evolution du nombre de travaux académiques de 1991 à 2007 (Source: EBSCO) 800
Nombre de publications
700 600 500 400 300 200 100 0
1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 14
37
30
44
35
62
68
133
193
256
316
316
480
596
591
599
736
"Organizational Knowledge"
1
5
1
5
4
14
7
12
20
25
23
24
33
25
28
32
49
"Knowledge Manager"
0
0
0
0
0
0
1
1
1
2
2
4
6
6
2
4
3
"Knowledge Management"
Années
On remarque sur la Figure 1 que la littérature consacrée au knowledge management a connu une croissance exponentielle : 736 articles ont été publiés sur EBSCO en 2007 alors que ce nombre était deux fois moins élevé cinq ans avant. Il existe ainsi de plus en plus d’études empiriques disponibles sur le rôle stratégique du savoir dans l’organisation, sur les retombées de projets de knowledge management ou sur les limites des communautés de pratique. Pour autant, cette littérature parcellaire et fragmentée contribue à opacifier les pratiques déployées en entreprise en oubliant l’acteur principal : le chef de projet. Les actions
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des gestionnaires de connaissances, en charge d’appliquer les concepts ou de développer eux-mêmes ces concepts, sont ainsi totalement oubliés par les chercheurs en sciences de gestion. Nous aboutissons au paradoxe suivant : les auteurs se réclamant du knowledge management, qui ont pourtant mis en lumière le rôles des pratiques sociales dans le fonctionnement des organisations, n’étudient pas les pratiques de ceux chargés de « faire » du knowledge management. Il nous semble donc salvateur de réinterroger les concepts à partir des actions des personnes qui « font » du knowledge management. C’est pourquoi notre travail s’inscrit dans les sciences de gestion au sein de la perspective dite « pratique ». Cette orientation a récemment donné lieu à la publication d’un numéro spécial de la Revue Française de Gestion en mai 2007 (Volume 33, Numéro 177). Même si la manière de désigner cette perspective fait encore l’objet de nombreux débats, il s’agit avant tout de faire état de l’activité des gestionnaires, c’est-à-dire de « décrire dans le détail les activités qui sont au cœur des processus auxquels ils participent » (Rouleau et al, 2007 : 17). Cette perspective permet ainsi de mesurer et de comprendre comment les acteurs utilisent les outils, les méthodes et les modèles et de faire ressortir les décalages entre ce que les dirigeants d’entreprise attendent d’eux et ce qu’ils font réellement en entreprise. En s’éloignant des théories et des modèles relatifs à la gestion des savoirs, nous souhaitons ainsi mettre en lumière les dimensions cachées de l’action du gestionnaire des connaissances. Les enjeux managériaux de notre recherche : faut-il créer une fonction « gestion des connaissances » en entreprise?
Gérer les connaissances semble devenir un métier à part entière puisque, sur la période 1995-2003, 76 offres d’emploi relatives à cette fonction ont été publiées en Amérique du Nord et en Europe (Awazu et Desouza, 2004 : 340). Comme tous les services de l’entreprise, la fonction gestion des connaissances présente des spécificités d’organisation et de fonctionnement qui sont liées à leur place dans l’organisation économique et au poids des missions que la Direction Générale leur assigne. Nous sommes alors amenés à nous demander si ces gestionnaires des connaissances sont des spécialistes ou des généralistes. Par exemple, des consultants comme Karl-Erik Sveiby ou Richard McDermott se sont spécialisés dans l’offre de services de knowledge management. Pour assurer la pérennité et la pertinence de cette logique, certains responsables d’entreprises peuvent être tentés de créer une fonction dédiée à la gestion des connaissances. Dans une entreprise engagée dans une démarche de knowledge management, les missions et
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les responsabilités de chaque acteur doivent, en théorie, évoluer pour intégrer une nouvelle distribution des rôles. Mais est-ce véritablement le cas ? Le gestionnaire des connaissances at-il le pouvoir nécessaire pour mener à bien sa mission ? L’enjeu managérial que nous allons dégager se situe au niveau de la pertinence de nommer ou non un pilote en charge de la gestion des connaissances. Car la question sousjacente à la nomination d’un gestionnaire des connaissances est la suivante : apporte-t-elle de la valeur pour l’organisation ? Est-il nécessaire pour un responsable d’entreprise de nommer un employé en charge de la gestion des connaissances ? Si oui, quelles compétences doit-il avoir ?
L’importance des enjeux mérite donc que l’on consacre un travail approfondi sur le gestionnaire des connaissances. Profession ignorée de la recherche académique, comment cette fonction est-elle perçue au sein des entreprises ? Comment est-elle vécue par les responsables eux-mêmes ?
En conclusion de cette introduction, notre recherche ne vise pas à comparer le travail d’un manager des connaissances à celui d’un manager traditionnel mais elle entreprend d’interroger ses pratiques et sa capacité à mettre en place des concepts souvent flous et équivoques. Notre ambition est de décrire le plus fidèlement possible les actions des managers dans leur contexte et d’alimenter les réflexions théoriques sur le knowledge management. C’est pourquoi nous définissons notre problématique de recherche par la question suivante : Que font les cadres d’entreprise chargés de gérer les connaissances dans l’organisation ?
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Notre démarche générale se décompose en deux grandes parties (Figure 2).
La première partie de notre travail consiste à étudier dans le détail la littérature consacrée aux connaissances dans l’organisation, aux méthodes et outils de management et au gestionnaire des connaissances. Cette analyse nous permet d’identifier les limites de la littérature et de proposer un modèle d’étude des pratiques des gestionnaires des connaissances.
La deuxième partie met en œuvre une étude empirique réalisée dans une entreprise française (Lafarge). Nous y défendons notre démarche méthodologique, nous analysons le travail de quatre gestionnaires des connaissances selon une perspective « pratique » et nous en tirons une synthèse et des implications managériales, théoriques et organisationnelles.
Enfin, nous concluons ce document par une mise en perspective de notre recherche au sein de la littérature en sciences de gestion afin d’en comprendre ses apports et ses limites. Figure 2. Démarche générale de la recherche
Première Partie : Analyse de la littérature 1. 2.
L’approche technique de la gestion des connaissances L’approche sociale de la gestion des connaissances 3. Proposition d’un modèle d’étude
Bouclage théorique
Deuxième Partie : Etude empirique 4. 5. 6.
Choix méthodologiques et démarche de recherche L’analyse des cas enchâssés Synthèse et perspectives Conclusion de la recherche : apports et limites
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PREMIERE PARTIE UNE ANALYSE DE LA LITTERATURE SUR LE GESTIONNAIRE DES CONNAISSANCES EN ENTREPRISE
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Introduction de la première partie. Dans les sciences de gestion, les recherches sur la connaissance dans les organisations cherchent à comprendre la nature des connaissances organisationnelles (avec une orientation théorique voire philosophique) ou à étudier l’utilisation de celles-ci dans des politiques de management des connaissances (avec une orientation pratique voire managériale). Conformément à notre problématique de recherche, nous allons traiter principalement le second ensemble. Cette orientation nécessite tout de même d’étudier les mécanismes de constitution des connaissances organisationnelles pour aborder avec acuité leurs modes de gestion. Il est en effet difficile, selon nous, d’étudier le knowledge management en faisant l’économie d’un examen approfondi de son objet de gestion (les connaissances). Devant l’impossibilité de traiter uniformément tous les aspects des connaissances dans l’organisation, Scott Cook et John Seely Brown (1999) proposent de distinguer deux approches dans la littérature : celle de la « possession » et celle de la « pratique ». La première réduit la connaissance organisationnelle à un objet codifiable et malléable. La seconde insiste sur le caractère socialement construit de la connaissance et sur le phénomène d’apprentissage. Les tenants de la seconde approche vont insister sur les modalités complexes de l’élaboration des connaissances organisationnelles alors que les tenants de la première approche vont proposer des modèles normatifs pour utiliser efficacement cette ressource renouvelable. Nous verrons que ces considérations théoriques ont une implication directe sur les outils et les méthodes du knowledge management ainsi que sur les profils des gestionnaires des connaissances (ou les knowledge managers). Cette première partie est une analyse de la littérature consacrée aux connaissances organisationnelles, aux outils du knowledge management et aux knowledge managers. Dans un premier chapitre nous mettons en lumière l’existence de connaissances possédées par l’organisation sous forme de capital. Dans ce cas, le gestionnaire peut s’appuyer sur des outils issus de technologie de l’information et de la communication afin de codifier les formes les plus verbalisables des savoirs. Dans un deuxième chapitre nous examinons les connaissances construites par l’organisation
au
cours
de
processus
d’apprentissage.
Il
doit
alors
favoriser
l’institutionnalisation de communautés sociales auto entretenues. A partir de notre intention de recherche, nous identifions, dans le dernier chapitre, les limites de la littérature consacrée au gestionnaire et nous proposons un modèle d’étude de ses pratiques. Nous concluons cette revue de la littérature par nos questions de recherche.
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Chapitre 1. L’approche technique de la gestion des connaissances « Le vrai succès de la science et de la technologie modernes consiste à prendre des hommes ordinaires, à les informer minutieusement, puis au moyen d’une organisation appropriée, à faire en sorte que leurs connaissances se combinent avec celles des autres hommes spécialisés, mais également ordinaires. Cela dispense du besoin de génies.» John Kenneth Galbraith (1974 : 32)
1.1. Les connaissances possédées par l’organisation
1.2. Les outils d’ancrage des connaissances organisationnelles
1.1.1 Les connaissances individuelles
1.2.1 Le processus de gestion active des connaissances
1.1.2 Le processus de codification
1.2.2 Les nouveaux outils de codification
1.1.3 Le capital connaissances
1.2.3 Les freins à l’approche technique
1.3 La fonction knowledge management dans une approche technique 1.3.1 1.3.2 1.3.3
Le Chief Knowledge Officer Le Chief Privacy Officer
Les apports et les limites de la littérature consacrée à ces fonctions
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Introduction du Chapitre 1.
Comment faire en sorte que l’entreprise ne voit pas partir une parcelle de son savoir à chaque fois qu’un salarié la quitte ? Comment atténuer la fragilité d’une entreprise qui dépendrait du savoir d’un individu ou d’une équipe de travail ? Depuis son origine, la gestion des connaissances répond à ces questions par la mise en place d’un processus de recueil, d’organisation, de création, de diffusion et d’exploitation des savoirs utiles à l’entreprise. Ces questions ne sont pas nouvelles pour les organisations. Le compagnonnage, le tutorat, les cercles de qualité ou encore la communication interne offrent depuis longtemps la possibilité aux employés de partager ce qu’ils savent ou de réutiliser ce qui a déjà été établi.
Devant
la
complexification
des
processus
ou
l’éparpillement
des
unités
organisationnelles, les dirigeants d’entreprises ont aujourd’hui largement recours aux NTIC telles que les bases de données, les annuaires d’experts ou encore les espaces collaboratifs. Ces outils offrent l’avantage de garder une trace des savoirs individuels et collectifs dans les murs de l’entreprise. Mais nous allons voir, dans ce premier chapitre, que la nature et la distribution des connaissances rendent difficile cette mise à disposition. Il est, en effet, de plus en plus ardu d’exiger des employés des transferts de savoir étant donné que leur présence se fait de moins en moins durable. Certains ont le sentiment d’avoir été dépossédés d’une partie de leur pouvoir en donnant un peu de ce qu’ils ont appris ou de ce qu’ils savent.
Ce premier chapitre se décompose en trois grandes sections. La première est consacrée à l’étude de la littérature théorique sur les connaissances possédées par une organisation (1.1). La seconde est orientée sur les applications pratiques à travers l’examen des différents outils de codification des connaissances et des difficultés d’appropriation par les membres de l’organisation (1.2). La troisième s’interroge sur le rôle attendu du gestionnaire des connaissances par l’entreprise à travers l’examen de deux profils de poste qui s’inscrivent dans la démarche technique : le « Corporate Knowledge Officer » et le « Chief Privacy Officer » (1.3).
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1.1 Les connaissances possédées par l’organisation Dans cette première section, nous décrivons les différentes formes de connaissances détenues par une organisation. Littéralement la possession peut se définir comme le fait de jouir d’un bien sans en avoir nécessairement la propriété. Partir de l’idée de « possession » permet d’expliquer la nécessité de mettre en place des mécanismes de conversion des connaissances individuelles en connaissances organisationnelles, mécanismes que nous étudierons dans la partie suivante. L’objet de cette première section est d’exposer les raisons qui ont poussé les gestionnaires des connaissances à considérer les savoirs comme des objets. L’organisation est ici décrite comme une structure constituée de connaissances individuelles dont les formes les plus verbalisables (1.1.1.) sont susceptibles d’être placées sur un support selon un processus de codification (1.1.2.) afin de mettre à disposition des autres membres de l’organisation le savoir de chacun sous forme de capital (1.1.3.).
1.1.1
Les connaissances individuelles Le point de départ à toute réflexion concernant les connaissances organisationnelles
est l’individu. Dans cette sous-section, nous présentons la nature duale des connaissances indviduelles (1.1.1.1). Ceci est l’occasion de revenir succintement sur les premiers travaux philosophiques et cognitifs tant leurs apports vont influencer les premiers modèles de la gestion des connaissances. L’analyse de l’architecture des connaissances individuelles (1.1.1.2) nous permet de comprendre la distinction entre les connaissances codifiables et non codifiables (1.1.1.3).
1.1.1.1
La nature duale de la connaissance individuelle Le débat sur les origines de la connaissance individuelle remonte aux origines de la
philosophie. L’analyse philosphique repose sur la séparation du sujet et de l’objet : comment peut-on en tant que sujet acquérir des connaissances sur un objet ? Deux idées permettent alors de préciser ce qu’est la connaissance individuelle : une réflexion et une action7. Cette distinction est à la base de la vision duale de la connaissance individuelle.
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Ludwig Wittgenstein (1958) rappelle à ce propos que le terme de « connaissance » renvoie à la fois à la capacité à agir et à comprendre. Cette distinction se retrouve dans les termes allemands « wissen » et « können » : le premier désigne la capacité de connaître alors que le second souligne le pouvoir de comprendre et d’agir.
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Les analyses des philosophes reposent principalement sur la question de la séparation du sujet et de l’objet : comment peut-on en tant que sujet acquérir des connaissances sur un objet ? Comment les Hommes peuvent-ils comprendre la réalité ? La connaissance individuelle est d’abord considérée dans la philosophie comme étant le produit d’une réflexion. Pour les tenants de l’approche rationaliste, défendue par des philosophes comme Platon ou Descartes, on considère la connaissance comme un produit de la raison humaine. Cette position est résumée par la célèbre formule de Descartes « cogito ergo sum » (je pense donc je suis). L’essentiel de la connaissance individuelle provient d’un « moi pensant » rationnel qui doit « douter » de ses sens. Au contraire, l’empirisme défendu par Aristote, Locke ou Berkeley se base sur une connaissance issue uniquement de l’expérience des sens. L’expérience est alors définie comme tout ce qui est appréhendé par les sens et seule l’observation de la réalité permet d’accéder à la connaissance. Une première synthèse de ces deux approches est réalisée par le philosophe Emmanuel Kant (1781) dans sa Critique de la raison pure. Ce dernier admet que les connaissances humaines proviennent avant tout de l’expérience mais que le phénomène de création et d’acquisition de celles-ci s’accompagne d’un traitement de notre raison de l’expérience vécue. Ainsi, la connaissance individuelle « apparaît » dans notre esprit si et seulement si notre raison et nos sens fonctionnent en même temps. Les philosophes du courant existentialiste, représenté par Jean-Paul Sartre ou Maurice Merleau-Ponty, vont, eux, considérer les connaissances individuelles comme le produit de l’action. Ces connaissances se construisent dans la réalité et elles sont déterminées par un contexte donné : « je pense donc je suis » est remplaçé par « je pense donc je peux ». La séparation classique entre le sujet et l’objet est abolie comme le conceptualise Martin Heidegger avec son concept « d’être dans le monde » (le Dasein). Dans le prolongement des réflexions précédentes Michael Polanyi considère que les individus (le sujet) acquièrent des connaissances par une intégration (« indwelling ») de la réalité (l’objet) : « knowing is an indwelling» (Polanyi, 1961: 468). L’argumentation de Polanyi sur l’importance de la connaissance tacite dans la cognition humaine repose sur le fait qu’il prétend que les êtres humains créent de la connaissance en s’impliquant eux-mêmes dans les objets. C’est cette « habitation » du sujet par l’objet qui l’incite à décrire la connaissance individuelle comme à la fois tacite et explicite. La connaissance tacite est personnelle, spécifique au contexte et de ce fait, il est difficile de la formaliser puisqu’elle « habite » l’individu. La connaissance explicite, elle, est transmissible dans un langage formel. L’image qui va ressortir de cette conception de la connaissance est celle de l’iceberg : la partie visible
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(la connaissance explicite) est infiniment plus petite que la partie invisible (la connaissance tacite). L’individu ne possède donc pas une forme unique de connaissance mais différents types (tacites et explicites). Nous allons maintenant constater que cette dualité a également été soulignée par la science cognitive.
1.1.1.2
L’architecture des connaissances individuelles Comment la connaissance est représentée dans l’esprit de l’individu et quels sont les
types de traitements menés à partir de ces représentations qui permettent les activités mentales telles que se rappeler, percevoir, raisonner, résoudre un problème et prendre une décision, sont les principaux axes de recherche explorés par la science cognitive (Anderson, 1983). Dans son livre, The Architecture of Cognition, John Anderson (1983) propose un modèle (ACT-R) censé répondre à ces différentes questions. Dans ces travaux, il constate surtout que la connaissance individuelle se décompose en deux éléments : les connaissances déclaratives et les connaissances procédurales. Les connaissances déclaratives sont formées à partir de données encodées par les individus alors que les connaissances procédurales sont issues des actions de l’individu : « declarative knowledge corresponds to things we are aware we know and can usually describe to others. Declarative knowledge in ACT-R is represented in terms of chunks which are configurations of elements that encode various things that we know. Examples of declarative knowledge include "George Washington was the GOAL president of the United States" and "Three plus four is seven." Procedural knowledge is knowledge that we display in our behavior but we are not conscious of. Procedural knowledge basically specifies how to bring declarative knowledge to bear in solving problems » (Anderson, 1983: 56). A ces deux composantes s’ajoute la mémoire de travail, qui stocke des connaissances en fonction de leur nature. L’individu peut alors mobiliser ces connaissances selon ses besoins.
Fort de ces apports cognitifs la recherche en management stratégique assimile la connaissance tacite aux connaissances procédurales, et la connaissance explicite au traitement de l’information. Sur ce dernier point, la question de l’encodage va amener les auteurs à définir une hiérarchie entre les données (i), les informations (ii) et les connaissances individuelles (iii). Les connaissances individuelles se constituent à partir d’informations qui elles-mêmes se créent à partir de données (Davenport et Prusak, 2000).
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i) Selon Manfred Mack (1995 : 44) les données sont « la matière brute qui révèle aux individus l’existence des choses ». Les données sont des faits objectifs. Ce sont des différences vérifiables entre deux états qui sont générées par des événements (par exemple, le fait qu’il fasse 5°C est une donnée). Les données peuvent être des chiffres, des mots, des signes, des sons, des odeurs, etc. Elles sont donc issues de l’environnement dans lequel évoluent les individus. ii) A partir de ces données, un individu peut créer du sens. L’information peut alors être définie comme « une collection de données organisées pour constituer un message : c’est une donnée qui a pris du sens » (Davenport et Prusak, 2000 ; Drucker, 2000). L’information est donc porteuse de sens, un sens que les individus créent individuellement ou collectivement. Sans interprétation humaine, l’information n’a donc aucun sens. Elle est une matière première qui génère la connaissance. iii) Dans cette vision hiérarchique, la connaissance est le dernier maillon de la chaîne. Elle reflète la capacité à traiter une information pour la transformer en action afin de résoudre une tâche ou un problème. Davenport et al. (1998) définissent ainsi la connaissance comme de : « l’information altérée par l’expérience, le contexte, l’interprétation et la réflexion […] c’est une forme d’information à forte valeur ajoutée facilitant la prise de décision et l’action » (Davenport et al., 1998 : 324). Pour Leonard-Barton et Sensiper (1998 : 113) la connaissance est une « information utile, utilisable et partiellement basée sur l’expérience ». La connaissance résulte donc du travail de transformation que l’individu exerce sur l’information reçue. Dans cette optique, l’individu prend une partie active au processus de constitution de ses connaissances et il choisit si oui ou non il désire améliorer son niveau de connaissances en fonction des problèmes qu’il rencontre ou des buts poursuivis. Nous allons maintenant voir que les apports de la cognition permettent de définir deux formes de connaissances individuelles : les connaissances codifiables et non codifiables.
1.1.1.3
Les connaissances individuelles codifiables et non codifiables Distinguer les connaissances codifiables des connaissances non codifiables a une
implication majeure pour les entreprises : les premières peuvent être placées sur un support (par exemple, un livre ou un document) car elles sont constituées d’une collection d’information, alors que les secondes sont « engluées » (« sticky ») dans les individus (Von Hippel, 1994 ; Szulanski, 1996) et par conséquent elles sont difficilement transférables.
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Les connaissances individuelles codifiables sont facilement transférables et permettent une multiplication de « copies » au sein de l’organisation. En les plaçant sur un support, elles peuvent être décrites et spécifiées, en termes de contenu et de propriété intellectuelle (Foray, 2000 : 48). Elles peuvent être transformées en brevets, vendues ou achetées. Cela autorise les entreprises à acquérir des quantités de connaissance sans nécessairement la créer elle-même. Au contraire les connaissances non verbalisables (ou tacites) sont difficiles à transmettre (Polanyi, 1983 ; Nonaka et Takeuchi, 1995) et peuvent paradoxalement constituer la ressource la plus stratégique pour une organisation (Baumard, 1996). Cette difficulté peut être résumée par la formule de Polanyi (1983 : 4) : « nous en savons plus que nous pouvons en dire ». Comme il le décrit lui-même à travers un exemple simple « si je sais comment faire du vélo ou comment nager, cela ne veut pas dire que je peux expliquer comment réussir à garder mon équilibre sur le vélo ou à ne pas couler » (Polanyi et al., 1969 : 141). Les connaissances non codifiables sont alors constituées par la pratique (d’un sport ou d’un instrument par exemple). Les pratiques correspondent au modus operandi (savoir-faire) que Bourdieu distingue de l’opus operatum (défini dans un langage formel) : « l’essentiel du modus operandi qui définit le maîtrise pratique se transmet dans la pratique, à l’état pratique, sans accéder au niveau du discours » (Bourdieu, 1980 : 136). Les connaissances tacites sont donc non exprimables hors de l’action de celui qui les détient, d’autant plus que celles-ci peuvent être ignorées ou négligées par leur détenteur (puisque tout individu en sait plus que ce qu’il ne peut en dire). En conséquence le transfert spatial d’une connaissance peut poser des difficultés dues à l’irréductibilité de la dimension tacite des connaissances. Le Tableau 1 résume la nature duale des connaissances individuelles. Tableau 1. La nature duale des connaissances individuelles
Les connaissances tacites Exemples
Les connaissances procédurales : savoir-faire, pratique d’un instrument ou d’un sport… Propriétés Elles s’expriment par l’action Elles sont difficiles à exprimer par des mots Elles sont difficiles à codifier
Les connaissances explicites Les connaissances déclaratives : principes universels, formules scientifiques, informations… Elles s’expriment par le langage Elles sont faciles à décrire Elles sont faciles à codifier
En conclusion, si on admet qu’il existe une forme verbalisable des connaissances individuelles (sous forme de mots), il est alors possible de les placer sur un support, de la libérer de son rattachement à une personne et de la transformer en commodité.
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Le processus de détachement des connaissances individuelles déclaratives est appelé la « codification ». Ce processus est à la base de l’approche technique du knowledge management car il permet de transférer ces connaissances vers l’entreprise et de constituer des connaissances organisationnelles grâce à des outils issus des NTIC.
1.1.2 Le processus de codification La codification est l’acte de codifier, c'est-à-dire de transformer un élément selon un système conventionnel structuré. La codification des connaissances désigne le processus de conversion d'une connaissance en un message, qui peut être ensuite manipulé comme de l'information (Foray, 2000 : 48). Elle consiste à placer cette dernière sur un support et à la réduire en objet malléable et aisément transportable. Elle permet de placer la mémoire de l’individu en dehors de lui-même et de mettre à disposition les connaissances individuelles. La codification suit également une logique de rationalisation des connaissances visant à décrire le détail de chaque expertise. La valeur de cette mise à disposition est alors facilement calculable : les coûts fixes sont élevés mais le coût marginal de sa réutilisation est très faible. Ce mode de création de valeur suit alors une loi des rendements croissants : plus on investit pour accroître l'efficacité de la connaissance codifiée, plus on obtient d'effet marginal (une fois qu'on a atteint un certain seuil de bascule).
Selon cette perspective, la performance d’une entreprise reflète sa capacité à réutiliser de manière répétée ses connaissances codifiées plus vite que ses concurrents. Cette exigence peut, par exemple, surgir suite à un processus de délocalisation qui augmente l’éparpillement des sites de production de l’entreprise et qui nécessite la mise à niveau d’un site par rapport à l’autre. Le différentiel de performance d’une entité organisationnelle par rapport à une autre peut alors s’expliquer par l’utilisation effective et évolutive d’une connaissance codifiée supérieure non détenue par l’autre entité (Szulanski, 2003 : 16).
Dans cette deuxième sous-section nous montrons que ce type de bénéfices ne peut être obtenu sans maîtriser le processus de transformation de la connaissance en information (1.1.2.1). Nous verrons ensuite que ce mouvement de codification est ancien puisqu’il remonte aux systèmes experts voire au taylorisme (1.1.2.2).
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1.1.2.1
La transformation des connaissances en information Selon Cowan et Foray (1998), la transformation des connaissances en information
revêt trois aspects principaux : la technique d’impression (a), la modélisation des connaissances individuelles (b) et le développement du langage (c). a) La technique d’impression. La codification suppose la réduction de la connaissance verbalisable en un message imprimé sur un support. L’impression est ici entendue comme le fait de reporter sur un support des caractères graphiques, des mots, des phrases. L’écriture est le procédé d’impression le plus couramment utilisé. Elle consiste à placer ses connaissances verbalisables sur un support papier. L’oral, au contraire, ne se fixe pas car la parole est un flux. L’écriture permet de fixer sa mémoire et pallier les capacités cognitives limitées de l’individu (Simon, 1991). Aujourd’hui, avec les NTIC, l’individu peut codifier sa connaissance grâce à un clavier d’ordinateur et numériser le contenu de son message. Cette première phase suppose donc la mobilisation d’outils et de techniques permettant d’imprimer le savoir. b) La modélisation de la connaissance individuelle. La codification suppose également la décomposition et la modélisation de la connaissance. Cela signifie que l’individu doit être capable de découper sa connaissance en différentes parties, voire de la recomposer pour l’expliciter. Cette nécessité avait été soulignée par Michael Polanyi quand il s’interrogeait sur sa capacité à décrire comment il savait nager. Cette tâche est difficile puisque selon les psychologues cogniticiens un expert possède de l’ordre de 50 000 segments de connaissances pertinents dans son domaine d’expertise (Simon, 1991 : 129). Ceci signifie que le travail de codification n’est pas simplement un travail de transfert mais aussi un travail de création, qui suppose de procéder à de nouveaux découpages et recompositions des savoirs (Foray, 2000 : 50). Cette observation a également été formulée par Hatchuel et Weil (1992 : 63) durant leur étude des systèmes experts quand ils avancent que « l’imitation de l’expertise, parce qu’elle est un processus d’automatisation de la connaissance, n’est possible qu’au prix d’une transformation « active » de cette connaissance ; elle est en elle-même créateur d’expertise ». De ce fait, le travail d'extériorisation se révèle souvent très imparfait : il ne peut se réaliser qu'en transformant ce qu'il souhaite objectiver, l'implicite n'étant pas structuré préalablement à son extraction (Vinck, 1997 : 87).
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c) Le développement du langage. Enfin, le processus de codification repose sur la création ou l’accord autour d’un langage commun. Pour pouvoir déchiffrer le message disposé sur un papier ou une base de données, il convient de maîtriser le langage utilisé. Deux exemples simples permettent d’illustrer cette question : la musique et l’alphabet. Dans le cas de la musique, un individu n’ayant pas acquis la maîtrise du solfège sera incapable de déchiffrer une partition musicale et de la jouer sur son instrument. Dans le cas de l’écriture, l’alphabet grec permet de construire et de comprendre le sens des mots, ce qu’un analphabète sera incapable de faire. En d’autres termes, la connaissance sera plus facile à codifier et à diffuser au sein d’une communauté de personnes qui maîtrisent le langage utilisé. La diffusion et l’usage des connaissances codifiées reposent donc sur des investissements initiaux requis pour construire une communauté d’agents, dont les membres peuvent « lire » le code (Arrow, 1974). Le code est alors entendu comme un système conventionnel de signes et de règles intégré dans le processus de communication. L’assimilation du vocabulaire propre à une profession, une communauté d’individus ou à une entreprise est donc nécessaire pour aboutir à une transformation de la connaissance en information. Une conséquence néfaste de la codification est la rigidité voire l’uniformisation des comportements qui peut, à terme, empêcher toute création de savoir au sein de l’organisation. Ce constat avait été établi par Kenneth Arrow (1974) dans le passage suivant: « the need for codes mutually understandable within an organization imposes a uniformity requirement on the behaviour of participants. They are specialized in the information capable of being transmitted by the codes, so that they learn more in the direction of their activity and beceom less efficient in acquiring and transmitting information not easily fitted into the code » (Arrow, 1974 : 56). Connaître les codes peut donc amener l’individu à rejeter toute connaissance nouvelle puisqu’elle ne peut être décodée. Or, l’apparition d’un nouveau savoir entraîne nécessairement l’utilisation d’un code connu uniquement de son créateur.
La question de la formalisation des codes et des savoirs n’est pas récente. Son origine remonte bien avant les travaux d’Arrow puisque l’on peut la situer au début du 20ème siècle. A cette époque, l’accélération du progrès technique et le développement de la qualification des ouvriers ont obligé les dirigeants d’entreprises à s’interroger sur l’évolution des méthodes de travail et sur la codification des savoirs. C’est alors qu’un consultant nommé Frederick Taylor leur proposa de « déposséder » le savoir-faire des ouvriers et de le remplacer par des méthodes éprouvées.
30
1.1.2.2
Le taylorisme et les systèmes-experts : premières expériences de codification des connaissances Dans la logique de codification des savoirs, le taylorisme propose un modèle
scientifique de l’organisation du travail où le savoir de l’employé est remplacé par celui du management (a). Cette démarche a été prolongée à la fin du siècle par les systèmes-experts dont l’objectif est d’offrir la possibilité d’informatiser les connaissances, et par ce biais de pouvoir les conserver, les faire évoluer, ou les distribuer de façon plus contrôlée (b). a) Le taylorisme : la rationalisation du temps et du savoir-faire. Par l'organisation scientifique du travail, Taylor entreprend de codifier les « modes opératoires » des ouvriers au profit de la direction de l’entreprise. Pour lui, l'existence d’un savoir individuel constitue un obstacle majeur au contrôle des tâches par la direction : « elle [la direction] doit s'attacher à rassembler cette grande masse de connaissances traditionnelles, l'enregistrer, la classer et dans de nombreux cas, la réduire finalement en lois et règles exprimées même par des formules mathématiques et assumées volontairement par les directeurs scientifiques » (Taylor, 19118). Il entend ainsi substituer des méthodes de travail très strictes et codifiées (sous forme écrite) à l'expérience et au métier des ouvriers, considérés comme inacceptables car non scientifiques : « l’encadrement met au point une science pour chaque élément d’un travail donné, science qui remplace les vieilles méthodes empiriques » (Taylor, 1911). Ces « vieilles méthodes empiriques » sont jugées comme trop nombreuses pour la réalisation d’une tâche, « parce que dans toutes les spécialités, les ouvriers ont appris les éléments de leur travail par l’observation de leur entourage immédiat » (Taylor, 1911). Pour Taylor, l’entreprise ne peut fonctionner de manière empirique en raison de la variété des expériences acquises par les ouvriers, expériences qui se transfèrent par compagnonnage. Cette appropriation du travail par les dirigeants (l’encadrement), renforcée par le développement du pouvoir des experts (qu’il nomme les « GOAL-class men ») et l'avènement de méthodes de gestion scientifiques représentent le début de l’histoire du concept de « bonne pratique » que nous aborderons un peu plus loin dans notre réflexion. L’idée de « possession » présentée en introduction prend alors tout son sens : l’organisation doit faire en sorte de codifier les connaissances individuelles pour en déposséder les détenteurs et les mettre à disposition de l’encadrement de l’entreprise. 8
Il nous impossible de citer la page exacte de la citation étant donné que nous nous sommes appuyés sur une version électronique simplifiée de l’ouvrage de Taylor disponible à l’adresse suivante : http://melbecon.unimelb.edu.au/het/taylor/sciman.htm. 31
Pour Taylor, c’est même la tâche principale du manager : « au lieu d’avoir une façon de faire qui est généralement acceptée comme un standard, il existe dans la réalité quotidienne entre cinquante ou cent façons de faire chaque élément d’un travail […] Cette masse de principes de base (rule-of-thumb) et de connaissances traditionnelles sont, il faut le reconnaître, la principale ressource ou compétence de l’ouvrier. Maintenant, les managers doivent prendre en considération que les 500 ou 1 000 ouvriers qui sont sous leur responsabilité, incluant vingt à trente métiers différents, possèdent cette masse de connaissance traditionnelle et qu’une grande partie de cette dernière n’est pas en leur possession » (Taylor, 1911). Ce qui légitime, aux yeux de Taylor, l’autorité de l’encadrement c’est donc son savoir et sa capacité à le rendre plus efficace. Sa vision mécaniste de l’organisation, qui doit fonctionner « comme une machine à l’allure régulière » (Taylor, 1911), provient du pouvoir détenu par l’encadrement d’organiser le travail des autres. b) Les systèmes-experts : la modélisation des connaissances en objets de gestion. Dans une logique assez proche de celle de Taylor, les systèmes-experts sont des outils inspirés de l’intelligence artificielle capables de reproduire les mécanismes cognitifs d’un expert. Le terme d’expert peut désigner des acteurs très divers : un agent de méthodes dans une entreprise industrielle ; un homme de l’art (médecin, géologue…) ; un consultant, etc… Un individu est considéré comme un expert dès lors qu’il maîtrise les connaissances relatives à son domaine. Pour illustrer ce qu’est un expert, Herbert Simon (1991) prend l’exemple d’un médecin. Ce dernier a fait de longues études par acquérir un savoir théorique sur le corps humain, les symptômes des maladies, etc. Lors d’un diagnostic médical, le médecin connecte ces symptômes perçus à son catalogue mémorisé. Il associe alors les traitements possibles, les examens à opérer. Cette expertise individuelle est d’un accès difficile pour l’organisation (comme par exemple l’hôpital) qui emploie le médecin. Les connaissances de ce médecin disparaissent avec le départ de l’individu. Le rôle du système-expert est d’éviter cette déperdition. Les systèmes-experts visent à piéger les connaissances déclaratives détenues par des experts humains sous la forme la plus proche de son expression par l’expert ; celle-ci captée, le système peut imiter les raisonnements de certains individus pour résoudre informatiquement certains problèmes. Ils ont donc pour objectif final d’assister l’individu dans la production d’une connaissance explicite, diffusable, réutilisable, évolutive, venant enrichir une mémoire organisationnelle en transformant les savoirs en « objets de gestion » :
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« ils constituent les savoirs en objets d’une rationalisation possible au même titre par exemple que le taylorisme a fait du temps de travail un objet d’investigation et de maîtrise » (Hatchuel et Weil, 1992 : 17). Cette démarche de formalisation peut se représenter par une pyramide d’abstraction (Figure 3) pour le producteur d’information, qui va : -
exprimer la situation vécue ;
-
resituer cette situation;
-
élaborer un « archétype », c’est-à-dire une représentation générique de cette situation ;
-
construire un modèle conceptuel ou agréger l’archétype à un modèle existant ;
-
formaliser ce modèle au sein d’une bibliothèque utilisable par une application, pour diffusion (Prax, 2000 : 74).
Figure 3. La méthodologie de formalisation des savoirs vue comme une pyramide d'abstractions (Prax, 2000 : 75) Diffusion Producteur
Bibliothèque Modèle Adaptation Représentation
Accès Outil de gestion
Utilisateur
Méthode Procédure Application au cas
Dans l’autre sens, un utilisateur pourra chercher dans la bibliothèque de modèles et l’appliquer à son propre cas. Hatchuel et Weil montrent alors que la mise à disposition de ce savoir codifié que l’on cherche à automatiser est « un ensemble systématisé de réponses à un champ de problèmes » (Hatchuel et Weil, 1992 : 151). En conséquence, le savoir doit être réinterprété puisqu’il ne sera utile que dans le contexte de son ré-utilisateur. Armand Hatchuel et Benoît Weil, dans leur ouvrage L’expert et le système, ont mis à l’épreuve des faits cette méthodologie de formalisation (Figure 4). A travers quatre histoires de systèmes-experts (Totem, Cornélius, Gespi et Naval), ils étudient la codification du savoir d’un agent des méthodes, d’un agent de maintenance, d’un graphiqueur et d’un planificateur. Pour les auteurs, trois grands types de savoirs sont mobilisés dans le cours de
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la vie industrielle : des savoir-faire, des savoir-comprendre et des savoir-combiner. Chacun des trois types de savoirs cités se distingue par un mode spécifique d’organisation et d’utilisation des connaissances, il correspond à un type de situation, ils sont toujours présents à des degrés divers dans toute forme d’expertise. Les “savoir-faire” sont modélisables sous forme de règles de production, les “savoir-comprendre” permettent la résolution de problèmes complexes, et les “savoir-combiner” est celui du stratège ou du négociateur. A la fin du récit des quatre systèmes-experts, on comprend alors que l’automatisation des recettes d’un expert se heurte à la complexité du fonctionnement des entreprises d’aujourd’hui (que les auteurs nomment « l’économie de variété ») : « dès qu’une organisation devient trop complexe pour être totalement pensable par un seul homme, les transformations à conduire ne peuvent plus être décrites dans le détail de chaque acte élémentaire » (Hatchuel et Weil, 1992 : 151). En d’autres termes, les savoirs d’un expert sont trop complexes, instables et évolutifs pour être codifiés : « l’automatisation ne pourra concerner qu’une part de ces savoirs, et les entreprises auront à résister par des moyens plus créateurs aux conséquences de cette complexité et de cette hétérogénéité sur les fonctionnements » (Hatchuel et Weil, 1992 : 152). Ces premières limites ont amené les chercheurs à s’interroger sur le degré de difficulté de codification par les entreprises et à envisager les connaissances dans l’organisation comme des objets infiniment plus complexes.
La codification permet de « déposséder » le détenteur des connaissances et de les mettre à disposition de l’organisation sous forme d’information. Mais le domaine de codifiabilité est fortement dépendant de leur tacité et seules les connaissances verbalisables sont susceptibles d’être codifiées, en témoignent les difficultés inhérentes des systèmes experts. D’autres formes de connaissances présentes dans l’organisation peuvent également constituer le capital immatériel de l’entreprise.
L’approche technique du knowledge management va être complétée par une approche économique de la connaissance : la codification permet non seulement de placer les savoirs sur un support mais également de constituer le capital immatériel de l’organisation. Ce capital n’est pas uniquement composé de savoirs codifiés mais également de compétences individuelles, de procédures et de routines organisationnelles.
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1.1.3 Le capital connaissances En codifiant ses savoirs, l’organisation parvient à se doter d’un portefeuille de ressources immatérielles qui peut lui assurer un avantage concurrentiel durable. C’est le postulat de départ de la théorie des ressources : « l’obtention d’un avantage compétitif nécessite des ressources qui sont idiosyncrasiques (et donc rares) et non facilement transférables ou réplicables hors de l’entreprise» (Grant, 1991 : 114). L’identification, la protection, l’exploitation et la création de connaissances devient dès lors un enjeu stratégique. Les travaux de recherche décrivent ici les connaissances organisationnelles comme une ressource stratégique au développement de la firme (Grant, 1996) ou comme une mémoire à la fois officielle et souterraine (Girod, 1995). C’est ce que nous désignons par le « capital connaissances ».
Ce capital est un héritage qui joue un rôle important dans le fonctionnement formel et informel de l’entreprise. Il est composé de routines qui constituent la mémoire organisationnelle (1.1.3.1), mémoire qui évolue selon un processus d’apprentissage organisationnel (1.1.3.2). Ces éléments sont des ressources dynamiques stratégiques au développement de l’entreprise (1.1.3.3).
1.1.3.1
La mémoire organisationnelle : informations et routines Dans le prolongement des travaux sur la codification des connaissances et sur la
cognition, certains auteurs mettent en exergue l’existence d’une mémoire organisationnelle (Walsh et Ungson, 1991). Ces travaux montrent que les organisations apprennent mais elles peuvent également oublier. Martine Girod (1995) insiste ainsi sur le caractère dual de la mémoire organisationnelle. Elle la définit comme « un ensemble de connaissances pertinentes pour les activités de l’entreprise à tous les niveaux et portant sur les concurrents, le marché, la technologie, le contexte interne de l’entreprise ou les relations de causalité entre les actions et les résultats » (Girod, 1995 : 30). Elle est à la fois un stock de connaissances et une structure de rétention se constituant selon trois phases (acquisition, stockage et restauration). Elle est composée de divers sous-systèmes en interaction qui reposent sur des mécanismes d’acquisition de rétention et de restauration spécifiques (Girod, 1995 : 31). La constitution d’une mémoire organisationnelle passe donc par un processus de codification des connaissances.
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L’auteur distingue la mémoire de court terme de la mémoire de long terme, la mémoire déclarative de la mémoire procédurale, la mémoire prospective de la mémoire rétrospective et la mémoire épisodique de la mémoire sémantique (Tableau 2). Nous allons porter notre analyse sur la mémoire déclarative, proche de l’information (a), sur la mémoire procédurale que l’on peut assimiler à des routines organisationnelles (b) et sur l’existence d’une mémoire officieuse (c). Tableau 2. La mémoire organisationnelle (Girod, 1995 : 37) Déclarative Procédurale De jugement Mémoire prospective Savoir-faire de chaque Savoirs détenus par des individus qui individu (dans son chaque individu repose sur son (cerveau et documents) cerveau essentiellement) mis au expérience mise au et mis au service de service de service de l’organisation l’organisation l’organisation Création d’un savoirCréation d’une Collectif non centralisé Acquisition de savoirs faire commun par un interprétation auprès d’un autre travail en commun commune individu ou création d’un nouveau par interaction Centralisé Savoirs contenus dans Procédures inscrites Culture légitime les banques de données dans les manuels formalisée sous forme centralisées de documents Niveau de traitement Individuel
a) Les informations dans l’organisation. La mémoire déclarative est une mémoire qui porte sur les connaissances que possède l’individu sur les faits, les choses et les événements. Son contenu est verbalisable puisque, par définition, les connaissances stockées dans cette mémoire peuvent être déclarées sous forme d’information. C’est une mémoire écrite. La mémoire « de jugement » est, au contraire, une mémoire prospective que les individus partagent entre eux pour aborder tel ou tel problème. L’existence d’une mémoire écrite permet alors de créer une cognition collective. La cognition collective est définie dans la littérature9 comme « un processus de groupe impliquant l’acquisition, le stockage, la transmission, la manipulation et l’usage de l’information » (Gibson, 2001 : 123). La métaphore retenue pour décrire l’organisation est celle du cerveau (Morgan, 1997 : 70) constitué de synapses qui sont autant d’individus. Chaque individu apporte sa propre capacité cognitive et son stock de connaissances aux autres membres de l’organisation. L’organisation devient donc le lieu d’un « brainstorming » géant. Cela explique pourquoi les entreprises cherchent à accumuler le plus d’informations possibles pour traiter un problème. Cela peut se traduire par la multiplication de la 9
Un numéro spécial de Journal of Organizational Behaviour, Volume 22 (Issue 2) traite particulièrement de cette question de la cognition collective. 36
documentation disponible qui peut être contreproductive s’il entraîne une perte de temps si ce dernier est consacré à trouver de l’information dans cette documention. b) Les routines organisationnelles. Au-delà de l’information dont elle dispose, l’organisation peut également détenir une autre forme de ressource intellectuelle : les routines organisationnelles. Les routines rassemblent la mémoire opérationnelle de l’organisation : « la constitution de routines représente la forme de stockage la plus importante des savoirs opérationnels spécifiques à une organisation » (Nelson et Winter, 1982 : 99). Pour Girod (1995) les routines organisationnelles renvoient à un ensemble de règles ou de procédures qui guident le traitement de l’information et qui sont beaucoup plus proches des connaissances déclaratives que les savoir-faire. En d’autres termes, les routines contiennent des connaissances sur la façon de faire les choses au sein de l’organisation et ce savoir est un signe distinctif. Ces routines évoluent avec le temps. Elles prennent forme dans la répétition et sont le résultat d’un processus émergeant d’apprentissage expérimental. L’apprentissage à l’origine de la mémoire procédurale est beaucoup plus incrémental et progressif que celui permettant la constitution de la mémoire déclarative, plus direct et plus abrupt (Girod, 1995). Cet apprentissage est implicite car la restauration des connaissances procédurales se fait de façon inconsciente sans référence aux événements à l’origine de leur encodage dans la mémoire organisationnelle. Davenport et Prusak (1998) évoquent ainsi ce lien entre connaissance et contexte, qui a pour conséquence organisationnelle un encastrement de la connaissance « non seulement dans des documents mais aussi dans des routines organisationnelles, des processus, des pratiques et des normes » (Davenport et Prusak, 2000 : 5). Dans la théorie économique « évolutionniste » de Nelson et Winter (1982), les organisations sont analysées comme un ensemble de routines : « nous utilisons de terme de routine de manière très flexible, en fait cela désigne plus un programme, comme un programme informatique. Une routine désigne des activités régulières et répétées dans une organisation » (Nelson et Winter, 1982 : 92). Ces dernières sont le programme, les gènes de l’organisation qui permettent à l’entreprise de se souvenir de son passé. L’existence de ces routines conditionne donc sa survie.
c) L’existence d’une mémoire officieuse. Une implication importante de cette approche est que les systèmes de stockage de la mémoire organisationnelle vont être différents en fonction du niveau de traitement. Le fonctionnement de la mémoire organisationnelle semble ainsi reposer sur l’interaction permanente de deux sous-systèmes mnésiques : une mémoire officielle, de long terme très explicite, et une mémoire souterraine de court terme
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beaucoup plus implicite (Girod, 1995 : 37). Girod (1995) a également constaté que les mémoires déclaratives procédurales et « de jugement de niveau centralisé » (voir Tableau 2) sont peu utilisées dans le cadre d’un fonctionnement courant de l’organisation. C’est pourtant la mémoire que l’entreprise essaie de promouvoir dans ses livres de procédures, ses bonnes pratiques ou ses principes d’action. Dans la partie suivante, nous allons voir que la mémoire organisationnelle joue un rôle déterminant dans le processus d’apprentissage organisationnel.
1.1.3.2
L’apprentissage organisationnel : évolution du capital L’existence de routines organisationnelles et de connaissances déclaratives pose la
question du passage de l’individuel au collectif. En effet, ce que l’individu possède évolue en fonction du temps, selon son niveau d’expérience et selon ce qu’il a appris. Or ce qu’un individu apprend dans une organisation dépend de ce qui est déjà connu des autres membres de l’organisation et de l’information qui y est disponible (Simon, 1991 : 125). Ce problème avait été soulevé par Herbert Simon quand il écrivait que « le processus d’apprentissage dans lequel la compréhension progressive et la restructuration successive des problèmes se traduit dans les éléments structurels de l’organisation elle-même » (Simon, 1953 : 34). En d’autres termes, l’organisation serait elle-même le produit de ses apprentissages et de ses résolutions de problèmes.
On doit à l’économiste Kenneth Arrow une étude fondatrice sur « l’apprentissage par le faire » (learning by doing) publiée en 1962. Arrow constate que plus une firme « fait », plus elle apprend à faire par des ajustements successifs. Les entreprises, comme les individus, apprennent donc en faisant. Cette notion avait déjà été appréhendée dès 1936 par Wright dans son étude sur la production d’avions. En traçant la quantité de travail nécessaire à la production d’un avion en fonction du nombre d’avions produits depuis le démarrage de la ligne de fabrication, il est parvenu à dessiner une courbe allant de haut en bas. L’« apprentissage par le faire » est alors représenté par la courbe d’expérience associant le coût du travail à la production cumulée. Cette courbe est le résultat d’une loi reliant, pour un produit donné, la diminution de son coût de revient unitaire avec l’accroissement des volumes cumulés de production. Mathématiquement, la courbe d’expérience a la forme suivante : C t1 = Ct0 (Pt1/Pt0)-x
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avec C = le coût unitaire à t0 et t1 ; P= le volume cumulé de production à t0 et t1 et x = la constante mesurant l’effet d’expérience.
Selon cette loi, le coût unitaire d’un produit décroît d’un pourcentage constant chaque fois que la production cumulée de ce produit dans une entrepris double. Ainsi l’entreprise qui accumule la production la plus forte aura les coûts les plus faibles si elle sait maîtriser les mécanismes d’apprentissage collectifs. Néanmoins, même si selon le mots d’ Argyris et Schön (1996 : 25) « d’un point de vue normatif, l’apprentissage instrumental par les courbes d’expérience sert de point de départ à la théorie de l’apprentissage organisationnel », ces courbes ne répondent pas à la question du passage de l’individuel au collectif et inversement. En d’autres termes, comment cet « apprentissage par le faire » se diffuse-t-il aux individus ?
Pour répondre à cette questions, nous allons mobiliser la théorie de l’apprentissage organisationnel et étudier, au sein de ces travaux, deux formes d’apprentissage : celui réalisé à partir du comportement (a) et celui réalisé à partir d’information (b). L’étude de ces deux formes d’apprentissage nous permet d’avancer des pistes de réflexion à propos du passage de la connaissance individuelle vers l’organisation et inversement (c).
a) L’apprentissage comportemental.
Un apprentissage sera caractérisé comme
comportemental s’il se traduit par un changement visible dans l’action. Cette adaptation est plus on moins longue en raison de la présence de routines. Dans cette perspective, l’apprentissage organisationnel est dépendant du passé et de la mémoire accumulée par l’entreprise. Dès lors, il peut être légitime de comprendre les routines comme résultant d’un apprentissage dont elles constituent le point d’aboutissement organisationnel. Levitt et March (1988) s’interrogent par exemple sur la conformité des individus aux routines en place. Dans ce cas, les routines sont des « séquences apprises d’actions configurées impliquant des acteurs multiples liés par des relations de communication et/ou d’autorité » (Cohen et Bacdayan, 1994 : 555) qui vont déterminer le bon fonctionnement de l’organisation. L’apprentissage est organisationnel quand ses membres modifient les routines à partir de leur expérience ou s’il constate qu’elles ne répondent pas à l’objectif poursuivi. Mais les routines peuvent également être un obstacle à l’apprentissage puisque elles restreignent l’éventail des réponses (Leonard-Barton, 1992) et peuvent se transformer en œillères. Pour Argyris (1995), ces routines qu’il qualifie de « défensives» sont avant tout
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cognitives et non comportementales car elles sont des attitudes ou des manières d’aborder les problèmes de façon biaisée. b) L’apprentissage cognitif. L’apprentissage organisationnel a également été abordé sous l’angle des cogniticiens étudiés précédemment. Dans cette perspective, l’apprentissage au niveau de l’organisation est compris comme un changement cognitif (Fiol, 1994) et comme une réponse à un décalage entre les résultats attendus et les résultats observés (Argyris et Schön, 1978). Argyris et Schön définissent ainsi l’apprentissage à la fois comme « un produit (quelque chose que l’on a appris) et un processus permettant d’obtenir ce produit » (Argyris et Schön, 1996 : 24). Le traitement de la connaissance se situe avant tout au niveau individuel et la question du passage de l’individu à l’organisation est centrale dans ce champs théorique (voir Argyris et Schön, 1978 ; Kim, 1993 ; Fillol, 2006). Au contraire de l’apprentissage comportemental, les auteurs comme Argyris et Schön font ici l’hypothèse que ce traitement est conditionné par les savoirs de l’individu et que ces savoirs guident leur action. Les savoirs inviduels sont ici considérés comme des schémas mentaux, des représentations qui justifient l’action. Les auteurs insistent également sur le fait que ces savoirs sont rarement exprimables. Ainsi, si l’on interroge un individu sur les raisons qui ont motivé telle ou telle action, il exposera un raisonnement que les auteurs appellent la « théorie épousée » (Argyris et Schön, 1996). Cette théorie n’est pas nécessairement le processus réel (theory-in-use) qu’il a suivi et dont il n’a pas forcément conscience. Pour apprendre, les individus doivent donc avoir une attitude réflexive c'est-à-dire avoir la volonté d’agir pour apprendre ou être curieux d’apprendre. Dans cette approche de l’apprentissage l’accent est donc également mis sur le rôle de l’action dans l’apprentissage. Les travaux du psychologue Jean Piaget (1959) sont représentatifs de cette conception de l’apprentissage. Selon Piaget, l’origine des connaissances individuelles ne repose ni sur l’observation, ni sur un savoir inné mais elle se construit grâce à des contacts répétés avec le réel. Les connaissances prennent alors la forme de schèmes (ou schémas mentaux) qui sont un ensemble organisé de mouvements (tirer, pousser...) ou d'opérations (classer, mesurer...) dont l'individu acquiert petit à petit. Il va alors étudier le processus de formation de ces schémas chez l’enfant et aboutir à un vision duale de l’apprentissage individuel : l’assimilation et l’accommodation. A chaque fois que l'enfant perçoit un objet (matériel ou immatériel), il essaie de l'assimiler. Le processus d’assimilation désigne ici l’intégration d’une information par l’enfant à propos de cet objet. Elle enrichie les schémas de pensée, sans les remettre en cause. Il s’agit donc d’un phénomène d’imitation : l’enfant assimile ce qu’il observe. A l’opposé,
40
l’accommodation suppose un changement des connaissances mémorisées par l’enfant. Ce processus intervient uniquement lorsque ses schémas mentaux ne permettent pas à l’enfant de désigner l’objet.
Ainsi l’apprentissage correspond à un changement des schémas mentaux de l’individu. Ce phénomène se déroule au niveau de l’organisation si ses membres doivent apporter des réponses à des changements dans son environnement. Ces changements sont repérés lorsqu’un décalage est observé entre les résultats attendus et les résultats observés. S’engage alors un processus de correction de cet écart. Comme les enfants étudiés par Piaget, les membres de l’organisation doivent alors rechercher les causes de ce décalage, apporter une solution et l’inscrire dans la mémoire de l’organisation. Le passage du traitement individuel de l’information à celui du traitement organisationnel pose pourtant un certain nombre de problèmes (Fillol, 2006).
c) De l’individuel à l’organisationnel. Argyris et Schön (1996 : 32) avancent que « l’apprentissage individuel fonde l’apprentissage organisationnel qui à son tour nourrit l’apprentissage individuel ». Dans cette acception, toutes les organisations apprennent, dans leur intérêt ou non, toutes les fois qu’elles « ajoutent un élément à leur stock d’informations quel que soit le mode d’acquisition » (Argyris et Schön, 1996 : 24). L’individu est donc le vecteur de l’apprentissage organisationnel. Pour Peter Senge (1990), c’est également l’individu qui est au centre de la problématique quand il introduit la notion de « maîtrise personnelle », qu’il définit comme une « discipline d’apprentissage et de développement personnel qui trouve sa source dans la compétence et le talent » (Senge, 1990 : 21). Sans cette « maîtrise personnelle » l’apprentissage organisationnel devient difficile à mettre en place. Toute la difficulté consiste à savoir comment utiliser ce vecteur. Dans de nombreux cas, lorsque le savoir détenu par un individu ne se diffuse pas à d’autres membres, l’organisation sait moins que les membres qui la composent. Il existe ainsi des organisations qui semblent incapables d’apprendre ce que tous les membres savent (Argyris et Schön, 1996 : 28). D’autres doivent réaliser un « désapprentissage » et surpasser leurs routines défensives. Cela signifie également qu’il faut savoir apprendre à apprendre et apprendre à désapprendre (Hedberg, 1981). Dans leur étude sur la mémoire organisationnelle, Walsh et Ungson (1991) insistent sur les phénomènes d’oubli qui sont, selon eux, essentiels au bon fonctionnement de l’organisation.
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Mais la réponse théorique la plus convaincante à propos du passage des connaissances individuelles aux connaissances organisationnelles a été apportée par Nonaka et Takeuchi (1995). Pour ces auteurs, le passage de l’un à l’autre dépend d’un processus en spirale (Figure 4). Figure 4. La spirale de création des connaissances (Nonaka et Takeuchi, 1995 : 36) Dimension Epistémologique
Externalisation Combinaison
Explicite
Tacite
Socialisation
Individu
Groupe
Intériorisation
Organisation
Inter-Organisations
Dimension Ontologique
Cette spirale est obtenue par le passage ininterrompu de connaissances explicites en connaissances tacites et ainsi de suite. Les étapes du processus de création de connaissance organisationnelle commencent par l’élargissement de la connaissance individuelle grâce à une accumulation d’expériences. Par la suite, la connaissance tacite individuelle est partagée grâce à l’établissement d’une équipe auto-organisée dans laquelle les individus collaborent pour créer un nouveau concept. L’existence d’une équipe facilite la construction d’une confiance mutuelle entre les membres et elle permet ensuite la conceptualisation de perspectives tacites par le dialogue continu entre les membres.
Plus précisément, ce mouvement de spirale a été modélisé selon quatre modes de passage décrits dans leur célèbre modèle « SECI » (pour Socialisation-ExternalisationCombinaison-Internalisation) (Figure 5).
42
Figure 5. Les modes de conversion des connaissances (adapté de Nonaka et Takeuchi, 1995) La connaissance tacite est acquise au travers d ’observations, d ’imitations, de pratique. La clé de l ’acquisition de la connaissance tacite est l ’expérience et / ou l ’apprentissage par la pratique. Le face-à-face physique est la clé de la conversion du tacite en tacite. Dans cet espace commence le processus de création.
Connaissance Tacite
Socialisation I
Externalisation I
I
I I
I
I
G
O G I
I
G
G
O
G
G
Interiorisation
Combinaison
Connaissance Explicite
Connaissance Explicite
En intégrant des règles, l’individu teste les savoirs codifiés. La connaissance tacite doit donc être enfouie dans les actions pratiques. Cette place d ’apprentissage où les individus s ’exercent facilite la conversion. Ce processus est amplifié par l ’utilisation de connaissances formelles dans la vie réelle.
Connaissance Tacite
Requiert l ’expression de la connaissance tacite en une forme compréhensive. L ’individu essaye de se confondre avec le groupe. Cette conversion implique des techniques qui aident les individus à exprimer les idées (concepts, métaphores, analogies). Il s’agit d’une place d ’interactions et consciencieusement construite. La sélection des personnes avec des connaissances spécifiques est essentielle. Les individus partagent les modèles mentaux autres mais se questionnent sur le leur. La clé est le dialogue.
Utilisation de processus sociaux pour combiner les différents corps de la connaissance explicite. Les individus échangent et combinent leurs connaissances au travers de mécanismes comme les réunions, les conversations téléphoniques. La place (ba) est cybernétique. Elle s’établit en collectant des savoirs et combine les données puis les diffuse en réunions. Cette place est dominée par une logique cartésienne. La combinaison est plus efficace dans un environnement collaboratif. Il est accéléré par le développement de Systèmes d ’Information.
Dans le modèle SECI (Figure 5), le premier mode de passage est la socialisation (tacite-tacite). La socialisation est le processus de partage d’expériences dans un collectif. Un exemple est le cas de l’apprentissage d’un métier par la pratique et non par le langage. L’observation d’un expert est ici nécessaire pour accéder à la connaissance. Le savoir est transmis sans qu’il y ait nécessairement une formalisation du savoir. L’externalisation (tacite-explicite) permet d’articuler les connaissances tacites et de les expliciter. C’est le processus de codification tel que nous l’avons défini. Elle requiert un effort de structuration pour l’exprimer en une forme compréhensible pour les autres (par exemple, une image, une métaphore). En conséquence, l’individu écrit pour les autres ce qu’il a appris. La combinaison (explicite-explicite) implique l’utilisation d’informations pour catégoriser la nouvelle connaissance. La combinaison de différents éléments informationnels (bases de données, notes de synthèses, articles de journal...) par les membres d’une équipe permet ainsi de créer un sens partagé. L’intériorisation des connaissances est l’aboutissement des processus précédents. C’est l’étape la plus importante pour l’entreprise puisqu’elle modifie les comportements des individus en leur inculquant des connaissances grâce à des formations et des exercices qui
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permettent aux individus d’accéder à la connaissance du groupe. Elle entraîne l’adoption de certaines règles et d’un comportement nouveau dans l’organisation. La capacité créatrice de l’entreprise va donc dépendre de la mise en place d’un contexte favorable aux conversions de connaissances. Qu’est ce que les auteurs désignent par « contexte favorable ? ». Nonaka et Konno (1998) le désigne par le concept japonais du « ba » (désigné par « place » sur la Figure 5). Inspiré par un philosophe japonais, Kitaro Nishida, le ba est un lieu dans lequel se déroulent les échanges d’information et les relations entre les
personnes, les groupes et l’organisation. Cet espace est une place commune de conversion, une « base d’apprentissage » à part entière, lieu d’interactions interindividuelles créatrices de nouvelles connaissances que l’on peut traduire littéralement du japonais par le « lieu ». Nonaka et Takeuchi (1995) concluent d’ailleurs leur analyse en indiquant que les entreprises japonaises sont beaucoup plus propices à ces modes de conversion que les entreprises occidentales.
Un apprentissage peut être considéré comme organisationnel si la connaissance nouvelle est généralisée à toute l’organisation et réutilisée par ses membres. Les connaissances organisationnelles sont à la fois le produit et le contenu de l’apprentissage. Le modèle de Nonaka et Takeuchi montre que les conversions de connaissances individuelles avec les connaissances organisationnelles sont le moteur de cet apprentissage.
Les travaux sur l’apprentissage organisationnel présentent des apports essentiels. Ils insistent sur l’importance des savoirs tacites mais également du rôle de l’organisation dans la constitution d’un savoir collectif qui prend la forme de routines. Certaines de ces ressources sont plus ou moins dynamiques, ce qui peut expliquer les difficultés des entreprises à apprendre et entraîner la mise en place d’outils et de méthodes inspirées du knowledge management.
1.1.3.3
Les ressources stratégiques : statiques et dynamiques Les parties précédentes nous ont permis de montrer que la codification des
connaissances permet de transformer les connaissances individuelles en ressources mobilisables et que l’entreprise pouvait également transférer certaines de ces ressources aux individus qui la composent. Nous allons voir dans cette partie comment les recherches en management stratégique se sont focalisées sur la gestion de ces ressources et, de ce fait, légitimer des démarches de knowledge management. 44
D’une manière générale, les ressources sont des moyens qu’on utilise pour réaliser une activité. Les ressources d’une entreprise à l’instant t peuvent donc être définies comme « les actifs (tangibles et intangibles) associés de manière semi permanente à la firme » (Wernerfelt, 1984 : 4). Ces ressources comprennent à la fois « des actifs tangibles (les équipements, les employés, le capital) facilement mesurables et des actifs intangibles (les informations, les brevets, les compétences) difficilement mesurables » (Grant, 1991 : 118). Ces actifs -c’est-à-dire ce que possède l’organisation- doivent être utilisés de manière la plus efficace possible par les responsables de l’entreprise en fonction de leurs capacités. Cette dernière est définie comme « une aptitude à mobiliser les ressources pour accomplir une tâche ou une activité » (Grant, 1991 : 114). En complément à l’analyse concurrentielle classique selon laquelle une entreprise crée un avantage concurrentiel en fonction de son positionnement sur un secteur, la théorie des ressources s’intéresse aux modes de création d’un avantage concurrentiel défendable. Renouant avec certains travaux plus anciens comme ceux d’Edith Penrose (1959), cette approche s’appuie sur des hypothèses relatives à la notion de rentes, différentes de celles utilisées généralement par les approches les plus diffusées de la stratégie. Dans The theory of growth of the firm, Edith Penrose (1959) analyse la performance des firmes en fonction de
l’agencement des ressources : « la croissance de la firme est à la fois encouragée et limitée par le processus véritablement dynamique et interactif qui apparaît lorsque le management recherche le meilleur usage possible des ressources disponibles » (Penrose, 1959 : 5). Elle met également en avant l’importance des ressources rares dont dispose une organisation dans la réflexion stratégique et le développement des entreprises (Arrègle, 1996). La distinction concurrentielle est ici déterminée par l’identification, la protection, l’exploitation et la création de ressources valorisables, rares, non imitables et non substituables (Tableau 3). Tableau 3. Le management des ressources (adapté d'Arrègle, 1996)
Identification Identification des ressources qui assurent un avantage concurrentiel en fonction de caractéristiques précises.
Protection Défendre les ressources contre les manœuvres des concurrents.
Exploitation Retirer un maximum de résultat des ressources pour s’assurer des rentes.
Création Adapter les ressources aux évolutions de l’environnement.
L’objectif est, bien entendu, d’utiliser des ressources distinctives que le concurrent ne peut copier (Barney, 1991). Il est important de noter que la théorie des ressources ne prétend pas que celles-ci doivent être totalement inimitables mais elle considère que leurs avantages 45
sont plus ou moins défendables et plus ou moins difficiles à imiter en fonction des caractéristiques des ressources (Arrègle, 1996)10. Nous allons étudier deux ressources stratégiques dont dispose l’entreprise : les compétences individuelles et collectives (a) et les capacités dynamiques (b). a) Les compétences individuelles et collectives. Pour les tenants de la théorie des
ressources, les notions de compétence et de ressources sont liées : les compétences sont une combinaison de ressources qui permet de rendre performante une activité (Grant, 1991; Barney, 1991). Hamel et Heene (1994) proposent ainsi de compléter la théorie des ressources (‘resource-based view of the firm’) par celle des compétences (‘competence-based view of the firm’). Au niveau collectif, ces dernières sont une combinaison de ressources mise en œuvre dans une situation de travail. Elles désignent ainsi une aptitude propre à la firme. Parmi celles-ci, certaines, dites « compétences clés » (core competence), sont considérées comme critiques pour la survie de l’entreprise : « les savoir-faire qui constituent ensemble une compétence cardinale doivent coaguler autour d’individus dont les efforts sont suffisamment diversifiés pour reconnaître les opportunités de fusionner leur expérience fonctionnelle avec celles des autres de manière nouvelle et intéressante. Puisque la compétence est un savoir-faire en action, elle ne diminue pas à l’usage […] mais est enrichie à mesure qu’elle est utilisée et partagée. Mais les compétences requièrent néanmoins d’être entretenues et protégées : la connaissance s’estompe si elle reste inutilisée » (Hamel et Prahalad, 1990 : 82). Les compétences désignent ainsi la mise en œuvre des connaissances détenues par un individu (un savoir-faire en action). On peut donc distinguer les ressources, les facteurs ou actifs stratégiques discrets (un savoir-faire individuel), des compétences, c’est-à-dire les facteurs stratégiques permettant la mise en oeuvre intégrée d’autres facteurs (le savoir-faire collectif). L’objectif de l’entreprise est alors d’organiser des savoirs fragmentés : « la compétence organisationnelle est essentiellement une intégration de savoirs spécialisés afin de réaliser une tâche productive discrète. La réalisation répétitive de ces tâches productives est liée, directement ou indirectement, à la capacité de création de valeur de la firme, par la transformation de facteurs en produits » (Grant, 1996 : 377). Cette intégration va, entre autre, dépendre de ses capacités dynamiques. 10
Notons que cette théorie s'inscrit dans un contexte historique particulier. A la fin des années quatre-vingts les chercheurs en économie et en gestion s'interrogeaient alors sur les raisons du dynamisme de l'économie japonaise vis-à-vis des économies occidentales. Pour Nonaka et Takeuchi la raison de ce succès s'explique alors par la capacité d'innovation mais également de reproduction des connaissances de la part des entreprises japonaises. Cette capacité provient de la facilité de conversion des connaissances tacites en connaissances explicites de ces entreprises. Les connaissances tacites sont également analysées par Philippe Baumard comme la ressource stratégique de l’organisation car elles sont difficilement imitables puisque difficiles à convertir. 46
b) Les capacités dynamiques. La théorie des ressources introduit également les
notions de rentes ricardiennes et de quasi-rentes. Les premières désignent des actifs stratégiques rares dont l’offre est limitée. C’est le cas des connaissances tacites ou des routines organisationnelles étudiées précédemment. Les quasi-rentes sont obtenues grâce à des ressources mieux utilisées comparativement aux concurrents. Si l’on se réfère à la théorie des ressources, faciliter l’accès à un savoir peut sembler paradoxal puisqu’il devient imitable. C’est pourquoi Eisenhardt et Martin (2000) proposent d’étudier les routines comme des « capacités dynamiques », terme originellement introduit dans la littérature par Teece et Pisano (1997) et que l’on peut définir comme « des routines organisationnelles et stratégiques grâce auxquelles la firme parvient à reconfigurer de nouvelles ressources en fonction de l’évolution du marché » (Eisenhardt et Martin, 2000 : 1105). Si l’on suit ce raisonnement, les routines organisationnelles deviennent des facteurs de performance si elles se modifient au cours du temps et évoluent en fonction du contexte organisationnel. La valorisation des connaissances de la firme repose alors sur différentes capacités stratégiques. Un premier exemple est la capacité d’absorption (Cohen et Levinthal, 1990), c’est-à-dire sa capacité à absorber et appliquer des connaissances nouvelles. Un deuxième est sa capacité combinatoire (Kogut et Zander, 1992) dont l’objectif est de stimuler les interactions sociales nécessaires à la création de connaissances nouvelles et à la mise en commun de poches de connaissances par la fertilisation croisée des savoirs individuels. La théorie des ressources-compétences montre la nécessité d’agir volontairement sur les ressources immatérielles pour les valoriser ou les défendre. Mais ces ressources sont difficiles à mobiliser en raison de la complexité et de l’hétérogénéité des savoirs. Les processus d’apprentissage, l’existence de compétences individuelles et collectives, la présence de routines organisationnelles et d’informations diverses conduisent à un encastrement multiple des connaissances dans l’organisation. C’est toute la difficulté de la tâche du gestionnaire des connaissances que d’identifier ces lieux et de réussir à trouver des mécanismes pour déposséder les détenteurs des connaissances afin de les mettre à disposition du collectif tout en faisant admettre que cette démarche est limitée par la nature des savoirs codifiés.
Nous allons étudier dans la partie suivant les outils à disposition du gestionnaire des connaissances pour ancrer ces savoirs dans l’entreprise et faire fructifier ce capital connaissances.
47
1.2 Les outils d’ancrage des connaissances organisationnelles Si nous pouvons accepter l’idée que les connaissances organisationnelles sont possédées à la fois par les individus et par un collectif d’individus sur divers supports comme les routines, les compétences ou la mémoire, et qu’elles sont décomposables en éléments verbalisables et non-verbalisables, alors le management des connaissances relève principalement d’une technique de gestion. Le terme « technique » désigne ici « un ensemble de moyens mis en œuvre, de concepts, d’instruments, de procédures et de modèles opératoires à portée cognitive dont le but est de résoudre des problèmes concrets dans les organisations » (Louart, 1999 : 1199). Dans cette approche technique, les outils de gestion ont vocation à formaliser les actions, conformer les comportements et accompagner les évolutions de l’entreprise (David, 1998). Les outils informatiques sont aujourd’hui les outils de gestion les plus visibles dans les entreprises même si ce concept recouvre une réalité très hétérogène comme les tableaux de bord ou les systèmes de rémunération. L’outil est créé, façonné et formalisé par l’organisation qui l’implémente afin de faciliter l’action collective. Les outils de gestion peuvent donc différer d’une entreprise à une autre. L’approche technique vise ainsi à transformer les connaissances possédées par l’entreprise en des objets de gestion. Elle propose au gestionnaire des connaissances de suivre un processus consistant à identifier la création des connaissances, à les retenir et à les transférer (2.1.1). Ce processus est aujourd’hui facilité par les NTIC qui représentent des moyens simples et souples de codifier les connaissances en transformant l’individu en un acteur du partage de ses connaissances (2.1.2). Ces outils ont alors mis en exergue les freins et les leviers organisationnels pour transformer les connaissances en objets de gestion (2.1.3).
1.2.1 Le processus de gestion des connaissances Dans son Guide du Knowledge Management (2000), le consultant Jean-Yves Prax définit la gestion des connaissances comme « un processus de création, d’enrichissement, de capitalisation et de diffusion des savoirs qui implique tous les acteurs de l’organisation, en tant que consommateurs et producteurs » (Prax, 2000 : 17). Le processus est ici entendu comme « une succession d’évènements et une progression, avec un cheminement d’étapes qui inclut des retours en arrière, des interactions de causes et d’effets » (Louart, 1999 : 959).
48
Au contraire des « procédés » (les savoir-faire techniques et scientifiques) et des « procédures » (les règles que l’on applique avec rigueur), le déroulement d’un processus est aléatoire et flexible. C’est pourquoi la définition du nombre d’étapes nécessaires au processus de gestion des connaissances n’est pas stabilisée. A titre d’illustration Shin et al. (2001) ont catalogué une dizaine de modèles différents dans la littérature. Nous avons choisi de retenir celui proposé par Argote et al. (2003) car il est aujourd’hui reconnu dans la littérature spécialisée sur le knowledge management comme le plus synthétique. A travers un cadre intégrateur, les auteurs décomposent le processus de gestion des connaissances en trois étapes : l’identification des connaissances générées par la firme (1.2.1.1), la rétention des connaissances par la firme (1.2.1.2) et le transfert des connaissances au sein de la firme (1.2.1.3).
1.2.1.1
L’identification des connaissances. L’identification des connaissances correspond à un repérage et à une analyse des
connaissances de l’entreprise. Il convient tout d’abord de souligner la difficulté que représente l’identification des connaissances disponibles (O’Dell et Grayson, 1998). Cette difficulté est liée à la génération de nouvelles connaissances que l’entreprise doit choisir de codifier ou non. L’expression « si mon entreprise savait ce qu’elle sait » est fréquemment utilisée par les dirigeants qui appellent de leurs vœux une meilleure « connaissance des connaissances », un repérage précis et fiable du patrimoine existant. Cette difficulté a pour conséquence son gaspillage de connaissances par non-utilisation. A la différence d’autres ressources, l’utilisation d’un savoir n’a pas pour effet d’en diminuer la qualité ou quantité. Bien au contraire, elle peut conduire à la création de nouvelles connaissances. Mais à l’inverse, leur non-utilisation peut entraîner une diminution du patrimoine disponible. Dans une entreprise, cette identification s’appuie généralement sur un processus d’étalonnage (le « benchmarking »), défini par Camp (1992) comme « un processus continu d’amélioration des performances des organisations en vue d’obtenir une supériorité face à la concurrence » (Camp, 1992 : 12). Il s’agit donc de monter un véritable système de veille stratégique qui passe aussi bien par l’étude d’informations externes que par le recueil de données internes. Le benchmarking interne porte sur un ensemble d’entités appartenant à une même organisation réalisant des activités comparables, avec le même type de contraintes, et disposant de ressources (humaines, matérielles, financières, etc.) de même nature, dont on
49
évalue les performances comparativement aux meilleures. Cela nécessite de définir un ensemble de référents c’est-à-dire les meilleures pratiques managériales (the best-in-class), définissant la frontière d’efficience (à partir de quel seuil l’organisation juge qu’elle est efficace). Toute la difficulté consiste alors à comparer des unités comparables et de ne pas créer un sentiment de frustration de la part des personnes ou des services concernées.
Au contraire, le benchmarking externe porte sur un ensemble d’entités appartenant à différentes organisations (concurrentes dans la plupart des cas) réalisant des activités comparables, avec le même type de contraintes et disposant de ressources de même nature, dont on évaluera les performances comparativement aux meilleures. Les bonnes pratiques peuvent alors devenir des « meilleures » pratiques car ce sont celles qui sont partagées par toute une industrie ou un secteur donné. La compagnie pétrolière Chevron est une des rares organisations qui a explicitement défini ces différences (O’Dell et Grayson, 1998). Quatre catégories de bonnes pratiques y sont distinguées : -
La bonne idée : elle ne repose sur aucune donnée pouvant la valider. Elle est donc mise de côté pour un examen ultérieur.
-
La bonne pratique : processus ou méthode qui a été mise en oeuvre avec succès. Elle est étayée de données empiriques qui prouvent sa valeur.
-
La meilleure pratique locale : c’est une bonne pratique qui s’est avérée être la plus profitable dans l’entreprise selon un benchmarking interne.
-
La meilleure pratique industrielle : c’est la meilleure pratique dans et hors de l’entreprise selon un benchmarking externe.
L’intérêt de l’étalonnage interne réside dans l’identification de différentiels de performance et va inciter l’entreprise à fournir l’effort de codification. Par ce biais, l’entreprise peut alors réaliser un retour d’expérience en interrogeant, par exemple, une équipe de vente plus performante qu’une autre sur un secteur comparable. L’American Productivity and Quality Council (APQC) propose une définition formelle de la bonne
pratique: « toute pratique ou expérience qui a prouvé sa valeur ou qui est utilisée de façon efficiente dans une organisation, et pouvant trouver une application dans d’autres organisations ». La notion de connaissance supérieure suppose ainsi que l’entreprise a repéré en son sein une connaissance efficace qu’elle souhaite reproduire en différents endroits pour améliorer la compétitivité de l’ensemble de l’organisation. En effet, Szulanski (1996) la définit comme « une pratique interne utilisée efficacement dans l’organisation, et qui s’avère
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nettement supérieure à d’autres pratiques internes ou alternatives connues en dehors de l’organisation » (Szulanski, 1996 : 27). Ces difficultés d’identification des connaissances internes sont au cœur du modèle de l’entreprise créatrice de connaissances de Nonaka et Takeuchi (1995). Pour les auteurs, ceci est dû aux phénomènes de conversion opérés selon le modèle socialisation-externalisationcombinaison-internalisation qu’il représente sous forme de spirale (Figure 4). La combinaison et la socialisation seront des processus de création de connaissances présents au niveau d’une équipe alors que l’externalisation et l’intériorisation des connaissances interviennent au niveau de l’organisation tout entière (Nonaka et Konno, 1998). Se pose alors le problème de la rétention des connaissances dans l’organisation.
1.2.1.2
La rétention des connaissances. Retenir les connaissances dans l’organisation consiste à les inscrire dans leurs lieux
d’ancrage et à les mémoriser (Argote et al, 2003 : 572). Trois mécanismes de rétention peuvent être mis en place par le gestionnaire des connaissances : la documentation ou l’ingénierie de l’écrit – (a), l’interview d’expert ou l’ingénierie de la mémoire) (b) et le brevet ou l’ingénierie juridique (c).
a) L’ingénierie de l’écrit. Comme nous l’avons vu précédemment, tout individu peut
placer ses connaissances sur un support pour les manipuler comme de l’information selon un processus de codification. L’écriture est le moyen le plus courant pour exprimer les connaissances verbalisables tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Dans le premier cas, un individu sélectionne et encode ses informations sous la forme de mots selon des formes graphiques conventionnelles (l’alphabet)11. Dans le second cas, une équipe s’attachera à rédiger des documents retraçant le déroulement d’un projet. Il existe ainsi de nombreuses méthodes (Merex, Rex, Information Mapping, etc.) permettant de capitaliser les connaissances acquises et produites au cours de la réalisation de projet (Dieng et al., 2005). Par exemple, les démarches qualité permettent d’institutionnaliser des références communes écrites (Drucker, 2000). Ainsi, les normes ISO 9000 constituent un outil de rétention des connaissances qui conduit à une codification des savoirs et à leur formalisation sous la forme du système documentaire de la qualité (Mayère, 1995). Le gestionnaire des connaissances doit alors choisir un outil de gestion électronique des 11
C’est le processus que je suis en train d’opérer moi-même en écrivant cette thèse…
51
documents (GED) permettant de mettre en place un système documentaire numérique et évolutif (choix de la version du document, suivi des modifications, etc.). L’objectif est alors de transformer ces connaissances codifiées en bonnes pratiques organisationnelles (Szulanski, 1996 ; O’Dell et Grayson, 1998). Nous verrons dans la partie suivante que ce mode de rétention des connaissances a été facilité par l’utilisation des NTIC.
b) L’ingénierie de la mémoire. Si l’individu ne souhaite pas lui-même codifier ses
savoirs, le gestionnaire des connaissances peut alors faire appel à une tierce personne qui organise un entretien. Cette personne peut être un consultant externe à l’entreprise. Son objectif est alors de rédiger, en accord avec l’expert, un livre modélisant les connaissances des interviewés. La méthode MKSM de Jean-Louis Ermine a par exemple été utilisée par le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) pour conserver les savoirs de chercheurs approchant l’âge de la retraite dans trois domaines : les essais nucléaires, les neutrons rapides et l’enrichissement de l’uranium par laser (Prax, 2000 : 99). Un consultant s’attache à observer et à interviewer ces experts afin de modéliser leur savoir sous la forme d’un système complexe. Les résultats des observations et des entretiens sont consignés dans un livre des connaissances du domaine d’expertise selon cinq phases : la modélisation du système de référence des experts, la modélisation du domaine d’expertise, la modélisation du domaine d’activité, la modélisation des concepts et celle des tâches. D’autres méthodes comme CommonKads proposent à un auditeur d’analyser les savoirs des experts à travers un modèle d’expertise (ce que sait l’expert), un modèle d’organisation (comment il s’organise) et un modèle de tâche (comment ils utilisent leur savoir). Ces méthodes permettent de pallier la difficile extériorisation du savoir par l’individu. c) L’ingénierie juridique. La protection juridique des savoirs sous forme de brevets est
le dernier mécanisme qui peut être utilisé par le manager des connaissances. Ce dernier ne cherche plus uniquement à documenter le savoir mais à le protéger juridiquement. Dans ce cas, le savoir-faire est défini comme « informations techniques, secrètes, substantielles et écrites » (Calvo et Couret, 1995 : 96). La question de la propriété intellectuelle doit alors être soulevée : à qui appartient le savoir ? Selon le juriste Pierre Breese, trois hypothèses sont envisageables. Si la connaissance est une propriété inaliénable du sachant, cela signifie que l’entreprise doit verser des droit d’auteur au créateur du brevet. Les principes du droit d'auteur, au moins dans son acception
52
française, considèrent ainsi que les créations de salariés restent la propriété de l'auteur, et ne peuvent être transmises que par un acte de cession. Si la connaissance est la propriété de l’entreprise qui emploie l’individu selon une période déterminée (le temps de sa présence en entreprise), il est alors nécessaire de mettre en place les mécanismes présentés précédemment (la documentation et l’interview). Enfin, une troisième hypothèse est envisageable : le savoir est un res nullus. Ainsi personne ne peut se prétendre propriétaire des connaissances, et chacun pourrait les employer, sous réserve de respecter des dispositions d'ordre public (Breese, 2002). Dans le prolongement de la théorie ressources-compétences, le brevet peut être considéré comme un actif immatériel que l’entreprise peut échanger sur un marché, soit en le vendant, soit en l’achetant (Teece et Pisano, 1997). L’effort consenti par les individus ou par l’entreprise pour codifier et protéger les savoirs représente un coût (à la fois cognitif et financier). L’individu qui consacre du temps à rédiger une fiche de retour d’expérience peut alors avoir le sentiment de réaliser un effort supplémentaire. Cet effort est inutile si l’organisation n’assure pas une réutilisation continue de ce savoir en le transférant auprès des autres unités.
1.2.1.3
Le transfert des connaissances. Une fois les savoirs identifiés et protégés, le gestionnaire des connaissances doit
s’assurer de leur transfert. Littéralement le terme transfert désigne l’action de déplacer quelque chose. Il suppose la mise en relation entre deux éléments : un émetteur et un récepteur. Dans une organisation, le transfert des connaissances désigne le processus selon lequel « l’expérience d’une unité (un individu ou une équipe) est affectée par l’expérience d’une autre » (Argote et Ingram, 2000 : 151). Dans le prolongement de la théorie ressourcescompétences, de nombreux auteurs tendent à faire du transfert de connaissances l’élément fondamental d’explication de l’existence même d’une organisation : « les firmes sont des communautés sociales qui utilisent leur structure relationnelle et leurs schémas partagés pour améliorer le transfert et la communication de nouvelles compétences et de nouvelles capacités en son sein » (Zander et Kogut, 1995 : 76). Le transfert y est analysé comme un processus dyadique, instrumental et délibéré entre une source et un récepteur (Gupta et Govindarajan, 1991 ; Szulanski, 1996 ; O’Dell et Grayson, 1998 ; Berthon, 2001). L’organisation sélectionne et réutilise les plus utiles en fonction de sa capacité d’absorption, définie par les auteurs comme « l’aptitude d’une entreprise à reconnaître, assimiler et utiliser la connaissance externe pour l’appliquer à des
53
fins commerciales » (Cohen et Levinthal, 1990 : 128). Mais les caractéristiques des unités réceptrices et des unités émettrices peuvent influencer cette capacité : une unité plus grande (ex. une grande usine) aura une capacité d’émission et d’absorption des pratiques plus importante qu’une unité plus petite. La viscosité (‘stickiness’) des connaissances est alors présentée comme la variable la plus importante pour déterminer son transfert (Szulanski, 1996) puisque la circulation et l’usage des connaissances sont affectés par divers coûts d’accès, d’acquisition et d’intégration. Le concept de viscosité englobe ainsi toutes ces barrières au transfert des connaissances intra-organisationnelles qui en ralentissent le processus. La capacité d’absorption est considérée comme le facteur majeur de viscosité des connaissances. Dans son étude des barrières au transfert intra-organisationnel des bonnes pratiques, Gabriel Szulanski (1996 ; 2003) distingue un processus d’adoption en quatre étapes (Figure 6) : l’initialisation (initiation), la mise en place (implementation), l’accélération (ramp-up) et l’appropriation (integration). Figure 6. Le processus de transfert des bonnes pratiques (Szulanski, 2003)
Savoir codifié
Emetteur
Identification des besoins et de la pratique
Initialisation
Décision de mise en place de la pratique
Mise en place
Récepteur
Début d’utilisation par le récepteur
Accélération
Obtention d’une performance satisfaisante
Appropriation
L’initialisation consiste à étudier la faisabilité du transfert entre l’unité émettrice et l’unité réceptrice. Une fois la pratique identifiée selon un processus d’étalonnage, le processus s’enclenche entre ces deux unités. La deuxième phase consiste alors à adapter la pratique pour faciliter son utilisation par l’unité réceptrice. Un dialogue s’engage entre les unités pour savoir jusqu’à quel point la pratique doit être changée : la connaissance doit-elle être répliquée telle quelle ? Se pose donc le problème du degré de réplication des
54
connaissances (Teece et Pisano, 1997). Sylvia Gherardi et David Nicolini (2000) remarquent ainsi que tout processus de transfert s’accompagne nécessairement d’un processus de transformation des connaissances (« to transfer is to transform »). Lors des premiers jours d’utilisation, le récepteur va devoir fournir des efforts d’adaptation qui peuvent rendre la pratique inefficace. Avant son appropriation, des problèmes inattendus doivent être réglés pour s’assurer qu’il n’existe plus « d’incompatibilité de langage, de code et de culture au sein de l’unité réceptrice » (Szulanski, 2003 : 36). Cette phase commence dès lors que cette unité obtient une performance satisfaisante au regard de celle obtenue dans l’unité émettrice. Le transfert des connaissances organisationnelles consiste donc en une réplication exacte ou partielle du réseau de relations entre l’émetteur et le récepteur, de sorte que les connaissances transférées deviennent des routines organisationnelles (Szulanski, 1996).
L’intérêt de ce modèle est de montrer qu’il existe différentes barrières à différentes étapes du processus. Lors de la première étape, des difficultés d’identification des connaissances peuvent se produire en l’absence de liens entre les unités. Lors de l’adaptation, la mise en doute de la part du récepteur de la qualité de la bonne pratique ou de la légitimité de son émetteur peut également bloquer le transfert. Ce manque de confiance peut aussi se traduire par le célèbre syndrome du « ça n’a pas été inventé ici, donc je ne l’utilise pas », popularisé par Katz et Allen (1982) sous le terme de « NIH Syndrome » (Not Invented Here). Ce syndrome conduit les individus à refuser toute forme de connaissance
provenant hors des frontières de l’organisation voire de l’équipe de travail. Katz et Allen (1982) ont constaté que ce type d’attitude peut avoir des conséquences néfastes sur la performance de projets de recherche et développement. Enfin, l’assimilation de la connaissance reçue peut se heurter à la faible capacité d’absorption de l’unité réceptrice. En raison de moyens financiers limités ou par manque de temps, le récepteur peut éprouver des difficultés ignorées de l’émetteur.
Le modèle de Gabriel Szulanski permet de conclure sur l’interaction évidente entre les trois étapes du processus de gestion des connaissances : sans identification des connaissances leur rétention et leur transfert sont impossibles. L’auteur a donc résumé l’intérêt du processus de gestion des connaissances dans un schéma très simple illustrant comment une connaissance supérieure (la bonne pratique) permettait d’améliorer la performance d’une unité par sa rétention et son transfert à d’autres unités (Figure 7).
55
Figure 7. La réduction des différentiels de performance (Szulanski, 2003 : 23) Organisation
Organisation
1
Organisation
2
Identification
2
Rétention
Transfert
1
1
2
1
1
2
Performance = 3
Temps
1
Performance = 4
Connaissance Standard
2
Performance = 6
Connaissance Améliorée
En conclusion, le processus de gestion des connaissances consiste à mettre en place des mécanismes visant à identifier, retenir et transférer les connaissances jugées comme les plus efficaces par l’organisation. Sans transfert des connaissances, sa rétention n’a que peu de valeur. Sans rétention, les connaissances créées quittent l’entreprise et ne s’inscrivent pas dans la mémoire organisationnelle.
Pour faciliter le processus de knowledge management (identification-rétentiontransfert) les dirigeants d’entreprise peuvent faire appel aux outils de codification apparus avec les NTIC.
1.2.2 Les nouveaux outils de codification L’identification, la rétention et le transfert des connaissances nécessitent une codification des savoirs. Avant l’apparition des NTIC, cette codification reposait surtout sur l’ingénierie de l’écrit (les documents et les brevets) ou sur celle de la mémoire (les systèmes experts). Les possibilités de codification des NTIC ont ouvert de nouvelles perspectives pour mettre en place un processus de gestion des connaissances (McDermott, 1999 : 131).
Le début des années 1990 a ainsi vu naître les documents électroniques multimédias, les mémoires optiques, les outils de communication interactifs et la généralisation de l’informatisation des entreprises. Ces nouveaux outils permettent aujourd’hui aux individus 56
de mieux diffuser leurs connaissances verbalisables en produisant des informations qui sont utiles à d’autres individus qui se fabriqueront eux-mêmes leurs propres connaissances. Autrefois passifs, les employés peuvent devenir des acteurs de la gestion du savoir via des bases de données, des forums électroniques de discussion, des messengers ou encore des blogs.
Ces différents outils forment un système de gestion des connaissances défini par Alavi et Leidner comme « des systèmes d’information dédiés à la gestion des connaissances […] fondés sur des technologies de l’information développées pour supporter et améliorer le processus de création, stockage, recherche et identification, transfert et intégration des connaissances (Alavi et Leidner, 2001 : 108). Au-delà de cette définition, Alavi et Leidner (2001) proposent une classification des outils issus des NTIC en fonction des étapes du processus de gestion des connaissances (Tableau 4). Tableau 4. Les outils de management des connaissances (adapté d’Alavi et Leidner, 2001 : 125)
Etape du processus
Outil utilisé
Objectif
Plateforme technologique
Identification - Moteur de recherche - Annuaire de compétences - Combiner des nouvelles sources de connaissances - Trouver les détenteurs des connaissances
Rétention - Bases de données - GED
Transfert - Espaces collaboratifs - Messengers
- Codifier la mémoire individuelle et organisationnelle - Accès à la connaissance intergroupe
- Réutiliser les connaissances dans d’autres unités - Accès rapide aux détenteurs des savoirs
Groupware / Intranets / Weblogs
A partir de cette classification, nous allons étudier dans le détail trois outils issus des NTIC : ceux permettant d’identifier les connaissances codifiées (1.2.2.1), ceux permettant de sauvegarder les connaissances codifiées (1.2.2.2) et ceux facilitant leur transfert (1.2.2.3). Nous verrons que leur mise en place dans les entreprises nécessite des arbitrages entre une codification intensive ou minimale (1.2.2.4).
57
1.2.2.1
Les nouveaux outils d’identification des connaissances codifiées. Les annuaires de compétences (a) et les moteurs de recherche (b) sont aujourd’hui les
outils les plus utilisés pour identifier les connaissances au sein de l’entreprise. Ces outils permettent de réaliser une cartographie des détenteurs du savoir (Earl, 2001).
a) Un annuaire de compétences rassemble tous les membres de l’entreprise sur une
liste et offre à son utilisateur des informations à propos d’une personne sensée détenir des connaissances susceptibles de l’intéresser. Un annuaire de compétences propose ainsi de créer un véritable « who’s who » dont les informations sont plus précises que le simple annuaire d’entreprise ou l’organigramme. Dans un version améliorée, ce type d’annuaire permet par une simple requête sur un moteur de recherche d’avoir le contact (son numéro de téléphone, son e-mail, ses expériences passées, etc.) d’une personne compétente sur un domaine précis. L’idée est ici de minimiser les efforts de codification et de faciliter la mise en relation entre deux individus (Hansen et al., 1999). Ce type de système suppose que le « sachant » a, au préalable, déclaré et codifié ses compétences pour qu’elles soient accessibles et compréhensibles aux autres membres de l’organisation.
b) Le moteur de recherche permet de trouver des connaissances codifiées dans des
documents électroniques ou des données brutes en fonction de leur indexation par ce même moteur. Des « métadonnées » (des données inscrites dans le document) telles que le titre, le sujet, l’auteur et les mots clés permettent ainsi de retrouver plus facilement le contenu à partir de la requête d’un utilisateur. Ces mots clés deviennent des indicateurs de connaissance (Prax, 2000 : 156). Il est également possible de créer un agent de recherche (une « alerte ») qui va repérer les documents ou les données nouvellement accessibles. Ce mode de recherche continu et incrémental permet à l’utilisateur de réaliser une veille sur un domaine de connaissances. L’utilité d’un moteur de recherche dépend donc de son taux de pertinence (les résultats de la recherche sont-ils en accord avec ma requête ?) mais également du taux de découverte fortuite, des résultats concomitants pouvant être suggérés à un utilisateur qui n’aurait pas immédiatement pensé à telle ou telle information (c’est le cas du moteur de recherche Google). L’utilisateur peut alors combiner ses connaissances existantes avec les informations qu’il vient de trouver.
58
Les moteurs de recherche et les annuaires de compétence sont utilisables uniquement s’il existe un stock protégé et actualisé de connaissances codifiées. C’est pourquoi il est également nécessaire d’utiliser des systèmes de sauvegarde.
1.2.2.2
Les nouveaux outils de sauvegarde des connaissances codifiées. La codification des connaissances s’opère dès lors qu’un individu ou une équipe
rédige un document. Les NTIC permettent aujourd’hui de numériser le contenu de ces documents grâce aux outils de GED et aux bases de données (a). Ces deux outils permettent également de sécuriser les informations disponibles en fonction de critères précis. Des outils plus souples comme les blogs sont récemment apparus dans les entreprises pour codifier plus souplement et sauvegarder plus simplement le savoir des employés (b).
a) La gestion électronique de documents (GED) consiste à numériser des documents
papiers ou à restreindre l’accès à des documents électroniques. Dans ce cas, le système de GED met en place un ‘workflow’, c'est-à-dire un « flux de travail » précisant les droits d’accès et de modification des documents en fonction du profil de l’utilisateur. Ce type d’outil permet de définir et de répartir les tâches entre les individus tout en assurant une mise à jour et une sauvegarde du document électronique. Il est intéressant de constater que ce type de mémorisation est aujourd’hui une obligation légale pour les entreprises engagées dans la loi Sarbanes-Oxley. Il s’agit ici de créer une mémoire organisationnelle déclarative censée perdurer au-delà des acteurs et des contextes : « la GED crée un langage d’indexation généralement au travers d’un thesaurus, c'est-à-dire un répertoire alphabétique de termes propre à l’organisation, qui est à la fois suffisamment générique pour être partagé par tout le monde, et suffisamment spécifique pour que le moteur de recherche soit précis et pertinent » (Prax, 2000 : 140).
En complément à la gestion électronique de documents sont également apparues les bases de données. Ces dernières y sont organisées de façon rationnelle et permettent à l’utilisateur de réaliser des recherches, des opérations de calcul ou encore des classements. Dans le prolongement des bases de données, les entreprises ont mis en place des bases de bonnes pratiques où sont codifiés des retours d’expérience. Une fiche de bonne pratique est alors rédigée selon un format précis et mise à disposition sur la base électronique. Ainsi la Banque Mondiale a développé une banque de connaissances contenant les retours
59
d’expérience de ses consultants. A leur retour de mission, ces derniers sont priés d’alimenter la base de bonnes pratiques en remplissant une fiche électronique détaillant le problème qu’ils ont rencontré et la solution qu’ils ont apportée.
b) Les weblogs sont des journaux intimes électroniques et interactifs : « un weblog est
un site web composé essentiellement d’actualités (ou billets) publiés au fil de l’eau et apparaissant selon un ordre anté-chronologique (les plus récents en haut de page), le plus souvent enrichies de liens hypertextes externes » (Fievet et Turrettini, 2004 : 10). Des entreprises comme SAP, Microsoft ou IBM équipent de plus en plus leurs consultants d’un weblog afin que ceux-ci puissent réaliser des retours d’expérience le plus facilement et le plus rapidement possible. Leur succès réside donc dans la rapidité de codification des connaissances permettant à son utilisateur de réaliser un travail permanent de codification. La structure technique étant pré-formatée, le contributeur peut alors se concentrer sur le contenu. Ce dernier, une fois publié sur le weblog, peut être commenté par un lecteur. Au fil du temps une boucle de feedbacks entre l’auteur et le lecteur peut se constituer. L’auteur peut alors constituer un réseau de contributeurs et de lecteurs partageant un même domaine de connaissances. Le ‘blogging’ semble donc pouvoir conduire à une dynamique d’apprentissage (Dudezert, 2006) entre une communauté d’émetteurs et une communauté de récepteurs des connaissances. 12
Ces outils de sauvegarde permettent de constituer et de pérenniser la mémoire organisationnelle déclarative à partir de fonds documentaires électroniques et des données stockées. Mais ce stock doit évoluer pour garder son utilité, c’est pourquoi des outils facilitant leur transfert doivent s’y intégrer.
1.2.2.3
Les nouveaux outils de transfert des connaissances codifiées. Au contraire des logiciels de gestion des connaissances permettant d’exploiter les
fonds documentaires disponibles, les espaces collaboratifs doivent permettre d’explorer de nouvelles connaissances en offrant un espace virtuel de combinaison de l’information (a). D’autres outils de communication comme les « messengers » permettent également de transférer rapidement des connaissances codifiées (b). 12
Nous en sommes d’ailleurs un fervent utilisateur puisque nos travaux de recherche y ont été publiés pour nourrir des discussions avec des praticiens de la gestion des connaissances. L’adresse de notre site est www.km.typepad.com
60
a) Les espaces collaboratifs sont les versions les plus récentes du groupware, défini
lors de son apparition par Johnson-Lentz en 1981 comme « un concept qui désigne à la fois le processus humain et organisationnel du travail en groupe et les outils techniques nécessaires à l’accomplissement de ce travail » (Johnson-Lentz, 1981, cité par Prax, 1997). Un groupware, tel que Lotus Notes, est aujourd’hui un espace de travail virtuel qui regroupe la messagerie électronique de l’employé, l’agenda de son équipe, des bases de données de l’entreprise ou encore des forums de discussion permettant de collaborer à distance de manière synchrone (en temps réel) ou asynchrone. La messagerie électronique est l’outil le plus couramment utilisé aujourd’hui pour codifier une question ou apporter une réponse. L’auteur du message peut joindre un document électronique et doit connaître l’adresse de son destinataire pour le lui faire parvenir. Le forum électronique de discussion est une messagerie cumulative (les messages apparaissent par ordre chronologique) qui ne nécessite pas de connaître son destinataire. Selon les cas, il peut être public ou fermé. Dans le premier cas, tout utilisateur peut poser une question ou apporter une réponse en fonction d’un domaine déterminé à l’avance. Dans le second cas l’accès est réservé à quelques utilisateurs. Au contraire de la messagerie électronique, l’échange de documents est visible par les membres du forum. Ainsi avec un forum par thème ou par projet, il y a un début de capitalisation collective et de traçabilité des échanges informationnels (Prax, 2000 : 136). En regroupant les différents outils habituels de communication autour d’un même espace, les espaces collaboratifs visent à recréer un environnement de travail virtuel dans lequel les employés sont censés collaborer plus rapidement.
b) Les « messengers » sont des outils de communication synchrones (en temps réel).
Au contraire de la messagerie électronique ou des forums, ils permettent de fonctionner comme un téléphone. Le logiciel établit une liste de contacts susceptibles d’être disponibles ou non pour une conversation écrite. Cet outil nécessite un faible effort de codification puisque son utilisateur n’a pas besoin de suivre des procédures de mise en forme de son savoir (au contraire d’une base de données ou d’un système-experts). Les messengers sont de plus en plus implantés dans les entreprises multinationales soucieuses de baisser leurs coûts de téléphonie.
61
1.2.2.4
Le choix entre une politique de codification intensive ou minimale. Mettre en place un système de gestion des connaissances nécessite de choisir entre
des outils de codification intensive ou minimale. Dans le premier cas l’effort de codification est très important. Dans un second cas, il sera plus faible et consistera à codifier un minimum de connaissances à propos de son détenteur. Ce choix est conditionné par la nature de l’activité de l’entreprise et son modèle économique : les entreprises offrant des produits ou services relativement standardisés s’appuyant sur une codification intensive, celles qui sont innovantes et qui font évoluer fréquemment leur offre préférant une codification minimale (Hansen et al, 1999). Si l’entreprise cherche à mettre en place une politique de codification intensive de ses savoirs, les moteurs de recherche, les bases de données et les espaces collaboratifs sont les outils les plus adéquats. Au contraire si l’entreprise cherche à codifier un minimum ses connaissances, les annuaires des compétences, les blogs et les messengers sont des outils à privilégier (Figure 8). Figure 8. Cartographie des nouveaux outils de codification des connaissances
Codification minimale
Codification massive
Identification
Moteur de recherche
Rétention
GED et Bases de données
Transfert
Espaces Collaboratifs
Temps Annuaire des compétences
Blogs
Messenger
Ce choix n’est pas exclusif. Il s’agit avant tout d’un « dosage » que le gestionnaire des connaissances doit opérer. Cette cartographie des outils de codification n’est pas exhaustive. En effet, les outils se réclamant du management des connaissances sont de plus en plus nombreux et des technologies existantes sont remplacées de nouvelles (par exemple le
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langage HTML s’efface au profit du XML qui permet une indexation plus précise des métadonnées).
En conclusion, les NTIC permettent aujourd’hui de transformer l’individu en un acteur de la gestion des connaissances. Au lieu de chercher à gérer les données, les NTIC font figure de facilitateurs pour identifier, sauvegarder et transférer les connaissances individuelles et collectives. Autrefois à sens unique, le processus de codification est devenu interactif. Les employés sont donc censés être à la fois des consommateurs et des producteurs d’information (c’est-à-dire de connaissances verbalisables codifiées). A charge du gestionnaire des connaissances de fixer une ligne de conduite entre une codification intensive ou une codification minimale au sein de l’organisation.
Trouver le bon dosage ne suffit pas pour mettre en place une démarche de knowledge management. Il est également nécessaire de s’attaquer aux différents freins qui peuvent ralentir le déploiement de cette démarche.
1.2.3 Les freins à l’approche technique En réduisant les connaissances en objets de gestion, l’approche technique propose de les limiter à leur plus simple expression ce qui soulève naturellement de nouvelles difficultés déjà entrevues par Hatchuel et Weil (1992) dans leur étude des systèmes experts. La mise en place d’un processus de gestion des connaissances engendre des coûts de codification, de mise à disposition et de réactualisation des savoirs stockés. Les coûts et bénéfices de la codification vont ainsi dépendre de la nature de la connaissance à codifier, de la qualité des outils employés et du contexte stratégique dans lequel évolue l’entreprise. A partir du modèle d’Argote et al. (2003), nous étudions maintenant quatre facteurs susceptibles d’influencer le processus de gestion des connaissances : les médias employés pour la codification (1.2.3.1), leur appropriation de la part des utilisateurs (1.2.3.2), la nature des unités impliquées (1.2.3.3) et les mécanismes compensatoires à mettre en place (1.2.3.4).
1.2.3.1
Les médias utilisés. Comme nous l’avons vu, la codification des connaissances suppose l’utilisation d’un
support pour véhiculer son contenu. Ce véhicule est plus couramment désigné par le terme
63
de média. Mais le média par lequel est transmise l’information influence fortement la compréhension du message par son récepteur. Subordonnant le message au média, cette difficulté avait été résumée par Marshall McLuhan (1968, 1977) dans sa formule « the medium is the message ». Ce n'est pas le contenu qui affecte la qualité de la diffusion d’une
information, mais le canal de transmission lui-même. Comme nous l’avons vu précédemment, il existe différents médias pour codifier ses connaissances : l’écriture manuelle ou l’impression numérique. Au niveau de la société toute entière, McLuhan (1968, 1977) considère qu’il existe deux sortes de médias : les « chauds » et les « froids ». D'un côté, les médias « chauds » ne demandent la participation que d'un seul de nos sens. L'information reçue par nos sens étant très « riche », la difficulté de compréhension est faible. De l'autre côté, les médias « froids » s'adressent à plusieurs sens et sont plutôt pauvres. Ils demandent de la part du récepteur une réflexion très importante pour compenser cette pauvreté. En ce qui concerne l’entreprise, Daft et Lengel (1984) proposent également de différencier les médias « pauvres » des médias « riches », c'est-à-dire des médias capables de véhiculer peu de quantité d’information opposé à des médias capables de transmettre une quantité importante d’information. Les limitations techniques inhérentes à un media pauvre comme l’écriture vont ainsi influencer à la fois le format mais également le contenu du message puisque le récepteur va le réduire pour qu’il puisse être véhiculé. Ce n’est pas le cas avec la discussion en face-à-face (Tableau 5). Tableau 5. La richesse des médias pour transférer l'information (Daft et Lengel, 1984)
Média Discussion face à face Conversation, Visioconférence Lettre écrite, note de synthèse, mémo Document écrit (rapport, bulletin, rapport) Document numérique (bases de données)
Richesse de l’information transférée Très élevé Elevé Moyenne Faible Très faible
En réduisant la richesse de l’information transmise, le processus de codification des connaissances oblige ainsi le récepteur d’une connaissance à réaliser un effort de « décodification » et de recomposition : « une fois que la connaissance est codifiée par un agent économique, l’autre doit mobiliser des connaissances supplémentaires pour l'exploiter » (Foray, 2000 : 49). Une base de données ne permet donc pas de résoudre un problème mais elle en soulève de nouveaux puisqu’elle incite son utilisateur à construire de nouveaux ensembles de connaissances.
64
Hatchuel et Weil (1992) considèrent ainsi que le travail de codification est avant tout un travail de recomposition des connaissances : « l’imitation de l'expertise parce qu'elle est un processus d'automatisation de la connaissance, n'est possible qu'au prix d'une transformation active de cette connaissance ; elle est en elle-même un créateur d'expertise ». Les connaissances, même codifiées, demeurent ainsi « engluées » dans les personnes (Von Hippel, 1994 ; Szulanski, 1996, 2003), ce qui représente la partie la plus importante du savoir individuel (Nonaka et Takeuchi, 1995). Ainsi, l’organisation pourrait être moins compétitive si elle cherche à rendre ses connaissances imitables et facilement transférables (Barney, 1991 ; Kogut et Zander, 1992). C’est précisément ce que démontre Philippe Baumard (1995, 1996). Selon lui, l’excès d’explicitation des connaissances peut être source de blocage : les connaissances codifiées peuvent présenter des obstacles pour les entreprises confrontées à des situations déconcertantes ou ambiguës. Selon l’auteur la performance cognitive d’une organisation ne réside pas dans un cheminement normé entre différentes formes de connaissances, mais dans l’habileté à effectuer des transformations rapides entre ces formes (du tacite individuel au tacite collectif, de l’explicite collectif au tacite individuel, etc.) (Baumard, 1995).
1.2.3.2
L’appropriation des outils. L’investissement consenti dans les nouveaux outils de codification des connaissances
se heurte à une nouvelle difficulté : celle de leur utilisation effective par les membres de l’entreprise. Des recherches quantitatives et qualitatives ont donc été menées pour identifier les facteurs clés de succès de l’adoption des systèmes de gestion des connaissances (BecerraFernandez et Sabherwal, 2001 ; Lancini, 2003). Dans ce cas, la barrière à la gestion des connaissances n’est pas causée par l’incapacité des individus à identifier les connaissances mais par leur inaptitude à utiliser les répertoires de connaissances (Cross and Parker, 2004). Agnès Lancini s’interroge donc sur le rôle ‘support’ des technologies de l’information telles que Lotus Notes. En mobilisant la théorie de la structuration adaptative (Desanctis et Poole, 1994) et celle de la théorie de la diffusion des innovations (Rogers, 1983, 2003), elle constate que l’appropriation d’un système de gestion des connaissances est déterminée par deux facteurs principaux : les facteurs individuels et les facteurs technologiques. Le profil des utilisateurs et l’implication des dirigeants de l’entreprise vont par exemple influencer fortement le degré d’adoption de Lotus Notes par les employés de l’entreprise étudiée (un groupe d’assurances mutualiste) : « les utilisateurs ayant de bonnes
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connaissances en technologie de l’information et qui, par ailleurs, apprécient les changements et le travail en équipe, favorisent une adoption réussie du système de gestion des connaissances dans l’organisation » (Lancini, 2003 : 29). Les caractéristiques techniques vont également influencer le succès. L’outil doit être perçu comme facile d’utilisation et les utilisateurs formés sont susceptibles de se l’approprier plus efficacement : « la bonne maturité du système et l’existence d’une communication efficace entre le service informatique et les utilisateurs vont favoriser une adoption réussie » (Lancini, 2003 : 29). On peut en conclure que l’adoption d’un système de gestion des connaissances dépend avant tout d’une conduite de changement réussie : explication des bénéfices attendus, implication des employés, formation des utilisateurs, etc. Ces efforts sont ainsi sous-estimés par la plupart des entreprises engagées dans la mise en place d’un système de gestion des connaissances (Davenport et Prusak, 2000). Le consultant Richard McDermott arrive donc à la conclusion que « le piège le plus important est de mobiliser des concepts et des outils issus du management de l’information pour mettre en place un système de gestion des connaissances » (McDermott, 1999 : 104).
1.2.3.3
La nature des unités impliquées. En codifiant les connaissances, une unité organisationnelle (une équipe, un service,
une filiale) est susceptible d'identifier et de réutiliser des connaissances développées ici ou là au sein de l'organisation. Cette relation entre deux unités peut être dyadique (Szulanski, 1996). Mais dans les faits, « l’infime espoir qu’une entité puisse apprendre quelque chose d’utile à partir de l’expérience d’une autre est très souvent un espoir non réalisé » (Porter, 1985 : 352). Szulanski (2003) a, par exemple, montré que deux unités organisationnelles d’une même entreprise ont mis en moyenne dix huit mois à transférer une connaissance codifiée entre deux sites de production pourtant spatialement très proches. Menon et Pfeffer (2003) ont constaté que les membres d’une unité organisationnelle ont tendance à privilégier les connaissances externes à leur frontière au lieu de celle « disponible » en leur sein car cela reviendrait à reconnaître la supériorité de l’unité émettrice par rapport à l’unité demandeuse. Le processus de gestion des connaissances peut donc être altéré par des relations de pouvoir entre les unités. Gupta et Govindarajan (1991) avancent ainsi que le mode de contrôle opéré par la société mère vis-à-vis de ses filiales va influencer les connaissances qui y sont transférées (« intracorporate knowledge flow » (Gupta et Govindarajan, 1991 : 773)). Les gérer, c’est donc accepter des compromis, transiger sur le contrôle complet de la
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connaissance produite au sein de l’organisation (Carlile, 2002 ; Bechky, 2003). L’autonomie laissée aux directeurs d’unités, leur nationalité d’origine et la communication entre ces directeurs vont également modifier leur offre et leur demande de connaissances. Ces unités possèdent nécessairement des caractéristiques différentes en termes de taille, de contexte local, de fonctionnement. L’entreprise doit donc établir des arbitrages entre les connaissances susceptibles d’être contrôlées et celles qui ne doivent pas l’être : « quand il existe des conflits d’intérêt entre deux unités, la connaissance développée par l’une peut avoir des conséquences négatives sur l’autre » (Carlile, 2004 : 559). En raison du caractère ambigu de la connaissance (Szulanski, 1996), son émetteur doit fournir des efforts d’adaptation pour que celle-ci soit compréhensible par les autres unités. Cet effort peut alors réduire la volonté d’un acteur à partager avec un autre…d’où la nécessité de mettre en place des mécanismes de motivation vis-à-vis de ces acteurs.
1.2.3.4
Les mécanismes compensatoires. La possession des connaissances par des individus ou un collectif d’individus et le
pouvoir qu’il(s) exerce(nt) à partir de celui-ci posent le problème des mécanismes compensatoires à mettre en œuvre. Dans le cas d’une démarche de codification des connaissances, l’individu peut avoir l’impression de perdre du temps à codifier un savoir complexe. Cet effort est perçu sur le plan individuel comme un coût, une charge supplémentaire de travail (Prax, 1997 : 85). C’est donc le collectif, l’entreprise tout entière, qui doit valoriser cet élément d’expériences et mettre en place une logique « gagnantgagnant ». Dans cette logique, l’organisation doit trouver des mécanismes de compensation pour « déposséder » le détenteur de la connaissance et éviter des comportements opportunistes (Ghoshal et Moran, 1996). Selon Nickerson et Zenger (2004), « il existe dans les entreprises des comportements opportunistes et calculateurs qui découragent les acteurs à partager leur savoir ; ce dernier n’est donc pas entre les mains de ceux qui estiment avoir de la valeur. Au lieu de cela, l’intérêt personnel encourage les employés à thésauriser leur savoir » (Nickerson et Zenger, 2004 : 622). L’entreprise doit donc faire des arbitrages entre « la carotte » et « le batôn », entre des récompenses et des sanctions : «favoriser la gestion des savoirs implique des arrangements institutionnels permettant de mettre en place des mécanismes artificiels » (Jones, 1983 : 455). C’est pourquoi, nous assistons aujourd’hui à l’émergence de travaux
67
empiriques portant sur les outils de mesure de la valeur des connaissances (Dudezert, 2003), pour calculer cet arbitrage, ou sur la pertinence des « incentifs » utilisés pour inciter au partage des connaissances (Christensn, 2003).
Christensen (2003) distingue alors deux formes de mécanismes compensatoires : financiers et sociaux. Les mécanismes financiers consistent à rétribuer financièrement les émetteurs et les récepteurs. A chaque contribution à la base de connaissances, son auteur reçoit par exemple une prime, un cadeau ou une promotion (Foss et Mahnke, 2003). Ces mécanismes sont, par nature, une forme dangereuse de compensation comme le constatait plus généralement Herbert Simon : « bien que les récompenses économiques (salaire, primes) jouent un rôle important pour s’assurer de l’adhésion des employés aux objectifs de l’entreprise et à son autorité, son efficacité est limitée. Les organisations seraient des systèmes bien moins efficaces si elles s’appuyaient uniquement sur des récompenses économiques» (Simon, 1991 : 34). D’autres mécanismes peuvent alors motiver les individus comme la reconnaissance des collègues. La reconnaissance sociale est ainsi présentée comme un moteur du partage des connaissances (Christensen, 2003). Des normes sociales communes assurent également la cohésion entre l’émetteur et le récepteur puisqu’elles développent un sentiment de confiance entre les individus (Reagans et McEvily, 2003).
Ainsi deux formes de compensation sont possibles dans l’entreprise : celles s’appuyant sur les motivations intrinsèques et celle sur les motivations extrinsèques (Osterloh et Frey, 2000). Les motivations extrinsèques sont littéralement celles « qui viennent du dehors », elles sont insufflées par une structure d’autorité ou de contrôle. Par opposition, la motivation intrinsèque est naturelle et ne s’obtient pas par l’influence d’un élément extérieur (Lindenberg, 2001). Cette forme de motivation est jugée comme la plus performante pour la gestion des connaissances, parce qu’il s’agit « d’activités qui sont à la fois stimulantes, agréables, responsabilisantes et permettant d’apprendre individuellement et collectivement sans pression de la part du management » (Lindenberg, 2001 : 332). Une logique de réciprocité naturelle est alors possible entre l’émetteur et le récepteur si ces deux acteurs ont développé des liens sociaux (Hansen, 2002).
68
Ainsi les freins à l’approche technique peuvent se résumer en trois catégories résumées dans le Tableau ci-dessous. Tableau 6. Nature des freins à la gestion des connaissances dans une perspective technique
Nature
Freins
Auteurs
Technologique
La nature des médias employés et leur appropriation par les utilisateurs peuvent limiter la gestion des connaissances La dépossession des connaissances entraîne un refus de codification de la part des individus L’absence de liens sociaux entre les unités entraîne des lenteurs à identifier, stocker et transférer les connaissances
Davenport et Prusak, 2000 ; Alavi et Leidner, 2001 ; Lancini, 2003 ; Cross et Parker, 2004. Osterloh et Frey, 2000 ; Christensen, 2003; Carlile, 2004 ; Nickerson et Zenger, 2004. Hansen et al, 1999 ; Szulanski, 1996, 2003 ; Gupta et Govindarajan, 2000. Kostova et Roth 2002 ;
Economique
Sociale
La première catégorie est technologique et renvoie aux limites inhérentes à la codification des savoirs. La connaissance identifiée, stockée et transférée est supposée avoir la même signification à la fois pour la source (individu, groupe, organisation) émettrice que pour le récepteur. Mais les recherches en management stratégique ont montré que même si la connaissance est explicitée au travers d’une routine codifiée, d’un document, d’une fiche de bonne pratique, lorsqu’elle est communiquée à différents groupes certains membres peuvent ne pas la comprendre parce qu’ils l’interprètent et l’appliquent dans des contextes différents. Ces difficultés s’expliquent par une mauvaise appropriation des systèmes de gestion des connaissances par les individus (Lancini, 2003 ; Cross et Parker, 2004) ou par une mauvaise communication entre l’émetteur et le récepteur (Szulanski, 1996 ; Kostova et Roth, 2002). L’approche économique et rationaliste du transfert a ainsi négligé l’encastrement social, culturel et situationnel de l’individu, qui pourtant influe sur ses capacités cognitives et par conséquent ses interprétations (Berthon, 2004). La seconde catégorie est économique et renvoie aux logiques de dépossession des connaissances de l’individu au profit de l’organisation (Cook et Brown, 1999). Le processus de gestion des connaissances étant déterminé, planifié et découpé en différentes étapes par son applicateur, des mécanismes de contrôle et de compensation doivent être imaginés. Les employés peuvent être démotivés à l’idée de consacrer du temps à partager ce qui semble être pour eux un bien inaliénable (leur connaissance). L’organisation est alors confrontée à des résistances de la part des individus ou des unités organisationnelles puisque rechercher
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des solutions pour régler les problèmes des autres consomme du temps, de l’énergie et de l’argent. La troisième catégorie est sociale et renvoie aux motivations intrinsèques des individus à partager ce qu’ils savent. Ceux-ci vont alors avoir tendance à refuser la connaissance provenant hors de leur cellule de travail. Ce refus est d’autant plus important s’il n’existe pas une relation de confiance entre l’unité réceptrice et l’unité émettrice (Kostova et Roth, 2002). L’étude de cette dynamique a longtemps été oubliée des travaux académiques (Zander et Kogut, 1995 : 87) alors que l’aspect social du processus de transfert de connaissances apparaît comme un des principaux facteurs d’échec (Szulanski, 1996). Des travaux récents ont ainsi montré l’impact des liens sociaux sur la réussite du transfert de connaissance (Hansen, 1999). Alors que le capital connaissances apparaît comme stratégique au développement de l’entreprise, celui-ci est difficile à mobiliser pour des raisons technologiques, économiques et sociales. Les attentes vis-à-vis du gestionnaire des connaissances se précisent : il doit comprendre la nature des freins à l’approche technique et trouver des mécanismes ou des leviers permettant de les réduire.
Nous allons étudier, dans une dernière partie, les travaux spécifiquement consacrés aux gestionnaires des connaissances : qu’est censé faire un gestionnaire des connaissances dans cette approche que l’on a qualifié de « technique » ? Quels mécanismes doit-il mettre en place pour piloter le capital connaissances ?
1.3 La fonction knowledge management dans une approche technique Nous allons voir dans cette troisième partie que le travail du gestionnaire des connaissances s’apparente à celui d’un responsable de système d’information (Earl, 2001) ou à celui d’un expert juridique (Awazu et Desouza, 2004). Dans le premier cas, sa fonction est intitulée « Chief Knowledge Officer » (CKO) (1.3.1). Dans le second cas, elle est intitulée « Chief Privacy Officer » (CPO) (1.3.2). Vis-à-vis des deux parties précédentes, cette dernière partie nous permet de dresser le portait de deux types de gestionnaires des connaissances en entreprise. Nous concluons cette troisième partie en mettant en exergue les apports et les limites de la littérature consacrée à la fonction knowledge management dans une approche technique (1.3.3). 70
1.3.1 Le Corporate Knowledge Officer Nous allons étudier la fonction de Chief Knowledge Officer en axant notre analyse sur quatre éléments : son rôle (1.3.1.1), son profil (1.3.1.2), son positionnement dans l’organisation (1.3.1.3) et les tâches (1.3.1.4) telles qu’elles ont été définies par les entreprises étudiées par Earl et Scott (1999) et Awazu et Desouza (2004).
1.3.1.1
Son rôle Le Chief Knowledge Officer (CKO) doit définir, mettre en place, accompagner et
mesurer une politique de gestion des savoirs (Earl et Scott, 1999 ; Prax, 2000 ; Ballay, 2002 ; Awazu et Desouza, 2003).
Il « personnifie » à lui seul la politique knowledge management de l’entreprise (Foot et al., 2001). Ce rôle est difficile à tenir puisqu’il doit savoir « vendre le concept même de
gestion des connaissances à ses interlocuteurs » (Earl et Scott, 1999 : 31) tout en arrivant à obtenir des ressources de financement pour les projets relatifs à la gestion des savoirs (Davenport et Prusak, 2000). Une fois les ressources obtenues, les CKOs sont en charge de coordonner différentes initiatives qui se rapportent directement ou indirectement à tout ce qui touche à l’information et aux connaissances. Ceci nécessite de définir un mode de fonctionnement au sein d’une équipe de knowledge management. Il va distribuer les tâches auprès de collaborateurs et mettre en place des règles permettant de gérer efficacement les processus de gestion des connaissances et les différents projets dans lesquels ils s’inscrivent. Le CKO doit donc avoir des compétences en matière de gestion de projet (Davenport et Prusak, 2000) et de gestion d’équipe (Beyou, 2003). Des managers opérationnels dédiés au knowledge management (des knowledge managers), des documentalistes et des responsables techniques peuvent alors être inclus dans
l’équipe du CKO (Prax, 2000). Le documentaliste gère la politique d’acquisition des documents et oriente les différents services à offrir aux employés en matière de contenus et de consultations de documents. Le responsable technique, lui, a en charge les outils du knowledge management tels que nous les avons définis dans la partie précédente. Enfin, le knowledge manager doit être son relais local au sein d’une branche d’activité de l’entreprise. Ce dernier peut être en relation directe avec les détenteurs de la connaissance pour connaître
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leurs besoins en matière de partage des connaissances, ce travail n’étant pas dévolu aux services Systèmes d’Information.
Selon Earl et Scott (1999), le CKO doit également interagir avec quatre collaborateurs : les « knowledge champions », les « knowledge skeptics », les « knowledge sponsors » et les « knowledge partners » (Earl et Scott, 1999 : 32). Les premiers sont des personnes naturellement enthousiastes à l’idée de codifier ou de partager leur savoir. Les seconds sont l’opposé des premiers. Les troisièmes sont des hauts responsables de l’entreprise sur lequel le CKO peut s’appuyer pour faire passer un message clé. Enfin les derniers sont des services connexes (Ressources Humaines, services supports, etc.) sur lequel le gestionnaire des connaissances peut s’appuyer. Son travail peut, par exemple, le conduire à coopérer avec la Direction de la Qualité. C’est le cas dans les entreprises industrielles où les connaissances codifiées sont majoritairement considérées comme des bonnes pratiques, elles-mêmes faisant parties du processus de gestion de la qualité (O’Dell et Grayson, 1998).
A la fois expert et consultant interne, le CKO tisse des liens avec la communauté scientifique, des consultants issus des cabinets de conseil en organisation mais également avec des pairs (d’autres CKOs). L’histoire de CoP-1, la communauté des knowledge managers francophones, est tout à fait exemplaire (voir Encadré 2). Encadré 2. Exemple de partie prenante externe : la communauté CoP-1 (source : www.cop-1.net)
La communauté CoP-1 regroupe des knowledge managers francophones de grandes entreprises européennes. Elle compte 37 membres issus de 27 entreprises. Les fondateurs de cette communauté se sont grandement inspirés du fonctionnement du club IKO (Institute for the Knowledge-Centric Organization) d’IBM créé à la fin des année 90. L’activité de CoP-1 combine études approfondies sur des thématiques diverses et organisation de rencontres et de partage entre entreprises membres. Son admission est gratuite et se fait par cooptation. En novembre 2002, un noyau dur de cinq personnes décide de lancer des réunions régulières d’échange. Les sociétés fondatrices sont alors Schlumberger (Jean-Claude Hujeux), Total (Christophe Binot), CNES (Jean-Jacques Régnier), Schneider Electric (Martin Roulleaux Dugage), Bureau Veritas (François Aubry) et Eurodoc (Elizabeth Bila). La première rencontre a lieu chez Total à La Défense en janvier 2003. En février 2003, un site de collaboration est ouvert (www.cop-1.net) sur un serveur Internet hébergé chez Schneider Electric. En mars 2003, CoP-1 atteint une dizaine de membres, avec notamment Valeo (Louis-Pierre Lamy), Saint-Gobain (XueYun Lin), Airbus (René Peltier), IFP (Patrick Boisserpe) et Lafarge (Joanna Stuart). Nicolas Rolland, professeur au CERAM à Sophia-Antipolis rejoint alors la communauté CoP-1. Comme il n’est pas dans la cible de recrutement, son admission donne lieu à un vote. Il est accueilli car les membres pensent utile de bénéficier de son carnet d’adresses et de la capacité d’organisation événementielle d’une école de management. Au contraire, la discussion portant sur l’admission ou non de consultants au sein de CoP-1, très animée, a conclu par un vote négatif.
72
A partir de ce moment et jusqu’à ce jour, des réunions ont lieu mensuellement, en général le troisième jeudi de chaque mois. L’ordre du jour classique consiste en un exposé par un membre d’un de ses projets KM, pour donner aux autres l’opportunité de réagir, de poser des questions et de donner éventuellement des recommandations fondées sur leur expérience. Un ordre du jour plus élaboré consiste à restituer le résultat d’un petit groupe de travail de deux ou trois membres sur un thème donné comme « la métrique des projets de KM » (Airbus, IFP, Schneider), « les annuaires d’entreprise » (Schneider) ou « comment encourager le partage des connaissances » (Renault). Les réunions durent en principe deux heures. Le refus d’accepter des consultants au sein de la communauté des knowledge managers s’explique par les besoins d’objectivité et de partage de pratiques communes. Les consultants sont pourtant des collaborateurs de premier plan pour les CKOs. Ils peuvent apporter une ressource temporaire ou fournir une expertise sur un outil de codification (Davenport et Prusak, 2000). Les CKOs doivent en effet choisir des outils et des solutions auprès d’un nombre croissant de fournisseurs techniques. A titre d’illustration, plus de 1800 logiciels différents portent l’étiquette « management des connaissances » (Beyou, 2003).
1.3.1.2
Son profil En principe, le knowledge management doit être « confié à des gens qui soient
suffisamment visionnaires pour anticiper et conduire l’impact du knowledge management sur l’organisation » (Prax, 2000 : 191). Pour définir le CKO idéal, Earl et Scott (1999) proposent un profil basé sur quatre qualités principales : entrepreneur, consultant, technologue et environnementaliste. Le Chief Knowledge Officer doit être capable de définir une vision à long terme du knowledge management et être motivé à l’idée de développer cette vision malgré les barrières au knowledge management. Son aptitude à gérer les collaborateurs est un atout important. C’est un consultant13 qui n’a pas de réel pouvoir opérationnel (Earl et Scott, 1999 ; Prax, 2000). Il doit donc être capable d’écouter les points de vue des collaborateurs, stimuler la discussion et considérer les besoins de ceux qui souhaitent partager les connaissances. Il opère par persuasion, consentement et exemplarité (Denning, 2001) tout en fournissant un service aux employés de l’entreprise. Mais le CKO est également un technologue. Il doit avoir une connaissance suffisante des outils de codification puisqu’il est amené à travailler avec les Directions des Systèmes 13
L’Association américaine des consultants en management définissent le conseil comme : « un service fourni en échange d’honoraires par des personnes extérieures et objectives qui aident les dirigeants à améliorer le management, les opérations et la performance économique des institutions ».
73
d’Information (Davenport et Prusak, 2000). Au contraire du Directeur des Systèmes d’Information, le CKO apporte une vision « utilisateur » des outils. Son travail s’oriente sur leurs usages et leur appropriation (Prax, 2000). Enfin, il doit savoir considérer les limites de l’approche technique telles que nous les avons présentées dans le chapitre précédent. Le CKO doit mettre en place des mécanismes facilitant le dialogue entre les employés. Cela passe, par exemple, par l’organisation de rencontres autour d’un thème précis, par des bureaux en open space ou par des séminaires d’études (Denning, 2000). En conséquence, ce qui caractérise la personnalité des CKOs est leur attitude très « ouverte » dans et hors de l’organisation (Earl et Scott, 1999). Censés promouvoir euxmêmes ce partage des savoirs, ils se doivent d’être exemplaires en la matière, ce qui les distingue des spécialistes de l’Intelligence Economique comme les Chief Privacy Officers, chargés, eux, de veiller à la protection des savoirs.
1.3.1.3
Son positionnement organisationnel Le CKO se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie d’une entreprise. Rattaché le
plus souvent à la Direction Générale ou la Direction des Systèmes d’Information, le CKO va naturellement collaborer avec les Directeurs Généraux ou les services informatiques. Pour Earl et Scott (1999), le travail du CKO est très complémentaire à celui du Directeur des Services Informatiques (DSI) puisque « les DSI ont des responsabilités distinctes telles que la stratégie en matière de systèmes d’information au niveau du groupe, le pilotage des projets opérationnels et la gestion du service informatique ; donc ils ne prennent pas en charge la politique de gestion des savoirs ni celle des capacités d’apprentissage » (Earl et Scott, 1999 : 30). Son aptitude à gérer les relations entre des personnes de différents bords et niveaux hiérarchiques est donc un élément important de sa fonction. C’est pourquoi son niveau de formation est également très élevé. Une grande majorité des CKOs étudiés par Awazu et Desouza (2004) possède un diplôme tel qu’un Master en Business Administration (MBA). Cette formation est complétée par une longue expérience en entreprise (dix ans en moyenne). Earl et Scott (1999) ont constaté que ce niveau d’expérience élevé est nécessaire vis-à-vis des salariés de l’entreprise pour assurer la crédibilité du manager. Le CKO doit donc apparaître comme un expert reconnu dans son domaine (Davenport et Prusak, 2000).
74
1.3.1.4
Ses tâches Dans leur article « What is a CKO ? », Michael Earl et Ian Scott (1999) délimitent les
tâches des gestionnaires en trois grandes catégories : celles relatives à la prise de décision (a), les tâches opérationnelles (b) et celles relatives au conseil (c).
a) Les tâches décisionnelles. Le CKO doit avant tout définir une stratégie de knowledge
management. Mais quelle autorité a le CKO ? Que peut-il décider ? En théorie, les knowledge managers peuvent exercer cette autorité en définissant des règles de fonctionnement et mettre en place des principes de knowledge management qui s’appliquent à une partie de l’entreprise ou à l’ensemble de l’organisation (Davenport et Prusak, 2000 ; Foot et al., 2003). Ces décisions doivent donc être soutenues par la Direction Générale : « c’est au dirigeant que revient la charge d’impulser le rythme de son développement, de définir la cible de changement, d’aligner les structures et les outils sur la stratégie » (Prax, 2000 : 191). Cela implique de conduire des projets risqués tout en ayant la capacité de traduire la politique de knowledge management en résultats tangibles. Il doit donc, en premier lieu, décider des projets à mener et faire face aux résistances de certaines collaborateurs. Le CKO joue donc un rôle d’arbitre et tranche en matière de politique générale. Ce sont qu’ont constaté Hansen et al. (1999) dans leur étude des politiques de knowledge management dans les cabinets de conseil. Dans une vision plus opérationnelle de leur fonction les CKOs définissent les modes de fonctionnement des bases de connaissances : « sa tâche secondaire consiste à mettre en place une logique de codification, une structure des bases de connaissances et des règles d’utilisation d’un point de vue rationnel » (Awazu et Desouza, 2004 : 341). b) Les tâches opérationnelles. Quelle est la marge de manœuvre des CKOs ? Sur quoi
peuvent-ils agir ? Dans leur étude de 20 knowledge managers en Amérique du Nord, Earl et Scott (1999) ont noté qu’ils n’avaient pas de réel pouvoir opérationnel ou hiérarchique en raison du caractère transversal de leur rôle. Définir le périmètre d’activité du knowledge management est déjà une difficulté importante à surmonter pour le CKO. Outre le déploiement de sa politique de knowledge management, la tâche la plus courante pour le CKO est de mettre en place une infrastructure technique telle que des outils de codification des connaissances. Il est donc impliqué dans la mise en place de systèmes
75
comme l’intranet ou un groupware : « sa connaissance n’est pas technique, mais il s’approprie complètement les usages qui peuvent être faits des différentes technologies, et peut ainsi en juger les bénéfices et évaluer les obstacles » (Prax, 2000 : 193). A ce titre il doit développer des métriques pour s’assurer que les différents outils sont utilisés efficacement par les employés. La mise en place d’outils de mesure est donc une problématique récurrente pour les CKOs (CIGREF, 2000).
c) Les tâches consultatives. Les knowledge managers apparaissent aux yeux des
membres de l’entreprise comme des experts que l’on consulte (Earl et Scott, 1999). Au contraire des prestataires externes, le Corporate Knowledge Manager est un consultant interne. Ils sont réputés posséder un savoir précieux sur le fonctionnement de l’organisation et sur les outils et techniques se réclamant du knowledge management. Les unités attendent du CKO une méthodologie pour « faire du knowledge management » à leur propre niveau. La définition d’une méthode de gestion des connaissances doit permettre au CKO de véhiculer son plan d’action auprès des collaborateurs. Les managers des unités désireux de mener un projet de gestion des savoirs s’appuie donc sur l’expertise méthodologique du CKO : « il doit apporter des idées aux collaborateurs mais également écouter celles des autres et les soutenir tout en les intégrant à la méthodologie qu’il développe » (Earl et Scott, 1999 : 34). Ce dernier peut alors s’appuyer sur des exemples comparatifs, des bonnes pratiques en la matière et sur un étalonnage avec des entreprises concurrentes (Davenport et Prusak, 2000).
En conclusion, le Corporate Knowledge Officer (CKO) se situe principalement au niveau de la Direction des Systèmes d’Information. Il est le plus souvent mandaté par la Direction Générale puisqu’il doit définir, mettre en place, accompagner et mesurer une politique de knowledge management. Le CKO apparaît comme un manager capable de définir lui-même ses propres tâches et les distribuer à d’autres membres de son service. Paradoxalement, il possède peu de poids hiérarchique en raison de la transversalité de la démarche et de la difficulté à définir un périmètre stable à son action. Il doit donc convaincre les collaborateurs du bien-fondé de sa démarche. Le Knowledge Manager, lui, a en charge de relayer cette politique au niveau hiérarchique inférieur.
Après le Corporate Knowledge Manager, examinons la deuxième fonction étudiée dans la littérature : le Chief Privacy Officer.
76
1.3.2 Le Chief Privacy Officer En complément du CKO, le Chief Privacy Officer (CPO) est un cadre d’entreprise qui a pour objectif de protéger les connaissances détenues par l’organisation. C’est le poste le plus souvent publié dans les offres d’emploi analysées par les Awazu et Desouza (2004). Nous allons étudier la fonction de Chief Privacy Officer en axant notre analyse sur quatre éléments : son rôle (1.3.2.1), son profil (1.3.2.2), son positionnement dans l’organisation (1.3.2.3) et ses tâches (1.3.2.4)
1.3.2.1
Son rôle Le CPO doit avant tout s’attacher à « préserver et défendre les savoirs détenus par
l’organisation » (Awazu et Desouza, 2004 : 342). En ce sens il doit éviter les fuites de connaissances. C’est, en quelque sorte, un « gendarme » qui doit protéger le capital connaissances. Son rôle est à mi-chemin entre l’Intelligence Economique et le conseil juridique. L’Intelligence Economique14 regroupe l'ensemble des pratiques de veille (technologique, stratégique), des pratiques de diffusion et de protection de la connaissance externe en interne, voire sa manipulation vis-à-vis d'un tiers. Cette démarche est complémentaire au Knowledge Management qui vise à la cohérence et à la disponibilité de la connaissance produite en interne. Pour la protéger, le CPO doit inciter les employés à s’interroger sur le mode de partage et de codification en vigueur dans l’entreprise. On peut donc attendre du CPO qu’il mette en place une démarche de protection de la propriété intellectuelle via des brevets.
1.3.2.2
Son profil Sans surprise, la quasi-totalité des CPOs étudiés par Awazu et Desouza (2004)
possède un diplôme de juriste avec pour spécialité la propriété intellectuelle. Les CPOs sont des cadres d’entreprise moins expérimentés que les CKOs mais ils possèdent également un niveau élevé de formation. Ainsi un tiers des CPOs étudiés par Awazu et Desouza (2004) 14
L’Intelligence Economique a été définie par le Commissariat Général au Plan comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, traitement et distribution en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques. L’information utile est celle dont ont besoin les différents niveaux de décision pour élaborer et mettre en œuvre de façon cohérente la stratégie et les tactiques nécessaire à l’atteinte des objectifs définis dans le but d’améliorer la position de l’entreprise dans l’environnement concurrentiel ».
77
possèdent un doctorat dans le domaine du management ou dans le secteur d’activité de l’entreprise (chimie, santé, etc.). Ils possèdent tous une grande expertise dans la gestion des actifs immatériels tels que les brevets ou les licences. Les quelques CPOs qui ne possèdent pas ce diplôme sont des informaticiens spécialisés dans la sécurité des réseaux. A l’inverse du CKO, le CPO a davantage un rôle de contrôleur que d’entrepreneur. Il doit définir des règles de protection vis-à-vis des bases de données ou des brevets. La sécurité étant son enjeu principal, son profil est plutôt celui d’un policier et non d’un pédagogue. En revanche, il doit être curieux et mener une veille permanente sur les questions juridiques. Il est naturellement tourné vers l’environnement économique et juridique dans lequel évolue l’entreprise même si Awazu et Desouza (2004) ont constaté que certains CPO peuvent avoir un rôle limité à la sécurité des réseaux informatiques. Contrairement au CKO, le CPO n’est ni un leader, ni un chef d’équipe. Il opère souvent seul et possède peu de relais dans l’organisation (Awazu et Desouza, 2004). Ses compétences sont avant tout dans le domaine juridique. Il doit connaître les législations en vigueur en matière de protection des actifs immatériels, dépôt de brevets et propriété intellectuelle. Les législations étant complexes et évolutives, il doit mener une veille permanente sur l’environnement économique et juridique dans et hors de l’entreprise. Enfin, il doit savoir décider ce qui doit être protégé et ce qui ne doit pas l’être dans le capital connaissances.
1.3.2.3
Son positionnement organisationnel Les services qui interagissent avec le CPO sont d’une autre nature que ceux du CKO.
Les CPOs collaborent avant tout avec des services juridiques mais sa mission peut également le conduire à travailler avec les services d’Intelligence Economique voire avec le service de Documentation.
Il est vrai que les cellules de veille ou d’Intelligence Economique (IE) sont souvent en relation avec celles de Knowledge Management (KM) (Knip, 2004). Mais comme l’ont constaté Blondel et al. (2006), « les deux démarches divergent amplement sur le plan humain et organisationnel: leurs fonctions et leurs pratiques diffèrent, elles interviennent à des phases différentes du processus de gestion de la connaissance et mobilisent des acteurs différents » (Blondel et al., 2006 : 21). Le CPO partage avec le responsable de l’Intelligence
78
Economique le souci de défendre le patrimoine de connaissances vis-à-vis de l’environnement de l’entreprise. Dans certains cas, le CPO peut directement faire partie d’un département indépendant consacré à la valorisation des brevets. Ainsi certains CPO sont appelés « Directeur du Capital Intellectuel » ou « Responsable des Actifs Immatériels » ou encore « Directeur des Brevets ». Il doit alors s’attacher à stimuler l’innovation par l’augmentation du nombre de brevets déposés par les employés. Ayerbe et Mitkova (2005) ont ainsi montré l’importance de ces managers dans le processus d’innovation : « les grands groupes ont, depuis une dizaine d’années, accordé une place croissante à la gestion interne de leurs brevets et modifié profondément leur organisation en ce sens » (Ayerbe et Mitkova, 2005 : 98). Ainsi, le CPO fait partie d’une unité multifonctionnelle composée et de spécialistes de formations différentes : juridique, technique et gestionnaire. Comme le CKO, le CPO peut faire appel à des consultants externes. Il peut s’agir d’avocats spécialisés dans le dépôt de brevets15. Il peut également acquérir des savoirs non détenus par son entreprise en achetant des brevets ou des licences d’exploitation, voire aider à conclure des alliances avec d’autres entreprises. Cela peut conduire à des échanges de brevet, de techniciens ou au développement d’innovations communes. Le CPO doit donc intégrer un réseau d’acteurs susceptibles de fournir des brevets ou des licences à l’entreprise (Awazu et Desouza, 2004).
1.3.2.4
Ses tâches Comme le CKO, les tâches des gestionnaires sont divisées en trois grandes
catégories : celles relatives à la prise de décision (a), les tâches opérationnelles (b) et celles relatives au conseil (c).
a) Les tâches décisionnelles. La tâche décisionnelle principale du CPO est de définir les
règles d’utilisation des actifs immatériels et d’aider tous les membres de l’entreprise à répondre à la question cruciale du partage des savoirs (Awazu et Desouza, 2004). Le CPO est censé aider les différents services à trancher s’ils ont le droit ou non à partager telle ou telle information avec les collaborateurs de l’entreprise (les clients, les fournisseurs, les partenaires voire les actionnaires). Le CPO apparaît ici comme « un gardien du temple ».
15
On peut citer le cabinet Bredema de Pierre Breese et Marc Majerowicz.
79
b) Les tâches opérationnelles. Le rôle du CPO est de mettre en place ce processus de
codification des connaissances. Cela passe par la formalisation d’un processus de décision de dépôt de connaissances et de sa réutilisation. Elle trouve son expression dans l’établissement de procédures, de règles et de critères qui aident la prise de décision sur les brevets (Millier, 1975, cité par Ayerbe et Mitkova, 2005 : 83). Ce rôle est d’autant plus important depuis la loi Sarbanes-Oxley qui oblige les entreprises côtés sur la bourse américaine à conserver tous les documents légaux et fiscaux sous un format électronique. Il doit donc mettre en place un processus de gestion de vie des documents et des brevets : « l’activité d’invention n’est pas réduite à la recherche puis à la protection juridique, mais dépend largement de la capacité de la firme à valoriser en interne l’ensemble des activités liées à la mise au point d’un brevet » (Ayerbe et Mitkova, 2005 : 82). c) Les tâches consultatives. Le CPO doit aider le dirigeant et les services concernés à
gérer leur portefeuille de connaissances. Il est capable de déterminer l’offre et la demande de connaissances au sein de l’entreprise. Il conseille donc les collaborateurs sur le degré d’ouverture vis-à-vis de partenaires potentiels (Awazu et Desouza, 2004). Une entreprise concurrente peut, par exemple, souhaiter nouer une alliance dans le but d’apprendre de son concurrent (Garrette et Dussauge, 2000). Le CPO apporte son expertise en matière de protection de la propriété intellectuelle pour verrouiller juridiquement les termes de l’alliance. Ainsi le capital connaissances est défendu par une fonction précise dans l’entreprise : le Chief Privacy Officer. Manager opérationnel, il est un expert de la question de la propriété intellectuelle. Son rôle est la protection des savoirs codifiés (telles que les bases de bonnes pratiques ou les brevets) et des documents contenant des informations cruciales pour l’entreprise.
Dans le tableau ci-dessous nous avons résumé les différentes caractéristiques des deux fonctions étudiées.
80
Tableau 7. Les deux fonctions les plus courantes dans l’approche technique du knowledge management.
Rôle
Profil
Compétences requises Positionnement dans l’organigramme Tâches assignées
Chief Knowledge Officer Définir, mettre en place et mesurer une politique de gestion des savoirs. - Cadre confirmé - Manager reconnu - 10 ans d’expérience - Systèmes d’Information - Pilotage de projet - Leadership Direction des Systèmes d’Information En relation avec la Direction Générale - Définir une politique de knowledge management - Mettre en place l’infrastructure technique et une structure d’accompagnement - Aider les unités à mettre en place des projets de knowledge management
Chief Privacy Officer Définir des règles pour partager le savoir afin d’éviter des fuites de connaissances. - Cadre intermédiaire - Profil académique
- Règles juridiques - Décision - Veille Direction Juridique En relation avec l’Intelligence Economique - Définir des règles de protection du portefeuille des connaissances - Mettre en place une ingénierie juridique (brevets) - Aider les unités à gérer leur portefeuille de connaissances
A partir de cette synthèse, nous allons conclure ce premier chapitre en dégageant les apports et les limites des études empiriques consacrées à la fonction knowledge management.
1.3.3 Les apports et les limites de la littérature consacrée à ces fonctions A partir des freins définis dans la partie précédente, nous nous interrogeons ici sur les leviers employés par les knowledge managers tels qu’ils ont été étudiés dans la littérature consacrée à cette fonction (Tableau 8). Au niveau des barrières de nature technologique, le CKO apparaît comme le profil le plus à même de trouver une solution aux difficultés rencontrées par les entreprises. Il est un technologue qui doit savoir identifier, choisir et mettre en place les outils de codification des connaissances les plus appropriés à l’entreprise qui l’emploie. Au niveau des barrières de nature économique, le CPO est le profil de gestionnaire le plus à même de trouver les leviers adéquats. Mais il apparaît de l’étude d’Awazu et Desouza
81
(2004) qu’il n’a pas en charge de mettre en place des incentifs susceptibles de réduire le sentiment de refus des individus à codifier leur savoir. Au niveau des barrières de nature sociale, le CKO semble à nouveau comme la personne la plus à même de régler la question du manque d’intimité entre les émetteurs et les récepteurs des connaissances. Qualifié d’« environnementaliste », il est censée selon Earl et Scott (1999) amener différents groupes d’individus, normalement séparés par leur métier ou leur position hiérarchique et géographique, à coopérer et échanger des connaissances. Cette aptitude à créer un environnement professionnel propice au partage des connaissances n’est pour autant pas étudiée dans les études empiriques. L’arbitrage entre une codification minimale ou intensive est pourtant une question importante pour les entreprises engagées dans une politique de knowledge management (Hansen et al., 1999). Tableau 8. Apports et limites de la littérature consacrée aux knowledge managers dans une approche technique.
Nature
Freins
Apports de la littérature
Limites de la littérature
Technologique
La nature des médias employés et leur appropriation par les utilisateurs peuvent limiter la gestion des connaissances La dépossession des connaissances entraîne un refus de codification de la part des individus L’absence de liens sociaux entre les unités entraîne des lenteurs à identifier, stocker et transférer les connaissances
Le CKO est un technologue qui doit rationaliser l’usage des outils de codification des connaissances.
Aucune étude sur les difficultés rencontrées par les CKOs.
Le CPO doit mettre en place des règles de protection des connaissances.
Aucune étude sur les incentifs utilisés par les CPOs ou les CKOs.
Le CKO doit considérer les limites de l’approche technique et être un environnementaliste. Il doit développer le dialogue entre employés.
Aucune étude sur les arbitrages réalisés par les CKOs entre une approche sociale et une approche technique.
Economique
Sociale
Notre travail est destiné à combler les limites de cette littérature consacrée à la fonction knowledge management. Il est donc temps de conclure ce premier chapitre.
82
Conclusion du Chapitre 1: les tenants et les aboutissants de l’approche technique L’approche technique présente la gestion des connaissances comme un processus d’identification, de rétention et de transfert des connaissances organisationnelles. Basée sur la transformation des connaissances en information (la codification), une démarche de knowledge management permet à l’entreprise d’ancrer les expériences individuelles sur un support et de les mettre à disposition des autres membres. Les plus faciles à convertir en mots sont alors diffusées sous forme de documents. Les plus tacites s’inscrivent dans des routines et des compétences qui constituent le capital le plus immatériel de l’entreprise.
En transformant les employés en acteurs de la codification du savoir, les outils de codification ont permis d’augmenter la taille et la vélocité de la mémoire organisationnelle. Mais en réduisant le coût de stockage de la connaissance codifiée, les sources ont été multipliées et leur abondance pose des problèmes de localisation. Ces problèmes peuvent être partiellement traités par l’utilisation de nouveaux outils tels que les moteurs de recherche (où se trouve tel document ?) ou les annuaires de compétences (qui fait/sait quoi ?).
Dans ce contexte, le gestionnaire des connaissances est un planificateur. Il doit s’assurer du bon déroulement du processus et opérer les adaptations nécessaires. Il doit également fixer une ligne de conduite entre une codification intensive ou minimale des savoirs détenus par l’entreprise. Il doit enfin s’attaquer à de nombreuses difficultés pratiques qui ralentissent la mise en place d’un processus de gestion des connaissances. - La première difficulté est d’ordre technologique : les employés de l’entreprise ne doivent pas éprouver de difficultés à codifier leur savoir. Le choix des outils de codification est donc primordial. - La seconde est d’ordre économique : le détenteur d’un savoir peut avoir le sentiment de perdre une partie de son pouvoir en se laissant déposséder de celui-ci. A charge du gestionnaire des connaissances de définir un système de sanctions-récompenses. - La troisième est d’ordre social : l’absence d’intimité entre les émetteurs et les récepteurs de connaissances inhibe l’identification, la rétention et le transfert des savoirs. Le gestionnaire des connaissances doit donc trouver des formes de socialisation pour réduire cette inhibition.
83
Paradoxalement, la littérature consacrée aux gestionnaires des connaissances se contente de relater les difficultés rencontrées par les gestionnaires sans décrire dans le détail les mécanismes d’appropriation des solutions qu’il met en place.
Au contraire de l’approche technique (résumée dans le Tableau 9), nous allons voir dans le chapitre suivant que de nombreuses pratiques de gestion des connaissances consistent à piloter à distance des réseaux sociaux entretenues : les communautés de pratique.
Tableau 9. Résumé de l’approche technique de la gestion des connaissances
Définition de la connaissance
Lieux d’ancrage
Théories mobilisées Processus Outils Profil du gestionnaire des connaissances
«Les connaissances sont des flux composés d’expérience, de valeurs, d’informations contextuelles et d’expertise qui permettent d’assimiler et d’évaluer les nouvelles expériences vécues et l’information reçue. Elles sont encastrées non seulement dans des documents mais aussi dans des routines organisationnelles, des processus, des pratiques et des normes» (Davenport et Prusak, 2000 : 5). Connaissances Individuelles Connaissances Collectives Les compétences Les documents L’expérience Les routines Economique et Systémique Identification – Rétention – Transfert Systèmes de gestion des connaissances Un responsable informatique ou propriété intellectuelle
84
85
Chapitre 2. L’approche sociale de la gestion des connaissances « L'important dans une grande entreprise est de séparer la gestion des connaissances des systèmes de contrôle hiérarchiques créés pour des raisons comptables ou légales. La connaissance doit appartenir aux gens qui ont besoin de la mettre en pratique et ces derniers ne sont pas nécessairement en haut de la hiérarchie. » Lou Gerstner (ancien PDG d’IBM)
2.1 Les connaissances construites par l’organisation
2.2 Les outils de construction des connaissances organisationnelles
2.1.1
Les connaissances en action
2.2.1 Les réseaux sociaux, lieux de la gestion passive des savoirs
2.1.2
Le processus de socialisation
2.2.2 Les nouvelles structures de socialisation
2.1.3
Les lieux de construction
2.2.3
Les difficultés de l’approche sociale
2.3 La fonction knowledge management dans une approche sociale 2.3.1 2.3.2 2.3.3
Le Chief Learning Officer Le Community Coordinator
Les apports et limites de la littérature consacrée à ces fonctions
86
Introduction du Chapitre 2.
A l’inverse de l’approche décrite dans le premier chapitre, d’autres travaux ont mis l’accent sur le caractère socialement construit des connaissances organisationnelles. L’hypothèse de la connaissance et de l’apprentissage comme étant essentiellement le fruit de processus mentaux et individuels est ici remplacé par l’idée que ces processus relèvent davantage de phénomènes sociaux, culturels et identitaires (Brown et Duguid, 1991 ; Lave et Wenger, 1991 ; Blackler, 1995 ; Tsoukas, 1996 ; Gherardi, 2000 ; Berthon, 2004 ; Soenen, 2006).
Cette perspective s’est construite à partir de travaux sur le décalage entre les pratiques réelles et les procédures prescrivant le travail et sur les modes de construction des connaissances au sein d’un collectif : Brown et Duguid (1991) étudient les pratiques émergentes des réparateurs de photocopieurs de Xerox grâce à l’ethnographie réalisée par Julian Orr ; Lave et Wenger (1991) étudient les modes d’apprentissage de garçons bouchers, de maîtres de timonerie dans l’armée et de sages-femmes dans les hôpitaux. Leurs niveaux d’observation et d’analyse ne portent ni sur l’individu, ni sur l’organisation mais sur des réseaux sociaux et plus précisément sur des « communautés de pratique » (Lave et Wenger, 1991 ; Brown et Duguid, 1991). Leurs résultats constituent néanmoins une ressource pour comprendre des situations de travail dans l’entreprise.
Dans ce chapitre, le knowledge management n’apparaît plus comme un processus d’identification, de rétention et de transfert des connaissances entre l’individu et l’organisation mais comme la création et l’organisation de collectifs susceptible de faire vivre ces outils : les communautés de pratique. De ce point de vue, les communautés constituent dans le knowledge management le pendant indispensable sur le plan social et humain aux technologies de l’information. Le rôle du gestionnaire des connaissances est alors radicalement différent puisqu’il ne doit plus choisir des outils informatiques mais il doit cultiver des réseaux sociaux.
Ce deuxième chapitre se décompose en trois grandes sections. La première est consacrée à l’étude de la littérature sur les connaissances construites par une organisation (2.1). La seconde examine les outils de socialisation telles que les réseaux sociaux et plus particulièrement les communautés de pratique (2.2). La troisième s’interroge sur le pilotage de ces réseaux par le knowledge manager (2.3).
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2.1 Les connaissances construites par l’organisation Les travaux présentés dans cette seconde partie ne s’appuient plus sur des théories économiques ou des théories de l’information mais sur des résultats empruntés à l’ethnographie et à la sociologie. Pour Sylvia Gherardi, choisir entre les deux précédents champs théoriques revient à « choisir entre Charybde et Scylla, tant elles représentent le fonctionnement de l’organisation comme mécanique ou technocratique, représentations tellement éloignées de la réalité» (Gherardi, 2000 : 211). Par un glissement sémantique propre à la langue anglaise, les auteurs n’analysent plus les connaissances (‘knowledge’) mais les processus cognitifs, c'est-à-dire l’acte de connaître (‘knowing’). L’emploi du gérondif est un signal fort donné par les auteurs : l’intérêt est porté sur le processus de construction des connaissances et non sur le résultat de ce processus. Pour ces auteurs, le savoir n’est ni une accumulation d’information, ni un bien personnel. Il ne peut donc être « possédé » par un individu et codifié pour une organisation car il émerge au cours de l’action. On peut résumer cette seconde perspective par le point de vue de Gergen (1991 : 270) quand il écrit que « la connaissance n’est pas quelque chose que les individus possèdent mais, plutôt, quelque chose que les individus font ensemble ». Dans cette logique, il existe un cadre social propice à ce type de connaissances sur lequel va porter la majeure partie des travaux de recherche. Les connaissances se font et se défont en fonction d’un contexte social : celui de la communauté, et plus précisément de la communauté de pratique dans laquelle la cognition est contextuelle (Lave et Wenger, 1991).
C’est pourquoi dans cette deuxième sous-section, nous présentons les connaissances organisationnelles comme des co-constructions entre individus (2.1.1.) selon un processus de participation-réification (2.1.2.) qui s’opère dans un cadre social défini (2.1.3).
2.1.1 Les connaissances en action A l’inverse de l’approche précédente, il s’agit ici d’envisager les pratiques comme la matière première des connaissances. Reprenant la distinction entre connaissances tacites et connaissances explicites, une nouvelle taxinomie va apparaître dans la littérature : celle opposant les connaissances théoriques (« canoniques » ou « officielles ») aux connaissances pratiques (« non canoniques » ou « officieuses »). Ceci conduit des auteurs comme Brown et
88
Duguid (1991) à considérer l’apprentissage organisationnel comme un apprentissage « dans le faire » (« learning in doing »), plutôt que par l’acquisition de savoirs à posséder. Cette approche est basée sur une vision connexionniste de la connaissance individuelle (2.1.1.1) dans laquelle la cognition est analysée dans son contexte (2.1.1.2). A partir de ce contexte, ce sont les pratiques sociales (2.1.1.3) qui vont permettre de construire des connaissances organisationnelles.
2.1.1.1
L’approche connexionniste. Rejetant l’idée d’une connaissance structurée par le traitement de l’environnement,
l’approche connexionniste porte son analyse sur le phénomène de construction active de la réalité par l’individu. Ce dernier n’est plus un « sachant » mais il devient un « acteur ». Le traitement de l’information n’est plus déterminé par sa mémoire mais par des interactions que nous pouvons résumer dans la formule suivante : « nous pouvons agir ensemble car nous créons et transférons des connaissances communes » (Gherardi, 2000 : 212). Ainsi la connaissance n’est plus une substance fixe, quel que soit son degré de tacité, mais un élément qui émerge en fonction de l’interaction entre des individus. Ce n’est plus la capacité cognitive de l’individu qui est en cause mais celle de la structure censée les mettre en relation. Edwin Hutchins (1991) montre ainsi que la connaissance nécessaire pour faire naviguer un navire est non seulement répartie entre les membres de l’équipage mais également organisée selon une hiérarchie précise mais évolutive, permettant à celle-ci de s’adapter en cas d’un changement non prévu comme une avarie.
Cette interaction s’accompagne également d’une négociation sur le sens donné par les acteurs que Karl Weick désigne par le terme de « sensemaking » (que l’on peut traduire littéralement par « élaboration du sens »). Le sensemaking est le processus par lequel à partir d’un ensemble d’informations, d’observations et d’actions, un acteur se construit une compréhension qui va sous-tendre son action. Lorsque deux personnes agissent ensemble, Weick constate qu’il s’opère le phénomène suivant : « l’action de l’un provoque une réponse de l’autre, ces deux éléments constituent une interaction (‘interact’). La réponse que fait l’un à la réaction de l’autre complète la séquence (‘double interact’) » (Weick, 1979 : 89).
Le
phénomène d’élaboration de sens peut donc s’apparenter à un cycle basé sur un processus d’interaction sociale (Tableau 10).
89
Tableau 10. Exemples de cycles d'élaboration du sens (Weick, 1979 : 115) Action Interaction Interaction double Action de l’un Réponse de l’autre Ajustement de l’un Qui isole un phénomène et le Qui accepte, rejette ou modifie Qui abandonne, révise ou porte à l’attention de l’autre cette mise en exergue maintient son choix Qui propose une interprétation Qui accepte, rejette ou modifie Qui abandonne, révise ou cette interprétation maintient son interprétation
Reprenant l’idée du navire, Weick et Roberts (1993) ont analysé ce phénomène au sein des équipages d’avion. Ils ont constaté l’existence d’une conscience collective. Contrairement à leurs attentes, ils sont arrivés à la conclusion que des groupes d’individus peuvent accomplir des activités tout en donnant l’impression que chacun partage les mêmes croyances ou les mêmes connaissances. Ce qu’ils partagent, c’est un ensemble de règles qui se construisent au fur et à mesure de l’action et qui peuvent être informelles : « une fois que les gens agissent (enactment) ils produisent des résultats tangibles (cues) dans un contexte social et cela les aide à découvrir rétrospectivement (retrospect) ce qui se passe et ce qui doit être fait par la suite (identity enhancement) » (Weick, 1995 : 55). Ces travaux nous permettent donc de comprendre que les connaissances se constituent à partir d’actions collectives, elles-mêmes construites à partir d’un processus d’élaboration de sens. Les connaissances se construisent « au fil de l’eau » dans un contexte particulier. D’autres analyses vont se centrer sur ce collectif à travers l’étude de la « cognition située ». 2.1.1.2
La cognition située.
Dans la perspective connexionniste, les connaissances émergent à partir des actes et des comportements des individus. C’est une approche non « égocéphalocentrée » de la cognition (Brassac et Grégori, 2003) qui remet en question la séparation entre l’objet et le sujet, c’est-à-dire entre celui qui sait et ce qui est su. Pour Weick, les travaux en sciences cognitives ont négligé l’influence qu’exerce le sujet sur l’objet : « il existe une influence réciproque entre les sujets et les objets et non une influence à sens unique comme le laisse entendre le modèle stimulus-réponse » (Weick, 1979 : 166). C’est pourquoi il est nécessaire de comprendre cette influence mutuelle pour analyser avec finesse la nature des connaissances organisationnelles. Traiter la cognition organisationnelle du point de vue de son contexte socio-culturel va ainsi permettre de préciser les relations entre les acteurs et l’organisation (Brown et Duguid, 1991). Dans son ouvrage Cognition in Practice (1988), Jean Lave pose les bases de ce
90
principe de « cognition située » : « cognition observed in everyday practice is distributed –stretched over and not divide among – mind, body, activity and culturally organized settings (which includes other actors) » (Lave, 1988 : 1). Pour l’auteur, la connaissance n’est pas duale puisqu’elle est
encastrée dans un lieu d’apprentissage16. Dans son ouvrage, elle étudie comment les pratiques des mathématiques et du calcul arithmétique s’opèrent de manière fort différente entre un gérant de supermarché et des étudiants dans une salle d’école. La connaissance est donc provisoire car attachée à ce lieu. L’argument principal qui est alors avancé est que le savoir est inscrit au sein d’un système culturel. Ce dernier va le contraindre dans ses pensées et dans ses actes : le contexte et l’action sont donc concomitants. En conséquence, l’apprentissage est une compréhension socialement construite qui émerge à la fois de la collaboration et de la structure dans lequel il s’opère (Lave et Wenger, 1991). L’apprentissage organisationnel n’est plus analysé comme une réponse à une information nouvelle mais comme une exploration de la pratique : c’est un « apprentissage en organisant » (learning-in-organizing) (Gherardi et Nicolini, 2000). 2.1.1.3
Le rôle des pratiques sociales.
Dans cette logique, l’apprentissage et l’acte de connaître se comprennent comme la participation à une pratique (Wenger, 1999 : 137). Morin définit la « pratique » comme «un ensemble d’activités qui effectuent transformations, productions, performances, à partir d’une compétence » (Morin, 1977 : 157). En d’autres termes, la pratique est ce que font les individus dans leur travail quotidien. Cook et Brown définissent ainsi les pratiques comme « les activités coordonnées des individus et des groupes d’individu dans leurs tâches quotidiennes (‘real work’) telles qu’elles sont communiquées selon un contexte particulier » (Cook et Brown, 1999 : 386-387). Selon cette perspective, l’acte de connaître est inséparable de l’action : « practice connects ‘knowing’ with ‘doing’ » (Gardner et al., 2000: 18). Ce qui signifie que les pratiques ne
peuvent être codifiées et réduites à des objets de connaissance : « quand les pratiques sont définies comme des activités récurrentes et situées, elles ne peuvent pas être simplement diffusées comme si elles étaient des objets statiques et stables » (Orlikowski, 2002: 253). Puisque l’acte de connaître est inscrit dans les actions de l’individu, il est nécessaire d’étudier ce dernier dans son quotidien, à la façon d’un anthropologue. C’est précisément ce 16
Notons que derrière cette conceptualisation de l’apprentissage se cache, selon nous, une position militante de la part de Jean Lave qui souhaite « sortir des visions claustrophobes de la cognition en laboratoire » et étudier la cognition dans la « vraie vie ».
91
que préconisent des auteurs comme Etienne Wenger ou Julian Orr. Dans son ouvrage Talking about machines, an ethnography of a modern job (1996), Orr décrit avec une grande minutie le
travail des réparateurs de photocopieurs de l’entreprise Xerox. Il constate alors une opposition perpétuelle entre les pratiques que les techniciens développent en réparant la machine (la pratique non-canonique) et les connaissances codifiées à leur disposition dans le manuel de réparation (la pratique canonique). Il en conclut que le savoir-faire du technicien est ici plus utile pour réparer la machine que celui de l’ingénieur qui a pourtant mis au point la machine. Ceci peut s’expliquer par les dégradations naturelles que subit le photocopieur (soleil, humidité, poussière), altérations qui n’avaient pas été modélisées par les experts chargés de rédiger le manuel de réparation. On comprend ici les limites inhérentes de la codification des connaissances qui obligent le réparateur « à faire des arbitrages entre ses représentations du problème et l’exigence de la situation » (Brown et Duguid, 1991 : 42). Orr constate également que le réparateur est partie intégrante d’un contexte social : la communauté professionnelle (‘occupational community’). Les réparateurs s’échangent des trucs et astuces au cours de rassemblements et de rencontres. La connaissance organisationnelle est donc socialement distribuée au travers du temps et de l’espace. Julian Orr s’appuie ici sur la définition de la communauté professionnelle donnée par Van Maanen et Barley (1984: 314-315): « les communautés professionnelles représentent des cultures de travail dont les frontières sont déterminées par des individus qui partagent des identités et des valeurs qui transcendent le cadre organisationnel classique ». Ces communautés constituent peu à peu un ensemble d’artefacts permettant de véhiculer les pratiques accumulées : « l’action quotidienne est basée sur l’utilisation d’artefacts discursifs et symboliques qui incarnent non seulement la pratique mais également l’histoire et les relations sociales qui ont permis la création de cet artefact » (Ciborra and Lanzara, 1990 : 231). Du latin artis facta, effets de l'art, l’artefact peut se définir comme « un ensemble d’éléments ayant une forme matérielle durable contenant des connaissances » (Groleau, 2002 : 21). Nous verrons que l’artefact joue un rôle important dans la communauté. En axant leur analyse sur la pratique sociale, les auteurs ne font pas de séparation entre le sujet et l’objet. La pratique implique de savoir comment être compétent dans une action ancrée dans un contexte bien défini. La connaissance apparaît alors comme dynamique, relationnelle, socialement enracinée et provisoire.
Dans la partie suivante, nous allons étudier le processus de socialisation à l’œuvre dans un lieu particulier : la communauté de pratique. 92
2.1.2 Le processus de socialisation : participation et réification Pour construire des connaissances, les individus doivent interagir dans un lieu qui s’y prête. Les organisations sont alors analysées comme le lieu d’une cognition en construction et peuvent alors apparaître comme « une collection de communautés de travailleurs spécialisés » (Wenger, 1999 : 127). A partir de l’étude d’un service de gestion des dossiers de remboursement dans une entreprise américaine d’assurance maladie, Etienne Wenger (1999) constate que les employés doivent construire en permanence des solutions locales aux problèmes rencontrés. En surface, le travail semble routinier et perpétuellement identique mais il observe que les agents résolvent le plus souvent des situations ambiguës et complexes (comment traiter telle demande, où classer tel dossier, etc.) en s’engageant dans des interactions informelles avec leurs collègues, c’est-à-dire dans une pratique sociale. La pratique est donc le lieu où se négocient les significations liées à l’action, une signification étant « ce qui n’existe ni en nous, ni dans le monde mais qui est inclus dans notre relation au monde » (Wenger, 1999 : 54). Cette négociation va se constituer en deux temps : la participation (2.1.2.1) et la réification (2.1.2.2). La participation va consister à impliquer les acteurs dans la vie sociale. La réification va permettre de créer des points de focalisation autour desquels la négociation de sens peut s’organiser. L’examen de ce processus de socialisation nous semble essentiel pour comprendre avec acuité les mécanismes générant des connaissances organisationnelles.
2.1.2.1
La participation. Si la connaissance est inextricablement liée à l’action dans un contexte socio-culturel,
la participation de l’individu est obligatoire. Participer à une pratique revient à apprendre la logique de la pratique. La participation est liée à la réflexivité, c'est-à-dire le lien entre l’acte de connaître dans la pratique et l’acte de connaître une pratique (Gherardi et Nicolini, 2000). Prendre part à une pratique est le moyen d’acquérir la connaissance en action, mais également de changer et perpétuer cette connaissance (Orlikowski, 2002 ; Berthon, 2004). Elle est étroitement liée à la construction de l’identité de l’acteur : « un des attributs de la participation est « l’identité participante », une identité constituée à travers des relations d’échange » (Wenger, 1999 : 56). C’est en ‘participant’ que l’on accède à la fois à la pratique
93
mais également en adoptant l’attitude à avoir dans la communauté17 : l’apprenant assimile les codes de la communauté et ils se comportent comme les autres membres. Cette participation est décrite comme « périphérique et légitime » (Lave et Wenger, 1991 : 53). Elle englobe l’activité de l’apprenant, reconnu comme légitime par ses pairs, mais dont la particularité est qu’elle est moins intensive qu’un expert. L’apprentissage se manifeste par un changement de participation, qui devient progressivement plus centrale. Cette participation est alors considérée par Lave et Wenger (1991 : 35) comme « un descripteur de l’engagement dans la pratique sociale ». Pour Etienne Wenger, le terme de « participation » (littéralement le fait de prendre part à quelque chose) décrit l’expérience des acteurs qui s’engagent activement dans des projets sociaux. Cette participation est jugée comme « périphérique » puisque les individus ne viennent pas dans une entreprise pour échanger des connaissances mais pour y travailler et gagner leur vie (Wenger, 1999). Ce principe de participation nous permet de comprendre que plus la pratique est partagée (tant quantitativement que qualitativement), plus la connaissance circulera et se modifiera. Une implication forte est la suivante : la fluidité d’un réseau social dépend du degré d’acceptation de la pratique, c'est-à-dire de la capacité des acteurs à en négocier le sens. Cela requiert donc une certaine forme de volonté ou d’envie de passer du temps avec les autres membres de la communauté. Mais cette volonté peut s’étioler voire disparaître si le processus de réification est absent.
2.1.2.2
La réification. La réification est un processus qui consiste à donner forme à l’expérience en
produisant des artefacts qui la figent. En d’autres termes, la réification permet d’incarner les significations négociées par les acteurs dans des objets, des documents ou des règles. Sans une pause, sans un point de focalisation, la négociation de sens ne peut se faire puisqu’elle aura tendance à être oubliée (Wenger, 1999). Orr (1996) a constaté que le moyen de réification le plus courant était le discours. Le récit, c'est-à-dire un discours organisé selon des règles précises, permet non seulement de véhiculer et de réifier les connaissances mais également de glorifier ses propres compétences de technicien : « les techniciens sont à la fois une
17
« C’est en forgeant que l’on devient forgeron » indique un proverbe populaire français. Dans la logique de la communauté de pratique, c’est en « forgeant avec des forgerons que l’on devient forgeron ».
94
communauté et une collection d’individus et leurs histoires permettent de célébrer les actes de ces individus, leur travail et leurs identités personnelles et collectives » (Orr, 1996 : 143). Ces histoires circulent alors très rapidement entre les membres de la communauté et constituent le « répertoire commun » (Brown et Duguid, 1991 : 44). Ce répertoire contribue à construire une identité propre à la communauté : les techniciens sont à la fois les pourvoyeurs d’histoires mais ils sont également les seuls à pouvoir en saisir toute la signification (Orr, 1996). Ce constat est également relayé par Bechky (2003) quand il désigne ces récits comme des « objets frontières » qui permettent d’intégrer ou non les individus à la communauté. Carlile (2002) considère que ces « objets frontières » sont d’une triple nature : syntactique, sémantique et pragmatique. Ces objets constituent un terrain cognitif qui peut à la fois exclure et inclure des membres dans la communauté.
Il existe donc un équilibre entre la participation et la réification (Figure 9). Figure 9. La dualité de la participation et de la réification (Wenger, 1999 : 63) Signification
PARTICIPATION Expérience
Agir Interagir Vivre Appartenir
Formes Documents Instruments Projection
Monde
REIFICATION
Négociation
L’intérêt de ce modèle est de montrer que la participation et la réification permettent de construire des connaissances. Cette dualité crée une tension dynamique et complémentaire : les limites de la réification sont compensées par les avantages de la participation et vice-versa (Chanal, 2000). L’Encadré 3 présente une illustration de ce processus inspirée de notre expérience personnelle.
95
Encadré 3. Exemple de participation-réification
Prenons un exemple simple : la participation à une réunion avec des collègues. Au cours de ce rassemblement, des discussions ont lieu pour négocier le partage des tâches. Pour se remémorer le contenu des échanges lors de la réunion, nous pouvons nous appuyer sur nos notes prises au fil de l’eau. Ces notes ne représenteront qu’une infime partie du contenu des discussions mais en cas de problème à propos d’un sujet abordé lors la réunion, et qui peut apparaître ultérieurement, elles seront utiles pour résoudre le conflit et renégocier les significations données lors de la réunion. En cas de non-participation à cette réunion, cette renégociation est d’autant plus difficile. Un bon équilibrage est donc nécessaire : si la participation l’emporte sur la réification, il peut manquer de matériel de référence ; si c’est la réification qui prévaut, il peut manquer d’opportunités de construire de nouvelles significations (Chanal, 2000).
En conclusion, le processus de socialisation (participation-réification) permet de comprendre l’enchevêtrement entre la connaissance et l’apprentissage, reflété par la notion de pratique. Cet enchevêtrement est illustré dans le modèle de Wenger selon lequel la participation et la réification fonctionnent de pair. La pratique permet donc à la fois d’agir (compétence) mais également d’être (identité). C’est une explication complémentaire et pertinente des difficultés inhérentes à la codification du savoir.
Ce processus de socialisation s’opère dans des lieux précis qui permettent à la pratique d’être mémorisée et transférée entre les individus.
2.1.3 Les lieux de construction Nous avons vu que les connaissances organisationnelles peuvent avoir une durée de vie limitée à l’action de l’individu : une pratique peut se détruire. Il existe des lieux permettant aux individus de construire et de préserver leur savoir à plus ou moins long terme. Ces lieux peuvent être temporaires. Nous en étudions deux en particulier : l’équipe projet (2.1.3.1) et la communauté (2.1.3.2).
2.1.3.1
L’équipe projet. On appelle « projet » l'ensemble des actions à entreprendre afin de répondre à un
besoin défini dans des délais fixés. Le mot « projet » trouve ses racines dans le mot latin projectum, « jeter quelque chose vers l'avant » dont le préfixe pro- signifie « qui précède dans 96
le temps » et le radical jacere signifie « jeter ». Ainsi, le mot «projet» voulait initialement dire « quelque chose qui vient avant que le reste ne soit fait ».
Le projet représente aujourd’hui un mode d’organisation généralisé dans les entreprises, un mode qui peut être qualifié de transversal (Allouche et Huault, 1998) dans la mesure où l’objectif est de mettre en contact direct et en situation de responsabilité conjointe toutes les compétences qui, dans le système « traditionnel », interviendraient séparément ou successivement (Segrestin, 2004). En rassemblant des compétences complémentaires, le projet permet à la fois la diffusion de connaissances explicites, faciles à partager car aisément codifiables, mais il constitue aussi l’un des moyens les plus efficaces pour diffuser de la connaissance fortement tacite car il permet d’établir une relation plus proche et plus interactive avec celui qui la possède (von Krogh et Roos, 1996). Pour établir une proximité entre les membres du projet, il est nécessaire de créer une équipe. L'équipe peut être considérée comme un système où l'ensemble des membres collabore à un même travail et est lié par une interdépendance. De manière encore plus significative, ce qui distingue l'équipe de tout autre groupe, c'est la dimension de l'action où plusieurs individus collaborent à la poursuite d'objectifs communs sous la direction d'un leadership (Schein, 1971). Lors du déroulement d’un projet, des objectifs et des délais sont assignés aux membres de l’équipe. Le projet émerge sur base d’une initiative hiérarchique (un directeur ou un manager) et existe pour une durée restreinte connue à l’avance (six mois, un an, trois ans, etc.).
Mettre en place une équipe projet consiste donc à valoriser toute la diversité des connaissances, des compétences et des idées qui se trouvent dans une collectivité et d'organiser cette diversité. Les relations coopératives qui s’y développent représentent une opportunité temporaire de diffusion, de création et de capitalisation de connaissances (von Krogh et Roos, 1996). Dans une équipe projet, la performance n’est plus seulement liée au niveau de compétences de chaque individu, elle dépendrait étroitement de la manière dont les équipes arrivent à se coordonner (Aubret et al, 2005). La définition des rôles est ici primordiale puisqu'elle répond à un besoin de reconnaissance, de respect, de valorisation du métier et de positionnement de chacun au sein de l'équipe de travail afin d'être motivé. Cette définition permet de savoir « qui fait quoi » et de valoriser les individualités : « appartenir à une équipe projet, c’est aussi éprouver le sentiment que ceux qui n’en font pas partie considèrent que vous en êtes bien membre » (Garel, 2003 : 79).
97
Mais cette répartition est temporaire : « un projet est un système social créé à partir de rien, avec des gens pris ici et là et mis dans une “bulle” : ils savent bien que leur avenir ne sera pas là, et très vite, il faut que le management organise de la solidarité et de la confiance » (Midler, 1995 : 75). Cela est problématique en raison des jeux de pouvoir entre les acteurs du projet : « la gestion de projet tient donc à un judicieux équilibre entre deux principes : rechercher les compromis entre les acteurs et accepter de ce fait que le projet évolue sous leurs pressions, mais d’un autre côté, pouvoir affirmer une identité autonome, pour que le projet ne devienne pas l’otage des stratégies des intervenants » (Midler, 1995 : 83).
Dans son ouvrage Lost Knowledge (2004), David DeLong montre que le projet peut être destructeur de savoir en raison d’un manque de réification. En axant son analyse sur les départs en retraite des experts de la NASA (l’agence spatiale américaine), il estime que les pertes de savoir vont coûter des dizaines de milliards de dollars à cette organisation si elle souhaite renvoyer un homme sur la lune. Il cite la confession d’un responsable de l’entreprise : « si nous voulons y retourner [sur la lune], nous devrons tout recommencer à zéro parce que toute la connaissance accumulée a disparu. On a mis neuf ans à envoyer un homme sur la lune dans les années soixante. Cela nous prendrait aujourd’hui autant de temps et nous coûterait encore plus cher » (DeLong, 2004 : 11-12). L’auteur avance deux explications : le départ à la retraite de la totalité des experts qui ont travaillé sur le lanceur Saturn 5, la seule fusée jamais conçue pour un module lunaire et dont la production a été abandonnée à la fin du projet Apollo, et l’absence totale de réification de cette communauté d’experts dans des documents, des récits ou du tutorat. Ce passage de témoin est d’autant plus compliqué que le projet s’articule autour de la mise en commun
de
compétences
différentes :
« les
problèmes
de
communication
entre
professionnels ne viennent pas de ce que chacun ne connaît pas le métier de l’autre, mais très généralement des limites rencontrées dans la rationalisation de son propre point de vue » (Midler, 1995 : 77). C’est pourquoi la réification des connaissances développées au cours d’un projet représente un enjeu majeur, enjeu qui se heurte à l’irréductibilité des savoirs collectifs qui y sont mobilisés.
2.1.3.2
La communauté Au contraire du projet, la communauté est garante de l’existence et de la perpétuation
de la pratique. Une communauté peut se définir comme « un groupe de personnes vivant
98
ensemble et poursuivant des buts communs » et comme « un groupe social ayant une identité et des caractères communs » (Le Robert, 2007). Ce mot vient également du latin communitas où il signifie déjà « communauté, relation, sociabilité ».
Dans une entreprise, il peut exister différentes communautés : une communauté épistémique où les connaissances sont construites volontairement (Knorr-Cetina, 1981), une communauté de pratique où les connaissances le sont involontairement (Brown et Duguid, 1991 ; Lave et Wenger, 1991 ; Wenger, 1999) ou encore une communauté professionnelle (Van Maanen et Barley, 1996 ; Orr, 1996 ; Bechky, 2003). Celle qui nous intéresse ici est la communauté de pratique dans la mesure où elle devenue un véritable « outil » de management des connaissances (Fox, 2000 ; Vaast, 2001). La communauté de pratique est définie comme « un groupe de personnes qui partagent une préoccupation, un ensemble de problèmes, ou une passion à propos d’un sujet et qui approfondissent leur connaissance et leur expertise dans ce domaine en interagissant de manière durable » (Wenger et al, 2002 : 4).
Dans une entreprise, l’existence d’une communauté de pratique soulève des problèmes
pour
le
management.
Leurs
membres
peuvent
faire
preuve
de
“communautarisme” et exclure une population non désirée, voire l’organisation toute entière. Comme le constate Orr : « la communauté professionnelle partage quelques valeurs avec l’entreprise
[Xerox]; mais les techniciens vont avant tout partager avec un autre
technicien à l’autre bout du pays plutôt qu’avec un commercial de son district » (Orr, 1996: 76). Il conclut ses observations des communautés professionnelles sur ce constat : « les communautés professionnelles peuvent représenter des barrières aux évolutions du travail exigées par le management, en particulier si ce dernier cherche à déqualifier les tâches que les praticiens accomplissent » (Orr, 1996 : 151). Il s’agit donc de lieux interstitiels d’apprentissage (Lave et Wenger, 1991) qui se développent en marge de l’organisation puisque les membres qui la composent ne travaillent pas nécessairement ensemble, dans la même équipe (Wenger, 1999).
Les
communautés
de
pratique
sont
différentes
des
communautés
professionnelles puisqu’elles sont censées être des lieux de négociation des pratiques organisationnelles si elles répondent aux trois critères énoncés par Wenger (1999) : engagement mutuel, entreprise commune et répertoire partagé. L’entreprise commune est le résultat de l’engagement mutuel. Le fait de négocier des actions communes crée des relations
99
de responsabilité mutuelle entre les personnes impliquées. Cette approche n’est pas sans rappeler le mécanisme du don/contre-don analysé par l’ethnologue français Marcel Mauss : faire un don, c’est créer un lien social dont l’intérêt est d’entretenir la relation avec celui qui reçoit le don et d’échanger avec une certaine confiance.
Pour Wenger, l’engagement commun provient de la complémentarité des compétences des individus qui la composent, et sur leur capacité à “connecter” efficacement leurs connaissances avec celles des autres. L’appartenance à une communauté n’est utile que si une complémentarité existe. Il peut s’agir d’une personne sans expérience (autrement dit un apprenti) qui va apprendre d’une autre plus expérimentée. La légitimité de l’un par rapport à l’entre provient de sa maîtrise de la pratique en question. Ce sont les pairs (c'est-àdire les membres censés maîtriser le mieux la pratique) qui vont alors déterminer les règles à suivre.
Enfin l’existence d’un répertoire partagé va permettre la négociation de significations. Ce répertoire perpétue le fonctionnement de la communauté et représente une ressource importante sur laquelle les membres peuvent s’appuyer. Il peut s’agir de mots, de concepts, d’histoires, de routines, d’images, en somme tout ce qui a été réifié par les membres de la communauté. Conformément au processus de réification-participation, ces éléments ne sont pas stabilisés et évoluent en même temps que la structure : « dire que l’apprentissage est ce qui donne naissance à une communauté de pratique revient à dire que l’apprentissage est une source de structure sociale. Mais c’est une structure émergente » (Wenger, 1999 : 96).
En conclusion, les connaissances se construisent temporairement dans le cadre d’équipes projet ou se perpétuent au sein d’une communauté. Ces deux formes organisationnelles peuvent constituer des lieux privilégiés pour construire des connaissances entre individus et en faire bénéficier l’organisation sous certaines conditions : l’existence d’un répertoire partagé, d’un engagement mutuel et d’une entreprise commune. La gestion des connaissances va alors consister à piloter ce réseau social.
Le fait de pouvoir piloter cette construction des connaissances est une question de première importance pour le management. C’est pourquoi certains dirigeants d’entreprise vont « outiller » et « cultiver » des réseaux sociaux auto-entretenus. Nous allons, dans la partie suivante, étudier ces nouveaux outils de socialisation.
100
2.2 Les outils de construction des connaissances organisationnelles Si nous adoptons l’idée selon laquelle les connaissances organisationnelles sont construites dans des relations sociales où s’opèrent des ajustements complexes et ininterrompus (Berthon, 2004), les questions structurelles et culturelles deviennent essentielles pour les praticiens. Au contraire de l’approche précédente, d’autres recherches en sciences de gestion mettent en avant le changement des comportements au sein d'une culture (Ruggles, 1998 ; McDermott, 1999 ; Gupta & Govindarajan, 2000 ; Soenen, 2006) et d'une structure (Grant, 1996 ; Wenger et al., 2002) favorables à la gestion des connaissances.
Avec un point de vue constructiviste sur les connaissances organisationnelles, les auteurs mettent ici en exergue l’importance des réseaux sociaux. Les consultants et les praticiens se réclamant de la gestion des connaissances présentent alors les communautés de pratique comme la réponse la plus adéquate aux difficultés rencontrées par les entreprises déjà engagées dans la mise en place de systèmes de gestion des connaissances. Cette forme particulière et institutionnalisée de réseaux intra-organisationnels s’est donc développée au sein de nombreuses entreprises telles que Siemens, DaimlerChrysler, IBM, etc.
Dans cette partie, nous abordons différentes formes de réseaux intra-organisationnels (2.2.1) pour aboutir à l’étude de nouvelles structures de socialisation : les communautés de pratique (2.2.2). Nous concluons sur les facteurs de succès ou d’échecs permettant leur déploiement et leur pilotage dans l’entreprise (2.2.3).
2.2.1 Les réseaux sociaux, lieux de la gestion passive des connaissances Inversement à l’approche basée sur les systèmes de gestion des connaissances, les réseaux sociaux permettent à une entreprise de laisser son management des savoirs s’autogérer : « les organisations qui dépendent fortement du savoir qu’elles génèrent doivent abandonner les formes classiques de coordination basée sur les règles et la hiérarchie et créer des systèmes de collaboration auto-entretenue » (Blackler et al., 1999 : 80). Ainsi, dans un réseau social intra-organisationnel, les employés partagent un contexte social et
101
organisationnel, créant de manière informelle des liens personnels qui favorisent l’échange entre les unités (Tsai, 2001). Un réseau social est une structure définie par des relations entre des individus. Le terme « réseau » provient du latin « retis » signifiant un entrelacement de lignes, c'est-à-dire un tissu. Les réseaux sont à la fois un mode de gouvernance (une forme hybride, un maillage entre le marché et la hiérarchie) et une logique d’organisation (un tissu reliant les individus) (Ferrary et Pesqueux, 2006). Il s’agit alors de considérer davantage l’interaction sociale, la façon dont les acteurs vivent l’échange, plutôt que la spécificité du cadre institutionnel soustendant ces échanges (Josserand, 2007 : 96). Le réseau qualifie alors la nature de la relation entre les individus en fonction du nombre de liens qui y sont développés. Cette problématique a largement été abordée par le sociologue Mark Granovetter (1973, 1985) dans son étude des liens interpersonnels : « la force des liens est une combinaison (probablement linéaire) de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien » (Granovetter et Swedberg, 1992 : 46).
Cette analyse part de l’idée que les individus entretiennent une multitude de liens mais qu’ils ne sont pas tous de la même nature et n’apportent pas les mêmes bénéfices. Ces liens peuvent être forts ou faibles. Les liens forts autour d’un individu forment un réseau dense (ex. les amis, la famille) et les liens faibles un réseau lâche (ex. une personne rencontrée une ou deux fois). Liens forts et liens faibles sont complémentaires. Alors que les liens faibles donnent accès aux connaissances disponibles en dehors du cercle social familier, les liens forts sont sources de confiance et procurent une forme de sécurité. L’intensité des liens au sein du réseau social modifie donc la capacité des individus à partager leur savoir (Tsai, 2001).
Nous allons voir dans cette partie que différents réseaux sociaux peuvent exister au sein d’une entreprise : le réseau social de collaboration (2.2.1.1), le réseau social aléatoire (2.2.1.2) et le réseau social par attachement préférentiel (2.2.1.3).
2.2.1.1
Le réseau social de collaboration. Si l’on considère que les liens entre personnes sont denses et que tout le monde
connaît tout le monde, alors le nombre de liens sociaux qui s’établit entre une personne et les autres est égal au nombre total de personnes moins une (Figure 10). 102
Figure 10. Le réseau social de collaboration Nombre de personnes
Nombre de liens par personne
Dans ce cas, la hiérarchie est totalement absente. Il s’agit d’un réseau de liens forts. Les liens forts sont des liens interactifs nécessaires pour l’échange des connaissances : un individu A ayant un lien fort avec un individu B aura nécessairement un lien avec C si le lien entre B et C est fort. Le réseau social de collaboration le plus naturel est celui de la famille, chaque membre se sentant solidaire par rapport à l’autre. Ceci est dû à l’existence d’un capital social affectif agissant comme une « colle sociologique » (Putnam, 2000). Le sentiment de confiance agit alors comme un « lubrifiant des rapports sociaux » (Arrow, 1974). L’inconvénient est que le réseau est relativement fermé. Dans le cas d’une entreprise, ce type de réseau est très difficile à obtenir en raison de l’existence d’une hiérarchie entre ses membres. Une autre difficulté est l’absence de lien social a priori : les membres d’une entreprise ne se connaissent pas avant de collaborer, ce qui n’est pas le cas pour la famille où des liens sociaux se développent avec l’âge. Néanmoins, ce type de réseau peut se développer naturellement et former une « clique » (Burt, 1992) en raison de l’encastrement des acteurs dans certaines pratiques (Granovetter, 1973, 1985 ; Brown et Duguid, 1991). La transitivité des liens forts (A connaît B, B connaît C donc A et C se connaissent) justifie alors la constitution d’une communauté de pratique au sein de l’entreprise. Cette dernière forme alors un groupe d’individus reliés par des liens forts où la confiance et la réciprocité permettent de maintenir le processus de socialisation (participation/réification).
103
2.2.1.2
Le réseau social aléatoire. Si l’on considère maintenant que les liens entre les personnes sont inexistants a priori
et qu’ils s’établissent au hasard des rencontres et des discussions dans un environnement stable, le nombre de liens établis entre les personnes suivra une distribution normale : la loi de Poisson (Figure 11). Dans ce cas, le nombre de liens s’établit autour d’une moyenne (le centre de la courbe) : certains individus vont beaucoup échanger, d’autres peu. Il y a coexistence de liens faibles et de liens forts. Ainsi, en accroissant la potentialité de rencontre entre deux personnes, on augmente la chance que ces deux personnes créent des liens entre elles. Figure 11. Le réseau social aléatoire Nombre de personnes
Nombre de liens par personne
Ces personnes développent alors leur capital social individuel (Burt, 1992, Portes, 1998) mais également le capital social collectif (Nahapiet et Ghoshal, 1998). Le capital social se compose des aspects d’une structure sociale qui facilitent les interventions des acteurs au sein de cette structure (Coleman, 1988). Le sociologue américain James Coleman (1988) identifie plusieurs formes de capital social18 : la confiance, les obligations et les attentes, les normes et les sanctions, le potentiel de l’information, les rapports d’autorité, les 18 Le sociologue français Pierre Bourdieu le définit lui comme « un ensemble de ressources actuelles ou potentielles liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance ou d’inter reconnaissance ; ou en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais aussi unis par des liaisons permanentes et utiles » (Bourdieu, 1980 : 2).
104
organisations sociales et les réseaux sociaux. Il apporte deux bénéfices majeurs à son détenteur : l’amélioration de la circulation de l’information et la bienveillance des autres à l’égard du détenteur. Ainsi, le capital social est un actif pour les individus : plus ils connaissent de personnes, plus ils sont utiles au réseau (Putnam, 2000). Il s’agit alors d’un capital social non plus affectif mais relationnel. C’est pourquoi Nahapiet et Ghoshal définissent le capital social comme « la somme des ressources actuelles et potentielles encastrées dans un réseau, disponible au travers et dérivées du réseau de relations possédées par un individu ou unité sociale […] permettant la combinaison et l’échange du capital intellectuel » (Nahapiet et Ghoshal, 1998 : 250). Le réseau social aléatoire peut donc s’auto-entretenir si ses membres partagent un intérêt commun. C’est le cas des communautés épistémiques, définies comme un groupe d’agents partageant un ensemble commun de sujets, concepts, problèmes et partageant un but commun de création de connaissance (Haas, 1992). Dans ce cas, la transitivité des liens sociaux est plus difficile à obtenir. Si les liens qui unissent A et B, d’une part, et B et C d’autre part, sont faibles alors, il se peut que le lien interpersonnel entre A et C ne se matérialise pas. La mise en relation entre A et C dépend donc de la bonne volonté de B ou de l’intérêt commun perçu entre A et C par B. C’est précisément ce que démontre Morten Hansen (1999 ; 2002) dans ses études sur la relation entre le transfert de connaissances et la performance d’équipes. Cette dernière augmente au fur et à mesure que les liens sociaux s’affermissent et que des connaissances tacites s’échangent. Il constate également que les liens forts facilitent le transfert des connaissances tacites plus qu’ils ne facilitent le transfert des connaissances codifiées. Selon Hansen (2002), dans un réseau social intra-organisationnel les liens faibles doivent être mobilisés pour transférer des connaissances codifiées et les liens forts doivent être réservés à des transferts plus complexes. Reagans et McEvily (2003) ont nuancé ces résultats en montrant que la cohérence du réseau et la diversité des connaissances disponibles augmentent les flux de transfert. Cela signifie que l’entreprise doit peser son investissement dans le développement de liens forts entre les personnes : elle doit mettre en rapport le type de connaissances transférées avec le type de liens mobilisées. Les connaissances codifiées doivent être mobilisées au sein de réseaux sociaux à liens faibles (peu de liens)19 car ils exigent moins d’efforts entre A et B alors que les connaissances non
19
Vers la gauche de la Figure 11. 105
codifiables doivent l’être dans des réseaux à liens forts20 car ils exigent plus d’efforts entre A et B (Reagans et McEvily, 2003). Dans le cas d’un réseau social aléatoire, différentes communautés peuvent également coexister sans pour autant rentrer en contact (Figure 12). Sur le schéma ci-dessous, A, B et C se connaissent et échangent des savoirs. D, E et F également. Pour autant C et D se connaissent vaguement et ils ont développé des liens faibles. Ces liens faibles vont alors permettre de mettre en relation les deux réseaux et favoriser l’émergence de la diversité entre les deux réseaux : « les liens faibles ont plus de chance d’unir les membres de différentes cliques que les liens forts que l’on trouve en général à l’intérieur de ces cliques » (Granovetter, 1985 : 481). Figure 12. Le trou structurel : coexistence de différentes communautés A
B
C
D
E
F
Les liens faibles permettent donc d’avoir accès à des savoirs qui sont différents de ceux échangés dans le « réseau à portée de main » (Hansen, 2002). L’absence de pont entre deux réseaux sociaux a donné lieu à de nombreuses études de Ronald Burt (1992) sur ce qu’il appelle les « trous structuraux ». Plus les trous structuraux sont nombreux, plus la diversité des savoirs est importante. Etre le point de passage entre deux trous structuraux (C et D sur le schéma) permet de bénéficier d’informations plus nombreuses et plus variées. Etre ce point de passage permet également d’acquérir ces informations plus rapidement que les autres membres (A, B, E et F). Ainsi, plus il existe de trous structuraux, plus la nécessité de connecter les différentes communautés est importante. On peut en conclure que le gestionnaire des connaissances doit donc s’attacher à créer des ponts entre les différentes communautés pour assurer la variété et le renouvellement des pratiques. 20
Vers la droite de la Figure 12. 106
2.2.1.3
Le réseau social par attachement préférentiel. Dans le cas du réseau social par attachement préférentiel (Barabasi et Albert, 1999),
les individus créent des liens avec ceux qu’ils affectionnent. Formellement, l’attachement préférentiel est la « propension pour un agent de participer à une interaction avec un autre agent en fonction de certaines des propriétés de cet agent» (Barabasi et Albert, 1999 : 509). Le nombre de liens décroît en fonction du nombre de personnes présentes dans leur réseau (Figure 13). Inversement, le nombre de liens par personne augmente au fur et à mesure que le nombre de personnes diminue. Ce mouvement peut se résumer par le célèbre dicton « qui se ressemble s’assemble » (en anglais « bird of a feather flocks together »). Figure 13. Le réseau social par attachement préférentiel
Nombre de personnes
Nombre de liens par personne
Les individus fonctionnent ici par « homophilie » (« homophily ») (McPherson et al., 2001) : « les réseaux personnels sont homogènes du fait de facteurs sociologiques, démographiques, comportementaux et personnels. L’homophilie limite les réseaux sociaux des individus et détermine les connaissances qu’ils vont partager, les attitudes qu’ils vont avoir et les interactions qu’ils vont vivre» (McPherson et al., 2001 : 415). C’est donc le sentiment de partager une même identité qui fonde le réseau social (Soenen, 2006).
107
Dans le cas du réseau social par attachement préférentiel, la variété des savoirs est difficile à obtenir : dans l’entreprise les personnes confrontées à un problème vont avoir tendance à contacter toujours les mêmes personnes. Ceci peut conduire à un appauvrissement du capital social. Les liens sont ici très forts mais en très petit nombre. Les liens faibles, en revanche, sont inexistants ce qui a pour effet de réduire la coordination entre différents réseaux sociaux. Le phénomène de clique est ici porté à son paroxysme et le communautarisme peut alors se produire. L’exigence d’assimilation des membres suit des règles et un modèle équivalent pour tous. Les individus participant au réseau sont alors sélectionnés ou exclus en fonction des règles du réseau social. C’est le cas des clubs ou des cercles où les membres doivent faire leur preuve pour accéder à la communauté.
En conclusion, les entreprises sont caractérisées par l’existence de réseaux sociaux informels porteurs de connaissances. L’enjeu pour les praticiens de la gestion des connaissances est de reconnaître le rôle de ces réseaux dans la circulation des savoirs et de favoriser leur émergence. Ainsi, une communauté de pratique est constituée par l’existence de liens sociaux entre des individus exerçant une même pratique autour d’un système commun de valeurs. Ces liens doivent à la fois être forts (confiance mutuelle, pratique partagée) et faibles (intérêts communs) pour assurer la richesse des échanges au sein du réseau social. L’existence ou l’absence de liens a pour effet la déconnexion entre différents réseaux voire l’exclusion de membres non affiliés. Ces réseaux sociaux posent donc la question de leur pilotage par l’entreprise. C’est pourquoi une nouvelle structure de socialisation telle que la communauté de pratique apparaît aujourd’hui comme une solution aux différents enjeux de la gestion des connaissances.
Après avoir affirmé l’existence de différents réseaux sociaux et mis en lumière leurs apports et leurs limites, nous allons étudier une forme spécifique de réseau : la communauté de pratique.
2.2.2 Les nouvelles structures de socialisation Le passage de l’identification d’un groupe d’individus isolés ayant des pratiques similaires à une communauté de pratique relève de la responsabilité du management. En écho aux travaux de Brown et Duguid (1991) et surtout à ceux du consultant Etienne Wenger
108
(1999), la communauté de pratique est apparue comme un outil de socialisation idéal pour les praticiens censés gérer le savoir de leur entreprise. Elle correspond en effet à un espace émergent où l’échange des connaissances peut s’effectuer en dehors des contraintes organisationnelles (Wenger, 1999). Il existe donc divers niveaux de relations entre la communauté et l’organisation à laquelle elle est rattachée (Tableau 11). Tableau 11. Les relations entre la communauté et l'organisation officielle (Wenger et al., 2002 : 28)
Niveau d’acceptation Non reconnue En marge
Définition Elle est invisible aux yeux de l’organisation Elle est visible à un cercle d’initiés
Légitimée
Elle est considérée comme une entité visible
Aidée
Elle reçoit des ressources de la part de l’entreprise Elle est totalement intégrée dans le fonctionnement de l’entreprise
Institutionnalisée
Problématique pour le management Elle est difficile à identifier, à contrôler et à valoriser Elle est difficile à légitimer car elle reste cachée par ses membres Elle suscite des interrogations et développe la curiosité des nonmembres Elle doit être encadrée et les ressources allouées doivent être contrôlées Les objectifs de la communauté sont clairs et correspondent à ceux de l’entreprise
Toute la difficulté consiste alors à piloter un réseau social : comment cultiver ces communautés sans les tuer (Wenger et al., 2002) ? Etienne Wenger, en collaboration avec William Snyder et Richard McDermott, tente d’apporter une réponse à cette question cruciale dans un guide managérial à l’attention des praticiens : « Cultivating Communities of Practice » (2002). La publication d’un tel ouvrage nous fait penser que les communautés de
pratique s’instrumentalisent (Fox, 2000 ; Soenen, 2006) et qu’elles deviennent elles-mêmes des objets de gestion.
Elles soulèvent donc des difficultés pratiques pour les mettre en place dans les entreprises (Josserand et Saint-Léger, 2004 ; Dameron et Josserand, 2007). Dès lors, la question que se posent les praticiens de la gestion des connaissances est la suivante : comment développer une communauté de pratique ? Nous allons étudier ici deux dimensions permettant de répondre à cette question : une dimension structurelle (2.2.2.1) et une dimension temporelle (2.2.2.2).
109
2.2.2.1
L’architecture d’une communauté de pratique. Une communauté de pratique, au contraire d’un réseau social (qui n’est pas une
structure formalisée), est une structure à la marge de l’organigramme de l’entreprise qui regroupe des individus liés à leur pratique professionnelle (Wenger, 1999). Qu’elle soit formelle ou pas, une communauté de pratique est auto-organisée et ses membres sont recrutés par cooptation (Wenger et Snyder, 2000). Elle possède donc une architecture qui lui est propre et qui évolue (nous le verrons par la suite) : non seulement sa structure évolue mais également son contenu. Par un processus de participation-réification se constituent progressivement un répertoire d’actions commun et un sens de l’action partagé. La constitution de ce répertoire conduit à l’identification graduelle des membres de leur communauté qui devient un élément de leur identité sociale (Soenen, 2006).
Pour le salarié, l’intérêt de partager son savoir au sein d’une communauté est de s’inscrire dans un cercle vertueux dans lequel sa contribution lui permet d’accéder aux connaissances apportées par les autres membres de la communauté. La densité des réseaux sociaux que constitue la communauté permet le développement d’une logique d’échange de l’information fondée sur le don réciproque (Ferrary et Pesqueux, 2006). C’est pourquoi les membres d’une communauté sont sélectionnés (a) et les pratiques doivent évoluer (b). a) La sélection des membres de la communauté. Selon Wenger et al. (2002), la structure de
la communauté doit prendre en compte différents niveaux de participation (Figure 14). Dans une telle structure, les praticiens les plus aguerris (le noyau) doivent transmettre leur savoir aux apprentis (les membres actifs). Ces derniers apprennent la pratique et accèdent à la reconnaissance de leurs pairs en participant à la vie de la communauté, ce qui leur assure progressivement une légitimité. Dans ce processus, la légitimité peut être obtenue par la « participation périphérique légitime» (Lave et Wenger, 1991) des apprentis.
110
Figure 14. Les degrés de participation dans la communauté de pratique (Wenger et al., 2002 : 57)
. .
. Etranger (Outsider)
. .
.
. ..
.
. Noyau
Membres Actifs
. Périphérie
.
Coordinateur de la communauté
Selon Wenger et al. (2002), le noyau doit représenter 10 à 15% des membres et les membres actifs 15 à 20%. Les membres dits « périphériques » constituent donc la majorité. Ils sont avant tout des observateurs et peuvent participer à la vie de la communauté s’ils jugent qu’ils sont aptes à le faire. La participation à la communauté implique le passage perpétuel d’un niveau à l’autre : un acteur périphérique peut devenir actif voire rejoindre le noyau s’il est compétent dans la pratique et qu’il contribue à modifier le répertoire commun (Wenger et al., 2002).
Si les activités liées à la communauté sont trop contraignantes pour ses membres, ces derniers se sentent accablés et perdent leur motivation à y participer. A l’inverse, si la participation est trop espacée dans le temps, les membres peuvent se désintéresser de la communauté. Le processus de socialisation est alors interrompu. Il est alors nécessaire que la personne coordinatrice de la communauté de pratique et celles qui y contribuent soient convaincues que leur participation en tant que demandeur et/ou contributeur constituera un facteur d’amélioration de leur performance individuelle à court terme et de promotion professionnelle à moyen terme.
b) L’évolution des pratiques. Si une communauté de pratique n’offre pas la possibilité
aux membres d’échanger des pratiques plus performantes, ces derniers cessent rapidement d’y participer (McDermott, 2001). L’architecture de la communauté doit donc permettre à ses
111
membres de faire évoluer les pratiques de ses membres. Entre les praticiens et les apprentis s’opère un double mouvement de reproduction des pratiques et de modification de ces pratiques. Les membres les plus anciens seront tentés de reproduire les pratiques alors que les membres les plus récents chercheront à les modifier (Wenger et al., 2002). Le coordinateur peut alors jouer un rôle d’arbitre en établissant des règles de fonctionnement. Soenen (2006) considère ainsi que les communautés de pratique servent avant tout à pallier des difficultés de prescription des pratiques formelles professées par l’organisation : « c’est un groupe d’individus qui, alors qu’il est confronté à une faille de la prescription, met en place une réponse collective se caractérisant par des échanges de connaissances, la création de nouvelles connaissances et l’identification graduelle des membres de la communauté (Soenen, 2006 : 140). Le décalage entre les pratiques opérées par la communauté et celles exigées par l’organisation sert alors de moteur à leur évolution. Cette dernière va également modifier la structure de la communauté.
2.2.2.2
La maturation d’une communauté de pratique. Le développement des communautés de pratique a été examiné à partir d’un modèle
de cycle de vie. Sa structure évolue en fonction du nombre de membres, du soutien apporté par l’entreprise ou des pratiques elles-mêmes. Au contraire de l’équipe projet, elle n’a pas de date de fin : elle perdure aussi longtemps que le thème est pertinent et qu’il y a un intérêt pour ses membres à apprendre ensemble. Les différents auteurs qui ont étudié les communautés de pratique ne sont pas d’accord sur le processus de maturation et sur le nombre d’étapes. McDermott (2000) identifie cinq étapes qu’il décrit à travers des actions (planifier, lancer, croître, soutenir, arrêter). Dameron et Josserand (2007) en trouvent trois (l’enthousiasme et les premières difficultés, la crise et la participation distante menant à une dé-réification, la stabilisation et le déterminisme structurel des « survivants ») et Castro-Goncalves (2007) trois également (l’émergence, l’évolution et la quasi-dissolution). Ces différents modèles proposent une lecture complémentaire à celle de Wenger et al. (2002) qui distinguent, eux, cinq étapes : la potentialité, le mélange (ou regroupement), l’affinage (ou maturation), l’organisation et la transformation (Figure 15).
112
Figure 15. Les étapes du développement de la communauté de pratique (Wenger et al., 2002 : 69) Organisation
Niveau d’énergie nécessaire Affinage Mélange
Transformation Détection du potentiel
FAIRE EMERGER VS CREER
COUVER VS PRESSER
OUVRIR VS FERMER
INTERVENTION VS INDEPENDANCE
SUPPRIMER VS PERPETUER
Temps
Ce cycle de vie permet d’évaluer les efforts à fournir de la part du management pour cultiver la communauté de pratique et de comprendre « les tensions internes qui s’opèrent au sein de la communauté » (Wenger et al., 2002 : 69). Pour Soenen (2006), le management peut alors adopter trois postures en fonction du cycle du vie : elle peut l’ignorer, la soutenir et finir par la contrôler voire la faire disparaître (voir le Tableau 11 - page 107). Dans la première phase (détection du potentiel) la communauté n’existe pas encore véritablement. Elle peut soit émerger ou être créée par le management. Son existence ne tient qu’aux liens sociaux entre différents individus : « il s’agit soit d’un réseau assez souple de personnes qui partagent un même intérêt pour un sujet quelconque, soit d’individus qui se voient déjà comme une communauté restreinte ; ce sont ces personnes qui vont former le noyau » (Wenger et al., 2002 : 70). A ce stade, la plus grande difficulté est la conjonction des trois facteurs constitutifs d’une communauté de pratique : un domaine (d’intérêts communs, de problèmes à régler vis-à-vis de prescription, etc.), un réseau social (identifier les personnes susceptibles de développer des liens forts et faibles) et la pratique partagée (l’exercice d’un savoir) (Wenger, 1999). La détection de ces trois facteurs est dévolue au management de l’entreprise ou au leader de la communauté. Une fois les trois conditions rassemblées, le processus peut ensuite s’accélérer : le groupe est créé, il définit les premiers objectifs de la communauté et les interactions entre ses membres se multiplient. Dans la phase d’affinage (ou de maturation), le niveau d’énergie
113
nécessaire au développement de la part du management augmente considérablement. La communauté précise son domaine de connaissances, elle définit les pratiques sur lesquelles elle souhaite apprendre et de nouveaux participants sont cooptés ou exclus. Dans la quatrième phase, la communauté se concentre sur l’amélioration ou le transfert des pratiques entre ses membres. S’opère ici le processus de participation-réification qui oblige le management à consacrer une énergie variable à la communauté. Vient enfin la dernière phase durant laquelle la communauté se transforme en association, devient un service à part entière dans l’entreprise (ex. innovation ou veille) ou disparaît purement et simplement. De nombreux auteurs ont critiqué cette vision mécaniste et déterministe (Dameron et Josserand, 2007 ; Castro Goncalves, 2007). Gongla et Rizzuto ont, par exemple, étudié plus de 60 communautés au sein d’IBM en concluant que leur dynamique n’était pas linéaire : « les communautés peuvent avancer ou reculer d’une phase à l’autre ; elles stagnent pendant un certain temps à une étape donnée, puis évoluent soudainement à une autre phase » (Gongla et Rizzuto, 2001 : 846). Nous reviendrons sur ces critiques dans notre Chapitre 6.
Nous pouvons en conclure que les communautés de pratique se développent à partir d’un processus de socialisation complexe et difficile à piloter. Elles se structurent avant tout grâce à son coordinateur dont le leadership permet de négocier des règles de fonctionnement (réification) et d’inciter les membres à prendre part aux activités de la communauté (participation). La dynamique de maturation de la communauté est non linéaire et subit des accélérations et des ralentissements en raison de l’existence de freins.
Dans la partie suivante, nous étudions dans les détails les éléments qui peuvent empêcher une communauté de pratique de se développer.
2.2.3 Les freins à l’approche sociale Les communautés de pratique sont devenues des instruments de gestion des savoirs (Fox, 2000 ; Soenen, 2006). Mais prétendre au pilotage d’un réseau social c’est prendre le risque de se placer en situation de pilotage en eaux troubles : le pilote se retrouve presque nécessairement projeté dans une situation où il doit émettre une injonction paradoxale qui vise à organiser une coopération non hiérarchique (Josserand, 2007 : 98). On estime que le succès de ce pilotage se mesure lorsque les membres s’échangent sur une base continue du savoir précis, ou des expériences, qui contribuent au développent d’une pratique dans un 114
domaine spécifique (McDermott, 2004). Il existe donc une combinaison de facteurs qui peut conduire au ralentissement du développement de la communauté, voire à son échec. A partir des résultats de Dameron et Josserand (2007), nous étudions trois facteurs susceptibles de freiner le développement d’un réseau social : les relations identitaires (2.2.3.1), les relations affectives (2.2.3.2) et les relations fonctionnelles (2.2.3.3).
2.2.3.1
Les relations identitaires. Dans un réseau social ou une communauté, un lien identitaire se constitue à partir
d’un double phénomène : l’autocatégorisation et la comparaison (Hogg et Terry, 2000). Le premier consiste à définir les groupes auxquels un individu souhaite appartenir (les outgroups) à partir des références de son groupe d’appartenance (l’ingroup). La comparaison
consiste à peser les avantages et les inconvénients à s’intégrer dans un autre groupe. L’identité est donc construite socialement par les membres d’une organisation (Gioia et al., 2000). Selon Soenen et Moingeon (2002), cette construction comporte cinq facettes dans une communauté de pratique. D’abord professée et vécue, l’identité communautaire est bientôt manifestée dans des comportements individuels et collectifs spécifiques qui renforcent le sentiment d’appartenance. Ce système se renforce encore lorsque la communauté organise une
communication
systématique
pour
projeter
son
identité,
qu’elle
obtient
la
reconnaissance de l’organisation, et que l’identité « communautaire » lui est largement attribuée par les membres de l’organisation (Soenen, 2006 : 141). La communauté de pratique permet donc de fournir des repères qui participent à la reconstruction de l’identité des membres. Cette construction va de pair avec celle des pratiques : les membres de la communauté ne font pas qu’échanger des connaissances, ils modifient leur comportement pour être en accord avec l’identité en vigueur dans la réseau social. Un langage commun peut émerger et sa maîtrise devient un élément essentiel d’assimilation (Brown et Duguid, 1991). Le risque est de rester bloqué dans la construction de l’identité de la communauté et de tomber dans le « piège identitaire » (Dameron et Josserand, 2007). Concrètement, les membres de la communauté peuvent passer la totalité de leur temps à produire des représentations
réifiées
(logos,
photos,
slogan,
jargon).
La
dialectique
participation/réification tourne alors à vide et bloque la capacité du collectif à rentrer dans des actions concrètes (Dameron et Josserand, 2007). Les membres de la communauté en
115
viennent à oublier ce pour quoi ils sont là : la construction de pratiques. Le risque pour l’entreprise est alors de cultiver une communauté qui n’apporte aucun bénéfice puisqu’elle devient un simple club de rencontres. Toute la difficulté consiste donc à construire une identité apprenante. Cette identité modifie le comportement des membres du réseau. Comme nous l’avons décrit précédemment, les salariés peuvent présenter le syndrome du « non inventé ici » sans en avoir conscience. Ceci va les conduire à refuser toute connaissance externe à leur réseau social. Ce syndrome peut être lié à une trop forte valorisation de la pratique qui rend difficilement
acceptable
la
reconnaissance
d’une
expertise
extérieure.
L’identité
communautaire peut alors conduire au communautarisme en raison de relations affectives.
Les relations affectives.
2.2.3.2
Le lien affectif est fondé sur un composant irrationnel. Styhre la définit comme « une relation entre deux individus fondée sur l’ouverture, l’investissement réciproque et qui n’a pas pour objectif d’en tirer un bénéfice personnel au détriment d’autrui » (Styhre, 2000 : 416). L’amitié joue un rôle important dans la constitution de la communauté (la phase potentialité décrite par Wenger et al., 2002). Les membres acceptent de dégager du temps en participant au lancement de la communauté par attachement à un des membres ou pour le plaisir de se rencontrer et d’échanger autour des pratiques : « l’amitié s’avère être une dimension structurante pour prévoir la persévérance de ses membres, que ce soit en termes de nombre d’amis, de densité du réseau amical ou de la capacité des membres à être des intermédiaires au sein de la communauté de pratique » (Dameron et Josserand, 2007 : 145). La confiance et la cohésion au sein des communautés de pratique accroissent la satisfaction, le plaisir et la relaxation que les membres tirent de leur collaboration, et les incitent à revenir régulièrement dans le groupe (Wenger, 1999). Pour autant, cette dimension affective
est
complètement
absente
des travaux
sur
le
transfert
des pratiques
organisationnelles (Szulanski, 1996 ; Kostova et Roth, 2002) et des réseaux de transfert des connaissances (Tsai, 2001 ; Hansen, 1999). Ces travaux amènent à penser les réseaux sociaux comme des conduits (Reagans et McEvily, 2003) servant à véhiculer de la connaissance. Or les échanges au sein de ces tuyaux -et les tuyaux eux-mêmes- sont modifiés par la nature affective des relations interpersonnelles. Cela signifie qu’une communauté de pratique ne se décrète pas. Elle ne peut être imposée par l’entreprise. Elle est nécessairement émergente (bottom-up). Probst et Borzillo
116
(2007) nuancent cette position puisqu’ils avancent la coexistence de trois formes de communautés de pratique dans les entreprises : une est top-down (ou vectorisée), la « communauté stratégique innovante » en vigueur chez Siemens, IBM ou Mitsubishi pour développer des pratiques voulues par la direction de l’entreprise ; les deux autres sont émergentes, la « communauté d’excellence opérationnelle » (initiée par des experts) et « l’espace social productif » (initiée par des employés). Dans les cas où les relations affectives sont absentes dans la communauté, le coordinateur de la communauté joue un rôle prépondérant (McDermott, 2001). Ces derniers participent à la communauté, non pour des raisons affectives, mais pour se libérer de leur anxiété et de leur insécurité et peuvent ainsi échanger un flot d’idées et d’expériences dans un environnement sécurisant. Pour aboutir à cet environnement sécurisant, Wenger et Snyder (2000) préconisent le soutien d’un sponsor officiel de la part du top management (Direction Générale) qui doit collaborer avec le coordinateur et lui fournir les ressources nécessaires en temps et en argent : mettre en place une infrastructure technologique, organiser des meetings et couvrir les frais de déplacement des membres (Büchel et Raub, 2002).
2.2.3.3
Les relations fonctionnelles. La dimension fonctionnelle met en lumière les relations de pouvoir et les stratégies
opportunistes dans les réseaux sociaux. Le philosophe français Michel Foucault avait, dans ses très nombreux travaux, souligné la relation mutuelle entre connaissance et pouvoir: « il n’existe pas de relation de pouvoir sans la constitution d’un domaine de connaissance, de même qu’il n’existe pas de savoir sans qu’il n’y ait de pouvoir » (1976: 27). La réduction du lien social à de purs et simples jeux d’intérêt ou jeux affectifs devient dès lors problématique. Etant non obligatoire, la participation à une communauté est dépendante des gains potentiels perçus par ses membres. Le réseau social permet d’obtenir de l’information, de l’influence et du pouvoir, voire, augmente la productivité et la rentabilité (Baret et al., 2006 : 100). Il existe donc une « face noire » aux réseaux sociaux et aux communautés de pratique (Vaast, 2002) qui peut être à l’origine d’externalités négatives (Portes, 1998). Ce phénomène de jeux de pouvoir a été finement étudié par Luciana Castro Goncalves (2007) dans son observation des conflits entre les membres d’une communauté d’informaticiens de PSA Peugeot Citroën. Analysant la dynamique de fonctionnement de cette communauté au sein de la Direction des Services Informatiques, elle constate que les
117
chefs de projet Internet de cette communauté ont tendance à détourner les règles formelles au profit du fonctionnement de la communauté pour mettre en place des « règles opératoires déviantes » (Alter, 1990). Ceci a des conséquences positives comme l’accélération du rythme de travail (ex. le nombre d’étapes de validation est raccourci) et la résolution de situations ambiguës. Mais ces effets positifs sont dépendantes de l’autonomie des chefs de projet : « sans ce facteur, les règles et les ressources qui circulent de manière privilégiée au sein de la communauté de pratique peuvent créer des conflits dans l’organisation formelle du travail » (Castro Goncalves, 2007 : 162) (voir l’Encadré 4). Encadré 4. Un exemple de conflit créé par la communauté de pratique dans l'organisation (Castro Goncalves, 2007: 162) C’est la première fois que Marie pilote un projet informatique de grande ampleur. Elle ne détient pas encore les connaissances suffisantes sur les technologies et sur le métier du client de projet. Le projet prend alors six mois de retard et dépasse le budget alloué. Marie réussit à accélérer le rythme du projet en mobilisant les connaissances de Christian, un expert informatique membre périphérique de la communauté de pratique. En effet, ces échanges lui ont permis de choisir un prestataire extérieur, de préciser les besoins des utilisateurs, de faire un choix technologique, de redéfinir les paramètres du projet. Convaincue de l’apport de cette mobilisation informelle de ressources en connaissances et en gain de temps pour le déploiement du projet, Marie décide de ne pas formaliser de façon détaillée ses actions et d’éviter certaines phases de validation imposées par la démarche projet. Cette logique est acceptée par Roberto qui est non seulement membre de la CP mais aussi son responsable hiérarchique. Cependant, au lieu d’apaiser les tensions auprès du client du projet cette initiative a pour conséquence non intentionnelle de créer d’autres conflits. Le client, peu convaincu par la performance de l’équipe, a finalement remis en cause le processus de déploiement du projet. Pour sanctionner la chef du projet, le client l’a « dénoncée » aux plus hautes instances de la DSI. Marie ne détient pas l’autonomie nécessaire à la libre mobilisation des connaissances au sein de la communauté de pratique.
L’exemple de Marie montre bien que la communauté de pratique peut difficilement s’affranchir de la hiérarchie formelle en vigueur dans l’entreprise. Dans le cas présent, Roberto partage le triple statut de chef de projet, de coordinateur de la communauté et de responsable du service où travaille Marie. Roberto détient un pouvoir important au sein de la communauté mais il exerce ce pouvoir uniquement au sein de la communauté. L’absence de formalisation de la part de Marie se heurte aux règles formelles de l’organisation tout entière, ce que Roberto ne peut contester. Ce contournement des règles prescrites par l’organisation formelle est pourtant le fondement même du fonctionnement communautaire (Soenen, 2006). L’apport de la communauté de pratique est donc paradoxal : en même temps qu’elle ouvre la voie à la « déviance » (Vaast, 2002) par rapport à la rationalisation de la Direction des Systèmes d’Information, elle contribue à répondre aux critères économiques (rapidité et efficacité) des projets informatiques (Castro Goncalves, 2007).
118
Les règles informelles en vigueur dans la communauté peuvent également exclure certains acteurs pouvant avoir une contribution potentielle (les « outsiders » sur la Figure 14 – page 109). Cela peut conduire à une forte ambiguïté des règles d’adhésion à la communauté. L’assimilation des outsiders est alors un jeu de pouvoir, source de conflits et de ressentiments pour ceux qui s’en sentent exclus : « ceci peut favoriser les interprétations divergentes des règles sociales sur lesquelles une communauté de pratique se construit et générer des conflits entre les membres qui contournent ces règles, ou pour une raison ou une autre, ne les partagent pas » (Castro Goncalves, 2007 : 166).
Les différents freins à l’approche sociale du knowledge management sont résumés dans le Tableau 12. Tableau 12. Nature des freins dans une perspective sociale
Nature
Freins
Auteurs
Identitaire
Les comportements des membres de la communauté sont en décalage avec l’identité qui y est véhiculée, d’où la difficulté à définir leurs motivations. L’absence de relations affectives et de plaisir lié aux activités de la communauté conduit à son échec si le coordinateur ne fait pas preuve de leadership. Les relations de pouvoir au sein du réseau social peuvent générer des conflits et conduire au communautarisme.
Gioia et al (2000) Soenen et Moingeon (2002) Soenen (2006) Dameron et Josserand (2006)
Affective
Fonctionnelle
McDermott (1999) Styhre (2000) Wenger et Snyder (2000) Josserand et Dameron (2007) Probst et Borzillo (2007) Alter (1990) Vaast (2002) Josserand et Dameron (2007) Castro Goncalves (2007)
En conclusion, les dimensions identitaires, affectives et fonctionnelles ont pour conséquence un isolement de la communauté vis-à-vis du reste de l’entreprise : la communauté fonctionne en « vase clos », elle ne lui diffuse pas son savoir et elle a tendance à exclure des membres en fonction de ses propres règles. C’est pourquoi un méta-pilotage est nécessaire de la part d’un knowledge manager.
Nous allons maintenant nous interroger sur la littérature consacrée au gestionnaire des connaissances dans une perspective sociale et étudier la question de ce méta-pilotage.
119
2.3 La fonction knowledge management dans une approche sociale Dans le cadre d’une approche sociale du knowledge management, le pilotage des réseaux sociaux et des communautés de pratiques a été dévolu à des cadres d’entreprise différents de ceux étudiés dans le chapitre précédent. Deux fonctions ont été étudiées dans la littérature : le Chief Learning Officer par Awazu et Desouza (2004) et le Community Coordinator par McDermott (2004) et Wenger et al. (2002). Nous allons commencer par étudier la première fonction dans la partie 2.3.1. Puis nous analysons le rôle du coordinateur de communauté dans la partie suivante (2.3.2.). Nous concluons cette partie par une analyse des apports et des limites de la littérature sur la question du pilotage des communautés de pratique (2.3.3.).
2.3.1 Le Chief Learning Officer Selon Awazu et Desouza (2004), le Chief Learning Officer (CLO) a pour objectif de développer la capacité d’apprentissage des différentes unités de l’entreprise.
2.3.1.1
Son rôle Le rôle du CLO est de transférer les savoirs détenus par l’entreprise au niveau des
employés. Il agit sur leur capacité d’absorption des connaissances et permet de réduire les ambiguïtés causales entre l’émetteur de la connaissance et son récepteur (Szulanski, 2003). Dans la plupart des cas, le CLO doit mettre en place une politique de formation basée sur les savoir-faire de l’entreprise, et plus particulièrement via des dispositifs de formation à distance appelés e-learning (Awazu et Desouza, 2004). Ce type de politique est très courant dans les cabinets de conseil qui recrutent chaque année un grand nombre de jeunes diplômés et qui doivent être formés aux méthodes « maisons ». Dans de rares cas, le rôle de CLO peut consister à mettre en place des lieux d’échange des connaissances tels que des séminaires, des « knowledge cafés » et des conventions d’échanges de bonnes pratiques.
120
2.3.1.2
Son profil Le profil du CLO est à mi-chemin entre l’enseignant-chercheur et le responsable des
ressources humaines. Les CLO sont des cadres d’entreprise aussi expérimentés que les CKO (voir le chapitre précédent) à la différence qu’ils possèdent, pour la plupart d’entre eux, une expérience dans le domaine de l’enseignement. La moitié des CLO étudiés par Awazu et Desouza (2004) détient un doctorat. Ils se considèrent comme des chercheurs et publient des articles dans des revues scientifiques ou des livres à orientation managériale. Plus d’un tiers des CLO étudiés par les auteurs a développé des compétences en matière de e-learning (formation à distance). Ces dispositifs s’intègrent le plus souvent aux plans de formation des employés. Le CLO est donc en interaction avec le Directeur des Ressources Humaines à ce sujet.
2.3.1.3
Son positionnement organisationnel Souvent rattaché à la Direction des Ressources Humaines de l’entreprise (Awazu et
Desouza, 2004), le CLO doit posséder des compétences en matière d’audit des compétences et de formation. En charge de l’intégration du savoir au niveau des employés, il doit être capable de connaître leurs besoins de formation en la matière. Des notions de pédagogie lui sont donc nécessaires pour faciliter le transfert des savoirs. Selon le secteur d’activité de l’entreprise, la mobilisation d’outils de formation à distance va également nécessiter de sa part des compétences informatiques.
2.3.1.4
Ses tâches Comme le CKO, les tâches des CLOs sont divisées en trois grandes catégories : celles
relatives à la prise de décision (a), les tâches opérationnelles (b) et celles relatives au conseil (c). a) Les tâches décisionnelles. Le CLO doit choisir des outils permettant d’améliorer la
capacité d’apprentissage des employés (Awazu et Desouza, 2004). C’est pourquoi une expérience en matière de projets e-learning est nécessaire pour devenir un CLO. Grâce au elearning, le CPO permet à l’entreprise de diminuer les coûts de formation en les mutualisant via un outil d’apprentissage virtuel. Dans une orientation plus sociale, il doit décider des 121
prestataires de services capables de l’aider à créer un environnement propice au dialogue à travers des réunions formelles, informelles ou des formations. b) Les tâches opérationnelles. La rédaction d’un plan de formation et sa mise en
application sont donc les tâches opérationnelles les plus courantes pour le CLO (Awazu et Desouza, 2004). Au contraire du CPO, le CLO réalise une véritable ingénierie sociale. C’est également un « environnementaliste » (Earl et Scott, 1999) chargé de cultiver des lieux propices à l’échange des savoirs et de réaliser des audits de compétences. Pour ajuster les besoins en matière de formation, il est nécessaire de connaître le niveau de compétence détenu par les employés. De même, pour cultiver les communautés il doit en connaître l’existence (Wenger et al., 2002). c) Les tâches consultatives. Le CLO est censé être un expert de la capacité
d’apprentissage. Il conseille donc les unités de l’entreprise sur les modes d’apprentissage susceptibles d’être les plus efficaces en fonction de leur contexte (Awazu et Desouza, 2004). Le recours à des communautés de pratique peut alors s’avérer être une solution envisageable pour le CLO s’il s’appuie sur un coordinateur de communauté (voir la sous-partie suivante). En conclusion, le Chief Learning Officer est un manager spécialisé dans les mécanismes d’apprentissage. Le plus souvent, il va mettre en place des dispositifs de formation à distance (e-learning) et, plus rarement, axer son action sur l’organisation d’évènements permettant l’échanges de savoirs (les cafés, les séminaires).
En complément à la fonction de CLO, les entreprises peuvent également « faire » du knowledge management en cultivant des communautés de pratique et en nommant des coordinateurs de ces communautés.
2.3.2 Le Community Coordinator A l’origine, la communauté de pratique avait été définie par Lave et Wenger (1991 : 98) comme « un système de relations entre les individus, les activités et le monde, système qui se développe avec le temps et en relation avec d’autres communautés ». Une communauté de pratique ne peut pas être créée ex-nihilo (Soenen, 2006 : 151). Elle doit être cultivée. C’est pourquoi la question de l’identification du coordinateur de la communauté est de première importance. Cette fonction qui s’inscrit dans une approche sociale du knowledge management a été intitulée par Wenger et al. (2002) le « Community Coordinator ».
122
Dès lors que les entreprises reconnaissent l’existence des communautés de pratique, elles peuvent soutenir leur développement en nommant des responsables en charge de l’animation du réseau social. Mais comment identifier ce responsable ? Doit-il faire partie de la communauté ? Qu’est-il censé faire pour piloter cette communauté ?
2.3.2.1
Son rôle L’objectif du Community Coordinator est « d’aider les membres de la communauté à
se concentrer sur son domaine de connaissances, à maintenir des relations entre eux et à développer des pratiques » (Wenger et al., 2002 : 80). En théorie il doit passer 20 à 50% de son temps à animer la communauté en organisant des réunions entre les membres de la communauté ou en répondant aux requêtes des membres de la communauté (McDermott, 2001). La fonction de coordinateur est donc une fonction réalisée à mi-temps et plus rarement à plein temps. Son rôle consiste ainsi à mettre en place le processus de réification-participation décrit précédemment en « reliant les individus les uns aux autres » (Wenger et al., 81). Pour développer la participation à l’intérieur de la communauté, il est censé identifier les problèmes les plus importants pour le domaine d’activité de la communauté, organiser des rencontres entre les membres de la communauté et des évènements permettant la création de liens entre les membres qui ne se connaissent pas encore. Pour faciliter la réification, il doit offrir des outils de codification tels que des sites collaboratifs permettant aux membres de la communauté de garder le contact. Il doit également gérer la relation externe entre la communauté et l’entreprise dans laquelle elle se trouve : « il gère la frontière entre la communauté et l’organisation formelle telle que les équipes projets et les unités organisationnelles » (Wenger et al., 2002 : 80). Il doit donc expliciter les objectifs de la communauté et définir les règles d’adhésion et de fonctionnement de la communauté. Enfin, il est possible que le coordinateur recrute lui-même les membres de la communauté. Le recrutement peut se faire en contactant personnellement les volontaires jugés les plus intéressants par le coordinateur. Pour recruter ces volontaires, Lesser et Everest (2001) suggèrent de communiquer l’existence et les succès de la communauté afin de montrer clairement les bénéfices que les individus peuvent tirer de leur participation à ce groupe. Cela signifie que le coordinateur doit savoir mesurer la valeur ajoutée de la communauté.
123
En conclusion, le coordinateur a un rôle déterminant dans le choix des questions à étudier, le partage des idées, la recherche de consensus, le débat, la résolution de problèmes soumis par les membres, et l’animation du réseau (Laferrière, Campos et Benoit, 2004).
2.3.2.2
Son profil Le coordinateur est nommé par cooptation puisqu’il fait partie de la communauté. A
titre d’exemple, l’entreprise Schlumberger organise des élections de coordinateurs des communautés : «les coordinateurs souhaitant être élus écrivent leur programme électoral sur l’intranet et des débats contradictoires sont organisés » (Wenger et al., 2002 : 86). Le coordinateur élu est naturellement un membre du noyau de la communauté (voir la Figure 14 – page 109). Il est jugé très actif par ses pairs : « les coordinateurs les plus efficaces sont généralement ceux qui sont les plus respectés car ils connaissent parfaitement le domaine d’expertise de la communauté, les membres de la communauté (qui sait quoi) et voient dans l’organisation de ce réseau un moyen d’exercer leur capacité de leadership » (Wenger et al., 2002 : 80-81). Les coordinateurs sont, en général, des employés en milieu de carrière qui souhaitent faire évoluer leur fonction grâce au partage des savoirs qui vont se réaliser au sein de la communauté. Le coordinateur ne doit pas nécessairement être un expert dans le domaine de la communauté même s’il doit posséder le savoir nécessaire pour comprendre les pratiques. Sa légitimité est fondée sur sa capacité à motiver les individus à échanger et à définir des thèmes d’échange. Par exemple, un informaticien chevronné, possédant une dizaine d’années d’expérience et sachant utiliser parfaitement le langage XML ne sera pas forcément plus légitime pour être le coordinateur de la communauté qu’un membre moins expérimenté si ce dernier est très actif et pousse sans cesse les autres membres à échanger des pratiques ou des histoires à propos de ces pratiques. Le coordinateur doit donc faire preuve de leadership (Wenger et al., 2002 ; Soenen, 2006). Une étude de l’APQC (American Productivity and Quality Council) sur douze entreprises nord-américaines ayant mis en place des communautés de pratique a montré que le principal facteur clé de succès de ces communautés est la capacité d’entraînement et de leadership du coordinateur de la communauté (APQC, 1999). Il doit prendre les responsabilités du degré de participation des membres (Lesser et Everest, 2001) tout en les aidant à développer leurs pratiques en mettant son savoir à disposition (McDermott, 2001).
124
Autrement dit, le coordinateur est à la fois un participant actif de la communauté et un leader censé canaliser l’activité de la communauté. L’Encadré ci-dessous résume les différentes difficultés à surmonter pour le coordinateur. Encadré 5. Les quatre échecs les plus courants rencontrés par les coordinateurs de communautés (Wenger et al., 2002 : 83) Le manque de temps. Le coordinateur ne prend pas le temps nécessaire pour tenir son rôle même si l’entreprise lui a dégagé une partie de son temps de travail à cet effet. Le coordinateur laisse alors d’autres dossiers prendre le pas sur son travail pour la communauté de pratique. L’espace public développé au détriment de l’espace privé. Le coordinateur fournit des efforts à organiser des réunions et des lieux d’échange mais il oublie de développer des liens personnels avec les membres de la communauté. Ce manque d’intimité peut alors l’empêcher d’identifier les thèmes de travail les plus utiles à la communauté. La capacité à nouer des contacts. Le coordinateur est incapable en raison de son manque de dynamisme et d’allant. Il ne sait pas faire le premier pas envers les membres de la communauté. Ces derniers vont alors se désintéresser du coordinateur et considérer qu’il n’est pas actif. La connaissance technique. Le coordinateur qui ne possède pas les connaissances suffisantes pour appréhender les pratiques échangées dans la communauté sera vite inutile. Comme l’a déclaré l’un des coordinateurs : « je me sens comme un étranger. Comment puis-je leur demander de faire telle ou telle chose si je n’ai même pas la connaissance pour faire cette chose là ? ».
1.
2.
3.
4.
2.3.2.3
Son positionnement organisationnel Au sein de l’organisation formelle de l’entreprise, la communauté de pratique est un
lieu d’apprentissage interstitiel. Elle est donc transversale et regroupe des membres issus de différents services, de différentes unités et de différents pays (dans le cas d’entreprises multinationales). Cela signifie qu’il est très difficile de rattacher une communauté à un structure particulière de l’entreprise. Au sein de la communauté elle-même, nous avons vu, dans la partie précédente, que la hiérarchie est fondée sur l’expertise. Son architecture est structurée par le niveau de participation de ses membres : les membres les plus actifs constituent le noyau de la communauté et les moins actifs la périphérie. Le coordinateur se situe dans le noyau. A travers l’histoire d’Emile, coordinateur d’une communauté d’experts en essuieglaces chez DaimlerChrysler, l’Encadré ci-dessous permet de montrer la transversalité de cette fonction.
125
Encadré 6. L'histoire d'un coordinateur d'une communauté chez DaimlerChrysler (Wenger et al., 2002 : 81)
Emile est un coordinateur à plein temps d’une communauté de pratique au sein de DaimlerChrysler. Avant de devenir coordinateur, Emile était un responsable ingénierie. Emile a commencé à organiser des réunions mensuelles entre les ingénieurs travaillant sur les essuie-glaces. Il a regroupé une trentaine d’entre eux de cinq plateformes différentes. Il invita les fournisseurs d’essuie-glaces à venir discuter avec les ingénieurs de l’entreprise et à présenter leurs nouveaux produits. Il dirigea l’activité de la communauté pour l’amener à définir des standards en matière de sélection des fournisseurs et des composants et à proposer des améliorations susceptibles d’être intégrées dans le développement des véhicules. Par exemple, il a mené à bien le développement d’un simulateur permettant de tester l’efficacité des essuie-glaces en fonction de chaque modèle de DaimlerChrysler et de conditions climatiques diverses. La communauté d’Emile est l’une des plus efficace de l’entreprise. Ce succès se mesure en nombre de participants à la communauté, en terme d’innovations produites (comme le simulateur) et de sa réputation acquise auprès des autres employés. Ce succès est en grande partie du à la capacité de leader d’Emile qui organise les rendez-vous, identifie des experts hors de la communauté et sélectionne les thèmes à aborder par la communauté. En fin de compte, Emile passe la plupart de son temps de travail au téléphone avec les membres de la communauté. Les interactions du coordinateur de la communauté ne sont donc pas fondées sur des préoccupations hiérarchiques mais sur l’expertise que les individus sont susceptibles d’apporter à sa communauté et à l’objectif poursuivi.
2.3.2.4
Ses tâches Comme le CLO, les tâches des coordinateurs des communautés sont divisées en trois
grandes catégories : celles relatives à la prise de décision (a), les tâches opérationnelles (b) et celles relatives au conseil (c). a) Les tâches décisionnelles. La décision la plus importante du coordinateur est l’accès
ou le refus des individus (les outsiders) à la communauté de pratique. Ceci est difficile puisque le coordinateur doit définir des règles de fonctionnement et d’adhésion à la communauté. Cela est d’autant plus difficile que la communauté fonctionne sur un mode égalitaire : le pouvoir est distribué au sein de la communauté et personne n’est censé prendre le pas sur les autres. Fox (2000 : 860) avait d’ailleurs remarqué, dans sa critique des communautés de pratique, que le conflit était à la source de l’évolution de la communauté: « l’apprentissage est le résultat d’un processus d’échanges contradictoires [‘struggle’] impliquant à la fois ses propres réflexions, celles des autres et celles à propos du monde
126
extérieur à la communauté ». Le coordinateur ne doit donc pas réduire ces conflits mais les réguler pour permettre à la communauté de faire évoluer son domaine d’activité. b) Les tâches opérationnelles. Comme nous l’a montré l’histoire d’Emile (Encadré 6), le
coordinateur passe la plupart de son temps à motiver les individus à participer à la communauté. Il discute, il échange des idées avec les praticiens tout en leur rappelant qu’une réunion est prévue à telle ou telle date. Concrètement, il doit organiser des workshops, définir des rites sociaux permettant d’ancrer les pratiques dans des habitudes partagées par les membres de la communauté : « les meilleurs coordinateurs sont ceux qui arrivent à utiliser le déjeuner de travail comme un lieu d’échange des savoirs ; ils organisent des conférences téléphoniques ou des réunions juste après le déjeuner pour réifier les échanges et créer un rythme régulier dans la construction du savoir » (Wenger et al, 2002 : 87). Les conversations représentent l’essentiel de l’activité de la communauté : « par des discussions soutenues, où trouvent leur place à la fois les envolées spontanées et les expositions rigoureuses, la connaissance individuelle se transforme en thèmes disponibles aux autres. Chaque participant peut explorer de nouvelles idées et réfléchir aux points de vue des autres. Et cet échange mutuel d’idées, de points de vue et d’impressions enclenche la première et la plus essentielle des étapes dans la création de nouvelles connaissances : le partage des connaissances tacites au sein d’une communauté » (Von Krogh, Ichijo et Nonaka, 2000 : 125). L’essentiel de l’activité opérationnelle du coordinateur consiste donc à fluidifier ce dialogue en trouvant les outils adéquats. Selon une étude réalisée par le CEFRIO (2002), les outils les plus couramment utilisés par les coordinateurs de communauté sont les logiciels collaboratifs : « en plus du logiciel de collaboration, plusieurs autres médias de communication en soutien aux activités de leur communauté sont utilisés tels que les réunions face-à-face (une par trimestre), le téléphone et la vidéo conférence » (CEFRIO, 2002 : 64).
c) Les tâches consultatives. Les coordinateurs les plus aguerris peuvent devenir des
consultants pour cultiver les communautés de pratique (McDermott, 2001). Il peut alors diffuser un guide de bonnes pratiques en matière d’animation de communauté21. Des consultants spécialisés22 dans l’animation de communautés de pratique proposent aujourd’hui des offres de formation à l’attention des animateurs de communautés. Il s’agit 21
A ce titre, le lecteur peut être intéressé par la lecture du guide édité par le centre de recherche d’HEC Montréal, le CEFRIO, intitulé « Guide de mise en place et d'animation de communautés de pratique intentionnelles » et publié en janvier 2002. 22 L’américain Richard McDermott (McDermottConsulting) et l’anglais David Gurteen (Gurteen Knowledge) sont les deux consultants les plus actifs sur cette question. 127
d’anciens coordinateurs qui revendent leur expertise dans le déploiement graduel d’un réseau social.
En conclusion, pour éviter un isolement de la communauté vis-à-vis du reste de l’entreprise, un méta-pilotage est nécessaire de la part d’un coordinateur. Celui-ci doit être coopté par ses pairs. Il a en charge l’animation du réseau et doit faire preuve de leadership à cet égard en entretenant les liens sociaux entre les membres de la communauté et en identifiant les pratiques que les individus souhaitent développer. Il est censé stimuler la réflexion tout en définissant des règles d’adhésion et de fonctionnement de la communauté.
Dans le tableau ci-dessous nous avons résumé les différentes caractéristiques des deux fonctions étudiées (Tableau 13).
Tableau 13. Les deux fonctions les plus courantes dans une approche technique.
Chief Learning Officer Développer la capacité d’apprentissage des employés. - Cadre confirmé - Profil très académique (ancien enseignant)
Rôle Profil
Compétences requises
- Audit des compétences - Pédagogie - Formation
Positionnement dans l’organigramme Tâches assignées
- Direction des Ressources Humaines - Définir les dispositifs de formation virtuelle (de type elearning) - Réaliser un audit des compétences des employés
Community Coordinator Animer la communauté de pratique et réguler son évolution. - Cadre intermédiaire - Leader ayant une personnalité et un engagement reconnu par ses pairs - Leadership - Animation - Connaissance minimale du domaine d’activité de la communauté - Dépend du rattachement de la communauté - Noyau de la communauté - Expliciter les règles d’adhésion et de fonctionnement de la communauté - Définir les thèmes à étudier et les pratiques à partage - Choisir les médias les plus appropriés à la communauté
A partir de cette synthèse, nous allons conclure ce deuxième chapitre en dégageant les apports et les limites des études empiriques consacrées à Chief Learning Officer et au Community Coordinator.
128
2.3.3 Les apports et les limites de la littérature consacrée aux fonctions Les travaux consacrés au Chief Learning Officer et au Community Coordinateur ont les mêmes défauts que ceux consacrés au Corporate Knowledge Manager et Chief Privacy Officer (voir Chapitre 1).
En mettant en exergue ce que ces deux fonctions sont censées faire, les travaux se concentrent sur leur rôle attendu et ni sur les pratiques réelles ni sur les ressources à leur disposition. Rédigé sous forme de « guide d’animation des communautés », l’ouvrage de Wenger et al. (2002) est le plus emblématique de cette logique managériale. Le Tableau 14 résume les apports et les limites dans ce champ littéraire. Notons que la fonction de Chief Learning Officer ne semble pas répondre aux freins étudiés dans les travaux sur l’apprentissage situé.
Tableau 14. Les apports et les limites de la littérature consacrée aux gestionnaires des connaissances dans une approche sociale. Nature Freins Apports de la littérature Limites de la littérature
Identitaire
Affective
Fonctionnelle
Les comportements des membres de la communauté sont en décalage avec l’identité qui y est véhiculée, d’où la difficulté à définir leurs motivations. L’absence de relations affectives et de plaisir lié aux activités de la communauté conduit à son échec si le coordinateur ne fait pas preuve de leadership. Les relations de pouvoir au sein du réseau social peuvent générer des conflits et conduire au communautarisme.
Le coordinateur est censé animer la communauté et motiver les volontaires à participer (Wenger et al., 2002)
Les travaux ne montrent pas comment le coordinateur créé une identité partagée par les participants.
La capacité d’animation du coordinateur de la communauté est un facteur clé de succès (CEFRIO, 2002 ; Wenger et al., 2002).
Aucune étude sur les modes de création de liens affectifs par le coordinateur de la communauté.
Les conflits sont à l’origine des discussions entre les membres et ils ne doivent pas nécessairement être évités par le coordinateur (Wenger et al., 2002)
Aucune étude sur les moyens employés par les coordinateurs pour réguler les discussions contradictoires sur les pratiques.
129
Conclusion du Chapitre 2 : les tenants et les aboutissants de l’approche sociale. L’approche sociale de la gestion des connaissances s’appuie une instrumentalisation des réseaux d’individus. Basée sur la dynamique de la participation et de la réification, elle permet à l’entreprise d’ancrer les expériences individuelles dans un contexte social. Les connaissances sont ici considérées comme des processus en construction, évolutifs et contextuels. S’appuyant sur les limites des systèmes de gestion des connaissances, les auteurs et les consultants se réclamant du knowledge management proposent ici aux responsables d’entreprise de mettre en place des structures sociales auto-entretenues permettant à leurs employés d’échanger ponctuellement leurs pratiques.
En intégrant les employés dans des communautés de pratique, les entreprises peuvent parvenir à cultiver des liens interpersonnels faibles et forts entre les employés. Les liens forts sont susceptibles de les aider à construire des pratiques (difficilement verbalisables) alors que les liens faibles leur permettent d’acquérir de l’information auprès d’autres membres de l’entreprise. La participation à ces communautés étant majoritairement périphérique, les employés sont plus enclins à y prendre part que de renseigner une base de connaissances informatisée. Mais en impliquant des individus dans ces structures en marge de l’organisation formelle, l’entreprise est confrontée à de nouvelles difficultés. Les recherches les plus récentes sur ces communautés ont ainsi montré qu’un pilotage distant (ou méta-pilotage) de ces réseaux est possible et nécessaire.
Dans ce contexte, le rôle du gestionnaire est de les cultiver mais également de canaliser leur fonctionnement et de clarifier leur relation vis-à-vis du reste de l’entreprise. Il doit enfin s’attaquer à de nombreuses difficultés pratiques qui ralentissent la mise en place d’une communauté de pratique. - La première est d’ordre identitaire : les employés de l’entreprise doivent construire peu à peu l’identité de leur réseau social. Ce processus est ambiguë et exige du temps. - La seconde est d’ordre affectif : la communauté s’appuie en partie sur des liens affectifs et sur le plaisir à partager son savoir avec les personnes que l’on a choisi. En absence de ce lien, le rôle du coordinateur de la communauté est primordial. - La troisième est d’ordre politique : en marge de l’organisation officielle, la communauté elle-même peut faire l’objet de jeux de pouvoir entre ses membres. A charge du
130
gestionnaire des connaissances, et plus précisément du coordinateur de la communauté, de fixer certaines règles de fonctionnement.
La littérature consacrée aux pilotes de ces réseaux sociaux reste très évasive concernant leurs pratiques quotidiennes. Comme dans le chapitre précédent, elle reste concentrée sur ce que ces pilotes sont censés faire et non sur ce qu’ils font réellement.
L’approche sociale (résumée dans le Tableau 15), nous permet ainsi de conclure sur une vision émergente du knowledge management : celle où le contrôle des connaissances ne se fait pas par la Direction Générale mais par les pairs.
Tableau 15. Tableau récapitulatif de la littérature sur l'approche sociale
Définition de la connaissance
Lieux de construction
Théories mobilisées Processus Outils
Profil du gestionnaire des connaissances
La connaissance est dans l’action – knowing – (architecture connexionniste) au travers de la participation des individus à une pratique. Elle est toujours ancrée dans un contexte physique et social dans lequel s’opère une activité collective – cognition distribuée et située (Lave et Wenger, 1991 ; Brown & Duguid, 1991 ; Gherardi & Nicolini, 2000). Connaissances Individuelles Connaissances Collectives Les apprentissages Les équipes projet Les pratiques Les communautés Sociologique et Ethnographique Participation-Réification Structures de gestion des connaissances - Réseaux Sociaux - Communautés de pratique Un expert de la formation ou un coordinateur de réseau social
131
132
Notre intention de recherche
L’étude de la littérature nous permet maintenant de définir notre intention de recherche. Cette intention va déterminer le choix du modèle théorique présenté dans le chapitre suivant.
Les deux chapitres précédents nous ont permis de comprendre les différents arbitrages qu’un gestionnaire des connaissances doit réaliser. Deux orientations générales sont possibles : celle de la codification et celle de la socialisation. Dans le premier cas, le gestionnaire doit se concentrer sur les outils permettant de transformer les connaissances en informations. Dans le deuxième cas, il doit s’attacher à organiser des lieux d’apprentissage en axant son travail sur le processus de socialisation entre les individus. Le Tableau 16 résume ainsi les objets, les méthodes et les praticiens du knowledge management. Tableau 16. Objets, méthodes et applicateurs de la gestion des connaissances en entreprise.
Objets Approche technologique
Approche sociale
Des connaissances possédées par des individus ou un collectif d’individus sous forme de capital ou de mémoire. Des connaissances actionnables situées dans des lieux interstitiels d’apprentissage.
Méthodes Codification des connaissances verbalisables sur un support informatisé.
Socialisation des individus au sein d’une communauté de pratique.
Profil des gestionnaires Cadres d’entreprise issus du département systèmes d’information ayant des compétences en informatique. Cadres d’entreprise issus du département ressources humaines ayant des compétences en formation. Cadres opérationnels devenus coordinateurs de communauté.
Sachant que notre problématique de recherche consiste à analyser ce « que font » les gestionnaires des connaissances et que la littérature consacrée à ces fonctions se concentre sur ce que ces gestionnaires « doivent » faire, notre intention de recherche est désormais précisée. Elle consiste à observer et à analyser les actions des gestionnaires des connaissances en les inscrivant dans leur contexte d’action pour en faire ressortir leurs pratiques réelles et les difficultés rencontrées. Nous allons présenter dans le chapitre
suivant le modèle permettant de répondre à cette intention de recherche.
133
134
Chapitre 3. L’étude des pratiques des gestionnaires des connaissances par le modèle du système d’activité « En tant que gestionnaire des connaissances, j’ai l’honneur de porter le titre le plus prétentieux de toute mon entreprise ! » Témoignage recueilli par Michael Earl et Ian Scott (1999: 32)
3.1 Les raisons du choix perspective de la « pratique »
d’une
3.2 Le modèle du système d’activité appliqué au knowledge manager
3.1.1
Des méthodologies de recherche critiquables
3.2.1 Les raisons du choix du modèle du système d’activité
3.1.2
Des praticiens difficiles à étudier
3.2.2 Les fondements théoriques du modèle du système d’activité
3.1.3
Des pratiques évolutives
3.2.3 Le modèle adapté aux gestionnaires des connaissances
Questions de recherche
135
Introduction du Chapitre 3.
Après avoir montré les apports et les limites de la littérature consacrée aux différentes fonctions knowledge management, la question qui nous anime dans ce troisième chapitre est la suivante: comment mettre au jour l’activité d’un gestionnaire des connaissances tout en étudiant les dynamiques d’appropriation du knowledge management par les employés d’une entreprise ? Cette question est notre problématique de recherche formulée de manière
plus précise. Pour tenter de répondre à cette problématique, nous nous sommes appuyé sur les travaux relatifs au système d’activité d’Yrjö Engeström (1987, 2000, 2001) ; travaux qui ont été mis en valeur par ceux de Franck Blackler (1995). Ce modèle répond à notre « intention de recherche » : décrire les actions des gestionnaires des connaissances en les inscrivant dans leur contexte d’action.
D’une manière générale, on peut définir le modèle du système d’activité comme un cadre théorique permettant l’étude de l’individu par la prise en compte du contexte social et historique dans lequel son action est ancrée. La notion de système d’activité permet
également de mettre en valeur les tensions inhérentes dans tout travail inscrit dans un contexte organisationnel. Conformément aux mutations des fonctions décrites par Peter
Drucker (voir l’Encadré 1 – page 13), ce modèle offre un cadre d’analyse du travail du gestionnaire (le sous-ensemble) qui englobe ses relations de travail avec les autres services de l’entreprise (l’ensemble).
Dans une première section nous expliquons les raisons qui nous poussent à adopter une perspective théorique qualifiée de « pratique » sur les gestionnaires des connaissances (3.1). Dans la deuxième section nous présentons dans le détail le modèle du système d’activité (3.2). Sur cette base, nous sommes à même de définir des questions de recherche qui guideront notre étude empirique.
136
3.1 Les raisons du choix d’une perspective de la « pratique » La perspective de la pratique est une perspective intellectuelle spécifique dans les sciences de gestion qui met l’accent sur ce que les individus « font » et comment ils le « font » au quotidien dans les entreprises. Elle n’a pas de définition stabilisée puisque c’est une perspective émergente qui « prend forme au gré des interactions entre chercheurs23 qui s’y intéressent » (Rouleau et al., 2007 : 191). Tout au plus peut-on parler d’une « activity-based view24 » (Johnson et al., 2003) qui invite le chercheur à analyser le fonctionnement des
organisations non plus au niveau macro mais au niveau micro, c'est-à-dire au niveau de l’individu. Cette invitation s’inscrit dans les travaux présentés dans le chapitre précédent puisqu’ils reprennent la distinction de Cook et Brown (1999) distinguant la possession de la pratique : « this perspective [activity-based-view] is essentially concerned with strategy as activity in organizations, typically the interactions of people, rather than strategy as the property of organizations » (Johnson et al., 2007 : 3).
Cette perspective est censée mettre les (nouvelles) théories à l’épreuve des faits. A titre d’exemple, Johnson et al. (2003) constatent que la « resource-based view » (voir Chapitre 1 page 44) en management stratégique postule au niveau macro que les ressources sont des facteurs essentiels à l’amélioration de la performance de la firme, alors que les travaux de ce courant n’étudient pas leur utilisation par les managers au niveau micro. Johnson et al. (2003) exhortent donc les chercheurs à s’intéresser un peu plus aux praticiens et aux interactions qu’ils entretiennent avec les concepts afin de renouveler les théories existantes : « progress on many 'content' issues in strategy will rely increasingly on taking a micro perspective […] We argue that a more micro perspective on strategy and strategizing can take forward existing questions at the same time as opening up new » (Johnson et al., 2003 : 6).
La perspective micro s’est principalement développée dans le management stratégique et plus précisément dans l’étude de la « fabrique de la stratégie » (Golsorkhi, 2006). A ce titre, il est essentiel d’étudier non plus les processus mais les pratiques. Pour Whittington (1996), les processus se situent au niveau d’une problématique organisationnelle (macro) alors que les pratiques des managers concernent la mise en œuvre d’une politique d’entreprise (Figure 16). C’est précisément le niveau d’analyse que nous souhaitons avoir du 23
Dans le champ du management stratégique, on peut citer des chercheurs comme Richard Whittington, Ann Langley, Paula Jarzabkowski, Linda Roulea, Valérie Chanal, Damien Golsorkhi, Silvia Gherardi…etc Mais le précurseur de cette approche reste, d’une certaine manière, Henry Mintzberg. 24 Le numéro spécial de Journal of Management Studies (Janvier 2003, Vol 40 : 1) offre un résumé complet des travaux s’inscrivant dans cette « activity-based view », relayée par le site web www.strategy-as-practice.org et par une track spécifique à EGOS administrée par Silvia Gherardi.
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knowledge management : étudier les pratiques des gestionnaires et non les politiques et les processus. Figure 16. Les quatre perspectives sur la stratégie (Whittington, 1996 : 732) Niveau d’analyse
Quoi ?
Organisation
Managers
Politique
Planification
Processus
Pratiques
Problématique
Comment ?
S’interroger sur les pratiques des gestionnaires nécessite une analyse globale, inscrivant celles-ci dans leur contexte : « it means studying what people do in relation to strategy and how this is influenced by and influences organizational and institutional context » (Johnson et al., 2007 : 4). Cette globalité a été représentée dans différents modèles proposés par
Jarzabkowski et al. (2007) ou par Richard Whittington (2006) dans lesquels trois éléments sont indissociables : la pratique, la praxis et le praticien. Les définitions données de chaque terme varient d’un auteur à l’autre et celles-ci ne sont pas encore tout à fait stabilisées25. Si on essaye de synthétiser les différents points de vue, on peut désigner la praxis comme l’ensemble des éléments produits et utilisés par le praticien (comme les discours, les artefacts ou les outils de gestion) ; la pratique comme l’expression de son savoir dans son activité quotidienne en fonction du contexte organisationnel et social ; et le praticien comme l’acteur cherchant à atteindre un objectif selon les ressources à sa disposition (Tableau 17). Il existe donc un « champ de forces » entre ce que fait le gestionnaire, ce que l’organisation exige de lui et ce dont il dispose pour exercer son action.
25
A ce propos voir le numéro spécial de la revue Human Relations (Janvier 2007, Vol. 60 Issue 1) où Paula Jarzabkowski emploie le terme de « praxis » alors que l’année précédente elle employait le terme de « practice » (au singulier).
138
Tableau 17. Exemples d’éléments d’analyse de la pratique, de la praxis et du praticien. La pratique La praxis Le praticien - L’activité quotidienne
- Les discours
- Son profil
- Le contexte organisationnel
- Les artefacts ou outils
- Ses ressources
Jarzabkowski et al. (2007) considèrent ainsi que la spécificité de cette démarche se trouve dans les liens entre les pratiques, les praxis et les praticiens. L’étude des interactions et des décalages entre ces trois éléments est un des fondements principaux de cette perspective : « par exemple, en observant la praxis des managers, on capte essentiellement des discours qui, lorsqu’on les interprète nous fournissent des indices sur la rationalité des managers. Le concept de pratique renvoie au caractère social de la praxis et donc permet d’englober les questions de structure, d’institutions et d’apprentissage collectif » (Chanal, 2007 : 202). En alliant les concepts de pratique et de praxis on parvient ainsi à étudier les actions des gestionnaires dans leur contexte historique, organisationnel et culturel. L’organisation, elle, est « appréhendée au travers des pratiques et du sens pratique de l’agir humain […] et elle apparaît non plus comme une entité unique et abstraite » (Golsorkhi, 2007 : 198).
A partir de l’analyse de la littérature consacrée au gestionnaire des connaissances nous avançons trois raisons qui nous poussent à adopter cette perspective « pratique » : -
la première est de nature méthodologique : il n’existe pas d’études empiriques sur le décalage entre la praxis et la pratique des gestionnaires des connaissances (3.1.1) ;
-
la seconde est d’ordre empirique : les « praticiens » étant rares, la faible généralisation de la fonction knowledge management en entreprise rend difficile l’étude de ses pratiques (3.2.2) ;
-
la troisième est d’ordre théorique : le caractère émergent des pratiques de knowledge management nécessite d’adopter un point de vue original sur ces « praticiens » (3.2.3).
Nous allons commencer par constater l’absence d’études empiriques sur les pratiques et les praxis des knowledge managers.
139
3.1.1 Des méthodologies de recherche critiquables. La littérature consacrée au gestionnaire des connaissances est très limitée : quelques articles ont été publiés durant ces quinze dernières années (voir Figure 1 – page 13). Deux contributions majeures sont néanmoins identifiables dans la littérature : celle de Michael Earl et Ian Scott (1999) et celle de Yukika Awazu et Kevin Desouza (2004). Si l’on considère le modèle de Jarzabkowksi et al. (2007), ces deux contributions portent uniquement sur un seul élément: le profil et le rôle des praticiens. A titre d’illustration, Awazu et Desouza (2004) proposent de classifier les profils des knowledge managers en trois types : le Chief Knowledge Officer, principalement en charge de gérer les conditions de recueil et d’accès des connaissances dans l’organisation, le Chief Privacy Officer qui doit protéger les connaissances existantes et le Chief Learning Officer dont
l’objectif est d’encourager l’apprentissage entre les équipes et accompagner le changement via des formations. Nathaniel Foote, Eric Matson et Nicholas Rudd (2001) du cabinet de conseil McKinsey, s’interrogent sur le profil du Chief Knowledge Officer et sur l’interaction entre l’entreprise et le praticien. Quant à Earl et Scott (1999) leur objet d’étude est, à ce titre, sans équivoque puisque leur article s’intitule « What is a Chief Knowledge Officer ? ». Les travaux qui ont été publiés jusqu’ici ont donc le mérite de présenter au grand jour celles et ceux qui exercent cette fonction. Nous avons d’ailleurs utilisé les résultats de ces travaux dans les chapitres précédents. D’un point de vue méthodologique, ces travaux sont basés sur une approche qualitative ou mixte. Earl et Scott (1999) ont mené des entretiens semi-directifs en face à face, complétés avec des questionnaires de personnalité. Awazu et Desouza (2004), ont « analysé une dizaine d’offres d’emploi de gestionnaire des connaissances sur Internet et mené des entretiens semi-directifs par téléphone » (Awazu et Desouza, 2004 : 340). Dans une perspective « pratique », cette méthodologie est critiquable dans la mesure où les auteurs se contentent de décrire les praticiens sans observer ni les pratiques ni les praxis. Les résultats sont donc stylisés afin de dégager des profils génériques et de rédiger des fiches de poste. Les difficultés rencontrées par les knowledge managers sont mentionnées par les auteurs, en particulier par Earl et Scott (1999), mais le décalage entre la pratique et la praxis n’est jamais abordé. En d’autres termes, la méthodologie employée dans ces travaux ne permet pas d’avoir des résultats satisfaisants à propos des pratiques des gestionnaires des connaissances : les conflits ne sont pas observés, les actions décrites par les auteurs ne sont
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pas replacées dans leur contexte et les relations entre les praticiens et le reste de l’organisation sont rapidement mentionnées. A la lumière de ces travaux, rien ne nous permet de répondre à notre problématique de recherche et d’affirmer qu’il existe des décalages entre les pratiques attendues et les pratiques réelles. Pour paraphraser Whittington et al. (2003 : 14) « il est temps de modifier l’agenda de la recherche en [knowledge management], et pour cela il faut commencer par étudier les activités des individus, des équipes et des réseaux d’individus desquels dépendent les processus et les pratiques en entreprise ». Les différents apports et limites méthodologiques de la littérature ont été synthétisés dans le tableau ci-dessous. Tableau 18. Les apports et les limites de la littérature sur les fonctions knowledge management. Apports de la littérature Méthodologie Limites Employée - Etude d’offres d’emploi publiées sur Internet. - Entretiens semi-directifs par téléphone (Awazu et Desouza, 2004 : 340). - Entretiens semi-directifs en face à face. - Questionnaire de personnalité (Earl et Scott, 1999 : 30).
- Aucune observation du praticien dans son contexte d’action. - Le lien entre pratique et praxis n’est pas fait. - L’influence de l’organisation sur les pratiques n’est pas étudiée.
Partage des tâches entre décision, opération et conseil.
- Entretiens semi-directifs par téléphone et en face à face (Awazu et Desouza, 2004 ; Earl et Scott, 1999).
- Aucune observation de la praxis des knowledge managers.
Existence de « stakeholders » tels que le sponsor exécutif, l’utilisateur actif et passif.
- Entretiens semi-directifs par téléphone et en face à face (Awazu et Desouza, 2004 ; Earl et Scott, 1999).
- Aucune analyse des conflits entre le praticien et l’organisation.
Existence de quatre postes de gestionnaires : CKO, CLO, CPO et Community Coordinator. Traits de personnalité nécessaires à l’exercice de la fonction
A la lumière des nombreuses limites mises au jour par le Tableau 18, nous sommes convaincu qu’il est aujourd’hui nécessaire d’aller d’observer ces praticiens dans leur contexte d’action. Ceci est d’autant plus difficile que le nombre de praticiens est assez limité.
3.1.2 Des praticiens difficiles à étudier Très peu de postes dédiés au knowledge management ont été formalisés par les responsables d’entreprises. Cette démarche s’inscrivant dans une perspective volontariste, elle suppose une implication forte de la Direction Générale qui doit investir des ressources
141
financières et humaines plus ou moins importantes. Dans une étude réalisée par le CIGREF en 2000 en France, le knowledge management apparaissait aux yeux des responsables d’entreprise davantage comme un pari qu’un investissement réfléchi (CIGREF, 2000). Cette absence de formalisation rend donc difficile l’observation des praticiens et des ressources à leur disposition. D’autant plus que si la Direction Générale décide de créer une fonction dédiée, la taille de l’équipe est restreinte, ce qui réduit les possibilités d’observation des pratiques. Dans leur étude des CKOs, Earl et Scott (1999) ont constaté que « les budgets et la taille des équipes de knowledge management sont restés modestes dans les entreprises engagées dans une démarche de gestion des connaissances. […] Ces responsables gèrent entre trois et douze personnes qui sont souvent des spécialistes fonctionnels.» (Earl et Scott, 1999 : 36). Le montant des ressources financières et humaines alloué aux gestionnaires des connaissances est dépendant de l’image et de la valeur ajoutée que les dirigeants ont du knowledge management. Il est ici intéressant d’aborder la question de la relation entre les pratiques de knowledge management et les praticiens : les knowledge managers améliorent-ils l’image qu’ont les dirigeants d’entreprise du knowledge management ? Les travaux actuels ne permettent pas de répondre à cette question. Ils soulignent les besoins de légitimité de la part des knowledge managers auprès de la Direction Générale (Earl et Scott, 1999 ; Davenport et Prusak, 2000) mais ils ne montrent pas comment cette légitimité se construit. D’autant plus que cette légitimité est liée aux questions du retour sur investissement et de l’impact sur la performance, deux problématiques très difficiles à aborder. Il nous semble donc nécessaire de nous interroger sur le financement du knowledge management : comment le knowledge manager obtient-il des ressources financières et humaines ? Quels sont les conflits susceptibles d’apparaître à cette occasion ?
La dernière raison qui nous incite à adopter une perspective « pratique » de la fonction gestion des connaissances est le caractère évolutif de leurs pratiques.
3.1.3 Des pratiques évolutives Une des nécessités de la fonction knowledge management est de définir son propre agenda et de le faire évoluer au rythme des projets de l’entreprise : « les knowledge managers sont en train de découvrir qu’un programme de knowledge management est très large et que le mettre en place nécessite des apprentissages et du temps » (Earl et Scott, 1999 : 142
37). Cela signifie que les gestionnaires des connaissances doivent apprendre à se comporter comme un gestionnaire des connaissances, d’autant plus qu’il n’existe pas une formation universitaire ou un diplôme formant à ce métier (Foot et al., 2001). Ce processus d’apprentissage n’a jamais été abordé dans les recherches consacrées au gestionnaire des connaissances. Cet apprentissage peut pourtant conduire à l’apparition de pratiques émergentes (Blackler et McDonald, 2000) qui n’apparaissent pas dans les entretiens ou dans les documents de l’entreprise. D’autant plus que les différents projets de KM mis en place par les knowledge managers s’inspirent le plus souvent d’autres cas d’entreprises dont ils ont eu connaissance (Davenport et Prusak, 2000). Il existe donc un lien entre les pratiques des autres entreprises avec celles conduites par le praticien dans l’entreprise. Leur principale difficulté consiste à adapter des concepts théoriques (comme la codification des savoirs ou les communautés de pratique) ou des projets menés dans au contexte organisationnel dans lequel ils évoluent : « d’un côté les knowledge managers ont peu de temps pour la conceptualisation de leur action, de l’autre ils prennent en charge toute initiative dans l’entreprise qui se rapporte de près ou de loin à du knowledge management, ce qui rend le périmètre de leur action très flou » (Earl et Scott, 1999 : 37). Les pratiques sont donc très contextuelles et influencées par la volonté de la Direction Générale : « un programme de knowledge management n’est pas une fin en soi, il est fait pour optimiser la productivité de processus industriels ou pour favoriser l’innovation, deux logiques totalement différentes » (Prax, 2000 : 34). Dès lors, il semble nécessaire d’étudier l’influence des services (comme la Direction Générale) ou les personnes (comme les experts dans l’entreprise) susceptibles d’influencer les pratiques des knowledge managers.
En conclusion de cette section, il apparaît nécessaire d’observer l’activité des gestionnaires dans leur contexte. Les travaux publiés jusqu’ici ne reflètent pas suffisamment, selon nous, les difficultés rencontrées par les managers ainsi que les conflits susceptibles d’être générés par l’exercice de la fonction ou encore les apprentissages réalisés par les praticiens. Il existe pourtant un lien entre pratiques et praxis puisque la plupart des projets de knowledge management sont issus d’innovations réalisées par des praticiens. Le lien entre practice et praxis serait donc intéressant à étudier pour répondre à notre problématique de recherche. Le tableau ci-dessous résume les raisons qui nous poussent à adopter une approche dite « pratique » (Tableau 19).
143
Tableau 19. Tableau récapitulatif des raisons qui nous poussent à adopter une approche "pratique"
Apports de la littérature
Limites de la littérature
La fonction gestion - Aucune observation Raison méthodologique des connaissances est des praticiens.
Raison empirique
Raison théorique
nouvelle dans les entreprises et mérite d’être étudiée (Earl et Scott, 1999). Il existe différents profils de gestionnaires des connaissances (Awazu et Desouza, 2004) et chacun tente de légitimer sa fonction en obtenant des ressources à l’exercice de cette fonction (Earl et Scott, 1999 ; Foote et al., 2001). La nouveauté de la fonction nécessite la définition des tâches par le gestionnaire et un apprentissage rapide de sa part (Earl et Scott, 1999). Ses pratiques sont donc évolutives et changeantes.
- Aucune étude du décalage entre les praxis et les pratiques.
- Aucune étude sur les difficultés à légitimer la fonction knowledge management et à obtenir des ressources pour son exercice. - Aucune observation des conflits générés par l’exercice de cette fonction.
- Aucune étude sur les apprentissages réalisés par les praticiens. - Aucune étude sur le contexte organisationnel dans lequel évolue le knowledge manager.
Problématique pour le chercheur Observer les actions des knowledge managers et les interroger sur le sens qu’ils donnent à leurs pratiques. Etudier les conflits entraînés par l’exercice de cette fonction au sein d’une organisation pour l’obtention et la mobilisation des ressources.
Etudier les pratiques émergentes des gestionnaires des connaissances.
C’est pourquoi nous proposons dans la seconde section de mobiliser un modèle s’inscrivant dans la perspective « pratique » et permettant de réaliser des liens entre les praticiens, leurs activités et les ressources à leur disposition.
144
3.2 Le modèle du knowledge managers
système
d’activité
appliqué
aux
Conformément au modèle théorique défini par Engeström (1987, 2000, 2001), nous proposons d’analyser l’activité des gestionnaires des connaissances en différents éléments : le sujet, l’objet et la communauté ; ses artefacts médiateurs, ses règles de fonctionnement et la division du travail au sein de son service.
Dans cette seconde section, nous motivons notre choix pour ce modèle (3.2.1) puis nous en rappelons les fondements théoriques (3.2.2) et nous décrivons les différentes composantes du modèle (3.2.3). Ce modèle nous permet de définir des questions de recherche en accord avec notre intention de recherche.
3.2.1 Les raisons du choix du modèle du système d’activité Pour adopter une perspective « pratique », le chercheur doit disposer de « modèles d’interprétation des données suffisamment robustes et innovants pour aller plus loin qu’une simple restitution des pratiques observées […] or nous avons déjà trop de modélisations proposées pour en rajouter encore de nouvelles » (Chanal, 2007 : 204). Dès lors, comment choisir un modèle plutôt qu’un autre ?
Lors du lancement de notre projet de recherche (en 2003), la notion de « pratique » en gestion était principalement étudiée par des auteurs travaillant sur les communautés de pratique (Lave et Wenger, 1991 ; Brown et Duguid, 1991), sur la pratique de la stratégie (Whittington, 1996 ; Johnson et al., 2003 ; Jarzabkowski, 2003) ou sur la construction de pratiques de gestion (Blackler, 1995 ; Gherardi, 2000). Cette notion de « pratique » est alors plus ou moins confondue avec celle d’activité. L’activité est considérée comme une notion englobant celle de « pratique » : « the activity based approach consists in analyzing the activity defined as the day to day stuff of management: it is what managers do and what they manage »
(Johnson et al., 2003 : 15). Cette notion d’activité désigne tout ce que le manager produit au quotidien, ses discours mais également son attitude vis-à-vis de ses collègues : « actitivity is all the meeting, the talking, the form-filling and the number crunching by which a domain gets formulated and implemented » (Whittington, 1996 : 732).
145
L’analyse de l’activité permet de faire ressortir des pratiques émergentes, par opposition aux pratiques codifiées facilement identifiables (Blackler et McDonald, 2000). Un modèle d’explication de l’activité appelé le « système d’activité » est établi par Yrjö Engeström (1987, 2000, 2001). L’auteur propose de relier les différents éléments mentionnés dans l’approche pratique : les individus, les ressources et les artefacts tout en inscrivant cette activité dans une dimension historique. En étudiant les différents modèles proposés dans la littérature sur les « pratiques », trois d’entre eux ont retenu notre attention : celui de Whittington (1996), celui de Jarzabkowski (2003) et celui d’Engeström (2000). Le modèle de Whittington (1996) propose d’étudier le décalage entre pratique et praxis en axant son analyse sur les différences entre processus et pratiques (voir la Figure 16 – page 138). Si ce modèle a le mérite d’interroger au niveau micro la mise en place du processus, il ne ne nous renseigne pas sur les phénomènes d’apprentissage du praticien. C’est également l’écueil du modèle de Jarzabkowski qui étudie les interactions entre les artefacts utilisés par les top-managers (les pratiques), les origines des ces top-managers (les praticiens) et les structures dans lesquels évoluent ces managers. Ces interactions sont représentées sous forme d’un système triangulaire. Le modèle est plus complet que celui de Whittington mais il ne permet d’étudier les apprentissages réalisés par les managers. De plus, ce modèle est largement inspiré – tant sur le fond que sur la forme de celui d’Engeström publié en (2000) et adapté à l’étude des pratiques de la stratégie. C’est pourquoi nous avons choisi de remonter à la source de ce modèle et de mobiliser le modèle d’Engeström publié en 1987 dans son ouvrage « Learning by Expanding » et republié dans son article « Activity theory as a framework for analyzing and redesigning work ». Le modèle répond aux différents objectifs de recherche que nous avons définis précédemment (Tableau ci-dessous). Tableau 20. Comparatif des modèles théorique sur l'activité. Nos objectifs de recherche Modèle de Modèle de Whittington Jarzabkowski (1996) (2003) Etudier les actions des knowledge managers et les interroger sur le sens Oui Oui qu’ils donnent à leurs pratiques. Etudier les conflits entraînés par l’exercice de cette fonction au sein d’une Non Oui organisation. Etudier les pratiques émergentes des gestionnaires des connaissances dans Non Non leur contexte d’action.
Modèle d’Engeström (2000) Oui
Oui
Oui
Nous allons maintenant rappeler ses fondements théoriques.
146
3.2.2 Les fondements théoriques du modèle du système d’activité La théorie de l’activité considère que les actions des individus ne sont pas uniquement régies par un ensemble de processus cognitifs (la prise de décision, la rationalisation, la mémorisation) mais que l’action est ancrée dans la pratique quotidienne. Cette conception de l’action peut se résumer dans la phrase suivante : « vous êtes ce que vous faites » (Nardi, 1996 : 7). La prise en compte du contexte dans la compréhension d'une activité est donc une caractéristique fondamentale de la théorie de l'activité. A l’origine, la théorie de l’activité est apparue dans l’Union Soviétique au début des années 1920 pour étudier les phénomènes d’apprentissage. Depuis, cette théorie s’est consolidée à travers trois générations de travaux de recherche (Engeström, 1996). La première génération est l’œuvre de Lev Vygotski, la deuxième celle d’Alexei Leontiev et la troisième celle d’Yrjö Engeström. La première introduit la notion d’artefact médiateur (3.2.2.1), la seconde présente les niveaux d’analyse de l’activité (3.2.2.2) et la troisième a consolidé l’ensemble des travaux dans un modèle intégrant la communauté sociale (3.2.2.3).
3.2.2.1 La relation sujet-objet : l’introduction de l’artefact médiateur Afin de comprendre la nature de l’apprentissage chez l’enfant, le psychologue Lev Vygotski (1985) propose de dépasser l’analyse classique sujet-objet ou stimulus-réponse. Dans son modèle du triangle (voir Figure 17), il introduit une troisième dimension, celle de l’artefact médiateur. Figure 17. Le modèle du triangle (Vygotski, 1985) Artefact médiateur
Sujet
Objet
Cet artefact médiateur modifie la relation entre le stimulus et la réponse car il englobe les valeurs culturelles et les pratiques sociales de l’individu. Vygotski insiste sur le contenu « discipliné » de cet artefact, c’est-à-dire mis en forme pour devenir enseignable, et sur les
147
concepts de médiation symbolique et de médiation sociale. Il introduit le concept de « zone de proche développement » : ce que peut faire l’enfant avec l’aide d’un artefact médiateur et ce qu’il ne pourrait pas faire tout seul (Vygotski, 1985). Vygotski considère donc que l’analyse de l’apprentissage ne doit pas se limiter à l’étude du phénomène stimulus-réponse ; elle doit intégrer les différents objets produits par l’individu (un document, un discours, une pratique, etc.). En introduisant ce troisième élément dans l’étude de l’apprentissage individuel, Vygotski propose d’étudier le contexte dans lequel l’individu est encastré. Ses travaux serviront de base aux théories relatives aux pratiques sociales et plus précisément à ceux centrés sur les communautés de pratique (Brown et Duguid, 1991 ; Lave et Wenger, 1991). Cette approche était alors totalement novatrice : « la prise en compte des artefacts culturels dans les actions humaines était révolutionnaire dans le sens où l’unité d’analyse dépassait la séparation entre l’individu et l’inatteignable structure sociale» (Engeström, 2000 : 134).
3.2.1.2 Les différents niveaux d’analyse de l’activité Centré sur l’analyse de l’apprentissage individuel, le modèle de Vygotsky sera ensuite complété par les travaux d’un de ses disciples, Alexei Leontiev. Ce dernier propose de comparer le système d’activité individuel (sujet-artefact-objet) avec celui d’un collectif d’individus (sujets-artefacts-objets). Leontiev (1981) distingue trois niveaux d'activité : les activités (a), les actions (b) et les opérations (c). Une activité est nécessairement associée à un motif (a), une action à des opérations conscientes ou non (b) et une opération à des conditions nécessaires à son exécution (c). a) Les activités sont en relation étroite avec une motivation et peuvent donner lieu à une multiplicité d'actions. Une activité est une façon de faire quelque chose en fonction de l’objet poursuivi. Les activités se différencient en fonction du but poursuivi. b) Les actions, elles, s'effectuent par des opérations qui sont des procédures compilées et inconscientes. Une action peut servir plusieurs activités (par exemple, faire cuire de l'eau peut servir à plusieurs choses à la fois comme faire du thé, faire cuire des œufs, faire de la vapeur, etc.) : les actions ont donc à la fois une intention, une orientation (ce qui doit être fait) et un aspect instrumental (comment le faire). c) L’opération est une action inconsciente. A force de répétition, le but est oublié et l’action devient « naturelle ». On est ici assez proche du concept de routine individuelle en management stratégique.
148
3.2.1.3 L’introduction de la communauté et du système de ressources Comparativement aux auteurs précédents, Engeström (1987 ; 2000) propose une version plus complète du modèle d’activité en intégrant le système de ressources de l’individu (ce qu’il peut mobiliser dans son travail quotidien). Ce système de ressources inclut les règles, les outils et la division des tâches que l’individu peut utiliser pour agir dans son environnement (Figure 18).
Figure 18. Le modèle du système d'activité (Engeström, 1987; 2000) Artefacts médiateurs (instruments, concepts)
Sujet
Règles
Résultats
Objet
Communauté
Division du travail
Il y introduit également un nouvel élément : la communauté. Elle est définie comme l'ensemble des individus qui partagent le même objet (le même motif). Elle intervient dès lors que l'individu n'est pas seul à exercer son activité. Dans ce modèle, un acteur de l’activité est un membre d’une communauté d’acteurs travaillant sur un même objet pour obtenir un résultat. L’activité est donc déterminée par l’objet poursuivi. La relation de l’individu à sa communauté est médiatisée par un ensemble de règles et d’outils mis à disposition de la communauté (les artefacts). La relation de la communauté à l’objet est également médiatisée par la division du travail. Si l’objet poursuivi diffère entre l’individu et la communauté ou si les outils ne sont pas les mêmes, alors il peut se produire des conflits que l’auteur nomme « perturbations » ou « tensions ». Lorsque ces dernières sont trop vives, il s’opère un changement dans le système. Cette évolution est le signe d’un processus d’apprentissage qu’Engeström qualifie « d’expansif » (1987) et qui prend une forme cyclique (Figure 19).
149
Figure 19. L'apprentissage expansif (adapté d'Engeström, 2000 : 970) 6. Changement dans le système d’activité
1. Perturbation dans le système d’activité
5. Evaluation de la nouvelle pratique par les praticiens 2. Recherche de la cause 4. Mise en oeuvre de la solution par le praticien 3. Négociation d’une solution
L’apprentissage se produit dès lors qu’il existe une incohérence dans le système d’activité qu’Engeström nomme « disturbance » (que l’on peut traduire par « perturbation »). Cette perturbation apparaît quand l’individu réalise des actions différentes de celles qui sont admises dans la communauté, actions désignées par le terme « script » : « the continuity of actions is accounted for by the existence of standardized or habitual scripts that dictate the expected normal order of actions » (Engeström, 2000 : 964). Les scripts sont donc très proches du concept
de routines organisationnelles (voir Chapitre 1 - page 37). Ce changement va obliger l’individu à modifier le système d’activité de la communauté et amener l’individu à proposer une solution à ses collègues (étape 3 sur la Figure 19). L’individu doit motiver sa proposition : pourquoi faire différemment comparativement à d’habitude ? Pourquoi changer la manière de faire alors que l’on a toujours fait comme cela ici ? Cette solution sera validée ou non par ses pairs pour résoudre le conflit et intégrer la nouvelle pratique dans la communauté.
L’objectif du modèle proposé par Yrjö Engeström est donc de faire émerger les tensions au sein du système d’activité afin d’améliorer sa compréhension du phénomène d’apprentissage et d’analyser des pratiques émergentes. Dans ses travaux, il utilisera ce modèle pour étudier les pratiques de soin dans un hôpital par un médecin peu expérimenté et leur évolution au fil du temps. Les actions de ce dernier sont décrites avec minutie en
150
fonction de son modèle. Il constate par exemple que le docteur (le sujet) interagit avec son patient (l’objet) mais également avec d’autres docteurs (la communauté) pour formuler son diagnostic. Les interactions sont modifiées par les règles, les outils et concepts (le stéthoscope, les questions qu’il pose dans tel cas) et la division du travail en vigueur au sein de l’hôpital. On comprend alors que tout système d’activité comporte des éléments formels et informels dans l’exercice du métier de docteur. La relation sociale entre le sujet et l’objet est modifiée par l’utilisation d’artefacts médiateurs ; elle se fait sous la contrainte de règles (que doit-il faire dans ce cas ?), au sein d’une communauté (que font ses collègues dans ce cas ?) et en respectant une division du travail (qui fait quoi dans ce cas ?).
Dans un autre article publié en 2001, Engeström énonce les cinq principes (Tableau 21) de son modèle : l’unité d’analyse est le système collectif, source des pratiques observables dans ses réseaux de relation intra et inter systèmes d’activité (a) ; plus les systèmes d’activité interagissent, plus ils deviennent sources de points de vue, d’innovation mais également de conflits (« disturbances ») (b) ; ces systèmes permettent d’accumuler des pratiques transférables à ceux qui l’intègrent (c) ; ces systèmes génèrent des tensions entre les pratiques développées et les pratiques historiques (d) ; enfin ces systèmes évoluent en fonction de la prise de conscience des praticiens (e). Tableau 21. Les cinq principes pour comparer des systèmes d'activité (adapté d’Engeström, 2001)
a) Unité d’analyse b) Points de vue exprimés c) Historicité d) Déclencheur de l’apprentissage e) Transformation
Le système d’activité Des voix multiples s’expriment et peuvent entraîner des perturbations ou des conflits Les pratiques s’accumulent au sein du système et se transforment sur le long terme Les contradictions inter et intra systèmes sont la source de l’apprentissage Les systèmes évoluent grâce aux acteurs qui tentent de modifier les règles formelles
Ce modèle offre donc un cadre d’analyse du travail d’un individu (le sous-ensemble) tout en englobant ses relations de travail avec les autres services de l’organisation (l’ensemble). Ce cadre théorique permet donc de répondre aux différents objectifs de recherche soulevés dans la partie précédente, à savoir l’étude des apprentissages du gestionnaire, l’étude des conflits dans l’exercice de la fonction et l’étude du contexte dans lequel évolue le praticien. Dans la partie suivante, nous allons décrire dans le détail les différents éléments du modèle du système d’activité. 151
3.2.3 Le modèle appliqué aux gestionnaires des connaissances Comme nous l’avons vu, le système d’activité se décompose en six éléments distincts : le sujet, l’objet, la communauté, l’artefact médiateur, les règles et la division du travail. Chaque sous-section s’achève par une question guidant notre étude empirique sur les pratiques des gestionnaires des connaissances.
3.2.3.1
Le sujet Dans le modèle du système d’activité (Figure 18 – page 149), le « sujet » est la
personne que l’on souhaite étudier dans son contexte d’action. Nous concernant, il s’agit du gestionnaire des connaissances. Les questions de son profil, de sa formation et de son histoire doivent être abordées quand on étudie le sujet (Engeström, 1987). D’où vient-il ? Quelle profession a-t-il exercé avant ? Quel(s) diplôme(s) a-t-il obtenu ? Le praticien (le sujet) doit alors être étudié en prenant en compte son histoire personnelle pour que le chercheur l’intègre dans son analyse de l’activité. Le sujet est employé dans une organisation pour une mission précise : le médecin est engagé dans l’hôpital pour soigner des patients au même titre que le gestionnaire des connaissances est engagé pour gérer les savoirs de l’entreprise. A ce titre, la mission diffère de l’objet (Engeström, 2000) dans le sens où l’objet présente les pratiques réelles alors que le sujet a été engagé selon un profil de compétences, un poste précis. Cette mission dépend des résultats attendus par les membres de l’organisation.
Æ Quels sont les profils des knowledge managers ? Quelle est la mission attribuée par l’organisation ?
3.2.3.2
L’objet L’objet est « ce sur quoi porte l’activité du praticien » (Engeström, 1987). L’objet est ce
qui dirige l’activité et il donne lieu à un résultat : la création d’un produit, la mise en place d’un processus, etc. Le sujet n’est pas en relation directe avec l’objet, mais indirectement par l’utilisation d’outils. Il peut s’agir d’un autre individu (un patient dans le cas du docteur étudié par Engeström), d’un projet, d’un produit ou d’un processus. En ce sens, objet et objectif peuvent être considérés comme synonymes même s’il existe un décalage entre
152
l’objectif assigné par l’organisation et celui qui peut être effectivement celui du praticien (Engeström, 2000).
Æ Qu’est-ce que les knowledge managers font réellement en réponse à leur mission ?
3.2.3.3
La communauté La communauté regroupe l'ensemble des individus qui partagent un même objet
(Engeström, 1987). L’étude de la relation entre le sujet, l’objet et la communauté est primordiale puisqu’elle va modifier les relations de l’acteur à son environnement et influencer ses actions et ses interprétations. Au sens d’Engeström, cette communauté englobe des collaborateurs au sein de l’organisation et ceux avec qui il peut entretenir des liens hors de celle-ci. C’est pourquoi la communauté du gestionnaire des connaissances comprend des collaborateurs internes et les collaborateurs externes. Les collaborateurs internes comprennent toutes les personnes dans l’organisation susceptibles d’être en interaction avec les gestionnaires des connaissances. Les collaborateurs externes rassemblent toutes les personnes hors de l’organisation susceptibles de collaborer avec les gestionnaires des connaissances. Il est ici intéressant d’étudier l’influence que peut avoir la communauté sur l’activité du praticien (Engeström, 2003) et, en retour, étudier l’influence du praticien sur ces collaborateurs.
Æ Avec qui les knowledge managers collaborent-ils ? Comment les membres de l’organisation « font » du knowledge management grâce aux knowledge managers ?
3.2.3.4
L’artefact médiateur
Pour transmettre les principes de knowledge management aux collaborateurs, le knowledge manager doit utiliser des outils, des documents ou des discours. Un outil se définit alors comme un élément d’une activité utilisée comme un moyen (Engeström, 2000). L’activité est médiatisée par des outils cognitifs ou organisationnels : l’artefact médiateur. Groleau (2002 : 21) définit les artefacts comme « des éléments ayant une forme matérielle durable contenant des connaissances ». Par exemple, un outil technologique comme Lotus Notes ou encore l’email peut être considéré comme un artefact parmi d’autres capable de créer, transformer et propager une représentation (Groleau, 2002). Le docteur étudié par Engeström (2000) va ainsi utiliser son stéthoscope, le dossier du patient et son téléphone
153
pour établir le diagnostic à propos de la maladie d’un enfant. Les médias employés par les individus peuvent également être considérés comme des artefacts : le téléphone, le fax, la vidéo, etc. Dans ce sens, « l’outil » et « l’instrument » sont synonymes (par exemple les statistiques sont un outil d’aide à la décision). Dans les sciences de gestion, son vocable provient de la notion « d’outillage administratif » inventée par Fayol (1916). Dans l’entreprise un outil de gestion est considéré comme un «dispositif formalisé qui permet l’action organisée» (David, 1996) et recouvre une réalité très hétérogène : des tableaux de bord, des systèmes experts, des systèmes d’information ou encore des systèmes de rémunération. Hatchuel et Weil (1992 : 122-126) considèrent, eux, les outils de gestion comme un conglomérat singulier constitué d’un « substrat formel » porteur d’une « philosophie gestionnaire » et « d’une vision simplifiée des relations organisationnelles ». Le substrat formel de l’outil est sa représentation visuelle (tableau, affiche, etc.). Sa philosophie correspond au comportement que l’employé doit adopter grâce à l’outil (amélioration de la performance, changement d’habitude, retour d’expérience, etc.). La vision de l’outil est la représentation du fonctionnement du collectif (qui fait quoi ?) ; fonctionnement aujourd’hui symbolisé par des workflows (partage de tâches). Detchessahar et Journé (2007) considèrent ces outils de gestion comme des artefacts textuels, dont l’étude est essentielle dans l’analyse du fonctionnement des organisations : « les chaînes d’écriture et de lecture qui se nouent autour des outils de gestion constituent bien le lien entre le discours stratégique de l’entreprise (l’intention que l’outil est censé porter) et le discours organisationnel (la stratégie avérée, c’est-à-dire la façon dont les acteurs se sont appropriés cette intention) » (Detchessahar et Journé, 2007 : 90). Æ Quels sont les outils de gestion utilisés par les gestionnaires des connaissances ?
3.2.3.5
Les règles Dans le modèle du système d’activité, les « règles » sont les prescriptions informelles
qui permettent à l’individu d’exercer son activité avec sa communauté (Engeström, 1987). Les règles sont considérées par Engeström comme des « scripts », terme que l’on peut rapprocher à celui de « routine organisationnelle », à la différence que certaines règles peuvent être explicitées par les individus (ce qui est plus difficile pour les routines). Une fois la règle formalisée, la question qui se pose est celle du respect ou non des règles par l’individu. Un individu peut ainsi chercher à contourner les règles définies par l’organisation
154
pour poursuivre un objectif pourtant en conformité avec celui de l’organisation. Le nonrespect des règles peut ainsi avoir pour conséquence une modification des pratiques du sujet puisque ce dernier va adapter son action en fonction du but poursuivi (Engeström, 2000). Cette conception des règles n’est pas sans rappeler celle de Jean-Daniel Reynaud (1993) qui oppose « les règles autonomes », produites par le collectif, aux « règles de contrôle » produites par la direction. Dans cette optique, la caractérisation des règles formelles renvoie aux règles de contrôle tandis que les règles informelles sont en rapport avec l’autonomie des exécutants. Ainsi, les individus situés dans un même espace de travail produisent des règles collectives qui sont, en quelque sorte, des « réponses » aux règles produites par ceux qui ont la charge de les encadrer. Ces règles fonctionnent « l’une contre l’autre » (Reynaud, 1993 : 112) mais elles peuvent donner lieu à des négociations entre le collectif et la direction. On parle alors de régulation conjointe entre les deux parties. Æ Les gestionnaires des connaissances sont-ils également producteurs de règles ? Si oui, quelle est la nature des règles définies par les gestionnaires des connaissances ? Dans quelle mesure les règles sont respectées par les membres de l’entreprise ?
3.2.3.6
La division du travail Dans un système d’activité, l’objet poursuivi par les individus est identique mais les
moyens pour y parvenir diffèrent en fonction des membres (Engeström, 1987). Chaque individu possède des compétences différentes mais complémentaires et dans le système d’activité cette compétence fait partie d’un tout, d’une histoire personnelle : « the division of labor in an activity creates different positions for the participants, the participants carry their own diverse histories, and the activity system itself carries multiple layers and strands of history engraved in its artifacts, rules and conventions » (Engeström, 2001 : 136). La division du travail permet
donc de savoir « qui fait quoi ?» selon le but poursuivi. Cette division du travail est fondée sur les savoirs des individus. Par exemple, l’apprenti docteur étudié par Engeström est nécessairement aidé par une infirmière pour certaines activités alors qu’un docteur plus expérimenté ne l’est pas. Les questions de coopération et de coordination sont ici abordées par l’auteur. Dans la coordination, chacun exécute son propre rôle en fonction du « script » et les actions sont déterminées entre les individus. La coopération concerne un problème commun où chacun essaye de trouver des façons mutuellement acceptables de conceptualiser ce problème. Æ Comment se répartissent les activités dans un service de knowledge management ?
155
Nous avons défini chacun des éléments du modèle du système d’activité. Six questions doivent être abordées par le chercheur pour étudier les pratiques des gestionnaires des connaissances. Ces questions ont des implications en ce qui concerne le recueil de données pour le chercheur engagé dans une étude empirique (Tableau 22), implications que nous allons discuter dans le chapitre suivant. Tableau 22. Les questions guidant le chercheur dans l'analyse des pratiques des gestionnaires des connaissances.
Dimension du système
Objet
Qui est le gestionnaire des connaissances et que doit-il faire ? Que fait-il ?
Communauté
Avec qui collabore-t-il ?
Règles
Quelles sont les règles définies par le gestionnaire ou celles à suivre ? Quels sont ses outils de gestion ? Qui fait quoi ?
Système d’activité
Sujet
Système de ressources
Question guidant le chercheur
Artefact médiateur Division du travail
Implication pour le recueil de données Etudier le profil du gestionnaire et sa mission assignée par l’entreprise. Etudier les actions au quotidien du gestionnaire. Etudier les collaborateurs internes et externes. Etudier la définition et l’application des règles de fonctionnement par le gestionnaire. Etudier les instruments de gestion et les médias utilisés par le gestionnaire. Etudier le partage des tâches entre le gestionnaire et les collaborateurs.
L’analyse de l’activité des gestionnaires par le modèle du système d’activité permet au chercheur d’ancrer ses résultats dans leur contexte. La prise en compte de ce contexte est essentielle pour saisir la réalité du travail de ces gestionnaires et il répond à notre premier objectif : décrire les actions des knowledge managers. Le modèle permet également d’analyser le décalage entre ce que les gestionnaires sont censés faire (en tant que sujet), ce qu’ils font au quotidien (leur objet). L’analyse du décalage peut s’expliquer par la mobilisation de son système de ressources (les règles, les artefacts et la division du travail). L’étude des contradictions entre son activité et les ressources à sa disposition répondent à notre deuxième objectif : étudier les conflits entraînés par l’exercice de cette fonction au sein d’une organisation pour l’obtention et la mobilisation de ressources financières et humaines. Enfin, les contradictions qui apparaissent sur le modèle du système d’activité illustrent les évolutions des pratiques des gestionnaires. Cet apport répond à notre troisième objectif : étudier les pratiques émergentes des gestionnaires dans leur contexte d’action.
156
Nous allons maintenant conclure ce troisième chapitre en précisant nos questions de recherche. Ces questions de recherche s’inscrivent dans une démarche d’exploration hybride (Charreire et Durieux, 1999 : 69) qui consiste « à procéder par allers-retours entre des observations et des connaissances théoriques tout au long de la recherche ». L’exploration est qualifiée « d’hybride » par comparaison avec l’exploration théorique, qui consiste à opérer un lien entre deux champs théoriques distincts, et par comparaison avec l’exploration empirique qui consiste à faire table rase des travaux antérieurs.
L’exploration hybride est une voie qui se situe entre ces deux démarches. Elle permet d’enrichir ou d’approfondir des connaissances antérieures et d’inscrire le produit de nos recherches dans un réalisme critique (Koenig, 1993) et un enracinement des faits considérés. Notre objectif n’est donc pas de tester le modèle mais de le mobiliser pour donner du sens à nos observations empiriques. Le modèle du système d’activité est une « répresentation simplifiée destinée à expliquer/schématiser la situation réelle étudiée » (Charreire et Durieux, 1999 : 65).
En conséquence, les trois questions de recherche présentées ci-dessous s’inscrivent dans une logique d’exploration hybride. Elles nous incitent à nous appuyer sur la littérature consacrée aux gestionnaires des connaissances, à dépasser les limites de cette littérature en utilisant un modèle permettant d’analyser leurs pratiques, à enrichir les connaissances antérieures à propos de ces praticiens et à contextualiser nos résultats.
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Nos questions de recherche sont donc les suivantes :
Question de recherche 1 : Quelles sont les actions les plus récurrentes dans les systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances ?
Pour dépasser les limites des travaux empiriques consacrés au knowledge manager, il est nécessaire de suivre « dans l’ombre » l’activité quotidienne des gestionnaires des connaissances pour en repérer les actions les plus répétitives. Une analyse du contenu de leur agenda, de leurs artefacts et une observation de leurs tâches quotidiennes sont ici indispensables pour répondre à cette première question de recherche. La réponse à cette question nous permettra de savoir ce que les knowledge managers font réellement dans le cadre de leur fonction. Question de recherche 2 : Quelles sont les tensions qui apparaissent au sein des systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances ?
Pour comprendre les difficultés pratiques du knowledge management en entreprise, il ne suffit pas d’observer le déroulement de projets ou d’initiatives s’en réclamant. Il est nécessaire d’étudier des points de frictions ou de conflits générés par l’action du knowledge manager. Une analyse transversale de différents systèmes d’activité permet ici d’identifier ces points de tension. Cette question de recherche permet d’identifier les difficultés auxquels sont confrontés les gestionnaires des connaissances. Compte tenu du fait que les systèmes d’activité et de ressources sont interdépendants et contraints par l’environnement organisationnel et que ces systèmes n’ont pas été étudié dans la littérature consacrée à cette fonction, nous cherchons à comprendre les mécanismes d’interdépendance susceptibles de s’opérer lorsque les knowledge managers mettent en place une politique de KM. Question de recherche 3 : Comment les systèmes d’activité se modifient-ils au contact de l’organisation ?
Les gestionnaires des connaissances doivent réduire les difficultés à partager le savoir et proposer des solutions permettant à l’entreprise de faire fructifier son capital connaissances et de développer l’apprentissage dans des collectifs de travail. Pour autant, ils doivent adapter leur intention à leur capacité d’action. Des pratiques émergentes peuvent alors apparaître et ne pas être en accord avec la politique voulue par l’organisation. Cette troisième question permet d’identifier les changements dans le système d’activité du gestionnaire, changements qui sont source d’apprentissage. Cette analyse des conflits nous offre aussi la possibilité de comprendre l’influence qu’exerce les knowledge managers sur les collaborateurs et sur l’organisation dont ils dépendent. Cette influence est également possible en sens inverse.
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Conclusion du Chapitre 3.
L’objet de ce troisième chapitre était de proposer un modèle qui allait nous servir de guide à la conduite de notre recherche empirique.
La littérature consacrée à la fonction knowledge management souligne les difficultés inhérentes à sa jeunesse : difficultés à définir un positionnement dans l’organigramme, tâches évolutives et dépendantes du contexte organisationnel et compétences multiples à avoir pour être nommé gestionnaire des connaissances. Mais cette littérature est également très parcellaire. De part la méthodologie employée par les auteurs, elle véhicule une image très stylisée de la fonction. Ces études se concentrent sur ce que ces managers sont censés faire et sur les difficultés rencontrées et non sur ce qu’ils font réellement. Les conflits générés par l’apparition de cette nouvelle fonction dans l’organisation sont également oubliés. Ces limites nous ont permis de définir notre intention de recherche : observer et analyser les pratiques des gestionnaires des connaissances en les inscrivant dans leur contexte d’action. Nous verrons, dans le chapitre suivant, que cette intention est renforcée par la familiarité que nous avons avec cette problématique de part notre expérience personnelle.
Cette intention nécessite d’adopter un point de vue original sur le travail du gestionnaire des connaissances : celui du système d’activité. Ce modèle est un cadre théorique permettant l’étude de l’individu par la prise en compte du contexte social et historique dans lequel son action est ancrée. Il se décompose en six éléments qui offrent des catégories d’étude permettant au chercheur de structurer sa collecte de données et d’adopter une démarche d’exploration hybride.
Nous allons maintenant décrire la méthodologie employée pour conduire notre étude empirique et répondre à nos trois questions de recherche (QR) : QR1 : Quelles sont les actions les plus récurrentes dans les systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances ? QR2 : Quelles sont les tensions qui apparaissent au sein des systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances ? QR3 : Comment les systèmes d’activité se modifient-ils au contact de l’organisation ?
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CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE L’éparpillement de la littérature sur le thème de la gestion des savoirs nous a conduit à adopter un modèle permettant d’analyse les pratiques des gestionnaires des connaissances selon deux perspectives ancrées théoriquement. La première, nous l’avons nommée l’approche technique. Elle regroupe les théories relatives au management stratégique (l’analyse des ressources et des compétences distinctives) et aux systèmes d’information (les outils de codification des connaissances). C’est le besoin de constituer un capital connaissances propre à assurer un avantage concurrentiel à l’entreprise qui pousse les dirigeants d’entreprise à investir dans des outils de codification de connaissances telles que des bases de bonnes pratiques ou des intranets. Le profil du gestionnaire des connaissances est ici proche de celui d’un responsable informatique. La seconde est qualifiée d’approche sociale. Elle embrasse les théories relatives aux réseaux sociaux (l’analyse des liens forts et faibles) et, plus précisément, ceux des communautés auto-entretenues. Ici, c’est le besoin de faire émerger un collectif d’individus susceptibles de coopérer plus efficacement et de régler rapidement des problèmes qui incite les dirigeants d’entreprise à cultiver ces communautés. Le gestionnaire des connaissances doit alors piloter un réseau social et tenter de formaliser l’informel. Même si la frontière entre les deux approches est aujourd’hui largement reconnue dans la littérature, les conflits générés par la mise en place de ces démarches par un cadre d’entreprise n’ont fait l’objet d’aucune recherche. Cet état de l’art sur la gestion des connaissances et sur ses praticiens permet ainsi de repérer des manques qu’il semble intéressant de combler. Une compréhension plus fine et plus rigoureuse du travail du gestionnaire des connaissances est donc nécessaire. C’est pourquoi le troisième chapitre propose un modèle d’analyse des pratiques de ces gestionnaires. Afin de comprendre la nature des actions menées par ce gestionnaire et les tensions susceptibles d’apparaître lors de l’exercice de sa fonction, nous proposons d’utiliser le modèle du système d’activité. Nous cherchons ainsi à décrire les systèmes d’activité de ces gestionnaires et exposer ainsi les difficultés de pilotage d’une démarche de knowledge management. Les six éléments du modèle vont nous permettre de structurer notre étude empirique dont le contenu et les résultats sont présentés dans la deuxième partie.
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DEUXIEME PARTIE ETUDE DES PRATIQUES DES GESTIONNAIRES DES CONNAISSANCES : METHODOLOGIE, ANALYSE ET RESULTATS.
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Dans cette deuxième partie nous présentons les résultats de notre étude empirique.
Le chapitre quatre décrit nos choix méthodologiques et notre démarche générale de recherche. Notre objectif est de décrire et d’analyser les pratiques des gestionnaires des connaissances en entreprise. Le cadre théorique retenu pour étudier ces praticiens nous incite à opter pour une méthode de cas enchâssés. En s’appuyant sur une ontologie de réalisme critique inscrite dans une épistémologie de positivisme « aménagé », nous proposons d’analyser au plus près du terrain ces praticiens à travers un design de recherche permettant leur observation, l’analyse de leurs artefacts et l’examen de leur discours.
Le chapitre cinq présente l’analyse de quatre cas enchâssés dans une même entreprise. Dans chaque cas est décrit, dans le détail, le système d’activité du gestionnaire des connaissances. Puis une comparaison de ces systèmes est réalisée pour aboutir à une analyse des points de tension les plus récurrents. Cette analyse transversale aboutit à la présentation de quatre domaines d’activité des gestionnaires dans lesquels nous distinguons les actions qu’ils y mènent.
Le chapitre six permet de discuter les résultats de notre recherche pour en tirer des implications théoriques, méthodologiques et managériales. Nous apportons des réponses à nos questions de recherche. Nous essayons de situer les décalages entre nos résultats et le corpus académique en prenant en compte les méthodologies employées dans les travaux de recherches précédentes. Dans un dernier temps, nous essayons de nous interroger sur l’utilité d’une telle fonction dans l’organisation et son impact sur l’appropriation de la démarche par les employés. Une entreprise a-t-elle besoin d’un gestionnaire des connaissances ? Enfin, nous proposons une typologie des profils de gestionnaires de connaissances. Elle offre des pistes de réflexion sur les compétences nécessaires à l’exercice de cette fonction et sur la nature des pratiques en entreprise. Notre ambition est, en dernier lieu, de proposer des recommandations à l’attention du management et de tirer une conclusion sur les limites de notre recherche et sur des voies de recherche possibles à l’avenir.
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Chapitre 4. Choix méthodologiques et démarche générale de recherche « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer les images.» Jean Cocteau (1932, 2003 : 32)
4.1 Positionnement épistémologique
4.2 Principes méthodologiques
4.1.1
Une posture d’observateur
4.2.1
La démarche qualitative
4.1.2
Un positivisme « aménagé »
4.2.2
La méthode des cas enchâssés
4.1.3
Un raisonnement abductif
4.2.3
La sélection des cas
4.3 Collecte et traitement des données 4.3.1 La collecte des données sur le terrain 4.3.2 L’analyse des données 4.3.3 Fiabilité et validité du processus de recherche
165
Introduction du Chapitre 4.
Dans les sciences de gestion, le positionnement du chercheur vis-à-vis de la réalité qu’il tente de comprendre est au cœur de sa réflexion puisqu’il ne maîtrise pas nécessairement le phénomène qu’il étudie. Ces interrogations ne sont pas propres à la gestion puisque Claude Bernard se demandait déjà si la physiologie était une science de l’abstrait et de chiffres ou une science du concret et de l’expérimentation : « s’il fallait donner une comparaison qui exprimât mon sentiment sur les sciences de la vie, je dirai que c’est un salon superbe tout resplendissant de lumière, dans lequel on ne peut parvenir qu’en passant
par une longue et affreuse cuisine » (Bernard, 1865 cité par Curchod, 2003 : 157). Ce passage de l‘« affreuse cuisine » au « salon superbe » est précisément l’objet de ce quatrième chapitre.
Nous y expliquons et défendons notre démarche générale de recherche, nos choix épistémologiques et ontologiques. Ce projet est non linéaire. Nous avons dû le faire évoluer à la fois en fonction de la collecte des données et de nouvelles lectures réalisées. Comme le note Girin « dans le domaine de la recherche sur la gestion et les organisations, il est clair que les événements inattendus et dignes d’intérêt sont propres à bouleverser n’importe quel programme [de recherche], et que la vraie question n’est pas celle du respect du programme, mais celle de la manière de saisir intelligemment les possibilités d’observation qu’offrent les circonstances » (Girin, 1989 : 1).
Le projet de recherche est donc un système qui permet de passer d’une question à des éléments de réponse dans lequel les éléments sont interdépendants. A titre d’illustration, notre méthodologie va découler de notre posture épistémologique qui, en retour, va influencer notre mode de collecte et d’analyse des données. Néanmoins, pour des raisons conventionnelles, il nous est nécessaire de présenter séquentiellement les différents éléments qui composent notre démarche générale.
L’objectif de ce quatrième chapitre est d’interroger la cohérence entre notre positionnement épistémologique et notre manière de conduire les recherches. Il démarre par deux grandes sections théoriques qui posent les bases de notre épistémologie (4.1) et de notre méthodologie (4.2). Puis il se précise dans la section suivante avec leur mise en application par le chercheur (4.3).
166
4.1 Positionnement épistémologique L’épistémologie peut se définir le plus simplement comme un ensemble d’idées directrices qui orientent la démarche du chercheur en lui fournissant des principes et des procédures de recherche. Le positionnement épistémologique est donc consubstantiel à toute recherche (Martinet, 1990) dans la mesure où il précise l’essence de la réalité observée (l’ontologie) et la relation entre la théorie et cette réalité (Koenig, 1993).
Ce choix est un « positionnement » par rapport à d’autres postures possibles, puisque, selon Bateson, « le chercheur est enserré dans un filet de prémisses épistémologiques et ontologiques qui – au-delà de toute vérité ou fausseté – deviennent en partie autovalidantes » (Bateson, 1972 : 314). Notre positionnement est donc étayé par un certain nombre d’arguments tirés de notre revue de la littérature et de travaux relatifs à l’épistémologie dans les sciences sociales. Ce positionnement va à la fois influencer la façon dont nous allons aborder la réalité telle qu’elle s’offre à nous mais également être déterminé par nos conditions d’accès à un terrain d’étude. Conformément à Guba et Lincoln (1994), la relation du chercheur à la réalité est appelée « ontologie » alors que la relation du chercheur à son objet de recherche est appelée « épistémologie ».
Pour définir avec précision ce positionnement, nous détaillons dans cette première partie les choix qui nous poussent à opter pour une posture d’observateur (4.1.1) s’inscrivant dans un épistémologie post-positiviste et une ontologie réaliste critique (4.1.2) et une réflexion abductive (4.1.3).
4.1.1 Une posture d’observateur La posture de chercheur vis-à-vis de son objet de recherche est déterminante pour assurer la scientificité de son travail. Etudions-nous le processus sur lequel nous agissons ou prenons-nous du recul pour observer la réalité ? La réponse à cette question s’obtient grâce à un travail exploratoire avec le terrain (4.1.1.1) qui va déterminer notre accord de collaboration avec l’organisation étudiée (4.1.1.2) permettant de répondre au dilemme de la distance du chercheur vis-à-vis de son objet de recherche (4.1.1.3). Nous concluons cette première sous-section par les avantages et les inconvénients de cette posture (4.1.1.4).
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4.1.1.1 La phase exploratoire La phase exploratoire consiste à préparer la démarche de recherche sur le terrain (Giroux, 2003). Cette étape permet, selon nous, d’expliquer avec acuité les raisons qui nous poussent à adopter telle ou telle posture. Pour comprendre l’importance qu’a eue cette phase, remontons aux origines de notre relation avec notre terrain d’étude : l’entreprise française Lafarge.
La prise de contact avec Lafarge s’est déroulée durant un stage rémunéré de six mois réalisé dans le cadre d’un programme de formation (un Mastère Spécialisé). L’obtention de ce stage a été facilitée par des relations professionnelles nouées avec la Corporate Knowledge Manager de l’entreprise, Joanna Stuart. En effet, avant ce stage, nous avons occupé la fonction de « Consultant Junior » sur un logiciel de knowledge management (Sharenet) au sein d’un cabinet de conseil en nouvelles technologies (Agilience), cabinet fondé par deux praticiens du knowledge management issus du Boston Consulting Group. Cette expérience professionnelle s’est étalée sur une période de 18 mois durant laquelle nos premières réflexions à propos du knowledge management ont commencé à émerger. Pendant cette période, nous avons commencé à acquérir la pratique du knowledge management ; la pratique étant ici entendue comme un ensemble d’outils, de méthodes et de modèles développés par des praticiens (Whittington, 2007). Nous avons mis en place des outils de knowledge management (des espaces collaboratifs virtuels) et pu ainsi avoir des interactions avec les clients du knowledge management : les employés des entreprises. Nous avons enfin noué des relations avec des praticiens du management des connaissances tels que des consultants ou des gestionnaires des connaissances et des théoriciens (des chercheurs en sciences de gestion). Joanna Stuart, Corporate Knowledge Manager de Lafarge, était notre responsable dans le cabinet de conseil. Nommée au début de l’année 2002, elle nous a proposé de rejoindre son équipe suite à notre départ de l’entreprise de conseil. Le stage consistait à l’assister durant ses premiers projets. Il démarra en avril 2002 (voir Figure 20) à la Direction des Systèmes d’Information à Paris, service dont dépend la Corporate Knowledge Manager. Ce stage était donc une opportunité formidable pour observer les pratiques d’un gestionnaire des connaissances. Mais notre projet de recherche n’était absolument pas défini en ces termes à cette époque.
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Figure 20. De la phase exploratoire à l'étude empirique Phase exploratoire (6 mois)
2002
2003
Etude empirique (12 mois)
2004
2005
2006
Cette première approche du terrain, antérieure à notre travail doctoral et à l’étude empirique, a été salutaire à double titre. Premièrement, elle nous a permis de nous familiariser avec les problématiques de la Corporate Knowledge Manager et de faire émerger notre problématique de recherche : observer et analyser les pratiques des gestionnaires des connaissances. Vivant au quotidien les difficultés de la fonction, tout en lisant des travaux de recherche sur le même thème, nous ressentions véritablement un décalage entre la théorie et la pratique. Ce décalage nous a incité à adopter une approche « pratique » de notre objet d’étude et orienté vers d’autres lectures. Deuxièmement, la période de stage nous a offert la possibilité de nouer des contacts avec des gestionnaires des connaissances autres que Joanna Stuart, au niveau des branches ou des services fonctionnels. Nous avons ainsi pu « poser des jalons » et identifier les personnes représentatives de la fonction knowledge management. A l’époque de l’étude exploratoire, le développement de relations avec ces personnes s’est faite naturellement et sans arrière-pensées, avec pour seul guide la volonté de travailler en commun au lancement de la politique Knowledge Management de Lafarge. En définitive, nous avons ainsi gagné un temps considérable dans la sélection des cas d’études et pu préparer sereinement un accord de collaboration avec l’entreprise.
4.1.1.2 L’accord de collaboration avec le terrain Pour bien comprendre notre posture d’observateur, il est nécessaire de remonter à l’historique de notre accord de collaboration. Suite à notre DEA (réalisé en 2002-2003), nous avons proposé à la Corporate Knowledge Manager de revenir dans l’entreprise pour mener des recherches dans le cadre de notre doctorat. Sachant que le thème des pratiques quotidiennes des gestionnaires des connaissances ne me permettrait pas d’obtenir un accord de la part de la Direction du Siège de Lafarge,
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nous avons proposé de conduire un audit des indicateurs de performance utilisé dans une politique de knowledge management. Nous savions que ce thème avait toutes les chances d’intéresser la Corporate Knowledge Manager et la Direction du Siège, qui est la seule Direction habilité à signer un accord de collaboration avec un laboratoire de recherche. L’accord de collaboration rédigé est dans les Annexes (Tome II – page 3). Entre la période exploratoire et la période d’étude empirique, nous avons fait en sorte de rester en contact avec Joanna Stuart afin de collecter régulièrement des informations sur le déroulement de ses projets. Finalement, nous avons obtenu un accord de collaboration pendant une période de 12 mois du 1er juillet 2004 au 30 juin 2005 (voir Annexe 1.B. pour une copie du document). Cet accord définit notre position dans l’entreprise en tant que « stagiaire » au service Corporate Knowledge Management de Lafarge à Paris. A ce titre, nous avons accès à la totalité des systèmes d’information du groupe, à un compte Lotus Notes (messagerie et bases de données) et à une clé USB qui nous permet d’accéder à notre compte Lotus Notes depuis notre domicile. Une présence à mi-temps dans le bureau de la Corporate Knowledge Manager a été négociée ainsi que la possibilité de réaliser des entretiens au sein du groupe Lafarge à tous les niveaux hiérarchiques.
En accord avec nos questions de recherche, nous pouvons donc affirmer que cet accord nous a guidé dans notre positionnement vis-à-vis du terrain.
4.1.1.3 Le dilemme de la distance Comment définir notre niveau de distance ou d’intimité à l’égard de la source des données. Le chercheur est sans cesse confronté à ce dilemme pour accéder à la réalité du terrain : doit-il emprunter une approche « dissimulée » par laquelle il conservera la maîtrise absolue de la gestion avec les sources des données primaires et qui le conduira à adopter une investigation masquant ses objectifs de recherche, ou doit-il au contraire opter pour une approche « ouverte », ne cachant pas ses objectifs aux sujets-sources mais leur offrant de fait un plus grand contrôle sur le processus d’investigation (Baumard et al., 1999 : 248) ? Dans ce dilemme, l’accord de collaboration signé avec l’entreprise doit également être considéré. Sur quoi porte l’étude ? Quel est son périmètre ? Que fait le chercheur au quotidien dans l’entreprise ? Nous concernant, l’accord de collaboration (dont la copie est l’Annexe 1.A.) spécifie très clairement dans les Articles 3, 4 et 5 les droits et les devoirs du chercheur vis-à-vis de son terrain. Cet accord prévoit un statut d’observateur. Mais, comme
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l’a montré Buford Junker (1960), il existe différents niveaux d’observation pour le chercheur vis-à-vis de son terrain (Tableau 23) : la participation complète, le participant qui observe, l’observateur qui participe et l’observateur complet. Tableau 23. Les quatre statuts du chercheur observateur selon Junker (1960)
Le statut du chercheur
Identité du chercheur
Commentaires
Un participant complet
Non dévoilée aux acteurs de terrain
Soulève des problèmes éthiques. Peut être utile pour observer des communautés clandestines.
Un participant qui observe
Dévoilée
Le chercheur agit comme un employé. Il a un rôle défini dans la structure.
Un observateur qui participe
Dévoilée
Le chercheur ne prend pas part activement et formellement aux activités dans la structure. Il les observe essentiellement.
Un observateur complet
Dévoilée ou non
Le chercheur observe sans contact direct avec les acteurs (approche expérimentale en laboratoire par exemple).
Pour définir avec précision notre posture, nous avons procédé en deux temps (Figure 21). Figure 21. Postures adoptées par le chercheur vis-à-vis de son terrain Participant complet
2002
Participant qui observe
2003
2004
2005
Observateur qui participe
Temps 2006
Premièrement, nous nous sommes positionné en tant que participant qui observe. Etant donné notre expérience professionnelle antérieure et la nature de cet accord de collaboration, nous avons opté pour une posture ouverte afin d’accéder au terrain de recherche. Comme nous avions divulgué le fait que nous étions un chercheur en sciences de gestion aux responsables de l’entreprise, et conformément à notre accord, nous avons proposé de mener un audit des indicateurs de performance en knowledge management.
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Cette proposition était un moyen d’accéder aux gestionnaires des connaissances en créant un bénéfice mutuel : nous pouvions gagner la confiance des gestionnaires des connaissances de Lafarge en leur fournissant des informations recueillies au sein du groupe et hors du groupe (voir l’Annexe 1.C. pour lire la copie de la proposition) tout en abordant leurs pratiques quotidiennes grâce à des entretiens et des observations au sein de leur service. Concrètement, notre tâche consistait à faire un audit des indicateurs de performance utilisés par les gestionnaires des connaissances et d’identifier des cas de réussites de transfert des bonnes pratiques. Ce travail nous a également conduit vers d’autres membres de l’équipe knowledge management susceptibles de participer à cette étude. Nous avons ainsi développé nos contacts et pu accéder à de nouvelles données à travers différentes strates de l’entreprise.
Puis, dans un deuxième temps, nous avons adopté un point de vue distancié sur le travail du gestionnaire des connaissances. Nous sommes devenu un observateur qui participe. Cette deuxième posture a été rendue possible par la fin de notre audit sur les indicateurs et par la communication de nos résultats (Annexe 6.A.). Durant cette deuxième période, nous avions la charge de représenter la Corporate Knowledge Manager lors de réunions de branches ou de séminaires. Nous avions donc pour consigne de prendre des notes et d’observer le fonctionnement de l’équipe Knowledge Management de la branche. C’est pourquoi nous définissons notre posture comme une posture d’observateur. Cette dernière a été avant tout déterminée par notre objet d’étude et non par le choix d’un courant ou d’une école de pensée scientifique. Le Tableau 24 résume les différentes actions que nous avons menées durant les deux périodes. Tableau 24. Les actions du chercheur en fonction de son statut vis-à-vis du terrain.
Ce que nous avons fait en tant que participant qui observe
Ce que nous avons fait en tant qu’observateur qui participe
- Conduite d’un audit sur les indicateurs de performance pour le compte de la Corporate Knowledge Manager. - Observations des pratiques des knowledge managers du Siège. - Entretiens avec les knowledge managers des branches et les collaborateurs (Direction générale, consultants, directeurs de services transverses) - Récolte de documents
- Prises de notes lors de réunions de services KM dans les branches et les usines. - Observations des pratiques des knowledge managers des branches. - Entretiens avec d’autres collaborateurs : les opérationnels (directeurs d’usine ou responsables d’équipe) qui sont les utilisateurs des services de KM.
Nous allons maintenant conclure sur les avantages et les inconvénients de notre posture.
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4.1.1.4 Les avantages et les inconvénients de notre posture Le dilemme de la distance montre qu’il existe une tension entre les rôles d’observateur et de chercheur (Groleau, 2003 ; Nègre et Kohn, 2003). Pour réduire cette tension, nous avons consigné dans un journal de recherche (Encadré 7) des notes personnelles à propos de nos observations et de nos entretiens (voir l’Annexe 4 pour des extraits plus longs de ce journal). Encadré 7. Extrait du journal de bord du chercheur. Cette première visite m’a permis d’évaluer l’état d’avancement et la maturité de Lafarge concernant le management des connaissances. L’accent est très clairement mis sur le partage des connaissances et sur l’absence d’un processus de management des connaissances. Le KM y est considéré comme une méthode de travail, impliquant plus de collaboration et la réutilisation des meilleures pratiques. Les outils sont aujourd’hui installés, maintenant il s’agit de régler le défi humain : « Chez Lafarge, nous avons beaucoup travaillé sur les outils. Il nous semblait très important d’assurer la faisabilité technique du projet. Aujourd’hui, c’est au pari culturel et humain que nous sommes confrontés. Nous ne le gagnerons qu’en développant un type de management orienté vers le partage. Cela dit, le leadership de l’entreprise a un rôle à jouer dans cette mutation culturelle puisque le partage des connaissances est inscrit dans notre projet interne, Leader for Tomorrow. » Joanna Stuart
Etre un participant qui observe est un positionnement particulièrement fructueux quand on s’appuie sur des études de cas enchâssés (ce qui est notre choix, nous le verrons par la suite). En travaillant au quotidien au côté des acteurs de l’entreprise, nous accédons à une grande quantité de données dans un climat de confiance. Ce positionnement permet en effet de multiplier les observations et le recueil de documents de sources diverses, d’assister à des réunions de façon plus naturelle que l’observation simple et il justifie la présence au sein de l’équipe (Musca, 2006 : 156). Le danger, quand on adopte une posture de participant qui observe, est de délaisser son regard critique vis-à-vis du terrain de recherche : « la participation aux activités du groupe peut avoir comme conséquence d’intégrer pleinement le point de vue des observés délaissant ainsi son regard critique du chercheur » (Groleau, 2003 : 217). Il se peut que le chercheur s’identifie trop à la communauté sociale qu’il étudie. C’est pourquoi nous avons limité notre participation à la conduite de cet audit sur les indicateurs de performance et à la prise de note lors de réunions. Nous avons toujours gardé en tête la possibilité d’influencer les pratiques des gestionnaires en raison des interactions que l’on a pu avoir avec les gestionnaires. Ceci était particulièrement le cas avec Joanna Stuart qui était une ancienne collègue de travail. Ce danger est d’autant plus grand pour nous qui sommes un ancien praticien du knowledge management. Notre situation n’est pas sans rappeler celle de Julian
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Orr (1996) quand il a étudié la communauté des réparateurs de photocopieurs de Xerox (Encadré 8). Encadré 8. Les avantages et les inconvénients de l'expérience professionnelle (Orr, 1996 : 7) « Mon expérience pratique était à la fois un avantage et un problème. C’était bénéfique parce que ma présence sur le terrain a été moins dérangeante puisque j’avais besoin de peu d’explication. De plus, cela m’a aidé à gagner la confiance des techniciens. Toutefois, cela s’est avéré un problème au moment de l’analyse puisque, dans mes notes, j’avais omis des éléments qui me paraissaient évidents sur le terrain mais qui l’étaient moins lorsque j’ai pris un peu de recul. J’ai aussi trouvé que j’avais tendance à examiner certains phénomènes comme non intéressants alors qu’ils ont retenu l’attention d’autres personnes de l’extérieur. L’aide de collègues a été précieuse pour attirer mon attention sur des données intéressantes qui, autrement, seraient restées dans l’ombre par ma faute ».
Ce danger de délaisser son regard critique est moindre dans la posture d’ « observateur qui participe » puisque nos observations n’ont pas été déclarées aux personnes observées. C’est pourquoi les données récoltées n’ont pas été « contaminées » par la relation du chercheur avec son terrain. Cette posture permet ainsi d’analyser des données issues principalement des observations des actions des gestionnaires des connaissances dans leur contexte. Nous sommes toutefois conscient que nous nous exposons à des mécontentements de la part des personnes observées quand notre travail sera publié même si nous jugeons cette probabilité très faible étant donné que la totalité des personnes étudiées n’occupent plus leur fonction aujourd’hui ou qu’ils travaillent dans une autre entreprise. Le principal problème de notre posture d’observateur est sa cohérence avec notre modèle d’étude : le système d’activité. Ce modèle s’inscrit dans une perspective « pratique » selon laquelle le chercheur est censé avoir une approche socio-constructionniste (Burr, 2003) de la réalité. L’Encadré ci-dessous tente d’apporter une réponse à cette interrogation : peuton adopter une perspective « pratique » tout en étant observateur ? Encadré 9. Peut-on adopter une perspective "pratique" tout en étant observateur ? Dans leur article « Three Responses to the Methodological Challenges of Studying Strategizing » Balogun et al. (2003) abordent les questions épistémologiques et méthodologiques de cette perspective. Le principal problème que soulève cette perspective est que le chercheur doit prendre part à la pratique pour pouvoir en saisir le sens : « sharing practice is about sharing know how, but know how is potentially hard to share in any way other than through practice itself: This suggests the need for a more active involvement of practitioners in the research, which in turn requires us to investigate alternative means of data collection that sit outside the taken-for-granted approaches such as interviewing and observation. Traditional case and ethnographic studies typically position the researcher as the interpreter» (Balogun et al., 2003 : 200). Alors qu’ils proposent trois outils innovants pour collecter les données (les « focus groups », le journal intime et les séminaires d’échange/de réflexion) ils constatent tout de même qu’il est très difficile de se passer d’outils qu’ils considèrent plus classiques comme l’observation ou l’entretien. En ce qui nous concerne, nous avions la connaissance de la pratique du knowledge management avant d’étudier notre terrain. A cet égard, notre compréhension était simplifiée par notre connaissance du phénomène observé (les actions du knowledge manager). C’est pourquoi nous pouvons légitimement utiliser des outils de collecte classiques. En revanche, sans cette expérience et sans la phase exploratoire, il aurait été nécessaire d’adopter une posture de participant complet.
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En conclusion, notre posture peut être qualifiée d’observateur participant actif (Chanlat, 2005). Elle concerne les chercheurs dont le statut de salarié et d’observateur est connu de tous au sein de l’organisation. Le chercheur dispose alors d’une plus grande marge de manoeuvre pour mener à bien son enquête en comparaison avec la forme d’observation participante complète. La difficulté de cette stratégie est finalement celle de son statut de membre de l’organisation qui risque de prédominer sur celui de chercheur.
Cette posture d’observateur implique une réflexion importante sur notre relation avec l’objet de recherche. Comme le note Albert David (2000), l’observation participante vise à élaborer un modèle descriptif du fonctionnement du système que le chercheur étudie (Tableau 25).
Démarche
Tableau 25. Un cadre intégrateur pour quatre démarches de recherche en sciences de gestion inspiré de Koenig (1993) (David, 2000 : 102) Objectif Partir de l’existant (observation des faits ou travail du groupe sur son propre comportement) Partir d’une situation idéalisée ou d’un projet concret de transformation
Construction mentale de la réalité
Construction concrète de la réalité
Observation, participante ou non
Recherche-action
Elaborer un modèle descriptif du fonctionnement du système étudié.
Aider à transformer le système à partir de sa propre réflexion sur luimême, dans une optique participative. Recherche-intervention
Conception « en chambre » de modèles et outils de gestion Elaborer des outils de gestion potentiels, des modèles possibles de fonctionnement, sans lien direct avec le terrain
Aider, sur le terrain, à concevoir et à mettre en place des modèles et outils de gestion adéquats, à partir d’un projet de transformation plus ou moins complètement défini.
Ce rapport à la réalité est propre aux chercheurs du courant appelé le « positivisme aménagé » selon lequel le chercheur part de ses observations des faits pour construire mentalement la réalité à travers des conjectures qu’il établit par abduction. Ces conjectures s’inscrivent dans le modèle théorique du système d’activité. Nous allons définir dans la partie suivante cette épistémologie qualifiée de « positivisme aménagé » en l’inscrivant dans une ontologie réaliste.
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4.1.2 Un positivisme « aménagé » Dans le cadre du positivisme, le chercheur va « découvrir des lois qui s’imposent aux acteurs qu’il étudie » (Girod-Séville et Perret, 1999 : 21) et tenter de découvrir de régularités ou des mécanismes explicatifs à cette réalité (Figure 22). Figure 22. Le chercheur prométhéen – Posture d’extériorité (Giordano, 2003 : 20)
Observateur
L’observateur est un sujet actif observant un réel donné, indépendant de lui-même
Acteur
Ce principe général est peu fidèle à la pluralité des positivismes qui se sont succédés au cours des temps (Giordano, 2003 : 18). Différentes ontologies, c’est-à-dire la manière dont la réalité est envisagée par le chercheur (Guba et Lincoln, 1994), permettent d’aborder le positivisme sous différents angles. Nous allons voir qu'en sciences de gestion, le positivisme s’inscrit principalement dans une ontologie réaliste (4.1.2.1) où le positivisme est appelé « post-positivisme » (4.1.2.2).
4.1.2.1 Une ontologie réaliste critique Le chercheur en sciences de gestion dispose de différentes options pour articuler sa réflexion. Selon Koenig (1993), il peut s’appuyer sur des théories réalistes qui cherchent à décrire le monde tel qu’il est ou sur des théories instrumentalistes dont l’objectif est d’accroître sa maîtrise sur le monde. Ce choix s’inscrit, selon l’auteur, dans une seconde opposition thématique : celle du statut ontologique du monde. Le monde est-il une réalité ordonnée par le chercheur ou, au contraire, construite par le chercheur ? Le croisement de ces oppositions thématiques (réalisme de la théorie/essence de la réalité) nous permet alors de définir notre zone épistémique au sens de Koenig (1993) (Tableau 26).
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Tableau 26. Oppositions thématiques et zones épistémiques (Koenig, 1993 : 6) Essence de la réalité
FORT
(Or)donnée
Construite
Découverte de régularités
Recherche-action
Glaser et Strauss (1967) Huberman et Miles (1984) Bourgeois et Eisenhardt (1988)
Jaques (1972) Giddens (1987) Pettigrew (1987) Argyris, Schön (1978) Construction d’artefacts
Réalisme de la théorie
Développement d’instruments prédictifs
FAIBLE
Williamson (1975) March (1991) Hannan et Freeman (1989) Jensen et Mckling (1976)
Taylor (1965) Von Hippel (1988) Ohno (1989)
La découverte de régularités est précisément notre objectif de recherche. Cet objectif s’inscrit
dans
une
ontologie
réaliste.
Cette
dernière
s’oppose
à
l’ontologie
nominaliste/relativiste. A l’origine de cette opposition on trouve les travaux de Burrell et Morgan sur les paradigmes en sciences sociales. Ces derniers s’interrogent, à travers cette typologie (Tableau 27), sur la nature de la réalité et sur la nature de la science. Tableau 27. Approche subjectiviste/objectiviste - adapté de Burrell (1996 : 650) par Koenig (2006 : 15) Les sciences sociales Approche subjectiviste Approche objectiviste Ontologie Epistémologie
Nominalisme/Relativisme
Réalisme
Anti-positivisme
Positivisme
Dans une approche objectiviste des sciences sociales, le réalisme consiste à considérer la réalité comme une essence « peuplée d’entités réelles dont l’existence est indépendante de la perception, de l’expérience ou de la connaissance que l’on peut en avoir » (Koenig, 2006 : 15). Quel que soit le langage que l’on emploie pour décrire telle ou telle entité cette dernière existe indépendamment. Il est donc possible d’émettre des propositions d’explication des phénomènes observés. Au contraire, le nominalisme - ou plutôt le « relativisme » - considère que ces entités n’existent uniquement qu’à travers un langage qui sert à le décrire : « le Monde ne possède aucune caractéristiques intrinsèques, il y a seulement différentes manière de l’interpréter » (Koenig, 2006 : 15). Vis-à-vis de ces deux propositions, nous nous inscrivons véritablement dans une ontologie réaliste. Notre zone épistémique est donc située en haut à gauche du Tableau 26 :
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nous sommes dans une logique de découverte de régularités au sein d’une réalité (or)donnée. Cet objectif est cohérent avec notre posture d’observateur. La réalité nous est donnée et nous cherchons à la comprendre.
Mais si notre objectif est de comprendre cette réalité, notre connaissance de cette réalité est-elle véritablement fiable ? La réponse à cette question a déclenché ce que l’on appelle la « guerre des paradigmes » (Koenig, 2006) : dans un camp, les tenants du positivisme considèrent qu’il est possible de répondre par l’affirmative à cette question tandis que dans l’autre camp cette quête est vaine puisque le chercheur ne peut ni décrire, ni observer et appréhender la complexité du Monde. Comme le note Gérard Koenig (2006), le chercheur qui opte pour une posture de réalisme scientifique se situe à mi-chemin. Sa connaissance de la réalité est faillible mais il est possible de l’améliorer peu à peu : « l’observation et l’expérience peuvent et doivent réduire impitoyablement l’éventail des croyances scientifiques admissibles, autrement il n’y aura pas de sciences » (Koenig, 2006 : 17). Cet apprentissage de la réalité est justement la position intermédiaire développée par le post-positivisme (ou « positivisme aménagé »).
4.1.2.2 Le post-positivisme Dans la « guerre des paradigmes » en sciences de gestion, on oppose souvent l’épistémologie positiviste à l’épistémologie constructiviste. La première postule que la réalité est ordonnée ou découverte par le chercheur alors que la seconde considère que la réalité est construite par le chercheur à travers des artefacts ou des actions dans l’entreprise. Cette opposition a souvent été abusive et mal comprise par les chercheurs débutants : « des confusions sont constamment opérées entre les construits sociaux étudiés dans toute science sociale et l'ancrage constructiviste présenté comme une nécessité [dans certaines thèses de doctorat] » (Charreire et Huault, 2001 : 55). Il existe en effet différentes variations au sein même de ces deux épistémologies, notamment le post-positivisme (Tableau 28). Au contraire du positivisme, le post-positivisme se base sur une ontologie de réalisme critique. Le réalisme naïf considère que la réalité existe et qu’elle est déterminée par des lois naturelles et des mécanismes immuables : « knowledge of the ‘way things are’ is conventionnaly summarized in the form of time- and context-free generalizations, some of which take the form of cause-effects laws » (Denzin et Lincoln, 1994 : 109). Le réalisme critique considère que la réalité
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existe mais que la connaissance par le chercheur est faillible : « the ontology is labeled as critical realism because of the posture of propenents that claims about reality must be subjected to the widest possible critical examination to facilitate apprehending reality as closely as possible (but never perfectly) » (Denzin et Lincoln, 1994 : 110). Tableau 28. Les croyances dans les épistémologies en sciences de gestion (Guba et Lincoln, 1994 : 109) Positivisme Post-positivisme Théorie critique Constructivisme (recherche-action participative) Ontologie Réalisme naïf Réalisme critique Réalisme Relativisme historique Epistémologie Dualisme et Dualisme et Transactionnelle et Transactionnelle objectivisme objectivisme subjective et subjective remaniés Méthodologie Expérimentale et Expérimentale et Dialoguée et Herméneutique et manipulatoire manipulatoire transformationnelle dialectique avec nuances
Dans le post-positivisme, la relation du chercheur à son objet de recherche (l’épistémologie) n’est plus uniquement à sens unique. Dans l’épistémologie positiviste, le chercheur et son objet sont deux entités distinctes qui ne s’influencent pas. C’est ce que les auteurs désignent pas « dualisme ». Dans le post-positivisme, cette position est jugée comme intenable et des garde-fous tels que la validation par les pairs (dans les revues scientifiques) ou par des travaux antérieurs permettent de valider la scientificité de la démarche. Ainsi, pour Moldoveanu et Baum (2002), les travaux en sciences de gestion qui se qualifient de positivistes ne le sont pas car il est impossible pour eux de découvrir la véracité des propositions de recherche par une expérience immédiate des sens. Il faut donc abandonner tout espoir de fonder la démarche scientifique sur la seule observation ou la seule logique et accepter que la vérité devienne un pari (David, 2000 : 98).
Alors que le réalisme conduit à faire de la science une « description vraie du monde » (Koenig, 1993 : 6), le réalisme critique conduit le chercheur à faire des constructions mentales pour décrire ce monde. Cette description est un processus d’apprentissage entre l’observation du terrain, son interprétation par le chercheur et la conceptualisation.
179
4.1.2.3 Des allers-retours entre conceptualisations et terrain de recherche Pour aboutir à une forme d’objectivité, le post-positivsme implique une présence durable sur le terrain et un croisement des interprétations des différents acteurs étudiés avec des observations. Le chercheur accède à une représentation certes subjective de la réalité, mais elle est surtout partagée par les acteurs et peut ainsi être constitutive d’une objectivité (Huberman et Miles, 1991). Pour aboutir à cette objectivité, nous avons opéré de manière cyclique (Figure 23). Figure 23. Cycle de réflexion avec le terrain dans une épistémologie post-positiviste Conceptualisation Discussion/ Réfutation
Modèle du système d’activité
Conjectures tirées de notre modèle
Théorie Terrain Confrontation
Conjectures tirées du notre observation
Ressenti des acteurs vis-à-vis des faits
Observation Faits réguliers
Ce cycle démarre par la conceptualisation. Celle-ci a été réalisée dans le cadre de notre revue de la littérature qui a abouti à l’utilisation du modèle du système d’activité pour analyser les pratiques des gestionnaires des connaissances. En conceptualisant le travail du gestionnaire des connaissances au sein d’un modèle, nous avons sélectionné les observations que nous souhaitions réaliser. Comme le conseille Albert David (2000), il faut avoir un modèle qui fasse miroir : c’est toujours un modèle qui définit ce qui est observable, même au début du processus d’observation. Ainsi toute connaissance commence par des conjectures, c'est-à-dire des paris ou des hypothèses sur ce qui a été observé, qui vont stimuler des réajustements (de nouveaux paris) et conduire en de nouvelles observations et ainsi de suite. L’observation aboutit à des entretiens qui permettent de faire émerger le ressenti des gestionnaires : ce que nous avons observé est-il corroboré par l’acteur ? Ce processus cyclique permet alors de discuter ou de réfuter les conjectures théoriques (issues du modèle du système d’activité) et les conjectures issues de l’observation. La réalisation d’entretiens avec les acteurs joue ici un rôle fondamental. 180
Notre recherche ne traduit donc que partiellement la réalité puisqu’elle est basée sur nos observations des praticiens et sur l’interprétation qu’ils donnent à leur action. Une part d’interprétation est donc nécessaire pour conduire au positivisme comme le concèdent les « positivistes aménagés » que sont Huberman et Miles : « nous nous définissons comme des positivistes logiques conscients des limites de cette tâche et prêts à y remédier. Quelque chose comme un positivisme logique aménagé peut-être. Autrement dit, nous pensons que les phénomènes sociaux existent non seulement dans les esprits mais aussi dans le monde réel et qu'on peut découvrir entre eux quelques relations légitimes et raisonnablement stables » (Huberman et Miles, 1991 : 31). C’est également notre positionnement.
Ce cycle de réflexion entre la conceptualisation, l’observation et l’interprétation est fondé sur un mode de raisonnement dit « abductif ».
4.1.3 Un raisonnement abductif Dans le cadre du positivisme aménagé, la logique de la découverte suppose qu’un ordre caché existe et qu’il est possible de le révéler (Koenig, 1993). Il s’agit ainsi de mettre en ordre des matériaux empiriques selon l’opération mentale de l’abduction (4.1.3.1), de comprendre des régularités observées (4.1.3.2), et de s’assurer que ces dernières sont valides grâce à l’utilisation de cas empiriques (4.1.3.3).
4.1.3.1 La mise en ordre des matériaux empiriques Dans le cadre d’un positivisme logique aménagé, la mise en ordre des matériaux empiriques (c'est-à-dire des données récoltées par le chercheur) se réalise selon un processus d’abduction. Comme le définit Blaug, l’abduction est « l’opération qui n’appartenant pas à la logique, permet d’échapper à la perception chaotique que l’on a du monde réel par un essai de conjecture sur les relations qu’entretiennent effectivement les choses » (Blaug, 1982 : 16). En d’autres termes, l’abduction permet de remettre en ordre ce qui ne l’est pas. A partir de l’observation de faits réguliers guidés par un cadre conceptuel existant, le chercheur va réaliser des conjectures (des suppositions à la fois théoriques et pratiques ou des paris) qu’il va tester et discuter.
181
Depuis Aristote, on considère que le processus général de la recherche est construit selon un schéma dichotomique d’induction-déduction entre les idées et les faits. De façon classique, on considère qu’un raisonnement déductif va du général au particulier, alors qu’un raisonnement inductif va du particulier au général (Charreire et Durieux, 1999 : 62). Au contraire de l’induction qui vise à dégager par l’observation des régularités indiscutables, l’abduction consiste à tirer de l’observation des conjectures qu’il convient ensuite de tester et de discuter (Koenig, 1993 : 7). La déduction, au contraire de l’induction, est un raisonnement à partir d’hypothèses que l’on teste. Elle ne s’appuie par sur l’observation mais sur la démonstration qu’une chose est la conséquence d’une autre (si A=B et que A=C alors B=C). L’induction permet au contraire de montrer que « si un grand nombre de A ont été observés dans des circonstances très variées, et si l’on observe que tous les A sans exception possèdent la propriété B, alors tous les A ont la propriété B » (Chalmers, 1987 : 27). Or, les sciences sociales ont proposé d’autres formes de réflexion comme la démarche hypothético-déductive. La Figure 24 permet de comparer les logiques inductives, déductives, abductives et hypothéticodéductives. Figure 24. Modes de raisonnement et connaissance scientifique (adapté de Chalmers, 1987 : 28 par Charreire et Durieux, 1999 : 62) Lois et Théories universelles
Logique inductive
Conceptualisations - hypothèses - modèles - théories Démarche abductive
Faits établis par l’observation
Logique déductive
Démarche hypothéticodéductive Explications et Prédictions
182
Sur la Figure ci-dessus, on remarque que toutes ces formes de réflexion sont complémentaires. On comprend également que l’abduction permet de démarrer sa réflexion par une observation empirique –elle-même facilitée par la mise en ordre de la réalité- pour déboucher sur des conceptualisations que le chercheur va tester et faire évoluer. Au contraire de la démarche hypothético-déductive, le chercheur ne va pas essayer de prédire mais simplement essayer d’expliquer.
4.1.3.2 Comprendre les régularités observées et chercher des causalités Conformément à notre positionnement épistémologique, nous nous devons de mettre à jour l’existence de régularités et trouver des chaînes causales entre ces régularités. Ce processus est difficile à mener par le chercheur car il doit pondérer les différents facteurs qui expliquent telle explication et équilibrer le difficile rapport entre explication et prédiction. L’Encadré 10 est une illustration de cette difficulté. Encadré 10. Les témoignages de Miles et Mintzberg (David, 2000 : 89) Dans un numéro spécial de la revue Administrative Science Quarterly (1974), Miles et Mintzberg racontent, chacun à leur manière, comment ils ont procédé sur des terrains d’observation et de quelle manière ils ont ressenti et tenté de résoudre, parfois par essais-erreurs, les problèmes rencontrés. Ces deux auteurs sont intéressants parce que l’on ressent nettement, à leur lecture, que les chercheurs ont essayé d’être rigoureux – notamment au sens où ils ont produit des résultats sous une forme se prêtant à la critique scientifique, donc réfutables au sens de Popper – mais sans toujours savoir comment ni pourquoi. En d’autres termes ils avaient de la méthode, mais la méthodologie n’était que partiellement formalisée.
En fait, une méthodologie appelée « la Théorie Enracinée » de Malcom Glaser et Anselm Strauss avait tenté de formaliser la démarche dès 1967. Les auteurs défendent l’idée que le chercheur doit procéder par des analyses comparatives constantes des données. Ils identifient deux types de catégories, celles que le chercheur a construites lui-même et celles qui se dégagent du discours des acteurs. La théorie est alors construite graduellement à travers le regroupement des concepts et l’élaboration des relations entre eux. C’est précisément ce que préconisent Huberman et Miles, deux positiviste « aménagés » : « notre mode d'analyse implique des navettes constantes entre la condensation des données, leur présentation, l'élaboration de conclusions préliminaires et leur vérification. De nouvelles données viennent s'ajouter aux anciennes, de nouveaux formats de présentation voient le jour, les conclusions sont revues et corrigées. Toutes ces opérations auront, par contrecoup, des effets les unes sur les autres, effets qui seront déterminants pour l'évolution de l'analyse » (Huberman et Miles, 1991 : 461).
183
Par le biais de comparaisons successives des données recueillies entre elles et en référence aux théories disponibles, une première théorie locale (« Substantive Theory ») peut être formulée. Ce n’est qu’à l’issue de ce processus que s’effectue la remontée en généralités et l’éventuelle formulation d’une théorie « formelle ». La mise à jour de ces chaînes causales permet donc de durcir progressivement la théorie en cours d’élaboration. Elle est de moins en moins modifiée par les observations du chercheur. Les données recueillies servent bien à confirmer ou à clarifier certaines conjectures établies par le chercheur. C’est le processus que nous avons représenté par la Figure 23 (page 180). Le travail de recherche est alors valide si les observations se saturent progressivement dans un contexte particulier, celle d’une étude de cas.
4.1.3.3 Utiliser des cas empiriques La validation de la démarche abductive est obtenue si le chercheur connaît une redondance dans l’analyse qu’il fait des régularités observées. Cela peut s’obtenir par saturation ou pour l’utilisation du cas pour tester les conjectures qu’il a développées (Koenig, 1993 : 8). C’est notamment ce que préconise Yin (1989, 2003) : tester un dispositif théorique au moyen d’un ou de plusieurs cas choisis en fonction de leur pertinence par rapport à la théorie que l’on souhaite mettre à l’épreuve ou de la théorie que l’on souhaite construire. Le choix de la méthode des cas doit alors clairement être défendu par le chercheur. C’est précisément ce que nous proposons de faire dans une deuxième partie présentant nos principes méthodologiques (4.2). En conclusion, nous nous considérons comme un « observateur interprétant », position qui s’inscrit dans une tradition positiviste dite « aménagée ». A partir de nos observations du travail du gestionnaire, nous cherchons à décrire et à comprendre les régularités et les liens de causalité dans son système d’activité. Mais nos observations étant « enchâssées » dans un contexte spécifique (l’entreprise ou l’unité dont l’acteur étudié dépend), il nous semble nécessaire d’adopter une méthode des cas pour étudier les spécificités de chaque observation. Ces allers-retours entre l’observation et l’interprétation nous permettent d’établir des conjectures guidées par notre modèle théorique selon un mode de réflexion abductif.
Dans la conduite d’une recherche scientifique en sciences de gestion, l’articulation entre l’ontologie, l’épistémologie et la méthodologie est fondamentale. C’est pourquoi nous présentons dans la partie suivante les principes méthodologiques que nous avons suivis. 184
4.2 Principes méthodologiques Nos principes méthodologiques découlent de notre positionnement épistémologique et permettent de définir le périmètre de notre étude, de structurer notre analyse et d’orienter notre interprétation.26 Comme le rappelle Dachler, « la méthodologie se comprend comme le développement d’outils à l’aide desquels il est possible de donner une représentation d’un monde extérieur. Cette représentation se doit d’être la plus complète et précise possible. […] Les méthodes sont des outils à l’aide desquels le chercheur – sujet actif et connaissant – construit le savoir à propos d’objets de recherche relativement passifs » (Dachler, 1997 : 722). La démarche post-positiviste et abductive dans laquelle s’inscrit notre recherche tend à préconiser une méthodologie qualitative. Une recherche de nature qualitative permet selon nous d’atteindre notre objectif de recherche tout en profitant de la multiplicité de données. La diversité des données récoltées n’a de sens que si elle est reliée par un fil conducteur, un contexte spécifique permettant de mettre au jour les régularités observées. C’est pourquoi la méthode des cas nous semble la plus appropriée pour répondre à nos questions de recherche. Elle permet de découvrir des régularités en s’appuyant sur un contexte choisi pour sa singularité. Elle permet également de mener des observations et des interprétations de nature exploratoire et enracinées dans un contexte particulier. La représentativité des cas et leur nombre deviennent alors des critères de scientificité. C’est pourquoi, nous défendons ici notre choix d’une démarche qualitative (4.2.1.) basée sur la méthode des cas enchâssés (4.2.2.) et nous expliquons nos critères de sélection des cas (4.2.3).
4.2.1 La démarche qualitative Pourquoi préférer une démarche qualitative à démarche quantitative ? Une démarche de recherche est dite qualitative en comparaison à une démarche quantitative. Strauss et Corbin (1990) définissent la démarche qualitative comme « toute recherche qui produit des résultats sans utiliser des procédures statistiques ou tout autre méthode quantitative. Certaines données peuvent être quantifiées mais leur analyse est, quoiqu’il arrive, un phénomène qualitatif » (Strauss et Corbin, 1990 : 17). Ainsi notre choix d’une démarche de recherche qualitative s’explique pour trois raisons : l’existence de données qualitatives 26
Le mot méthode vient du grec ancien methodos qui signifie la poursuite ou la recherche d'une voie. La méthodologie est littéralement la science de la méthode.
185
(4.2.1.1), la possibilité d’étudier l’évolution d’un processus organisationnel et des actions individuelles dans l’espace et le temps (4.2.1.2) et la multiplicité des outils de recherche offerts au chercheur (4.2.1.3)
4.2.1.1 L’existence de données qualitatives Pour Huberman et Miles (1991), il existe, sur le terrain de recherche, des données qualitatives qui se présentent sous forme de mots plutôt que de chiffres. Yin (2003) les décrit comme des données non numériques par opposition aux données numériques. Elles sont porteuses de sens pour les acteurs : « dans les recherches qualitatives, les chercheurs étudient les objets dans leur cadre naturel, recherchant le sens pour les acteurs eux-mêmes des phénomènes de l’étude » (Denzin et Lincoln, 1998 : 2). Selon Evrard et al. (1993), les données qualitatives correspondent à des variables mesurées sur des échelles nominales et ordinales (non métriques) tandis que les données quantitatives sont collectées avec des échelles d’intervalles ou de proportion. Puisque, la recherche qualitative vise à produire du sens à travers un processus d’analyse de la réalité, nous devons focaliser notre recueil de données sur des données qualitatives comme des discours, des notes d’observation ou des documents. La nature de la donnée récoltée par le chercheur est donc influencée par sa méthodologie de recherche mais également par sa capacité à les identifier dans l’organisation qu’il étudie : « les qualités requises pour l'analyse qualitative semblent être un minimum de créativité, une ténacité méthodique, un bon sens conceptuel, et une souplesse cognitive, c'est-à-dire la capacité à abandonner rapidement sa propre façon d'appréhender ou de transformer les données et d'essayer une autre tactique, plus prometteuse » (Huberman et Miles, 1991 : 460).
4.2.1.2 L’étude d’un processus et des actions dans l’espace et le temps Alors que la recherche sur le contenu est une photographie du terrain à un instant précis, la recherche sur les processus est davantage un film mettant en scène la complexité de la situation observée. Malgré les limites inhérentes à toute démarche qualitative (subjectivisme, validité externe, généralisation limitée), il nous est apparu que cette dernière permet à la fois d’étudier l’évolution d’un phénomène organisationnel (le temps), les attitudes des différents acteurs vis-à-vis de ce phénomène, et de comprendre le contexte dans lequel ce phénomène et ces acteurs s’inscrivent (l’espace). La grande force d’une démarche qualitative est donc la prise en compte du temps et du contexte.
186
Ceci est d’autant plus vrai quand le chercheur adopte une approche « pratique ». Johnson et al. (2007) précisent en effet que l’analyse des actions des managers englobe un grand nombre d’informations de toute nature (les discours, les documents, les tâches, etc.) et suppose de prendre en compte le contexte social et historique des praticiens. C’est pourquoi il est nécessaire de faire appel à différents outils de recherche.
4.2.1.3 La multiplicité des outils de recherche En écho à « l’affreuse cuisine » décrite par Claude Bernard, les recherches qualitatives apparaissent souvent comme un « bricolage » complexe (Denzin et Lincoln, 1998 : 3). Pour arriver à construire un « salon superbe », la démarche qualitative offre, en effet, au chercheur une multiplicité d’outils pour étudier la réalité qui s’offre à lui : la méthode des cas, l’observation, l’entretien, la recherche-action, l’étude du discours, etc (Giordano, 2003). Le chercheur doit alors fournir un travail important pour rendre compte de la complexité de sa recherche et réussir à transformer son « affreuse cuisine » en démarche scientifique rigoureuse. Huberman et Miles le reconnaissent volontiers : « la difficulté la plus sérieuse et la plus centrale de l’utilisation des données qualitatives vient du fait que les méthodes d’analyse ne sont pas clairement formulées. Pour les données quantitatives il existe des conventions précises que le chercheur peut utiliser. Mais l’analyste confronté à une banque de données qualitatives dispose de très peu de garde-fous pour éviter les interprétations hasardeuses » (Huberman et Miles, 1991 : 12). Cette possibilité offerte est, selon nous, une force quand on étudie un phénomène complexe, ce qui est notre cas. Ainsi « toute méthode qui marche, qui permet de parvenir à des conclusions Joannas, vérifiables et reproductibles, à partir d'un ensemble de données qualitatives, est bonne à prendre quels que soient ses antécédents » (Huberman et Miles, 1991 : 26). Cette force peut devenir une faiblesse si elle ne s’accompagne pas d’une explicitation du travail d’analyse des données par le chercheur (voir la partie 4.3).
La démarche qualitative est souvent considérée comme un processus complexe et moins scientifique que la démarche quantitative. Pourtant, si la démarche est encadrée par des garde-fous, elle est gage de scientificité. La multiplicité des outils de collecte des données permet d’analyser au plus près la réalité qui s’offre à nous.
Le recours à la méthode des cas s’inscrit dans cette démarche de description de la réalité.
187
4.2.2 La méthode des cas enchâssés Nous avons choisi d’utiliser l’étude de cas pour répondre à nos questions de recherche. C’est la méthode qualitative la plus utilisée dans les sciences de gestion. La méthode des cas se définit comme une analyse spatiale et temporelle d’un phénomène complexe par les conditions, les événements, les acteurs et les implications (Wacheux, 1996).
Une telle stratégie de recherche est basée sur le postulat suivant : il existe, dans l’organisation, des entités distinctes qu’il faut comprendre dans leur globalité. Chaque entité est choisie à dessein pour ses particularités, et constitue le point de départ de l’analyse (Curchod, 2003). L’étude de cas est donc une stratégie de recherche qui permet d’explorer des phénomène complexes et peu connus afin d’en capturer la richesse et d’y identifier des patterns, dans une optique de génération de théorie (Einsenhardt, 1989 ; Yin, 2003). Pour
préciser nos modalités de recherche, nous nous sommes appuyé sur les travaux de Robert Yin (1989, 2003) consacrés aux différentes utilisations de la méthode des cas. Nous cherchons à comprendre les avantages et les inconvénients de cette méthode (4.2.2.1) et les apports et les contraintes des cas enchâssés (4.2.2.2). Nous concluons sur le choix de l’unité d’analyse (4.2.2.3).
4.2.2.1
Les avantages et les inconvénients de la méthode des cas en temps réel Pour Yin, l’étude de cas est un outil de recherche fiable au même titre que les
expérimentations, les enquêtes quantitatives (questionnaire ou sondage) ou les analyses historiques. Il la définit comme « une enquête empirique qui examine un phénomène contemporain au sein de son contexte réel lorsque les frontières entre phénomène et contexte ne sont pas clairement évidentes et pour laquelle de multiples sources de données sont utilisées » (Yin, 2003 : 13). L’approche par étude de cas est proche de l’isolation expérimentale en ceci que chaque hypothèse rivale doit être spécifiée et faire l’objet de contrôles. La préface de Campbell à l’ouvrage de Yin (dans sa version de 1989) est un plaidoyer intéressant à la méthode des cas. Selon l’auteur, qui émettait pourtant des doutes quant à la validité de cette méthode trente ans plus tôt, celle-ci permet avant tout de comparer et d’éliminer des hypothèses rivales plausibles (« plausible rival hypotheses ») en les inscrivant dans des réseaux étendus, certes incomplets, d’implications. Cette stratégie de recherche consiste donc à 188
expliciter d’autres implications de l’hypothèse et à apprécier leur adéquation à d’autres données disponibles. Le chercheur peut alors envisager des explications rivales pour l’observation considérée et à apprécier leur plausibilité. Le cas permet donc à la fois de décrire une situation mais également de l’expliquer. Comme nous l’avons vu, ces explications se construisent petit à petit. Le chercheur doit observer la réalité à partir d’un questionnement et tester des hypothèses ou des conjectures pour obtenir des réponses à ce questionnement. Selon Lhady-Rispal (2000), la méthode des cas permet trois types d’application : l’explication de liens causaux existant dans la vie quotidienne mais complexes à appréhender, la description d’un contexte ou d’un phénomène particulier et l’exploration d’une situation peu Joanna. Cette description peut être réalisée en temps réel ou de manière rétrospective. Etant donné la qualité de notre accès au terrain de recherche et à la longueur de notre présence sur le terrain nous avons opté pour une étude de cas en temps réel. L’avantage d’une étude en temps réel est qu’elle permet de minimiser les biais introduits par une étude rétrospective tels que l’incompréhension du contexte de l’époque, l’absence des acteurs (départ de l’entreprise) ou encore l’impossibilité d’observer les pratiques d’un individu.
4.2.2.2
Les apports et les contraintes des cas enchâssés Qu’est ce qu’un cas ? Un cas peut être une personne, un groupe, une organisation,
une relation, un évènement, un processus, un problème ou toute autre chose (Langley et Royer, 2006 : 74). Conformément à notre objet de recherche, il s’agit de la première proposition : un cas est un gestionnaire des connaissances. Dans le Tableau ci-dessous nous décrivons succinctement les quatre personnes que nous avons décidé d’analyser pour répondre à nos questions de recherche. Dans la partie suivante nous expliquons pourquoi ces personnes représentent notre unité d’analyse.
Nom du cas CKO GOAL ZOOM OPK
Tableau 29. Les quatre études de cas retenues Description du poste La personne étudiée occupe la fonction de « Corporate Knowledge Manager » au sein de la Direction des Systèmes d’Information à Paris. La personne étudiée occupe la fonction de « Best Practice Manager» au sein de la Direction Industrielle de la branche Plâtre à Avignon. La personne étudiée occupe la fonction de « Knowledge Manager » au sein de la Direction Marketing et Ventes de la branche Toiture en Allemagne. La personne étudiée occupe la fonction de « Knowledge Manager » au sein de la Direction de la Performance de la branche Béton à Paris.
189
Nous avons choisi de retenir quatre études de cas (nous expliquons également un peu plus loin ce nombre de quatre). Ces cas sont « enchâssés » car ils s’inscrivent dans une même entreprise (Lafarge) mais dans des contextes différents. Chacun des cas se déroule dans une branche de l’entreprise et à des niveaux décisionnels divers. A titre d’illustration, la Corporate Knowledge Manager (cas CKO) collabore avec des personnes différentes que le Knowledge Manager du service Marketing et Ventes de la branche Toiture (cas ZOOM) car ils dépendent de directions différentes. Une étude de cas enchâssés comporte plusieurs sous-unités d’analyse au sein du cas. Cela signifie que des investigations doivent être menées à la fois au niveau du cas d’ensemble et des sous-unités (Yin, 2003). Dans le cadre de l’analyse du système d’activité des gestionnaires des connaissances de la branche Toiture et de la branche Plâtre, les sousunités seront dans le premier cas des responsables marketing et ventes et dans l’autre des directeurs d’usine. Un design enchâssé permet de mener des comparaisons systématiques entre les unités sélectionnées et d’étudier les relations entre des niveaux différents dans l’organisation (individus, groupes, firme) (Musca, 2006). C’est pourquoi nous nous situons en bas à droite de la Figure 25. Figure 25. Les grands types de design d'études de cas (Yin, 2003: 40)
Etude d’un cas unique Etude de cas holistique (Une unité d’analyse)
Contexte
Etude de plusieurs cas Contexte
Contexte
Cas
Cas
Contexte
Contexte
Cas
Cas
Cas
Etude de cas enchâssés (Unités d’analyse multiples)
Contexte Cas Sousunité
Contexte
Contexte
Cas
Cas
1 2 Sousunité
Contexte
Cas
1 2
1 2 Contexte
Cas 1 2
190
A l’opposé d’un design enchâssé, Yin distingue le design holistique (voir Figure 25). Un design holistique va s’appuyer sur « l’étude d’un cas critique, extrême, longitudinal ou révélateur dans son ensemble » (Yin, 2003 : 42-43). Le recours à un design holistique est pertinent lorsqu’il n’est pas possible d’identifier des unités logiques au sein du cas, ou lorsque la théorie mobilisée pour l’étude est elle-même de nature holistique (Yin, 2003). Le risque est alors d’étudier un phénomène sans en expliquer les causes et de rester à un niveau trop abstrait. Le fait de considérer des sous-unités au sein d’un cas d’ensemble aide le chercheur à focaliser sa recherche et à définir avec plus de précision son unité d’analyse. Le fait d’étudier les interactions entre les unités et les sous-unités est un gage de scientificité puisqu’il permet de renforcer la validité interne et la validité du construit (Yin, 2003 ; Musca, 2006). Enfin, cette démarche convient particulièrement à une dynamique de recherche abductive puisqu’elle permet d’appréhender toute la complexité du monde social et d’identifier des « patterns » (Strauss et Corbin, 1994). L’Encadré ci-dessous résume finalement les raisons qui nous poussent à utiliser l’étude de cas enchâssés. Encadré 11. Trois situations où l'étude de cas enchâssés est pertinente (adapté de Giroux, 2003 : 52) La première situation est l’observation de variations dans la politique interne de l’entreprise étudiée. Le groupe Lafarge remplit cette condition puisque l’entreprise connaît au début de l’année 2002 une fusion qui remet en cause le fonctionnement de l’entreprise. La seconde situation est l’existence de variations externes dans la réglementation, les conditions sociales et économiques. C’est également le cas puisque Lafarge subit fortement le mouvement de concentration dans le secteur des matériaux de construction. Cela amène l’entreprise à absorber un grand nombre de carrières et d’usines et à y transférer son savoir-faire. La troisième est la constatation de variations intra organisationnelles dans les prises de position des acteurs placés aux différents niveaux de l’organisation. C’est également le cas avec la mise en place du knowledge management. Structuré en quatre branches d’activités depuis 1998 (Plâtre, Béton & Granulats, Ciment et Toiture), la direction générale de Lafarge a mis en place une politique de management des connaissances au niveau du siège et de chaque branche. L’objectif est d’abattre les silos d’information entre les différentes branches et entre les différents niveaux décisionnels (depuis le siège à Paris jusqu’aux usines dans différents pays).
D’un point de vue méthodologique, la principale difficulté pour le chercheur dans des études de cas « enchâssés » est qu’il mette exagérément l’accent sur l’analyse des sousunités tout en oubliant le contexte dans lequel elle s’inscrit (Musca, 2006). Le cas d’ensemble devient ainsi le contexte de l’étude au lieu d’en être la cible (Yin, 2003). En l’absence d’une réflexion sur les interactions entre les sous-unités et les unités, le chercheur réalise une étude multi-cas. Notre objectif est donc de porter notre analyse à la fois sur les différentes sousunités mais également sur le cas dans son ensemble.
191
4.2.2.3
L’unité d’analyse retenue Dans une étude de cas, le chercheur peut analyser une quantité d’éléments. C’est
pourquoi il doit définir la granularité de son analyse. L’unité d’analyse retenue est le système d’activité du gestionnaire des connaissances tel qu’il a été défini dans le Chapitre
3. Dans le cadre d’un design enchâssé, l’unité d’analyse est également comparée aux sousunités. Des comparaisons approfondies doivent être menées entre les unités d’analyse et les sous-unités d’analyse. Langley (1999) souligne qu’il est possible, en analysant plusieurs unités au sein du cas, de scruter différentes facettes d’un ou de plusieurs processus, à différents moments de leur déroulement. Il s’agit d’opérer un maximum de ces comparaisons entre les différents « patterns » que nous observerons et les interprétations que nous en ferons. Des faisceaux de causes multiples, des boucles de causalité et des interconnections variées entre les différentes unités considérées peuvent être révélés, ce qui multiplie les indices et favorise la triangulation des données (Yin, 2003). L’objectif de l’étude n’est donc pas uniquement de proposer une généralisation statistique mais de faire émerger des résultats théoriques novateurs, dans une perspective de généralisation analytique (Yin, 2003). Le Tableau 30 récapitule les différents niveaux d’analyse retenus.
Contexte
Tableau 30. Niveaux d'analyse de nos études de cas Cas Unité d’analyse Sous-unités
Lafarge Siège (Paris)
CKO
Lafarge Plâtre (Avignon)
GOAL
Lafarge Toiture (Allemagne)
ZOOM
Lafarge Béton (Paris)
OPK
Système d’activité du Corporate Knowledge Manager Système d’activité du Responsable du KnowHow Portal Système d’activité du Knowledge Manager Marketing & Ventes Système d’activité du Responsable de OPK
- Direction des Systèmes d’Information - Comité de pilotage KM - Direction de la Performance Plâtre - Usines - Direction Marketing et Ventes - Séminaires de formation - Direction de la Performance Béton - Usines
Dans le cadre d’une étude de cas enchâssés, nous avons conduit notre analyse à différents niveaux de l’organisation. Notre réflexion s’est portée non seulement sur les actions du knowledge manager mais également sur les interactions qu’il entretient avec les collaborateurs. Puis nous avons comparé les cas entre eux selon une analyse transversale.
Voyons maintenant comment nous avons sélectionné nos cas d’étude.
192
4.2.3 La sélection des cas L’étude de cas propose une représentation explicative dépendante du contexte. On peut donc légitimement émettre des réserves sur la valeur scientifique de cette méthode, remettant en cause la fiabilité du fait de la trop grande part jouée par la subjectivité du chercheur. Dyer et Wilkins (1991) ont ainsi critiqué la méthode des cas proposée par Kathleen Eisenhardt en arguant, entre autre, que les études de cas classiques sont davantage des bonnes histoires que des théories testables. L’autre question soulevée par Dyer et Wilkins (1991) est celle de la connaissance du terrain par le chercheur : est-il assez familier avec le terrain du cas qu’il étudie ? L’autre limite reconnue à la méthode des cas est sa difficile généralisation : à quoi bon étudier un phénomène unique ? Cette question a été récemment (re)discutée dans Academy of Management Journal (volume 50, numéro 1). Dans ce débat sur la représentativité du ou des
cas, Siggelkow (2007 : 20) avance « qu’un cas doit avant tout être convaincant pour être exemplaire, considérant ainsi que le chercheur doit avant tout partir d’un cas typique pour exercer une critique plus pertinente de la théorie ». Un cas devient alors représentatif s’il « vise à développer une théorie et non à la tester » (Eisenhardt et Graebner, 2007 : 27). Pour Stake (1995 : 236) le chercheur doit avant tout « privilégier la compréhension du cas plutôt que de vouloir généraliser ». Ainsi, qu’il y ait un ou plusieurs cas, en fin de compte la logique de l’étude de cas est idiographique. Chaque cas peut donc être décrit au moins partiellement comme un tout par le biais d’une ou plusieurs narrations (Langley et Royer, 2006). Dans cette optique, Yin (2003) suggère au chercheur de choisir avec précision ses cas en vue d’accumuler assez de régularités et satisfaire ainsi au critère de représentativité. Les cas doivent être choisis pour des raisons théoriques et non statistiques (Glaser et Strauss, 1967 ; Eisenhardt, 1989), dans une logique de réplication littérale (prédiction de résultats similaires) ou de réplication théorique (prédiction de résultats contrastés pour des raisons prévisibles) (Yin, 2003). Cet objectif est conforme à notre démarche épistémologique, à savoir décrire les pratiques des gestionnaires des connaissances et dégager des chaînes de causalité (ou patterns) éventuellement testables dans d’autres contextes. C’est pourquoi nous expliquons dans cette partie notre processus de sélection de nos cas : c’est à la fois un processus rationnel qui doit satisfaire au critère de représentativité (4.2.3.1) mais également un processus contextuel où l’influence du terrain de recherche ne doit pas être ignorée (4.2.3.2). La compréhension de ces deux aspects nous aide à définir nos critères d’échantillonnage (4.2.3.3).
193
4.2.3.1
Le critère de représentativité Pourquoi quatre cas ? Conformément aux conseils de Yin, la multiplication de cas
permet de mettre en œuvre le principe de réplication. Ces cas doivent représenter des caractéristiques communes tout en présentant des contextes spécifiques. Ceci signifie que deux cas ou plus doivent être inclus dans le travail d’analyse. Si des résultats similaires apparaissent, la confiance dans les résultats globaux s’accroît. Le développement de résultats cohérents, au travers de cas multiples et même d’études multiples, peut alors être considéré comme une conclusion très robuste (Yin, 2003). En ce qui concerne Lafarge, nous avons choisi de porter notre analyse sur le système d’activité de gestionnaires des connaissances à différents niveaux de l’organigramme. Le groupe Lafarge est structuré en quatre branches (Ciment, Plâtre, Béton et Granulat et Toiture) et en trois niveaux décisionnels (le siège, les branches et les unités opérationnelles/usines). La Figure 26 montre la structure de fonctionnement du service Knowledge Management de Lafarge.
194
Figure 26. Organigramme du service Knowledge Management de Lafarge Direction des Systèmes d’Information - Groupe Corporate Knowledge Manager
Sponsor Exécutif
Directions des fonctions du siège
Comité de pilotage KM
Branche Ciment Knowledge Manager
Branche Plâtre Knowledge Manager
Branche Béton Knowledge Manager
Branche Toiture Knowledge Manager
Responsable
Responsable
Responsable
Responsable
Best Practices & Knowledge Sharing
Best Practices Know-How Portal
Knowledge Transfer Portal
Nucleus Portal & ZOOM
Usines
Lors de la nomination de la Corporate Knowledge Manager en 2002 (au niveau du siège), des Knowledge Managers ont également été nommés dans chacune des branches. Chaque Knowledge Manager encadre un responsable d’un outil de codification des connaissances (un exemple d’outil est le Know-How Portal dans la branche Plâtre). Un comité de pilotage bi-annuel organisé par la Corporate Knowledge Manager réunit tous les membres de cet organigramme. Les gestionnaires étudiés au cours de notre étude ont été soulignés dans la Figure 26, excepté le cas ZOOM qui se situe au niveau d’un service de la branche (le service Marketing et Ventes). Nous considérons que cette répartition des études de cas est représentative puisqu’elle concerne à la fois différents niveaux décisionnels, différentes branches et différentes fonctions dans la politique KM. L’analyse de business units comme les usines vont permettre d’affiner notre compréhension du travail de ces différents gestionnaires des connaissances. Cette répartition est également déterminée par notre entrée sur le terrain et nos critères d’échantillonnage. 195
4.2.3.2
L’influence de notre entrée sur le terrain La sélection des cas est à la fois un processus rationnel mais également contextuel. Il
dépend de notre capacité à négocier la récolte des données auprès des gestionnaires étudiés mais également de notre familiarité avec le terrain. Notre point d’entrée était le Corporate Knowledge Manager. Comme nous l’avons indiqué en introduction, notre travail doctoral a été précédé d’une courte et intense expérience professionnelle dans le domaine du conseil. Durant dix huit mois, nous avons mis en place des outils collaboratifs dans différentes entreprises internationales. Ce premier emploi nous a permis de nouer des contacts professionnels avec des clients et des partenaires de travail. Ainsi, la négociation de l’entrée dans le service Corporate Knowledge Management du site Lafarge a été grandement facilitée par l’embauche d’une ancienne collègue avec qui nous collaborions dans le cabinet de conseil. Celle-ci a été tout de suite ouverte à l’idée de nous accueillir au sein de sa structure en avril 2002 pour une durée de six mois en tant qu’assistant (la période exploratoire). A la fin de cette première période, nous avons négocié une seconde entrée sur le terrain via un accord de collaboration temporaire entre notre laboratoire de recherche et l’entreprise (voir Annexe 1.A.). Cet accord prévoyait une présence de quelques jours par semaine sur une période de 12 mois (voir Annexe 1.B.). Notre emploi du temps et le périmètre de l’étude ont été élaborés conjointement avec le Corporate Knowledge Manager. Ceci constitue le point faible de notre échantillonnage puisque notre étude ne prend pas en compte la branche la plus importante du groupe Lafarge. Heureusement certaines collaborations ont été développées par le chercheur lui-même grâce à des liens tissés lors de l’étude exploratoire. D’autres personnes ont été introduites lors de présentations réalisées par la Corporate Knowledge Manager dans différentes branches et services opérationnels et lors de comités de pilotage réunissant les différents knowledge managers. La sélection des cas est donc liée à la possibilité d’accéder ou non aux données et à la possibilité pour le chercheur de collaborer avec le terrain pressenti.
4.2.3.3
Nos critères d’échantillonnage Le terrain pressenti a été sélectionné par le chercheur. Au départ, pour répondre à
une logique de représentativité, nous souhaitions étudier les pratiques du Corporate Knowledge Manager et celles des quatre Knowledge Managers dans chacune des branches. En théorie, l’échantillonnage permet au chercheur de passer du particulier au général : « il 196
permet d’étudier une sous-section d’une population précise pour réaliser des inférences sur la population entière »
(Silverman, 2004 : 129). Comme le définit Eisenhardt, «
l’échantillonnage théorique consiste à choisir des cas qui sont susceptibles d’être répliqués ou qui permettent de prolonger la théorie émergeante »
(Eisenhardt, 1989 : 537). Cet
échantillon peut évoluer : « la première sélection d'informateurs va aboutir à la recommandation d'autres informateurs ; l'observation d'une classe d'événements entraîne une comparaison avec une classe différente ; la compréhension d'une relation en révèle plusieurs facettes qui peuvent être éclaircies et étudiées individuellement » (Huberman et Miles, 1991 : 62). En pratique, pour les raisons évoquées dans la sous-section ci-dessus, cet échantillonnage a dû être revu et nous avons dû définir des critères différents. Dès lors, quels sont les facteurs qui ont guidé notre sélection des quatre cas (CKO, GOAL, ZOOM et OPK) ? Pour construire notre échantillon, nous avons choisi trois critères d’échantillonnage en fonction des possibilités de collaboration offertes par le gestionnaire étudié : a) Le premier a été la possibilité de côtoyer durablement le gestionnaire des connaissances. Pour mener une étude approfondie, il était nécessaire d’établir une relation
d’une durée nous permettant d’observer le travail du gestionnaire des connaissances. Comme le note judicieusement Giroux (2003), les acteurs de l’entreprise craignent souvent que la présence du chercheur ne gêne leurs activités courantes, ou qu’il ait accès à des informations sensibles. Dans la mesure du possible, nous avons essayé d’observer les tâches quotidiennes du gestionnaire des connaissances pendant quelques jours. Cela n’est pas aisé étant donné que le gestionnaire a le sentiment d’être épié voire espionné. La difficulté pouvait être partiellement contournée lors de réunions ou de séminaires. Dans le meilleur des cas, il nous a fourni une copie de son agenda électronique pour compléter notre étude. b) Le second a été le libre accès aux outils utilisés et aux documents rédigés par le gestionnaire des connaissances. Ce type d’accord s’obtient par la confiance envers le
chercheur. Certaines données étant confidentielles –comme la base de bonnes pratiques industrielles utilisée dans la branche Plâtre- le chercheur doit ici faire preuve de diplomatie pour récupérer un maximum de documents. Cette difficulté peut également être contournée si le chercheur arrive à mettre en place une logique de donnant-donnant. c) Le troisième a été de pouvoir mener des entretiens avec ce gestionnaire. L’objectif était ici de l’interroger sur les significations qu’il pouvait donner à ses actions, aux documents qu’il écrivait et aux présentations qu’il réalisait. Cela signifiait que le gestionnaire des connaissances acceptait de consacrer du temps au chercheur qui conduisait l’entretien.
197
En conclusion, notre méthodologie est de nature qualitative et basée sur une analyse de quatre cas enchâssés dans un même contexte. Ceci implique d’étudier à la fois l’unité d’analyse (le système d’activité des gestionnaires des connaissances) mais également des sous-unités d’analyse (le contexte et la structure dans lesquels évolue le gestionnaire). Ce type de design permet d’opérer des comparaisons non seulement entre les cas mais également entre les sous-unités d’analyse. La sélection des cas s’est faite de manière théorique mais elle a également été dictée par des considérations pratiques. D’un point de vue théorique, les critères de représentativité (traits communs et spécificités des quatre cas) ont été respectés puisque nous étudions le travail de gestionnaires des connaissances disposés dans différents contextes (trois branches) à différents niveaux de décision (siège, branche et services opérationnels).
L’échantillonnage
a
été
également
guidé
par
des
critères
pratiques déterminés par l’accord de collaboration avec l’entreprise. Cet accord comprend l’observation de ses tâches, l’étude de ses outils de gestion et la conduite d’entretiens.
L’utilisation d’un design qualitatif nécessite désormais une explication rigoureuse du mode de traitement des données par le chercheur.
4.3 Collecte et traitement des données Conformément à nos questions de recherche, nous cherchons non seulement à identifier des traits communs dans les pratiques des différents gestionnaires des connaissances mais également à interpréter le sens qu’ils donnent à ces pratiques pour aboutir à une compréhension des liens de causalité entre les actions et leur système d’activité. Dans cette troisième section nous explicitons dans le détail le processus de collecte des données (4.3.1) puis son traitement par le chercheur. Ce traitement est réalisé à deux niveaux : en première lecture celui du contenu thématique des entretiens ; en deuxième lecture celui réalisé sur l’ensemble des données collectées entre les cas (4.3.2). Enfin, la fiabilité et la validité du processus de recherche sont mises à l’épreuve à travers des tests de qualité (4.3.3).
198
4.3.1 La collecte des données sur le terrain La collecte des données est une étape à la fois planifiée et déroutante pour le chercheur. Elle est organisée puisqu’elle suit une logique définie lors de la revue de la littérature. Les entretiens, les observations ou encore les documents analysés sont choisis à dessein par le chercheur selon le principe que Huberman et Miles nomme la condensation des données : « La condensation des données renvoie à l'ensemble des processus de sélection, centration, simplification, abstraction et transformation des données brutes figurant dans les transcriptions des notes de terrain. Elle s'opère continuellement, dans toutes les phases d'un projet à orientation qualitative. Avant même le recueil effectif des données, celles-ci subissent une condensation anticipée parce que le chercheur décide quel cadre conceptuel, quel site, quelles questions de recherche, quel mode de recueil de données il va choisir » (Huberman et Miles, 1991 : 35). Ce processus est d’autant plus déroutant car le chercheur n’a qu’une maîtrise partielle de son terrain : une unité étudiée peut disparaître avec le départ d’un praticien ou l’existence de jeux politiques et affectifs peut bloquer l’accès à certaines données. Le chercheur doit donc être une véritable « éponge » et absorber un maximum d’information. Etant donné que nous avons déjà exposé notre mode d’entrée sur le terrain dans la partie précédente nous présentons ici nos trois principaux outils de collecte des données : l’observation (4.3.1.1), l’entretien (4.3.1.2) et la documentation interne (4.3.1.3).
4.3.1.1 L’observation Pour comprendre les pratiques des gestionnaires des connaissances, il nous semble indispensable de les observer dans leur contexte d’action. L’observation permet ainsi de « saisir sur le vif l’expérience des individus au quotidien » (Groleau, 2003 : 213). Elle est préconisée dans « des projets de recherche dans lesquels les comportements, les actions et les interactions entre les individus sont déterminants » (Wacheux, 1996 : 210). Cela est notre cas. L’observation est un outil de récolte des données couramment utilisé dans les sciences de gestion. Dans sa thèse sur le travail des managers, Henri Mintzberg a, par exemple, observé in situ leurs tâches : « les managers sont soumis à une observation intensive (‘dans leur ombre’) et je tiens un journal détaillé de leurs activités » (Mintzberg, 2004 : 25). Notre processus d’observation s’appuie sur ces recommandations et se décompose en deux éléments : une observation in situ (a) et la rédaction de notes d’observation (b).
199
a) L’observation in situ. L’observation est un mode de recueil des données par lequel le chercheur observe de lui-même des processus ou des comportements se déroulant dans une organisation, pendant une période de temps délimitée (Baumard et al., 1999 : 238). Comme nous l’avons exposé dans la partie 4.1.1, notre observation était de type participante active (Chanlat, 2005). Cette approche consiste à observer les pratiques des gestionnaires des connaissances dans leur contexte alors que le rôle de chercheur est connu dans la structure dans laquelle le chercheur évolue. Dans ce cas, le chercheur épouse un rôle préexistant dans l’organisation, à savoir « Assistant du Corporate Knowledge Manager ». Ce procédé de recueil des données est cohérent avec nos questions de recherche et avec notre épistémologie. Dans la mesure où les praticiens peuvent éprouver des difficultés à exprimer la teneur de leur travail, l’observation est un complément idéal pour appréhender certaines pratiques : « le point de vue des sujets sur certains thèmes est difficile à verbaliser ce qui rend l’observation idéale pour capter l’expérience humaine telle qu’elle se déroule au fil des jours » (Groleau, 2003 : 213). Evidemment, l’observation seule ne permet d’accéder à toute la richesse de la pratique des gestionnaires mais elle permet au chercheur d’établir des conjectures à partir de son observation et de son expérience professionnelle. Ces observations doivent se faire en « plan resserré ». Le chercheur ne peut embrasser l’ensemble de l’entreprise. Il doit donc choisir ce qu’il doit observer. C’est pourquoi nous avons développé une grille d’observation. Conformément aux conseils établis par Carole Groleau (2003), nous avons établi quelques thèmes dans cette grille à partir du modèle du système d’activité (voir Tableau 22 – page 156) et nous les avons fait évoluer en raison de conjectures que nous avons formulées au fil de l’eau. Elles se structuraient autour de questionnements que nous avions fait émerger lors de notre revue de la littérature. Nous avons également réalisé des photographies lorsque le contexte le permettait. Enfin, certaines observations ont été consignées lors de prises de notes en réunions. Le chercheur joue alors le rôle de scribe pour le compte des personnes présentes lors de la réunion. b) La rédaction de notes d’observation. Dans une démarche post-positiviste, le chercheur doit parvenir à réduire les biais entre ses observations et ses propres interprétations et entre ses observations et l’attitude des sujets. Cela signifie que les acteurs du terrain peuvent modifier leurs actions et leurs significations au contact du chercheur : « faire dire » et « dire » sont deux actes qui s’enchevêtrent dans la production narrative (Rouleau, 2003). Une relation affective peut se développer entre le chercheur et son objet de recherche. Elle peut brouiller son sens critique et remettre en cause la scientificité de son travail. Cette relation est
200
difficilement contrôlable (Rouleau, 2003). La question qui se pose alors à nous est celle de la perturbation des pratiques des gestionnaires observés. Le contrôle réside alors dans les propriétés du matériau recueilli et dans les analyses produites à partir de ce matériau.27 Pour réduire les biais, il est nécessaire de réaliser des notes d’observation qui sont une compilation rigoureuse des évènements entourant les entretiens et les rencontres. Ce type de note « invite le chercheur à se raconter lui-même » (Rouleau, 2003 : 156). Elles constituent les traces de l’expérience de recherche qui seront utilisées pour analyser les données (Groleau, 2003). Ces notes constituent peu à peu un journal de recherche sous format électronique. Le journal de recherche « a pour objectif de conserver la trace de l’ensemble des investigations, de conserver les impressions sur les interviews ou lors des présences sur les sites, sur les détails observés, le contexte dans lequel se déroule la recherche et les perturbations qui l’affectent » (Wacheux, 1996 : 232). Véritable journal intime du chercheur, sa rédaction permet d’organiser chronologiquement les différentes notes d’observation et reflètent son opinion à un moment donné. D’un point de vue méthodologique, Burgess (1984) conseille au chercheur de distinguer trois classes de notes : les notes de terrain, les notes méthodologiques et les notes d’analyse. Les premières sont constituées de données sur les faits et les activités du gestionnaire. Les secondes permettent de relater la relation entre l’observateur et l’observé. Les troisièmes permettent de faire émerger le ressenti et les impressions du chercheur. Notre journal de recherche était donc structuré selon un tableau en trois parties. Nous en donnons un extrait dans le Tableau 31. Tableau 31. Extraits de notes d'observation (Annexe 4)
Terrain (ce qui a été vu)
Observation (ce qui a été perçu dans la relation)
Analyse (ce qui a été compris)
Joanna (CKO) doit réaliser une étude de marché sur les moteurs de recherche. Elle fait appel à des consultants d’IBM mais également à d’autres gestionnaires des connaissances en interne.
Joanna se sent peu à l’aise dans ce type de projet et me charge de mener à bien cette étude en contactant des gestionnaires que j’ai déjà interviewé dans le groupe.
La fonction de Joanna est principalement liée à la DSI. Elle apporte un point de vue utilisateur et son rôle est de sélectionner les outils pour l’ensemble du groupe.
27
Pour faire un parallèle assez simple, cela nécessite d’être capable de marcher dans la rue et de se regarder depuis la fenêtre !
201
En tout, le volume des données recueillies par l’observation est de 14 observations de trois journées en moyenne. Ainsi 42 jours ont été passés sur trois sites différents du groupe Lafarge : Paris, Avignon et Amsterdam (Tableau 32) mêlant réunions, séminaires et conventions. Tableau 32. Récapitulatif des journées d’observation Journées Présence sur le site d’observation 15-16 Juillet 2004 Réunion avec l’équipe KM
Site Paris
2-4 Août 2004
14 Octobre 2004 8-10 Novembre 2004
Observation de la responsable de OPK
OPK
22-24 Novembre 2004
Premières restitutions de la politique KM auprès de la Direction Générale Réunion avec le Knowledge Manager de ZOOM Réunion avec la Corporate Knowledge Manager Comité de pilotage KM Visite usine de plâtre et béton Réunion avec l’équipe KM
CKO /GOAL ZOOM/OPK ZOOM
6-8 Décembre 2004 13-15 Décembre 2004 16-19 Janvier 2005 31-1 Février 2005 11 Septembre 2005 2 Février 2005 2-3 Mars 2005 Amsterdam
CKO /GOAL ZOOM/OPK CKO
Réunion avec la Corporate Knowledge Manager Observation du Corporate Knowledge Manager Réunion avec la responsable de OPK
4-6 Octobre 2004
Avignon
Cas concerné
2-4 Mai 2005
Comité de pilotage KM Restitution des résultats de l’étude Réunion avec l’équipe KM de la branche Plâtre Visite du site et observation de la responsable de GOAL Convention ZOOM – Observation du Knowledge Manager Toiture
CKO OPK
CKO CKO /GOAL ZOOM/OPK CKO CKO GOAL GOAL ZOOM
4.3.1.2 Les entretiens En complément aux observations, nous nous sommes appuyé sur des entretiens permettant aux gestionnaires des connaissances d’exprimer leur point de vue. Ces entretiens étaient enregistrés sur un support audio et ils étaient ensuite retranscrits par le chercheur sur un format numérique et validés par les interviewés. L’analyse des entretiens contient donc quatre dimensions : la retranscription, le découpage des niveaux de signification, la mise en commun des récits et leur mise en forme (Rouleau, 2003 : 162). Nos entretiens se décomposent en deux formes : des entretiens semi-directifs centrés (a) et des récits des pratiques (b).
202
a) L’entretien semi-directif centré permet au chercheur de définir des thèmes avant sa réalisation sur le terrain. L’interviewé découvre les questions et les thèmes abordés et peut ainsi exprimer son point de vue avec naturel et spontanéité. Les entretiens semi-directifs centrés ont été utilisés au début de la recherche et, plus particulièrement, auprès de sousunités comme des responsables d’usines ou des directeurs de branche et de programmes de performance. Le magnétophone constitue l’élément indispensable pour le chercheur engagé dans des entretiens. Pour ne pas intimider les répondants, nous avons choisi d’utiliser une clé USB équipée d’un microphone ou notre téléphone portable (également équipé d’un microphone). Les documents audios sont automatiquement transformés en format numérique MP3. Cela facilite leur sauvegarde et leur manipulation. Les entretiens peuvent parfois se déroulés dans des endroits bruyants (ex. cafétéria de l’entreprise), il est donc nécessaire de prendre des notes au cours de l’entretien. Ces notes contiennent à la fois quelques bribes d’entretien mais également des observations écrites au fil de l’eau qui viennent nourrir l’analyse des données. Lors de l’entretien nous avons toujours informé les personnes qu’elles étaient enregistrées. Très souvent, ces dernières nous fournissaient des données secondaires très utiles au chercheur. Il s’agissait de documents internes, de photos, de présentations powerpoint ou d’articles de journaux que l’interviewé jugeait pertinent dans le cadre des thèmes abordés lors de l’entretien. Une fois sauvegardé, l’entretien est retranscrit par le chercheur. L’utilisation d’un logiciel de retranscription vocal (Dragon Naturally Speaking 7) nous a permis de gagner un peu de temps dans ce processus, un mot sur dix étant mal reconnu par le logiciel. Une fois codifié, le verbatim est envoyé à l’interviewé qui valide son contenu. Sa validation n’était pas systématique puisque certains répondants n’exigeaient pas l’envoi du verbatim. La Figure 27 résume le processus de retranscription des entretiens.
203
Figure 27. Le processus de collecte des données lors de l'entretien. Données secondaires Prises de notes Questions Enregistrement Interviewé
Réponses
Chercheur Sauvegarde et classement en format MP3
Retranscription du verbatim
Validation du verbatim par l’interviewé
Les données secondaires (documents, photos, etc.) et nos notes ont enrichi notre verbatim final. En effet, en introduction du verbatim, nous avons rédigé un tableau qui permet de lier différentes données secondaires. Conformément aux conseils de Linda Rouleau (2003), nous avons structuré nos entretiens selon une fiche signalétique (Annexe 3.B.).
La référence de l’entretien suit une codification très utile pour ne pas se perdre dans le classement des fichiers audios. Par exemple, sur l’Annexe 3.B. (Tome II - page 71), on peut lire que les personnes ont été interviewées dans le contexte du cas GOAL, qu’elles occupent un niveau hiérarchique opérationnel (OPE) et qu’elles se nomment Serenal et Ieva. Ce classement s’est avéré très productif pour organiser le traitement informatisé des entretiens. En tout, 39 heures de conversation ont été enregistrées durant 26 entretiens. La durée en moyenne était comprise entre 45 minutes et 1 heure et 30 minutes. Le détail de nos entretiens est représenté ci-dessous, par cas (Figure 28).
204
Cas CKO
Figure 28. Récapitulatif des entretiens par études de cas.
Identité
Poste occupé
Guy Herbelin
Comité Exécutif
Sponsor Exécutif
1 heure
Comité Exécutif
Sponsor Exécutif
1 heure
Siège
Manager
1 heure
Siège
Manager
Laurent Dutilleul
Directeur Général de la branche Plâtre Président Directeur Général Directeur de la Performance de la branche Ciment Corporate Knowledge Manager Directeur des Achats Groupe
Siège
Utilisateur
5 heures (5X1h) 1 heure
Jérôme Boulot Cyrielle Picard
Adjoint du Directeur des Achats Groupe Responsable des Affaires Publiques
Opérationnel
Utilisateur
2 heures
Opérationnel
Utilisateur
2 heures
Michel Langlais François Sabre Joanna Stuart
Niveau hiérarchique
Fonction dans la politique KM
Durée
13 heures
Identité
Poste occupé
Niveau hiérarchique
Fonction dans la politique KM
Durée
Guy Herbelin
Directeur Général de la branche Plâtre Directeur de la Performance de la branche Plâtre Best Practice Manager
Comité Exécutif
Sponsor Exécutif
1 heure
Branche
Manager
2 heures
Branche
Manager
Directeur d’usine
Opérationnel
Utilisateur
3 heures (2X1,5h) 2 heures
Ancien Directeur de la Performance de la branche Plâtre Responsable du programme GOAL Responsable d’atelier en usine
Branche
Manager
30 mn
Branche
Manager
1,5 heure
Opérationnel
Utilisateur
2 heures
Cas GOAL
Sébastien Fiorio Petra Dubois Valentin Serenal Stanislas Debrey Pascal Echebarry Léopold Ieva
12 heures
Cas ZOOM
Identité Michel Dubarry Fabien Martinon Florence Cohen Benjamin Gonzalez
Poste occupé
Niveau hiérarchique
Fonction dans la politique KM
Durée
Knowledge Manager
Service
Manager
Directeur de ZOOM
Service
Manager
4 heures (2X2h) 30 mn
Knowledge Manager de la branche Toiture Responsable Marketing de la branche Toiture
Branche
Manager
2 heures
Opérationnel
Utilisateur
30 mn 7 heures
205
Cas OPK
Identité François Esposito Fiona Tricoustin Agnès Valentin
Poste occupé
Niveau hiérarchique
Fonction dans la politique KM
Durée
Directeur de la Performance de la branche Béton Knowledge Manager
Branche
Directeur
2 heures
Branche
Manager
2 heures
Knowledge Manager
Branche
Manager
1 heure 7 heures
b) Le récit des pratiques. En complément aux entretiens directifs centrés, le récit des pratiques offre la possibilité à l’interviewé de décrire les différentes actions, tâches et opérations qu’il effectue quotidiennement et de donner son opinion sur celles-ci et sur la vie politique de l’entreprise. Cela permet au chercheur de saisir la dimension subjective des pratiques, dimension à laquelle il ne peut accéder par l’observation. Comme le note Linda Rouleau « ce genre de récit permet de saisir une dimension du vécu correspondant à un type de pratiques spécifiques […] dans lequel la personne raconte sa propre « théorie » des évènements survenus, dévoile son interprétation et met en scène sa vision par rapport à l’avenir » (Rouleau, 2003 : 140). Le sujet de recherche dévoile ainsi au chercheur ses représentations intimes si le chercheur est capable de nouer une relation de confiance avec l’interviewé. Au contraire de l’entretien semi-directif centré, le chercheur laisse ici le praticien s’exprimer sans orienter a priori la discussion. L’essence de cette méthode réside dans la capacité d’écoute du chercheur. Faire dire est donc un art plus complexe qu’il n’y paraît. Le récit peut démarrer à partir d’une question d’amorçage (par exemple « racontez moi ce que vous avez fait dans ce cas précis ? ») ou lors de discussions informelles (par exemple lors d’un déjeuner ou autour d’un café). Nous avons ainsi remarqué que les données les plus intéressantes sont celles que nous obtenons à la fin de l’entretien ou du récit, lorsque l’interviewé a le sentiment d’avoir oublié un point important ou lorsqu’il se sent complètement libéré par la fin de l’exercice.
4.3.1.3 La documentation Les documents internes représentent des données secondaires très utiles pour le chercheur. Ils permettent à la fois de préciser les propos tenus par les interviewés et de compléter les observations qu’il conduit. Ces documents étaient soit trouvés par le chercheur
206
(via l’Intranet, les bases de données et les moteurs de recherche) soit fournis par les acteurs eux-mêmes. Dans le premier cas, nous avons dû faire preuve de curiosité et réaliser un véritable audit des informations qui nous étaient accessibles « à portée de main ou de clique ». Dans le deuxième cas, nous nous sommes efforcé d’obtenir les documents les plus pertinents à nos yeux en insistant auprès des personnes concernées. Ces documents représentent un ensemble assez disparate. Il s’agit pour sa grande majorité de présentations en format Powerpoint. Des études quantitatives menées dans les branches sur le knowledge management ont été également identifiées et rapatriées. Certaines enquêtes étaient de véritables mines d’or pour comprendre l’évolution de la politique KM de Lafarge et améliorer notre compréhension de l’historique du cas. Par exemple, nous avons eu accès à deux études de très grande qualité menées dans le cadre du programme de changement de Lafarge intitulé « Leader For Tomorrow ». La première est le résultat d’une consultation conduite par MercerDelta. Elle relate les différentes facettes du changement organisationnel et culturel depuis cinq ans. La seconde est un questionnaire envoyé à tous les managers du groupe. Nous avons classé les documents électroniques en suivant la même règle de codification que pour les entretiens (voir Annexe 5.C.).
Présentations Powerpoint
Documents Word
Bases de données (Lotus Notes)
Enquêtes
Tableau 33. Nature des documents analysés. - Politique KM (20 documents) - Bilan de l’activité KM des branches (5 documents) - Cas de transferts de bonnes pratiques (4 documents) - KM Handbook - Sales & Marketing Handbook - Newsletters Best Practices - Principes d’action de l’entreprise - Rapport Annuel - BPKS (Best Practices & Knowledge Sharing) - Know-How Portal - OPK - LEO (Lafarge Employee Online) - LeaderForTomorrow
En conclusion, notre mode de recueil des données est relativement classique et basé sur trois outils principaux : l’observation, les entretiens et les documents (voir l’Annexe 5.B. pour la liste des données analysées). Toute la difficulté pour le chercheur est de s’assurer d’une bonne distribution des données et de ne pas sur-représenter un cas par rapport à un autre. Les heures d’entretien des cas GOAL et CKO sont ainsi deux fois plus importantes que les cas ZOOM et OPK. C’est pourquoi nous avons essayé de contrebalancer cet état de fait par une analyse rigoureuse de la documentation.
207
Comment avons-nous fait ressortir de ces données si diverses et si nombreuses des réponses à nos questions de recherche ? Dans la partie suivante, nous présentons notre processus d’analyse des données.
4.3.2 L’analyse des données L’analyse qualitative cherche à interpréter les données en tenant compte du contexte. Différentes étapes sont nécessaires pour aboutir à une interprétation fiable. Etant donné que notre objectif de recherche consiste à décrire les pratiques des gestionnaires des connaissances, nous proposons de suivre le processus d’analyse de contenu décrit par Bardin (2007) sur la Figure 29. Figure 29. Les principales étapes de l'analyse de contenu (schéma adapté de Bardin, 2007) Lecture du texte dans l’optique de la problématique de recherche
Formulation des objectifs de recherche
Découpage du texte en unités
Elaboration des règles de comptage et de codage
Classification en catégories
Comptage de mots, calcul de fréquence
Analyse Lexicale
Analyse Thématique
Interprétation
Suite à la lecture des données récoltées, le chercheur commence par découper le texte en différentes unités en fonction de ses objectifs de recherche. Les règles de codage peuvent s’élaborer peu à peu par abduction. Le texte est alors découpé et codé en fonction de
208
catégories d’analyse. A partir de là, deux grands types d’analyse sont possibles : l’analyse thématique et l’analyse lexicale. Les analyses lexicales ont pour but de décrire la composition du discours ou du texte en termes de vocabulaire et de fréquence d’apparition des mots alors que l’analyse de contenu thématique cherche davantage à révéler le sens du corpus. Dans un premier temps, nous avons donc procédé à une analyse thématique des données visant à créer du sens dans le système d’activité étudié (4.3.2.1) puis nous avons ensuite opéré une analyse comparative des cas (4.3.2.2). Ces deux processus nous ont permis de faire émerger d’autres thèmes au sein desquels nous avons mené une analyse lexicale (4.3.2.3).
4.3.2.1
L’analyse de contenu thématique des données L’analyse de contenu est une méthode de traitement des matériaux qualitatifs –
entretiens, documents et observations - définie par Bardin (2007 : 48) comme « un ensemble de techniques d’analyse des communications visant, par des procédures systématiques et objectives de description du contenu des messages, à obtenir des indicateurs (quantitatifs ou non) permettant l’inférence de connaissances relatives aux conditions de production /réception (variables inférées) de ces messages ». L’analyse consiste alors à faire des inférences à partir des caractéristiques des messages à la suite du codage des données et, ce, pour comparer, décrire, expliquer ou prédire (Allard-Poesi et al., 1999). Ce type d’analyse est cohérent avec notre recherche puisqu’elle fait ressortir le sens donné par les individus à leurs pratiques. Nous allons maintenant exposer les règles de codage que nous avons employées (a), décrire les évolutions de ces règles (b), processus rendu possible par l’utilisation d’un outil d’analyse informatisée appelé NVivo (c).
a) Les règles de codage. L’unité de codage est « l’élément (critère, dimension) en
fonction duquel le chercheur va procéder au découpage de ses données et à l’extraction d’unités qui seront classées dans les catégories retenues » (Allard-Poesi, 2003 : 252). Il s’agit donc d’organiser les idées et les concepts contenus dans les matériaux de recherche qui font sens au chercheur. La première règle à définir pour coder les données est le choix de l’unité de sens. Cette unité varie en fonction des objectifs du chercheur et de la nature de la communication : elle peut être le mot, la phrase ou encore le groupe de phrases (Allard-Poesi et al., 1999). L’unité d’analyse retenue doit être la plus petite unité d’information qui fait sens en elle-
209
même. Dans la mesure où nous cherchons à décrire les pratiques des gestionnaires des connaissances et à analyser leur discours, nous adoptons comme unité d’analyse la phrase ou le groupe de phrases pour éviter de tronquer le sens des mots donné par ces praticiens. Le codage conduit à une démarche de décontextualisation-recontextualisation des données (Tesch, 1990). La décontextualisation consiste à sortir de son contexte un extrait de texte afin de le rendre sémantiquement indépendant ou de le regrouper avec d’autres extraits d’une même catégorie. La recontextualisation, quant à elle, est obtenue en amalgamant les codes ou les catégories préalablement décontextualisés pour en faire un ensemble porteur de sens. L’objectif est donc de comparer les groupes de phrases les unes avec les autres pour valider la compréhension du chercheur ou faire émerger un sens nouveau. La deuxième règle consiste à inscrire ces codes dans un dictionnaire des thèmes (voir Annexe 5.A.). Le dictionnaire des thèmes doit permettre le codage et l’analyse des données de façon à répondre aux questions de recherche posées (Mbengue et Vandangeon-Derumez, 2003). C’est en quelque sorte une grille de lecture au travers de laquelle les entretiens sont analysés. Les thèmes regroupent un ensemble d’unités d’analyse qui ont des significations proches ou des propriétés communes (Allard-Poesi et al., 1999). C’est le début du processus d’interprétation par le chercheur (Figure 30), dans la mesure où la définition des thèmes revient à préciser leur niveau d’inférence, c’est-à-dire leur degré de similarité (Allard-Poesi, 2003). Figure 30. Les différents niveaux d'inférence pour la formation des catégories (Allard-Poesi, 2003 : 263) Interprétation
Description
Mots Concept Mots ou expressions de significations proches
Caractérisation Des comportements verbaux et non verbaux
Thème Unités renvoyant au même phénomène.
Méta-catégorie explicative Regroupement de catégories rendant compte de récurrences.
210
Conformément à nos objectifs de recherche, le niveau d’inférence que nous retenons se situe au à mi-chemin entre la description et l’interprétation. Notre travail d’analyse sur les données se concentre surtout sur la formation de thèmes : nous essayons de décrire les actions des gestionnaires tout en cherchant à comprendre le sens qu’ils donnent à leurs pratiques dans un modèle ancré dans la théorie de l’activité. Un codage de second niveau est alors possible : celui portant sur les méta-catégories explicatives. Celles-ci se réfèrent à des phénomènes récurrents, des causes du phénomène observé, des relations interpersonnelles (Allard-Poesi, 2003) qui s’inscrivent parfaitement dans le modèle du système d’activité. Les méta-catégories ainsi formées reflètent nos postulats théoriques et épistémologiques.
En conséquence, nous pouvons définir un dictionnaire des thèmes et des catégorisations à partir de notre modèle théorique (le système d’activité) : « quand le chercheur décide des blocs de données à coder, de ceux à extraire, des configurations qui vont intégrer tel ou tel bloc, et de la façon dont les événements se sont enchaînés, il procède à des choix analytiques. La condensation est une forme d'analyse qui consiste à élaguer, trier, distinguer, rejeter et organiser des données de telle sorte qu'on puisse en tirer des conclusions finales et les vérifier » (Huberman et Miles, 1991 : 35).
Le codage des entretiens, des observations et des documents nécessite la précision de chacun des thèmes par des descripteurs. Le descripteur est une caractéristique observable sur le terrain, qui assure le lien entre le concept représenté par le thème et le verbatim (Dameron 2000). Le Tableau 34 est une illustration de la relation entre les thèmes et les descripteurs. Afin de clarifier le processus de codage du contenu, nous illustrons ce tableau par des phrases extraites de notre corpus.
211
Tableau 34. Le dictionnaire des thèmes.
Dimension du modèle théorique Sujet
Thèmes Le praticien
Descripteurs - Profil
- Compétences
- Mission
Les pratiques (son activité quotidienne)
Objet
- Décision - Contrôle/ Encadrement - Conseil
Communauté Les
collaborateurs
- Collaborateurs internes
- Collaborateurs externes
Les règles de fonctionnement
Règles
- Définition
- Application
Artefacts médiateurs
Les praxis
- Instruments de gestion - Outils de communication
Division du travail
L’organisation
- Partage des tâches entre les collaborateurs
Illustration par des données Je suis une manager expérimentée avec une dizaine d’années d’expériences internationales. Je suis également diplômée en Relations Internationales (Université de Toronto) et j’ai réalisé un MBA en 2000 à Rotman School of Management. (Stuart) Je sais faire du marketing. C’est pour ça que je suis relativement légitime dans ma fonction de knowledge manager au sein de la Direction Marketing et Ventes de la branche Toiture. (Dubarry) La Best Practice Manager doit superviser et coordonner l’effort Best Practices tout en assurant le soutien organisationnel, humain et technologique au processus de transfert des bonnes pratiques. (Castel) C’est moi qui décide de la pertinence de la pratique. On peut résumer ça comme ça : la Knowledge Manager s’occupe du contenant et moi du contenu. (Dubarry) Je passe un peu de temps hors de mon bureau à former les utilisateurs potentiels de OPK, c’est un moment important. (Valentin) Je fais énormément de présentations PowerPoint. J’en prépare entre huit et dix par semaine et je dois passer un tiers de mon temps à présenter ce que je fais en matière de KM et comment je peux aider telle ou telle équipe de Lafarge. (Stuart) Ce qui est frustrant dans ma fonction est le fait que les personnes au sein du siège n’assimilent le knowledge management qu’à Lotus Notes et à LEO [l’intranet]. Je leur réponds que c’est un outil parmi d’autres et qu’ils peuvent également créer des réseaux d’experts…mais le message est difficile à faire passer. (Stuart2) Heureusement que Joanna est là pour gérer les relations avec les consultants. Il y en a tellement que chaque branche a son propre consultant, ce qui multiplie les coûts. De mon côté, je ne m’en sors plus avec tous ces consultants qui gravitent dans le monde du KM. (Cohen) Le KM Handbook, rédigé par la CKM, décrit les différents éléments de la politique knowledge management de Lafarge. C’est le « B.A.-BA » pour tous les knowledge managers. (Dubois) Nous avons fait évolué les règles parce qu’on avait trop de pratiques dans la base : environ 200 ! Il a donc fallu faire le ménage et revenir à une dizaine de pratiques disponibles. (Dubois) Grâce à la base de données, on a l'impression de communiquer tous ensemble au niveau monde. On se sent donc moins isolé et on a un sentiment d'appartenance au groupe plus fort. (Serenal) Le Messenger est un outil très pratique pour coordonner l’action de l’équipe de Knowledge Management qui est éclatée dans les branches et dans des pays différents. (Stuart) Dans la démarche KM, il y a le « sponsor » qui légitime la démarche et demande des comptes; le « knowledge manager » qui exploite les méthodes et les outils de partage des connaissances mis à sa disposition ; les « experts » qui ont un rôle particulier dans la transmission du savoir. (Valentin)
Mais, conformément à notre démarche abductive, nous avons également modifié le dictionnaire des thèmes pour inclure de nouveaux codes.
212
b) L’évolution des règles de codage. Dans une démarche abductive, le codage des
données n’est pas un processus figé : « le codage des données conduit à de nouvelles idées de celles qui devraient figurer dans une matrice. L'entrée des données exige une nouvelle condensation. Or à mesure que la matrice est complétée, se dégagent des conclusions préliminaires qui, à leur tour, entraînent la décision d'ajouter une colonne à cette matrice pour vérifier la conclusion » (Huberman et Miles, 1991 : 38). Le codage peut donc démarrer par la revue de la littérature permettant de sélectionner des thèmes a priori (Huberman et Miles, 1991) mais il peut se compléter par des éléments trouvés a posteriori (Glaser et Strauss, 1967). Le dictionnaire des thèmes peut donc être modifié par les interactions du chercheur avec le terrain, interactions qui font apparaître de nouveaux thèmes : « le chercheur établit la liste de concept composant le phénomène étudié, à partir d’informations recueillies au travers des résultats de recherches antérieures. Ensuite, il opérationnalise ces concepts à partir de données de l’étude empirique pour obtenir des variables. Cependant, il est recommandé au chercheur adoptant cette méthode d’enrichir et de reconfigurer les concepts issus de la littérature à partir des données du terrain » (Mbengue et Vandangeon-Derumez 2003 : 348). C’est ce que nous avons fait avec le Tableau 34. Pour faire émerger d’autres thèmes, Laurence Bardin (2007) conseille au chercheur de réaliser une lecture flottante des données condensées. Cette lecture consiste à « se mettre en contact avec les documents d’analyse, à faire connaissance en laissant venir à soi des impressions, des orientations » (Bardin 2007 : 127). Cette lecture flottante s’est accompagnée d’une analyse comparative des données permettant de mettre en perspective le sens du corpus. Ainsi, quatre thèmes nous sont apparus essentiels pour comprendre l’activité des gestionnaires des connaissances : la gestion du portefeuille des connaissances, la gestion de l’infrastructure, la gestion de la structure et la gestion du changement. Ces thèmes ont donc été rajoutés au dictionnaire des thèmes, en tant que codes libres (voir Annexe 5.A.) et donné lieu à une analyse lexicale.
c) Le recours à un outil informatique. Face à l’accroissement du volume de données à
traiter et à l’évolution itérative de notre processus d’analyse thématique, nous avons mobilisé un outil d’analyse qualitative informatisée. NVivo 2 est un logiciel informatique permettant d’effectuer aussi bien des analyses inductives (on part des données pour générer des thèmes) que déductives (on part de son analyse de la littérature pour générer des thèmes). Ce logiciel offre la possibilité de réaliser cette démarche autant de fois que
213
nécessaire, de modifier les thèmes, les codes et le codage du corpus. L’Encadré ci-dessous expose notre utilisation du logiciel de façon très concrète. Encadré 12. Description de l'utilisation du logiciel NVivo 2.0 par le chercheur. Le logiciel nécessite l’ouverture d’un projet, élément qui regroupe l’ensemble du corpus. Au sein de ce projet sont utilisés trois systèmes de classement : les documents, les nœuds et les attributs. Les documents regroupent l’ensemble des données. A partir du matériau empirique numérisé, nous avons transformé ces matériaux en format .rtf pour les importer dans NVivo. Les nœuds sont les codes. Ils servent à classer le contenu des documents par thème. Ce sont des récipients électroniques dans lesquels on place les extraits des documents (Deschenaux et Bourdon, 2005). Les codes peuvent être changés à tout moment. Ils peuvent également concerner le même extrait, ce qui nous permet de réaliser un coding-on, c’est-à-dire l’attribution de plusieurs codes au même extrait (comme sur le schéma ci-dessous). Les nœuds (ou codes) sont de trois types : hiérarchisés (comme le dictionnaire des thèmes), libres (ajoutés au fil de l’eau) et les nœuds cas. Ces derniers sont très intéressants pour nous car ils permettent d’attribuer un code à chaque cas. Par exemple, si le gestionnaire M. Y dit telle chose (codée A), le nœud M.Y permet de le retrouver tout comme le nœud A. Enfin, les attributs permettent de déterminer la nature des documents (notes, entretiens). Note s d’observation
Entretiens
Code A
blablablablablal blablablbalblabl blablbalblablbla blblablablablabl
Code C
blablablbalblablbla blbalblablblablblab lablablablablblabla
Documenta - tion
Code B
blablablbalbl ablblablbalbl ablblablblabl
Code A
Code B
Code C
blablablablablal blablablbalblabl
blablablablablal
blblablablablabl
blblablablablabl
blablablablablal blablablbalblabl blablbalblablbla blblablablablabl
- Changement des codes - Recodage du corpus
Corpus condensé
Code C
- Analyse thématique - Analyse par cas - Analyse lexicale
Le corpus obtenu peut, par la suite, être retravaillé par le chercheur. L’utilisation des nœuds lui permet également de mener une analyse transversale (grâce aux nœuds cas) mais également lexicale (par un comptage des occurrences des codes).
Grâce à l’utilisation de NVivo 2, nous avons pu mener une analyse transversale sur l’ensemble des données à notre disposition.
214
4.3.2.2
L’analyse transversale Alors que l’analyse thématique permet d’obtenir une photographie des systèmes
d’activité des gestionnaires des connaissances étudiés, l’analyse transversale fait ressortir les caractéristiques communes et les relations de dépendance ou d’indépendance entre ces systèmes d’activité : « dans une analyse de cas multiples, le problème est d'identifier des processus et des résultats qu'on retrouve dans chacun des cas et de comprendre comment de tels processus sont modifiés par des variations spécifiques du contexte local » (Huberman et Miles, 1991 : 271). Cette analyse est alors fondée sur l’émergence de méta-catégories explicatives. Comme nous l’avons expliqué précédemment, ce processus est itératif et il s’opère généralement en seconde lecture. Cette analyse met en relief deux éléments : -
les tensions les plus représentatives dans les systèmes d’activité des gestionnaires ;
-
les actions les plus récurrentes qui se retrouvent dans tous les systèmes d’activité des gestionnaires.
L’identification des tensions se construit à partir des différences de perception entre les acteurs impliqués dans le knowledge management. Nous avons donc cherché à opposer les points de vue des clients du knowledge management (les employés, les directeurs d’usine, les responsables Qualité, etc.) à ceux des knowledge managers et de la direction générale de l’entreprise. L’opposition entre le niveau décisionnel et le niveau opérationnel est un élément moteur dans la compréhension des difficultés des knowledge managers. Ces tensions s’expriment également à un deuxième niveau : entre les gestionnaires entre eux. Cette démarche est rendue possible par l’utilisation des données « subjectives » collectées par le chercheur lors de ses observations participantes : notes d’observation, notes prises lors de l’entretien et journal de recherche. L’analyse transversale permet donc d’apporter une lecture critique aux systèmes d’activité décrits dans une première partie.
Concernant le deuxième point, les actions des gestionnaires des connaissances, nous les avons fait émerger suite à notre analyse transversale. Peu à peu, des méta-catégories sont apparues à force d’interactions avec le terrain. Elles se sont saturées et nous ont obligé à confirmer nos résultats par une analyse lexicale portant sur quatre domaines d’activité : la gestion du portefeuille, la gestion de l’infrastructure, la gestion de la structure et la gestion du changement.
215
4.3.2.3
L’analyse lexicale Au début de notre recherche, nous ne pensions pas réaliser une analyse lexicale de
notre corpus mais les possibilités offertes par NVivo 2 nous ont incité à pousser notre analyse à ce niveau de détail afin de contrôler nos résultats. Nous avons décidé de limiter cet effort aux quatre méta-catégories émergentes définies un peu plus haut. Rappelons que l’analyse lexicale consiste à « dénombrer les unités d’analyse dans chacune des catégories ou des thèmes et à calculer leur fréquence. Ainsi dans chaque document étudié, on compte le nombre d’unités d’analyse de chacune des catégories étudiées afin d’en déduire l’importance » (Allard-Poesi et al., 1999 : 462). Dans notre recherche, nous avons mobilisé cette méthode pour comparer la distribution des actions (codées) des knowledge managers en fonction des cas étudiés. Sur le Tableau 35 nous avons reporté le nombre de mots analysés en fonction des quatre méta-catégories émergentes (portefeuille, structure, infrastructure et changement). Tableau 35. Nombre de mots analysés dans le cadre de l'analyse lexicale.
Cas OPK
Cas ZOOM
Cas GOAL
Cas CKO
12 384 mots
16 230 mots
10 245 mots
19 349 mots
Même si notre unité de sens n’est pas le mot, ce dernier est codé dans une phrase ou un groupe de phrases. Dans NVivo 2, le code est ensuite rattaché au nœud cas, c'est-à-dire au gestionnaire des connaissances concerné par l’extrait. Le logiciel permet alors de réaliser une matrice croisant les codes ouverts (ou émergents) avec les codes cas (les knowledge managers) et de présenter le nombre de mots employés. Autrement dit, cette matrice assure une représentation rapide de la place respective de chaque thème pour chaque individu.
En conclusion, notre analyse des données s’est réalisée selon un flux permanent entre le terrain et le modèle théorique. Nous pouvons néanmoins identifier trois types d’analyse : - nous avons commencé par réaliser une analyse de contenu thématique avec des codes définis a priori et a posteriori. Elle vise à décrire les systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances à partir de données décontextualisées et recontextualisées via NVivo 2 ; - à partir d’un corpus facilement modifiable, nous avons mené une analyse inter-cas pour identifier des similitudes et des différences dans les activités des gestionnaires. Cette identification permet d’analyser les conflits et les actions les plus récurrents ; - enfin, nous avons réalisé un comptage des actions exprimées dans le corpus.
216
Dans le prolongement de notre explication du processus d’analyse retenu, nous concluons cette partie en exposant les garde-fous que nous avons employés.
4.3.3 Fiabilité et validité du processus de recherche Dans une méthodologie qualitative, le besoin de vérifier la fiabilité du processus de recherche est sans cesse renouvelé. Ce besoin est d’autant plus prégnant quand le chercheur suit une réflexion abductive, faite de paris successifs sur ce qu’il observe et sur ce qu’il interprète. C’est pourquoi nous avons mis en place différents outils de contrôle permettant de mesurer la validité interne (4.3.3.1) et externe de notre recherche (4.3.3.2).
4.3.3.1 La validité interne Dans un positionnement épistémologique post-positiviste, la validité interne de la démarche de recherche correspond à la robustesse de la compréhension du chercheur vis-àvis de son terrain. L’indicateur généralement retenu est celui de la fiabilité de l’interprétation du chercheur qui doit « établir et vérifier que les différentes opérations d’une recherche pourront être répétées avec le même résultat par des chercheurs différents et / ou à des moments différents » (Drucker-Godard et al., 1999 : 275). La validité interne a été contrôlée à deux niveaux : au niveau du codage (a), au niveau des sources de données (b) et au niveau de l’échantillonnage (c). a) La fiabilité du codage. Pour apprécier la fiabilité du codage, nous devons contrôler la
construction de notre dictionnaire des thèmes. Ce dictionnaire doit répondre à certains critères définis par Bardin (2007) dont l’exhaustivité, l’exclusivité et l’objectivité. En matière d’exhaustivité, le dictionnaire des thèmes établi doit assurer le codage de la totalité de l’entretien. Nos avons établi que les thèmes recouvrent environ 60% du contenu analysé. Les 40% restants ont émergé suite à la modification du dictionnaire des thèmes (voir la sous-section suivante). L’exclusivité souligne le fait que chaque contenu analysé ne peut être codé que par un seul code. Ainsi un code doit permettre d’analyser à la fois un document, un entretien et une observation pour aboutir à des comparaisons entre les pratiques et les praxis, entre le sujet et l’objet. L’objectivité renvoie à la possibilité pour un autre chercheur de pouvoir trouver les mêmes résultats. Cette fiabilité se mesure par le procédé de double codage. Ce procédé 217
consiste à faire coder un entretien par un autre chercheur qui a un dictionnaire des thèmes identique à celui employé par le chercheur. Selon Huberman et Miles (1991 : 108), le taux de fiabilité du codage se calcule de la façon suivante : Nombre d’accords Nombre total d’accords + désaccords Pour réaliser ce test, nous avons mobilisé un collègue de notre institution travaillant sur des thèmes de recherche similaires. Ce choix nous a semblé naturel pour s’assurer que le deuxième codeur puisse assimiler facilement le dictionnaire des thèmes. Puis, nous avons proposé à ce collègue deux entretiens de trente minutes. Environ 4 000 mots devaient donc être analysés. Le taux de correspondance obtenu a été de 85%, ce qui peut être considéré comme relativement fiable vis-à-vis des études réalisées par Huberman et Miles (1991).
b) La triangulation. A l’origine la métaphore de la triangulation provient du monde
militaire : la méthode consiste à définir l’emplacement d’un lieu sur une carte à partir de plusieurs points de vue. Dans les sciences sociales, la triangulation consiste à « utiliser à la fois des méthodes qualitatives et des méthodes quantitatives et à compenser les faiblesses de l’une par les forces de l’autre » (Jick, 1979 : 602). Elle permet de vérifier la justesse et la stabilité des résultats produits et d’en augmenter la validité interne en neutralisant les points faibles inhérents à toute méthode de collecte des données (Huberman et Miles, 1991). Dans son étude des effets d’une fusion sur les employés, Jick (1979) définit ces différentes sources comme un « package » permettant d’étudier le phénomène sous différents angles. Chaque angle permet d’éJoannar le chercheur sur la problématique : « les sentiments et les attitudes, les documents, les observations [...] ces méthodes étaient assez larges pour comprendre les différentes dimensions de l’anxiété des employés face à la fusion » (Jick, 1979 : 605). Mais comment faire converger les différents points de vue pour obtenir une image des plus fidèles de la réalité observée ? Jick (1979) propose d’étudier les points de convergence et de divergence dans les différents points de vue contenus dans des sources diverses. L’utilisation de plusieurs sources de données permet ainsi d’analyser les situations sous des angles différents et de repérer des éléments (notamment dans le contexte) qui, au départ, seraient passés inaperçus ou auraient été négligés avec l’utilisation d’une seule méthode. La triangulation permet donc de « capturer » un « portrait » plus global et plus complet que d’autres types de stratégie de recherche (Jick, 1993). La Figure 31 représente ce travail de triangulation par le chercheur.
218
Figure 31. La triangulation des données. Observations - Nature du travail - Tâches accomplies - Agenda - Réunions
Système d’activité des gestionnaires des connaissances
Entretiens - Explication des tâches réalisées (émergence du « ressenti ») - Parties prenantes
Documents - Discours - Présentations réalisées - Documents fournis dans l’organisation Analyse lexicale des domaines d’activité
c) L’échantillonnage. La population étudiée était-elle représentative de la fonction
knowledge management et de ses interactions avec l’organisation ? En ce qui concerne les entretiens, nous en avons réalisé 26 qui ont généré 39 heures de conversations. Conformément à la Figure 27 (page 203), nous avons caractérisé chacun des interviewés en fonction de leur niveau hiérarchique et de leur fonction dans la politique KM. La Figure 32 montre que la répartition est relativement bien équilibrée au niveau de ces deux éléments. Figure 32. Analyse de la répartition des verbatim. Fonction dans la politique KM
Niveau hiérarchique
Opérationnel 22%
Comité Exécutif 8%
Sponsor Exécutif 10%
Siège 24%
Utilisateur 41%
Knowledge Manager 49% Branche 46%
219
4.3.3.2 La validité externe Dans un paradigme post-positiviste, la validité externe se mesure en fonction du degré de généralisation des résultats. Etant donné que nous avons étudié plusieurs cas dans un même contexte, il nous apparaît nécessaire d’enraciner nos résultats dans ce contexte et de bien les relier à la littérature existante (Eisenhardt, 1989) afin de faciliter leur utilisation éventuelle pour d’autres contextes (Passeron, 1991). Dès lors, comment dépasser le caractère idiosyncratique de nos résultats? Huberman et Miles (1991) et Yin (2003) conseillent au chercheur d’expliciter les critères de sélection des cas d’étude (c’est ce que nous avons fait précédemment). Huberman et Miles (1991) incitent également le chercheur de réaliser des métamatrices synthétisant les résultats des études empiriques. Ces outils permettent de passer d’une causalité locale à une causalité inter-sites par une modélisation des liens causaux (Huberman et Miles, 1991 : 338). En fin de compte, la validité externe est assurée si le chercheur synthétise son analyse de cas dans un schéma ou un tableau : « il faut standardiser les données inter-sites au moyen de codes, de schémas d'ensemble et d’un format récapitulatif commun à tous les cas, et, à l'intérieur d'un cas donné, au moyen de modes identiques de présentation de segments de données codées de façon identique (Huberman et Miles, 1991 : 273-274). Nous concernant, nous avons opté pour deux mécanismes : - premièrement, nous avons schématisé, à la fin de chacun des cas, le système d’activité du gestionnaire. Cette schématisation des actions du knowledge manager a facilité la comparaison inter-cas et fait émerger les perturbations les plus récurrentes ; - deuxièmement, nous avons regroupé l’ensemble de nos analyses des quatre cas dans un tableau récapitulatif. Ce tableau a facilité l’analyse transversale et mis au jour les actions les plus récurrentes des gestionnaires.
Les résultats d’une recherche qualitative font souvent l’objet d’une remise en question par les tenants d’une approche quantitative. Pour s’assurer de la validité de notre démarche, nous avons testé la fiabilité de notre codage (estimé à 85%), nous nous sommes penché sur la distribution de notre échantillonnage et nous avons étudié notre mode de construction du dictionnaire des thèmes. La validité parfaite d’une recherche n’existe pas. Nous nous sommes donc appuyé sur les conseils d’auteurs tels que Huberman et Miles (1991) pour rendre nos résultats généralisables par un travail de synthétisation et de schématisation.
220
Conclusion du Chapitre 4.
Dans ce quatrième chapitre, nous avons présenté notre mode de recueil et d’analyse des données qualitatives. Notre objectif est de décrire et d’analyser les pratiques des gestionnaires des connaissances en entreprise. Le cadre théorique retenu pour étudier ces praticiens nous incite à opter pour une méthode de cas enchâssés. En s’appuyant sur une ontologie de réalisme critique inscrite dans une épistémologie de positivisme « aménagé », nous proposons d’analyser au plus près du terrain ces praticiens à travers un design de recherche permettant leur observation, l’analyse de leurs artefacts et l’examen de leur discours.
L’objectif est d’aboutir à une triangulation des données : chaque observation donne lieu à des conjectures que le chercheur vise à discuter au contact des praticiens et à les confronter aux artefacts produits par ces derniers. Afin de renforcer les inférences faites par le chercheur, nous menons en dernier lieu une analyse lexicale sur les entretiens réalisés avec les gestionnaires. Celle-ci nous sert de garde-fou dans une démarche qualitative qui laisse au chercheur une grande liberté dans sa collecte des données.
Nous allons maintenant exposer les résultats de nos études de cas.
221
Chapitre 5. Analyse des cas enchâssés « La gestion des connaissances n’est pas une théorie, c’est une pratique. » Joanna Stuart, Corporate Knowledge Manager de Lafarge.
5.1 Analyse thématique des cas
5.2 Analyse transversale des cas
5.1.1 Le système d’activité de la Corporate Knowledge Manager
5.2.1 Les tensions sujets/objets/artefacts
5.1.2 Le système d’activité de la Best Practice Manager
5.2.2 Les tensions objets/division du travail/communauté
5.1.3 Le système d’activité du Knowledge Manager
5.2.3 Les tensions sujet/communauté/règles
5.1.4 Le système d’activité de la Knowledge Manager
5.2.4 La tension objet/résultat
5.3 Les domaines d’activité des gestionnaires des connaissances 5.3.1
La gestion du portefeuille des connaissances 5.3.2
La gestion de l’infrastructure
5.3.3
La gestion de la structure
5.3.4
La gestion du changement
222
Introduction du Chapitre 5. L’objet de ce cinquième chapitre est de restituer notre analyse des systèmes d’activité de quatre gestionnaires des connaissances travaillant dans une même entreprise (Lafarge). Ces quatre personnes représentent nos cas d’étude.
La première section (5.1) répond à une logique de contextualisation des cas. La présentation de l’environnement dans lequel évolue chaque gestionnaire permet de considérer les spécificités des pratiques tout en facilitant la démarche transversale d’analyse des cas. Les systèmes d’activité de chaque gestionnaire sont ensuite décrits avec précision conformément au modèle présenté dans le troisième chapitre.
La deuxième section (5.2) présente l’analyse transversale des données. L’objectif est alors d’identifier des similitudes et des différences dans les systèmes d’activité des gestionnaires mais également de comprendre les interactions entre ces systèmes et les conflits susceptibles d’intervenir dans l’exercice de cette fonction. Quatre tensions y seront étudiées.
La troisième section (5.3) offre une synthèse de nos analyses thématiques et transversales. Elle permet de faire émerger les domaines d’activité les plus récurrents des gestionnaires des connaissances et de comprendre les pratiques réelles lors de la mise en place d’une démarche de gestion des connaissances.
Ce chapitre se termine par un tableau synthétique reprenant les questions des recherches et les réponses que nous apportons. Ce résumé nous permet de conclure, dans le chapitre suivant, par une analyse des implications de notre recherche.
223
5.1 Analyse thématique des cas Dans cette première section, quatre cas enchâssés dans une même entreprise sont étudiés selon une analyse thématique. Chaque cas est d’abord remis dans son contexte organisationnel et historique puis nous décrivons, dans le détail, le système d’activité du gestionnaire des connaissances.
Le premier système d’activité est celui de la « Corporate Knowledge Manager » de Lafarge à Paris (5.1.1). Le deuxième système d’activité est celui d’une « Best Practice Manager » dans la branche Plâtre à Avignon (1.1.2). Le troisième système d’activité est celui du « Knowledge Manager » de la Direction Marketing et Ventes de la branche Toiture (1.1.3). Enfin, le dernier système d’activité est celui de la « Knowledge Manager » au sein de la Direction de la Performance de la branche Béton à Paris (1.1.4).
Nous allons commencer par étudier l’activité de la Corporate Knowledge Manager de Lafarge (le cas CKO).
5.1.1
Le système d’activité de la Corporate Knowledge Manager (cas CKO)
Devant la complexification croissante de la structure organisationnelle de Lafarge et l’absorption permanente de nouvelles compétences suite à des rachats d’entreprises étrangères, la Direction Générale de Lafarge décide à la fin de l’année 2001 de nommer un responsable knowledge management au sein de la Direction des Systèmes d’Information. Nous démarrons notre analyse par la présentation du contexte de la nomination de la Corporate Knowledge Manager (5.1.1.1). Dans un second temps, nous décrivons dans le détail son système d’activité (5.1.1.2).
5.1.1.1 Le contexte de la nomination de la Corporate Knowledge Manager. La création de la fonction « Corporate Knowledge Manager » intervient dans un contexte de post-fusion. Au début de l’année 2001, Lafarge réussit à racheter un de ses principaux concurrents, le cimentier anglais Blue Circle. En absorbant une entreprise d’une taille très importante (environ 20 000 employés soit un peu moins de la moitié du groupe 224
Lafarge), Lafarge espère créer des synergies entre les différentes usines des deux entreprises. Comme l’indique Michel Langlais, PDG de l’entreprise française, le knowledge management est alors considéré comme un outil permettant d’accélérer le processus d’échange d’expériences entre les deux entités mais la mise en place de cet outil a soulevé la question du pilotage du knowledge management par un spécialiste de la question : Cette fusion [entre Lafarge et Blue Circle] a posé des questions en ce qui concerne l’organisation des systèmes informatiques…et donc sur l’accessibilité -ou non- de l’information. Cela nous a fait passer d’une culture basée sur le « qui doit savoir » (‘need to know basis’) à une culture où l’information devait être largement disponible. A la suite de la fusion, il y a eu une formalisation de ce que l’on voulait faire dans les différentes unités en matière de knowledge management. L’idée était de transférer, dans les deux ou trois ans, le savoir-faire de Lafarge chez Blue Circle voire dans l’autre sens dans quelques cas. Il fallait trouver quelqu’un capable de gérer tout ça. (source : Langlais)
Cette création de poste est appuyée par une étude de conseil réalisée par le Boston Consulting Group à propos de la fusion des Systèmes d’Information entre Lafarge et Blue Circle. Pour identifier les difficultés de cette fusion et les leviers susceptibles de la faciliter, les consultants du cabinet de conseil en stratégie interrogent une dizaine de personnes au sein du groupe. Une de leurs recommandations est la création d’un nouveau poste : un « Corporate Knowledge Manager ». Cette création de poste doit permettre de résoudre les difficultés rencontrées par les employés à partager de l’information et à faire évoluer la culture de l’entreprise, auparavant basée sur une faible accessibilité des savoirs : Il faut reconnaître que, pendant longtemps, Lafarge n’a pas été bon dans tout ce qui concerne le traitement de l’information. On a commencé à être bien meilleur avec l’arrivée de Stéphane Audibert [Directeur des Systèmes d’Information de Lafarge] il y a dix ans. On peut dire que la rupture - c’est dire le moment où on a considéré les systèmes d’information comme quelque chose de stratégique et non comme de l’intendance - date à peu près de l’arrivée de Audibert. (source : Langlais)
La création du poste intervient également dans un contexte de réorganisation des services supports situés au Siège parisien. Un nouveau service appelé « Corporate IT Team » (ou Direction des Systèmes d’Information) voit ainsi le jour en octobre 2001 sous l’impulsion de Stéphane Audibert. Une note interne publiée en anglais sur l’Intranet de l’entreprise fait état de la réorganisation complète de ce service auparavant situé à Lyon : The importance of information systems in our Group’s performance grows clearer all the time. We are determined to press ahead with, or rather to step up, our programmes to rationalise our management, information and reporting systems, standardise our methods and tools and to improve everyone’s access to information. To carry out this ambitious project, we have decided to boost and reorganise both the tasks and the resources of the Corporate IT team to help it to fulfil its dual role of co-ordinating and supporting the work of the Divisions and Business Units. (source: Nomination_CKO)
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On comprend d’après cet extrait que ce service a un double rôle à jouer : il doit à la fois coordonner de manière transversale les actions des divisions en matière de déploiement d’outils de système d’information et s’assurer que toutes les unités organisationnelles (comme les services fonctionnels ou les usines) ont un accès de qualité à ces outils. La mission de la « Corporate IT Team » se partage donc entre des actions de mise en place, de contrôle et de support. L’équipe a été créée en très peu de temps par Stéphane Audibert. Un de ses impératifs est de changer la composition de son équipe pour intégrer quelques membres du service informatique de Blue Circle : A la rentrée 2001, on m’a chargé de mettre sur pied une équipe internationale capable de répondre aux besoins de croissance du groupe. En plus de ça, j’ai dû prendre en compte les « nouveaux », c’est-à-dire ceux de Blue Circle (source : DSI_Audibert)
Cette volonté se traduit par deux décisions ; premièrement : la nomination de Dirk Blyth, ancien directeur du projet ICE (Information & Communication Exchange) de Blue Circle, en tant que responsable réseau ; deuxièmement : le choix entre l’outil de partage d’information utilisé par Blue Circle (Livelink) et celui utilisé par Lafarge (Lotus Notes). Cette dernière question doit être tranchée par la fonction que le DSI souhaite créer : le « Corporate Knowledge Manager ». La Figure 33 représente l’organigramme de la DSI de Lafarge. Figure 33. Organigramme de la Direction des Systèmes d'Information de Lafarge (début 2002) Vice Président Exécutif
Comité de Pilotage
Directeur des Systèmes d’Information Stéphane Audibert
Responsable réseau
Responsable ERP
Responsable ebusiness
Responsable du service support
Assistante
Corporate Knowledge Manager Joanna Stuart
Responsable Lotus Notes Bertrand Sénéchal
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Suite à une offre d’emploi parue dans la presse généraliste, Joanna Stuart est embauchée officiellement en tant que Corporate Knowledge Manager au début de l’année 2002 dans le service de Stéphane Audibert. Elle est positionnée au même niveau hiérarchique que le responsable réseau, le responsable e-business, le responsable ERP et le responsable support (voir la Figure 33). La Corporate Knowledge Manager doit encadrer le responsable Lotus Notes, Bertrand Sénéchal, un ancien responsable informatique de la branche ciment et qui est en fin de carrière. Conformément à l’organigramme du service, Joanna Stuart rend compte de son activité à un comité de pilotage qui comprend non seulement le DSI mais également des directeurs généraux. Des knowledge managers locaux sont également censés intégrer ce comité. La Corporate Knowledge Manager a donc le sentiment d’occuper une fonction stratégique : La fonction Corporate Knowledge Manager est soutenue par un comité de pilotage transverse composé de hauts dirigeants ainsi que par la conviction, au plus haut niveau du Lafarge, que la connaissance doit être plus largement partagée entre les usines et entre les branches. Ma fonction est sponsorisée par le Directeur Financier et le Directeur Général du Groupe. Mon budget est validé par ces personnes et contrôlé par le comité de pilotage. (source : Stuart)
Ce comité de pilotage doit à la fois contrôler l’action du « Corporate Knowledge Manager » grâce à des rencontres annuelles mais également réfléchir sur les orientations à donner à la politique KM de Lafarge à tous les niveaux de l’entreprise.
C’est dans une période « post-fusion » et au sein d’une toute nouvelle équipe que le poste de « Corporate Knowledge Manager » est créé et que les prérogatives du gestionnaire des connaissances lui sont assignées en mars 2002. Ce poste apparaît comme stratégique (au vu de la composition du comité de pilotage) et son mandat est soutenu par la Direction Générale de l’entreprise.
Nous allons maintenant décrire les différents éléments qui composent le système d’activité du « Corporate Knowledge Manager ».
5.1.1.2 La description de son système d’activité Conformément à notre modèle présenté dans le troisième chapitre, nous allons étudier son système d’activité à travers six éléments : son profil et sa mission (a), son activité quotidienne (son objet) (b), ses collaborateurs (c), ses artefacts (d), la division du travail à
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l’œuvre dans son équipe (e) et les règles mises en place (f). Chaque élément étudié donne lieu à un tableau récapitulatif.
a) Le profil du gestionnaire et sa mission. La « Corporate Knowledge Manager » nommée
en mars 2002 s’appelle Joanna Stuart. Titulaire d’un MBA, Joanna Stuart est un cadre expérimenté d’origine canadienne qui a mené toute sa carrière dans le milieu du knowledge management. Elle maîtrise aussi bien la langue anglaise que la langue française. Je suis diplômée en Relations Internationales (Université de Toronto). Après avoir réalisé un MBA en 2000 à Rotman School of Management, j’ai migré en Europe pour travaillé dans une entreprise franco-allemande de conseil en Knowledge Management puis j’ai rejoint Lafarge en tant que Corporate Knowledge Manager en mars 2002, poste que j’occupe actuellement. (source : Stuart)
La Corporate Knowledge Manager possède une expérience de plus de sept ans dans la mise en place d’outils e-learning et de bases de données complexes. En revanche, elle ne possède pas du tout la connaissance du milieu industriel dans lequel évolue Lafarge. J’ai commencé ma carrière dans la plus grande banque du Canada : la Banque Royale du Canada. Au sein de cette entreprise, j’ai travaillé sur de nombreux projets impliquant des dimensions à la fois humaines et technologiques : l’e-learning, l’e-recrutement et le Knowledge Management. Au cours des 10 dernières années, ma carrière de manager s’est axée sur la question de la performance humaine dans l’organisation et sur l’intégration des outils technologiques pour l’aider à améliorer cette performance. (source : Stuart)
Joanna Stuart se considère à la fois comme une spécialiste des outils de codification des connaissances et des outils de formation les plus utilisés comme les cours en ligne (elearning). Les prérogatives de Joanna Stuart, qui ont été définies en mars 2002, par le comité
de pilotage sont en accord avec ce profil : J’ai trois missions. Premièrement, je dois améliorer l’usage des outils de codification des connaissances tels que l’intranet, l’annuaire électronique et les bases de bonnes pratiques industrielles et commerciales réalisées par les branches. Deuxièmement, je dois mettre en place une équipe dédiée à la gestion des connaissances au niveau du groupe Lafarge. Troisièmement, je dois diffuser un guide de bonnes pratiques en matière de knowledge management au sein des branches et des unités organisationnelles : le‘KM Handbook’. Mais ces trois missions s’inscrivent dans la mise en place d’un programme de KM au niveau du groupe. (source : Stuart)
En conséquence, le rôle assigné à Joanna Stuart est de définir, mettre en place et mesurer une politique de gestion des connaissances qui est encore considérée comme balbutiante au niveau du groupe, comme le précise le Directeur Général de Lafarge, sponsor de la fonction Corporate Knowledge Manager :
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Avant la nomination de Joanna il existait déjà un certain nombre d’initiatives dans un groupe comme Lafarge. On ne l’a pas attendue pour faire du KM ! Mais ces initiatives étaient localisées dans la branche Ciment, qui est l’activité historique de Lafarge. Avant, dans le groupe, pour partager la connaissance -là je parle du moment même où je n’étais pas là [au début des années 90]-, il fallait être, ingénieur…français…voilà, c’était un peu ça! Aujourd’hui, ce n’est plus ça. Il y a des gens qui sont dans le béton, dans les granulats, il y a beaucoup de choses intéressantes dans les carrières de ciment et dans les carrières de gypse, il y a également la recherche et développement. Il faut donc aujourd’hui un fil conducteur. (source : Herbelin)
Le Tableau 36 résume le profil, les compétences et la mission de la Corporate Knowledge Manager.
Profil Compétences Mission
Tableau 36. La Corporate Knowledge Manager Joanna Stuart est un cadre d’entreprise confirmé qui possède 10 années d’expérience en dehors de l’entreprise. Elle possède des compétences en matière de déploiement d’outils e-learning et d’outils collaboratifs. Définir, mettre en place et mesurer la politique de gestion des savoirs de Lafarge. En complément, trois prérogatives ont été définies : 1) Améliorer l’usage des outils de codification des connaissances. 2) Mettre en place une équipe dédiée à la gestion des connaissances. 3) Diffuser un guide de bonnes pratiques en matière de knowledge management.
b) L’activité quotidienne. En pratique, les tâches de la Corporate Knowledge Manager
peuvent se diviser en deux grands types : des activités de prise de décision, des activités de contrôle et d’encadrement et des activités de conseil en interne. - Les décisions. Joanna Stuart prend des décisions sur trois sujets clés pour le knowledge management : le choix des contenus offerts sur les bases de connaissances, le choix des outils de codification et le choix de ses relais locaux (les knowledge managers des branches). Dès le début de son mandat, la Corporate Knowledge Manager prend connaissance d’un audit technique sur les Systèmes d’Information réalisé dans le cadre de la consultation du Boston Consulting Group. L’étude fait état de l’existence de plus de 2000 bases de données Lotus Notes, dont une trentaine de bases de connaissances (c’est-à-dire de bases de données contenant des bonnes pratiques), au sein du réseau informatique de Lafarge. L’Intranet, intitulé LEO (Lafarge Employee Online), est jugé obsolète par l’ensemble des employés du groupe. A titre d’exemple, ce dernier ne possède pas de moteur de recherche et ne permet pas de trouver telle ou telle base de bonnes pratiques :
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A mon arrivée, la situation n’était vraiment pas bonne. J’ai pu le constater très vite en rencontrant des personnes du Siège. Il fallait donc commencer par utiliser cet audit et choisir les bases les plus utiles. (source : Stuart)
Un des rôles auquel Joanna ne s’attend pas est celle de « femme de ménage » (selon les mots du DSI) obligée de restructurer LEO tant sur le fond que sur la forme : On a pris Joanna pour ‘faire le ménage’ dans LEO. On a tellement de bases de données référencées qu’on est incapables de dire qui a accès à quoi. Il faut donc également mettre en place des indicateurs de suivi de ces bases. (source : DSI_Audibert)
Cette rationalisation des savoirs démarre par un référencement des bases les plus utilisées par les employés. Joanna décide lesquelles seront directement accessibles sur LEO. Cet audit sur le contenu s’accompagne d’un audit technique qui doit permettre de trancher la question des standards utilisés en matière d’outil de codification des savoirs. En mars 2002, le Corporate Knowledge Manager hérite de 2 000 licences du logiciel Livelink, logiciel utilisé par Blue Circle : Lors de ma prise de fonction, j’ai du comparer les avantages et les inconvénients des deux outils. Mais il était clair que Lafarge n’allait pas abandonner son outil de travail historique (Lotus Notes). J’ai donc essayé de créer des passerelles entre les deux outils mais cela n’a pas bien marché. L’outil Livelink a été peu à peu abandonné et toutes les données ont été transposées sur Lotus. C’est Blue Circle qui a perdu son outil de travail. (source : Stuart)
- Le choix des outils de codification prend un temps considérable à Joanna : durant les six premiers mois de sa prise de fonction elle estime avoir organisé plus d’une dizaine de réunions par semaine avec des prestataires techniques tels qu’IBM ou des consultants comme Unilog. Si l’infrastructure technique ne convient pas à la réplication ou à la consultation des bases de données, le Corporate Knowledge Manager va émettre des recommandations d’achat de logiciels au comité de pilotage, en appui avec le DSI (Stéphane Audibert). Sa connaissance du marché des outils s’est avérée primordiale dans cette prise de décision. Pour choisir les outils, j’ai eu l’avantage d’avoir été des « deux côtés de la barrière » : celle du fournisseur et celle du client. Je pense que c’est surtout pour cela que l’on m’a engagée chez Lafarge. (source : Stuart)
- Pour animer la politique KM localement et l’aider à adapter les outils de codification aux spécificités de chaque branche, Joanna était censée identifier des personnes susceptibles d’intégrer le réseau des knowledge managers. En pratique, deux problèmes apparaissent alors. Le premier est qu’ils ne sont pas nommés par elle mais par le comité de pilotage, voire
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par les directeurs de branche. Joanna n’a jamais eu son mot à dire sur ces nominations. Le deuxième problème est que ces gestionnaires n’exercent pas tous leur fonction à plein temps. Ils considèrent donc le knowledge management comme quelque chose de superflus, excepté la knowledge manager de la branche Béton (dont l’activité est étudiée dans la quatrième section). - Le contrôle. En décentralisant une partie de ses prérogatives à d’autres knowledge managers le comité de pilotage va inciter Joanna à aider les unités à mettre en place la démarche Knowledge Management au sein du Siège à Paris. Elle joue donc le double rôle de contrôler les knowledge managers des branches et d’être le knowledge manager du Siège parisien…même si en principe c’est le comité de pilotage qui contrôle l’activité de ces knowledge managers à mi-temps. A ce titre, elle contrôle quotidiennement le travail d’Bertrand Sénéchal, le responsable Lotus Notes, qui est sous sa responsabilité. C’est lui qui va réaliser l’audit technique et assurer la liaison avec les knowledge managers récemment nommés. L’Encadré ci-dessous est une illustration de son mode de contrôle. Encadré 13. La réunion du lundi organisée par Joanna Stuart (source: extraits des notes d'observation) Tous les lundi, Joanna organise une réunion à 10h du matin avec les consultants, Hervé et moi. Elle fait le point sur les sujets en cours et laisse la parole à chaque participant. En tout nous sommes cinq mais ce nombre varie en fonction des consultants embauchés pour des projets précis. Une fois le point réalisé (au bout d’une trentaine de minutes) elle détermine qui doit faire quoi. Puis, elle va faire un point avec Stéphane Audibert et conclure la matinée par un mail rappelant les projets, les deadlines et les acteurs impliqués. Un document sous Project lui permet de suivre les différents projets en cours.
Au quotidien la répartition des tâches dans son équipe est assurée par un fonctionnement en mode projet. Ils concernent à la fois des initiatives à dimension technique (projets 1 à 7) que sociaux (projets 8 à 10) (Encadré 14). Elle assigne un projet à un consultant, au responsable Lotus Notes voire aux knowledge managers locaux Encadré 14. Les projets de KM définis par la Corporate Knowledge Manager.
1) la barre de navigation commune à toutes les applications (consultant) 2) la relance de l’annuaire d’entreprise (consultant) 3) la mise en place d’un moteur de recherche inter bases de données (knowledge managers) 4) la mise en place d’outils collaboratifs communautaires (consultant 5) la mise en place d’un outil de partage d’information synchrone (messenger) (consultant) 6) la mise en place d’un outil d’aide à la traduction accessible sur Lotus Notes (consultants) 7) la promotion de l’utilisation des outils collaboratifs au sein des unités et des services 8) l’animation des réseaux d’experts sur le terrain (knowledge managers) 9) l’intégration de la formation sur les outils de KM dans les séminaires Lafarge (responsable Lotus Notes) 10) la création d’un prix des meilleurs transferts de bonnes pratiques entre les unités
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Le contrôle des knowledge managers passe par la définition de métriques de performance à utiliser dans les branches. Ces métriques varient d’une branche à une autre même si chacun des knowledge managers essayent de rédiger des cas de transfert d’expériences : La première année quand j'ai travaillé chez Lafarge, Bernard Kasriel [Directeur Général et membre du comité de pilotage] m'a demandé d'étudier un cas de transfert de bonnes pratiques. Dans la branche ciment, le knowledge manager a étudié comment une usine en Turquie a ré-utilisé un procesus de combustion développée en Malaisie basé sur le coke de pétrole. L'usine en Turquie souhaitait l’utiliser pour abaisser ses coûts de production. Il se trouve qu'au même moment, l'usine en Malaisie développe ce type de procédé. L’usine malaise avait ainsi pu économiser trois millions d’euros. Le transfert a coûté quelques centaines de millier d’euros mais il a permis à la Turquie d’économiser cinq millions d’euros sur cinq ans. Ce sont de vrais et bons exemples pour montrer la valeur du partage des connaissances entre deux entités du groupe. (source : Stuart3)
Les métriques doivent alors permettre de déterminer le rapport coûts/avantages retirés par la branche à « faire » du Knowledge Management. Ceci est d’autant plus important pour une entreprise décentralisée comme Lafarge : Les usines ont un contrat de franchise avec le siège parisien. Dans ce contrat de franchise ils payent pour avoir accès à la connaissance du groupe. Par exemple, la business unit japonaise ciment s'est interrogée sur le niveau d'accès et les coûts qui sont liés. On doit pouvoir leur apporter une réponse à ce sujet. (source : Stuart)
- Le conseil. Pour aider les knowledge managers locaux et définir un « fil conducteur », Joanna rédige, conformément à sa mission, un guide de bonnes pratiques en matière de knowledge management appelé le « KM Handbook » (voir Annexe 2-A). Ce document est, en fait, une version revue et corrigée par Joanna Stuart d’une première version rédigée par les consultants du Boston Consulting Group. La « Corporate Knowledge Manager » a du retravailler son contenu et le présenter au comité de pilotage pour ensuite le diffuser aux unités et aux knowledge managers locaux. En conclusion, Joanna Stuart apparaît donc comme la garante de la politique KM de l’entreprise. Elle doit définir les standards techniques et uniformiser les pratiques. Son activité est principalement centrée sur la prise de décision, conformément à son positionnement hiérarchique (Tableau 37). Décision
Contrôle Conseil
Tableau 37. L’activité quotidienne de la Corporate Knowledge Manager Définir les standards techniques, les modes de mise en place et d’utilisation des bases de connaissances ainsi que des règles de fonctionnement de l’équipe KM. Mettre en place l’infrastructure technique et faire fonctionner une équipe de knowledge management au sein du groupe. Aider les unités à mettre en place des projets de knowledge management en leur fournissant le « KM Handbook ».
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c) Ses collaborateurs. Joanna Stuart interagit avec quatre collaborateurs: la Direction des Systèmes d’Information (« Corporate IT Team »), les directeurs des services fonctionnels du Siège, des knowledge managers (dans et hors de Lafarge) et des consultants (IBM et Altran). - En premier lieu, il est naturel que le « Corporate Knowledge Manager » interagisse avec le Directeur des Services d’Information (DSI). Son budget est validé ou non par ce dernier en accord avec le comité de pilotage. Comme nous l’avons vu, son mandat a été défini par le comité de pilotage afin de régler les questions techniques liées à la fusion. Les interactions entre le DSI et le « Corporate Knowledge Manager » sont quotidiennes puisque le bureau de ce dernier jouxte celui du premier. Partisan du knowledge management, le DSI va s’employer à maintes reprises à défendre la démarche de Joanna Stuart. Cette volonté est exprimée par les propos du PDG, Michel Langlais : Au moment de la fusion avec Blue Circle, la discussion a été vive entre les gens qui - dans la maison- voulaient restreindre le partage de l’information aux experts et ceux qui, comme moi, ont toujours pensé qu’il fallait élargir au maximum le partage d’information. Si l’ouvrier de base qui veut avoir accès aux bonnes pratiques s’aperçoit qu’il n’a accès qu’à une quantité limitée d’information, il ne le fera pas une deuxième fois. On ne peut pas vouloir quelque chose et son contraire. (source : Langlais)
En revanche, la « Corporate Knowledge Manager » collabore très rarement avec les autres membres de la DSI, hormis des interactions informelles et des déjeuners à la cantine de l’entreprise. L’équipe Knowledge Management est composée, en interne, de deux personnes : un responsable Lotus Notes (Bertrand Sénéchal) et un stagiaire. Elle peut aussi mobiliser la secrétaire de Direction (Ghislaine Maréchal). Enfin, cette équipe est complétée par l’embauche temporaire de consultants spécialisés dans les projets de Knowledge Management.
- Ce rattachement à la DSI influence particulièrement les pratiques du « Corporate Knowledge Manager ». L’image qu’ont les employés du Knowledge Management au Siège est celle d’une « responsable de l’intranet » (le directeur de la Communication Interne) ou d’une « spécialiste des outils » (la responsable des Affaires Sociales). Dans les interactions avec les directeurs du Siège, bon nombre d’entre eux vont considérer le « Corporate Knowledge Manager » comme une « DSI-bis », en charge de l’intranet et de l’annuaire électronique. Sa difficulté principale est ici de faire évoluer l’image « technologique » du knowledge management aux yeux des directeurs tout en répondant aux difficultés techniques qu’ils peuvent rencontrer.
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Ce qui est frustrant dans ma fonction est le fait que les personnes au sein du siège n’assimilent le knowledge management qu’à Lotus Notes et à LEO [l’intranet]. Je leur réponds que c’est un outil parmi d’autres et qu’ils peuvent également créer des réseaux d’experts…mais le message est difficile à faire passer. (source : Stuart2)
Au niveau des services fonctionnels du siège (Ressources Humaines, Achats, Finance, etc.), le soutien affiché par la Direction Générale à l’action du Corporate Knowledge Manager permet de faciliter les échanges avec les directeurs de ces services. Ces directeurs vont alors considérer Joanna Stuart comme « l’un des leurs » et apporter une oreille attentive à son action : Je ne dispose pas d’un gros budget. Néanmoins j’ai la chance d’avoir un soutien très fort de la part de la Direction Générale, soutien que je peux mobiliser dans le cadre de campagnes de sensibilisation au partage des savoirs à travers des articles dans les journaux internes. On est ici dans le cas d'une démarche validée par la direction générale, qui non seulement ne remet pas en question la pertinence du partage des connaissances, mais décide de l'encourager avec une campagne de sensibilisation mondiale. Elle montre ainsi son engagement à développer cette culture chez Lafarge en affectant des ressources et un budget à cette campagne. (source : Stuart)
- Pour répondre aux besoins de ces directeurs fonctionnels ou des unités organisationnelles à l’étranger, le comité de pilotage KM nomme des knowledge managers dans chaque branche. Ces knowledge managers ont des profils très divers. Dans le cas de la branche Ciment, il s’agit du responsable du Centre Technique à l’Isle d’Abeau (à côté de Lyon). Dans la branche Plâtre, il s’agit du Directeur des Services Informatiques de la branche. Dans la branche Béton et Granulats a été nommé un responsable marketing. Enfin dans la branche Toiture une ancienne responsable informatique occupe également cette fonction mais cette fois à plein temps. Ces knowledge managers seront ensuite remplacés par d’autres au cours de l’année 2004. Ce sont donc leurs remplaçants que nous étudions dans les sections suivantes. Au-delà de ces knowledge managers locaux, la « Corporate Knowledge Manager » va mobiliser des knowledge managers exerçant leur activité à l’extérieur de Lafarge. Environ deux fois par an, Joanna Stuart va participer aux réunions organisées par la communauté des knowledge managers francophones CoP-1. Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, cette communauté est libre d'accès, et n'exige aucune cotisation de la part des entreprises. Elle est ouverte à tous les responsables de programmes KM en entreprise à l'exclusion des acteurs de l'offre que sont les consultants et éditeurs de logiciels. Les motivations de la Corporate Knowledge Manager est double : CoP-1 lui permet de réaliser
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des benchmarks avec des entreprises similaires et de partager ses doutes, ses inquiétudes et ses questionnements avec des pairs : J’aime bien participer à CoP-1 car ça me permet de comparer mes pratiques, de me situer et de m’évaluer. C’est un moyen pour moi de faire de la veille technologique sur ce qui fait en KM dans des entreprises grandes comme Lafarge. (Stuart2)
- En dernier lieu, la Corporate Knowledge Manager collabore avec des consultants qu’elle va mobiliser au cours de différents projets (comme la relance de l’annuaire électronique ou la mise en place d’une barre de navigation sur LEO). Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, il existe de très nombreux prestataires de services dans tout ce qui se rattache de près ou de loin à du knowledge management. Sa connaissance de ce marché est une source importante de légitimité pour Joanna Stuart : Heureusement que Joanna est là pour gérer les relations avec les consultants. Il y en a tellement que chaque branche a son propre consultant, ce qui multiplie les coûts. De mon côté, je ne m’en sors plus avec tous ces consultants qui gravitent dans le monde du KM ! (source : Cohen)
La communauté de la Corporate Knowledge Manager est donc très diverse : elle comprend à la fois des responsables d’outils, de projets, des directeurs, des consultants et des utilisateurs. Le Tableau 38 résume l’ensemble de ses collaborateurs.
Collaborateurs internes
Collaborateurs externes
Tableau 38. La communauté de la Corporate Knowledge Manager - Le service Système d’Information et plus précisément le DSI et l’équipe KM dont elle dépend. Le DSI est son supérieur hiérarchique. - Les directeurs des services fonctionnels du siège sont ses « clients » internes : elle doit répondre à leurs besoins et leur offrir des solutions leur permettant de codifier et partager leur savoir. - Les knowledge managers locaux sont des relais nommés par le comité de pilotage censés collaborer avec le Corporate Knowledge Manager. - La communauté CoP-1 permet à Joanna Stuart d’avoir des échanges avec des pairs sur des pratiques de knowledge management et des feedbacks sur les consultants spécialisés dans le domaine. - Les consultants spécialisés en conduite de projet ou en logiciels de knowledge management.
d) Ses artefacts. La Corporate Knowledge Manager va utiliser différents artefacts dans le
cadre de son activité: des outils informatiques (un forum Knowledge Management, un espace de travail en ligne et un messenger), des présentations PowerPoint et le « KM Handbook ». - Les outils informatiques. La première volonté de la Corporate Knowledge Manager va être de fluidifier les échanges d’information entre les collaborateurs internes sur un forum
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de discussion disponible sur LEO (le « Knowledge Management Forum ») et de coordonner ses échanges avec les collaborateurs externes grâce à un outil collaboratif (« TeamSpace »). En pratique, ces deux outils seront vite laissés à l’abandon puisque les membres du comité de pilotage ne les utiliseront jamais, tout comme les autres knowledge managers. J’étais très étonné par le manque d’intérêt affiché par les autres knowledge managers vis-à-vis du forum et de l’espace de travail. Chacun reste dans sa branche, avec ses outils, ses habitudes…C’est tout de même paradoxal de voir des knowledge managers ne pas utiliser des outils qu’ils sont censés mettre en valeur ! (Stuart)
En revanche, les knowledge managers et les consultants travaillant avec le Corporate Knowledge Manager adopteront très rapidement un outil mis en place en 2004 : un « messenger » permettant d’échanger de l’information en temps réel. Cet outil permet de réduire le nombre de coups de téléphone et d’identifier les personnes disponibles à la discussion. Il est utilisé quotidiennement par les knowledge managers : Ce Messenger est un outil très pratique pour coordonner l’action de l’équipe de Knowledge Management qui est éclatée dans les branches et dans des pays différents (source : Valentin).
- Le second artefact utilisé par Joanna Stuart est la présentation Powerpoint. Un temps très important, environ deux à trois heures par jour en moyenne, est consacré à la rédaction des supports de présentation. Ces présentations contiennent le plus souvent une centaine de transparents que le manager utilise à bon escient en fonction du public concerné (voir l’Annexe 2.B. pour un exemple de présentation rédigée pour un comité de pilotage). Ils ont un double objectif : présenter les principes du KM et les avancées réalisées par Joanna et les autres knowledge managers en la matière et convaincre les employés de s’engager dans la démarche : Je fais énormément de présentations PowerPoint. J’en prépare entre huit et dix par semaine et je dois passer un tiers de mon temps à présenter ce que je fais en matière de KM et comment je peux aider telle ou telle équipe de Lafarge. Je suis en permanence en train de montrer ce que je fais, en quoi je peux être utile et de démontrer ma valeur ajoutée. Mais c’est normal, ce concept est flou pour les gens. Il faut donc passer du temps à les rencontrer, les écouter et à les conseiller. (source : Stuart)
- Le troisième artefact est le « KM Handbook ». Conformément à une des prérogatives définies par le comité de pilotage, Joanna Stuart doit définir les règles de fonctionnement du knowledge management au sein de Lafarge. Ces règles sont réifiées dans un guide de bonnes pratiques KM, « le KM Handbook » (voir Annexe 2.A.) :
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Le KM Handbook décrit les différents éléments de la politique knowledge management de Lafarge. C’est le « B.A.-BA » pour tous les knowledge managers. (source : Stuart3)
Ce guide est diffusé à l’ensemble des collaborateurs internes (et jamais aux collaborateurs externes). Il définit non seulement la philosophie du knowledge management chez Lafarge mais également les objectifs du knowledge management et les règles à suivre quand une unité organisationnelle (une usine ou une équipe) souhaite « faire » du knowledge management. Mais cette orientation a vite été oubliée par la Corporate Knowledge Manager en raison du faible impact du document sur les pratiques des knowledge managers des branches. Le KM Handbook est donc devenu un document décrivant les standards techniques utilisés chez Lafarge ainsi que les règles à suivre. En fin de compte, le KM Handbook permet au Corporate Knowledge Manager de préciser son objet. En conclusion, Joanna mobilise aussi bien des médias interactifs comme le messenger ou l’espace collaboratif que des présentations PowerPoint synthétisant l’ensemble des projets de KM. Le KM Handbook demeure le document le plus important aux yeux de la Corporate Knowledge Manager puisqu’il synthétise l’ensemble de la politique KM du groupe Lafarge (Tableau 39). Tableau 39. Les artefacts médiateurs de la Corporate Knowledge Manager Instruments de - Le KM Handbook gestion Instruments de - Les présentations PowerPoint communication Medias - Forum électronique employés - Espace collaboratif - Messenger
e) La division du travail. Comment se répartissent les tâches entre la Corporate
Knowledge Manager et les autres membres de son équipe ? Comme nous l’avons vu, Joanna Stuart fonctionne essentiellement en mode projet. La Figure 34 est une représentation schématique du fonctionnement de l’équipe Knowledge Management dont Joanna a la charge.
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Figure 34. Le partage des tâches au sein de l'équipe Knowledge Management. Comité de pilotage KM DSI Rend compte à Corporate Knowledge Manager Gère
Définit Mesure
Equipe KM
Consultants
10 Projets Responsable Lotus Notes Gère ou participe à
Knowledge Manager Plâtre
Knowledge Manager Ciment
Knowledge Manager Béton & Granulat
Knowledge Manager Toiture
Le mode de fonctionnement est le suivant : Joanna va définir les projets relatifs à la gestion des savoirs en accord avec le comité de pilotage. Son budget est donc voté par le comité de pilotage (KM Steering Committee) et validé par le DSI. Les projets seront financés par son service. Elle va ensuite assigner un projet à un consultant, au responsable Lotus Notes voire aux knowledge managers locaux. L’avancement du projet est mesuré par le Corporate Knowledge Manager. Les consultants sont employés et embauchés par la Corporate Knowledge Manager. Ils rendent donc des comptes à ce dernier. Ils ont en charge quelques-uns des projets présentés dans l’Encadré 14. Ils définissent les besoins, ils assurent la mise en place de l’outil et contrôlent la qualité du déploiement. Les knowledge managers locaux, eux, ne dépendent pas hiérarchiquement de la Corporate Knowledge Manager, d’autant plus qu’ils ont été nommés par le comité de pilotage KM et non
par elle. Ils ont toute la latitude pour
participer ou ne pas participer aux projets définis par le Corporate Knowledge Manager. Ils
adaptent la politique définie dans le KM Handbook aux spécificités de leur division ou de leur activité. En revanche, ils sont mobilisés par la Corporate Knowledge Manager pour participer à des études sur les outils ou pour participer aux réunions du comité de pilotage. L’Encadré 15 illustre ce dernier point.
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Encadré 15. L'exemple du projet sur le moteur de recherche (source : extraits des notes d'observation). En juin 2003, une étude de marché sur les moteurs de recherche est lancée par le Corporate Knowledge Manager. Elle définit une première liste de cinq moteurs de recherche. Au lieu des les faire évaluer par des consultants externes, elle demande à chaque gestionnaire des connaissances de réaliser une étude d’un outil dans leur propre branche. Le Corporate Knowledge Manager fournit ainsi une liste de critères à évaluer par les knowledge managers. Des réunions téléphoniques mensuelles sont organisées pour rendre compte des recherches effectuées sur l’outil (coût, durée de mise en place, spécifications techniques, etc.).
On peut en conclure que la division du travail au sein du service knowledge management évolue au gré des projets lancés par le Corporate Knowledge Manager, division que l’on peut résumer comme suit : la Corporate Knowledge Manager définit ou valide les projets et elle leur alloue un budget et des ressources. Elle contrôle le succès du projet. Les knowledge managers locaux peuvent participer à ce projet, ce qui leur permet de ne pas le financer eux-mêmes. A ce titre, la division du travail présentée dans la page précédente doit disparaître dans les années à venir puisque le poste du Corporate Knowledge Manager est
censé être supprimé à la fin de l’année 2005 : Aujourd’hui [en 2005], le partage des connaissances devient entièrement la responsabilité des Branches et des Business Units d’une organisation qui compte 75 000 employés. Afin de responsabiliser celles-ci ainsi que les différents réseaux sociaux qui stimulent le partage des connaissances, mon poste sera supprimé à la fin de l’année 2005. Notre ambition est de rendre le partage des connaissances comme un réflexe naturel au niveau de chaque employé et non une fonction en tant que telle. Cela signifie que le Knowledge Management doit avoir des retombées opérationnelles et une culture de partage qui se diffuse à travers tout le groupe pour que cette démarche se pérennise dans les années à venir. (source : Stuart2)
f) Les règles de fonctionnement. Conformément à la mission assignée à la Corporate
Knowledge Manager, les règles de fonctionnement du service ont été définies dans le KM Handbook. Ce document est un outil de gestion puisqu’il détermine les attributions des knowledge managers locaux ainsi que des indicateurs de performance. La question des indicateurs de performance est source de nombreuses mésententes entre les knowledge managers. Des modifications ont ainsi été apportées par Joanna Stuart sur le document original suite aux retours des autres knowledge managers. Ces indicateurs sont à la fois quantitatifs et qualitatifs. Ils doivent être intégrés dans tout projet par les knowledge managers. Le Tableau 40 résume les indicateurs recommandés par Joanna Stuart.
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Tableau 40. Les indicateurs de mesure des outils de codification. Mesure du niveau d’activité - Nombre de pages lues - Nombre d’utilisateurs - Nombre de connexions moyennes Mesure de la mise à jour du contenu - Nombre de pages ou de documents - Nombre de pages crées ou supprimées Satisfaction des utilisateurs - Nombre d’utilisateurs/potentiels - Enquête de satisfaction par questionnaire
Mais la Corporate Knowledge Manager a surtout constaté que ses relais locaux n’ont jamais utilisé ces métriques : Les knowledge managers sont censés développer des communautés de pratique, s’assurer que la politique KM est connue des opérationnels dans les usines, appliquer les bonnes pratiques du KM Handbook et mesurer l’activité de leur branche en matière de KM…Mais je me suis vite rendu compte que cela n’était pas le cas. Comme ils sont à mi-temps, ils ont peu de temps à consacrer aux projets que je gère et encore moins à mettre en place des indicateurs. (source : Stuart)
L’exemple des indicateurs de mesure des bases de connaissances montre ainsi que les règles de fonctionnements imposés par le Corporate Knowledge Manager rencontrent une importante résistance de la part des knowledge managers. Ce manque de pouvoir se retrouve dans les propos des autres membres de l’entreprise. La Corporate Knowledge Manager y apparaît avant tout comme « une consultant interne » et non comme « une décideuse » ayant un fort poids hiérarchique : Je vois le Corporate Knowledge Manager comme un expert capable de m’aider à y voir clair sur un outil ou sur une nouvelle technologie. Je considère qu’il en sait plus que moi sur tout ce qui est outil et méthodo. Par contre, moi je connais les problèmes du terrain. (source : Plâtre) Franchement, les projets de knowledge management ne sont pas forcément les projets prioritaires de l'usine. Je suis désolé, mais moi, mon projet prioritaire, c'est de faire du bon plâtre. (source : Plâtre)
En conclusion, l’étude du système d’activité de la fonction Corporate Knowledge Manager fait apparaître des pratiques fortement centrées sur la mise en place d’une infrastructure et d’une structure propices à la codification des connaissances. L’infrastructure concerne les outils de codification des connaissances (l’intranet, le messenger, l’annuaire électronique). Son profil est complémentaire à celui d’un Directeur des Services Informatiques puisqu’il doit apporter une vision « utilisateur » des outils permettant de codifier les savoirs de l’organisation. La structure comprend l’animation d’une équipe dédiée au knowledge management et à l’allocation de ressources financières et humaines à des projets se rattachant à la gestion des savoirs. 240
Ces deux éléments incitent le Corporate Knowledge Manager à définir des métriques de performance sur les projets et les outils de KM. Ces métriques font partie d’une méthodologie plus globale consignée dans un guide de bonnes pratiques (le KM Handbook) permettant aux relais locaux (les gestionnaires des connaissances) de s’approprier la démarche le plus rapidement possible. En conséquence, il existe un décalage entre ce qui était défini lors de sa prise de fonction et les pratiques observées (Tableau 41). Tableau 41. Le décalage entre mission assignée et activité du praticien. Ce qui était attendu par l’entreprise Ce qui a été réalisé par le praticien - La nomination des knowledge managers n’est - Mettre en place une équipe dédiée à la gestion pas le fait de la Corporate Knowledge Manager des connaissances. - Améliorer l’usage des outils de codification des mais du comité de pilotage. Elle ne choisit donc pas ses relais dans les branches et se contente de connaissances tels que l’intranet, l’annuaire leur fournir le KM Handbook. électronique et les bases de bonnes pratiques industrielles et commerciales réalisées par les - Les outils de codification sont optimisés en branches. fonction de projets validés par le comité de - Diffuser un guide de bonnes pratiques en pilotage en accord avec la DSI. La mesure de la matière de knowledge management au sein des branches et des unités organisationnelles : le‘KM satisfaction des utilisateurs a été menée. Handbook’. - Le KM Handbook est réécrit pour inclure des indicateurs de performance. Ce document fait l’objet de négociations voire de réticences de la part de sa communauté. Il devient un long résumé des standards techniques.
Mais en étudiant avec précision les pratiques du Corporate Knowledge Manager, nous avons fait apparaître deux éléments paradoxaux : -
l’objet sera vécu comme utile si la fonction est supprimée : fonctionnant en mode projet, la Corporate Knowledge Manager estime que sa fonction est à « durée limitée ». Responsable de la « méthodologie KM » et de la rationalisation des outils de codification, son action est terminée dès lors que la démarche est adoptée par les différentes branches.
-
le sujet n’a pas de pouvoir sur la communauté avec laquelle il collabore : les gestionnaires des connaissances des branches -nommés par le comité de pilotage et non par le Corporate Knowledge Manager- ne la reconnaissent pas comme leur supérieur hiérarchique. Cela se traduit par un relatif mépris vis-àvis du KM Handbook et par la mise en place d’outils de codification des connaissances très différents d’une branche à une autre.
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La Figure 35 représente visuellement le système d’activité de la Corporate Knowledge Manager de Lafarge ainsi que les deux perturbations dans son système (représentées par les éclairs). Figure 35. Le système d'activité de la Corporate Knowledge Manager KM Handbook, Présentations Powerpoint
Joanna Stuart
Fonction temporaire
1. Animation d’une équipe KM 2. Choix et optimisation des outils de codification 3. Mesure de la performance
Absence de pouvoir
Objectifs de performance
Knowledge Managers + Consultants
Résultats - 10 Projets KM - Métriques - Amélioration de la satisfaction des utilisateurs
Nomination d’une équipe KM
En conclusion, la Corporate Knowledge Manager de Lafarge apparaît surtout comme une consultante interne que les collaborateurs vont mobiliser pour « faire » du knowledge management au sein de leur service ou de leur branche. Sa légitimité repose sur sa capacité à leur fournir des outils collaboratifs simples et peu coûteux tels qu’un messenger ou un espace projet. Cette légitimité s’est construite à leurs yeux grâce à la réorganisation de l’intranet (LEO), à la mise en place d’un moteur de recherche et à l’amélioration de l’annuaire électronique de l’entreprise, deux outils très utilisés par les employés du Groupe. L’utilisation de ces outils a été pour la première fois mesurée par la Corporate Knowledge Manager. L’évolution positive de la satisfaction des utilisateurs a permis de renforcer l’image du Corporate Knowledge Management. En revanche, son système d’activité présente deux « perturbations » majeures : au niveau de la communauté et de son objet. Elle a rencontré des difficultés importantes pour animer la communauté de knowledge managers tout en tentant d’imposer des pratiques communes au sein de ce réseau. Ces difficultés s’expliquent par l’absence de relation hiérarchique entre le Corporate Knowledge Manager et les autres gestionnaires des connaissances du groupe Lafarge. Cette absence de pouvoir a été éclairée par le gestionnaire lui-même : sa fonction est temporaire puisque son objet se limite, en fin de compte, à une mise en ordre des outils de codification des savoirs.
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5.1.2 Le système d’activité de la Best Practice Manager (Cas GOAL) Le cas GOAL présente le système d’activité de la « Best Practice Manager » de la branche Plâtre de Lafarge. La Best Practice Manager exerce son activité à la Direction Industrielle à Avignon. Nous démarrons notre analyse par la présentation du contexte de la nomination de la Best Practice Manager (5.1.2.1). Dans un second temps, nous décrivons dans le détail son système d’activité (5.1.2.2).
5.1.2.1 Le contexte de la nomination de la Best Practice Manager. En 2004, cette branche regroupe 7 700 personnes dans 32 pays. Son chiffre d’affaires est de 1 340 millions d’euros ce qui la place en troisième position dans le monde. 85% de l’activité provient de la réalisation de plaques de plâtre et des systèmes associés (comme les fixations). Les 15% restants sont liés à la fabrication de carreaux de plâtre, de plâtres de construction, de plâtres industriels, de chapes autonivelantes, de gypse naturel et de carton. La production de ces produits est déterminée par la localisation des matières premières notamment le gypse, un minéral contenant du sulfate hydraté de calcium. Le gypse doit être traité par le fabricant de plâtre (la purification) car il concentre les impuretés du minerai de base. Il pose également des problèmes de stockage et de préservation de l'environnement. Les usines de fabrication doivent donc être implantées à proximité des carrières de gypse. A partir de cette matière première, les usines peuvent également de fabriquer des carreaux et des plaques de plâtre (Figure 36). Figure 36. Processus de fabrication dans la branche Plâtre (Source: Documentation Interne) Gypse
Papier/Carton recyclé
Accessoires Produits divers
Papier
Carreaux
Plâtre
Plaques de Plâtre Doublage
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Pour fabriquer une plaque, le plâtre est gâché avec des adjuvants et enfermé dans des feuilles de carton, composant ainsi des éléments de faible épaisseur. Le processus de fabrication du produit est décrit dans le schéma ci-dessous (Figure 37). Figure 37. Le processus de fabrication des plaques de plâtre (Source: Documentation Interne)
Le processus de fabrication des plaques de plâtre est complexe et dangereux. Dans le souci d’assurer la sécurité des employés dans l’ensemble des usines, la Direction Industrielle de la branche Plâtre a cherché à identifier et communiquer des bonnes pratiques en la matière. Parallèlement, l’idée de la mise en place d’un processus de transfert de bonnes pratiques industrielles entre les usines a fait son chemin auprès de la Direction Industrielle, dont la principale priorité est d’améliorer la performance globale des 75 usines de la division. Ce projet s’inscrit dans la démarche de knowledge management impulsé par l’arrivée de Joanna Stuart début 2002. Au début de cette même année, Michel Castel, directeur de la Performance Industrielle, et son supérieur hiérarchique, Michel Edmont, directeur Industriel, sont les sponsors d’un projet intitulé « Best Practices » (Bonnes Pratiques) dont ils ont confié la réalisation à un ancien directeur de l’usine d’Ulsan en Corée du Sud (John Lee). Cette personne a donc été nommée au siège de la division à Avignon en tant que Best Practice Manager. John Lee demande alors à des étudiants d’un programme MBA, de faire un état des lieux du processus existant et de déterminer des clés de réussite pour la mise en place
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d’un processus de transfert de meilleures pratiques industrielles entre les usines de la division Plâtre. La « Best Practice Manager » qui prendra, par la suite, la succession de JK Park retrace l’historique de ce projet : Après un travail de recherche effectué par un groupe d’étudiants de MBA, JK Park a présenté le sujet à un séminaire des directeurs d’usine au mois de mai. Ayant largement puisé dans ce travail, il a abordé les sujets tels que la nécessité de transférer les bonnes idées et une esquisse de processus idéal de transfert de meilleures pratiques. Au préalable, il avait lancé une sorte de concours des meilleures pratiques en demandant à toutes les usines ainsi qu’au personnel de la direction industrielle du siège, de lui adresser une bonne pratique rédigée à l’aide d’un document pré formaté. Cette initiative a rencontré un certain succès puisque plus de 120 documents ont été reçus ; en pratique seule une vingtaine ou une trentaine était vraiment utilisable, mais cette initiative a eu le mérite de provoquer un engouement auprès des directeurs d’usines. Ils attendaient désormais la suite avec impatience ! (source : Dubois)
Suite au succès rencontré par la démarche de John Lee, des recommandations sont rédigées par les étudiants du programme MBA. Au cours d’une seconde étape, un groupe de travail issu des comités de direction du groupe et de chaque branche avait pour objectif d’assurer un échange d’expériences entre les branches sur le management de la performance. Le résultat a été la rédaction d’un recueil de 14 bonnes pratiques, illustrées par des exemples concrets. (source : Castel)
L’un des principaux problèmes identifiés par les étudiants en charge de l’étude est le flou organisationnel qui règne au sein de la branche Plâtre pour tout ce qui concerne le knowledge management. Lors de la nomination du Corporate Knowledge Manager au début de l’année 2002, personne ne sait qui est le véritable knowledge manager au sein de la branche puisque de nombreuses communautés co-existent : La personne, au sein de la branche Plâtre, qui assure la fonction la plus proche du knowledge management est Jean-Pierre Caspar, directeur du transfert technique au sein de la direction industrielle. Il est d’ailleurs lui-même en contact régulier avec d’autres acteurs du knowledge management industriel des autres divisions….mais il n’a pas de titre officiel de « knowledge manager », alors que JK Park a une fonction officielle. Une anecdote illustre bien ce flou organisationnel : au mois de juin, s’est tenu à Cannes un séminaire réunissant la communauté « Knowledge Management » du groupe dont Jean-Pierre Caspar. Celui-ci a oublié, volontairement ou non, de convier JK Park dont la nécessité de la présence à ce séminaire paraissait pourtant clair ! (source : Dubois)
D’autres initiatives, parallèles à celle de JK Park, vont ainsi émerger sans réelle coordination de la part du knowledge manager qui est, en 2002, le DSI de la branche (Emmanuel Picard). Dans une logique de codification des savoirs, des bases de bonnes pratiques vont être créées. Ces bases ont chacune un nombre d’utilisateurs limité et s’adressent donc à une audience restreinte. Trois initiatives sont exemplaires :
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-
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La base « Sécurité », de Bernard P., Responsable Sécurité et Formation, rattaché à la DRH. Un forum, qui de l’aveu de son concepteur n’est aujourd’hui qu’une base de données, puisqu’il y a un manque de participation des utilisateurs. Il s’agit avant tout de bonnes pratiques et de documents d’intérêt général relatifs à la sécurité dans les usines. La base « Environnement », de René M., responsable développement durable. On trouve dans cette base des « Best practices » en matière d’environnement pour les usines, qui apparaissent dans un format assez convivial (court descriptif, photo, coûts ou économies). La base « Wallboard Technology », de Manuel S., responsable bureau d’études partie maintenance ; une toute nouvelle base dont la création a demandé 6 mois et qui doit permettre à toutes les usines de comparer leurs données techniques en terme de maintenance ; cela demande un premier travail important de rentrée de données de la part de tous les responsables maintenance d’usines, ce qui a été explicitement demandé par Manuel Seferian. (source : Etude_BP_Elaster)
Comme en concluent les étudiants en charge de l’étude, le manque de pilotage des initiatives relatives au partage des savoirs a pour effet un sentiment de méfiance vis-à-vis de la fonction knowledge management au sein de la branche : Les initiatives de knowledge management n’ont pas encore vraiment fonctionné au sein de la branche, ce qui a eu pour conséquence d’avoir entamé la crédibilité des utilisateurs - les personnels d’usine - envers les « outilleurs » - la direction industrielle au siège. (source : Etude_BP_Elaster)
C’est dans ce contexte délicat qu’au cours de l’année 2003 Petra Dubois prend la succession de John Lee et devient « Best Practice Manager ». L’année 2004 voit la réalisation de différentes actions au sein du programme : En janvier, le processus Best Practices a été lancé dans les domaines Sécurité, Environnement et Industriel. En Mars est créée la base Best Practices. En Juin les « knowledge managers officers » de Euromed, Europe du Nord, France, Amérique du Nord et Asie sont formés. En septembre, c’est la préparation de la campagne Best Practices Corners. En octobre, une version améliorée de la base est lancée et en novembre les premiers Corners sont installés et inaugurés dans les usines. (source : Annexe 2.C.)
Il est également décidé que le programme de transfert des bonnes pratiques soit inscrit dans le Plan de Performance de la branche Plâtre. Ainsi au début de l’année 2004, une nouvelle organisation est créée (Figure 38). Deux coordinateurs sont ensuite nommés en 2005 pour gérer les bonnes pratiques industrielles et celles du marketing/prix. Ils sont en relation avec les directeurs d’usines et, dans le cas où l’usine est de taille importante, avec le responsable Qualité de cette usine.
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Figure 38. Organigramme du programme GOAL (2005) Président
Direction Industrielle
Directeur SI
Direction Performance Industrielle
Direction Transfert Technique
Direction Developpement Technique
Best Practice Manager Petra Dubois
Price Management Best practices Co-ordinator
Industrial Best practices Co-ordinator
Coordinateurs Qualité ou Directeurs d’usines
En conclusion, le contexte dans lequel s’inscrit la nomination de la Best Practice Manager est véritablement délicat. Historiquement, la fonction de knowledge manager n’a pas été assurée au sein de la branche. Ceci a eu pour effet la multiplication d’outils de codification sur des sujets très disparates (la sécurité, le développement durable, le processus de fabrication). En retour, cette multiplication a entraîné une décrédibilisation de la fonction aux yeux des utilisateurs de ces outils.
Etudions maintenant dans le détail le système d’activité de la Best Practice Manager.
5.1.2.2 La description de son système d’activité Conformément à notre modèle présenté dans le troisième chapitre, nous allons étudier son système d’activité à travers six éléments : son profil et sa mission (a), son activité quotidienne (son objet) (b), ses collaborateurs (c), ses artefacts (d), la division du travail à l’œuvre dans son équipe (e) et les règles mises en place (f). Chaque élément étudié donne lieu à un tableau récapitulatif.
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a) Le profil du gestionnaire et sa mission. La Best Practice Manager, Petra Dubois, possède
des compétences en matière de gestion de projet industriel. Diplômée d’un master en management, elle est trilingue (français, anglais et russe) et de nationalité ukrainienne. Elle a passé quatre ans au sein de la branche de Lafarge en tant que gestionnaire de projet industriel : Avant de devenir Best Practice Manager, j’étais chef de projet au sein de la Direction Industrielle de la branche Plâtre. Concrètement, il s’agissait de mener un projet à son terme en fonction d’objectifs précis. Par exemple, la Direction Industrielle peut décider de réaliser une veille technologique sur les produits concurrents pendant une période de six mois. C’est à moi de le faire et d’en rendre compte à mon supérieur hiérarchique, Michel Castel. (source : Dubois)
Cette expérience au sein de l’entreprise était un atout pour Petra Dubois. Elle avait déjà constitué son réseau social avec laquelle elle allait collaborer en devenant Best Practice Manager. Dans cette nouvelle fonction, son rôle tel qu’il a été défini par son supérieur hiérarchique est le suivant : Petra doit superviser et coordonner l’effort Best Practices tout en assurant le soutien organisationnel, humain et technologique au processus de transfert des bonnes pratiques. (source : Castel)
Son profil semble cohérent avec la nouvelle fonction de Best Practice Manager aux yeux de la Direction Industrielle, ce qui explique que sa nomination, à la suite de JK Park, semblait naturelle aux yeux de Michel Castel : Pour gérer ce projet de transfert des Best Practices, il faut bien connaître le métier et les gens du terrain. Ca me paraît difficile de venir de l’extérieur et de s’imposer auprès des opérationnels comme ça, d’un coup de baguette magique. Petra était donc la candidate naturelle pour ce projet. (source : Castel)
Le projet de transfert des bonnes pratiques (ou Best Practices) s’inscrit dans un processus plus global d’amélioration de la performance. Ce processus est formalisé dans un document appelé un « plan de performance ». Le plan de performance regroupe un certain nombre d’initiatives que le directeur d’usine doit mettre en place. Il lui permet de définir des objectifs à trois ans et de mesurer son action au sein d’un référentiel partagé par les autres usines. Les bonnes pratiques industrielles, commerciales et sécurité sont un élément important du plan de performance : Le plan de performance regroupe d’une part un ensemble de savoir-faire qui est formalisé (prouvé et explicité) et d’autre part un ensemble de processus clés qui montrent dans quelle mesure ce savoir-faire, en s’appliquant, permet de générer du résultat. Il y a également tout ce
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qui concerne l’établissement de cibles : les processus au cours desquels on va inviter les différents partenaires et managers d’une unité à constituer les cibles et à définir un plan d’action s’y afférant. Enfin, il y a la mesure de ces actions. Donc pour avoir une vision à peu près complète de ce qu’est un plan de performance, il faut aborder les cibles, le plan d’action, la mesure de ces actions et les bonnes pratiques. (source : Sabre)
L’expérience d’Irina au sein de l’activité plâtrière, ses aptitudes à communiquer dans trois langues différentes et ses capacités de gestionnaire de projet sont censées l’aider à exercer cette fonction de Best Practice Manager. Le Tableau 42 en résume les principales caractéristiques. Mission
Profil Compétences
Tableau 42. La Best Practice Manager Superviser et coordonner l’effort Best Practice tout en assurant le soutien organisationnel, humain et technologique au processus de transfert des bonnes pratiques. Petra Dubois est un cadre d’entreprise qui possède 4 années d’expérience au sein de l’entreprise et de l’activité plâtrière. Petra Dubois possède des compétences en matière de gestion de projet.
b) Son activité quotidienne. Pour remplir sa mission, la Best Practice Manager ne
dispose pas de véritables prérogatives. Personne n’ayant véritablement exercé la fonction de Best Practice Manager –son prédécesseur n’ayant que lancé le projet-, c’est elle qui va « inventer » ses pratiques : J’ai du tout définir de A à Z ! Je réalise cinq tâches selon moi. Premièrement, j’identifie les bonnes pratiques dans les usines. Pour cela, je me déplace sur le terrain, je rencontre des directeurs d’usine, je les appelle, je les relance par téléphone. Puis j’aide à documenter les bonnes pratiques. Ce sont les opérationnels qui doivent remplir la base de données et non moi. Je peux les aider ponctuellement à bien utiliser la base. Par contre, je dois sans cesse vérifier la pertinence et la qualité du contenu de la base de données. Quatrièmement, je dois faire reconnaître l’effort réalisé pour les Best Practices au travers du BP status report. Enfin, je dois promouvoir les initiatives Best Practices au sein des UO [Unités Organisationnelles = les usines]. (source : Dubois)
- Décision: En premier lieu, elle identifie et valide les bonnes pratiques inscrites dans le plan de performance au niveau des usines. Cette première étape est essentielle pour impliquer les directeurs d’usine dans la démarche. Mais en pratique, nous avons pu observé qu’Petra se rendait très rarement dans les usines, comme en témoigne un directeur d’usine : Moi, Irina, je ne l’ai jamais vu ici. Il faudrait plutôt qu'un technicien de siège qui se rend sur le site soit mandaté par la personne en charge du transfert des bonnes pratiques du siège pour valider la mise en place de la bonne pratique plutôt que de faire un roman sur informatique. (source : Dubois) En fait, je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer aux visites d’usine, c’est vrai. Tout simplement parce que c’est très consommatrice de temps. Du coup, j’en ai fais quelques-unes et je m’appuie surtout sur les directeurs d’usine ou les responsables Qualité pour codifier les pratiques. (source : Dubois)
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- Conseil. La Best Practice Manager consacre donc une grande partie de son temps à aider les directeurs d’usine ou les responsables Qualité à remplir la base. Cette activité de conseil représente un tiers du temps de travail de son équipe à Avignon. Une fois le document rempli sur la base de données, la pratique est validée par son équipe : Le processus est le suivant : les responsables d’usine ou les responsables Qualité écrivent leur pratiques sur la base de données et nous, à Avignon, on les valide si elles respectent les critères de GOAL. Il faut que la pratique soit bien rédigée. Cela m’arrive de contacter par téléphone l’auteur de la pratique pour en savoir un peu plus et re-rédiger le document. Je conseille donc mes clients à bien remplir la base, et je finis par la remplir moi-même ! (source : Dubois)
Ce travail de support l’amène à réaliser une action non prévue dans sa mission : la (re)rédaction des bonnes pratiques : Je ne pensais pas à avoir à revoir le contenu. Moi quand on voit ce que l’on reçoit. Quelque fois, un directeur d’usine m’envoie une ligne ou deux. Je ne peux pas valider cela. Du coup je l’appelle et il m’explique un peu mieux la pratique en question. Alors, je rédige moi-même la pratique et il l’a valide par téléphone et moi je la valide en ligne. Tout le processus est inversé ! C’est moi qui rédige et eux qui valident ! (source : Dubois)
- Contrôle. Pour suivre les différents transferts de bonne pratique, la Best Practice Manager va travailler à la définition d’indicateurs de suivi et aboutir à un tableau de bord intitulé le « BP Status Report » (voir Annexes 2.C. et 2.D.). Ce tableau est un classement des usines les plus actives en matière de bonnes pratiques. Il montre combien de bonnes pratiques ont été réutilisées ou créées par telle usine dans tel pays. Ce tableau est ensuite communiqué, dans un souci de transparence, à toutes les usines via une newsletter (voir Annexe 2.C.). La rédaction de ce tableau est l’une des tâches les plus importantes pour le manager. Le Tableau 43 résume l’objet de l’activité de la Best Practice Manager.
Décision Contrôle Conseil
Tableau 43. L’objet de l’activité de la Best Practice Manager Valider les bonnes pratiques transmises par les unités opérationnelles Æ Rédaction des pratiques Communiquer les bénéfices de la démarche via une newsletter et des indicateurs de suivi (BP Status Report). Aider les directeurs d’usine (les unités opérationnelles) à s’approprier l’outil de codification des connaissances.
c) Ses collaborateurs. La communauté de la Best Practice Manager est assez homogène
comparativement à celle de la Corporate Knowledge Manager. Chez Lafarge, elle collabore avant tout avec les directeurs d’usine ou les responsables Qualité des usines (dans le cas d’usines de taille importante) qui représentent ses clients. Les directeurs d’usine doivent
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appliquer le plan de performance et, à ce titre, utiliser la base de bonnes pratiques. Les responsables Qualité peuvent utiliser la base pour améliorer les processus existants ou mettre en ligne leurs pratiques innovantes. Cette collaboration entre le Siège et les usines s’inscrit dans la démarche d’amélioration de la performance de la branche : le programme GOAL. Dans le cadre de ce programme, deux types de bonnes pratiques ont été particulièrement mises en avant par la Direction Industrielle : les bonnes pratiques industrielles et celles du marketing/prix, dont les transferts sont animées par deux personnes dédiées. Le projet de transfert des bonnes pratiques animé par le Best Practice Manager est un élément important dans le plan de performance puisqu’il permet de s’assurer que les fondamentaux sont maîtrisés par les usines – surtout en matière de sécurité, de pricing et de processus industriel. (source : Castel)
Cette collaboration a été facilitée par la création de deux postes encadrés par la Best Practice Manager : un coordinateur pour les pratiques industrielles et un coordinateur pour les pratiques marketing/pricing. Ces deux coordinateurs organisent le transfert des pratiques en matière de relations clients (fixation de prix des produits et qualité de la relation) et d’amélioration des processus de production (sécurité des personnes sur le lieu de production, amélioration du produit final, etc.). La Best Practice Manager est donc chef d’une équipe de deux personnes qui travaillent dans une relative autonomie : Les deux coordinateurs nécessitent peu d’encadrement de ma part. Ils savent ce qu’ils ont à faire. Tout au plus, j’organise une réunion tous les lundis pour faire le point sur les affaires courantes, sur ce qui va, ne va pas. Comme on est tous les trois dans le même bureau, la communication se fait très facilement. (source : Dubois)
Pour assurer la maintenance de l’outil informatique, la Best Practice Manager doit collaborer avec le DSI de la branche, Jean Marc Thirion, qui occupe également la fonction non-officielle de knowledge manager pour la branche. Les relations avec ce dernier sont purement fonctionnelles et concernent l’optimisation de l’outil et la gestion des droits d’accès de la base. On peut ici noter que la Best Practice Manager se sent complètement déconnectée de la communauté des knowledge managers, communauté qui lui semble beaucoup trop centrée sur le domaine des outils de codification et des systèmes d’information : Notre branche n’a pas suivi les préconisations du groupe concernant la création d’un poste de knowledge manager. M. Thirion, le Directeur des Services Informatiques, semble assurer, ainsi qu’il le dit lui-même, un rôle de représentation de la branche au sein de la communauté knowledge management ; il assiste de fait aux réunions trimestrielles se tenant au siège où sont discutées les initiatives, en présence du Corporate Knowledge Manager [Joanna Stuart] et
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du comité de pilotage…mais, moi, je ne me sens pas concernée pour tout ça, alors que je fais du knowledge management ! (source : Dubois)
On peut également noter l’absence de collaborateurs externes à l’entreprise dans le système d’activité de la Best Practice Manager qui a ni recours à des consultants ni à des prestataires techniques externes. Le Tableau 44 résume l’ensemble des collaborateurs de la Best Practice Manager.
Collaborateurs internes
Collaborateurs externes
Tableau 44. La communauté de la Best Practice Manager - Le service Système d’Information de la branche Plâtre. - La Direction Industrielle de la branche Plâtre. - Les directeurs d’usines/les contributeurs. - Les coordinateurs Aucun
d) Ses artefacts médiateurs. La Best Practice Manager va utiliser deux outils de gestion :
la base de données « Know-How Portal » et le « Best Practice Corner ». Aux yeux de la Direction Industrielle, le double mouvement (utilisation-création de pratiques) s’accompagne nécessairement de la mise en place d’un outil de codification des savoirs disponible sous Lotus Notes : le « Know-How Portal ». Comme le souligne un directeur d’usine, l’objectif de cet outil est de permettre aux directeurs d’usine de gagner un temps précieux dans l’amélioration de la sécurité du site, des processus de fabrication et de commercialisation de leur produit : De notre côté, les usines, on peut résumer le processus de transfert des bonnes pratiques de la manière suivante : 1) on a un problème spécifique, 2) il faut qu’on trouve une solution, 3) tous les moyens sont bons trouver cette solution. Dans ce processus, Petra a mis en place un outil convivial et pas trop lourd à gérer afin de permettre à nous, sur le terrain, de progresser rapidement. Il ne fait pas oublier que le but c’est bien ça : progresser de manière rapide sans aller réinventer ce qui a été fait ailleurs. (source : Serenal)
La base de données Know-How Portal a été lancée fin 2002. Elle regroupait alors un annuaire d’experts, quelques bonnes pratiques issues du plan de performance de 2002 et des procédures à suivre. Lors du lancement du programme de transfert des bonnes pratiques en 2004, la base est totalement réorganisée sous l’impulsion du DSI de la branche Plâtre. Le Know How Portal devient ainsi peu à peu l’intranet des employés de la branche Plâtre. Y est rassemblé l’ensemble des outils et des bases de données créés depuis les dernières années au sein de l’activité platrière de Lafarge.
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Sur la base de données, on constate l’existence d’une rubrique intitulée « Best Practices ». C’est précisément la rubrique dont à la charge la Best Practice Manager. Cette rubrique rassemble une centaine de pratiques codifiées et classées en fonction du domaine de la pratique (sécurité, processus industriel ou commercial) et du niveau de réutilisation de celle-ci par les autres usines du groupe.
Cette base permet non seulement de codifier les savoirs des directeurs d’usine ou des responsables Qualité des usines mais également de suivre les transferts d’une usine à une autre. Le responsable doit alors renseigner la base en indiquant le niveau de réutilisation de la pratique selon cinq stades : « Non adoptée (notre activité n’est pas concernée) », « En cours d’investigation (l’usine étudie la possibilité de mettre place) », « En cours d’implantation », « Implantée », « Meilleure pratique (elle existe dans l’usine et les résultats sont meilleurs) ». On observe ce processus sur l’image ci-dessous où la colonne ‘implementation’ affiche le nombre de réutilisation de la pratique au sein du réseau d’usines. En effet, chaque réutilisation de bonne pratique doit donner lieu à la rédaction d’un rapport de réutilisation par la personne qui en a bénéficiée. La bonne pratique, elle, est rédigée selon un format identique (un template) structuré en cinq parties : la description du problème rencontré, la solution apportée (la pratique), les résultats obtenus, le nom des auteurs de la pratique et les personnes à contacter susceptibles d’aider le lecteur de la pratique à la mettre en place. Cet outil de codification des savoirs est d’ailleurs bien perçu par les directeurs d’usine même s’ils regrettent le temps perdu à remplir la base : Grâce au portail, on a l'impression de communiquer tous ensemble au niveau monde. On se sent donc moins isolé et on a un sentiment d'appartenance au groupe plus fort. Les bonnes pratiques permettent également aux pays dont la législation est plus souple et aux pays moins matures de bénéficier de l'expérience des vieilles usines ou des pays dont la législation est plus stricte. (source : Serenal)
Des dates de création, de validation et de modification sont ensuite inscrites par le Best Practice Manager. Nous verrons, plus loin, comment se répartissent les tâches entre le contributeur, le lecteur et le Best Practice Manager. Des photos, des dessins ou des documents textuels peuvent être associés à la bonne pratique pour faciliter sa compréhension par le lecteur.
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- Afin d’encourager l’utilisation de cette rubrique « Best Practices » et d’impliquer les usines dans la démarche de transfert des bonnes pratiques, la Best Practice Manager a lancé à la fin de l’année 2004 des « Best Practices Corners ». C’est le deuxième outil de gestion utilisé par le Best Practice Manager. Le Best Practices Corner a une double fonction. Premièrement, il permet d’afficher, dans l’usine, le taux d’utilisation de bonnes pratiques et de contribution au système électronique. Deuxièmement, il offre la possibilité à chacun de déposer une idée dans une boîte à idées (située à gauche sur l’Image 4). Le directeur d’usine ou le responsable Qualité peut donc afficher le nombre de bonnes pratiques réutilisées par l’usine et le nombre de bonnes pratiques inventées par l’usine. Ce panneau est censé développer la visibilité du programme de transfert des bonnes pratiques vis-à-vis des opérationnels qui ne disposent pas d’un ordinateur.
- Pour développer l’usage de ces deux outils, la communication de la Best Practice Manager va s’articuler autour d’une campagne de communication, de newsletters et de présentations PowerPoint réalisées lors de réunions entre les directeurs d’usine. La campagne de communication interne véhicule les aspects positifs du partage des bonnes pratiques : la collaboration entre les usines, l’amélioration de la performance et la réduction des risques en matière de sécurité ou de panne. Notre message est le suivant: “Everywhere in the world, sharing experience is our ambition”. Pour appuyer ce message nous avons développé une campagne de communication interne qui s’inscrit dans le programme de performance. (source : Castel)
Cette campagne de communication est également véhiculée dans les supports utilisés par la Best Practice Manager: les présentations PowerPoint, la base de donnée, les newsletters (voir Annexe 2.C.). Ces dernières sont publiées tous les six mois. Elles contiennent des informations à propos du déroulement du projet mais également des indicateurs de performance établis par le Best Practice Manager. Par exemple, un classement des usines a été publié dans la troisième newsletter à partir du « BP Status Report ». Enfin, le Best Practice Manager ne va pas hésiter à appeler les contributeurs de la base en cas d’incompréhension ou tout simplement pour les relancer : Je passe beaucoup de temps au téléphone. Par exemple, quand je dois valider une bonne pratique mais qu’elle est mal expliquée, j’appelle l’auteur directement. Si je constate qu’une usine ne se connecte jamais à la base, j’essaye de savoir pourquoi, je me renseigne, j’appelle son directeur ou son responsable Qualité. Je relance, quoi ! (source : Dubois)
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Le Tableau 45 résume les différents artefacts utilisés par la Best Practice Manager.
Instruments de gestion Instruments de communication Medias employés
Tableau 45. Les artefacts médiateurs de la Best Practice Manager - Le Know How Portal - Le Best Practices Corner - Le BP Status Report - La campagne de communication - Les présentations PowerPoint - Les newsletters - E Mail - Téléphone
e) La division du travail. Comment se répartissent les tâches entre le Best Practice
Manager, son équipe, le Directeur d’usine et les responsables Qualité dans les usines? Conformément à son objet, la Best Practice Manager passe beaucoup de temps à mettre à jour la base des bonnes pratiques et à contacter les directeurs d’usine par téléphone. Elle valide également les bonnes pratiques envoyées par les directeurs d’usine ou les responsables Qualité. Elle mesure l’activité de la base et réalise le classement des usines les plus actives (le « BP Status Report »). Ce tableau ne peut être publié sans l’accord des directeurs d’usine mentionnés dans le rapport. Le directeur d’usine doit également soutenir et contrôler le responsable Qualité et s’assurer que la démarche est mise en place dans son usine. S’il ne dispose pas d’un responsable Qualité en raison de la taille restreinte de son usine, il est lui-même responsable de l’application et du partage des bonnes pratiques au niveau opérationnel. Dans le cas des usines plus importantes en terme de taille, un coordinateur Qualité a la charge de rédiger les bonnes pratiques qu’il a créé(s) ou qu’il a réutiliséé(s) dans son usine. Il est alors en contact avec les coordinateurs qui aident le Best Practice Manager dans le déploiement du projet. L’Encadré 16 présente un exemple de transfert. Encadré 16. L'exemple d'un transfert de bonne pratique (source : Castel). Voici un bon exemple de transfert de bonne pratique. En 2004, une usine constate qu’il est nécessaire de peindre le sens de rotation d’un moteur qu’on utilise sur la chaîne de production des plaques de plâtre. Pourquoi ? Parce que si le gars qui répare le moteur remonte le moteur dans le mauvais sens, ce qui peut arriver si on ne sait pas dans quel sens le moteur tourne, alors le moteur explose et c’est toute la chaîne de montage qui est bloquée pour quelques heures, le temps de changer le moteur. C’est le responsable Qualité de l’usine coréenne de Dangjin qui a eu l’idée de cette pratique. Il l’a publiée en juin 2004, avec photo à l’appui, sur le Know How Portal. La pratique a été validée par Petra. Elle donc pu être publiée en tant que GP [= Good Practice]. Ensuite, d’autres usines ont vu cette pratique sur la base et ont fait de même. Ils ont pris également des photos. C’est intéressant parce qu’on voit la pratique passer d’une usine à une autre. Dans ce cas, le transfert s’est fait sans que le BP Manager en parle aux usines mais via la base. Il faut dire que la pratique est vraiment très simple et qu’elle ne coûte qu’un pot de peinture et un pinceau !
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La Figure 39 résume la division du travail mise en place pour organiser le transfert des bonnes pratiques au sein de la branche Plâtre. Figure 39. Partage des tâches dans le programme de transfert des BP.
Met à jour BP Status Report
Best Practice Manager
Price / Industrial Co-ordinators
Met à jour Valide les BP Rencontre et informe Know How Portal
Valide
Rédige des BP Consulte les BP Directeur d’usine
Usine
Contacte et relance
Coordinateur Qualité de l’usine
Soutient et contrôle
Ce partage des tâches entre les différents acteurs du transfert des bonnes pratiques industrielles et marketing est possible grâce à la définition de règles de fonctionnement par la Best Practice Manager, en accord avec la Direction Industrielle.
f) Les règles de fonctionnement. Comment différencier les bonnes des moins bonnes
pratiques ? Comment définir une meilleure pratique par rapport à une bonne pratique ? Pour répondre à ces questions cruciales, la Best Practice Manager a dû, dès sa prise de fonction, donner des définitions précises de chaque terme : Avant que j’arrive, le processus n’était pas très formalisé. Les termes, encore moins ! Il n’existait pas une véritable gouvernance pour créer une certaine forme de bonne pratique. Quand JK Park a récolté les premières pratiques, il y avait de tout et n’importe quoi. Par contre, il existait un template pour structurer les bonnes pratiques. (source : Dubois)
Des règles de validation des bonnes pratiques ont donc été rédigées en collaboration avec la Direction Industrielle de la branche (Encadré 17).
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Encadré 17. Les règles pour la validation des bonnes pratiques (source: documentation interne) - Pour avoir le temps d’étudier chaque pratique, on ne validera pas plus de 15 pratiques par mois et par réseau. Le principe de validation est “GOAL in GOAL out”. Les pratiques proposées “à l’étude” seront validées en fonction de la date de soumission. - Quelques propositions de bonnes pratiques pourront être mises en attente si des informations complémentaires s’avèrent nécessaires. Certaines propositions pourront être refusées si elles ne correspondent pas à la définition Good Practices. On considère que l’on a une bonne pratique à partager quand on peut répondre par l’affirmative aux 5 critères suivants : • Nous procure-t-elle une meilleure performance durable ? • Est-elle prouvée par l’expérience ? • Est-elle documentée ? • Est-elle réplicable sur d’autres sites de notre Branche ? • Est-elle mesurable en termes d’indicateurs société (TF2 par exemple ou OTIF) et a-telle un impact financier ? - Une Best Practice est une good practice qui a été répliquée avec succès au moins deux fois dans d’autres usines de la Branche. La mise en œuvre de toute Best Practice est obligatoire pour toutes les usines de la Branche quand la Best Practice : • a un lien avec les activités de l’usine ; • peut être mise en œuvre en termes de process, équipement et exigences clients.
L’Encadré 17 montre que la différence entre une bonne et une meilleure pratique est son niveau de réutilisation par les autres usines du groupe : Personne n’a trouvé la définition parfaite de la Best Practice ! J’ai choisi cette définition, basée sur le nombre de réplication, car elle était simple et facilement compréhensible pour les opérationnels. (source : Dubois)
Il est intéressant de noter que cette définition a évolué avec le temps. Ainsi, en 2006, la bonne pratique est considérée comme une meilleure pratique suite à la mise en place dans quatre usines et non dans deux usines : Nous avons fait évolué les règles parce qu’on avait trop de pratiques dans la base : environ 200 ! Il a donc fallu faire le ménage et revenir à une dizaine de pratiques disponibles. (source : Dubois)
Ainsi, la définition de ces règles de fonctionnement a représenté la plus grosse part de l’activité de la Best Practice Manager lors du lancement du projet. Son travail a ensuite consisté à les communiquer et s’assurer qu’elles étaient comprises par les directeurs d’usine et les responsables Qualité. Mais à aucun moment ces derniers ont pu modifier ces règles ou proposer des aménagements.
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Nous allons maintenant conclure notre analyse du système d’activité de la Best Practice Manager. Elle fait apparaître des pratiques centrées sur l’amélioration du contenu mis à disposition des directeurs et des responsables Qualité dans les usines de Plâtre. Cet effort s’accompagne d’un travail intense sur les règles de fonctionnement du processus de transfert entre les usines, effort relayé par une campagne de communication au niveau opérationnel grâce aux « Best Practices Corners ». Par rapport à la mission qui lui a été assignée, l’activité de la Best Practice Manager se concentre essentiellement sur l’établissement et le contrôle des règles en matière de codification du savoir. Cette codification s’opère sur une rubrique de l’intranet dont elle a la charge. Une pratique va alors émerger : celle de la rédaction des documents de bonnes pratiques sur la base de données. Cette rédaction des savoirs a été facilitée par les compétences du manager. Enfin, le classement des usines les plus actives en la matière est assuré par Petra, classement qui est communiqué aux usines (Tableau 46). Tableau 46. Le décalage entre mission assignée et activité du praticien. Ce qui était attendu par l’entreprise Ce qui a été réalisé par le praticien - Administrer l’outil de codification des savoirs - La Best Practice Manager va modifier les règles de validation pour rendre le processus plus (Know How Portal). - Valider les bonnes pratiques industrielles qui souple. - Le contenu est validé mais surtout retravaillé sont envoyées par les usines. par la Best Practice Manager qui a les connaissances nécessaires pour comprendre la pertinence des pratiques. - Rendre compte de l’activité du Know How - Un classement des usines est établi tous les six Portal. mois mais il est communiqué à l’ensemble des usines via une newsletter.
En étudiant avec précision les pratiques du Best Practice Manager, on comprend l’importance de l’objet poursuivi : l’amélioration du portefeuille de connaissances à disposition des personnes sur le terrain, chargés eux d’appliquer un plan d’amélioration de la performance. Les résultats obtenus par ce manager se mesurent alors quantitativement et qualitativement. Dans le premier cas, le nombre de bonnes pratiques codifiées est passé de 7 (en 2004) à 180 (en 2005) pour retomber à 45 suite au nettoyage de la base en 2006. Dans le second cas, la Best Practice Manager a rédigé quelques cas de transferts qu’elle a communiqué à la Direction Industrielle, en accord avec les directeurs des usines concernées. Le système d’activité de la Best Practice Manager a été résumé dans la Figure 40.
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Figure 40. Le système d'activité de la Best Practice Manager Best Practices Corner Know How Portal Modification du contenu
Petra Dubois Déconnexion avec les knowledge managers
Définition des principes et des termes
Directeurs d’usine Coordinateurs Qualité
1. Validation des BP Résultats 2. Mise à jour du contenu 3. Communication auprès - Classement des des usines usines - Augmentation régulière du nombre de BP Gestion des coordinateurs des BP
En revanche deux perturbations sont observables sur la Figure ci-dessus (illustrées par un éclair et soulignées): - entre le sujet et la communauté : Petra est complètement déconnectée de la communauté Knowledge Management de Lafarge. La Best Practice Manager est une spécialiste de l’activité plâtrière qui a défini son propre programme de knowledge management, sans en référer à la Corporate Knowledge Manager. A ce titre, elle connaît les difficultés des opérationnels bien mieux que la Corporate Knowledge Manager. Nous avons néanmoins constaté que la Best Practice Manager a passé très peu de temps à rendre visite aux usines, visite nécessaire pour identifier les pratiques. - entre l’artefact et l’objet de l’activité : face à la faible qualité de rédaction des bonnes pratiques sur le Know How Portal, Petra va devoir modifier son activité quotidienne et devenir rédactrice des pratiques.
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La Best Practice Manager de Lafarge nous apparaît ainsi comme une spécialiste de l’activité plâtrière, capable d’aider ses clients internes : les directeurs d’usine et les coordinateurs Qualité. Grâce à sa connaissance du métier, Petra Dubois renforce la légitimité de sa fonction. Elle est mesure de valider les pratiques mises en ligne sur le Know How Portal. D’un point de vue structurel, elle joue le rôle de lien entre la Direction Industrielle, responsable de l’amélioration de la performance, et les opérationnels. Ce rôle d’intermédiaire est en accord avec ses compétences. Ainsi, cette fonction semble faite pour exister à plein temps. S’inscrivant dans une démarche d’amélioration de la Qualité, le transfert des bonnes pratiques est facilité par l’existence d’un validateur qui détermine la pertinence des savoirs codifiés par l’organisation. La Best Practice Manager ne se contente pas de cette tâche puisqu’elle interroge les auteurs, les relance et communique régulièrement avec eux. Sa facilité à communiquer avec ses collaborateurs est un élément essentiel dans le succès de la démarche.
Nous allons maintenant étudier le troisième système d’activité : celui de Michel Dubarry, le Knowledge Manager du service Marketing et Ventes de la branche Toiture de Lafarge.
5.1.3 Le système d’activité du Knowledge Manager (Cas ZOOM) Le cas ZOOM présente le système d’activité d’un gestionnaire des connaissances impliqué dans une démarche de socialisation des responsables Marketing de la branche Toiture de Lafarge. Ce gestionnaire des connaissances occupe la fonction de « Knowledge Manager » dans le service Marketing et Ventes de cette branche à Stuttgart. Nous démarrons notre analyse par la présentation du contexte de la nomination du Knowledge Manager (5.1.3.1). Dans un second temps, nous décrivons dans le détail son système d’activité (5.1.3.2).
5.1.3.1 Le contexte de la nomination du Knowledge Manager. Lafarge Toiture est la branche la plus récente du groupe Lafarge. Son activité concerne la fourniture de biens et services dans le domaine de la couverture. Dans l’industrie de la construction, la couverture désigne l'agencement de matériaux recouvrant un bâtiment
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pour le protéger des intempéries. Cette branche a donc pour vocation de produire non seulement des éléments de protection comme des tuiles ou des cheminées mais également des systèmes de fixation. La commercialisation de ces « systèmes » auprès des prestataires professionnels (les distributeurs ou les constructeurs) est un processus complexe et changeant où l’innovation technologique et la qualité environnementale des produits sont des éléments clés. L’activité Toiture de Lafarge est essentiellement concentrée sur l’Allemagne. Souvent déficitaire, la branche a pourtant réalisé un bénéfice d’exploitation de 150 millions d’euros en 2004. Cette activité est apparue suite au rachat du groupe Redland en 1997 et la branche reste relativement indépendante vis-à-vis du Siège parisien : La branche Toiture est une branche à part. Elle a ses propres systèmes d’information. Leurs employés n’utilisent pas les bases de données sous Lotus Notes mais sous un autre logiciel. Ils sont un peu dans leur coin. (source : DSI_Audibert)
Pour faire face aux déficits récurrents de la branche et pour tenter d’uniformiser les pratiques des employés de la branche avec celles du reste du groupe, la Direction de la Branche a mis en place un plan de performance. Tout comme GOAL est le nom du plan d’amélioration de la performance de la branche Plâtre, ZOOM est le nom évocateur choisi par la Direction Générale pour désigner le plan du service Marketing et Ventes dans l’activité Toiture de Lafarge. Un premier plan avait été rédigé à la fin de l’année 2000 et diffusé en 2001. Le programme de knowledge management de la branche s’inscrit dans ce plan de performance. Il concerne ici le transfert des bonnes pratiques marketing et ventes. Ce choix de limiter le knowledge management à des pratiques commerciales et non industrielles est le fait du Directeur de la branche, Helmut Stellenburg: Le principal problème de notre branche est la piètre qualité de notre relation client. Nous ne sommes pas une activité orientée client. C’est pourquoi j’ai voulu inscrire dans le plan de performance de la branche le transfert des bonnes pratiques commerciales comme un levier stratégique pour l’amélioration de cette relation. (source : Stellenburg)
C’est au Directeur du Marketing et des Ventes de la branche, Benoît Loriol, de prendre en charge ce projet à la fin de l’année 2003. Le programme est géré par une personne à plein temps, Fabien Martinon, qui doit construire un véritable « package » de pratiques permettant aux directeurs Marketing et Ventes des pays d’améliorer leur démarche performance :
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Mon rôle est d’identifier des pratiques existantes et de les rassembler dans un programme structuré, un package, que l’on distribuera sur un CD-ROM ou sur l’intranet du service marketing [Nucleus]. Ensuite, on devra s’assurer que les pratiques sont réellement appliquées. (source : Martinon)
Pour mettre en place ce processus d’identification et de codification des pratiques, le responsable de ZOOM a nommé au cours de l’année 2003, en accord avec le Directeur Marketing et Ventes, un Knowledge Manager. Parallèlement, il existe depuis quelques mois une fonction de Knowledge Manager au niveau de la DSI de la branche, fonction occupée par Florence Cohen. Cette dernière a surtout en charge la mise en place de l’intranet de la branche et de la section dédiée au service marketing, le service le plus important (en terme de taille) de la branche : Nucleus. Le Knowledge Manager prend donc sa fonction dans un contexte qui lui est favorable. Le Knowledge Management est nouveau dans la branche (contrairement à la branche Plâtre). En revanche, il pourrait exister des conflits d’intérêt entre ce knowledge manager et celui de la branche (Florence Cohen). La Figure 40 résume cette organisation. Figure 41. Organigramme du programme ZOOM (2004) Direction de la branche Direction des Services Informatiques
Knowledge Manager
Direction Marketing & Ventes
Propriété Intellectuelle
Responsable ZOOM
Branding
Knowledge Manager Michel Dubarry
Responsables Marketing & Ventes Pays / BU
Nous allons maintenant étudier le système d’activité de Michel Dubarry, le Knowledge Manager du service Marketing et Ventes.
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5.1.3.2 La description de son système d’activité Nous allons voir dans cette partie que le système d’activité du « Knowledge Manager » est principalement centré sur la mise en place d’une communauté de pratique. Son action s’inscrit totalement dans l’approche sociale décrite dans le deuxième chapitre. Cette orientation peut s’expliquer par ses compétences métier et par son goût pour le « réseautage ». Conformément à notre grille d’analyse définie dans le troisième chapitre, nous allons étudier son système d’activité à travers six éléments : son profil et sa mission (a), son activité quotidienne (son objet) (b), ses collaborateurs (c), ses artefacts (d), la division du travail à l’œuvre dans son équipe (e) et les règles mises en place (f). Chaque élément étudié donne lieu à un tableau récapitulatif.
a) Le profil du gestionnaire et sa mission. Le Knowledge Manager, Michel Dubarry, est un ancien consultant en organisation qui a été recruté pour dynamiser le réseau des responsables marketing et ventes de la branche Toiture : Nous avons connu Wassilios parce que nous avons été son client. Il faisait partie d’une équipe de trois consultants en charge de la mise en place d’un outil de CRM [Customer Relationship Management] dans la branche. On s’est tout de suite bien entendu avec lui. Du coup j’ai pensé à lui pour ZOOM. (source : Loriol)
Michel Dubarry est un spécialiste du marketing. Lorsqu’il était consultant, il a aidé de nombreuses
entreprises
allemandes
à
améliorer
leur
démarche
marketing
fournisseurs/clients (B2B) : segmentation de la clientèle, développement de la satisfaction du client, etc. Il connaît donc les pratiques qu’il va devoir identifier et codifier au sein du réseau des responsables marketing et ventes : Je sais faire du marketing. C’est pour ça que je suis relativement légitime dans ma fonction de knowledge manager. Dans ma nouvelle fonction de knowledge manager, c’est à moi de trouver les mécanismes permettant à chacun de savoir ce que l’autre a fait de bien et de faire en sorte que les informations ne restent pas bloquées dans un pays. (source : Dubarry)
Le Knowledge Manager possède donc les connaissances nécessaires pour apparaître comme légitime aux yeux des responsables Marketing et Ventes de la branche Toiture. Sa mission est de créer une communauté de pratique entre ces responsables : L’objectif de Wassilios est de stimuler les échanges de pratiques commerciales et marketing dans la branche. Je lui ai donc demandé de créer un réseau. Il m’a alors parlé de l’idée de créer une « communauté de pratique ». (source : Loriol)
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Le Tableau 47 résume les principales caractéristiques du profil du Knowledge Manager. Tableau 47. Le Knowledge Manager du service Marketing et Ventes de la branche Toiture Organiser une communauté de responsables marketing et ventes et y gérer le transfert des bonnes pratiques commerciales et marketing. Profil Michel Dubarry est un ancien consultant en organisation (5 ans d’expérience). Compétences Il possède des compétences en marketing. Rôle
b) Son activité quotidienne. Le travail de Michel Dubarry commence par une longue
prise de contact avec tous les responsables Marketing et Ventes de la branche. L’objectif est de discuter avec eux de leur utilisation du plan de performance précédent. Il constate alors très vite que très peu de pratiques ont été effectivement utilisées : Dès le début de ma prise de fonction, je me suis vite rendu compte que les unités avaient beaucoup de mal à appliquer des savoirs qui leur venaient d’une autre BU [Business Unit]. C’est le fameux syndrome NIH [Not Invented Here]. Il fallait faire donc autrement que de donner une présentation PowerPoint ou d’envoyer des classeurs avec des actions à entreprendre pour les deux années à venir. (source : Dubarry) Il est vrai que l’on avait des problèmes à identifier qui avait bien appliqué le plan de performance précédent, celui de 2001. (source : Loriol)
A partir de ce constat, le Knowledge Manager va axer son action sur deux objets principaux : animer le réseau des responsables Marketing et Ventes et rédiger lui-même les bonnes pratiques commerciales. L’animation du réseau des managers passe avant tout par l’organisation d’un séminaire annuel d’échange de pratiques qu’il appelle la ZOOM Convention (voir Annexe 2.F.): Le plus gros de mon boulot, c’est d’organiser de A à Z la ZOOM Convention. C’est un séminaire de trois jours qui rassemble tous les responsables Marketing et Ventes. En 2005, nous l’avons organisé à Amsterdam. C’est LE moment de l’année pour moi. Cela me permet de dynamiser mon réseau, de relancer la pompe ! L’objectif est que chaque responsable reparte avec une ou deux pratiques à mettre en place. (source : Dubarry)
Le processus d’échange des bonnes pratiques qui a lieu lors de la ZOOM Convention est structuré par le Knowledge Manager. Il convient tout d’abord d’identifier les pratiques les plus innovantes. En amont, il passe un temps important à téléphoner, à rencontrer et à interroger les managers. Ceux-ci sont d’autant plus ouverts à rencontrer le knowledge manager qu’ils ne rédigent pas eux-mêmes la pratique, c’est Michel Dubarry lui-même qui la
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rédige selon un template. Il propose ensuite la pratique rédigée à son supérieur, le responsable de ZOOM : Je joue le rôle de médiateur entre le donneur et le receveur de la pratique […] Par exemple, je découvre, lors des échanges réguliers que j’ai avec les responsables marketing et ventes, qu’un manager argentin a une pratique innovante en matière de veille [concurrentielle]. J’essaye d’en savoir un peu plus. Je lui demande des infos. Je récolte les documents qu’il utilise. Et la plupart du temps, c’est moi qui rédige la pratique et lui qui valide le contenu. Ensuite, je propose la pratique à Fabien. (source : Dubarry)
- Décision. Wassilios décide des pratiques en accord avec son supérieur (Fabien Martinon). Une fois la liste de bonnes pratiques validée, le Knowledge Manager va en présenter une vingtaine lors de la ZOOM Convention (voir la liste en Annexe 2.F. – page 51). Ces pratiques ne sont pas exposées via des supports PowerPoint mais elles sont imprimées sur de grands panneaux accessibles lors des pauses : Entre les sessions de présentation, j’organise une sorte de marché des connaissances. Concrètement, voila comment cela se passe : je fais imprimer les bonnes pratiques sur de grands panneaux en plastique. On y lit le problème rencontré par la BU [Business Unit], la solution apportée et le résultat obtenu. Comme ça, tout le monde peut se ballader de stands en stands et lire la pratique. L’auteur de la pratique est généralement à côté du stand et peut répondre aux questions des personnes intéressées. A la fin de la séance, je leur demande de remplir une grille indiquant quelles pratiques étaient susceptibles d’être mises en place chez eux. C’est un moyen pour moi savoir qui est intéressé par quoi. Comme ça, je peux les relancer quelques semaines plus tard. (source : Dubarry)
- Conseil. Enfin, le Knowledge Manager va aider son client, le manager Marketing et Ventes, à s’approprier la pratique en lui fournissant des informations supplémentaires (contact ou documents). Ceci est possible grâce au réseau social du Knowledge Manager qui connaît tous les responsables marketing et ventes :
Il n’y a pas de secret. Pour développer son réseau de connaissances, il faut y passer du temps. Ca veut dire rencontrer les gens, discuter avec eux, découvrir ce qu’ils font et ce qu’ils ne font pas. Cela passe par développer une relation de confiance ou une relation de sympathie. Pour ça, rien ne vaut un bon déjeuner ou un bon dîner. C’est pour ca que je tenais à organiser plusieurs diners lors de la convention. (source : Dubarry)
- Contrôle. L’activité Knowledge Manager du service marketing de la branche Toiture est centrée sur l’animation d’un réseau social, celui de managers censés appliquer des pratiques identifiées et rédigées par le coordinateur du réseau. Le contrôle des transferts s’effectue grâce à une feuille d’indicateurs de suivi (Annexe 2.G. – page 53). Sur cette feuille, Michel Dubarry reporte les personnes susceptibles de transférer telle ou telle pratique.
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Le Tableau 48 résume les objectifs de ce gestionnaire des connaissances. Tableau 48. Les objectifs du Knowledge Manager du service marketing de la branche Toiture Décision Choisit les pratiques les plus innovantes et les propose au responsable de ZOOM pour les intégrer dans le plan de performance. Contrôle Organise la ZOOM Convention pour s’assurer de la mise en place et mesure le nombre de transferts potentiels. Conseil Aide les responsables Marketing et Ventes à contacter un autre responsable
c) Ses collaborateurs. Le Knowledge Manager va collaborer avec trois types de
personnes : les responsables Marketing et Ventes de la branche, la Direction Marketing et Ventes de la branche Toiture et les autres knowledge managers du groupe. Les responsables Marketing et Ventes sont les clients du Knowledge Manager. Le réseau compte 80 managers (voir Annexe 2.G.). Ils ont en charge de commercialiser les produits de la branche Toiture à savoir les tuiles, les cheminées et les systèmes de fixation. Ce processus de commercialisation est complexe car les produits sont nombreux et les clients sont versatiles puisqu’ils ne connaissent pas Lafarge comme un fabricant de tuiles ou de cheminée. Les responsables Marketing et Ventes doivent développer une relation de confiance avec des distributeurs nationaux, comme l’explique un manager brésilien : Sur le marché brésilien, je dois connaître et fidéliser des distributeurs locaux. Ces distributeurs sont essentiels car sans eux on ne peut pas fournir nos produits à nos clients qui sont les constructeurs, les responsables de chantier et les particuliers. Pour connaître les besoins de nos clients, on doit donc faire du geomarketing et de la segmentation client. (source : Gonzalez)
Devant la grande disparité des conditions locales, chaque manager va tenter de mettre en place un outil lui permettant de mieux cerner sa clientèle (l’Annexe 2.F. – page 51 présente une liste de ces pratiques). Au lieu d’être considéré comme une déviance vis-à-vis du plan de performance, ces pratiques locales sont considérées comme innovantes par la Direction : Je pense que nous avons beaucoup à apprendre de notre communauté de responsables Marketing et Ventes. Je ne concois pas le rôle du centre [= du Siège de la branche Toiture] comme un contrôleur de gestion, comme un contrôleur des procédures et des pratiques mais comme un facilitateur. Wassilios est le moteur de ce mouvement. (source : Loriol)
Pour diffuser les bonnes pratiques identifiées par ses soins, Michel Dubarry va également collaborer avec la Knowledge Manager de la branche Toiture (Florence Cohen). Grâce à Griet, il va pouvoir mettre en ligne les différentes pratiques sur l’intranet du service marketing (Nucleus). Michel Dubarry considère que son rôle est « complémentaire » à celui de Griet puisque le Knowledge Manager de la branche lui fournit l’infrastructure technique :
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Mon rôle est complémentaire à celui de Griet. Elle me donne les outils et s’occupe de toute la partie administrative. Moi je fournis le contenu. On peut résumer ça comme ça : « Elle, le contenant, moi, le contenu ! » (source : Dubarry)
On peut également noter que le Knowledge Manager collabore avec une entreprise de communication média pour réaliser des témoignages sous format vidéo de transfert des bonnes pratiques. Le responsable l’explique par un manque de compétence en la matière : J’aime utiliser la vidéo. Je pense que c’est un média plus riche que le texte. C’est pour ca que je fais appel à une entreprise de communication qui filme les échanges et réalise des petits témoignages vidéos. (source : Dubarry)
Le Tableau 49 résume les différents collaborateurs du Knowledge Manager. Tableau 49. La communauté du Knowledge Manager du service marketing de la branche Toiture Collaborateurs - Les responsables Marketing et Ventes des pays internes - Le Knowledge Manager de la branche Toiture - La direction Marketing et Ventes de la branche Toiture Collaborateurs - Entreprise de communication externes
d) Ses artefacts médiateurs. Le Knowledge Manager en charge du réseau des
responsables Marketing et Ventes utilise trois types d’artefacts : ceux qui lui permettent de communiquer les pratiques aux responsables, ceux qui lui permettent de suivre le transfert des pratiques d’un pays à un autre et ceux lui permettant de récompenser les émetteurs et les récepteurs des bonnes pratiques. - Le premier artefact pour diffuser les pratiques est le « Sales & Marketing Handbook » (voir l’Annexe 2.E. pour des extraits de ce guide). Comme son nom l’indique, il s’agit d’un livre de bonnes pratiques rédigé par le Knowledge Manager. Il contient également un CDROM avec les fiches au format Pdf. Il est distribué à tous les participants au début de la Convention. C’est donc le Knowledge Manager qui réalise l’effort de réification au sein du réseau des responsables Marketing et Ventes : Il faut que ces collaborateurs [les responsables Marketing et Ventes] aient quelque chose de tangible à la fin de la Convention. C’est pourquoi Wassilios fait ce petit Handbook disponible sur papier et sur CD-ROM. C’est un recueil des bonnes pratiques présentées lors de la Convention. (source : Loriol) Le Sales & Marketing Handbook contient [en effet] toutes les pratiques que j’ai identifiées en amont et rédigées. En fait, ce sont tous les panneaux que j’ai affichés lors de la Convention. Ils sont divisées en trois catégories : 1) Recommandations, 2) Guidelines et 3) Innovation. (source : Dubarry)
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Dans ce premier artefact, le Knowledge Manager a regroupé l’ensemble des bonnes pratiques exposées sur de grands panneaux lors de la Convention. Ces panneaux sont utilisés à chaque Convention. Ils représentent le second artefact pour communiquer les bonnes pratiques auprès des responsables Marketing et Ventes. En complément à ces panneaux et au Handbook, le Knowledge Manager va également diffuser les bonnes pratiques sur le site Internet du service. Une fois ces bonnes pratiques diffusées via différents médias (électroniques et papier), le Knowledge Manager va également essayer de mesurer le nombre de transfert des pratiques via une matrice : En diffusant les bonnes pratiques que j’ai rédigées sur un Intranet, dans un livre et sur des panneaux, je suis sûr de toucher un maximum de managers. Mais comme je n’étais pas sûr des transferts effectifs, il fallait aller plus loin. C’est pour ca que j’ai créé la matrice. C’est une grille où je peux suivre le transfert entre l'unité qui a produit la bonne pratique est celle qui souhaite la recevoir. On peut donc voir, par exemple, que pour telle pratique que cinq unités l’ont utilisé. (source : Dubarry) Michel Dubarry a un modèle pour le transfert des bonnes pratiques qui est très intéressant. Sur une matrice qui liste toutes les pratiques, il voit qui est le leader et qui a développé la pratique, quelles sont les Business Units qui ont mis en place la pratique ou qui sont en train de le faire. Et maintenant, la prochaine étape, il va se demander « qu’est ce qu’on apporte à la branche en faisant ça » par une étude de création de valeur. (source : Stuart)
En abscisse se trouvent les pays censés mettre en place la pratique sous l’impulsion du responsable Marketing et Ventes. En ordonnée sont listées les différentes pratiques à mettre en place dans le pays. Un indicateur de couleur, au croisement de la pratique et du pays, montre le degré d’adoption de la pratique : en vert, la pratique est appliquée, en jaune elle est en cours d’application et en rouge elle n’a pas encore été considérée par le responsable. Cette matrice n’est pas considérée comme un outil de contrôle par le manager. Le fait de pouvoir « tracer » ces transferts permet avant tout au Knowledge Manager de mesurer son apport à l’organisation : Si j’ai fait cette matrice c’est pour relancer les managers à la traîne. C’est pas pour les contrôler. D’ailleurs, rien ne me prouve que les pratiques sont mises en place à 100% dans tel ou tel pays. Non, si j’ai fait cette matrice, c’est pour montrer qu’il y a des échanges au sein du réseau, et pour montrer que ce que je fais est utile à Lafarge. (source : Dubarry)
Une fois le transfert effectif, le Knowledge Manager récompense officiellement les personnes impliquées dans le transfert. Cette récompense est remise par le Directeur de la branche (Ullrich Glaunach) à la fin de la Convention. Sur l’image ci-dessus (Image 9), l’émetteur de la pratique, le manager brésilien, reçoit un prix pour avoir transmis une pratique de géomarketing à son collègue turque (au milieu). Ce dernier reçoit également un
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prix remis par le Helmut Stellenburg. L’objectif de cette remise en prix est avant tout symbolique aux yeux du Knowledge Manager : Les émetteurs et les récepteurs ne gagnent pas d’argent. Notre façon de dire merci, c’est de les mettre en avant à la fin de la Convention, d’en faire nos stars ! (source : Dubarry)
Dans certains cas de transfert, le Knowledge Manager peut rédiger une histoire de succès et apporter des éléments d’amélioration de la performance (voir Annexe 2.G. – page 54). Cette histoire donnera lieu à un court métrage vidéo réalisé par une entreprise de communication média. En conclusion, le Knowledge Manager utilise des artefacts permettant à la fois de codifier les bonnes pratiques (sur des panneaux et des documents électroniques) et de réifier les échanges qui ont lieu au sein du réseau des responsables Marketing et Ventes (sur des vidéos, via un prix). Le Tableau 50 résume l’ensemble des artefacts utilisés par le Knowledge Manager.
Instruments de gestion Instruments de communication Medias employés
Tableau 50. Les artefacts médiateurs du Knowledge Manager du service Marketing et Ventes de la branche Toiture - La matrice de transfert des bonnes pratiques - Le Sales & Marketing Handbook - Le prix du meilleur transfert - Le portail Nucleus - Vidéo - Mail
e) La division du travail. La division du travail entre les différentes prenantes est
relativement Joanna, même entre les deux knowledge managers de la branche Toiture. L’organisation du projet a été représentée dans le Figure 42.
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Figure 42. La division du travail au sein du programme de transfert des bonnes pratiques de la division Marketing et Ventes. Knowledge Manager
Direction Marketing & Ventes
Valide
Administre Responsable ZOOM Rédige
Propose des pratiques
Nucleus Portal
Met à jour
ZOOM Convention Annuelle
Knowledge Manager
Sales & Marketing Handbook
Organise Identifie les pratiques
Consultent
Consultent
Responsables Marketing & Ventes Pays / BU
Sur la Figure ci-dessus, on constate que les responsables Marketing et Ventes ont un double accès aux pratiques du plan de performance : un accès électronique via l’intranet du service (Nucleus) et un accès papier via le Sales & Marketing Handbook. Les bonnes pratiques sont mises à jour tous les ans, en fonction des innovations apportées par les responsables eux-mêmes. Les managers doivent donc réaliser un double objectif : appliquer les pratiques du plan de performance et créer de nouvelles pratiques à partir de leurs spécificités locales. Ce double mouvement est encouragé par la Direction du service. Cette dernière valide le plan de performance ainsi que le contenu du Sales & Marketing Handbook. Le Handbook est rédigé par le responsable de ZOOM avec l’aide du Knowledge Manager. Le Knowledge Manager, lui, identifie les pratiques sur le terrain, grâce à des discussions avec les managers locaux, et les codifie selon un template classique : problème rencontré, solution apportée et résultat obtenu. Comme nous l’avons vu, ces bonnes
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pratiques sont validées par le responsable de ZOOM et diffusées via l’intranet du service (Nucleus). Ce portail est fourni par la DSI de la branche et administré par le Knowledge Manager (Florence Cohen).
f) Les règles de fonctionnement. Les règles de fonctionnement qui régissent le partage
des tâches au sein de ZOOM ont été rédigées par le responsable du programme, Fabien Martinon, en accord avec la Direction de la branche. En revanche, les règles de fonctionnement au sein du réseau des 80 responsables Marketing et Ventes ont été crées par le Knowledge Manager. Elles sont relativement simples et prennent la forme de conseils pour profiter au mieux des échanges d’expérience lors de la Convention (voir Annexe 2.F. – page 50). Ces règles sont connues par ces managers : Au sein de ZOOM, on sait qui fait quoi et on sait quoi faire si on doit appliquer une best practice ou en proposer une. Wassilios est notre interlocuteur privilégié. Tout tourne grâce à lui seul. (source : Safari)
Le réseau d’échange est donc centralisé autour de Michel Dubarry qui en a défini les règles de fonctionnement : tout échange doit nécessairement passer par lui. Les participants de ZOOM s’engagent à utiliser un certain nombre de pratiques qu’ils ont pu voir lors de la Convention (voir Annexe 2.F. – page 51). Contrairement à ce que l’on pourrait croire dans le cadre d’un fonctionnement en réseau, cette administration centralisée est bien vécue par les managers : On est tous éparpillés. C’est bien, selon moi, d’avoir quelqu’un sur qui compter. Quelqu’un qui connaît tout le monde. Quelqu’un qui « personnifie » le knowledge management chez nous. (source : Gonzalez)
Nous allons maintenant conclure cette partie en résumant le système d’activité du Knowledge Manager. De part sa relative indépendance avec le reste du groupe Lafarge, la branche Toiture offre à ce manager la possibilité de réaliser ses propres choix en matière de politique de knowledge management. Constatant les difficultés à appliquer les bonnes pratiques du plan de performance précédent, il va axer son action sur l’animation d’un réseau social de 80 acteurs. Ce réseau prend la forme d’une communauté où le Knowledge Manager joue le rôle d’un animateur et d’un « codificateur » de pratiques. Sa démarche est à la fois sociale et participative. Pour transférer les bonnes pratiques, il se concentre sur l’organisation de rencontres régulières (la ZOOM Convention) où les échanges de pratiques sont encadrés par des artefacts médiateurs tels que les panneaux ou le
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Sales & Marketing Handbook. Les outils de codification, telles que les bases de données, ne sont jamais utilisés par Wassilios. Sa démarche est participative puisqu’il laisse la parole aux praticiens, c’est-à-dire aux managers locaux. Le Tableau 51 montre le passage de la théorie à la pratique pour ce Knowledge Manager. Tableau 51. Le décalage entre mission assignée et activité du praticien. Ce qui était attendu par l’entreprise Ce qui a été réalisé par le praticien Identifier des pratiques innovantes au sein du - Le Knowledge Manager constitue une réseau des responsables marketing et ventes de communauté de pratique dans laquelle il joue le rôle d’animateur : il écrit les bonnes pratiques et la branche. Organiser un processus continu de transfert des relance les membres de la communauté. pratiques entre les responsables et le plan de - Les bonnes pratiques sont réifiées sur un Sales & Marketing Handbook (Cd-Rom) performance rédigé par le siège de la branche.
Les résultats obtenus par Michel Dubarry sont doubles : quantitativement, le Knowledge Manager constate une augmentation régulière du nombre de pratiques transférées d’une année sur l’autre et qualitativement ces échanges lui permet de proposer des pratiques innovantes (par exemple le géomarketing ou la segmentation client) pour le prochain plan de performance ; qualitativement, sa connaissance des principes et des outils marketing utilisés par ses clients (les managers locaux) lui permettent de dynamiser encore plus facilement les échanges et de codifier lui-même les savoirs. La satisfaction des participants à la convention est également mesurée par le Knowledge Manager (page 52 des Annexes) La Figure 43 résume le système d’activité du Knowledge Manager de la branche Toiture.
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Figure 43. Le système d'activité du Knowledge Manager de la branche Toiture. ZOOM Convention Sales & Marketing Handbook
1. Identification et rédaction des pratiques 2. Organisation de rencontres entre les responsables
Wassilios Dubarry
Règles établies par le Knowledge Manager
Responsables Marketing et Ventes + Knowledge Manager DSI
Animation du réseau de responsables
Résultats - Augmentation du nombre de pratiques transférées - Intégration de nouvelles pratiques au plan de performance
En conclusion, le Knowledge Manager apparaît ici à la fois comme un « écrivain public » et un « animateur ». Il joue le rôle de médiateur entre l’émetteur et le récepteur de la pratique. Au-delà du développement du lien social entre ces deux personnes, réalisé par l’organisation de rencontres physiques, le Knowledge Manager va écrire lui-même les pratiques à réutiliser au sein du réseau. Son approche est radicalement différente de celle du Best Practice Manager de la branche Plâtre qui laisse les émetteurs rédiger eux-mêmes les bonnes pratiques. Cette codification « personnelle » est rendue possible par la connaissance qu’a Michel Dubarry des pratiques marketing. Agissant comme un coordinateur d’un réseau social, ses pratiques sont fortement influencées par son expérience antérieure, expérience qui lui procure une légitimité aux yeux de ses clients (les 80 managers locaux). En pratique, son rôle est donc avant tout celui d’un coordinateur et non d’un manager, rôle complètement assumé par l’acteur.
Nous allons voir dans la partie suivante un système d’activité assez différent de celui que nous venons d’étudier.
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5.1.4 Le système d’activité de la Knowledge Manager (cas OPK) Le cas OPK présente le système d’activité de la « Knowledge Manager » de la branche Béton et Granulats au sein de la Direction Industrielle à Paris. Nous démarrons notre analyse par la présentation du contexte de la nomination de la Knowledge Manager (5.1.4.1). Dans un second temps, nous décrivons dans le détail son système d’activité (5.1.4.2).
5.1.4.1 Le contexte de la nomination de la Knowledge Manager. La branche Béton et Granulats est la deuxième plus importante en terme de chiffre d’affaires au sein du groupe Lafarge (derrière la branche Ciment). Elle exploite plus de 600 carrières à travers le monde et elle produit 262 millions de tonnes de granulats par an ce qui en fait l’entreprise leader mondial sur son secteur. Elle possède également 1 100 centrales à béton et produit 43 millions de m3 par an ce qui la place au troisième rang mondial de producteur de béton. En 2004 elle emploie 22 000 personnes pour un chiffre d’affaires de 5 milliards d’euros pour un résultat net de 337 millions d’euros. Cette branche regroupe deux activités complémentaires : la production de béton et la production de granulats (sables, gravillons). Le second élément est indispensable à la constitution du premier. Le béton est un matériau de construction composite fabriqué à partir de granulats agglomérés par un liant. Le liant le plus couramment utilisé est ce que l’on appelle un liant « hydraulique »: le ciment (également produit par Lafarge). Lorsque les granulats utilisés avec le liant hydraulique se réduisent à des sables, on parle alors de mortier. La Figure 44 résume les différentes complémentarités des produits de Lafarge. Figure 44. Les matières premières (en italique) et les produits du groupe Lafarge (source : Documentation interne). Calcaire
Argile
Gypse
Sable Granulats
Ciment
GIeva Marin
Béton / Mortier
Plâtre
Toiture
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Le processus de fabrication des granulats et du béton semble simple en apparence. Dans le premier cas, il s’agit de concasser des éléments rocheux et dans le deuxième cas il faut y ajouter de l’eau et du ciment pour faire du béton. Dans la réalité, ces deux processus sont complexes et ils exigent une grande maîtrise technique de la part des producteurs et des agents : Le savoir-faire pour fabriquer du béton est aujourd’hui relativement facile à transmettre car il est stabilisé. En revanche, nous devons sans cesse nous améliorer sur des petits détails qui font la différence face à des concurrents de plus en plus féroces. Ces petits détails vont modifier notre performance finale […] Il faut aussi innover et créer des bétons haute performance difficiles à imiter comme Ductal, notre béton à séchage ultra rapide. (source : Esposito)
En pratique, la taille et la qualité des granulats suivent des normes très précises et le procédé pour obtenir des granulats de taille homogène est complexe. Il s’organise en trois phases distinctes : l’approvisionnement, l’extraction et le concassage. Face à la pénurie de nouvelles carrières, l’approvisionnement concerne de plus en plus les granulats marins, extraits directement dans la mer. L’identification et la sélection d’un banc sont donc deux éléments critiques pour l’extraction des granulats. Enfin, le concassage et le calibrage permettent de transformer les blocs de roche en des granules de taille normée : Une fois extraits, les matériaux sont transportés jusqu'au site de traitement où intervient le scalpage. Cette opération consiste à trier les éléments indésirables : les blocs, l'argile, etc. Le produit scalpé est concassé une première fois : il passe de l'état de bloc à l'état de pierre. L'opération est renouvelée une ou plusieurs fois, pour réduire la taille des fragments obtenus. Le résultat est ensuite criblé pour obtenir les granulats de granularité voulue. Les fractions les plus grosses rejetées par le crible sont à nouveau broyées, puis criblées, jusqu'à obtention de la taille souhaitée. (source : Documentation Interne)
La production du béton est tout aussi complexe dans la pratique. Le béton utilisé dans le bâtiment et les travaux publics comprend plusieurs catégories qui suivent chacune des normes très précises telle que la norme NF EN 206-1. La qualité du béton peut varier en fonction de celle des granulats et en fonction des adjuvants qui lui sont ajoutés. Ainsi, il n’existe pas de méthode de composition du béton qui soit universellement reconnue comme étant la meilleure. Chaque entreprise propose donc sa propre « recette » de béton. Par exemple, Lafarge a lancé une innovation appelée Agilia en 2000. C’est un béton autoplaçant et autonivelant, il est donc très fluide et s'étale sans efforts, ce qui a pour conséquence de réduire les délais de construction et les coûts de main-d’oeuvre.
Dans une logique d’amélioration de la performance des 1 100 sites de production de béton et des 600 carrières, la Direction Industrielle a lancé en 2002-2003 trois plans de
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performance intitulés CROCK, TOPAZ et POVE. Comme dans la branche Plâtre et Toiture, la politique de knowledge management s’inscrit ici dans ces plans de performance. La plupart des bonnes pratiques des plans de performance sont diffusés via un outil de codification disponible sous Lotus Notes : le « Knowledge Transfer Portal ». Le Knowledge Transfer Portal (OPK) a été créé au milieu de l’année 2002 sous l’impulsion d’une ancienne responsable Marketing devenue Knowledge Manager de la branche au début de l’année 2002, Fiona Tricoustin. Consciente de la nécessité d’identifier plus activement les pratiques du terrain, elle a d’abord présenté OPK comme un outil de codification des savoirs. Ainsi de nombreuses pratiques écrites dans les plans de performance ont été identifiées via OPK (voir l’Annexe 2.H. pour des exemples de pratiques). En 2004 Fiona Tricoustin est remplacée dans ses fonctions par une ancienne adjointe de la responsable de la Communication Interne, Agnès Valentin. Ce remplacement est motivé par deux raisons : la volonté d’Fiona Tricoustin de quitter sa fonction et le souhait de la Direction Industrielle d’améliorer l’utilisation de OPK. L’outil OPK entre alors dans une phase de réutilisation des bonnes pratiques industrielles et non de codification.
Le contexte dans lequel évolue la nouvelle Knowledge Manager est donc plus mature que dans les autres branches étudiées précédemment. Agnès Valentin évolue dans un environnement qui lui est favorable dans lequel l’outil de codification des connaissances représente l’unique moyen de partage des connaissances aux yeux du management. A charge pour elle d’améliorer son usage au quotidien par les directeurs d’usine de Béton et de Granulats.
Nous allons étudier comme la nouvelle Knowledge Manager, Agnès Valentin, a mené à bien cet objectif.
5.1.4.2 La description de son modèle d’activité. Le système d’activité de la Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats se concentre avant tout sur un objet : l’appropriation de l’outil OPK par les responsables de zone et les directeurs de sites de production. Fortement influencée par son expérience antérieure (en tant qu’adjointe de la Directrice de la Communication Interne), elle va axer son action sur une campagne de communication interne et sur la formation des utilisateurs à
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l’outil OPK. Conformément à notre grille d’analyse définie dans le troisième chapitre, nous allons étudier son système d’activité à travers six éléments : son profil et sa mission (a), son activité quotidienne (son objet) (b), ses collaborateurs (c), ses artefacts (d), la division du travail à l’œuvre dans son équipe (e) et les règles mises en place (f). Chaque élément étudié donne lieu à un tableau récapitulatif.
a) Le sujet. La Knowledge Manager, Agnès Valentin, est une ancienne adjointe de la
responsable de la Communication Interne au sein de la branche Béton et Granulats. Elle possède des compétences en matière de déploiement d’un plan de communication : définition du message, de la cible et des médias à utiliser. Je suis diplômée en communication. Tout de suite après mon diplôme, j’ai intégré Lafarge et je suis restée trois ans en tant qu’adjointe, à la Comm’ interne. Ca, je sais faire. On a fait de grandes campagnes pour les plans de performance : affiches, CDs. […] Puis on m’a proposé ce poste [de Knowledge Manager]. Le challenge m’a plu car j’ai toujours bien aimé les outils informatiques, même si je ne me considère pas comme un pro en la matière. En plus, je ne pouvais pas prendre la place de ma supérieure. (source : Valentin)
La mission assignée à la Knowledge Manager est simple puisqu’elle doit « administrer et animer l’outil OPK », selon les mots de son supérieur hiérarchique (David Esposito). Cette mission englobe des aspects techniques (administration) telles que la modification des droits d’accès et des aspects sociaux (animation). Il est clair que Agnès Valentin ne possède pas les compétences techniques nécessaires pour assurer la première tâche. Elle compte d’ailleurs sur le service Corporate Knowledge Management de Joanna Stuart pour l’aider à administrer OPK : Franchement, j’ai pas toutes les compétences techniques pour manier Lotus Notes. Mais c’est pas grave, je m’appuie sur Joanna pour ces aspects là. (source : Valentin)
Ceci est d’autant moins grave que toutes les difficultés techniques ont été résolues par la Knowledge Manager précédente qui a fait de OPK un outil robuste et utile…mais peu utilisé par les opérationnels de la branche. Le Tableau 52 résume le profil et la mission de la Knowledge Manager. Tableau 52. Le profil du Knowledge Manager de la Direction Industrielle de la branche Béton et Granulats Rôle Administrer et animer l’outil OPK. Profil Ancienne assistante de responsable communication (3 ans d’expérience). Compétences Elle possède des compétences en matière de déploiement de plan de communication. Capacités rédactionnelles.
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b) Son activité quotidienne. L’essentielle de l’activité de Agnès Valentin est censée être
concentrée sur l’administration et l’animation d’un outil de codification des connaissances. Le contexte et les compétences de Agnès font qu’elle va uniquement essayer de développer l’usage de OPK. Cette animation consiste à relancer les utilisateurs potentiels du système par téléphone, par e-mail et lors des séminaires de la branche : Moi je m’occupe uniquement de faire vivre la base de données. Mon rôle est donc de mettre à disposition des employés les bonnes pratiques et qu’ils prennent l’habitude d’aller voir cette source d’information. Il n’y a qu’un moyen de le faire : la communication ! (source : Valentin)
- Décision. La Knowledge Manager va donc décider de mettre en place une campagne de communication pour l’ensemble de la branche. Cette campagne intitulée Sharing@Work a pour but de sensibiliser les opérationnels et les directeurs d’usine à l’existence de la démarche de partage des savoirs au sein de la branche. L’idée est de leur montrer qu’il existe des ressources de grande qualité sur OPK (1200 documents et 170 experts référencés) et une équipe support située au niveau du Siège et des Business Unites. Cette campagne vise donc différentes cibles au sein de la branche et poursuit trois objectifs : Le problème actuel [en 2005], c'est qu'on se rend compte que la culture du partage n'est en fait pas si généralisée que ça, à la fois parce que les acteurs des communautés se polarisent trop sur les outils de collaboration et parce que le partage des connaissances n'est pas assez valorisé dans l'entreprise. D'où le lancement d'une campagne de communication ayant trois objectifs: 1. Engager le senior management à soutenir la démarche 2. Montrer le bénéfice à la fois pour les employés et pour l'entreprise 3. Dépasser l'outil (source : Valentin)
La définition et le déploiement de la campagne de communication représentent la majeure partie des tâches du gestionnaire des connaissances. Agnès Valentin mobilise ici toutes les compétences qu’elle a développées durant son poste antérieur. Possédant d’importantes capacités rédactionnelles, elle va rédiger un nombre important de supports de communication telles que des supports Powerpoint (voir l’Annexe 2.I. pour un exemple), des affiches ou des success stories. Elle bénéficie d’un effet d’apprentissage et elle connaît les erreurs à ne pas commettre en matière de communication interne, ce qui n’est pas le cas des autres gestionnaires des connaissances étudiés : Dans cette campagne, on a retenu pour principe de sortir des généralités du type "vous aller gagner du temps et éviter de réinventer la poudre" pour se positionner par rapport à des sujets particuliers particulièrement stratégiques pour l'entreprise (safety, produits etc.) et en mettant l'accent sur des messages individuels ("vous serez bien meilleurs"). On implique donc à la fois l’entreprise Lafarge et ses employés, ce qui est une clé de succès bien connue de tous les programmes de ce type. (source : Valentin)
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Elle bénéficie également du travail réalisé par son prédécesseur, Fiona Tricoustin, sur la collecte des bonnes pratiques réalisée au cours des trois dernières années : Cette campagne tomberait probablement complètement à côté de la plaque si elle n'était pas préparée par trois ans de travail de mise en place systématique des fondamentaux de l'organisation de partage des connaissances, en particulier les outils de collaboration et le réseau des Responsables de Zone et des communautés. (source : Valentin)
- Contrôle. Si Agnès Valentin se concentre sur ce plan de communication, c’est également parce qu’elle n’est pas en mesure d’en administrer le contenu. Au contraire des responsables de GOAL et de ZOOM, elle ne possède pas la connaissance métier nécessaire à la compréhension des bonnes pratiques industrielles et marketing. Celles-ci sont donc mises en ligne sans son contrôle. Elles sont proposées par les responsables de zone en accord avec les directeurs d’usine et elles sont validées par les directions Industrielles et Marketing de la branche. Son activité est donc centrée sur le « push » de connaissances et sur la stimulation de la curiosité des utilisateurs : Mon objectif est de « vendre » l’outil OPK à mes clients internes : les responsables d’usines et les responsables de zone. Moi je leur dis que OPK doit leur faire gagner du temps. Sur le terrain, ils me répondent qu’ils en perdent en utilisant ce genre d’outil car ils ont 30 000 priorités autres que le transfert des bonnes pratiques. Je dois alors trouver des arguments comme des succes stories sur l’usage de OPK pour leur montrer facilement que c’est un outil très utile. (source : Valentin)
- Conseil. Pour développer cette curiosité de la part des directeurs d’usine ces derniers sont régulièrement formés par la Knowledge Manager. Ces formations passent d’abord par une présentation PowerPoint lors de conventions ou de visites de sites. Puis elle se concrétise par un workshop où la Knowledge Manager montre directement comment utiliser l’outil (voir Annexe 2.I.). Ne pouvant former la totalité des employés de la branche, elle s’appuie sur un réseau de responsables de zone qui sont, en quelque sorte, des knowledge managers locaux : Former les utilisateurs potentiels de OPK, c’est un moment important. Je passe donc un peu de temps hors de mon bureau à rencontrer ces utilisateurs. Je les aide, les conseille et leur montre comment trouver telle ou telle information. Je fais d’une pierre deux coups car je couple ca avec Sharing@Work. Je suis aussi aidée par les knowledge managers locaux. (source : Valentin)
Les knowledge managers locaux sont nommés par la Knowledge Manager en concertation avec les directions industrielles et marketing de la branche. Elle détient donc le pouvoir de nommer un relais local mais ce pouvoir est relatif car c’est la direction concernée qui validera cette nomination.
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En conclusion, l’objet qui concentre l’essentiel de l’activité de Agnès Valentin est le plan de communication et non l’administration de la base de données. La seule partie administrative dont elle a la charge est la rédaction ponctuelle d’un rapport d’activité remis aux directeurs industriels et marketing de la branche et au Corporate Knowledge Manager. L’Image ci-dessous présente les chiffres de connexion de OPK en fonction de la zone de provenance (en bleu clair l’Amérique du Nord et en bleu foncé le reste du groupe) et des efforts de relance par mail réalisés mensuellement par le gestionnaire des connaissances (en points rouges).
Le Tableau 53 résume les différents objets de l’activité quotidienne de la Knowledge Manager de la Direction Industrielle de la branche Béton et Granulats. Tableau 53. L’activité de la Knowledge Manager de la Direction Industrielle de la branche Béton et Granulats Décision Choix des supports pour le plan de communication et nomination des knowledge managers locaux. Contrôle Mise en place et déploiement d’un plan de communication Sharing@Work. Mesure de la fréquentation de l’outil. Conseil Formation des utilisateurs à OPK.
c) Ses collaborateurs. La communauté qui interagit avec Agnès Valentin est multiple.
Elle a d’abord bénéficié de celle qu’a constituée Fiona Tricoustin (son précédesseur à ce poste) : la communauté des knowledge managers locaux. On remarque que ce réseau couvre les zones les plus stratégiques pour la branche : l’Amérique du Nord, le Royaume-Uni, la France, l’Europe du Sud, l’Asie du Sud et le Brésil. Ces responsables de zone sont des directeurs fonctionnels (un directeur marketing par exemple) ou des responsables opérationnels (en charge d’équipes d’opérateurs). Ils assurent cette responsabilité en plus de leur fonction. En moyenne, ils y consacrent entre 5 à 10% de leur temps de travail hebdomadaire. Chaque responsable est « sponsorisé » par un manager ou un directeur d’usine. Ce sponsor légitime la fonction aux yeux des opérationnels et facilite la question du partage du temps de travail du knowledge manager : Sans l’accord d’un sponsor éxécutif, il est impossible d’obtenir l’accord de la direction pour nommer un relais local. On ne peut rajouter des responsabilités indéfiniment aux employés. (source : Esposito)
Leur rôle est de former les utilisateurs, de créer des bonnes pratiques et de suivre le niveau d’utilisation de l’outil dans leur zone. Ce dernier point est essentiel car la
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fréquentation de l’outil OPK ne peut être mesuré sur un serveur central mais sur des serveurs nationaux où est répliquée la base des données : Sans les managers locaux, je ne pourrais pas faire mon rapport d’activité. Dans la communauté, on a défini nos propres objectifs en terme d’activité. On estime que la moyenne de la fréquentation de OPK tourne autour de 80 hits par jour. Un hit est un clic de souris sur la base. Il faut prendre en compte le fait qu’un seul utilisateur peut faire de nombreux clics dans la même journée alors qu’un autre ne peut en faire qu’un seul. (source : Valentin)
Le processus de réplication de la base en local doit donc être assuré par le knowledge manager local. En contrepartie de cette participation, les responsables de zone peuvent négocier certaines règles de fonctionnement comme l’indicateur de fréquentation : Une zone qui comptabilise moins de 80 hits par jour sous-performe alors qu’une zone qui se situe au-dessus sur-performe. (source : Valentin)
La Knowledge Manager collabore également avec la Corporate Knowledge Manager. Cette dernière l’a introduite dans la communauté des knowledge managers francophones (CoP-1) où Agnès Valentin est intervenue lors d’un séminaire sur le rôle de la communication dans le KM. Certaines des pratiques de communication ont été inspirées par des échanges au sein de la communauté des knowledge managers français (CoP-1). La Corporate Knowledge Manager est l’interlocutrice de Agnès Valentin pour toutes les questions d’administration technique de la base. La branche Béton et Granulats présente la particularité de ne pas avoir de Direction Informatique. Elle s’appuie donc sur la Direction du Siège (Corporate IT Team ou Direction des Systèmes d’Information) pour gérer les questions techniques de OPK. Le Tableau 54 résume la communauté de la Knowledge Manager. Tableau 54. La communauté de la Knowledge Manager de la Direction Industrielle de la branche Béton et Granulats Collaborateurs - Les responsables de zone (Knowledge Managers locaux) internes - La Corporate Knowledge Manager - La DSI Collaborateurs - La communauté CoP-1 externes
d) Ses artefacts. Agnès Valentin utilise différents types d’artefacts mais on peut
remarquer que son instrument de gestion des bonnes pratiques que représente OPK est finalement relégué au second plan. Au contraire son plan de communication (Sharing@Work) apparaît comme l’outil de gestion sur lequel elle va consacrer l’essentiel de son temps de travail.
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Nous l’avons vu précédemment, la base de donnée OPK a été fondée par Fiona Tricoustin, qui a occupé la fonction de Knowledge Manager pendant les trois dernières années. OPK est divisée en deux parties : une section « bibliothèque » comprenant plus de 1 200 bonnes pratiques et une section « page jaune » avec 170 experts à contacter à travers le monde. Le directeur marketing de la branche, David Esposito, en rappelle le principe dans l’extrait ci-dessous : Pour nous, il existe deux écoles. Soit on met tout le savoir de la branche sous un support numérique et les utilisateurs vont y chercher ce dont ils ont besoin. Soit notre savoir ne peut être écrit et il reste dans la tête de nos employés et de nos experts, chaque situation est spécifique et la pratique ne peut être appliquée qu’au cas par cas. Chez Lafarge, notre culture et notre structure nous incitent à faire les deux à la fois. Une partie de notre savoir peut être facilement écrit, expliqué et partagé électroniquement. Cela constitue le « squelette » de OPK avec plus de 1 200 bonnes pratiques, les différents programmes de performance, des outils, des documents et des commentaires. Plus d’une centaine de bonnes pratiques sont en attente de validation ! Une autre grande partie de ce savoir ne peut être facilement exprimée par des mots. C’est pour cette raison que nous avons développé des pages jaunes. Cet outil est basé sur le principe d’un annuaire téléphone que l’on peut consulter en fonction de l’expertise, du pays, de la langue employée par l’expert. On en compte 170 aujourd’hui [en 2004]. (source : Esposito)
L’outil OPK était l’artefact médiateur privilégié par la Knowledge Manager précédente. Mais dans une logique d’accompagnement du déploiement de l’outil et du développement de son usage auprès des opérationnels, la stratégie choisie par la direction de la branche a été la communication. La campagne de communication Sharing@Work est donc devenu l’artefact médiateur sur lequel l’activité du Knowledge Manager allait se concentrer. Cette campagne s’appuie sur différents outils de communication qui ont été choisis par Agnès Valentin : - Des éditoriaux dans les magazines internes - Un toolkit pour les managers pour leur permettre de diffuser le message partout - Des posters "titres de films" avec les bonnes histoires de partage des connaissances associées ("nice stories") - Des vidéos, qui racontent les mêmes "nice stories" de partage de connaissance réussi à la fois pour l'employé et pour l'entreprise (6 en tout) - Un plan de communication pour tout le réseau des knowledge managers, qui ont pour mission de mettre en place la communication au niveau local. (source : Valentin).
Pour coordonner cette campagne de communication, Agnès Valentin utilise les moyens de communication classiques (téléphone, mail, réunions) pour « relancer » les directeurs d’usine ou les knowledge managers locaux. Par exemple, elle envoie un mailing mensuel à tous les utilisateurs de OPK pour les inciter à voir les nouveautés du site. D’autre part, elle organise une conférence téléphonique trimestrielle avec son réseau de knowledge managers. Le Tableau 55 résume les différents artefacts utilisés par la Knowledge Manager. 282
Tableau 55. Les artefacts médiateurs de la Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats Instruments de - OPK gestion - Sharing@Work Instruments de - Un plan de communication pour tout le réseau des knowledge managers - Des communication éditoriaux dans les magazines internes - Un toolkit - Des posters - Des vidéos Medias - Téléphone employés - E-Mail + Mailing
e) La division du travail. Comment se répartissent les tâches entre la Knowledge
Manager, les directions de la branche, les knowledge managers locaux et les utilisateurs de OPK ? Comme nous l’avons vu, la Knowledge Manager a en charge l’animation de OPK. Elle a choisi la campagne de communication Sharing@Work, ce qui nécessite de sa part la rédaction de différents supports de communication décrits dans la partie précédente. Elle rend des comptes aux Directions Marketing et Directions Industrielles qui sont les sponsors du projet. A ceci s’ajoute la mise à jour d’un rapport d’activité transmis à la Corporate Knowledge Manager. La base de donnée, elle, est administrée par le responsable Lotus Notes de la Direction des Services Informatiques à Paris. Les principes de fonctionnement, définis par la Knowledge Manager, s’organisent autour de trois personnes clés : 1. le « sponsor » qui légitime la démarche et demande des comptes ; 2. le « knowledge manager » qui exploite les méthodes et les outils de partage des connaissances mis à sa disposition ; 3. les « experts » qui ont un rôle particulier dans la transmission du savoir. (source : Valentin)
Les sponsors sont les directions marketing et industrielles. La première valide les bonnes pratiques commerciales, la seconde les bonnes pratiques de sécurité et de fabrication du béton et des granulats. Elles valident les pratiques transmises par les knowledge managers locaux, qui connaissent les préoccupations des opérationnels puisqu’ils sont membres de l’encadrement intermédiaire (chefs d’équipe, chef de projet ou directeur d’usine). Les knowledge managers locaux, eux, doivent non seulement relayer les efforts de communication du Knowledge Manager de la branche parisienne mais également rédiger les bonnes pratiques. Son périmètre d’action est donc relativement large comme le souligne un responsable de zone, Grégory Kibrik :
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This is not simply writing up a new best practice, instead, it involves seeking for existing written knowledge, managing the validation process by experts, indexing the new content, checking for redundancy with existing content, providing guidance on areas where content is missing, etc…(source: Kibrik)
La relation avec les “experts”, les directeurs d’usine et les opérationnels est donc un élément clé dans l’identification des bonnes pratiques. Ceux-ci peuvent consulter la base et peuvent bénéficier de formations de la part du Knowledge Manager ou des responsables de zone. La Figure 45 résume cette division du travail. Figure 45. La division du travail constatée au sein du programme KM de la branche Béton Sponsor
DSI Groupe Direction Industrielle
Corporate Knowledge Manager Met à jour
Direction Marketing
Knowledge Manager
Rapports d’activité
Anime Campagne de communication Sharing@Work
Valident les BP
Administre
OPK Rédige des BP
Experts
Consulte les BP
Forme
Directeur d’usine
Responsable de zone (KM Local) Usine / Carrière
Animateurs
Contrôle
f) Les règles de fonctionnement. Les règles de fonctionnement mises en place dans ce
programme de knowledge management ont été inspirées par le « KM Handbook » de la Corporate Knowledge Manager. Les notions de sponsors, d’animateurs et d’experts sont issues de ce document. Néanmoins, certaines règles ont été négociées avec la communauté de knowledge managers locaux et d’autres ont été imposées par les directions de la branche. La communauté des knowledge managers locaux a ainsi défini les différents niveaux de performance des usines en matière de transfert des bonnes pratiques. Le chiffre de 80 284
connexions par jour –qui détermine le niveau de fréquentation moyen des usines sur OPK- a été obtenu par consensus, au cours d’une réunion entre les knowledge managers. Ceci est d’autant plus nécessaire que ce sont ces relais locaux qui fournissent les statistiques de fréquentation. Les règles définies par le Knowledge Manager concernent avant tout le fonctionnement du projet et les outils utilisés. Le fonctionnement de projet a été inspiré par le KM Handbook en trois éléments : la nomination de sponsors, de knowledge managers et d’experts identifiés dans la base. La Knowledge Manager est garante du bon fonctionnement de OPK. Si un utilisateur ne peut se connecter à la base, il peut légitimement contacter Paris pour s’en plaindre. En revanche, les règles de validation des bonnes pratiques ne sont pas du ressort de la Knowledge Manager. Elles sont imposées par les directions industrielles et marketing qui valident les pratiques transmises par les relais locaux.
Nous allons maintenant conclure notre description de l’activité de Agnès Valentin, Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats. Son activité a dévié de la mission originale (administrer et animer) pour poursuivre un seul objet : la communication à propos de l’outil OPK. Cet effort de communication, concrétisé par des artefacts tels que des affiches, des vidéos, des témoignages, des e-mails de relance, est cohérent avec les compétences et le profil de la Knowledge Manager (Tableau 56). Tableau 56. Résumé du décalage entre les attentes et les pratiques (cas GOAL)
Ce qui est attendu
Ce qui est réalisé
- La Knowledge Manager doit administrer et - La Knowledge Manager met en place un plan animer l’outil de codification des connaissances de communication et quelques dispositifs de de la branche : OPK formation des utilisateurs. La mission d’administration de l’outil est, elle, complètement abandonnée.
Son système d’activité (représenté par la Figure 46) montre que l’essentiel de son action en tant que gestionnaire des connaissances à consister à former des utilisateurs sur OPK et à communiquer les bénéfices. Elle est donc jugée sur sa capacité à augmenter l’usage de OPK tant quantitativement que qualitativement. Ses bonnes relations avec Joanna Stuart lui permettent de faire travailler un membre de son équipe, Bertrand Sénéchal, pour son compte.
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Figure 46. Le système d'activité du Knowledge Manager de la Direction Industrielle de la branche Béton et Granulats OPK Sharing@Work
Absence de mesure
Agnès Valentin Problèmes techniques
Fonctionnement du projet
Knowledge Managers locaux + Joanna + CoP-1
sur la performance 1. Animation de l’outil OPK Résultats 2. Formation sur OPK 3. Mesure de l’usage de - Augmentation du OPK nombre d’utilisateurs - Augmentation du nombre de pratiques Nomination d’une équipe de relais locaux
A nos yeux, il existe deux perturbations dans son système d’activité (Figure 46): - la relation entre la communauté et l’objet. Cette relation est modifiée par le fait que la Knowledge Manager n’assure pas l’administration de l’outil mais qu’elle le délègue à l’équipe de Joanna Stuart et plus particulièrement à Bertrand Sénéchal. Ceci a pour conséquence une lenteur dans le traitement des problèmes techniques locaux. Ainsi les knowledge managers de zone ont maintes fois fait état de ces lenteurs, ce qui a pour conséquence une démotivation de leur part. L’activité de ces knowledge managers se modifient puisqu’ils ne se concentrent plus sur la gestion du contenu et la formation de l’outil dans les usines. - la relation entre l’objet et les résultats. Agnès Valentin s’est contentée de mesurer la fréquentation de la base OPK et d’écrire quelques success stories mais la mesure de l’impact OPK est considérée comme « trop compliquée ». Le transparent situé page 61 dans les Annexes montre combien cette question de la mesure lui pose problème (Encadré 18).
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Encadré 18. Débat à propos de la mesure de OPK (source : extraits des notes d'observation) Lors d’une réunion de branche, Agnès Valentin présente un état des lieux de OPK. Elle se fait interrompre lorsqu’elle présente le transparent sur le ROI (retour sur investissement) de OPK. Le directeur de la branche n’est pas d’accord avec le fait que c’est impossible à mesurer : « on peut le faire au cas par cas » lui dit-il tout en ajoutant que des indicateurs ont été définis dans le KM Handbook. Celle se sent un peu mal à l’aise vis-à-vis de ce supérieur hiérarchique. Elle essaye donc d’introduire l’idée de success stories tout en arguant du fait qu’elle réalise des mesures de la fréquentation. Le DG de la branche insiste pour savoir pourquoi elle n’a pas utilisé les indicateurs du KM Handbook. Comme Joanna est présente, elle ne dit pas qu’ils sont difficiles à adapter à OPK mais elle se contente d’hocher la tête et de répondre qu’elle les utilisera à l’avenir.
La Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats de Lafarge nous apparaît ainsi comme une personne accompagnant la « mise en usage » de l’outil de codification des connaissances. Son background influence fortement son activité quotidienne. Ses actions sont concentrées sur la mise en place d’un programme de communication et non sur l’administration de l’outil, tâche qu’elle délègue à Bertrand Sénéchal, le responsable Lotus Notes sous la responsabilité de Joanna Stuart.
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En conclusion de cette première partie, nous pouvons observer les différences entre les systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances dans le Tableau 57. Tableau 57. Résumé des quatre systèmes d'activité. Cas Sujet
Système d’activité
Objet
Communauté
Système de ressources
Règles
Artefact médiateur
Division du travail
CKO
GOAL
ZOOM
Manager expérimenté (10 ans d’expérience + MBA) 1. Animation d’une équipe KM 2. Choix et optimisation des outils de codification 3. Mesure de la performance - Directeurs des services fonctionnels - Consultants - Knowledge Managers - CoP-1
Ancienne opérationnelle (4 ans d’expérience)
Ancien consultant en organisation (5 ans d’expérience)
1. Validation des BP + réécriture des pratiques 2. Mise à jour du contenu 3.Communication auprès des usines
Règles de fonctionnement définies par la Corporate Knowledge Manager dans le KM Handbook - KM Handbook - Présentations Powerpoint
Les règles de validation des bonnes pratiques sont définies par la BP Manager mais elles sont évolutives
La nomination des relais locaux est réalisée par le comité de pilotage KM et non par la Corporate Knowledge Manager
Le travail de codification est divisé entre l’émetteur, le récepteur de la pratique
1. Identification et rédaction des pratiques 2. Organisation de rencontres entre les responsables (ZOOM Convention) - Les responsables Marketing et Ventes des pays - Le Knowledge Manager de la branche Toiture - La direction Marketing et Ventes de la branche Toiture - Entreprise de communication Les règles de validation sont établies par le knowledge manager en accord avec sa communauté - La matrice de transfert des bonnes pratiques - Le Sales & Marketing Handbook - Le prix du meilleur transfert Le Knowledge Manager Marketing travaille avant tout avec les 80 responsables Marketing et Ventes.
- Le service Système d’Information de la branche Plâtre. - La Direction Industrielle de la branche Plâtre. - Les directeurs d’usines/les contributeurs. - Les coordinateurs
- Le Know How Portal - Le Best Practices Corner - Le BP Status Report
OPK Ancienne adjointe de la responsable communication (3 ans d’expérience) 1. Animation de l’outil OPK 2. Formation sur OPK 3. Mesure de l’usage de OPK
- Les responsables de zone (Knowledge Managers locaux) - La Corporate Knowledge Manager - L’équipe KM de Joanna Stuart - CoP-1
Les règles sont définies par les directions de la branche
- La base de données OPK sous Lotus Notes. - La campagne de communication Sharing@Work.
La Knowledge Manager collabore activement avec Joanna Stuart mais le contenu est validé par les experts de OPK
A partir de cette analyse thématique de l’activité des gestionnaires des connaissances, nous allons maintenant présenter les résultats de notre analyse transversale des cas.
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5.2. Analyse transversale des cas Dans cette deuxième sous-partie nous analysons les tensions (ou perturbations) apparaissant au sein des systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances. A partir des comparaisons des systèmes d’activité nous pouvons identifier différents points de tension dans les pratiques des gestionnaires, tensions déjà perçues dans trois d’entre eux. La Figure 47 représente visuellement ces tensions. Figure 47. Les tensions dans les systèmes d’activité des knowledge managers. Artefacts médiateurs (instruments, concepts) (1)
Sujet
Objet
(3)
Règles
(4)
Résultats
(2)
Communauté
Division du travail
Les premières tensions que nous avons identifiées se situent dans la relation entre les praticiens (sujets) et l’objet de leur activité (1). Trois tensions sont étudiées dans la soussection 5.2.1 : les difficultés pour les praticiens à définir leur objet, l’influence du background du praticien sur le choix de l’artefact et la prépondérance des outils sur les concepts de KM. Les tensions entre l’objet d’activité des praticiens et la division du travail entre ces praticiens et leurs collaborateurs sont aussi étudiées (2). Trois points de tension sont analysés dans la section 5.2.2 : la question du budget pour les praticiens censés faire du KM, la multiplication des projets de société, dans lequel le KM est noyé, et la difficile animation du réseau des knowledge managers. Les relations entre les praticiens, les collaborateurs internes et externes à l’entreprise (la communauté) et les règles vont également être source de conflits (3). Trois tensions sont également étudiées dans la sous-section 5.2.3 : le pouvoir des praticiens sur leurs collaborateurs, l’utilisation décevante du KM Handbook censé définir les règles dans la communauté et, en corollaire, le problème de régulation du KM. Enfin, la question de la mesure de la performance de l’activité KM est un problème récurrent pour les praticiens (4). Elle fait l’objet d’une dernière sous-section (5.2.4).
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5.2.1 Les tensions sujets/objets/artefacts. Les premières tensions qui apparaissent des les différents systèmes d’activité étudiés concernent les relations entre les sujets, leur objet et les artefacts utilisés pour cet objet. Trois points de tensions (ou perturbations) sont étudiés dans cette première soussection (Figure 48) : la difficulté pour le sujet de définir son rôle vis-à-vis d’un objet, le knowledge management, offrant la possibilité d’agir sur le contenant ou sur le contenu (5.2.1.1). L’objet étant la gestion des savoirs, les knowledge managers vont utiliser des concepts et des outils s’y référant. Nous verrons que les concepts sont totalement absents alors que les outils sont prégnants (5.2.1.2). Le choix des artefacts médiateurs est également influencé par le profil du knowledge manager (5.2.1.3). Figure 48. Les trois points de tension sur le triangle sujet/objet/artefacts Artefacts médiateurs (instruments, concepts)
L’influence du background du manager sur le choix des artefacts
Des outils au détriment des concepts
Sujet
Objet Agir sur le contenu ou sur le contenant ?
5.2.1.1 La définition de leur rôle : agir sur le contenu ou sur le contenant? La première tension perceptible dans les systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances est la relation entre le sujet et son objet, c’est-à-dire entre la mission et la mise en œuvre. Tous les gestionnaires ont, en quelque sorte, la même mission : améliorer la gestion du savoir de Lafarge. En analysant les pratiques des gestionnaires, on constate qu’un vif débat existe à propos du rôle véritable du gestionnaire des connaissances vis-à-vis des savoirs de l’organisation. La discussion rapportée ci-dessous en est l’illustration : - Notre rôle est de donner aux employés des outils fiables et simples d’utilisation. Comme ca, ils peuvent mettre en ligne ce qu’ils savent. [elle se fait couper la parole] - Je ne suis pas d’accord avec ca. Dans la Toiture on constate que les employés utilisent mal l’intranet. Y en a qui ne se sont jamais connecté. Du coup, ils savent même pas qu’il y a des BP [Best Practices]. Moi je crois que nous devons avant tout les identifier dans les réseaux, les écrire nous-mêmes et les mettre en ligne. - Oui mais si ton outil pour le mettre en ligne n’est pas pratique, les gens ne vont pas y aller.
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- D’accord mais ils ne vont pas y aller s’il n’y a rien à lire ! (source : Workshop)
Cette discussion montre que le concept de gestion des savoirs est tellement général qu’il englobe énormément d’éléments qui se rapportent de près ou de loin à la gestion de l’information et du savoir. En conséquence le périmètre de l’action du knowledge management peut aussi fortement varier. Cela s’explique également en partie par des acceptations différentes du terme de knowledge management par les membres de l’entreprise : Ce terme [knowledge management] est tellement rebutant que nous ne l’employons pas. Nous préférons parler de transfert d’expériences. A l’origine je le trouvais jargonesque. C’était les informaticiens du groupe qui ont introduit ce terme. On a eu du mal à les faire aller sur quelque chose de concret. Pour moi, l’objectif c’est de développer la curiosité des employés. Il faut qu’ils se comparent. La gestion des savoirs, c’est ça. (source : Langlais) Au niveau des usines, le knowledge management permet de résoudre des problèmes qui peuvent surgir. On peut résumer le processus de la manière suivante : 1) on a un problème spécifique, 2) il faut qu’on trouve une solution, 3) tous les moyens sont bons trouver cette solution. (source : Serenal)
Dès lors, comment gérer ces disparités ? Dans un cas il faut développer la curiosité des employés (vision de la Direction Générale), dans l’autre il faut apporter des solutions à des problèmes (vision des directeurs d’usine). L’effort de définition des termes réalisé par la Corporate Knowledge Manager a vite trouvé ses limites dans la mise en application de son KM Handbook (difficultés qui fait l’objet d’une analyse un peu plus loin dans le document). Deux réponses opérationnelles ont été apportées par les praticiens. La première consiste à laisser les employés codifier ce qu’ils savent. La seconde consiste à agir directement sur les connaissances des employés. Dans le premier cas, le gestionnaire va agir sur le contenant (les outils de codification ou la mise en place d’une communauté), dans le deuxième cas il va agir sur le contenu. Ce débat entre la gestion directe ou la gestion indirecte du savoir mis à disposition des employés peut être résumé dans le Tableau ci-dessous. Tableau 58. La tension sujet-objet: agir sur le contenant ou le contenu?
Agir sur le contenant
Agir sur le contenu
Le rôle du gestionnaire des connaissances est d’administrer les outils de codification ou de cultiver des communautés de pratique.
Le rôle du gestionnaire des connaissances est de rédiger des bonnes pratiques et de les mettre à disposition des employés.
Dès lors, la question qui se pose au management est la suivante : comment s’assurer d’une bonne gestion du contenant ou du contenu ? Nous avons remarqué que le facteur principal qui détermine cette orientation est la capacité du gestionnaire à comprendre les
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savoirs qui sont codifiés. S’il possède également ce savoir, il est légitime aux yeux des personnes susceptibles d’utiliser la base de connaissances. Dans ce cas, il ne peut modifier le contenu et réécrire la pratique. Mais cette mise à disposition ne suffit pas : Les knowledge managers doivent savoir si cette bonne pratique a été du push ou du pull. C’est la question de l’animation : est ce que cela a été apporté aux unités avec une recommandation d’utilisation ou est ce que cela été mis à disposition. Est-ce que ceux qui ont mis en place la pratique ont reçu une incitation forte ? Y a-t-il besoin d’animation ou pas besoin d’animation ? Cela serait intéressant de savoir si dans les pratiques qui ont été ré-utilisées, il y a des exemples où il n’y a pas eu d’animation. Je ne suis pas sûr que l’on en trouve beaucoup ! (source : Langlais)
En fait, pour régler cette question de l’objet du knowledge management, les knowledge managers de Lafarge vont surtout se positionner comme des animateurs du changement. Ce changement peut prendre la forme de mise à disposition de nouveaux outils de codification (Cas CKO) et/ou de nouveaux savoirs (Cas ZOOM). Dans la structure organisationnelle, la relation fondamentale devient celle du knowledge manager avec ses clients : les directeurs d’usine, les managers de zone ou les chefs d’équipe. Ce sont ces derniers qui sont les véritables utilisateurs du knowledge management et qui doivent mettre en pratique les bonnes pratiques : Au-delà de l’animation par le knowledge manager, le moteur est essentiellement laissé à l’appréciation du manager local qui doit trouver les ressorts pour les mettre en œuvre. En général, ils savent que les bonnes pratiques doivent apporter une amélioration du résultat. C’est l’appréciation de cette amélioration qui devient le moteur de la mise en œuvre. Si on rend obligatoire cette dernière, on s’expose à de nombreux biais : par exemple, quelqu’un qui va faire semblant de le faire. C’est pareil en ce qui concerne l’audit. On n’est jamais sûr de savoir si c’est fait ou non. Le manager peut cocher la case pour dire ‘c’est fait !’ alors que ça ne l’est pas. L’autoritaire ou l’audit n’est pas une solution en tant que telle. La récompense comme avoir sa photo dans un journal ou avoir une reconnaissance par ses pairs - est un élément important mais qui n’est pas unique. On travaille un peu sur tous ces leviers à la fois…sans que l’on ait encore trouvé une solution magique. (source : Sabre)
En conséquence, le profil des gestionnaires des connaissances peut varier d’un spécialiste des outils à un spécialiste de l’activité : Les knowledge managers, ces personnes « étiquetées » sur l’information, ne sont pas présentes dans les réunions de réseau, et ils ont des difficultés pour appréhender la pertinence de tous les savoirs : c’est toute la difficulté du généraliste par rapport au spécialiste. (source : Tostani)
Le choix de nommer un spécialiste de l’activité est celui du Plâtre et de la Toiture. Celui de nommer une spécialiste des outils est celui du Siège et une spécialiste de la communication interne celui du Béton et Granulats. Ce choix va également impacter l’orientation de la politique dans la branche.
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5.2.1.2 Des outils au détriment des concepts. Le deuxième élément de tension dans le système d’activité des gestionnaires des connaissances est la relation entre les artefacts médiateurs (plus précisément les outis et les concepts) et leur objet. Dans le domaine du knowledge management ont été développé un certain nombre de concepts tels que les connaissances tacites et explicites, les communautés de pratique et les systèmes experts. Quelques-uns d’entre eux sont ainsi connus par les gestionnaires des connaissances : Je connais la spirale de Nonaka. J’ai lu son livre la connaissance créatrice mais je trouve son modèle pratiquement inutilisable en entreprise. On comprend l’intérêt du modèle, on ne comprend pas son application. (source : Stuart2) J’ai lu un article sur les communautés de pratique. Mais ça ne m’a pas aidé à faire ce que je fais. (source : Dubarry) J’ai vu un article dans l’Usine Nouvelle sur le projet chez Arcelor. C’est à peu près tout. Par contre j’ai lu un livre sur les outils du KM, mais bon de toute façon ici on utilise Lotus Notes. (source : Dubois)
Ce dernier témoignage est représentatif des pratiques des gestionnaires des connaissances : ils emploient très peu de concepts mais ils essayent au maximum d’utiliser des outils de gestion (qu’il s’agisse des bases de données ou des communautés de pratique). L’emploi de concepts est même jugé « contre-productif » par la Corporate Knowledge Manager : Je ne parle jamais de socialisation ou d’internalisation [en référence à Nonaka], ni de « savoir tacite ». C’est trop abstrait pour les employés. Tout au plus, j’aborde dans mes présentations la difficulté de mettre en ligne certains savoirs comme les savoir-faire. (source : Stuart2)
Les concepts de knowledge management sont donc sciemment abandonnés pour laisser place à des termes compris des employés des branches : Le knowledge management, c’est pas de la théorie, c’est de la pratique. Il faut faire des projets concrets qui aident les employés dans leur tâche quotidienne. Et là Nonaka ne sert pas à grand-chose ! (source : Stuart3). Chez nous [dans la branche Plâtre] on ne parle pas de savoir mais de bonne pratique. C’est le terme qui désigne un savoir-faire précis, une idée, une procédure. Le knowledge management c’est la gestion des bonnes pratiques industrielles. (source : Dubois)
Les outils prennent donc le pas sur les concepts, au point de vider de leur sens certains d’entre eux. L’exemple le plus emblématique de ce glissement est l’emploi quasigénéralisé par les knowledge managers du terme de « communauté de pratique ». Ce dernier renvoie à des acceptations très diverses dans l’esprit des knowledge managers qui sont en 293
fait basées sur des incompréhensions et des méconnaissances du travail d’Etienne Wenger et de Jean Lave. La discussion entre la Corporate Knowledge Manager (CE) et le Knowledge Manager du service Marketing et Ventes (WL) de la branche Toiture illustre ce décalage : - [CE] L’année dernière[en 2004] nous avons créé plus de 200 communautés de pratique au sein de Lafarge dont plus d’une soixantaine dans le service Achat. - [MD] C’est beaucoup mais qu’est ce que tu entends par là ? - [CE] C’est le nombre d’espaces collaboratifs ouverts [NB à ce titre, voir la page 22 des Annexes]. - [MD] C’est un peu bizarre de définir une communauté comme ça…Pour moi une communauté c’est des gens qui se rencontrent, réfléchissent, échangent lors de nos conventions. On a pas nécessairement besoin d’un outil ! - [CE] oui, c'est vrai, chez Lafarge, la base de données n'est pas tout ! Beaucoup d'échanges de bonnes pratiques s'opèrent sans passer par la base de données. - [MD] on a fait de l'échange de bonnes pratiques bien avant que les bases de données existent ! (source : Workshop)
Au delà de l’incompréhension du concept de « communauté de pratique », c’est bien les outils de codification qui sont au centre de la politique de gestion des savoirs de Lafarge : La semaine dernière j'ai été dans une usine en Allemagne, et j'ai remarqué qu'il n'avait même pas un ordinateur pour accéder aux bases. Ils arrivent donc à partager d'une autre façon ou il ne partage rien du tout. Le problème c'est que ça ne se voit pas du centre vers la périphérie. On ne peut pas suivre ces échanges sur l'outil. (source : Stuart)
Cette utilisation des outils informatiques était un choix délibéré de la part de la Direction Générale de Lafarge malgré les difficultés que cette politique peut engendrer : Grâce au travail que vous tous vous avez fait, aux réflexions que Joanna a fait avec les quatre branches, on a fait évoluer les outils pour que la connaissance soit mieux partagée. Il y a eu des avantages et il y a des inconvénients. L’avantage c’est que ces outils existent à ce jour. L’inconvénient, c’est qu’en se focalisant sur l’IT, on a pris le risque que la connaissance soit un sujet IT. Avant, jamais la connaissance n’aurait été un sujet IT. Une fois que l’on a fait ce travail, on a dit, avec Leader for Tomorrow, que la connaissance c’est plus une attitude. C’est un sujet qui est bien enraciné dans notre manière de travailler. Il y a beaucoup de liens avec la performance. C’est le point où nous en sommes aujourd’hui : Comment est-ce que ces tuyaux vont continuer à faire passer la connaissance au travers ? (source : Herbelin)
La question des outils est donc liée à celle de l’attitude des employés vis-à-vis de ces outils mais également vis-à-vis du partage des savoirs : Il s’agit de mettre en place les outils informatiques nécessaires pour que nos savoir-faire formalisés puissent être disponibles. C’est le début. Pour moi, il s’agit du « B.A.-BA ». C’est une condition nécessaire mais insuffisante. S’il n’y a pas d’accès à ces savoir-faire, on ne parle de rien ! Mais ce n’est pas la création des outils et des portails seuls qui permet au transfert des bonnes pratiques de s’opérer…pas du tout…, c’est aussi une question d’attitude du manager . (Sabre)
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5.2.1.3 L’influence du background du knowledge manager sur le choix des artefacts. Le choix des outils est finalement influencé par l’histoire personnelle, les compétences et la formation, bref tout ce qui constitue le ‘background’ du knowledge manager. La relation du sujet avec son artefact médiateur est ici à sens unique : c’est le knowledge manager qui choisit ses artefacts. Dans notre analyse thématique, nous avons repéré le fait que la Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats, Agnès Valentin, possédait une formation de communication interne. Elle va naturellement proposer à son supérieur, David Esposito, de mettre en place un plan de communication pour développer l’usage de l’outil OPK dans la branche. Dans la branche Plâtre, la Best Practice Manager était une ancienne opérationnelle,. Connaissant les contraintes des directeurs Qualité et des directeurs d’usine, elle va choisir des outils simples et fonctionnels leur permettant de codifier ce qu’ils savent. Le fait d’avoir travailler en usine l’a fortement influencé dans ses choix : Si je n’avais jamais été dans une usine avant d’occuper ma fonction, je n’aurai jamais penser à mettre en place les Best Practice Corners ! (source : Dubois)
Dans la Toiture, l’expérience de Michel Dubarry en matière de marketing lui fait préférer une approche sociale du knowledge management. Sachant pertinemment que ses clients aiment se recontrer et échanger des pratiques lors de rendez-vous et lors de séminaires, il va utiliser des artefacts tels que le Sales & Marketing Handbook et les Conventions ZOOM. La Corporate Knowledge Manager va également utiliser des artefacts en accord avec son expérience antérieure et son histoire personnelle. Le KM Handbook reflète sa volonté de mettre sur le papier la philosophie du KM et la marche à suivre dans une logique top-down, logique qu’elle a toujours défendue : Mon rôle c’est aussi d’imposer des standards. Le KM Handbook est fait pour ça. (source : Stuart)
En définitive, nous avons constaté que les différents knowledge managers ne définissent pas leur rôle de la même manière. Ils ne possèdent pas le même niveau d’expertise tant sur le plan du knowledge management que de l’activité dans laquelle ils évoluent. C’est pourquoi ils vont utiliser des artefacts médiateurs différents selon une logique opposant les gestionnaires des connaissances qui agissent sur les savoirs (les bonnes pratiques) à ceux qui agissent sur le contenant (les outils).
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5.2.2 Les tensions objet/division du travail/communauté La zone située entre l’objet d’activité des praticiens et la division du travail entre ces praticiens et leurs collaborateurs est également source de tensions (Figure 49). Trois points de tension sont analysés dans cette sous-section : la question du budget pour les praticiens censés faire du KM (5.2.2.1), la multiplication des projets de société, dans lequel le KM est noyé, (5.2.2.2) et la difficile animation du réseau des knowledge managers (5.2.2.3). Figure 49. Les trois points de tension sur le triangle communauté/objet/division du travail
Objet Un budget mutualisé ou centralisé ?
Communauté La difficile animation du réseau des knowledge managers
Un projet d’entreprise parmi d’autres Division du travail
5.2.2.1 Un budget mutualisé ou centralisé ? La question du financement des projets de knowledge management est la question la plus épineuse dans la relation entre les knowledge managers des branches. Pour exercer leur activité et obtenir des résultats, ce financement est bien évidemment nécessaire. La modalité du financement pose problème : est-ce le Siège ou la Branche qui finance le knowledge management ? La Corporate Knowledge Manager a disposé d’un budget d’1,2 million d’euros sur trois ans, dont les dépenses ont été principalement consacrées à l’achat de logiciels tels que le moteur de recherche (300 000 euros environ). Ce budget est donc centralisé au niveau du Siège et de la DSI par Joanna Stuart. L’utilisation des outils est, en revanche, mutualisée puisque toutes les branches (exceptée celle de la Toiture) vont bénéficier du moteur de recherche : Le rôle de la Corporate Knowledge Manager est bien d’être garant des outils, de la conformité des développements avec les standards et de leur évolution. C’est le budget de la DSI qui permet de financer cette évolution. Le Siège fournit un service qui est gratuit pour les branches, il ne faut pas l’oublier !(source : Herbelin)
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L’exemple des espaces collaboratifs est représentatif de cette centralisation des coûts par l’équipe de Joanna Stuart (Encadré 20). Encadré 19. Exemple de financement d'un outil de codification (source: extraits de notes d'observation) Teamworkspace est un espace collaboratif qui permet, selon Joanna, de créer des communautés de pratique. Dans les faits, ces espaces ne sont rien de plus que Lotus Notes en un peu souple. Ce qui est intéressant, c’est la prise en charge financière des licences utilisateur par l’équipe KM Corporate de Joanna. La Corporate Knowledge Manager ne fait pas payer les branches et les services qui souhaitent utiliser ces espaces. Le budget est donc centralisé mais l’usage des outils est mutualisé.
Les knowledge managers des branches vont donc profiter de ce service offert par le Siège pour améliorer leur politique locale : J’ai utilisé Sametime [le messenger] et Quickplace [l’espace collaboratif] dans la branche, pour dynamiser mon réseau d’experts. Il faut reconnaître que cela marche bien. Mais il faut aussi expliquer que c’est pas OPK, c’est un complément et non un remplaçant de OPK. (source : Valentin)
Ils bénéficient également d’un budget dans leur branche. Ce budget est contrôlé par le sponsor exécutif qui est souvent le directeur de la branche : Nous faisons en sorte que les directeurs de chaque branche soient avertis de ce qui se fait en la matière. Nous pouvons ainsi vous donner un coup de pouce. Si vous voyez quelque chose qui n’avance pas, c’est le moment de le dire. Je pourrai peut être faire en sorte que les choses évoluent. (source : Herbelin)
Ainsi, la question du financement des projets de KM est partagée entre le Siège et les branches, ce qui ne favorise pas une rationnalisation des dépenses. Il est, par exemple, arrivé qu’une knowledge manager de branche ait acheté des licences d’un logiciel qui n’était pas considéré comme un standard technique par la Corporate Knowledge Manager.
5.2.2.2 Le KM, un projet d’entreprise parmi d’autres. Les employés font ils la part de travail qui leur revient dans la politique knowledge management de Lafarge ? Cette question est très importante dans la mesure où les knowledge managers sont des fonctions supports. Les employés n’ont pas l’obligation de codifier leur savoir sur les outils mis à leur disposition par les knowledge managers. Alors dans quelle mesure ces outils s’inscrivent dans leur travail journalier ? Au niveau opérationnel, les directeurs d’usine et les chefs d’équipe constatent avant tout que le KM n’est qu’une priorité parmi d’autres :
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Mon sentiment, c'est que les projets internes sont tellement prioritaires qu’on a beaucoup moins de temps pour être tourné vers l’externe, vers le client. Il faudrait essayer de rationaliser tout cela. J'écoute par exemple les remontées du terrain des agents commerciaux. Ils nous disent qu'ils ont tellement de trucs à faire qu'ils ont moins de temps à passer chez le client. De même le directeur d'usine a tellement de projets société à gérer qu'il consacre moins de temps à la gestion effective de ses hommes et de son usine. Ce genre de chose, on le paye ! (source : Serenal) Moi, je suis responsable de l’atelier des perlites. Je commence ma journée vers 16 heures. Avant je dois gérer les commandes qui tombent, les soucis dans l'atelier, le remplacement d'un gars malade, le planning des vacances, etc. C'est moi qui définis les enlèvements et qui définis les approvisionnements, la qualité du process, l'achat des matières premières. J'ai une équipe de cinq personnes. Une fois que tu as fait toutes les tâches administratives, tu dois préparer la réunion avec tes gars, du transfert des bonnes pratiques, de Leader For Tomorrow, etc. (source : Ieva)
La question soulevée par les opérationnels n’est pas celle de la pertinence du knowledge management mais celle des modalités et de la nature des moyens mis en œuvre : - [Moi] Est-ce qu'on on arrive pas au paradoxe suivant : on met en place des projets de société pour améliorer la rentabilité qui - par ricochet - rend les usines moins productives car ils occupent du temps aux gens du terrain ? - C’est vraiment le sentiment que j’ai et il est partagé par mes collègues. C'est impossible d'aller à l'encontre de cette tendance puisque c’est la politique du groupe. Si on ne se participe pas, on se met à la marge. À terme, cela veut dire qu'on quitte le groupe. Il est important qu'aujourd'hui certaines personnes prennent conscience de cela ! (source : Ieva)
Le knowledge manager de la branche Ciment est tout à fait conscient de ce problème et il s’opposera maintes fois à Joanna Stuart sur le sujet de la formalisation d’une équipe KM : Montrer l’organisation actuelle du KM, est, me semble-t-il, un bon exemple de l’écueil que nous devons éviter : comment ne pas bureaucratiser cette approche. L’exemple des Information Officer dans les unités ou du correspondant CKHC dans les usines montre bien les limites d’une telle approche : on dessaisit l’opérationnel ou le manager de cette responsabilité de capitalisation, en le déléguant à un responsable, et c’est peut-être, une des raisons de notre difficulté de voir une contribution plus active venant du terrain. De plus ces personnes « étiquetées » sur l’information ne sont pas présentes dans ces réunions de réseau, et ont des difficultés pour appréhender la pertinence de tous les savoirs : c’est toute la difficulté du généraliste par rapport au spécialiste. Sans parler de leur profil, qui trop souvent correspond plus à une « voie de garage » plus que le poste d’un haut potentiel ! (source : Tostani)
Le risque de bureacratisation soulevé par Giuseppe Tostani est effectivement au centre de la démarche de la Corporate Knowledge Manager qui tente, par tous les moyens possibles, d’encadrer le knowledge management et d’uniformiser les pratiques en la matière. Cette bureaucratisation se retrouve également dans l’animation du réseau des knowledge managers.
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5.2.2.3 La difficile animation du réseau des knowledge managers. Alors que les knowledge managers sont censés promouvoir le partage d’expérience, le travail en commun et la collaboration, dans la réalité nous avons pu observer que ces principes n’étaient pas respectés par ceux qui les prêchent. Ainsi un conflit latent va se développer entre la Corporate Knowledge Manager et certains knowledge managers. A titre d’exemple, le knowledge manager de la branche Ciment va se positionner comme le knowledge manager « leader » et remettre en cause l’influence de la Corporate Knowledge Manager. A la suite de la présentation réalisée par Isidiro Herbelin lors du comité de pilotage KM (voir Annexe 2.B.), celui-ci va réagir assez vivement : Au contraire de ce que Joanna Stuart a proposé, je pense que nous devons avoir une approche très légère, en se concentrant sur l’animation des réseaux d’experts, mais en laissant surtout les opérationnels en première ligne dans ces initiatives. De manière pragmatique, je proposerai que cela se fasse essentiellement au sein des branches du fait de la maturité assez différente entre les branches, avec un groupe de travail entre les branches sur l’appropriation de la démarche par le management. (source : Tostani) Il ne suffit pas de mettre des documents en ligne pour faire du Knowledge management : dans la branche ciment, nous menons une réflexion assez poussée sur ce sujet, afin de bien structurer l’information en fonction d’utilisateurs. Le risque des outils aujourd’hui à notre disposition est de perdre de vue leur finalité : amener le savoir pertinent, à la bonne personne, au bon moment (quand elle en a besoin). (source : Tostani)
Il va alors remettre en cause le mode de travail de la Corporate Knowledge Manager ainsi que la présentation de son objet : Je ne suis pas d’accord avec la façon dont on fonctionne. Il me semble que l’approche préconisée par Joanna au Comité Exécutif n’est pas de nature à lancer un réel débat sur ce sujet. Je reste à votre disposition pour en discuter de manière plus approfondie si vous le souhaitez, mais devant une nouvelle approche et de nouveaux enjeux, pourquoi pas un nouveau mode de présentation ? (source : Tostani)
Devant l’hostilité affichée par Giuseppe Tostani à son égard, Joanna Stuart va tenter de s’appuyer sur les autres knowledge managers pour créer un esprit collaboratif. Mais ses tentatives vont s’avérer infructueuses puisque chaque knowledge manager considère son approche comme idiosyncratique : Ce que je fais dans la Toiture, les gens du Plâtre ne peuvent le faire. C’est pas la même culture, ni la même approche du business. (source : Dubarry)
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Les relations entre l’objet, la communauté et la division du travail montrent les problèmes de coordination entre les knowledge managers. Pour que les employés jouent le jeu et participent à l’effort de codification des savoirs, le knowledge manager est relativement dépourvu. La question des mécanismes incitatifs est peu abordée d’autant plus que les rivalités internes entre certains knowledge managers réduisent la collaboration entre eux. Au bout du compte, chacun ‘défend sa paroisse’ ce qui a pour conséquence la multiplication de projets auxquels les utilisateurs doivent faire face. Ceci a pour conséquence de créer une tension entre les utilisateurs des services de knowledge management et les knowledge managers.
Nous allons maintenant approfondir cette question des relations entre les knowledge managers.
5.2.3 Les tensions sujet/communauté/règles La troisième zone de tensions se situe dans les relations entre les praticiens, les collaborateurs internes et externes à l’entreprise (la communauté) et les règles mises en place par le KM Handbook (Figure 50). Trois tensions sont abordées dans cette sous-section : le pouvoir des praticiens sur leurs collaborateurs et leurs clients (5.2.3.1), l’utilisation du KM Handbook censé définir les règles dans la communauté (5.2.3.2) et, en corollaire, le problème de régulation du KM (5.2.3.3). Figure 50. Les trois points de tension sur le triangle sujet/règles/communauté
Sujet
Des règles gravées dans le marbre ?
Des Knowledge Managers sans pouvoir ?
Règles Communauté L’application du KM Handbook par les knowledge managers ?
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5.2.3.1 Des knowledge managers sans pouvoir. Le rapport du knowledge manager à sa communauté est plus difficile qu’il n’y parait. La relation peut s’analyser sur trois plans : entre les praticiens et les prestataires externes, entre les knowledge managers et leurs clients internes et entre les praticiens entre eux. La relation entre les praticiens et les prestataires externes (consultants, entreprises de logiciel) est marquée par la méfiance. Les knowledge managers ont besoin de consultants pour leur expertise technique mais dans le même temps ils craignent qu’ils dénaturent leur approche du knowledge management : Moi je n’ai jamais fais appel à des consultants en KM ou en outils. Le knowledge manager est là pour aider les employés à partager ce qu’ils savent. Ce n’est pas le consultant qui sait comment les gens de la Toiture travaillent. Non, vraiment ça ne sert à rien. (source : Dubarry) Les consultants sont utiles mais ils ont leur limite : il faut leur fixer un cap, leur assigner un projet. Sinon il vous complexifie la chose avec leurs solutions « maison ». (source : Stuart)
La relation entre les knowledge managers et leurs clients internes (les usines, les managers de branche) est, elle, marquée par une forme d’indifférence à l’égard de la fonction knowledge management. Ce manque de considération à l’égard du knowledge manager est une des raisons, selon nous, des difficultés à implanter durablement une démarche de gestion des savoirs. Sans considération, le knowledge manager doit alors faire preuve de capacités rhétoriques afin de prouver la valeur de sa démarche aux opérationnels, démarche pourtant soutenue par la Direction Générale. L’image extrêmement floue attribuée au knowledge management et à tout ce qui s’en rapporte de près ou de loin ne contribue pas à rendre la fonction plus utile aux yeux des employés de Lafarge. D’autant plus que l’effort de support semble mal déployé selon les opérationnels qui doivent régler des problèmes fondamentaux (comme la qualité du produit) avant de transférer des bonnes pratiques commerciales ou sécurité : - [Moi] Vous n’avez pas l’air d’être très convaincu par le knowledge management... - [SB] Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire. Je dis qu’il faut le faire moins lourd et je doute que ça nous fasse gagner tant de millions parce que c’est difficilement chiffrable. Maintenant, je pense qu’un bon four pilote implanté depuis des années au siège aurait peut être permis à Lafarge Plâtre d’avoir des grandes connaissances. Ca on l’a pas fait. Il n’y a pas un seul ingénieur thermicien…Lafarge est tout de même un gros consommateur d’énergie ! Ok, il y a un ingénieur procédé central avec une petite équipe mais c’est bien peu. C’est faible. A côté de cela il y a pas mal de postes au Corporate…Il faudrait aborder des sujets industriels, plus techniques.
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- [Moi] En fait, vous avez du support qui ne vient pas forcément là où vous l’attendez. - [SB] Oui, c’est ça. On est en plein dans le financier à outrance. On nomme des gens qui contrôlent le contrôle. On a des indicateurs financiers dans tous les sens…mais les chiffres viennent du terrain. Trop d’indicateurs tuent les indicateurs. Le problème va devenir la nondécision. On dit que l’environnement devient de plus en plus complexe. Donc on doit avoir de l’aide à la décision de plus en plus complexe. On grossit l’importance du siège pour complexifier la procédure. Moi aujourd’hui je n’ai pas l’impression que la décision n’est pas décentralisée. (source : Serenal_Ieva)
L’extrait ci-dessus montre que les opérationnels assimilent également le transfert des bonnes pratiques comme un moyen de contrôle du Siège sur ses usines et ses Business Units. Cette question du contrôle n’est pas ressentie aussi clairement du côté des knowledge managers, ce qui créé un décalage entre eux et les opérationnels : Nous on est là pour aider nos clients internes. On n’est pas là pour leur taper sur les doigts. (source : Dubois)
Au niveau de la relation entre les knowledge managers, force est de constater que ce contrôle n’est pas établi sur un mode hiérarchique mais égalitaire. La Corporate Knowledge Manager, Joanna Stuart, n’est pas la supérieure hiérarchique des knowledge managers des branches, ce qui la met dans une situation difficile pour imposer les standards de groupe et imposer les règles. C’est justement ce que nous allons étudier maintenant avec la relation règles/communauté avec la difficile utilisation du KM Handbook.
5.2.3.2 L’impossible normalisation des pratiques par le KM Handbook. Dans les relations entre les praticiens, la Corporate Knowledge Manager a tenté d’uniformiser les pratiques de knowledge management entre les différentes branches. Lors de la réunion annuelle du réseau des knowledge managers elle rappelle cet objectif : Cette année [2004] durant laquelle je suis Sponsor Executif, nous avons dit d’une manière Joanna que la connaissance c’est un sujet fondamental pour la réussite du groupe. Le groupe veut continuer à travailler sur la performance. Le travail que vous faites va continuer ! C’est ce que l’on a dit à chacune des branches ainsi qu’au Corporate. On veut continuer à voir quelles sont les meilleures pratiques du partage de la connaissance. On veut que chacune des branches continue à partager ça. C’est pour ça que le Handbook sur le partage de la connaissance va être réédité et capturer l’expérience réalisée depuis 2002. Vous devez utiliser ce Handbook pour vous améliorer. (source : Herbelin)
Confrontée à une diversité de pratiques existant au sein des quatre branches, la Corporate Knowledge Manager s’efforce de ne pas étouffer les initiatives tout en s’assurant que celles-ci s’inscrivent dans les normes techniques définies par le Siège. A titre d’exemple, la Knowledge Manager de la Branche Toiture (Griet Joahnsen) a fait l’acquisition de licences
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d’utilisation d’un logiciel de knowledge management avant l’arrivée de la Corporate Knowledge Manager sans en référer au Siège : L’autre jour, je me suis rendu compte que la Toiture avait acheté de nouvelles licences pour Nucleus [qui ne fonctionne pas sous Lotus Notes mais sur Microsoft Sharepoint]. C’est pas possible, on peut pas continuer comme cela. Il faut uniformiser les outils. (source : Stuart2)
Ce type d’initiatives complexifie l’infrastructure et contribue à opacifier la mise en place du knowledge management aux yeux des utilisateurs qui sont perdus entre différents outils. Des tensions sont donc apparues quand le Corporate Knowledge Manager a tenté d’imposer des règles à sa communauté : J’ai reçu le KM Handbook. Je l’ai vaguement lu. Franchement, je ne l’ai jamais appliqué…et je ne vois pas pourquoi je le ferais puisque j’ai déjà mis en place un outil qui fonctionne. (source : Valentin)
Cette résistance s’explique pour deux raisons : l’antériorité des outils et l’effort d’adaptation à réaliser pour utiliser ce document. Les knowledge managers n’ont pas attendu d’avoir ce KM Handbook pour mettre au point leur projet dans leur branche. Du coup, le document est arrivé trop tard et le processus avait été engagé. Par ailleurs, ce document, rédigé dans sa version initiale par les consultants du Boston Consulting Group, n’est pas un guide mais un récapitulatif des devoirs du knowledge manager et des standards techniques. Le style de rédaction du document est jugé trop « prescriptif » : Le KM Handbook, je l’ai lu mais je n’ai jamais pu m’en servir dans ma branche. Cela m’a servi à savoir ce qu’il fallait faire dans l’absolu pour faire plaisir au Siège. Moi, c’est le Directeur Marketing mon boss et non Joanna. Du coup, j’ai fait ce qui me semblait le mieux pour ma branche. (source : Dubarry)
Sans la capacité à imposer le KM Handbook aux branches, la Corporate Knowledge Manager va transformer le document en une liste de standards techniques. Il tombe alors peu à peu dans l’oubli au point qu’à la fin de son mandat le document est mis en ligne sur l’espace de travail des knowledge managers dans le désintérêt le plus total.
5.2.3.3 Une régulation évolutive. Devant la difficulté à établir des règles uniformes, les knowledge managers vont opter pour une régulation mutuelle et évolutive. Elle est mutuelle car elle prend en considération les besoins de leurs clients internes : Nous avons changé notre manière de valider les bonnes pratiques parce que nous nous sommes rendu compte qu’elle créait des frustrations. (source : Dubois)
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Nous l’avons vu, les knowledge managers ne peuvent forcer les directeurs d’usine et, plus généralement, les employés à partager ce qu’ils savent. Leur objectif est donc de ne pas créer de « frustrations » de leur part. C’est pourquoi la régulation du knowledge management évolue en fonction de l’activité des employés. Par exemple, s’ils ne sont pas très actifs, la Best Practice Manager de la branche Plâtre va diminuer ses critères de validation des bonnes pratiques. S’ils deviennent plus actifs, elle va les remonter : Au début du projet GOAL, une Best Practice c’était une bonne pratique qui avait été réutilisée par deux usines. En 2005, on est passé à quatre transferts et je suis sûre que dans les années qui viennent on passera à six. (source : Dubois)
Ces évolutions expliquent d’autant mieux, selon nous, la réticence des knowledge managers à utiliser le KM Handbook, un document qui fige les principes et les règles en matière de knowledge management. Le Knowledge Manager de la branche Ciment est d’ailleurs très réticent à l’idée d’établir des règles de fonctionnement en la matière : Je crois qu’il faut être très humble sur le rôle du centre et du Siège. Nous cherchons à créer un environnement, une culture favorable, mais en aucun cas nous ne pouvons le gérer ou le suivre du centre : j’éviterai ainsi toute expression du style « monitoring » ou « organisation » ! L’animation de réseau, cela fait bien parti de notre culture , et cela se passe sans l’intervention d’une fonction « Knowledge Management » et sans règles précises et heureusement qu’il en est ainsi ! (source : Tostani)
L’analyse des relations entre les praticiens, leur communauté et les règles mises en place fait apparaître l’image d’un knowledge manager sans pouvoir. Alors qu’ils fonctionnent de manière égalitaire entre eux, la Corporate Knowledge Manager n’étant pas leur chef, cette dernière va tenter d’imposer sa vision à sa communauté via le KM Handbook. Mais les spécificités des branches (en matière de savoirs et d’activité industrielle) rendent cette normalisation impossible. Ceci est d’autant plus difficile que les opérationnels n’ont pas une image très positive du knowledge manager.
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5.2.4 La tension objet/résultat La dernière tension que nous avons mise au jour est celle de la relation entre l’objet poursuivi par les praticiens du knowledge management et la mesure de leur résultat. Même si cette question a surtout été identifiée dans le cas OPK, elle concerne tous les acteurs de Lafarge impliqués dans la démarche knowledge management (du Directeur Général aux Directeurs d’usine). On peut résumer cette tension en deux points : la question du bénéfice à « faire » du knowledge management dans une unité (usine ou service) pour un manager ou un opérationnel (5.2.4.1) et la question des indicateurs de mesure de la performance (5.2.4.2). Finalement, c’est celle du bénéfice qu’apporte le knowledge manager qui est au cœur des débats (5.2.4.3).
5.2.4.1 Quels bénéfices apporte le knowledge management ? L’ambition du knowledge management est de produire une performance collective supérieure à la somme des performances individuelles. Chez Lafarge, cette démarche est censée motiver les individus à partager leur savoir avec leurs supérieurs hiérarchiques ou avec leurs collègues. La question de la mesure de cette performance est une question difficile à aborder pour les sponsors du knowledge management dans les branches : Moi je suis très dubitatif quand à la mesure de la performance. Ça rapporte 5, ça rapporte 10 ! Tout le monde se dit et « avant je n'y croyais pas, maintenant j'y crois ! ». Moi, je n'y crois pas du tout. Ca justifie peut-être un poste ou une fonction. Mais je ne crois pas que ça ne que ça motive les gens à partager. (source : Fiorio) La question pour moi c'est effectivement comment faire pour que la France participe plus, donne plus que ce qu'elle fait actuellement. Dans ma branche, c'est vrai ! Mais, moi je me dis que ce n'est pas en disant que l'on fait 3 millions d'euros de création de valeur entre la Corée et un autre pays que les Français participent plus. (source : Esposito)
Le principe même de valorisation des bénéfices est ainsi remis en cause par ceux qui financent la démarche, arguant qu’elle est inutile dans un projet de KM : Si on arrive à la conclusion que l’échange de connaissances n’est pas rentable, il faut impérativement couper tous les téléphones internationaux ! (source : Esposito) Moi je crois qu’il faut éviter de susciter la réticence de vieux machins comme nous qui se disent « bah dis donc, ils ont été cherchés 3,5 millions…soit je m’assois dans le fauteuil et je regarde comment ils ont pu pipoter ça ; soit je me dis que les 3,5 millions je ne les ai pas vus et j’aimerai comprendre la méthode et je vais m’enfoncer dans des trucs de méthodes qui sont bien loin du knowledge management. (source : Fiorio)
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Le dialogue ci-dessous est très significatif de la résistance à valoriser la démarche : - [SF]Alors je vois ici « Showing Value ». Cela veut dire qu’à partir du métrique que j’ai fait, je suis plus convaincant parce que j’explique que grâce à ça on va gagner 500 000 euros d’EVA. - [JS] Je crois qu’il ne s’agit d’un effort à réaliser au niveau des employés. Il faut avant tout convaincre le management. Un directeur d’usine par exemple. [Silence d’environ 5 secondes] - [SF] Malaise ! - [DE] Je pense que sur ça…si on dit que le knowledge management a rapporté 30 millions d’euros. On croit que ça va motiver les gens !?? - [SF] On a probablement un réflexe de ‘vieux cons’ de penser que ce genre de démonstration n’est pas très motivant mais également de dire ‘ah, c’est intéressant mais ça rajoute au 2 milliards 624 gagnés sur d’autres trucs…(source : Fiorio_Esposito_Stuart)
Ce dialogue se conclue de façon assez brutale par cet échange de propos acerbes, échange certainement le plus conflictuel qui nous ait été donné d’observer : - [JS] Je veux prouver que le transfert des bonnes pratiques a de la valeur. C'est ce que demandent les patrons des branches. - [DE] Mais ils demandent quoi au juste ? ils demandent si ça a de la valeur ? un chiffre ? pour prouver que ça marche ! - [JS] Si, si ils veulent un chiffre. - [DE] 12, voilà un chiffre ! [ton très ironique] - [JS] Si tu veux [lassée]… Tu étais là lors de la réunion. Gérard D’Alembert a dit que le knowledge management sur le plan théorique c’est intéressant mais qu'il ne voyait pas ce que cela lui rapportait. Alors montre moi. - [SF] Mais les RH, est ce qu’ils apportent de la valeur ? J’en suis pas sûr [ironique] - [JS] Ok, ok on est d’accord ! Mais ce n’est pas le sujet… - [SF] Non mais attend Joanna, ce n’est pas parce qu’un dirigeant dit ça qu’il faut dire ‘Amen’ ! Si effectivement la question est uniquement théorique, alors ca ne vaut pas le coût de s’ennuyer avec ça ! - [JS] Je ne suis pas d’accord. Dans d’autres entreprises ils ont essayé de manière très concrète de montrer ce que le partage des connaissances pouvait apporter à chacun en terme de valeur. En identifiant des cas de succès et on peut alors montrer aux autres pourquoi c’est utile. Dans l'idéal, cela aide les Knowledge manager à implanter plus facilement une culture de partage. (source : Fiorio_Esposito_Stuart)
La question de la valorisation du Knowledge Management est donc la plus difficile à gérer pour les praticiens. Cette problématique n’est pas nécessairement soulevée par les
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sponsors des knowledge managers, comme le montre la discussion ci-dessus, mais par la Direction Générale elle-même : La connaissance, pour qu’elle ait une raison d’exister dans le groupe, doit être liée à la performance. La raison d’être de Lafarge, et ça il faut pas avoir honte, c’est gagner de l’argent pour survivre, pour le donner à nos actionnaires qui nous le confient à nous, employés, pour également la partager avec nos clients et les communautés avec lesquelles on vit. Cette connaissance doit être clairement liée à la performance. La performance c’est parfois aujourd’hui, mais c’est parfois dans le long terme : toutes les connaissances qu’on accumule en matière d’environnement, c’est pas une performance dans l’instantanée mais de la performance dans la durée. (source : Herbelin)
Les knowledge managers sont ici pris en tenaille entre la volonté de la Direction Générale de relier systématiquement les savoirs de l’entreprise à un plan de performance (et donc à des indicateurs) et la surcharge d’indicateurs dans les unités : Trop d’indicateurs tuent les indicateurs! (source : Serenal)
Les knowledge managers doivent donc « ménager la chèvre et le choux » et intégrer des indicateurs de mesure les plus simples possible.
5.2.4.2 Quels indicateurs de mesure pour le knowledge management ? La question de la valorisation du knowledge management est directement liée à celle de la mesure. La difficulté principale est qu’il n’y a pas de lien direct entre la dépense et le retour sur investissement. Le problème régulièrement soulevé par les knowledge managers est celle du périmètre de mesure :
Si je regarde dans notre branche, Béton et Granulats, si on sort de l’outil OPK qui nous coûte trois francs six sous, c’est quoi le partage ? C’est des rencontres. Les performances week, par exemple. C’est ceux qui servent à faire ces échanges de bonnes pratiques. C’est un tout. Ensuite, qu’est ce qu’on veut légitimer ? Est-ce que c’est tout ? Ou alors est-ce que c’est juste l’outil ? (source : Esposito) Mais si on veut une création de valeur et que tu dis « j’ai transféré la bonne pratique et ça m’a permis 3, 5 millions » je dis d’accord…mais pour quel coût ? Si j’ai 230 personnes qui ont participé à un transfert de bonnes pratiques avec la Corée, je ne suis pas sûr que le transfert soit rentable. Il faut donc définir un périmètre de coût au knowledge management : quel était le coût de départ ? Quand tu prends de l’anecdotique, c’est extrêmement compliqué parce que si tu dis, par exemple, que dans le Plâtre on a réussi à mettre en place un mixeur en Corée depuis la France assez rapidement. Soit tu dis, c’est bien parce que je vais comptabiliser ce que ça va me faire gagner en Corée et ça je sais le faire (ils ont pu agrandir la ligne de production grâce au mixeur). Soit tu dis : « pas du tout…Pour obtenir un tel résultat, j’ai tout un système qui s’appelle la Direction Industrielle dans lequel j’ai 54 personnes qui, pendant deux ans, ont
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bossé, ont mis en place le process ». Si tu veux, là tu as une base de départ totalement différente. (source : Fiorio)
La difficulté soulevée dans l’extrait ci-dessus est celui du calcul du rapport coûts/bénéfices étant donné que de nombreux échanges de savoir s’opèrent de manière informelle. Le coût de l’infrastructure et de la structure d’accompagnement peut être calculé mais le coût d’une réunion, d’un échange d’idée, d’un transfert effectif d’une bonne pratique peut être très variable : Moi ce que j’ai dépensé, depuis mon arrivée chez Lafarge il y a trois ans sur le développement de tout l’infrastructure c’est 1,2 million d’euros. On a acheté un moteur de recherche. On a mis en place des centres d’hébergement. Plein de choses qui ne sont pas vraiment du knowledge management mais plutôt du système d’information. (source : Stuart) - [SF] La démonstration on la connaît. Le problème c’est qu’est ce qu’on met au dénominateur. Quel est le coût de cela ? - [CE] c'est le travail le plus difficile. Qu'est-ce qu'on va inclure dans les coûts ? Qu'est-ce qu'on va exclure de ses coûts ? - [SF] On a tellement de facteurs subjectifs que je pense que l'on peut démontrer ce que l'on veut démontrer et alors on a aucune crédibilité sur cette étude. Ce que je ne voudrais pas c'est que l'on passe des mois à étudier différentes variables qui ne signifient pas grand-chose. En revanche ce qui m'intéresse c'est d'essayer de comprendre pourquoi ça marche et pourquoi ça ne marche pas. Essayer de justifier le temps passé par le Knowledge manager et le coordinateur qui met en forme les bonnes pratiques, on sait isoler le coût de cela. Maintenant isoler les retombées de ce travail en face, on ne sait pas faire. Je ne sais pas identifier le périmètre de coût. Je ne sais pas ce qui vient exclusivement de ce réseau-là. (source : Fiorio_Esposito_Stuart)
La solution proposée par la Corporate Knowledge Manager, Joanna Stuart, va être d’axer le travail de mesure sur deux axes : la mise en place d’indicateurs quantitatifs et d’indicateurs qualitatifs. Les indicateurs de mesure quantitatifs vont concerner la fréquentation des outils de codification des connaissances. Cette fréquentation est mesurée par le nombre d’utilisateurs et le nombre de cliques sur le site. Ce type d’indicateur est recommandé dans le « KM Handbook » et, pour une fois, tous les knowledge managers les mettront en place sur leurs outils respectifs. Toutefois, nous avons pu constaté que leur travail pouvait se limitait à cette mesure (Encadré 20).
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Encadré 20. L'importance des indicateurs de fréquentation des bases (source: extraits de notes d'observation) Lors de la réunion entre les knowledge managers (le KM Workshop), chacun présente un état d’avancement sur son outil. Ce qui m’a frappé c’est la satisfaction –un peu facile- du knowledge manager content de l’augmentation du nombre d’utilisateurs, comme ci ce nombre était l’objectif ultime. Hors, ce n’est pas parce qu’il y a 10 000 connexions à la base, qu’il y a 10 000 échanges de bonnes pratiques !
Devant les limites des indicateurs purement quantitatifs, les praticiens du knowledge management sont devenus peu à peu conscients de l’importance de mettre en place des indicateurs qualitatifs. Trois types d’indicateurs sont développés : la mesure de la satisfaction des utilisateurs vis-à-vis de l’outil, la mesure de la satisfaction vis-à-vis du contenu et la rédaction de cas de transferts. La mesure de la satisfaction des utilisateurs vis-à-vis de l’outil et du contenu est inaugurée par la Corporate Knowledge Manager dans son étude sur LEO. L’Image 13 est l’illustration du résultat de cette étude. D’autres knowledge managers vont également mesurer la satisfaction de leurs clients comme
Michel Dubarry lors de la Convention
ZOOM. Enfin, des histoires de transfert de bonnes pratiques sont également rédigées pour
communiquer sur les bénéfices du Knowledge Management. Avec l’idée que ces bénéfices ne peuvent être mesurés qu’au cas par cas, ces histoires doivent permettre de convaincre du bien-fondé et de la valeur du partage des bonnes pratiques. Nous l’avons vu dans les extraits retranscrits précédemment, cette valorisation est soumise à de nombreuses critiques : Etant français, je suis totalement allergique à ce genre de démonstration ! Je me dis « on me prend pour un imbécile ! ». Les belles histoires, c’est ce qu’on partage pendant les grandes messes comme à Evian. Par exemple il faut que je sois orienté client, il faut que mes camions arrivent à l’heure ! Paf, je vois de la lumière et ça se met en place comme ça ! En étant orientée client, je gagne tel marché. Ça excite peut-être les nords américains, je ne sais pas, je ne fais pas de l'antiaméricanisme primaire, mais moi je me dis que l'on me fait venir et que l'on me prend pour un imbécile. Ça me démontre quoi ? Si on documente comme ça on le transfert d'une bonne pratique, je vais me dire : qu'est-ce qu'on a démontré ? Alors, peut-être que chez Siemens, ça marche… Moi, ma première réaction c'est de dire que c’est du niveau zéro et que l'on me prend pour un imbécile. (source : Fiorio)
Néanmoins, deux praticiens sont très impliqués dans cette démarche de rédaction d’histoires : Michel Dubarry (voir le cas OTIFIC à la page 54 des Annexes) et Agnès Valentin avec la réalisation de témoignages filmés.
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5.2.4.3 Quels bénéfices apporte le knowledge manager ? Au-delà de la visibilité des bénéfices à partager les savoirs, c’est finalement la valeur ajoutée des structures d’accompagnement qui doivent être mises en valeur et, de facto, celle du knowledge manager. Les sponsors et les knowledge managers des branches ne s’y trompent pas : En fait la question de la valorisation est très légitime si on dit « Joanna représente 153 millions d’euros de budget. Elle doit faire une base de données, elle doit mettre en place LEO…etc. » Ca doit être ça non l’idée ? L’idée serait de dire que Joanna a coûté cher…[ton ironique] je ne sais pas combien vous avez coûté Joanna ! ¨Prenons l’exemple dans le Plâtre. On a créé 17 bases. Ca coûte 25 millions d’euros. Est-ce qu’on ne ferait pas mieux de les mettre dans autre chose ? Dans la construction d’une nouvelle usine, par exemple ! (source : Fiorio)
Cette préoccupation est largement partagée au sein de la communauté des knowledge managers. Ces derniers vont alors adapter leurs pratiques en conséquence : Moi si je fais le Sales et Marketing Handbook, c’est pour montrer quelque chose de tangible à la fin. La connaissance c’est tellement intangible qu’il faut la rendre tangible. De même notre fonction est tellement floue qu’il faut la rendre Joanna et montrer concrètement des livrables. (source : Dubarry) Il est toujours plus facile de montrer ce que fait un knowledge manager avec une base de données. C’est visible. C’est dans cette optique qu’Fiona [son prédécesseur] avait créé OPK. Organiser des réunions, des brainstormings, ça l’est moins. Du coup on a tendance à outiller à outrance le partage des savoirs. (source : Valentin)
Ainsi la mesure des bénéfices du knowledge management et la mise en place d’indicateurs ont beau représenté une source de conflits, tous les knowledge managers s’accordent à dire que la démarche de valorisation leur permet de démontrer l’importance de leur poste : Sans mesurer auparavant les problèmes, les barrières, l’insatisfaction et les difficultés à accéder au savoir dans Lafarge il n’est pas possible de montrer les progrès obtenus par le knowledge manager. C’est indispensable sinon on ne parvient pas à prouver que l’on sert véritablement à quelque chose. (source : Stuart3)
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En conclusion, la tension qui existe entre l’objet et le résultat est un élément important dans l’exercice de la fonction de knowledge manager. Plus que toute autre fonction support, le gestionnaire des connaissances se doit de mesurer les bénéfices du knowledge management afin de justifier l’investissement consenti par l’entreprise. Le choix des indicateurs peut s’avérer crucial et son processus de sélection entraîne des désaccords et des méfiances de la part des sponsors et des knowledge managers. Le niveau de satisfaction des utilisateurs vis-à-vis du contenant et du contenu est certainement l’indicateur le plus évident pour les praticiens du knowledge management, ce qui renforce l’idée selon laquelle le knowledge management est un service au profit de l’amélioration de la qualité du travail des employés.
Nous pouvons désormais résumer les différentes tensions observées dans les systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances (Tableau 59).
311
Tableau 59. Résumé des différentes tensions observées dans les systèmes d'activité des gestionnaires des connaissances. Tension observée Origines de la tension Dilemme pour le praticien Agir sur le contenu ou sur le Gestion du capital connaissances La relation entre le praticien et contenant ? ou gestion des outils de l’objet de son activité codification ? Des outils au détriment des Approche sociale ou approche La relation entre les artefacts concepts technique ? employés par le praticien et l’objet de son activité Etre un spécialiste ou un L’influence du background du La relation entre le praticien et généraliste ? manager sur le choix des artefacts les artefacts médiateurs qu’il choisit d’utiliser Faire du KM un projet métier ou Un projet d’entreprise parmi La division du travail entre les une méthode de travail ? d’autres utilisateurs et les knowledge managers La difficile animation du réseau des La division du travail au sein de Organiser hiérarchiquement ou knowledge managers collégialement le KM ? la communauté Un budget partagé ou centralisé ? Rendre le service gratuit ou faire La perception de l’objet par la payer les unités ? communauté Des règles gravées dans le Accompagner le changement ou La relation entre les praticiens marbre ? fixer des règles ? et les règles de fonctionnement Application du KM Handbook par Bureaucratiser ou non le KM ? La relation entre les praticiens les knowledge managers ? et les règles de fonctionnement Un Knowledge Manager sans Animer ou contrôler ? La relation entre les praticiens pouvoir et sa communauté Une difficile mesure de la Mesurer ou raconter ? La relation entre l’objet de performance l’activité et les résultats obtenus
Cette analyse transversale des données, résumée dans le tableau ci-dessous, a donné lieu à un comptage des dilemmes les plus récurrents pour les praticiens. Ce comptage a été rendu possible par l’utilisation du logiciel NVivo 2. Très sommairement, nous avons compté le nombre de mots assignés à chaque code, c'est-à-dire à chaque tension observée. Il en ressort que les dilemmes les plus importants sont, dans l’ordre, les suivants : 1. Gestion du capital connaissances ou gestion des outils de codification ? 2. Mesurer ou raconter ? 3. Animer ou contrôler ? 4. Approche sociale ou approche technique ?
Ce classement a donné lieu à de nouvelles interprétations de nos données et, dans quelques cas, à de nouvelles récoltes. Ce processus d’analyse enracinée a donné naissance à quatre catégories d’analyse que nous avons désignée comme les domaines d’activité des gestionnaires des connaissances. Nous allons maintenant présenter ces quatre catégories.
312
5.3 Les principaux domaines d’activité des gestionnaires des connaissances Dans cette troisième et dernière partie, les analyses thématiques et transversales nous permettent de faire émerger les quatre domaines d’activité les plus courants dans l’exercice de la profession de knowledge manager. A partir des différentes perturbations observées dans les systèmes d’activité des quatre gestionnaires des connaissances et d’une analyse quantitative des mots employés par ces gestionnaires lors de la récolte des données, nous aboutissons à quatre catégories d’analyse : la gestion du portefeuille de connaissances, la gestion de l’infrastructure, la gestion de la structure et la gestion du changement.
Quand on analyse thématiquement les discours et les artefacts de ces gestionnaires, on obtient une distribution significative des actions mentionnées par chacun d’entre eux. On constate ainsi dans le Tableau 60 que le Corporate Knowledge Manager va aborder à 68% des thèmes relatifs à la gestion des outils de codification des savoirs lors des entretiens en face à face. A l’opposé la Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats, n’abordera cette question que dans 22% de ses propos, et celui de la branche Toiture dans seulement 2%. Tableau 60. Répartition du contenu des verbatim en fonction des domaines d'activité.
Cas CKO
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
6%
56 %
49 %
20 %
1161 mots
5737 mots
7952 mots
2477 mots
68 %
13 %
2%
22 %
13158 mots
1332 mots
324 mots
2724 mots
14 %
13 %
32 %
8%
2709 mots
1329 mots
5194 mots
991 mots
12 %
18 %
17 %
38 %
2321 mots
1844 mots
2759 mots
4706 mots
100%
100 %
100 %
100 %
Gestion du portefeuille Gestion de l’infrastructure Gestion de la structure Gestion du changement
313
Précisons que le Tableau 60 a été obtenu suite à un comptage des mots dans les verbatim, les observations et les documents analysés selon les quatre thèmes qui ont émérgé de notre analyse. Ceci a été rendu possible grâce au logiciel NVivo qui permet de croiser des cas étudiés avec des codes ouverts.
Les deux premières activités abordées dans le Tableau 59 s’inscrivent dans la démarche technique décrite dans le premier chapitre de notre travail. La première activité consiste à piloter le portefeuille des connaissances et plus particulièrement la quantité et la qualité des bonnes pratiques à disposition des employés (5.3.1). La seconde implique un processus de sélection, de mise en place et d’accompagnement des outils de codification du savoir (5.3.2).
Les deux autres activités s’inscrivent dans la démarche opposée, celle du chapitre deux. Ainsi, la troisième activité, la gestion de la structure, repose sur l’animation d’une équipe en charge de gérer les connaissances (5.3.3). Elle s’appuie sur l’idée que le knowledge management implique un changement dans l’attitude des employés et que ce changement doit être accompagné par une équipe dédiée (5.3.4).
Nous allons commencer par étudier la première activité : la gestion du portefeuille des connaissances de l’entreprise.
5.3.1
La gestion du portefeuille des connaissances La gestion du portefeuille des connaissances consiste à optimiser la quantité et la
qualité des bonnes pratiques organisationnelles mises à disposition des employés. Dans ce premier domaine d’activité, le knowledge manager agit sur les connaissances disponibles dans l’organisation. Nous avons pu constater que les problèmes de gouvernance de ce portefeuille sont nombreux. Le premier problème concerne la définition d’une connaissance supérieure ou performante pour l’entreprise. En d’autres termes, qu’est-ce qu’une bonne pratique ? En second lieu, il s’agit de définir un processus de validation des pratiques : qui est habilité pour juger de la pertinence de telle ou telle pratique ? Deux réponses ont émergées suite à notre étude des pratiques des quatre gestionnaires des connaissances :
314
-
soit le gestionnaire définit des critères de validité des savoirs et laisse les employés codifier leur savoir sur un espace d’échange;
-
soit le gestionnaire codifie lui-même les savoirs en écrivant directement les bonnes pratiques.
Dans le premier cas, le knowledge manager se contente de créer des conditions favorables à la mise en place d’un processus de gestion des connaissances en y définissant les principales étapes et les principaux acteurs. C’est le cas du Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats (cas OPK). Il peut également agir comme un validateur des connaissances capable de juger du bien-fondé de telle ou telle connaissance. C’est le cas du Best Practice Manager de la branche Plâtre (cas GOAL). Dans le second cas, le knowledge manager décide lui-même de la pertinence des savoirs qu’il a identifié au sein de son réseau. C’est le cas du Knowledge Manager du service Marketing et Ventes de la branche Toiture (cas ZOOM).
Vis-à-vis de ces deux approches, c’est logiquement les deux knowledge managers les plus proches des opérationnels et des directions industrielles et marketing qui mentionnent la gestion des bonnes pratiques comme étant un élément essentiel de leurs pratiques quotidiennes. Le Tableau ci-dessous illustre l’importance de ces enjeux pour la Best Practice Manager de la branche Plâtre (56% des propos) et pour Knowledge Manager du service Marketing et Ventes de la branche Toiture (49% des propos). Tableau 61. Répartition du contenu des verbatims en fonction des domaines d'activité.
Gestion du portefeuille
Cas CKO
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
6%
56 %
49 %
20 %
1161 mots
5737 mots
7952 mots
2477 mots
Nous allons étudier dans le détail, quatre différentes actions qui s’intègrent dans ce domaine d’activité : la définition des termes, la définition du processus de gestion, la validation des savoirs et la rédaction des savoirs.
315
5.3.1.1 La définition des termes relatifs au knowledge management Donner la signification de tout ce qui touche au savoir dans l’organisation revient à définir le périmètre du knowledge management. Or cette définition varie d’une personne à une autre : Pour moi, l’information c’est de la donnée contextualisée alors que le savoir est attaché aux personnes. (source : Serenal) Le savoir c’est de l’information. (source : Langlais) L’information contribue au savoir de l’entreprise. Plus il y en a, plus le savoir des individus peut se constituer. (source : Sabre) Le savoir-faire est basée sur de l’information. (source : Dubarry)
En ce sens, l’effort réalisé par le Corporate Knowledge Manager dans son KM Handbook est une réponse à ce problème de définition. Il faut mettre tout le monde d’accord sur ce qu’on entend par Knowledge Management. Nous avons défini notre philosophie du Knowledge Management : l’information doit être accessible à tout le monde, partout dans le groupe et la connaissance doit être transmise et protégée. (source : Stuart)
Pour autant, le document ne fournit pas de définition précise des termes mais plutôt des exemples de ce qu’est l’information, la connaissance et la collaboration dans la vie quotidienne des employés du groupe. L’Encadré ci-dessous en est l’illustration. Encadré 21. Extraits du KM Handbook (source : documentation interne) What does knowledge sharing bring to each of us? It will give us the answers to our business questions, and improve both our understanding of each other and our way of working together by allowing us to: Share information • What is the phone number of the Malaysia Sales Director? • What are the marketing job openings? • How do my costs compare with those of similar plants? • What are the most recent regulatory announcements regarding CO2 emissions? Share knowledge • What are the best practices for land remediation? • How do I optimize my working capital? • Why does this other similar plant have lower kiln fuel consumption? • What is the impact of raw-mix consistency on the burning factor? Collaborate • How can we update and validate the thousands of documents produced for the Kujawy plant construction project? • How can we streamline our recruiting process and generate an offer in record time? • How do we give a training session for our sales force without asking them to travel?
316
C’est donc une une définition plus générale du Knowledge Management intitulée la « Knowledge Sharing Philosophy » qui a été rédigée par la Corporate Knowledge Manager. L’Encadré ci-dessous est un extrait du KM Handbook qui montre à quel point cette philosophie se veut volontariste (« l’information sera accessible à tous les employés ») : Encadré 22. Extraits du KM Handbook (source : documentation interne) Lafarge is developing an open information and knowledge-sharing culture based on the exchange of know-how to further enable improvements in both business and functional performance. The key elements in the Knowledge Sharing Philosophy & approach are: – Knowledge Sharing will be derived from Group and Division strategies and linked to the improvement of business performance. – Access to all information will be made available to all employees. – All tools should remain simple, user friendly, and accessible to any Lafarge employee from anywhere. – Knowledge Projects will help to identify, capture and diffuse knowledge for business improvement (Performance Improvement, Cost reduction or increased reach). – LEO, the Lafarge Intranet is the main entry point and backbone for knowledge sharing.
Cette philosophie est fondée sur une approche technique du knowledge management. L’Intranet est ici considéré comme « l’épine dorsale » du partage des connaissances au sein de l’entreprise. Cette approche se heurte pourtant à une difficulté majeure : tout le monde ne possède pas d’accès à un ordinateur dans les usines. Ainsi, seulement 23 000 employés du groupe sur les 80 000 possèdent un compte utilisateur. Cette approche a des limites puisqu’elle a tendance à confondre « information » avec « connaissance » et elle oublie complètement les connaissances supérieures issues du terrain et validées par les communautés d’experts : les bonnes pratiques. C’est un constat largement partagé par les gestionnaires des connaissances étudiés : Avec les bonnes pratiques on parle de tout et de rien à la fois. Les gens se mélangent les pinceaux. C’est un terme à la mode lancé il y a quelques années de cela. Qui a décidé, pourquoi, selon quels critères ? Dans le fond, il n’ y a pas de cahier des charges pour filtrer les bonnes pratiques. (source : Dubois) Qu’est ce que la BP ? La procédure ou la mise en place ? C’est le problème des termes à la mode…Pour autant, il existe un véritable foisonnement de bonnes pratiques. Il faut presque calmer les usines qui fournissent trop de bonnes pratiques ! (source : Valentin)
Etant donné que la Corporate Knowledge Manager n’a pas défini le terme de « bonne pratique », chaque knowledge manager va apporter sa propre définition. Le Tableau cidessous montre les différences dans les définitions des « bonnes pratiques » et des « meilleures pratiques. Ces définitions sont extraites des verbatim d’entretiens (cas ZOOM et OPK) et de la documentation interne (Cas GOAL).
317
Tableau 62. Les définitions des termes par les knowledge managers.
Définition de la bonne pratique (Good Practice)
Défintion de la meilleure pratique (Best Practice)
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
Une bonne pratique est une pratique qui répond par l’affirmative aux 5 critères suivants : - améliorer la performance durablement ; - prouvée par l’expérience ; - mesurable en termes de performances et/ou ayant un impact financier ; - documentée selon le modèle ; - réplicable sur d’autres sites de notre branche. Une meilleure pratique est une bonne pratique qui a été mise en œuvre avec succès au moins deux fois dans d’autres usines de la branche. La mise en œuvre de toute bonne pratique est obligatoire pour toutes les usines de la branche quand la bonne pratique : - a un lien avec les activités de l’usine ; - peut être mise en œuvre sur les équipements existants ; - est compatible avec les exigences du client.
Une bonne pratique c’est une pratique qui est innovante et qui améliore la performance de l’unité. Elle est identifiée et rédigée par moi [Michel Dubarry] et validée par son créateur.
Une bonne pratique est une procédure validée par les directions industrielles et commerciales de la branche. Elle est mise en ligne sur OPK et doit être appliquée. On en a plus de 700 dans la branche.
Une meilleure pratique est une bonne pratique qui sera transmise au moins une fois entre l’émetteur et le récepteur. Elle sera ensuite inscrite dans le plan de performance par la direction.
Pour nous, c’est la même chose. Disons que c’est les bonnes pratiques les plus utilisées.
Au delà de ces divergences dans les définitions des termes relatifs au knowledge management, on constate ici que c’est bien aux gestionnaires des connaissances de prendre en charge cette question. Ce rôle se prolonge à la mise au point du processus de gestion des bonnes pratiques.
5.3.1.2 La définition du processus de gestion des bonnes pratiques Pour constituer un portefeuille de bonnes pratiques, le gestionnaire des connaissances va également définir un processus de gestion en trois étapes : indentification, validation et mise à jour. Ce processus de gestion des savoirs est essentiel pour maintenir une quantité et une qualité suffisantes au portefeuille des bonnes pratiques. Ceci est d’autant plus vrai pour des entreprises globales comme Lafarge, comme l’écrit le sponsor éxécutif (Guy Herbelin) où la multiplication des savoirs disponibles peut rendre la situation encore plus complexe:
318
The company has grown over the last few years, and the decentralized nature of our business requires that we use efficient tools to transfer our know-how. If we continue growing without developing the appropriate systems and processes for knowledge transfer, our size will become a handicap. (source: Herbelin)
Il est donc du ressort des gestionnaires des connaissances de définir les responsabilités en matière de gestion des bonnes pratiques. C’est précisément ce que tente de faire la Corporate Knowledge Manager dans le KM Handbook. Sur la Figure 51, on observe que le processus de gestion des savoirs implique différents acteurs : les contributeurs, les experts, les animateurs et les utilisateurs. Figure 51. Extrait du KM Handbook (source : documentation interne) Knowledge Manager
Knowledge communities Animators Topic experts Contributors
Users
Technical support
Dans ce cas, l’identification, la validation et la mise à jour des pratiques est censée se faire par un réseau d’experts et non par le gestionnaire des connaissances. Or, nous avons vu que les gestionnaires des connaissances des branches interviennent directement sur le portefeuille soit en validant le contenu (cas GOAL) soit en écrivant les pratiques (cas ZOOM). Le gestionnaire des connaissances doit alors négocier la définition de ce processus. La question de la définition des termes prend alors tout son sens puisqu’il s’agit de déterminer les critères d’identification, de validation et de mise à jour des savoirs.
Deux orientations sont donc possibles au niveau de la définition du processus de validation : soit le gestionnaire des connaissances est habilité à le définir entièrement, soit il
319
doit négocier la définition de ce processus avec sa communauté comme ce fut le cas des gestionnaires des connaissances.
5.3.1.3 La validation du savoir organisationnel par le knowledge manager
Dans le prolongement de la définition du processus de gestion des bonnes pratiques, se pose la question de l’action du knowledge manager dans le processus. Doit-il agir directement sur la validation ou se contente-t-il de définir des critères de validation ? Cette question est d’ordre politique pour les gestionnaires des connaissances : La validation des pratiques est un sujet délicat car il peut devenir politique : qui devrait avoir le pouvoir de décider si la pratique de Mr Untel de tel site est bonne ou non ? Même si la pratique présente des indicateurs de performance, ceux-ci peuvent toujours être contestés. (source : Dubois) Quand on valide les pratiques on crée nécessairement des frustrations. (source : Dubarry)
Comme le résume le Directeur Industriel de la branche Plâtre, deux approches sont possibles pour valider les pratiques : soit le gestionnaire supprime cette phase pour des raisons politiques (fierté des contributeurs) mais au risque d’avoir un portefeuille de mauvaise qualité ; soit le gestionnaire des connaissances délègue cette validation à un réseau de personnes capables de le faire, dans ce cas c’est à lui définir les critères d’expertise des indvidus : La première approche consiste à supprimer la phase de validation en considérant qu’elle se fera naturellement à travers le choix des usines d’implanter ou non la pratique en question. Cette solution présente l’avantage de ne rejeter personne et de satisfaire la fierté des collaborateurs en leur garantissant une exposition de leur pratique. Néanmoins elle présente un défaut majeur, celui de ne pas garantir un niveau de qualité satisfaisant aux yeux du personnel. La seconde solution consiste à déléguer la validation à un groupe d’experts, dans le cas de Lafarge Plâtre, le bureau d’études au siège. Le danger étant que dans ce cas, trop de rejets pourrait tuer l’initiative. Les usines peuvent aussi considérer cette solution comme un pouvoir et un contrôle de plus donné au siège. (source : Castel)
Dans le cas de Lafarge, le sponsor éxécutif du Knowledge Management estime que l’approche de l’entreprise se situe à mi-chemin : Vis-à-vis des deux options mentionnées par Castel, nous avons opté pour une solution intermédiaire où chacun, à la fois les collaborateurs dans les usines, les représentants de communautés de pratique et les groupes d’experts au siège sont amenés à se prononcer sur une nouvelle bonne pratique. Les commentaires sont ouverts à tous, mais nous le savons, tant que les collaborateurs éprouveront une certaine méfiance et timidité, il ne faut pas s’attendre à une avalanche d’interventions. C’est pourquoi, les knowledge managers ont la charge de
320
pousser, voire d’obliger les leaders de communautés de pratique et les experts du siège à se prononcer. (source : Herbelin)
Dans la pratique, l’analyse des systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances montre que ce choix est avant tout déterminé par ses compétences et ses connaissances des pratiques qu’il est censé valider. Ainsi, la Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats ne connaît pas le métier d’un directeur d’usine ou d’un opérationnel en charge de la production du béton, de ce fait elle n’est pas habilitée à valider les pratiques. C’est le Siège de la branche, c'est-à-dire les ingénieurs techniques, qui valident le contenu du portefeuille. Au contraire, le Knowledge Manager dans la branche Toiture a une expertise pointue des pratiques de vente et des pratiques marketing. Il prend part à la communauté et son pouvoir est reconnu par les responsables marketing et vente. Dans ce dernier cas s’est alors posé la question de la rédaction des bonnes pratiques par le gestionnaire des connaissances.
5.3.1.4 La rédaction des bonnes pratiques Pourquoi le gestionnaire des connaissances va-t-il jusqu’à rédiger des bonnes pratiques ? Sur les quatre personnes étudiées, Michel Dubarry est le seul à le faire. Pour lui, cela permet d’être un « intermédiaire » entre l’émetteur et le récepteur de la pratique en transformant la pratique en un document bien rédigé, dans un langage compréhensible pour les deux parties : Mon but est de transformer les bonnes idées en bonnes pratiques. Pour ça, faut faire du « packaging » des connaissances. Je pense que, faire ça, permet de gagner du temps en validation et mise à jour. Moi je sais quel mot employer. (source : Dubarry)
La capacité de rédaction du gestionnaire devient dès lors importante pour l’exercice de la fonction. Mais cette capacité n’est pas suffisante puisqu’elle doit s’accompagner de la compréhension des pratiques, de la connaissance « métier » qui y est attachée. En comparant les quatre cas en fonction des actions relatives à la gestion du portefeuille des connaissances on peut définir un peu plus finement les rôles des gestionnaires des connaissances dans ce domaine (Tableau 63): -
la Corporate Knowledge Manager (cas CKO) s’est contenté de définir la philosophie du KM au sein du groupe Lafarge. Ceci s’explique par son positionnement organisationnel : elle est coupée de l’opérationnel et concentrée sur la gestion de l’infrastructure ; 321
-
la Best Practice Manager (cas GOAL) a défini les termes, le processus de gestion des bonnes pratiques. Sa proximité avec les contributeurs (les directeurs qualité) et sa connaissance du métier lui permettent de valider les pratiques ;
-
le Knowledge Manager du réseau Marketing et Ventes (cas ZOOM) va opérer des actions similaires mais il va également rédiger lui-même les bonnes pratiques. Ceci s’explique par l’organisation « communautaire » de la démarche KM au sein de la branche Toiture où le Knowledge Manager est un animateur du réseau, capable de réifier les savoirs ;
-
ceci n’est pas le cas de la Knowledge Manager de la branche Béton (cas OPK). La gestion du portefeuille s’opère principalement par des allers-retours entre les usines et les directions industrielles et marketing.
Tableau 63. Comparaison des pratiques des knowledge managers pour gérer le portefeuille des connaissances.
Actions
Définition des termes relatifs au knowledge management Définition du processus de gestion des savoirs Validation des savoirs par le knowledge manager Rédaction des bonnes pratiques par le knowledge manager
Cas CKO
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
Oui
Oui
Oui
Oui
Non
Oui
Oui
Oui
Non
Oui
Oui
Non
Non
Non
Oui
Non
322
En conclusion, la gestion du portefeuille des savoirs de l’entreprise suppose deux types de politiques de la part des gestionnaires des connaissances: - une politique « en aval » où le gestionnaire laisse les contributeurs se charger du contenu et, lui se charge du contenant. - une politique « en amont » où le gestionnaire sélectionne lui-même les savoirs, voire les rédige à l’attention de ses lecteurs. L’orientation de la politique est déterminée par le positionnement organisationnel du manager et par ses compétences à comprendre les savoirs qu’il aide à mobiliser. La Figure ci-dessous réprésente visuellement ces deux approches. Figure 52. Les deux approches pour gérer le portefeuille des connaissances.
Portefeuille de connaissances de l’entreprise
Ecriture par le Knowledge Manager
Validation par le Siège de la branche
Knowledge Manager
Savoir codifié
Savoir codifié Contributeur
Knowledge Manager Approche Amont
Validation par le Knowledge Manager Contributeur
Approche Aval
Nous allons maintenant aborder la deuxième catégorie de pratiques des gestionnaires des connaissances, celle de la gestion de l’infrastructure.
323
5.3.2
La gestion de l’infrastructure Dans ce deuxième domaine d’activité, le gestionnaire des connaissances facilite les
échanges de savoirs en mettant à disposition des employés, des outils de codification des connaissances telle que des groupwares ou des messengers. En terme informatique, l’infrastructure désigne les équipements informatiques : les ordinateurs, les logiciels et le réseau. La question de l’opérabilité et de la cohérence entre ces éléments est essentielle pour les responsables informatiques. Egalement inscrite dans une démarche technique du knowledge management, la gestion de l’infrastructure concerne principalement le Corporate Knowledge Manager de Lafarge puisque 68% des propos analysés dans les verbatim concernent les outils de codification (voir Tableau ci-dessous). Tableau 64. Répartition du contenu des verbatim en fonction des domaines d'activité.
Cas CKO
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
68 %
13 %
2%
22 %
13158 mots
1332 mots
324 mots
2724 mots
Gestion de l’infrastructure
Dans ce domaine, trois pratiques ont été identifiées dans les systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances : la sélection des outils de codification (5.3.2.1), l’optimisation des outils de codification (5.3.2.2) et la mesure de la performance des outils de codification (5.3.2.3).
5.3.2.1 La sélection des outils de codification La première tâche qui incombe au gestionnaire des connaissances est la sélection des outils de codification des connaissances. Un temps important est ainsi consacré à la compréhension du marché des outils dédiés à la codification des connaissances. Nous avons ainsi observé que le Corporate Knowledge Manager mobilisait sa communauté pour permettre de gagner du temps dans le choix des outils. L’Encadré 24 présente le processus de sélection du moteur de recherche.
324
Encadré 23. L'exemple du projet sur le moteur de recherche. En juin 2003, une étude de marché sur les moteurs de recherche est lancée par le Corporate Knowledge Manager. Elle définit une première liste de cinq moteurs de recherche. Au lieu des les faire évaluer par des consultants externes, elle demande à chaque gestionnaire des connaissances de réaliser une étude d’un outil dans leur propre branche. Le Corporate Knowledge Manager fournit ainsi une liste de critères à évaluer par les knowledge managers. Des réunions téléphoniques mensuelles sont organisées pour rendre compte des recherches effectuées sur l’outil (coût, durée de mise en place, spécifications techniques, etc.).
Dans ce domaine, le gestionnaire des connaissances doit avoir une connaissance approfondie du marché des logiciels. Or ce marché s’est véritablement complexifié au cours de cinq dernières années. Les techniques du groupware sont nées avec la firme américaine Lotus en 1989. Dès lors, le logiciel Lotus Notes permit à des « groupes virtuels » de se connecter à un espace commun où il pouvait travailler à plusieurs sur un même document. A ceci s’ajoute une grande sécurité dans la protection des données avec un système de serveur propre au logiciel (Domino). Devant le succès rencontré par l’approche collective, Lotus ajouta des fonctions telles que l’agenda partagé ou des workflows permettant de décider qui avait le droit de valider quel contenu. Relayé par l’essor des NTIC dans les entreprises et par celui des sociétés de conseil en ingéniérie informatique, qui ont pour objectif d’intégrer ces logiciels dans les entreprises, le marché du KM s’est structuré. A titre d’illustration, on peut aisément remarquer que la plupart des entreprises de logiciel (Microsoft, IBM, Lotus, Autonomy, etc...) se sont repositionnées sur cette niche de marché prometteuse. Ainsi en 2003 plus de 1 800 logiciels différents portait l’étiquette « management des connaissances » (Beyou, 2003) :
Le marché des outils de KM est une véritable jungle. C’est difficile d’y voir clair. Heureusement, j’ai été vendeuse de logiciels, de l’autre côté de la barrière donc je connais les concurrents. Chez Lafarge, la DSI travaille depuis toujours avec IBM. C’est pourquoi le choix des outils a été légèrement orienté vers ceux qu’offrait IBM. (source : Stuart)
En amont, le gestionnaire des connaissances rencontre un maximum d’utilisateurs potentiels et définir leurs besoins dans un cahier des charges qu’il remettra aux prestataires. C’est très difficile de choisir le bon outil. On peut se faire aider de consultants. Mais moi je dois d’abord répondre à cette question : que veut dire « bon » pour Lafarge ? Je crois que le bon outil, c’est celui qui répond le mieux aux attentes de mes collaborateurs. Donc il faut d’abord connaître ces attentes. (source : Stuart)
Pour identifier au mieux les besoins de ses collaborateurs, le Corporate Knowledge Manager va organiser une session de travail réunissant des directeurs informatiques, des
325
utilisateurs et des directeurs de service. L’Encadré ci-dessous relate l’organisation de cette journée. Encadré 24. L'organisation du workshop KM par Joanna Stuart en juin 2002. L’été 2002 un workshop de 30 personnes est organisé par la Corporate Knowledge Manager à Paris. Elle réunit ces différentes personnes pour connaître leurs difficultés en matière d’outils de codification : qu’est ce qui ne fonctionne pas de votre point de vue ? Qu’est ce que l’on peut améliorer ? Les participants sont invités à répondre à ces questions sur des post-its de couleur qui symbolisent les facteurs clés de succès : le contenu, les outils, l’accessibilité, la formation. Les post-its sont ensuite collés sur une matrice à deux axes : l’urgence du problème et l’impact sur le travail quotidien. Le résultat fut l’émergence de trois éléments : l’absence d’un moteur de recherche, la piètre qualité de la page d’accueil de LEO et le faible taux de remplissage de l’annuaire électronique.
Les besoins étant définis, le Corporate Knowledge Manager a ensuite demandé à des utilisateurs de LEO de remplir un questionnaire. Ce dernier lui a permis de mieux cerner leurs besoins en matière de recherche d’information, de leur fréquence, des résultats attendus, etc. Une fois que ces besoins sont identifiés le gestionnaire des connaissances peut maintenant faire appel à des consultants externes capables à la fois d’avoir le recul nécessaire sur ce marché et de tester la qualité de ces outils.
Le problème principal vis-à-vis de ces consultants est qu’ils sont à la fois juges et partis : juges car ils doivent réaliser une veille permanente sur les outils à disposition des entreprises afin de mieux les vendre, partis car ils sont liés à certains éditeurs de logiciels en tant qu’intégrateurs ou parce qu’ils « revendent » une solution déjà installée en interne et considérée comme « un cas d’école ». IBM propose ainsi des benchmarks d’outils concurrents (principalement réalisés par un cabinet d’étude intitulé Gartner) tout en conseillant l’achat de leur propre solution !
Il en ressort que l’organisation de rencontres avec des prestataires techniques peut alors prendre un temps important pour le gestionnaire des connaissances chargé de choisir un moteur de recherche ou un outil collaboratif : Entre 2002 et 2004, je pense que j’ai dû organiser une rencontre par semaine avec IBM, Altran et des prestataires potentiels. Ca fait plus d’une centaine de rencontres en deux ans ! La relation avec les consultants est donc quotidienne pour moi ! (source : Stuart)
En conclusion, le choix de l’outil de codification est du ressort du Siège, de la DSI et du Corporate Knowledge Manager. Ils doivent établir les standards mais ces standards doivent prendre en considération les besoins des branches et des opérationnels.
326
5.3.2.2 L’optimisation des outils de codification Nous l’avons vu, le Knowledge Management chez Lafarge repose sur l’utilisation massive de technologies de l’information pour codifier, archiver et diffuser les connaissances explicites et les bonnes pratiques industrielles. L’objectif principal qui était assigné lors de l’arrivée du Corporate Knowledge Manager en 2002 était d’abattre les barrières technologiques entre les différentes applications et les outils de partage d’information utilisés par les employés. Ce travail sur les outils représentait « une première étape pour modifier la culture de l’entreprise puisque la technologie ne devait plus être une excuse pour ne pas partager les informations » (Joanna Stuart). Dans le même temps, seulement 40% des employés
étaient référencés sur les pages jaunes internes de l’entreprise, ce qui explique la nécessité de rationaliser les systèmes d’information et d’augmenter le nombre d’utilisateurs afin de les inciter à remplir leur fiche de contact. Cette optimisation des outils de codification commence par un audit des bases de connaissances disponibles au sein du groupe. Un audit réalisé dans le cadre de la consultation du Boston Consulting Group fait état de l’existence de plus de 2000 bases de données Lotus Notes au sein du réseau informatique de Lafarge. Ces 2000 bases ne sont pas toutes utiles. C’est donc au Corporate Knowledge Manager de décider de l’écrasement de la base en concertation avec son créateur. Pour réaliser cette tâche, elle va s’appuyer sur les knowledge managers locaux. Ensuite, l’optimisaiton des outils de codification va passer par la définition de standards en matière de logiciels et en matière de contenu. La Corporate Knowledge Manager va définir l’architecture globale de l’accès des différents outils de codficiation entre le Siège et les branches (voir la page 16 dans les Annexes). Afin de relier les différentes bases de données disponibles et les contacts à disposition des employés, le gestionnaire des connaissances va alors identifier, sélectionner et mettre en place un moteur de recherche multilingue (Autonomy). Ce déploiement va prendre plus de 18 mois en raison de sa complexité et du volume de référencement à effectuer. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, de nombreuses tensions internes vont alors émerger entre les différents responsables informatiques des divisions de Lafarge qui vont rejeter l’outil. En dernier lieu, l’optimisation des outils de codification passe par l’offre d’outils plus innovants et plus souples que les bases de données. Un outil collaboratif appelé TeamWorkspace a donc été choisi en 2004. Il est basé sur l’outil Teamspace d’IBM et répond
aux besoins de certains services de structurer des échanges d’information généralement
327
opérés par courrier électronique. Plus souple à organiser et plus simple à utiliser, ces nouveaux outils de collaboration asynchrone ont ainsi permis de créer des espaces d’échange. Ces derniers ont été vite adoptés par certains services comme celui des Achats (voir l’Encadré 26). Encadré 25. Exemple d'utilisation de TeamWorkspace par le service des Achats de Lafarge. L’organisation des Achats de Lafarge est marquée par une grande dispersion géographique des acheteurs et des sources d’approvisionnement. Avant 2004, l’Intranet des Achats sous Lotus Notes proposait classiquement le partage des documents entre professionnels des achats mais ne résolvait pas la difficulté de partager de l’information et des bonnes pratiques entre les différentes organisations des achats. En décentralisant l’outil de partage de l’information, le responsable des services Achats a responsabilisé les coordinateurs locaux : « par ce biais, nous responsabilisons le leader, nous renforçons le sentiment d’appartenance à une communauté chez les acheteurs et les prescripteurs et nous assurons une harmonisation des pratiques » (source : Dutilleul).
En conclusion, l’optimisation des outils de codification des savoirs passe par l’établissement de standards techniques, par l’offre de nouveaux services et par la refonte de l’Intranet LEO, qui est l’outil le plus emblématique pour le Corporate Knowledge Manager. Cette optimisation de l’outil est, encore une fois, le fait du ce gestionnaire des connaissances ou de la DSI de la branche (dans le cas GOAL). Cet effort d’optimisation s’accompagne d’un travail sur la mesure de la performance des outils.
5.3.2.3 La mesure de la performance des outils de codification L’infrastructure mise en place par les gestionnaires des connaissances nécessite une mesure de sa performance. Nous l’avons vu précédemment, cette question est un élément important de l’agenda du gestionnaire. Des réponses sont faciles à apporter dans le domaine des outils de codification, représentations tangibles de l’action du knowledge manager. Dans ce domaine, des indicateurs de performance ont été définis dans le KM Handbook : des Key Performance Indicators (KPIs). Le Tableau ci-dessous est la liste des KPIs proposés par la Corporate Knowledge Manager. Tableau 65. Extrait du KM Handbook - Liste des KPI (source : documentation interne) Activity and usage Content metrics - Number of pages read (identify ‘top 20’ and set - Number of pages or documents in the database direct links, question interest in last 20 and remove if - Pages created, modified or suppressed - Links created to and from the database necessary) - Number of users (classify and identify most - Internal referencing activity (on portals, other intensive users to keep in contact with them) bases…) - Linking activity (inward and outward) - Seasonality, general trends, and noticeable peaks (for forecasting of bandwidth needs)
328
- Average connection length - Average number of pages read by user User feedback - Entrance/attendance counter - Live survey (multiple choice questionnaire at page bottom) - Comprehensive survey (by e-mail) - Open comments (e.g., spontaneous e-mails to the webmaster)
Promotion and communication - Presentation at conferences, demonstrations and internal communication articles - Training programs (e.g., integrate your database in training demos) - Other communication events or operations (be imaginative!)
A partir de ce tableau, on constate qu’il existe un décalage important dans les pratiques observées. Quatre formes de mesure de la performance des outils de codification ont émergé : la mesure de l’accès à l’outil, la mesure de la satisfaction vis-à-vis de l’outil, la mesure du contenu disponible dans cet outil. - La mesure de la fréquentation est l’indicateur utilisé par l’ensemble des gestionnaires des connaissances qui ont mis en place une base de données. Cela s’explique par la facilité à avoir ce type d’information. La mesure de la fréquentation concerne le nombre de clicks sur le site (hits) et le nombre d’utilisateurs connectés par mois en fonction du contenu disponible. Le rapport d’activité de la Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats est représentatif : elle est capable de savoir combien de personnes ont consulté telles bonnes pratiques commerciales ou tel profil d’expert.
- La mesure de la fréquentation se double d’une mesure de la satisfaction des utilisateurs des outils de codification. Cette satisfaction est un élément essentiel aux yeux de la Corporate Knowledge Manager. - La mesure du contenu disponible sur l’outil est le troisième indicateur. Le rapport d’activité établi par la Best Practice Manager est représentatif de cette approche (Image 16) : au lieu de mesurer le nombre de connexions, elle mesure le nombre de bonnes pratiques disponibles (298) et le nombre de réutilisations de ces pratiques (805). La base lui permettant de mesurer le nombre de transferts entre les unités émettrices et les unités réceptrices en fonction des zones. On constate, par exemple, que la zone asiatique est la plus active dans ce domaine avec 21 transferts en moyenne et 5 mois de moyenne pour transférer les pratiques disponibles. Ce tableau permet à la Best Practice Manager d’orienter son action de relance des responsables Qualité en identifiant les zones les moins actives. Il permet également de tracer les réseaux existants au sein de la branche.
329
En comparant les pratiques des quatre gestionnaires des connaissances, on remarque que dans ce domaine la Corporate Knowledge Manager concentre l’essentielle de son activité sur ce domaine (Tableau 66) : -
la Corporate Knowledge Manager (cas CKO) a en charge les standards techniques utilisés par toutes les branches. A ce titre, elle passe un temps important à sélectionner des prestataires techniques et des logiciels répondant aux besoins de ses collaborateurs ;
-
la Best Practice Manager (cas GOAL) se contente de mesurer l’activité sur sa base. Elle arrive à tracer les différents échanges de bonnes pratiques et à identifier les zones les plus actives. Elle s’appuie sur sa DSI pour toutes les questions techniques ;
-
le Knowledge Manager du réseau Marketing et Ventes (cas ZOOM) laisse au Knowledge Manager de la branche la mise en ligne des bonnes pratiques qu’il rédige ;
-
enfin la Knowledge Manager de la branche Béton (cas OPK) va passer un temps relativement important à mesurer la performance de son outil via des indicateurs de mesure de fréquentation et fournir au Corporate Knowledge Manager un rapport d’activité.
Tableau 66. Comparaison des pratiques des knowledge managers pour gérer le portefeuille des connaissances.
Actions
Sélection des outils de codification des savoirs Optimisation des outils de codification des savoirs Mesure de la performance des outils de codification
Cas CKO
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
Oui
Non
Non
Non
Oui
Non
Non
Non
Oui
Oui
Non
Oui
Dans ce deuxième domaine, les pratiques du gestionnaire des connaissances concernent la sélection, l’optimisation et la mesure de la performance de l’infrastructure. Ce processus s’accompagne de la définition de standards techniques pour codifier les savoirs. L’objectif du Siège est d’éviter la mise en place, au niveau des branches, d’outils qui ne répondent pas aux critères de performance. Cette charge revient avant tout au Corporate Knowledge Manager qui prend en compte les demandes de certains services réclamant plus de souplesse et d’interactivité dans les outils de codification. 330
Cette opposition entre l’approche « top-down » du Siège et l’approche émergente initiée par les unités organisationnelles en « bottom-up » se retrouve également dans le troisième domaine d’activité, celle de la coordination de la structure.
5.3.3
La gestion de la structure La gestion de la structure est le troisième domaine d’activité d’un gestionnaire des
connaissances. Sur le Tableau 67 on constate que le Knowledge Manager du service Marketing et Ventes de la branche Toiture (Cas ZOOM) est celui qui a abordé le plus cette dimension puisqu’un tiers de ses propos concerne ce domaine. Ceci peut s’expliquer par l’approche sociale qu’il a décidé d’emprunter où les outils de codification sont peu présents. En revanche, la question de l’animation et du pilotage du réseau social se pose avec acuité. Tableau 67. Répartition du contenu des verbatims en fonction des domaines d'activité.
Cas CKO
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
14 %
13 %
32 %
8%
2709 mots
1329 mots
5194 mots
991 mots
Gestion de la structure
La gestion de la structure concerne trois éléments : l’identification et la nomination de relais organisationnels, c'est-à-dire de personnes en charge du knowledge management à leur niveau (5.3.3.1), la rédaction de règles de fonctionnement au sein du réseau de travail (5.3.3.2) et la normalisation des pratiques de knowledge management au sein de ce réseau de travail (5.3.3.3).
5.3.3.1 Identifier et nommer des relais organisationnels
Avant d’identifier des knowledge managers locaux, le gestionnaire des connaissances peut s’appuyer sur d’autres services de l’entreprise (comme la Communication Interne ou les Ressources Humaines). Nous l’avons vu, la Corporate Knowledge Manager dispose d’une équipe très restreinte ce qui nécessite la collaboration avec d’autres services. Etant positionné dans le service des systèmes d’information, il doit en effet s’appuyer sur d’autres fonctions de
331
l’organisation pour obtenir des actions (formation, séminaires, etc.) visant à sensibiliser les employés à la démarche Knowledge Management de Lafarge. Disposant d’un budget principalement consacré à l’achat de licences d’outils de codification, Joanna Stuart a l’idée d’intégrer quelques dispositifs de formation sur les outils à des séminaires de branche ou de services : On s’intègre dans les séminaires et les réunions de management que la branche organise à longueur d'année pour y introduire des modes de travail plus transversaux et plus centrés sur la mise en commun de ce qu'on fait que sur les effets d'annonce (source : Stuart).
Comme nous l’avons vu dans son système d’activité, elle collabore avec un nombre important de services internes. Le fait d’être située au niveau du siège parisien est un atout pour la Corporate Knowledge Manager qui va faire connaître son action auprès de tous les services du Siège. A titre d’illustration, elle va imposer la présentation de la démarche KM de Lafarge dans l’agenda du dispositif de formation intitulé Leader For Tomorrow (Encadré 27). Encadré 26. Le projet Leader For Tomorrow (source : documentation interne) Leader for Tomorrow est un grand projet d'entreprise au niveau international. Après une croissance très forte du groupe au cours des cinq dernières années, se traduisant notamment par une augmentation de 50 % de nos effectifs, il s'agit de réaffirmer les valeurs du groupe auprès de l'ensemble des salariés et de communiquer sur la vision et la stratégie de l'entreprise. Nous avons réécrit les principes d'action, mis en place au milieu des années 70 et périodiquement réactualisés. Des groupes de travail ont proposé des textes, ensuite validés au cours d'une convention de huit cents personnes à Barcelone. Les principes ont été discutés et commentés. Ils expriment désormais non seulement notre vision et nos engagements, mais aussi ce que nous appelons notre philosophie de management et l'ensemble de valeurs auxquelles nous tenons particulièrement. (Christian Herraut, Directeur des Ressources Humaines de Lafarge)
Dans le cas où la Direction en question participe au Comité de Pilotage KM (Steering Committee) ou tout simplement si elle accepte la demande de la Corporate Knowledge Manager, des knowledge managers à temps partiel peuvent être nommés. Le défi principal consiste alors à dégager du temps pour les personnes qui participent activement à l’organisation du knowledge management. En théorie, 10 à 30% de leur temps de travail est consacré à cette activité. En pratique, nous avons constaté qu’il est très difficile de s’assurer que les knowledge managers locaux allouent effectivement ce temps de travail. Néanmoins, des réunions régulières sont organisées au niveau du groupe afin de s’assurer que les différents projets mis en place dans les branches sont effectivement suivis et accompagnés par le gestionnaire des connaissances. Ces relais organisationnels doivent alors suivre la méthodologie consignée dans le « KM Handbook » ou dans des documents internes diffusés par la
332
Corporate Knowledge Manager. Nous avons vu dans la partie précédente que ce document posait un certain nombre de problèmes auprès des relais organisationnels. Ceci ne concerne pas le projet de transfert des bonnes pratiques de ZOOM. Dans ce cas, le Knowledge Manager (Michel Dubarry) n’a ni utilisé le Handbook, ni nommé des relais locaux : Moi je fonctionne de façon centralisée. Je suis le point d’appui de tout le réseau des Responsables Marketing et Ventes de la branche. Pour identifier les pratiques, je discute avec eux ou je tente de répondre à un de leur problème. Mais aucun ne travaille à mi-temps ou tiers-temps pour moi. Ils ont déjà assez de travail comme ça ! (source : Dubarry)
Le pilotage du réseau se fait donc à distance et de façon centralisée. Le danger de ce type de fonctionnement est que le réseau peut se disloquer en cas de départ du Knowledge Manager. Ce méta-pilotage nécessite tout de même la mise au point de règles de fonctionnement.
5.3.3.2 Rédiger des règles de fonctionnement Une fois les relais identifiés et nommés, les règles de fonctionnement peuvent être rédigées par le gestionnaire des connaissances pour encadrer sa collaboration. Elles ont pour objectif de mettre à plat la gouvernance en matière de knowledge management et de répondre à la question du « qui fait quoi ? ».
A ce niveau, deux approches ont été observées chez Lafarge : soit le knowledge manager définit seul les règles de fonctionnement, soit il les rédige en collaboration avec son réseau. Dans le premier cas, il s’agit d’une approche que l’on peut qualifier de directive, dans le second cas d’une approche participative. La Corporate Knowledge Manager, la Best Practice Manager Plâtre et la Knowledge Manager Béton et Granulats ont opté pour la première approche alors que le Knowledge Manager de ZOOM a adopté la démarche opposée (Tableau 68).
333
Tableau 68. Les deux approches suivies pour rédiger les règles de fonctionnement
Approche directive
Approche participative
C’est à moi de définir les règles […] Tout est contenu dans le KM Handbook que je diffuse le plus possible en interne. (source : Stuart3) Les règles de validation au sein du réseau sont établies par la Direction Industrielle. (source : Dubois) Pour OPK, c’est la Direction de la branche qui fixe les règles de validation. Moi je me contente d’organiser les réunions d’information. (source : Valentin)
Ce n’est pas moi qui fixe les règles mais je les rédige. On les élabore au fur et à mesure, avec le réseau de responsables marketing. De toute façon, elles sont très simples puisque je centralise tout. (source : Dubarry)
Dans leur contenu les règles peuvent concerner le processus de validation des pratiques par les relais locaux ou plus simplement le nombre de rencontres prévues pour faire le point sur le projet de KM. Le schéma ci-dessous a, par exemple, été rédigé par la Corporate Knowledge Manager afin de fixer le processus de validation permettant à un responsable d’une base de données de l’inscrire dans le catalogue accessible sur l’Intranet. Cette inscription a une conséquence importante puisque si elle est validée, la base doit être répliquée partout dans la branche (ce qui représente un coût important) puis référencée par le moteur de recherche (Figure 53). Figure 53. Le processus de validation des bases de données accessibles sur LEO (source : documentation interne) Who?
Steps
Status
Creation of a file in catalogue (general informations)
Moderator
Update of the file: technical informations
Administrator
Alert sent to administrator
Alert sent to KM managers
In development
Validation or not by KM community
KM managers Message sent to Divisional portal manager for rattachment or not
Yes
No
In production
Moderator /Administrator
Archiving demand of the database
KM Managers
Validation or not by KM community Alert sent to administrator, moderator & IBM coordinator for admin request
IBM Notes coordinator
Message sent to moderator with causes
Yes
No
Alert sent to KM manager for validation
message sent to moderator & administrator
Archive
IBM Admin request
334
Ce type de processus n’a pas été négocié par la Corporate Knowledge Manager avec ses collaborateurs. Elle a pris le parti d’optimiser ce processus et de le rédiger suite à ses observations. Pour ZOOM, la rédaction des règles de fonctionnement se fait de manière incrémentale. Les règles de validation ne sont pas véritablement clarifiées par un document, ce qui n’est pas le cas dans les autres branches. Ceci s’explique par le mode de fonctionnement communautaire du projet. Animateur de cette commuanauté, le Knowledge Manager considère même que la rédaction de ces règles irait à l’encontre de la philosophie du projet :
C’est vrai que rien n’est écrit [en ce qui concerne les règles]. Je vais vous étonner mais je pense que c’est mieux ainsi. Ce que je veux c’est que les gens se rencontrent, se connaissent, déjeunent ensemble et partagent des anecdotes ou des histoires. Une fois le contact initié, le reste c’est de notre ressort. On les aide à continuer à échanger leurs pratiques ou à appliquer le plan de performance […]. On veut faire simple et ne pas bureaucratiser le processus. (source : Dubarry)
Finalement, la question de la rédaction des règles de fonctionnement fait ressortir un problème bien plus important : celui du respect ou non de ces règles.
5.3.3.3 Normaliser les pratiques de knowledge management Tout le monde fait-il du KM de la même façon chez Lafarge ? Au vu de l’analyse des systèmes d’activité, la réponse est évidemment non. Confrontée à une diversité de pratiques existant au sein des quatre branches, le Corporate Knowledge Manager a dû s’efforcer de ne pas étouffer les initiatives tout en s’assurant que celles-ci s’inscrivent dans les normes techniques définies par le Siège. La bureaucratisation de la démarche Knowledge Management par la Corporate Knowledge Manager a créé de nombreuses réticences de la part des responsables de branches ou de la part des opérationnels. Dans le prolongement de l’écriture des règles, on peut ici constater que seule la Corporate Knowledge Manager a tenté de normaliser les pratiques de KM auprès de sa communauté. Les autres knowledge managers se sont refusé à faire de même pour une raison évidente : le manque de pouvoir hiérarchique. Les relais locaux ne sont nommés qu’à mi-temps, donc ils ne peuvent avoir une approche coercitive :
Je ne peux demander à mes responsables de zone de respecter scrupuleusement les règles de validation définies par le siège et les directions des branches. Ils ont pas le temps et moi j’en ai
335
pas le pouvoir. Moi, en revanche, je les connais sur le bout des doigts. Du coup, c’est moi qui dit « cette BP, c’est hors cadre » ou « c’est bon ». (source : Valentin)
On voit poindre dans l’extrait ci-dessous un élément non négligeable de la fonction de knowledge manager : celui du respect des règles de validation définies par le direction. La Knowledge Manager de OPK ou la Best Practice Manager consacre ainsi un peu de temps dans leur agenda à s’assurer que les savoirs mis en ligne sont cohérents avec les critères de qualité établis par la Direction. L’extrait ci-dessous illustre ce rôle méconnu par les responsables de Lafarge : Il y a à peu près 80 % des bonnes pratiques que je recois qui peuvent être rédigés en l'état. Mais, là, je raisonne au niveau monde. Mais, comme je vous l'ai dit, en France je reçois trois lignes ! Quelque-fois ces quelques lignes sont validées par le siège. C’est ridicule ! Alors, là, je prends mon téléphone et je demande au contributeur comment il a fait, en quoi ça consistait, etc. pour avoir quelque chose de consistant qui puisse être publié parce que les trois lignes ça ne passait pas auprès des autres utilisateurs. (source : Dubois)
En conclusion, la gestion de la structure était censée être facilitée par l’utilisation du KM Handbook rédigé par la Corporate Knowledge Manager. L’étude des pratiques des gestionnaires des connaissances a montré qu’il existait différentes approches qui sont déterminées par la nature des savoirs codifiés et par l’organisation de la branche dans lesquels ces savoirs s’inscrivent. La personnalité du knowledge manager influence également l’animation du réseau. Enfin, cette gestion de la structure s’accompagne d’un travail permanent sur les règles de validation. Si ces règles ne sont ni définies, ni suivies, les savoirs codifiés perdent de leur valeur. C’est au gestionnaire des connaissances de prendre le relais de ces règles et de rédiger lui-même les pratiques comme l’a montré le cas ZOOM.
En comparant les pratiques des quatre gestionnaires des connaissances, on remarque que dans le domaine de l’animation de la structure (Tableau 69): -
la Corporate Knowledge Manager (cas CKO) mentionne effectivement l’ensemble des pratiques relatives à la gestion de la structure mais elle y consacre peu de temps au regard de nos observations ; l’essentiel de son temps est consacré à la rédaction du KM Handbook censé normaliser les pratiques de KM ;
-
la Best Practice Manager (cas GOAL) a rédigé les règles de fonctionnement en accord avec sa direction mais elle n’a pas la charge de la nomination de son réseau de knowledge managers qui sont nommés par la Direction Industrielle;
336
-
le Knowledge Manager du réseau Marketing et Ventes (cas ZOOM) est celui qui aborde le plus cette question de la structure puisqu’il a en charge l’animation d’une communauté ; cette tâche est pleinement acceptée par les membres du réseau au risque de rendre le réseau dépendant de l’activité du Knowledge Manager ;
-
enfin la Knowledge Manager de la branche Béton (cas OPK) va aider la Direction Marketing et Industrielle à identifier des experts dans OPK et proposer à ces experts de consacrer un peu de temps à l’animation de l’outil.
Tableau 69. Comparaison des pratiques des knowledge managers pour gérer la structure d’accompagnement.
Actions
Identifier et nommer des relais organisationnels Rédiger des règles de fonctionnement Normaliser les pratiques de KM
Cas CKO
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
Oui
Non
Oui
Oui
Oui
Oui
Oui
Non
Oui
Non
Non
Non
La gestion de la structure consiste donc à organiser les responsabilités des collaborateurs à différents niveaux de l’entreprise. Malgrés son faible pouvoir coercitif, le knowledge manager doit faire respecter des règles de fonctionnement valables pour l’ensemble du réseau ou de la communauté : qui a le droit de valider telle pratique ? qui n’a pas le droit ? Pour assurer le respect de ces règles, il nomme des relais locaux ou s’appuie sur des fonctions transverses comme les responsables Qualité ou Communication. Néanmoins, nous avons pu observer que ces règles sont très souvent détournées pour assurer une plus grande flexibilité dans le recueil des savoirs.
La question de l’animation de la structure d’accompagnement au KM et du respect des règles de validation des savoirs soulève également celle de l’attitude des employés vis-àvis de la démarche : sont-ils d’accords pour partager ce qu’ils savent ? Cette nouvelle question est abordée pour les gestionnaires des connaissances dans un quatrième domaine d’activité : la gestion du changement.
337
5.3.4
La gestion du changement L’introduction d’un nouvel outil de codification, d’une nouvelle structure de
socialisation ou tout simplement le processus de transfert d’une bonne pratique implique nécessairement un changement dans le mode de travail des employés. Cette dimension culturelle est la plus délicate à appréhender pour les gestionnaires des connaissances de Lafarge. La gestion du changement consiste à faire évoluer les mentalités des employés pour les rendre plus curieux (pour chercher des pratiques) ou plus enclins à partager ce qu’ils savent (pour codifier des pratiques). Dans les pratiques observées, l’animation du changement a pris la forme de trois actions : la formation des employés aux outils de codification (5.3.4.1) ; la réalisation de nombreuses présentations pour « prêcher la bonne parole » (5.3.4.2) et la mise en place de mécanismes incitatifs censés motiver les employés à réutiliser ou enrichir le portefeuille des connaissances (5.3.4.3). Sans surprise, l’analyse des verbatim fait ressortir le cas OPK comme le plus représentatif de cette dimension (Tableau 60 – page 316). Ceci s’explique par la maturité de la démarche de la branche Béton et Granulats avec plus de 700 pratiques codifiées. Ce volume important nécessite un effort de promotion qui prend la forme d’un plan de communication (Sharing@Work) rédigé par la Knowledge Manager (Agnès Valentin). Les deux autres managers de branches mentionnent nettement moins ces actions en raison de la jeunesse de la démarche qui réclame un travail plus important sur le contenu (voir le Tablea 70). Le Chief Knowledge Officer, quant à lui, tend à privilégier cette démarche à la fin de son mandat puisqu’il consacre l’essentielle de son activité à la gestion de l’infrastructure. Tableau 70. Répartition du contenu des verbatims en fonction des domaines d'activité.
Cas CKO
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
12 %
18 %
17 %
38 %
2321 mots
1844 mots
2759 mots
4706 mots
Gestion du changement
Nous allons commencer par étudier pourquoi la formation des employés aux outils de codification fait partie de la conduite du changement pour les gestionnaires des connaissances de Lafarge.
338
5.3.4.1 Former les employés aux outils de codification
S’inscrivant dans une stratégie de codification massive des savoirs, le KM chez Lafarge s’accompagne d’une augmentation de l’offre d’outils permettant de codifier et de rechercher le savoir des employés. A ce titre, le knowledge manager doit s’assurer du bon usage de ces outils par les employés. Le constat, lors de l’arrivée de la Corporate Knowledge Manager en 2002, était plutôt alarmant :
Lors de mon arrivée, l’annuaire d’entreprise était rempli à 23%, soit environ 4 300 employés pour 20 000 licences Lotus Notes dans le groupe. Sur ces 20 000 licences, une bonne moitié d’entre eux n’avait pas accès à LEO car leur responsable informatique n’avait pas répliqué la base en local. En plus, la DSI [Direction des Services Informatiques] avait laissé aux consultants d’IBM le soin de fournir quelques présentations PowerPoint. Autant dire que personne n’était formé. J’ajoute qu’aucune offre de formation sur Notes n’était proposé par les RH [Ressources Humaines]. (source : Stuart2)
Ce constat est d’ailleurs relayé par les knowledge managers des branches : L’autre jour, je montrais à la secrétaire du service le lien vers les pages jaunes. Elle ne savait même pas qu’il y avait un moteur de recherche. C’est vrai que sur Lotus le moteur est caché par un onglet. Du coup, elle utilisait pas l’annuaire et perdait un temps fou […] C’est un travail de fourmi de former tout le monde ! (source : Dubois)
N’étant soutenue ni par le service des Ressources Humaines, ni par la DSI, la Corporate Knowledge Manager va inciter son réseau de Knowledge Managers à réaliser des programmes de formation. Ces programmes s’accompagnent de communications permanentes sur les avantages à utiliser leur outil de codification. Il s’agit soit des mails de relance, soit des « booklets » présentant l’outil en question (voir l’Annexe 3) :
Nous sommes tout le temps en train de pousser les gens ! Au moins une fois par mois tous les abonnés de la base reçoivent un courrier électronique avec une communication les incitant à venir se connecter à l’outil. Il se passe toujours quelque chose sur notre site! (source : Valentin)
L’objectif est de faire sentir à l’utilisateur que l’outil est « vivant », que le contenu évolue et que l’utilisateur est accompagné par les knowledge managers : Sur OPK, on organise des sessions d'orientation pour tous ceux qui viennent de s'abonner. (source : Valentin). Former les utilisateurs, c’est leur envoyer un message : vous n’êtes pas tout seul ! Il y a du monde derrière le dispositif pour vous aider et ça, ça aide à changer les mentalités. (source : Dubois).
339
Ainsi, l’objectif n’est pas tant de développer l’usage de l’outil mais de donner le sentiment à l’employé qu’il existe une structure d’accompagnement assez forte, ce qui légitime l’effort de codification qu’il réalise: Si on n’accompagne pas l’utilisateur, s’il ne sent pas qu’on est derrière lui, il ne reviendra pas sur OPK. C’est un effort permanent. (source : Valentin).
Cet effort d’accompagnement se prolonge par de nombreuses actions de sensibilisation à la démarche KM où les gestionnaires des connaissances « prêchent la bonne parole ».
5.3.4.2 Prêcher la bonne parole
Confrontée à une évolution du mode de travail, les employés peuvent montrer de la réticence à l’utilisation de l’outil ou tout simplement ne pas les utiliser parce qu’ils ne souhaitent pas codifier leur savoir. Comme nous l’avons montré dans la partie précédente, la philosophie «d’ouverture, de décloisonnement et de partage des savoirs où l’information est accessible à tout le monde partout dans le groupe » définie par Joanna Stuart a entrainé de nombreuses réticences de la part des opérationnels. Ce constat a été réalisé par les gestionnaires des connaissances : Le problème actuel, c'est qu'on se rend compte que la culture du partage n'est en fait pas si généralisée que ça, à la fois parce que les acteurs des communautés se polarisent trop sur les outils de collaboration et parce que le partage des connaissances n'est pas assez valorisé dans l'entreprise. (source : Valentin)
Les knowledge managers vont alors considérer qu’il est nécessaire de consacrer une partie de leur agenda à faire des présentations illustrant les avantages que peuvent tirer les employés à utiliser les bonnes pratiques ou à fournir des bonnes pratiques. Sur ce point, les quatre gestionnaires étudiés ont tous mené des actions dans ce sens : Je fais énormément de présentations PowerPoint. J’en prépare entre huit et dix par semaine et je dois passer un tiers de mon temps à présenter ce que je fais en matière de KM et comment je peux aider telle ou telle équipe de Lafarge. Je suis en permanence en train de montrer ce que je fais, en quoi je peux être utile et de démontrer ma valeur ajoutée. Mais c’est normal, ce concept est flou pour les gens. Il faut donc passer du temps à les rencontrer, les écouter et à les conseiller. (source : Stuart)
Ceci est d’autant plus important que le knowledge management est un terme quelque peu abscons pour les employés du groupe, voire mal perçu par certains employés comme le confirme le PDG de l’entreprise :
340
J’aimerai vraiment qu’on trouve un autre nom que ‘knowledge management’ c’est tellement pompeux, formel et abstrait. C’est un très très mauvais nom. A chaque fois que je vois ‘knowledge management’, j’utilise un autre terme. Cela a probablement été un facteur explicatif dans mon retard à considérer cela comme quelque chose de stratégique. La façon dont c’était présenté par les informaticiens était « jargonesque ». C’est vrai que c’est arrivé par les systèmes d’information. Mais il faut reconnaître que les informaticiens nous parlaient soit de techniques complètement incompréhensibles soit utilisaient un langage philosophicoconceptuel très rebutant. On avait alors du mal à les faire aller sur du concret et à leur faire admettre leurs limites. (source : Langlais)
Parler de knowledge management, c’est utiliser des notions dont le contenu n’est pas compris et partagé par tous. Les knowledge managers sont donc en charge d’adapter le discours aux spécificités du métier ou des savoirs de leurs collaborateurs : Moi je ne parle jamais de Knowledge Management mais de réseau de travail. Pour les responsables Ventes et Marketing, le KM c’est Nucleus [le portail]. (source : Dubarry)
Ces adaptations sont précisément l’objet de la Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats, Agnès Valentin, pour qui la communication sur l’outil OPK représente un facteur clé de succès : Mettre en place un programme KM ne se résume pas à l’achat d’un logiciel, à mettre en place un outil et à fournir des bonnes pratiques. Il s’agit avant tout d’obtenir l’implication sincère de tous les salariés à OPK. (source : Valentin)
5.3.4.3 Instaurer des mécanismes incitatifs Le travail sur la formation et la sensibilisation aux principes et outils de knowledge management se conclut par la mise en place de mécanismes incitatifs. Pour inciter les individus ou les équipes à partager leurs innovations avec leurs collègues, deux gestionnaires des connaissances ont mis en place des récompenses : Joanna Stuart (cas CKO) et Michel Dubarry (Cas ZOOM) (Tableau 71). Tableau 71. Les récompenses offertes par les Knowledge Managers.
Cas CKO Prix du transfert de Best Practices dans le cadre de Leader for Tomorrow.
Cas GOAL Aucun
Cas ZOOM Prix du transfert de la Best Practice dans le cadre des Conventions ZOOM.
Cas OPK Aucun
Le plus impliqué dans cette démarche est très certainement Michel Dubarry. Il a déjà organisé lors des séminaires d’échange de bonnes pratiques des remises de prix
341
Dans la pratique, nous avons observé que l’impact de ces récompenses est relatif, comme l’atteste le responsable de la ZOOM Convention : Très sincèrement, je ne crois pas que ce prix ait une influence quelconque sur le nombre de transfert qu’on peut attendre du réseau. C’est juste pour dire merci à l’émetteur et au récepteur de l’idée. (source : Dubarry)
Dans les autres branches, le knowledge management s’intègre pleinement dans le plan de performance. C’est pourquoi les incentifs ne sont pas nécessaires puisqu’il s’agit d’un « projet de société » auquel le directeur d’usine ne peut se soustraire :
- [Moi] Vous dites que le transfert des bonnes pratiques est un « projet de société » porté par le management du groupe Lafarge. Qu’est ce que se passe si une usine refuse de participer à ce projet de société ? Elle est sanctionnée ? - [BL] Moi, je dirai qu’il vaut mieux participer [Sourires et Rires] ! On n’a pas trop le choix ! Il faut reconnaître que ça a du bon mais il faut bien comprendre que les usines doivent impérativement mettre en place le plan de performance, sous peine de sortir du groupe. (source : Serenal_Ieva)
En conclusion, l’accompagnement au changement était censé être facilité par la mise en place de mécanismes incitatifs et de dispositifs de formation et de communication. L’étude
des
pratiques
des
gestionnaires
des
connaissances
a
montré
que
cet
accompagnement dépend avant tout de la maturité du projet. En début de projet, le gestionnaire va avoir tendance à se consacrer à structurer le contenu disponible et à répondre à tous les problèmes techniques. Au bout d’un certain temps, il va s’attacher à mettre en valeur ce contenu en formant les utilisateurs et en communiquant à ces utilisateurs les retombées potentielles de cet usage.
En comparant les pratiques des quatre gestionnaires des connaissances, on remarque que dans le domaine de l’animation au changement (Tableau 72): -
la Corporate Knowledge Manager (cas CKO) est très impliquée dans cet aspect. Dans le détail, ce sont surtout les présentations Powerpoint qui vont représenter l’essentiel de ce domaine d’activité;
-
la Best Practice Manager (cas GOAL) a limité son accompagnement à la réalisation d’une newsletter qui fait le point sur l’activité des usines en matière de partage de bonnes pratiques ;
342
-
le Knowledge Manager du réseau Marketing et Ventes (cas ZOOM) est très actif dans le domaine de l’accompagnement au changement même si il n’aborde qu’à 17% cette question. Ceci peut s’expliquer par la mise en place déjà effective de récompenses comme celle figurant sur l’Image 19 ;
-
enfin la Knowledge Manager de la branche Béton (cas OPK) est celle qui aborde le plus la question de l’animation du changement. Son plan de communication Sharing@Work se double de relances par mail et de dispositifs de formation prodiguées aux relais locaux (Tableau 72).
Tableau 72. Comparaison des pratiques des knowledge managers pour gérer le changement.
Actions
Former les employés aux outils de codification Prêcher la bonne parole dans l’entreprise Instaurer des incentifs
Cas CKO
Cas GOAL
Cas ZOOM
Cas OPK
Oui
Oui
Non
Oui
Oui
Oui
Oui
Oui
Oui
Non
Oui
Non
Dans ce dernier domaine d’activité, le gestionnaire des connaissances essaye de créer un climat favorable à l’apprentissage qui inciterait, par ricochet, à utiliser plus activement les outils de codification des connaissances (dans le cas OPK) ou à participer plus activement aux communautés (dans le cas ZOOM). Le gestionnaire des connaissances ressemble ici à un prédicateur dont l’objectif est de transformer des vœux pieux (le partage pour tous à tous les niveaux) en réalité. Pour réaliser ce travail de longue haleine, il doit insuffler une dynamique de changement en s’appuyant sur des dispositifs de formation ou de sensibilisation. En pratique, il doit adapter son discours à la maturité de la démarche qu’il met en œuvre. Un accompagnement trop poussé n’a pas de sens si un outil n’est pas mis en place ou si du contenu n’est pas disponible.
Suite à la présentation de ces quatre grands domaines d’activité, nous allons maintenant conclure notre analyse de cas.
343
Conclusion du Chapitre 5.
Ce chapitre avait pour objectif de restituer notre analyse de l’activité de cinq gestionnaires des connaissances. Conformément à Huberman et Miles (1991), cette analyse s’est construite en trois temps. Elle a tout d’abord consisté à décrire de manière séquentielle les systèmes d’activité des quatre gestionnaires. Cette restranscription mêle la narration et l’analyse et suit un format de présentation des données calqué sur le modèle défini dans le troisième chapitre. Cette analyse intra-site facilite l’analyse transversale (inter-site) et nous permet, dans un deuxième temps, d’identifier des similitudes dans les pratiques des gestionnaires. L’apparition d’éléments communs et de divergences est renforcée par le mode de raisonnement abductif du chercheur. L’émergence de quatre thèmes principaux (la gestion de l’infrastructure, de la structure, du portefeuille et du changement) nous ammène, dans un dernier temps, à réinterroger nos données et à analyser lexicalement les actions les plus répétitives. La première question de recherche est traitée grâce à cette analyse lexicale. Véritables « moutons à cinq pattes », les gestionnaires des connaissances gèrent différents éléments qui n’entrent pas directement dans le processus de codification ou de socialisation. Cette gestion est indirecte dans la mesure où ils mettent en place des conditions favorisant ces deux processus. Cela passe par la sélection, la mise en œuvre et le suivi d’outils informatiques mais également par la modification et l’adaptation du contenu mis sur ces outils, contenu désigné comme « des bonnes pratiques ». Les knowledge managers définissent également des règles de fonctionnement qui évoluent en fonction de la maturité de la démarche. Les deuxième et troisième questions de recherche sont surtout abordées dans l’analyse transversale. Nous avons identifié dix points de tension qui modifient les systèmes d’activité des gestionnaires. Les principales difficultés et les dilemmes rencontrés par les praticiens sont ici décrits. Ces choix sont rendus encore plus difficiles par la nature temporaire et transverse de leur fonction. Ceci a pour conséquence la conduite de projets d’un large périmètre d’action. Des discussions permanentes sur l’objet du knowledge management ont lieu en raison de ce large périmètre. Le Tableau 73 présente la synthèse des enseignements que nous pouvons tirer de notre analyse de cas en les situant par rapport à nos questions de recherche.
344
Tableau 73. Les questions de recherche et les réponses que nous apportons. Réponses apportées Les actions les plus récurrentes concernent quatre grands domaines d’activité : la gestion du capital connaissances, de l’infrastructure, de la structure et du changement. Les gestionnaires des connaissances agissent donc pour gérer les contenus, les contenants, les règles et l’animation de la démarche KM de l’entreprise. Quelles sont les tensions qui apparaissent au sein Différentes tensions apparaissent en raison de dilemmes pratiques. Les principaux dilemmes des systèmes d’activité des gestionnaires des pour le gestionnaire des connaissances sont : connaissances ? 1. Doit-il se concentrer sur le contenant ou sur le contenu des savoirs organisationnels ? 2. Doit-il mesurer ou raconter les bénéfices du knowledge management ? 3. Doit-il animer ou contrôler les réseaux sociaux où émergent les connaissances ? 4. Doit-il cultiver ces réseaux ou mettre à disposition des outils de codification ? Les gestionnaires des connaissances doivent Comment les systèmes d’activité se modifient-ils répondre aux demandes de leurs clients internes au contact de l’organisation ? et adapter leur pratique en conséquence. Ces dernières sont également influencées par leur rattachement organisationnel.
Questions de recherche Quelles sont les actions les plus récurrentes dans les systèmes d’activité des gestionnaires des connaissances ?
Ces réponses doivent maintenant être discutées dans un dernier chapitre.
345
Chapitre 6. Synthèse et perspectives de notre recherche « Le management des connaissances a mieux réussi comme argument stratégique diffus que comme dispositif concret. Dispersée entre des expériences des plus diverses, la pratique effective du KM se cherche, tendanciellement plus efficace lorsque ses objectifs sont plus limités ; presque toujours asservie aux logiques d’action à l’œuvre sur le terrain. »
Denis Segrestin, Les chantiers du manager (2004 : 289-290) (Armand Collin, Paris)
6.1 La profession de gestionnaire des connaissances
6.2 Les recherche
6.1.1 Des pratiques sous influences
6.2.1 Les implications théoriques
6.1.2 Une fonction « dans l’air du temps »
6.2.2 Les implications méthodologiques
6.1.3
6.2.3 Les implications managériales
Un manager de l’immatériel
implications
de
notre
6.3 Retour à une description des rôles du knowledge manager 6.3.1
L’écrivain public
6.3.2
L’architecte
6.3.3
L’animateur
6.3.4
Le rhétoricien
346
Introduction du Chapitre 6. L’objet de ce sixième chapitre est de synthétiser et de discuter les résultats de notre recherche pour en tirer des implications.
La première section (6.1) présente le bilan de nos résultats empiriques en rapport avec la littérature consacrée au knowledge management et au manager. Notre objectif est de dégager des apports sur ces deux volets. Une relecture de nos résultats à partir des travaux portant sur les pratiques des gestionnaires en entreprise et sur les fonctions transversales nous permet de nous interroger sur le caractère innovant du knowledge management.
A partir de cette comparaison, la deuxième section (6.2) vise à tirer des implications d’une triple nature : théoriques, méthodologiques et managériales. Dans un premier temps, nous proposons de discuter et de confronter nos résultats aux travaux antérieurs. Dans un deuxième temps, nous essayons de situer les décalages entre nos résultats et le corpus académique en prenant en compte les méthodologies employées dans les travaux de recherches précédentes. Dans un dernier temps, nous essayons de nous interroger sur l’utilité d’une telle fonction dans l’organisation et sur le pilotage du knowledge management en entreprise. Une entreprise a-t-elle besoin d’un gestionnaire des connaissances ?
La réponse étant positive, la troisième partie propose une typologie des rôles dévolus aux gestionnaires de connaissances (6.3). Elle offre des pistes de réflexion sur les compétences nécessaires à l’exercice de cette fonction et sur la nature des pratiques en entreprise.
Ce chapitre nous invite enfin à tirer une conclusion générale à notre recherche.
347
6.1 La profession de gestionnaire des connaissances Cette section présente nos résultats de recherche et propose d’inscrire ces résultats dans une perspective plus globale. Nous cherchons à les relier à des travaux connexes autour du rôle des managers, de l’animation des cellules de veille et des fonctions transversales. Nous proposons de discuter trois résultats de recherche : -
le premier point se concentre sur les différents éléments susceptibles d’influencer les pratiques des gestionnaires des connaissances (6.1.1) ;
-
le second point renvoie aux fonctions d’entreprise dites « transversales », comme les services de knowledge management étudiés, et aux travaux sur les gestionnaires (6.1.2) ;
-
le troisième point insiste sur les injonctions paradoxales faites aux praticiens du knowledge management en entreprise (6.1.3).
Nous allons commencer par étudier les différents facteurs qui influencent les praticiens du knowledge management.
6.1.1
Des pratiques sous influences Dans cette première sous-section, nous voulons mettre en lumière les différentes
influences susceptibles de modifier l’activité des gestionnaires des connaissances. Cette discussion nous permet de répondre un peu plus précisément à notre troisième question de recherche, à savoir « comment les systèmes d’activité se modifient-ils au contact de l’organisation » ? A partir de notre analyse des cas, nous proposons d’expliquer les modifications des systèmes d’activité des gestionnaires par l’influence de quatre éléments : le rattachement organisationnel de la fonction (6.1.1.1), le background du manager (6.1.1.2), la nature des savoirs qu’il doit gérer (6.1.1.3) et l’évolution du marché des outils de codification (les NTIC) (6.1.1.4). Nous allons commencer par étudier pourquoi le rattachement organisationnel modifie, selon nous, les pratiques des gestionnaires des connaissances.
6.1.1.1
L’influence du rattachement organisationnel La mise en place d’une équipe dédiée à la gestion des savoirs se traduit
inévitablement par la décision de rattacher cette équipe à une direction ou un service existant 348
dans la structure de l’organisation. Nous avons vu que ce poste peut aussi bien être rattaché à la Direction des Systèmes d’Information (Cas CKO) qu’à la Direction Industrielle d’une branche (Cas GOAL et OPK) ou à la Direction Marketing et Ventes (Cas ZOOM). Cette décision est lourde de conséquences étant donné que ce rattachement va déterminer l’action du knowledge manager à deux niveaux : au niveau de la perception de sa fonction par les membres de l’organisation et au niveau de l’orientation générale de sa politique (Encadré 28). Encadré 27. Réflexions à propos de la perception du Knowledge Manager (source : extraits de notes d'observations combinées à des entretiens) Nous avons remarqué que la perception des employés vis-à-vis des knowledge managers est très dépendante du service dans lequel évolue le knowledge manager (voir la partie « Des knowledge managers sans pouvoir » - page 304). Cela est particulièrement vrai pour la Corporate Knowledge Manager de Lafarge dont la dépendance au Service Système d’Information du Groupe (Corporate IT Team) fait dire aux employés de Lafarge que « le knowledge management, c’est de l’IT » (source : Serenal) ou que « Joanna travaille pour Stéphane Audibert [le DSI], donc je pense que sa mission consiste à s’occuper de LEO [l’Intranet] » (source : Brousse). La différence de perception est visible dès que l’on passe au niveau des branches : « le Knowledge Management, pour nous, à la Toiture, c’est du transfert de BP [Bonnes Pratiques] » (source : Dubarry). Le Knowledge Management n’est plus synonyme de « tuyaux » ou « d’outils » mais de « contenu » et d’ « amélioration de la qualité » par l’utilisation des bonnes pratiques industrielles. Cette évolution s’explique par le rattachement des knowledge managers aux Directions de la Performance ou Direction Marketing et Ventes (deux directions stratégiques et opérationnelles).
Ce rattachement a pour conséquence la modification de la politique des knowledge managers. Par exemple, la Corporate Knowledge Manager qui souhaitait se recentrer sur l’animation du changement ou la mise en place de formations ne peut le faire puisqu’elle dépend de la Direction des Systèmes d’Information dont l’objectif est la standardisation des outils. La perception que « le knowledge management, c’est de l’IT » (source : Herbelin) est d’ailleurs symbolisée par la multiplication de projets informatiques confiés à Joanna Stuart. Au bout de cette logique, la suppression de la fonction de Corporate Knowledge Manager prend donc tout son sens : une fois que les outils de codification et de diffusion sont mis en place, la fonction Corporate Knowledge Management devient inutile.
Si on se réfère au modèle du système d’activité, le service dont dépend le knowledge manager va influencer deux éléments : le choix du sujet (le praticien) et l’objet de l’activité du praticien. Au niveau du choix du praticien, ce rattachement va déterminer le recrutement du manager. Par exemple, un DSI va chercher à recruter en priorité un knowledge manager ayant des compétences en matière d’outils de codification alors qu’un Directeur Industriel ou
349
un Directeur de la Performance va chercher en priorité à recruter un employé ayant une expérience du terrain. Ainsi, l’objet poursuivi par le knowledge manager va être différent puisque les résultats demandés par le supérieur hiérarchique du knowledge manager seront en accord avec le service qu’il gère. Ceci est d’autant plus vrai que la gestion des connaissances est un service « support » (au sens de la chaîne de valeur de Michael Porter) : il consomme de la valeur et, par conséquence, son budget est déterminé par la bonne santé des activités qui créent de la valeur. Cette image de « service consommateur de valeur » explique, selon nous, l’émergence du concept de « sponsor » que l’on retrouve fréquemment dans les ouvrages de knowledge management. Le sponsor est censé financer et soutenir la démarche du knowledge manager en s’associant à la démarche. Il alloue un budget au knowledge manager et devient, pour lui, un mécène. Cette influence de la Direction Générale a donné lieu à la réflexion suivante de la part du Martin Roulleaux-Dugage, animateur de la communauté des knowledge managers francophones : « en entreprise on ne peut mener de programme KM que sur un territoire de ressources que le sponsor du programme contrôle » (Roulleaux-Dugage, 2006). Le knowledge manager doit donc prendre en considération le mode d’impulsion du knowledge management L’Encadré ci-dessous est un extrait de son blog sur lequel il expose son idée. Encadré 28. Extrait du blog de Martin Roulleaux-Dugage (source: http://www.mopsos.com/blog-fr/) Selon moi, on ne peut mener de programme de développement et de partage de connaissances que dans un espace où l'on est légitime. En entreprise, la légitimité est essentiellement managériale, et liée à la notion de territoire de ressources. D'où la loi fondatrice que j'ai vérifiée dans 100% des cas, et que tous les porteurs de programme KM doivent méditer : « en entreprise on ne peut mener de programme KM que sur un territoire de ressources que le sponsor du programme contrôle ». Ainsi, un programme de KM d'entreprise en mode top-down doit s'enraciner dans une volonté clairement affichée du PDG. Un programme de KM qui naît sur le terrain ne peut s'enraciner que localement, dans le quotidien des membres de communautés locales. Et dans tous les cas de figure la qualité du lien de confiance entre le chef de programme et le sponsor est déterminante.
En conclusion, le rattachement à un service particulier dans l’organisation du poste de knowledge manager va déterminer le profil du gestionnaire des connaissances. Ce rattachement est dicté par des considérations opérationnelles telles que l’amélioration des outils de codification ou l’identification et le transfert de bonnes pratiques. Le budget qui est à disposition du knowledge manager est dépensé en conséquence. Ses pratiques sont donc fortement biaisées par ce rattachement : il ne peut décider, seul, de ce qu’il souhaiterait faire. Il doit en référer à son sponsor.
350
Voyons maintenant comme le background du manager influence les pratiques de knowledge management.
6.1.1.2
L’influence du background du praticien Notre analyse transversale des cas a très nettement fait ressortir l’influence du
background du manager sur les pratiques de knowledge management, et plus particulièrement sur le choix des artefacts (voir page 298). Le Tableau 74 tente d’illustrer la relation entre le praticien et ses praxis (dont les artefacts constituent un des éléments (voir Jarzabkowski, 2005 : 8-9)).
CKO
GOAL ZOOM
OPK
Tableau 74. La relation entre le profil du manager et les artefacts employés. Cas Profil du manager Artefacts Manager expérimenté, spécialiste - KM Handbook des outils de codification - Powerpoint - Outils collaboratifs synchrones et asynchrones Ancienne opérationnelle - Know How Portal - BP Corner (dans les usines) Ancien consultant en organisation - Sales & Marketing Handbook et en marketing - ZOOM Convention - Matrice de suivi des transferts Ancienne adjointe de la - Base de données OPK responsable de communication - Campagne de communication Sharing@Work
Dans le cas OPK, le fait que la knowledge manager consacre une grande partie de son temps à sa campagne de communication s’explique par sa formation et son expérience antérieure. Dans la branche Plâtre (cas GOAL), la Best Practice Manager connaît les contraintes des directeurs Qualité et des directeurs d’usine. Ses artefacts sont donc adaptés à leur situation. Dans la Toiture (cas ZOOM), Michel Dubarry sait que ses clients préfèrent se rencontrer que de passer du temps sur une base de données. Il va donc utiliser des artefacts tels que le Sales & Marketing Handbook et les Conventions ZOOM. Enfin, la Corporate Knowledge Manager (cas CKO) va également utiliser des artefacts en accord avec son expérience antérieure et son histoire personnelle. Son expérience et sa formation en MBA lui ont appris la nécessité de diriger dans une logique top-down le plan à trois ans qu’elle compte mettre en place. Cette relation entre le praticien et les praxis du manager a été démontrée par Jarzabkowski (2005) dans le domaine de la stratégie d’entreprise : « strategy as a practice arises from the interactions between people and artefacts […] while people might not be designated formally
351
as ‘strategists’, their actions and interactions contribute to the strategy of an organization. The practices are shaped by tools and artefacts that people use in doing strategy work » (Jarzabkowski,
2005 : 8). Dans le prolongement des travaux de Jarzabkowski (2005) et de Whittington (2007), nous sommes également convaincu que les praxis des knowledge managers sont fortement influencées par leur profil. Tout ce qui constitue le background du knowledge manager (son diplôme, son expérience antérieure, etc.) influence les pratiques de knowledge management en entreprise. La spécialiste des outils de codification (Joanna Stuart) va « pratiquer » le knowledge management complètement différement que la jeune assistante de la communication interne (Agnès Valentin). Pourtant, toutes les deux « font » du knowledge management. Cette influence entre le praticien et les praxis est donc importante à prendre en compte dans le cadre de la création d’un service de knowledge management et dans le recrutement d’un gestionnaire des connaissances.
Le troisième élément qui influence les pratiques de knowledge management en entreprise et qui modifie les systèmes d’activité des praticiens se situe au niveau de leur objet de gestion : le savoir de l’organisation.
6.1.1.3
L’influence de la nature des savoirs Lafarge possède différents types de savoirs. Certains sont liés à des processus de
production de biens industriels comme le ciment ou le plâtre. D’autres sont des processus commerciaux ou marketing (comme la segmentation clientèle dans la branche Toiture). Enfin, certains savoirs sont liés à des procédures Qualité ou Sécurité comme le port obligatoire d’un gilet réfléchissant ou un exercice incendie. L’Encadré ci-dessous montre toute l’ambiguïté du concept de bonne pratique pour un groupe comme Lafarge. Encadré 29. Quand une obligation légale est également une bonne pratique. (source : Serenal_Ieva) Quand je vois par exemple une bonne pratique sur l'exercice incendie, ma réaction c'est de dire qu'il existe dans la législation française l'obligation de réaliser cet exercice tous les ans. Finalement, quand on a vu la bonne pratique de la Pologne, nous on s'est inscrit comme « implemented ». Ce qui fait que l'on est bon puisque on l'a implantée ! Mais, franchement, elle existait déjà depuis des lustres ici ! Puisque de toutes façons elle est obligatoire de par la législation. Alors, des comme ça, on en a plein ! Et on les a marquées « implemented » aux yeux du système. Ce qui est un peu étrange, c'est que la bonne pratique de la Pologne sur l'exercice incendie soit devenue une best practice parce qu'elle a été implantée plusieurs fois. En France, les usines ont répondu que c'était implanté... Alors qu’elle l’était depuis des lustres ! Le contrôle de certaines pièces et de certains matériels, c'est également obligatoire. S'il y a un accident sur le site, c'est moi qui vais en prison ! Les inspectrices du travail ne laissent pas passer ça.
352
Conformément à ce que nous avions présenté dans les chapitres un et deux, les savoirs organisationnels de Lafarge sont encastrés à différents niveaux (individuel et collectif) et sur différents supports (codifiés ou non sur des outils). Cette grande disparité des savoirs rend l’exercice du knowledge manager très difficile. D’autant plus que son action est fortement liée aux savoirs que ses clients sont censés utiliser ou partager. A ce niveau, nous pouvons distinguer les savoirs facilement codifiables aux savoirs difficilement codifiables. Les premiers nous les nommons « hard » et les seconds « soft » en référence à la distinction faite par Nonaka et Johansson (1985). Les premiers concernent avant tout des procédures de travail relativement faciles à expliquer et à transmettre à une autre unité de l’entreprise. C’est le cas de la plupart des pratiques inscrites dans les bases de la branche Plâtre et de la branche Béton et Granulats (voir l’Annexe 2.H. - page 56). Les savoirs « soft » sont des connaissances plus difficilement verbalisables car ils sont évolutifs et nécessitent une adaptation au contexte particulier de son utilisateur. Il s’agit surtout d’une bonne idée, d’une démarche ou d’une attitude que le récepteur du savoir doit adopter. C’est le cas des pratiques partagées par les responsables Marketing et Ventes de la branche Toiture. A titre d’illustration, ces responsables ont essayé d’utiliser une bonne pratique (OTIFIC) leur permettant d’améliorer leur relation client (voir l’Annexe 2.G.). Au-delà de la mise en place d’outils de suivi, c’est avant tout « l’attitude des managers des branches qui doit évoluer […] et être orientée clients » (source : Dubarry). Le Tableau 75 résume les différences entre ces savoirs. Tableau 75. Les différents savoirs chez Lafarge.
Savoirs « hard »
Savoirs « soft »
Savoir facilement verbalisable et décomposable en séquences ou étapes selon un processus (ex. l’exercice incendie).
Savoir difficilement verbalisable et non décomposable car évolutif et adaptable (ex. OTIFIC).
Æ Utilisation d’une base de données et effort maximal de codification Æ Intervention du knowledge manager sur le contenant
Æ Utilisation de lieux d’échange et effort minimal de codification Æ Intervention possible du knowledge manager sur le contenu
Si les savoirs à gérer sont de nature différente, l’action du knowledge manager vis-àvis de ceux-ci l’est également. Les savoirs « hard » exigent un effort de codification important de la part de son émetteur. Le knowledge manager doit ici se contenter de fournir l’infrastructure et la structure d’accompagnement nécessaires. C’est le cas de Agnès Valentin dans la branche Béton et Granulats.
353
Les savoirs « soft » sont plus difficilement codifiables et ils exigent une mise à jour régulière. Visant à transformer l’attitude des employés, ces bonnes pratiques doivent avant tout être diffusées sur des médias plus riches qu’une base de donnée. Le knowledge manager peut alors intervenir dans la rédaction et la diffusion de la pratique (c’est le cas de Michel Dubarry dans la branche Toiture) et utiliser des espaces d’échange comme des séminaires ou des workshops.
La nature des savoirs va donc influencer les praxis des knowledge managers. Leur degré de « codifiabilité » va inciter le knowledge manager à adopter une approche plus technique ou plus sociale et l’amener à utiliser des bases de données ou des communautés de pratique. Les savoirs procéduraux et stables conviennent à une approche technique alors que les savoirs administratifs et évolutifs (les « trucs et astuces ») se gèrent plus facilement dans une approche sociale.
Le choix de l’orientation entre une approche sociale ou technique est également influencé par le marché des outils de codification.
6.1.1.4
L’influence du marché des outils Les praticiens du knowledge management sont contraints par les possibilités de
codification offertes par les outils de codification, possibilités qui conditionnent l’usage des outils par les employés. Il est donc important de noter l’influence des technologies de l’information sur les pratiques des knowledge managers. Il est nécessaire de rappeler que ces outils sont développés et mis sur le marché par des acteurs du monde du progiciel tels qu’IBM ou Microsoft. Même l’entreprise SAP (spécialisée dans les ERP, c'est-à-dire des progiciels de gestion intégrée) propose des modules de knowledge management. Ces logiciels sont ensuite mis en place par des intégrateurs, c'est-à-dire des entreprises de conseil chargés d’adapter le logiciel aux besoins du client. Les intégrateurs sont les grandes entreprises de conseil en ingéniérie informatique : IBM (à nouveau), Altran, Accenture, Logica, etc. Les consultants spécialisés dans le knowledge management, eux, structurent leur offre d’intégration autour d’un logiciel unique ou d’une offre « Open Source » (logiciel libre de droit). C’est le cas du consultant français Knowings dont l’offre consiste à ajouter des fonctionnalités collaboratives au logiciel Lotus Notes et à piloter la mise en place du projet.
354
Notre analyse de l’interaction entre le praticien et ses collaborateurs a montré toute l’importance de ces consultants dans le choix des outils de codification (voir page 234). Le problème est que les consultants sont à la fois juges et parties dans le processus de sélection des outils : ils réalisent des benchmarks des outils concurrents mais ils vendent également leur propre solution à leurs clients. Les outils « maison » ou les outils des partenaires « software » (ex. IBM/Lotus ou Altran/Documentum) sont donc fortement suggérés par les intégrateurs à la Corporate Knowledge Manager. Ils seront ensuite adaptés par les gestionnaires des connaissances au niveau des branches. Au delà du processus de sélection, il en ressort une grande frustration au niveau des possibilités offertes par les outils et les usages effectifs des utilisateurs. Les knowledge managers sont au cœur de cette problématique de l’appropriation de l’outil informatique par les employés de l’entreprise, question qui est également au cœur de nombreuses recherches comme celle de Wanda Orlikowski (1992 ; 2000). Cette question de l’usage des outils a d’ailleurs fait évoluer les Directions des Systèmes d’Information, comme en témoigne le knowledge manager de Schneider (Encadré 31). Encadré 30. Une nouvelle gouvernance des systèmes d'information (Roulleaux-Dugage, 2007 : 210-212) « Le système d’information d’une entreprise moderne est comparable à une ville, tant par l’architecture que par la dynamique de construction. Les grands outils d’automatisation de processus comme les ERP en sont les usines et les bureaux, les communautés en sont les routes, les outils de collaboration en sont les voitures, et le Code de la route est constitué des différents standards d’interopérabilité et de droits d’accès qui permettent aux informations de circuler librement à travers les diverses applications. […] Aujourd’hui, le rôle d’une direction des systèmes d’information se diversifie sous l’impulsion du knowledge management. Il consiste maintenant à construire des routes (des infrastructures réseau), homologuer les voitures (applications logicielles), élaborer un code de la route (standards d’interopérabilité) et le faire respecter (habilitations et contrôles). […] Pour bien fonctionner, cette démarche nécessite la mise en place d’une communauté de pratique sur les outils de collaboration mandatée par la DSI pour partager les bonnes pratiques de choix et d’usage des outils et pour convenir de standards qui vont permettre de travailler ensemble ».
L’existence et l’appropriation d’outils de codification sont donc deux éléments qui influencent les pratiques des knowledge managers. Le management des connaissances est donc lié aux logiciels. L’analyse du Knowledge Management faite par le sociologue Denis Segrestin va dans ce sens et nous pouvons que souscrire au point de vue de l’auteur quand il écrit : « les sociétés de conseil en stratégie et les grands opérateurs de l’ingénierie informatique ont bâti le marché du KM (le Knowledge Management). […] Avec l’irruption de l’Internet, tous les ingrédients du succès ont paru réunis : une cause puissante (la lutte pour l’intelligence des firmes face aux excès de la nouvelle hygiène industrielle) ; une théorie générale (celle de l’organisation « hypertexte ») ; un dispositif à la mesure de l’ambition (les
355
ressources infinies de connexion offertes par les technologies de l’information). Il ne restait plus qu’à combiner ces forces et à les faire descendre du firmament des idées jusqu’au terrain » (Segrestin, 2004 : 273-274). Nous allons analyser ce passage des idées au terrain dans la seconde sous-section en étudiant les injonctions paradoxales faites aux praticiens du knowledge management.
En conclusion, pratiquer le knowledge management c’est être exposé à de multiples influences : celle du monde du logiciel et de ses consultants, celle des savoirs que le manager doit « gérer » ou « aider à gérer », celle de sa propre formation et celle du rattachement organisationnel et de l’activité dans laquelle l’entreprise évolue. En résumé, le knowledge manager choisit ses outils mais il est également « choisi » par le marché des outils et par les besoins de ses clients internes. S’ils disposent aujourd’hui d’un éventail de concepts et d’outils plus large qu’il y a vingt ans (date de naissance du knowledge management – voir Figure 1 page 13), nous avons pu constater que les pratiques des gestionnaires restent principalement concentrées dans une approche technique où les outils prennent le pas sur les concepts. Le « KM réel », comme le nomme Segrestin (2004), semble se ranger aux intérêts des acteurs concernés : les sponsors des projets KM et les utilisateurs des outils influencent très largement les pratiques des knowledge managers.
Après avoir souligné les différentes influences modifiant les systèmes d’activité des praticiens du knowledge management, nous allons maintenant nous pencher sur la nature transverse de cette fonction et sur l’aspect innovant des pratiques de knowledge management en entreprise.
356
6.1.2
Une fonction dans « l’air du temps » Dans cette deuxième sous-section, nous nous interrogeons sur le caractère innovant
des pratiques de knowledge management et, in fine, sur celui de la fonction knowledge management en entreprise. Les pratiques de knowledge management ont, peu ou prou, toujours existé dans les entreprises sans que leurs dirigeants éprouvent le besoin de les désigner par un terme particulier (Prax, 2000). Alors comment peut-on expliquer l’apparition de cette fonction dans leur organigramme ? A la lumière des pratiques observées dans l’entreprise, nous proposons ici d’étudier le knowledge management comme une « innovation managériale faible », dans le sens où il renvoie plutôt à un début de mode qu’à une théorie éprouvée et à des pratiques stabilisées. C’est pourquoi nous avons pris le parti d’aborder cette question de l’innovation managériale en désignant cette fonction comme une fonction dans « dans l’air du temps ». La fonction knowledge management est-elle véritablement nouvelle pour les entreprises (6.1.2.1) ? Son apparition n’est-elle pas influencée par une mode managériale, celle de « l’entreprise apprenante » ou de « l’entreprise étendue » ? Par extension, on peut s’interroger sur le caractère innovant du knowledge management (6.1.2.2). Nous allons commencer notre analyse en nous penchant sur les différences entre le manager et le knowledge manager.
6.1.2.1
Une fonction si nouvelle ? Pour répondre à cette question de la nouveauté apportée par le « knowledge
manager », nous proposons de comparer nos résultats aux nombreux travaux consacrés aux gestionnaires (a), aux fonctions transverses (b) et aux services consacrés à la veille et à l’intelligence économique (c). a) La comparaison entre le knowledge manager et le manager « classique ». Alors qu’il existe
de très nombreux travaux consacrés au travail du gestionnaire, nous avons choisi de ne pas nous appuyer sur ces travaux lors de notre revue de la littérature pour différentes raisons que nous explicitons dans l’Encadré 32. Encadré 31. Les raisons pour lesquelles nous avons "mis de côté" les travaux sur le gestionnaire. Dans une approche « pratique », le chercheur tente de comprendre l’activité que constitue le quotidien du praticien. Pour ce faire, il doit avant tout structurer son analyse en fonction d’un modèle lui permettant de décrire le plus fidèlement possible ces pratiques. Nous souhaitions donc partir de la pratique du knowledge management, telle qu’elle est véhiculée dans le corpus académique (modèles, théorie, cas d’entreprise) pour étudier le décalage avec les praxis et les pratiques des managers (ce qu’ils font réellement et ce qu’ils en disent). Il est maintenant nécessaire de comparer nos résultats avec les travaux consacrés au travail du gestionnaire.
357
Dans sa thèse de doctorat réalisée au MIT en 1968, Henry Mintzberg s’intéressait déjà au travail quotidien des managers en entreprise. Il a donc suivi cinq directeurs généraux pendant une semaine chacun. Dans la même veine, John Kotter (1982) a étudié, entre 1976 et 1981, le travail de quinze « general managers » dans neuf entreprises nord-américaines. L’un de leur principaux apports est la définition de rôles (dans le cas de Mintzberg, 1980, 2004) et la mise à jour des réseaux de collaborateurs internes externes au manager (dans le cas de Kotter, 1982). Dans une vision un peu plus dynamique du travail du dirigeant, Paula Jarzabkowski (2005) distingue quatre types de pratiques (« patterns of activity ») que les gestionnaires, en charge de la stratégie des universités anglaises, effectuent. Le Tableau 76 tente de comparer les résultats de ces travaux avec les nôtres. Tableau 76. Le manager versus le knowledge manager. Le manager « classique » Le knowledge manager Mintzberg (1980, 2004) distingue dix rôles du Nous avons distingué trois types d’activité : la décision, le conseil et le contrôle. La répartition manager qu’il classe en trois catégories: - les rôles interpersonnels : la figure de proue, le de ces activités diffèrent d’un gestionnaire à un autre. leader et l’agent de liaison ; - les rôles liés à l’information l’observateur actif, Néanmoins quatre grands rôles sont apparus dans notre analyse : la gestion de l’infrastructure, le diffuseur et le porte-parole ; - les rôles décisionnels : l’entrepreneur, le de la structure, de l’animation du changement et régulateur, le répartiteur de ressources et le du contenu du portefeuille des connaissances. négociateur. Kotter (1982) distingue les réseaux internes et Les knowledge managers sont en contact avec de très nombreux acteurs dans et hors de externes du manager : - les réseaux internes : le supérieur hiérarchique, l’entreprise. les pairs, les subordonnés (les N-1) et les Dans les réseaux internes, les knowledge managers sont en contact avec leurs clients (les subordonnés des subordonnés (les N-2). - les réseaux externes : les réseaux financiers contributeurs et les lecteurs), leurs relais locaux, (banques et organismes de notation), les clients, des services connexes et les sponsors exécutifs. partenaires et concurrents, les organismes Dans les réseaux externes, le knowledge manager a recours à une communauté de praticiens du gouvernementaux et la presse spécialisée. KM (CoP-1) et à des services de conseil (intégration de logiciels ou communication). Jarzabkowski (2005) distingue quatre types de Nous avons identifié dix points de tension dans pratiques liées à la stratégie dont les passages les systèmes d’activité des knowledge managers. d’un type de pratique à une autre sont sources de Les différences dans les pratiques des knowledge managers sont également source de tensions tension dans l’organisation : - les pratiques « pre-active » : ce sont des pratiques entre les praticiens. Leur normalisation par la Corporate Knowledge Manager et les différentes émergentes peu partagées par les managers ; - les pratiques procédurales : ce sont des influences décrites précédemment vont les pratiques partagées depuis longtemps dans obliger à modifier leur action. l’organisation et qui se transmettent entre les managers ; - les pratiques interactives : ce sont des pratiques à court terme et non stabilisées qui apparaissent lors de réunions entre managers ; - les pratiques intégratives : ce sont des pratiques interactives qui sont devenues procédurales grâce à leur usage par les managers.
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Ce tableau ci-dessus permet de faire ressortir les apports de notre recherche et de les ancrer dans la littérature consacrée au knowledge management. La comparaison avec les travaux antérieurs sur le manager, son rôle, ses pratiques et ses modes de collaboration montrent également que nos résultats s’inscrivent dans ces travaux et que le knowledge manager n’est pas si différent du manager « généraliste » décrit par Kotter (1982). En définitive, la différence entre le manager et le knowledge manager se situe au niveau du caractère englobant et transversal de l’objet de l’activité du knowledge manager : le savoir. Cette question de la transversalité se retrouve dans d’autres fonctions comme celles liées à la Qualité. b) La comparaison entre le knowledge manager et les fonctions transversales. D’une manière
générale, l’organisation transversale (Tarondeau et Wright, 1995) est un mode d’organisation particulier qui est censé permettre aux entreprises de s’adapter à leur environnement par une gestion par les processus et par les projets (Demeestère, 1995). Dans cet esprit, la valeur ajoutée est déplacée vers les services, les communications et les systèmes de connaissances (Allouche et Huault, 1998 : 8). Au niveau de la structure organisationnelle, une fonction est dite « transversale » si elle cherche à transcender les frontières des différentes fonctions, disciplines ou départements : « concrètement, les modes de transversalité peuvent recouvrir la mise en place de groupes de projets, la création de divisions intégratives, la promotion de grands projets fédérateurs articulés autour des concepts de qualité ou de satisfaction des clients » (Allouche et Huault, 1998 : 9). La première difficulté dans une fonction transversale est qu’elle oblige le manager à atteindre un résultat dans une relation qui n'est pas hiérarchique. Dans la partie 5.2.3.1 (page 304) nous avons montré que les relations entre les knowledge managers et le reste de l’entreprise sont marquées par une relation non-hiérarchique. En ce sens, le mode de management de la Corporate Knowledge Manager peut véritablement être qualifié de transversal même s’il nous semble que cette transversalité vise avant tout à uniformiser les pratiques (Encadré 33). Encadré 32. La transversalité de la fonction CKM (source : extraits de notes d'observation) Pour mobiliser le savoir dans les différentes branches de l’entreprise, la Corporate Knowledge Manager doit développer la transversalité et abattre les séparations entre les départements et les branches. Mais Joanna n’a pas de pouvoir hiérarchique sur les autres knowledge managers des branches. Une fois les outils mis en place, elle essaye maintenant [fin 2004] de s’appuyer sur le directeur de la communication interne pour faire une campagne de communication […] Son objectif est d’abattre les silos d’information entre les branches qui ont chacune mis en place des initiatives différentes en matière de KM. Il nous semble qu’il ne s’agisse pas véritablement d’une question de silos mais plutôt d’une normalisation des pratiques et d’une standardisation des outils.
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La deuxième difficulté pour une fonction transversale est de déterminer son territoire de ressources. La partie 5.2.2.1 (page 299) et la partie 5.2.4 (page 308) ont montré toute la difficulté que rencontrent les praticiens du knowledge management dans l’obtention d’un budget et dans la quantification de ce budget. Cette mesure est rendue difficile car le périmètre d’un projet de knowledge management est très large. Le knowledge management, par son caractère transversal, touche l’ensemble de l’organisation. A titre d’illustration, nous avons noté que le financement des outils de knowledge management est centralisé par la Corporate Knowledge Manager alors que leur usage est mutualisé à l’ensemble des branches. Cette transversalité de la fonction knowledge management peut ici être rapprochée de celle de la Qualité (Tableau 77). Comme le responsable Qualité, le knowledge manager doit mettre en place un processus touchant tous les employés de l’entreprise. Benezech et Loos-Baroin (2004) ont d’ailleurs montré que l’implémentation des normes Qualité passe par une production et une conversion des connaissances sur l’organisation, nécessaires à l’élaboration d’un système documentaire qualité, et par la nomination d’un responsable Qualité aidé d’une équipe dédiée au processus qualité. Tableau 77. Le responsable Qualité vs le knowledge manager
Le responsable Qualité
Le knowledge manager
Il doit mettre en place un référentiel normatif (ISO) se matérialisant par des processus de contrôle continu sur toute la chaîne de l’activité ainsi que des dispositifs d’amélioration de la qualité.
Il doit mettre en place un processus d’identification, rétention et transfert des savoirs se matérialisant par des outils de codification ou de socialisation.
Les structures transversales comme celle de la Qualité ont donc des caractéristiques très proches de celle du knowledge management. C’est également le cas des équipes de veille.
c) La comparaison entre le knowledge manager et les responsables de veille. Comme le
knowledge management, la veille stratégique (et par extension l’Intelligence Economique) est considérée comme un processus collectif transverse à l’entreprise (Chapus et Lesca, 1997). La veille a d’ailleurs été définie par l’AFNOR comme « une activité continue et en grande partie itérative visant à une surveillance active de l’environnement pour en anticiper les évolutions » (Hermel, 2001 : 2). En théorie, ce processus englobe des phases d’interprétation des informations qui se modifient en fonction des savoirs individuels. C’est une phase
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délicate nécessitant la mobilisation de différents acteurs dans l’entreprise, mobilisation qui se structure dans une cellule de veille (Belmondo, 2004). L’Encadré 34 montre que les questions qui se posent dans la mise de ces cellules sont proches de celles du KM. Encadré 33. Comment démarrer une cellule de veille ? (Martinet et Marti, 2001 : 200-201) Quand on veut démarrer une cellule de veille, la question qui se pose est : quel indicateur permettra de savoir si cette cellule sert à quelque chose et en quoi est-elle utile à l’entreprise ? Une erreur fréquemment commise consiste à essayer de justifier économiquement cette cellule et à essayer de calculer des temps de retour sur investissement sont plus discutables les uns que les autres. La tentation de le faire est grande, car les managers des entreprises sont friands d’arguments rationnels. Le rapport des coûts et des gains est impossible à faire : le veilleur enthousiaste et de bonne foi proposera un chiffre alléchant. Le directeur administratif mesquin et à courte vue démolira celui-ci en deux phrases. L’idée à défendre est que le bien qui se rapproche le plus de l’information est l’assurance. Tous les deux visent à diminuer globalement l’incertitude future pour les entreprises. Il faut donc simplement dire que le niveau de risque pris par l’entreprise varie en sens inverse de l’investissement en informations. […] Ensuite l’organisation de l’intelligence économique doit être souple, adaptable, mais une organisation quand même. Il n’y a pas de modèle encore bien défini ; tout au plus quelques exemples existent et on peut s’en inspirer partiellement pour monter sa propre organisation d’intelligence économique.
Dans la pratique, Blondel et al. (2006) tendent à nuancer le rapprochement entre la veille et la gestion des savoirs : les deux démarches divergent amplement sur le plan humain et organisationnel : « leurs fonctions et leurs pratiques diffèrent, elles interviennent à des phases différentes du processus de gestion de la connaissance et mobilisent des acteurs différents. La cellule de l’IE intervient plutôt dans le passage de la connaissance à l’action et reste centrée sur les Top et les Middle managers. La cellule du KM se focalise sur les phases de création de la connaissance et mobilise davantage le niveau opérationnel » (Blondel et al., 2006 : 21-22). En revanche, ces deux fonctions se rejoignent dans leur volonté de rationaliser les éléments immatériels de l’entreprise : qu’il s’agisse de l’information pour l’intelligence économique ou des savoirs pour le knowledge management. En définitive, la fonction knowledge management n’apparaît pas si éloignée de fonctions déjà implantées dans l’entreprise comme les responsables Qualité et les responsables de la veille stratégique. Dès lors, sa formalisation et son apparition peuvent-elles s’expliquer par des facteurs conjoncturels, voire par la diffusion de concepts innovants ?
Dans la sous-section suivante nous allons nous pencher sur cette question.
361
6.1.2.2
Le knowledge management est-il une innovation, une mode ou un mythe managérial ? Si les pratiques de knowledge management (KM) ont toujours plus ou moins existé
dans les entreprises, pourquoi la désigner comme une innovation managériale (Prax, 2000) ou comme un outil de gestion au même titre que la gestion de la qualité ou la relation client (Rigby et Leusse, 2007) ? Au vu des pratiques des gestionnaires des connaissances, il est clair que le knowledge management englobe à la fois une production de discours et des instruments de gestion à part entière. Ceci est d’autant plus vrai que le corpus académique consacré à la fonction knowledge management est totalement déconnecté des travaux antérieurs sur le travail des managers et de l’observation des pratiques en entreprise. Ainsi le terme générique de « knowledge management » masque une diversité d’approches, diversité que nous avons tenté de retranscrire dans le chapitre précédent. Il est donc essentiel de s’interroger sur le caractère innovant du concept de knowledge management. Est-ce une innovation managériale majeure (a) ? une simple mode managériale (b), voire un mythe managérial (c) ? Pour répondre à cette question, il est ici nécessaire de définir chacun des termes. a) L’innovation managériale. En première approche, on peut définir l’innovation comme
« une idée, une pratique, ou un objet qui est perçu comme nouveau par les acteurs de l’entreprise, peu importe s’il l’est vraiment » (Rogers, 1962, 2003 : 14). L’innovation managériale –ou l’innovation de gestion- renvoie à la mise en place de nouveaux outils, de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes de travail dans l’entreprise. Des recherches comme celles de Chandler (1989) ou celles de Midler (1993) et David (1994) ont décrit et analysé comment des organisations ont adopté des innovations comme la structure multidivisionnelle (dans le cas du premier) ou comme la gestion par projets, les structures décentralisées, les contrats d’objectifs ou les centres de résultats (dans le cas des seconds). Nous retiendrons donc la définition de Kimberly de l’innovation managériale : « c’est un programme, un produit ou une technique qui est perçu comme nouveau par l’individu ou le groupe d’individus considérant son adoption et qui, au sein de l’organisation où elle est mise en place affecte la nature, la localisation, la qualité, et/ou la quantité de l’information disponible pour la prise de décision » (Kimberly, 1981). Selon Kimberly, l’apparition de ces innovations est influencée par les conditions économiques et le contexte social. La vision des managers vis-à-vis de ces innovations évoluent donc avec le temps : « as the hopes and myths of the post-Korean War era confront the doubts and concerns of the 1980’s and 1990’s the social
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context is likely to change substantially, and the change is likely to be reflected in the literature of innovation. A more sceptical view is likely to emerge” (Kimberly, 1981: 85). b) La mode managériale. La mode managériale, elle, est caractérisée par son caractère
éphémère et par une fonction bien précise : celle de permettre de se différencier par rapport aux concurrents (Abrahmson, 1991, 1996). Eric Abrahmson a consacré la majeure partie de son travail à comprendre le rôle de ces modes managériales dans le fonctionnement des entreprises. Il les définit comme des « biens culturels (cultural commodities) produit délibérement par des créateurs de tendance afin de les commercialiser auprès d’acheteurs potentiels (fashion followers) » (Abrahamson 1996 : 263). Il constate que l’adoption de certaines pratiques managériales ne renvoie pas à un désir de résoudre un problème précis mais à un phénomène d’imitation ou de différenciation. C’est pourquoi Carlson et al. (2000) tentent d’identifier une mode managériale par cinq caractéristiques fondamentales (Encadré 35). Encadré 34. Les cinq caractéristiques d'une mode managériale (Carlson et al., 2000)
1) Elle est contagieuse de par son caractère novateur et remplace une mode préexistante ; 2) Elle est perçue comme étant innovante, rationnelle et fonctionnelle pour les publics auxquels elle s’adresse ; 3) Elle est réputée améliorer la performance de la firme ; 4) Elle est motivée par l’idée de résoudre des situations problématiques ; 5) Sa valeur est considérée comme transitoire. Les courbes de publication des modes managériales suivent ainsi une forme de cloche. David et Strang (2006) se sont ainsi penchés sur le phénomène de mode autour du management de la Qualité. Leur analyse porte non seulement sur les discours (véhiculés dans les publications) (Figure 54) mais également sur les pratiques des consultants spécialisés dans ce domaine. Figure 54. Les publications relatives à la Qualité Totale (David et Strang, 2006 : 217)
363
Les modes managériales servent, en effet, à ceux que les diffusent. Il s’opère donc un procédé rhétorique entre ceux qui ont intérêt à lancer des modes et ceux qui souhaitent s’emparer de ces modes pour améliorer leur réputation ou leur légitimité. Les consultants et les éditeurs de logiciels font partie de la première catégorie, les entreprises clientes de la seconde catégorie. Dans le cas de la Qualité Totale, David et Strange constatent qu’il existe trois périodes : le « pre-boom » (de 1982 à 1988), le « boom » (de 1989 à 1993) et la chute (1994 à 2002). En période de démarrage (pre-boom) les consultants sont peu nombreux mais ils contribuent activement à faire émerger des pratiques en entreprise et diffusent ces pratiques dans des articles ou des ouvrages. En période de « boom », les discours commencent à se multiplier car il existe des retours d’expérience de la part des praticiens (les pionniers). Les consultants « généralistes » commencent à s’emparer du concept pour s’en imprégner. Les entreprises de conseil débauchent des spécialistes et offrent à leurs clients la possibilité d’accéder à la pratique en question. Enfin dans la période de chute, l’institutionnalisation de la pratique est plus ou moins effective. La période de scepticisme et de doute commence à apparaître. Comme toute mode, elle commence à disparaître et elle est remplacée par un autre concept, un autre outil ou une autre idée (Carlson et al., 2000). Pour Scarbrough et Swan (2001) et Raub et Rüling (2001), c’est précisément ce qui s’est passé : la Qualité Totale a été remplacée par le Knowledge Management. Pour Grimand (2005), ce dernier n’est plus une mode mais un mythe managérial.
c) Le mythe managérial. Tiré du grec muthos, le mythe se réfère à un récit, une fable
censée donner du sens à l’existence humaine. Ces récits sont socialement construits puisqu’ils entendent produire des histoires crédibles par et pour autrui : «un mythe est une histoire vraie ou fictive, un thème récurrent ou un personnage-type qui en appelle à la conscience d’un peuple en incarnant ses idéaux culturels ou en exprimant des émotions profondes et partagées » (March, 1999 reprenant la définition du dictionnaire American Heritage Dictionary of the English Language). Le récit mythique implique donc nécessairement
des simplifications pour qu’il soit compréhensible par tous. Le mythe managérial procède du même ordre et met en scène un héros, le plus souvent visionnaire, bravant les dangers pour le plus grand bénéfice de l’organisation. Le mythe a donc une charge affective plus prononcée que la mode ou l’innovation managériale. Dans son analyse de l’acceptation des mythes du management, James March (1999) propose de se pencher sur trois mécanismes. Le premier est celui de la diffusion du « bon » mythe, c’est-à-dire ceux qui s’approchent le plus de la vérité ; le second mécanisme est celui de la
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dérive des mythes ; et le troisième mécanisme est plus institutionnel (March, 1999 : 8-9). March exhorte donc le chercheur à s’interroger sur le processus de diffusion des mythes de management. Pour Scarbrough (2002), le knowledge management renvoie au troisième mécanisme : le knowledge management s’est diffusé dans l’entreprise sous l’impulsion d’un groupe d’acteurs (dont font partie les knowledge managers) convaincus du bien-fondé de la démarche : « the collusive interaction between and among consultants and professional groups to promote their own versions of KM may have accelerated its diffusion; but it also had the effect of reducing the legitimacy of KM-inspired changes to a narrowly technological domain—thereby rendering them ineffective, and further intensifying the fashion cycle » (Scarbrough, 2002 : 99). Le
Tableau 78 propose un résumé de chacun des mécanismes décrit par James March. Tableau 78. Les mécanismes de diffusion des mythes (March, 1999 : 8-9) La diffusion du bon mythe La dérive des mythes L’institutionnalisation des mythes Ici les mythes sont acceptés, en Les acteurs se répètent les Les bons mythes émergeraient tant que tels, parce qu’un mêmes histoires, ce qui progressivement, grâce à une groupe d’acteurs en vue contribue à renforcer les sélection naturelle s’exerçant les légitime ou, au contraire, les représentations sous-jacentes. sur des variations des mythes rejette. Cette répétition entraîne, existants. Cette légitimation sociale n’est du même coup, des Dans cette perspective, une pas définitive. La popularité transformations qui éloignent représentation acceptée depuis changeante des acteurs ou la représentation de la réalité longtemps et partagée par de d’autres effets de mode valident nombreux managers a de fortes qu’elle est censée décrire, tout tantôt certains mythes, tantôt en la rendant plus cohérente chances d’être vraie et les d’autres, qui leur sont opposés. avec les préjugés du narrateur changements de la ou des auditeurs. Ici, les représentation, se traduisant effets de mode et d’inertie par une amélioration de son cognitive jouent pleinement. réalisme, constituent donc un progrès de la science du management.
Finalement, il nous semble très difficile de positionner le knowledge management parmi ces trois éléments. A la lumière des pratiques des gestionnaires, de l’analyse de leurs praxis en comparaison avec la littérature sur le knowledge management nous souscrivons aux vues de Denis Segrestin (2004) qui le qualifie « d’innovation managériale faible ». Au niveau du discours, il est pratiquement impossible d’aller à l’encontre des principes défendus par le knowledge management. Personne ne peut donc prétendre que c’est un principe vide de sens puisque la première responsabilité de tout dirigeant d’entreprise est de préserver ses actifs et de les faire fructifier, qui plus est ses actifs intellectuels. Personne ne peut donc être « contre » le knowledge management. Le problème se situe donc au niveau de la mise en œuvre par les knowledge managemers.
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Au niveau des pratiques, force est de constater que les pratiques des knowledge managers ne nous sont pas apparues comme véritablement nouvelles : l’organisation de workshops (cas ZOOM), la mise en ligne de pratiques (cas OPK et GOAL) et la mise à disposition d’outils collaboratifs (cas CKO) sont des pratiques relativement banales qui remplacent le simple séminaire, la boîte à idées et la base de données. Elles confirment toutes, en revanche, l’importance de l’immatériel (l’information et les connaissances) et l’accent mis sur la nécessité de collaborer au sein de Lafarge. Selon nous, c’est la multiplication des canaux d’information, des sources de données et des outils informatiques qui ont entrainé l’apparition des fonctions dédiées à la gestion des connaissances. La frénésie logicielle aidant, le knowledge management s’est
imposée dans l’entreprise par les outils de codification…mais il peut également disparaître par la mise en place de ces outils (comme le suggère la suppression de la fonction de Corporate Knowledge Manager au sein de Lafarge). Le knowledge management est donc dans une situation d’innovation managériale « faible » où le discours l’emporte sur la réalité, où les outils l’emportent sur les concepts : « à comparer finalement ce que disent les livres et ce qui préoccupe les gens du terrain, on craint que le KM ne se soit installé dans un état peu favorable de cohabitation entre la doctrine et la pratique, l’un des plus mauvais signes qui soient dans l’innovation en gestion […] le management des connaissances a donc mieux réussi comme argument stratégique que comme dispositif concret » (Segrestin, 2004 : 289).
Le Tableau 79 récapitule l’ensemble des différences entre innovation, mode et mythe managérial. Selon nous, le KM peut avant tout être décrit comme une innovation managériale « faible » dont le processus d’adoption est le fait d’un groupe d’acteurs convaincus du bien fondé de la démarche.
Définition
Tableau 79. Les différences entre innovation, mode et mythe managérial. Innovation managériale Mode managériale Mythe managérial Un mythe est une Une mode managériale Une innovation regroupe l’ensemble des histoire vraie ou fictive, managériale est un un thème récurrent ou biens culturels (cultural programme, un produit un personnage-type qui ou une technique qui est commodities) produit en appelle à la délibérement par des perçu comme nouveau conscience d’un peuple créateurs de tendance par l’individu ou le en incarnant ses idéaux afin de les groupe d’individus culturels ou en commercialiser auprès considérant son exprimant des émotions d’acheteurs potentiels adoption et qui, au sein profondes et partagées (fashion followers) » de l’organisation où elle (March, 1999). (Abrahamson 1996 : est mise en place affecte la nature, la localisation, 263). la qualité, et/ou la quantité de l’information
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Caractéristiques
disponible pour la prise de décision (Kimberly, 1981). - Phénomène d’adoption des outils par les employés - Importance du contexte social et économique
Est-ce le cas du KM ?
OUI
- Phénomène d’imitation ou de différenciation visà-vis des concurrents - Importance des pionniers et des consultants
NON, PAS ENCORE
- Phénomène rhétorique qui joue sur la persuasion des employés - Importance du héros /du groupe d’individus dans l’acceptation du mythe OUI/NON
Le KM n’a pas encore atteint le statut de mode dans la mesure où nous n’avons pas encore observé de déclin dans le discours et les publications consacrées à cette question (voir Figure 1 – page 13). Mais nous avons montré, dans nos analyses de cas, que les knowledge managers consacrent une partie importante de leur temps à convaincre de l’utilité du knowledge management. Ce travail rhétorique tend à transformer le knowledge management en mythe managérial.
En conclusion à cette seconde sous-section consacrée au caractère innovant de la fonction du knowledge manager, nous pensons que ce dernier n’est pas un genre nouveau de manager mais avant tout un spécialiste des outils de codification et de l’animation des réseaux sociaux. Son faible poids hiérarchique l’oblige à contrôler son action de manière indirecte et à s’appuyer sur d’autres services. En ce sens, sa fonction ressemble aux fonctions transversales et plus particulièrement à celle de la Qualité ou à celle des Systèmes d’Information. Son apparition dans l’organigramme correspond à « l’air du temps » qui veut que les discours sur l’économie de la connaissance et la multiplication des sources d’information pour les employés entrainent une frénésie informatique. Les entreprises ont fait appel à des spécialistes pour avant tout régler des problèmes d’ordre technique et non sociaux ou politiques. La standardisation et le contrôle du contenu et des contenants sont les missions principales des praticiens du knowledge management. En somme, la différence entre le manager « classique » et le knowledge manager se situe principalement dans la nature de l’objet de gestion : les savoirs. Cet objet est d’une double nature, « hard » et « soft », ce qui l’oblige à mettre en place des outils de gestion ambidextres.
C’est précisément cette ambidextrie que nous allons étudier dans une dernière sous-section.
367
6.1.3 Un manager de l’immatériel Le knowledge management a le mérite de faire émerger des problématiques souvent oubliées par les responsables d’entreprise. Dans un système économique principalement fondé sur des activités de service, il nous apparaît paradoxal que la gestion des ressources immatérielles, revendiquée par les praticiens du knowledge management, soit aujourd’hui si peu formalisée dans les entreprises. Ce paradoxe s’explique, selon nous, par les contradictions inhérentes au knowledge management que nous identifions sur trois plans : -
Au niveau des structures et du portefeuille des connaissances, c’est la délicate formalisation de l’informel (6.1.3.1) ;
-
Au niveau des outils de gestion, c’est l’opposition entre la créativité et le contrôle (6.1.3.2) ;
-
Au niveau des résultats attendus du knowledge manager, c’est la difficile mesure de l’immatériel (6.1.3.3).
Nous allons commencer par étudier la question de la formalisation de tout ce qui constitue l’informel dans l’entreprise.
6.1.3.1
La délicate formalisation de l’informel La première injonction paradoxale faite aux knowledge managers concerne la
formalisation de l’informel. L’informel concerne les savoirs tacites (a) et les réseaux sociaux (b) non reconnus par l’entreprise. La formalisation est le processus qui vise à reconnaître le rôle de ces éléments. Le problème pour le knowledge manager est le suivant : jusqu’où formaliser l’informel ? a) Dans le cas des savoirs tacites, Philippe Baumard (1996) a montré toute leur
importance dans le fonctionnement des entreprises. Il a aussi montré que, paradoxalement, la formalisation de ces savoirs (par la codification) peut « tuer » ces savoirs. Transformer une pratique formelle en une pratique ouverte et contrôlée ne consiste pas seulement à formaliser quelque chose pour la rendre plus efficace, mais plus vraisemblablement à en supprimer la raison d’être. Le knowledge manager doit-il nécessairement mettre au jour une « bonne pratique » ? Il existe deux dangers pour lui : - la mise au jour de bonnes pratiques non identifiées peut remettre en cause les règles de fonctionnement que l’entreprise a elle-même édictées. Jusqu’où cette dernière peut-elle
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accepter cette remise en cause ? Dans le cas de Lafarge, les nouvelles pratiques sont filtrées par le knowledge manager et validées par les directions des branches (cas GOAL et OPK). Elles sont ensuite redistribuées. Or, les pratiques les plus informelles ne sont jamais mises au jour dans la mesure où certaines d’entre elles sont clandestines et peuvent froisser la susceptibilité de la direction vis-à-vis de l’opérationnel : « la discrétion est la condition même de l’autonomie des pratiques clandestines à l’égard des normes officielles et par conséquent de sa survie. Ordre clandestin, ordre pour soi et entre soi, construit en marge et souvent contre l’ordre prescrit qui confère aux arrangements internes un sens profondément ambivalent » (Borzeix et Linhart, 1988 : 49). En conséquence, le knowledge manager doit admettre que certains savoirs tacites n’ont pas vocation à être mis au jour. - le second danger est de croire que les connaissances tacites qui existent dans l’entreprise ont nécessairement une logique d’amélioration des connaissances explicites. Or, il existe également une logique de contournement des règles : « le ciment de l’arrangement tacite tiendrait, précisément, à sa nature transgressive, tout comme le ferment du savoir coopérer sur lequel repose la participation couverte à son essence pratique. Vouloir légitimer l’un et formaliser l’autre, comme le projet participatif s’y emploie, risque de mettre à mal les principes de production sur lesquels ils sont assis » (Borzeix et Linhart, 1988 : 52). Le knowledge manager doit donc accepter le fait qu’un processus de gestion des connaissances peut avoir des effets contre-productifs sur certains savoirs et, in fine, conduit à en tarir la source. b) Au niveau des réseaux sociaux, le knowledge manager est confronté à la question du
pilotage des communautés de pratique. Il existe ainsi une tentation de la hiérarchie (Josserand et Saint Léger, 2004) pour le knowledge manager. Celle-ci consiste à reconstituer un fonctionnement hiérarchique au sein de la communauté. Or, le propre d’une communauté est la nature émergente de la structure et le caractère idiosyncratique des pratiques qui y sont échangées (Lave et Wenger, 1991). Le méta-pilotage par une autorité externe défendu par des auteurs comme Wenger et al. (2002) ou par Probst et Borzillo (2007) nous semble plus difficile à mettre en œuvre. Dans le cas de Lafarge, Joanna Stuart a tenté de réaliser ce type de pilotage en utilisant un outil collaboratif et un guide de bonne pratique à l’attention des coordinateurs de la communauté. Mais ce pilotage s’est avéré très limité puisque la knowledge manager s’est contentée d’administrer les espaces collaboratifs. Le guide de bonne pratique a été complètement oublié par les coordinateurs, ce qui tend à renforcer l’idée que ces communautés sont très difficiles à piloter si le coordinateur n’en fait pas parti.
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Dans le cas ZOOM, le knowledge manager a justement opté pour un pilotage dans la communauté. Cette option nous a semblé comme la plus cohérente étant donné que le knowledge manager possède les connaissances nécessaires pour appréhender les pratiques qui y circulent. Guillaume Soenen (2006) a très bien montré que les communautés de pratique sont plus que des réseaux informels et requièrent un minimum d’interdépendance entre membres pour fonctionner (Encadré 36). Encadré 35. Soutenir les communautés de pratique (Soenen, 2006 : 150-151) L’interdépendance entre les membres peut avoir sa source dans la division sociale du travail ; elle prend des formes très concrètes : le fait qu’un membre constitue pour un autre membre une ressource ou une contrainte potentielle et significative. De plus, le développement d’une communauté de pratique est facilité par l’accès à un certain nombre de ressources telles que : du temps, de la légitimité, des outils de communication et d’échanges d’information. L’accès à des ressources financières est également important, notamment si la communauté regroupe des membres séparés géographiquement (les déplacements ont un coût). L’étude illustre également que les communautés de pratique ont besoin de leadership. Toutefois, ce leadership doit être fondé sur l’expertise et non sur le statut. Autrement dit, une communauté de pratique ne peut pas être créée ex-nihilo en nommant un « responsable ».
Le knowledge manager peut donc gérer les communautés en l’intégrant. Cette intégration n’est possible que s’il maîtrise le domaine de connaissances de la communauté et s’il apporte des ressources à celle-ci.
En conclusion, le knowledge manager doit « d’un côté publier l’implicite et de l’autre synchroniser l’informel » (Borzeix et Linhart, 1988 : 46). En ce sens, il lui est nécessaire d’admettre que tout ce qui constitue le savoir de l’organisation n’est pas nécessairement voué à être publié ou formalisé. Il est ici très difficile pour lui de juger de ce qui doit l’être et ne pas l’être.
Ce dilemme entre formalisation et non-formalisation des savoirs se prolonge dans celui de la création ou du contrôle.
6.1.3.2
L’opposition entre créativité et contrôle Dans le management des savoirs, une opposition très nette existe entre l’objet de
l’approche technique et l’objet de l’approche sociale. La première considère les connaissances comme des ressources contrôlables alors que la seconde défend l’idée de l’émergence de pratiques collectives. Dans les projets de knowledge management, cette opposition prend
370
forme dans la mise en place d’outils de gestion censés être très différents : la base de données (dans le premier cas) et la communauté de pratique (dans le second cas). Cette opposition se traduit par une dichotomie systématique entre les outils de gestion permettant de contrôler les connaissances et ceux permettant d’en créer : « une conception classique de l’instrumentation établit une coupure nette entre d’une part, la créativité individuelle et l’autonomie, et d’autre part, les outils de gestion assimilés au contrôle et à la bureaucratie » (Paraponaris et Simoni, 2006 : 70). Dans son analyse des outils de gestion, Albert David (1998) rappelle à juste titre qu’ils ont été conçus, depuis leur origine, comme des moyens de contrôle des organisations et non de création. Selon nous, ces deux approches opposées entretiennent en fait une incompréhension mutuelle que le knowledge manager tente de résoudre. Dans les pratiques des knowledge managers, nous avons constaté que cette opposition n’a pas lieu d’être : les outils de gestion des savoirs tiennent un rôle interactif entre créativité et contrôle. Ils sont « ambidextres » (Duncan, 1976) dans la mesure où la base de données nécessite une réinterprétation du savoir pour sa mise en œuvre et dans la mesure où le pilotage du réseau social nécessite la codification de certaines pratiques dans des documents ou des histoires. Boulay et Isaac (2007) ont ainsi montré que les outils de codification permettent à la fois de canaliser et de contrôler les réseaux d’entreprise mais également de développer une culture de partage au sein de ce réseau. Face aux conditions d’identification, de rétention et de transfert des connaissances et face à l’émergence de pratiques communes, cette vision rationnelle des outils devient caduque. Le knowledge manager contribue à rendre ambidextre les outils de codification. Sans une adaptation du contenant au contenu et de la modification des contenus au contenant, les outils de gestion restent dans une logique normative. Or, les systèmes d’activité des knowledge managers montrent des interactions permanentes avec les utilisateurs de ses outils (ses clients). Il existe ainsi un apprentissage croisé entre le concepteur et l’utilisateur (Hatchuel, 1994). Cette ambidextrie des outils de gestion des connaissances a été confirmée par une étude de Paraponaris et Simoni (2006).
En conclusion, le knowledge manager doit réussir à marier les outils de codification aux outils de socialisation. En d’autres termes, les bases de données doivent être animés par des contributeurs qui se rencontrent régulièrement et les communautés de pratique doivent impérativement codifier une partie de leur savoir.
Ce difficile équilibre se retrouve dans la mesure de son activité. 371
6.1.3.3
La démesure de la mesure de l’immatériel La trosième injonction faite aux knowledge managers est celle de la mesure de
l’immatériel. Le management des connaissances n'aurait de sens que parce qu'il permet d'améliorer de façon significative l'équation économique de l'entreprise ou d'une de ses unités (Roche et Pomian, 2002). Des organismes de recherche comme l’American Productivity and Quality Council ont tenté d’étudier la relation entre le management des connaissances et
la performance des entreprises. Selon cet organisme, ce retour serait plus que bénéfique : le coût moyen d’un projet dans les entreprises américaines serait de 6,4 millions de dollars et l’impact moyen de ces démarches serait de l’ordre de 15 millions de dollars (APQC, 2003). D’autres auteurs (Kingsley, 2002; Perkmann, 2002) ont étudié l’impact des projets de management de la connaissance en utilisant le ROI (Return on Investment). Selon eux, cet indicateur ne peut mesurer que très partiellement cet impact en raison d’effets indirects, voire inattendus engendrés par ces projets. Cette mesure de l’immatériel pose donc problème lorsque l’on recherche un moyen de caractériser de façon synthétique la performance globale de l'entreprise (Wegmann, 1999). On peut donc émettre des doutes quant à la quantification de l’impact des démarches de knowledge managements en raison de la difficulté de définir une méthodologie en la matière (Encadré 37). Encadré 36. La difficile mesure du knowledge management. Pour les membres du CIGREF, les projets de management de connaissances ont relevé jusqu’ici plus du pari que de l’investissement réfléchi. Ces responsables dénoncent par là même le manque de méthodologie pour valoriser cette démarche : « la presse et les cabinets de conseil ne cessent de proclamer depuis la fin des années 90 que la matière grise, et de façon plus générale la connaissance, devient une ressource stratégique vitale pour les organisations dont la valeur ne cesse de croître. Si l'on se réfère à leurs discours, les enjeux de sa capitalisation et de sa gestion semblent donc très importants. Hélas, derrière leurs «slogans » n'apparaît aucune méthodologie satisfaisante pour l'évaluation de la valeur de ce capital immatériel ou intellectuel, ni du ROI et des gains potentiels qui peuvent être formellement attendus après une démarche de gestion des connaissances » (CIGREF, 2000 : 14).
Dudezert (2003 ; 2004) ou Sveiby (1997) ont proposé des classifications de méthodes permettant d’évaluer l’objet du management des connaissances, c’est-à-dire la connaissance, en distinguant les approches macro-organisationnelles (des tableaux de bord synthétiques) et micro-organisationnelles (au niveau de projets ou au cas par cas). La diversité des méthodes recommandée par les chercheurs et appliquée en entreprise est frappante (Dudezert, 2004). Dans le premier cas, le knowledge manager est censé mettre en place des tableaux de bord issus du Balanced Scorecard (Kaplan et Norton, 1998). Avec cette méthode, les différents composants du capital connaissances sont identifiés à travers des indicateurs et des indices
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organisés dans des tableaux à double entrée ou des graphiques. Les limites de ces approches sont doubles : non seulement ces outils de contrôle sont remis en question dans la littérature (voir Weggman, 1999 ou Lorino, 2001) mais, en plus, ils ne permettent pas de mesurer les savoirs qui ont le plus de valeur. Considéré soit comme une dépense d’investissement (augmentation du capital investi) soit comme une dépense d’exploitation (venant en diminution du résultat), le choix de l’affectation d’un investissement immatériel fait donc l’objet d’un consensus dans l’entreprise (Pierrat, 2000). Dans le second cas, le knowledge manager doit analyser la performance au cas par cas (Dudezert, 2004). Les praticiens étudiés ont mesuré leur action à ce second niveau. La partie 5.2.4 (page 308) a montré que le choix des indicateurs de mesure répond à une double logique de « légitimisation » de la fonction et de « sponsorisation » de la démarche. La légitimité du knowledge manager passe par la mesure du niveau de satisfaction de ses clients internes vis-à-vis du contenant (les outils tels que les bases de données ou les conventions) et du contenu (les bonnes pratiques qui y sont partagées). Au delà de la faisabilité de la mesure de l’immatériel, c’est bien la question même de la mesure qui est au centre de la profession de knowledge manager. L’Encadré 38 montre à quel point cette question pose problème à un praticien tel que Martin Roulleaux-Dugage, knowledge manager de Schneider Electric. Encadré 37. Extrait du blog du Knowledge Manager de Schneider Electric (source: http://www.mopsos.com/blog-fr/) On me pose à nouveau aujourd'hui la question de la valeur d'une communauté pour une entreprise, et j'ai pris le parti de changer de discours, car j'en ai un peu ma claque des histoires de ROI. Il n'y a que quelques personnes qui animent une communauté pour des milliers qui seraient purement passifs si on ne leur donnait pas grâce aux technologies web 2.0 les outils pour créer des "quanta" de valeur ajoutée qu'on retraite ensuite par des algorithmes. Le problème c'est de mettre en place cette dynamique de collaboration : - En sélectionnant des domaines de connaissance qui suscitent les conversations. Dans ma société, ce sont des grandes idées politiques (l'environnement), les problèmes d'actualité (le blackout en Europe le mois dernier...), les sujets de controverse (la déréglementation des marchés électriques en Europe début Février 2007). La capacité des produits et services de Schneider à engendrer des débats passionnés est faible, y compris le jour de leur sortie sur le marché. Il ne faut donc pas compter sur eux. Nous ne sommes pas Porsche ou Microsoft. - En mettant en avant des personnalités ("magnets") qui vont attirer les foules et donc les amener à exposer leurs idées à la communauté. La leçon principale du web 2 c'est que ça cristallise sur des personnes. Rien n'est plus attirant sur le web qu'une personnalité bien en vue. Quelles sont ces personnalités bien en vue que le parrain souhaite promouvoir ? Certain des chefs de l'organisation parrainant, sans doute, mais aussi ses experts dont elle est fière. - En misant sur les images et la musique. Voir les succès de YouTube et MySpace, qui effacent complètement celui des blogs et des wikis. Il faut donc interviewer et filmer à mort (podcasts...). D'où la nécessaire implication des professionnels de la communication sociale au départ. - En mettant en ligne des contenus de grande qualité, ce qui suggère à la fois le temps réel et/ou l'utilité immédiate pour les membres de la communauté. On est dans le domaine du renseignement sur les nouvelles affaires sur le marché, les potins du métier, les nominations... On est aussi dans le domaine de l'étude et de l'enseignement avec des documents de référence, des cours en ligne...
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- En reconnaissant les meilleures contributions et en récompensant l'expertise transmise par la mise en valeur et par l'accès privilégié à des communautés plus restreintes et très désirables parce qu'on y communique en vérité les conseillers du président, les invités à la conférence de Davos, le cercle des VIP à des grands événements etc. - En payant les leaders qui se décarcassent pour faire marcher le système, et en particulier ceux qui prennent sur eux d'animer la communauté en allant interviewer les experts, en relançant les conversations, en modérant les forums, en traitant les données etc. C'est pour moi une évidence que l'essence même de la proposition de valeur d'une communauté quelle qu'elle soit, et les communautés de professionnels en particulier, c'est la création de liens de confiance entre ses membres, et une forme de reconnaissance envers l'organisation parrainant la communauté, souvent une grande entreprise. En amenant le monde et les employés de l'entreprise à engager une conversation continue et vraie sur des sujets qui sont au coeur de la stratégie et des valeurs de l'entreprise, on se crée une clientèle. C'est très simple au fond. L'alternative, comme dit Armand Hatchuel de l'Ecole des Mines, c'est de se laisser "ringardiser" par ses concurrents. Alors les parts de marché baissent, même si les produits sont bons. Il s'agit de créer une société humaine autour d'une entreprise, une sorte de parti politique au sein duquel on trouve ses clients. Je trouve que cela va quand même beaucoup plus loin que ces histoires de ROI, qui commencent à nous gonfler sérieusement.
Le knowledge manager doit avant tout parler de valorisation des savoirs, c'est-à-dire de mise en valeur, que de mesure de l’immatériel. Cette valorisation est difficile car l’activité de création et de réutilisation des connaissances ou de participation à une communauté n’est pas rémunérée. Difficilement chiffrable par le knowledge manager, cette activité ne peut être inscrite dans une définition de poste ou prise en compte dans une évaluation de fonction. C’est pourquoi les knowledge managers consacrent une partie importante de leur travail à trouver des mécanismes permettant de créer une relation gagnant-gagnant entre l’individu et l’organisation.
Il est temps de conclure cette première section.
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En conclusion à cette première section consacrée à la profession de gestionnaire des connaissances, il nous apparaît que l’exercice de cette fonction est des plus périlleuse. La gestion des connaissances est une innovation difficile, de longue haleine et certainement trop ambitieuse pour prendre forme dans des pratiques stables. Le risque est de transformer une grande idée en un dispositif improbable et, à terme, de décridibiliser la notion aux yeux des employés de l’entreprise. Le knowledge manager joue ici un rôle fondamental dans la mesure où il doit concilier les réseaux informels avec les réseaux formels, les outils de codification avec les outils de socialisation, la création avec le contrôle. Il doit également accepter et faire accepter l’idée que les systèmes de gestion seront toujours incapables de rivaliser avec les réseaux informels, les réunions, les face-àface, les visites entre collègues, etc. Dans sa version minimale, le « KM réel » prend la forme d’une base de donnée contenant des bonnes pratiques mises à jour par l’entreprise. Il peut également se concrétiser par l’organisation de séminaires d’échanges ou de brainstorming. Dans sa version la plus radicale, la gestion des savoirs implique une nouvelle forme de management où le travail collaboratif et la gestion du capital social et immatériel sont au centre de la problématique de l’entreprise. En pratique, certains acteurs de terrain (les opérationnels, leurs clients) leur reprochent d’ajouter « une couche à un millefeuille organisationnel » dans lequel le knowledge management est un service support parmi d’autres. D’autres se félicitent de pouvoir partager leur expérience lors de workshops ou sur la base de données. Le knowledge management est donc une innovation managériale plus ou moins aboutie en raison des multiples influences dont sont victimes les cadres d’entreprise en charge de mettre en place des principes que personne ne peut refuser.
Les implications de notre recherche sont maintenant discutées.
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6.2 Les implications de notre recherche Que pouvons nous déduire des résultats de notre recherche ? Dans cette deuxième section, nous nous interrogeons sur les implications de notre travail dans les sciences de gestion, et plus particulièrement dans le champ de la gestion des connaissances. Nous distinguons trois catégories d’implications : -
Les premières sont de nature théorique (6.2.1).
-
Les secondes renvoient à notre méthodologie (6.2.2).
-
Les troisièmes sont de nature managériale (6.2.3)
6.2.1 Les implications théoriques Notre travail consistait à étudier les pratiques des gestionnaires des connaissances. Dans cette optique, nous avons adopté une manière de penser que l’on a qualifié de « pratique » et qui consiste à faire état de l’activité des gestionnaires dans leur contexte d’action. Le modèle retenu, le système d’activité, nous a permis d’analyser le plus finement possible ce contexte à travers l’étude des artefacts, des relations sociales, des objectifs, des tâches et des résultats de l’action des gestionnaires.
Le premier enseignement que nous pouvons en tirer est de faire ressortir les avantages d’une conceptualisation systémique du travail du gestionnaire. Le modèle du
système d’activité présente l’avantage de révéler les multiples influences qui entourent l’action des gestionnaires des connaissances. Alors que les recherches sur le knowledge management ont délaissé le praticien (alors que dans le même temps elles affirment l’importance des pratiques !), notre utilisation du modèle du système d’activité souligne tout l’intérêt de mobiliser un cadre théorique regroupant les actions des managers avec leurs sources de détermination (historiques et organisationnelles). On comprend ainsi que le knowledge management n’est pas uniquement le résultat d’un outillage administratif – on met un outil, on crée une communauté donc on « fait du KM » - mais qu’il est le résultat de la praxis des gestionnaires des connaissances. Cette praxis est influencée par les attentes de l’entreprise et par des négociations avec les collaborateurs. Ces négociations permettent d’adapter les outils de gestion des connaissances aux contraintes de l’organisation mais en même temps elle modifie les domaines d’activité des knowledge managers.
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Le deuxième enseignement est à propos des outils utilisés par les praticiens. Ces outils sont choisis et façonnés par des interactions successives avec celles et ceux censés utiliser ces outils. Nous voyons ici le véritable rôle de ces gestionnaires : celui d’interface entre le siège et les unités opérationnelles. Dans cette perspective, le knowledge management ne se fait pas uniquement au sommet de la hiérarchie (dans la DSI) mais aux différents niveaux de l’organisation. Ceci a été particulièrement bien montré par les interactions entre les knowledge managers et les collaborateurs. Cela implique de considérer le knowledge management non pas comme un processus balisé d’identification, de rétention et de transfert des connaissances mais comme un ensemble d’outils permettant aux individus d’apprendre. Cela implique également de considérer le knowledge management comme une innovation managériale « faible ».
Le troisième enseignement est à propos de l’utilisation par les praticiens des concepts développés dans la littérature consacrée au knowledge management. Si nous avons
constaté que les gestionnaires des connaissances sont enclins à lire des articles de recherche ou à participer à des conférences scientifiques ils ont en revanche tendance à s’appuyer sur des concepts qu’ils ne maîtrisent pas entièrement. Celui des « communautés de pratique » est exemplaire puisque les gestionnaires étudiés considèrent que la mise en place d’un outil collaboratif suffit à créer une telle structure. A ce titre, nous nous interrogeons sur la démarche d’un auteur comme Etienne Wenger qui est aujourd’hui sorti du monde académique pour se consacrer à des projets de consulting via son entreprise CPsquare. Son ouvrage à orientation managériale publié en 2002 a effectivement permis de populariser le concept de « communauté de pratique » mais il l’a aussi vidé de sa substance.
En conclusion, notre travail a consisté à étudier les pratiques des gestionnaires des connaissances. Il nous a, en fait, conduit à présenter le Knowledge Management comme le produit du travail des gestionnaires des connaissances. Ce produit est contextuel. Nos études de cas ont montré que les praxis des knowledge managers diffèrent d’une branche à une autre malgré la volonté de la Corporate Knowledge Manager d’unifier les pratiques de knowledge management. Ceci nous amène à nous interroger sur les apports des recherches sur le knowledge management sur les modes opératoires des entreprises : les employés travaillent-ils véritablement différemment depuis la mise en place d’une démarche de knowledge management ? Notre réponse est que cette évolution est principalement
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structurée par les outils informatiques et non par les principes de collaboration édictés par les gestionnaires des connaissances.
C’est pourquoi la raison principale du développement du knowledge management en entreprise reste, selon nous, la mise en place d’outils proposés par des entreprises de
logiciels telles que Microsoft ou Lotus. Ce « marché du KM » a dévoyé le message véritable du knowledge management qui est celui de l’apprentissage collectif. Le danger est que ces acteurs du monde du logiciel continuent à aborder la connaissance comme un produit que l’on pourrait mettre dans des rayonnages en libre accès. Le déploiement de ces outils nous apparaît alors trop simpliste comparativement à la richesse des travaux sur l’apprentissage organisationnel et sur les communautés de pratique. Ces derniers invitent à un peu plus de modestie et de simplicité en matière de knowledge management et à fixer des limites au pilotage des réseaux d’individus.
Ces réflexions sur nos implications théoriques sont à mettre en perspective avec la méthodologie que nous avons suivie tout au long de notre travail.
6.2.2 Les implications méthodologiques Cette seconde sous-section répond à l’invitation de Balogun et al. (2003) à s’interroger sur la méthodologie que nous avons employée et plus globalement sur notre manière de faire de la recherche en sciences de gestion. Pour ces auteurs, le chercheur engagé dans une perspective pratique est confronté avant tout à un dilemne méthodologique : « the dilemma we are wrestling with that perspective is that, on the one hand, micro processes are context sensitive and embedded in practice, thus difficult for the researcher with little experience in a given context to understand. On the other hand, it is not possible to rely only on conventional ethnographic methods to improve understanding, given the breadth, complexity, and rapid transformation of many organizational environments. Wrestling with this dilemma led us to elevate less frequently used tools of data gathering to get closer to practitioners and their practice » (Balogun et al., 2003 : 203). Ce dilemme nous interpelle dans la mesure où
nous avons utilisé des outils de collecte des données telles que l’observation ou l’entretien. Nous pensons avoir résolu en partie la question de l’accès à la pratique en tant qu’observateur en agissant comme Julian Orr : notre connaissances des outils et des concepts
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de knowledge management, antérieure à notre recherche doctorale, nous a permis de socialiser très rapidement avec nos objets d’étude. Loin de rejeter en bloc les outils classiques de collecte de données (entretiens, études de cas, etc.), Balogun et al. (2003) nous proposent de repenser les frontières entre le chercheur et le monde d’entreprise : « the standards of traditional case studies and ethnographies have been useful. But the tools we rely on for data gathering have to be extended and reconceived to fit a changing world. By re-conception we do not mean sacrificing rigour. Rather, we mean adopting new expectations and assumptions. […] Our argument, in sum, is that the logic of strategizing requires that we re-conceive our basic identities as researchers» (Balogun et al, 2003 : 220). Etant donné que
la perspective de la pratique implique une proximité plus grande avec les personnes dans l’entreprise, pourquoi ne pas associer ces personnes à son projet de recherche ?
Nous avons plusieurs interrogations à propos de cette invitation. Premièrement, il faut la replacer dans son contexte et la considérer comme relativement ancienne. Déjà en 1980, Daft constatait que l’évolution des organisations et l’augmentation de leur complexité obligeaient le chercheur à travailler autrement. Comme le constatent Demil et al. (2007 : 31) : « des réflexions alarmistes sont régulièrement produites depuis au moins vingt ans sur le divorce en cours entre les écrits des chercheurs – avant tout destinés à leur communauté – et les managers – ne voyant pas dans les recherches de solutions à leurs problèmes ». Cependant, peu d’études empiriques sur les processus d’utilisation de la recherche en management nous éJoannant sur les divergences entre praticiens et chercheurs (Beyer et Trice, 1982). Ces derniers appartiennent-ils à la même communauté ? Pour Beyer (1997) ce n’est pas le cas car ils poursuivent des objectifs différents et ils ont des cadres de référence difficilement compatibles : l’un cherche à améliorer son savoir à propos de l’organisation, l’autre cherche à améliorer la performance de l’entreprise. Par ailleurs, il existe un décalage temporel entre des organisations qui évoluent rapidement et des travaux de recherche qui sont longs à publier (Daft, 1980). Pour Daft et Lewin (1990) ce décalage est donc avant tout le fait de la communauté scientifique. D’après les auteurs, les processus de sélection des comités de lecture favorisent les recherches peu innovantes tant en termes d’objets de recherche que de méthode. C’est également la prise de position des chercheurs engagés dans une perspective pratique comme Paula Jarzabkowski ou Richard Whittington dans le champ de la stratégie d’entreprise.
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Deuxièmement, Balogun et al. (2003) semblent oublier que les premières réflexions théoriques sur les organisations sont le fait de praticiens tels que Taylor ou Fayol. C’est également le cas dans le champ du knowledge management puisque les premiers modèles sont le fruit de réflexions de managers tels que Karl-Erik Sveiby et Leif Edvinsson ou de consultants comme Etienne Wenger et Richard McDermott. Aujourd’hui, la recherche en sciences de gestion s’est effectivement professionnalisée et codifiée : le chercheur est motivé à publier dans des revues référencées alors que le praticien ne l’est pas. Il peut donc être difficile de convaincre des praticiens à dégager du temps pour publier dans ces revues. Nous concernant, nous avons préféré être employé dans l’entreprise pour conduire nos recherches tout en cherchant à publier conjointement avec la Corporate Knowledge Manager (voir Annexe 6.B.).
Troisièmement, il nous apparaît assez dangereux d’adapter les projets de recherche aux besoins des entreprises. Lors du Cercle Doctoral Européen de Gestion (CDEG), Albert David nous posait ce dilemme en ces termes : « en tant que chercheur êtes-vous un allié ou un réformateur du système qu’est l’entreprise ? ». Nous concernant, nous pensons avoir réussi à
maîtriser le risque d’influence de l’entreprise sur notre projet en « ménageant la chèvre et le chou » : notre présence dans l’entreprise a été légitimée par notre étude sur les indicateurs de performance, étude qui nous a permis de rencontrer un nombre important d’acteurs utiles à notre projet. En conclusion, nous pensons que le chercheur peut rester relativement indépendant s’il est légitime aux yeux des praticiens qu’il étudie. Cette légitimité peut prendre la forme d’une étude, d’un article pour le journal interne ou pour un magazine professionnel.
Si nous souhaitons, à l’avenir, nous inscrire dans ce courant de recherche, en rejoignant le groupe formé à EGOS, nous pensons également que cette perspective doit être replacée dans une posture militant pour un meilleur dialogue entre le praticien et le chercheur. Ce dialogue est, à notre sens, naturel tant qu’il ne modifie pas la démarche
scientifique du chercheur. En conclusion, nous pensons que la perspective a été bénéfique puisqu’elle nous a incité à lier les pratiques, les praxis et les praticiens. Elle nous a ainsi aidé à identifier des pratiques émergentes et à analyser les pratiques les plus récurrentes.
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Dans le prolongement de nos réflexions sur les apports de notre recherche, nous présentons maintenant les implications managériales de notre étude sur les pratiques des gestionnaires des connaissances.
6.2.3 Les implications managériales et organisationnelles Nos implications managériales visent à tirer des leçons de notre étude et à formuler des recommandations. Ces dernières concernent tout d’abord le choix de la création d’un service dédié au knowledge management et celui du praticien (6.2.3.1). Puis nous aborderons la question du pilotage du knowledge management par ce praticien (6.2.3.2) pour aboutir à des implications à propos de l’orientation du knowledge management dans l’entreprise (6.2.3.3).
6.2.3.1 Le pilote du knowledge management : le choix de la création de poste et du praticien Le knowledge management, est-ce l’affaire de tous ou d’un seul ? Le knowledge management peut-il être désincarné ? L’interrogation sur l’intérêt d’un pilote du knowledge management n’est pas sans rappeler celle sur la fonction « Ressources Humaines » : « fonction ressources humaines, curieuse fonction en vérité que le discours dominant valorise et que les pratiques, le plus souvent, marginalisent. Curieuse fonction que tout dirigeant se sent contraint, dans le moindre discours, de proclamer importante quand ce n’est stratégique. Curieuse fonction dont le titulaire, à en croire l’observation, peut revendiquer avec fierté, pour tout bagage, le seul sens commun. […] Curieuse fonction, aussi, que celle qui n’arrive à fixer ni son identité, ni ses responsabilités » (Galambaud, 2002 : 7). Jacques Igalens (2006) rappelle justement que lorsque la responsabilité et les tâches de la « gestion du personnel » sont apparues au 19ème siècle, elles ne furent pas confiées à un service ou à une direction spécialisée de l’entreprise. Pour l’auteur, l’évolution de la Gestion des Ressources Humaines conduit inévitablement à une décentralisation et à une dilution des responsabilités des spécialistes vers les opérationnels. Cette tendance est liée à l’augmentation du nombre de décisions relatives au recrutement, à la promotion, à la gestion des compétences mais également liée à la complexité de ces questions (Igalens, 2006 : 13). Cette problématique se pose également pour le knowledge management. Dans son ouvrage justement intitulé Tous managers du savoir (2002) Jean-François Ballay, knowledge manager chez EDF, considère le KM comme une démarche d’apprentissage qui concerne
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tout le monde. Mais l’auteur reconnaît également l’importance des nouveaux métiers liés au knowledge management : « l’enjeu actuel, pour faire entrer le KM véritablement dans les moeurs, est de professionnaliser l’entreprise vis-à-vis de la gestion de ses connaissances. Cette professionnalisation suppose la mise en tension de plusieurs nouveaux métiers, comme les knowledge managers, avec d’autres plus traditionnels, comme le management et la formation » (Ballay, 2002 : 247). A contrario, si l’entreprise décide de ne pas créer de poste, le knowledge management repose alors prioritairement sur les middle-managers (Nonaka et Takeuchi, 1995). Pour Nonaka & Takeuchi (1995), ceci n’est pas un problème car l’apprentissage organisationnel passe par un « management décloisonné » et non sur l’implication de la direction de l’entreprise ou d’un knowledge manager. Les cadres intermédiaires doivent alors agir comme des médiateurs de la connaissance en réalisant l’interaction entre les orientations stratégiques de la Direction générale avec l’expérience pratique du terrain. Ainsi, les cadres intermédiaires seraient les véritables acteurs de la connaissance : « middle managers play a key role, acting as « knowledge engineers » within the company » (Nonaka & Takeuchi, 1995 : 128).
Ce point de vue est défendable dans le cas d’une P.M.E. où la démarche de pilotage des savoirs peut reposer sur un manager et être animée par les opérationnels. En revanche, la création d’une fonction « knowledge management » s’avère aujourd’hui indispensable dans les grandes entreprises. Confrontées à une frénésie logicielle et à des modes de communication sans cesse nouveaux (comme les messengers, les blogs ou l’utilisation de la voix sur adresse I.P.), elles doivent savoir canaliser les flux de connaissances intra et interorganisationnelles et trouver le bon équilibre entre les savoirs qui restent la propriété de l’entreprise et ceux qui sont voués à être partagés. Dès lors, quel praticien choisir ? Un spécialiste ou un généraliste ? Selon, le knowledge manager « idéal » est un « mouton à cinq pattes » qui serait à la fois un spécialiste de l’industrie dans lequel évolue l’entreprise et un passionné des nouveaux outils ou de l’animation de réseau. Les recommandations que nous formulons à l’intention du management sont les suivantes : -
une approche sociale, basée sur les réseaux sociaux, est efficace si le knowledge manager connaît le domaine d’activité de ce réseau et qu’il peut intervenir pour canaliser les échanges de savoir et faire preuve de dynamisme et de leadership (comme Michel Dubarry) ;
-
une approche technique, basée sur des outils de codification, est efficace si le knowledge manager est un spécialiste des outils capable de faire vivre ce
382
contenant en créant une structre de gouvernance en charge de la qualité du contenu (comme Petra Dubois).
Ainsi, nous défendons l’idée que l’entreprise a besoin d’incarner le knowledge management dans un cadre d’entreprise dont les compétences sont encore difficiles à définir. Le choix du praticien dépend de sa capacité à appréhender les savoirs de l’organisation et l’infrastructure technique à mettre en place.
La question du pilotage du knowledge management soulève la question de pilotage par le praticien.
6.2.3.2 Le pilotage du knowledge management : le choix entre intra-pilotage et méta-pilotage Comment piloter avec succès le knowledge management ? En 2004-2005, la communauté CoP-1 des responsables de programmes de KM de grandes entreprises françaises s’est réunie à plusieurs reprises pour définir ensemble les conditions de succès d’un programme de knowledge management, en se fondant sur l’expérience de chacune des entreprises représentées. Il en est sorti quelques idées fortes rassemblées dans ce petit décalogue que tout knowledge manager peut utiliser (Encadré 39). Encadré 38. Le décalogue du knowledge manager (Roulleaux-Dugage, 2007 : 215-237) Tu profiteras d’une crise Æ On n’engage pas de changement culturel profond sans raison valable (ex. une fusion, un rachat) 2. Tu feras du changement un programme d’entreprise Æ Un changement culturel nécessite des ressources, un budget et une autorité de contrôle. 3. Tu communiqueras beaucoup pour capter l’attention Æ Sans campagne de communication systématique pour faire connaître les progrès du programme de transformation, il risque d’être étouffé par l’ancienne culture. 4. Tu t’aligneras sur la stratégie de l’entreprise Æ Toujours rester au service du projet d’entreprise. 5. Tu donneras au programme un objectif opérationnel Æ Identifier clairement le problème à résoudre. 6. Tu intégreras le changement dans les processus opérationnels Æ Veiller à ce que l’action des réseaux et communautés s’insère bien dans le quotidien. 7. Tu obtiendras le parrainage d’un dirigeant bien en vue Æ Faire parrainer le programme par un dirigeant ayant autorité sur le territoire de ressources touché par le programme. 8. Tu confieras le programme à des professionnels du terrain Æ L’administration et l’animation de réseaux de connaissances, cela s’apprend. 9. Tu leur donneras la maîtrise du système d’information Æ Donner à l’équipe en charge du programme autorité sur le système d’information associé. 10. Tu mesureras les progrès accomplis Æ Accompagner le programme de métriques permettant de valider la création de valeur. 1.
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Les recommandations véhiculées dans ce décalogue rejoint nos observations des pratiques de knowledge management chez Lafarge. Le pilotage peut s’établir selon un double mode : -
en intra : le knowledge manager intègre le réseau d’échange des savoirs pour le canaliser sans le tuer (c’est le cas de Michel Dubarry) ;
-
en méta : le knowledge manager met en place des conditions favorisant les processus de gestion des savoirs (c’est le cas de Joanna Stuart, Petra Dubois et Agnès Valentin).
Encore une fois, le choix d’un pilotage par rapport à un autre est déterminé par la capacité du gestionnaire à appréhender le portefeuille des connaissances, c'est-à-dire le contenu des échanges de savoir.
Qu’il s’agisse d’un méta-pilotage ou d’un pilotage en direct, il est ici nécessaire de rappeler l’importance des métriques pour le knowledge manager. L’effectivité des changements opérés au sein de l’entreprise peut se mesurer quand « une action prend effet dès lors qu’elle suscite de nouvelles pratiques peu ou prou conformes aux buts visés par le management » (Segrestin, 2004 : 27). Le succès de l’action se mesure alors dans la durée et les métriques deviennent des alliés indispensables aux praticiens du knowledge management. A la lumière de notre étude, nous recommandons aux futurs praticiens de suivre ces indicateurs
à
trois
niveaux :
production/consommation
de
l’activité savoirs
des et
les
contributeurs, résultats
l’intensité obtenus
par
de
la cette
production/consommation (Tableau 80). Tableau 80. Les indicateurs pour les knowledge managers. Domaine de la mesure Indicateurs quantitatifs Indicateurs qualitatifs - Niveau de satisfaction des - Nombre de nouveaux sujets utilisateurs du service KM - Nombre de réunions L’activité des contributeurs - Nombre de membres et ancienneté moyenne - Nombre de clics - Niveau de satisfaction vis-à- Nombre de pratiques crées vis du contenu et des outils L’intensité de la - Nombre de pratiques transférées production/consommation - Durée moyenne de la réponse aux questions soumises - Etude d’impact au cas par cas - Notation sur l’utilité des pratiques (étoiles) Les résultats obtenus - Temps gagné grâce à la noncréation de la pratique
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L’intra-pilotage concerne les processus sur lesquels les knowledge managers peuvent agir directement. Cette capacité est déterminée par son profil et son aptitude à appréhender la nature des savoirs échangés. Le méta-pilotage est celui qui est le plus courant. Il permet au knowledge manager de nommer des hommes relais censés animer le contenu.
Pour conclure nos recommandations, nous souhaitons présenter deux initiatives qui représentent parfaitement ce que devrait être le KM en entreprise.
6.2.3.3 L’adoption du knowledge management par les employés : le choix d’une approche « créative » au service des employés. En dernier lieu, nous recommandons aux entreprises de faire du knowledge management dans un esprit non plus de « contrôle » mais dans une approche originale voire « créative ». Deux entreprises ont suivi cette voie avec succès : Danone et Ogilvy. Chez Danone, le knowledge manager a créé des places de marché destinées à favoriser les échanges de bonnes pratiques commerciales et marketing (Encadré 40). Encadré 39. Le marché des connaissances chez Danone (source: www.CoP-1.net) Les grands séminaires d’entreprise permettent de rassembler l’ensemble des managers marketing de Danone. Lors de ces séminaires, j’organise une place de marché qui sert à faire connaître les bonnes pratiques des équipes. Le premier en septembre 2003 a été théatralisé en place de marché provençal : les visiteurs disposaient d’un carnet de chèques leur permettant d’acheter certaines bonnes pratiques présentées sur les stands pour les emporter et les mettre en œuvre chez eux. Pendant quelques heures, les managers déguisés vont d’un stand à l’autre au gré de leurs intérêts du moment. Les dirigeants de l’entreprise et moi-même nous jouons un rôle de facilitateur et d’orienteur.
Il s’agit de structurer l’échange des bonnes pratiques entre donneurs (givers) et preneurs (takers). Afin de briser les barrières liées au statut des personnes dans la hiérarchie de l’entreprise, ces marchés à la connaissance sont organisés comme des carnavals costumés, avec un thème dominant. Peu après le marché provencal, on a fait la Guerre des Etoiles. On s’attache donc à repérer qui achète quoi pour pouvoir jouer par la suite un rôle de médiateurs entre donneurs et preneurs et s’assurer que le transfert a bien eu lieu.
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Ces marchés de connaissances ont connu un grand succès dans le groupe Danone avec plus de 6 000 échanges de bonnes pratiques sur trois ans. Le knowledge manager travaille ici avec l’équipe de communication interne. En termes de techniques de communication, la symbolique et la réification jouent un rôle fondamental. Lors de premières places de marché, le principe du partage des connaissances était matérialisé par un tandem (deux personnes qui s'entraident), que les dirigeants n'ont pas hésité à enfourcher sur scène. De même, chaque transfert réussi de bonnes pratiques est annoncé par une transaction (le chèque), contractualisé par une photo souvenir, et conclu en cas de réussite par un article (« nice story with a happy end ») et une publication dans un recueil. Ainsi Danone franchit une étape supplémentaire dans la légitimation de la démarche en encourageant très officiellement des spécialistes du partage des connaissances à intervenir dans le fonctionnement traditionnel de l'entreprise. Ils investissent ("squattent") les séminaires et les réunions de management que tous les services organisent à longueur d'année pour y introduire des modes de travail plus transversaux et plus centrés sur la mise en commun de ce qu'on fait que sur les effets d'annonce.
Dans le cas d’Ogilvy, cet effort d’organisation a porté non pas sur la mise en place de lieux d’échange mais sur l’outil de codification des savoirs. L’idée est de transformer le simple portail d’information en lieu de vie collective. Le knowledge manager, Eric Clermontet, s’est donc attaché à rendre l’outil « sympathique » et « facile à utiliser » (Encadré 41). Encadré 40. L'outil Truffles chez Ogilvy (source : www.CoP-1.net) L’outil de codification des connaissances d’Ogilvy a une personnalité très forte. C’est un lieu vibrant où chacun peut voir comment notre réseau se tisse, et comment il se met au travail. On peut y sentir battre le pouls de l’entreprise. Chaque employé est encouragé à y déposer des documents de tout type, internes comme externes, qu’il considère comme des pépites de connaissances utiles pour d’autres employés. Nous appellons ces documents des « truffes ». Notre slogan est le suivant : « nous recherchons des connaissances comme un cochon cherche des truffes ». Des communautés de pratique y ont leur vitrine et l’on peut s’abonner aux publications de ces communautés d’un simple clic.
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Le site Truffle utilise de nombreux ressorts bien connus dans le monde de la publicité et de la communication. Le design est contemporain, voire drôle, et le site est émaillé de teasers destinés à capter l’attention des utilisateurs. L’image de la truffe véhicule une notion de valeur autour du contenu disponible.
Les knowledge managers peuvent donc adopter une orientation plus originale aux différents outils de KM que celle que nous avons étudié au sein de Lafarge. Cette orientation est déterminée par la culture de l’entreprise et par celle de ces clients. Ainsi l’approche de Danone a été réutilisée sans succès par la Société Générale…
En écho à la partie 5.3 et à partir de ces implications, nous souhaitons conclure ce chapitre par la description de quatre rôles du knowledge manager.
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6.3 Retour à une description des rôles du knowledge manager La profession de knowledge manager peut être décrite en termes de différents « rôles » ou par des « ensembles organisés de comportements identifiés à une fonction » (Mintzberg, 2004 : 37). Dans cette dernière partie, nous proposons de compléter les travaux consacrés aux gestionnaires des connaissances en décrivant quatre rôles de gestionnaires des connaissances en entreprise. Nous considérons cette dernière partie comme une « réponse » aux travaux anglo-saxons qui ont été rédigés sur le knowledge manager. Elle s’appuie sur les résultats obtenus dans la partie 5.3 consacrée aux domaines d’activité. Le travail du gestionnaire des connaissances porte à la fois sur des éléments formels comme la structure organisationnelle ou le réseau informatique et des éléments informels comme le changement et la culture d’entreprise. En pratique, nous avons remarqué que chaque gestionnaire des connaissances possède sa propre approche et qu’il existe des points communs et des différences dans leurs actions. Nous avons expliqué celles-ci par l’existence de tensions au sein de l’organisation mais également par la capacité du manager à agir dans des contextes organisationnels très différents. Sa capacité à contrôler certaines ressources et à développer des liens sociaux avec ses clients joue un rôle important dans cette profession. Pour décrire les différents rôles, nous nous interrogeons ici sur les modes de contrôle des gestionnaires. On distingue généralement deux modes de contrôle dans la littérature : le contrôle direct ou le contrôle indirect (Johnson et al., 2004). Le contrôle direct repose sur une supervision étroite ou un suivi rigoureux alors que le contrôle indirect consiste plutôt à définir les conditions grâce auxquelles les comportements désirés seront suscités. Si nous croisons ces deux modes de contrôle avec les deux approches définies dans la littérature nous pouvons obtenir le Tableau 81. Tableau 81. Les modes de contrôle des gestionnaires des connaissances Approche Technique Approche Sociale Contrôle direct Contrôle indirect
Ceci nous amène à tirer des conclusions sur les compétences nécessaires aux quatre rôles des gestionnaires des connaissances, compétences que l’entreprise doit inclure dans la définition d’un poste de Knowledge Manager. A partir ces rôles, notre volonté n’est pas tant de définir des profils types figés mais de discuter de pratiques émergentes non identifiées dans la littérature. Nous allons commencer par étudier le rôle de l’écrivain public (6.3.1), puis nous décrirons celui de l’architecte (6.3.2), celui de l’animateur (6.3.3) et celui du rhétoricien (6.3.4). 388
6.3.1
L’écrivain public L’écrivain public a en charge l’optimisation du portefeuille des connaissances. Au
contraire du « Chief Privacy Officer » étudié par Awazu et Desouza (2004), il agit directement sur ce portefeuille puisqu’il en rédige le contenu. Contrairement à ce profil, son rôle se prolonge par l’animation de ce contenu auprès des personnes susceptibles de réutiliser ce savoir (Tableau 82). Les écrivains publics que nous avons identifiés chez Lafarge sont Michel Dubarry (cas ZOOM) et Petra Dubois (cas GOAL). Tableau 82. Les domaines d'activité de l’écrivain public. Approche Technique Approche Sociale Contrôle direct Optimisation du portefeuille Animation du des connaissances changement Contrôle indirect Gestion de l’infrastructure Coordination de la structure
D’une manière générale, l’objet du métier d’écrivain public a toujours été de se placer comme le trait d’union entre les individus et les nécessités administratives ou sociales (Madou, 1999)28. Dans une démarche de knowledge management, un « knowledge managerécrivain public » met à disposition sa capacité de traduction au service des autres. Il est le trait d’union entre l’émetteur et le récepteur de la connaissance29. Il doit toutefois avoir la connaissance métier nécessaire pour juger de la pertinence des connaissances capitalisées dans le portefeuille. C’est pourquoi l’écrivain public est généralement une personne issue de l’entreprise ou des experts aptes à juger de la qualité et de la pertinence de la connaissance mise à disposition par un employé. Pour autant, il ne suffit pas de fixer des objectifs relatifs à l’utilisation des savoirs (par exemple : « utiliser la base de connaissances pour répondre à un appel d’offres », ou encore, « contribuer à l’enrichissement de cette base »), pour que celle-ci soit efficace. Le knowledge manager doit ici penser à mettre en place des mécanismes de motivation et de « mise en valeur » du contenu. A titre d’illustration, dans le cas ZOOM, Michel Dubarry récompense les émetteurs et les récepteurs des pratiques innovantes, qu’il a lui-même « re-rédigées » selon une structure précise, tout en « packagant » les documents mis à disposition des employés dans un handbook ou sur des panneaux d’affichage. 28
Il existe plusieurs formations d’écrivain public dont celle de l’Université de Paris III La Sorbonne Nouvelle. Cette formation se propose de diplômer des professionnels de l'écriture capables de répondre aux besoins à la fois de la collectivité et des personnes privées, en apportant à tous publics une aide à la rédaction. 29 Nous avons d’ailleurs rédigé une communication à ce sujet lors de la 15ème Conférence de l’AIMS intitulée «Le transfert intra organisationnel des bonnes pratiques : quand l'entreprise joue au domino » dans laquelle nous montrons comment le knowledge manager joue concrètement ce rôle de médiateur-écrivain.
389
Dans le prolongement du profil de l’écrivain public, on trouve la question de la propriété intellectuelle. Alors que la gestion des brevets peut rentrer dans le périmètre du knowledge management, « il existe encore une méconnaissance des avantages concurrentiels que les entreprises pourraient tirer de la protection intellectuelle » (Vervaeke, 2003 : 133). Les compétences de l’écrivain public doivent alors se combiner avec celles du juriste spécialisé dans la rédaction de brevets, de la protection du droit d’auteur ou des bases de données.
L’écrivain public est un knowledge manager spécialiste du contenu qu’il est censé gérer. Il peut mobiliser sa connaissance des pratiques partagées par ses clients pour rédiger, selon des règles de codification précises, des bonnes pratiques susceptibles d’être ainsi plus facilement utilisées par les employés. Il est donc le trait d’union entre le récepteur et l’émetteur des savoirs.
Nous allons maintenant nous pencher sur un autre rôle du knowledge manager : l’architecte.
6.3.2
L’architecte Au contraire des écrivains publics, les architectes doivent avant tout avoir des
compétences techniques en matière d’outils informatiques et de systèmes de gestion des connaissances. Mais à la différence de l’informaticien, ils doivent mettre cette maîtrise des outils de partage de l’information au service des collaborateurs : les utilisateurs, les responsables informatiques des divisions et les responsables au niveau du groupe. C’est pourquoi l’architecte gère avant tout l’infrastructure technique de l’entreprise (Tableau 83). Tableau 83. Les domaines d'activité de l’architecte. Approche Technique Approche Sociale Contrôle direct Gestion de l’infrastructure Coordination de la structure Contrôle indirect Optimisation du portefeuille Animation du des connaissances changement
Pour être crédible, l’architecte doit maintenir un effort permanent de veille technologique, observer avec acuité les dernières tendances (les outils de l’Internet 2.0) et choisir les outils adéquats. Par exemple, la démarche de Cécile Decamps, knowledge manager chez Thalès, est uniquement basée sur cette sélection et cette mise à disposition d’outils de codification (Encadré 42).
390
Encadré 41. La mise en place de l'infrastructure technique KM chez Thalès (Decamps, 2001 : 267) Une architecture fonctionnelle minimum commune a été mise en place pour ensemble des portails métiers. L'évolution des fonctionnalités se fera autour de cette architecture. Les applications ont été développées en technologie web standard. Le portail basé sur Websphere Portal Server, le travail collaboratif sur Quickplace, le moteur de recherche est Lotus Extended Search et la gestion de contenu est faite par un site (Interhoven). En juin 2003, il y a douze portails de gestion des connaissances actifs, correspondant à autant de communautés techniques de R&D, auxquelles accèdent plus de deux cent sites géographiques du groupe. En octobre 2003, une nouvelle version de la plate-forme est mise en ligne. Cette version intégre la quasi-totalité des demandes d'évolutions faites par les utilisateurs depuis la mise en service du dispositif. Ces améliorations se traduisent particulier dans l'ergonomie, la facilité de publication et de consultation, la recherche et navigation.
Avant son départ fin 2005, la Corporate Knowledge Manager jouait avant tout ce rôle d’architecte des systèmes d’information et non celui, plus stratégique, de « Chief Knowledge Officer » (Earl et Scott, 1999). Sa mission était d’abattre les barrières technologiques entre les différentes applications utilisées par les employés et de créer une véritable cohérence entre les différents outils de codification. Ce travail sur les outils représentait « une première étape pour modifier la culture de l’entreprise puisque la technologie ne devait plus être une excuse pour ne pas partager les informations » (source : Stuart3). Dans ces conditions, la connaissance du monde du logiciel et des prestataires de services est un pré requis indispensable pour exercer la fonction de knowledge manager. Le marché des logiciels est d’une telle diversité et d’une telle complexité que certaines entreprises peuvent d’ailleurs être tentées d’externaliser leur service de système d’information et à recourir à des consultants pour occuper des fonctions de knowledge manager. L’objectif de l’architecte des connaissances est d’imposer le standard technique utilisé par l’ensemble du groupe afin d’éviter la mise en place, au niveau hiérarchique inférieur, d’outils qui ne répondent pas aux critères édictés au niveau du Siège. Cette démarche topdown doit être complétée par une démarche bottom-up où l’architecte prend en compte les
demandes de certains services réclamant plus de souplesse et d’interactivité dans les échanges d’information. Concernant la mise en place des outils, la compétence essentielle de l’architecte est la gestion de projet. Il doit assurer l’interaction entre le maître d'ouvrage (appelé MOA), c’est-àdire l'entité (une branche ou une division) porteuse du besoin (par exemple un messenger) qui définit l'objectif du projet, son calendrier et le budget consacré à ce projet avec le maître d'oeuvre (appelé MOE), l’entreprise de conseil ou de service informatique contractée par le maître d'ouvrage pour réaliser l'ouvrage, dans les conditions de délais, de qualité et de coût fixées par ce dernier conformément à un contrat. Nous avons d’ailleurs vu que Joanna Stuart,
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dans le cas de Lafarge, jouait le rôle de maître d’ouvrage sur certains projets informatiques comme la mise en place du moteur de recherche.
Le « knowledge manager-architecte » est le portrait le plus représenté dans les entreprises. Il reflète les origines techniques du knowledge management. Ses compétences sont avant tout celles d’un informaticien ou d’un spécialiste du pilotage des projets informatiques. Il joue le rôle de « DSI-bis », devenir maître d’ouvrage et répercuter les besoins des employés en matière de partage des connaissances. Il peut donc être recruté sans grande difficulté étant donné le nombre de personnes diplômées en informatique ou en gestion de projets.
Nous allons maintenant nous pencher sur un autre rôle du knowledge manager : l’animateur.
6.3.3
L’animateur L’animateur est un gestionnaire des connaissances qui a opté pour une démarche
sociale basée sur le pilotage dans la communauté de pratique. Son rôle consiste à canaliser un collectif d’individus pour produire du savoir. L’arbitrage qu’il doit effectuer se situe au niveau de la « domestication » de ce phénomène collectif. Selon nous, le rôle de l’animateur va au-delà de celui du coordinateur de la communauté, rôle décrit par Wenger et al. (2002) selon lequel le coordinateur place des « tiers de confiance » au sein du réseau. Son intervention dans la communauté permet de coordonner le réseau social mais également de structurer les contenus offerts au sein du réseau. Il peut donc coordonner la communauté mais également optimiser le portefeuille des connaissances (Tableau 84). Tableau 84. Les domaines d'activité de l’animateur. Approche Technique Approche Sociale Contrôle direct Coordination de la Optimisation du portefeuille structure des connaissances Contrôle indirect Gestion de l’infrastructure Animation du changement
En pratique, l’animateur passe un temps considérable à téléphoner, relancer, appeler, contacter les personnes susceptibles de participer à la communauté. Son objectif est de développer la participation périphérique de ses membres. Nous avons observé, dans le cas de Michel Dubarry dans la branche Toiture, que le rôle de l’animateur va au-delà de la
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simple animation puisqu’il réifie lui-même les pratiques sociales partagées dans la communauté. L’Encadré 43 est un exemple frappant des difficultés à être un animateur. Ce retour d’expérience est un email envoyé par une ancienne diplômée que nous avons connu lors de nos activités d’enseignement. Encadré 42. Un exemple de projet d'animation des communautés de pratique chez Schneider Electric (source : e-mail de Madiha Khalfi addressé à l'auteur le 16 mars 2008) Dans ma solitude face au devoir de mise en pratique, je me permets d'abuser de votre gentillesse et vous resolliciter dans la recherche d'une réponse à un certain nombre de questions que je me pose en ce moment. Avant les questions, je vais peut être vous clarifier davantage le contexte de ma mission. Récemment Schneider Electric Automation a connu une réorganisation qui a premièrement, remplacé la notion de "produit" par celle de "solution" et en conséquence, a mis en place une organisation par ce qu'on appelle des "vertical sectors". Aujourd'hui il y en a 5 (Water, Mining, Oil & Gas, Food&Beverage et Power). Pour accompagner ce changement et aider les gens à améliorer leurs connaissances et leur expertise dans ces domaines, la direction de cette Business Unit (End User Automation) a décidé de mettre en place et de lancer, en février dernier, 5 CoP relatives aux 5 vertical sectors avec un "community leader" sur la tête de chacune des CoP. Le point de départ de ces CoP's était la reprise d'une ancienne CoP qui était spécialisée dans une gamme de produits (PLC CoP). Æ Ce qui a été fait: - Reprise de l'ancienne platform de partage et de communication qui était sur Quick Place et son relooking pour l'adapter à la nouvelle vision (avec un programme de webseminaires, Newsletter, award program, des room par CoP...) - Un email a été envoyé par le directeur de la BU aux anciens membres de PLC et aux managers annonçant le lancement des nouvelles CoP's. - Une Newsletter de lancement envoyée également aux anciens membres. - Le recrutement s'est fait à travers l'envoi d'un questionnaire dans lequel les gens ont la possibilité de choisir d'appartenir à une ou plusieurs vertical communities (puisque la plupart n'ont pas encore acquis une réelle expertise dans un secteur ou l'autre) donc on peut trouver une même personne membre dans les 5 CoP Aujourd'hui, il ya 500 personnes inscrites dans QP (majoritairement héritées de l'ancienne CoP) ou encore identifiée et inscrites par le community leader à leur insu => très peu d'activité et d'échange sur la platform en ce moment ! L’objectif: Redynamiser et animer les CoP's Æ Ce que j'ai fait : Un Etat des lieux et une proposition de plan d'actions est en cours.. Æ Ce que je souhaite faire : Un plan d'actions qui met plus l'accent sur l'orientation sociale et humaine de la CoP en communiquant d'abord sur la stratégie, les objectifs, la finalité et les bénéfices de cette CoP. Dans un premier temps je souhaite rencontrer les community leaders pour un peu précher la bonne parole auprès d'eux pour qu'ils relaient le message à leur tour auprès des "Core members" (potentiels). Mes questions: - Comment convaincre ces gens-là et surtout les mobiliser pour construire autour d'eux un groupe d'experts qui peut produire de la matière pour des centaines de "Takers" ? et quelle approche leur proposer ? - Pour le reste des membres (les normaux), ils viennent surtout pour prendre et non pas pour donner (même s'ils ont qlqch à partager). Ma question est, qu'est ce qui peut motiver une personne à partager sans qu'elle soit obligée de le faire (avec tout ce que cela demande: temps, effort....) ? - Puisque aujourd'hui nos membres sont à peu prêt inscrits dans 2 ou 3 CoP minimum, est-ce qu’on peut parler quand même de communautés de pratique distinctes sachant qu'on n'est pas sûr que ces gens soient de vrais intéressés, experts ou passionnés par le sujet (je pense qu'ils ont coché tout dans le principe du" Au cas où il y a une info qui pourrait m'intéresser" ?) Conclusion: J'ai l'impression qu'il faut tout reprendre et refaire les choses dans l'ordre, càd définir une stratégie, communiquer avec les gens (notamment les leaders) des objectifs et les valider avec eux, communiquer plus sur les avantages et les enjeux avant de parler de l'outil...mais je ne sais pas comment m'y prendre ???
393
La difficulté rencontrée par Madiha Khalfi est liée à sa méconnaissance des activités dans lesquelles évoluent les différentes communautés. Elle ne connaît pas les pratiques partagées au sein de ces communautés. Elle est donc condamnée à rester à la périphérie de ces communautés et son rôle se cantonne à la mise à disposition d’outils de codification. La bonne connaissance et la relation de confiance avec les leaders des communautés sont ici indispensables pour coordonner les communautés de Schneider Electric. En revanche, elle sera incapable de les animer et sa fonction perdra du sens. Le « knowledge manager-animateur » doit donc savoir définir sa place au sein du réseau social pour en assurer son pilotage. Nous pensons, ici, qu’il faut adopter une perspective égocentrée et souhaiter le pilotage du réseau par le knowledge manager. Dans cette perspective, il est clair que l’on pense immédiatement à la captation des capacités du réseau par le pilote – individu ou organisation – en raison de sa centralité (Josserand, 2007). Occuper la fonction d’animateur peut ici conduire à la destruction du réseau en cas du départ de l’animateur. Il est donc essentiel que l’animateur codifie un certain nombre de pratiques dans des documents, des vidéos, des espaces collaboratifs. Il est également essentiel qu’il impose certaines règles en accord avec le management central de l’entreprise (le méta niveau) sinon la durée de vie de la communauté sera très courte. L’animateur est un pilote du réseau social. Ce pilotage s’effectue dans la communauté. Sa capacité à appréhender les pratiques qui y sont partagées lui permet non seulement de codifier lui-même certaines d’entre elles –ce qui fait gagner du temps aux participantsmais également de définir des règles de fonctionnement. Sans fixation de certains principes, l’animateur ne parvient pas à canaliser le cycle participation-réification. Il doit donc être recruté parmi les membres de la communauté ou parmi des spécialistes du domaine qui anime celle-ci. Ses compétences en matière de leadership et en matière de communication sont essentielles.
Nous allons conclure cette sous-partie en décrivant le rôle du rhétoricien.
6.3.4
Le rhétoricien Le rhétoricien est un gestionnaire des connaissances qui s’appuie sur des techniques
narratives. Il peut faire lui-même du « storytelling » (dans une approche sociale) ou fournir à ses clients des outils facilitant la codification et la narration d’histoires (dans une approche technique). En tant que knowledge manager, son objectif est de «modifier les attitudes
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concernant le partage des connaissances […] puisqu’en utilisant des histoires, le knowledge manager peut toucher le cœur et non la raison de l’individu » (Denning, 2004 : 123). Il doit également codifier les récits le plus rapidement possible, afin que l’individu n’oublie pas « l’histoire de son expérience construite » (Bruner, 1991 : 3). Les récits sont devenus une figure de proue de la gestion des connaissances, à l’image d’autres phénomènes complémentaires comme les communautés de pratique (Soulier, 2006). C’est pourquoi l’activité principale à laquelle va se consacrer le rhétoricien est l’animation du changement et, dans une approche technique, la gestion des outils permettant de codifier les histoires (Tableau 85). Tableau 85. Les domaines d'activité du rhétoricien. Approche Technique Approche Sociale Contrôle direct Gestion de l’infrastructure Animation du changement Contrôle indirect Optimisation du portefeuille Coordination de la des connaissances structure
Dans une logique purement sociale, le knowledge manager devient un storyteller. Le meilleur exemple en la matière est celui de Stephen Denning, ancien knowledge manager de la Banque Mondiale dont la principale activité était, pour lui, de raconter des histoires illustrant l’importance de partager ce que les employés de la Banque Mondiale savent. L’Encadré 44 illustre sa démarche. Encadré 43. Exemple d'un rhétoricien: Stephen Denning à la Banque Mondiale (Denning, 2004 : 122-123). Au milieu des années 90, j’ai été nommé Knowledge Manager à la Banque Mondiale. La notion de KM à l’époque était vraiment inconnue à l’époque. J’ai donc commencé à dire à tout le monde au sein de l’organisation à quel point il était important de rassembler et d’organiser le savoir de la Banque Mondiale. Personne ne m’a écouté. J’ai fait des présentations PowerPoint qui démontraient, très judicieusement, l’importance de partager et d’utiliser l’information. Tout le monde avait l’air étourdi. En désespoir de cause, j’ai changé mon fusil d’épaule et en 1996 j’ai commencé à raconter cette histoire : « En juin 1995, une personne dans un petit village de la Zambie se connecta au site Internet du Centre pour le Contrôle des Maladies et il obtint la réponse à une question à propos du traitement de la malaria. Rappelez-vous que nous étions au Zambie, une des régions les plus pauvres du monde et que la personne se trouvant dans un village miniscule situé à 600 kms de la capitale. Le plus incroyable, pour la Banque Mondiale, c’est qu’elle n’est même pas implantée dans ce pays. Malgré notre savoir-faire concernant les projets de réduction de la pauvreté, cette connaissance n’est pas accessible aux personnes qui en ont le plus besoin. Imaginez si cela était le cas. Réfléchissez à ce que cela pourrait apporter à notre organisation ». Cette histoire très simple n’était qu’une première ébauche d’une technique que j’allais utiliser pour faire du knowledge management dans cette organisation : le storytelling. Dans mon ouvrage The Springboard, j’explique comment rédiger des histoires capables de motiver les individus à partager ce qu’ils savent et à les faire passer à l’action. […] Une histoire doit être informative et intéressante sinon elle sera vite oubliée.
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Le processus narratif doit alors suivre des règles très précises pour frapper les esprits des employés de l’entreprise : « pour faire un bon récit (« Il était une fois »), il faut quelque décor (« dans la ville de Foix »), des personnages (« une marchande de foie ») mais aussi une intrigue (« qui se dit, ma foi,… ») » (Christian, 1999 : 68). Le récit doit mettre en place une intrigue et aboutir à une morale, la morale de l’histoire. Un bon récit doit donc illustrer une transformation entre un état initial et un état final. Le processus du passage de l’un à l’autre est constitué de péripéties que l’auditeur est capable d’appréhender. Thierry Boudès (2002) donne un exemple très simple de construction classique d’une histoire (Encadré 45). Encadré 44. Un exemple de récit réussi (Boudès, 2002 : 7) Il était une fois une entreprise automobile nord-américaine qui s’appelait Chrysler. Troisième « major » de son industrie, elle était florissante (état initial). Elle dut faire face à une crise économique qui remit en cause ses performances (complication). Elle s’enfonça dans une crise financière qui la mit au bord de la faillite (péripéties). Lee Iaccoca, nouveau dirigeant providentiel et charismatique prit les rennes du pouvoir. A force de courage, de persévérance managériale, et d’un emprunt cautionné par l’Etat américain, il redressa l’entreprise (résolution). Chrysler put poursuivre son activité, désormais consciente qu’elle pouvait disparaître, en dépit de son statut de major (état final).
L’approche technique du storytelling, elle, est basée sur l’utilisation de systèmes de gestion des connaissances – ou d’outils de codification des connaissances – permettant aux individus de transférer les récits oraux en récits écrits. L’outil doit alors « permettre de structurer et supporter de manière pertinente les activités et les connaissances narratives et de tenir compte des besoins cognitifs de l’utilisateur, du contexte d’utilisation, des interactions et coopérations d’acteurs dans lesquels ces activités et ces connaissances narratives sont utilisées et des contextes organisationnels de ceux-ci » (Soulier, 2006 : 248). Le rhétoricien est ici proche d’un architecte dans le sens où son rôle consiste à mettre en place ce système pour le compte d’utilisateurs. Le knowledge manager doit ici permettre aux employés de faciliter la codification d’histoires. Le storytelling informatique consiste à « offrir des fonctionnalités pour capturer, décomposer, recombiner, classer, organiser et rechercher des histoires et des éléments des histoires dans une variété d’applications et dans une variété de communautés au sein de l’entreprise » (Soulier, 2006 : 249). La codification doit alors non seulement se faire
a
posteriori (comme les systèmes experts ou les bases de données) mais également au fil de
l’eau. C’est ce qui distingue un dispositif orienté « storytelling » d’un dispositif de codification plus classique (a posteriori). Soulier (2006) distingue cinq fonctionnalités dans un système de gestion des connaissances (SGC) pour le storytelling en entreprise (Figure 55).
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Figure 55. Modèle de SGC basé sur un système d'information pour le storytelling (Soulier, 2006 : 250)
Selon l’auteur, la première forme de codification, la codification a posteriori (A sur la Figure 55), passe par des entretiens, la modélisation/retranscription des connaissances et leur indexation au sein d’un entrepôt de données. La codification au fil de l’eau (B) est possible grâce à des blogs ou des wikis qui permettent à l’auteur de publier son savoir sous forme de journal intime ou d’encyclopédie collaborative. Le face à face virtuel (C) via des outils de téléconférence ou les podcastings et les narrations codifiées sur des espaces de discussion (D) comme des « chats » permettent de compléter le dispositif. Le système général (E) permet de classer et d’organiser l’ensemble des récits codifiés. L’objectif de cet outil est de créer une interaction entre « le système narrateur dans lequel le narrateur est celui dont la fonction est de raconter et de contribuer ainsi à la production de connaissances et le système narrataire où le narrataire est celui à qui l’on raconte et l’utilisateur potentiel des connaissances ainsi produites » (Soulier, 2006 : 251).
Pour le rhétoricien, la clé du knowledge management se situe au niveau du langage. Et les histoires constituent un vecteur de création et diffusion du sens, de compréhension spontanée. Le « knowledge manager-rhétoricien » peut adopter une approche sociale, en devenant lui-même un raconteur d’histoires incitant les personnes à partager ce qu’ils savent. Il peut aussi avoir une approche technique en mettant en place un système de gestion des connaissances plus interactif qu’une simple base de données. Dans le premier cas, c’est un conteur qui facilite le changement organisationnel, dans le second cas, c’est un spécialiste des outils de l’Internet 2.0 tels que les blogs, les podcasts ou les wikis.
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Conclusion du Chapitre 6.
Au moment de conclure ce dernier chapitre, le knowledge management apparaît non plus comme un processus en trois temps (identification, rétention et transfert) ou un cycle perpétuel (réification-participation) mais comme un patchwork de pratiques qui se complètent les unes avec les autres : la gestion de l’infrastructure fluidifie celle du portefeuille qui elle-même est facilitée par l’accompagnement au changement. Il appartient donc au gestionnaire des connaissances de créer une cohérence entre tous les projets et les outils qui se rapportent de près ou de loin au concept de knowledge management. Toutefois, le rattachement à un service particulier ou à une branche d’activité l’oblige à adapter son action aux spécificités de l’organisation dans laquelle il évolue. Le pilotage du processus de gestion des connaissances dans une approche technique (identification-rétention-transfert) et dans une approche sociale (participation-réification) est donc indirect. C’est la thèse que nous défendons dans ce travail résumée par la Figure 56. Figure 56. Le knowledge manager et les processus de gestion des connaissances.
Gestion de l’infrastructure
Identification Rétention Transfert
Gestion du portefeuille
Knowledge Manager Gestion de la structure
Participation Réification
Gestion du changement
Le knowledge manager n’agit pas sur les processus mais il influence les conditions d’émergence de ces processus : en gérant l’infrastructure, le contenu, la structure et le changement, il modifie les conditions de cette émergence. C’est la nature même de ce méta pilotage qui rend son action si intangible et si difficile à mesurer. Un pilotage égocentré du réseau social est possible si le knowledge manager possède la capacité à appréhender le domaine de connaissances qu’il est censé gérer.
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CONCLUSION GENERALE Le point de départ de cette thèse était la nécessité d’observer les pratiques de cadres d’entreprise chargés de mettre en place des principes et des outils de knowledge management. En étant au plus près de ces acteurs, la description de leurs actions nous a permis de faire ressortir les difficultés rencontrées par les entreprises tentées par cette démarche. Plus précisément, dix tensions ont été mises à jour dans les systèmes d’activité des knowledge managers. Des conflits peuvent apparaître lors de la mise en place d’outils de gestion des savoirs même si les principes de partage et d’échange sont généralement acceptés par les personnes concernées.
Notre analyse nous a ensuite conduit à identifier quatre grands domaines d’activité visant à réduire ces conflits et à faire du « KM réel » : la gestion du portefeuille des connaissances, la gestion de l’infrastructure, la gestion de la structure et l’animation du changement. La « fabrique » du knowledge management s’inscrit alors dans une approche sociale (animation du changement et des réseaux sociaux) et technique (gestion du contenu et du contenant) où le pilotage est déterminé par la capacité du gestionnaire à appréhender les savoirs qu’il est censé gérer. Dans le premier cas, le knowledge manager pilote directement le réseau social et il choisit les outils de codification, dans le second cas il met en place des conditions favorisant l’émergence des processus d’identification, de rétention et du transfert des savoirs.
A l’arrivée, les praticiens du knowledge management nous sont apparus comme des gestionnaires sous influences : celle de leur propre expérience, celle de la direction, celle du marché des logiciels et de ses consultants et celle de la nature des savoirs que leurs clients partagent au quotidien. Service transversal à la disposition des employés, le knowledge management est également source de déceptions s’il ne répond pas à une logique opérationnelle. Loin de retranscrire toute la richesse des réseaux d’échange informels (les réunions, les visites d’usine, les conversations quotidiennes), la gestion des savoirs s’exerce avant tout dans une logique patrimoniale et bien moins dans une logique d’exploration. Les employés ne s’y trompent pas car ils voient dans ces initiatives un moyen de contrôler leur action.
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Nous appelons donc les praticiens du knowledge management à s’interroger sur leurs pratiques pour éviter que ce concept si séduisant ne devienne un « O.G.N.I. », un « Objet de Gestion Non Identifié ». Nous les exhortons à être plus créatifs (comme les praticiens de Danone et d’Ogilvy) et à considérer le partage de notre savoir comme un acte plaisant basé sur la confiance. Nous espérons également nourrir le débat à propos de la mesure de la performance des politiques de management des connaissances.
Le raisonnement que l’on peut tenir vis-à-vis de cette démonstration des bénéfices à « faire du KM » est à peu près le même que celui de l’assurance. Le dirigeant d’entreprise n’est pas obligé de s’assurer s’il estime les sinistres peu probables. Dans le domaine de l’immatériel, il peut également avancer en aveugle s’il pense que les marchés sont stables, les outils et les processus pérennes, la réglementation immuable, les individus salariés à vie et les équipes immortelles. Dans le cas contraire, la gestion des savoirs semble être un des moyens les plus fiables pour assurer l’avenir des organisations, si, et seulement si, le dirigeant confie cette mission à un spécialiste de la question. A terme, la question de la formation et du recrutement de ces spécialistes se pose et, selon nous, elle se posera de plus en plus dans les années à venir.
Limites de la recherche Toute recherche présente des limites. Si ces dernières n’altèrent pas les résultats obtenus, il est nécessaire de les identifier et de les souligner pour les contrôler dans de futures recherches.
La première limite se situe au niveau méthodologique. Nous avons choisi de mener notre étude dans une entreprise qui possède certaines singularités et certaines spécificités. Sachant cela, nous avons essayé de « contextualiser » au maximum notre analyse des cas. Notre objectif était d’appréhender le rôle véritable des knowledge managers dans l’organisation. A ce titre, un autre contexte aurait été utile pour s’assurer de la réplication de nos résultats. Des entretiens avec d’autres gestionnaires auraient été salutaires pour affiner nos résultats à propos des opérations les plus récurrentes des knowledge managers. Une autre approche de notre objet de recherche aurait été possible : celle d’une étude longitudinale. Conscient de l’évolution des pratiques dans le temps, il aurait été intéressant d’analyser ces changements et d’identifier certains facteurs.
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La deuxième limite se situe au niveau de la restitution des résultats aux acteurs de l’entreprise. En effet, cette restitution n’a pu se faire étant donné que la totalité des individus étudiés ont quitté l’entreprise ou qu’ils occupent d’autres fonctions. La confrontation de notre analyse à la leur aurait été intéressante à nos yeux.
La troisième limite se situe au niveau de notre modèle théorique. Comprenant la nécessité d’adopter une approche « pratique », nous avons « plongé » dans une littérature qui nous était totalement étrangère. Elle nous a révélé l’existence de travaux consacrés aux systèmes d’activité. Mais au fur et à mesure d’autres modèles nous sont apparus. Ces modèles auraient pu être tout aussi utiles à notre projet.
Voies de recherches futures Conformément aux limites que nous avons exposées, deux voies de recherche sont proposées. La première consiste à étudier le fonctionnement de la communauté des knowledge managers francophones (CoP-1). Cette structure représente une source de données unique en son genre puisqu’elle nous offre la possibilité de contacter d’autres gestionnaires des connaissances. Les confrontations des pratiques et des praxis entre les praticiens représenteraient un objet d’étude complémentaire à nos recherches actuelles. Cette proposition semble en bonne voie puisque nous avons, depuis peu, obtenu l’accès au site informatique de la communauté sur lequel sont réunis les documents de travail des membres. Par la suite, nous prévoyons d’exposer à cette communauté les résultats de nos recherches afin d’obtenir des réflexions de leur part. Dans un troisième temps, nous essaierons d’être admis au sein de cette communauté en tant que « profil académique » et d’y mener un long travail d’analyse des interactions entre les membres. Cette voie de recherche s’inscrit dans notre volonté de continuer à adopter un point de vue « pratique » sur la question du knowledge management.
Une deuxième voie de recherche concerne la question de la professionnalisation de cette fonction. Une étude du marché du travail serait très utile dans le cadre de notre problématique : comment sont recrutés les knowledge managers ? A ce titre, nous menons déjà un travail de veille sur les offres d’emploi paraissant sur les sites Internet les plus importants (comme Monster ou Cadremploi). A ce jour, nous avons déjà récolté 54 offres d’emploi que nous devons analyser. A terme, nous souhaitons réaliser un référencement
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systématique des offres d’emploi afin de contacter les services de ressources humaines en charge du recrutement de ces profils.
Nous espérons que cette thèse, en posant la problématique du knowledge manager dans les entreprises, apporte certains éléments de réponse quant à son rôle et ses fonctions dans un contexte sans cesse évolutif, et permette également l’ouverture de nouvelles voies de recherche qui viendront étoffer et nous le souhaitons, compléter nos travaux actuels.
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414
Table des matières détaillée INTRODUCTION GENERALE
p.7
PREMIERE PARTIE : UNE ANALYSE DE LA LITTERATURE SUR LE GESTIONNAIRE DES CONNAISSANCES EN ENTREPRISE
p.18
Introduction de la première partie.
p.19
Chapitre 1. L’approche technique de la gestion des connaissances
p.21 p.22
Introduction du Chapitre 1. 1.1. Les connaissances possédées par l’organisation 1.1.1 Les connaissances individuelles 1.1.1.1 La nature duale de la connaissance individuelle 1.1.1.2 L’architecture des connaissances individuelles 1.1.1.3 Les connaissances individuelles codifiables et non codifiables 1.1.2 Le processus de codification 1.1.2.1 La transformation des connaissances en information 1.1.2.2 Le taylorisme et les systèmes-experts : premières expériences de codification des connaissances 1.1.3 Le capital connaissances 1.1.3.1 La mémoire organisationnelle : informations et routines 1.1.3.2 L’apprentissage organisationnel : évolution du capital 1.1.3.3 Les ressources stratégiques : statiques et dynamiques
p.31 p.35 p.35 p.38 p.44
1.2. Les outils d’ancrage des connaissances organisationnelles 1.2.1 Le processus de gestion des connaissances 1.2.1.1 L’identification des connaissances. 1.2.1.2 La rétention des connaissances. 1.2.1.3 Le transfert des connaissances. 1.2.2 Les nouveaux outils de codification 1.2.2.1 Les nouveaux outils d’identification des connaissances codifiées. 1.2.2.2 Les nouveaux outils de sauvegarde des connaissances codifiées. 1.2.2.3 Les nouveaux outils de transfert des connaissances codifiées. 1.2.2.4 Le choix entre une politique de codification intensive ou minimale. 1.2.3 Les freins à l’approche technique 1.2.3.1 Les médias utilisés. 1.2.3.2 L’appropriation des outils. 1.2.3.3 La nature des unités impliquées. 1.2.3.4 Les mécanismes compensatoires.
p.48 p.48 p.49 p.51 p.53 p.56 p.58 p.59 p.60 p.62 p.63 p.63 p.65 p.66 p.67
1.3 La fonction knowledge management dans une approche technique 1.3.1 Le Corporate Knowledge Officer 1.3.1.1 Son rôle 1.3.1.2 Son profil 1.3.1.3 Son positionnement organisationnel 1.3.1.4 Ses tâches 1.3.2 Le Chief Privacy Officer 1.3.2.1 Son rôle 1.3.2.2 Son profil 1.3.2.3 Son positionnement organisationnel 1.3.2.4 Ses tâches 1.3.3 Les apports et les limites de la littérature consacrée à ces fonctions
p.70 p.71 p.71 p.73 p.74 p.75 p.77 p.77 p.77 p.78 p.79 p.81
Conclusion du Chapitre 1: les tenants et les aboutissants de l’approche technique
p.83
p.23 p.23 p.23 p.25 p.26 p.28 p.29
415
Chapitre 2. L’approche sociale de la gestion des connaissances Introduction du Chapitre 2.
p.86 p.87
2.1 2.1.1
Les connaissances construites par l’organisation Les connaissances en action 2.1.1.1 L’approche connexionniste. 2.1.1.2 La cognition située. 2.1.1.3 Le rôle des pratiques sociales. 2.1.2 Le processus de socialisation : participation et réification 2.1.2.1 La participation. 2.1.2.2 La réification. 2.1.3 Les lieux de construction 2.1.3.1 L’équipe projet. 2.1.3.2 La communauté
p.88 p.88 p.89 p.90 p.91 p.93 p.93 p.94 p.96 p.96 p.98
2.2 2.2.1
Les outils de construction des connaissances organisationnelles Les réseaux sociaux, lieux de la gestion passive des connaissances 2.2.1.1 Le réseau social de collaboration. 2.2.1.2 Le réseau social aléatoire. 2.2.1.3 Le réseau social par attachement préférentiel. 2.2.2 Les nouvelles structures de socialisation 2.2.2.1 L’architecture d’une communauté de pratique. 2.2.2.2 La maturation d’une communauté de pratique. 2.2.3 Les freins à l’approche sociale 2.2.3.1 Les relations identitaires. 2.2.3.2 Les relations affectives. 2.2.3.3 Les relations fonctionnelles.
p.101 p.101 p.102 p.104 p.107 p.108 p.110 p.112 p.114 p.115 p.116 p.117
2.3 2.3.1
La fonction knowledge management dans une approche sociale Le Chief Learning Officer 2.3.1.1 Son rôle 2.3.1.2 Son profil 2.3.1.3 Son positionnement organisationnel 2.3.1.4 Ses tâches 2.3.2 Le Community Coordinator 2.3.2.1 Son rôle 2.3.2.2 Son profil 2.3.2.3 Son positionnement organisationnel 2.3.2.4 Ses tâches 2.3.3 Les apports et les limites de la littérature consacrée aux fonctions
p.120 p.120 p.121 p.121 p.121 p.121 p.122 p.123 p.124 p.125 p.126 p.129
Conclusion du Chapitre 2 : les tenants et les aboutissants de l’approche sociale.
p.130
Notre intention de recherche
p.133
Chapitre 3. L’étude des pratiques des gestionnaires des connaissances par le modèle du système d’activité Introduction du Chapitre 3.
p.135 p.136
3.1 Les raisons du choix d’une perspective de la « pratique » 3.1.1 Des méthodologies de recherche critiquables. 3.1.2 Des praticiens difficiles à étudier 3.1.3 Des pratiques évolutives
p.137 p.140 p.141 p.142
3.2
p.145
Le modèle du système d’activité appliqué aux knowledge managers
416
3.2.1 3.2.2
Les raisons du choix du modèle du système d’activité Les fondements théoriques du modèle du système d’activité 3.2.2.1 La relation sujet-objet : l’introduction de l’artefact médiateur 3.2.1.2 Les différents niveaux d’analyse de l’activité 3.2.1.3 L’introduction de la communauté et du système de ressources 3.2.3 Le modèle appliqué aux gestionnaires des connaissances 3.2.3.1 Le sujet 3.2.3.2 L’objet 3.2.3.3 La communauté 3.2.3.4 L’artefact médiateur 3.2.3.5 Les règles 3.2.3.6 La division du travail
p.145 p.147 p.147 p.148 p.149 p.152 p.152 p.152 p.153 p.153 p.154 p.155
Nos questions de recherche
p.158
Conclusion du Chapitre 3.
p.159
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE
p.160
DEUXIEME PARTIE - ETUDE DES PRATIQUES DES GESTIONNAIRES DES CONNAISSANCES : METHODOLOGIE, ANALYSE ET RESULTATS.
p.162
Chapitre 4. Choix méthodologiques et démarche générale de recherche
p.165 p.166
Introduction du Chapitre 4. 4.1 4.1.1
Positionnement épistémologique Une posture d’observateur 4.1.1.1 La phase exploratoire 4.1.1.2 L’accord de collaboration avec le terrain 4.1.1.3 Le dilemme de la distance 4.1.1.4 Les avantages et les inconvénients de notre posture 4.1.2 Un positivisme « aménagé » 4.1.2.1 Une ontologie réaliste critique 4.1.2.2 Le post-positivisme 4.1.2.3 Des allers-retours entre conceptualisations et terrain de recherche 4.1.3 Un raisonnement abductif 4.1.3.1 La mise en ordre des matériaux empiriques 4.1.3.2 Comprendre les régularités observées et chercher des causalités 4.1.3.3 Utiliser des cas empiriques
p.167 p.167 p.168 p.169 p.170 p.173 p.176 p.176 p.178 p.180 p.181 p.181 p.183 p.184
4.2 4.2.1
Principes méthodologiques La démarche qualitative 4.2.1.1 L’existence de données qualitatives 4.2.1.2 L’étude d’un processus dans l’espace et le temps 4.2.1.3 La multiplicité des outils de recherche 4.2.2 La méthode des cas enchâssés 4.2.2.1 Les avantages et les inconvénients de la méthode des cas en temps réel 4.2.2.2 Les apports et les contraintes des cas enchâssés 4.2.2.3 L’unité d’analyse retenue 4.2.3 La sélection des cas 4.2.3.1 Le critère de représentativité 4.2.3.2 L’influence de notre entrée sur le terrain 4.2.3.3 Nos critères d’échantillonnage
p.185 p.185 p.186 p.186 p.187 p.188 p.188 p.189 p.192 p.193 p.194 p.195 p.196
4.3 4.3.1
p.198 p.198
Collecte et traitement des données La collecte des données sur le terrain
417
4.3.1.1 L’observation 4.3.1.2 Les entretiens 4.3.1.3 La documentation 4.3.2 L’analyse des données 4.3.2.1 L’analyse de contenu thématique des données 4.3.2.2 L’analyse transversale 4.3.2.3 L’analyse lexicale 4.3.3 Fiabilité et validité du processus de recherche 4.3.3.1 La validité interne 4.3.3.2 La validité externe
p.199 p.202 p.205 p.207 p.208 p.214 p.215 p.216 p.216 p.219
Conclusion du Chapitre 4.
p.220
Chapitre 5. Analyse des cas enchâssés
p.221 p.222
Introduction du Chapitre 5. 5.1 5.1.1
Analyse thématique des cas Le système d’activité de la Corporate Knowledge Manager (cas CKO) 5.1.1.1 Le contexte de la nomination de la Corporate Knowledge Manager. 5.1.1.2 La description de son système d’activité 5.1.2 Le système d’activité de la Best Practice Manager (Cas GOAL) 5.1.2.1 Le contexte de la nomination de la Best Practice Manager. 5.1.2.2 La description de son système d’activité 5.1.3 Le système d’activité du Knowledge Manager (Cas ZOOM) 5.1.3.1 Le contexte de la nomination du Knowledge Manager. 5.1.3.2 La description de son système d’activité 5.1.4 Le système d’activité de la Knowledge Manager (cas OPK) 5.1.4.1 Le contexte de la nomination de la Knowledge Manager. 5.1.4.2 La description de son modèle d’activité.
p.223 p.223 p.223 p.226 p.242 p.242 p.246 p.261 p.261 p.264 p.276 p.276 p.278
5.2. 5.2.1
Analyse transversale des cas Les tensions sujets/objets/artefacts. 5.2.1.1 La définition de leur rôle : agir sur le contenu ou sur le contenant? 5.2.1.2 Des outils au détriment des concepts. 5.2.1.3 L’influence du background du knowledge manager sur le choix des artefacts. 5.2.2 Les tensions objet/division du travail/communauté 5.2.2.1 Un budget mutualisé ou centralisé ? 5.2.2.2 Le KM, un projet d’entreprise parmi d’autres. 5.2.2.3 La difficile animation du réseau des knowledge managers. 5.2.3 Les tensions sujet/communauté/règles 5.2.3.1 Des knowledge managers sans pouvoir. 5.2.3.2 L’impossible normalisation des pratiques par le KM Handbook. 5.2.3.3 Une régulation évolutive. 5.2.4 La tension objet/résultat 5.2.4.1 Quels bénéfices apporte le knowledge management ? 5.2.4.2 Quels indicateurs de mesure pour le knowledge management ? 5.2.4.3 Quels bénéfices apporte le knowledge manager ?
p.292 p.293 p.293 p.296 p.298 p.299 p.299 p.300 p.302 p.303 p.304 p.305 p.307 p.308 p.308 p.310 p.313
5.3 5.3.1
p.316 p.317 p.319 p.321 p.323 p.324 p.327 p.327
Les principaux domaines d’activité des gestionnaires des connaissances La gestion du portefeuille des connaissances 5.3.1.1 La définition des termes relatifs au knowledge management 5.3.1.2 La définition du processus de gestion des bonnes pratiques 5.3.1.3 La validation du savoir organisationnel par le knowledge manager 5.3.1.4 La rédaction des bonnes pratiques 5.3.2 La gestion de l’infrastructure 5.3.2.1 La sélection des outils de codification
418
5.3.2.2 L’optimisation des outils de codification 5.3.2.3 La mesure de la performance des outils de codification 5.3.3 La gestion de la structure 5.3.3.1 Identifier et nommer des relais organisationnels 5.3.3.2 Rédiger des règles de fonctionnement 5.3.3.3 Normaliser les pratiques de knowledge management 5.3.4 La gestion du changement 5.3.4.1 Former les employés aux outils de codification 5.3.4.2 Prêcher la bonne parole 5.3.4.3 Instaurer des mécanismes incitatifs
p.329 p.332 p.336 p.337 p.339 p.341 p.343 p.344 p.345 p.347
Conclusion du Chapitre 5.
p.350
Chapitre 6. Synthèse et perspectives de notre recherche
p.352 p.353
Introduction du Chapitre 6. 6.1 6.1.1
La profession de gestionnaire des connaissances Des pratiques sous influences 6.1.1.1 L’influence du rattachement organisationnel 6.1.1.2 L’influence du background du praticien 6.1.1.3 L’influence de la nature des savoirs 6.1.1.4 L’influence du marché des outils 6.1.2 Une fonction dans « l’air du temps » 6.1.2.1 Une fonction si nouvelle ? 6.1.2.2 Le knowledge management est-il une innovation, une mode ou un mythe managérial ? 6.1.3 Un manager de l’immatériel 6.1.3.1 La délicate formalisation de l’informel 6.1.3.2 L’opposition entre créativité et contrôle 6.1.3.3 La démesure de la mesure de l’immatériel
p.354 p.354 p.354 p.357 p.358 p.360 p.363 p.363 p.368
6.2 6.2.1 6.2.2 6.2.3
p.382 p.382 p.384 p.387 p.387
6.3 6.3.1 6.3.2 6.3.3 6.3.4
Les implications de notre recherche Les implications théoriques Les implications méthodologiques Les implications managériales et organisationnelles 6.2.3.1 Le pilote du knowledge management : le choix de la création de poste et du praticien 6.2.3.2 Le pilotage du knowledge management : le choix entre intra-pilotage et métapilotage 6.2.3.3 L’adoption du knowledge management par les employés : le choix d’une approche « créative » au service des employés. Retour à une description des rôles du knowledge manager L’écrivain public L’architecte L’animateur Le rhétoricien
p.374 p.374 p.376 p.378
p.389 p.391 p.394 p.395 p.396 p.398 p.400
Conclusion du Chapitre 6.
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CONCLUSION GENERALE
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419
Table des illustrations Tableaux Tableau 1. La nature duale des connaissances individuelles ....................................................................... 27 Tableau 2. La mémoire organisationnelle (Girod, 1995 : 37) ........................................................................ 36 Tableau 3. Le management des ressources (adapté d'Arrègle, 1996).......................................................... 45 Tableau 4. Les outils de management des connaissances (adapté d’Alavi et Leidner, 2001 : 125) ......... 57 Tableau 5. La richesse des médias pour transférer l'information (Daft et Lengel, 1984).......................... 64 Tableau 6. Nature des freins à la gestion des connaissances dans une perspective technique ............... 69 Tableau 7. Les deux fonctions les plus courantes dans l’approche technique du knowledge management........................................................................................................................................................ 81 Tableau 8. Apports et limites de la littérature consacrée aux knowledge managers dans une approche technique. ............................................................................................................................................................ 82 Tableau 9. Résumé de l’approche technique de la gestion des connaissances .......................................... 84 Tableau 10. Exemples de cycles d'élaboration du sens (Weick, 1979 : 115)................................................ 90 Tableau 11. Les relations entre la communauté et l'organisation officielle (Wenger et al., 2002 : 28)... 109 Tableau 12. Nature des freins dans une perspective sociale ...................................................................... 119 Tableau 13. Les deux fonctions les plus courantes dans une approche technique. ................................ 128 Tableau 14. Les apports et les limites de la littérature consacrée aux gestionnaires des connaissances dans une approche sociale. ............................................................................................................................. 129 Tableau 15. Tableau récapitulatif de la littérature sur l'approche sociale ................................................ 131 Tableau 16. Objets, méthodes et applicateurs de la gestion des connaissances en entreprise............... 133 Tableau 17. Exemples d’éléments d’analyse de la pratique, de la praxis et du praticien. ..................... 139 Tableau 18. ........................................................................................................................................................ 141 Tableau 19. Tableau récapitulatif des raisons qui nous poussent à adopter une approche "pratique" 144 Tableau 20. Comparatif des modèles théorique sur l'activité. ................................................................... 146 Tableau 21. Les cinq principes pour comparer des systèmes d'activité (adapté d’Engeström, 2001) .. 151 Tableau 22. Les questions guidant le chercheur dans l'analyse des pratiques des gestionnaires des connaissances.................................................................................................................................................... 156 Tableau 23. Les quatre statuts du chercheur observateur selon Junker (1960)........................................ 171 Tableau 24. Les actions du chercheur en fonction de son statut vis-à-vis du terrain. ............................ 172 Tableau 25. Un cadre intégrateur pour quatre démarches de recherche en sciences de gestion - inspiré de Koenig (1993) (David, 2000 : 102).............................................................................................................. 175 Tableau 26. Oppositions thématiques et zones épistémiques (Koenig, 1993 : 6)..................................... 177 Tableau 27. Approche subjectiviste/objectiviste - adapté de Burrell (1996 : 650) ................................... 177 Tableau 28. Les croyances dans les épistémologies en sciences de gestion ............................................. 179 Tableau 29. Les quatre études de cas retenues............................................................................................. 189 Tableau 30. Niveaux d'analyse de nos études de cas .................................................................................. 192 Tableau 31. Extraits de notes d'observation (Annexe 4) ............................................................................. 201 Tableau 32. Récapitulatif des journées d’observation ................................................................................. 202 Tableau 33. Nature des documents analysés................................................................................................ 207 Tableau 34. Le dictionnaire des thèmes. ....................................................................................................... 212 Tableau 35. Nombre de mots analysés dans le cadre de l'analyse lexicale. ............................................. 216 Tableau 36. La Corporate Knowledge Manager .......................................................................................... 229 Tableau 37. L’activité quotidienne de la Corporate Knowledge Manager............................................... 232 Tableau 38. La communauté de la Corporate Knowledge Manager......................................................... 235 Tableau 39. Les artefacts médiateurs de la Corporate Knowledge Manager........................................... 237 Tableau 40. Les indicateurs de mesure des outils de codification............................................................. 240 Tableau 41. Le décalage entre mission assignée et activité du praticien. ................................................. 241 Tableau 42. La Best Practice Manager ........................................................................................................... 249 Tableau 43. L’objet de l’activité de la Best Practice Manager..................................................................... 250 Tableau 44. La communauté de la Best Practice Manager.......................................................................... 252 Tableau 45. Les artefacts médiateurs de la Best Practice Manager............................................................ 255 Tableau 46. Le décalage entre mission assignée et activité du praticien. ................................................. 258
420
Tableau 47. Le Knowledge Manager du service Marketing et Ventes de la branche Toiture ............... 264 Tableau 48. Les objectifs du Knowledge Manager du service marketing de la branche Toiture.......... 266 Tableau 49. La communauté du Knowledge Manager du service marketing de la branche Toiture... 267 Tableau 50. Les artefacts médiateurs du Knowledge Manager ................................................................. 269 Tableau 51. Le décalage entre mission assignée et activité du praticien. ................................................. 272 Tableau 52. Le profil du Knowledge Manager de la Direction Industrielle de la branche .................... 277 Tableau 53. L’activité de la Knowledge Manager de la Direction Industrielle de la branche ............... 280 Tableau 54. La communauté de la Knowledge Manager de la Direction Industrielle de la branche... 281 Tableau 55. Les artefacts médiateurs de la Knowledge Manager de la branche Béton et Granulats ... 283 Tableau 56. Résumé du décalage entre les attentes et les pratiques (cas GOAL).................................... 285 Tableau 57. Résumé des quatre systèmes d'activité. ................................................................................... 288 Tableau 58. La tension sujet-objet: agir sur le contenant ou le contenu?.................................................. 291 Tableau 59. Résumé des différentes tensions observées dans les systèmes d'activité des gestionnaires des connaissances............................................................................................................................................. 312 Tableau 60. Répartition du contenu des verbatim en fonction des domaines d'activité. ....................... 313 Tableau 61. Répartition du contenu des verbatims en fonction des domaines d'activité. ..................... 315 Tableau 62. Les définitions des termes par les knowledge managers. ..................................................... 318 Tableau 63. Comparaison des pratiques des knowledge managers pour gérer le portefeuille des connaissances.................................................................................................................................................... 322 Tableau 64. Répartition du contenu des verbatim en fonction des domaines d'activité. ....................... 324 Tableau 65. Extrait du KM Handbook - Liste des KPI (source : documentation interne) ...................... 328 Tableau 66. Comparaison des pratiques des knowledge managers pour gérer le portefeuille des connaissances.................................................................................................................................................... 330 Tableau 67. Répartition du contenu des verbatims en fonction des domaines d'activité. ..................... 331 Tableau 68. Les deux approches suivies pour rédiger les règles de fonctionnement ............................. 334 Tableau 69. Comparaison des pratiques des knowledge managers pour gérer la structure d’accompagnement.......................................................................................................................................... 337 Tableau 70. Répartition du contenu des verbatims en fonction des domaines d'activité. ..................... 338 Tableau 71. Les récompenses offertes par les Knowledge Managers. ...................................................... 341 Tableau 72. Comparaison des pratiques des knowledge managers pour gérer le changement. .......... 343 Tableau 73. Les questions de recherche et les réponses que nous apportons.......................................... 345 Tableau 74. La relation entre le profil du manager et les artefacts employés.......................................... 351 Tableau 75. Les différents savoirs chez Lafarge........................................................................................... 353 Tableau 76. Le manager versus le knowledge manager. ............................................................................. 358 Tableau 77. Le responsable Qualité vs le knowledge manager ................................................................. 360 Tableau 78. Les mécanismes de diffusion des mythes (March, 1999 : 8-9)............................................... 365 Tableau 79. Les différences entre innovation, mode et mythe managérial. ............................................. 366 Tableau 80. Les indicateurs pour les knowledge managers....................................................................... 384 Tableau 81. Les modes de contrôle des gestionnaires des connaissances ................................................ 388 Tableau 82. Les domaines d'activité de l’écrivain public............................................................................ 389 Tableau 83. Les domaines d'activité de l’architecte..................................................................................... 390 Tableau 84. Les domaines d'activité de l’animateur.................................................................................... 392 Tableau 85. Les domaines d'activité du rhétoricien. ................................................................................... 395
Figures et schémas Figure 1. Evolution du nombre de travaux académiques de 1991 à 2007 (Source: EBSCO) .................... 13 Figure 2. Démarche générale de la recherche................................................................................................. 16 Figure 3. La méthodologie de formalisation des savoirs vue comme une pyramide d'abstractions (Prax, 2000 : 75)................................................................................................................................................... 33 Figure 4. La spirale de création des connaissances (Nonaka et Takeuchi, 1995 : 36)................................ 42 Figure 5. Les modes de conversion des connaissances (adapté de Nonaka et Takeuchi, 1995) .............. 43 Figure 6. Le processus de transfert des bonnes pratiques (Szulanski, 2003).............................................. 54 Figure 7. La réduction des différentiels de performance (Szulanski, 2003 : 23) ........................................ 56 Figure 8. Cartographie des nouveaux outils de codification des connaissances....................................... 62 Figure 9. La dualité de la participation et de la réification (Wenger, 1999 : 63)......................................... 95 421
Figure 10. Le réseau social de collaboration ................................................................................................. 103 Figure 11. Le réseau social aléatoire .............................................................................................................. 104 Figure 12. Le trou structurel : coexistence de différentes communautés ................................................. 106 Figure 13. Le réseau social par attachement préférentiel............................................................................ 107 Figure 14. Les degrés de participation dans la communauté de pratique (Wenger et al., 2002 : 57) .... 111 Figure 15. Les étapes du développement de la communauté de pratique (Wenger et al., 2002 : 69).... 113 Figure 16. Les quatre perspectives sur la stratégie (Whittington, 1996 : 732) .......................................... 138 Figure 17. Le modèle du triangle (Vygotski, 1985) ...................................................................................... 147 Figure 18. Le modèle du système d'activité (Engeström, 1987; 2000) ....................................................... 149 Figure 19. L'apprentissage expansif (adapté d'Engeström, 2000 : 970)..................................................... 150 Figure 20. De la phase exploratoire à l'étude empirique ............................................................................ 169 Figure 21. Postures adoptées par le chercheur vis-à-vis de son terrain.................................................... 171 Figure 22. Le chercheur prométhéen – Posture d’extériorité (Giordano, 2003 : 20) ................................... 176 Figure 23. Cycle de réflexion avec le terrain dans une épistémologie post-positiviste .......................... 180 Figure 24. Modes de raisonnement et connaissance scientifique .............................................................. 182 Figure 25. Les grands types de design d'études de cas (Yin, 2003: 40) ..................................................... 190 Figure 26. Organigramme du service Knowledge Management de Lafarge........................................... 195 Figure 27. Le processus de collecte des données lors de l'entretien. ......................................................... 204 Figure 28. Récapitulatif des entretiens par études de cas. .......................................................................... 205 Figure 29. Les principales étapes de l'analyse de contenu (schéma adapté de Bardin, 2007)................ 208 Figure 30. Les différents niveaux d'inférence pour la formation des catégories ..................................... 210 Figure 31. La triangulation des données. ...................................................................................................... 219 Figure 32. Analyse de la répartition des verbatim....................................................................................... 219 Figure 33. Organigramme de la Direction des Systèmes d'Information de Lafarge (début 2002) ........ 226 Figure 34. Le partage des tâches au sein de l'équipe Knowledge Management. .................................... 238 Figure 35. Le système d'activité de la Corporate Knowledge Manager ................................................... 242 Figure 36. Processus de fabrication dans la branche Plâtre (Source: Documentation Interne) ............. 243 Figure 37. Le processus de fabrication des plaques de plâtre .................................................................... 244 Figure 38. Organigramme du programme GOAL (2005) ........................................................................... 247 Figure 39. Partage des tâches dans le programme de transfert des BP..................................................... 256 Figure 40. Le système d'activité de la Best Practice Manager .................................................................... 259 Figure 41. Organigramme du programme ZOOM (2004) .......................................................................... 262 Figure 42. La division du travail au sein du programme de transfert des bonnes pratiques de la division Marketing et Ventes.......................................................................................................................... 270 Figure 43. Le système d'activité du Knowledge Manager de la branche Toiture. .................................. 273 Figure 44. Les matières premières (en italique) et les produits du groupe Lafarge................................ 274 Figure 45. La division du travail constatée au sein du programme KM de la branche Béton............... 284 Figure 46. Le système d'activité du Knowledge Manager de la Direction Industrielle.......................... 286 Figure 47. Les tensions dans les systèmes d’activité des knowledge managers...................................... 289 Figure 48. Les trois points de tension sur le triangle sujet/objet/artefacts.............................................. 290 Figure 49. Les trois points de tension sur le triangle communauté/objet/division du travail............. 296 Figure 50. Les trois points de tension sur le triangle sujet/règles/communauté ................................... 300 Figure 51. Extrait du KM Handbook (source : documentation interne)................................................... 319 Figure 52. Les deux approches pour gérer le portefeuille des connaissances. ........................................ 323 Figure 53. Le processus de validation des bases de données accessibles sur LEO ................................. 334 Figure 54. Les publications relatives à la Qualité Totale (David et Strang, 2006 : 217)........................... 363 Figure 55. Modèle de SGC basé sur un système d'information pour le storytelling .............................. 397 Figure 56. Le knowledge manager et les processus de gestion des connaissance................................... 398
Encadrés Encadré 1. La troisième mutation des fonctions (Drucker, 1999 : 59) ......................................................... 12 Encadré 2. Exemple de partie prenante externe : la communauté CoP-1 (source : www.cop-1.net) ..... 72 Encadré 3. Exemple de participation-réification............................................................................................ 96
422
Encadré 4. Un exemple de conflit créé par la communauté de pratique dans l'organisation (Castro Goncalves, 2007: 162) ....................................................................................................................................... 118 Encadré 5. Les quatre échecs les plus courants rencontrés par les............................................................ 125 Encadré 6. .......................................................................................................................................................... 126 Encadré 7. Extrait du journal de bord du chercheur. .................................................................................. 173 Encadré 8. Les avantages et les inconvénients de l'expérience professionnelle (Orr, 1996 : 7) ............. 174 Encadré 9. Peut-on adopter une perspective "pratique" tout en étant observateur ? ............................. 174 Encadré 10. Les témoignages de Miles et Mintzberg (David, 2000 : 89)................................................... 183 Encadré 11. Trois situations où l'étude de cas enchâssés est pertinente (adapté de Giroux, 2003 : 52) 191 Encadré 12. Description de l'utilisation du logiciel NVivo 2.0 par le chercheur. .................................... 214 Encadré 13. La réunion du lundi organisée par Joanna Stuart .................................................................. 231 Encadré 14. Les projets de KM définis par la Corporate Knowledge Manager. ..................................... 231 Encadré 15. L'exemple du projet sur le moteur de recherche .................................................................... 239 Encadré 16. L'exemple d'un transfert de bonne pratique (source : Castel). ............................................. 255 Encadré 17. Les règles pour la validation des bonnes pratiques (source: documentation interne)...... 257 Encadré 18. Liste des knowledge managers locaux (source: note interne) ..... Erreur ! Signet non défini. Encadré 19. Débat à propos de la mesure de OPK (source : extraits des notes d'observation) ............. 287 Encadré 20. Exemple de financement d'un outil de codification............................................................... 297 Encadré 21. L'importance des indicateurs de fréquentation des bases..................................................... 309 Encadré 22. Extraits du KM Handbook (source : documentation interne) .............................................. 316 Encadré 23. Extraits du KM Handbook (source : documentation interne) .............................................. 317 Encadré 24. L'exemple du projet sur le moteur de recherche. ................................................................... 325 Encadré 25. L'organisation du workshop KM par Joanna Stuart en juin 2002. ....................................... 326 Encadré 26. Exemple d'utilisation de TeamWorkspace par le service des Achats de Lafarge. ............. 328 Encadré 27. Le projet Leader For Tomorrow (source : documentation interne) ..................................... 332 Encadré 28. Réflexions à propos de la perception du Knowledge Manager ........................................... 349 Encadré 29. Extrait du blog de Martin Roulleaux-Dugage (source: http://www.mopsos.com/blog-fr/) ............................................................................................................................................................................ 350 Encadré 30. Quand une obligation légale est également une bonne pratique......................................... 352 Encadré 31. Une nouvelle gouvernance des systèmes d'information....................................................... 355 Encadré 32. Les raisons pour lesquelles nous avons "mis de côté" les travaux sur le gestionnaire...... 357 Encadré 33. La transversalité de la fonction CKM (source : extraits de notes d'observation) ............... 359 Encadré 34. Comment démarrer une cellule de veille ? (Martinet et Marti, 2001 : 200-201).................. 361 Encadré 35. Les cinq caractéristiques d'une mode managériale (Carlson et al., 2000)............................ 363 Encadré 36. Soutenir les communautés de pratique (Soenen, 2006 : 150-151) ......................................... 370 Encadré 37. La difficile mesure du knowledge management. ................................................................... 372 Encadré 38. Extrait du blog du Knowledge Manager de Schneider Electric ........................................... 373 Encadré 39. Le décalogue du knowledge manager (Roulleaux-Dugage, 2007 : 215-237) ...................... 383 Encadré 40. Le marché des connaissances chez Danone (source: www.CoP-1.net) ............................... 385 Encadré 41. L'outil Truffles chez Ogilvy (source : www.CoP-1.net).......................................................... 386 Encadré 42. La mise en place de l'infrastructure technique KM chez Thalès (Decamps, 2001 : 267).... 391 Encadré 43. Un exemple de projet d'animation des communautés de pratique ..................................... 393 Encadré 44. Exemple d'un rhétoricien: Stephen Denning à la Banque Mondiale ................................... 395 Encadré 45. Un exemple de récit réussi (Boudès, 2002 : 7) ......................................................................... 396
423
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