Roberte Armand 13 Les 3N Et Le Serpent Python 1979 01
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LES 3 N ET LE SERPENT PYTHON par Roberte ARMAND SE trouver en forêt de Brunières nez à nez avec un python échappé d'une fête foraine, c'est peu banal, mais cela peu arriver. L'étonnant, c'est que le même python, quelques heures plus tard, paraisse mêlé à une sombre histoire de pain d'épices, d'enlèvement et de séquestration!... Voilà de quoi intriguer sérieusement Nicolas, Noël et Nathalie. Les intriguer... et les inquiéter. Cette histoire invraisemblable cache un danger, ils le sentent. Mais chez eux la curiosité et le goût du mystère sont toujours plus forts que la crainte. Alors, finies les vacances de Pâques bien tranquilles : les 3 N se promettent de savoir le fin mot de l'affaire...
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Série les I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV.
Les 3N et les voleurs d’images 1971 06 Les 3N et la maison brulée 1972 04 Les 3N et l’étrange voisin1972 09 Les 3N et les jumelles 1972 11 Les 3N et le chien jaune 1973 03 Les 3N et le bouton d’argent 1973 10 Les 3N et la pêche miraculeuse 1974 05 Les 3N et l’épouvantail 1975 03 Les 3N tendent un piège 1975 08 Les 3N et le puits hanté 1976 04 Les 3N sont sur la voie 1977 08 Les 3N et les trois cygnes 1978 06 Les 3N et le serpent python 1979 01 Les 3N et les chats birmans 1979 10
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ROBERTE ARMAND
LES
ET LE SERPENT PYTHON ILLUSTRATIONS DE HENRIETTE MUNIÉRE
HACHETTE
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TABLE I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI.
L'auberge de la clairière Un festin Un air de flûte Des petits cochons en pain d'épices Nabuchodonosor Une ménagerie Recherches Une visite nocturne Dans la roulotte Nathalie foraine Filature Sur le mur Panthère et python Une autre cage Un panier à salade Retour
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CHAPITRE PREMIER L'Auberge de la Clairière était très occupée à ranger, dans un panier à pique-nique, des provisions qu'elle énumérait au fur et à mesure : « Trois œufs durs, trois sandwiches au saucisson, trois portions de crème de gruyère, trois tartelettes, trois pommes... — En somme, tout va par trois... comme les trois petits cochons! remarqua ironiquement son frère Nicolas, dit Nick. NATHALIE
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— Ou tout simplement comme les Trois N », rectifia Noël, cousin des deux autres. Les trois N, ce n'étaient pas Nif-Nif, Naf-Naf et Nouf-Nouf, les trois petits cochons évoqués malicieusement par Nick, mais Noël, douze ans, qui, depuis la mort de ses parents, vivait chez ses cousins Renaud : Nick, onze ans, et Nathalie, neuf ans. Ainsi, leurs trois prénoms commençaient également par un N. Cependant Nathalie, ayant fini son inventaire, rabattait le couvercle du panier. « Voilà, dit-elle enfin, l'air réjoui. Avec ça, nous aurons un excellent déjeuner sur l'herbe. » Nick s'empara des provisions et fit semblant d'être accablé sous leur poids. « Oh! là là, quel fardeau! s'exclama-t-il. Ma parole, tu nous prends pour des ogres! — Quand nous aurons beaucoup pédalé, peut-être bien que nous aurons des appétits d'ogres! » intervint Noël qui cherchait comme toujours à maintenir la paix entre ses cousins. Ceux-ci se chamaillaient souvent, car Nathalie était susceptible et Nick très taquin. Mais, somme toute, la bonne entente régnait entre les membres du sympathique trio. Ce matin-là, premier dimanche des vacances de Pâques, il faisait un temps magnifique. Aussi les enfants avaient-ils décidé de faire une longue promenade à bicyclette dans les environs de Brunières. Comme il
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n'était pas question de rentrer pour le repas de midi, il fallait emporter des provisions; Nathalie s'était chargée de les préparer. Après avoir pris congé de leurs parents, les Trois N descendirent au garage où étaient rangés les vélos. Nick commençait à fixer le panier sur son porte-bagages, lorsqu'une exclamation de colère lui échappa : « Catastrophe! Mon pneu arrière est à plat! » D'un geste rageur, il posa le panier par terre et retourna la bicyclette. Comme il s'apprêtait à dévisser la roue, Noël l'arrêta. « Essaie d'abord de gonfler. La chambre à air n'est peut-être pas crevée! » Nick l'approuva et donna quelques vigoureux coups de pompe. « On dirait que ça tient! » remarqua-t-il avec satisfaction. Effectivement, « ça tenait ». Quelques minutes plus tard, le pneu n'avait toujours pas fait mine de se dégonfler à nouveau. « Ouf! fit Nathalie qui avait craint de voir la promenade compromise, ou du moins retardée. On y va? - En route! » lança son frère en fonçant hors du garage, suivi de près par les deux autres. *** Quel plaisir pour les Trois N de pédaler par
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cette fraîche matinée de printemps! C'était leur première longue promenade à la sortie de l'hiver, et ils avaient de l'énergie à revendre. Nathalie elle-même était si remplie d'ardeur que son frère n'eut pas une fois l'occasion de la traiter de « lambine » ou de « lanterne rouge ». Et puis, que la nature était jolie, avec toute cette verdure neuve et ces chants d'oiseaux! Bref, l'expédition était des plus réussies. Du moins jusqu'à l'heure du déjeuner. A ce moment-là, en effet... « Nous pourrions peut-être nous arrêter ici? avait suggéré Noël en montrant un pré en pente dont l'herbe tendre était émaillée de pâquerettes et de primevères. — D'accord! » approuvèrent les deux autres. Les vélos abandonnés dans le fossé, le trio alla s'installer sous l'ombrage léger d'un bouquet de hêtres. « Et maintenant, on ouvre le panier? proposa Nathalie. Mais... je ne le vois pas! Dis donc, Nick, il a dû rester sur ton porte-bagages? — Hein! Sur mon porte-bagages? » répéta le jeune garçon d'un air perplexe. Mû par un sombre pressentiment, il se rua vers les bicyclettes... et revint presque aussitôt, l'air penaud. « Il n'y est pas! C'est... c'est... un vrai mystère! — Rien de bien mystérieux là-dedans, déclara Noël: Tu l'as tout bonnement laissé au garage! Rappelletoi, quand tu as voulu gonfler ton pneu...
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— Mais oui! acheva Nick en se frappant le front. Je l'ai posé par terre... et oublié. Quel idiot je fais! — C'est bien mon avis! éclata Nathalie dont la figure toute ronde offrait l'image de la consternation. Voilà une promenade gâchée, par ta faute! » Nick allait répliquer vivement, mais son cousin le devança : « Par notre faute à tous trois, rectifia-t-il. J'aurais dû penser au panier, moi aussi. Et toi également, Nattie. — Pas du tout! Moi j'étais chargée de le remplir! répliqua Nathalie. Quand je pense à toutes les bonnes choses qu'il contient... — Oui, je sais, railla Nick : trois trucs, trois choses, trois machins... et maintenant, zéro sur toute la ligne. Eh bien, tant pis! On se serrera la ceinture, voilà! J'en connais d'ailleurs à qui ça fera perdre un peu de leur graisse », ajouta-t-il malicieusement à l'intention de sa sœur. Celle-ci ne daigna pas répondre. Ce n'était pas la première fois, ni la dernière, que Nick se moquait de son prétendu embonpoint. Mais elle était bien trop accablée pour y prêter attention. « Comment tenir toute une journée avec l'estomac creux? » pensait-elle. « On peut toujours aller boire, suggéra Noël. J'ai repéré un joli petit ruisseau, là-bas, sous cette rangée d'arbres. » En effet, une eau limpide y cascadait sur un lit
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de cailloux. Se servant de ses deux mains comme d'un gobelet, chacun se rafraîchit longuement. « Hum! Ça désaltère, mais ça ne nourrit pas! remarqua Nick que la faim commençait à tenailler, lui aussi. — Reposons-nous un moment et tenons conseil », proposa Noël. Comme le trio venait de se rasseoir sur l'herbe, un bruit de clochettes se fit entendre dans le pré en contrebas : un troupeau de vaches y paissait tranquillement. « Quelle chance elles ont! remarqua Nathalie en soupirant. Elles, au moins, elles peuvent brouter! — Eh bien, ne te gêne pas, fais-en autant! » lança Nick en riant. Un haussement d'épaules excédé lui répondit. « Au lieu de vous taquiner, écoutez-moi, vous deux! s'écria Noël. Nos provisions sont restées à la maison, d'accord. Mais nous pourrions en racheter? — Bien sûr! Quelle bonne idée! applaudit Nathalie, dont la figure se rembrunit tout aussitôt. Seulement il faut de l'argent, et moi je n'en ai pas... Enfin, pas ici! — Peut-être qu'en unissant nos ressources, Nick. et moi... » Déjà Nick, avec une grimace, vidait ses poches : elles contenaient des tas de choses, en particulier du papier de chewing-gum (sans chewing-gum),
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des clous, de la ficelle... mais pas la moindre pièce de monnaie. Si pourtant : quand il eut retourné les deux doublures, une pièce de dix centimes vint choir sur l'herbe. « Dix centimes?... C'est tout? » s'étonna Noël. Puis il ajouta en souriant : « J'aurais dû m'en douter, mon cher cousin est toujours à sec! » C'était vrai. Si Noël et Nathalie économisaient leur argent de poche, il n'en était pas de même pour Nick, qui dépensait tout sur-le-champ et se trouvait continuellement ruiné. Loin d'en être affecté, il traitait parfois les deux autres d'avares.
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Avarice dont il était heureux de bénéficier, le cas échéant! « Voyons si je suis plus riche », dit Noël en sortant de sa propre poche un porte-monnaie. Il contenait quatre pièces de un franc et une de vingt centimes. « Ça fait en tout 4,30 F, additionna Nathalie. Avec ça, nous n'irons pas loin! — Mais si! Jusqu'au prochain village, où il y aura sans doute une boulangerie », plaisanta son cousin. Les Trois N se remirent à pédaler, soutenus par l'espoir de calmer bientôt leur faim. La première borne qu'ils rencontrèrent sur leur route indiquait : « BRUNIERES, 11 km ». Et au-dessous : « CERNEUIL, 0,8 km ». Allons, encore un petit effort! Soudain, ils entendirent derrière eux un bruit de moteur qui s'intensifia et devint bientôt un grondement continu. Un énorme camion les dépassa, puis un deuxième, un troisième... toute une colonne. Les enfants jugèrent plus prudent de mettre pied à terre et de grimper sur le talus pour laisser passer les mastodontes, que suivaient quelques voitures plus petites. Les inscriptions peintes en grosses lettres sur les bâches leur avaient fait comprendre de quoi il s'agissait. « Ce sont des forains, déclara Noël. Evident! Ils se rendent à Brunières pour la foire annuelle. — La foire? Oh, chic! » s'écria Nathalie qui se
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mit à rêver chevaux de bois, nougats et barbe à papa. Mais déjà la file de véhicules s'éloignait. Le trio se remit en route et arriva bientôt au village de Cerneuil. Vite, la boulangerie! Hélas! apparemment, il n'y en avait pas. Un villageois le leur confirma : « Le pain, c'est un boulanger de Brunières qui nous le livre. » En revanche, un restaurant était installé sur la grand-place. Il avait attiré de nombreux clients, à en juger par le nombre des autos rangées alentour. Le menu, tendu par un chef cuisinier en bois peinturluré, était alléchant... Mais le prix fit fuir les enfants! « II ne nous reste plus qu'à rentrer à la maison, conclut Nick sombrement. — Quoi? Renoncer au programme qu'on s'était fixé? protesta Noël. Ce château à voir, ces gorges à visiter... — Ventre affamé n'a pas d'oreilles... ni d'yeux! répondit sentencieusement son cousin. — Ni de jambes! ajouta Nathalie qui pédalait de plus en plus mollement. — C'est sans doute que tu as l'estomac dans les talons? » plaisanta Nick. Ces propos, les Trois N les échangeaient tout en s'éloignant de Cerneuil, sur une route désormais déserte. A peine avaient-ils parcouru un nouveau kilomètre, en longeant un bois, qu'une bifurcation se présenta.
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Il s'agissait à vrai dire d'un simple chemin forestier. Une grande pancarte indiquait : AUBERGE DE LA CLAIRIERE, à 500 mètres. « « On y va? proposa Noël. — Tu te moques de nous, ou quoi? se fâcha Nick. Tu as vu les prix du restaurant? Une auberge, c'est encore plus cher! — C'est vrai. Mais je pensais... je me disais... Peutêtre qu'en expliquant la Situation, ces gens consentiraient à nous vendre un sandwich? » Ce disant il regardait Nathalie, qui avait l'air épuisé... mais dont les yeux se mirent à briller quand elle entendit cette suggestion. « Un sandwich? Oh! oui, essayons! pria-t-elle. — Bon, allons-y », décida Nick. Et les trois cyclistes se mirent à rouler sur un joli chemin bordé d'arbres mais assez large pour laisser passer deux voitures de front. D'ailleurs, on apercevait sur le sol de nombreuses traces de pneus. Soudain, ce chemin s'élargit en une clairière à peu près circulaire, au milieu de laquelle était plantée une maison basse, d'allure rustique, ouvrant sur la forêt par de larges baies vitrées. A l'extérieur, sur des tables de bois blanc, étaient alignés des verres ou des tasses. Pourtant, il n'y avait personne pour consommer.
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Pas un être vivant non plus à l'intérieur, où les Trois N, en s'approchant, purent apercevoir une grande salle à manger dont les tables étaient recouvertes de nappes à carreaux blancs et rouges. Et c'était d'autant plus curieux que sur ces nappes il y avait des assiettes, et dans ces assiettes des mets appétissants à peine entamés! Mais pas un seul convive... Les nouveaux venus restèrent un moment sur le seuil, muets d'étonnement. Ce fut Nathalie qui rompit enfin le silence en prononçant d'une toute petite voix : « On dirait... on dirait... le château de la Belle au bois dormant! »
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CHAPITRE II Un festin NICK haussa les épaules. « Comparaison idiote! Ici, pas question de gens endormis, mais de gens escamotés. — Escamotés! répéta Nathalie, l'air abasourdi, — Eh oui! Pour une raison ou pour une autre, les clients de l'auberge ont vidé les lieux... — ... et certainement en toute hâte ». ajouta Noël. En effet les Trois N, qui avaient pénétré dans
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la salle de restaurant, y découvraient les signes d'un départ précipité : chaises renversées, couverts en désordre, serviettes jetées à terre... De plus, sur le rebord d'une fenêtre béante, une jardinière de fleurs était piétinée : preuve que plusieurs personnes s'étaient sauvées par là. Noël s'approcha d'une table sur laquelle était posé un plat contenant un poulet rôti sur un lit tic pommes chips. Nathalie, qui avait suivi son cousin, manqua défaillir de convoitise et dut se retenir de goûter aux alléchantes victuailles. Noël, lui, posa un doigt sur la peau dorée du volatile. Ce fut pour constater tout haut : « Il est encore tiède. Donc, les convives ont quitté la salle peu avant notre arrivée. Ce n'est tout de même pas nous qui les .noir, Lui fuir! commenta Nick. Il s'est passé quelque chose. Mais quoi? - Allons voir à la cuisine, proposa Noël. Peut-être y trouverons-nous quelqu'un pour nous renseigner? » On pénétrait directement dans cette pièce par une porte ouvrant au fond du restaurant. Dès le seuil on se rendait compte, aussi bien par l'odorat que par la vue, que tout y était soigneusement préparé en vue de satisfaire de nombreux gourmets : des sauces mijotaient sur un immense fourneau. Une longue table supportait des plats remplis de hors-d'œuvre. Des desserts s'alignaient sur une autre...
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Mais pas trace de cuisinier, ni de serveur. « C'est extraordinaire! s'écria Noël. — Tout à fait mystérieux! appuya Nick. — Et même... inquiétant! ajouta Nathalie. — Essayons d'appeler », proposa son frère. Se plantant au milieu de la cuisine, il cria d'une poix forte: « Y a-t-il quelqu'un? » A la surprise du trio, cette question produisit un effet immédiat. Surgissant à quatre pattes d'une antique cheminée située derrière le fourneau, un curieux personnage apparut. On devinait qu'il avait été vêtu de blanc, mais, quand il se redressa, les Trois N virent que son pantalon, son tablier, son bonnet étaient maculés de suie. Sans compter son visage, et particulièrement le bout de son nez! Il s'agissait d'un marmiton, âgé d'environ treize ans. Ayant regardé autour de lui avec inquiétude, il demanda aux arrivants d'un ton anxieux : « Est-ce qu'il est parti? — Qui, « il »? demanda Noël. — Ben voyons! Le serpent python! » Les trois nouveaux venus échangèrent des regards ahuris. Un serpent python, ici, dans cette auberge? C'était difficile à imaginer. Et pourtant...! « Bien sûr, vous ne me croyez pas? poursuivit l'adolescent. Vous pensez sans doute que je suis « toctoc »? (Ce disant, il se frappait le front avec l'index.)
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— Non, bien sûr, mais... répondit Noël sans conviction. - ... mais c'est plutôt... difficile à avaler, acheva son cousin. — Ça, vous pouvez le dire! approuva le marmiton. Il avait au moins... six mètres de long, ce serpent. Aussi, quand il est apparu dans l'auberge, vous parlez d'une panique! La plupart des gens se sont enfuis par les portes ou par les fenêtres. Moi, qui me tenais près du fourneau, j'ai trouvé plus rapide de me cacher dans la cheminée... Vous voyez le résultat! » ajouta-t-il misouriant, mi-penaud, en montrant les traces noires sur son costume blanc. Décidément il était sympathique, ce garçon! Les Trois N auraient voulu lui poser des tas de questions, mais ils n'en eurent pas le loisir. Comme sur un signal, les fugitifs se mirent à réintégrer l'auberge. On vit rentrer le cuisinier, avec sa toque toute de travers, les serveurs et les serveuses, le maître d'hôtel, et une partie de la clientèle. Tout ce monde fit irruption dans la cuisine, par une petite porte restée ouverte et donnant sur l'arrière. Des exclamations fusaient : « Quel affreux serpent! J'en tremble encore. - Je n'en ai jamais vu d'aussi long! - Il ne va pas revenir, au moins? - Il faudrait fermer toutes lés issues! »
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Cette fois, les Trois N ne pouvaient plus en douter : le témoignage du marmiton se trouvait confirmé par celui de tous ces gens. Si peu vraisemblable que cela parût, un serpent python était entré dans l'auberge par une fenêtre de la façade, avait traversé la salle de restaurant, puis la cuisine, pour ressortir enfin par la petite porte. Saisies de panique, les personnes présentes s'étaient sauvées, empruntant n'importe quelle issue. La plupart des clients avaient trouvé refuge dans leurs voitures, garées sur un parking situé à l'arrière. Certains étaient même partis définitivement par le chemin forestier qui rejoignait, après l'auberge, une autre route goudronnée. Quant au python, on l'avait perdu de vueLé patron du restaurant, un gros homme rubicond qui transpirait abondamment (il avait dû courir très vite pour fuir le serpent!), fit un petit discours à la clientèle restante : « Mesdames, messieurs, soyez assez aimables pour vous rasseoir à vos places. Mon personnel va reprendre le service comme si rien ne s'était passé, en s'efforçant de vous satisfaire. Et pendant ce temps, je vais téléphoner aux pompiers de Brunières pour leur signaler la présence du reptile. Je suis sûr qu'ils sauront débarrasser la forêt de cet hôte indésirable. » Les convives regagnèrent leurs tables, mais la moitié d'entre elles demeurèrent vides. Mauvaise affaire pour le restaurateur, qui, s'efforçant de
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cacher sa consternation, disparut en direction du téléphone. Quant aux Trois N, ils étaient restés plantés au milieu de la cuisine, ne sachant que faire d'eux-mêmes. « On s'en va? demanda Noël. — Pas du tout! protesta Nick. C'est le moment, au contraire, de profiter de la situation. — Pour... pour manger? » demanda Nathalie pleine d'espoir. Sa faim, un moment oubliée sous l'effet de la surprise, lui revenait, plus lancinante qu'avant. Il en était de même pour les deux garçons. « Laissez-moi me débrouiller », dit Nick.
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Il se mit en quête du marmiton, qu'il trouva près d'une table, occupé à remuer une sauce de salade. Sa sœur et son cousin le virent parlementer un moment. Puis il les rejoignit, tout souriant, « L'affaire est conclue : venez vous asseoir. » Et leur nouvel ami — qui se prénommait François — les installa lui-même à une table désertée par ses occupants et mit successivement sur la nappe un poulet à peine entamé, des chips, du fromage, et trois énormes parts de gâteau au moka. Devant pareille abondance, Noël conçut quelques scrupules. « On ne pourra jamais payer tout ça! — Ne t'en fais pas, répondit Nick en riant. François est le neveu du patron, qui ne sait rien lui refuser. D'ailleurs, comme la moitié des clients se sont esquivés sans avoir consommé ni payé, cette nourriture serait perdue, de toute façon. — Quand même, nous n'allons pas manger gratis? — Bien sûr que non! Le repas nous coûtera... 4,30 F, précisément! » Cette nouvelle mit Nathalie en joie, si bien qu'elle manqua s'étouffer avec un morceau de poulet (elle n'avait pu s'empêcher de picorer dans le plat). De vigoureuses tapes dans le dos ayant remis la bouchée récalcitrante dans le droit chemin, le trio se mit à dévorer. Jamais festin ne fut plus apprécié que celui-là : les trois convives le dégustèrent sans échanger
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une parole. Et, s'ils pensaient au serpent, c'était presque avec reconnaissance : ne lui devaient-ils pas l'aubaine de ce repas quasi gratuit? A peine venaient-ils d'avaler la dernière miette de gâteau que le « pin-pon » d'une première voiture de pompiers, puis d'une deuxième, résonna dans la forêt. « Ils sont déjà là : youpi! s'exclama Nick en saillant sur ses pieds. Allons à leur rencontre! » Ayant fait un crochet par la cuisine pour payer la note et remercier leur ami le marmiton, les Trois N regagnèrent l'entrée de l'auberge, devant laquelle stationnaient deux voitures rouges remplies de pompiers en uniforme. Leur capitaine avait mis pied à terre et parlementait avec le restaurateur et quelques clients. Les enfants l'entendirent qui déclarait d'un ton perplexe : « Qu'un serpent python rôde en liberté, je veux bien l'admettre. Mais d'où peut-il venir? » C'est alors qu'une hypothèse germa dans le cerveau fertile de Noël. A vrai dire elle l'avait déjà effleuré, mais de façon vague. Maintenant, c'était devenu une certitude. Il s'avança d'un pas. « Je... je crois le savoir, moi », déclara-t-il. Le chef des pompiers tourna vers lui un visage dont l'expression bourrue était renforcée par une moustache rousse toute hérissée. Mais le regard de ses yeux bleus paraissait bienveillant. « Tu as une idée sur la question? Eh bien,
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parle, mon garçon, parle! » ordonna-t-il d'une voix pressante. L'aîné des Trois N narra leur rencontre avec les forains sur la route de Brunières. « Il se peut très bien, conclut-il, que le serpent leur appartienne, et... — ... et qu'il se soit échappé? Probable, admit le capitaine. Merci, mon garçon. Je vais essayer d'utiliser ce renseignement. » Il se dirigea vers la deuxième voiture rouge, en fit descendre tous les hommes sauf le conducteur, et ordonna à celui-ci : « Tâchez de rejoindre ces forains. Assurez-vous que le python fait partie de leur ménagerie et, si oui, ramenez l'un d'entre eux. » L'automobile ayant fait demi-tour, tous les pompiers s'entassèrent dans l'autre, qui était aussi la plus grande. Cette dernière démarra en trombe, contourna l'auberge et fonça en direction de la forêt. « On les suit? » proposa Nick. Noël et Nathalie furent tout de suite d'accord; là où il se passait quelque chose, les Trois N tenaient à être présents! Ils sautèrent donc sur leurs vélos et pédalèrent à toute allure. La voiture rouge avait disparu, mais ils ne tardèrent pas à la retrouver, arrêtée sur le bas-côté de la route forestière. Elle était vide. Quant aux pompiers, ils s'étaient dispersés sous la futaie, à la recherche du serpent.
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Les enfants décidèrent de faire comme eux. Abandonnant leurs machines contre un gros tronc d'arbre, ils se mirent à marcher sur le sol moussu qui étouffait les bruits de pas, attentifs à tout ce qui pourrait les mettre sur la trace du reptile. Nathalie n'en menait pas large : son imagination lui représentait les dangers courus. Peut-être que l'affreux animal allait tout à coup surgir de derrière un fourré? Ou se laisser glisser d'un tronc d'arbre juste devant les promeneurs? Les garçons n'étaient pas moins impressionnés et gardaient le silence. Mais soudain Nick s'empara d'une longue branche morte et s'approcha de sa sœur en l'agitant, pour lui donner des allures de serpent... Nathalie sauta en l'air en poussant un cri. Noël s'indigna, et l'auteur de la plaisanterie pouffa de rire. « Chut! fit derrière le trio une voix sévère, celle du capitaine des pompiers. Vous allez attirer l'attention du python, avec vos cris! »
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CHAPITRE III Un air de flûte Du COUP les Trois N, comprenant soudain leur imprudence, devinrent muets. « Vous devriez quitter ce bois, reprit leur interlocuteur. Mes hommes et moi suffisons pour cette battue et nous ne tenons pas à ce que des civils s'en mêlent... Surtout s'il s'agit d'enfants. — Pourtant, nous nous sommes déjà montrés utiles, fit remarquer Noël. — Et nous pourrions l'être encore, affirma Nick.
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— Oh, monsieur, laissez-nous vous aider! » pria Nathalie. Le regard de ses yeux bleus était si implorant que le brave homme se laissa fléchir. « A une condition, alors : vous resterez derrière moi. Et surtout ne vous éloignez pas! — Promis! » Ainsi escorté, le capitaine des pompiers reprit ses recherches et arriva bientôt dans une autre clairière. Au milieu de celle-ci, les bûcherons avaient empilé des branches destinées à être sciées. Le chef de file s'apprêtait à contourner le tas de bois, lorsque Nick, derrière lui, poussa une exclamation : « Le voilà! — Encore! protesta sa sœur. Eh bien, ce coup-ci, tu peux être sûr que personne ne te croira! — Comme le berger Guillot qui criait trop souvent « au loup! » appuya Noël. — Mais puisque, cette fois, je vous dis que c'est vrai! » affirma Nick. Le ton était si convaincant que les deux autres en furent ébranlés. Leur compagnon lui-même revint sur ses pas et questionna : « Où se trouve-t-il? — Dans... dans le tas... de bois », bégaya Nick. Et comme Nathalie faisait mine de s'en approcher, il la retint par le bras. Puis il se mit à expliquer d'une voix précipitée :
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« Vous voyez, sur le dessus, cette branche de teinte grisâtre avec des taches jaunes? Elle paraît immobile, et toute raide. Eh bien, je... je suis sûr que c'est lui! » Il ne se trompait pas : l'instant d'après la pseudobranche s'agita, s'enroula sur elle-même, et les arrivants subjugués purent distinguer une tête ovale, avec deux yeux au regard froid qui semblaient les fixer. C'était à donner la chair de poule! La première pensée des Trois N, quand ils eurent dominé leur frayeur, fut : « II a drôlement exagéré, le marmiton! Ce serpent ne mesure guère plus de trois mètres! » Ce qui n'était déjà pas si mal! Quant au capitaine des pompiers, revenu de son saisissement, il donna un coup de sifflet pour appeler ses hommes; ceux-ci surgirent d'un peu partout et se rassemblèrent autour de leur chef, qui fut aussitôt assailli de questions : « Qu'est-ce qui se passe? — Vous l'avez trouvé? — Où est-il? » La vue du python, enroulé parmi les branchages, provoqua des exclamations de surprise : « Pas possible! On le distingue à peine! — Bravo, chef! Vous avez de bons yeux! — Pas moi, mais ce garçon », rectifia le capitaine en désignant Nick qui, très fier, bomba le torse.
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Mais déjà un autre problème, plus ardu, préoccupait les pompiers. « C'est bien beau de l'avoir déniché! déclara l'un d'entre eux. Il s'agit maintenant de le capture - Allez jusqu'à la voiture, et rapportez le matériel », ordonna le capitaine. Trois hommes disparurent et revinrent bientôt, l'un portant une corde enroulée, les deux autres une grande caisse. Ils la posèrent par terre, son ouverture face au tas de bois. Restait à y faire entrer le python. « L'opération peut être dangereuse, remarqua le capitaine. Eloignez-vous, les enfants. » Les Trois N obéirent à contrecœur. Fort heureusement, à dix mètres de là, quelques gros troncs étaient couchés sur le sol, empilés les uns sur les autres. Du sommet de ce perchoir, ils purent suivre le déroulement des opérations. Comment les pompiers allaient-ils opérer? Les jeunes observateurs le comprirent bientôt : l'extrémité de la corde fut repliée en un nœud coulant destiné à être passé autour du corps de l'animal, puis resserré. « En somme, on veut le prendre au lasso, commenta Noël.. — Je doute qu'il se laisse faire! ajouta Nick A mon avis, cette bestiole va leur donner du fil à retordre... pour ne pas dire de la corde! »
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La suite des événements montra qu'il avait raison. D'abord d'humeur pacifique, le reptile devint vite agressif quand il se sentit emprisonné par le nœud coulant. Il dressa brusquement le haut de son corps, puis se balança d'arrière en avant, cherchant à frapper l'adversaire avec sa tête. Le pompier qui l'avait ceinturé recula vivement en lâchant la corde, dont l'animal se débarrassa par des contorsions. Tout était à reprendre à zéro... Avec cette différence que, maintenant, le python se méfiait. Les Trois N, qui passaient par des phases successives d'espoir et d'angoisse, avaient l'impression d'assister à un match. Un match dans lequel les hommes, malgré leur nombre et leur courage, avaient nettement le dessous. Leur ami le capitaine n'était pas le moins actif. Le casque rejeté en arrière laissant voir des mèches rousses collées par la transpiration, le teint cramoisi, il s'agitait de-ci, de-là, lançait des ordres, encourageait les hésitants... En vain. Une demi-heure plus tard, les choses en étaient restées au même point : le python, sur son tas de branches, semblait narguer les pompiers au bord de l'épuisement. C'est alors que, dans le lointain, on entendit un bruit de moteurs qui s'intensifia. De leur observatoire, les enfants aperçurent, à travers les arbres, la deuxième voiture rouge roulant sur le chemin forestier. Elle vint se ranger derrière la première. A peine le chauffeur mettait-il pied à terre qu'une
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fourgonnette grise survint à son tour et stoppa. II en sortit deux hommes. Les trois personnages, guidés par le bruit, se dirigèrent droit vers la clairière où les pompiers s'affairaient autour du serpent. Quand ils furent plus proches, les Trois N purent détailler les arrivants, dont deux étaient sûrement des forains ramenés par le chauffeur. Celui qui marchait en avant, jeune, grand, d'aspect robuste, avait le teint brun et de longs cheveux noirs. L'autre, petit et maigre, paraissait beaucoup plus âgé, avec son visage ridé comme une vieille pomme et sa chevelure grise et bouclée. Le premier portait sur l'épaule quelque chose qui ressemblait à une cage munie d'une grille. « Pour y mettre le serpent, évidemment, devina Noël. — Je me demande comment ils vont s'y prendre, eux, mais c'est sûrement le grand costaud qui va s'en charger », supposa Nick. Il se trompait. A peine arrivé près du tas de bois, le jeune homme posa par terre la cage dont il avait soulevé la grille coulissante, puis fit quelques pas en arrière. « Maintenant, que tout le monde s'éloigne! » ordonna le vieillard. Le capitaine et ses hommes obéirent en silence, et formèrent un vaste cercle au centre duquel le vieux forain et le reptile restèrent face à face. « La partie est trop inégale! remarqua Nick.
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Ce tout petit bonhomme, face à ce grand serpent...! — Il va... n'en faire... qu'une bouchée! s'exclama Nathalie. — Ha, ha! Comme si les pythons avalaient les gens tout crus! lança son frère d'un air moqueur. Tu n'y connais rien, ma fille! — Ils se contentent de les étouffer », expliqua Noël. La fillette ne trouvait pas cette perspective plus réjouissante! Noël la rassura : « Ce vieux forain sait sûrement comment s'y prendre avec lui. A mon avis, il va chercher à l'amadouer. Tiens, regarde! Il tire quelque chose de sa poche. On dirait... — ... une flûte, acheva Nick. Ou plutôt un pipeau. » C'était bien un instrument de musique, et des plus rudimentaires, que tenait l'homme. Il le porta à sa bouche et en tira des sons aigrelets qui formèrent une étrange mélodie. Plusieurs fois répétée, elle finissait par irriter l'oreille des auditeurs. Mais, sur le python, l'effet fut tout autre. Il parut écouter attentivement, et son corps en partie dressé se mit à osciller au rythme de la musique. « On dirait qu'il bat la mesure! » remarqua Nathalie, éberluée. Puis le vieillard recula sans cesser de jouer, et le reptile quitta le tas de bois pour le suivre.
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Son grand corps ondulant sur le sol de la clairière, il se dirigea vers la cage ouverte où il entra docilement. Il dut, pour y loger en entier, s'enrouler plusieurs fois sur lui-même. Alors, avec des gestes précautionneux, le vieux forain fit retomber la grille. Le serpent python était pris au piège! « Le tour est joué, Nabu a regagné ses pénates! » dit le vieil homme à voix haute. Et il retourna à sa voiture. * ** Les parents Renaud furent bien étonnés, ce soir-là, de voir rentrer trois enfants qui n'avaient pas du tout l'air affamés, comme ils s'y étaient attendus après avoir retrouvé le panier de pique-nique au garage. Surpris, ils le furent bien plus encore en apprenant que ces mêmes enfants, au lieu de visiter un château et des gorges, avaient participé à une chasse au serpent python! Mais tout s'expliqua bientôt, et le récit que fit Noël de la promenade mouvementée des Trois N égaya la soirée familiale. Un peu plus tard, comme le trio recru de fatigue et d'émotions montait se coucher, Nick entendit Noël siffloter un air — un drôle d'air, avec une ritournelle sans cesse répétée...
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D'abord agacé, le jeune garçon devint songeur. Cette bizarre mélodie, où l'avait-il entendue? Cela lui revint soudain, alors que lui et son cousin s'étaient glissés dans leurs lits voisins et que Noël continuait à siffler sans y penser. « Dis donc, grogna-t-il d'une voix ensommeillée, est-ce que tu me prendrais par hasard pour un serpent python que tu voudrais apprivoiser? » Seul le silence lui répondit : son cousin avait sombré dans le sommeil. Avant d'y céder à son tour, le plus jeune eut le temps de penser : « En tout cas, une chose est sûre : ce python, les Trois N iront lui rendre visite à la foire. Et le plus tôt possible! »
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CHAPITRE IV Des petits cochons en pain d'épices jours plus tard, par un bel après-midi ensoleillé, les Trois N se dirigeaient vers la foire. Dans leurs poches tintaient gaiement les pièces de monnaie "dont les avaient gratifiés leurs parents : de quoi se payer des tours de manège et des friandises. Bien avant d'arriver, ils entendirent les flonflons de la musique foraine et pressèrent le pas. QUELQUES
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La grande place entourée d'arbres était hérissée de stands, de baraques, de chapiteaux abritant les attractions les plus diverses. Tout de suite, une discussion éclata entre les Trois N, qui n'étaient pas d'accord sur la façon d'employer leur temps... et leur argent. Nathalie optait pour les manèges, Noël proposait de faire d'abord un tour « pour se rendre compte ». Nick, lui, avait une idée fixe : retrouver le serpent python. « Il est sûrement exposé dans une de ces baraques, affirma-t-il. On peut se payer le spectacle, non? — A quoi bon? Dimanche dernier, nous l'avons eu pour rien, remarqua Nathalie qui n'avait pas une grande sympathie pour les reptiles. — Ce que tu peux être avare! — Et toi, dépensier! » Noël se hâta d'intervenir. « Le plus sage, avant de vous disputer, serait de vérifier que le serpent python est bien présenté en public. » Il avait raison, comme toujours. Les deux plus jeunes, provisoirement d'accord, suivirent donc leur cousin à travers les allées de la foire. Les attractions les plus tentantes s'offraient à eux : le train-fantôme, le palais des glaces, la femme-tronc... et bien d'autres encore. Soudain Nick, qui avait pris la tête, tomba en arrêt devant une baraque : de grandes affiches en couleurs montraient un serpent aux dimensions
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effrayantes s'enroulant autour d'une frêle jeune fille. Au-dessous on lisait en lettres énormes : « Balthazar, le python le plus dangereux du monde, dompté par la jeune Rosita. » Et, en plus petit : « Entrée : 3 F pour les adultes, 2 F pour les enfants. » « Ce n'est pas tellement ruineux, remarqua le jeune garçon. On y va? » Comme Nathalie faisait la moue, il ajouta très vite : « Après ça, on ira faire des tours de manège. Promis! — D'accord! » accepta la fillette sans enthousiasme. Comme le spectacle était commencé, il fallut attendre la séance suivante. Dix minutes plus tard, le trio pénétrait sous un chapiteau en miniature, où des bancs circulaires entouraient une estrade. Les assistants n'étaient pas très nombreux, et les Trois N auraient pu prendre place au premier rang si Nathalie n'avait refusé avec véhémence. « Je vois : mademoiselle a la frousse! s'écria Nick avec un ricanement moqueur. — Pas du tout! riposta dignement Nathalie. Je... je... préfère avoir un peu de recul : voilà! » Noël lui donna raison et ils allèrent s'installer un peu en arrière. Bientôt arriva Rosita. Contrairement à l'affiche, elle était grande et paraissait
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pleine de vigueur. Son teint et ses cheveux sombres rappelèrent quelque chose aux jeunes spectateurs. « Elle ressemble au garçon du bois, celui qui portait la cage », souffla Nathalie à l'oreille de son cousin. C'était vrai. Mais les regards des Trois N furent vite captivés par l'espèce de longue écharpe bariolée que la jeune fille portait autour du cou. Ils s'aperçurent bientôt qu'il s'agissait d'un serpent dont les écailles luisantes avaient les plus belles couleurs. Un python, assurément... mais ce n'était pas celui du bois! D'abord déçus, les enfants n'en suivirent pas moins le spectacle avec intérêt. Balthazar était capable de plus d'un tour : tantôt il s'enroulait en spirale autour du corps de Rosita, tantôt, aussi raide qu'une barre de fer, il se laissait porter à bout de bras par celle-ci. Et ce n'était sûrement pas un mince fardeau, car le reptile mesurait bien 2,50 m de longueur. Bref, comme le fit remarquer Nick alors que le trio retrouvait l'air libre : « On en a eu pour notre argent. » Mais ils n'étaient pas plus avancés en ce qui concernait le deuxième serpent, celui qui avait semé la terreur à l'Auberge de la Clairière. Or, en cherchant encore à travers la foire, ils ne virent aucune affiche annonçant un autre numéro de python. Et comme il fallait bien tenir la promesse faite à Nathalie, les Trois N se dirigèrent vers les manèges.
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* ** Vers les quatre heures, la fillette avait la tête qui tournait... mais l'estomac creux. « J'ai faim! dit-elle. — Naturellement! commenta Nick. Pour ma petite sœur, tout est prétexte à manger! — Eh bien, pourquoi pas? consentit Noël aussitôt. J'ai vu en passant des « chiques » bien tentantes. — Je préfère le nougat, déclara son cousin. — Et moi, les cochons en pain d'épices, dit à son tour Nathalie. C'est plus nourrissant. — Des cochons en pain d'épices! Où as-tu vu ça? — Dans une baraque, là-bas, affirma la gourmande. Et même, on peut faire inscrire son nom dessus avec du sucre. -— Va pour les cochons! » accepta Nick. Le renseignement était exact. D'ailleurs, pour tout ce qui concernait la nourriture, Nathalie avait un flair infaillible. La « boutique » était une caravane dont un panneau latéral avait été abaissé. D'un côté, un homme en veste et bonnet blancs préparait sur commande des gaufres ou des hot dogs. De l'autre, un adolescent trapu offrait des petits cochons en pain d'épices sur lesquels il inscrivait bel et bien le prénom de ses clients (généralement des enfants).
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Après une courte hésitation, les deux garçons imitèrent Nathalie. Déjà, à la demande de celle-ci, le jeune vendeur inscrivait « NATHALIE » sur le dos du cochon en se servant d'une poche à douille. C'est alors que l'intéressée fit une découverte : « Chic alors! C'est moi qui ai le prénom le plus long des trois! « Nathalie » a... huit lettres. Noël, quatre seulement, et Nicolas, sept. J'aurai plus de sucre que vous sur mon cochon, là là là! » Ce « là là là » exaspéra Nick au plus haut point. « Attends un peu, ma fille! pensa-t-il. Tu n'as pas encore gagné! » Et, quand son tour vint de donner son prénom, il lança d'un air détaché : « NABUCHODONO-SOR ». Sur le visage des deux autres se peignit d'abord l'ahurissement, puis la gaieté la plus vive. Ce Nick, tout de même! Il avait réussi à trouver un prénom de quatorze lettres, et qui plus est, commençant par un «N»! Sa sœur, bonne joueuse, lui fit même un clin d'œil approbateur. Mais la réaction du vendeur fut tout autre. Il commença par dévisager longuement Nick. Puis, se tournant vers l'arrière de la caravane, il saisit un cochon en pain d'épices posé sur une étagère et le tendit à son jeune client. Celui-ci, cloué de stupeur, constata que les quatorze lettres de «NABUCHODONOSOR » étaient déjà inscrites sur le gâteau...
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« Alors ça! » pensa-t-il. A ce moment, il intercepta le regard étonné de Noël: son cousin, comme lui, avait l'air de se poser des questions! Mais les garçons renvoyèrent à plus tard la résolution de ce problème pour se laisser aller à leur gourmandise. Installés à l'ombre d'un arbre, à quelques mètres de la baraque, ils commencèrent à déguster leurs petits cochons. Tandis que Noël et Nathalie grignotaient le leur à petites bouchées, Nick, impatient comme toujours, rompait le sien par le milieu. Et alors... en plein dans la ' pâte brune, il aperçut un morceau de papier formant un mince rouleau! Le dépliant avec des gestes fébriles, il lut ces quelques mots : « Samedi 21 h, aux quatre... » Il devait y avoir une suite, mais le coin replié ne lui permit pas de la déchiffrer. Qu'est-ce que ce message signifiait? Et à qui était-il destiné? Certainement pas à lui, Nicolas Renaud : Alors? Tandis que ces questions lui traversaient l'esprit en un éclair, le jeune garçon entreprit de déplier le coin récalcitrant. Mais, au même moment, il se sentit observé. Dès lors il n'eut qu'une idée : donner le change. Il enroula hâtivement le papier, le fourra de nouveau à l'intérieur du pain d'épices, rejoignit les deux
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moitiés du cochon et se mit à croquer un morceau de la tête, de l'air le plus innocent du monde. Soudain, un grand garçon chevelu s'approcha du trio. Faisant mine de ne pas voir Nick, il le bouscula au passage... de telle façon que ce dernier fut contraint de lâcher le cochon qui tomba dans la poussière. « Désolé! fit le nouveau venu en ramassant vivement le gâteau et le faisant disparaître dans sa poche. Excusez ma maladresse et venez avec moi : je vais vous en payer un autre. » Nick tenta de protester, puis se laissa convaincre. Si bien que, peu après, il se trouvait en possession d'un nouveau cochon en pain d'épices. Mais sur celui-ci, bien entendu, il avait fait inscrire « NICOLAS »!
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CHAPITRE V Nabuchodonosor CETTE histoire est pour le moins bizarre! » remarqua Nick. Le trio, son goûter achevé, s'était éloigné de la boutique aux petits cochons et commentait l'incident. « C'est aussi mon avis, approuva Noël. Ce cochon déjà tout prêt, avec le mot « Nabuchodonosor » en lettres de sucre...! Il s'agissait certainement d'un mot de passe.
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— Et je suis tombé dessus tout à fait par hasard! ajouta son cousin. J'aurais aussi bien choisi « Nicéphore » ou « Népomucène », pourvu que ça commence par un « N ». — Pourvu, surtout, que ce prénom ait au moins autant de lettres que « Nathalie »! rectifia malicieusement Noël. D'ailleurs, pour ce qui est du hasard, je ne suis pas tout à fait d'accord. A mon avis, tu as été influencé à ton insu par le nom qu'a prononcé le vieux forain après la capture du python. Je me souviens maintenant qu'il l'a appelé « Nabu ». — « Nabu »! répéta Nick. Mais oui! c'est sûrement le diminutif de « Nabuchodonosor »! Il faut croire que mon esprit a travaillé tout seul. Dommage que je ne puisse utiliser le truc pour faire mes devoirs de math! » Nathalie paraissait songeuse. « Qu'est-ce que c'est, un mot de passe? demanda-t-elle. — Eh bien... euh... un mot que des complices échangent pour se reconnaître entre eux, répondit Nick. — Je comprends de moins en moins. Tu n'es pas leur complice, à ces gens! » Nick secoua la tête d'un air excédé. « Serais-tu demeurée, par hasard? Il faut toujours t'expliquer les choses deux fois. — C'est parce que tu t'y prends mal. Quand c'est Noël, je comprends tout de suite. — Eh bien, interroge-le et laisse-moi tranquille! »
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Noël ne se fit pas prier. « Ce que t'a dit Nick est exact. — Ah, ah! triompha Nick. — ... mais incomplet, poursuivit Noël. Suppose que des complices aient choisi un mot connu d'eux seuls... — ... par exemple « Nabuchodonosor »? demanda Nathalie. — C'est ça. Si l'un d'eux veut se faire remettre un certain objet, il faudra qu'il prononce ce mot. — J'ai tout compris. Cet objet, c'était le cochon en pain d'épices. Et comme Nick a dit par hasard le mot de passe, c'est à lui qu'on l'a remis... — ... pour me le reprendre peu après, ajouta le jeune garçon. Heureusement, j'avais eu le temps de lire en partie le billet qu'il renfermait. Comme j'ai réagi très vite, les types ne se sont sûrement doutés de rien. — Espérons-le! dit Noël. — Qu'est-ce qu'il disait déjà, ce billet? » demanda Nathalie. Son frère lui répéta le message : « Samedi 21 h, aux quatre... — Ça n'est pas tellement précis! — C'est vrai. On peut seulement supposer que des gens se donnent rendez-vous en un lieu dont le nom commence par « les quatre... ». — Les quatre... répéta Noël. Ça peut correspondre à des tas de choses! Nous voilà bien avancés!
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— En tout cas, il se prépare Sûrement un truc pas très honnête, commenta Nick. La façon mystérieuse de fixer le rendez-vous le prouve. — Je crois que tu exagères, fit Noël d'un air de doute. Peut-être s'agit-il simplement d'une sorte de jeu? — Ça m'étonnerait beaucoup. Dans ce cas, pourquoi ce garçon m'aurait-il bousculé pour reprendre le cochon? Il n'y a qu'une explication : il voulait m'empêcher de lire le message. Eh bien, j'ai maintenant très envie d'en savoir plus long. » Il s'arrêta brusquement et se frappa le front. « Sommes-nous idiots! Pour apprendre à qui était vraiment destiné le petit cochon, il aurait suffi de faire le guet près de la boutique! — Et nous nous serions fait repérer à tous les coups! interrompit Noël. Tu penses bien que les types se méfient, maintenant. Si, comme tu crois, il s'agit d'une vilaine histoire, nous sommes assez suspects comme ça!» Il avait raison. Le mieux, pour les Trois N, était de retourner vers les attractions foraines comme s'ils n'étaient venus que pour s'amuser. Ce qui était vrai, d'ailleurs. Mais, alors qu'ils se dirigeaient vers les « chenilles » avec l'intention d'y faire un tour, ils passèrent près d'une roulotte peinte en couleurs criardes. A l'entrée, une pancarte annonçait :
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« Madame Zina, diseuse de bonne aventure ». Une jeune femme maigre et brune, vêtue d'une longue robe noire pailletée, un large turban autour de la tête, les oreilles ornées de gros anneaux de cuivre, était assise devant la porte : Mme Zina, sans aucun doute. Voyant les enfants elle se leva pour s'approcher d'eux, saisit la main de Nathalie et en examina longuement la paume. « Vous avez des lignes très intéressantes, mon enfant, dit-elle. Entrez, je vous en dirai davantage. Pour vous et vos frères, il vous en coûtera seulement trois francs. » Nathalie était tentée, bien que cette femme lui fît un peu peur. Elle interrogea Noël du regard. « Vas-y donc », l'encouragea celui-ci, désireux comme toujours de lui faire plaisir. A la suite de la voyante, Nathalie grimpa quelques marches et pénétra dans un antre minuscule, à demi obscur. On y voyait, sur une table recouverte d'une longue nappe cramoisie, une chouette empaillée, une boule de cristal, un jeu de cartes-Cinq minutes plus tard Nathalie ressortait, l'air « tout chose », suivant l'expression de Nick. « Alors, qu'est-ce qu'elle t'a dit? — Elle m'a prédit l'avenir : je me marierai avec un Esquimau et j'aurai douze enfants.» Ce fut ensuite le tour de Noël. Il revint bientôt, une expression amusée dans le regard.
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« Moi, annonça-t-il, je serai astronaute et j'irai sur la planète Mars. Et maintenant, Nick, c'est à toi.» Quand le plus jeune des garçons rejoignit les deux autres, il avait, lui aussi, l'air « tout chose ». Mais il refusa de donner des explications avant que le trio n'ait gagné un coin relativement tranquille. « Alors? — Figurez-vous qu'elle m'a pris la main, puis m'a regardé d'une drôle de façon avant de déclarer : « Jeune homme, vous avez un gros défaut : « la curiosité. Evitez d'y céder, sinon vous aurez « des ennuis! » — Et... c'est tout? — C'est tout. » Noël réfléchit un moment. « A mon avis, elle a voulu te donner un avertissement. — Pour m'empêcher de me mêler de cette histoire? — Sans aucun doute. Ce qui prouve qu'elle est la complice de ceux qui vendent les petits cochons. Ils ne sont pas sûrs que tu aies lu le billet mais, si oui, ils te font comprendre qu'il vaut mieux laisser tomber. — Ne crains rien, je crois bien avoir donné le change à Mme Zina. — Comment? — En jouant les idiots, pardi! Je me suis donné beaucoup de mal pour ça.
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— Tiens! J'aurais cru que ça t'était naturel! » rétorqua Nathalie avec malice. Son frère lui fit une grimace, et les Trois N reprirent leur promenade à travers la foire. Mais leur entrain était tombé, du moins en ce qui concernait les tours de manège et autres attractions. L'énigme que leur posait le petit cochon en pain d'épices les excitait bien davantage! Cependant ils restèrent encore quelque temps à flâner parmi les baraques, jouissant de cette joyeuse ambiance. Parfois un spectacle gratuit leur était offert, quand un forain déguisé en clown essayait d'attirer la clientèle à grand renfort de boniments et de musique. En tout cas, Nick devait avoir raison en affirmant qu'il avait égaré les soupçons des gens impliqués dans « l'affaire du cochon en pain d'épices » : le trio ne fut plus du tout inquiété. Le moment vint où, fatigués et le porte-monnaie complètement « à sec », les Trois N décidèrent de rentrer à la maison. Le crépuscule commençait à tomber et déjà quelques lampes s'allumaient. Pour éviter de traverser une fois de plus la grande place, ils décidèrent de prendre un raccourci. Cela consistait à franchir une barrière presque continue de caravanes qui, rangées en bordure d'une rue tranquille, représentaient de toute évidence les logements des forains : des cordes tendues entre les roulottes soutenaient du linge en train de sécher, des enfants couraient ça
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et là, des vieillards assis sur leurs talons épluchaient des légumes. Les Trois N, cherchant un intervalle par où se glisser, longèrent un certain nombre de ces maisons roulantes. Soudain leur apparut une « ruelle » obscure entre deux véhicules voisins. Comme ils allaient l'emprunter, un bruit de voix les arrêta. Debout au milieu du passage, tourné vers un gros camion, un petit homme à l'aspect malingre soutenait une conversation animée. Mais avec qui? Comme il n'y avait personne de visible, les enfants en déduisirent qu'il parlait tout seul Bizarre! Pour attirer son attention, Nick se mit à tousser. Le petit homme tourna la tête. Son visage ridé, parcheminé, couronné de cheveux gris tout bouclés, leur parut aussitôt familier. Bien sûr! C'était le petit vieux de la forêt, celui qui avait si aisément capturé le python! Lui-même reconnut à son tour les Trois N, car il leur fit un grand sourire de sa bouche édentée. « Bonjour, monsieur! dirent les arrivants. — Bonjour, les enfants! Vous voyez, j'étais en train de parler à Nabu. C'est mon serpent python. Je l'appelle par son diminutif, car son nom est vraiment trop long. — Il s'appelle « Nabuchodonosor », n'est-ce pas? fit Noël avec assurance.
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— Exact, vous avez deviné! » Sans se montrer autrement surpris par la perspicacité de Noël — après tout, les noms commençant par « Nabu » ne sont pas foule! — le vieux forain désigna aux enfants une grande cage posée sur la plate-forme du camion. Elle contenait un long serpent à la peau tachetée. Les Trois N le reconnurent, lui aussi : c'était celui qui avait semé la panique à l'Auberge de la Clairière, le dimanche précédent.
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CHAPITRE VI Une ménagerie AINSI, Nabuchodonosor, c'est lui! répéta Nick. — Eh oui! » fit le vieux forain sans prendre garde à l'importance que ce nom semblait avoir pour le jeune garçon. Nathalie tira son frère par la manche et lui murmura. « II pourrait être le quatrième Trois N et s'appeler Nicolas, puisque Nabuchodonosor, c'est toi! — Ce que tu peux être bête! riposta le jeune garçon en haussant les épaules.
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— C'est vous qui l'avez baptisé? demanda Noël au vieux forain. — Oui. A l'époque, je n'étais guère plus âgé que ce garçon (il désignait Nick) et j'avais appris récemment l'histoire des rois de Babylone. Ce nom m'a plu, et j'ai voulu le donner au python que nous venions de recevoir d'Afrique. Il était tout jeune, lui aussi. Et par la suite, c'est moi qui l'ai dompté. — Quoi! s'exclama Nathalie, il est si vieux que ça, ce serpent? » C'était une gaffe, assurément, mais le forain ne s'en offusqua pas. « Eh oui, mon petit. Nous sommes très âgés tous les deux, et pour ainsi dire à la retraite. Pas vrai, Nabu? » Le python, chose curieuse, semblait l'écouter, et le balancement de sa tête pouvait passer pour un acquiescement. Du moins ce fut l'opinion de Nathalie, qui avait beaucoup d'imagination. « Mais nous sommes tout de même encore utiles, lui et moi, poursuivait le vieillard. Je suis capable de donner un coup de main, par-ci, par-là... — Et lui? demanda Nick. — Nabu? On le montre dans les villages, avec les autres bêtes prétendues féroces. Voyez : ce camion sert de ménagerie ambulante. Quand il roule on referme ces volets, et les cages ne sont plus visibles. A l'arrêt, on les ouvre. »
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Effectivement, devant celle de Nabu, un panneau de bois était soulevé, formant auvent, et un autre rabattu vers le sol. C'est alors que les Trois N eurent conscience d'autres présences animales toutes proches. Ils auraient pu les déceler par l'odorat, si leur attention n'avait été jusqu'ici monopolisée par le python. Maintenant, non seulement leurs narines captaient des relents peu agréables, mais leurs oreilles percevaient des halètements, des grognements... Et ils commençaient à discerner, dans les cages voisines, des formes sombres qui s'agitaient. Nathalie, brusquement alarmée, se rapprocha de Noël et lui prit la main. « Ici, c'est un singe, poursuivit le vieux bonhomme, apparemment ravi d'avoir des auditeurs. Un peu plus loin, un loup... — Hou-ou-ou! » chuchota Nick à l'oreille de sa sœur, qui poussa un petit cri et se blottit davantage contre son cousin. Cependant le forain continuait son énumération. « Nous avons aussi une hyène, un sanglier, un chacal... — Qu'est-ce que... qu'est-ce qui arriverait... si... s'ils s'échappaient? bredouilla Nathalie de moins en moins rassurée. — C'est impossible : les barreaux sont solides. — Pourtant, le serpent python, l'autre jour... — Là, avoua le vieux forain, c'était ma faute.
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Pendant la halte, j'étais allé porter son repas à Nabu et je n'ai pas refermé sa cage tout de suite. Le pauvre, il avait très faim : il jeûnait depuis deux mois! — Quoi! s'écria Noël, il peut rester si longtemps sans manger? — Mais oui : un lapin vivant, ça lui suffit pour soixante jours. — Un python, c'est plus économique qu'une grosse fille! murmura Nick à l'intention de sa sœur, qui lui tira la langue. — Vous avez été très courageux en capturant Nabu à vous tout seul! » remarqua Noël. Le vieux fit entendre un petit rire qui évoquait un bruit de crécelle. « Courageux? Pas du tout. Je vous dis qu'il est mon ami, ce python, depuis le temps qu'on se connaît! » Une fois de plus il demanda : « Pas vrai, Nabu? » Et, une fois de plus, le serpent parut comprendre et approuver... « Pourtant, objecta Noël, il paraissait dangereux, dimanche, sur le tas de bois où il s'était réfugié. » Le vieillard avait réponse à tout. « C'est parce que ces hommes n'ont pas su s'y prendre avec lui : leur maladresse l'a rendu furieux. A-ton idée de serrer cette pauvre bête dans un nœud coulant? Je vous dis, moi, que
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Nabu est inoffensif, à condition de le prendre par la douceur... — ... et par la musique! ajouta Noël. — C'est vrai, dit le vieux forain en souriant. On lui ferait faire n'importe quoi en lui jouant un petit air. » Ce disant, le maître de Nabu tira de sa poche le pipeau déjà utilisé, joua la même ritournelle... et obtint le même effet : le reptile, captivé par les sons, se balançait en mesure. Le concert terminé, Noël continua distraitement à fredonner. « Bravo! déclara le forain. « Vous avez saisi l'air. Tenez, essayez à votre tour. »
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Il tendit le pipeau à Noël. Celui-ci, après quelques essais, réussit à reproduire la mélopée. Et le serpent se comporta de la même façon, continuant à dodeliner de la tête et du haut du corps tandis que les notes s'égrenaient. « Bravo! » répéta le vieil homme. Comme Noël voulait lui rendre le pipeau, il refusa. « Gardez-le. C'est moi qui les fabrique avec des roseaux, et j'en ai d'autres. — Merci beaucoup! » dit Noël en empochant le cadeau. A vrai dire, il l'acceptait surtout pour ne pas vexer le forain. Il était peu probable qu'un jour il eût l'occasion de dompter un python! Cependant Nick avait encore une question à poser : « Et Balthazar, qu'est-ce qu'il fait là-dedans? — Balthazar? répondit le vieux bonhomme. C'est un autre python, beaucoup plus jeune, qui a été dressé par ma petite-fille Rosita. Il est plus beau que Nabu... Mais nous ne sommes pas en bons termes, lui et moi. » Il y avait un peu de rancœur dans sa voix. « Ainsi, vous êtes le grand-père de Rosita? demanda Noël. — De Rosita et de beaucoup d'autres, répondit le vieillard. C'est bien simple : je suis l'aïeul de plus de la moitié des forains que vous voyez sur cette place. »
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Questionné habilement, il précisa que Zina, la diseuse de bonne aventure, ainsi que le jeune vendeur de cochons en pain d'épices, qui se nommait Carlos, étaient ses petits-enfants. Tandis que les Trois N réfléchissaient à ces révélations, il continua de parler, évoquant les souvenirs des foires de sa jeunesse. Ce monologue fut soudain interrompu. A l'entrée du passage, une voix jeune questionnait : « A qui parles-tu, pépé? — A Nabu », répondit sans hésiter le vieux forain qui ne semblait pas vouloir engager la conversation avec l'arrivant. Comme l'obscurité s'était épaissie, les enfants n'avaient entrevu qu'une silhouette trapue. Eux-mêmes, désireux de passer inaperçus, se renfoncèrent hâtivement dans l'ombre du camion. Pourvu que le nouveau venu ne les découvre pas, en venant plus près de son grand-père! Car ils avaient bien cru le reconnaître... Mais la réponse du vieillard ne suscita chez son interlocuteur qu'un simple haussement d'épaules, et il se retira sans plus prononcer une parole. Ouf! Les Trois N avaient eu chaud! « Quand on parle du loup... reprit le vieux forain (et Nathalie, instinctivement, porta les yeux sur la cage où s'agitait le fauve qu'on venait de nommer), ce garçon, c'est justement Carlos.
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— Ouf! » se dirent à nouveau les Trois N, qui ne s'étaient donc pas trompés. Il valait mieux pour eux, évidemment, que le vendeur de petits cochons ne les trouve pas en compagnie du vieux bonhomme, près de la cage du python. Un python qui s'appelait Nabuchodonosor, comme par hasard!
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CHAPITRE VII Recherches de quitter le vieux forain, qui leur avait dit s'appeler César Truchet, les Trois N l'avaient raccompagné, sur sa demande, jusqu'à la vieille roulotte qu'il habitait non loin de là. Veuf depuis longtemps, le « père César », comme on l'appelait, vivait avec une de ses filles, qui tenait une loterie. Pendant les tournées, cette roulotte, peinte en jaune et rouge, leur servait de maison. Le vieux forain, visiblement heureux de leur faire les honneurs de son logis, désigna à ses AVANT
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jeunes compagnons une minuscule fenêtre sur l'arrière : « C'est ici que donne ma chambre », leur dit-il. Bref, les enfants s'étaient fait un ami. En rentrant chez leurs parents, ce soir-là, ils discutaient ferme au sujet de leur nouvelle connaissance et des événements de l'après-midi. « Il y a une chose certaine, affirma Nick : le père César n'a rien à voir avec 1' « affaire ». — J'en suis convaincue, dit Nathalie. — Moi aussi, opina Noël. Mais je n'en dirais pas de même de ses petits-enfants. De toute évidence certains d'entre eux mijotent quelque chose de pas très clair. — Et ils y ont mêlé, on ne sait pourquoi, quelqu’un qui touche de près le vieux forain, poursuivit Nick. — Qui ça? demanda sa sœur. — Nabuchodonosor! — Ce n'est pas « quelqu'un »! fit remarquer Nathalie d'un air supérieur. — Ce n'est pas non plus « quelque chose », Mademoiselle-la-tatillonne! » Noël se hâta de les mettre d'accord. « De toute façon, pour le père César, Nabu compté comme s'il était un être humain, et même un ami. » ' Nathalie fit la grimace. « Un drôle d'ami! Je ne sais pas si ça me plairait, à moi, d'en avoir un comme ça.
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— Evidemment! railla son frère. Un python, c'est difficile de le mettre sur ses genoux pour le caresser, comme un petit chat... ou de lui dire, comme à un chien: « Donne la papatte à ta « mémère »! Nathalie ne put s'empêcher de pouffer à cette évocation. Mis en gaieté, lui aussi, Noël reprit son sérieux et dit, réfléchissant tout haut : « On a utilisé le nom de ce python, d'accord. Mais est-ce que ça signifie pour autant qu'on veut lui faire jouer un rôle, à lui? — Toute la question est là, répondit Nick. Mais si la réponse est oui, à quoi peut bien servir un serpent python? — Peut-être... à faire peur? suggéra Nathalie. — Supposition absurde! jugea son frère. — Pas tant que ça! répliqua Noël. Seulement, dans quel but? — Bref, nous tournons en rond! remarqua son cousin d'un air découragé. Nos renseignements sont insuffisants, voilà tout! — Alors, on laisse tomber? — Ah non! Pas avant d'avoir essayé d'en savoir plus. » Et Nick ajouta d'un ton solennel : « Quand ils flairent une piste, les Trois N vont jusqu'au bout! »
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Encore fallait-il la trouver, cette piste! C'est la tâche à laquelle les trois enfants s'attelèrent dès le lendemain. Aux quelques mots lus par Nick sur le message,, il fallait découvrir une suite valable. Noël prit les choses en main : il porta successivement dans la chambre des garçons, qui servait de quartier général, l'annuaire téléphonique, une carte détaillée de la région de Brunières et un guide touristique récent. « Maintenant, au travail! invita-t-il. — Qu'est-ce qu'on doit faire? s'enquit Nathalie. — Dénicher un lieu-dit, un quartier, un établissement... enfin un truc quelconque qui se dénomme « les quatre quelque-chose » et où des types puissent se donner rendez-vous. » Nick s'empara de l'annuaire et commença à en feuilleter les pages concernant Brunières, s'arrêtant principalement sur les rubriques en caractères gras. Pendant ce temps Noël éplucha la carte, à la recherche d'un nom géographique comportant le chiffre .« quatre ». Quant à Nathalie, elle avait pour tâche de passer en revue les noms d'hôtels, de restaurants ou d'auberges situés dans les villages proches de Brunières. Pendant près de deux heures, un silence laborieux régna dans la chambre, rompu seulement par le léger bruit des feuillets que l'un ou l'autre tournait ou encore, dé temps à autre, par une exclamation :
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« Ça y est : j'en tiens un! » Quand le trio interrompit ses recherches, la liste que Noël avait établie au fur et à mesure comportait cinq noms. Cette liste, à laquelle le jeune garçon avait apporté quelques précisions, était la suivante : — Rond-point des Quatre-Chênes (au-dessus de l'hôpital); — Carrefour des Quatre-Chemins (dans la banlieue sud, à 5 kilomètres environ de Brunières); — Restaurant des Quatre-Rois (au village de Brignon, à 9 kilomètres de Brunières); — Café-dancing « Aux Quatre-Colonnes » (dans la vieille ville);
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— Résidence « Quatre-Vallées », rue La Fontaine. Nathalie n'en revenait pas. « C'est extraordinaire qu'on en trouve autant, des trucs qui vont par quatre! — Oui, n'est-ce pas? Par quatre comme les Trois Mousquetaires! plaisanta son frère. — Eh bien, moi, je crains au contraire qu'il y en ait davantage, et que certains noms nous aient échappé, déclara Noël. — Ne sois pas pessimiste! dit Nick en faisant la grimace. Rien qu'avec ces cinq-là, notre enquête ne sera déjà pas si facile! Comment nous trouver, à jour et à heure fixes, en cinq endroits à la fois? » Noël compulsa de nouveau la liste. « Il y a tout de même un nom que nous pouvons rayer : la résidence des Quatre-Vallées; c'est une maison de retraite. — D'accord, approuva Nick. Restent quatre lieux de rendez-vous aussi valables les uns que les autres. Lequel choisir? » Noël fit une moue qui exprimait son incertitude. « Je suis incapable de trancher. » En attendant, tandis que les plus jeunes continuaient à se pencher sur le problème du lieu, il décida d'en aborder un autre tout différent : celui du rôle (s'il en avait un) de Nabuchodonosor dans cette affaire. Pour cela, le jeune garçon, muni d'un carnet et d'un crayon, se rendit à la bibliothèque
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de la ville et compulsa un gros livre sur les reptiles. Quand il revint, une heure et demie plus tard, il savait tout sur les mœurs des pythons : leur taille, leur poids, leur façon de se nourrir, leur habitat, les ennemis qu'ils avaient à combattre, l'usage qu'on faisait de leur peau... Et comme ces savants articles étaient accompagnés de planches en couleurs, il put cataloguer Nabu comme faisant partie de l'espèce « arc-en-ciel. », parmi laquelle se trouvent les spécimens les plus grands et les plus dangereux. « Nous voilà bien avancés! épilogua Nick après avoir écouté le compte rendu de Noël. Dans tout ce fatras, il n'y a rien qui se rapporte à notre affaire. » Nathalie avait dressé l'oreille en entendant son cousin parler de « la peau des pythons, très prisée en maroquinerie ». « Peut-être que les petits-enfants du père César veulent vendre Nabu pour qu'on en fasse des sacs, des valises... des tas de choses, quoi! suggéra-t-elle. — Invraisemblable! répliqua son frère. Ça leur rapporterait quelques milliers de francs, tout au plus! Ils ne se donneraient pas toute cette peine pour si peu. » Les Trois N se sentaient découragés. Ils avaient tout tenté, semblait-il, pour éclaircir l'énigme que le hasard leur avait posée. Que faire, maintenant? « Renoncer », fut la sage conclusion de Noël.
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Aussi, le samedi, quand les parents Renaud offrirent d'emmener leurs enfants au cinéma, ces derniers acceptèrent. Non sans une pointe de regret toutefois. La séance n'aurait-elle pas lieu le soir, juste au moment où...? Mais il était dit que les choses se dérouleraient autrement. Dans l'après-midi, un coup de fil annonça à M. et Mme Renaud que des amis, de passage à Brunières, seraient heureux de les voir. On les retint à dîner, et... plus question de cinéma. Cependant, ne voulant pas décevoir les enfants, les parents leur donnèrent de l'argent pour aller faire un tour de foire et leur accordèrent la permission de dix heures trente. Ainsi, malgré eux, les Trois N retournaient à la source du problème... Cette idée, à vrai dire, était loin de leur déplaire!
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CHAPITRE VIII Une visite nocturne ILS SE rendirent à la foire avec leurs vélos et les -l rangèrent, soigneusement attachés entre eux, dans une rue proche de la place. Il était à peine huit heures du soir. Un tour rapide parmi les baraques les convainquit d'une chose : les attractions qui les avaient amusés quelques jours plus tôt n'avaient décidément plus aucun charme pour eux. Comme ils déambulaient, pensifs, en mangeant du nougat, Nick demanda aux deux autres :
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« Vous êtes muets comme des carpes. A quoi songez-vous? — A la même chose que toi... qui n'es pas plus bavard que nous! répondit Noël en riant. — C'est-à-dire au père César et à Nabu, précisa Nathalie. — Et, comme moi, vous avez envie de faire un tour dans leur quartier, non? suggéra son frère. — Tout juste! admit Noël. Mais... est-ce bien prudent? — Taratata! fit Nick. A entendre parler mon digne cousin, on pourrait croire qu'il a atteint l'âge respectable du serpent python! — Tu sais très bien que nous étions d'accord pour laisser tomber! — Qui te parle de reprendre l'enquête? Ce que je suggère, c'est simplement d'aller « serrer la « pince » à deux vieux amis. » Une fois de plus, l'image évoquée par Nick provoqua l'hilarité de Nathalie, qui déclara qu'elle votait pour. Et Noël se laissa convaincre. Si bien que le trio quitta les allées bien éclairées de la grande place pour gagner la zone presque obscure où s'alignaient les caravanes servant d'habitations. Il y régnait un relatif silence : le vacarme de la fête parvenait encore jusque-là, mais atténué. « Nous y voici! annonça Nick en montrant un
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étroit passage entre les masses sombres de deux gros véhicules. Il y fait noir comme dans un four! » Sa sœur frissonna. Elle pensa au loup... Il était tout près des Trois N, séparé d'eux par l'épaisseur d'un volet et quelques barreaux. Heureusement ces derniers étaient solides, s'il fallait en croire César. A propos de volets, tous étaient fermés, sauf une paire : celle qui masquait la cage de Nabu. Et cette cage... « Elle est ouverte! constata Noël d'une voix surprise. Le python n'y est plus! — Il... il s'est sauvé? questionna Nathalie qui sauta en l'air, avec l'impression qu'elle risquait de piétiner les écailles d'un reptile. — Difficile à croire! répondit son frère. Ce serpent ne fait quand même pas des fugues à répétition! — Son maître l'a fait sortir, alors? — Hum! Sans doute pour qu'il fasse dodo au pied de son lit? » En réalité, malgré son ton moqueur, Nick n'en menait pas large. « II faut aller voir le vieux forain chez lui », conclut Noël. Bien entendu, les deux autres étaient d'accord. Le trio quitta donc les lieux « à pas de loup » selon la recommandation de Nick, et, quelques travées plus loin, retrouva sans trop de difficulté la roulotte bicolore. Elle baignait dans une
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complète obscurité. Aucune lumière ne filtrait sous la porte, et la fenêtre de la chambre du vieux César -n'était pas davantage éclairée. , « Il dort, en déduisit Noël. — Tant pis! Nous devons le réveiller! » décida Nick. Et, comme la petite ouverture était haut perchée, il souleva sa sœur pour qu'elle puisse frapper au carreau. L'effet fut instantané : à peine Nathalie remettaitelle pied à terre que la fenêtre s'ouvrit, et la tête du vieil homme s'y encadra. Donc, loin d'être endormi, celui-ci veillait dans le noir. « Qui est là? demanda-t-il d'une voix inquiète. — Nous. — Qui, vous? — Noël, Nathalie et Nicolas Renaud.., vos amis, précisa Nick. — Ah bon! » Le soulagement perçait dans la voix du vieux forain. « Nous venions vous rendre visite, poursuivit Noël, ainsi qu'à Nabu. — Nabu! répéta son interlocuteur. Que lui est-il arrivé, dites? Je suis sûr qu'ils allaient s'en prendre à lui, quand ils m'ont obligé à rentrer dans ma roulotte. » Les Trois N échangèrent un regard. Ainsi, le père César n'était pour rien dans la disparition du python?
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« De qui parlez-vous? Qui en voulait à Nabu? demanda Nick. — Trois de mes petits-fils. — Carlos? — Lui, bien sûr, et son frère Juan. Mais le principal responsable est Ramon, leur cousin plus âgé. Il a toujours été une forte tête, celui-là. D'ailleurs vous le connaissez : c'est lui qui portait la cage, quand j'ai capturé Nabu dans la forêt. » Oui, les Trois N se souvenaient du « costaud » aux longs cheveux noirs qui accompagnait son grand-père lors de la fameuse battue. « Mais enfin, que lui veulent-ils, à ce python? questionna Noël. — Est-ce que je sais? Je me trouvais près de sa cage, à parler tranquillement avec lui, quand ces trois garnements sont arrivés. Ma présence a paru les gêner. Ils m'ont prié d'aller me coucher. Et comme je refusais, ils m'ont fait rentrer de force et bouclé. — Vous n'avez pas appelé à l'aide? — J'ai bien essayé. Mais, à cette heure-ci, tout le monde est à la foire... à part quelques marmots en bas âge. » Décidément, le brave homme ne savait pas tout. Fallait-il le mettre au courant? Noël s'y décida. « La cage du python est vide », annonça-t-il. Cette nouvelle, comme il l'avait craint, provoqua la colère du père César. Furieux, il cogna du poing contre
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la fenêtre en gémissant : « Mon pauvre Nabu! Que vont-ils te faire? Ah, si je les tenais, ces bandits! » Noël regretta ses paroles. Trop tard! Le vieux continuait ses jérémiades, et le bruit qu'il faisait risquait fort d'attirer quelqu'un! « Tranquillisez-vous, monsieur, intervint Nick. Nous allons vous délivrer et nous le chercherons ensemble, votre python. » Bien sûr, il se doutait qu'on ne retrouverait pas si facilement le reptile. Il y avait de fortes chances que les petits-enfants du vieux forain l'aient « embarqué » pour une destination inconnue, qui commençait par « les quatre »...
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Comme en écho à ses pensées, le vieil homme cessa de s'agiter pour déclarer : « Trouver Nabu? Impossible! Il me revient quelques mots que ces garnements ont échangés après m'avoir enfermé. Sans doute qu'ils me croient sourd! C'était Ramon qui parlait : « Main-« tenant, on le fourre dans la camionnette », a-t-il dit. Je comprends seulement qu'il parlait de Nabu! Et il a ajouté : « En route pour... pour... » — Pour où? Je vous en prie, faites un effort! » pria Nick. Leur interlocuteur, le front plissé, parut se concentrer. Soudain il leva un doigt. « J'y suis : pour les Quatre-Chemins! » De nouveau les Trois N échangèrent un regard, de triomphe cette fois. Il s'agissait du carrefour qui figurait sur leur liste. Mais leur joie fut de courte durée. A l'entrée de la venelle surgit une silhouette qui leur parut immense. Derrière elle, deux autres plus petites : Ramon et ses complices, pensèrent-ils aussitôt. Sans doute avaient-ils été alertés par les vociférations du vieillard? C'est tout d'abord à ce dernier que le plus grand s'adressa, d'une voix dure : « Tais-toi, grand-père, sinon...! » Les yeux levés à la hauteur de la fenêtre, il n'avait pas encore aperçu les trois enfants qui s'étaient aussitôt accroupis. Ce faisant, ils évaluaient leurs chances. Elles étaient minces!
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L'issue était bouchée d'un côté par les adversaires, de l'autre par une lessive qui séchait sur une corde tendue entre les deux véhicules. Les silhouettes des fugitifs s'y détacheraient trop bien, s'ils choisissaient cette voie. « Sous la roulotte! » chuchota Nick. Et, donnant l'exemple, il s'aplatit par terre et se mit à ramper entre les deux trains de roues. Comme celles-ci était suffisamment hautes, l'opération ne présenta guerre de difficulté et il se retrouva bientôt de l'autre côté : soulagé pour lui-même, mais rempli d'anxiété au sujet des deux autres. Noël et Nathalie l'avaient bel et bien imité, mais avec un temps de retard. C'est ce qui permit à l'adversaire, en baissant les yeux, d'apercevoir deux paires de pieds qui dépassaient. Il y eut des clameurs : « Regarde, là-dessous! — Tiens, tiens! Le pépé avait de la visite? — Attrape-les! » Les deux fugitifs redoublèrent d'effort : en vain. Saisis par les chevilles, ils furent tirés en arrière comme de vulgaires paquets. Et Noël se disait avec amertume : « Quel dommage que nous ne sachions pas ramper, comme un serpent python! » Mais une pensée consolante le soutenait : « Nick, au moins, est tiré d'affaire! » Ce n'était pas tout à fait vrai; Certes, le jeune garçon se trouvait séparé des trois hommes par
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toute la largeur de la roulotte. Mais, peu après la capture des deux autres « N » (que les cris lui avaient signalée), il entendit l'un des adversaires s'exclamer : « Dites-donc, je les reconnais, ces gamins! Ce sont eux qui ont acheté le cochon destiné à... » Ici Carlos (car c'était lui) baissa la voix, et Nick ne put malheureusement saisir le nom qu'il prononçait. « Mais ce jour-là, ils étaient trois, ajouta aussitôt l'adolescent. Et celui qui manque, c'est le plus dangereux pour nous! » N'était-ce pas Nick, en effet, qui avait demandé et reçu le cochon contenant le message? Un honneur dont il se serait bien passé! « Si ces trois gosses sont ici, ce n'est pas pour rien! remarqua Ramon de sa voix grave. Ils savent sûrement quelque chose. — Donc, ils nous ont bien eus! grogna Carlos. Il est urgent de mettre la main sur le numéro 3.» Le « numéro 3 » n'avait pas bougé pendant ce dialogue. Certes, il aurait pu se sauver. Mais seul. Or, il ne voulait pas abandonner sa sœur et son cousin. Soudain il prit conscience que s'il voulait les aider, il fallait qu'il reste libre! Cette réflexion lui vint un peu tard. Déjà, Ramon avait crié un ordre : « Cernons la roulotte! » Il fallait fuir de nouveau. Par le même procédé? Peu pratique : à la suite venait une caravane trop
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basse sur roues pour qu'il pût passer dessous. Et l'ennemi allait apparaître d'ici peu aux extrémités de l'étroit boyau où il se trouvait. Son regard affolé se posa sur la porte de la roulotte. Par chance elle se trouvait de son côté. On y accédait par un escalier de trois marches. Il s'y rua, mais sans trop d'espoir. « Elle est sûrement fermée, pensa-t-il. Le vieux César a dit qu'on l'avait « bouclé. » Eh bien, non! Contrairement à son attente, le vantail s'ouvrit facilement. Il pénétra dans un intérieur obscur, et, très lentement, referma la porte. Au même moment il entendit une exclamation furieuse juste au-dessous de lui : « C'est un peu fort! Il a disparu! » Nick était sauvé... provisoirement du moins.
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CHAPITRE IX Dans la roulotte AVEC d'infinies précautions, le fugitif parcourut l'espace étroit et encombré qui représentait le logement des deux forains. Il lui fallait éviter de faire du bruit en se cognant contre quelque obstacle. Heureusement, la fille du vieux César devait être une personne ordonnée : tout, meubles ou ustensiles, était rangé contre les parois. Si bien que le jeune garçon put parcourir sans risque un
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couloir central entièrement dégagé. Et, soudain, il se heurta contre une paroi lisse. Avait-il déjà atteint le fond de la roulotte? Il lui sembla que non. Effectivement, en palpant ce « mur », il découvrit une poignée de porte : il s'agissait donc d'une simple cloison permettant d'isoler une petite pièce. « La chambre du père César! » pensa Nick aussitôt. Sa première idée fut d'ouvrir cette porte et de chercher refuge chez le vieux bonhomme. Mais elle était fermée à clef. Et il n'y avait pas de clef sur la serrure. Le vieillard était bel et bien « bouclé »! Le léger bruit qu'avait provoqué le loquet en tournant avait dû être perçu par le prisonnier, car, de l'autre côté du panneau, une voix faible chuchota : « Qui est là? — Nicolas Renaud. Pouvez-vous me faire entrer? — Impossible : je n'ai pas la clef. — Elle n'est pas non plus de ce côté. » Un silence accablé suivit. A quoi bon continuer le dialogue? De part et d'autre d'une mince cloison, le vieillard et le jeune garçon étaient incapables de s'entra Ce silence, d'ailleurs, fut de courte durée: A l'autre bout de la roulotte, mais venant de l'extérieur, des voix se faisaient entendre. D'abord inaudibles, les paroles devenaient de plus en plus nettes. Le ton était celui de la colère.
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« Plus de doute : il nous a filé entre les doigts! — Mauvais pour nous, ça. Supposez qu'il aille donner l'alerte! — Alors, qu'est-ce qu'on fait? — Commençons par neutraliser ces deux-là. Après, on avisera. — Les neutraliser... de quelle façon? — En les enfermant là-dedans, eux aussi. » Nick perdit tout espoir. Ces deux-là? C'étaient Noël et Nathalie, bien sûr! Et « là-dedans » désignait de toute évidence l'intérieur de la roulotte! Effectivement la porte s'ouvrit brusquement. Une haute silhouette apparut, qui en poussait deux autres plus petites; c'étaient Ramon et ses deux prisonniers, bien visibles dans le faisceau d'une torche électrique que tenait l'un des hommes restés dehors. Noël et Nathalie se débattaient furieusement, à coups de poing et coups de pied. A quoi bon? Ils n'étaient pas de taille, et l'adversaire réussit bien vite à les pousser dans la prison qu'il avait choisie pour eux... et qui allait devenir aussi celle de Nick! Ce dernier, malgré son anxiété, avait secrètement applaudi : au moins, les « N » s'étaient défendus! En même temps il cherchait fébrilement, des yeux, un coin où se cacher : pas facile, dans ce réduit où toutes les places libres étaient occupées! Un seul espoir : se glisser sous un divan-lit recouvert d'une couverture indienne.
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Hélas! En la soulevant, il vit que des tiroirs s'encastraient sous la couchette. Même une souris n'aurait pu s'y glisser! A ce moment, une lumière plus forte jaillit : Ramon venait de donner l'électricité dans la caravane. Nick, toujours accroupi, devint le point de mire des arrivants. Ceux-ci, en le voyant, réagirent chacun à leur manière : sur le visage de Noël et de sa cousine se peignit la consternation, tandis que Ramon triomphait visiblement. « Le troisième est ici! lança-t-il à l'intention de ses deux complices.
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— Pas possible! — Il est donc tombé dans la souricière? » Nick pensa que l'expression « dans la gueule du loup » aurait mieux convenu. Son réflexe fut de reculer. Bien sûr, il n'alla pas loin : presque aussitôt, la cloison l'arrêta. Ah, s'il avait pu passer au travers! Elle était malheureusement bien trop solide. Cependant Ramon, sans lâcher ses prisonniers, appelait ses cousins : « Venez me donner un coup de main, vous autres! Ces gosses sont coriaces, et maintenant qu'ils sont trois...! » Trois hommes pour venir à bout de trois enfants? Voilà qui aurait dû flatter l'amour-propre des jeunes Renaud! Mais ils ne s'en souciaient guère, dans la situation où ils se trouvaient! Ce qui leur importait, c'était de connaître le sort que leur réservait l'adversaire. Ils ne tardèrent pas à être renseignés. « Mettons-les avec le grand-père! » décida Ramon. Quelques instants plus tard, après une résistance aussi acharnée qu'inutile, les enfants furent poussés de force dans le minuscule réduit. Pour ouvrir la porte, le plus âgé de leurs adversaires avait tiré une clef de sa poche. Une fois le trio enfermé, il fit tourner cette clef deux fois dans la serrure, puis la retira. « Et maintenant, filons! ordonna-t-il. Il ne s'agit pas d'être en retard! »
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Un piétinement, un bruit de porte qu'on ouvre, puis qu'on claque... Les Trois N se trouvaient maintenant prisonniers en compagnie du vieux forain, dans un espace à peine assez grand pour y loger une personne. Il y eut d'abord un silence, que leur hôte rompit bientôt : « Alors, ils vous ont eus? Je suis désolé pour vous, et... et j'ai honte pour mes petits-fils. » Le vieillard se tenait debout sous la petite fenêtre et on distinguait à peine sa silhouette menue. « Vous pouvez faire de la lumière, ajouta-t-il, l'interrupteur est près de la porte. » Nick l'actionna aussitôt, et une pièce aux dimensions exiguës apparut. Elle comportait une étroite couchette, une chaise, un placard d'angle. Les quatre personnages debout occupaient presque tout l'espace libre. « Nous serions mieux assis », suggéra Noël. Lui et ses cousins s'installèrent sur la couchette, tandis que César occupait l'unique chaise. « Oui, j'ai honte pour eux, répéta le vieux. Et peur, aussi. Peur qu'ils ne fassent quelque bêtise. — En tout cas, rien n'est de votre faute! affirma Noël pour le rassurer. — Il ne faut pas nous laisser faire! s'écria Nick en tapant du poing sur le lit d'un geste rageur. — Tu en as de bonnes, toi! riposta sa sœur. Comment sortir d'ici, alors que la porte est fermée à clef?
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— Cette clef, c'est la vôtre? interrogea Noël s'adressant au vieux César". — Bien sûr! Elle était sur la porte, et Ramon s'en est emparé après m'avoir enfermé. — Il n'en existe pas d'autre? — Si, ma fille Gina possède un double de toutes les clefs de la roulotte. Malheureusement elle emporte le trousseau quand elle va au travail. — Il faudrait pouvoir entrer en contact avec elle », conclut Nick. Seulement voilà : pour cela il aurait fallu sortir... donc posséder une clef. On tournait en rond, décidément! « Mais j'y songe, ajouta le jeune garçon, peut-être qu'elle est « dans le coup », elle aussi? » Le vieillard secoua énergiquement la tête. « Sûrement pas : Gina est une femme raisonnable et travailleuse, qui ne se lancerait pas dans des histoires louches. Je vous l'ai dit : c'est Ramon qui a tout combiné. Et les plus jeunes l'ont suivi, malheureusement. D'ailleurs, quand vous verrez ma fille, vous comprendrez. » Que voulait-il dire? Les Trois N ne se posèrent pas longtemps la question : ils réfléchissaient. Sortir de la pièce? Cela supposait une issue. Or, il n'y en avait que deux : la porte, et la fenêtre. La porte? Nick s'était déjà assuré qu'elle était solide, ainsi que la serrure qui la condamnait.
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Restait la fenêtre : trop petite, évidemment. Du moins pour qu'il pût y passer, lui. Noël? Même conclusion. Mais... Nathalie? « Evidemment, pensa le jeune garçon, je me moque souvent d'elle en la traitant de « grosse fille ». Mais l'est-elle vraiment? Je crois que non. Un peu ronde seulement, et joufflue. » Bien sûr, il devrait faire amende honorable devant sa sœur. Mais tant pis! La conquête de la liberté valait bien une petite blessure d'amour-propre! Or, il n'eut même pas besoin d'en arriver là. Noël, qui avait dû faire le même raisonnement, s'adressait déjà à sa cousine : « Si on t'aidait, ma petite Nattie, ne pourrais-tu essayer de passer par la fenêtre? — Moi, passer par cette petite ouverture! s'exclama la fillette. C'est... c'est... impossible! — Ça vaut la peine de tenter le coup, insista Nick. — Bon, je veux bien, accepta-t-elle sans enthousiasme. Mais en admettant que je réussisse à sortir, qu'est-ce que je ferai? — C'est très simple : tu iras trouver la fille de M. Truchet. — Où ça? — Je vais vous expliquer, intervint le père César. Elle tient une loterie, et sa baraque est située dans la deuxième allée à partir d'ici. Vous ne pouvez pas vous tromper : c'est la seule dans
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ce coin, et elle se trouve entre une boutique de confiserie et un stand de tir. — Et qu'est-ce que je lui dirai, à votre fille? — Eh bien... euh... ne racontez pas toute l'histoire. Dites-lui seulement que je suis enfermé dans ma chambre et qu'il faut qu'elle vienne m'ouvrir. — Si elle te demande comment tu l'as su, intervint Noël, explique que tu as entendu M. César crier par la fenêtre et que tu t'es chargée de la commission. — Bon, bon! » maugréa Nathalie pas du tout ravie d'avoir à débiter ces demi-mensonges. D'ailleurs rien n'était encore gagné, la fenêtre restait à franchir... Ce ne fut pas une mince besogne! Les deux garçons durent hisser Nathalie, les pieds dirigés vers l'ouverture. Les jambes passèrent ensuite, puis le corps, et enfin le plus difficile : les épaules. Mais, à force de contorsions, elles furent enfin dégagées. Bientôt Nathalie se trouva suspendue par les mains au rebord extérieur. Un dernier saut, et elle atterrit sur le sol de la ruelle, congestionnée, râpée, égratignée, mais intacte. Le temps de reprendre ses esprits, et la messagère partit comme une flèche en direction de la zone éclairée où la foire battait son plein. Libre !. Oui, mais pour le moment, seule des Trois N à l'être!
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CHAPITRE X Nathalie foraine LA FUGITIVE,
se fiant aux explications de César, trouva sans trop de peine la baraque où Mme Gina exerçait son activité. On y remarquait tout d'abord une grande roue couverte de chiffres. Sur son pourtour, des chevilles faisaient saillie. Une femme lançait la roue, et, quand celle-ci s'arrêtait, annonçait tout haut le numéro gagnant et le lot correspondant.
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Quelle femme! Nathalie en resta « soufflée ». Presque obèse, avec une voix tonitruante, la fille du vieux forain ne ressemblait guère à son père! Celui-ci avait sûrement raison : gênée par son poids, Gina ne devait pas être du genre à foncer dans l'aventure! « Vivre à l'étroit dans une caravane doit lui poser de drôles de problèmes! » pensa la fillette. En tout cas, Mme Gina avait un bon gros visage à l'expression bienveillante, et elle sourit à l'arrivante quand celle-ci essaya d'attirer son attention. « Vous voulez me parler? Rejoignez-moi par là! fitelle en désignant une ouverture latérale. — C'est... au sujet de votre père », commença Nathalie une fois qu'elle se trouva à l'intérieur de la baraque. Les épais sourcils se froncèrent. « Il ne lui est rien arrivé, au moins? — Non, non. C'est seulement... » Là-dessus, la nouvelle venue débita son histoire de porte fermée à clef, avec l'espoir que son auditrice ne la trouverait pas trop invraisemblable. Mais la grosse femme n'eut pas l'air de trouver la chose étrange. Elle paraissait seulement ennuyée. Il était facile de comprendre qu'elle cherchait comment concilier .deux obligations : secourir son père, et s'occuper de sa loterie. Soudain elle posa les yeux sur Nathalie, et son regard s'éclaira.
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« Ecoutez, mon petit, je veux bien aller là-bas, niais pendant ce temps vous me remplacerez. — Moi! » Nathalie avait presque crié, tant sa stupéfaction était grande. Elle ne s'attendait pas à ça! « Je... je n'en suis pas capable! objecta-t-elle. Vous devriez plutôt me prêter vos clefs, et j'irai délivrer M. César! » Le visage de Gina se renfrogna. « Mes clefs? Je ne m'en sépare jamais! » réponditelle. Elle avait sans doute raison : on ne confie pas ses clefs à quelqu'un qu'on ne connaît pas. En revanche, la fille du vieux forain trouvait naturel qu'une enfant de neuf ans fasse marcher la loterie à sa place! « Vous verrez, c'est très facile : je vais tout vous expliquer. » Allons! Puisque la délivrance de Nick et de Noël était à ce prix, Nathalie se ferait un devoir de devenir gérante de loterie... provisoirement, bien sûr! D'ailleurs, la grosse femme avait dit vrai : un simple jeu d'enfant! Et bientôt, tandis que Gina s'éloignait aussi vite qu'elle pouvait sur ses grosses jambes, Nathalie, d'une voix d'abord timide, se mit à lancer : « Mesdames, messieurs, faites vos jeux! » Peu à peu, d'ailleurs, elle prit de l'assurance. Et, au bout d'un moment, elle finit par s'amuser franchement! La façon d'opérer était toujours la
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même : les clients achetaient des jetons et les posaient sur la banque où étaient peints les mêmes numéros que sur la roue. Quand celle-ci, lancée aussi fort que possible, finissait par s'arrêter, une lame souple restait coincée entre deux chevilles. Nathalie pouvait ainsi lire à la fois le numéro gagnant et le lot qui récompensait les joueurs chanceux. Alors elle se mettait à distribuer dès kilos de sucre, de petits ours en peluche, des paquets de biscuits, ou même des « seaux garnis ». Mais elle n'oubliait pas pour autant son frère et son cousin, captifs dans la roulotte. Qu'allait dire Gina, en les trouvant auprès de son père? D'ailleurs, elle tardait bien, Gina! Pourquoi? L'inquiétude commençait à ronger sa remplaçante. Peutêtre avait-elle rencontré Ramon et ses complices, qui l'avaient détournée de son projet? Peut-être... Pour finir, Nathalie ne s'amusa plus du tout. Pendant que tournait la « roue de la chance », elle jetait des regards inquiets au-delà de la rangée des clients. Il lui semblait qu'un temps interminable s'était écoulé depuis le départ de la foraine. Enfin elle l'aperçut, énorme silhouette jouant des coudes pour fendre la foule. Elle rejoignit Nathalie, qui demanda aussitôt : « Alors, vous avez pu ouvrir la porte? — Bien sûr, mais... plus j'y réfléchis, plus je trouve que c'est une drôle d'histoire : cette clef
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disparue, ces gamins enfermés avec mon père. » Elle répéta « ces gamins » et fixa bizarrement Nathalie qui, gênée, se hâta de prendre congé. Elle ne tenait pas à donner de plus amples explications! « Je file. Au revoir, madame Gina. — Au revoir, mon petit. Et merci pour votre aide!» Nathalie était déjà loin que, pour la dernière fois, la voix sonore atteignit ses oreilles : « La roue de la chance, mesdames et messieurs. Faites vos jeux! » Puis Nathalie oublia Mme Gina et sa loterie pour ne plus penser qu'aux deux garçons qui, là-bas, devaient l'attendre : libres, eux aussi! Effectivement, elle les trouva à l'entrée de la roulotte. Déjà Nick piaffait d'impatience. « Tu en as mis, du temps! — Pas moi, mais Mme Gina. Elle ne court pas très vite. — On s'en doute! — Bravo, tu t'en es très bien tirée! » la félicita Noël. Nathalie voulut raconter son expérience de commerçante foraine, mais son frère l'arrêta dès les premiers mots. « Sais-tu qu'il est presque neuf heures? — Exactement neuf heures moins douze, précisa Noël en consultant sa montre. — Oui, et alors?
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— Alors, dit Nick, nous avons douze minutes pour aller chercher nos vélos et filer aux « Quatre-Chemins ». — Parce que... parce que... nous y allons? balbutia la fillette. — Mais naturellement! » Noël, entraînant sa cousine dont il avait pris la main, expliqua tout en marchant : « Vois-tu, Nattie, le vieux César est très inquiet au sujet de ce que « mijotent » ses petits-fils. Il est persuadé qu'il s'agit d'une bêtise. Et nous, par amitié pour lui, nous voulons essayer de les en empêcher. — Mais c'est dangereux ! tenta de protester
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Nathalie. Il fait nuit, et puis... et puis... nous allons peut-être retrouver le serpent python? — Ça se pourrait, admit Nick. Maintenant, si tu as trop peur, ne nous accompagne pas. Nous pouvons te déposer à la maison et... — Jamais! s'écria la fillette dans un sursaut d'héroïsme. Les « N » vont toujours par trois! » Après tout, elle avait tort de se faire une montagne de cette aventure! C'est sans trop de peine qu'elle était devenue gérante d'une loterie. Pourquoi pas dompteuse de serpents pythons? Se sentant de nouveau tous les courages, Nathalie suivit les deux garçons. Le trio, une fois la rangée de caravanes franchie, traversa la rue pour gagner l'endroit où les vélos étaient rangés. Au moment où chacun enfourchait le sien, Noël consulta de nouveau sa montre : elle marquait neuf heures moins dix. « Dix minutes pour faire quatre kilomètres : il ne va pas falloir lambiner! » remarqua-t-il. Lambiner? Aucun des Trois N n'en avait envie. La fraîcheur de cette nuit de printemps les incitait d'ailleurs à pédaler vite pour se réchauffer. Mais ce ne fut qu'une fois hors de la ville, sur une avenue presque rectiligne, qu'ils purent donner toute leur mesure. Des réverbères, de loin en .loin, dispensaient une lumière jaune qui faisait paraître les teints blafards. En bordure de la route, les immeubles avaient fait place à des villas, qui à leur tour se raréfièrent. De plus en plus
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apparaissaient des étendues obscures qui devaient être des champs. Les Trois N, pas très à l'aise, fixaient obstinément le petit cône lumineux que leurs phares projetaient devant eux sur le sol. Ils croisèrent quelques voitures, quelques autres les doublèrent : à chaque fois, ils serraient le plus possible les bas-côtés pour essayer d'échapper aux regards. En effet, les forains devaient suivre la même route. Mais sans doute étaient-ils déjà passés? L'heure du rendez-vous approchait. Soudain Nick, qui tenait la tête du peloton, annonça: « Je crois que nous y sommes! » On apercevait un carrefour. Un carrefour comme beaucoup d'autres, où deux routes se rencontraient à angle droit, ce qui donnait quatre
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directions. Mais ici, le point de croisée- s'élargissait en une place à peu près circulaire, bien éclairée par de gros lampadaires placés à l'entrée des quatre chemins. Une petite agglomération s'était groupée autour de cette place : un immeuble, quelques villas et/juste à l'angle, côté Brunières, un café que précédait une cour plantée d'arbres. Le trio venait de déboucher sur la place lorsque Nick, toujours chef de file, s'arrêta brusquement. Les deux autres l'imitèrent, non sans mal. « Regardez! » chuchota le jeune garçon, le doigt tendu. Sur une sorte de terrain vague, au-delà du chemin de droite, deux véhicules étaient arrêtés, tous feux éteints : une camionnette et une voiture. Et, près d'elles, quatre silhouettes s'agitaient, paraissant se livrer à une mystérieuse occupation.
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CHAPITRE XI Filature S'AGISSAIT-IL d'une rencontre entre les trois petitsfils de César et l'inconnu à qui était destiné le cochon marqué « Nabuchodonosor »? Les nouveaux venus n'en doutèrent pas une seconde. Mais, sur le but de ce rendez-vous nocturne, ils n'avaient guère d'idées pour l'instant. Dans la relative clarté qui baignait la place, leur silhouette devait être bien visible, elle aussi. La première chose à faire était de se cacher.
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« Rebroussons chemin! » ordonna Noël à voix basse. Tenant leurs vélos et marchant à reculons, les enfants se retrouvèrent bientôt sur la route, à l'abri des regards. Provisoirement du moins. Car si l'adversaire regagnait la ville, il ne manquerait pas de les voir. Il n'y avait le long de cette route ni fossés ni arbres. « Entrons dans la cour du café, proposa Nick. — Tu crois qu'on peut? hésita Noël. — Et comment! La sécurité d'abord, n'est-ce pas? — Bien sûr! » approuva Nathalie, qui, déjà, franchissait une ouverture percée dans une murette et posait sa bicyclette contre celle-ci, à l'intérieur d'un espace clos. Les garçons la suivirent. A part la zone éclairée faisant face à la vitrine de l'établissement, cet enclos, planté de tilleuls, était très obscur. Le trio respira plus à l'aise. Mais les garçons, et spécialement Nick, regrettaient de ne pouvoir surveiller les agissements des quatre suspects. « C'est du temps perdu! soupira-t-il. J'ai bien envie de me glisser jusqu'à la place et de m'approcher d'eux sans être vu. Seul, je m'en sens capable. — Pas question! Nous patientons un moment tous ensemble! exigea Noël d'une voix ferme. — Bon, bon, si tu veux! » En vue de cette attente, les Trois N s'accoudèrent à la murette,
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face à la route. Quelques minutes s'écoulèrent. Il y eut des bruits de moteurs, mais il s'agissait seulement de voitures passant sur la route, dans un sens ou dans l'autre. Rien du côté de la place où stationnaient les deux véhicules. Quand tout à coup... « Ecoutez! » fit Nathalie, le doigt levé. Cette fois, on percevait un bruit de voix. Et cela venait de droite, c'est-à-dire de la place. L'instant d'après, trois hommes tournèrent l'angle et se mirent à longer la murette. Les guetteurs eurent juste le temps de s'accroupir : dans ces trois hommes, ils avaient reconnu Ramon et ses cousins! Les jeunes forains se rapprochaient. Mieux! ils pénétrèrent dans la cour du café, et se dirigèrent vers la vitrine éclairée en suivant une allée de ciment. Ce faisant, ils passèrent à quelques mètres des enfants, toujours accroupis, et qui n'en menaient pas large. Mais ils ne parurent pas les voir. Par contre, les Trois N ne se firent pas faute de les examiner, et surtout de les écouter. C'est ainsi qu'ils saisirent quelques bribes de leur conversation : « Ici, disait Ramon, nous serons mieux pour l'attendre. — C'est bien à dix heures qu'il doit nous retrouver? demanda Juan. — Ouï, en principe. Mais s'il n'est pas revenu à dix heures quinze nous filons. » A ce moment la porte du café, en s'ouvrant sous
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la poussée de Carlos, déclencha une sonnerie qui couvrit les voix. Puis elle se referma sur les trois complices. Les trois garçons et la fillette avaient le champ libre: ils sortirent du café, avec leurs vélos, pour contourner à nouveau l'angle de la place. C'est alors qu'ils aperçurent, en face d'eux, l'automobile qui reculait. Ensuite elle s'engagea dans le chemin de droite et disparut. « Essayons de la suivre! » proposa Noël. Sans plus se cacher, les Trois N contournèrent la place, puis obliquèrent dans la direction prise par la voiture, dont les feux arrière leur apparurent au loin. Ils roulaient sans peine sur cette voie large et bien éclairée, bordée de villas. Du
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moins en fut-il ainsi au début. Car, après quelques centaines de mètres, le chemin se transformait en une route de campagne à demi obscure, cahoteuse et parfaitement déserte. Quant aux feux qui guidaient les poursuivants, ce n'étaient plus que deux points rouges à peine visibles. « Le type va nous semer! » s'écria Nick. Comme pour lui donner raison, les deux petites lumières s'éclipsèrent brusquement. « Catastrophe! s'écria le jeune garçon. — De deux choses l'une, déclara Noël. Ou bien le conducteur a éteint ses lumières, ou bien il a tourné. » Le trio continua d'avancer, mais plus prudemment : il ne s'agissait pas de tomber dans un piège que l'homme aurait pu tendre en se sachant suivi! Bientôt, sur la gauche, leur apparut un mur. Sans doute cernait-il une propriété? Ils le suivirent, étonnés de le trouver si haut. Vers le milieu, un portail l'interrompait. Il était d'une seule pièce et en fer. Sur un des piliers qui l'encadraient, les enfants purent déchiffrer, en grosses lettres noires : «VILLA LA BROUSSE ». « Drôle de nom! commenta Nathalie. — Et drôle d'endroit! appuya son frère. Au moins, ces gens ne craignent pas la solitude! — Je me demande... commença Noël. Ce type, tout seul... » Il n'acheva pas, mais ses cousins comprirent sa pensée : si l'automobiliste était animé de mauvaises
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intentions, comme l'heure et le lieu le faisaient supposer, pourquoi agissait-il sans ses complices? Peutêtre n'était-il, après tout, qu'un promeneur nocturne? Peut-être aussi... Ce fut Nick qui exprima tout haut cette supposition : « Et si c'était tout simplement le propriétaire de La Brousse? — Peu probable, réfuta Noël. Dans ce cas, il serait entré avec son auto par le portail. Or, il l'a dépassé. » En tout cas, les Trois N n'arrivaient pas à croire cet homme inoffensif. La conduite des jeunes forains était des plus suspectes. Et il était de connivence avec eux. Mais, faute de preuves, il ne leur était pas permis d'intervenir, par exemple en alertant le ou les occupants de la propriété. Si l'individu qu'ils pistaient préparait vraiment un mauvais coup, ils devaient d'abord s'en assurer. Ils continuèrent à pédaler jusqu'à l'endroit où l'enceinte tournait à angle droit. Noël mit pied à terre et fit signe aux deux autres de l'imiter. Puis il avança sur la pointe des pieds et glissa un œil au-delà de l'arête du mur. Une prairie faisait suite au domaine, limitée par le deuxième pan de mur. Au pied de celui-ci, à vingt mètres environ de la route, une automobile stationnait, tous feux éteints. Son conducteur en était descendu, et, du coffre grand ouvert, sortait un objet... Quelque chose comme une
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malle, ou une caisse. L'homme la souleva péniblement, puis, ainsi chargé, contourna la voiture et disparut. «. On y va? » proposa Nick qui, s'étant penché lui aussi, n'avait rien perdu de la scène. Noël hésita une fraction de seconde. « D'accord, dit-il enfin. Mais cachons d'abord les vélos. » Ceux-ci, qui étaient restés appuyés au mur, furent dissimulés derrière des buissons, de l'autre côté de la route. Après quoi les Trois N revinrent dans la prairie et longèrent la deuxième face du domaine. Arrivés près de l'automobile, ils virent qu'il s'agissait d'une vieille Volkswagen de couleur grise. Au-delà, il n'y avait que le pré obscur borné par la muraille rectiligne. Plus aucune trace de l'homme que suivait le trio. « Envolé! » chuchota Nick. Les trois enfants n'étaient pas rassurés. Qui sait si le suspect n'était pas caché près de là, en train de les guetter? Pourtant, il paraissait difficile de trouver une cachette dans ce terrain plat, où la seule végétation était une herbe rase, sans arbre ni buisson. Les Trois N continuèrent leur marche tâtonnante. Tant qu'ils étaient restés près de la route, la lumière d'un réverbère lointain avait vaguement guidé leurs pas. Ici, c'était l'obscurité presque totale. Il y avait quelques étoiles, mais pas de lune.
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Brusquement Nick, qui ouvrait la marche, trébucha en poussant une exclamation de surprise. Noël le retint par le bras. « Qu'est-ce qui t'arrive? — J'ai heurté quelque chose, là, par terre. » Ce « quelque chose » était une caisse : celle que portait l'homme, assurément. Ou plutôt une cage, car une des parois était grillagée. La grille avait d'ailleurs été soulevée, et l'ouverture ainsi pratiquée appliquée contre le mur. Mais ce n'était pas tout. En écartant la cage, Noël découvrit une sorte de tube qui traversait de part en part la base du mur : c'était un caniveau pour l'écoulement des eaux. Alors une idée terrible frappa les Trois N, qui s'exclamèrent en même temps : « Le serpent python! »
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CHAPITRE XII Sur le mur LE PYTHON! répéta Noël. C'était bien lui qui était dans la caisse : je l'avais deviné. — Moi aussi, dit Nick. Mais ce que je ne comprenais pas, c'est ce qu'on ferait de lui. Eh bien, nous voilà fixés. Tous ces mystères autour de Nabu, c'était pour en arriver là! » Et il désignait le caniveau. Nathalie, les yeux écarquillés, remarqua : « Un trou juste à sa taille!
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— Oui, approuva Noël. Et ça signifie que notre bonhomme connaît bien cette propriété. — Mais enfin, ce serpent introduit dans le parc d'une villa... pour quoi faire? — Je me le demande, répondit l'aîné du trio, l'air perplexe. — Certainement pas pour lui faire faire une promenade hygiénique! plaisanta Nick qui pourtant n'avait pas le cœur à rire. Nous sommes sûrs maintenant que ce type est animé de mauvaises intentions : nous devons prévenir les habitants de La Brousse. — Impossible! déclara son cousin. — Et pourquoi donc? — Réfléchis un peu : si nous sonnons à la porte, quelqu'un viendra nous ouvrir. Et ce quelqu'un... — ... devra traverser le parc, et risquer de se trouver face à face avec le python, acheva Nick. J'ai compris. Mais on peut essayer de téléphoner? Depuis le café, par exemple... — Ah, non! protesta la fillette. Tu oublies que Ramon et ses cousins s'y trouvent! — C'est vrai. Suis-je idiot! D'une autre maison, alors? — Inutile! trancha Noël. La Brousse ne doit pas avoir le téléphone : je n'ai vu aucun poteau, le long du chemin. » Nick eut un sifflement admiratif.
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« Il n'y a que mon cher cousin pour se montrer aussi observateur! — Dans ce cas, suggéra Nathalie, il faut alerter la police. » Noël secoua la tête. « Ce serait beaucoup trop long : rappelez-vous que le type doit rejoindre ses complices à dix heures au café, et qu'alors tout sera terminé. — Il nous reste à agir tout seuls, conclut Nick. Mais comment? » Noël se mit à réfléchir et dit enfin : « Commençons par observer ce qui va se passer à l'intérieur de la propriété. — Et tu... tu comptes y entrer? demanda Nathalie avec inquiétude. — Non. Je propose seulement de faire le guet en grimpant sur le mur. — Il est bien trop haut : nous n'y arriverons jamais! — Le type y a réussi, pourquoi pas nous? fit remarquer Nick. — Ah! Parce que tu crois qu'il a franchi le mur, lui? demanda sa sœur. — Evident! Sinon comment aurait-il disparu? — Mais alors... le python? — Il faut croire qu'il ne le craint pas. » Nathalie pensa que cette histoire était vraiment bizarre! Si l'homme était venu pour cambrioler, pourquoi, avant de s'introduire dans la propriété,
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s'était-il fait précéder d'un serpent python? Mais elle cessa de se poser des questions, car son frère et son cousin l'entraînaient à toute allure le long de la haute muraille, à la recherche d'une brèche, ou d'un talus, ou encore d'un arbre qui leur permettrait d'en atteindre le faîte. Mais, sur cette face au moins, le terrain était parfaitement plat, le mur lisse et sans faille. « Je me demande comment le type a pu faire! grogna Nick. — Il avait dû emporter une corde avec un crochet au bout », répondit Noël. Bien sûr! Il connaissait l'existence du mur, lui, et s'était prémuni en conséquence. Mais ses poursuivants n'avaient que leurs mains nues. Le trio contourna bientôt le deuxième angle et conçut alors quelque espoir. Certes, l'obstacle était encore là, tout aussi haut, tout aussi continu. Mais les arrivants voyaient se dresser les silhouettes sombres de quelques arbres. Que l'un d'eux soit suffisamment proche, et les Trois N auraient leur chance. Or, justement, un grand frêne se dressait à quelques mètres de la base du mur. Un peu trop loin, à vrai dire. Une seule de ses branches surplombait l'obstacle. Et encore très en dessous. « Impossible! jugea Noël. C'est beaucoup trop haut. — Pas sûr! riposta Nick. Je vais quand même tenter le coup. » Et, d'un bond, il s'agrippa à une branche basse
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et fit un rétablissement. Ensuite il se hissa le long du tronc jusqu'à la haute branche qu'il avait repérée. Le plus difficile fut de la suivre sans perdre l'équilibre, ce qu'il fit en rampant. Pour finir il s'y accrocha des deux mains et se laissa pendre. Et alors, ce qu'il avait espéré se produisit : la branche souple s'incurva sous l'effet de son poids, de plus en plus au fur et à mesure que le jeune garçon approchait de l'extrémité. Finalement, ses pieds se trouvèrent à quelques centimètres du sommet du mur : il n'eut qu'à s'y laisser choir doucement. La branche reprit sa position initiale. « A vous deux, maintenant, dit-il en se penchant vers les deux ombres restées en bas. Nathalie? Pas capable de faire comme moi, je suppose? (Un « hum! » embarrassé lui répondit.) Mais toi, Noël? — J'y arriverai, affirma son cousin. — Bon. Alors tu soulèves Nathalie le plus possible, et je la tire jusqu'à moi. Vu? » L'opération qui consistait à hisser Nathalie se déroula sans heurt. Ensuite Noël suivit le même chemin que son cousin, mais avec plus de lenteur et de prudence. Enfin le trio se .trouva réuni sur ce perchoir, et s'y installa du mieux qu'il put. C'est-à-dire que chacun s'assit en laissant pendre ses jambes à l'intérieur. Alors les Trois N observèrent le domaine qui s'étendait devant eux. Certes, il faisait nuit, mais leurs yeux habitués
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à l'obscurité distinguaient, sinon les détails, du moins les formes. C'est ainsi que la maison leur apparut, masse plus sombre que le reste. Aucune fenêtre n'en était éclairée. Tout autour un grand jardin, presque un parc, à la végétation si touffue que Nick put remarquer : « Le nom de « brousse » a été bien choisi! » On n'y voyait ni plates-bandes ni allées bien tracées. Rien que des herbes, des broussailles, et aussi quelques arbres se dressant ça et là. Il est vrai que les guetteurs n'avaient vue que sur l'arrière du domaine. Peut-être présentait-il un aspect plus « civilisé » côté route? « On dirait presque que personne n'y vit, remarqua Noël. Ce jardin sauvage, cette maison obscure... — Alors, pourquoi le python? » demanda Nathalie. Ce fut son frère qui répondit : « Pour faire peur à quelqu'un... ce qui prouve que ce « quelqu'un » existe. — Dans ce cas, il est déjà couché, conclut Noël. — ... à moins qu'il ne se promène dans son jardin, sans se douter qu'il peut y faire une mauvaise rencontre.» Mais ce jardin paraissait désert. Pas trace d'être humain, ni de serpent python. Ni d'ailleurs d'une bête quelconque, à poils, à plumes ou à écailles. Qu'était devenu Nabu, ainsi que l'homme qui l'avait amené dans sa voiture? Pourtant, si les Trois N ne voyaient pas grand-chose depuis leur observatoire, ils entendaient (ou croyaient
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entendre) des bruits suspects : frôlements, craquements, murmure léger du vent dans les branches... C'était très impressionnant : on avait le sentiment que « quelque chose » allait se produire. Mais, ce qui se produisit, en fait, n'était pas ce à quoi s'attendaient les trois enfants. Nathalie eut soudain la sensation très nette d'une présence, pas très loin du trio. Alors elle se pencha, repencha si bien... qu'elle perdit l'équilibre et tomba dans le jardin en poussant un cri, qui s'étrangla aussitôt dans sa gorge. Car, en se relevant, elle aperçut deux yeux jaunes aux reflets phosphorescents qui paraissaient la fixer dans l'ombre.
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CHAPITRE XIII Panthère et python garçons avaient assisté, impuissants, à la chute de leur compagne. « Tu t'es fait mal, Nattie? » demanda Noël d'une voix étranglée. Point de réponse. Toute droite, toute raide, Nathalie, incapable de parler, se contenta d'un geste : elle montra du doigt les broussailles où se tenait tapie la « Bête » dont les yeux continuaient LES DEUX
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à l'observer. Du moins le croyait-elle. Peu à peu, d'ailleurs, elle put discerner les contours de l'animal. C'était simple : il ressemblait à un énorme chat. Cette constatation ne la rassura pas... Les garçons, de leur côté, avaient regardé dans la direction que leur indiquait Nathalie. Noël crut défaillir quand il comprit de quoi il s'agissait. « Une panthère! s'exclama-t-il. — Quoi! Une panthère en liberté dans ce jardin? Il faut faire quelque chose, vite! » s'affola Nick. Comme son cousin, il connaissait la réputation de férocité de ce félin au corps souple et musclé, qui poursuit sa proie jusque dans les arbres. Un coup de ses griffes acérées, et Nathalie... Oh! non, non! Ne pas y penser, mais agir! « Nattie, viens ici, tout près du mur! ordonna-. t-il d'une voix pressante. Tends-moi les deux mains... plus haut, plus haut! » Nathalie s'était enfin départie de son attitude figée pour obéir à son frère. Mais elle avait beau se dresser sur la pointe des pieds, lever les bras en s'étirant, elle était bien trop petite pour atteindre la main secourable de Nick. Noël, de son côté, assurait l'équilibre de son cousin en le tenant par la ceinture. Peine perdue! Pour sauver Nathalie, il fallait trouver autre chose. Noël, qui observait anxieusement la panthère, eut soudain l'impression qu'elle se ramassait pour bondir. Sur qui? La réponse
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lui parut évidente. Alors il n'hésita plus : se laissant glisser le long du mur, il atterrit à son tour dans le jardin. « Mais... mais... qu'est-ce que tu fais? » s'alarma Nick. Sans répondre, Noël se tourna vers Nathalie. « Ne t'inquiète pas, lui dit-il d'un ton rassurant. Pose ton pied sur mes mains. Je vais te hisser, comme tout à l'heure. — Mais toi? — Je m'arrangerai. Dépêche! » Nathalie, la mort dans l'âme, se hâta d'obéir. En un clin d'œil, soulevée par l'un, tirée par l'autre, elle se retrouva au faîte du mur. Soulagée d'avoir échappé audanger, mais angoissée en pensant que son cousin y était exposé à son tour, par sa faute à elle. Quant à Nick, il n'en revenait pas. Noël, d'ordinaire lent à l'action, venait de le devancer! Car il avait eu la même idée en même temps, mais ne l'avait pas mise à exécution assez tôt. Maintenant, il s'agissait de tirer d'affaire l'aîné du trio. Vu sa grande taille, ce serait peut-être plus facile... à condition que la panthère ne vienne pas s'en mêler! La panthère... Noël pouvait mieux l'observer, maintenant qu'il était au même niveau qu'elle. Cinq ou six mètres tout au plus le séparaient de la bête fauve. Pour se rassurer, il essaya de se remémorer quelques bribes d'un article qu'il avait
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parcouru récemment et qui traitait des félins : « La panthère s'attaque rarement à l'homme. » Pourtant, celle-ci paraissait à l'affût. A l'affût de qui? « Peut-être pas de moi? » se dit-il avec espoir. C'est alors que le jeune garçon, qui avait réussi à dominer partiellement sa frayeur, osa regarder l'animal en face. Il fut aussitôt convaincu d'une chose : les yeux jaunes n'étaient pas posés sur lui, mais regardaient dans une autre direction. En suivant ce regard, il vit... une espèce de gros tuyau tacheté, enroulé sur lui-même. A son extrémité dressée on devinait une tête ovale où luisaient deux yeux obliques. Et 'ces yeux fixaient obstinément la panthère. Ils appartenaient à Nabuchodonosor, le serpent python. Il n'y avait pas à s'y tromper : c'étaient deux ennemis qui se faisaient face. Et cette constatation rassura un peu Noël sur son propre sort. Occupés à se défier mutuellement, la panthère et le python ne daignaient pas prêter attention à ce spécimen de la race humaine que le hasard avait amené dans leur voisinage. Tant mieux! Le premier soin du jeune garçon fut de rassurer ses cousins, qui, du haut du mur, terrorisés, le hélaient à qui mieux mieux, sans oser cependant élever trop la voix. « Je t'en prie, Noël, rejoins-nous vite! priait Nathalie. — Tends-moi une de tes mains, et l'autre à
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Nathalie, proposait Nick. C'est bien le diable si à nous deux... — Pas d'affolement! répondit la voix, étonnamment calme, de Noël., Pour l'instant, rien à craindre : j'ai trouvé un allié! Nabu est là. » Au-dessus de lui, des exclamations de surprise fusèrent. « Le python, un allié? Pas possible! s'ébahit Nathalie. — Admettons, fit Nick peu convaincu. N'empêche que tu ferais mieux de grimper! — D'accord. Mais laisse-moi mettre toutes les chances de mon côté. Il est inutile que l'un de nous tombe pour que, moi, je puisse monter! »
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Nathalie éclata d'un rire nerveux, qui exprimait son soulagement. Un soulagement temporaire, à vrai dire. Tant que son cousin demeurait dans ce jardin plein de pièges, tout pouvait arriver. Noël quitta en hâte le voisinage de la panthère et du python, figés dans un face à face menaçant, et rebroussa chemin en direction de la prairie. Quelques mètres plus loin, il trouva ce qu'il cherchait : une vieille cabane aux trois quarts effondrée, sans doute une ancienne resserre pour instruments de jardinage. Avec des gestes fébriles il fouilla parmi les débris, et choisit la planche la plus longue et la plus solide qu'il put trouver. Aussitôt, elle se transforma en plan incliné, une extrémité plantée dans le sol, l'autre posée contre le mur, plus qu'à mihauteur de celui-ci. Il n'eut qu'à grimper le long de ce tremplin improvisé pour, une fois au bout, atteindre l'étroite plateforme par un simple rétablissement. Immédiatement après il donna un coup de pied dans la planche pour la renvoyer à plat sur l'herbe. « Inutile de donner des idées d'évasion à la panthère», lâcha-t-il en guise d'explication. De nouveau, les Trois N se trouvaient réunis. Avec quelle joie! Les dangers auxquels venaient d'échapper deux d'entre eux rendaient presque confortable à leurs yeux ce perchoir où, pourtant, ils risquaient à chaque instant de perdre l'équilibre. Nathalie en avait donné la preuve!
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Mais leur mission était loin d'être accomplie... « Maintenant, qu'est-ce qu'on fait? demanda Nick. — Je vais tenter quelque chose, répondit Noël. Vous deux, descendez du mur, côté prairie. — Quoi! Après tout le mal qu'on s'est donné pour y grimper? protesta son cousin. — Mais moi, je reste. » Nick se croisa les bras. « Pourquoi toi, et pas nous? J'exige une explication. — Pas le temps! fit Noël en secouant là tête. Faismoi confiance, tu comprendras bientôt. — Moi, j'ai déjà confiance », affirma Nathalie. Et, pour le prouver, elle s'assit sur le bord du mur et se laissa tomber à l'extérieur. L'herbe drue amortit sa chute. Nick la suivit en ronchonnant. Le frère et la sœur attendirent pour se mettre en mouvement, que Noël, resté en haut, donne l'exemple. Or, il ne bougeait pas. Par contre, il se mit à fouiller ses poches et tira de l'une d'elles une sorte de bâtonnet qu'il porta à ses lèvres. Une note prolongée s'éleva dans la nuit... Le pipeau du vieux César! « Quoi! C'est ça ton idée? s'exclama Nick ahuri. Attirer le python en lui jouant de la musique?» Il avait deviné juste. Son cousin, ayant retenu la mélodie, la jouait encore et encore, et le son grêle de l'instrument résonnait étrangement dans le silence nocturne. Une question se posait : le serpent obéirait-il à un autre que son maître au point de le suivre?
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D'abord il resta immobile, mais cessa de fixer la panthère pour tourner sa tête plate vers l'endroit d'où venait le son. Puis il commença à balancer le haut de son corps en mesure, comme il l'avait fait avec le vieux forain. Enfin, avec majesté, il déroula ses anneaux et se mit à glisser silencieusement dans l'herbe. Quand il fut au niveau de Noël, celui-ci avança lentement. Au ras du sol, le serpent suivit. Et, de l'autre côté du mur, Nick et Nathalie qui ne voyaient rien, mais comprenaient que « ça marchait », se mirent en mouvement. Cette espèce de procession parut interminable à Noël. D’une part, il devait prendre garde à conserver son équilibre précaire, tout en surveillant d'un œil le serpent python. D'autre part, il lui fallait égrener sans interruption cette ritournelle monotone qui finissait par l'agacer. Mais, petit à petit, la distance diminuait et Nabu suivait toujours. D'abord ce fut l'angle du mur, puis le dernier parcours sur le tronçon perpendiculaire à la route. Nick, qui avait compris le but de l'opération, arriva au caniveau bon premier. La cage, béante, était toujours là. Aidé de sa sœur, il la tint étroitement appliquée contre l'orifice au bas du mur. Noël, arrivé à leur niveau, sauta dans la prairie sans cesser de jouer. Ensuite, au son de la musique, le trio attendit.
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Ce ne fut pas long : le corps cylindrique se glissa par le trou. On pouvait percevoir le bruit de ses écailles frottant le ciment. Puis plus rien : lové dans la cage, Nabu était à la merci des trois enfants. Il y eut un bruit sec : celui que faisait la grille en retombant sous la poussée de Nick. Le serpent python était à nouveau captif! Quant à la panthère, dès le départ de son adversaire, elle avait disparu dans les broussailles!
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CHAPITRE XIV Une autre cage « Beau résultat! applaudit Nick. Le vieux César serait content. Mais je ne me charge pas de lui rapporter le colis! Qu'est-ce qu'on en fait? — Planquons-le quelque part, suggéra Noël. Tiens! Pourquoi pas près des vélos? — Bonne idée! » Les deux garçons saisirent la caisse par les angles. Elle était fort lourde. Comme, de plus, il leur fallait avancer « en crabe », l'opération n'alla pas sans mal. Mais enfin, moyennant de
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nombreuses pauses, ils parvinrent jusqu'à la route. Peu après, avec un « ouf! » de soulagement, ils déposaient leur fardeau de l'autre côté, près des bicyclettes. Bien entendu, ils avaient pu noter au passage que la Volkswagen était toujours là : donc son propriétaire devait encore se trouver à l'intérieur de la propriété. Cette constatation en amena une autre, et ce fut Nathalie qui l'exprima : « Dites-donc, le type va se faire dévorer par la panthère! » Elle paraissait consternée. Cet homme était peutêtre un voleur, mais de là à lui souhaiter un sort aussi affreux... certes, non! La cage posée, Noël reprit son souffle pour remarquer : « Elle ne t'a pas dévorée, toi, et moi pas davantage!» Et, répétant pour ses cousins la phrase qui avait contribué à le rassurer lui-même, il déclara : « La panthère s'attaque rarement à l'homme. — Pas plus que le python, je crois, ajouta Nick. Du moins si on ne -lui cherche pas de crosses. — Exact. Par contre, c'est un ennemi de la panthère. Il arrive même qu'il l'étouffé et la mange. — Mais elle est plus grosse que lui! s'étonna la fillette. — Tu arrives bien à manger un bœuf, toi... enfin, sous forme de biftecks! » plaisanta son frère.
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Il se fit soudain sérieux pour remarquer : « Oh, oh! Je crois que je commence à comprendre! — Comprendre quoi? demanda Nathalie. — Eh bien, le rôle de Nabu dans cette affaire! » Noël sourit. « Ce n'est pas trop tôt! Moi, c'est la vue de ces deux bestioles face à face dans le jardin qui a éclairé ma lanterne... façon de parler! — Mais toi, tu es le petit génie de la famille », rétorqua Nick, l'air vexé. Nathalie tapa du pied. « Et si vous m'expliquiez, au lieu de tourner autour du pot? — Tiens! J'ai trouvé plus bête que moi! triompha son frère. — Allons, ne recommence pas! fit Noël. Nattie a raison : nous perdons du temps. Venez, nous parlerons tout en marchant. — Où allons-nous? — Juste en face : suivez-moi. » Sans hésiter, il retraversa la route et se dirigea vers le portail de la villa. En même temps il expliquait : « L'homme à la Volkswagen est certainement un cambrioleur, qui a décidé de s'introduire dans la propriété pour y voler... je ne sais quoi. Mais lui le sait : il est évident qu'il est déjà venu ici. Un détail est également connu de lui : l'existence
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de la panthère. Avec ce fauve en liberté, impossible pour lui de traverser le jardin. Alors il a l'idée... — ....du python, poursuivit Nick. Seul ce serpent est capable de « neutraliser » une panthère. Or, dans un espace aussi peu étendu que le parc de La Brousse, il y a toutes les chances pour que la rencontre ait lieu entre les deux adversaires. Alors ce malin personnage loue les services de Nabu, en s'adressant non pas à César, mais à ses petits-fils. — Exact. Il doit les connaître, eux aussi. Et sans doute leur promet-il une forte récompense, si l'opération réussit. — Pourquoi, demanda Nathalie, n'a-t-il pas emmené plutôt Balthazar? Il est plus jeune et plus vigoureux que Nabu! — N'oublie pas que Balthazar joue les vedettes à la foire, et que son absence aurait été remarquée. Par contre, Nabu est à la retraite : Ramon et ses cousins espéraient sans doute l'escamoter sans attirer l'attention. Malheureusement pour eux, le vieux César les a dérangés... — ... puis les Trois N sont arrivés... es... es, chantonna Nick. — ... et y ont fourré leur nez... ez... ez », poursuivit Nathalie sur le même ton. Tout en discutant, le trio était arrivé face au grand portail de fer à l'aspect rébarbatif. Noël repéra, sur un des piliers, une poignée actionnant sans doute une
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sonnette. Résolument, il la saisit et s'apprêta à tirer dessus. « Ne fais pas ça! l'arrêta son cousin. Tu vas donner l'alerte au voleur! — C'est vrai, répondit l'aîné sans se départir de son calme. Mais si cet homme a des oreilles, il en est de même, j'espère, de l'occupant des lieux. — Autrement dit, tu veux le faire venir? — Parfaitement. — Je te répète que le voleur entendra, et prendra la fuite! — Tu oublies la panthère! » Cette fois, Nick cessa dé protester : il siffla, exprimant ainsi, une fois de plus, son admiration pour la perspicacité de son cousin. Celui-ci en profita pour tirer sur la poignée aussi fort qu'il put, et à plusieurs reprises. Il en résulta un vacarme qui parut énorme, dans le silence environnant. En fait, le geste de Noël avait actionné une cloche. Le bruit du battant frappant le métal devait s'entendre de loin, bien davantage que le tintement d'une sonnette. Aussi, une fois le silence revenu, le trio attendit-il avec espoir le résultat de cette manœuvre. Quelques minutes s'écoulèrent. Et bientôt, l'ouïe aiguisée des trois guetteurs leur fit percevoir le crissement d'un pas écrasant du gravier : cela venait de l'intérieur de la propriété. Puis, brusquement, un guichet encastré dans le panneau de fer s'ouvrit, démasquant une ouverture
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rectangulaire. Une tête d'homme s'y encadra. A la lueur de la lampe de poche que portait l'arrivant, les enfants purent le détailler. Son visage énergique, à la mâchoire carrée, avait la teinte du vieux cuir. Ses cheveux, ses sourcils, ses moustaches, raides et drus, étaient entièrement blancs. En apercevant les enfants, il eut un haut-le-corps et son expression devint furibonde. « Quoi! aboya-t-il. C'est vous, petits chenapans, qui osez troubler le sommeil des honnêtes gens? Faites-moi le plaisir de déguerpir, et plus vite que ça! » En même temps il braquait en plein sur les trois visages le faisceau de sa lampe. Aveuglés, médusés, les Trois N ne pouvaient articuler un son. Et, bien sûr, ils ne bougèrent pas d'un pouce. Cette attitude parut étonner l'habitant de la villa : d'ordinaire, ceux qui vont sonner aux portes par plaisanterie n'attendent pas que leur victime vienne les apostropher! « Curieux, ça! marmonna l'homme. Qu'est-ce que vous faites ici, à cette heure? » Noël retrouva enfin l'usage de la parole. « Si nous vous avons réveillé, monsieur, c'est qu'il se passe des choses graves. Nous croyons savoir qu'un cambrioleur s’est introduit chez vous. — Chez moi? Impossible! Pénélope ne l'aurait ,pas laissé entrer. — Pénélope, c'est votre panthère? demanda Nick.
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— Oui. Comment savez-vous que j'en possède une? — Nous l'avons vue... de près, intervint Nathalie, frissonnant à ce souvenir. Et si elle n'a pas empêché le cambrioleur de pénétrer chez vous, c'est à cause de Nabu. — Nabu? répéta, l'air ahuri, le propriétaire de La Brousse. — Oui. Nabuchodonosor, le serpent python. » C'en était trop pour son interlocuteur, dont la patience ne semblait pas être la vertu principale. « Non mais, vous vous moquez de moi? cria-t-il avec colère. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de serpent? D'ailleurs, je suis bien bête d'écouter vos sornettes. Adieu! » Il fit mine de fermer le guichet, mais Noël l'arrêta. « Je vous en prie, monsieur, croyez-nous! Il ne s'agit pas de sornettes : tout est vrai. » De nouveau, l'interpellé reprit son sang-froid. « Bon. Admettons. Mais comme je ne comprends rien à ce que vous me racontez, je vais vous faire entrer chez moi, où nous causerons tranquillement. Auparavant, permettez que j'enferme Pénélope. — Surtout pas! » s'écria Noël. Et il ajouta d'une voix pressante : « Il faut que vous alliez tout de suite voir ce qui se passe dans votre maison. Les explications viendront après.
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— C'est bon, j'y vais. Mais vous, préférez-vous m'attendre ici, ou venir avec moi? — Venir avec vous, bien sûr », répondit vivement Nick, qui voulait toujours « en être». Nathalie fit une grimace. Entrer dans la propriété, cela signifiait une nouvelle rencontre avec la panthère. Il est vrai que son maître y serait également, et saurait l'empêcher de s'attaquer aux visiteurs. Mais sait-on jamais? Néanmoins la fillette ne protesta pas, de peur d'être traitée de « froussarde ». Cependant le propriétaire des lieux entrouvrait le portail pour faire entrer les enfants. Ceux-ci purent constater que leur hôte était vêtu d'une robe de chambre, d'où dépassaient les jambes d'un pyjama rayé : le bruit de la cloche l'avait bel et bien tiré du lit! À sa suite, les Trois N longèrent une allée de gravier séparant des carrés de terre, dans lesquels on devinait des plantations : de ce côté, le jardin était donc cultivé. Une maison apparut : façade claire, volets sombres, escalier latéral conduisant à une terrasse. Jusqu'ici, rien d'anormal. Pas de trace d'être vivant. Puis, soudain, la panthère apparut dans le faisceau de la lampe de poche. Bien que préparés à cette rencontre, les enfants sursautèrent. Mais la bête fauve ne fit pas mine de voir les arrivants : elle se livrait à un étrange manège. L'air agité, elle déambulait le long de la face droite de l'habitation. Après quelques inertes elle se retournait brusquement pour repartir en sens inverse, et ainsi de suite. « Bizarre! commenta l'hôte des Trois N. C'est ici, justement, que se trouve sa cage : dans le renfoncement sous l'escalier. Pourquoi reste-t-elle obstinément devant? »
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Il s'approcha et braqua sa lampe à l'endroit indiqué : une sorte de niche apparut, fermée par de solides barreaux de fer dans lesquels s'encastrait une porte basse. Les enfants et leur compagnon regardèrent à l'intérieur, et furent stupéfaits : un homme s'y trouvait enfermé!
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CHAPITRE XV Un panier à salade LE PLUS étonnant, c'était de voir en quelque sorte les rôles renversés : l'homme en cage, et la bête en liberté, paraissant le surveiller pour éviter qu'il ne s'échappe. On pouvait aisément deviner ce qui s'était passé : le cambrioleur, se trouvant nez à nez avec la panthère, avait pris peur et cherché un refuge. Voyant la cage ouverte, il y était entré. En somme, il s'était emprisonné lui-même!
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Mais une question se posait aux Trois N : avait-t il eu le temps, ou non, de mettre ses desseins à exécution? La réponse leur fat donnée presque aussitôt : le maître de Pénélope trébucha et manqua tomber, ce qui lui fit pousser une exclamation de colère. Son pied venait de heurter *n gros sac, qui gisait par terre à l'entrée de la cage. Quel est l'imbécile qui a pu... commença-t-il en reprenant .son équilibre. Mais... qu'est-ce que c'est que ça? » Les enfants s'approchèrent : ils virent leur hôte ouvrir le sac, qui était bourré d'objets, et en retirer successivement une défense d'éléphant sculptée, une statuette en ébène, un bracelet en cuivre... - Inutile de pousser plus loin l'examen : la preuve était faite que le visiteur nocturne était venu pour voler. « Vous aviez raison, mes enfants, déclara le propriétaire des lieux. Il y avait bel et bien un cambrioleur chez moi, et il a réussi à s'emparer de mes trésors rapportés d'Afrique. Et quand je dis « trésors », je n'exagère pas. Non seulement ce sont pour moi de précieux souvenirs, mais ils ont aussi une très grande valeur marchande. » Il parut frappé d'une idée, « Au fait, comment cet individu connaissait-il leur existence? Je vois si peu de monde...! » Brusquement, il braqua sa lampe de poche sur
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le prisonnier qui, sans doute pour échapper le plus possible aux regards, se tenait pelotonné dans un angle obscur. Le faisceau lumineux éclaira en plein son visage. Alors une exclamation jaillit : « Par exemple! C'est toi, Manoël? Je comprends tout, maintenant! — Vous le connaissez donc? s'étonna Nick. — Et comment! Cet homme a été à mon service pendant six mois. Paresseux, menteur, malhonnête, il ne m'a donné aucune satisfaction et j'ai dû le renvoyer. Je suppose qu'il aura voulu se venger. — Une vengeance qui lui aurait rapporté gros, remarqua Noël. Tous ces objets précieux qu'il emportait...! — Oui, bien sûr : il faisait d'une pierre deux coups. Et sa tâche était d'autant plus aisée que mes habitudes lui étaient connues. En tant que vieux broussard, j'ai gardé une certaine discipline de vie : coucher à vingt et une heures, lever à cinq heures. De plus, j'ai le sommeil dur. Cela, tu le savais aussi, hein, vaurien? » Ces dernières paroles étaient adressées au prisonnier, qui, au lieu de répondre^ se tassa davantage dans son encoignure. « Il y a cependant une chose que je ne m'explique pas, poursuivit le propriétaire de La Brousse. Ce garçon a un autre défaut : la lâcheté. Quand Pénélope était en cage, c'est-à-dire le jour, il se faisait un plaisir de l'exciter. Par exemple, en
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la piquant avec un bâton pointu jusqu'à ce qu'elle devienne folle de rage. Mais le soir, quand je la lâchais comme j'aurais fait d'un chien de garde, elle lui inspirait une peur terrible. Dans ces conditions, comment s'est-il risqué chez moi, la sachant en liberté? » Nick leva le doigt et déclara d'un air important : « C'est justement là que le serpent python intervient! » Le maître de Pénélope se frappa le front. « En effet, je m'en souviens.: vous m'avez parlé d'un serpent. Mais j'avoue n'y avoir pas compris grandchose. Entrons dans la maison, voulez-vous? Là, vous me raconterez tout. — Quoi! En laissant cet homme là-dedans? » s'étonna Noël. L'ex-broussard eut un grand sourire. « Ne craignez rien : avec une pareille gardienne, il ne cherchera pas à s'échapper. N'est-ce pas, Pénélope, que tu resteras fidèle au poste? » La panthère ne répondit pas — et pour cause — mais il suffisait de la regarder pour comprendre que son maître avait raison. Bien que restée à l'écart pendant cette conversation, elle n'avait pas cessé de surveiller le prisonnier, de son regard jaune où se lisait la férocité. « Elle... elle... paraît le détester! remarqua Nathalie d'une voix tremblante. — Ce doit être terrible de l'avoir pour ennemie,
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ajouta Nick, également impressionné. Mais peuton vraiment s'y fier, quand on est son ami? » Le vieux broussard répondit en souriant : « Une panthère reste une panthère, même apprivoisée. Celle-ci, je l'ai nourrie au biberon alors qu'elle avait tout juste la taille d'un chat. Mais je n'irais pas jusqu'à mettre ma tête dans sa gueule! » Il chargea le sac sur ses épaules et ajouta : « Assez causé! Le reste, vous me le direz là-haut. Oust, suivez-moi! » Les Trois N, à la suite de leur guide, gravirent quelques marches d'escalier. Au moment d'ouvrir la porte de sa demeure, l'homme se tourna vers le trio. « Au fait, nous n'avons pas fait connaissance! Je me présente : Louis Guillerme, ancien explorateur. — Et nous : Noël, Nicolas et Nathalie Renaud », dit à son tour l'aîné des enfants. Une triple et vigoureuse poignée de main scella cette nouvelle amitié. Ensuite, sur les talons de leur hôte, les Trois N pénétrèrent dans un couloir carrelé. La deuxième porte à gauche donnait accès à une vaste pièce ressemblant à un musée d'art africain. Mais il y régnait un désordre effarant : vitrines béantes, meubles renversés, masques, gris-gris et trophées éparpillés sur le plancher... « Le bandit! fulmina l'ancien explorateur, dont le teint était passé du brique à l'écrevisse. Tout
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ce gâchis...! Et dire que je n'ai rien vu tout à l'heure, en allant vous ouvrir! — Quand même, le consola Noël, vos plus belles pièces sont intactes, et vous les avez récupérées. — C'est vrai, admit Louis Guillerme. Certainement grâce à vous. » II parut faire un gros effort sur lui-même, et, enfin calmé, ajouta : « Alors, cette histoire de python, vous me la racontez? » Noël prit la parole, et exposa rapidement les grandes lignes de l'affaire. Son récit déclencha chez son auditeur une série d'exclamations enthousiastes :
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« Bravo, les enfants! De vrais explorateurs en herbe! Topez-là, tous les trois. » Suivit une nouvelle poignée de main, plus vigoureuse encore que la première. Après quoi le narrateur se hâta de conclure : « Maintenant, monsieur, il faut faire quelque chose. Je pense que vous n'allez pas laisser cet homme en cage toute la nuit? Quant à nous, nous devons rentrer. » Un regard discret à sa montre lui avait appris qu'il était presque dix heures. « Bon, boni approuva le maître de Pénélope. Donnez-moi quelques minutes : juste le temps de m'habiller, et je vous reconduis en voiture. — Impossible : il y a nos trois vélos... commença Nick. — ... et le python, ajouta sa sœur. — Aucune importance : je possède une Dodge. Elle nous a ramenés d'Afrique, Pénélope et moi... sans compter un énorme matériel. » Sans laisser aux Trois N le temps de répondre, il tourna les talons et quitta la pièce. Moins de cinq minutes plus tard il était de retour, habillé pour sortir. « En route, les enfants! » s'écria-t-il avec entrain. On sentait que cette affaire amusait l'ancien explorateur, et il n'y avait là rien d'étonnant. Même si sa villa s'appelait La Brousse, la vie
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devait y être plutôt monotone, pour un homme habitué aux aventures! Le garage était situé au rez-de-chaussée. Louis Guillerme en fit sortir un véhicule brinquebalant, mais dont l'arrière était suffisamment vaste pour contenir trois vélos, un serpent python, deux garçons... « et même une grosse fille ». La réflexion, bien sûr, était de Nick, mais sa sœur fit celle qui n'entendait pas. Le portail franchi et soigneusement refermé, la voiture alla stopper près des buissons qui dissimulaient les bicyclettes et le python dans sa cage. Le fardeau qui avait paru si lourd aux deux garçons fut soulevé comme une plume par l'ancien explorateur, et casé à l'arrière de la voiture. Puis ce fut le tour des trois machines et des trois enfants. Après quoi M. Guillerme démarra sur les chapeaux de roues. Ballottés, secoués dans tous les sens, les Trois N avaient fort à faire pour conserver leur équilibre. Nathalie redoutait une chose par-dessus tout : être projetée contre la cage du serpent, côté grille. Nick, à qui aucune situation n'enlevait le sens de l'humour, remarqua : « Dites donc, c'est Manoël qui a cambriolé, et c'est nous qui sommes emmenés en... panier à salade! » M. Guillerme, qui avait d'abord conduit sans rien dire, se tourna soudain vers ses passagers. « Vous m'excuserez si je ne vous ramène pas
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directement chez vous. Auparavant, je veux m'arrêter pour téléphoner à la police. — Et d'où téléphonerez-vous, monsieur? demanda Noël saisi d'un soupçon. — Du café « Au rendez-vous des boulistes » : celui qui est à l'angle de la place. Tenez, nous arrivons, justement. » A cet instant précis, le: véhicule s'immobilisa dans un grincement de freins. Le conducteur et ses trois passagers en descendirent. Noël regarda sa montre : elle marquait dix heures et treize minutes.
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CHAPITRE XVI Retour Louis Guillerme allait contourner l'angle quand les Trois N le rattrapèrent. « Monsieur, monsieur, pria Nick. Ne pourriez-vous téléphoner d'un autre endroit? — Et pourquoi donc? Ce café ne vous plaît pas? demanda le maître de Pénélope sans ralentir son pas. — C'est là que votre cambrioleur avait rendez-vous avec les trois forains. — Vous me l'avez déjà dit. Et alors?
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— Alors, ils doivent s'y trouver en ce moment, poursuivit Noël. Ils étaient décidés à attendre leur complice jusqu'à dix heures quinze. — Tant mieux. Dans ce cas, nous les verrons. — Mais je n'ai pas du tout envie de les voir, moi! protesta Nick. — Moi non plus! appuya sa sœur. — Moi si! déclara l'ancien explorateur. J'ai deux mots à leur dire, à ces lascars. Ils méritent une bonne leçon, n'est-ce pas votre avis? — Sans doute, mais... commença Noël. — Je sais, poursuivit Louis Guillerme en sou-, riant. Ce sont les petits-fils du vieux César, et vous ne voulez pas lui faire de la peine, à lui. N'ayez crainte : je ne me montrerai pas trop méchant. Tout ce que je veux, c'est leur inspirer une peur salutaire, afin qu'ils n'aient pas envie de recommencer. » Entre-temps, les Trois N et leur compagnon avaient atteint l'entrée du café, côté avenue. M. Guillerme pénétra résolument dans l'enclos et les enfants suivirent, pas très à l'aise. Au même moment, la porte de l'établissement s'ouvrit et trois jeunes hommes en sortirent, bien visibles dans la lumière venant de l'intérieur. « Ce sont eux! souffla Nick. —Pile à l'heure », ajouta Noël. Les petits-fils de César avaient la mine renfrognée,
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et discutaient âprement entre eux. Sans doute le retard de leur complice les inquiétait-il? Toujours est-il qu'ils n'aperçurent qu'au dernier moment l'homme immobile au milieu de l'allée, semblant vouloir leur barrer la route. Ils sursautèrent violemment. Les deux plus jeunes esquissèrent même un mouvement de recul. Seul Ramon resta sur place, et se fit agressif. « Alors, vous vous tirez de là, oui ou non? exigea-til. — Non! répondit catégoriquement le propriétaire de La Brousse. Pas avant de vous avoir dit... ce que j'ai à vous dire... — Et de quel droit? — Du droit d'un homme qui a été dérangé cette nuit par un cambrioleur, lequel est de vos amis. J'ajoute que cet homme est actuellement hors d'état de nuire. » La stupeur, puis la consternation la plus vive se reflétèrent sur les trois visages. Pourtant Ramon — toujours lui — reprit bien vite le contrôle de lui-même et répliqua d'un air buté : « Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Nous sommes d'honnêtes forains, et nous ne frayons pas avec des cambrioleurs. — Vous ne possédez pas non plus un serpent python nommé Nabuchodonosor, je suppose? ironisa M. Guillerme. Un python que vous avez prêté, contre récompense certainement, à Manoël
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Ramez, mon ex-domestique? Un garçon qui a fait trente-six métiers, et tâté en particulier de celui de forain: c'est ainsi que vous l'avez connu, certainement.» Cette fois, même Ramon ne trouva rien à dire. Comme ses cousins, il parut accablé et baissa la tête. C'est alors qu'il aperçut les Trois N, restés dans l'ombre, et qui avaient suivi cette conversation avec un certain malaise. « Quoi! Ce sont les gamins que... commença-t-il, l'air ahuri et furieux à la fois. — ... que vous avez enfermés avec votre grandpère, acheva l'ancien explorateur. Parfaitement, ce sont eux. Etonnant; n'est-ce pas, de les retrouver ici? Eh bien, ils ont pu s'échapper, et c'est heureux pour vous! — Heureux! Vous vous moquez de nous? Il est facile de comprendre que, si nous sommes pris, c'est par la faute de ces satanés fouineurs! — Ces « satanés fouineurs », comme vous dites, vous évitent de devenir les complices d'un voleur. Votre grand-père César tremblait à l'idée de vous voir compromis dans une vilaine affaire. C'est pour lui, et non contre vous, que ces enfants ont agi. — C'est vrai, ça! » intervint Nathalie de sa voix aiguë. Il n'en fallut pas plus pour détendre l'atmosphère. Quand l'aîné des jeunes forains parla, sa voix avait perdu toute trace d'insolence.
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« N'empêche que nous y sommes, dans le bain! Du moment que Manoël est pris...! — Bien sûr, vous ne pourrez nier avoir loué les services du python à Ramez, admit M. Guillerme. Vous serez certainement convoqués par la police. Mais il sera impossible de prouver que vous connaissiez le rôle du serpent dans cette affaire... qui est la première à laquelle vous êtes mêlés. Je veux espérer que c'est la dernière. Et maintenant, rentrez chez vous, sans oublier d'emporter Nabu : il est dans le coffre de ma Dodge. Votre grandpère sera heureux de le récupérer. » Soulagés de s'en tirer à si bon compte, les jeunes forains se hâtèrent d'obéir. Quelques instants plus tard,
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les enfants, encore émus de la scène à laquelle ils venaient d'assister, entendirent le bruit du moteur de la camionnette. Elle passa devant eux et prit la direction de Brunières. Pendant ce temps, M. Guillerme était entré dans l'établissement pour téléphoner au commissariat. On lui promit l'envoi immédiat de quelques hommes. « 'Le temps presse! conclut-il en ressortant. Vite, en voiture! Je vous ramène chez vous, et je reviens daredare pour accueillir ces messieurs : il faut éviter que Pénélope le fasse pour moi! — Nous pourrions rentrer à vélo? suggéra Nick. — Pas question! Vous avez couru assez de risques pour ce soir. » La Dodge fonça de nouveau, et le trajet jusqu’à Brunières s'effectua dans un temps record. Mais, à l'arrivée, les trois passagers étaient complètement moulus. M. Guillerme les laissa à l'entrée de la rue des Jardins. Tandis qu'ils récupéraient leurs bicyclettes, l'ancien explorateur leur cria : « Au revoir, les enfants, et merci! J'attends votre visite pour bientôt. — Entendu. Au revoir, monsieur! » répondirent les Trois N. Mais Nathalie ajouta pour elle-même : « Cette visite, en tout cas, elle aura lieu de jour.»
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Elle n'avait pas la moindre envie de revoir Pénélope en liberté! La Dodge fit demi-tour, et repartit en sens inverse à toute allure. Les enfants la suivirent des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu. Puis ils pédalèrent jusqu'à la villa de leurs parents. Comme ils mettaient pied à terre, le chat de la voisine, qui avait une prédilection pour Nathalie, vint se frotter contre ses mollets en ronronnant. La petite fille sauta en l'air en poussant un cri. Effarouché, l'animal détala. « Ha, ha! Ho, ho! pouffa Nick. C'était sûrement une mini-panthère, pour causer une pareille frousse à ma sœur! » Peu après, le trio pénétrait dans le garage et y déposait les vélos. Il était dix heures et demie. Etonnant! Les Trois N avaient vécu au cours de cette soirée des minutes d'excitation, d'effroi, d'angoisse même, qui leur avaient paru durer très, très longtemps. Mais ce n'était qu'une illusion! « Bravo! Vous êtes juste à l'heure », s'écria M. Renaud comme les enfants pénétraient au salon, où les invités se trouvaient toujours. Il y eut un échange de poignées de main. « Alors, vous vous êtes bien amusés? questionna Mme Renaud. — La soirée a été... euh... très animée! » répondit Noël sans se compromettre.
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Pas question, bien sûr, de troubler les parents et leurs hôtes en racontant les aventures du trio! Il serait temps de le faire demain! « Il faudra que nous retournions ensemble à cette foire, décida Mme Renaud. Rien que pour visiter la ménagerie, s'il y en a une : j'aime beaucoup observer les bêtes sauvages. Ça vous plairait, les enfants? — Ou...i! » répondirent les Trois N d'une seule voix, mais avec une égale absence d'enthousiasme. Voir des animaux sauvages? Non merci! Ils en avaient leur compte pour un bout de temps!
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Les
Noël, Nathalie (Nattie) et Nicolas (Nick).
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de Roberte Armand
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LES
de Roberte Armand Série intégrale
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