Sciences Humaines 25ans

August 25, 2017 | Author: James Martins | Category: Greenhouse Gas, Poverty & Homelessness, Poverty, International Politics, China
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Revue Sciences Humaines 25 ans...

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Sciences Humaines

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WWW.SCIENCESHUMAINES.COM - MENSUEL N° 277S - JANVIER 2016 - 6,90 E

M 01866 - 277S - F: 6,90 E - RD

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SCIENCES HUMAINES NUMÉRO

25 ANNIVERSAIRE

ANS

1990-2015 LE QUART DE SIECLE VU PAR

EDGAR MORIN SYLVIE MARCEL GAUCHET BRUNEL FRANÇOIS FRANÇOIS DUBE T HERAN BERTRAND SASKIA SASSEN BADIE DOMINIQUE FRANÇOIS HARTOG BOURG ODON VALLET FARHAD KHOSROKHAVAR HERVE LE BRAS GERARD CHALIAND PIERRE-NOEL GIRAUD PIERRE-HENRI TAVOILLOT FREDERIC WORMS JEAN-CLAUDE MONOD JACQUES VAN RILLAER JEAN-PHILIPPE LACHAUX PHILIPPE MEIRIEU JEAN VIARD JEANINE MOSSUZ-LAVAU JEANFRANÇOIS BOUVET MARTINE SEGALEN JACQUES COMAILLE DOMINIQUE SCHNAPPER PIERRE ROSANVALLON DOMINIQUE MEDA AXEL HONNETH

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Dédito OSSIER

Que nous est-il arrivé? Par un hasard de calendrier, il se trouve que la date de naissance de Sciences Humaines correspond à un moment clé. En 1989-1990, plusieurs événements ébranlent le cours de l’histoire : l’effondrement de l’URSS, la première guerre d’Irak, la création de la première page Web, l’ouverture de la Chine au monde, etc. Ces événements annoncent de grands bouleversements : le centre de gravité du monde semble se déplacer, d’un Occident en déclin relatif vers des pays émergents. La mondialisation s’accélère, une révolution « postindustrielle » est en cours, l’ordre géopolitique bascule.

Rétroactivement, plusieurs événements viennent aussitôt à l’esprit lorsque l’on considère ces vingt-cinq dernières années : le 11 septembre 2001, la seconde guerre d’Irak, le tsunami de 2004, la crise financière de 2008, les révolutions arabes et leurs lendemains qui déchantent, les récents attentats de Paris. On remarquera au passage que les souvenirs les plus marquants sont aussi les plus dramatiques. Les plus traumatisants ont tendance à éclipser d’autres évolutions, moins visibles mais tout aussi puissantes, qui ont remodelé en profondeur le visage du monde. Malgré les crises financières, la croissance mondiale a plus que doublé pendant la même période. 900 millions d’humains sont sortis de la grande pauvreté, des classes moyennes sont apparues en Chine, en Inde, en Amérique latine, l’espérance de vie a augmenté de sept ans ; le nombre d’homicides a chuté de moitié dans les pays occidentaux.

Ces lames de fond silencieuses, ce sont encore l’ascension des femmes, le boom

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mondial du tourisme, la juridicisation des sociétés, les transformations du marché du travail, les mutations du couple et de la famille, l’essor du développement personnel, le succès planétaire des séries télé et des salles de musculation, l’explosion des réseaux sociaux, les luttes pour la reconnaissance, le retour du religieux sur la scène internationale. Ces flux et ces reflux nous racontent l’histoire en train de se faire, en même temps qu’ils nous rappellent la permanence des grandes passions humaines. Pour en prendre la mesure, il faut s’offrir le temps de la réflexion, croiser les faits, inventorier, enquêter, confronter les regards. Il faut porter le regard parfois à l’échelle des individus – leur psychologie, leurs aspirations et leurs choix de vie – et parfois à l’échelle des grandes forces tectoniques, qu’elles soient économiques, démographiques, géopolitiques.

Depuis un quart de siècle, Sciences Humaines poursuit cet approfondi travail de veille, avec le souci permanent de voir au-delà de l’écume des événements et des expertises à chaud. Pour ce numéro anniversaire, nous avons rassemblé des penseurs et chercheurs de tous âges, de toutes les disciplines. Qu’ils s’intéressent à la mondialisation, au terrorisme, à l’immigration, aux neurosciences, à l’individu, à l’école, à Internet, à la démographie, aux droits, à l’éthique ou à la justice sociale, tous ont à cœur de contribuer à une meilleure intelligence du monde. Ils ont réuni leurs lumières pour nous offrir ce tableau de l’époque. l Jean-François Dortier et Héloïse lHérété

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ScienceS HumaineS septembre 2007 n° 186

38, rue Rantheaume, BP 256 89004 Auxerre Cedex Télécopieur : 03 86 52 53 26 www.scienceshumaines.com DIRECTEUR DE PUBLICATION Jean-François Dortier

SERVICE CLIENTS VENTES ET ABONNEMENTS

03 86 72 07 00

Estelle Dieux - Magaly El Mehdi Mélina El Mehdi - Sylvie Rilliot

RÉDACTION RÉDACTRICE EN CHEF Héloïse Lhérété - 03 86 72 17 20 RÉDACTEUR EN CHEF ADJOINT Christophe Rymarski - 03 86 72 07 10 CONSEILLÈRE DE LA RÉDACTION Martine Fournier RÉDACTEURS Nicolas Journet - 03 86 72 07 03 (chef de rubrique Lire) Jean-François Marmion - 03 86 72 07 09 Maud Navarre - 03 86 72 07 16 Chloé Rébillard - 03 86 72 17 29 Louisa Yousfi - 03 86 72 03 05 CORRESPONDANTE SCIENTIFIQUE Martha Zuber SECRÉTARIAT DE RÉDACTION ET RÉVISION Renaud Beauval - 03 86 72 17 27 Brigitte Ourlin DIRECTION ARTISTIQUE Brigitte Devaux - 03 86 72 07 05 ICONOGRAPHIE Laure Teisseyre - 03 86 72 07 12 DOCUMENTATION Alexandre Lepême - 03 86 72 17 23 SITE INTERNET Éditorial : Héloïse Lhérété [email protected] Clément Quintard [email protected] Webmestre : Steve Chevillard [email protected]

MARKETING - COMMUNICATION DIRECTRICE COMMERCIALE ET MARKETING Nadia Latreche - 03 86 72 07 08 PROMOTION - DIFFUSION Patricia Ballon - 03 86 72 17 28

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PUBLICITÉ L’Autre Régie 28, rue du Sentier - 75002 Paris Tél. : 01 44 88 28 90 DIFFUSION • En kiosque : Presstalis Contact diffuseurs : À juste titres Benjamin Boutonnet - 04 88 15 12 40 • En librairie : Pollen/Dif’pop - 01 40 24 21 31

ÉDITIONS SCIENCES HUMAINES

Véronique Bedin - 03 86 72 17 34 Patricia Ballon - 03 86 72 17 28

SERVICES ADMINISTRATIFS

RESPONSABLE ADMINISTRATIF ET FINANCIER Annick Total - 03 86 72 17 21 COMPTABILITÉ Jocelyne Scotti - 03 86 72 07 02 Sandra Millet - 03 86 72 17 38 FABRICATION - PHOTOGRAVURE PRÉPRESSE Natacha Reverre - 06 01 70 10 76 [email protected] IMPRESSION Aubin imprimeur CONCEPTION DE LA COUVERTURE Isabelle Mouton Titres et chapôs sont de la rédaction. Commission paritaire : 0517 K 81596 ISSN : 0996-6994

Lettre aux abonnés jointe à la publication.

Sommaire

Mensuel – N° 277 spécial – Janvier 2016 – 6,90 €

Numéro anniversaire COORDONNÉ PAR HÉLOÏSE LHÉRÉTÉ ET CHLOÉ RÉBILLARD

6 Sciences Humaines : un parcours atypique marTine Fournier

8 Penser global enTreTien

avec

edgar morin

12 La mosquée et le palmier. 25 années de développement… durable sylvie Brunel

18 L’écologie, entre urgence et indifférence enTreTien

avec

dominique Bourg

20 Les nouveaux champs de bataille du monde BerTrand Badie

24 Les terreaux de la terreur FarHad kHosrokHavar

28 La religion, un réflexe identitaire enTreTien

avec

odon valleT

30 L’inutilité, injustice suprême Pierre-noËl giraud

32 Réguler la fécondité, un enjeu global Hervé le Bras

36 1990-2015 : les évènements qui ont changé le monde clémenT quinTard

38 La question migratoire d’hier à aujourd’hui François Héran

42 Le nouvel âge du travail dominique méda

45 L’égalité à tout prix François duBeT

50 Les luttes pour la reconnaissance Jean-claude monod

: 25 ans 54 La société du soin Frédéric Worms

Pierre-Henri TavoilloT

60 Faut-il croire les neurosciences ? Jean-PHiliPPe lacHaux

Frans Lemmens/Corbis

56 Dernières nouvelles du moi : comment être adulte ?

64 La diversification des psychothérapies Jacques van rillaer

66 Comment le numérique a transformé l’école PHiliPPe meirieu

72 La révolution des temps libres Jean viard

75 L’intime saisi par le droit 78 La fabrique des bébés : vers une procréation 2.0 ?

Getty/Pacific Press

Janine mossuz-lavau

81 Famille : la fin d’un modèle unique marTine segalen

84 La nouvelle puissance du droit Jacques commaille

86 Comment parler de la société ? dominique scHnaPPer

88 Les idées qui ont fait flop nicolas JourneT

91 Ce qu’il reste à penser QuesTion

à

François HarTog, micHel Wieviorka,

marc FleurBaey, soPHie a. denis le

BiHan,

de

Beaune, saskia sassen,

sandra laugier

eT

Pierre rosanvallon

Sébastien Ortola/Rea

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Jean-François BouveT

25 ans de Sciences Humaines

Sciences Humaines :

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Quand Sciences Humaines 1990 Un premier numéro à diffusion est né, il se résumait nationale est vendu en kiosque. Il est consacré à Edgar à quelques pages Morin. La société ronéotypées agraphées Sciences Humaines Communication est par des copains dans un fondée : Jean-François appartement d’Auxerre Dortier devient en chef (Yonne). C’est aujourd’hui et Jean-Clauderédacteur Ruano-Borbalan directeur général. un magazine de Le magazine a le soutien intellectuel de référence diffusé dans le personnalités des sciences humaines : Michel Crozier, Henri Mendras, monde entier, au côté Georges Duby, Maurice Godelier… duquel sont nés des Des journalistes professionnels sont recrutés, Jacques Lecomte en 1992, livres, un trimestriel, Nicolas Journet en 1994 (aujourd’hui un site Internet… Mais chef de la rubrique « Livres »). L’équipe de journalistes ne cessera de s’enrichir les valeurs fondatrices au fil des ans. Le lectorat augmente, les ventes moyennes au cours des restent : l’indépendance, deux premières années se situent aux le pluralisme, l’esprit de alentours de 11 000 exemplaires. « La volonté de synthèse, de pédagogie et la synthèse, la pédagogie. reconnaissance du pluralisme explicatif Et la domiciliation dans qui préside à l’orientation éditoriale semblent correspondre aux attentes de une maison familiale nouvelles générations de chercheurs, d’enseignants, d’étudiants et de auxerroise, à l’écart des professionnels » (J.‑F. Dortier, n° 100). sentiers battus. Martine Fournier

1988

Jean-François Dortier, associé à quelques amis, publie le premier Sciences Humaines (SH) sous forme associative : quelques feuilles ronéotypées distribuées par des libraires bienveillants. On peut y lire : « Ce bulletin aspire à devenir une authentique revue de vulgarisation en sciences humaines. »

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ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

1993

Nouvelle formule, nouveau logo, nouvelle maquette. Lancement des hors‑séries thématiques. Le premier horssérie est titré « Les nouveaux nouveaux mondes ». Réalisé en partenariat avec le festival de Saint‑Dié‑des‑Vosges, il est consacré à la « géographie de l’espace mondial » (on n’emploie pas encore le terme de mondialisation !).

1996

Vendu à plus 55 000 exemplaires, le hors-série n° 12, sur le thème « Éduquer et former », est un succès. Devenu une référence dans les milieux éducatifs (enseignants, formateurs, professionnels des ressources humaines et du travail social), il reparaîtra sous forme de livre, cinq fois réédité.

1998

Sciences Humaines n’est plus seulement un éditeur de magazines, mais aussi de livres. Les éditions Sciences Humaines proposent notamment des ouvrages de synthèse, comme La Communication. État des savoirs ou Le Panorama des sciences humaines, qui restent parmi les meilleures ventes.

1999

Naissance du site Internet scienceshumaines.fr qui évoluera progressivement. Les archives des numéros sont numérisées en 2001. En 2007, il devient un site éditorial animé par Héloïse Lhérété. L’audience du site double entre 2008 et 2010. En 2013 se développent les abonnements numériques.

La même année paraît le numéro 100 « Le renouveau des sciences humaines ». À l’approche de sa dixième année, SH fait un bilan de la vie des idées. De l’individu à l’acteur, de la société aux réseaux, du cognitif aux représentations…, de nouveaux paradigmes sont apparus.

un parcours atypique 2000

Au début des années 2000, le mensuel a élargi son public ; il tire autour de 50 000 exemplaires. Le n° 102 (février 2000), consacré aux récits de vie, marque le passage à la couleur dans les pages du magazine. Les hors-série thématiques deviennent des outils de référence pour les lecteurs. Ils couvrent des thèmes variés dans le champ des sciences humaines et sociales : communication, organisations, identité, économie, dynamique des savoirs, mondialisation, etc.

2002

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Premier numéro spécial. À la mort du sociologue Pierre Bourdieu, SH publie un numéro spécial, réalisé en 15 jours  et vendu à plus de 50 000 exemplaires. Il sera réédité et publié sous forme de livre.

2004

Le ciel s’assombrit : SH est confronté à une double crise : • face à la concurrence d’Internet et de la presse gratuite, les ventes s’érodent, comme pour toute la presse ; • les deux fondateurs, entrés en conflit, se séparent, J.‑C. Ruano‑Borbalan quitte l’entreprise.

Le Dictionnaire des sciences humaines paraît. Il se présente comme « un compagnon de travail des étudiants, une référence pour les professionnels, et un outil de culture générale. » (J.‑F. Dortier).

2006

SH a aussi un petit frère : Le Cercle Psy,

Naissance des Grands Dossiers des sciences humaines (GDSH). SH lance un nouveau titre pour ses trimestriels thématiques, avec hors‑série.

2007 

Le magazine se dote d’une nouvelle rédactrice en chef, Martine Fournier. Le numéro de cet été‑là est consacré à « L’autre histoire

du monde » : avec le journaliste Laurent Testot, SH se fait le héraut du nouveau courant historiographique de l’histoire globale. Les éditions Sciences Humaines ont aussi une nouvelle directrice, Véronique Bedin. Des collections voient le jour, comme la « Petite bibliothèque des sciences humaines », en format poche à un prix accessible.

2011

Le numéro spécial 20 ans, « 1990/2010 le basculement des idées », fait le point sur l’état des savoirs en SHS : « Au fil des années, de nouveaux paradigmes, de nouvelles grilles de lecture, de nouveaux fonctionnements technologiques et mentaux se sont imposés. »

le journal de toutes les psychologies (trimestriel et numéros spéciaux) dirigé et réalisé par Jean-François Marmion, diffusé aujourd’hui à 12 000 exemplaires. Du côté des éditions, tous les livres deviennent disponibles sous format numérique.

2012

Lancement de la collection des magazines Sciences Humaines Histoire, avec un premier numéro consacré à « La guerre des origines à nos jours ». Il en paraît un numéro par an.

2013

Au cœur des autres. Journal d’un travailleur social, de Xavier Bouchereau, inaugure la nouvelle collection de livres « Accent aigu », essais engagés destinés à un large public.

2014

Héloïse Lhérété devient rédactrice en chef des magazines.

2015

Dans une période difficile pour la presse, SH voit ses ventes et abonnements augmenter. Preuve que les lecteurs exigeants exigent encore et que la rigueur et l’indépendance ont encore leur place. Et plus de 500 000 internautes « like » SH sur Facebook !

La dernière journaliste recrutée, Chloé Rébillard, fête ses 25 ans : elle est née en même temps que SH ! l Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 7

monde

Penser global Depuis un quart de siècle, l’unification technoéconomique du monde entraîne des réactions de replis et des crises, économique, écologique, sociétale qui semblent nous précipiter vers le chaos. Mais ce peut-être aussi l’annonce d’un nouveau commencement. Entretien avec EDGAR MORIN par Jean-François Dortier EDGAR MORIN

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Sociologue et philosophe. De 1977 à 2004, au Seuil, il publie en six volumes son œuvre majeure, La Méthode, dans laquelle il argumente et dévoile sa pensée. Il vient de faire paraître Penser global. L’humain et son univers, Robert Laffont, 2015.

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I

l y a vingt-cinq ans exactement, à l’automne 1990, Edgar Morin nous avait ouvert pour la première fois sa porte. Le premier numéro de Sciences Humaines était consacré à présenter une œuvre, déjà monumentale, construite autour d’un fil directeur : la complexité humaine. L’idée de complexité est au fond assez simple… à présenter : aucune théorie, aucune discipline des sciences humaines ne peut enfermer l’être humain dans ses filets, la matière humaine est faite de forces multiples et antagonistes qui se marient et se confrontent entre elles. Toute l’ambition de son œuvre est de forger une « méthode », qui tente de saisir les possibilités et les limites de la connaissance humaine, pour ensuite dessiner les contours d’un nouveau cadre de pensée destiné à comprendre cette complexité humaine. La complexité est également celle de la société, de l’histoire, du monde qui ne se laisse pas enfermer dans des modèles réducteurs, comme ceux de l’économie, incapables de rendre compte des crises, des bifurcations et des soubresauts de l’histoire. L’histoire contemporaine, E. Morin l’a vécue luimême sous plusieurs visages successifs : celui d’une guerre mondiale, qui a marqué sa jeunesse, celui de l’engagement communiste et ses désillusions, celui la modernisation des sociétés durant les Trente Glorieuses, de l’apparition de la culture de masse, de la montée de la jeunesse, celle des aspirations écologiques, puis le temps des crises. Autant de phénomènes qu’il s’est attaché à analyser dans des ouvrages classiques, d’Autocritique (1959) à La Métamorphose de Plozévet (1967), de L’Esprit du temps (1962) au Vif du sujet (1969) (voir Sciences Humaines, hors-série spécial, n° 18, mai-juin 2013). Depuis novembre 1990, E. Morin poursuit avec constance une œuvre d’apparence polymorphe (l’anthropologie philosophique des six tomes de La

ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Méthode), qui porte tour à tour sur la « politique de civilisation » (Terre-Patrie, 1993, La Voie, 2011), sur l’éducation, ou sur des thèmes plus personnels (Vidal et les siens, 1989, Edwige l’inséparable, 2009, Mon Paris, ma mémoire, 2013). Mais tous restent guidés par une orientation fondamentale : penser la condition humaine. Au cours de ces vingt-cinq ans, il a été notre compagnon de route (ce qui ne veut pas dire un maître à penser). Cet anniversaire des vingt-cinq ans est l’occasion de pousser une nouvelle fois sa porte pour entendre ce qu’il retient de ce dernier quart de siècle.

Commençons par une question simple : depuis vingt-cinq ans, que s’est-il passé ? 1990 est une date clé, où se sont enclenchés des changements décisifs. 1990, c’est d’abord le moment du collapsus de l’Union soviétique. Le capitalisme va alors se diffuser dans l’ancien bloc de l’Est et, à la même époque, en Chine. On entre alors dans cette phase d’unification économique du monde que l’on appelle « mondialisation ». Au même moment, l’essor d’Internet – la première page Web est inventée en 1990 – va permettre de relier les ordinateurs du monde entier. Une unification à la fois technique et économique est donc en train de se réaliser. Pour la première fois dans l’histoire humaine, toutes les sociétés humaines sont connectées et interreliées, engagées dans un destin commun. Mais les forces d’unification vont déclencher, par réaction, des forces antagonistes de replis communautaires, nationalistes, ethniques ou religieux. La dislocation de l’URSS a entraîné dans son sillage l’explosion de la Yougoslavie, la séparation de la Tchéquie et de la Slovaquie. Le communisme était une religion de salut terrestre sur laquelle s’est greffé l’immense espoir d’un monde nouveau. Mais le paradis communiste pouvait être expérimenté sur Terre,

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Baltel/Sipa

ce qui a en quelque sorte conduit à sa réfutation… Les religions célestes, elles, ne peuvent être réfutées. La fin du communisme va ranimer ces religions célestes qui l’avaient précédé. L’effondrement du communisme a aussi signé la fin d’un grand récit : celui de l’avenir radieux. Le grand récit du progrès touche à sa fin. Le thème de la crise écologique commence à s’introduire dans les esprits avec de grandes catastrophes comme Tchernobyl, Bhopal ou les marées noires. On entre alors dans une période marquée par la montée des risques, des incertitudes et des inquiétudes. Le mouvement d’unification du monde va provoquer des réactions dans le monde arabo-musulman. Après avoir été colonisé par les Ottomans, l’espace arabo-musulman avait été colonisé par l’Occident au 19e et au 20e siècle. La réaction antioccidentale a d’abord pris d’abord la forme de la décolonisation qui a été menée dans de cadre de régimes autoritaires modernistes et laïques comme en Égypte, en Iran, en Syrie… Mais l’échec du nationalisme arabe puis celui du socialisme vont entraîner le ressentiment d’une partie de la population à l’égard de régimes corrompus alliés de l’Occident.

Ce ressentiment d’une partie de la population mondiale est-il à l’origine de la montée de l’islamisme ? Disons plutôt que les organisations islamistes ont su le capter. Ce phénomène a commencé dans

les années 1990 avec les Frères musulmans en Algérie et en Égypte, qui ont canalisé le mécontentement d’une partie de la population, les partis d’opposition laïques s’étant coupés du peuple. Les islamistes ont mis en place des réseaux d’entraide et proposé une idéologie globale qui prenait le contre-pied des valeurs de l’Occident, comme l’individualisme ou le matérialisme. La répression sévère des régimes a précipité leur radicalisation. En Iran, on a assisté à la reprise en main répressive du régime par les religieux qui avaient mené la lutte contre le régime corrompu du shah. En Algérie, dans les années 1990, la victoire du Fis a entraîné le passage au terrorisme de masse. En Afghanistan, les islamistes talibans, qui avaient pris la tête de la lutte contre l’occupation soviétique dans les années 1970, se retournent contre les États-Unis. Alors que les Américains avaient soutenu et armé les talibans et Oussama Ben Laden dans un premier temps, ils apparaissent comme les nouveaux colons à partir du moment où ils profitent de la chute du communisme pour s’implanter en Afghanistan ou au Yémen. Le coup d’éclat qu’est le 11 septembre 2001 va marquer un tournant de l’histoire. En réaction à ces attentats, les États-Unis vont alors entamer leur croisade contre « l’axe du mal ». L’Irak de Saddam Hussein sera désigné comme l’un des ennemis à abattre (en invoquant l’argument mensonger de la possession d’armes de destruction massive). Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 9

monde

La seconde guerre d’Irak, déclenchée en 2003, va conduire à la destruction de l’État irakien et à l’installation d’une minorité chi’ite au pouvoir, attisant les haines et provoquant une guerre civile entre sunnites et chi’ites. Les révolutions arabes du printemps 2011 s’inscrivent aussi dans cette dynamique contradictoire. D’un côté, les soulèvements sont l’expression d’une jeunesse et d’une partie de la population en quête de liberté et de travail, qui désirent accéder aux richesses promises par la mondialisation. De l’autre, ces révolutions ont aussi renforcé les mouvements religieux, islamistes, qui ont prospéré sur le terrain avec des actions sociales en faveur des plus démunis. Cela a contribué à un retour de ferveur religieuse, se dressant contre un monde perçu comme corrompu. Le printemps arabe a entraîné une répression féroce des autorités en Syrie, en Libye, au Yémen. Aujourd’hui le Moyen-Orient est devenu un brasier. Les forces conjuguées de l’Amérique, de la Russie, de la France et des pays arabes ne parviennent pas à éliminer Daesh. Le cancer risque de se généraliser. La vague des réfugiés en Europe et les attentats de Paris le montrent une nouvelle fois : on ne peut pas séparer ce qui se passe au Moyen-Orient de ce qui se passe en Occident. Les phénomènes sont reliés et s’enchaînent entre eux.

traditionnelles qui ont peu de moyens : la misère survient avec le développement économique pour les gens qui ne peuvent pas accéder à des moyens de subsistance dans des sociétés riches. Le développement entraîne la dislocation des sociétés traditionnelles et des solidarités associées. Il conduit des populations à s’entasser dans des bidonvilles, comme on le voit dans les mégapoles urbaines en Afrique ou en Amérique latine. Même si le niveau de revenu augmente en dollars, le fait de vivre dans un univers urbain où tout se vend appelle des frustrations et une nouvelle forme de misère. Dans les pays occidentaux, l’enrichissement économique occasionne non seulement des poches de misères, celle des exclus et des laissés-pour-compte, mais même au sein des classes moyennes, on découvre que le bien-être matériel n’apporte pas le bonheur promis. Voilà ce que l’on a appris de cette période de croissance. De fait, le développement effréné qui a été la source de grands progrès techniques, économiques, sociaux est devenu aussi un processus de destruction qui mène à de probables catastrophes en chaîne. Le monde actuel est menacé de s’effondrer sous l’effet de crises multiples – écologique, financière, économique, sociale, démographique – qui peuvent se nouer entre elles pour former une « polycrise ».

Mais si la mondialisation produit des crises, elle a également conduit à une croissance exceptionnelle à l’échelle de la planète. La Chine et l’Inde sont sorties de l’état de sousdéveloppement, tout comme le Brésil ou la Turquie. Beaucoup de pays du Sud ont connu leurs « trente glorieuses », des millions de personnes sont sorties de la pauvreté, la mortalité infantile a chuté, l’espérance de vie dans le monde est passée de 64 ans en 1990 à 71 ans aujourd’hui…

Vous utilisez l’expression « crise de civilisation » pour caractériser la période actuelle. Qu’entendez-vous par là et que proposez-vous pour la surmonter ?

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u On ne peut pas séparer ce qui se passe au Moyen-Orient de ce qui se passe en Occident. u

La mondialisation est bien sûr un phénomène contradictoire qui contient des aspects positifs et d’autres négatifs. Mon approche complexe des phénomènes invite à ne pas céder aux visions unilatérales : ni celle des apôtres de la mondialisation heureuse, ni celle des déclinologues qui ne voient que le pire. La croissance a certes permis de faire sortir de la pauvreté des millions de gens et d’augmenter l’espérance de vie, mais elle a en même temps engendré un nouveau type de pauvreté. Avec le développement, la pauvreté cède le pas à la misère, comme l’explique l’Iranien Majid Rahnema : la pauvreté est l’état de sociétés 10 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Il s’agit d’une « crise de civilisation » généralisée dans la mesure où elle touche tous les aspects de la vie humaine et conduit, par réaction, à une aspiration à une autre civilisation. On peut observer la montée de cette revendication, tout au long de cette période, à travers les initiatives visant à construire l’écologie, le partage, la convivialité, la solidarité. Il me semble que l’on peut prévoir deux types de scénario pour l’avenir : • un scénario catastrophique où les crises écologique, économique et sociale se combinent pour aboutir à un cataclysme civilisationnel ; • une autre voie est possible, si les forces de régénération, fondées sur les valeurs de solidarité, de convivialité et de bien-être parviennent à se réunir et à entrer en symbiose. Une métamorphose est possible. Elle repose sur la revitalisation des éléments positifs de notre civilisation et l’inhibition des forces mortifères. C’est un scénario peu probable, mais possible. l

COMMUNIQUé

SANTÉ ET ASSURANCE

Protégez au mieux votre capital santé

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L

a santé occupe une place de plus en plus importante dans le budget des ménages, à tel point que près d’un tiers des Français renoncent à des soins faute d’argent. Consciente de cette tendance, la GMF a conçu SANTE PASS, une complémentaire santé de qualité, particulièrement compétitive. Souple et modulable selon les besoins, le contrat SANTE PASS réserve un ensemble d’avantages tarifaires  : jusqu’à 18% de réduction selon le nombre de personnes assurées (1), 6 mois gratuits pour les bébés (2)… Le tout pour une protection étendue  : les dépassements d’honoraires, de plus en plus fréquents, sont remboursés jusqu’à 220%  ; pratiquement tous les médicaments – y compris ceux remboursés à 15% par la Sécurité sociale – sont pris en charge. De plus, vous avez accès à des tarifs négociés et des services privilégiés (en optique, dentaire…) grâce aux réseaux Santéclair, qui rassemblent plus de 6000 professionnels de la santé.

Protégez vos revenus Et parce que les agents des services publics ne sont pas forcément bien couverts en cas d’arrêt de travail pour maladie ou accident de la vie privée, la GMF a conçu Protection Revenu. Cette garantie vous permet de maintenir votre niveau de vie en cas de coup dur : l’indemnisation est calculée sur la base de votre traitement, mais aussi de vos primes. Protection Revenu peut être souscrit avec le produit SANTE PASS ou de façon totalement indépendante. Pensez-y ! (1) (2)

Protection Revenu en pratique Pour qui ? Protection Revenu est accessible à tous les fonctionnaires et contractuels de la Fonction publique âgés de 18 à 65 ans. Une simple déclaration de bonne santé est demandée à partir de 30 ans. Comment ça marChe ? En cas d’arrêt de travail, le contrat permet à l’assuré de conserver un revenu moyen similaire à ce qu’il percevait l’année précédente. Il choisit son montant garanti et peut le faire évoluer. Le PLus ? L’indemnisation tient compte aussi des primes. Pour queLLe durée ? Jusqu’à 5 années consécutives d’indemnisation.

Nicolas Pépin, Responsable Produit à la GMF

«Le choix d’une complémentaire santé est libre» « On dit souvent que la santé est ce qu’il y a de plus important. Raison de plus pour passer à la loupe son assurance complémentaire santé et faire jouer la concurrence. Rappelons que le choix d’une complémentaire est libre, une règle qui vaut aussi pour les fonctionnaires. Insistons aussi sur le fait qu’au bout d’un certain temps, en général à partir du 4ème mois d’arrêt de travail, les fonctionnaires ne perçoivent plus que la moitié de leur traitement. Mieux vaut donc avoir anticipé ! C’est ce qui nous a guidés dans la conception de Protection Revenu, le complément prévoyance du contrat SANTE PASS ».

Ensemble des assurés avec une seule et même formule au contrat. Si l’inscription de l’enfant a lieu dans les 3 mois qui suivent sa naissance ou son adoption.

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SErEc communication / mars 2015 - Photo Getty Images - GMF : 76 rue de Prony 75857 Paris cedex 17

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développement

La mosquée et le palmier

Vingt-cinq années de développement… durable ?

Frédéric Charmeux/DDM

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L

e monde dans lequel les générat ions issues des Tr ent e Glor ie u s e s ont grandi n’est plus. Son ordre était simple : une domination sans partage de deux grands, défendant deux systèmes d’organisation certes antagonistes, mais tous deux fondés sur la puissance de l’État. Avec l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, un seul système reste en lice, le libéralisme nord-américain.

w Sylvie Brunel Écrivain, géographe, professeure des universités à Paris‑IV.

12 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Force militaire, suprématie économique, conviction d’une supériorité morale et culturelle, l’Occident régit l’ordre du monde au lendemain de la guerre froide, et les États-Unis font figure d’hyperpuissance. Toutes les institutions de la gouvernance mondiale, forgées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, perpétuent sa mainmise. La chute du rideau de fer fait naître l’espoir d’un monde nouveau, où l’aide ne servirait plus à maintenir au pouvoir des dictateurs alliés mais à lutter contre la pauvreté. Mais l’aspiration au développement des pauvres d’hier suscite l’inquiétude des pays riches, conscients que leur mode de production et de consommation dispendieux ne pourra être généralisé. Le premier grand sommet de l’après-guerre froide, à Rio de Janeiro en juin 1992, unit pour la première fois l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud. Il intronise le développement dit durable, c’est-à-dire la prise en compte des conséquences environnementales de la croissance économique. Trois grandes conventions internationales sont adoptées, l’une sur

Frans Lemmens/Corbis

Émergence des nations dominées d’hier, montée des revendications identitaires, changement climatique…, le quart de siècle qui vient de s’écouler a profondément changé le paysage géopolitique mondial.

la biodiversité, la seconde sur la désertification, la troisième sur le changement climatique.

Nouveau désordre du monde L’espoir d’une paix mondiale se révèle de courte durée. En Afrique, le multipartisme et la démocratisation, imposés de l’extérieur par les institutions financières internationales et les États donateurs, à commencer par la France avec le discours de François Mitterrand à La Baule en juin 1990, engendrent une explosion des conflits internes. Les ONG sont sur tous les fronts et reçoivent une partie des fonds jusque-là alloués aux États, ce qui renforce leur visibilité et

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La Burj Khalifa à Dubai, plus haut gratte-ciel du monde, qui pointe à 828 mètres.

leur puissance. L’avènement d’Internet leur permet de s’organiser en réseaux et de lancer des campagnes planétaires. L’Onu semble appelée à un nouveau rôle de gouvernance mondiale, mais ses opérations militaro-humanitaires échouent à ramener une paix durable, dans des pays où la crise de la dette et les plans d’ajustement structurel ont laissé des économies exsangues et exacerbé les rivalités internes pour la conquête du pouvoir. Conséquences de la libre circulation des capitaux et de l’interconnexion des places boursières, les émergents essuient de redoutables crises financières et passent par une alternance successive de booms économiques et de

graves récessions, qui essorent les classes moyennes et alimentent le ressentiment des laissés-pour-compte, jeunes au chômage, régions périphériques privées de revenus, oubliés de la mondialisation occidentale, avivant les réflexes identitaires. En 2001, les attentats contre le World Trade Center, au lieu de faire prendre conscience à l’hyperpuissance du rôle essentiel d’une coopération forte avec des États solides, suscitent au contraire une offensive brutale des troupes américaines au Proche et au Moyen-Orient. La destruction de l’Irak crée une onde de choc qui, de domino en domino, ravage tous les pays voisins et alimente

la rancœur contre l’Occident. La fin de la guerre froide aura finalement engendré, avec la disparition de la bipolarité stratégique entre les deux grands d’hier, une multiplicité de guerres locales et l’émergence imparfaite de pays aspirant au leadership régional, Chine en tête. L’Europe, qui représenta l’espace d’un demi-siècle un îlot de prospérité et de stabilité dans un monde en souffrance, se retrouve encerclée par la pauvreté et la guerre, menacée de dépérissement par son incapacité à agir collectivement. Elle ne dispose ni de l’unité politique, ni de la puissance militaire, ni de l’autorité morale. Sa pérennité est contestée de l’intérieur. Chômage structurel, profonde crise de ses pays les plus fragiles, à commencer par la Grèce, et assaut des migrants qui continuent à la voir comme un eldorado, réveillent les tentations nationalistes et la menacent d’explosion. Les États-Unis, cet espace insulaire qui contrôle plus de la moitié des dépenses militaires mondiales et dispose des systèmes de renseignement les plus sophistiqués, maintiennent, eux, leur suprématie. Mais elle leur coûte de plus en plus cher, les crispe sur leur obsession sécuritaire et fait renaître l’éternelle tentation de l’isolationnisme. Combien de temps encore régneront-ils sur le monde, alors que le basculement démographique change la donne, non seulement sur leur propre territoire, avec la montée des populations non wasp, mais aussi à l’extérieur, avec le poids croissant de l’Afrique, de l’Asie du Sud et de l’Indonésie, tandis que s’affirme de jour en jour l’aspiration chinoise à la domination ?

Renaissance de la Chine En 2015, la Chine est en t rain de reprendre la place de première puissance mondiale que les traités inégaux lui avaient ravie au milieu du 19e siècle. Après la mort de Mao (1976), Deng Xiaoping déclare qu’il faut à son pays « cinquante ans de coexistence pacifique » pour retrouver son leadership mondial. Stratégie dite du collier de perles de sécurisation des approvisionnements Janvier 2016 N° 277

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développement

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Nguyen Huy Kham/Reuters

Un VinMart à Hanoi, chaîne de minisupermarchés très dynamique au Viêtnam.

dans les océans Indien et Pacifique, nouvelle route de la Soie, la Chine vise à son tour l’hyperpuissance. Elle passe progressivement du « made in China », modèle exportateur de produits fabriqués en masse à faible valeur ajoutée, au « made by China », montée en gamme de l’appareil productif, et au « made for China », la hausse des salaires internes permettant l’apparition d’un immense marché intérieur. Après les trente glorieuses du décollage, son apparent ralentissement n’est que la conséquence d’une volonté politique de limiter la surchauffe de la machine. Le capitaliste rouge Xi Jinping remet en ordre son pays en pratiquant à l’intérieur une moderne révolution culturelle (censure, élimination des opposants et « rectification » des rivaux potentiels) et assoit son influence dans le reste du monde, et notamment en Afrique, en Amérique latine et en Asie centrale, à coups de prêts par millions, mais aussi d’intimidations, avec la diplomatie de la canonnière en mer de Chine. Les autres émergents, ces fameux BRICS, acronyme créé en 2001 par Jim O’Neill, économiste de la firme Goldman Sachs, bien qu’ils vivent dans la dépendance de l’aspirateur chinois, qui leur achète 14 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

leur pétrole et leurs matières premières, ont aussi considérablement changé : l’Inde s’est lancée dans la reconquête de l’océan Indien et tente d’exercer son influence en Afrique ; le Brésil, malgré la crise qu’il traverse, est devenu la sixième économie mondiale, tandis que la Russie de Vladimir Poutine s’emploie à reconquérir l’empire perdu au lendemain de la guerre froide. L’Afrique du Sud pèse à elle seule le quart du PIB de tout le continent africain, et est devenue le premier investisseur au sud du Sahara. Derrière les BRICS se profilent d’autres émergents, les CIVET, tout aussi dynamiques, Colombie, Indonésie, Vietnam, Éthiopie, Turquie… tous caractérisés par leurs taux de croissance élevés, la part croissante prise par leur secteur manufacturé et la montée de leurs classes moyennes.

Quadrilogie de l’émergence L’émergence repose sur une quadrilogie simple : stabilité des institutions, transformation sur place des matières premières, qualification de la main-d’œuvre, investissements sociaux de nature à renforcer la classe moyenne. Les pays qui réussissent leur mutation ne s’embarrassent guère des préceptes occidentaux de droits de l’homme et de démocratie, comme le

montrent les exemples des Émirats arabes unis et de Singapour (encadré p. 15). L’hostilité, réelle ou supposée, de l’environnement politique et les nécessités de la croissance légitiment aux yeux des bâtisseurs les méthodes autoritaires, présentées comme la seule voie capable de triompher des obstacles. Ni Lee Kuan Yew ni Sheikh Zayed n’admettaient la remise en question de leur dessein aménageur, pas plus que Xi Jinping, Paul Kagame, qui a su relever le Rwanda après le monstrueux génocide de 1994, ou Vladimir Poutine, soucieux de restaurer la grandeur de la Russie, ne tolèrent aujourd’hui la contestation. Partout, l’enrichissement et l’émergence s’accompagnent d’injustices. Hier, l’ordre établi et l’autoritarisme brisaient impitoyablement les velléités de révolte et les revendications pour plus de justice sociale, jusqu’à ce qu’enfin les démocraties naissent dans la douleur. Aujourd’hui, la naissance d’une classe moyenne mondiale, qui revendique des libertés politiques à l’aune de l’élévation de son niveau de vie et d’information, et l’existence de réseaux sociaux planétaires font que les inégalités, l’injustice, les sacrifices, hier perçus comme des passages obligés vers une nouvelle ère, sont désormais vécus

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comme intolérables. Pour rendre durable le décollage, il faut l’étayer par des investissements massifs dans l’éducation et la santé, la construction d’infrastructures au service de tous. Mais la question de savoir si la démocratie précède le développement ou si elle en est la conséquence reste ouverte. Une chose est sûre : au cours du dernier quart de siècle, l’humanité a su relever le défi du développement. Le monde, qui ne comptait pas plus de 3 milliards d’hommes dont l’espérance de vie moyenne ne dépassait pas 45 ans en 1960, porte aujourd’hui près de 7,5 milliards de personnes qui vivent en moyenne plus de 70 ans. En 2015, le bilan des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), adoptés solennellement à New York en 2000, montre le chemin effectué. Le taux mondial de mortalité infantile, passé de 93 pour mille en 1990 à 37 pour mille en 2015, témoigne d’une victoire planétaire considérable contre la mortalité précoce. Le nombre des pauvres ne représente plus que 10 % de la population mondiale, contre la moitié un quart de siècle plutôt. En une génération, 3 milliards d’hommes ont changé de statut ! Les Nations unies adoptent en septembre 2015 un nouveau programme, composé de 17 objectifs de développement durable. Ils concernent cette fois autant les pays dits riches que les anciens pays dits pauvres : alors que le monde enregistre une convergence mondiale des indices de développement humain, le clivage majeur n’est plus celui qui oppose les États entre eux mais le creusement des inégalités internes, autant dans le monde développé que dans celui qui se développe. Les riches s’enrichissent toujours plus et le capital appelle le capital, tandis que les pauvres ne disposent que d’une part sans cesse amenuisée du gâteau des richesses mondiales. Entre les deux, la classe moyenne, partout, subit les chocs économiques et la libéralisation croissante des marchés du travail, toujours en quête de « flexibilité » supplémentaire, avec la peur panique du déclassement. Si le développement est une réalité,

Du tiers monde au premier monde « Du tiers monde au premier monde… » Cette formule, c’est celle de Lee Kuan Yew, l’homme providentiel de Singapour, mort en 2015. Celui qui fit d’une petite cité – État sans ressources et sans territoire, détachée de la Malaisie en 1965 pour cause de population chinoise trop importante –, l’une des premières puissances financières du monde. L’une des plus riches aussi, puisque son revenu par habitant tutoie les sommets. Un Qatar sans pétrole, ou plutôt une Suisse au cœur de l’Asie. Même le territoire national a pu être agrandi d’un tiers, gagné sur la mer, montrant combien la volonté humaine peut changer la face du monde. Singapour sait dès son aéroport, transformé en jardin où fleurissent les orchidées, vous administrer la preuve de son excellence. Mais les chants d’oiseaux qui vous y bercent proviennent de discrets haut‑parleurs dissimulés dans la ramure : le monde

soigneusement construit est plus parfait que la nature sauvage, qu’il faut parfois détruire pour mieux la recréer, telle est la leçon que Singapour entend donner. Cette perfection qui ne tolère pas la moindre déviance – au point qu’un papier jeté au sol vous expédie tout droit au poste de police – justifie aux yeux du gouvernement de Singapour le dirigisme avec lequel il a mené d’une main de fer sa métamorphose.

Ciment identitaire et passé magnifié

Lee Kuan Yew avait un grand ami, Sheikh Zayed, un Bédouin né d’une grande famille, au cœur de la partie la plus aride du monde, le « désert des déserts » d’Arabie. Tous deux rencontraient les mêmes défis : le premier devait développer une presqu’île minuscule et sans ressources ; le second un morceau de désert misérable et battu par les vents de sable. Utilisant avec discernement la manne pétrolière, Sheikh Zayed fit appel aux meilleurs

l’émergence et la financiarisation créent des laissés-pour-compte : les peuples autochtones (5 % de la population mondiale mais un tiers des ruraux pauvres), les paysans sans terre ou dont les exploitations agricoles ne sont pas économiquement viables, les urbains les plus pauvres, entassés dans des territoires de relégation, où ils subissent à la fois des

agronomes, aux meilleurs techniciens, pour transformer ses dunes en pays des mille et une nuits, où l’eau ruisselle de fontaines de nacre. Abou Dhabi comme Singapour cultivent le même volontarisme, qui illustre à la fois cette capacité des hommes à modifier radicalement leurs milieux de vie pour s’élever, même dans un environnement hostile. Gouverner d’une poigne de fer tout en exaltant un ciment identitaire puisé dans un passé magnifié, la méthode continue de faire ses preuves dans bien des pays émergents. Comme Singapour, les Émirats arabes unis se veulent un hub au cœur de leur région. Quel meilleur symbole pour démontrer sa réussite que la prouesse architecturale ? Aux Émirats, c’est la Burj Khalifa qui, telle une pyramide moderne effilée par les nécessités de l’aérodynamique, s’élance à l’assaut du ciel sur plus de huit cents mètres, rabaissant les gratte‑ciel voisins au statut de nains. l s.b.

conditions de vie dégradées, un accès au travail insuffisant synonyme de précarité, et l’insécurité. Chez tous ceux qui se sentent exclus du partage des richesses, et notamment les jeunes, le ressentiment attise les affiliations identitaires : il leur faut se trouver un combat commun, qu’il prenne la forme de l’ethnicité ou de l’intégrisme religieux. Janvier 2016 N° 277

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développement

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Face au changement climatique, deux types de réponses sont apportés par les États : atténuer l’émission de GES, avec l’espoir de pouvoir rester en dessous de 450 ppm (parties par million) de CO2 dans l’atmosphère, seuil considéré comme la limite pour ne pas dépasser 2° Celsius d’accroissement de la température mondiale, adapter les territoires aux conséquences du changement climatique. En pratique, la priorité planétaire donnée à l’atténuation du changement climatique pousse les institutions internationales à mobiliser de plus en plus de financements au service de la transition énergétique et de la décarbonation de l’économie. Pourtant, les pays en développement réclament, eux, qu’une part importante des financements soit accordée à lutter non pas contre des maux futurs et par essence incertains, mais contre la pauvreté et

l’insécurité sanitaire et alimentaire actuelle de leurs populations. Dans la mesure où le CO2 déjà émis restera un siècle dans l’atmosphère, ils jugent que l’urgence écologique est de les aider à faire face aux conséquences d’une terre plus chaude. Mais ils peinent à se voir accorder les fonds d’adaptation réclamés, qui mobilisent moins du quart des financements. Or les pays pauvres rendent les pays riches responsables de leurs difficultés en raison des émissions de GES liées à leur industrialisation ancienne. Dans les discours planétaires, le devoir de réparation lié à la dette écologique s’est ainsi superposé aux traditionnelles dénonciations des méfaits de l’impérialisme, du colonialisme et de la traite.

Des pays riches toujours aussi pingres Mais les pays riches se montrent toujours aussi pingres : le « fonds vert » de 100 milliards de dollars

Panique écologique C’est en 2006 que la Chine dépasse les États-Unis comme premier émetteur mondial de gaz à effet de serre (GES). En 2015, elle représente 25 % des émissions, contre 15 % pour son puissant rival, et 10 % pour l’Europe, qui a adopté un très ambitieux plan climat. Sous l’influence des rapports toujours plus alarmants du Giec, créé en 1988 par les Nations unies pour montrer la responsabilité des hommes dans le changement cli16 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

iStock/Getty

La nouvelle dette écologique

pour les pays en développement promis à Copenhague en 2009 n’a toujours pas réussi à rassembler les financements annoncés, et l’aide publique au développement ne dépasse toujours pas 0,35 % des PNB des pays de l’OCDE, deux fois moins que l’objectif adopté en 1970. La préservation de la planète est devenue pour l’essentiel une guerre des technologies propres, dans laquelle d’ailleurs les émergents occupent une place croissante. Partout le capitalisme vert fait recette, culpabilisant les classes moyennes pour

matique, la panique écologique gagne le monde : la température de la terre a augmenté de 0,85 degré Celsius depuis l’ère préindustrielle et le réchauffement semble s’accélérer sous l’influence des émissions toujours plus importantes des GES produits par l’activité humaine. Toutes les catastrophes naturelles sont désormais analysées comme des manifestations du « dérèglement » climatique. La mondialisation étant synonyme de littoralisation et de maritimisation, elles

leur vendre plus cher des produits dits propres. La nature elle‑même a changé de statut : d’une conservation pure et dure régie par la puissance publique, les aires protégées sont perçues désormais comme des réserves de « services écosystémiques ». Apparition de « biobanques » et de fonds verts, mise en œuvre de stratégies de compensation des dommages écologiques destinées à permettre la déforestation ou la création de mégaprojets miniers et l’extractivisme, la nature s’est financiarisée. l s.b.

frappent des humanités de plus en plus nombreuses, installées dans des territoires de plus en plus vulnérables : la moitié de l’humanité vit en ville, à moins de 100 kilomètres d’un rivage, 400 millions d’hommes habitent à moins d’un mètre d’altitude. 350 millions de « réfugiés climatiques » sont annoncés d’ici 2030. Tous les estuaires, les deltas, les îles tropicales se sentent menacés par la montée du niveau des océans (3 cm tous les dix ans). Les assureurs du monde s’inquiètent

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devant le coût croissant des dommages. Hollywood met en scène dans des films à grand spectacle la catastrophe imminente : déluges, glaciations, tsunamis, pandémies mortelles, départs pour une autre planète. Partout la « collapsologie » ou science de l’effondrement fait recette. Pour tant, les dommages env ironnementaux qu’elle subit conduisent la Chine à réviser la priorité absolue qu’elle a accordée à la croissance économique depuis sa libéralisation en 1978. Elle prend à son tour le tournant du développement durable. Plus de justice sociale, afin d’étendre la « petite prospérité » des classes moyennes des villes littorales aux ruraux et aux provinces de l’intérieur, plus d’écologie. Le gouvernement s’est lancé dans un immense programme de reboisement du territoire, la création d’une centaine de villes nouvelles, le détournement des grands fleuves pour assurer l’approvisionnement en eau des mégacités. Non seulement la Chine remodèle son territoire, mais elle devient aussi un pays leader des technologies vertes, notamment dans le solaire et l’éolien. Comme dans tous les pays émergents, sa classe moyenne croissante se révèle de plus en plus sensible aux questions écologiques.

Avènement du développement durable Partout où la misère et l’urgence ne poussent pas à le saccager, l’environnement devient une priorité pour ceux qui ont désormais les moyens et le souhait de préserver leur cadre de vie. Produire, mais aussi répartir et protéger, la trilogie du développement durable semble s’imposer partout. Lors du grand sommet sur le climat de décembre 2015 à Paris, la fameuse Cop 21 visant à un accord international de limitation planétaire des GES, les émergents annoncent leurs propres engagements. Face au réchauffement de la planète, ils ne veulent plus faire partie du problème, mais des solutions. De récipiendaires de l’aide internationale en 1990, les plus puissants sont devenus donateurs, à l’image de la Chine, de l’Inde, de la Corée du Sud, de

l’Arabie saoudite, ou de la Turquie qui accueille sur son sol plus de 2 millions de migrants. Les prédictions les plus alarmantes sur la finitude des ressources ont suscité, aiguillonnée par la demande chinoise, la recherche de nouvelles ressources – hydrocarbures non conventionnels, off shore profond, mise au point d’énergies renouvelables, dans le solaire, l’éolien, la biomasse, la géothermie, dont les prix ne cessent de baisser. L’apparition d’une conscience écologique planétaire devient le prétexte d’une nouvelle guerre

u La parenthèse historique de la suprématie occidentale est en train de se refermer. u économique autour des technologies propres. Alors que le changement climatique, par les incertitudes et les risques qu’il fait peser sur le monde, rend plus nécessaire encore une coopération internationale renforcée et des gouvernances locales solides, c’est l’inverse qui se produit : le bal des égoïstes et la multiplication des États faillis. À partir de 2013, l’abondance relative des ressources et la baisse de la demande chinoise font s’effondrer les cours du pétrole et des matières premières. Voici l’ascension des émergents brutalement remise en question par cette chute des cours des « commodités », qui ampute leurs recettes, et par le resserrement de la politique monétaire américaine, qui provoque une fuite massive des capitaux. Les tensions s’exacerbent dans leurs sociétés, encore à mi-chemin entre la pauvreté et l’émergence, avivant la peur du déclassement des classes moyennes

et les discours identitaires des laisséspour-compte, tandis que la crise creuse les inégalités. Une mosquée et un palmier, voilà, selon Sheikh Zayed (encadré p. 16) ce que devait voir en sortant de chez lui chaque habitant d’Abou Dhabi, capitale des Émirats arabes unis. Une mosquée et un palmier, la religion qui cimente les hommes et la nature qui les réconforte, le vert de l’islam et le vert de l’arbre, ce raccourci saisissant résume bien des nations aujourd’hui. Prêcher une foi unificatrice, quitte à ce qu’elle vous isole de vos voisins, planter des arbres pour recréer la biodiversité que l’on a détruite – ou qui n’a jamais existé –, l’idéologie identitaire et le culte d’une nature idéalisée fondent un socle commun, hélas décliné de façon bien différente, voire antagoniste, qui caractérise désormais tous les pays qui se considèrent euxmêmes comme développés.

En guise de conclusion… La parenthèse historique de la suprématie occidentale est en train de se refermer, mais rien ne paraît en mesure de prendre sa place. L’Occident assiste à la montée chaotique d’un Sud qu’il a longtemps cru dominer. Il fait face à de multiples crises qui compromettent son hégémonie historique. Crise écologique, qui confronte les sociétés à la finitude des ressources et engendre un discours de peur, avec la multiplication des prophètes d’une pseudoscience de l’effondrement qui porte désormais un nom, « collapsologie ». Crise morale, que traduisent la montée de l’individualisme et des solitudes pour des citadins désormais majoritaires, dans un monde où s’effacent les solidarités rurales traditionnelles dans des campagnes partout en crise. Crise de civilisations qui s’affrontent au nom d’une vision extrémiste des religions. Pourtant, l’humanité vit mieux et plus longtemps qu’hier. Et elle a les solutions pour inventer un progrès durable mis au service de tous, sur une planète préservée. Plus de partage, plus de tolérance, plus de respect, les réponses existent. La question est de savoir qui aura la légitimité de les mettre en œuvre. l Janvier 2016 N° 277

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environnement

L’écologie, entre urgence et indifférence Tout repenser – l’humain, la démocratie, le monde – à l’aune de l’urgence écologique : c’est le pari de la pensée environnementale d’aujourd’hui.

exerçons un impact massif sur la biosphère, mais celle-ci va en retour exercer un impact massif sur les sociétés. C’est pourquoi l’écologie implique de tout repenser : le droit, la métaphysique, la démocratie, etc. C’est ce à quoi invite le mouvement des humanités environnementales, à repenser les disciplines en fonction de nos interactions au sein du système Terre. Malheureusement, pour l’instant, les environnementalistes sont les seuls à porter ce paradigme. C’est un mouvement en cours, mais qui est trop jeune pour bousculer véritablement les chercheurs en sciences sociales… L’université reste un lieu très conservateur ; chacun est sur sa discipline, son pré carré. Laurent de Senarclens

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Entretien avec DOMINIQUE BOURG par Chloé Rebillard

On est passé d’une société relativement indifférente à la question de l’écologie, à une prise de conscience plus massive de l’urgence environnementale…

Dominique

Qu’est-ce qui a changé dans la manière de penser l’écologie depuis vingt-cinq ans ?

Professeur de philosophie à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’université de Lausanne, il a récemment dirigé, avec Alain Papaux, Dictionnaire de la pensée écologique, Puf, 2015.

Aujourd’hui, la pensée écologique se caractérise par deux traits structurants : le scepticisme vis-à-vis des techniques quant à leur capacité à résoudre tous les problèmes, et une réévaluation de la position de l’homme dans la nature. Elle remet ainsi en cause le dualisme hérité des modernes, et sur lequel se sont construites toutes les sciences sociales, selon lequel il y aurait, d’un côté, l’homme et sa société et de, l’autre, la nature. L’idée d’Anthropocène montre qu’il y a un entrelacs entre société et nature. On ne peut pas penser la société sur les seules bases de la culture, comme un objet autonome. Non seulement nous

Bourg

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Il faut relativiser le changement. Beaucoup continuent à penser l’écologie comme une question marginale à laquelle on peut donner des solutions purement techniques. Sur la question du climat par exemple, on continue de faire croire qu’une société bas carbone, basée sur de faibles besoins énergétiques, c’est une société de croissance : dans la durée, c’est faux ! Très peu d’acteurs ont compris l’ampleur du changement qui se pense au travers de ce que l’on appelle l’écologie. Pour l’homme de la rue, c’est une question sectorielle et qui, de temps en temps, apparaît dans le champ électoral. Souvenez-vous de la campagne présidentielle de 2012 : au deuxième tour personne n’a parlé d’écologie.

Pourtant apparaissent des discours qui font état de l’urgence… C’est un discours consubstantiel de l’écologie politique, au sens non pas des partis mais de l’écologie politique comme pensée. Ce courant émerge dès les années 1960-1970, avec l’idée que l’on ne peut pas répondre aux difficultés qui s’annoncent qu’avec des réponses techniques, mais que c’est la société tout entière que l’on doit réorganiser. Cette idée apparaît notamment dans le rapport Meadows dès 1972, et, quarante-cinq ans après, elle commence seulement à être un peu entendue. Elle amène à tout repenser : la morale ne s’arrête pas aux êtres humains, le droit doit inclure les autres êtres vivants et les écosystèmes, la politique concerne les interactions avec la nature, etc.

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La démocratie, avec ses rythmes électoraux, est-elle conciliable avec l’écologie ? Un régime autoritaire est incapable de prendre en compte les questions d’environnement. En interdisant la diffusion de l’information, la recherche libre, les lanceurs d’alerte, les minorités associatives…, il amène nécessairement à une catastrophe environnementale. En même temps, les démocraties représentatives dont nous avons hérité ont beaucoup de mal avec ces questions car elles ont été conçues afin que chacun puisse produire au maximum et jouir en paix de sa production. Si quelqu’un se présente devant les électeurs en disant « moi je veux réduire votre bien-être », vous imaginez bien ce qu’il va lui arriver… Notre démocratie conçoit l’électeur comme juge ultime des politiques publiques, ce qui paraît cohérent et juste. Mais la difficulté, c’est que l’environnement ne fonctionne pas comme ça. Vous ne percevez pas qu’il y a 400 ppm de dioxyde de carbone dans l’air, pas plus que vous ne percevez une moyenne de température. Quand on vous dit qu’il y a un cyclone, ou que les bouquetins et les chamois dans les Alpes ont du mal à se reproduire, etc., vous ne pouvez pas faire le lien entre ces différents événements. Sans médiation scientifique, il est impossible de comprendre une situation environnementale. On a besoin d’un jugement au second degré. Les démocraties classiques sont très mal organisées pour pouvoir intégrer ce genre de choses. On finira petit à petit par trouver des aménagements à nos institutions, qui finiront par les bouleverser.

L’immobilisme des sociétés n’entre-t-il pas en contradiction avec la temporalité environnementale qui, elle, devient urgente ? Oui, c’est un autre changement primordial dans les vingt-cinq dernières années. Hans Jonas dans Le Principe responsabilité, publié en 1979, avait bien compris, et c’était alors le seul, que les décisions prises à son

époque auraient des répercussions dans les prochaines décennies. Il avait compris que lorsque l’on accumule du carbone, on ne peut plus le retirer de l’atmosphère. Seulement, il n’imaginait pas que les problèmes surgiraient dès maintenant. Il évoquait de lointaines « générations futures » ? Or, en 2013, les rafales du typhon Haiyan atteignaient 379 km/h : c’est presque le souffle d’une bombe ! Les effets sont exponentiels ; plus la température se réchauffera, plus les événements climatiques seront violents. Entre 1970 et 2010, la biosphère s’est considérablement dégradée. La moitié des populations de poissons, d’oiseaux, de reptiles, d’amphibiens, de mammifères ont disparu. Il est trop tard pour échapper à un basculement de la planète dans l’Anthropocène, mais il reste des marges d’action. Au fur et à mesure que les dégâts vont se faire sentir, on va finir par agir. Pour l’instant, seule une partie de ceux qui ont pour profession de s’occuper des questions d’écologie ont compris l’amplitude de la question. Mais la brutalité des changements à venir va nous contraindre à la compréhension. l

Qu’est-ce que l’Anthropocène ? En février 2011, les spécialistes de la Société géologique de Londres ont voté à l’unanimité l’appellation « Anthropocène » pour désigner la période géologique qui nous attend désormais. Jusque-là, nous en étions à l’Holocène, terme désignant la longue période chaude ayant succédé à la dernière glaciation (- 12 000 ans) et au cours de laquelle les civilisations agricoles et urbaines se sont développées. Mais, considérant que l’importance des changements climatiques et environnementaux causés par l’homme peut désormais dépasser en ampleur les précédents naturels, des scientifiques ont décrété le début d’une nouvelle ère caractérisée par le réchauffement de l’atmosphère, l’instabilité des grands équilibres, l’extinction ou la migration de nombreuses espèces vivantes et la généralisation des monocultures. L’Anthropocène, c’est l’ère d’une action humaine capable d’agir sur l’ensemble de la planète. Mais agir ne veut pas dire maîtriser : nombreux sont ceux qui doutent des scénarios rassurants imaginés par le Giec en 2007, visant à maintenir le climat de la Terre dans des limites supportables. l Nicolas JourNet POUR AllER PlUs lOIN Mike Davis, Bienvenue à l’Anthropocène, Contretemps, www.contretemps.eu Dipesh Chakrabarty, Le Climat de l’histoire : quatre thèses, Revue internationale des livres et des idées, janvier 2012. http://revuedeslivres.net Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013. laurent Testot et Jean-François Mouhot (coord.), Le Climat fait-il l’histoire ?, Sciences Humaines, n° 258, avril 2014. Christophe Rymarski (coord.), Les pensées vertes. L’écologie décryptée, Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 19, juin-juillet-août 2010.

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relations internationales

Les nouveaux champs de bataille du monde La guerre a modelé l’Europe, consolidé sa puissance et structuré son rapport au monde. En migrant sur les scènes moyen-orientale et africaine, elle a façonné un nouvel ordre géopolitique. La Découverte

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Alexandro Auler/Redux/Rea

Soldat peshmerga sur la ligne de front à dix kilomètres de Mossoul (Irak), l’un des fiefs de Daesh.

w Bertrand Badie Politiste spécialiste des relations internationales, professeur à l’IEP-Paris, il a récemment publié Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Odile Jacob, 2014.

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L’

Europe n’est plus le champ de bataille du monde. Il reste évidemment de notables exceptions, à l’instar des guerres successives qui ont ravagé l’ancienne Yougoslavie ou celle, plus contenue, qui affecte aujourd’hui l’Ukraine. Pourtant, le constat est évident : l’Europe n’est plus ce champ de bataille sur lequel se sont construites les relations internationales modernes. Comprenons-nous bien : la

guerre n’a bien sûr jamais épargné la moindre région du monde, mais elle a occupé une place centrale et fondatrice dans l’histoire du Vieux Continent jusqu’à forger les relations internationales modernes dans leurs moindres détails et reléguer les autres conflits dans une marginalité qui les fait disparaître aujourd’hui des manuels d’histoire. Ce lien intime entre la guerre européenne et les relations internationales

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modernes a eu d’énormes conséquences. Il a d’abord contribué à construire les États occidentaux, à dessiner leurs contours, à renforcer leur légitimité, à leur donner une signification nationale, à consolider leurs institutions, à conférer un sens aux catégories de notre pensée internationale : souveraineté, territoire, sécurité, intérêt national. Ce phénomène avait attiré l’attention du grand historien américain Charles Tilly (1) ; il prend tout son sens dans une perspective comparative : la guerre n’a pas eu en Afrique, en Asie ou en Amérique latine les mêmes effets, aussi étroitement structurants : peut-être est-ce là une raison de plus de distinguer l’État européen des autres formes de système politique ayant eu cours ailleurs… Mieux encore, notre système international moderne – que l’on nomme « westphalien* » du nom des traités qui mirent fin à la guerre de Trente Ans (1648) – épouse dans son droit et sa configuration les traits de la guerre interétatique. Celleci apparaît dès Thomas Hobbes, puis chez Carl von Clausewitz et Carl Schmitt comme l’état normal des relations internationales : notre Europe est bel et bien la fille aînée de la guerre dans sa facture classique.

États de guerres, guerres sans États De nos jours, la grande majorité des guerres se trouve en Afrique ou en Asie : le Moyen-Orient, l’Afrique sahélienne et l’Afrique centrale couvrent à eux seuls près des trois quarts des conflits recensés. Ce déplacement a évidemment une importance géopolitique. Mais il y a bien plus, il révèle une double transformation, profonde et déterminante : la guerre change de sens. La guerre d’hier fondait et renforçait l’État, celle d’aujourd’hui résulte le plus souvent d’une trop grande faiblesse des États et de leur décomposition. La guerre était le produit d’une compétition de puissance et d’une rivalité entre puissants, elle est maintenant une marque de faiblesse, voire de pauvreté. La superposition entre la carte

des guerres et celle des IDH (indices de développement humain) est de ce point de vue saisissante. Des côtes atlantiques du Sahel jusqu’à la corne de l’Afrique et du Yémen à l’Afghanistan apparaît ainsi une vaste zone qui descend jusqu’aux confins des anciennes Rhodésies… Les puissants ne sont jamais loin, mais ils ne sont plus les principaux acteurs, laissant ouverte une question désormais centrale : comment gérer un conflit qui n’est plus le sien propre mais dont on veut encore détenir la solution ? Le congrès de Vienne (1815) n’avait pas ce souci tant il reposait sur l’évidence que les relations internationales étaient conduites par

u La guerre n’est plus un parachèvement de la puissance, mais un résultat de la faiblesse politique et de la décomposition sociale. u ceux qui se faisaient la guerre et réciproquement… Aujourd’hui, l’adage n’a plus de sens mais le désir d’appropriation des conflictualités par les puissances occidentales reste intact… Et d’ailleurs, sont-ce encore des guerres, celles que T. Hobbes, Clausewitz ou C. Schmitt avaient en tête ? Évidemment, le premier doute concerne les acteurs eux-mêmes et leur identité : l’État n’en est plus, comme en Somalie, en République centrafricaine, en Libye, ou n’apparaît que d’un seul côté – et très affaibli –comme en Afghanistan, au Yémen, en RDC ; il est parfois suppléé par une puissance extérieure dont les finalités restent imprécises, comme au Mali… Les milices remplacent les armées, les warlords se substituent à la hiérarchie

militaire, les frontières sont ignorées, tandis qu’un même conflit est tantôt interne, tantôt internationalisé, voire simultanément les deux, comme on a pu l’observer au Soudan ou en RDC… Selon C. Schmitt, la distinction ami/ ennemi permet de définir ce qu’est le politique : « Ce qui est censé être atteint, combattu, contesté et réfuté » (La Notion de politique, 1933). Cette sacro-sainte distinction se brouille aujourd’hui : un jour ami, un jour ennemi, un jour en guerre, un autre en transaction, l’acteur est difficile à identifier par rapport à soi et la guerre perd sa géométrie schmittienne, piégeant d’autant une grammaire occidentale qui croit dur comme fer au jeu des alignements durables. La guerre en Syrie nous le montre on ne peut mieux. Son importation en France à travers les attentats meurtriers de janvier et novembre 2015 le confirme dramatiquement : il est hasardeux et parfois contre-productif de réagir à cette nouvelle conflictualité avec des instruments et des méthodes issus du temps de la classique confrontation de puissances…

Impuissantes puissances En fait, on évolue vers ce qui peut apparaître comme un vrai paradoxe : la guerre était autrefois un mode de consolidation de l’ordre nouveau qui en résultait et on lui doit, entre autres, notre carte d’Europe. Elle perd aujourd’hui cette nature instrumentale qui faisait sa fonction, elle devient progressivement une finalité en soi. Cette évolution est redoutable : par cette inversion qui fait de la guerre un but en soi et non plus un instrument politique, les formules classiques qui président à la solution des conflits perdent de leur pertinence. On voit naître des « sociétés guerrières » dont nul ne conçoit l’issue et que leurs protagonistes souhaitent souvent voir durer à l’infini tant ils en retirent des avantages personnels. Quel est l’intérêt de négocier lorsque la guerre pourvoit à tant de fonctions et qu’aucune structure politique suffisamment solide n’est capable d’accueillir une paix durable ? Janvier 2016 N° 277

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relations internationales

Mots-clés SyStème weStphalIen Cette organisation du monde et des relations internationales se met en place à partir des traités de Westphalie, qui mettent fin à la guerre de Trente Ans (1618-1648). Elle reconnaît l’État comme forme privilégiée d’organisation politique des sociétés et promeut trois principes : la souveraineté externe (aucun État ne reconnaît d’autorité au-dessus de lui et tout État reconnaît tout autre État comme son égal), la souveraineté interne (tout État dispose de l’autorité exclusive sur son territoire et aucun État ne s’immisce dans les affaires internes d’un autre État) et l’équilibre des puissances (aucun État ne doit parvenir à l’hégémonie).

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Guerre aSymÉtrIque Ce type de conflit oppose des parties dont les forces sont déséquilibrées, et les finalités souvent différentes. Elles opposent souvent un groupe d’insurgés à un acteur étatique. Ce type de guerres, qui semblent se multiplier depuis la fin de la guerre froide, existe en réalité depuis longtemps. On hésite parfois à les qualifier de guerre, car domine encore dans le sens commun la mémoire des guerres mondiales du 20e siècle : des guerres interétatiques, entre des puissances industrielles, utilisant la conscription nationale et des armes sophistiquées.

Pourtant, les États occidentaux, forts de leur mémoire westphalienne, continuent de regarder ces conflits comme s’ils étaient dans le pur prolongement des guerres qui ont fait leur histoire. Ils y répondent spontanément sans s’interroger sur la pertinence ni la légitimité de leur intervention. Les questions de politique internationale prennent alors la forme d’un débat sur la « responsabilité de protéger », qui prend d’abord les parures du « devoir d’ingérence », et ce dès décembre 1988  (2). On assiste à la première réadaptation du droit face à ce décalage entre l’Europe et les nouveaux champs de bataille. Réaction raisonnable quand on perçoit les drames de l’ampleur de ceux constitutifs aux génocides qui ensanglantèrent le Rwanda 22 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

en 1994. Mais réaction incomplète et schématique quand on constate que nul n’a su répondre aux trois questions sousjacentes qui se pressent à l’esprit : qui est habilité à le faire ? Comment et par l’usage de quelle méthode ? Dans quelle finalité ?

les conflits asymétriques C’est là que l’on peut mesurer l’ampleur des changements survenus en vingtcinq ans. Intervenir dans une guerre qui n’est pas la sienne est complexe, de fait nouveau. Ramener l’autre à la paix est une mesure de sécurité collective qui, si elle n’est pas de facture multilatérale, devient une « intervention de puissance ». Intervenir chez l’autre de façon non multilatérale revient à s’approprier un conflit qui n’est pas le sien, en bref à le convertir dangereusement en un produit westphalien, enclenchant alors les classiques rivalités de puissance. Encore que celles-ci ne s’accomplissent que rarement, l’engagement de puissances dans des conflits de cette nature ouvre la porte à toutes les ambiguïtés, autrefois pudiquement rapportées aux logiques de conflits baptisés « asymétriques* »  (3)… L’asymétrie désigne de façon heureuse cette dissemblance profonde, voire ce déséquilibre, entre les instruments armés utilisés. Elle évoque mal ou imparfaitement cette situation inédite liée à des États classiques intervenant comme acteurs extérieurs au sein de conflits qui sont essentiellement de nature sociale. Cette aspérité nouvelle explique largement les difficultés, pour les puissances anciennes, à gérer cette conflictualité inédite ; elle permet surtout de comprendre pourquoi les guerres aujourd’hui ne se gagnent plus, en particulier par les puissances classiques et, notamment, la superpuissance. Ces considérations conduisent logiquement à interroger le destin du politique dans toute une partie du monde. Car si les guerres se développent et prennent la présente configuration, c’est souvent parce que le politique reste atrophié, le contrat social étant trop fragile, voire

inexistant, l’État en voie d’effondrement voire totalement anéanti. Or, à ce défaut de politique, les puissances européennes et les États-Unis ne répondent pas politiquement, mais militairement. Ils s’insèrent ainsi dans une dynamique entièrement contraire au « war-making/ state-making » de C. Tilly, pour entretenir finalement une forme banalisée de désétatisation… La manière est risquée et n’a abouti qu’à peu de résultats probants, comme le montrent les exemples afghan, irakien ou malien, tous également frappés d’un échec des tentatives de réinventer l’État dans le sillage de l’intervention. Un tel processus rend particulièrement incertaine la finalité de ces guerres et des interventions qui s’y greffent, ce qui, bien sûr, conduit à repenser la légitimité même de l’acte guerrier.

repenser le système international Le bilan peut inquiéter, tandis que sur le plan strictement scientifique, il interpelle : que valent aujourd’hui les efforts conceptuels déployés pour appréhender les guerres et, plus généralement, le système international ? Peut-on encore parler de guerre ou n’est-il pas plus judicieux de parler de « nouveaux conflits » ? Dans cette logique, la notion d’ennemi garde-t-elle son sens ? Tout comme celle d’alliance ? Surtout, le système international ne doit-il pas être repensé, dès lors que la guerre n’est plus un parachèvement de la puissance, mais un résultat de la faiblesse politique ainsi que des effets de décomposition sociale ? Les relations « intersociales » ne sont-elles pas en passe de prendre le dessus sur les relations « internationales » ? l (1) Charles Tilly, « War-making and State-making as organized crime », in Peter Evans, Dietrich Rueschemeyer et Theda Skocpol (dir.), Bringing the State Back in, Cambridge University Press, 1985. (2) Voir Gareth Evans et Mohamed Sahnoun, « The responsibility to protect », Foreign Affairs, novembre-decembre 2002. (3) Ivan Arreguín-Toft, How the Weak Win Wars. A theory of asymmetric conflict, Cambridge University Press, 2005.

Entretien avec

GÉrard ChalIand

L’âge des guerres irrégulières La plupart des conflits contemporains opposent des États forts à des États faibles ou illégaux. Mais ces derniers possèdent une arme puissante : leur motivation idéologique. Vous êtes l’auteur d’un livre sur le conflit en Afghanistan intitulé L’Impasse afghane. Pensez-vous que ce type d’intervention, de l’Algérie à la Syrie en passant par l’Irak et l’Afghanistan, soit condamné à l’échec ?

Il faut d’abord constater une coupure entre l’époque de la guerre d’Algérie (1954-1962), celle du Viêtnam (1965-1973), et celle d’Irak et d’Afghanistan (à partir de 2001). Entre la fin de la guerre du Viêtnam et la première guerre d’Irak où une coalition, dirigée par les États-Unis, entendait déloger Saddam Hussein du Koweït (1991), on constate une mutation de la sensibilité occidentale que symbolise le slogan de « guerre zéro mort ». Celle-ci est envisagée comme digne de ce nom. En effet, la preGÉrard ChalIand mière coalition contre l’Irak est menée par Auteur de nombreux ouvrages sur la voie aérienne, dure six semaines et se terstratégie et les guerres irrégulières, parmi mine en quelques jours avant d’atteindre lesquels Anthologie mondiale de la stratégie, Bagdad. Et, pour la première fois dans Avec la globalisation, observe-t-on Robert Laffont, 1990. Il vient de diriger, avec l’histoire des batailles, on ne publie pas une uniformisation des savoirs Arnaud Blin, Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Daesh, Fayard, 2015. le nombre de soldats ennemis morts au militaires ou, au contraire, une combat : l’opinion publique occidentale différenciation encore plus forte des aurait été choquée de la disproportion de celle-ci, sans doute cultures stratégiques ? 1 000 à 2 000 soldats irakiens pour un de la coalition. Ceci pose le Il n’y a pas, quelles que soient les traditions ou les cultures, problème de la dimension sociale de la stratégie. En fait, la mort d’échappatoire aux avancées technologiques. Tout État qui se est comme évacuée dans l’Occident d’aujourd’hui. Dans ces veut militairement redoutable doit disposer du feu nucléaire, conditions, les guerres irrégulières menées sur le terrain sont de d’abord par souci de sanctuarisation (c’est-à-dire de protection moins en moins praticables. L’opération coup de poing, les repré- de son territoire). Sans les satellites d’observation, aucune opésailles aériennes ou l’action de troupes spéciales paraissent, avec ration d’envergure n’est envisageable. Il est nécessaire de disles drones, devoir remplacer les engagements d’autrefois. poser de la capacité de projection et de tir à longue portée et de la puissance aéronavale. À cette aune, en dehors des États-Unis dont l’avance reste impressionnante, on ne peut mentionner Depuis le 11 septembre 2001, le terrorisme attire que la Russie et graduellement la Chine. Il est possible que les l’attention. Pourtant, vous dîtes que ces attentats cultures stratégiques soient devenues, dans l’hypothèse de la n’ont rien de particulièrement novateur. Pourquoi ? Le phénomène terroriste n’est en effet pas nouveau. Sans remon- non-guerre, moins importantes qu’autrefois. Dans les guerres ter aux zélotes juifs de l’époque romaine, aux Assassins ismaéliens irrégulières, nous sommes dans une logique différente et le du Moyen Âge ou aux Thugs de l’Inde, on peut, plus récemment, faible dispose d’un avantage asymétrique fondamental : sa rappeler le recours au terrorisme (dans le cadre d’une dictature) motivation idéologique que n’entame pas la durée. l des populistes russes, autour de 1880 et, à l’échelle internationale, ProPos recueillis Par Jean-Vincent Holeindre par les anarchistes, surtout jusqu’à la Première Guerre mondiale. Extrait d’un entretien publié dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, HS n° 1, novembre-décembre 2012. L’Archipel

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Ce qui était, durant la Seconde Guerre mondiale, désigné comme acte de résistance (assassinat d’officiers allemands par exemple) ou de sabotage, était qualifié d’actes de terrorisme par les autorités occupantes. Techniquement, il s’agissait bien d’actes de terrorisme. Cette technique du faible au fort a été utilisée par des mouvements très divers, parfois avec succès (Organisation juive en Palestine, EOKA du général Grivas à Chypre).Le terrorisme occupe, depuis 1968, une place non négligeable. Il a une fonction publicitaire (faire connaître la cause, être à la une, etc.) comme dans les détournements d’avion ou à Munich lors des Jeux olympiques de 1972. Avec le terrorisme djihadiste, il ne s’agit plus seulement d’être vu, mais d’infliger des pertes que l’adversaire, dans le cadre de la nouvelle sensibilité occidentale, supporte mal.

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terrorisme

Les terreaux de la terreur Le terrorisme jihadiste menace graduellement l’Europe depuis deux décennies. Il se nourrit d’un petit nombre d’ingrédients. Vincennes les 7 et 9 janvier 2015), Ayoub el Khazzani (attentat de train Thalys le 21 août 2015), jusqu’aux attentats du 13 novembre 2015 qui marquent l’apogée du terrorisme islamiste. Dans ces phénomènes, qui s’échelonnent sur deux décennies, certains traits saillants se dégagent.

fratrie 1Lacomme ciment

La plupart des auteurs d’attentats sont d’anciens délinquants, passés par la prison, issus de familles décapitées, éclatées, avec notamment des pères absents ou démissionnaires. En dépit de l’éclatement familial, l’un des faits remarquables est la récurrence des fratries au sein des groupes terroristes : Mohammed Merah et la complicité plus ou moins grande de son frère Abdelkader (attentats 2012), les frères Kouachi (attentats janvier 2015), les frères Abdeslam (attentats du 13 novembre 2015)… L’une des premières raisons de ce phénomène vient de son efficacité : les frères s’accordent une confiance absolue qui rend quasiment impossible la pénétration du groupe par les services de renseignement. Par ailleurs, le spectacle

Khosrokhavar

Sociologue, directeur d’études à l’EHESS, il a récemment fait paraître Radicalisation, Maison des sciences de l’homme, 2014.

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ingt ans se sont écoulés entre la bombe déposée à la station Saint-Michel/Notre-Dame sur la ligne B du RER parisien, le 25 juillet 1995, et les attentats de Paris le 13 novembre 2015. Vingt ans où les horizons – algériens, irakiens, bosniaques, syriens… – se sont déplacés, et où les acteurs terroristes – groupuscules jihadistes, loups solitaires ou commandos organisés – ont changé. Le jihadisme est l’un des plus grands bouleversements de notre époque ; il en est aussi le fruit. En France, il se développe en une marche accélérée depuis 2012. Depuis les attentats commis par Mohammed Merah, à Toulouse et à Montauban (7 morts et 6 blessés), un nouveau chapitre s’ouvre dans son histoire. Les attentats se suivent à grande vitesse avec Mehdi Nemmouche (t uer ie du Musée juif de Bruxelles), les frères Kouachi (attaque contre le journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015), Amedy Koulibaly (assassinats d’une jeune policière et des clients d’un super ma rché ju i f de la por te de

de la fratrie soudée reconstitue symboliquement la famille patriarcale. L’unification autour de la même passion, à savoir croiser le fer avec une société que l’on poursuit de sa haine, engendre une harmonie qui reproduit l’image d’Épinal de la famille dans une version « engagée » : désormais on vit ensemble, les frères (et quelquefois même la sœur) reconstituant une unité qui avait éclaté. Ce n’est pas l’égalitarisme qui règne mais la hiérarchie cadet/aîné même si l’aîné symbolique est le cadet en termes d’âge (c’était le cas des frères Kouachi, où le cadet dirigeait et l’aîné suivait). Tout se passe comme si la radicalisation jouait un rôle de ciment pour ressou-

Trois générations de jihadistes Depuis les années 1980, le jihadisme est passé par plusieurs phases .

Les « Afghans » : l’origine historique d’Al-Qaïda remonte à l’époque où les islamistes, encouragés par l’Occident, se sont rués vers l’Afghanistan pour lutter contre l’invasion soviétique. En 1989, ces vétérans – dont Oussama ben Laden – sont rentrés chez eux et ont lancé le « jihad de l’intérieur ». Ils ont formé le premier noyau, enseignant le maniement des armes et les techniques de combat.

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Al-Qaïda : une nouvelle

génération émerge en 2003, au moment de la guerre d’Irak, dont l’apprentissage se fait beaucoup plus sur la Toile que sur le terrain. Cette génération, fine connaisseuse d’Internet, s’en sert comme outil de propagande. L’immense majorité des jihadistes français issus de cette génération ont une trajectoire similaire : une enfance passée dans une famille déstructurée, une adolescence en banlieue, où la délinquance s’offre comme un contre-modèle à la citoyenneté ordinaire (travail rémunéré, respect

der des liens passablement ébranlés par la délinquance et l’éclatement familial.

des banlieues, 2L’Europe armée de réserve

En second lieu, l’Europe des banlieues est devenue l’armée de réserve du jihadisme : tous les terroristes islamistes français proviennent des banlieues. Le fondement anthropologique de leur adhésion à des idéologies haineuses est leur rancune vis-à-vis d’une société qui incarne à leurs yeux la cause ultime de leur mal-être. Des êtres en rupture avec la vie sociale, meurtris par le racisme et les préjugés, expriment leur volonté

des normes sociales…), un passage par la prison, l’illumination de l’islam radical en tant que « born again », et parfois le voyage dans les terres du jihadisme (Pakistan, Afghanistan, Yémen, Syrie…). Leur haine de la société s’imprime dans une religiosité de combat qui leur donne le sentiment d’exister. l Daesh : une troisième génération apparaît depuis 2013, au moment de la guerre civile en Syrie et de la création de l’État islamique. Son apprentissage se fait dans des pays arabes à État défaillant : Yémen, Libye, frontière algéro-tunisienne et Syrie. Un nouveau profil, alors inconnu en France, coexiste avec les profils précédents : des jeunes issus des classes moyennes, hommes et femmes, qui n’ont pas de casier judiciaire. Leur projet est souvent plus politique que celui de leurs aînés. Ils sont mus par une quête de justice pour la Syrie, où un régime a tué 200 000 personnes et voué à l’errance plusieurs millions d’autres dans les pays voisins. Ils disent défendre leurs « frères de religion ». Le jihadisme leur apparaît comme un projet collectif porteur d’espoirs. l f.k.

d’en découdre, mettre à mort et mourir, se venger de la société au prix de la mise à mort de centaines voire de milliers d’innocents. L’islam devient le principe de la sacralisation de leur haine. Le jihad, dans cette conception, est la guerre sans pitié et sans fin contre le monde qui les a rejetés, désormais perçu comme « mécréant ». Dieu s’incarne dans une posture de vengeance aveugle au sein d’une religiosité mortifère qui déshumanise totalement l’adversaire. Cet état d’esprit est « paneuropéen » : on peut être belge et coopérer avec des Français pour tuer des Français sur ordre de Daesh, qui prend une fonction éminente

comme califat ressuscité attirant les jeunes islamistes, tout comme l’Union soviétique attira les jeunes socialistes en 1917, année de sa création. Cette dimension transnationale est l’une des forces du mouvement, et le talon d’Achille des États européens : il existe une Europe du jihadisme alors que l’Europe de la sécurité n’existe pas. Les polices et les services de renseignement nationaux opèrent surtout sur le territoire national et gardent un atavisme territorial qui facilite la tâche de ceux qui opèrent des deux côtés des frontières.

crise des utopies 3Lasociales

L’adhésion au jihadisme ne saurait résulter d’une simple destructivité nihiliste ; elle est aussi une puissante idéologie politique, structurée et attirante. C’est ce que les événements du 13 novembre ont révélé. Le jihadisme se lève là où s’éclipse le politique, comme projet collectif porteur d’avenir. L’idéologie répressive à laquelle les jihadistes s’identifient se substitue à des utopies sociales comme le républicanisme et le communisme. Depuis les années 1990, la crise des utopies « immanentes » a induit l’attrait vers l’islam radical en tant qu’utopie « transcendante » qui comble le vide idéologique des sociétés modernes. La France, en particulier, souffre d’un malaise profond parce que le politique est le fondement de l’être-ensemble après la Révolution de 1789 : le citoyen se définit primordialement par son adhésion au pacte politique qui institue l’État-nation. Le politique est ainsi simultanément un principe d’adhésion à un projet républicain, et l’identification du citoyen à un principe de sens, l’État-nation, qui rendrait possible la réalisation des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité dans un avenir indéterminé. La crise de l’égalité et de la fraternité rend impossible la citoyenneté comme projet d’avenir, surtout pour les exclus. L’extinction de l’espérance dans le politique, dont le dernier témoignage se trouve dans le mouvement pour l’égalité de 1986 – mouvement Janvier 2016 N° 277

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terrorisme

Du RER au 13 novembre 2015 : vingt ans d’attentats en France

totalement laïc – fait de l’islam radical un substitut au projet citoyen. Pour les théoriciens du jihadisme, l’égalité se réalise dans la mort, la fraternité dans la mise à mort de l’ennemi et la liberté dans la volonté d’asséner la mort en tant que représentant de Dieu, un Dieu impitoyable et largement méconnaissable dans la tradition islamique.

Procès de Boualem Bensaïd (D) et Smain Aït Ali Belkacem (G) jugés en 2002 pour trois des huit attentats perpétrés à Paris en 1995 à Paris.

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Laurence de Velloux/AFP

La guerre civile 4 en Syrie et son impact direct en France

1994-1995 : l’imam Sahraoui, de l’aile modéré du Fis est mis à mort le 11 juillet 1995 à Paris ; le 25 juillet de la même année, une bombe déposée à la station Saint-Michel/Notre-Dame sur la ligne B du RER parisien fait 8 morts et 117 blessés ; le 17 août, un autre attentat a lieu place de l’Étoile à Paris où 17 personnes sont blessées par une bombe artisanale. Il y aura un attentat raté contre la ligne TGV Paris-Lyon le 26 août 1995. Dans ces actes terroristes est impliqué un jeune d’origine algérienne, Khaled Kelkal, tué dans un affrontement avec les forces de l’ordre le 29 septembre 1995. Plusieurs petits groupes prennent le relais, comme le gang de Roubaix dont la plupart des membres ont combattu en Bosnie en 1994-1995, ou la filière des Buttes-Chaumont (d’où est issu Chérif Kouachi, l’un des auteurs des attentats de Charlie Hebdo). 2012-2014 : un jeune Français d’origine algérienne, Mohammed 26 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Merah assassine 7 personnes et fait 6 blessés à Toulouse et à Montauban. Parmi eux se trouvent 3 militaires, dont 2 musulmans, et 4 juifs. 2015 : le 7 janvier 2015, les deux frères Saïd et Chérif Kouachi massacrent 12 personnes au journal Charlie Hebdo, pour punir les journalistes qui auraient profané le prophète de l’islam par leurs caricatures. Amedy Coulibaly, lui, tue 5 personnes, une policière et 4 juifs, les 8 et 9 janvier de la même année, en liaison avec les frères Kouachi dont il a connu le cadet Chérif en prison. Moins d’un an plus tard, le vendredi 13 novembre 2015, une série d’attaques terroristes coordonnées provoque la mort de 130 personnes à Paris, aux abords du stade de France, au Bataclan, et dans les 10e et 11e arrondissements. Les attentats sont revendiqués par l’État islamique. Parmi les kamikazes et assaillants se trouvent des Français passés par les camps d’entraînement en Syrie. l f.k.

En f i n, i l est i mpossible de comprendre l’attrait qu’exerce cette idéologie aujourd’hui sans considérer le contexte international, et l’implication de la France dans les conflits qui s’y mènent. Désormais, Daesh exporte la guerre civile de Syrie : en Russie (l’explosion de l’avion russe en plein vol à Charm el Cheikh le 31  octobre 2015 tuant 224 passagers), au Liban (les explosions du 12 novembre 2015 tuant au moins 43 personnes), en Tunisie (le 18 mars, les tireurs tuant 19 personnes, surtout des touristes étrangers, le 26 juin tuant 38 personnes, surtout des touristes anglais)… La liste est incomplète. Cette guerre civile induit des effets en France en raison de l’implication de l’aviation française en Syrie. Dès septembre 2015, la France a commencé à viser Rakka, ville du centre du pays, considérée comme le fief de Daesh. Parmi les réfugiés qui ont fui à la fois la répression de l’armée syrienne et les islamistes radicaux, Daesh laisse se faufiler quelquesuns de ses adeptes dont l’un semble avoir mis à exécution son projet de tuerie à Paris (un passeport syrien dont le détenteur serait passé par la Grèce). Le nouvel État islamique cherche à transporter une « guerre totale » dans le monde, des innocents payant pour des actes de guerre menés par les autorités nationales. La distinction entre population civile et combattante semble dépassée pour des islamistes radicaux qui visent d’abord des « Français » et mettent à mort leurs victimes au nom d’une foi solidement ancrée dans leur esprit. l

LES 5 DATES QUI ONT FAIT DAESH 1

2000

2

2005

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Attentats du 11 septembre 2001

2010

13 OCT. 2006

15 MARS 2011

Déclenchement de la guerre en Irak

Constitution de l’État islamique d’Irak

Guerre civile en Syrie

A

L

près les attentats du 11 septembre 2001, une coalition militaire menée par les États-Unis lance une offensive en Irak contre le parti Baas de Saddam Hussein, soupçonné de soutenir Al-Qaïda et de détenir des armes de destructions massive ; ces accusations se révéleront non fondées par la suite. Le régime irakien tombe rapidement, mais en décidant de marginaliser les sunnites au profit des chi’ites, les Américains exacerbent les tensions entre les deux communautés. Les élites et les militaires sunnites commencent alors à se constituer en milices islamistes affiliées à Al-Qaïda dans le but de chasser l’occupant occidental et les chi’ites au pouvoir.

e Conseil consultatif des moudjahiddines en Irak, composé de six mouvements de la guérilla irakienne, décide de s’unir pour former l’État islamique d’Irak (EII). Leur but : rétablir la domination sunnite sur le pays. L’EII réussit à fédérer de nombreuses tribus de la province d’Al-Anbar (ouest de l’Irak), et reçoit le soutien financier de pays sunnites du Golfe, l’Arabie Saoudite et le Qatar en tête, qui y voient la possibilité d’ouvrir un front pour lutter contre l’extension de la sphère d’influence chi’ite au Moyen-Orient.

D

ans le contexte des printemps arabes, des manifestations éclatent en Syrie. La révolte est sévèrement réprimée par le régime de Bachar Al-Assad, président issu de la communauté alaouite (de confession chi’ite), qui est alors confronté à une multitude de groupes rebelles. Certains sont en faveur d’une transition démocratique (l’Armée syrienne libre, soutenue par la France), d’autres prônent un islamisme modéré (le Front islamique). Mais sur le terrain, les milices jihadistes sunnites prennent rapidement le dessus. Comme dans l’Irak voisin, la guerre civile syrienne prend la tournure d’un affrontement entre chi’ites et sunnites.

5

4

2015

Oussama Ben Laden est tué par les forces américaines à Abbottabad. (Pakistan). Ayman al-Zawahiri le remplace à la tête d’Al-Qaïda.

Mort d’Abou Omar al-Baghdadi, remplacé par Abou Bakr al-Baghdadi à la tête de l’EII.

20 MARS 2003

3

6 MARS 2013

10 JUIN 2014

Prise de Raqqa et Prise de Mossoul et proclamation de l’EIIL proclamation de l’EI

R

aqqa, septième ville syrienne la plus peuplée, tombe aux mains de l’État islamique d’Irak qui décide d’en faire son QG et d’y mettre en place un gouvernement de terreur : application de la charî’a, racket, exécutions publiques des chi’ites, des chrétiens, des homosexuels, des otages occidentaux et des opposants, le tout filmé et diffusé à des fins propagandistes pour attirer de nouvelles recrues. Un mois plus tard, le 9 avril, Abou Bakr al-Baghdadi (qui a remplacé Abou Omar, tué en 2010, à la tête de l’EII) annonce que l’État islamique en Irak devient l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL, ou Daesh pour l’acronyme arabe).

A

vec quelques centaines de combattants, l’EIIL parvient à conquérir Mossoul, troisième ville irakienne, et met la main sur un formidable arsenal de guerre qu’a abandonné dans la panique l’armée irakienne. Le 29 juin, premier jour du ramadan, Abou Bakr al-Baghdadi se proclame calife de l’EIIL qui devient l’État islamique (EI). Une appellation qui illustre la volonté hégémonique de l’EI : l’organisation se présente désormais comme la seule capable d’assurer la défense des musulmans sunnites face aux chi’ites et à l’Occident.

CLÉMENT QUINTARD

Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 27

religion

La religion, un réflexe identitaire Le paysage religieux a profondément muté dans le sillage de la mondialisation. On assiste aujourd’hui à un durcissement des identités religieuses.

France TV Info

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Entretien avec OdOn VallEt par Chloé Rébillard

OdOn vallet Chargé de cours aux universités Paris‑I et Paris‑VII, spécialiste des religions, il a publié, entre autres, Dieu n’est pas mort… mais il est un peu malade, Bayard, 2007, Dieu et le village planétaire, Bayard, 2008, Les Religions d’Abraham. Judaïsme, christianisme et islam, Eyrolles, 2010, ou Dieu et les religions en 101 questions-réponses, Albin Michel, 2012.

Quelles ont été les évolutions les plus marquantes depuis 1990 en termes de religion ? La première grande date qui a marqué l’aurore du 20e siècle est 1991 : la chute des pays communistes a provoqué le rattrapage du retard de l’orthodoxie et du bouddhisme. Ces religions sont celles qui avaient le plus diminué au cours du 20e siècle car elles se trouvaient majoritairement dans des territoires sous contrôle communiste. Entre le début du 20e siècle et 1990, elles avaient divisé chacune leur nombre de croyants par cinq. La chute du rideau de fer et du rideau de bambou marque la fin de l’athéisme militant. Lorsqu’aujourd’hui, Vladimir Poutine se présente en Syrie comme le défenseur des chrétiens orthodoxes, c’est un changement majeur. De même, la libéralisation de l’espace est-asiatique ouvre une nouvelle porte au bouddhisme. Même si certains pays restent sous un gouvernement communiste en Asie du

28 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Sud-Est, leurs politiques ont évolué vers un plus grand respect de l’individu et des croyances. Le bouddhisme et l’orthodoxie ont donc regagné du terrain. La deuxième date qui est primordiale est bien évidemment le 11 septembre 2001, c’est à ce moment qu’émerge l’idée que l’islam est le problème n° 1, quitte à confondre islam et islamisme, musulmans et terroristes. On a redécouvert à ce moment-là qu’il pouvait exister une violence de nature religieuse, ce que l’on avait complètement oublié, alors que pourtant l’histoire est jalonnée de violence religieuse : pensez aux croisades ! Enfin, si l’on recentre le regard sur la France, la grande évolution récente est liée au défilé du 11 janvier 2015, aux attentats de Charlie Hebdo. Une semaine plus tard ont eu lieu des attentats à Niamey, au Niger. La France est devenue à ce moment-là, avec Israël et les ÉtatsUnis, la cible n° 1, comme l’ont montré les tragiques événements du 13 novembre 2015. Aujourd’hui, le ministère des Affaires étrangères recommande de ne pas se rendre dans 41 pays qui sont presque tous musulmans. On voit apparaître un croissant vert qui s’étend du Pakistan au Nigeria où les ressortissants français doivent rester chez eux. Les écoles françaises ne parviennent plus à recruter de professeurs ou de proviseurs. Cette situation était déjà en gestation avant bien sûr, mais quelque chose de nouveau s’est produit à ce moment-là : la laïcité très dure à la française subit aujourd’hui un rejet massif à l’international.

Depuis les années 1990 se produit un mouvement paradoxal. D’un côté, la sécularisation ne cesse de progresser dans le monde, de l’autre, le fait religieux fait un retour tonitruant sur la scène internationale. Vous en faites vous-même le

Je suis en désaccord partiel avec cette idée. Aujourd’hui, la religion occupe très peu de place dans le débat public. Il n’y a presque plus de discussions théologiques, par exemple. On s’intéresse bien plus à la laïcité. On assiste depuis vingt-cinq ans à une multiplication de lois, d’arrêtés et de circulaires contre la religion, parfois perçue comme violente. Il y en a eu plus en vingt-cinq ans qu’entre 1905 et 1990. Quant à la pratique religieuse, elle ne baisse plus en Europe.

Vous définissez le « retour du religieux » comme une réaction à la modernité. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

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La mondialisation entraîne des réflexes identitaires dont la religion est l’un des symptômes. Le nouveau gouvernement indien, par exemple, cherche à s’opposer à un certain nombre d’évolutions liées à la modernité. On pourrait faire les mêmes remarques avec l’islam : les nouveaux convertis pensent que la civilisation occidentale est pourrie par le péché. Les évêques africains quant à eux ne cessent de pester contre les smartphones qui donnent accès aux films érotiques, que l’on appelle là-bas « films romantiques », ce qui est très euphémisant pour du porno ! Il y a ainsi souvent une tension entre modernité et identité qui entraîne un retour du religieux.

parking de voitures qui l’entoure. C’est le transport qui a permis l’apparition du supermarché ; il en va de même pour les religions. Les séries comme Ainsi soientils, l’une des plus regardées en France et qui se penche sur la vie des séminaristes, participent également de cette diffusion : elle peut être vue par des musulmans, des chrétiens, des athées, etc. La médiatisation est la nouvelle forme de mondialisation. Quant au retour du fondamentalisme, il ne me semble Berlin, 10 novembre 1989. pas antagoniste avec ce mouvement : plus la mondiaBerlinois de l’Est lisation progresse, plus les individus ont tendance à et de l’Ouest se replier sur une identité qui leur paraît menacée. ensemble sur le mur le lendemain Actuellement, aucune religion n’est épargnée par de son ouverture. l’intégrisme. Le mot vient de l’espagnol integrismo, qui désigne un mouvement de retour au catholicisme intégral. Il y a des musulmans très réactionnaires, un judaïsme ultraorthodoxe qui prospère et qui a beaucoup d’influence à Jérusalem, etc. Depuis vingt-cinq ans, on assiste à ce renforcement des conservateurs de toutes les religions certains de ces mouvements ont des racines très anciennes. Associated Press

constat en écrivant : « Notre époque où jamais la religion n’a été autant discutée et si peu pratiquée. » Comment expliquez-vous ce double mouvement ?

À votre avis, qu’augure la spiritualité du 21e siècle ? De quoi sera-t-elle faite ?

Il se produit actuellement deux phénomènes paradoxaux : d’une part, un individualisme effréné qui offre la possibilité aux croyants de se servir dans le supermarché des religions, de l’autre, une poussée du fondamentalisme qui cherche à revenir à des racines mythifiées des religions. Comment analyser ces mouvements ? Il faut relier tout cela à la mondialisation. Aujourd’hui, avec l’avion, on peut passer en deux heures de l’Afrique musulmane à l’Europe chrétienne. Il s’ensuit un véritable brassage des croyances qui suit finalement le mélange des populations. En 1939, il y avait 30 millions de musulmans dans l’empire français, tous, ou presque, dans des territoires extérieurs à la métropole. Aujourd’hui, il y a 4 millions de musulmans en France, mais qui se situent en métropole et à Mayotte. Si l’on prend l’image du supermarché, à quoi l’associe-t-on ? Au

Les attentats du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001.

Toutes les prophéties en matière religieuse se sont révélées des échecs. Lorsqu’au début du Moyen Âge, on prédisait que l’Europe serait musulmane, l’islam a reflué ; quand au 19e siècle, l’athéisme semblait en passe de dominer le monde, il a également décliné. Aujourd’hui, au niveau global, nous sommes entrés dans une phase de durcissement du dialogue interreligieux. Cela me rendrait plutôt pessimiste pour l’avenir, mais je suis de ceux qui ne veulent pas céder au pessimisme ravageur. Partout dans le monde, des gens dialoguent de paroisses en mosquées ou en synagogues. Par ailleurs, beaucoup de jeunes sont croyants sans être intégristes. Certains jeunes d’origine musulmane, par exemple, respectent la religion mais ne la pratiquent pas ou peu. Au moment de la Manif pour tous, on a vu des catholiques, au sein des paroisses, ne se retrouvant pas dans le mouvement des manifestants. Le durcissement identitaire n’est donc pas partagé par tous. Malgré tout, il existe des retombées électorales nettes : la montée du Front national se produit dans le cadre d’une réaction identitaire notamment dirigée contre l’islam. En Inde, là aussi, l’identité se construit à l’encontre de l’islam, ainsi que dans les pays bouddhistes. Globalement, le 21e siècle débute avec un islam sur la défensive. l Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 29

économie

Yannis Behrakis/Reuters

Réfugié syrien avec sa petite fille dans les bras se dirigeant, sous un orage, vers la frontière entre la Grèce et la Macédoine.

L’inutilité, injustice suprême

D DR

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Paysans sans terre du Brésil, précaires d’Europe, habitants des bidonvilles de Bombay, chômeurs, malades, réfugiés : notre époque a engendré une figure tragique : « l’homme inutile », aussi bien aux autres qu’à ses propres yeux.

w Pierre-Noël Giraud Professeur d’économie à Mines ParisTech et à l’université Paris‑IX, il est l’auteur de L’Homme inutile. Du bon usage de l’économie, Odile Jacob, 2015.

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e Xi Jinping à Barack Obama, les gouvernements, relayés par le FMI et l’OCDE, s’alarment désormais des inégalités et prônent des croissances plus « inclusives ». La théorie du « ruissellement » a vécu, tout comme, avant elle, celle de l’équilibre naturellement stable des marchés financiers. On redécouvre l’ampleur des imperfections de marchés. L’enrichissement des plus riches ne suffit pas à sortir les plus pauvres de leurs trappes de pauvreté, tandis que les inégalités de revenus, qui se creusent partout, nuisent à la sacro-sainte « croissance » (par sous-consommation), mettent en danger la stabilité financière (par endettement excessif) et même entravent la mobilité sociale, l’innovation et la sauvegarde de la planète ! Réduire les inégalités devient ainsi la

priorité officielle des gouvernements. Reste à la mettre en œuvre.

Superflus, ignorés, exclus On pourrait commencer par s’interroger, puisque les formes des inégalités sont en réalité très diverses, sur celles qu’il conviendrait de réduire en priorité, celles qui sont les plus « injustes ». Ceci engage nécessairement la définition de ce que serait une société « minimalement juste » sur le plan économique, une réflexion dans laquelle se sont illustrés John Rawls et Amartya Sen, parmi bien d’autres. À mes yeux, la forme d’inégalité la plus injuste est « l’inutilité ». C’est l’existence d’hommes et de femmes, de plus en plus nombreux, qui sont nés ou sont devenus inutiles aux autres et à eux-mêmes. Or, nous a dit René Descartes : « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile

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à personne » (Discours de la méthode). Ils ne sont même pas surexploités, ils sont superflus, inexploitables, surnuméraires, ignorés, rejetés, exclus et souvent haïs. Aujourd’hui, les damnés de la Terre ne sont plus les colonisés et les surexploités, ce sont les hommes et les femmes inutiles. Contrairement aux colonisés et aux prolétaires dont on avait fort besoin, les autres peuvent très bien s’en passer. De là à songer aux moyens de s’en débarrasser, il n’y a qu’un petit pas. Qui sont-ils ? Dans les pays riches, les chômeurs de longue durée et toutes celles et ceux qui ne se présentent même pas sur le marché du travail ou en ont été expulsés trop tôt. Ils survivent d’assistance publique ou familiale. Mais aussi tous ceux, que l’on appelle aux États-Unis des « working poors », qui enchaînent de « petits boulots » intermittents ne leur permettant en aucune façon de progresser. Ils parviennent difficilement à survivre par eux-mêmes et ne demandent ainsi rien aux autres, mais sont enfermés dans des trappes sans espoir d’en sortir. Ils sont des dizaines de millions dans l’OCDE. Dans les pays émergents et pauvres, ce sont les paysans qui n’ont pas assez de terre et qui survivent misérablement en quasi-autarcie. Ce sont les habitants des bidonvilles qui ne parviennent pas à survivre de petits boulots dans le secteur informel et dont un capital naturel très dégradé (eau insalubre, fumées des foyers confinés) détruit la santé. Eux aussi dépendent de formes d’assistance familiale. Ils sont des centaines de millions. Dans les pays riches comme dans les plus pauvres, ce qu’ils ont en commun, ce qui les caractérise, c’est qu’ils sont enfermés dans des trappes, pris dans des nasses dont ils ne peuvent sortir malgré tous leurs efforts. Quand on est tombé dans l’inutilité, on n’a en effet généralement accès à rien de ce qui vous permettrait d’en sortir : un peu de crédit, de formation, une bonne santé, un minimum de relations. Adoptons le critère de justice économique d’A. Sen, qui en substance pose que chacun doit avoir, tout au long de sa vie, un minimum de « capacités », qui

sont des « libertés substantielles ». Ce minimum inclut : 1) la capacité d’accès à une nourriture et aux soins qui procurent au moins l’espérance de vie moyenne du pays où l’on vit et : 2) la capacité, si on le souhaite, de progresser pour obtenir la vie « que l’on a raison de vouloir avoir », dit A. Sen, ce qui suppose la liberté politique, une formation initiale suffisante et la capacité de l’améliorer sans cesse, et de manière plus générale des capacités « d’accès » : au capital naturel et aux autres. Selon ce critère, il est clair que l’ouverture des trappes d’inutilité, où précisément les gens restent enfermés parce qu’ils n’ont pas le minimum de « capacités » qui leur permettraient d’en sortir par eux-mêmes, doit devenir la priorité première de toute politique économique. Et tout programme visant à éradiquer l’inutilité devrait recueillir un très large consensus. Dessiner les grandes lignes de politiques d’éradication de l’inutilité passe par l’analyse de ses causes. Les tensions locales avec le capital naturel, que le changement climatique va aggraver, sont une des causes importantes d’inutilité dans les pays pauvres et émergents. La globalisation des firmes, qui met en concurrence implacable les territoires du monde entier pour la localisation des emplois que j’appelle « nomades », en est une autre cause. Les fluctuations économiques engendrées par des krachs de la finance de marché augmentent encore le nombre d’hommes tombant dans l’inutilité.

Dans les soutes des secteurs sédentaires Tenons-nous en ici à la cause d’inutilité qu’est la globalisation des firmes. Grâce à Internet et au container, la globalisation des firmes a fait éclater les chaînes de valeur des biens et services. Les firmes globales en localisent les chaînons où bon leur semble. Au sein de chaque territoire, on trouve donc des emplois nomades, en compétition avec d’autres emplois nomades dans le monde entier, et des emplois sédentaires. Ces derniers ne sont en compétition que

localement et fournissent des biens et services sédentaires à eux-mêmes et aux nomades, qui soit les utilisent comme moyens de production locaux de biens nomades, soit les consomment. Quant aux hommes inutiles, ils apparaissent « dans les soutes » des secteurs sédentaires. Ils résultent de ce que les secteurs sédentaires ne parviennent pas à les employer. À cela, deux types de causes : 1) les nomades du territoire ne sont ni assez nombreux ni assez riches et par conséquent, la demande qu’ils adressent aux sédentaires est trop faible, 2) les biens et services sédentaires proposés sont si peu attrayants que les détenteurs d’emplois nomades se tournent vers des biens nomades substituts. Pour passer une bonne soirée on peut en effet acheter une pizza surgelée et regarder en VOD un film d’Hollywood sur un ordinateur Lenovo, ou aller dîner au bar à vin d’à côté, puis au théâtre avec des amis. La globalisation des firmes a engendré une très inégale répartition dans le monde des emplois nomades sous l’effet de puissantes imperfections de marché. Il y en a trop en Chine, dont la croissance est excessivement tirée par les exportations et pas assez par son marché intérieur, il n’y en a dramatiquement pas assez en Afrique, tandis que les États-Unis et l’Europe en ont trop perdus pour éviter une augmentation des inégalités de revenus entre emplois nomades et sédentaires ainsi que du nombre d’hommes inutiles. Pour corriger ces excès, deux impératifs se présentent aujourd’hui : d’une part, augmenter le nombre d’emplois nomades sur le territoire, d’autre part, rendre plus innovants, attractifs et moins chers les biens et services sédentaires. l

POUR ALLER PLUS LOIN • L’Homme iNutiLe Du bon usage de l’économie

Pierre‑Noël Giraud Odile Jacob, 2015.

une version plus longue de cet article est publiée sur notre site : www.scienceshumaines.com

Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 31

démographie

Réguler la fécondité, un enjeu global Maîtriser la fécondité, promouvoir la santé maternelle et encourager l’émancipation des femmes dans les pays en développement. Ce n’est qu’à partir de 1994 que ces principes se sont véritablement diffusés dans le monde, après trente ans de débats.

Daniel Fouray

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L

a peur de l’explosion démographique mondiale devient un lieu commun en Occident, très exactement le 13 janvier 1960 avec une couverture terrifiante de l’hebdomadaire Times entassant des femmes de tous les continents, chargées d’enfants, en costume traditionnel, l’air abattu par leurs maternités et reléguant aux bords de la photo deux mères blanches épanouies avec leurs seuls deux enfants et un chariot de supermarché. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les pays « industrialisés » pensaient pourtant que la population du reste du monde stagnait. En 1925, Raymond Pearl, fondateur de l’Office of Population Research de l’université de Princeton et premier président de l’Union internationale des démographes publiait un ouvrage dans lequel il prévoyait une stabilisation de la population mondiale à 2,1 milliards d’habitants en 2100 et, dans

wHervé Le Bras Démographe, enseignant à l’Ined, il a publié, entre autres, Vie et mort de la population mondiale, Le Pommier, 2009.

32 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

un chapitre spécial, chiffrait la population indigène d’Algérie à 4,4 millions au même horizon  (1). Après la Seconde Guerre mondiale, l’Occident prend lentement conscience de la croissance du tiersmonde, comme le nommera Alfred Sauvy, car il est surtout surpris par l’ampleur de son baby-boom. Progressivement, à mesure que les observations statistiques s’affinent, on se rend compte que la croissance s’accélère en Asie et en Amérique latine. À l’échelle mondiale, le taux annuel de croissance passe de 1,75 % en 1955 à 1,9 % en 1960, puis culmine à 2,1 % en 1968 avant d’amorcer une légère décrue. Actuellement, la population mondiale dépasse les 7,3 milliards d’habitants et la population algérienne a passé la barre des 40 millions d’habitants au cours de l’année 2015, rendant définitivement caduques les projections du début du siècle dernier.

L’éducation en contraceptif La lutte contre la fécondité est d’abord passée par la création d’institutions. Les Nations unies créent ainsi en 1969 une agence spéciale, le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA en anglais) et le Planning familial reçoit des crédits importants. Une décennie auparavant, en 1956, Gregory Pincus avait mis au point une pilule contraceptive qui commençait à être utilisée aux États-Unis. La technologie du stérilet faisait aussi des progrès. On pense alors avec une certaine naïveté qu’il suffit de mettre au courant les populations des

pays en développement pour qu’elles adoptent ces méthodes et réduisent leur fécondité. Peine perdue, la croissance mondiale baisse un peu après 1968, mais se stabilise à 1,8 %, soit un doublement de la population tous les 40 ans. En 1974, une conférence mondiale de la population est organisée à Bucarest. Les États-Unis qui veulent imposer un plan mondial de contrôle de la population sont sévèrement étrillés par les pays non alignés. À la tribune, le délégué algérien leur déclare que le meilleur contraceptif est le développement. Cependant, une enquête mondiale de fécondité est lancée (World Fertility Survey  (2)) qui montre dans les années suivantes que la fécondité des femmes est d’autant plus faible qu’elles ont suivi une scolarité plus longue. L’idée se répand que l’éducation est encore un meilleur contraceptif que le développement. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle aboutit un second congrès mondial de la population tenu à Mexico en 1984 où, à front renversé, les ÉtatsUnis s’opposent à un plan mondial de contrôle de la population car il comporterait l’usage de l’IVG auquel la présidence Reagan est viscéralement opposée. Peu de temps auparavant, en 1982, Donald Warwick avait publié un livre au titre sans ambiguïté, Bitter Pills  (3), où il analysait les échecs des premières campagnes contraceptives, ce qui incitait clairement à changer d’approche. Mais il n’est pas facile de développer rapidement l’éducation des femmes dans

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Ton Koene

Famille de réfugiés burundais dans le camp de Muyinga (Nord du Burundi).

les pays les plus pauvres qui sont aussi les plus prolifiques. En outre, cela ne concerne que les générations les plus jeunes alors que les femmes qui enfantent à l’époque ont presque toutes terminé leurs études ou n’en ont pas effectué. Les résultats ne sont donc pas au rendez-vous même si l’on peut penser qu’ils viendront à très long terme. Mais pourquoi, en dépit des moyens modernes de contraception, les pauvres continuent-ils à être aussi prolifiques ? Le démographe et anthropologue John Caldwell (4) effectue alors des études de terrain en Afrique de l’Ouest. Il constate qu’en milieu rural, les chefs de famille souhaitent une descendance nombreuse pour deux raisons : les enfants sont rapidement mis à des travaux où ils remplacent des adultes, comme garder les troupeaux ou assister leur mère qui vend ses produits au marché. Ils sont donc rentables. D’autre part, ils peuvent être remarqués par un parent qui a réussi en ville et assure leur promotion. Autant d’enfants, autant de billets de loterie. Dans tout cela, les mères sont oubliées comme elles l’ont été en général dans l’enquête mondiale de fécondité qui a interrogé les chefs de famille. Or des enquêtes plus récentes mettent en évidence que les femmes montrent moins d’enthousiasme à procréer que leurs compagnons.

Résistances patriarcales L’idée, qui nous paraît maintenant évidente, émerge d’aider les femmes à choisir librement la dimension de leur descendance. Mais cela heurte de front un patriarcat fortement implanté dans les pays les plus féconds. Comment donner plus de pouvoir aux femmes sans bousculer des traditions ancestrales ? Une troisième et dernière conférence mondiale de la population tenue en 1994 au Caire trouve une solution sous forme médicale : elle promeut la « santé reproductive » ou « maternelle », qui inclut, selon la définition donnée par l’OMS, non seulement les aspects physiques de la santé, mais aussi ses aspects psychologiques. C’est au fond, la méthode suivie par la loi Veil, autorisant l’IVG pour assurer la santé psychologique de la femme. La même année, J. Caldwell est élu président de l’Association internationale des démographes. Dans les esprits, 1994 marque donc un important tournant  (5). Dans la réalité, c’est moins simple. La croissance démographique mondiale diminue et va sans doute passer cette année au-dessous de 1 %, mais il est difficile d’en démêler les causes car la situation est très variable d’un pays à l’autre. Vraisemblablement, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est où les femmes constituaient l’élément

stable des familles, la santé reproductrice a accéléré une baisse déjà amorcée, mais en Afrique, les structures traditionnelles résistent aussi bien à l’éducation qu’à l’indépendance des femmes. La fécondité atteint encore 6,5 enfants par femme au Niger et on retrouve des chiffres assez similaires dans la plupart des pays de l’Afrique intertropicale. Elle est cependant passée au-dessous de 3 enfants en Afrique du Sud. Le contraste entre les continents est devenu un fait majeur. Dans la projection moyenne des Nations unies, 75 % de la croissance mondiale en 2050 sera assurée par les seuls pays de cette Afrique intertropicale. Si l’on veut stabiliser la population mondiale, il faudra vraisemblablement agir à la fois sur toutes les causes que l’on a tour à tour privilégiées : moyens contraceptifs, éducation féminine, liberté de choix des femmes. l (1) Raymond Pearl, The Biology of Population Growth, Knopf, 1925. (2) L’enquête a été menée dans 43 pays entre 1975 et 1981. (3) Donald Warwick, Bitter Pills, Cambridge University Press, 1982. (4) John Caldwell, Theory of Fertility Decline, Academic Press, 1982. (5) Matthew Connelly, Fatal Misconceptions. The struggle to control world population, Harvard University Press, 2008.

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ScienceS HumaineS 33

ans de Sciences Humaines

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1990-2015 1990

1991

1992

1993

1994

LES ÉVÉNEMENTS QUI ONT CHANGÉ LE MONDE

1995

1997

1998

11 SEPTEMBRE 2001 Attentats-suicides aux États-Unis. Quatre avions sont détournés par des membres du réseau jihadiste Al-Qaïda et s’écrasent sur des cibles symboliques (World Trade Center, Pentagone). Il s’agit des attentats les plus meurtriers jamais perpétrés, avec 2977 victimes, dont 19 pirates de l’air. 15 JANVIER 2001 Création de Wikipédia. En 2014, cette encyclopédie en ligne, libre et collaborative totalisait 34 millions d’articles en 288 langues.

30 JUIN 1991 Abolition de l’apartheid en Afrique du Sud. Nelson Mandela, chef de file de la lutte contre le régime de ségrégation raciale, est libéré un an plus tôt après 27 ans de prison. Il recevra le prix Nobel de la paix en 1993.

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1993

2002

20 AVRIL 1999 Tuerie de Columbine. Deux étudiants ouvrent le feu sur leurs camarades du lycée de Columbine (Colorado) avant de se suicider. La fusillade fait 15 morts.

ANNÉES 1990 Popularisation d’Internet. Le World Wide Web (« toile d’araignée mondiale ») est en plein essor.

1992

2001

11 DÉCEMBRE 1997 Protocole de Kyoto. 184 États s’engagent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.

25 DÉCEMBRE 1991 L’URSS est définitivement dissolue. Mikhaïl Gorbatchev, président de l’Union soviétique, annonce sa démission. Un acte qui signe le démantèlement de cet empire vieux de 70 ans, et la fin de la guerre froide contre le bloc de l’Ouest mené par les États-Unis.

1991

2000

28 SEPTEMBRE 2000 Seconde Intifada. La visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem est vécue comme une provocation par les Palestiniens, qui se soulèvent en Israël, en Cisjordanie, et dans la bande de Gaza.

6 AVRIL 1994 Génocide au Rwanda. L’assassinat du président rwandais déclenche un vaste nettoyage ethnique perpétré par les Hutus contre les Tutsis. Le génocide ne dure que cent jours, mais fait plus de 800 000 victimes.

31 MARS 1991 Guerres de Yougoslavie. La région des Balkans bascule dans plusieurs guerres ethniques qui feront environ 300 000 morts, soit le conflit le plus meurtrier en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

1990

1999

3-14 JUIN 1992 Sommet de la Terre à Rio. 2500 recommandations non contraignantes sont adoptées pour lutter contre le changement climatique.

2 AOÛT 1990 Seconde guerre du Golfe. L’invasion du Koweït par l’Irak déclenche une offensive armée menée par une coalition de 34 pays.

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1996

1994

5 JUILLET 1996 Naissance de la brebis Dolly, premier mammifère cloné de l’histoire, à l’Institut Roslin d’Édimbourg, en Écosse. 1995

1996

1997

1998

1999

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

Conflit interétatique

Conflit civil

Innovation technologique, découverte scientifique

Attentat, tuerie de masse

Événement économique

Statistique sur l’humanité

Climat, catastrophe naturelle

Élection, événement politique

2009

2010

2011

2007 La moitié de la population mondiale vit en ville. Le taux d’urbanisation passe la barre symbolique des 50 %.

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AUTOMNE 2008 Crise économique mondiale. La crise financière des subprimes de 2007, venue des États-Unis, se répercute sur les marchés mondiaux : plusieurs établissements bancaires font faillite. 2006

2012 Les trois quarts des habitants de la planète possèdent désormais un téléphone portable.

11 MARS 2011 Catastrophe de Fukushima. Un séisme de magnitude 9 au large des côtes japonaises provoque un tsunami. 18 000 personnes sont mortes ou portées disparues, et des dégâts importants sur la centrale nucléaire de Fukushima conduisent à d’importants rejets radioactifs.

26 DÉCEMBRE 2004 Un tsunami ravage l’Asie du Sud-Est. Plus de 250 000 personnes meurent ou sont portées disparues.

2005

2015

2014 L’espérance de vie a augmenté de 6 ans depuis 1990. Selon les données de 188 pays, les humains vivent en moyenne 71,5 ans, contre 65,3 il y a 25 ans.

17 DÉCEMBRE 2010 Début des printemps arabes. L’immolation d’un marchant de légumes à Sidi Bouzid (Tunisie) déclenche plusieurs insurrections dans les pays arabes, qui mènent à des transitions démocratiques (Tunisie) ou à des guerres civiles (Libye et Syrie).

27 OCTOBRE 2005 Mort de deux adolescents, Zyed et Bouna, électrocutés en tentant de fuir un contrôle de police. S’ensuivent trois semaines d’émeutes en France.

2004

2014

2011 La population mondiale dépasse les 7 milliards d’individus.

4 NOVEMBRE 2008 Barack Obama est élu président des États-Unis. Il est le premier Afro-Américain à accéder à cette fonction.

4 FÉVRIER 2004 Lancement du réseau social Facebook.

2003

2013

77-9 ET 9JANVIER JANVIER/ 13 / 13NOVEMBRE NOVEMBRE2015 2015 Paris est touchée par deux vagues d’attentats sans précédents. En janvier, des attaques jihadistes contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher font 17 morts. Moins d’un an plus tard, le 13 novembre, une seconde série d’attentats coordonnés fait 130 morts à Paris.

20 MARS 2003 Guerre en Irak. Les États-Unis lancent une offensive contre leur ancien allié Saddam Hussein, accusé de soutenir Al-Qaïda et de détenir des armes de destruction massive. Des accusations qui se révéleront fausses par la suite.

11 DÉCEMBRE 2001 Adhésion de la Chine à l’OMS. Point d’orgue de la libéralisation de l’économie chinoise, entamée dans les années 1970.

2012

2007

2008

2009

2010 L’obésité tue plus que la faim dans le monde. Depuis 2010, 1,5 milliard de personnes souffrent de surpoids, contre 925 millions de malnutrition. 2010

2011

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Janvier 2016 SCIENCES HUMAINES 37 N° 277

immigration

La question migratoire d’hier à aujourd’hui Depuis 1990, les migrations internationales ont beaucoup évolué, tant dans leur réalité que dans les instruments de connaissance qu’on leur applique. Hier marginalisée, cette question est aujourd’hui incontournable.

DR

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U

n des plus grands démographes américains, professeur à Princeton, disait volontiers qu’il tombait malade chaque année, lorsque venait le moment de faire cours sur les migrations. Pour le démographe épris de formules, la fécondité et la mortalité sont des comportements simples. Quelques indicateurs suffisent à les cerner ; on peut les projeter aisément sur les prochaines décennies. La migration, en revanche, est un phénomène « impur ». Sa définition repose sur des considérations juridiques et sociopolitiques : être né étranger à l’étranger, franchir la frontière et s’installer dans le pays d’accueil pour une durée d’un an au moins. Or l’équation démographique de base est bien obligée d’inclure les migrations : une

w François Héran Directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined), il est l’auteur, entre autres, de Parlons immigration en 30 questions, La Documentation française, 2011.

38 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

population se renouvelle chaque année par la balance des naissances et des décès, mais aussi par le jeu des entrées et sorties de migrants, qu’ils soient étrangers ou nationaux. Au seuil des années 1990, lorsque naît le magazine Sciences Humaines, la recherche sur les migrations internationales mobilise encore peu de monde en France. C’est un domaine marginal et peu considéré, aux méthodes imprécises. Les sociologues les plus en vue en parlent peu. Alain Touraine effleure le sujet, Raymond Boudon l’évite, tandis que Pierre Bourdieu, malgré sa volonté de décrire les modes de vie des classes et sous-classes qui divisent la société française, s’en remet à Abdelmalek Sayad, qui traite le sujet sans reprendre les catégories du maître (ni habitus ni « champ » dans les enquêtes d’A. Sayad sur l’« exil »). Les enquêtes menées à l’époque par l’Insee abordent l’immigration de façon confuse, en mêlant « étrangers » et « immigrés ». La « nationalité étrangère » y est un déterminant parmi d’autres des conditions de vie, avec la profession, l’âge, l’origine sociale, le faible niveau d’éducation ou l’état de santé. Les immigrés devenus français ne sont plus identifiés, pas plus que leurs enfants.

Des foreign born aux immigrés Les premiers chercheurs français qui s’intéressent de près aux migrations internationales sont des géographes qui suivent avec attention le parcours

des migrants et le fonctionnement des diasporas. Gildas Simon, professeur à l’université de Poitiers, fonde en 1985 la Revue européenne des migrations internationales, ainsi que le laboratoire Migrinter, commun entre l’université et le CNRS, qui demeure une référence dans la recherche européenne sur les migrations. Autre pionnier, l’historien Gérard Noiriel, qui publie en 1988 Le Creuset français. Histoire de l’immigration (19e-20e siècle), qui fait du traitement de l’immigration un révélateur puissant de la construction du « national ». La revue Genèses, dont il est l’un des fondateurs en 1991, encourage en ce sens les recherches nationales et diffuse les recherches internationales. Quant aux économistes français, contrairement à leurs collègues américains, peu s’intéressent alors à la question migratoire. Georges Tapinos (1940-2000) fait figure d’exception. Si son œuvre personnelle sur le sujet reste limitée, il joue un rôle décisif à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), siégeant à Paris, en contribuant à fonder une division des migrations internationales, longtemps dirigée par Jean-Pierre Garson. Avec l’éducation, les migrations deviennent un thème majeur de l’OCDE, qui constitue patiemment des bases de données internationales, avec un fort accent sur les qualifications des migrants et les motifs de migration. Les statistiques américaines servent alors de modèle, mais aussi celles de pays européens pionniers, comme les Pays-

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Tom Jamieson/The New York Times/Redux/Rea

Des migrants refoulés à Calais après une tentative de passage pour la Grande-Bretagne par le tunnel sous la Manche.

Bas. Le critère juridique de la nationalité, présent dans tous les recensements, reste central, mais l’OCDE s’intéresse aussi aux origines des migrants, qu’ils aient ou non acquis la nationalité du pays d’accueil. Le pays de naissance devient une donnée essentielle : les migrants nés étrangers à l’étranger sont des foreign born – une catégorie qui anticipe celle des « immigrés » et qui ne comprend pas les expatriés de retour au pays. Au seuil des années 1990, ces influences diverses se cristallisent dans un contexte politique tendu. La percée du Front national aux élections européennes de 1984 (11 % des voix) relance le débat public sur l’immigration. Vingt-cinq ans après les accords d’Évian, qui avaient mis fin à la guerre d’Algérie (1962), on mesure les effets du « double droit du sol » sur les enfants de migrants algériens : s’ils sont nés en France d’un parent lui-même né dans un département français d’Algérie, ils sont français de plein droit dès la naissance. On découvre aussi que les enfants

Le chiffre Un quart des habitants de la France sont soit immigrés soit nés d’un ou deux parents immigrés. nés en France de parents nés à l’étranger (notamment marocains, tunisiens ou turcs) acquièrent automatiquement la nationalité française à leur majorité s’ils ont vécu au moins cinq années en France, en vertu du « droit du sol simple » (qui est en fait un droit du temps de socialisation sur place). Or, s’indigne la droite, les intéressés sont nombreux à l’ignorer : comment peut-on devenir français sans le savoir ? En 1987, Jacques Chirac, alors Premier ministre, constitue une Commission sur

la réforme de la nationalité française. Son président, Marceau Long, est placé en février 1990 à la tête d’un Haut conseil à l’intégration (HCI). La loi Méhaignerie (1993) met en œuvre sa principale recommandation : imposer aux enfants d’immigrés âgés de 16 à 21 ans une « manifestation de volonté d’acquisition de la nationalité française ». Mais en 1998, avec le retour des socialistes au pouvoir, la loi Guigou abroge la loi Méhaignerie.

Comment intégrer les immigrations ? Au seuil des années 1990, le débat est donc très vif sur l’« intégration des immigrés » et sur l’accès de leurs enfants à la nationalité française. D’autant que progressent les flux migratoires, du fait des demandeurs d’asile venus de l’exYougoslavie. C’est dans ce contexte agité que l’Ined et l’Insee, soutenus par le HCI, lancent en 1992 l’enquête MGIS, « Mobilité géographique et insertion sociale » (sous-entendu : des immigrés), pilotée Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 39

immigration

par la démographe Michèle Tribalat. L’enquête se concentre sur un choix de courants migratoires d’ancienneté diverse. Elle innove par une approche biographique (l’intégration des divers groupes doit se comparer à durée de séjour égale), le refus de confondre « immigrés » et « étrangers » (puisque nombre d’immigrés sont devenus français) et un balayage des diverses sphères de la vie sociale (famille, logement, éducation, langue, religion, vie civique). Sur le fond, cependant, nombre de thèmes couverts par l’enquête ont été déjà abordés, avec des moyens plus modestes, par Dominique Schnapper, sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), qui publie en 1991 La France de l’intégration. Sociologie de la nation, premier d’une série d’essais s’appuyant sur des données éparses mais convergentes. Elle souligne que l’intégration n’avance pas du même pas dans tous les secteurs de la vie sociale et qu’elle a d’autant plus de chances de fonctionner que la société d’accueil est elle-même « intégrée ».

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Débat sur les statistiques ethniques Les premiers résultats de l’enquête MGIS paraissent en 1995 sous forme d’ouvrage (Faire France, La Découverte). La tonalité est optimiste : l’intégration s’accomplit à la longue, les mariages mixtes progressent, la pratique de l’islam recule chez les Maghrébins, etc. Mais, au fil des ans, le ton change. M. Tribalat déclare en 1997 que « le creuset républicain n’a pas rempli son office ». Elle met l’accent sur les obstacles à l’intégration dans certaines origines ethniques, comme les Mandés d’Afrique de l’Ouest, qui concentreraient les cas de polygamie. Une âpre polémique s’ensuit avec d’autres démographes de l’Ined (Hervé Le Bras, Alain Blum), qui mettent en cause la fiabilité de ces extrapolations statistiques. Ils s’en prennent à ces découpages ethniques empruntés à une vieille anthropologie essentialiste, alors que les africanistes soulignent désormais leur caractère mouvant et construit. 40 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Avec le recul du temps, ces polémiques se sont révélées stériles. Entre la volonté de « jeter un voile sur les origines » et celle de « briser le tabou des statistiques ethniques », l’opposition était devenue rituelle, souvent mise en scène dans la presse écrite sous la forme de deux colonnes en vis-à-vis : l’une « pour », l’autre « contre » les « statistiques ethniques ». Rares sont les chercheurs qui ont tenté de frayer une voie intermédiaire dûment contrôlée. C’est finalement ce que l’Insee a réussi à faire dans plusieurs enquêtes, avec l’aval de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Elles ont prouvé le mouvement en marchant : les pays de naissance des parents ont été recueillis dans la vaste enquête « Famille » associée au recensement de 1999 (380 000 personnes). À partir de 2003-2004, la première nationalité des parents est également recueillie dans l’enquête « Emploi » de l’Insee, qui est le volet français de l’enquête européenne sur les forces de travail. Les enquêtes sur le patrimoine des ménages, les conditions de vie, les qualifications, les comportements de fécondité, etc. lui emboîtent le pas. C’est une révolution : alors que le recensement et la plupart des enquêtes permettaient seulement d’identifier les pays de naissance et les anciennes nationalités des intéressés, il devient possible de remonter d’une génération et de s’intéresser au sort des enfants d’immigré(s) nés en France, ceux que l’on appelle désormais la « seconde génération ». Cette statistique est dite « ethnique » dans la plupart des pays européens (l’ethnique est ce qui reste du pays d’origine et continue d’être pris en compte dans les relations sociales). Elle n’est pas ethnoraciale pour autant : aucune référence n’est faite à ce stade à la couleur de la peau. L’Insee a montré qu’une statistique sociale appliquée à l’immigration pouvait être à la fois ethnique (au sens européen du terme) et républicaine (car s’appuyant sur des variables d’état civil, même si elles concernent la génération précédente). Grâce à ces avancées, les chercheurs ont

pu dépasser le cadre étroit des testings à l’entretien d’embauche et mesurer l’ampleur des discriminations à grande échelle, y compris en cours de carrière. À âge égal et compétence égale, a-t-on les mêmes chances de parcours éducatif, professionnel, résidentiel, etc. selon que l’on est d’origine française, espagnole, portugaise, maghrébine, turque, roumaine, etc. ? L’Insee et l’Ined ont multiplié les publications sur le sujet. Avec toujours le même résultat : les chances d’accès varient fortement selon l’origine, « toutes choses égales par ailleurs ».

Circulation et peuplement En 2008-2009, l’enquête « Trajectoires et origines » (TeO), appliquée cette fois à tous les courants migratoires, est allée plus loin dans l’exploration des facteurs de discrimination. Menée par l’Ined et l’Insee, elle a montré qu’aux yeux des personnes discriminées, la couleur de la peau ou les appartenances « visibles » étaient un facteur majeur de discrimination. De telles enquêtes restent rares et ne rendent aucunement superflues les observations qualitatives approfondies. Les études sur l’immigration ont accompli d’immenses progrès en vingt-cinq ans. Nous savons maintenant qu’un quart des habitants de la France sont soit immigrés soit nés d’un ou deux parents immigrés. Mais la recherche sur les migrations tend à se scinder en deux courants étudiant séparément les deux versants de la migration. D’un côté, sa contribution au peuplement, avec les problèmes d’intégration qui s’ensuivent. De l’autre, la capacité des migrants à effectuer des va-et-vient dans une circulation « transnationale » qui défie les frontières des souverainetés nationales classiques. Deux courants de recherche aussi indispensables l’un que l’autre. Car la migration est à la fois circulation et peuplement. On terminera ce bilan par un vœu : que les jeunes chercheurs issus eux-mêmes de l’immigration soient de plus en nombreux à travailler sur ces questions et contribuent à renouveler les approches. l

Figures de migrants Les migrations internationales concernent plus de 230 millions de personnes par an. Derrière ce chiffre se cachent des motivations très diverses, qui parfois s’enchevêtrent. Tour d’horizon.

l Demandeurs d’asile : la Syrie en tête

La demande d’asile a atteint en 2014, selon l’OCDE, son niveau le plus élevé depuis 1992 et le conflit en exYougoslavie. Mais ce niveau n’est rien à côté de celui de 2015. Au cours du premier semestre, 137 000 personnes ont débarqué sur les côtes européennes, soit une augmentation de 83 % par rapport à la même période en 2014. Cette situation résulte principalement du contexte syrien. La Syrie est le premier pays de provenance des demandeurs d’asile, avec 130 000 demandes en 2014 (trois fois plus qu’en 2013), suivie par l’Irak, la Serbie, l’Afghanistan et l’Érythrée.

l Migrants de travail : la montée du « care drain »

du Sud… Les pays qui attirent le plus d’étudiants sont, dans l’ordre, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Australie. Très qualifiés, ces étudiants sont susceptibles, à terme, de devenir des migrants de travail.

l Déplacés environnementaux : en quête d’un statut

Inondations, sécheresses, tremblements de terre, ouragans… Les catastrophes environnementales ont toujours été un facteur de déplacement. Entre 2008 et 2014, elles ont concerné 166 millions de personnes, soit environ 27,5 millions par an ! La majorité trouve refuge dans leur propre pays, mais certaines doivent émigrer. Or, il n’existe à ce jour aucune protection juridique internationale. La création d’un statut spécifique est à l’ordre du jour.

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Gérard Guittot/Rea

La quête d’un emploi est une grande motivation au départ. Mais elle peut prendre plusieurs formes : certains l « Senior du soleil » : cherchent un travail saisonnier ; une migration de confort d’autres sont en quête d’un emploi Parmi les nouvelles catégories de permanent pour refaire leur vie ; migrants, on observe des retraités d’autres sont en mobilité au sein d’une qui vont du Nord vers le Sud à la firme globale… Le flux de médecins et recherche de plus de soleil… et d’infirmiers, du Sud vers le Nord, fait souvent de moins d’impôts. C’est le partie des tendances les plus cas de ces Français installés au saillantes entre 2007 et 2015. Au point Portugal ou Maroc. Réfugiés kurdes arrivés en Auvergne en 1989. que l’on parle aujourd’hui de « care drain » pour évoquer ce phénomène migratoire centré sur le l Sans-papiers : une crise européenne soin à la personne. Dans les pays de l’OCDE, 22 % des On estime que 10 à 15 % des migrants dans le monde médecins étaient nés à l’étranger en 2014 selon l’OCDE. sont en situation irrégulière. En France, ils seraient entre 300 000 et 400 000, pour une population totale immigrée de 4 à 5 millions environ. Mais ce chiffre progresse en l Regroupement familial : Europe : le flux d’immigration clandestine détectée n’a un tiers des flux migratoires jamais été aussi élevé qu’en 2014, en hausse de 170 % Le regroupement familial représente environ un tiers des par rapport à 2013. Il devrait bondir encore en 2015 : les migrations permanentes (32 % pour l’Union européenne). deux premiers mois révèlent une augmentation de plus de Il est à noter que ce taux est en diminution dans la plupart 200 % par rapport à 2014. Les filières d’immigration des pays, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, clandestines se sont développées, acheminant pour un premiers pays d’immigration. Le regroupement familial tarif souvent très élevé des personnes fuyant un conflit ou représente souvent un facteur d’émancipation pour les une économie dévastée. l femmes, l’emploi des femmes étant plus élevé dans leur pays d’accueil que dans leur pays d’origine. Héloïse lHérété

l Étudiants étrangers : 22 % de Chinois

4,5 millions, c’est le nombre d’étudiants en mobilité internationale. Beaucoup de ces étudiants étrangers viennent d’Asie : 22 % de Chine, 6 % d’Inde, 4 % de Corée

Sources • « Perspective des migrations internationales 2015 » OCDE, 2015. www.oecd.org/fr/migrations/perspectives-des-migrationsinternationales-19991258.htm • « Migrations internationales : un enjeu planétaire » Olivier Kirsch, Conseil économique sociale et environnemental, 17 octobre 2015.

Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 41

Le nouvel âge du travail Et si la crise économique représentait une opportunité pour réinventer le travail ?

Frédéric Stucin/Pasco

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Campus des métiers et qualifications haut-normand des énergies et de l’efficacité énergétique.

w Dominique Méda Professeure de sociologie à l’université Paris‑IX, titulaire de la chaire « Reconversion écologique, travail, emploi, politiques sociales » au Collège d’études mondiales (FMSH). Derniers ouvrages : La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Flammarion, 2013, et Le Travail, 5e éd., Puf, coll. « Que sais‑je ? », 2015.

42 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

L’

emploi et le travail sont-ils en t ra in de dispa ra ît re ? C’est la thèse que défendent plusieu rs publ icat ions récentes dont deux ont fait particulièrement g ra nd br u it : cel le d’E r i k Brynjolfsson et Andrew McAfee, Le Deuxième Âge de la machine (1) et celle de Carl Benedickt Frey et Michael A. Osborne : The Future of employment. How susceptible are jobs to computerisation, publiée en 2013.

E.  Br y njolfsson et A.  McAfee soutiennent que nous sommes à l’aube d’une « grande restructuration » : nous entrons dans « la seconde moitié de l’échiquier », c’est-à-dire dans l’ère où les progrès permis par les technologies digitales vont devenir exponentiels. Extrêmement créatrices de valeur – parce qu’elles permettent d’améliorer la productivité et donc la richesse collective –, ces technologies vont transformer la nature du travail et l’emploi.

Benoît Decout/Rea

travail

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L’évolution de l’emploi De leur côté C.B. Frey et M.A. Osborne étudient 702 métiers et estiment la probabilité qu’ils soient remplacés par des machines intelligentes. Si certains secteurs courent peu de risques d’être automatisés, comme l’éducation ou la santé, il n’en va pas de même des métiers de la vente, des emplois administratifs, agricoles ou même du transport : les auteurs estiment qu’aux ÉtatsUnis, « 47 % des actifs se trouvent dans un secteur à haut risque de chômage » et que leurs emplois pourraient être remplacés par des robots ou machines « intelligentes » dans un délai de dix à vingt ans. Sur la même base de calcul, le cabinet Berger à calculer que 3 millions d’emplois devraient disparaître en France à l’horizon 2020 (2). Dans The Future of Work, publié en 2011, des PDG de grandes entreprises digitalisées suggèrent que le travail est lui aussi en train de changer radicalement de nature : il devient collaboratif, il n’y a plus de frontière entre travail et hors travail, les organisations hiérarchiques laissent place à des organisations horizontales, les frontières entre intérieur et extérieur disparaissent, l’entreprise devient une plateforme où les produits sont réalisés par crowdsourcing, les utilisateurs deviennent des coproducteurs, le salariat n’est plus de mise, chacun doit créer son propre emploi et entretenir ses compétences, même si seuls les créateurs de la plate-forme continuent à extraire la valeur…

La robotisation crée aussi des emplois Devons nous croire à ce scénario blanc et noir de l’automatisation et de la digitalisation dont même les promoteurs reconnaissent qu’il risque d’entraîner une intense polarisation de la main-d’œuvre et qu’il exigera des innovations organisationnelles majeures pour permettre aux individus de ne pas être éjectés du système productif ? La réponse est non. Plusieurs raisons invitent à remettre en cause ces prédictions. Tout d’abord parce qu’une telle vision ressortit à un détermi-

Depuis un quart de siècle, le marché du travail a connu en France de profondes transformations. Tout d’abord, et contrairement à une idée reçue, le nombre d’emplois (temps plein et temps partiels) n’a cessé d’augmenter passant de 22,5 à 25,5 millions. Mais comme la population active (le nombre d’adultes en situation de travailler) a augmenté plus vite encore (de 24,7 en 1990 à 28,5 millions en 2014), le nombre de chômeurs s’est maintenu à un niveau très élevé. Mais ces évolutions globales cachent une profonde transformation de la main‑d’œuvre. Chaque jour, environ 10 000 emplois sont détruits et 10 000 emplois sont créés en France ! Ce qui correspond chaque année à un renouvellement de 7 à

8 % des emplois. Aux États Unis, ce renouvellement de la main‑d’œuvre atteint 15 % l’an.

Mutation de la main-d’œuvre

Ce renouvellement est associé à une mutation de la main‑d’œuvre. En un quart de siècle, les femmes ont augmenté leur présence sur le marché du travail de près de 10 % : le taux d’activité des femmes de 15 à 65 ans est passé de 57 % à 67 % entre 1990 et 2012. La part des emplois qualifiés a également augmenté : si l’on divise en trois catégories (peu qualifiés, qualifiés et très qualifiés), la part des très qualifiés représente aujourd’hui 50 % des emplois. En toile de fond, ces transformations sont associées au déclin du secteur agricole (plus que 2 % des emplois en 2012), à une forte baisse de l’emploi

nisme technologique radical : comme si tout ce qui était techniquement possible devait nécessairement advenir. Or, on peut penser que la suppression de près de la moitié des emplois américains en l’espace de dix ans entraînerait très rapidement des réactions et des résistances du corps social. Ces études ne tiennent par ailleurs pas compte des emplois créés par la robotisation (certaines études soutiennent, au terme d’analyses rétrospectives por-

industriel et de la construction qui ne représentent plus que 20 % alors que le secteur tertiaire regroupe désormais 78 % des emplois. Le chômage global a évolué en dents de scie. Après l’apparition du chômage de masse au début des années 1980, il a fluctué entre 8 % et 11 % au gré des évolutions économiques depuis les années 1990. Le maintien de ce haut niveau de chômage et l’essor du travail précaire ne signifient pas pourtant une précarisation généralisée de la main‑d’œuvre : 90 % des actifs sont aujourd’hui au travail et les CDI restent très largement majoritaires. La tendance dominante est plutôt celle d’une dualité du marché du travail opposant « insiders » et « outsiders ». l Achille Weinberg

tant sur quinze ou même sur cent quarante ans, l’exact contraire de celle de C.B. Frey et M.A. Osborne) ni du fait que les robots, loin de remplacer le travail humain sont aussi susceptibles d’en diminuer très fortement la pénibilité (on parle alors de cobotisation) (3). Elles font fi du désir de relations que manifestent les usagers et les consommateurs de nombreux services, qu’il s’agisse des secteurs du soin, de l’éducation ou même du commerce et des Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 43

Travail

Adieu à la croissance Elles font aussi l’impasse totale enfin sur les risques attachés à ce qui est actuellement décrit sous le terme d’« ubérisation » de la société et qui renvoie aux formes de travail dont le développement de ce « capitalisme de plate-forme » peut s’accompagner : travail « au robinet » ou à la demande, exercé par des travailleurs au statut éminemment flou, qui deviennent free-lance ou autoentrepreneurs et découvrent l’ambivalence de l’autoexploitation. Mais une telle vision semble surtout radicalement aveugle à un autre facteur qui va durablement affecter nos économies et société dans les prochaines décennies : la menace écologique (chan-

gement climatique, biodiversité, acidification des océans…). Loin de nous inciter à augmenter la production vers une croissance continue, la prise au sérieux de cette menace devrait au contraire nous amener à changer de paradigme : rompre avec les raisonnements, les représentations, mis en place depuis le 17e siècle, qui nous font confondre progrès et croissance. Comme le montre l’économiste Jean Gadrey, dans Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire (2015), la reconversion écologique pourrait nous permettre de renouer avec le plein-emploi et un travail moins intensif. Une telle révolution nécessite un profond changement dans nos représentations et dans nos pratiques ; il exige la mise en place de normes sociales et environnementales strictes mais aussi et surtout une rupture avec la logique de l’économie dominante qui est parvenue à diffuser universellement. Sans

cette étape de reconstruction théorique, capable de réinscrire l’humain dans la nature et d’envisager d’autres manières de mettre le monde en valeur, nous ne pourrons sans doute pas respecter le commandement d’Hans Jonas : « Vis de telle sorte que tes actions soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre. » l

(1) Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Le Deuxième Âge de la machine. Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, Odile Jacob, 2015. (2) Voir Jean-François Dortier, « Les robots vont‑ils tuer les emplois ? », Sciences Humaines, n° 274, octobre 2015, pour une présentation critique de ces travaux. (3) Voir cabinet Deloitte, « Technology and people. The great job-creating machine » qui montre qu’en cent quarante ans, la technologie a créé plus d’emplois qu’elle en a détruits. Disponible sur www2.deloitte.com/uk/en/pages/finance/articles/ technology‑and‑people.html

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Source : Pierre‑Yves Cabannes, « Trois décennies d’évolutions du marché du travail », Insee Références, édition 2014.

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risques de dégradation du contenu du travail qu’entraînerait une robotisation destinée exclusivement à réduire les coûts.

égalité

La lutte contre les discriminations, les dispositifs de discrimination positive ou la parité sont les témoins d’une demande exponentielle de justice sociale. Mais l’égalité suffit-elle à faire une société juste ? w François Dubet

Didier Goupy/Signatures

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Gary Waters/Getty/Ikon

L’égalité à tout prix

Sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il est l’auteur d’études portant sur la marginalisation juvénile, l’école et les institutions. Il a publié, entre autres, Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations, Seuil, 2013, ou La Préférence pour l’inégalité, Seuil, 2014.

A

ussi étrange que cela puisse paraître, la justice sociale et les sentiments d’injustice n’ont guère passionné la vie intellectuelle et scientifique française jusqu’au début des années 1990. La domination et le pouvoir intéressaient plus les chercheurs que la justice sociale. Il ne semblait pas nécessaire de se demander dans quelle mesure certaines inégalités étaient plus injustes ou plus acceptables que d’autres et de s’interroger sur les conceptions indivi-

duelles et collectives de la justice, cela intéressant surtout les psychologues, Jean Piaget et Lawrence Kohlberg étant les plus connus, et les philosophes du contrat social. Au même moment, la scène intellectuelle américaine avait été dominée par Théorie de la justice de John Rawls (1971) et par tous les débats qu’il a entraînés, sans que la France, à l’exception de quelques spécialistes, paraisse concernée. La traduction du livre de J. Rawls en 1987 et, dans la foulée, des livres de Ronald Dworkin, Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 45

égalité

Le mérite et l’égalité : deuxLevaleurs confllesictuelles mérite justifie-t-il inégalités ?

Will Kymlicka, Robert Nozick, Michael Sandel, Philippe Van Parijs, Michael Walzer… et de nombreux autres, va élargir le regard sociologique hexagonal vers les questions de justice sociale (1). Un débat américain traverse l’Atlantique vers la France, de la même manière que, vingt ans plus tôt, la french theory avait conquis les campus américains. Mais on ne saurait expliquer l’intérêt pour les questions de justice sociale par la seule découverte tardive d’un best-seller intellectuel mondial. Encore fallait-il que le terrain soit favorable à de nouvelles questions et à la redécouverte de questions oubliées.

70 États-Unis Australie

60 Allemagne Canada

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46 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Nouvelle-Zélande

Autriche Royaume-Uni

40

Portugal

Espagne

Mérite

Suède Norvège France

30

Pologne

Un changement de nature et de perception des inégalités La question de la justice sociale et des inégalités se pose à nouveaux frais quand la nature même des inégalités sociales devient problématique. Les trois décennies qui suivent la guerre ont été « l’âge des classes sociales » ; des CSP de l’Insee aux modèles de la représentation politique en passant par les catégories des sociologues, il allait de soi que les inégalités sociales formaient un système de classes et que cette structure déterminait toutes les inégalités. Déclin de la société industrielle, épuisement du communisme, déploiement de la consommation, singularisation des parcours…, cette manière de lire la vie sociale s’efface progressivement. Mais ce retrait n’est pas identifiable à un recul des inégalités sociales ou à une vaste « moyennisation » de la société. Au contraire, nous entrons dans un régime d’inégalités multiples. Nous visons et nous mesurons des inégalités défi nies par un nombre croissant de critères : inégalités de revenus, inégalités de santé, inégalités scolaires, inégalités d’accès à des biens et des services, inégalités spatiales… En même temps, chacun de nous se vit comme étant plus ou moins inégal « en tant que » : en tant que travailleur, que femme, que jeune, que membre d’une communauté, que minorité… La liste des critères de définition des

Japon

50

Tchéquie

20

Hongrie

10

Slovaquie

0 60

70

80

90

100

Inégalités trop grandes

P

lus les individus croient que le mérite est récompensé dans la société où ils vivent, plus ils acceptent les inégalités sociales. Ainsi les Américains tolèrent

mieux les inégalités que le font les Français ou les Hongrois qui pensent que le mérite n’est pas récompensé dans leur pays. Mais la croyance dans le mérite n’est pas le reflet d’une mobilité sociale réelle, cette mobilité n’étant pas plus élevée aux États-Unis qu’en France. Source : François Dubet, Marie Duru-Bellat et Antoine Vérétout, Les Sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale, Seuil, 2010.

inégalités paraît s’étendre à l’infi ni, de la même manière que la liste des caractéristiques individuelles qui peuvent entraîner une inégalité. Ainsi, sans que les inégalités « explosent » au tournant des années 1990, elles semblent se multiplier et se singulariser. Bien sûr, toutes ces inégalités étaient déjà là, mais dans une large mesure elles semblaient « naturelles » et « invisibles », recouvertes par la structure des inégalités de classes. Depuis cette période, toutes les enquêtes montrent que les Français ont le sentiment que les inégalités se creusent alors que les données

disponibles, notamment celles de l’Insee aboutissent jusqu’en 2008 à des constats plus modérés.

toutes les inégalités sont-elles injustes ? Il semble évident que ce changement a ouvert la voie aux interrogations relatives à la « justice » de ces inégalités « nouvelles ». Quels sont les cadres et les principes des jugements qui font qu’une inégalité est perçue comme juste, tolérable ou scandaleuse (2) ? Les comparaisons internationales sont ici d’un grand secours quand elles montrent que des

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Le principe de mérite Un grand nombre de recherches sont désormais consacrées à l’économie morale des acteurs, aux principes et aux critères qui leur font refuser ou accepter certaines inégalités. Des inégalités sont perçues comme étant injustes parce qu’elles portent atteinte à des critères de justice assez largement partagés par les membres d’une société. Ainsi, les revenus « obscènes » et des retraites chapeau de certains dirigeants scandalisent les individus parce qu’ils mettent en cause l’égalité fondamentale des membres d’une société : l’extrême richesse comme l’extrême pauvreté menacent l’égalité nécessaire à la vie commune. Mais cet attachement à l’égalité ne signifie pas que toutes les inégalités soient perçues comme étant injustes car au nom du principe de mérite, certaines inégalités semblent parfaitement justes. Il est juste de récompenser les bons élèves, de payer mieux les travailleurs les plus actifs et les plus productifs, les plus responsables et les plus qualifiés. En fait, les principes de justice sont à double face ; d’un côté, ils justifient la critique de certaines inégalités, de l’autre, ils justifient aussi de très nombreuses inégalités, jusqu’au point où la mise en cause de ces inégalités paraît à son tour être une injustice. Dans le monde du travail, par exemple, il semble

injuste de créer de grandes inégalités, mais il paraît tout aussi injuste de ne pas reconnaître les inégalités issues du mérite de chacun (3). L’économie morale des acteurs sociaux est donc polyarchique – nous adhérons à plusieurs principes de justice –, conflictuelle – ces principes s’opposent entre eux –, et enracinée dans les rapports sociaux puisque nous n’avons pas toujours intérêt à adhérer aux mêmes principes de justice. Pour les individus, tout l’enjeu est de définir les critères d’une relation juste et acceptable. Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont ainsi développé un programme de recherche que l’on pourrait définir comme un « pragmatisme normatif » montrant comment diverses « cités » de justice cadrent des accords et des disputes entre les acteurs engagés dans une même sphère d’activité. Les normes de justice fonctionneraient dans diverses cités fondant des ordres de grandeur : les cités « civique », « industrielle », « artistique » (4)… Autour de la justice se nouent la définition d’un ordre légitime et une

critique sociale « naturelle » n’appelant pas le privilège du surplomb intellectuel habituellement associé à la dénonciation des injustices.

Des places aux chances, la justice comme équité En termes philosophiques, politiques et sociaux, la question de la justice des inégalités sociales se pose avec acuité avec les révolutions démocratiques affirmant que tous les êtres humains « naissent libres et égaux en droit ». Dès lors, se crée une contradiction inépuisable entre les inégalités sociales et l’égalité fondamentale de tous. Pour atténuer cette contradiction, sinon pour la résoudre, les sociétés industrielles européennes ont « choisi » de réduire l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. Grâce aux transferts sociaux, à l’État providence et à l’impôt progressif, grâce aussi au mouvement ouvrier et à la croissance économique, ces sociétés sont parvenues au cours du 20e siècle à resserrer la distance entre les « places », entre les positions sociales (5). Les inégalités ont été réduites

Cristina Bernazzani/iStock/Getty

sociétés comparables en termes d’inégalités mesurables et mesurées ont des perceptions profondément différentes de ces inégalités-là. Par exemple, les enquêtes montrent que les Américains acceptent mieux les inégalités sociales que le font les Français parce que les philosophies sociales implicites de ces deux sociétés ne sont pas totalement semblables. Pour le dire d’un mot, les sociétés libérales qui valorisent fortement le mérite personnel comme principe de justice acceptent mieux des inégalités sociales qui résulteraient d’une compétition méritocratique, que ne le font les sociétés qui se défient du mérite et valorisent l’égalité de base.

Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 47

égalité

Quelle société est la plus juste ? Imaginons trois sociétés structurées de la manière suivante :

Société A

• Les plus démunis gagnent en moyenne 1 000 euros. • Les gens du milieu gagnent en moyenne 1 500 euros. • Les plus aisés gagnent en moyenne 3 000 euros. • Le revenu moyen est faible, les inégalités sont faibles.

Société B

• Les plus démunis gagnent en moyenne 1 200 euros. • Les gens du milieu gagnent en moyenne 2 000 euros. • Les plus aisés gagnent en moyenne 4 000 euros. • Le revenu moyen est intermédiaire, les inégalités sont intermédiaires.

Société c

• Les plus démunis gagnent en moyenne 800 euros. • Les gens du milieu gagnent en moyenne 3 000 euros. • Les plus aisés gagnent en moyenne 6 000 euros. • Revenu moyen élevé, inégalités élevées.

3000 € 1500 € 1000 €

4000 € Quand on demande aux individus quelle société leur semble la plus juste, en ignorant la position qu’ils y occuperaient, 76 % d’entre eux choisissent le « maximin », la société B qui garantit le revenu le plus élevé aux moins favorisés, tout en permettant une certaine inégalité issue de l’égalité des chances. Ils refusent la société A qui choisit la seule égalité et la société C qui choisit la seule compétition méritocratique d’où résultent de grandes inégalités (modèle ultralibéral). n f.d.

2000 € 1200 €

6000 € 3000 € 800 €

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Source : Michel Forsé, Olivier Galland, Caroline Guibet-Lafaye et Maxime Parodi, L’Égalité. Une passion française ?, Armand Colin, 2013.

et aujourd’hui encore en France, les écarts de revenus entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres passent d’un ordre de plus de 6 à un ordre de 3,5 environ grâce aux prélèvements et aux prestations sociales, à l’impôt et à l’État providence.

Vers une égalité des chances Mais depuis une vingtaine d’années, cette conception de la justice sociale est progressivement remplacée par un autre modèle de justice dans lequel la justice consiste moins à réduire l’écart entre les plus riches et les plus pauvres qu’elle cherche à promouvoir l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales, à toutes les « places » aussi inégales soient-elles. La bonne société n’est pas la société la plus égalitaire possible, elle est la société dans laquelle tous, hommes et femmes, membres de majorités et membres des minorités ethniques… auraient les 48 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

mêmes chances d’accéder à toutes les positions grâce à une mobilité sociale parfaite. Dans ce cas, l’idéal de justice est celui de l’équité des épreuves méritocratiques qui aboliraient toutes les discriminations qui engendrent des inégalités illégitimes. La lutte contre les discriminations, les dispositifs de discrimination positive, la parité commandent alors les politiques de justice sociale qui visent moins l’égalité sociale que l’équité. Évidemment, le modèle de l’égalité des chances ne saurait abolir totalement celui de l’égalité des places, sauf à courir le risque de voir se dégrader considérablement la situation de celles et de ceux qui n’ont pas assez de mérite pour triompher des épreuves méritocratiques, fussent-elles équitables. Aussi la justice consiste-t-elle à combiner ces deux grandes conceptions de la justice sociale : celle qui garantit la plus grande égalité possible entre les conditions sociales, et celle qui offre à tous des

chances équitables de concourir dans une compétition méritocratique. C’est parce qu’elle propose une synthèse articulée de ces deux conceptions de la justice sociale dans les sociétés démocratiques que la Théorie de la justice de J. Rawls a longtemps dominé les débats : les inégalités méritocratiques issues de l’égalité des chances seraient justes quand les inégalités qu’elles engendrent sont favorables aux moins favorisés.

La justice, les politiques et l’action La confrontation des théories de la justice, des expériences qu’en ont les acteurs et des modèles de justice à l’œuvre dans les sociétés conduit nécessairement vers des études et des raisonnements consacrés à des questions et des thèmes précis. Par exemple se pose la question de savoir qui paie et qui gagne dans les diverses politiques sociales. Il ne s’agit pas seulement de savoir si ces politiques sont efficaces, mais aussi de savoir dans

(1) John Rawls, Théorie de la justice, 1971, trad. fr. Seuil, 1987. (2) Voir par exemple Alain Renaut, Qu’est-ce qu’une politique juste ? Essai sur la question du meilleur régime, Grasset, 2004, ou Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l’égalité ?, Albin Michel, 2015. (3) François Dubet, Injustices. l’expérience des inégalités au travail, Seuil, 2006. (4) Luc Boltanski et LaurentThévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991. (5) Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Seuil, 2011. (6) Marie Duru-Bellat, Le Mérite contre la justice, Paris, Presses de Sciences po, 2009. (7) François Dubet, La Préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Seuil, 2014.

l John Rawls et la théorie de l’équité Dans la Théorie de la justice (1971), le philosophe américain soutenait que les inégalités socioéconomiques sont acceptables si elles induisent des avantages pour les membres les plus défavorisés de la société. Cette conception de l’équité respectait les principes de l’utilitarisme libéral. Cette théorie supposait que les citoyens fassent des choix indépendants de la position qu’ils occupent.

©Harvard Gazette

lités ne sont pas « méritées » par ceux qui les subissent. Or cette conviction n’est pas acquise quand les sondages nous apprennent que la majorité des citoyens pensent que les pauvres et les chômeurs sont responsables de leur sort ; dans ce cas, paradoxe suprême, ce sont les aides sociales dont ils bénéficient qui seraient injustes. Après avoir été relativement absente des recherches en sciences sociales, la question de l’injustice et de la justice des inégalités semble désormais tout englober. Cette « priorité » du juste s’impose sans doute dans les sociétés démocratiques qui ne reposent plus sur l’adhésion à des conceptions communes du bien, des sociétés dans lesquelles s’imposent à la fois la singularité des individus et la diversité des valeurs et des cultures. Cependant, il faut noter que le désir même de vivre dans une société plus égalitaire, plus juste et plus libre exige des liens de confiance et de reconnaissance, des imaginaires de fraternité suffisamment robustes pour que la justice soit vécue comme un impératif. Cette dimension morale est d’autant plus nécessaire que la justice ne concerne plus seulement les sociétés nationales, mais le monde désormais embarqué dans la même galère « globale ». Les inégalités et la justice entre les sociétés et entre les pays pèsent et pèseront de plus en plus sur nos destins. l

l Michael Sandel et les impasses

du principe de justice

Le Libéralisme et les limites de la justice, paru en 1982, a ouvert le débat entre libéraux et communautariens sur le continent américain. L’auteur y mettait en doute la possibilité de fonder une justice sociale en laissant les citoyens libres de choisir leur mode de vie et leurs valeurs. Il soutenait que les préférences des individus sont constituées par les normes de leur communauté. l Amartya Sen et les capabilités Prix Nobel d’économie pour sa théorie du développement humain, Amartya Sen, dans L’Idée de justice (2011) remet en question les principes de la justice selon Rawls parce que trop abstraits. Il conteste l’image du « voile d’ignorance » permettant à chacun de juger objectivement ce qui est juste. Il critique Rawls lorsque celui-ci définit une liste universelle de « biens premiers ». Pour Sen, selon leur culture et leur condition, les individus n’ont ni les mêmes besoins, ni les mêmes capacités de les satisfaire. La justice sociale est donc dépendante des « capabilités » de chacun. l n.j. Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 49

©Editions du Seuil

quelle mesure elles peuvent être considérées comme justes dans des sociétés où la justice devient une dimension essentielle de la légitimité. De la même manière, de nombreuses recherches sont consacrées à l’efficacité mais aussi aux paradoxes normatifs des dispositifs de lutte contre les discriminations ; n’engendrent-ils pas à leur tour des formes d’injustice ? Les modes d’organisation des systèmes scolaires sont-ils plus ou moins justes ? Est-il juste de favoriser l’égalité des chances aux dépens de l’égalité des résultats des élèves ; ou bien estce l’inverse (6) ? Cette dispute est au cœur du débat à chaque tentative de réforme de l’école. Depuis plusieurs années déjà, les diverses politiques sociales sont de plus en plus souvent appréhendées en termes de justice sociale. Deux questions dominent alors : les inégalités sont-elles réduites par ces politiques, et les inégalités qui restent ou celles qui découlent de ces politiques peuvent-elles être tenues pour équitables ? Le problème des inégalités et de la justice sociale ne se résume pas à l’univers des représentations, des politiques et des théories. Se pose aussi la question de l’action en faveur de la justice sociale. Or, nous sommes là face à un paradoxe. D’une part, toutes les enquêtes d’opinion montrent, en France notamment, que les citoyens préfèrent la justice à l’injustice et l’égalité à l’inégalité. Pourtant, ces convictions ne se transforment pas forcément en action collective et en choix politiques. Serions-nous simplement hypocrites en affichant une préférence évidente pour la justice et l’égalité, tout en défendant vigoureusement les inégalités dont nous bénéficions ? La réponse n’est pas tout à fait aussi simple car le combat pour la justice suppose que les membres d’une société soient attachés par les liens de solidarité suffisamment solides pour qu’ils acceptent de faire des sacrifices en faveur de l’égalité des autres (7). Pour combattre des injustices, il faut aussi que nous pensions que certaines inéga-

Trois philosophes de la justice sociale

DR

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points de repère

Madrid, 7 novembre 2015. Manifestation contre les violences faites aux femmes.

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Les luttes pour la reconnaissance Femmes, homosexuels, minorités religieuses et travailleurs : la plupart des nouvelles luttes correspondent à des demandes de reconnaissance. Signe d’une psychologisation des rapports sociaux ?

w Jean-Claude Monod Philosophe, il est l’auteur de Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Seuil, 2012, et de Écrire. À l’heure du toutmessage, Flammarion, 2013.

50 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

I

l y a des moments où une notion semble faire consensus et rassembler des aspirations collectives apparemment diverses. C’est le cas, depuis les années 1990, du concept de reconnaissance. Les deux textes fondateurs des « théories de la reconnaissance », La Lutte pour la reconnaissance du philosophe Axel Honneth, et l’article « Multiculturalisme. Les politiques de la reconnaissance » de Charles Taylor, datent de 1992.

Ce n’est pas tout à fait un hasard : l’effondrement du communisme soviétique venait de rouvrir la question de la reconnaissance au-delà de la lutte des classes, et produit un regain d’intérêt pour celui qui n’apparaissait plus seulement comme le précurseur de Karl Marx, mais comme le penseur qui avait exploré les enjeux existentiels, psychologiques, politiques de la lutte pour la reconnaissance : Georg Hegel (1770-1831). A. Honneth présente sa

Getty/Pacific Press

reconnaissance

propre théorie comme une actualisation de certaines intuitions d’Hegel, et C. Taylor le désigne nommément comme le principal théoricien de la reconnaissance.

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Les nouveaux mouvements sociaux Mais c’est à la faveur de mouvements sociaux particuliers que les théories de la reconnaissance de la fin du 20e siècle réactivent le concept. La reconnaissance semble toujours se situer au point de croisement du psychologique et du politique, de l’existentiel et du collectif, là où une identité méconnue ou méprisée cherche à se rendre visible, à faire valoir ses droits ou sa dignité : identité ethnique (les peuples autochtones, les Noirs américains…), identité sexuelle (le mouvement gay et lesbien, les trans…) ou identité sociale (les précaires, les chômeurs, les travailleurs harcelés ou subissant une forte souffrance au travail…). Ces besoins de reconnaissance variés relancent des interrogations qui avaient été déjà thématisées dans les années 1960-1970 à propos des nouveaux mouvements sociaux : luttes pour les droits civiques, enjeux antiracistes, luttes féministes, mouvement gay, mouvements de décolonisation… Une théorisation contemporaine de ces mouvements s’était déjà appuyée sur le motif hégélien de la reconnaissance, parfois à travers sa relecture par Alexandre Kojève comme dialectique du maître progressivement dominé par l’esclave qu’il domine. On en trouve l’écho chez Franz Fanon (Peau noir, masques blancs), Jean-Paul Sartre et même Martin Luther King. Ce dernier a lu Hegel, et s’en est inspiré pour penser l’action non violente comme un dépassement dialectique de l’acquiescement, qui peut conduire à la soumission, et de la violence, qui peut semer la pure destruction (1). Les théories de la reconnaissance des années 1990 ont constitué une reprise et une synthèse philosophique, après coup, de ces divers mouvements, auxquels les revendications multiculturelles s’ajoutent dans les années 1980. C. Taylor fait ainsi une large place à la question de la survie linguistique et culturelle du Québec, et aux questions soulevées par la

pluralité des confessions au Canada qui ont suscité la pratique controversée des « accommodements raisonnables ». Mais comment rassembler sous une même bannière des causes aussi diverses ? Dans Parcours de la reconnaissance (2004), évoquant des « luttes disparates mais souvent convergentes », Paul Ricœur dégage quatre traits caractérisant les luttes pour la reconnaissance. « Il s’agit d’identité, mais (1) sur le plan collectif et (2) dans une dimension temporelle qui embrasse des discriminations exercées contre ces groupes dans un passé qui peut être séculaire, s’agissant de l’esclavage, voire multiséculaire, s’agissant de la condition féminine. La revendication portant sur (3) l’égalité au plan social met en jeu (4) l’estime de soi, médiatisée par les institutions publiques relevant de la société civile (…), et finalement l’institution politique elle-même (2). »

Partenaires ou concurrents ? Mais n’est-il pas trop optimiste d’attendre la convergence de ces luttes ? Comme le souligne Jean-Michel Chaumont  (3), les revendications identitaires ont souvent pris la forme, dans ces der-

nières décennies, d’une « concurrence des victimes », et révélé des tensions, par exemple, entre des minorités religieuses comme l’islam d’Europe et les mouvements féministes ou homosexuels. Mais inversement, on peut aussi observer des cas où se superposent des expériences d’exclusion ou de stigmatisation dues à l’âge, à la position sociale et territoriale et aux séquelles d’une histoire postcoloniale qui se prolonge dans les conditions de relégation d’une part importante de la population immigrée. Ainsi les « jeunes des quartiers », souvent blacks ou beurs, recourent-ils souvent à leur tour à une inversion du stigmate, et à la production d’une contre-culture musicale et vestimentaire… Les débouchés politiques de ces manifestations identitaires restent en revanche, aujourd’hui, en France comme aux États-Unis, plus incertains que jamais. Les luttes pour la reconnaissance mettent en jeu une certaine image de soi qu’il s’agit de transformer, dans la mesure où l’intériorisation d’une image dépréciée de soi constitue une souffrance et contribue aussi à la perpétuation, ou à l’acceptation d’une domination. À ce

Un paradigme pluridisciplinaire En philosophie, dans la continuité de Georg Hegel, des auteurs comme Paul Ricœur, Axel Honneth, Nancy Fraser ou Emmanuel Renault ont mis en évidence l’existence de lutte pour la reconnaissance au cœur des sociétés, et en ont fait un enjeu de justice sociale. l En science politique et juridique, l’idée d’un « droit à la reconnaissance » a été conceptualisée et discutée, en lien avec la question des minorités (minorités ethniques, homosexuels, personnes handicapées, jeunes des banlieues, victimes d’infraction, etc.). l Dans le domaine des organisations, la demande de reconnaissance apparaît aujourd’hui comme une grande revendication de la part de travailleurs qui se sentent dévalorisés ou tout simplement invisibles. l En psychologie et en sociologie, certains auteurs, tel Jean-Claude Kauffman, s’intéressent à la reconnaissance de l’autre dans le cadre de la relation de couple. l Dans les relations internationales, cette notion est également sollicitée par des chercheurs, comme Thomas Lindemann, qui montrent que le déni de reconnaissance est l’un des grands ressorts des conflits actuels. l l

Héloïse lHérété À lire dans Sciences Humaines Dossier « De la reconnaissance à l’estime de soi », Sciences Humaines, n° 131, octobre 2002.

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ScienceS HumaineS 51

reconnaissance

« La demande de reconnaissance n’est pas toujours justifiée » Entretien avec AXEL HONNETH

propos recueillis par CatHerine Halpern

Dans les sociétés modernes, nous pouvons distinguer trois sphères de reconnaissance qui jouent un rôle important pour comprendre nos pratiques et notre vie sociale. Le principe de l’amour dans la sphère intime, celui de l’égalité dans la sphère du droit, et celui de l’accomplissement individuel, de la reconnaissance de notre contribution au sein de la sphère de la production (encadré ci-dessous). Ces principes forment pour ainsi dire la grammaire de notre vie sociale. Il y a vraiment déni de reconnaissance quand l’un au moins de ces trois principes est violé.

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Ne peut-il y avoir des demandes de reconnaissance injustifiées ? Ne pensez-vous pas qu’il y a parfois des abus, des manipulations ? Oui, bien sûr, aussi bien du côté de ceux qui réclament de la reconnaissance que de ceux qui l’offrent. Aujourd’hui, on utilise le terme « reconnaissance » dans un sens très large. C’est même devenu un mot à la mode. Nous sommes parfois confrontés à des gens qui sont obsédés par l’idée qu’ils ne sont pas reconnus. Il faut être prudent dans l’analyse et se demander toujours jusqu’à quel point ces sentiments de mépris ou d’humiliation ont un fondement. Inversement, certaines formes de reconnaissance ne doivent pas être considérées comme authentiques. Il y a parfois instrumentalisation. On peut vouloir donner le sentiment de reconnaître une personne ou un groupe de personnes sans que ce soit vraiment le cas. Une demande de reconnaissance est justifiée quand elle se réfère à certains 52 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Jürgen Bauer

Quelles sont les sphères sociales où s’expriment les demandes de reconnaissance ?

Axel Honneth Philosophe et sociologue, professeur à l’université Columbia (New York), il est l’auteur de, entre autres, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000.

principes normatifs. Toutes les sociétés sont basées sur de tels principes, acceptés, institués et donc pratiqués. Ce sont eux qui permettent l’intégration d’une communauté sociale. Ils définissent certaines sphères où les gens attendent d’être reconnus.

Selon vous, peut-on lire dans l’histoire des sociétés un progrès dans le processus de la reconnaissance ? C’est une question difficile. Oui, je crois que depuis l’établissement de la société moderne et l’institutionnalisation de certains principes normatifs de reconnaissance, nous pouvons observer qu’il y a un progrès au sens où il y a des interprétations et des applications toujours plus exigeantes. L’exemple le plus clair est celui de la sphère du droit : nous pouvons obser-

ver, depuis l’institutionnalisation du principe d’égal respect, disons depuis la Révolution française, qu’il y a eu des luttes continues de groupes sociaux pour déterminer les implications de ce principe normatif. Qu’est-ce que cela veut dire que de devoir respecter chacun légalement ? Au début, les femmes, par exemple, ont été systématiquement exclues de cette égalité juridique. Il y a donc eu des luttes permanentes de différents côtés pour exiger le droit d’être inclus dans ce principe. Ces luttes ont non seulement permis l’inclusion d’autres groupes que les femmes, mais également l’apparition de nouvelles formes de droits, des droits dont on pense qu’ils sont également conditionnés par le principe de respect légal. Ainsi, nous pensons que la reconnaissance de l’égalité juridique conduit à affirmer le droit de chacun de participer au choix de ceux qui gouvernent. Mais nous avons également des droits sociaux. Parce que dans le processus historique, la lutte de certains groupes a pu convaincre la société qu’il y a des conditions sociales pour pouvoir faire usage de ces droits égaux. C’est pareil dans la sphère de l’intimité. Qu’est-ce que cela veut dire que l’amour mutuel ? Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où nous croyons que l’amour mutuel dans une relation implique de partager les tâches domestiques. C’est le résultat d’une compréhension plus exigeante de ce que l’amour et le soin mutuel incluent. Au final, en dépit d’interruptions, d’obstacles il y a donc, je pense, un certain progrès (…).

Peut-on espérer une société où les conditions de la reconnaissance puissent être garanties, ou bien est-ce

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Les trois principes de reconnaissance Axel Honneth distingue trois principes de reconnaissance dans nos sociétés modernes, qui correspondent à trois sphères sociales différentes. l Le principe de l’amour dans la sphère de l’intimité. L’amour (ou la sollicitude) désigne ici tous les rapports affectifs forts qui nourrissent les rapports amicaux, amoureux, familiaux. C’est grâce à l’expérience de l’amour que chacun peut accéder à la confiance en soi. A. Honneth s’appuie notamment sur les théories psychologiques de l’attachement, qui montrent l’importance du rapport à la mère dans la construction de l’identité personnelle et de l’autonomie. l Le principe de la solidarité dans la sphère de la collectivité. Pour pouvoir accéder au sentiment d’estime de soi, chacun, notamment dans le travail, doit pouvoir se sentir considéré comme utile à la collectivité, en lui apportant sa contribution. l Le principe de l’égalité dans la sphère des relations juridiques. Chacun doit pouvoir sentir avoir les mêmes droits que les autres individus pour développer ainsi le sentiment de respect de soi. l C.H.

un horizon inatteignable, une idée régulatrice ? Je considère que c’est une idée régulatrice dont nous ne pouvons pas nous passer. Mais je ne pense pas que dans l’histoire il y aura une société où l’on puisse dire que les luttes pour la reconnaissance sont finies. (…) En un sens, il est impossible de les satisfaire parce qu’on peut toujours arguer du non-respect de certains aspects de notre personnalité. l Extrait d’un entretien paru dans Sciences Humaines, n° 172, juin 2006..

titre, la typologie des formes de mépris (ou de méconnaissance, d’inattention en un sens fort, Missachtung) dressée par A. Honneth permet de distinguer les différentes atteintes à l’intégrité physique, juridique ou morale correspondant aux trois sphères de reconnaissance signalées par Hegel. Ce rappel vaut avertissement : il y a des conditions sociales à l’estime de soi ou à ce que la tradition du pragmatisme américain appelait self-reliance, une confiance en soi indispensable, à grande échelle, au fonctionnement d’une démocratie. Il y a ainsi un enjeu proprement démocratique à la thématique de la reconnaissance : les citoyens doivent se sentir assez sûrs d’eux-mêmes pour participer aux délibérations publiques, et les démocraties actuelles veillent très insuffisamment à assurer cet ethos citoyen. L’insistance sur les conditions sociales d’un rapport à soimême apaisé est ce qui fait sans doute à la fois l’intérêt politique des théories de la reconnaissance, et leur faiblesse. D’un côté, il s’agit de rompre avec l’idée libérale d’une liberté purement négative, d’un individu atomisé, aussi bien qu’avec une vision de la politique comme une compétition pour les seuls biens matériels. Il est vrai que l’individu se construit à travers des relations de reconnaissance primaires (le rapport aux parents), et que même les luttes de classes font jouer des registres moraux, des sentiments de dignité bafouée, etc. Mais, d’un autre côté, comme l’a objecté la philosophe Nancy Fraser, le risque encouru par les théories de la reconnaissance est celui d’une psychologisation du politique qui adresse au pouvoir des demandes insolvables, voire infinies, et détourne des questions de justice sociale qui devraient rester centrales dans la critique du capitalisme contemporain. C’est aussi le caractère potentiellement inépuisable du besoin de reconnaissance qui suscitait la perplexité de P. Ricœur : retournant deux motifs hégéliens contre le thème de

la reconnaissance, il se demandait ainsi si le désir de reconnaissance n’était pas un « mauvais infini » qui ne pouvait aboutir qu’à une figure de « conscience malheureuse ». Ne faut-il pas imaginer aussi un état où l’on sortirait de cette spirale de luttes continuelles, un état de paix ?

Au-delà de l’identité La critique la plus profonde des théories de la reconnaissance vise cependant un autre de leurs aspects : le fait qu’elles tablent sur une vision bien trop simple de l’identité. Soulignant le caractère largement construit de l’identité sexuelle (« homosexuel » est une catégorie médicale récente, qui définit un être par son comportement sexuel), Judith Butler suggère ainsi que la revendication de reconnaissance d’une telle identité (mais la chose serait vraie aussi pour un jeune de quartier ou un Noir) revient à consacrer une catégorie qu’il faudrait plutôt mettre en question. L’auteur de Sujets du désir (1987) rappelle le caractère mobile et parfois erratique du désir sexuel d’où l’on prétend déduire une identité. Il en va de même du sentiment d’appartenance à un groupe. Plutôt donc que s’installer dans les partages traditionnels (homme/ femme, Blancs/Noirs, etc.), elle propose de les subvertir, d’échapper au discours de l’identité et, par là même, au piège de la reconnaissance, qui consacre des catégories et une instance de reconnaissance déjà là, le plus souvent : l’État. L’exigence de reconnaissance serait alors, au mieux, une phase de la lutte, mais il faudrait paradoxalement savoir aussi se libérer du désir de reconnaissance. l

(1) Consulter www.openculture.com/2015/02/ how-martin-luther-king-jr-used-hegel-to-overturnsegregation-in-america.html (2) Les numéros ont été ajoutés. (3) Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, La Découverte, 2010.

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éthique

La société du soin La question du soin a pris une ampleur sans précédent, tant dans la société que dans le débat d’idée. Ce phénomène témoigne d’un nouveau rapport au vivant, désormais marqué du sceau de la vulnérabilité.

C

Philippe Matsas/Flammario,

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e qui a fait progressivement du soin la question du moment, c’est, pourrait-on dire, une double extension imprévisible. Tout d’abord, une extension dans les faits. Qui aurait pu prévoir que les progrès de la médecine, de l’économie, de la politique, laisseraient peu à peu la place, depuis les années 1980, à un retour de la maladie parfois incurable (les débuts du sida), de la pauvreté et de la précarité, y compris dans nos sociétés, et de la guerre, en y ajoutant même la question de l’environnement et du monde ? C’est ainsi que le problème du soin apparemment périmé et local ou résiduel est devenu généralisé, global, et actuel. Et cela, qu’on le veuille ou non. Mais cela ne suffit pas à en faire le problème d’un « moment ». Il y faut aussi une deuxième extension, dans le domaine du discours ou du savoir cette fois. Or, ce fut bien le cas. Cette deuxième extension a

w Frédéric Worms Professeur de philosophie à l’ENS, membre du Comité consultatif national d’éthique, il a fait paraître, entre autres, Le Moment du soin. À quoi tenons-nous ?, Puf, 2010 et Soin et politique, Puf, 2012.

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eu lieu, rencontrant en chemin des obstacles ou des objections, mais s’imposant néanmoins peu à peu, de manière plus complexe mais aussi plus forte que l’on croit souvent. Comment s’est-elle déroulée ? On peut à notre avis y distinguer trois étapes successives.

Le « tournant éthique » Ce fut d’abord sourdement que la thématique du soin surgit (en France au moins), à travers un tournant « éthique » de la philosophie qui marqua ces mêmes années 1980-1990. Par « éthique », il ne faut pas entendre seulement la « morale » en tant qu’elle traite des principes qui orientent et fondent les décisions d’un sujet abstrait placé devant des choix et des conflits de valeurs ou de principes. Par « éthique », il faut entendre la mise à l’épreuve de ces principes ou de ce sujet, leur constitution ou leur ébranlement, du sein de la vie elle-même. C’est alors que surgit la question du soin, de deux façons bien différentes et étrangement contemporaines. On la voit accompagner tout d’abord les grandes éthiques de la vulnérabilité qui s’imposèrent dans ces années, à travers notamment les figures d’Emmanuel Levinas ou de Paul Ricœur. La morale ne suffit plus. Il faut répondre à la vulnérabilité concrète de l’autre homme, c’est d’elle que surgit l’exigence éthique selon Levinas. Il ne suffit pas selon Ricœur de construire la justice, mais il faut l’enraciner dans l’exigence d’une vie bonne « par et pour les autres », qui conduit déjà chez lui à une philosophie complète et complexe du « jugement médical » et à une philosophie de l’homme « agissant et souffrant ». Mais, à côté de ces philosophies de la vulnérabilité, il y avait aussi les éthiques que l’on peut dire constructives du soin ou du souci

de soi portées de manière différente par Pierre Hadot et Michel Foucault. Foucault a repris à Hadot (qui lui-même le retrouvait dans la philosophie antique) le thème de la philosophie comme « manière de vivre » et soin de soi, pour y voir non seulement un retour de la philosophie à la vie concrète des hommes mais une invention de styles de vie par la philosophie. Non seulement une sagesse existentielle mais des styles d’existence qui sont autant de contre-pouvoirs. Le Souci de soi, en 1984, l’année même de la mort de Foucault, est l’un des coups de gong qui, sourdement, annoncent le moment du vivant.

Du soin à la justice Mais il fallut une deuxième étape plus explicite pour que la question du soin devienne centrale. Ce fut, dans les années 2000, l’émergence diverse et parfois controversée de la question sur le terrain philosophique et politique, avec l’apport indispensable et toujours constitutif d’un moment nouveau en France, d’une dimension internationale apportée par les théories du « care ». Il y eut la première traduction de ce mot, à travers le livre fondateur de Carol Gilligan (encadré) par le terme « sollicitude ». Mais on s’aperçut vite que cela ne suffisait pas. Les philosophes du care aux États-Unis n’entendaient pas seulement par ce mot une disposition morale, mais aussi un travail social qui demandait une reconnaissance politique. Le féminisme qui l’accompagne de manière centrale ne voulait pas seulement, comme chez C. Gilligan, fonder une éthique féminine « différente », sur des dispositions affectives et relationnelles, mais aussi faire reconnaître des tâches méprisées et souvent confiées aux femmes, ou aux autres catégories sociales

Nicolas Tavernier/Rea

reléguées et minorisées (qu’elles soient raciales ou sociales). Ainsi, la question du care rejoint-elle les questions de justice qui animent l’époque. Ce ne sont pas seulement les soins qui sont des droits, et le redeviennent au même moment aux ÉtatsUnis (le fameux Obamacare). Mais c’est la reconnaissance des soins qui devient un devoir, et anime une revendication

de justice et d’égalité, pas seulement aux États-Unis. Ainsi la question du soin s’étendait ainsi politiquement à la justice. Mais il fallait aussi qu’elle s’étende philosophiquement jusqu’à devenir « ontologique », à définir la nature même de notre être ou plutôt de notre vie. On découvrit alors que le soin n’est pas seulement une annexe à nos vies

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Les penseurs du soin Le care a connu plusieurs étapes. Carol Gilligan dans Une voix différente. Pour une éthique du care (Flammarion, coll. « Champs », 2008) défend une éthique relationnelle, concrète, « féminine » contre une morale des principes ou plutôt pour la compléter. Joan Tronto, dans Un monde vulnérable. Pour une politique du care (2009) accomplit le tournant politique du care. La réception française est forte d’une richesse de voix diverses, qui confirment par leur différence même la profondeur du problème. La reprise politique, par exemple par Martine Aubry, en appelle aussi à une dimension sociale. C’est l’un des signes d’un problème qui n’est plus localisé mais rejoint toutes les dimensions du savoir et de la pratique. Le « soin » quant à lui fait se rencontrer aussi diverses directions : l’histoire de la philosophie (Henri Bergson, Georges Canguilhem, Michel Foucault), la philosophie de la médecine (Marie Gaille, Lazare Benaroyo, Céline Lefève, Jean-Christophe Mino), l’expérience de la maladie et la littérature ou le cinéma (Claire Marin, Jean-Philippe Pierron, C. Lefève à nouveau), l’écologie ou l’animal (Corine Pelluchon), la sociologie (Nathalie Zaccai-Reyners), la psychanalyse, la politique. C’est une orientation, dans un monde où l’on a cessé de croire que tout se vaut, mais où il faut revenir à la gravité des choses pour y résister par l’action des hommes. l j.‑c.m.

mais leur condition même, de la naissance à la mort et au-delà, de la vie individuelle à la vie collective. C’est ce qui caractérise la troisième étape du débat philosophique et politique en France, où nous sommes encore, non sans tension parfois avec la réception des éthiques du care. Les héritages des philosophies d’Henri Bergson, Georges Canguilhem, mais aussi Gilles Deleuze ou Jacques Derrida, n’y sont pas pour rien. Le soin, c’est l’activité d’un vivant aux prises avec la mort, et y répondant de manière créatrice et « vitale », mais aussi relationnelle et critique, précisément parce qu’elle entre en tension avec et contre la mort. Cette dimension profonde du soin est aujourd’hui au premier plan, avec sa portée politique. C’est elle qui fait du soin la question centrale de notre moment, depuis notre condition vitale et animale jusqu’à notre environnement cosmique et politique en passant par les « questions de soin » pour lesquelles, comme G. Canguilhem l’avait vu, la médecine reste le modèle irremplacé. Car c’est dans la relation entre les vivants humains que se rejouent toutes les questions du soin, de la vie à la justice. Des relations qui révèlent ainsi toutes les questions d’un moment, qui a mis un moment à s’en apercevoir, mais qui ne peut désormais plus s’en passer. l Janvier 2016 N° 277

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individu

Dernières nouvelles du moi :

comment être adulte?

Deux figures antithétiques dominent la pensée : d’un côté, l’individu fort, rationnel, performant, heureux ; de l’autre, le sujet faible, vulnérable, victime, minoritaire. Elles révèlent notre difficulté contemporaine à penser la vie adulte.

L’

Hannah Assouline

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individualisme contemporain est pris entre deux tentations qui sont pour lui comme Charybde et Scylla. La première est la plus connue. C’est celle du narcissisme : quand l’ego se gonfle au point d’oublier l’altérité, celle de l’entourage, du temps, de l’espace, du monde, de la mort… Tout alors se ramène à soi dans un délire mégalomaniaque et égocentrique. L’individu ne connaît plus de limites – transhumanisme –, il ne se reconnaît plus de racines – self-made man –, il aspire à ne se nourrir que de lui-même. Mais, à l’opposé de cette première tenta-

w Pierre-Henri Tavoillot Maître de conférences en philosophie à l’université Paris‑IV, il a fait paraître, avec Éric Deschavanne, Philosophie des âges de la vie, Odile Jacob, 2015.

56 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

tion et devant sa démesure, en survient une autre, tout aussi séduisante et sans doute tout aussi « démesurée » : celle du vide, du néant et de la soumission. L’individu dépressif, fatigué d’être lui-même (comme dit Alain Ehrenberg), cherche à s’exténuer dans le rien, à s’effacer dans le neutre, à se dissiper dans le fade. Cet individu-là n’a pas de conviction (car tout est relatif), pas d’âge (car il faudrait « le faire »), pas de sexe (pardon… de genre), pas d’intérêt (pour ne pas risquer les « conflits » du même nom), pas d’identité (car elle est toujours trahison)…

Le devenir-Dieu ou le redevenir-fœtus « Entre l’amour de soi jusqu’à l’éviction du reste et la volonté d’abolition de soi dans ses expressions les plus variées, entre l’absolu de l’être et l’être rien, peut-être n’aurons-nous jamais fini de balancer », écrivait déjà Marcel Gauchet, dans Le Désenchantement du monde (1985). Ces deux tentations du tout et du rien ont un point commun : celui d’espérer dépasser la finitude humaine. La première dans le rêve de l’infini ; la seconde dans le fantasme de l’indéfini ; la première dans l’idéal d’un devenir-Dieu ; la seconde dans la nostalgie d’un redevenir-fœtus. Oserai-je dire que Michel Houellebecq me semble aujourd’hui celui qui, avec le plus de profondeur et de constance, explore cette double tentation hypermoderne en même temps que leur

possible convergence ? Car le désir fou d’une immortalité clonée et téléchargée dans La Tentation d’une île rejoint l’abandon assumé et réfléchi de l’exigeante autonomie dans Soumission. Dans un livre récent, Disparaître de soi (2015), David Le Breton apporte lui aussi une contribution importante à l’analyse de la deuxième tentation. Il appelle « blancheur » le désir de dissolution de l’ego. Devant les injonctions démesurées du moi, qui doit toujours être plus actif et réactif, autonome et responsable, sûr de son identité et fier de ses racines, rempli de projets pour soi et ouvert sur les autres…, D. Le Breton raconte les formes subtiles et variées que peut prendre le ras-le-bol de soi. Lorsque l’individu libre de tout cherche à se libérer de son individualité ; lorsque le devoir d’émancipation lui apparaît comme une chaîne et un boulet ; lorsque la nostalgie d’un moi simple et soumis l’envahit.

La blancheur du rien C’est alors que surviennent ces comportements étranges que cette analyse permet de réunir : le refuge compulsif dans le sommeil, la pratique japonaise du pachinko (c’est-à-dire le fait de regarder des billes tomber dans un réseau complexe), le désir frénétique de se fatiguer physiquement ou moralement, le burn-out, la dépression, la fragmentation de la personnalité dans des identités multiples (facilitée, d’ailleurs, par la vie

Meyer/Tendance floue

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numérique), l’immersion addictive dans une activité, le « disparaître sans laisser d’adresse », les phénomènes régressifs… Au-delà de ces formes générales, D. Le Breton étudie la blancheur dans le fil des âges de la vie. L’adolescence, période de construction d’un soi rêvé et pesant, y est particulièrement propice. C’est l’âge des conduites à risque que D. Le Breton a analysé en détail dans ses ouvrages précédents ; c’est la tentation de l’errance, de la fuite dans le virtuel, du désir de défonce, de la séduction sectaire, du radicalisme, de la transe anorexique, des jeux d’asphyxie… À cet âge, D. Le Breton suggère que la blancheur relève d’une logique initiatique défaillante : « La blancheur est une expérience de mort et de renaissance, non seulement par le jeu d’une ordalie toujours renouvelée, mais aussi à travers le passage consenti à un univers de sens qui n’est plus celui de la conscience ordinaire, sans être tout à fait celui de la mort. Au moment où l’individu est sous l’empire du produit, il glisse dans un contre-monde. Il n’est plus personne, mais un champ de sensations. Dans ces

comportements, la blancheur est une traversée de la mort régulièrement rejouée. » L a bla ncheu r n’est pou r t a nt pas le monopole de l’adolescence. On la retrouve aussi dans le grand âge à travers le syndrome de glissement, voire la maladie d’Alzheimer que D. Le Breton se refuse à analyser comme une simple maladie du corps : « La maladie d’Alzheimer est une sorte de désapprentissage des données les plus élémentaires du sentiment de soi et de l’interaction aux autres, ou du mouvement de la vie quotidienne, du langage, de l’intelligence du corps, du temps, de l’espace. L’entrée dans une terre définitivement étrangère, un lâcherprise sans retour. » D. Le Breton invite ici à ne pas seulement envisager cet état comme une maladie du cerveau (cure) ou comme une faiblesse à prendre en charge (care), mais comme une maladie de l’existence. Elle relève, dit-il, d’un choix : celui de ne plus choisir quand il semble qu’on ne le peut plus ; celui de ne plus être à soi quand le soi paraît s’effacer. « Un tel état, écrit-il, ne signifie nullement que le cerveau ne marche plus

mais que le sens qui portait la vie dans toutes les dimensions du corps et de la relation au monde n’est plus là, par une sorte de décision de la personne, même si elle s’y abîme totalement. » Alzheimer n’est donc ni tout à fait une maladie neurologique ni tout à fait une maladie mentale ni tout à fait une dimension personnelle qui s’efface : c’est une altération du rapport au monde résultant de tous ces facteurs. Ce qui devrait impliquer un regard différent sur la manière de le traiter : car il y a sans doute toujours un « sujet » dans ce désir de ne plus l’être…

L’adulte retrouvé Cette analyse subtile nous aide aussi à dessiner la voie de ce que pourrait être l’individu authentique à mi-chemin du narcissique qui, jeune éternel, prétend absorber le monde en lui et du dépressif, adolescent ou sénile, qui aspire à s’y dissoudre. Ce serait un individu qui aurait fait le deuil de la toute-puissance sans pour autant se résigner à l’impuissance. Il suffit de réf léchir un instant pour Janvier 2016 N° 277

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individu Entretien avec MARCEL GAUCHET

De la difficulté d’être soi-même Selon Marcel Gauchet, l'individualisme contemporain a pris une nouvelle tournure au début des années 2000. L’accent porte désormais sur la quête de soi, l’expression des émotions et la recherche de la reconnaissance. Dans l’un de vos articles célèbres, Essai de psychologie contemporaine (1998), vous analysiez l’émergence d’un « nouvel âge de la personnalité ». Maintenez-vous cette thèse ?

l’individu de choisir qui il est et ce qui compte pour lui. Son identité, il doit se la fabriquer, se la constituer. Tandis qu’autrefois elle était assignée dès la naissance, elle devient quelque chose que chacun est incité à inventer. Or, si les individus sont tous égaux en principe face à ce droit d’« être soi-même », ils sont en réalité inégaux dans leur capacité de choisir leur vie et de se construire personnellement. Cela commence dès l’enfance et ne fait que croître dans la vie sociale réelle. Ce n’est pas une petite affaire. Je considère que c’est la racine de l’inégalité dans notre société.

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Si je réécrivais ce texte aujourd’hui, il serait plus radical encore. Je crois en effet que nous avons affaire à une révolution anthropologique. Tout a changé : notre identité personnelle, notre rapport au corps, notre rapport aux autres et la façon dont nous nous inscrivons dans la société. (…) Plusieurs éléments ont rendu cette mutation possible. Il y a tout d’abord eu la transformation des conditions de procréation et de L’émancipation des femmes fait naissance, qui a complètement modifié partie des grandes conquêtes l’entrée dans le monde des êtres. Les démocratiques. Leur irruption dans évolutions démographiques ont égal’espace public change-elle quelque MarceL GaucHeT lement conduit à un bouleversement chose à nos façons de vivre Philosophe et historien, directeur d’études dans les âges de la vie, et par conséquent ensemble, voire de nous gouverner à l’EHESS, il a publié, entre autres, L’Avènement de la démocratie, 2 t., à une transformation des perspectives nous-même ? Gallimard, 2007. existentielles de chacun : on construit Il s’agit, à mes yeux, du plus grand chansa vie différemment selon qu’elle dure gement de la scène contemporaine, 50 ou 80 ans. Il s’est ensuite produit une révolution fondamen- car il a une implication anthropologique fondamentale : tale des rapports entre les sexes, qui a affecté la manière dont derrière l’assujettissement des femmes se cachait le primat de chacun se représente soi-même et compose avec l’autre. Enfin, l’organisation de la société en vue de sa reproduction, tel qu’il il s’est créé un type d’autoidentification des êtres par leur statut s’imprimait dans les règles de parenté. Désormais, l’humanité de droit, ce qui me paraît une donnée complètement nouvelle. n’est plus organisée par cette contrainte. Hommes et femmes Toutes les sociétés définissaient les personnes, fondamentale- sont désormais égaux, alors que l’humanité, depuis qu’on ment, par l’extérieur. Elles disaient : « Tu es toi, mais ton identité la connaît, s’est toujours pensée dans l’inégalité de nature. t’est d’abord donnée par le fait que tu sois d’une famille, d’un La différence biologique existe, naturellement, mais elle pays, d’un monde… » Or ce mode de définition, par l’extérieur, a devient secondaire dans la définition des êtres. Le fait que je pris fin. À partir du moment où la société se définit comme une sois homme et vous femme ne compte pas dans ce que nous collection d’individus individués, chacun devient, de droit, un sommes et ce que nous échangeons. Cette situation produit individu existant pour soi-même. Ces éléments ont concouru à un univers social totalement nouveau. Nous assistons à une l’émergence d’un nouveau type d’être, avec de nouvelles façons neutralisation de la sexualité dans la vie sociale, voire à une d’assumer son identité et ses liens aux autres. désexualisation symbolique… En même temps qu’émergent des phénomènes déroutants comme l’explosion planétaire de la pornographie. L’individu semble au centre de nos sociétés Il existe une mauvaise manière de poser le problème, qui est de démocratiques. Il n’a jamais été tant valorisé regarder uniquement la situation des femmes. En réalité, c’est qu’aujourd’hui… L’individu est la valeur absolue. Ou du moins, il est la clé d’entrée un système de rôles – le masculin et le féminin – qui change. dans le monde des valeurs. Il en est la source, le foyer vivant. Les deux changent ensemble. Ce qui est intéressant, c’est de Nous sommes passés de l’ère de l’objectivité des valeurs – la voir comment le système se transforme et transforme aussi patrie, Dieu, etc. – à la définition des valeurs comme ce qui vaut bien les femmes que les hommes. l ProPos recueillis Par Héloïse lHérété pour les individus. Cette montée en puissance de l’individu engendre d’ailleurs de redoutables problèmes. Car il revient à Extrait d’un entretien paru dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 33, décembre 2013/janvier-février 2014. 58 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Trois livres voir ce que cela désigne : cela s’appelle exactement un adulte. Or l’adulte est une figure quelque peu délaissée en nos temps hypermodernes. On lui préfère souvent l’imaginative enfance, l’invention créatrice de la jeunesse ou, parfois, le souci inquiet à l’égard du « vieillissement de la population ». Entre l’éthique narcissique de la performance ( just do it) et l’éthique dépressive de la sollicitude ( just take care it), y a-t-il encore la place pour une éthique de l’adulte ? On pourrait en douter tant a été sévère la mise en cause de la maturité. Sans même parler de Jean-Paul Sartre pour qui l’adulte était forcément un bourgeois « gros plein d’être » voué à s’exténuer dans le quotidien, deux des plus grands succès littéraires mondiaux du 20e siècle sont des pamphlets antiadultes : Peter Pan de James M. Barrie (1902) et Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry (1943).

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un adulte existentiel plutôt que social Sans doute J.M. Barrie, A. de Saint-Exupéry tout comme Sartre avaient-ils en tête une image un peu repoussante et figée de l’adulte. Celle, traditionnelle, d’un « chef de famille, soldat, citoyen, travailleur », pour reprendre la formule utilisée en 1894 par le républicain Léon Bourgeois lorsqu’il s’est agi de donner sa mission à l’enseignement secondaire français. Or, cette figure incontestablement s’est estompée. Du fait de la féminisation de l’adulte, du fait de l’allongement de la jeunesse, du fait aussi de l’invention du « retraité », âgé sans être vieux, l’idéal de l’adulte s’est à la fois enrichi et brouillé. Mais a-t-il pour autant disparu ? Ce serait périlleux de l’affirmer. Il me semble qu’il s’est plutôt reconfiguré en devenant existentiel plutôt que social. Deux indices pour le montrer. D’abord, ne l’oublions pas, on entre toujours dans l’âge adulte par la même porte : la vie familiale autonome (certes élargie et transformée) et l’existence professionnelle (certes incertaine et discontinue). Sans doute cette entrée est-

sur l’individu contemporain PHiLosoPHie Des âGes De La vie Éric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot Grasset, 2007.

Alors qu’auparavant l’âge adulte incarnait l’accomplissement personnel, il se trouve aujourd’hui coincé entre une jeunesse qui s’éternise et un troisième âge qui s’active. Il en résulte un brouillage des âges, inédit dans l’histoire : « Tout se passe comme si l’époque se façonnait un âge rêvé constitué de la meilleure part de toutes les périodes de la vie : l’innocence imaginative de l’enfant, la vitalité révoltée de l’adolescent, l’autonomie responsable de l’adulte, l’expérience désintéressée des vieillards. »

La sociéTé Du MaLaise Alain Ehrenberg Odile Jacob, 2010

« Dépression », « traumatisme », « anxiété », « stress au travail »… Le vocabulaire de la santé mentale a envahi les descriptions de la société française. Pour comprendre la signification de ce phénomène, le sociologue Alain Ehrenberg compare la façon, différente, dont les États‑Unis et la France conçoivent les relations entre malheur personnel et déclin du lien social. Il en déduit que la France se singularise par une croyance selon laquelle « l’individu serait abandonné à lui-même par la dissolution des appartenances collectives ». Tout l’enjeu consiste à penser la réconciliation de l’individualisme et de la vie en commun.

DisParaîTre De soi une tentation contemporaine David Le Breton Métailié, 2015

L’anthropologue David Le Breton livre une réflexion sur cette tentation contemporaine qui touchent autant les adolescents que les vieillards : s’absenter de soi. Il appelle « blancheur » l’état de ceux qui passent à l’acte et choisissent délibérément de s’effacer, las de devoir sans cesse s’affirmer. La blancheur prend des formes multiples, plus ou moins discrètes : le sommeil, l’épuisement volontaire, mais aussi la défonce aux psychotropes, l’anorexie, ou le refuge dans les mondes virtuels. l elle plus tardive et moins nette qu’auparavant, mais elle demeure. Pourtant – et tel est le vrai changement –, entrer dans l’âge adulte ne signifie plus l’être tout à fait. La maturité a cessé d’être un statut pour devenir un horizon : une « maturescence » selon la belle expression de Claudine Attias-Donfut. Être adulte, c’est d’abord vouloir le devenir et aspirer à le rester. C’est comprendre que l’on peut habiter le monde sans le comprendre tout à fait ; c’est se sentir responsable de quelques autres en aspirant à les faire grandir aussi ; c’est parvenir à se réconcilier un peu avec soi sans excès de complaisance ni de détachement.

Bref, c’est entrer dans l’expérience, dans la responsabilité, dans l’authenticité : trois termes qui forment un portrait plausible d’une majorité existentielle. Le projet est certes ambitieux, mais il n’est pas démesuré. Il ne renonce ni à la finitude ni à l’action. Et il renoue avec cette sagesse antique que quelques penseurs d’élite recherchaient autrefois pour eux-mêmes. Simplement, cette quête est devenue notre lot commun. Si cela est vrai, on pourra conclure que l’âge hypermoderne représente non pas le naufrage, mais au contraire une formidable extension du domaine de l’adulte. l Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 59

neurosciences

Faut-il croire les neurosciences ? Comment notre cerveau nous permet-il de penser ? Telle est la question posée par les neurosciences cognitives. Leurs recherches sont ambitieuses, mais impliquent des méthodes d’analyse si complexes et si spécialisées que les chercheurs doivent souvent se croire sur parole…

L

es neurosciences cognitives n’ont jamais été aussi ambitieuses qu’aujourd’hui, comme en attestent le pharaonique Human Brain Project* à un milliard d’euros en Europe et les projets de même ampleur engagés aux États-Unis, en Chine et au Japon. On oublierait aisément à quel point ce domaine de recherche est jeune, et que par exemple, le grand congrès annuel sur le fonctionnement cérébral de l’homme (« Human Brain Mapping* ») n’a fêté en 2015 que ses 20 ans.

Faire confiance aux maths

Odile Jacob

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Jusqu’au début des années  1990, la

w Jean-Philippe Lachaux Directeur de recherche à l’Inserm au Centre de recherche en neurosciences de l’université Lyon‑Il, il a publié Le Cerveau attentif. Contrôle, maîtrise et lâcherprise et Le Cerveau funambule. Comprendre et apprivoiser son attention grâce aux neurosciences (Odile Jacob, 2011 et 2015).

60 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

compréhension des mécanismes de la cognition humaine était surtout l’affaire de la psychologie cognitive, une discipline attachée à identifier nos processus cognitifs élémentaires et leur agencement lors de comportements complexes. Les relations avec le cerveau humain n’étaient envisagées qu’à travers les effets produits par les lésions cérébrales, suivant l’approche de la neuropsychologie de Paul Broca, ou par l’étude de l’électroencéphalogramme (EEG), pour estimer la durée et le séquencement de certains processus cognitifs grâce à quelques électrodes généralement collées sur le crâne. Le domaine fut bouleversé par l’arrivée de machines capables de mesurer les variations métaboliques accompagnant dans chaque région du cerveau l’activité neuronale : TEP, IRMf, MEG (encadré p. 60). Cette révolution technique, appuyée par l’arrivée massive de l’informatique dans les laboratoires, enclencha une transformation profonde des méthodes de travail en neurosciences cognitives. On vit les unités de recherche se peupler d’ingénieurs pour développer les outils mathématiques nécessaires au traitement des données – des outils auxquels les chercheurs, dont le niveau d’éducation en mathématique n’était pas toujours aussi avancé, étaient bien obligés de faire confiance, sans toujours en comprendre d’ailleurs toutes les conditions d’utilisation. Malgré tout, l’énergie suscitée par l’arrivée de la neuroimagerie provoqua une telle effervescence qu’il ne fallut pas

longtemps avant que chaque processus cognitif, si fin soit-il, soit associé à un endroit du cerveau, au point qu’un nombre grandissant de chercheurs finirent par s’insurger contre cette nouvelle phrénologie : l’essentiel n’était pas de savoir « où », et encore moins « quand », mais « comment » le cerveau s’active.

Faire confiance aux collègues Les années 2000-2010 furent alors marquées par une véritable course à l’armement en termes de méthodes d’analyse des signaux cérébraux, pour en extraire jusqu’à la dernière goutte d’information et aborder enfin la question du « comment ». L’énergie des méthodologistes se tourna en particulier vers la question de la nature et du rôle des interactions entre régions cérébrales dans la cognition, afin de modéliser les réseaux qui sous-tendent les fonctions cognitives supérieures. Cela reste la grande question du moment. Sans que les techniques de mesure s’améliorent beaucoup, la complexité des défis relevés dans les articles n’a cessé d’augmenter jusqu’à proposer, par exemple, de décoder en temps réel certaines formes de pensées, voire les rêves. Ce ne sont donc pas tant les mesures ou la qualité des expériences qui progressent que les techniques d’analyse du signal qui se complexifient. Cette flambée de sophistication mathématique a malheureusement tendance à fragmenter les neurosciences cognitives en îlots bien distincts :

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les fameux « experts » chargés d’évaluer la qualité d’une étude ne peuvent plus appartenir qu’à la sous-communauté de chercheurs convaincus de la validité des méthodes employées, car les autres n’ont ni le temps ni l’intérêt de se plonger dans les détails techniques d’une méthode qu’ils ne comprennent pas, ou pire, qu’ils jugent erronée. Un même congrès peut ainsi placer côte à côte deux chercheurs de deux îlots différents : l’un réfléchissant à la manière de montrer que deux régions du cerveau interagissent, l’autre considérant que cette question est réglée depuis dix ans. Il est donc difficile de se faire une idée précise d’où en est vraiment, aujourd’hui, la compréhension du fonctionnement cérébral humain. Les résultats d’un collègue d’une « autre île » sont bien souvent acceptés comme vrais ou tout simplement ignorés, en

Neurosciences : 37 000 articles par an… Le nombre de revues scientifiques à comité de lecture consacrées aux neurosciences ne cesse d’augmenter : au début de notre décennie, il y en avait 312, publiant une moyenne annuelle de 37 000 articles. Ce qui signifie que le chercheur soucieux d’une actualisation constante de ses connaissances devrait ingurgiter une centaine d’articles par jour, en gardant à l’esprit que le cerveau est considéré comme la machinerie la plus complexe de l’Univers et que les neurosciences, par nature interdisciplinaires, doivent composer avec des champs de recherche n’ayant à l’origine aucun point commun avec elles, telles que l’informatique et la biologie moléculaire. Un Himalaya de papier qui prend toutefois des allures de plaines de la Beauce quand on songe que ces plus de 300 revues ne représentent que 1,21 % des revues scientifiques mondiales, toutes disciplines confondues, et ce malgré une progression assez régulière, mais non fulgurante, depuis un demi‑siècle. À comparer avec les 5 312 titres de médecine, les 3 290 de sciences sociales, les 684 de psychologie… Il n’y a guère que les revues vétérinaires ou de dentisterie qui font moins bien que les neurosciences ! l Jean-François MarMion Source : Jean‑Pierre Ternaux et François Clarac, Du neurone aux neurosciences cognitives. Fondements, histoire et enjeux des recherches sur le cerveau, MSH, 2015.

Janvier 2016 ScienceS HumaineS 61 N° 277

neurosciences

Mots-clés Human Brain ProJect Projet européen visant, d’ici une dizaine d’années, à simuler le fonctionnement du cerveau humain pour mieux le comprendre, mieux le soigner, et s’inspirer de son fonctionnement dans le domaine informatique. Human Brain maPPing

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Créée en 1995, l’Organization for Human Brain Mapping (OHBM, Organisation pour la cartographie du cerveau humain) a pour vocation de favoriser la diffusion des dernières découvertes de neuroimagerie, et de faciliter les échanges entre chercheurs. Son congrès annuel, qui se tient en Amérique du Nord, en Asie ou en Europe, présente une sélection de travaux à près de 2 500 participants issus de disciplines très diverses : psychologues, psychiatres, neurologues, généticiens, ingénieurs, statisticiens, physiciens… Le premier se déroula d’ailleurs à Paris, à la Cité des sciences et de l’industrie. L’OHBM publie Human Brain Mapping et NeuroImage, deux revues scientifiques influentes.

fonction de la confiance personnelle que l’on a dans ce collègue ou de sa réputation. Les chercheurs en neurosciences cognitives n’ont bien souvent ni le temps ni la compétence suffisante pour évaluer par eux-mêmes la validité des publications scientifiques en principe les plus importantes, dès que celles-ci sortent de leur cadre méthodologique. C’est une faiblesse reconnue du domaine, renforcée par l’augmentation exponentielle du nombre de publications qui réduit d’autant le temps consacré à la lecture minutieuse des articles. Un chercheur légitimement soucieux de sa visibilité peut d’ailleurs être tenté d’élaborer un discours spectaculaire à partir de données faibles, pour séduire le plus grand nombre, quitte à décevoir la minorité négligeable des chercheurs capables d’évaluer réellement son apport. Attention donc !

Faire confiance aux sujets Néa n moi n s, les rec herc hes progressent, et il n’est plus un aspect de la vie mentale qui ne fasse l’objet 62 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

d’un modèle mécanistique, ni même la conscience, les émotions, le rêve ou la rêverie. Ces nouveaux thèmes de recherche illustrent d’ailleurs une autre composante des neurosciences cognitives où la confiance joue un rôle essentiel : la relation de l’expérimentateur à l’être humain sujet de son expérience. Car les années  1990 ont aussi coïncidé avec la disparition d’un tabou en sciences cognitives : le recours aux données « à la première personne », ces indications que peut fournir le sujet lui-même à propos de ce qu’il a vécu intimement pendant l’expérience (par exemple l’intensité de l’émotion ressentie devant une photo). Ces données, dont la valeur dépend de la bonne foi et de la capacité d’introspection du sujet, ont-elles le statut de données scientifiques ? De nombreux chercheurs ont décidé de clore le débat pour ouvrir de vastes champs de recherche et étudier justement les émotions, la conscience ou le rêve, ces grands sujets tabous des années 1980. Mais jusqu’à quel degré de finesse peut-on aller dans l’analyse de la vie mentale intime du sujet, lorsque cette analyse repose entièrement sur la confiance que l’on accorde à ce dernier ? Nul doute que la réponse à cette question, qui détermine une frontière

importante et fluctuante des neurosciences cognitives, évoluera encore dans l’avenir. En attendant, il est clair que les neurosciences tentent de redonner maintenant une vraie place au sujet. Le temps où la neuroimagerie ne s’intéressait qu’à des résultats « moyens », pour déduire de quelques dizaines de personnes des conclusions vraies pour l’être humain en général, est révolu. La tendance émergente est de s’intéresser aux variations entre individus, en lien avec leur âge, leur culture ou leur patrimoine génétique par exemple. Une autre tendance, qui signe également ce retour au particulier, est d’étudier le cerveau dans des situations proches de la « vraie vie », en dehors du cadre simpliste et souvent artificiel des expériences de laboratoire. Cette nouvelle neuroscience, de l’individu dans son cadre naturel, devrait faciliter le transfert des connaissances accumulées sur notre cerveau depuis vingt ans à notre vie quotidienne, avec un point d’interrogation pour les décennies à venir : comment cette compréhension nouvelle du cerveau va-t-elle, à force d’imprégner de plus en plus profondément la culture générale de notre société, changer notre rapport à nousmêmes et aux autres ? l

Voir le cerveau penser Dès la première édition de « Human Brain Mapping* », à Paris en 1995, il n’était presque question que de tomographie par émissions de positions (TEP) et d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), ainsi que de la multitude de méthodes mathématiques nécessaires pour analyser ces mesures. C’est à cette époque que le grand public découvrit ces images de cerveau grisées, peuplées de petites zones colorées représentant « les zones » de la lecture, de la mémoire, voire de l’amour romantique. Même la vieille électroencéphalographie inventée par Hans Berger dans les années 1920 a dû évoluer pour mieux « voir » dans le cerveau, en se couvrant d’algorithmes et en s’adossant à une mesure parallèle des champs magnétiques créés par les neurones (la magnétoencéphalographie, MEG). D’un côté des mesures pour localiser l’activité cérébrale (IRMf, TEP), de l’autre des techniques pour la chronométrer (EEG, MEG) : entre la précision spatiale et la précision temporelle, il faut choisir, et nous en sommes toujours là actuellement. l J.-p.l .

La neuroéthique, garde‑fou des neurosciences Doper le cerveau, en faire une cible du marketing, l’invoquer pour condamner un accusé…, autant de risques possibles avec l’essor des neurosciences. Le terme de neuroéthique a d’abord été utilisé par Leon Kass, spécialiste américain de la bioéthique. Il recouvre deux sens : l’étude de la dimension éthique par les neurosciences, mais aussi la discipline portant sur les implications éthiques des avancées en neurosciences et en neuropsychiatrie. Sur ce deuxième point, les études universitaires se sont multipliées aux États‑Unis, où les milieux de la recherche ont procédé à leur autocritique quant aux applications possibles des neurosciences hors des laboratoires. Il ne s’agit absolument pas de remettre

en question les expériences, qui sont d’ailleurs très bien encadrées en France, comme tous les protocoles de biologie. Il s’agit en revanche de s’interroger sur leurs conséquences sociétales, par exemple dans les domaines commercial, judiciaire, sécuritaire, militaire. On se trouve confronté à une course à la certitude, où l’on pourrait vouloir relier des expériences à du déterminisme. Aux États‑Unis, on peut faire passer une IRM à l’occasion d’un entretien d’embauche pour vérifier l’efficience et la fiabilité d’un candidat, ou à la demande d’un assureur afin

de s’assurer de l’absence de tumeur ou de dégénérescence. En France, on en est loin. Dans le domaine judiciaire, on a assisté à la naissance du neurodroit, c’est‑à‑dire l’utilisation des neurosciences au sein des tribunaux, qui commence à faire jurisprudence aux États‑Unis, en Inde et en Israël. L’imagerie cérébrale y est d’ores et déjà utilisée pour juger de la responsabilité d’une personne, et pourrait l’être aussi en tant que détecteur de mensonge, voire pour évaluer la dangerosité, même si l’on en est encore

loin. Si les Américains ont ouvert le débat, c’est en France que la neuroéthique fait l’objet d’une décision législative à la faveur de la révision de la loi de bioéthique du 6 août 2004. Le texte a été adopté en juin 2011 : à la suite du rapport du député Jean Leonetti, l’article 16‑14, dans le titre « Neurosciences et imagerie cérébrale », stipule que « sans préjudice de leur utilisation dans le cadre d’expertises judiciaires, les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou scientifiques ». l J.-F.M. d'après sarah sauneron

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Comprendre l’humain et la société

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santé

La diversification des psychothérapies

D DR

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Avec le recul de la psychanalyse, les thérapies comportementales et cognitives ont gagné droit de cité, en France, depuis la fin du siècle dernier. Quitte à prendre des directions totalement inattendues.

w Jacques Van Rillaer Professeur émérite à l’université de Louvain-la-Neuve, il a pratiqué la psychanalyse durant une dizaine d’années, puis s’est orienté vers les TCC. Il a notamment publié Psychologie de la vie quotidienne (Odile Jacob, 2003) et La Nouvelle Gestion de soi. Ce qu’il faut faire pour vivre mieux (Mardaga, 2012).

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ans Le Monde du 27 décembre 1996, Nicolas Weill concluait sa présentation du livre Les Fondements de la psychanalyse de l’épistémologue Adolf Grünbaum par ces mots : « L’ironie mordante qui sourd à chaque page de ce livre érudit trahirait-elle le projet véritable de cette entreprise : l’éradication de la psychanalyse et du traitement mis au point par Freud, qui ne laisserait aux malades d’autre choix que les antidépresseurs ? » Il y a vingt ans, la majorité des Français et des Belges francophones croyaient, comme cet ancien élève de l’École normale supérieure, qu’il n’y avait que deux possibilités de traitement des troubles mentaux : l’analyse freudienne ou les médicaments. Les choses ont considérablement changé. La psychanalyse a perdu de son prestige sous le coup d’analyses épistémologiques (comme celles de

Karl Popper et d’A. Grünbaum), de révélations sur son histoire (voir Le Livre noir de la psychanalyse) et de sa faible efficacité (voir le rapport de l’Inserm paru en 2004). Sa pratique s’est sensiblement réduite au profit de nombreuses autres approches, parmi lesquelles les plus respectables sont l’hypnose, le coaching, la méditation de « pleine conscience » (mindfulness) et les TCC (thérapies comportementales et cognitives).

Les TCC : un nom problématique L’idée de développer une psychothérapie fondée sur les lois découvertes par la psychologie scientifique s’étend dans les années 1950 en différents endroits. Les artisans les plus réputés de ce nouveau paradigme sont un psychiatre (ex-psychanalyste) sud-africain, Joseph Wolpe, qui parlait d’abord de « thérapie

par inhibition réciproque », un psychologue expérimentaliste américain, Fred Skinner, qui parlait de « modification du comportement », et un psychologue anglais, Hans Eysenck, à l’origine du succès du terme « thérapie comportementale ». Dans les années 1970, ce courant fusionne avec ceux d’Albert Ellis (« thérapie rationnelle-émotive ») et d’Aaron Beck (« thérapie cognitive »), développés dans les années 1960. Depuis, on parle de « TCC », mais aussi de « thérapie(s) comportementale(s) » (TC), le mot « comportement » étant alors entendu au sens large (toute activité comportant trois dimensions : cognitive, affective et motrice). Dans l’optique des pionniers des TCC, la spécificité réside dans le souci de scientificité. Les TCC se définissent comme des psychothérapies qui s’appuient sur la démarche scientifique et dont l’efficacité est méthodiquement évaluée. Toute technique qui fait la preuve d’une réelle efficacité et dont on peut rendre compte par des lois de la psychologie scientifique peut entrer dans ce cadre. Cette conception laisse la porte ouverte à de nombreuses procédures, dont le degré de validité varie considérablement.

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Des désaccords au sein de la communauté TCC Pas plus que pour le label « psychanalyse », il n’y a de législation qui empêche des personnes non ou mal formées de pratiquer avec l’appellation « TC » ou « TCC ». D’autre part, tous les comportementalistes adéquatement formés n’ont pas la même conception des techniques utilisées en TCC. Ainsi, l’EMDR, les procédures hypnotiques ou la pleine conscience sont aujourd’hui diversement considérées. Toutefois, contrairement à ce qui se passe dans le Mouvement psychanalytique, les divergences ne provoquent pas d’excommunications, de scissions et de nouvelles écoles. Elles suscitent de nouvelles recherches scientifiques en vue de mieux discerner ce qui est à promouvoir et ce qui est à laisser de côté. Tous les médecins n’ont pas un égal souci de scientificité, même si leur formation

u Grâce au travail de chercheurs et de cliniciens, le champ des applications s’est considérablement élargi. u les y a invités. De même, tous les praticiens des TCC n’ont pas le même souci de rigueur méthodologique. D’autre part, les praticiens des TCC se réfèrent, pour observer et analyser, à six variables : des stimuli situationnels, des processus cognitifs, des affects (ou émotions), des processus physiologiques, des actions et des conséquences de celles-ci. La modification des comportements s’opère via des interventions sur ces variables. Or tous les comportementalistes n’attachent pas la même importance à chacune d’elles. Et certains changent d’avis durant leur carrière. Ainsi A. Ellis, qui a d’abord martelé l’importance de modifier des cognitions, en est venu à insister sur l’expérimentation de nouvelles actions. En 1993, il a rebaptisé sa méthode : rational emotive behavior therapy (thérapie rationnelle-émotive et comportementale).

L’élargissement des conceptions et des pratiques Depuis le début du 21e siècle, les TCC ont intégré de nouvelles conceptions. Particulièrement importante est la thérapie d’acceptation et d’engagement, promue par Steven Hayes, qui insiste sur une certaine façon d’accepter des émotions (au lieu de vouloir à tout prix les « contrôler ») et sur l’engagement dans des actions valorisées en dépit d’affects pénibles. Marsha Linehan a développé la thérapie comportementale dialectique destinée à traiter les graves dérégulations émotionnelles et les conduites impulsives typiques des « états-limites ». Une autre conception, dont Martin Seligman est le principal porte-parole, insiste sur l’importance de ne pas se limiter à

réduire des troubles, mais d’étudier et de promouvoir des conduites qui favorisent le bien-être : c’est la psychothérapie « positive ». Grâce au travail de chercheurs et de cliniciens, le champ des applications s’est considérablement élargi. Les premières TCC ciblaient la phobie, la dépression psychogène, le trouble panique et enfin le toc et l’hypocondrie. Depuis, des traitements ont été mis au point pour les difficultés sexuelles, les assuétudes, les troubles autistiques, les hallucinations, etc. La psychologie de la santé et la pédiatrie comportementale ont fait des progrès considérables. Le grand public profite de plus en plus de ces innovations grâce à la diffusion d’ouvrages d’autotraitement rédigés par des comportementalistes de premier plan. Les premiers datent des années 1970. Ils étaient américains (Self-Directed Behavior de David Watson et Roland Tharp a connu, à juste titre, de nombreuses rééditions) et canadiens (voir le best-seller S’affirmer et communiquer de Jean-Marie Boisvert et Madeleine Beaudry). En France, le mouvement s’est enclenché depuis une quinzaine d’années, avec les collections dirigées par Christophe André (Odile Jacob) et par Charly Cungi (Retz). L’objectif ultime des TCC est d’aider les personnes qui le souhaitent à mieux se gérer elles-mêmes. Ces ouvrages et la pratique des thérapeutes y contribuent de plus en plus. Le label « comportementaliste » a fini par avoir plus souvent une connotation positive, même en France. Bon nombre de praticiens l’utilisent tout en faisant des thérapies « éclectiques » qui n’appliquent pas soigneusement les règles stipulées dans les manuels. Par ailleurs, il n’est pas rare que des psychanalystes, soucieux d’efficacité, fassent usage de principes typiquement cognitivo-comportementaux (restructuration cognitive active, incitation à affronter des situations phobogènes, etc.). La « guerre des écoles » ne s’observe pas partout où se pratique le soin psychologique. On peut être relativement optimiste pour l’avenir de la prise en charge de personnes en souffrance. l Janvier 2016 N° 277

ScienceS HumaineS 65

éducation

Comment le numérique a transformé l’école Internet a bouleversé nos manières de penser, d’informer, de transmettre, de vivre ensemble. L’école républicaine s’en trouve aujourd’hui déstabilisée. Saura-t-elle puiser dans le numérique les ressources pour se réinventer ?

Tim Douet

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l y a finalement peu de temps que les technologies de l’information et de la communication ne sont plus vraiment nouvelles : les premiers ordinateurs personnels ne sont apparus qu’à la fin des années 1970 et le Web ne fut créé, lui, qu’en 1990. En vingt-cinq ans, cependant, il a bouleversé radicalement notre univers technologique et professionnel, social et personnel, au point que l’on peut véritablement parler d’une « révolution numérique », probablement aussi importante que celles que constituèrent, jadis, l’apparition de l’écriture puis celle de l’imprimerie. Plus qu’un ensemble d’« outils », le numérique représente aujourd’hui une mutation civilisationnelle dont les caracté-

w Philippe Meirieu Professeur en sciences de l’éducation à l’université Lyon‑II, il a récemment fait paraître Comment aider nos enfants à réussir. À l’école, dans leur vie, pour le monde, Bayard, 2015.

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ristiques nous sont devenues tellement évidentes que, comme la lettre volée d’Edgar Poe, on peine à les repérer : communication immédiate entre humains, accélération vertigineuse de toutes les tâches de manipulation de données, accès extrêmement rapide à une quantité prodigieuse d’informations aux contextes spécifiques, etc. Mais aussi virtualisation du réel – les prix établis par les « robots traders », qui surenchérissent au centième de seconde, ne correspondent en rien à la réalité des coûts humains et écologiques des produits ainsi commercialisés – et possibilité de « tracer » les personnes dans un vaste réseau qui pourrait, à terme, préfigurer la « société de contrôle », que Gilles Deleuze voyait déjà se dessiner en 1990 : « Une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle. »

Ni technophile ni technophobe… Dans ces conditions, il ne peut être question d’être totalement technophile ou totalement technophobe : le numérique est, tout à la fois, la meilleure et la pire des choses, aussi bien pour le développement d’une démocratie solidaire à

l’échelle planétaire que pour celui d’une éducation de chacune et de chacun à la culture et à la citoyenneté. Dans ce domaine, en effet, on peut autant imaginer le triomphe des songeries les plus extravagantes et les plus dangereuses que l’avènement d’une nouvelle école, rompant avec la juxtaposition des individualismes et promouvant la coopération authentique comme principe pédagogique essentiel. D’un côté, les industries du numérique pourraient nous conduire vers la multiplication de services éducatifs en ligne liés à de gigantesques banques de ressources (installées sur les îles Caïmans pour être défiscalisées !) et auxquelles chacun pourrait (en fonction de ses revenus) se connecter pour recevoir un enseignement individuel, strictement calibré à partir de ses demandes, de ses besoins et de ses stratégies d’apprentissage. Dans cette juxtaposition d’individus-clients, nous perdrions, bien évidemment, le sens du collectif mais aussi celui de l’exploration et du dépassement, chacun étant assigné à une trajectoire prolongeant son histoire. De plus, chaque sujet serait réduit à son statut d’apprenant, enfermé dans des progressions techniques, sans pouvoir jamais accéder à cette relation d’humain à humain, où s’engrènent la joie d’expliquer et le plaisir de comprendre. Si, comme le dit Régis Debray, « il y a des machines à communiquer, pas des machines à transmettre »,

Nicolas Tavernier/Rea

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c’est que la transmission requiert une appropriation qui passe nécessairement par des « situations vivantes », des situations où les informations font sens au-delà de leur utilité immédiate, s’inscrivent dans une historicité à la fois épistémologique (qui permet de comprendre l’émergence des savoirs dans l’histoire de l’humanité) et pédagogique (qui dépasse la simple connexion pour susciter l’adhésion en quête de précision, de justesse et de vérité). Mais ce scénario catastrophe, porté par des intérêts financiers colossaux, n’est pas inévitable. Certes, il se développe aujourd’hui de manière aussi insidieuse que systématique, en complément d’une école qui, ne parvenant pas à lutter efficacement contre l’échec, externalise, de plus en plus, les dispositifs d’aide et d’accompagnement des élèves. Il s’insinue aussi au sein d’une société où quantité d’officines n’hésitent pas à spéculer sur l’angoisse des familles… Mais on voit

aussi, symétriquement, se développer une culture du numérique qui fait école, aux deux sens du terme. Elle convainc de plus en plus d’enseignants de réfléchir aux usages éducatifs du numérique tout en revendiquant de porter les valeurs fondatrices de l’école : l’instauration de temps où la pensée peut se nourrir de la culture, le travail de désintrication du croire et du savoir, l’inscription de chacun dans un collectif apprenant solidaire pour faire ensemble société.

Un numérique éducatif ? Pour que le numérique fasse école, il faut d’abord se débarrasser de toute une série de lieux communs qu’André Tricot et Frank Amadieu nomment des « mythes » : il n’est pas certain qu’en donnant accès aux supports de connaissances, par Internet ou avec des logiciels, on donne accès plus facilement aux connaissances elles-mêmes ; il n’est pas sûr que le numérique favorise sys-

tématiquement un apprentissage plus actif mentalement ; il n’est pas vrai que le numérique forme à l’autonomie ; tout au contraire, son usage requiert une autonomie qu’il faut former par ailleurs, si l’on ne veut pas que le taux d’abandon des moocs reste, comme aujourd’hui, à près de 95 %. Plus fondamentalement encore, l’usage du numérique doit obéir à quatre principes essentiels : l’apprentissage du sursis, la construction du symbolique, la recherche de la vérité et la formation à la coopération. Ce que l’on nomme aujourd’hui, à tort, le « temps réel » est, en réalité, l’abolition du temps et, avec elle, l’immédiateté de la réaction, de l’avis, du jugement, de la décision ; c’est l’atrophie de la réflexion jusqu’à sa disparition. De toute évidence, les technologies numériques offrent, pour cela, des possibilités insoupçonnées. Mais on aurait tort de croire que le numérique est Janvier 2016 N° 277

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éducation

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En 1895, Henri Marion, à qui Jules Ferry avait confié la première chaire de « sciences de l’éducation » à la Sorbonne, est attaqué violemment par Ferdinand Brunetière, rédacteur à la très célèbre Revue des deux mondes : « Les jeunes gens n’ont pas besoin qu’on leur enseignât la pédagogie… Ayons avant tout des professeurs qui ne songent qu’à professer et moquons-nous de la pédagogie ! » À bien des égards, les termes du débat n’ont pas changé : les pédagogues négligeraient les savoirs et confondraient l’enseignement avec une activité compassionnelle ; ils abandonneraient ainsi toute exigence intellectuelle pour ne pas traumatiser leurs élèves et se contenteraient, selon les cas de figure, d’admirer béatement les aptitudes qui s’éveillent ou d’organiser minutieusement des progressions techniques sans souci de transmission culturelle… À l’inverse, les antipédagogues apparaissent, aux yeux des pédagogues, comme des adeptes de la pensée magique, convaincus qu’il suffit d’enseigner pour que les élèves apprennent et que la maîtrise des savoirs, attestée par les « sacrements » académiques, garantit la qualité d’un enseignement 68 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Linda Bronson/Getty/Ikon

Pédagogues et antipédagogues : un combat sans fin ?

du début à la fin de la carrière. Les pédagogues, en conformité avec l’étymologie de ce terme, « accompagnent l’enfant », prenant en charge aussi bien ses aspirations que ses résistances, tandis que leurs adversaires « décrètent l’élève », convaincus que cet arrachement le rend disponible à la raison qui s’expose.

Oppositions caricaturales

Les pédagogues misent sur l’éducabilité de l’enfant, inventent les médiations et les institutions qui lui permettront de grandir, tandis que leurs adversaires considèrent cette posture comme démagogique et préfèrent à l’« école sur mesure » que l’élève se mesure à l’école. Les pédagogues ne posent pas de préalables

et ne désespèrent jamais de quiconque, tandis que leurs adversaires, estimant qu’ainsi l’élève se laisse tomber au plus bas, se donnent le droit à la sélection et combattent les illusions de l’égalitarisme. Ces oppositions, évidemment, restent caricaturales dans la mesure où elles sont souvent posées dans l’absolu, sans considération des niveaux d’enseignement (ce qui est vrai à l’université peut‑il l’être en maternelle et dans la scolarité obligatoire ?), sans rechercher les articulations possibles (pourquoi l’exigence intellectuelle serait‑elle contradictoire avec la recherche des médiations, l’arrachement au pathologique incompatible avec les « méthodes actives » ?), sans identifier les points de convergence

possible (la formation du citoyen n’est‑elle pas indissociable de la transmission culturelle ?), sans repérer les enjeux politiques sous‑jacents (prépare‑t‑on la même société selon que l’on promeut la concurrence ou la coopération ?). Mais, depuis une dizaine d’années, il semble que le dialogue soit devenu possible. À côté des invectives, voire des insultes, qui se poursuivent dans quelques ouvrages et médias, des dialogues se sont noués, sans complaisance ni suffisance de part et d’autre, mais avec la volonté de progresser ensemble, d’abord pour y voir plus clair et, surtout, pour mieux aider nos enfants à prendre la responsabilité du monde. C’est une timide éclaircie, mais il faut évidemment s’en réjouir l p.m.

consubstantiellement lié à ce phénomène : le passage à l’acte, sous toutes ses formes (l’insulte, la colère, la violence, l’addiction, etc.), n’est pas né avec le numérique. De même qu’évidemment on peut utiliser le numérique (y compris la messagerie électronique et les textos !) en prenant le temps de surseoir à ses pulsions, de réfléchir, de se documenter, d’anticiper les conséquences de ses propos et de ses actes, etc. Dans ce domaine-là, le numérique apporte même de nouvelles ressources, mais à condition, bien sûr, que l’éducateur fasse de l’apprentissage du sursis un principe de son action…

Apprendre à coopérer

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Et, dans ce sursis, il convient de permettre à l’enfant, l’adolescent ou l’adulte, d’accéder au symbolique : le symbolique, c’est la possibilité de se représenter l’absence, de forger des notions et des concepts, de construire des modèles et

◆ Les moteurs de recherche donnent accès à une multitude de données, mais ne disent rien au néophyte de leur validité. ◆ des théories : c’est l’accès à l’abstraction qui rend l’humain et le monde intelligibles. Or l’école a pour mission de substituer progressivement, dans le psychisme enfantin, la joie contagieuse du comprendre à la satisfaction pulsionnelle immédiate qui abolit tout véritable désir. Là encore, le numérique peut jouer un rôle essentiel : dès lors qu’il offre des moyens de se dégager de la sidération des

effets pour accéder à la compréhension des causes. Cette démarche, d’ailleurs, n’est vraiment féconde que si elle est vectorisée par la recherche exigeante de la vérité. Et l’on sait bien que le numérique, à cet égard, n’est pas une garantie en soi. Les moteurs de recherche – qui ne cherchent, d’ailleurs, que ce qu’on leur demande et dont on connaît donc déjà l’existence – ne classent nullement leurs résultats en fonction de leur degré de vérité mais bien plutôt de leur degré d’attractivité. Ils nous donnent accès à une multitude de données, mais ne disent rien au néophyte de leur validité. C’est dire s’ils sont, tout à la fois, infiniment précieux et complètement insuffisants. Enf in, il est absolument essentiel aujourd’hui de former élèves et étudiants à la véritable coopération : non à un travail de groupe où s’organise très vite une division du travail entre concepteurs, exécutants, chômeurs et gêneurs, mais

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éducation

Internet et le savoir

Catherine Hélie/Gallimard

LE REGARD DE… MONA OZOUF

MONA OZOUF Agrégée de philosophie, elle a récemment fait paraître, entre autres, Jules Ferry. La liberté et la tradition, Gallimard, 2014.

« L’école de Jules Ferry n’était pas seulement une école où l’on imposait autoritairement le savoir. C’était aussi, comme l’a bien vu Julien Gracq, une école d’imagination. Une des réussites de cet enseignement est d’avoir fait rêver des générations à partir des cartes de géographie et du parcours imaginaire que chaque enfant pouvait faire avec les yeux rivés sur les départements, les rails, les canaux… Aujourd’hui, l’imagination ne se nourrit plus des savoirs scolaires. Elle se gave, et peut‑être se meurt, d’images devenues torrentielles. Il reste assez peu de place à l’école pour la patience et la rêverie, et donc pour l’appropriation lente de ce qui est transmis. Sur ce point, il y aurait beaucoup à dire des usages d’Internet. On n’apprend pas de la même façon quand on cherche une information sur Wikipédia et quand on la trouve lentement, à travers un certain nombre d’essais et d’erreurs. L’information se prélève… Mais le savoir se construit laborieusement. » l Extrait de « Les racines de la liberté », entretien avec Mona Ozouf, Sciences Humaines, n° 262, août‑septembre 2014.

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DR

LE REGARD DE… ANDRÉ TRICOT

ANDRE TRICOT Psychologue, professeur à l’IUFM‑Midi‑Pyrénées et chercheur au CNRS, il a publié, entre autres, avec Franck Amadieu, Apprendre avec le numérique. Mythes et réalités, Retz, 2014.

« Au cours des trente dernières années d’innovations, nous avons appris beaucoup de choses. Nous avons appris que les conditions d’intégration des nouvelles technologies à l’école dépendaient de leur utilité, de leur simplicité et de leur compatibilité avec ce qui se passe dans la classe. Nous avons appris que leur utilité résidait essentiellement dans leur effet positif sur la motivation, l’engagement, le plaisir des élèves ; sur l’interactivité et la possibilité de personnaliser l’apprentissage pour un élève singulier. Mais nous avons appris que ces plus‑values en termes d’utilité s’obtenaient souvent au détriment de la simplicité. Nous avons dû admettre que les évaluations proposées par un ordinateur sont souvent rudimentaires mais qu’elles offrent la possibilité de mieux suivre l’activité d’un élève et de favoriser l’autoévaluation. Nous avons enfin compris l’intérêt de proposer des supports nouveaux qui parviennent parfois à détourner certains élèves de leurs difficultés scolaires, ainsi que le grand intérêt de disposer de médias adaptables à des handicaps sensoriels, physiques et peut‑être, un jour, mentaux. » l Extrait de « École numérique : de quoi parle‑t‑on ? », Sciences Humaines, n° 252, octobre 2013.

à une économie contributive où chacun cherche et progresse tout en aidant les autres à chercher et progresser. Or le numérique représente, à travers les logiciels coopératifs et collaboratifs, comme à travers la multitude des échanges de 70 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

savoirs qu’ils permettent, un outil infiniment précieux pour cela : il permet de substituer à la consommation individuelle de savoir-faire régie par la loi du marché la contribution de chacune et de chacun à l’œuvre commune.

Rien de miraculeux, donc, dans les usages éducatifs du numérique. Mais de nombreuses possibilités d’apprentissage : des recherches documentaires facilitées si l’on apprend à vérifier et évaluer ses sources ; des visionnages de séquences que l’on pourra utiliser dans des « classes inversées », dès lors que l’on aura appris à regarder, mémoriser, décrire et interpréter ce que l’on a vu ; des activités d’exploration et de découverte mobilisatrices grâce à des logiciels interactifs ; des entraînements systématiques avec des tutoriels qui disposent de la patience nécessaire pour aider à corriger chaque erreur ; des temps de formalisation guidés par des didacticiels permettant d’élaborer et de présenter des modèles intégrateurs ; des apprentissages complexes favorisant la prise en compte de plusieurs facteurs et la prise de décision réfléchie grâce à des logiciels de simulation, etc.

Une place précieuse si elle n’est pas hégémonique Tout cela est évidemment fort utile à une école qui doit garder, en même temps, sa spécificité intellectuelle et institutionnelle. Dans cette école-là, en effet, on justifie, on explique et on rend compte : la vérité d’un discours n’est pas relative à la séduction ou à la force de celui qui le profère, mais à sa capacité de démontrer. On apprend ensemble, en acceptant les différences de chacune et de chacun. Le projet d’une « école maison commune », tout à la fois creuset social, cadre institué pour l’apprentissage de la pensée, centre de ressources culturelles, lieu de formation à la coopération et de construction de la citoyenneté, est plus que jamais d’actualité : les ressources offertes par le numérique peuvent constituer une chance supplémentaire pour sa mise en œuvre, en nous libérant des cadres formels de la classe homogène et du cours magistral systématique. Gageons que le numérique, trouvera, dans cette perspective, une place précieuse. D’autant plus précieuse qu’elle ne sera pas hégémonique. l

Entretien avec BEnJaMIn lovEluck

Les communautés virtuelles, mythe ou réalité ? Internet a promu dès sa naissance un esprit communautaire. Retrouve-t-on toujours cet esprit dans des sites comme Facebook ou Wikipédia ? Internet, n’est-ce pas avant tout une histoire de communautés ?

sociales et des modes d’interaction que l’on retrouve aujourd'hui sur Internet : il y a une vraie hétérogénéité qui dépend du dispositif technique mis en place. Les pratiques sont diverses, les sentiments d’appartenance et les degrés d’investissement aussi. Un projet collectif tel que Wikipédia n’a pas le même sens qu’un groupe Facebook ou qu’un cercle d’amis qui s’échangent des photos sur Snapchat.

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Le terme « communauté », qui a joué un rôle fédérateur, est très polysémique. Il traduit les idéaux dont les réseaux informatiques ont été investis en termes d’organisation sociale. Mais derrière, on trouve des pratiques différentes et parfois complémentaires, selon les périodes auxquelles on s’intéresse. Au début, cela désigne avant tout la collégialité scientifique et un idéal d’échange des idées, dont Internet promet d’être le Quelles sont les spécificités d’un vecteur. À partir des années 1970, site comme Wikipédia en tant que des réseaux étudiants ou amateurs communauté ? se créent en parallèle, alors que Les fondateurs voulaient faire une les équipements commencent à se encyclopédie qui réponde à l’idéal de démocratiser. C’est également dès partage du savoir, en s’inspirant de BENjAMIN LOvELUCk la fin des années 1960 que la mouce qui avait été fait pour les logiciels Docteur en sciences sociales de l’École des vance contre-culturelle commence à libres. La technologie du « wiki », hautes études en sciences sociales et chercheur s’intéresser à l’informatique comme nouvelle au début des années 2000, au Centre d’études et de recherches de sciences outil d’émancipation individuelle va permettre aux utilisateurs de comadministratives et politiques et à Télécom et collective : les expériences commenter et d’éditer les articles. C’est ParisTech, il vient de publier Réseaux, libertés et contrôle. Une généalogie politique d’internet, munautaires hippies trouveront un devenu le fondement même de cette Armand Colin, 2015. certain prolongement dans les comencyclopédie alors que cela n’avait munautés en ligne des années 1980. pas été planifié. Au fur et à mesure, Internet n’est pas un grand tout. Différentes strates se sont ce projet intellectuel est devenu social et s’est politisé parce imbriquées (les scientifiques, les amateurs, le grand public) et qu’il s’est équipé d’un ensemble de règles, de procédures, qui c’est ainsi que se sont construits les premiers usages sociaux de permettent de gérer la conflictualité sociale et la coopération. l’informatique connectée. Howard Rheingold est le premier à C’est un projet politique qui, au fond, cherche à concrétiser populariser le terme de communauté virtuelle au début des des idéaux démocratiques. Mais cela a un prix : Wikipédia est années 1990 : plus que de simples échanges, il souligne que l’on confronté à des problèmes de bureaucratisation. Toutes ces peut observer des formes de solidarité, d’entraide, qui justifient règles sont de plus en plus compliquées et peuvent introduire de parler de communauté. de nouvelles barrières à l’entrée, qui étaient moins fortes avant. Ce qui fait aussi que Wikipédia est face à une crise de croissance, avec des participants qui ont peut-être plus de Peut-on encore parler de communautés virtuelles ? C’est une expression qui a beaucoup été utilisée au moment mal aujourd’hui à s’investir dans le projet. Il faut trouver un où se sont construits les grands récits sur Internet dans les équilibre entre un cadre qui permette l’autogestion et une années 1990. On perpétue un certain langage qui n’est pas bureaucratisation excessive. C’est son défi. l forcément adapté pour parler de la diversité des pratiques propos recueillis par marie Deshayes Janvier 2016 N° 277

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loisirs

La révolution des temps libres Dans nos sociétés postindustrielles, les loisirs structurent la société plus sûrement que le travail. Ils sont devenus des moteurs de nos projets, de nos échanges et de nos liens. Ne pas y avoir accès est une nouvelle forme d’exclusion. rythme de la nature. Dans le même temps, le Cantal est entièrement équipé en haut débit. Le nombre de touristes internationaux a dépassé le milliard en 2013 alors même que plus de 85 millions d’étrangers ont visité la France cette année-là (dont 2 millions de Chinois). La France ne compte que 63 millions d’habitants. Les Français eux, ont effectué plus de 220 millions de voyages dans l’Hexagone en 2015, même si près de 40 % d’entre eux ne voyagent toujours pas… Et le tableau ne serait pas complet si l’on oubliait de dire que 120 000 Français viennent s’établir chaque année le long des « rivages enchanteurs de la Méditerranée » et que 50 000 retraités quittent annuellement Paris pour rejoindre leurs régions de naissance ou de vacances. 48 % des Français rêvent de déménager au pays des vacances quand ils prennent leur retraite.

La nouvelle classe créative

Jean Viard

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P

aris Plages, le Vélib, Voyage à Nantes, le musée du LouvreLens, le Mucem et le nouveau Vieu x-Port à Marseille, les quais de Bordeaux et son miroir d’eau… Les pratiques de vacances et de temps libres sont devenues en un quart de siècle le cœur même des pratiques urbaines. On pourrait y ajouter le short en hiver pour les dames, la barbe de trois jours pour les messieurs. Et compléter par les aménagements des bureaux des sociétés high-tech, ou de certaines places urbaines, où tout est prévu pour lire sa tablette les pieds sur la table. Les espaces verts sont peu à peu remplacés par des buissons et des vergers, l’élégance suprême pouvant même être avec Alexandre Chemetoff de laisser mourir les plantes l’été pour vivre dans le bio-

w Jean Viard Sociologue, auteur de Le Triomphe d’une utopie. Vacances, loisirs, voyages : la révolution des temps libres, L’Aube, 2015.

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Dans le même mouvement, même si l’on fait rarement le lien, la richesse nationale est produite à plus de 60 % dans les grandes métropoles – et de plus en plus dans leurs cœurs de ville – par une classe créative qui ne sait plus très bien quand elle travaille, étudie, se divertit ou se cultive. L’économiste Nicolas Bouzou avance même que la culture et le tourisme sont les deux moteurs nécessaires et porteurs du développement d’une métropole. Car dans une période d’accélération des révolutions

technologiques, mais aussi culturelles, la capacité à suivre le mouvement, et si possible à légèrement l’anticiper, permet la création de richesse par l’innovation ou l’invention de nouveaux usages des anciennes « choses » comme l’écran ou la voiture. L’enjeu étant moins d’inventer le TGV du futur que de créer un service et une culture de partage des automobiles, des produits, des lieux ou des logements. L’économie circulaire devient plus importante que l’extraction minière. Autrement dit, l’événement majeur des vingt-cinq dernières années est que le temps libre n’est plus le moment du repos du travailleur, mais son école de la vie et de l’accélération de son assimilation des innovations et des nouveaux usages qui chaque jour sourdent de la révolution numérique. Nous vivons une révolution des usages portée par cette révolution et nous entrons, sans horizon, dans une société collaborative qui nous relie sans nous rassembler. Les réseaux et les flux bousculent les stocks ; l’individu se lie mais comme une foule peut se lier, perdant de vue les appartenances et les mémoires qui constituent les peuples et les corps politiques. Et ce modèle qui nous emporte délaisse « l’à-côté » de la ville comme « les quartiers » où fleurissent les vents mauvais nés d’un sentiment d’abandon… Sans parler du sud de la Méditerranée. La quête d’autorité est alors la demande qui émane de cette foule perdue. La démocratie est le mode opératoire idéal d’une société organisée, liée par un récit

Sébastien Ortola/Rea

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et des catégories sociales imaginaires mais partagées, famille, classe, nation… Quand l’horizon se dissout et qu’une classe nouvelle, cassant les anciennes hiérarchies, émerge du cœur de ce qui semblait hier secondaire, les anciennes classes dominantes se sentent trahies et abandonnées. Telle est l’aventure principale du tourisme et des vacances depuis ces vingt-cinq dernières années. Ils ont fabriqué une classe créative qui a pris le relais des classes ouvrières et bourgeoises comme moteur de l’histoire et de son récit. Peu à peu, cette classe nouvelle réorganise les usages et les lieux, sa capacité à accumuler des richesses dans une économie de plus en plus financière paraît sans limite.

Temps libre et révolution numérique Le tourisme et le temps libre ont été des inventions lentes depuis la fin du 19e siècle. Elles ont construit autour du corps ludique et du divertissement, du lien social hors des églises et du travail. La mutation s’est opérée d’abord dans le

monde des professions libérales et des bourgeoisies, puis dans le monde manufacturier et tertiaire, avant d’imprégner l’ordre social lui-même. La vie privée a organisé peu à peu la cité productive, la ville et l’espace en général. La ville haussmannienne a fusionné avec la ville culture d’André Malraux et de Jack Lang, et la culture Club Med (eau, nature, vélo, soleil, loisir, érotisme) est venue parachever au quotidien une nouvelle urbanité, celle de l’individu mobile et découvreur – en outre de plus en plus célibataire dans les très grandes cités. On résume souvent ce mouvement par la culture bobo, mais en réalité il se diffuse beaucoup plus largement dans les couches moyennes. Ainsi, le tourisme et les vacances, hier « à côté » de la vie sociale ordinaire – condition de la recomposition de la force de travail comme on disait dans les années 1960 –, se sont télescopés avec le travail lui-même du fait de la révolution numérique. Actrice majeure de la mise en mobilité des masses, elle a contribué à nous faire inventer les objets et les usages

nécessaires à cette mobilité. Comme la révolution de l’énergie au 19e siècle, cette révolution de la mobilité bouleverse l’ensemble des systèmes de production. Le tourisme pensé dès le 19e siècle est en fait la mobilité des hommes organisée en parallèle à celle des choses, des capitaux et des savoirs. Elle est la face humaine de la mondialisation, celle qui peu à peu met les hommes face aux autres hommes, partout. La question devient alors celle du maintien de la diversité des lieux et des cultures sous l’avalanche de ces visites. Commence une nouvelle époque où les inégalités d’accès aux voyages entre sociétés entraînent tensions et violences et où la pression écologique due aux voyages remet en cause la liberté même de circuler. Les destructions de Palmyre ou des mausolées de Tombouctou résonnent avec les attentats contre des avions charters pour poser que le monde ne peut s’unifier que si chacun y voit un avenir. Le tourisme né à l’époque du colonialisme voit ainsi remis en cause son droit à l’universalité des destinations. Janvier 2016 N° 277

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loisirs

Moins de travail, plus de loisirs ? Risquent de ne rester possibles comme destinations du voyage que l’entre-soi des sociétés développées et les territoires du vide. Mais le vrai risque évidemment est que la puissance prise par la part mobile et créative du monde ne l’éloigne de la part archaïque et traditionnelle, comme elle éloigne dans nos sociétés la nouvelle classe dominante des anciennes classes dominantes, paysannes et ouvrières.

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Monde du travail et monde du hors travail Penser le tourisme et le temps libre mène aujourd’hui à une pensée générale de la société. Cela revient à prendre acte que nos sociétés sont maintenant coproduites par le monde du travail – de la production –, et le monde du hors travail. Cette réflexion renforce l’enjeu de la bataille pour l’accès de tous aux vacances, aux voyages, aux loisirs, à la vie culturelle et à l’érotisme de masse. Elle est devenue une bataille vitale pour la cohésion de nos sociétés et du monde. Certes, le tourisme proprement dit n’est pas resté inerte durant cette période. D’abord, le tourisme urbain, qui est comme l’effet miroir de ce que nous venons de décrire, est en plein développement. Les grandes expositions attirent un public du monde entier et les parcs de loisirs des foules innombrables. Disneyland est presque aussi fréquenté que Paris ville. Un tourisme hivernal de séjour s’était (re)développé, en particulier au Maghreb, avant que la conjoncture sécuritaire lui porte des coups sérieux. Les croisières ont pris un essor considérable. Le tourisme proprement dit continue son aventure. Il emploie environ 7 à 10 % des hommes, hiérarchisant les lieux, stimulant le secteur des transports et des jouets pour adulte (4x4, bateaux, piscines, résidences secondaires, écrans, jeux électroniques, voyages, vélos, parcs, politique du patrimoine…). Enfin, dans nos sociétés développées où le temps de travail salarial qui occupait 40 % de la vie des hommes il y a un siècle 74 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

Depuis 1999, le temps de travail effectif des Français a diminué de vingt minutes par jour. Le temps dévolu aux tâches domestiques a lui aussi considérablement fondu : quotidiennement, on consacre dix minutes de moins aux fourneaux, neuf minutes de moins aux courses, et huit minutes de moins à faire le ménage. Qu’avons-nous fait du temps libre ainsi grappillé ? Si une partie a été confisquée par les transports (sept minutes de plus par jour) et la toilette (quatorze minutes de plus qu’en 1999), le reste s’est tout naturellement reporté sur les loisirs. Nous disposons de 4 h 58 par jour de temps libre, soit sept minutes de

plus qu’il y a dix ans. Sommes-nous plus heureux pour autant ? Étant entendu que nous employons nos loisirs comme bon nous semble, on pourrait croire que nous consacrons le plus de temps possible à nos activités favorites. Il n’en est rien ! Les activités artistiques (chant, danse), les promenades et les moments de sociabilité (conversations, réceptions) sont les activités récréatives les plus appréciées des Français. Pourtant, ils ne leur consacrent que peu de temps. A contrario, la télévision, qui occupe 42 % du temps libre, et le surf sur Internet, qui ne cesse d’augmenter (plus d’une demi-heure par jour en 2010), sont parmi les loisirs jugés

n’en occupe plus que 10 %, le sentiment de manque de temps est de plus en plus prégnant, tant nous faisons de choses différentes. Il faut téléphoner en conduisant, multiplier les activités périscolaires des enfants, manger dans de la restauration rapide… L’accélération et la productivité du moindre moment de nos vies sont devenues des enjeux essentiels. Et le temps libre est devenu le vrai moteur de cette productivité folle et épuisante qui laisse sur le bord de la route tous ceux qui ne sont pas entrés dans ce nouveau

les moins agréables. Seuls les téléphages qui regardent la télévision plus de 4 heures par jour déclarent aimer cela. Pour les autres, Internet et le petit écran arrivent en queue du classement, juste devant les activités associatives ou civiques. Passer deux heures par jour à faire quelque chose que l’on apprécie peu : voilà un résultat pour le moins déconcertant. À moins que les enquêtés n’aient pas osé avouer tout le plaisir qu’ils y prenaient… l Céline Bagault Sources : Layla Ricroch et Benoît Roumier, « Depuis 11 ans, moins de tâches ménagères, plus d’Internet », Insee Première, n° 1377, et Layla Ricroch, « Les moments agréables de la vie quotidienne », Insee Première, n° 1378, novembre 2011. Article publié dans Sciences Humaines, n° 234, février 2012.

cycle. Le hors travail structure le travail comme jamais. L’absence de vacances et de voyages, la déconnexion du Net, l’exclusion des pratiques de loisirs et de cultures sont des causes de l’exclusion du marché du travail aussi importantes que l’absence d’étude ou d’expérience. D’une certaine manière, la boucle est bouclée et les activités inventées pour permettre le repos du travailleur manufacturier sont devenues le moteur d’une nouvelle révolution technologique bâtie autour de la mobilité et du lien collaboratif. l

mœurs

Alexa Brunet/Transit/Picturetank

Mariage homosexuel à Paris en juin 2014.

L’intime saisi par le droit

L

DR

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Entamée dans les années 1960, la libération des mœurs s’est prolongée sur le terrain du droit. Conception, contraception, unions, lutte contre les violences sexuelles : le privé n’a jamais été si politique.

w Janine Mossuz-Lavau Directrice de recherche émérite au Cevipof (IEP-Paris/CNRS), elle a publié, entre autres, Les Lois de l’amour. Les politiques de la sexualité en France (1950-2002), Payot, 2002, et dirigé un Dictionnaire des sexualités, Robert Laffont, 2014.

a révolution du 20e siècle a sans doute été l’accès à la libre disposition de son corps. Liberté inscrite dans le droit par des lois qui nous ont fait passer d’une société postvichyste à une société postsoixantehuitarde : légalisation de la contraception en 1967, loi Veil de 1975 autorisant l’IVG, loi de 1980 punissant le viol, loi de 1982 établissant la majorité homosexuelle (18 ans jusque-là) au même âge (15 ans) que la majorité hétérosexuelle. Des années 1990 à 2015, cette évolution s’est poursuivie, malgré d’âpres oppositions, venues tout particulièrement de l’Église catholique et de la droite de l’échiquier politique. Elle concerne d’abord la contraception et l’IVG. En 1993 est votée la loi Neiertz qui instaure

le délit d’entrave à l’IVG. En 1999, la contraception d’urgence arrive en vente libre dans les pharmacies et Ségolène Royal, alors ministre de l’Enseignement scolaire, permet son emploi dans les collèges et lycées (via les infirmières). Ce qui devra être régularisé par la loi du 13 décembre 2000. En 2001, la loi Aubry ouvre aux mineures le recours à l’IVG sans l’accord de leurs parents : il leur suffit d’être accompagnées par un adulte référent de leur choix. Autres acquis : le délai pour cette intervention passe de 10 à 12 semaines de grossesse et l’IVG médicamenteuse peut être réalisée dans un établissement de santé publique, un centre de planning familial, un cabinet « de ville », un centre d’orthogénie, un centre IVG. On ne s’arrête pas là. En Janvier 2016 N° 277

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mœurs La libération sexuelle a-t-elle eu lieu ?

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Q

uand on parle de libération sexuelle, on ne peut pas généraliser en disant : « Les Français… ceci… ou cela. » Il n’y a pas un comportement commun à tous. Il peut varier selon les milieux sociaux, les âges, les religions, etc. Pour mes plus jeunes étudiants qui parlaient il y a peu de « la libération sexuelle des années 1970 », cet événement était résumé dans une formule, évidente à leurs yeux : « À ce moment-là, tout le monde couchait avec tout le monde. » J’ai dû les détromper. La dernière grande enquête (Inserm/Ined, 2006) montre que les hommes interrogés disent avoir eu 11,6 partenaires au cours de leur vie, contre 4,4 pour les femmes. Chiffres en augmentation chez ces dernières qui en déclaraient 1,8 en 1970

(enquête Simon) et 3,3 en 1992 mais statu quo chez les hommes (11,8 en 1970, 11 en 1992). On sait que les femmes ont tendance à ne compter que ceux… qui ont compté, se vantent moins ou se censurent plus. Mais le nombre de partenaires augmente chez les plus diplômées.

Rompre plutôt que tromper

Autre élément qui va à l’encontre d’une évolution vers ce vaste lupanar faisant briller les yeux des étudiants : l’attachement de la grande majorité des Français à la fidélité, particulièrement marqué chez les plus jeunes. Pour ces derniers, si l’on a envie d’aller voir ailleurs, on rompt mais on ne cumule pas. Les mails et les SMS des compagnons sont particulièrement surveillés. D’après un récent

janvier 2013, l’IVG devient gratuite pour toutes les femmes et la loi du 4 août 2014 supprime la notion de détresse figurant dans le texte de 1975.

Génération antipacs Mais les oppositions ne manquent pas dès qu’il est question de sexualité. Lors des débats parlementaires de 2000, Philippe de Villiers (Mouvement pour la France) déclare par exemple : « L’histoire retiendra qu’à l’imitation des nationauxsocialistes, vous aurez introduit l’eugénisme d’État dans notre pays. » Jean-François Mattéi (Démocratie libérale) évoque les couples stériles qu’il reçoit (il est aussi 76 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

sondage (Louis Harris, septembre 2015), 25 % des Français en couple reconnaissent regarder le téléphone portable de leur conjoint à son insu. Comportement encore plus fréquent chez les femmes (33 %), les jeunes (39 %), les catégories populaires (31 %). Ils le font quand le propriétaire de l’appareil est occupé ailleurs, par exemple dans une autre pièce du domicile (65 %) ou lorsqu’il oublie son portable (41 %) ou pendant son sommeil (15 %). Comme quoi la modernité peut faciliter l’évolution des mœurs vers une plus grande libération mais présente tout autant, pour les étourdis, le risque de voir survenir des drames qu’ils n’avaient pas prévus. Grande complexité donc de cette libération qui poursuit depuis vingt-cinq ans son petit bonhomme de chemin. l j.m.‑l.

médecin) ou les parents d’un enfant handicapé, et ajoute : « C’est alors qu’un avortement pratiqué quelques années auparavant, enfoui dans la mémoire, resurgit et fait naître un sentiment nouveau de culpabilité et de regret. » Dans la même période, l’homosexualité attire de plus en plus l’attention en raison des ravages causés par le sida. Le 23 décembre 1992 sont votés deux articles de loi qui consacrent les progrès de son acceptation : le premier autorise la reprise du bail en cas de décès d’un des deux partenaires vivant ensemble mais il sera annulé par le Conseil constitutionnel. Le second rend possible l’accès

à la couverture sociale du compagnon par le membre du couple qui est à sa charge. S’engage ensuite la lutte pour une officialisation des couples de même sexe, qui aboutira à la loi du 15 novembre 1999 relative au pacte civil de solidarité (pacs). Malgré le slogan entendu lors d’une manifestation organisée par 125 députés de droite et le collectif Génération antipacs : « Les pédés au bûcher ! » Malgré Christine Boutin (députée UDF) qui intervient pendant cinq heures et demie à l’Assemblée nationale pour vilipender le pacs. En 2013, on va plus loin : le mariage entre personnes du même sexe est enfin autorisé.

Lutte contre le harcèlement sexuel Un troisième chantier a été ouvert dans les années 1970, celui du combat contre les violences faites aux femmes. Il n’est pas abandonné. La loi du 2 novembre 1992 va permettre de réprimer le harcèlement sexuel lorsqu’il est le fait d’un « supérieur ». Celle du 17 janvier 2002 punit le harcèlement sexuel entre collègues (et le harcèlement moral). On se préoccupe aussi, de plus en plus, des violences au sein du couple. Une loi du 4 avril 2006 facilite l’éloignement de l’auteur de l’infraction du domicile de la victime, reconnaît le viol entre époux, renforce la lutte contre les mariages forcés (l’âge légal du mariage, pour les filles, est aligné sur celui des garçons, à savoir 18 ans). En juillet 2010 est promulguée une loi qui permet notamment de retirer l’autorité parentale aux auteurs ou complices d’un crime sur la personne de l’autre parent. Enfin, un sujet divise profondément la société et les féministes elles-mêmes : la prostitution  (1). Pendant longtemps désigné comme « le plus vieux métier du monde », l’exercice de la prostitution constitue pour les uns, qui veulent la voir disparaître, une violence faite aux femmes, toutes victimes de la domination masculine. Pour d’autres, qui ne nient pas l’existence de la contrainte dans certains cas, celles et ceux qui

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vendent des services sexuels n’ont pas à être stigmatisés mais au contraire protégés, dans la mesure où il est illusoire de voir un jour disparaître la prostitution. Ils estiment que l’on n’a pas à se mêler de se qui se passe entre adultes consentants. La loi du 18 mars 2003 (loi sur la sécurité intérieure) instaure le délit de racolage public, qui est défini comme le fait « par tout moyen y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inviter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération ». En 2013, lors d’un vote en première lecture par l’Assemblée nationale, ce délit de racolage public est supprimé au motif que les prostituées sont des victimes et non pas des délinquantes potentielles. Dispositif qui ne pourra entrer en vigueur que si la proposition de loi comportant cette mesure est votée définitivement. Or (en novembre 2015) elle ne l’est toujours pas, la navette entre l’Assemblée

et le Sénat n’ayant pas encore abouti. En effet, cette proposition de loi, qui se veut un outil pour éradiquer à terme la prostitution, comporte un article qui fâche : celui qui prévoit la pénalisation du client.

Pénaliser le client de prostituée Jusque-là, le client n’apparaissait que s’il « s’intéressait » à un mineur de 15 ans. Puis à tous les mineurs depuis la loi du 4 mars 2002, votée sous le gouvernement Jospin. La loi du 4 mars 2003 ajoute à ce dispositif l’interdiction de recourir à une personne prostituée lorsqu’elle présente « une particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur, due à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse ». La proposition de 2013 entend pénaliser tout client sollicitant ou obtenant des services sexuels, comme cela se fait en Suède depuis 1999 mais aussi en Norvège, en Islande etc. Pour ses partisans, il s’agit

de soustraire les victimes à la contrainte et à la violence des réseaux. Mais cette loi ne fait pas l’unanimité : outre que toutes les prostituées ne sont pas aux mains de réseaux, celles qui en seraient dépendantes seraient immédiatement envoyées dans des pays dépourvus de cette législation. Pour Médecins du monde, le Planning familial, la Commission nationale consultative des droits de l’homme et nombre d’intervenants de terrain, cette loi renverrait ainsi l’activité prostitutionnelle à encore plus de clandestinité, exposant donc à de plus gros risques celles et ceux qui continueraient à l’exercer. L’adoption de cette loi est en cours. De mon point de vue, si elle est votée en l’état, elle ne pourrait pas figurer dans le bilan « globalement positif » que l’on peut faire aujourd’hui de cette évolution des lois et des mœurs au cours des vingt-cinq dernières années. l (1) Janine Mossuz Lavau, La Prostitution, Dalloz, 2015.

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biotechnologies

La fabrique des bébés :

Depuis 1978, 5 millions d’humains sont nés par fécondation in vitro. De plus en plus de bébés naissent par le biais de « mères porteuses » et d’autres techniques de PMA se profilent à l’horizon. Flammarion

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BDD/Bioéthique en débat/DR

vers une procréation 2.0 ?

w jean-françois bouvet Agrégé en sciences biologiques, il a publié Mutants. À quoi ressemblerons-nous demain ?, Flammarion, 2014, Le Camion et La Poupée. L’homme et la femme ont-ils un cerveau différent ?, Flammarion, 2012, ou, avec Corinne Lepage, Sans le nucléaire, on s’éclairerait à la bougie. Et autres tartes à la crème du discours technoscientifique, Seuil, 2010.

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L

ouise Brown : ce nom vous dit-il quelque chose ? C’est celui de la Britannique qui, en 1978, fut le premier « bébé-éprouvette » au monde ; la naissance d’Amandine, premier bébé-éprouvette made in France, remonte, elle, à 1982… Plus de trente ans déjà ! Depuis, l’assistance médicale à la procréation (AMP), alias procréation médicalement assistée (PMA), a eu tout le temps de se développer. L’AMP peut faire intervenir une insémination artificielle ou, comme dans le cas de Louise et d’Amandine, une fécondation in vitro (fiv)

– laquelle peut être obtenue par simple mise en présence des cellules reproductrices dans un milieu artificiel approprié, ou, avec une meilleure efficacité, par injection directe d’un spermatozoïde dans un ovocyte (ICSI pour intracytoplasmic sperm injection). L’ensemble fécondation in vitro et transplantation embryonnaire – dans l’utérus – est désigné par l’acronyme fivete. Qu’elle s’inscrive ou non dans le cadre d’un projet conjugal, l’AMP est désormais loin d’être anecdotique, en particulier pour ce qui est de la fiv : les Terriens conçus en laboratoire sont aujourd’hui plus de

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5 millions. En France, en 2008, on estimait déjà à quelque 200 000 le nombre d’enfants ayant été conçus par fiv. Et leur pourcentage ne cesse de croître par rapport à l’ensemble des naissances, en lien, entre autres, avec les troubles de fertilité rencontrés par un nombre croissant de couples. Comme l’indique le rapport annuel 2014 de l’Agence de la biomédecine, 84 126 tentatives d’AMP avec fiv ont été réalisées en 2013. La même année voyaient le jour 23 651 bébés conçus grâce aux techniques d’AMP – ce qui représente 2,9 % des naissances en France. Autrement dit, environ un enfant sur 35 fréquentant actuellement la crèche ou la maternelle n’a pas été engendré par un rapport sexuel. Dans nombre de pays d’Europe – dont la France, l’Allemagne ou l’Italie –, l’AMP reste interdite pour les couples de même sexe. Elle est en revanche possible en Belgique ou en Espagne, par exemple. Selon Pierre Jouannet, membre de l’Académie nationale de médecine : « Dans les pays où elles sont autorisées, comme la GrandeBretagne, la Suède ou les États-Unis, les procréations médicalisées avec spermatozoïdes d’un donneur pratiquées chez les femmes seules ou homosexuelles connaissent un développement extraordinaire, au point de devenir plus nombreuses que celles faites pour les couples hétérosexuels stériles. (1) »

« Freeze your eggs, free your career » Parmi les possibilités offertes en amont de la fiv, la vitrification (congélation ultrarapide) des ovocytes – technique permettant une préservation optimale de leur aptitude à la fécondation –, en vue d’une utilisation des années plus tard, à l’heure où la fertilité décline : une manière de mettre en pause l’horloge biologique. Dans quel but ? « Freeze your eggs, free your career » (« Congelez vos ovocytes, libérez votre carrière »), affichait en avril 2014 la couverture de l’hebdomadaire américain Bloomberg Businessweek. La même année, Facebook et Apple annonçaient leur intention de proposer à leurs employées le financement d’une telle congélation, histoire de leur permettre d’optimiser leur carrière en mettant en veilleuse leur projet d’enfant.

Ce genre de « pression douce » en dit long sur la conception 2.0 de la vie privée dans la Silicon Valley… Celles qui choisiront la maternité se verront-elles signifier par leur direction qu’il s’agit là d’un choix néfaste à leur avenir professionnel ?

La tentation de l’eugénisme Dès les années 1990, c’est le diagnostic préimplantatoire (DPI) qui prenait son essor. Il vise en principe à détecter la présence d’éventuelles anomalies génétiques chez les embryons conçus par fiv. Dans la pratique, un prélèvement de cellule embryonnaire est effectué au troisième jour de développement, en vue d’une analyse génétique qui permettra de sélectionner les embryons « sains », susceptibles d’être transférés dans l’utérus de la future mère. En France, le DPI est très encadré. La loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique limite strictement sa pratique à des cas, médicalement attestés, où « le couple, du fait de sa situation familiale, a une forte probabilité de donner naissance à un enfant atteint d’une maladie génétique d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic ». À l’échelle mondiale, l’encadrement n’est pas toujours aussi strict et les risques de dérive apparaissent. Déjà, plusieurs pays – tels Chypre, la Thaïlande ou les ÉtatsUnis dans la plupart des États – offrent la possibilité de choisir, grâce au DPI, le sexe d’un enfant conçu par fiv. L’Australie envisage de faire de même, afin d’éviter à de futurs parents désireux de choisir entre fille et garçon le recours au « tourisme procréatif »… et d’accompagner l’évolution de la société, considérée comme inéluctable. Une évolution vers le « bébé à la carte » ? Car, après le sexe, pourquoi ne pas choisir aussi la taille, la couleur des cheveux, voire plus tard le potentiel intellectuel… ? Glissante apparaît la pente vers la sélection des individus. Dix-huit ans après la sortie du film d’Andrew Niccol Bienvenue à Gattaca (1997), le risque d’eugénisme se précise. Parmi les révolutions dans la procréation liées à la fiv, celle de la gestation pour autrui (GPA). Car, techniquement, rien n’empêche d’implanter l’embryon issu

d’une telle fécondation dans l’utérus d’une « mère porteuse » qui en assurera la gestation – avant qu’à la naissance le bébé soit confié à d’autres : ses « parents intentionnels ». En l’occurrence, un couple hétérosexuel ou homosexuel désireux d’avoir un enfant… Voire un(e) célibataire.

Gestation délocalisée Aux États-Unis, la GPA est devenue un business à part entière, avec de multiples agences et cliniques spécialisées – comptez plusieurs dizaines de milliers de dollars pour la seule rémunération de la mère de substitution. En Ukraine, cette activité prospère ; des milliers de jeunes femmes, dont les profils s’étalent sur des sites Internet, s’y disent prêtes à porter, moyennant finances, l’enfant d’un couple rencontrant des problèmes de fertilité… Loin de se limiter aux clients, la mondialisation s’étend aux « prestataires de service ». D’où un chassé-croisé planétaire de désirs d’enfant et d’offres de location d’utérus, avec livraison d’un bébé à la clef… Option disponible en amont : la fourniture de baguettes de sperme ou d’ovocytes. Sur le plan législatif, la situation de la GPA apparaît très disparate selon les pays. Aux États-Unis, elle n’est permise que dans certains États, la Californie entre autres. À l’échelle mondiale, nombre de pays l’interdisent, tels la Chine, l’Indonésie ou la plupart des pays d’Europe, dont la France. D’autres – comme la Russie, l’Australie ou l’Afrique du Sud – l’autorisent ; d’autres encore l’encadrent légalement. C’est par exemple le cas du Royaume-Uni, où aucune rémunération de la gestation n’est tolérée, et où l’un des deux membres du couple, au moins, doit être le parent génétique de l’enfant. En Inde, où la GPA est très présente, le recours à des mères porteuses est, depuis 2012, interdit aux célibataires et couples homosexuels étrangers – une interdiction que le gouvernement indien prévoit d’étendre à tous les étrangers, comme c’est déjà le cas en Thaïlande. S’il est une innovation spectaculaire dans le domaine de la procréation, c’est bien la fabrication in vitro de cellules germinales, ovocytes ou spermatozoïdes – une

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biotechnologies

opération déjà réussie chez la souris et en cours d’étude expérimentale pour l’espèce humaine. L’une des méthodes consiste à partir de cellules souches pluripotentes, dites iPS, obtenues par manipulation génétique de cellules de peau, par exemple. De telles cellules souches, semblables à celles présentes chez l’embryon, ont non seulement la propriété de se multiplier abondamment, mais aussi celle de pouvoir donner tous les types cellulaires de l’adulte, cellules reproductrices comprises. Ce qui revient à dire que, par l’enchaînement des deux étapes résumées ci-dessus, des spermatozoïdes pourraient par exemple être obtenus à partir de cellules de la peau d’une femme… et servir à féconder un ovocyte d’une autre femme ! Notons que l’embryon obtenu serait forcément de sexe féminin : dans la mesure où la femme est génétiquement XX et non XY, la fabrication à partir de ses cellules de spermatozoïdes renfermant un chromosome Y, nécessaires à la conception d’un garçon, est en effet exclue. Toujours est-il que des expériences réalisées chez la souris ont d’ores et déjà démontré la faisabilité de ce genre de reproduction entre individus de même sexe. Dans ces méthodes futuristes de fabrication des spermatozoïdes, certains verront un moyen de pallier l’inquiétante diminution de la teneur du sperme en spermatozoïdes. Si l’on se réfère à l’Hexagone, une étude récente  (2), portant sur 26 609 individus ayant donné leur sperme en vue d’une fiv, a montré que, pour un homme de 35 ans, la concentration moyenne était passée de 73,6 millions/mL en 1989 à 49,9 millions/mL en 2005, soit une diminution de près d’un tiers en seize ans !

Vers le bébé OGM ? Autre innovation technique, à la portée quasi sans limites, la récente mise au point d’un « kit de construction » de l’ADN, au nom imprononçable de CRISPR-Cas9. Grâce à ces « ciseaux moléculaires » performants, il est possible de modifier le génome d’une cellule de manière à la fois simple et précise : enlever un gène pour le remplacer par un autre fragment d’ADN est désormais à la portée de multiples 80 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

L’assistance médicale à la procréation (AMP) en chiffres : l En France, 23 887 enfants sont nés grâce aux techniques d'AMP en 2012, selon l’Agence de la biomédecine. Cela représente une naissance sur 35. l Environ 70 % de ces enfants sont nés à la suite d’une fécondation in vitro (FIV), dont le taux de réussite est plus élevé que celui de l'insémination artificielle (environ 20 % contre 10 %). Plus de 200 000 enfants ont été conçus en France par FIV en 30 ans. l Dans 5 % des cas, les couples ont recours à un don anonyme de sperme, d’ovules ou d’embryons. L'un des parents n'est donc pas le père ou la mère biologique. l h.l

laboratoires. On imagine sans peine ce que peut donner l’application d’une telle opération à des cellules germinales ou à celles d’un embryon à un stade précoce : cela revient à modifier non seulement le génome de cellules d’un individu, mais aussi celui de sa descendance. Déjà, des chercheurs ont sauté le pas : au printemps dernier, une publication d’une équipe chinoise montrait qu’elle avait réussi à modifier le génome de cellules d’embryon humain. Peu auparavant, en mars 2015, des chercheurs américains mettaient en garde, dans les prestigieuses revues Nature et Science, contre les modifications génétiques transmissibles à la descendance. Côté Europe, la convention d’Oviedo signée en 1997 – elle est entrée en vigueur en France en 2012 – définit les limites à ne pas franchir en matière de modification génétique : « Une intervention ayant pour objet de modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance. » Mais

l’Europe n’est pas le monde. La possibilité désormais offerte aux chercheurs de modifier sans grande difficulté le génome transmissible à la descendance ne va pas sans poser de multiples questions, d’ordre éthique ou autre : va-t-on se limiter à l’éradication de maladies génétiques, ou céder progressivement à la tentation fallacieuse du « bébé produit », voire du « bébé parfait », choisi sur catalogue de gènes ? L’homme va-t-il agir sur les générations futures et interférer encore davantage avec l’évolution ? Les transhumanistes vont-ils chercher à cibler des gènes impliqués dans une plus grande longévité ? Homo sapiens est en passe de se faire démiurge de sa propre espèce et c’est plutôt vertigineux. Revenons aux dernières décennies. Si, dans les sixties, l’arrivée de la pilule contraceptive a entériné la dissociation entre sexualité et reproduction, le dernier quart de siècle a offert aux humains la possibilité de segmenter entre divers intervenants la réalisation de leur projet d’enfant. La dernière étape en date concerne l’apport des mitochondries, ces petits organites assurant dans nos cellules des fonctions énergétiques. D’origine bactérienne et transmises par l’ovocyte lors de la fécondation, les mitochondries disposent de leur propre ADN, dont les mutations peuvent être à l’origine de maladies. D’où l’idée de les remplacer si nécessaire, dans le cadre d’une fiv entre spermatozoïde et ovocyte, par celles de l’ovocyte d’une autre femme, indemnes de telles mutations : une sorte de « fiv à trois parents », déjà à l’ordre du jour au Royaume-Uni… Et un pas de plus vers la fragmentation du processus de reproduction. Les prochaines décennies seront-elles celles du bébé génétiquement « augmenté » ? « L’avenir de l’humanité reste indéterminé, parce qu’il dépend d’elle », écrivait Henri Bergson. l

(1) Pierre Jouannet, « Quelle procréation pour demain ? », Pour la Science, n° 422, décembre 2012. (2) Matthieu Rolland et al., « Decline in semen concentration and morphology in a sample of 26 609 men close to general population between 1989 and 2005 in France », Human Reproduction, vol. XXVIII, n° 2, février 2013.

Gilles Coulon/Tendance floue

famille

Décomposée, fragilisée et pourtant plébiscitée, la famille a connu une mutation majeure : elle ne naît plus du mariage mais de la filiation. La question de la parenté est aujourd’hui redevenue centrale.

Le Pèlerin

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Famille : la fin du modèle unique

w Martine Segalen Sociologue et ethnologue, spécialiste de la famille et des questions culturelles, professeure émérite des universités, elle a publié, entre autres, avec Nicole Lapierre et Claudine Attias-Donfut, Le Nouvel Esprit de famille, Odile Jacob, 2002, et, avec Agnès Martial, Sociologie de la famille, 8e éd., Armand Colin, 2013.

E

n 2002, Henri Mendras écrivait : « En vingt ans, la monogamie absolue instaurée par le Christ (…), ce fondement de la civilisation de l’Occident chrétien s’écroulait sous l’influence de quelques soixantehuitards : révolution de mœurs à l’échelle millénaire dont on n’a pas encore mesuré les conséquences ultimes sur notre système de filiation et sur la construction de la personnalité des enfants. » En quelques lignes, il dressait le bilan des transformations qui ont affecté le couple et la famille à partir de la fin des années 1960. On a vu émerger un nouveau modèle qui relève d’une histoire désormais bien connue

mais qui n’est cependant pas la catastrophe que H. Mendras prophétisait. Il n’y a pas eu « d’écroulement », car, sous des formes plurielles, la famille continue d’être une institution majeure de la société française. Que l’on en prenne pour preuve par exemple son taux de fécondité (1). De fait, en matière de changement, la « révolution des mœurs » qui est en marche est moins celle de la famille que de la parenté. Entre la parution du premier numéro de Sciences Humaines en 1990 et celui-ci, l’institution familiale a poursuivi son évolution, sur la courbe entamée dans les années 1970 : le nombre de mariages Janvier 2016 N° 277

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famille

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Du pacs (1999) au mariage pour tous (2013) En 1999, l’instauration du pacte civil de solidarité (pacs), dont l’origine se trouve dans la nouvelle visibilité du mouvement homosexuel, était destinée à protéger les couples de même sexe ; mais très rapidement, ce sont les couples de sexe opposé (96 % des pacs) qui s’emparent de cette union plus facile à dénouer qu’un mariage. Le nombre de pacs s’est envolé depuis sa création ; en 2013, on en recensait 162 072 : en les additionnant aux mariages, on retrouve de fait le même nombre d’unions qu’en 1990. Certes, le lien de couple, dans la mesure où il est révisable, perd de sa transcendance. Toutes les enquêtes montrent cependant que lorsqu’il se forme, c’est dans l’espoir de durer. D’une certaine façon, sa valeur s’est trouvée renforcée par la demande des homosexuels d’accéder au mariage, ce qui fut fait, non sans vifs débats, par la loi du 23 avril 2013. Depuis cette date, 17 500 mariages entre couples de même sexe ont été célébrés. On peut en conclure que le couple, quel que soit son statut, demeure un élément fondamental du paysage sociologique de la France, même si, comme l’écrivait Louis Roussel en 1989, la famille est plus « incertaine » (1). l m.s. (1) Louis Roussel, La Famille incertaine, Odile Jacob, 1999.

continue de baisser, celui des divorces de monter. Si l’avortement et la contraception sont antérieurs aux années 1990, des changements législatifs importants ont depuis contribué à développer l’égalité entre les sexes au sein du couple. Rappelons qu’en 1987, une loi établit l’autorité parentale conjointe ; en 2002, une loi instaure un congé de paternité et généralise le principe de l’autorité 82 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

parentale partagée, ouvrant la possibilité d’une résidence alternée pour l’enfant ; elle renforce la coparentalité en cas de séparation du couple ; enfin la loi Gouzes, la même année, ouvre la possibilité de modifier le système multiséculaire de transmission patronymique. Tout en mettant en avant la primauté de l’individu sur l’institution familiale, ces dispositifs organisent l’égalité des parents devant leurs responsabilités éducatives et garantissent le maintien des liens de filiation de l’enfant après la séparation des parents.

L’enfant au centre Suivant un calendrier parallèle, on observe la montée du droit de l’enfant : il lui est reconnu le statut de personne, d’abord à travers la ratification en 1989 de la Convention internationale des droits de l’enfant votée par l’Onu, puis en 2000 par la création d’une autorité juridique, le défenseur des enfants (depuis fondue dans l’institution de Défenseur des droits). Dans ce monde qui valorise l’autonomie, la constitution de la famille et la forme qu’elle prend reposent désormais sur la volonté des individus. Pour une large partie de la population, le mariage n’est plus l’horizon indépassable de la famille française. Se marier ou non, se séparer ou non, est devenu une affaire de conscience personnelle (même si cela est moins vrai chez les enfants d’immigrés musulmans, où le mariage reste souvent la seule forme autorisée de vie conjugale (2)). En entrant dans ce qu’Irène Théry a nommé le temps du « démariage »  (3), le point d’équilibre de notre système de parenté s’est trouvé déplacé, car il n’échappe pas à une règle universelle : dans les sociétés où le mariage est faible, c’est la filiation qui forme la colonne vertébrale de la famille. La montée de l’individualisme n’a pas affaibli l’importance des transmissions familiales. Les enquêtes montrent la force des liens intergénérationnels qui se tissent d’aides et de transferts réguliers. Parmi les nouveaux personnages de la famille ont émergé au cours des décen-

nies récentes les grands-parents, pivots de ces liens  (4). Longtemps oubliés de la sociologie de la famille, ils offrent aujourd’hui une tout autre figure que celle du vieillard. En bonne santé, bénéficiant d’une retraite encore confortable, ce troisième âge apporte une aide considérable à ses enfants en gardant les petits-enfants, ou directement à ses petits-enfants devenus adultes qui ont à faire face aux difficultés économiques contemporaines. La relation intergénérationnelle s’est désormais inversée : les lignées d’aujourd’hui sont au service des individus, alors qu’autrefois elles étaient à leur charge. Le démariage, par ailleurs, a changé la place de l’en fa nt. Aut refois, i l venait comme une évidence après le mariage. Aujourd’hui, sa naissance est programmée et c’est lui qui est appelé à fonder la famille, alors que 60 % des premiers enfants naissent hors mariage. Construite dans sa vie intime et privée, la socialisation du couple devient alors publique. Des personnes, jusqu’alors étrangères les unes aux autres, deviennent, avec la naissance du nouveau-né, des paires de grands-parents.

Vers de nouvelles configurations Paradoxalement, alors que jamais l’enfant n’a été autant désiré, jamais son lien avec ses parents n’a été aussi fragilisé par le divorce ou les séparations. Jusque dans les années 1960, les trois registres du mariage, de la filiation, de la socialisation étaient liés. Le démariage, les familles monoparentales, les recompositions familiales ont remis en cause cette intime association. Et les conséquences des nouvelles techniques reproductives (p. 76) comme la loi sur le mariage pour tous élargissent singulièrement le tableau des possibles : s’il y a métamorphoses de la famille, c’est bien dans les mécanismes de la filiation ; le vieux débat, déjà abordé par Émile Durkheim, sur la nature du lien de filiation – social ou biologique – retrouve une nouvelle actualité. Plusieurs déliai-

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sons sont à l’origine de ces métamorphoses de la parenté. Après la contraception qui a permis la sexualité sans procréation, désormais la procréation est possible sans sexualité. Les diverses formes d’assistance médicale à la procréation, la constitution de banques d’ovocytes et de sperme, la maternité de substitution ou le futur possible d’un utérus artificiel bouleversent l’horizon de nos anciennes certitudes concernant la filiation, et ce, dans le contexte d’une société « bébéphile », où le désir d’enfant s’impose de manière impérieuse, y compris pour les couples infertiles. Dans ces conditions, la question À qui appartiennent les enfants ? (5) soulève des incertitudes. Et c’est l’État, à travers le droit, qui se trouve interpellé autour de questions à propos desquelles les débats sociaux sont vifs. Prenons le cas de la GPA (gestation pour autrui). Si le mariage pour tous instaure une égalité entre les citoyens, indépendamment de leur orientation sexuelle, à l’égard de la fabrication des enfants, la maternité lesbienne et la paternité gay ne sont pas dans la même situation. D’où le recours de certains couples infertiles, mais dotés de moyens financiers, à la GPA qui procure des enfants à partir soit de leur propre matériel génétique, soit d’un matériel acquis sur le marché. À qui appartiennent alors ces enfants ? À la mère porteuse qui a accouché ? À celle qui a donné ses ovocytes, au père qui a donné son spermatozoïde ? Aux dits « parents d’intention » ? Dans le cas de couples gays, la filiation s’établirait à l’égard de deux hommes, effaçant celle qui a porté un enfant neuf mois, « son » enfant, même s’il n’a pas été conçu avec ses gamètes. L’intervention de la sphère biomédicale dans le processus de fabrication de l’enfant montre bien qu’en matière de parenté, nous sommes entrés dans l’ère « d’après la nature » comme le remarquait Marilyn Strathern dès 1992 (6). C’est pourquoi les questions posées par les nouvelles technologies de la reproduction (NTR) méritent un débat approfondi. Certains anthropologues et

Une notion polysémique, la parentalité Le terme « parentalité » est apparu à la fin des années 1990 et s’est rapidement substitué à ceux de paternité et maternité. D’une part, il interroge la capacité des parents à exercer leur « métier », d’autre part, il concerne l’organisation de l’exercice du lien de filiation dans l’aprèsdivorce. Dans la première acception, derrière la parentalité, se cache une inquiétude publique : où est le bon parent, le parent compétent ? Les parents ne seraient aujourd’hui plus aptes à éduquer et socialiser leurs enfants, soit en raison de leur supposée « démission », soit en raison des conditions matérielles de leur

existence, soit enfin en raison des avatars que connaît le couple familial.

Droits et devoirs entre différents parents

Dans une seconde figure, c’est un concept utilisé par la loi pour tenter de préserver l’indissolubilité du lien de filiation. La société a pour mission, dit la loi, de maintenir à l’enfant son affiliation aux deux lignées. Ici le concept de « parentalité » devient celui de « coparentalité », plaçant sur le même pied le rôle paternel et maternel. Le concept de « parentalité » s’épanouit aussi dans une nouvelle figure sociologique, celle de la « pluriparentalité ». Soit il s’agit de parentés

sociologues, engagés dans des réseaux militants en faveur de la légalisation de la GPA en France, ont eu tendance capter ce débat public, justifiant le désir d’enfant à tout prix. Cependant, quoique peu nombreuses, ces naissances hors normes et, en ce qui concerne la France, hors la loi, alimentent les craintes diffuses d’une partie de la population, bien au-delà des cercles dits conservateurs. Car elles semblent porter atteinte au système de parenté sur lequel fonctionne notre société, encore dominant comme en atteste le faible usage de la loi Gouzes : la grande majorité des parents opte pour le patronyme paternel alors qu’ils ont désormais le choix du nom de leur enfant. Ainsi que le note Jean-Hugues Déchaux, « les innovations biotechnologiques les plus audacieuses ne pourront d’elles-mêmes transformer ce qui relève du système de croyances et de l’ensemble des

électives, comme l’adoption, ou de parentés issues de manipulations de l’ingénierie génétique, soit il s’agit des conséquences de la recomposition qui attribue à l’enfant plusieurs parents. Il existe aujourd’hui une longue liste des parentalités – mono, pluri, grand, beau, homo… Si la « parentalité » se place du côté de la compétence de la condition parentale, la pluriparentalité, elle, participe d’un débat normatif : quel est le destin social et juridique des parentés plurielles ? Comment répartir droits et devoirs entre ces différents parents ? À qui l’enfant doit-il être apparenté ? l m.s.

facteurs qui en déterminent l’évolution ». Particulièrement par temps de crise, de nombreuses familles demandent des repères normatifs, quand bien même l’État se refuse à juger le comportement des individus. l

(1) 2,01 par femme en 2014 contre 1,77 en 1990, son plus bas niveau depuis la guerre ! (2) Beate Collet et Emmanuelle Santelli, Couples d’ici, parents d’ailleurs. Parcours de descendants d’immigrés, Puf, 2012. (3) Irène Théry, Le Démariage. Justice et vie privée, 1993, rééd. Odile Jacob, 2001. (4) Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen, Grands-parents. La famille à travers les générations, 1998, rééd. Odile Jacob, 2014. (5) Martine Segalen, À qui appartiennent les enfants ?, Tallandier, 2010. (6) Marilyn Strathern, After Nature. English kinship in the late twentieth century, Cambridge University Press, 1992.

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droit

La nouvelle puissance du droit Témoin de nouveaux rapports de force, le droit est de plus en plus souvent sollicité pour régler les relations sociales et politiques.

D

œuvre par des mouvements sociaux. Ceux-ci tentent de promouvoir une cause en se servant de la justice, ceci éventuellement avec l’aide de professionnels du droit qui font office d’experts de ces usages sociaux ou politiques du droit (1). Pour s’en tenir à l’exemple de la France, ces usages de la justice connaissent de multiples expressions dans le cadre des destructions de cultures OGM, des mouvements des « sans » (sans-papiers, sanslogement, sans-travail), des actions de patients ou de leur famille contre des médecins ou des institutions concernées, de la lutte contre les discriminations, etc. À la poursuite d’objectifs totalement différents, certains opérateurs économiques élaborent également des stratégies : ils se mettent « en situation de faire (leur) marché entre les différents ordres juridiques nationaux  (2) », suivant les intérêts poursuivis.

Un nouveau régime de régulation des sociétés ? DR

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ans la période contemporaine, le droit est l’objet de t ra nsfor mat ions i mportantes. Rien ne l’illustre mieux que ce que l’on appelle le phénomène de « judiciarisation », c’est-à-dire ce qui serait un recours croissant à la justice. Ce phénomène est susceptible est de prendre deux formes : une judiciarisation des relations sociales et économiques, une judiciarisat ion du politique. Dans le premier cas, il s’agit de recourir à la justice utilisée notamment comme instrument dans les nouveaux répertoires d’une action collective mise en

w Jacques Commaille Professeur émérite de sociologie et membre de l’Institut des sciences sociales du politique (ENS-Cachan), il a publié L’Esprit sociologique des lois. Essai de sociologie politique du droit, Puf, 1994, Territoires de justice : une sociologie politique de la carte judiciaire, Puf, 2000, ou, avec Martine Kaluszynski, La Fonction politique de la justice, La Découverte, 2007.

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L’autre cas est celui de la judiciarisation du politique. La justice fait l’objet ici d’une sorte de mythification, dont on ne sait pas quelle est sa part de réalité et sa part de construction par les milieux juridiques et judiciaires eux-mêmes (3). On observe une intervention croissante de la justice dans le domaine des droits sociaux, du contrôle des résultats des élections, de la constitutionnalité des lois, de la gestion des situations nées de période d’exercice d’une dictature, des rapports entre communautés dif-

férentes au sein d’une même société (4), etc., c’est-à-dire d’interventions du judiciaire dans des domaines qui relevaient auparavant de la compétence du politique, conduisant parfois à parler d’un « gouvernement des juges ». Dans les représentations canoniques du droit, celui-ci est encore exclusivement considéré comme porteur de la métaraison de la société, d’une « raison » au fondement de la structuration du social et du politique. Cette représentation participe d’une régulation top-down, suivant un modèle pyramidal où le sommet (le pouvoir politique, l’État…) ordonne à la « base ». Face à cette représentation d’un régime de légalité marquée par l’idée de transcendance, s’affirme pourtant de plus en plus une autre, à l’opposé, ignorée le plus souvent par la pensée juridique bien qu’inscrite dans sa tradition : celle d’une légalité immergée dans la société, agie par elle. En fait, derrière ces nouveaux rapports à la justice, ce sont aussi de nouveaux rapports au droit qui se manifestent, dans le cadre d’un glissement du droit-référence au droit comme ressource. On peut alors parler d’un modèle de régulation juridique que j’ai appelé de « légalité duale (5) ». À cela s’ajoute une judiciarisation du politique, signifiant un changement dans l’exercice du pouvoir politique, dans celui de l’autorité. Dans sa réalité, ou dans les intentions qui la promeuvent, la justice est investie d’une fonction que le politique ne serait plus en mesure d’assumer ou dont on doute de plus en plus qu’il puisse l’assumer, ceci relié au bouleversement des territoires de sa juridiction marqué par la relativisation du territoire de l’État  (6) modifiant les conditions de fonctionnement du pouvoir.

une représentation mythifiée de la justice, contribue en même temps à renforcer l’idée de cet affaiblissement du politique.

Fred Marvaux/Rea

Le droit comme instrument de connaissance

Manifestation du mouvement Jeunesse ouvrière chrétienne le 1er mai 2014 à Nancy.

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Le droit opère comme révélateur Ces expressions diverses d’une judiciarisation ont donc bien une signification de nature plus générale que celle des simples transformations du droit et de ses mises en œuvre. En effet, ce qu’elles révèlent, c’est finalement un changement de régime de la régulation sociale et politique des sociétés contemporaines. Le droit devient un objet privilégié de connaissance du social et du politique dans la mesure où, ainsi que le considéraient les figures fondatrices des sciences sociales, il opère comme révélateur, particulièrement au cours des dernières décennies (ce que la sociologie et la science politique, notamment françaises, avaient un peu oublié). À l’unicité dans l’exercice du pouvoir, du gouvernement des hommes s’oppose une pluralité de logiques à l’œuvre dans le cadre d’une configuration où s’articulent les incitations du pouvoir politique et les stratégies de forces sociales, économiques, culturelles poursuivant leurs propres objectifs. La judiciarisation est ainsi en même temps une juridi-

cisation comme intensification des rapports sociaux et économiques régis par le droit dans un espace qui ne se réduit pas à celui de l’État. Mais elle est aussi une manifestation exemplaire d’une relativisation de l’exercice de l’autorité, du pouvoir des institutions, où les processus de décision deviennent moins la manifestation d’un volontarisme que la résultante de combinaisons entre les logiques à l’œuvre. Le développement du « contrat », celui d’une conception de la justice comme « arène » sont moins l’expression d’un renforcement des procédures démocratiques, même si dans certains cas ils peuvent y contribuer, que la manifestation d’un pouvoir dont la légitimité ne reposerait plus sur une légalité incontestée, marquée du sceau de l’unicité, et dont la France donnait une illustration particulièrement forte avec sa conception de l’État tout-puissant et d’une légalité s’illustrant par les codes, sortes de « Constitution sociale de la France » comme on a pu le dire pour le code civil. Dans ce contexte, paradoxalement, la judiciarisation du politique, si elle promeut à l’inverse

La réorientation du droit comme outil privilégié de connaissance des transformations des sociétés est aussi une réappropriation du droit par les sciences sociales. Elle permet d’abord un travail de montée en généralité, qui va de l’étude spécifique, circonscrite, de l’activité juridique vers celle de processus sociaux généraux à l’œuvre au sein de nos sociétés. Elle implique également que l’on s’interroge sur les grands paradigmes des sciences sociales auxquels on a recours pour observer et comprendre le sens des transformations de nos sociétés. C’est ainsi que le paradigme de la domination, qui a été si prépondérant en sciences sociales depuis les années 1970, mériterait pour le moins d’être repensé, notamment pour prendre ses distances avec l’unilatéralité de certaines des analyses qui en découlent. Sans nier la perpétuation de cette domination, peut-être convient-il de prendre plus en compte les formes complexes prises par son exercice et la capacité croissante qu’ont des forces sociales, économiques et culturelles à l’œuvre au sein des sociétés d’y contribuer selon des procédures nouvelles, dans lesquelles la justice et le droit occupent un rôle nouveau et important. l (1) Liora Israël, L’Arme du droit, Presses de Sciences po, 2009. (2) Benoît Frydman, « Comment penser le droit global ? », in Jean-Yves Chérot et Benoît Frydman (dir.), La Science du droit dans la globalisation, Bruylant, 2012. (3) Jacques Commaille et Laurence Dumoulin, « Heurs et malheurs de la légalité dans les sociétés contemporaines. Une sociologie politique de la “judiciarisation” », L’Année sociologique, vol. LIX, 2009/1. (4) Ibid. (5) Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Gallimard, coll. « Folio », 2015. (6) Ibid.

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ScienceS HumaineS 85

idées

Comment parler de la société ? première vue moins directement politiques, comme les transformations et les constantes de la vie sociale, n’échappent pas non plus à l’horizon politique des analyses des sociologues ni à la lecture qui sera faite de leurs résultats. Par exemple, une bonne partie de leur travail consiste à élaborer et analyser des données statistiques, lesquelles montrent que les inégalités se maintiennent, voire peuvent se creuser, dans les sociétés démocratiques. Et cela bien que le principe de l’égalité soit inscrit dans les textes constitutionnels, sur tous les bâtiments publics, et qu’il soit au cœur des aspirations et des valeurs de l’individu démocratique. Au-delà de la rigueur de leur élaboration, ces analyses ont une signification politique. Même si elles ne sont pas immédiatement partisanes, elles sont critiques, dans le double sens du mot : elles séparent le vrai du faux, et remettent en cause l’ordre existant.

Des notions saisies par l’histoire

Yann Revol

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E

ntre la tentation de la dénonciation, même noblement rebaptisée « pensée critique », et celle de l’essayisme, qui consiste à généraliser l’expérience personnelle de l’auteur, la voie des sciences humaines est étroite. Le problème n’est pas celui de l’objectivité. L’effort des chercheurs pour relativiser leur expérience sociale, critiquer leurs hypothèses et leurs résultats ne doit pas être ignoré. La voie qui leur est offerte est particulièrement étroite lorsqu’ils traitent des problèmes de la vie commune qui intéressent tous les citoyens et font le débat public. La citoyenneté, l’intégration, le multiculturalisme, la promesse républicaine, le projet démocratique : tous ces problèmes touchent au cœur de l’ordre démocratique. Les comprendre et les faire comprendre est une tâche qui échappe difficilement au débat politique. D’autres sujets, à

w Dominique Schnapper Sociologue et politologue, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Auteure, entre autres, de L’Esprit démocratique des lois, Gallimard, 2014.

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Rien ne manifeste mieux l’étroitesse du lien – nécessaire et jusqu’à un certain point souhaitable – entre les sciences humaines et le débat public que la difficulté à utiliser les mots qui désignent les interrogations communes aux acteurs de la scène publique et aux chercheurs en sciences humaines. L’intégration, par exemple, est le concept clé du Suicide d’Émile Durkheim publié en 1899, ouvrage unanimement considéré comme fondateur dans l’histoire de la sociologie française, son « totem », selon le terme de Jean-Claude Passe-

Baltel/Sipa

Assumer un rôle critique mais non partisan, telle est la mission du sociologue en ce début de 21e siècle.

ron. Or le terme a été mobilisé dans la vie publique. D’abord lors de la politique algérienne de la France à la fin de la guerre d’indépendance, lorsqu’une politique d’« intégration » fut en principe tardivement adoptée dans un pays où, pendant plus d’un siècle et demi, la politique était fondée sur les statuts différents des colons et des « indigènes ». Elle ne pouvait apparaître alors que comme une manœuvre adoptée en réponse à la nouvelle situation politique que créaient la pression nationaliste et l’efficacité du FLN. Depuis cette date, « l’intégration » est associée à ce qui est perçu comme « le problème des immigrés » et, en particulier, de ceux qui sont venus des anciennes colonies d’Afrique du Nord et de l’Afrique subsaharienne. Personne ne s’y est trompé lorsque Nicolas Sarkozy, nouvellement élu président de la République, a créé un ministère de l’Immigration et que, sous la pression de certains de ses partisans, il a ajouté et de l’Intégration. Il s’agissait de l’intégration non des diverses « sociétés », religieuses,

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Daniel Cohn-Bendit, l’historien Jean Tulard et le sociologue Philippe Corcuff le 13 avril 2011 dans l’émission animée par Frédéric Taddei (de dos) Ce soir, ou jamais.

familiales ou nationales, comme les qualifiait Durkheim dans Le Suicide, mais de l’intégration des immigrés à la société nationale implicitement considérée comme établie. Tout se passe comme s’il n’était plus possible d’éviter la connotation que la société a imposée à un terme aussi classique de la tradition sociologique, comme s’il avait été contaminé par la modestie sociale des personnes auxquelles on l’applique dans la vie publique. Depuis cette date, l’esprit du temps qui célèbre au nom du droit à l’authenticité toutes les identités particulières, a également contribué à charger le concept d’un sens péjoratif, il trahirait la volonté de supprimer les identités particulières au lieu de reconnaître leur valeur. Le concept d’intégration est devenu quasiment maudit, son utilisation manifesterait un conservatisme invétéré. De même, N. Sarkozy a réuni contre lui le monde de la recherche en sciences humaines en ouvrant un débat sur l’« identité française », alors que l’iden-

tité a toujours été l’un des grands thèmes communs aux réflexions des anthropologues, des sociologues et des psychologues, et qu’une bibliothèque ne suffirait pas à rassembler tous les ouvrages consacrés à l’identité de la France. L’utilisation partisane de ce thème par le président de la République, implicite mais évidente pour tous, a interdit qu’un débat rationnel puisse se dérouler sur ce sujet. D’ailleurs était-ce l’objet naturel d’un débat public ?

Comment se renouveler ? Les chercheurs ne sauraient pour autant renoncer à parler de ce qui était désigné comme l’intégration de la société ou à réf léchir à la construction des diverses identités, dont la moindre n’est pas l’identité nationale. Aucun concept n’est à l’abri des critiques puisqu’aucun d’entre eux n’est indépendant de l’utilisation qui en est faite dans les débats publics. L’une des solutions consiste à mobiliser de nouveaux concepts – ou de nouveaux mots ? –, ainsi le « vivre-

ensemble » ou « l’inclusion » ou la « cohésion sociale » ou « l’insertion » ou encore le « lien social », par lesquels on pose désormais les mêmes interrogations que Durkheim sur ce qui nous permet de « faire société », autre formule pour désigner ce qui était au cœur de la problématique de l’intégration. Que devient en effet une société lorsque ses membres ne sont plus reliés par les liens religieux – la religion « relie » – et le respect de la tradition sous ses diverses formes ? Comment peut-on constituer une société quand les individus, leurs intérêts et leurs aspirations, sont premiers ? Une solution consiste à garder les concepts hérités de la tradition sociologique, mais le chercheur doit alors se donner pour règle absolue de spécifier le sens qu’il donne aux mots de la langue courante, faute de quoi les arguments échangés sortiraient du débat rationnel et risqueraient de devenir de simples querelles de mots. Ce lien avec le politique explique le caractère partiellement non cumulatif de la recherche. On observe que nombre d’interrogations sur la société sont reprises à nouveaux frais, sans réellement tenir compte des résultats déjà acquis dans le passé et de leur dimension historique. Le renouvellement apparent vient trop souvent de l’invention de nouveaux termes ou du refus d’utiliser les concepts hérités de la tradition intellectuelle des sciences humaines. Sans doute les générations successives de chercheurs cherchentelles à faire du nouveau par rapport à leurs prédécesseurs et collègues en changeant de vocabulaire. Mais ce n’est pas la seule explication. Si l’on reformule les interrogations, c’est d’abord parce que la société et la politique ne cessent de se transformer. Le lien entre les sciences humaines et leur horizon politique impose aux chercheurs d’en tenir compte pour poursuivre leur projet de compréhension des relations socia les. Les sciences hu ma i nes, comme les sociétés humaines et comme les êtres humains eux-mêmes, sont historiques. l Janvier 2016 ScienceS HumaineS 87 N° 277

pensée

Les idées qui ont fait flop Avec le temps, les mots s’envolent et les idées aussi. Que ce soit par usure, perte de sens, déni de l’histoire ou sous l’effet de la marche des connaissances, ces vingt-cinq dernières années ont vu se périmer des vocables et des concepts qui ont pu être sur toutes les lèvres pendant un temps. On en attendait trop, sans doute. Nicolas JourNet

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Où est passée la société du savoir ? Forgée en 1969, dit-on, par le « pape du management » Peter Drucker, la notion de « société de la connaissance » a connu, dans les années  1990 son heure de souveraineté. Elle contenait de grandes promesses : l’ouverture à tous des canaux du savoir, le changement de nature du travail, la création de richesse par des moyens « cognitifs », le tout induisant une démocratisation des rapports sociaux et des modes de gouvernement. Pour autant, depuis les années 2000, l’expression sent un peu le placard. Pourquoi ? La prophétie s’estelle accomplie ? On aurait mauvaise grâce à nier que le numérique et l’open access ont transformé notre rapport au savoir. De ce point de vue, la société de la connaissance, c’est juste la nôtre : plus besoin de la nommer. Mais on ne peut pas dire que ces miracles techniques 88 ScienceS HumaineS Janvier 2016 N° 277

La bulle de la gouvernance Comment gouverner démocratiquement ? Au début des années 1990, un mot s’est répandu à la vitesse d’une publicité virale : c’était la « gouvernance », barbarisme sorti de nulle part, qui désignait un mode de décision nouveau fondé sur la concertation entre les acteurs publics, privés et associatifs. Il est devenu incantatoire dans la gestion des affaires environnementales, sociales et locales. Qu’en reste-t-il en 2015 ? Selon l’économiste Jacques Theys, le concept s’est heurté, dès les années 2000, à deux reproches : celui de ne désigner aucun processus de décision (déficit d’autorité) ou bien au contraire de ne recouvrir qu’une manipulation cachant un exercice classique de l’autorité. Il a laissé la place à des formules moins originales, telles que la « concertation » ou « l’éthique de gouvernement ».

Le progrès est mort, vive l’innovation !

La critique du progrès ne date pas d’hier. Encore prononçable dans les années 1960, le mot subit une sérieuse attaque dans la décennie suivante : Jacques Ellul, Hans Jonas et d’autres dénoncent un progrès qui se heurtera forcément aux limites des ressources de la planète. Depuis 1992, la menace environnementale globale a plombé son cercueil : l’horizon est désormais sombre. Exit le progrès. Mais les technologies, elles, continuent d’avancer à grands pas. On a donc trouvé des substituts au progrès : ce que l’on nomme « innovation » aujourd’hui n’est rien d’autre que la marche en avant des technosciences découpée en tranches. Comme le faisait remarquer le physicien Étienne Klein, il y a cependant une différence : l’innovation n’est pas censée amener un avenir radieux, mais seulement parer aux catastrophes annoncées. C’est nettement plus modeste.

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ont mis fin aux fléaux de l’époque : chômage, crises économiques, souffrance au travail, conflits violents et menace climatique persistante. Sous cet autre angle, la société de la connaissance n’a pas marqué de rupture. Bref, si l’« économie du savoir », adoubée par la déclaration de Lisbonne, le Pnud, l’Unesco, etc., a bien survécu, ses effets sociétaux, eux, se font attendre. À moins que, comme le suggère le sociologue Roger Sue, la notion ait été « trompeuse » dès le départ.

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Issue des travaux des économistes néoclassiques (Léon Walras, Carl Menger), la théorie de l’acteur rationnel a connu une phase de développement continu entre les années 1950 et 1980, au point de dominer des contingents entiers d’économistes et de sociologues aux ÉtatsUnis (École du choix public, école de Chicago). Non sans rencontrer quelques écueils, élégamment surmontés par Herbert Simon (« rationalité limitée ») ou, en France, Raymond Boudon (théorie des « bonnes raisons »). La décennie 1990 a été plus cruelle pour l’Homo economicus : les neurosciences (Antonio Damasio) et la psychologie (Amos Tversky, Daniel Kahneman) s’unissent pour épingler les innombrables biais cognitifs et les facteurs émotionnels qui affectent la décision humaine. Au point de lui être indispensables. Le prix Nobel décerné à D. Kahneman et Vernon Smith en 2002 vient à point couronner le succès d’un modèle plutôt irrationnel d’acteur, mais prévisible par l’expérience plutôt que par la théorie. La discussion continue, mais l’acteur rationnel est en nette difficulté sur tous les fronts.

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Homo economicus battu aux points, mais pas KO

Le pouvoir du gène malmené Geschwind et Albert Galaburda, qui publièrent en 1987 une hy pothèse séduisante opposant le cerveau gauche « rationnel » au cerveau droit « intuitif » : selon que vous vous servez plus de l’un que de l’autre, vous serez donc comme ceci ou comme cela. En dépit du scepticisme de nombreux spécialistes, cette phrénologie moderne a connu, en raison de son dualisme simple, un grand succès médiatique, et reçu quelques appuis scientifiques (en France, Lucien Israël, Béatrice Millêtre). Hélas, le flop devait arriver : une étude publiée en 2013 montrait – imagerie cérébrale à l’appui – que tout le monde utilise ses deux hémisphères à peu près de la même façon.

La grammaire Cerveau gauche, universelle introuvable cerveau droit, Grande affaire de la recherche du un mythe neuronal linguiste Noam Chomsky, la GU désigne La localisation asymétrique de certaines fonctions cérébrales est une réalité connue depuis le 19e siècle. Mais l’idée d’attribuer à la dominance d’un hémisphère du cerveau la raison de dispositions intellectuelles ou caractérielles différentes est bien plus récente : on l’attribue à deux neurologues, Norman

ses reformulations par N. Chomsky, elle a vu son contenu fondre comme neige au soleil, pour ne plus consister qu’en une seule règle : la récursivité, c’est-à-dire la capacité universelle des langues à former des phrases nouvelles par ajout illimité d’éléments. Cette réduction drastique a fini par déstabiliser l’idée de GU, même si par ailleurs les recherches des linguistes chomskiens sont loin d’avoir pris fin.

les structures syntactiques profondes qui seraient communes à toutes les langues humaines, du fait, selon N. Chomsky, de leur caractère inné. Formulée en 1957, cette hypothèse a fourni son programme à l ’e n s e m b l e d e s t r a v a u x d e s générativistes. Mais l’établissement d’une description riche de la GU s’est révélé plus difficile que prévu. Au fil de

Depuis la découverte de l’ADN par Francis Crick et James Watson (1953), qu’on le veuille ou non, la science génétique poursuivait un même objectif : celle de la connaissance du génome comme déterminant absolu des caractères innés du vivant. Ses promesses étaient sans limites, faisant du 20e siècle le « siècle du gène ». Mais, avertissait Evelyn Fox Keller, pas forcément le 21e… Depuis la fin des années 1990, plusieurs recherches ont mis à mal le dogme du « gène souverain ». La biologie appelée autrefois « du développement » fait apparaître des failles dans les mécanismes de l’hérédité : certains traits, acquis au cours de la vie, pourraient être transmis génétiquement. Cette nouvelle a couru comme un feu de paille : la science « épigénétique » remet en selle les défenseurs de la culture et de l’environnement. Mais n’allons pas trop vite, car, pour l’instant, on n’a observé que des souris, quelques cas humains de « stress héréditaire », et esquissé les mécanismes biologiques responsables d’affecter le génome.

Une « fin de l’histoire » qui ne vient pas

La parution, en 1992, de l’essai de Francis Fukuyama (La Fin de l’histoire et le dernier homme) a ouvert une discussion qui Janvier 2016 N° 277

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ne s’éteindra que des années plus tard. Le politologue américain, prenant acte de la chute des dictatures et de la fin de la guerre froide, affirmait que la démocratie et le libéralisme constituaient les derniers horizons possibles pour le monde. Ce qui l’autorisait à pronostiquer la « fin de l’histoire ». Bien que plus souvent critiquée qu’approuvée, la formule fera mouche. Hélas, de nouveaux conflits (Golfe, Yougoslavie), la montée de l’islamisme, les attentats du 11 septembre, les succès de l’économie dirigée chinoise, la guerre d’Irak et finalement les révolutions arabes lui ont apporté un démenti sanglant. Rares sont les commentateurs qui lui accordent encore une minute d’antenne. Quitte à la réfuter, ils lui préfèrent de loin la thèse adverse prophétisée en 1993 par Samuel Huntington : celle du « choc des civilisations ».

Intéressante notion que celle de « fracture numérique » : calquée sur le modèle de la « fracture sociale » (1995), elle attribue aux nouvelles technologies (ordinateurs, téléphones mobiles) le pouvoir d’aggraver le sort de ceux qui en sont privés, et de créer une inégalité supplémentaire. Le concept est mobile : il habite aussi bien entre catégories de revenus, entre groupes sociaux, entre pays, entre continents, ou encore entre classes d’âge. Il a fait consensus : jusque chez les chercheurs et les industriels, on attendait des pauvres et

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Une fracture numérique résorbée

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pensée

des personnes âgées qu’ils s’équipent pour que cette « fracture » se résorbe. Et c’est bien ce qui se passe, et plus vite que prévu : en 2005, rapportait une étude du Credoc, un peu plus d’un tiers des foyers français avait accès à Internet. En 2008, le même organisme notait que 89 % des adolescents avaient un accès à Internet. Et depuis ? On parle de moins en moins du « fossé numérique », sauf pour le continent africain et d’autres régions manifestement peu équipées. Sur le fond, certains obser vateurs doutent du pouvoir émancipateur d’un abonnement à un opérateur. C’est ce que fait Éric Guichard en 2009, dans « Le mythe de la fracture numérique ».

Le multiculturalisme baisse les bras Souvenons-nous : la décennie 1990 a été celle du « multiculturalisme ». Ce projet philosophique rompait avec le dogme de la « monoculture nationale », et promouvait une juste reconnaissance des cultures minoritaires à l’intérieur des États-nations, qu’elles soient autochtones ou issues d’une immigration récente. Méthodiquement appliqué au Canada, le multiculturalisme a influencé les politiques de certains pays européens (Pays-Bas, Angleterre). La fin des années  2000 lui a été, en revanche, assez fatale dans la bouche de certains dirigeants politiques : Angela Merkel (2010), David Cameron et Nicolas Sarkozy (2011) ont « officiellement » déclaré l’échec des politiques multiculturelles d’État, impuissantes à assurer l’intégration des étrangers. Ces déclara-

tions émanant en partie de chefs d’États n’ayant jamais adopté le multiculturalisme sont, en tout cas, le symptôme d’une époque marquée par la montée d’une opinion xénophobe, par les séquelles des attentats islamistes, par le réveil des identités religieuses et l’inquiétude face aux mouvements migratoires. Du côté des intellectuels, pris à revers par l’histoire, on n’évoque plus le multiculturalisme comme une réponse toute faite, mais comme une question.

Et puis aussi…

Sur la corde raide : les neurones miroirs (qui peinent à dépasser le stade de l’empathie), les studies (soupçonnées de ne rien dire et de tout déconstruire), la fin du travail (qu’en pensent les Chinois ?), la modularité de l’esprit (désavouée par son inventeur, Jerry Fodor, en 2000), la démocratie directe (incompatible avec la division du travail), le communautarisme (incompatible avec les droits de l’homme), l’humanisme (assiégé à la fois par l’antispécisme et le naturalisme), la tragédie des communs (pas pire que les dégâts de la finance néolibérale), le cerveau ancestral (n’a convaincu que ceux qui le veulent bien), le libertarisme (« Que signifierait l’individualisme sans la Sécurité sociale ? », a dit Marcel Gauchet), la médiologie (une nouvelle discipline qui n’a pas converti l’université), la culture d’entreprise (qui n’a pas fait les recettes escomptées), l’intelligence émotionnelle (impossible à mesurer)… l La liste reste ouverte, libre à vous de la compléter sur notre site www.scienceshumaines.com ou par courriel : [email protected].

pensée

Ce qu’il reste à penser Demain, quels seront les grands chantiers pour la recherche, les nouvelles questions à formuler, les concepts à inventer ? Huit chercheurs apportent leur réponse.

« Écrire l’histoire du monde global » France Culture

E François Hartog

ou comme une approche englobante ? L’histoire qui convient à un monde globalisé et qui, d’une certaine manière, l’a toujours été plus ou moins. Après les histoires nationales, coloniales, impériales, postcoloniales, connectées, l’histoire s’écrira-t-elle d’un point de vue global ? Comme les histoires du 19e siècle (et au-delà) se sont écrites d’un point de vue national. Le monde numérique qui est désormais le nôtre a déjà et aura des incidences considérables sur le métier d’historien. L’automatisation et la massification de la collecte des données vont transformer ce que l’on entend par archives, sources, corpus. C’est l’un des enjeux de ce que l’on nomme de manière parfois vague les humanités numériques. Aux historiens d’aujourd’hui et de demain d’être présents sur ce terrain en mouvement. l

« Dialoguer avec les sciences de la nature »

J

e ne dissocierai pas la sociologie du mouvement général des sciences sociales, puisque les sciences sociales seront de plus en plus pluridisciplinaires et amenées à dialoguer, non seulement entre elles, mais également avec les sciences de la nature. Elles sont prises dans une mutation considérable et leurs paradigmes vont se transformer. Les objets vont changer, tout comme les méthodes ; Internet a déjà commencé à les impacter et à changer la donne. Ce qui résistera le plus à ces transformations et qui donc les retarde, c’est le fonctionnement des institutions universitaires, et les fonds de recherche, qui aiment bien les disciplines, préfèrent fonctionner à l’échelle nationale et sont mal à l’aise dès qu’il faut se penser pluridisciplinaire et global. Les sciences

sociales sont également amenées à jouer un rôle renouvelé dans la vie de la cité car les modèles anciens sont obsolètes. Elles vont jouer un rôle important dans le débat public parce qu’elles lui apportent ce dont les intellectuels publics manquent, à savoir un mélange d’analyses, d’élaborations, de théories, d’idées et de démonstrations empiriques s’appuyant sur des faits. Nous devrons intégrer à ces questions le point de vue de l’intérêt du citoyen. Quant à la sociologie, elle est la mieux armée pour apporter, sur un problème précis, un outillage qui conjugue l’élaboration théorique et la connaissance empirique du terrain. Elle sera peut-être un petit peu décalée par rapport à d’autres disciplines, mais dans certains cas, elle est la première à le voir lorsqu’un problème surgit. l

Ouest France

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Historien, directeur d’études à l’EHESS, il est l’un des membres fondateurs de l’Association des historiens. Il a publié, entre autres, Croire en l’histoire, Flammarion, 2013.

n histoire, tout reste à penser ou presque. Non qu’il faille abandonner ou récuser ce qui a été fait jusqu’ici mais nous savons bien que, au fil des conjonctures, les questions que nous nous posons et que nous posons au passé changent. Les dossiers se rouvrent, de nouvelles sources sont découvertes et de nouvelles réponses formulées. Un exemple de saison : les interrogations sur le changement climatique amènent à reprendre l’histoire des révolutions industrielles et de la marche du progrès. Quel va être l’avenir de cette nouvelle histoire qui s’est vite nommée Anthropocène ? L’histoire globale est un autre chantier, bien établi et reconnu désormais. Convient-il de la considérer comme une nouvelle spécialité à l’intérieur de la discipline, une échelle à côté d’autres (locale, nationale, régionale),

Michel Wieviorka Sociologue, il a récemment publié L’Impératif numérique ou la nouvelle ère des sciences humaines et sociales, CNRS, 2013, ou Retour au sens. Pour en finir avec le déclinisme, Robert Laffont, 2015.

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pensée « Penser ce qui nous lie ensemble »

Sandra Laugier

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Sandra Laugier Philosophe, professeure à l’université Paris‑I et directrice du Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne, elle a récemment publié, avec Albert Ogien, Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, La Découverte, 2014.

ongtemps, la psychologie sociale a été considérée comme une discipline un peu dépassée. Elle connaît aujourd’hui un renouveau, notamment du côté des philosophes, en ce qu’elle permet d’explorer les ressorts de l’action – individuelle et collective. On le constate notamment avec les questions que l’on se pose sur les trajectoires des terroristes ou à propos des comportements par rapport au changement climatique : comment peut-on engager un agir collectif sans tomber dans la tentation autoritaire de manipulation des comportements ? Les modèles philosophiques abstraits, tout comme les sciences cognitives, qui ont donné peu de résultats, gagneraient ici à intégrer des approches sociales du comportement. Le phénomène de globalisation amène aussi à repenser la philosophie et l’éthique. On ne peut plus du tout penser les questions de justice ou d’égalité à la seule échelle locale. Il en va de même en ce qui concerne les éthiques du care. Penser le souci des proches ne suffit plus ; il faut aussi interroger notre relation avec des inconnus, des personnes d’autres régions

du monde, dont parfois nous dépendons (pour nos ressources, nos objets…). Quelle responsabilité morale avons-nous à leur égard ? Qu’est-ce qui nous lie à eux ? Plus largement, la philosophie morale, après la sociologie, découvre aussi en ce moment ces relations que l’on peut appeler les « liens faibles » par rapport aux liens forts : liens aux gens éloignés dans le temps ou l’espace, aux figures médiatiques, aux objets, aux personnages, aux musiques… Avec le numérique, ces liens faibles prennent beaucoup d’importance, de force, et ne peuvent plus être analysés avec nos modèles classiques de la relation, fondés sur la famille ou l’entourage amical. Ces liens sont pourtant au cœur de nos formes contemporaines d’attachement et d’attention. La question du genre, beaucoup explorée au 20e siècle, devenant centrale, doit maintenant se développer dans de nouveaux domaines au-delà des sciences sociales et il faut prendre en compte la « variable » genre pour les questions de santé, d’environnement, de technologie, etc. l

L

a préhistoire, c’est comme une carte qui aurait plein de trous : beaucoup de zones restent à explorer, parfois pour des raisons politiques ou par manque d’archéologues. Certaines périodes sont mal documentées, notamment les plus anciennes, celle des premiers hominidés. Nos connaissances se limitent à des petits points disséminés dans le temps et une seule découverte peut bouleverser toutes nos connaissances. Par exemple, pendant longtemps, les outils les plus anciens étaient datés entre 2,3 et 2,6 millions d’années. Récemment, on a découvert des outils de 3,3 millions d’années. Est-ce que des gens ont taillé de la pierre ponctuellement à cette époque ? Est-ce que c’est resté sans suite ? Ou bien y a-t-il des choses que l’on ne connaît pas encore entre les deux périodes ? Il reste des lacunes chronologiques à combler,

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mais également thématiques. La question de la rencontre entre Néandertal et Homo sapiens est beaucoup discutée, tout comme celle de l’extinction des néandertaliens ou la date d’arrivée des hommes sur le continent américain. Mais l’interprétation évolue selon les époques : au 19e siècle, l’homme de Néandertal était considéré de manière négative, il a été réhabilité depuis à tel point qu’il est aujourd’hui politiquement incorrect de dire du mal des néandertaliens. L’aspect épistémologique amène aussi à s’interroger sur la distance entre le vestige et ce que l’on en tire. Souvent, on a une idée préconçue et on va interpréter selon ce que l’on veut démontrer, travers qui n’est pas propre à la préhistoire. Il me paraît important d’ouvrir un chantier sur ce qu’est la préhistoire, comment on la fait et comment l’on va du vestige à l’interprétation. l

DR

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« Rouvrir le chantier de la préhistoire »

Sophie A. de Beaune Préhistorienne, professeure à l’université Lyon‑III et chercheuse au sein de l’UMR Archéologies et sciences de l’Antiquité (université Paris‑X), elle a récemment publié L’Homme et l’Outil. L’invention technique dans la préhistoire, CNRS, 2015.

« Créer un nouveau paysage conceptuel »

Green European Journal

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Saskia Sassen

Qu’est-ce qui importe le plus aujourd’hui : l’approche géopolitique traditionnelle (qui oppose le modèle capitaliste et le modèle communiste) ou bien le fait qu’ils participent l’un comme l’autre à une gravissime destruction de l’environnement ? Notre mode de pensée a tendance à mettre au premier plan le système de relations interétatiques, qui ne rend pourtant plus bien compte d’une série de métamorphoses géopolitiques actuelles. Enfin, il nous faut considérer que la carte géopolitique standard n’est qu’une représentation parmi d’autres du monde et des relations entre les États. On voit apparaître de nouveaux types de géographies stratégiques qui ignorent les vieilles divisions – Est-Ouest ou Nord-Sud – mais qui englobent une partie seulement du territoire de tel ou tel pays. La division traditionnelle du monde en Étatsnations souverains ne convient plus lorsque l’on cherche à appréhender les nouvelles souverainetés (la géographie de la haute finance ou des grandes entreprises d’économie d’extraction de mines, plantations) et leurs enjeux, ni ces nouvelles zones territoriales qui sont à la fois mondialisées et circonscrites. l

« Décrypter le code neural »

L

a neuroimagerie permet aujourd’hui de voir fonctionner le cerveau. Mais voir n’est pas comprendre. C’est un peu comme si nous avions une idée des constituants d’un ordinateur et de son câblage, mais pas de son fonctionnement. Ce que nous savons est que notre cerveau est organisé en blocs, réseaux de régions, qui correspondent à des fonctions différentes et comment ces régions sont reliées entre elles. Ce premier niveau n’a une échelle que de quelques millimètres, mais il permet déjà de saisir ce que l’on peut faire avec ces réseaux et leur câblage, comment ils se dérèglent, et voir comment on pourrait sous certaines conditions les réparer. Mais nous sommes encore loin du compte : un autre niveau de difficulté consiste à voir comment notre cerveau apprend, comprend, s’adapte, etc. et donc se câble. Nous avons quelques pièces du puzzle, mais encore aucune idée de l’ensemble. Nous

ignorons, par exemple, pourquoi tels neurones migrent dans telle ou telle région du cerveau, ont telle forme et ou telle densité ; pourquoi et comment ils se « spécialisent » et sont responsables des fonctions dont notre cerveau est capable. Une grande question actuelle est de découvrir si un « code neural » existe, régissant le fonctionnement général de nos neurones, tout comme le code génétique éclaire le fonctionnement de nos cellules. Cette idée est débattue et controversée, mais à titre personnel, je la pense très stimulante. Nous travaillons actuellement à la création d’une échelle d’observation intermédiaire, vers le dixième de millimètre qui devra permettre d’observer l’organisation dans l’espace des neurones entre eux pour chaque région fonctionnelle cérébrale. Tout l’enjeu, qui devrait avoir des conséquences thérapeutiques et éthiques considérables, est de penser la « société des neurones ». l

France Inter

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Sociologue et économiste, professeure à l’université Columbia et à la London School of Economics, spécialiste de la mondialisation et de la sociologie des très grandes villes du monde, elle est l’auteure, entre autres, La Globalisation. Une sociologie, Gallimard, 2009.

e monde prend aujourd’hui une direction qu’il me semble impossible d’appréhender avec nos catégories de pensée actuelle. L’urgence est donc avant tout de revoir les catégories au moyen desquelles nous pensons. Je pense qu’il faut travailler dans trois directions. La première consiste à interroger le noyau dur de nos paradigmes et les grilles d’interprétation qu’ils induisent. Cela ne revient pas à y renoncer complètement, mais il faut systématiquement se demander lorsqu’on parle, par exemple, d’« économie » ou d’« État », de « classes moyennes » : qu’est-ce que ces catégories m’empêchent de penser ? Qu’est-ce qu’elles occultent ? C’est la première condition pour accéder à la compréhension de certains phénomènes nouveaux, car ces catégories ont aujourd’hui des contenus instables. Il faut également « déthéoriser », retourner au ras du sol, sans quoi nous ne pourrons créer un nouveau paysage conceptuel. Je développe un exemple dans Expulsions (Gallimard, à paraître en janvier 2016) : les mines d’or du Montana et le complexe d’exploitation du nickel de Norilsk au nord de la Russie.

Denis Le Bihan Neurochirurgien et physicien, membre de l’Académie des sciences, directeur de Neurospin, il a publié, entre autres, Le Cerveau de cristal. Ce que nous révèle la neuroimagerie, Odile Jacob, 2012.

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pensée « Comprendre le moment politique présent »

Jérôme Panconi

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Pierre Rosanvallon Historien et sociologue, titulaire de la chaire d’histoire moderne et contemporaine au collège de France, directeur d’études à l’EHESS, il a récemment fait paraître Le Bon Gouvernement, Seuil, 2015.

ans la compréhension du politique, trois grands types de questions émergent, dont les réponses seront décisives pour notre avenir. Premier champ de questions, celui de la tension entre le côté universel de la démocratie et son côté identitaire. Dans l’histoire, la démocratie a d’abord été rapportée à une dimension d’identité, au sein d’un monde fermé : ce fut le cas dans le monde grec ou dans les expériences ultérieures locales, comme en Suisse. Au contraire, dans les révolutions américaines et françaises, qui se sont imposées comme modèles dans le monde contemporain, l’idée démocratique a une visée universaliste, englobante. Or, il me semble que le monde rebascule aujourd’hui du côté identitaire, ce qui se traduit notamment par la multiplication des tentatives de sécession ainsi que par l’érection de la valeur d’homogénéité dans les démocraties. À quoi correspond ce mouvement ? Est-il réversible ?

Une deuxième question, tout aussi centrale, est celle de la compréhension du moment politique et intellectuel dans lequel nous nous trouvons. Cette question est souvent appréhendée de façon partielle à partir de transformations dans le monde des idées. Les qualificatifs extrêmement vagues de « moment néolibéral » ou « néoréactionnaire » masquent les questions à résoudre plus qu’il les identifie. Nous n’avons pas encore suffisamment analysé le moment de la modernité dans lequel nous nous trouvons. Enfin, nous entrons dans une seconde révolution démocratique : le problème n’est plus celui de la représentation du peuple, comme auparavant, mais celui des pratiques gouvernementales. Plusieurs questions semblent primordiales : celle des formes du gouvernement, ou de constitutionnalisation de l’exception (l’état d’urgence, notamment), ou celle, plus générale, de détermination des règles de fonctionnement proprement démocratiques. l

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« Mettre l’économie au service du progrès social »

Marc Fleurbaey Économiste, professeur à l’université de Princeton, il occupe la chaire « Économie du bien‑être » au Collège d’études mondiales. Il a fait paraître Capitalisme ou démocratie ? L’alternative du 21e siècle, Grasset, 2006.

ous avons aujourd’hui besoin de réfléchir à un projet de société dans un contexte globalisé. Au siècle dernier, il y avait des projets de long terme, de sociétés parfaites ; ces projets ont échoué. Nous entrons dans une phase où il faut reconstruire une vision, puisque la gestion de court terme ne suffit pas. Nous sommes en train de travailler dans ce sens avec un groupe de 300 chercheurs de plus de 40 pays réunis dans le Panel international sur le progrès social (International Panel on Social Progress). L’économie peut nous aider à construire des indicateurs de progrès social : ces derniers permettront d’orienter différemment l’action publique. Elle aide également en éclairant les contraintes de transformations des institutions. Pendant longtemps, l’économie a adopté un modèle d’agent rationnel qui était commode en première approximation, mais

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qui n’était pas réaliste. Ce modèle s’enrichit en prenant en compte des phénomènes qui sont de l’ordre de la rationalité limitée et qui permettent de mieux expliquer les comportements réels. Un autre axe de réflexion se situe au carrefour de la philosophie et de l’économie : c’est la question de la répartition du pouvoir, qui est au moins aussi importante que celle de la répartition des richesses. Or, dans le contexte actuel de globalisation, le pouvoir, notamment dans la sphère économique, se délocalise et se retrouve accaparé par des élites qui ne sont plus soumises à aucun contrôle démocratique. L’un des défis à venir est d’inventer de nouvelles formes de démocratie dans un contexte globalisé. l

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❑ Les défis des sciences humaines ❑ Tiers-monde : la fin des mythes ❑ Où va le commerce mondial ? ❑ L’esprit redécouvert ❑ Nouveaux regards sur la science ❑ Comment nous voyons le monde ❑ Les sciences humaines sont-elles des sciences ? ❑ La lecture ❑ Du signe au sens ❑ Médiations et négociations ❑ Nouveaux modèles féminins ❑ La liberté ❑ L’émergence de la pensée ❑ Anatomie de la vie quotidienne ❑ Violence : état des lieux ❑ L’imaginaire contemporain ❑ L’individu en quête de soi ❑ Les ressorts de la motivation ❑ Échange et lien social ❑ La vie des groupes ❑ Aux frontières de la conscience ❑ Le destin des immigrés ❑ Rêves, fantasmes, hallucinations ❑ Apprendre ❑ Normes, interdits, déviances ❑ Les sciences humaines ❑ La parenté en question ❑ Les récits de vie ❑ L’altruisme ❑ Un monde de réseaux ❑ Les sagesses actuelles ❑ Souvenirs et mémoire ❑ Homme/animal : des frontières incertaines ❑ Les logiques de l’écriture ❑ Cultures ❑ L’école en mutation ❑ Les hommes en question ❑ Freud et la psychanalyse aujourd’hui ❑ Travail, mode d’emploi ❑ Les nouvelles frontières du droit ❑ L’intelligence : une ou multiple ? ❑ Autorité : de la hiérarchie à la négociation ❑ La pensée orientale ❑ La nature humaine ❑ L’enfant ❑ Quels savoirs enseigner ? ❑ Le changement personnel ❑ Criminalité ❑ Société du risque ❑ Organisations ❑ Les premiers hommes ❑ Le monde des jeunes ❑ Les représentations mentales ❑ La fabrique de l’information ❑ La sexualité aujourd’hui ❑ Le souci du corps ❑ Les métamorphoses de l’état ❑ La littérature, une science humaine ? ❑ Manger, une pratique culturelle ❑ Les nouveaux visages des inégalités ❑ Les savoirs invisibles ❑ Les troubles du moi ❑ Les mondes professionnels ❑ Les nouvelles frontières de la vie privée ❑ La force des passions ❑ L’éducation, un objet de recherches

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❑ Cultures et civilisations ❑ Les mouvements sociaux ❑ Voyages, migration, mobilité ❑ Hommes, femmes. Quelles différences ? ❑ Où en est la psychiatrie ? ❑ Contes et récits ❑ Les nouveaux visages de la croyance ❑ Amitié, affinité, empathie… ❑ Aux origines des civilisations ❑ À quoi sert le jeu ? ❑ L’école en débat ❑ Où en est la psychanalyse ? ❑ Où va la famille ? ❑ Qui sont les travailleurs du savoir ? ❑ Les nouvelles formes de la domination au travail ❑ Pourquoi parle-t-on ? L’oralité redécouverte ❑ Dieu ressuscité ❑ Enquêtes sur la lecture ❑ La sexualité est-elle libérée ? ❑ Où est passée la société ? ❑ De Darwin à l’inconscient cognitif ❑ La pensée éclatée ❑ L’intelligence collective ❑ Qui a peur de la culture de masse ? ❑ La lutte pour la reconnaissance ❑ Art rupestre ❑ Qu’est-ce que l’amour ? ❑ Agir par soi-même ❑ Comment devient-on délinquant ? ❑ Le souci des autres ❑ La guerre des idées ❑ Travail. Je t’aime, je te hais ! ❑ 10 questions sur la mondialisation ❑ Le nouveau pouvoir des institutions ❑ Conflits ordinaires ❑ Imitation ❑ Les lois du bonheur ❑ Des Mings aux Aztèques ❑ Que vaut l’école en France ? ❑ D’où vient la morale ? ❑ Faut-il réinventer le couple ? ❑ Géographie des idées. ❑ Au-delà du QI ❑ Inégalités : le retour des riches ❑ Enseigner : L’invention au quotidien ❑ Les animaux et nous. ❑ Le corps sous contrôle ❑ Nos péchés capitaux ❑ Les rouages de la manipulation ❑ Les neurones expliquent-ils tout ? ❑ Psychologie de la crise . ❑ Pensées pour demain ❑ Les troubles de la mémoire ❑ Pauvreté. Comment faire face ? ❑ École. Guide de survie. ❑ Démocratie. Crise ou renouveau ? ❑ Changer sa vie ❑ Repenser le développement ❑ La nouvelle science des rêves ❑ L’enfant violent. De quoi parle-t-on vraiment ? ❑ L’art de convaincre. ❑ Le travail en quête de sens. ❑ Le clash des idées : 1989 à 2009 ❑ De l’enfant sauvage à l’autisme. ❑ L’énigme de la soumission ❑ L’ère du post-féminisme

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L’analogie moteur de la pensée Les épreuves de la vie Les secrets de la séduction La littérature : fenêtre sur le monde. À quoi pensent les enfants ? L’autonomie, nouvelle utopie ? Imaginer, créer, innover… 20 ans d’idées, le basculement Le retour de la solidarité La course à la distinction Sommes-nous rationnels ? Le monde des ados Conflits au travail L’état, une entreprise comme une autre ? Nos vies numériques Pourquoi apprendre ? Tous accros ? Comment être parent aujourd’hui ? Et si on repensait TOUT ? Inventer sa vie Les identités sexuelles Dans la tête de l’électeur. Qui sont les Français ? Comment naissent les idées nouvelles ? Peut-on ralentir le temps ? L’imaginaire du voyage L’intelligence peut-on augmenter nos capacités ? Le travail. Du bonheur à l’enfer L’autorité. Les nouvelles règles du jeu 2012-2013. Les idées en mouvement Vivre en temps de crise Le langage en 12 questions Violence Les paradoxes d’un monde pacifié Comment pensons-nous ? La fin de l’homme ? Quand les migrants changent le monde Faut-il se fier à ses intuitions ? L’ère culinaire 15 questions sur l’alimentation Générations numériques des enfants mutants ? Écrire Du roman au SMS Reprendre sa vie en main La bibliothèque des idées d’aujourd’hui L’Individu Secrets de fabrication Apprendre par soi même Le climat fait-il l’histoire ? Psychologie de l’enfant État des lieux Peut-on vivre sans croyances ? Devenir garçon, devenir fille 15 questions sur nos origines Éduquer au 21e siècle Les clés de la mémoire L’art de négocier Les grandes questions de notre temps Inégalités La motivation Vieillir, pour ou contre ? La philosophie aujourd’hui La confiance Un lien fondamental Le sport, une philosophie ? Les pouvoirs de l’imaginaire L’enfant et le langage Liberté Jusqu’où sommes-nous libres ? Aimer au 21e siècle Comment faire couple aujourd’hui ? 25 ans Numéro anniversaire

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L’origine des cultures La moralisation du monde Les nouvelles psychologies France 2006 L’origine des religions Peut-on changer la société ? Psychologie L’enfant du 21e siècle L’origine des sociétés Les grandes questions de la philosophie Entre image et écriture Malaise au travail Paroles d’historiens Idéologies

15 ❑ Les psychothérapies 16 ❑ Les ressorts invisibles de l’économie 17 ❑ Villes mondiales 18 ❑ France 2010 19 ❑ Les pensées vertes 20 ❑ Les troubles mentaux 21 ❑ Freud, droit d’inventaire 22 ❑ Consommer 23 ❑ Apprendre à vivre 24 ❑ L’histoire des autres mondes 25 ❑ Affaires criminelles 26 ❑ Guide des cultures pop 27 ❑ Transmettre 28 ❑ L’histoire des troubles mentaux

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Un siècle de philosophie Les penseurs de la société Histoire des psychothérapies L’amour un besoin vital Vers un nouveau monde L’art de penser Le bonheur

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Changer le travail Les grands mythes Innovation et créativité Élever ses enfants Villes durables De la formation au projet de vie

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n La guerre des origines à nos jours n La nouvelle histoire des empires n La nouvelle histoire du monde n La grande histoire de l’Islam

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❑ Comprendre le monde ❑ Femmes, combats et débats ❑ L’école en questions ❑ La grande histoire de la psychologie ❑ Comprendre Claude Lévi-Strauss ❑ Les grands philosophes ❑ Le sexe dans tous ses états ❑ La grande histoire du capitalisme ❑ Une autre histoire des religions

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13 ❑ À quoi pensent les philosophes ? 14 ❑ À la découverte du cerveau 15 ❑ L’œuvre de Pierre Bourdieu 16 ❑ La philosophie en quatre questions 17 ❑ De la pensée en Amérique 18 ❑ Edgar Morin 19 ❑ Michel Foucault 20 ❑ Les grands penseurs des sciences humaines

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HORS-SÉRIE ( hors abonnement )

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1 ❑ Les nouveaux nouveaux mondes 3 ❑ Le marché, loi du monde moderne? 6 ❑ La société française en mouvement 8 ❑ Régions et mondialisation 10 ❑ Qui sont les Français ? 11 ❑ Les métamorphoses du pouvoir 14 ❑ Vers la convergences des sociétés ? 17 ❑ La mondialisation en débat 18 ❑ L’histoire aujourd’hui 19 ❑ La psychologie aujourd’hui 21 ❑ La vie des idées 22 ❑ L’économie repensée 23 ❑ Anthropologie 24 ❑ La dynamique des savoirs 25 ❑ À quoi servent les sciences humaines ? 26 ❑ La France en mutation 28 ❑ Le changement 29 ❑ Les nouveaux visages du capitalisme

31 ❑ Histoire et philosophie des sciences 32 ❑ La société du savoir 33 ❑ Vivre ensemble 34 ❑ Les grandes questions de notre temps 35 ❑ Les sciences de la cognition 37 ❑ L’art 38 ❑ L’abécédaire des sciences humaines 39 ❑ La France en débats 40 ❑ Former, se former, se transformer 41 ❑ La religion 43 ❑ Le monde de l’image 44 ❑ Décider, gérer, réformer 45 ❑ L’enfant 46 ❑ L’exception française 47 ❑ Violences 48 ❑ La santé 49 ❑ Sauver la planète ? 50 ❑ France 2005

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Les psys vus par leurs patients Trop d’enfants chez le psy ? Quand la tête soigne le corps Le bébé, sa vie, son œuvre Autisme. La guerre est déclarée Les vertus de la manipulation Les dessous du sexe

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Addictions Maladies mentales Violences familiales La nouvelle science des rêves TCC Les meilleures thérapies ? Muscler son cerveau La nébuleuse des « dys »

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Peut-on vraiment changer ? La société en burn-out ? Homosexualité Le boom des troubles alimentaires 19 ❑ Les patients dangereux ❑ ❑ ❑ ❑

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Toute la psycho de A à Z Qui sont (vraiment) les psychologues ? La parole aux patients ! Mille et une façons de guérir

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❑ L’Économie repensée ❑ Géopolitique de l’alimentation (Édition 2012) ❑ Histoire Globale. Un autre regard sur le monde ❑ Une histoire du monde Global. ❑ La Mondialisation. Émergences et fragmentations ❑ La Planète disneylandisée. Pour un tourisme responsable ❑ Le Pouvoir. Concepts, Lieux, Dynamiques Nouveauté ❑ L’Argent. Les entretiens d’Auxerre ❑ Se Nourrir. Les entretiens d’Auxerre ❑ Le Peuple existe-t-il ? Les entretiens d’Auxerre ❑ La Démocratie ❑ Paix et guerres au XXIe siècle ❑ Rendre (la) justice. Les entretiens d’Auxerre ❑ La cinquième république

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❑ Le Cerveau et la Pensée Nlle édition 480 p ❑ Comment Homo est devenu sapiens 320 p ❑ L’Homme, cet étrange animal 408 p ❑ Les Humains mode d’emploi 256 p ❑ L’Intelligence de l’enfant 256 p ❑ Le Langage. Nature, histoire et usage 352 p ❑ Le Moi. Du normal au pathologique 384 p ❑ Philosophies de notre temps 376 p ❑ La Psychanalyse. Points de vue pluriels 336 p ❑ La Psychologie 256 p ❑ Qu’est-ce que l’adolescence ? 256 p ❑ Le Langage 256 p ❑ Abécédaire scientifique pour les curieux, vol. 2 288 p ❑ Philosophies et pensées de notre temps 192 p ❑ Les patients de Freud. Destins 128 p ❑ Histoire de la psychologie 256 p ❑ Philosophie. Auteurs et thèmes 256 p ❑ Initiation à l’étude du sens 256 p ❑ La morale 400 p ❑ La fabrique des folies 360 p ❑ Pensées rebelles. Foucault, Derrida, Deleuze 192 p ❑ Jung et les archétypes. 456 p ❑ Masculin - Féminin - Pluriel. Nouveauté 288 p ❑ Les clés du langage. Nature, Origine, Apprentissage Nouveauté 128 p ❑ L’enfant et le monde. Nouveauté 128 p ❑ Le changement personnel. Nouveauté 288 p ❑ Un fœtus mal léché. Nouveauté 168 p ❑ Révolution dans nos origines. Nouveauté 288 p ❑ Freud. Nouveauté 168 p

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416 p 448 p 360 p 128 p 344 p

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COMMUNICATION/INFORMATION/ORGANISATIONS ❑ La Communication. État des savoirs (3e éd.) ❑ Les Organisations. État des savoirs ❑ Le Management. Fondements et renouvellements ❑ La Société numérique en question(s) ❑ L’Entreprise. Nouveauté

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❑ Éduquer et Former ❑ Nos Enfants. Les Entretiens d’Auxerre ❑ Une Histoire de l’éducation et de la formation ❑ Lire et Écrire ❑ Les Mutations de l’école ❑ À la découverte de la lecture ❑ Le Guide du jeune enseignant ❑ Apprendre Pourquoi ? comment ?

272 p 224 p 288 p 504 p 280 p

PHILOSOPHIE/PSYCHOLOGIE/SCIENCES COGNITIVES

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❑ Pierre Bourdieu, son œuvre, son héritage ❑ La Culture, de l’universel au particulier ❑ Familles, permanence et métamorphoses ❑ Identités, l’individu, le groupe, la société ❑ L’Individu contemporain, regards sociologiques Nlle édition ❑ L’Intelligence de l’enfant, l’empreinte du social ❑ La Religion, unité et diversité ❑ Les Sciences sociales en mutation. ❑ La Sociologie. Histoire, idées, courants ❑ Le Travail sous tensions ❑ La Santé, un enjeu de société ❑ Violence(s) et société aujourd’hui ❑ La parenté en question(s). ❑ La reconnaissance. ❑ Le sexe d’hier à aujourd’hui ❑ La révolution végétarienne ❑ Au cœur des autres ❑ Quotidien heureux d’un père et de son bébé ❑ L’école française de socioanthropologie. Nouveauté

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SCIENCES SOCIALES

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❑ La guerre, des origines à nos jours Nouveauté ❑ Dix questions sur le capitalisme aujourd’hui. Nouveauté ❑ L’Afrique est-elle si bien partie ? Nouveauté ❑ Le dictionnaire du développement durable. Nouveauté ❑ L’Avenir. Les entretiens d’Auxerre. Nouveauté

ÉDUCATION ET FORMATION

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416 p 832 p 888 p 400 p 320 p 192 p 160 p 464 p 312 p 304 p 160 p 480 p

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❑ La Bibliothèque idéale des sciences humaines ❑ Le Dictionnaire des sciences humaines ❑ Le Dictionnaire des sciences humaines ❑ Une Histoire des sciences humaines ❑ Une Histoire des sciences humaines (Édition 2012) ❑ Cinq siècles de pensée française ❑ Littérature et sciences humaines ❑ Le Dictionnaire des sciences sociales ❑ Histoire et philosophie des sciences ❑ La science en question(s) Les entretiens d’Auxerre ❑ Les penseurs de la société Nouveauté ❑ Les Sciences humaines. Panorama des connaissances Nlle éd.

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SCIENCES HUMAINES

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