Roberte Armand 12 Les 3N Et Les Trois Cygnes 1978 06
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LES 3 N DANS L'ÎLE AUX CYGNES par Roberte ARMAND LIGOTÉS à un tronc d'arbre, dans l'île aux Cygnes, loin de tout... sauf du dangereux Hugues Vallade, Nick et Noël n'en mènent pas large. Leur seul espoir, c'était Nathalie, ,qui attendait, bien cachée au fond de leur barque, le moment venu pour les délivrer. Maintenant, leur adversaire a poussé le bateau loin du rivage, sans rames, et Nathalie sait à peine nager... Dire qu'ils étaient si près du but ! Mais, quand la situation paraît désespérée, parfois des alliés inattendus se présentent. Surtout, ne pas craquer!...
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ROBERTE ARMAND
LES
DANS LILE AUX CYGNES ILLUSTRATIONS DE HENRIETTE MUNIERE
HACHETTE
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Série les 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14.
Les 3N et les voleurs d’images 1971 06 Les 3N et la maison brulée 1972 04 Les 3N et l’étrange voisin1972 09 Les 3N et les jumelles 1972 11 Les 3N et le chien jaune 1973 03 Les 3N et le bouton d’argent 1973 10 Les 3N et la pêche miraculeuse 1974 05 Les 3N et l’épouvantail 1975 03 Les 3N tendent un piège 1975 08 Les 3N et le puits hanté 1976 04 Les 3N sont sur la voie 1977 08 Les 3N et les trois cygnes 1978 06 Les 3N et le serpent python 1979 01 Les 3N et les chats birmans 1979 10
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TABLE I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII.
Du pain pour les cygnes Un canot à moteur Le plan La maison du bord de l'eau Un château de pacotille Le récit d'Evelyne A travers le marécage Une traversée périlleuse « monsieur » le notaire Un aimable antiquaire Des poissons rouges Surprises Nathalie et la numismatique Le barrage La cassette Captifs Les cygnes
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CHAPITRE PREMIER Du pain pour les cygnes NOËL,
Nicolas et Nathalie Renaud — les Trois N, comme ils se désignaient entre eux — prenaient leur petit déjeuner sur la terrasse de la villa Les Roseaux. Il faisait si beau, en ce matin de juillet, qu'on avait envie de vivre dehors. Et quelle vue magnifique sur le lac et sur les montagnes qui l'entouraient! Il était si proche, ce lac, que ses eaux léchaient les murs du jardin. Il y
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avait même un petit ponton privé, avec un canot à rames qui se balançait doucement au gré des courants. « Un endroit « comme ça »! » apprécia Nicolas — dit Nick — avec un geste éloquent du pouce. Quand ce garçon de onze ans, brun et vif, se mettait à parler, toute sa personne était en mouvement... et même les objets voisins : ce fut le cas pour les ustensiles du déjeuner qui dansèrent sur la table. Nick ne s'en soucia pas et ajouta : « Vive M. Sestier, puisque c'est grâce à lui que nous sommes ici. » Noël, lui, se montrait très différent de son cousin : grand pour ses douze ans, blond avec des yeux bleus, il parlait toujours d'une voix calme. « Vivent l'oncle Edouard et la tante Rosé, surtout! rectifia-t-il. Ce sont eux qui ont eu la bonne idée de nous inviter. » Quant à Nathalie, la bouche pleine, elle ne put émettre qu'un grognement d'approbation. Les enfants Renaud se trouvaient à Serrebrune, petite ville d'altitude baignée par le lac de Ponsonnet. Leur grand-oncle Edouard Besson, vétérinaire à Volny, avait accepté de faire un remplacement chez son ami et collègue M. Sestier. Celui-ci, devant s'absenter un mois, ne pouvait laisser sans surveillance la « Pisciculture du Lac » dont il était le vétérinaire attitré. M. Besson avait donc pris la relève, moyennant quoi son ami
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mettait à sa disposition sa propre maison, une villa neuve et très confortable. Bonne aubaine pour les petitsneveux, invités à partager ce séjour. Il y avait une semaine déjà que les Besson et les trois enfants étaient installés à Serrebrune : sept jours agréables et bien remplis, entre les baignades, les promenades et les parties de pêche. Donc, ce matin-là, le petit déjeuner tirait à sa fin. Pour une fois, Nathalie s'était montrée la plus pressée. Ayant terminé son cacao et ses tartines, elle attendait impatiemment que les garçons aient fait de même. A un moment, elle allongea la main vers un toast que son frère avait, semblait-il, abandonné près de son bol. « Dis donc! protesta Nick, tu chipes le pain des autres, maintenant? Je te savais gourmande, mais à ce point..! » Les sourcils de Nathalie, blonds comme ses cheveux, se froncèrent. « Ce n'est pas pour moi, se défendit-elle, c'est pour les cygnes. — Quoi! Tu dépouilles ton propre frère au profit de ces stupides volatiles! s'indigna Nick. — Pas plus stupides que toi, et beaucoup plus jolis!» riposta Nathalie avec véhémence. Noël éclata de rire. Depuis qu'il vivait chez les Renaud, qui l'avaient adopté lorsqu'il était devenu orphelin, ce garçon raisonnable servait de médiateur entre ses cousins, qui se chamaillaient souvent. Il est vrai qu'il s'agissait de disputes
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pour rire! Cette fois encore, l'aîné du trio intervint d'un ton apaisant : « Puisque Nathalie aime les cygnes, pourquoi la priver du plaisir de leur donner à manger? » Nathalie jeta un regard de reconnaissance à ce grand cousin qu'elle admirait, et, pour appuyer ses dires, sortit de dessous la table un panier rempli aux trois quarts de croûtons de pain. « Ça fait plusieurs jours que je les ramasse, expliqua-t-elle. Un vrai festin! — Bon. Alors ajoutes-y encore ce morceau, fit Nick radouci en lui tendant sa dernière tartine à moitié grignotée. Tu comptes y aller quand? — Mais... tout de suite! répondit-elle en sautant sur ses pieds. Vous m'accompagnez?
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Avec plaisir! » accepta Noël. Nick fut moins enthousiaste, mais finit par acquiescer, non sans grommeler : « On lui passe toutes ses fantaisies, à ce gros bébé qui me tient lieu de sœur! — Dis donc, j'ai neuf ans, je ne suis plus un bébé! » La prise de bec s'arrêta là, car Noël lança précipitamment : « En route, mauvaise troupe! » Quelques minutes plus tard, le trio musardait sur le chemin menant à la ville. En effet, quand on voulait voir un grand nombre de cygnes, ce n'était pas sur le lac qu'il fallait les chercher : ils avaient coutume de se grouper sur les eaux d'un canal qui traversait les vieux quartiers de Serrebrune. En cet endroit, des maisons très anciennes bordaient les quais, trop étroits pour que les autos y circulent. Il y avait des passages voûtés, de petites boutiques sombres, des ponts en miniature jetés d'une rive à l'autre : c'était pittoresque et amusant. Nathalie finit par s'arrêter, et les garçons l'imitèrent. Le quai, bordé par un parapet bas, dominait de peu le canal sur lequel on voyait nager quelques cygnes. Quand la fillette commença de jeter du pain, il en vint d'un peu partout, comme par magie. Nathalie s'amusait beaucoup à regarder les gracieux oiseaux pêcher les morceaux tombés à l'eau, les humecter un moment, puis les avaler. Elle aurait voulu que chacun ait sa part, mais, hélas! Il y avait toujours un cygne plus
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malin que les autres pour s'emparer le premier du pain. Les garçons eux-mêmes se laissèrent prendre au jeu, et Nick se fit même reprocher par sa sœur d'épuiser trop vite le contenu du panier. Celui-ci était déjà à moitié vide lorsqu'une sirène mugit à peu de distance. « Tiens! remarqua Noël, c'est le bateau qui arrive : déjà dix heures! Il a terminé sa première tournée. » Ce bateau, une vedette à moteur, desservait les villages riverains. Les Trois N l'avaient utilisé quelques jours plus tôt avec les Besson pour faire un tour du lac qui leur avait laissé un souvenir des plus agréables. La sirène se tut, et la distribution de pain continua. Soudain, l'attention des enfants fut attirée par un bruit de pas : c'était une jeune fille, presque une adolescente, dont les longs cheveux blonds flottaient sur les épaules. Elle était vêtue d'une robe de coton toute simple, et serrait contre elle un appareil photographique. « Une touriste! » pensèrent les Trois N. Cependant la nouvelle venue paraissait bien nerveuse, pour ne pas dire affolée. Au lieu de se promener calmement en admirant le site, elle courait presque, et se retournait à tout moment. En suivant la direction de son regard, les enfants aperçurent au bout du quai, côté lac, un homme qui marchait très vite, lui aussi. La jeune fille était-elle en train de fuir devant lui? Pourtant, après une courte hésitation, elle s'arrêta au niveau du petit groupe, et braqua sur lui l'objectif de son appareil. Il y eut un déclic.
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Rassurés, les Trois N se dirent qu'ils avaient bel et bien affaire à une touriste en quête de photos intéressantes. Et comme, au même instant, un grand tapage se produisait sur le canal, ils se tournèrent vers ce nouveau spectacle. Deux cygnes se disputaient un même morceau de pain. Dressés face à face, les ailes déployées, ils se menaçaient de leurs becs jaunes. L'un d'eux finit par céder, et le calme revint. Durant les quelques secondes qu'avait duré la scène, les enfants avaient oublié l'existence de la jeune fille. Elle se trouvait toujours là! Elle était même accoudée au parapet, tout près de Nathalie, à qui elle adressa la parole :
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« Vous permettez? » En même temps, et sans attendre de réponse, elle plongea la main dans le panier, en retira un croûton de pain et le lança aux cygnes. « Mais... bien sûr! » bafouilla Nathalie avec un temps de retard. Elle trouvait tout naturel que cette inconnue, qu'elle jugeait sympathique, ait envie elle aussi de nourrir les cygnes. Or la jeune fille dut se lasser bien vite de ce jeu, puisqu'elle repartit presque aussitôt, non sans jeter pardessus son épaule un rapide : « Au revoir, amusez-vous bien! » Elle avait à peine parcouru une dizaine de mètres, d'une allure précipitée, que l'homme arrivait à son tour. Les Trois N purent le détailler : d'âge moyen, grand, bâti en force, il avait un visage carré. Un menton proéminent lui donnait l'air brutal. Il portait les cheveux très courts, taillés en brosse. Son pantalon de toile kaki s'enfonçait dans de hautes bottes de cuir. « L'allure d'un chasseur... sans le fusil », pensa Nick. Pour l'instant n'était-ce pas la jeune fille qu'il pourchassait? Il semblait bien que oui! Ayant frôlé les Trois N sans paraître les voir, il marchait derrière elle à longues foulées. Et bien qu'elle se soit mise à courir, il la rejoignit peu après et la saisit par le bras.
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La suite, les témoins de cette scène ne purent la voir: un tournant du quai leur dissimula le couple. Par contre, ils perçurent divers bruits : d'abord un cri, lancé par une voix féminine : « Aïe! Mon appareil photo! » Puis, presque en même temps, un « floc » dans l'eau du canal. Cette fois les enfants, jusqu'ici pétrifiés, réagirent. Plantant là le panier, ils coururent dans la direction d'où venaient les bruits : plus personne! L'homme et la jeune fille avaient disparu, sans doute en empruntant quelque passage entre les maisons. Par contre, en se penchant sur le canal, les arrivants aperçurent, tout au fond, un appareil photographique à demi enfoui dans le vase. « Oh, par exemple! Il est tombé... là-dedans! constata Nathalie. — Je plonge et je le ramène, offrit Nick. — Pas question! l'arrêta son cousin. Tu n'es même pas en maillot de bain! Et de toute façon, il est fichu. » Songeurs, les Trois N regagnèrent leur premier poste. Cet incident les laissait mal à l'aise. Nathalie, sans entrain, reprit sa distribution de pain aux cygnes. Le panier était à peu près vide lorsque ses doigts agrippèrent un objet, qu'elle prit d'abord pour un croûton et faillit lancer par-dessus le parapet. Elle se retint à temps : cette chose n'avait ni la forme, ni la légèreté d'un morceau
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de pain. Encore moins l'aspect : c'était un petit cylindre entouré de papier rouge. Avant que la fillette ait eu le temps de comprendre de quoi il s'agissait, les deux garçons, qui avaient suivi son geste, poussèrent en chœur une même exclamation : « Une pellicule! »
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CHAPITRE II Un canot à moteur l'air ahuri de sa sœur, Nick crut bon de préciser : « Une pellicule photo! — J'avais compris, merci! rétorqua Nathalie. Seulement, je me demande comment... — Evident, voyons! Coupa Nick. La fille blonde, en prenant du pain... — Bien sûr. Mais pourquoi? — Facile à deviner : parce qu'elle ne voulait pas que cette pellicule tombe aux mains de son poursuivant.» DEVANT
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Comme Noël réfléchissait, l'air absent, son cousin l'interpella : « Ce n'est pas ton avis? — Si, si! Et même... je me demande... Je suis à peu près sûr... — Tu te demandes quoi? Tu es à peu près sûr de quoi? s'impatienta Nick. Toi, alors! Il faut toujours te tirer les vers du nez! — C'est mieux que de parler à tort et à travers, comme un certain garçon de ma connaissance! » riposta Nathalie, se faisant aussitôt l'avocate de son cousin. Celui-ci remercia la fillette d'un sourire et déclara : « Ce que je suppose, c'est que la jeune fille a fait exprès de laisser tomber son appareil photo dans le canal... par exemple en se débattant, quand l'homme lui a pris le bras. — Exprès! répéta Nick. Ça paraît un peu gros, non? » Sa sœur n'était pas davantage convaincue. « Un appareil photo, ça coûte cher! » Noël s'obstina : « Oui, mais à ses yeux la pellicule était certainement bien plus précieuse encore. Or elle avait réussi à la mettre à l'abri dans le panier. — En ce cas, pourquoi sacrifier l'appareil? demanda son cousin. — Tout simplement pour faire croire à l'homme que la pellicule aussi était dans l'eau, donc hors d'usage.
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— Je vois! Sans cette précaution, il se serait rendu compte qu'elle n'était plus dans l'appareil et il l'aurait cherchée ailleurs... - ... Par exemple dans mon panier? » déduisit Nul lui lie avec une frayeur rétrospective. Pour discuter plus à l'aise, les Trois N s'assirent sur le parapet de pierre. Les cygnes, ne recevant plus de pain, s'étaient dispersés sur toute l’étendue du canal. On n'en voyait plus qu'un groupe de loin en loin. « En somme, reprit Nick, cette fille s'est montrée astucieuse. Mais tout de même, je trouve hasardeux de sa part de confier son bien au premier venu... Je dirais même : à la première venue, rectifia-t-il en lorgnant malicieusement sa .sœur. - Moi, la première venue? Quel toupet tu as! » s’indigna Nathalie. Noël se hâta d'intervenir. « (Ce n'est pas Nathalie seule qui est concernée, mais les Trois N réunis. - D'accord, admit Nick. Et c'est un trio à qui on peut faire confiance, n'est-ce pas? - Bien sûr, acquiesça gravement sa sœur. Seulement comment allons-nous la lui rendre, sa pellicule? - Je pense qu'elle reviendra la chercher ici même. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain. » Noël secoua la tête d'un air de doute. « A condition d'avoir la liberté de le faire! Tu
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parais oublier que le type lui a mis la main dessus et l'a entraînée... Dieu sait où. — Alors, on ne la reverra peut-être plus? s'alarma Nathalie. — Ne t'en fais pas, va! répondit son frère avec optimisme. Si elle ne revient pas, nous la chercherons : tu sais bien que les Trois N sont de première force pour les enquêtes! » Noël ne put s'empêcher de rire. « Ta modestie est vraiment touchante! D'accord pour enquêter... à condition d'avoir un point de départ. » II plaça la pellicule sur sa paume et ajouta : « Notre seul indice, le voici. Et jusqu'à nouvel ordre, nous n'y touchons pas. » Nick eut l'air déçu. « Je m'étais figuré que mon génial cousin trouverait une piste. Tu n'en vois vraiment aucune? — Attends, laisse-moi réfléchir. » Au bout de quelques secondes de silence, Noël leva un doigt. « II y a bien une chose que l'on peut supposer : la jeune fille a dû arriver par le bateau. — Tiens, mais c'est vrai! s'exclama Nick. Elle est apparue au bout du quai juste après qu'on a entendu la sirène. Conclusion : elle venait d une des stations desservies par ce bateau sur le pourtour du lac... — ... à savoir : Varange, Monteuil, Boin, Sanard et Fontanes, récita Noël.
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— Quelle aubaine, d'avoir pour cousin un vrai dépliant touristique! ironisa Nick. — Est-ce que le méchant bonhomme est aussi venu par le bateau? s'enquit sa sœur. — Question idiote! critiqua Nick. Dans ce cas, aurait-il attendu d'être à quai pour la rattraper? — C'est vrai. Que je suis donc bête! s'écria Nathalie confuse. — Pas bête, mais étourdie, intervint son cousin avec diplomatie. Non, ce type n'a pas emprunté la vedette. De deux choses l'une : ou bien il a attendu la jeune fille au débarcadère, mais elle lui a filé entre les doigts, ou bien il a traversé le lac à sa suite, mais par un autre moyen : peut-être possède-t-il une embarcation personnelle. — Raisonnement impeccable! applaudit Nick.
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Tu es l'as de la déduction. Mais où cela nous mènet-il? — A rien! reconnut Noël. — Mais si! Cela nous conduit... au port! s'écria Nick en se levant brusquement. Vite, courons-y! — Où ça? demanda Nathalie. — Tu m'as bien entendu : au port... ou plutôt au débarcadère. Nous allons vérifier la dernière hypothèse de notre Sherlock maison. » Sur ce il partit en flèche, entraînant les deux autres à sa suite : Nathalie qui n'y comprenait rien, et Noël qui commençait tout juste à deviner ce que son cousin avait dans la tête. Le trio remonta le canal, traversa un pont et aboutit au bord du lac. Encore un « cent mètres », et les coureurs à bout de souffle stoppèrent au niveau d'un ponton de bois, supporté par des pieux et s'avançant sur l'eau. Tout contre son extrémité se balançait une grosse vedette blanche. Le prochain départ devait être pour bientôt, car plusieurs personnes se dirigeaient déjà vers le bateau. « Ce n'est... quand même... pas... là-dedans... que tu veux... nous faire monter? questionna Nathalie haletante. — Bien sûr que non! répondit son frère avec impatience. Ce que je cherche, c'est... — ... un petit bateau qui aurait accosté près du gros, acheva Noël. Hum! En admettant qu'il existe, crois-tu, mon vieux, qu'il t'ait attendu? »
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Son cousin ne l'écoutait pas : il semblait tendre aussitôt : « Il y a un ronronnement de moteur, quelque part sur le lac. » C'était vrai. Ce son, très faible, ne pouvait évidemment venir des trois ou quatre voiliers qui évoluaient au loin. « Allons sur le deuxième pont », proposa Nick. Nouvelle course éperdue, qui eut sa récompense : du haut de cet observatoire, la vue était très étendue. Nathalie donna la preuve qu'elle avait les yeux aussi bons que les oreilles : « J'aperçois un petit canot à moteur... et... oh! A son bord, il y a une personne blonde. Voyez : ses cheveux brillent au soleil. C'est elle ! — En effet! s'écria Nick. Et le brun qui conduit, c'est lui\ Je donnerais gros pour savoir où il l'emmène. — Il fonce en oblique, en direction de l'autre rive», affirma Noël. Hélas! Quelques secondes plus tard, une avancée de la côte dissimulait à la vue des Trois N l'embarcation et ses passagers. Néanmoins ils restèrent un moment immobiles et silencieux, avant de se diriger à pas lents vers la villa Les Roseaux. ……………………………………………………….
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Comme l'avait proposé Nick, les enfants retournèrent le lendemain à l'endroit exact où ils avaient rencontré l'inconnue, à la même heure. A vrai dire, leur impatience était telle qu'ils arrivèrent avec vingt bonnes minutes d'avance. Si bien qu'ils attendirent longtemps, s'efforçant de prendre intérêt aux évolutions des cygnes. Bientôt la sirène retentit, annonçant la venue du bateau. Trois paires d'yeux scrutèrent la berge du canal, mais ce fut en vain : aucune passagère, blonde ou brune, jeune ou vieille, n'apparut au bout du quai. Il y eut bien quelques touristes dans l'heure qui suivit, mais sans aucun point commun avec la jeune fille de la veille ou son poursuivant. « C'est flambé pour aujourd'hui : on lève l'ancre! » décida Nick comme onze coups sonnaient au clocher d'une église voisine. Le lendemain encore, même démarche, même déception. Cela devenait inquiétant! « Elle ne viendra pas, conclut Nathalie. Le méchant type la retient de force. — Il faut renoncer, et changer de tactique, proposa son frère. — La seule tactique possible consiste à faire développer la pellicule, remarqua Noël. Convenons d'un dernier délai d'un jour, après quoi nous nous y résoudrons. »
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Plus que vingt-quatre heures, et les Trois N passeraient à l'action! Cette perspective consola Nick d'une nouvelle attente. Or, comme il le supposait, le lendemain leur réservait un autre rendez-vous manqué. Par acquit de conscience, le trio guetta jusqu'à onze heures et demie une hypothétique venue : personne! Alors seulement les enfants se dirigèrent vers une boutique de photographe qu'ils connaissaient. « Demain, même heure! » promit le commerçant à qui Noël remit la précieuse pellicule. Cet ultime délai leur parut long. Mais le lendemain, quand les Trois N quittèrent le magasin, l'aîné tenait serrée dans sa main une pochette contenant huit photographies. Le trio alla s'asseoir sur le premier banc venu, dans un square peu fréquenté à cette heure. Les plus jeunes attendirent, le souffle coupé, que Noël sortît un à un les clichés. Quelles révélations allaient-ils leur apporter?
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CHAPITRE III Le plan f L S'AGISSAIT de photographies en noir et blanc, de qualité assez médiocre. Les trois premières causèrent une vive déception aux enfants : elles représentaient une femme à l'air maladif, et un petit garçon qui pouvait avoir neuf ou dix ans. Par contre, la jeune fille blonde figurait sur la quatrième et la cinquième. Elle se trouvait dans un jardin ou un parc, avec, en arrière-plan, une sorte de petit manoir. « Intéressant! » commenta Nick.
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Le sixième cliché fit ouvrir des yeux ronds à Nathalie. « Drôle d'idée de photographier un meuble! remarqua-t-elle. — C'est peut-être un de ces vieux machins qui oui d'autant plus de valeur qu'ils sont plus croulants? suggéra son frère avec une moue dégoûtée. — Mais oui, approuva Noël. Il s'agit d'un secrétaire, et je crois qu'il est d'époque Louis XV. » Il sortit la septième photo, et, l'air perplexe, la tourna dans un sens, puis dans l'autre. Son cousin, penché sur son épaule, émit un « Oh! » de surprise, et ajouta : « Qu'est-ce que ça peut bien représenter? — Une carte de géographie, suggéra sa sœur. — Hum! fit Nick, sceptique. De la géographie, ça? Ce truc de forme allongée pourrait être aussi bien un ver de terre, ou un concombre! — N'im-por-te quoi! commenta Noël en souriant. — Je vois : M. le savant a une hypothèse toute prête, et nous, pauvres ignorants... — Pas du tout! coupa son cousin. Nathalie a raison, tout simplement. C'est une carte, ou un plan, dessiné par quelqu'un qui a même signé son œuvre de ses initiales. Voyez, dans ce coin : « F. B. » — Tiens, c'est vrai! Mais un plan de quoi, d'après toi? — Du lac, on dirait.
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— De notre lac? fit Nathalie déçue. Dans ce cas, il n'y a pas de mystère! — Et pourquoi donc? la contredit Nick. Quand on dessine un plan, c'est généralement pour donner une indication. A nous de découvrir laquelle, justement! » Le trio se pencha avec plus d'attention sur le petit rectangle que tenait Noël. Soudain, Nathalie désigna un point de la carte et s'écria : « Ici, il y a quelque chose d'écrit! — En effet, approuva son frère. Mais les caractères sont minuscules : il faudrait une loupe. — Peut-être pas. J'ai de bons yeux, moi! » En effet, il ne fallut pas longtemps à la fillette pour déchiffrer le message : « Ile... aux... Cygnes, épela-t-elle laborieusement. — Youpi! se réjouit Nick. Le dessin représente donc bien une étendue d'eau!.. — Dans ce cas, cet autre rond correspond à un deuxième petit lac, constata Nathalie. Et... — ... et un trait le relie au plus grand! poursuivit Noël. Tiens, tiens! — Quant à l'île aux cygnes, une flèche la désigne, remarqua Nick. Pas de doute, le dessinateur a voulu attirer l'attention sur elle. » La carte, épluchée à nouveau, ne livra pas d'autre indication. Alors l'aîné du trio la rangea dans l'enveloppe, et tira de celle-ci une huitième et dernière photo. « A propos de cygnes, en voici tout un groupe, 27
dit-il. Nous figurons aussi sur le cliché, mais de dos. — Dommage : un trio si photogénique! » regretta Nick, pince-sans-rire. Nathalie avait l'air songeur en rendant la photo à son cousin. « Quelle coïncidence, tout de même! remarqua-telle. C'est en donnant à manger aux cygnes que nous avons reçu cette pellicule... et sur l'une des photos, il est question d'île aux Cygnes! — Eh bien, disons que c'est... bon signe! » plaisanta son frère. Il se frotta les mains et ajouta : « En tout cas, nous sommes fixés : une visite à l'île aux Cygnes s'impose. »
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De toute évidence, la perspective d'une exploration le réjouissait. Mais Noël tempéra son ardeur. « Notre objectif numéro 1, c'est de retrouver la propriétaire de la pellicule pour lui remettre les photos.» Nick se renfrogna. « Comment comptes-tu t'y prendre? — Je ne sais pas encore. Peut-être qu'en examinant de plus près les premiers clichés... » Sitôt dit, sitôt fait. Les commentaires fusèrent. « Cette dame est peut-être la mère de la jeune fille, et ce petit garçon son frère, supposa Nathalie. Je trouve qu'ils se ressemblent, tous les trois. — Possible. Mais les photos n'ont pas été prises par ici, ajouta Nick. D'abord, on y voit des palmiers. Et au fond, on dirait la mer. — Sans doute le Midi de la France? suggéra Noël. Par contre, ce manoir ressemble à ceux de la région... Peut-être y habite-t-elle? — Conclusion : il faudrait savoir où il perche, décida Nick. Ça ne doit pas être si difficile, les châteaux ne fourmillent pas, dans ce bled. —- Pas sûr! Si on s'adressait au Syndicat d'Initiative? proposa son cousin. — On n'en sort plus, de l'histoire et de la géographie! » remarqua Nick avec une moue. Mais sa sœur et lui acceptèrent d'emblée la suggestion de Noël. Cette démarche leur rapporta, de la part d'un aimable employé municipal, une brochure gratuite décrivant les curiosités
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de la région. La première chose qu'ils virent, en la feuilletant, ce fut un plan du lac. Ils le comparèrent aussitôt à la photo. « La ressemblance n'est pas frappante, jugea Nick, mais on le reconnaît quand même. - Et le deuxième lac existe bel et bien, appuya Nathalie. Pourtant, l'île aux Cygnes n'y figure pas. — C'est sans doute qu'elle est toute petite, supposa Noël. En tout cas, ce plan va nous guider. Voyez : il semble qu'un chenal relie le grand lac au petit. » La brochure fut précieuse à un autre titre : elle indiqua aux Trois N une liste de châteaux, manoirs et gentilhommières plus longue que ne l'avait soupçonné Nick. Si bien que l'après-midi entier fut consacré à les visiter. L'oncle Edouard et la tante Rosé n'en revenaient pas de tant d'ardeur touristique chez leurs petits-neveux! Hélas! Ceux-ci rentrèrent le soir recrus de fatigue, et, de plus, bredouilles. Ils avaient vu toutes sortes de châteaux : grands, petits, debout, en ruines... mais aucun n'avait la moindre ressemblance avec celui de la photo. « J'ai une indigestion de vieilles pierres pour le reste des vacances! décréta Nick. - C'était pourtant très intéressant! plaida Noël. - ... mais parfaitement inefficace. Ton idée ne valait rien. La seule bonne, c'est la mienne : il faut partir pour l'île aux Cygnes dès que possible.
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Cette fois, tout le monde était d'accord : l'expédition s'imposait. Elle fut décidée pour le lendemain. Les enfants, nantis d'un pique-nique, emprunteraient pour faire le trajet la barque de M. Sestier. Pour les Besson, il fut seulement question d'une promenade sur le lac. La tante Rosé donna tout de même quelques conseils de prudence : « Ménagez la barque : elle n'est pas toute neuve. Et ne vous éloignez pas trop des rives : le lac est profond, à certains endroits. — Promis! » dirent les Trois N en chœur. ………………………………………………….. En tout cas, l'Aventure, si c'en était une, commençait sous d'heureux auspices : en ce matin d'été l'air était frais, le ciel bleu, le lac tranquille. La barque glissait sans peine. Comme il n'y avait qu'une paire de rames, les deux garçons se relayaient. Nathalie, assise à l'arrière, se contentait de surveiller le pique-nique. A l'idée du régal futur, l'eau lui vint à la bouche. A propos d'eau... est-ce que quelques gouttes ne suintaient pas, justement, entre les joints du canot? « Attention! cria-t-elle. Il y a des fuites, et les sandwiches vont se mouiller. » Noël jeta un coup d'œil. « Pas de quoi s'affoler, dit-il. C'est seulement l'eau que projettent les rames. »
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Nick, dont c'était le tour de tenir les avirons, lâcha ceux-ci pour lever les bras au ciel. « Ah, cette fille! Si nous faisions naufrage, elle penserait d'abord à sauver la nourriture! » Vexée, Nathalie se tut. Et la délicieuse promenade continua, sous le soleil qui se faisait de plus en plus chaud. Les navigateurs avaient mis le cap sur le bout du lac, qui se resserrait en cet endroit. Riante et peuplée jusqu'ici, la région alentour devenait sauvage : les berges abruptes et envahies d'herbe ne présentaient nulle crique, nulle plage pouvant attirer les baigneurs. Les habitations s'étaient peu à peu espacées. « A partir de maintenant, ouvrons l'œil! recommanda Noël. Le chenal donnant accès au petit lac ne doit plus être loin. » Pourtant, à cause de la végétation très dense, les Trois N passèrent et repassèrent le long de la rive sans rien voir. « C'est un peu fort! ragea Nick. Le plan du mystérieux F.B. serait-il faux? — Sûrement pas, puisque la carte du lac mentionne ce chenal », répondit Noël. Il avait raison : à force de raser les bords, les jeunes explorateurs aperçurent l'entrée d'un bras de rivière, qu'un rideau de feuillage avait jusqu'ici masqué à leurs regards. Résolument, ils y engagèrent l'avant du canot.
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CHAPITRE IV La maison du bord de l'eau étrange rivière! Mais pouvait-on l'appeler ainsi? Son eau glauque était parfaitement immobile. De plus une sorte de voûte formée par les arbres qui poussaient sur chaque rive cachait complètement le ciel. Il y faisait obscur et frais. Les Trois N étaient fortement impressionnés. C'est presque à voix basse que Nick remarqua : On se croirait dans la forêt vierge. Ces arbres... Comme ils sont touffus! — Oui, approuva Noël. C'est peut-être parce qu'ils ont les pieds dans l'eau. » QUELLE
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Nathalie, frissonnante, garda le silence. Elle se sentit soulagée quand son frère décida de poursuivre. C’était lui qui tenait les rames. Il déploya tant (If vigueur que le chenal, long d'une cinquantaine de mètres, fut parcouru en un temps record. Quel plaisir de retrouver le soleil! Les Trois N poussèrent en chœur un « Oh! » de ravissement : ils venaient de déboucher dans un autre lac, guère plus étendu qu'un étang, dont les eaux étaient très bleues et les rives très vertes. En son centre émergeait un îlot. « L'île aux Cygnes! claironna Nathalie. — Comme elle est petite! s'exclama Nick. — Et comme elle est sauvage! » ajouta Noël. En effet, sur ce coin de terre à peine grand comme un jardin public, on ne voyait rien qu'une végétation touffue. Aucune trace de vie, sauf... « ... un nid de cygnes! annonça Nathalie quand la barque fut suffisamment proche. L'île mérite bien son nom! » Elle venait d'apercevoir, posé à même le sol, tout près de l'eau, un grand nid circulaire fait de branchages et de feuilles. Ses occupants nageaient à quelque distance : une famille complète, composée du père et de la mère, très blancs, et de trois enfants « un peu café au lait, déclara Nathalie, mais plus lait que café. » « Même tes comparaisons sont alimentaires! fit Nick avec un gloussement moqueur. — Et puis après? riposta Nathalie. Il faut bien
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que quelqu'un s'en occupe, des aliments... Oh, à propos! Est-ce que ce n'est pas encore l'heure de piqueniquer? — Midi moins cinq, répondit Noël après un regard à sa montre. Nous avons le temps de faire une première inspection. » Entre-temps, les arrivants avaient jeté l'ancre et mis le pied sur l'île. Ils en examinèrent le terrain pouce par pouce. « Qu'est-ce qu'on cherche, au juste? » demanda Nathalie. Nick eut un geste évasif. « Mystère et boule de gomme! répondit-il. — Ah, ah! se moqua sa sœur. Toi aussi, tu parles de choses qui se mangent! » Le jeune garçon, vexé, pinça les lèvres. Ce fut Noël qui expliqua : « Ce qu'on cherche? Quelque chose qui rende cette île intéressante au point que M. « F. B. » la signale sur son plan. » Programme des plus vagues! Mais cette imprécision même n'était pas pour déplaire aux Trois N, spécialisés dans la résolution des énigmes. Hélas! Ils n'eurent rien à résoudre, car l'île aux Cygnes, en apparence du moins, n'abritait aucun secret. « Signe particulier : néant! conclut malicieusement Nick. Notre enquête est dans le lac! » Les deux autres, très déçus, daignèrent à peine sourire. Heureusement, le pique-nique vint remonter le moral des trois « détectives ». Nathalie 36
eut enfin son heure de gloire. Ce qui remporta le plus grand succès, ce fut un cake au chocolat qu'elle avait confectionné elle-même sur les conseils de la tante Rosé. Après ce festin, Noël et sa cousine se reposèrent sur l'herbe, tandis que Nick, ennemi de l'inaction, faisait une fois de plus le tour de l'île. Parvenu à une pointe en avancée sur l'eau, du côté opposé au chenal, il examina la rive du petit lac qui lui faisait face. C'est alors qu'il remarqua, sur la berge, une vieille maison à la façade envahie de lierre. C'était la seule habitation visible dans ce coin désert. « Qui peut crécher dans cet endroit isolé? » se demanda-t-il. Et il s'empressa de héler les deux autres pour leur faire part de sa découverte. « On va voir ça de près? » proposa Noël aussitôt intéressé. Bien entendu ses cousins acquiescèrent, et le trio reprit place dans la barque. Après quelques minutes de traversée, celle-ci vint s'échouer sur une grève en pente douce. En voyant la maison de près, les Trois N comprirent qu'elle était abandonnée : volets fermés, porte close. Et cet abandon ne datait pas d'hier, à en juger par l'état lamentable des peintures et du crépi. Quant au jardin il ressemblait à une savane. « Etrange que cette bicoque ait été bâtie si près de l'eau! » s'étonna Nick.
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Noël, qui examinait la façade de près, poussa soudain une exclamation : « Par exemple! Il y a les scellés sur la porte. — Les scellés? Qu'est-ce que c'est? » interrogea Nathalie. Son cousin lui désigna deux rubans adhésifs joignant le chambranle au vantail, et fixés à chaque bout par un gros cachet de cire rouge. Puis il expliqua : « Les scellés sont apposés par un homme de loi à la mort du propriétaire d'une maison. On ne les enlève qu'au moment où les héritiers en prennent possession. — Dans ce cas, remarqua Nick qui s'était approché, ce sont des scellés... descellés! — Que veux-tu dire? — Regarde de plus près : les rubans ont été soigneusement coupés au niveau d'un des cachets, sans doute avec une lame de rasoir. — ... Quelqu'un est entré, acheva Noël. Quelqu’un qui n'y avait aucun droit, certainement. Pour donner le change, il a recollé la bande quand il est ressorti. — Si n'importe qui a pu entrer, pourquoi pas nous?» suggéra Nick. Et, sans plus attendre, malgré l'hésitation visible de son cousin, il décolla les scellés, fit tourner une grosse poignée de bronze et poussa le panneau : celui-ci céda en grinçant. « En plus, le visiteur avait une clef... à moins qu'il n'ait forcé la serrure », remarqua le jeune garçon.
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La porte à peine ouverte, une odeur d'humidité et de moisi sauta aux narines des arrivants, qui aperçurent un long couloir sombre. Nick y pénétra hardiment, suivi de Noël, nettement réprobateur, et de Nathalie, pas très rassurée. Qui sait quelle présence indésirable risquait de se manifester, dans cette vieille maison aux recoins obscurs? Ils ouvrirent des portes, examinèrent à la vague lueur qui filtrait entre les volets clos des pièces de toutes sortes. Partout régnaient le même silence, le même abandon, la même odeur de renfermé. Cette demeure avait dû être belle, mais le manque d'entretien l'avait transformée en taudis : murs lézardés, parquets crevassés, plafonds perdant leur plâtre... Dans une pièce qui avait l'allure d'un salon, Nathalie fit une découverte intéressante : « Regardez... là, sur le plancher : il y a une empreinte de boue séchée, en forme de semelle. — C'est sûrement celle d'un homme, commenta Nick aussitôt accouru. Du quarante-cinq fillette, au bas mot! — J'en vois une autre, et encore une autre! ajouta Noël. Et il y a des traces de pattes, juste à côté : le visiteur était accompagné d'un chien. Tous deux se dirigent vers... — ... cette cloison, acheva Nick. Pour y faire quoi? Il n'y a rien. — Mais il y a eu quelque chose : un meuble, affirma son cousin. Le papier est moins déteint
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à l'endroit où il devait s'appuyer contre le mur. » Nick siffla entre ses dents. « Déduction admirable! Mon génial cousin peut-il en conclure que ce meuble n'est autre qu'un secrétaire? — Possible, d'après les dimensions que ces traces laissent supposer. — Le secrétaire de la photo alors? devina Nathalie. Ce serait un drôle de hasard! — Pas tant que ça! réfuta son frère. Ne sommesnous pas tout près de l'île aux Cygnes, qu'une autre photo nous a signalée? » En somme, tout se tenait. Mais, si ces découvertes remplissaient d'aise Nick-le-détective, il n'en était pas de même pour les deux autres : Nathalie tremblait à l'idée que le visiteur pourrait revenir, et les découvrir. Noël, lui, venait de constater avec ennui que les Trois N laissaient à leur tour des empreintes bien visibles dans la poussière qui recouvrait uniformément les parquets. Il suggéra un départ immédiat. Mais son cousin insista pour visiter une dernière pièce, au bout du couloir. C'était une sorte d'office. A peine le trio venait-il d'y pénétrer que la porte, avec fracas, se referma derrière les nouveaux venus. « Quel... quelqu'un... l'a... poussée! bégaya Nathalie en proie à une frayeur intense. — Bien sûr, un revenant! » lança Nick, dont la voix tremblait un peu en dépit du ton goguenard. Noël éclata d'un rire forcé.
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« Mais non, ma petite Nattie. C'est le courant d'air, tout simplement! Regarde : la fenêtre a un carreau cassé,» C'était vrai : Nathalie poussa un soupir de soulagement. N'empêche que cet incident donna enfin le signal du départ. Une fois encore, c'est avec joie que les Trois N retrouvèrent l'éclatante lumière du dehors. Cependant, avant de quitter les lieux, une chose restait à faire : recoller les scellés. Ce fut Noël qui s'en chargea. Ensuite, d'un commun accord, les trois explorateurs décidèrent de s'enfoncer dans la campagne, tournant ainsi le dos à la lugubre vieille maison.
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CHAPITRE V Un château de pacotille la bâtisse, la campagne s'étendait, toute plate, avec des collines à l'horizon. Les Trois N, partis pour une promenade agréable, ne tardèrent pas à déchanter : la belle prairie verte où ils s'étaient engagés sans méfiance se trouvait être un marécage. Au bout de quelques pas, Nathalie gémit tout haut : « Oh, là, là! J'ai de l'eau plein mes sandales! — Moi aussi! Moi aussi! » dirent les garçons en chœur. DERRIÈRE
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Avant d'aller plus loin, Noël se munit d'un long bâton, dont il sonda le sol. En fait, c'était plus incommode que dangereux. Les deux garçons prirent même un certain plaisir à observer la flore aquatique : roseaux, joncs, renoncules d'eau... Nathalie, elle, n'avait qu'une envie : se mettre les pieds au sec. Hélas! La plaine entière paraissait faite de ce même terrain spongieux qui collait aux semelles. Et si encore il n'y avait eu que ça... Mais, en plus, il y avait la faune : bêtes volantes, nageantes, rampantes pour lesquelles la petite fille avait une égale aversion. A un moment elle émit une véritable clameur : « Au secours! J'ai un crapaud sur le pied! » C'était en réalité une modeste grenouille aux yeux saillants, au dos marron rayé de jaune. Nick la prit et dit en ricanant : « Voilà la bête fauve qui a failli dévorer ma sœur! » Ce n'est qu'après avoir pataugé un bon quart d'heure dans ce sol humide que les Trois N parvinrent au pied d'une colline : ils s'empressèrent d'y grimper. Quel plaisir de pouvoir marcher sans entendre le « floc-floc » de leurs chaussures boueuses! Bientôt, Nick annonça : « J'ai trouvé une route! » A vrai dire, c'était un simple chemin de terre, bordé de buissons et juste assez large pour laisser passer une voiture. D'ailleurs il y avait, par places, des marques de pneus dans la poussière des
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bas-côtés. Les enfants eurent l'impression d'avoir retrouvé la vie civilisée... Pourtant, les abords de cette voie restaient obstinément déserts. Le trio continua d'avancer, curieux de savoir si quelque village ne se trouverait pas au bout du chemin. « Un village qui aurait peut-être une fontaine? » rêva tout haut Nathalie. Le soleil tapait dur, en effet, et l'ombre était rare. Ce ne fut pas un village que trouvèrent les Trois N après une marche d'un kilomètre, mais un grand mur percé d'un portail de fer à demi rouillé. De l'habitation qu'il cachait n'apparaissait qu'un toit pointu, couvert d'ardoise. Nick, décidé à jeter un coup d'œil dans l'enceinte, tenta de grimper au portail. Mais il dut renoncer, tant il était haut et lisse. Par contre, le mur non crépi présentait de nombreuses aspérités. Bien que très élevé, il se laissa facilement escalader. En posant la main sur le sommet, le jeune garçon poussa un cri : « Aïe! C'est plein de tessons de bouteilles, làdessus! — Ce qui prouve que les propriétaires sont des gens méfiants! » commenta Noël. Parvenu cependant à se hisser assez haut pour regarder de l'autre côté du mur, Nick poussa un nouveau cri, qui inquiéta sa sœur. « Tu n'es pas blessé, au moins? — Non, mais c'est... c'est... la maison!
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— Eh bien, quoi, la maison? » Le jeune garçon dégringola de son perchoir, et quand il eut repris son souffle, articula : « Elle ressemble au manoir de la photo... Tellement, que c'est sûrement la même! - Pas possible! s'écria Noël. Le manoir que nous avons tant cherché se trouverait dans ce bled? — Si tu en doutes, regarde toi-même. Seulement, gare aux tessons! Je crois qu'il vaut mieux dénicher un autre poste d'observation. » Le trio entreprit donc de longer le mur, et ne tarda pas à trouver un endroit où il était partiellement démoli. Par l'échancrure ainsi formée, les trois enfants, grimpés sur le tas de pierres résultant de l'éboulement, purent observer à loisir une énorme bâtisse plantée au milieu d'un parc mal entretenu. De construction relativement récente, ce pseudo-manoir n'avait rien d'historique. « C'est bien lui, admit Noël, mais la photo nous a trompés. C'est seulement une grande villa à laquelle on a voulu donner des allures de château. — C'est laid et prétentieux! jugea Nick. — En tout cas, quelqu'un y habite, affirma Nathalie. Plusieurs fenêtres sont ouvertes. Et... oh, par exemple! Vous voyez cette pièce d'eau, au fond de l'allée de marronniers? — Oui, eh bien? la pressa son frère. — Au bord il y a un banc, et sur ce banc deux personnes. »
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C'était vrai. En fixant bien ce recoin d'ombre, les enfants notèrent la présence d'une femme âgée, vêtue de noir. Quant à l'autre... « C'est elle ! affirma Nathalie. Elle tient un livre, et paraît faire la lecture à la vieille dame. » En somme, un tableau paisible. Les Trois N se seraient-ils trompés en supposant que la jeune inconnue du quai fuyait un danger? Pourtant, cette course affolée... et la pellicule déposée dans le panier au pain! « Il faut s'approcher d'elle et lui parler », décida Nick. Noël hésita. « Ça nous oblige à entrer dans une propriété privée. A-t-on le droit? — Si on ne l'a pas, on le prend! » trancha son cousin. Et, sans plus attendre il se laissa glisser de l'autre côté du mur, puis tendit la main à sa sœur : celle-ci atterrit sans mal sur l'herbe. Le plus grand ne tarda pas à les suivre. Ensuite, le trio franchit en se courbant un espace herbeux, semé d'arbustes. La distance jusqu'à la pièce d'eau n'était plus que d'une vingtaine de mètres. Mais vingt mètres de pelouse presque nue. L'entreprise devenait risquée... « Restez à l'abri, ordonna Nick aux deux autres. J'essaie d'avancer encore un peu. » Procédant par bonds successifs, il réussit à atteindre l'un des marronniers et se dissimula
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derrière le tronc. En se penchant, il voyait nettement les deux occupantes du banc. Mais comment attirer l'attention de l'une sans exciter la méfiance de l'autre? La solution vint d'elle-même, mais d'inquiétante façon : Nick entendit soudain un grognement, qui semblait émis par quelque bête invisible. Pourtant, à force de scruter l'ombre des gros arbres, il finit par apercevoir l'auteur du bruit : c'était un énorme chien blanc et noir, tapi contre le rebord de la pièce d'eau. La vieille dame lui ordonna de rester couché. « Un danois, diagnostiqua le jeune garçon. Il n'a pas l'air commode! » L'animal avait dû détecter la présence de l'intrus,
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car il continuait à regarder dans sa direction en dressant les oreilles et en grondant. « D'ici peu il va me bondir dessus! pensa Nick. Je n'ai pas envie de sentir des crocs pareils se planter dans un de mes mollets! » La jeune fille, alertée par les grognements du chien, leva la tête : son regard rencontra celui de Nick. Alors, après un instant de stupéfaction, et profitant d'un moment d'inattention de sa compagne, elle réagit rapidement : désignant vivement un coin du parc où les arbres très serrés formaient comme un petit bois, elle intima au nouveau venu l'ordre muet de s'y rendre. Ensuite elle se pencha vers la dame âgée et lui dit quelques mots, puis se leva. Quand il la vit s'éloigner, le danois fit mine de la suivre. Mais, rappelé par sa maîtresse, il revint non sans réticences se coucher aux pieds de cette dernière. « On dirait un gardien de prison à quatre pattes! » se dit Nick avec un frisson. Du coup, il eut moins que jamais envie de s'attarder dans ce dangereux voisinage, et se hâta de rejoindre Noël et Nathalie qui avaient suivi la scène de loin. Ensemble, les Trois N se faufilèrent jusqu'au lieu du rendez-vous. Ils n'attendirent pas longtemps : un bruit de course, une respiration haletante... la jeune fille venait vers eux. Elle était seule, et tournait à chaque instant la tête comme si elle craignait d'être suivie. Ce ne fut qu'une fois à l'abri des arbres qu'elle parut
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se détendre. En abordant le trio, elle dit sans préambule: « Vous avez donc réussi à me retrouver? Je vous remercie, mais... j'ai peur pour vous. S'il vous voyait..! — Qui, « il »? demanda Noël. — Hughes Vallade, l'homme que vous avez aperçu près du canal. La vieille dame est sa mère, ma cousine Blanche. — Et vous, vous vous appelez comment? demanda la plus jeune du trio. Moi, c'est Nathalie Renaud. Le garçon brun est mon frère Nicolas, et le plus grand, notre cousin Noël. — Excusez-moi, j'oubliais de me présenter, balbutia l'arrivante. Mon nom est Evelyne Beaumont.» Elle ajouta avec un sourire d'excuse : « Je suis désolée de vous avoir mêlés à cette histoire. Mais vous étiez là au bon moment, et... — ... et vous avez très bien fait! affirma Nick sincère. — Quant à votre pellicule, nous l'avons fait développer, poursuivit Noël, en espérant qu'elle nous conduirait jusqu'à vous. Tenez, voici les photos. » A la surprise du trio, Evelyne eut un geste de frayeur. « Je vous en prie, gardez-les! Il ne faut pas que Hughes s'en empare. — Lui qui croit la pellicule au fond du canal! » ajouta Nick.
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La jeune fille sourit. « Je constate que vous êtes très observateurs! » Le garçon se rengorgea, et faillit s'écrier : « Ben voyons, vous avez affaire aux Trois N! » Mais Noël prit la parole avant lui : « D'accord pour garder les photos. Mais que vouliez-vous en faire? Si nous pouvons vous aider... » La jeune fille hésita. « Je ne sais si je peux vous demander un pareil service. — Vous le pouvez! affirma gravement Nick, parlant au nom du trio. De quoi s'agit-il? — De retrouver l'héritage qui me vient de mon grand-oncle Fabien Beaumont... avant qu'Hugues Vallade ne réussisse à s'en emparer. »
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CHAPITRE VI Le récit d'Evelyne PAR EXEMPLE! s'étonna Nick. Je me demande bien comment on peut voler un héritage! Il consiste en quoi, au fait? — En une vieille maison, avec les terres qui l'entourent. — Eh bien, justement! Tout ça n'est pas tellement transportable, il me semble! — Et surtout, vous parlez de le retrouver, cet héritage. Il est donc perdu? demanda Nathalie. — Des terres et une maison, ça ne se perd
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pas! » remarqua Noël à son tour. Evelyne sourit. « Pour comprendre, il faut connaître toute l'histoire: je vais essayer de vous la résumer. » Ayant jeté un coup d'œil en direction de la maison, elle avisa un tronc d'arbre posé sur le sol, s'y assit et invita les Trois N à en faire autant. Après avoir rassemblé ses idées, elle se mit à parler. « Ma famille habitait autrefois dans une belle demeure construite au bord d'un grand étang — presque un lac — comportant une île en son centre : l'île aux Cygnes. La maison, les terres, l'étang et l'île appartenaient à mon grand-oncle, Fabien Beaumont. Nous vivions avec lui. Quand je dis « nous », je veux parler de mon père, son neveu, de ma mère et de moimême. De caractère difficile, Fabien n'avait d'affection que pour moi, et je le lui rendais bien. Quand j'eus six ans, une brouille survenue entre mon grand-oncle et mes parents nous obligea à partir. Nous émigrâmes en Australie, pour y chercher fortune. Dans ce lointain pays naquit Philippe, mon jeune frère, maintenant âgé de neuf ans. Hélas! La malchance nous poursuivit : la ferme où nous élevions des moutons fut détruite par un incendie. Désormais obligés de travailler pour les autres, mes parents menèrent une vie errante, ne restant jamais longtemps au même endroit. C'est pourquoi il fallut presque deux ans à une lettre du notaire de Sarrebrune pour leur parvenir. Cette lettre annonçait le décès de l'oncle Fabien, mais elle apportait
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aussi une autre nouvelle : le vieil oncle me désignait pour seule héritière. Entre-temps, mon père était mort. Ma mère décida alors de rentrer en France. Mon frère et elle, en mauvaise santé eux aussi, durent être hospitalisés dès l'arrivée. Ils se trouvent actuellement dans une maison de repos près de Nice. Je suis venue seule à Sarrebrune pour voir maître Turpain, le notaire. Celui-ci, qui est un vieil ami de la famille, m'a accueillie avec bonté et m'a lu le testament. Déception! Il n'y était question que de la maison, des terres et de tout ce qui s'y trouve contenu. Pas la moindre somme d'argent. Et c'est surtout d'argent que nous avons besoin! avoua la jeune fille en rougissant. Avec ma mère malade, mon petit frère à élever... — Votre grand-oncle était-il encore riche, à sa mort? s'enquit Noël. — Oui, maître Turpain l'affirme. Mais cette fortune, d'après lui, existe sous une autre forme. Mon grand-oncle était un vieil original. Il avait laissé entendre à son notaire qu'il avait un secret. Une lubie de vieillard, sans doute... Maître Turpain a bien essayé de le fléchir, dans l'intérêt de ses héritiers, mais en vain. Le notaire est persuadé que je trouverai ce secret. Encore faut-il que j'entre en possession de mon héritage! Pour cela je dois attendre d'avoir dix-huit ans, et mon anniversaire tombe dans cinq jours. » La jeune fille, après une pause et un nouveau coup d'œil craintif vers la villa, reprit son récit : « Ma seconde visite, après le notaire, a été pour
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les Vallade, mes seuls parents dans le pays. Ils se sont montrés aimables, insistant pour que je vienne habiter chez eux. J'ai accepté, ne fût-ce que pour rendre service à ma cousine Blanche, qui est âgée et à demi impotente. Je l'aime bien, d'ailleurs. Mais je ne peux en dire autant de son fils Hugues... Il y a quelque temps, expliqua-t-elle, j'ai été réveillée en pleine nuit par un bruit venant d'une pièce toujours close, et où personne ne pénètre jamais. De la lumière filtrait sous la porte. Je suis entrée sur la pointe des pieds, et j'ai vu mon cousin, accroupi devant... — ... le secrétaire, devina Nick. — Exactement. Il s'acharnait sur ce meuble, ouvrant brusquement les tiroirs, palpant le bois,
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comme s'il voulait y trouver quelque chose et n'y parvenait pas. J'ai eu un coup au cœur : ce secrétaire, je l'ai reconnu pour l'avoir vu dans mon enfance. Il se trouvait alors dans la maison de l'oncle Fabien. — Hugues l'avait donc volé? s'exclama Nathalie. — Je n'ai pas voulu y croire, tout d'abord. Peutêtre l'avait-il acheté à mon oncle, après tout? — Eh bien, nous, nous avons des raisons de penser qu'il l'a bel et bien pris », déclara Noël. Et il raconta comment les Trois N avaient découvert des indices dans la maison du bord de l'eau : les scellés rompus, d'abord, puis les traces prouvant qu'un petit meuble avait été enlevé récemment par un homme accompagné d'un chien. « Or votre cousin possède un danois : tout concorde parfaitement! » conclut le jeune garçon. Evelyne approuva pensivement, et poursuivit : «Toujours est-il que je suis revenue au matin, avec l'idée de vérifier si je ne me trompais pas. Après tout, ce meuble, je l'avais vu pour la dernière fois à l'âge de six ans. Mais je me souvenais d'une scène plus précise : je me revoyais devant ce secrétaire, assise sur les genoux de l'oncle Fabien, qui me révélait l'existence d'un compartiment secret. J'ai refait automatiquement les gestes qu'il avait faits ce jour-là, avec le même résultat. Ce qui m'a permis de découvrir la cachette...
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— Et dans cette cachette, le plan du lac! se hâta de dire Nathalie. — Oui, et j'ai vu tout de suite qu'il était de la main de mon grand-oncle... — ... qui avait d'ailleurs signé : « F.B. », précisa Noël. — C'est vrai. Alors j'ai étalé, puis photographié le plan : j'avais eu soin d'apporter mon appareil, muni d'un flash. Au moment où, ayant refermé le secrétaire, j'en prenais également une photo, j'ai senti une présence derrière moi : c'était Hugues! Sans doute m'observait-il depuis un moment... Il a voulu saisir l'appareil photo, mais je me suis débattue et ai réussi à m'échapper. Une course éperdue m'a menée jusqu'à Montreuil, le port le plus proche, où, par chance, j'ai pu sauter dans le bateau qui s'apprêtait à partir. Mon cousin s'est lancé à ma poursuite en utilisant son propre canot à moteur. La suite, vous la connaissez... — Aviez-vous l'intention de porter la pellicule à la police? s'enquit Noël. — Oh, certainement pas! Je m'en voudrais de faire de la peine à ma cousine, qui s'est montrée bonne pour moi. Non : je comptais parler de ma découverte à maître Turpain, qui m'aurait donné d'utiles conseils, j'en suis sûre. — Si j'ai bien compris, Hugues vous empêche maintenant de quitter le domaine? Demanda Nick. — Hélas, oui. Quand il n'est pas là pour me
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surveiller, c'est son chien qui s'en charge : une vraie bête féroce, qui me laisse libre dans la propriété, mais m'empêche d'approcher du portail, et même du mur d'enceinte. S'il ne m'a pas suivie, c'est que j'ai demandé à ma cousine de le rappeler. » A ce moment précis, une série d'aboiements rauques retentit non loin de là. « Le voilà! dit Evelyne en pâlissant. Vite, fuyez! — Venez avec nous, proposa Noël, qui déjà saisissait la main de sa cousine. — Non! Si je reste ici je pense qu'il ne vous poursuivra pas, vous. Partez vite! » On ne savait si elle parlait du chien ou de son maître, car une voix d'homme se mêlait parfois à celle de l'animal. Cette fois, l'aîné du trio n'hésita plus. Entraînant Nathalie, il fila droit vers le mur d'enceinte. Nick ne le suivit pas tout de suite : il tenait à « assurer les arrières » en attirant éventuellement sur lui l'attention de l'adversaire. Il suivit des yeux sa sœur et son cousin, et ne commença à être rassuré qu'en les voyant disparaître dans l'épaisseur d'un taillis. Alors seulement il se retourna, et fut sidéré de constater qu'Evelyne n'avait pas bougé. « J'avais encore quelque chose à vous dire », jeta-telle dans un souffle. Elle murmura quelques mots, que le garçon essaya, sans bien comprendre, de graver dans sa
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tête. Puis, après un geste d'adieu, elle sortit calmement du bois. Nick entendit une voix furieuse qui criait : « Ah! Vous voilà, vous! Mais les gamins, ^ ou sontils? Vous ne voulez pas répondre? C'est bon : vas-y, Sultan! Attrape-les! » La présence d'Evelyne n'avait donc pas dissuadé l'homme" de les poursuivre!
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CHAPITRE VII A travers le marécage AYANT glissé un œil entre les branchages, Nick aperçut bel et bien Hugues Vallade tenant le danois en laisse. « Encore heureux! pensa-t-il. Libre, il m'aurait déjà sauté dessus. » Alors, sans demander son reste, le garçon se mit à foncer dans la direction prise par Noël et Nathalie. Son objectif : le mur entourant la propriété. Une fois qu'il l'aurait atteint, il lui serait facile de retrouver l'échancrure par laquelle le trio était entré.
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Ouf! L'obstacle de pierres grises se dressa soudain devant le fugitif, qui entreprit de le longer. Ce n'était pas commode : à sa base, les ronces poussaient si dru qu'il risquait à chaque instant de s'y prendre les pieds. Pourtant, il n'y avait pas un instant à perdre! Derrière lui, il percevait les halètements du chien et les encouragements de son maître : « Vas-y, Sultan! Fonce! Trouve leurs traces, à ces maudits gamins, que je puisse leur donner la leçon qu'ils méritent! » Le jeune garçon ne savait pas qui, de l'homme ou du chien, l'effrayait le plus. Qu'adviendrait-il, s'ils le rattrapaient? Auprès de cette perspective, les égratignures qui zébraient sa figure, ses bras et ses jambes lui paraissaient insignifiantes. Il redoubla d'efforts. Encore quelques instants de marche pénible, et enfin, Nick aperçut la faille dans le haut mur gris, si semblable à celui d'une prison. Devant lui s'étendait une zone dépourvue d'arbres. Il s'élança pour la franchir, quand soudain... « A toi, Sultan! » lança, toute proche, la voix de l'adversaire. Quelle terrible surprise, alors que le fugitif Croyait la délivrance proche! Vallade avait dû guetter le moment où il sortirait du bois. Et maintenant c'était au chien d'agir, car son maître venait de détacher sa laisse! Nick ne sut jamais comment il atteignit l'échancrure. Sans doute la peur décupla-t-elle 60
son agilité naturelle? Toujours est-il qu'il se trouva bientôt au sommet de la partie éboulée et c'est alors seulement qu'il se retourna. Le danois était au-dessous de lui, incapable de le suivre. Quant à l'homme, la fureur se peignait sur son visage en voyant sa proie lui échapper. Nick ne s'attarda pas à les contempler : il tourna résolument le dos à l'adversaire et sauta sur le tas de pierres, puis, de là, sur le sol. A peine y posait-il le pied qu'un « psitt » tout proche le fit sursauter : c'était Noël, qui sortit aussitôt de derrière un buisson. Nathalie suivait. « Toi, enfin! s'écria-t-elle. — Nous t'attendions, ajouta simplement l'aîné du trio. — Vous n'auriez pas dû! Ils sont sur mes talons, dit Nick avec un geste du pouce pardessus son épaule. Ouste, on file! » Cette fois, au lieu de longer le mur, le trio s'en éloigna en fonçant droit dans la campagne. « Si le type nous poursuit, il devra obligatoirement passer par le portail, à cause du chien, calcula Noël. — C'est vrai, ce cabot est incapable de faire le mur, approuva Nick. Même au niveau de la brèche. Heureusement pour moi, d'ailleurs! — Peut-être qu'ils ont renoncé? supposa Nathalie avec espoir. — Hum! douta son frère. Ça m'étonnerait, étant donné le bonhomme! » Et, sans pour autant ralentir l'allure, il conta 61
l'épisode de la poursuite : les deux autres en frémirent rétrospectivement. Les fugitifs avaient donc un temps d'avance sur Vallade. Encore s'agissait-il de ne pas s'égarer. « Le mieux serait de rejoindre le chemin un peu plus loin », suggéra Noël. Modifiant légèrement leur direction, les Trois N finirent par atteindre le ruban poussiéreux, quelque cinq cents mètres plus bas que le château. Ils le suivirent un moment. Chaque pas qui les éloignait du peu accueillant domaine augmentait leur espoir d'avoir échappé à l'adversaire. Hélas! Cette agréable illusion se dissipa bientôt : une nouvelle série d'aboiements leur fit comprendre que 62
le chien et par conséquent son maître n'avaient pas abandonné la piste. Le trio reprit sa course, non sans se retourner souvent pour observer le chemin. Soudain, Nathalie annonça d'une voix angoissée : « Je les vois : ils nous suivent! » Noël prit une brusque décision : « Gagnons le marécage! » Nouvelle marche précipitée sur la pente verte de la colline qui faisait face au petit lac. Là au moins, les trois silhouettes étaient moins visibles que sur le chemin presque blanc. Sans compter que des accidents de terrain ou des touffes d'arbres leur offraient un abri temporaire. Malheureusement, une fois sur le plat, les Trois N retrouvèrent le terrain mouvant et ses inconvénients. Impossible de forcer l'allure quand il faut, à chaque pas, soulever des chaussures alourdies d'eau et de vase. Pourtant, comme le fit remarquer Noël, ce terrain humide présentait un avantage, et pas des moindres! Le flair du chien y devenait inefficace. Les fugitifs allaientils pouvoir enfin « semer » l'ennemi? En tout cas, celui-ci avait bel et bien pris la même direction qu'eux, c'est-à-dire qu'il s'était écarté du chemin pour descendre à flanc de colline. Maintenant, il était quelque part dans le marécage. Tout près d'eux, peut-être... Une telle incertitude était plus angoissante pour les enfants que s'ils avaient vu le danger en face.
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Toujours est-il que, depuis un moment déjà, le chien n'aboyait plus. On n'entendait que des volsd'insectes et, surtout, le bruit de succion si désagréable qui accompagnait leur marche. Les trois fugitifs n'échangeaient guère de paroles, jusqu'au moment où Nathalie, qui traînait en queue de peloton, poussa un cri horrifié : « Aïe! Je suis enlisée... et j'ai perdu ma sandale! » Les deux autres se retournèrent, et, malgré la gravité de la situation, Nick ne put s'empêcher de pouffer : sa sœur se maintenait à grand-peine en équilibre sur une seule jambe, agitant en tous sens son autre pied, qui était bel et bien nu. « Attends, je vais la chercher », offrit Noël. Il fouilla la vase, mais en vain. La fillette en pleurait presque. ' « Jamais je n'oserai... marcher... sans soulier! » déclara-t-elle. Alors Nick se mit de la partie. Finalement, ce fut lui qui mit la main sur une masse boueuse ressemblant vaguement à une sandale. Il fallut la vider, puis l'essuyer tant bien que mal avec une poignée d'herbe humide. Nathalie put enfin se rechausser, et la marche reprit sans incident jusqu'au moment où Nick remarqua : « Nous devrions être près du lac, maintenant. Je sais bien que nous avons perdu du temps, avec ma sœur qui faisait le pied de grue. Mais tout de même...! — C'est vrai, acquiesça Noël d'un air soucieux.
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Il y a largement vingt minutes que nous errons dans le marécage. Bien plus qu'à l'aller, il me semble. — Est-ce que... nous sommes perdus? » demanda sa cousine d'une petite voix tremblante. Elle se voyait déjà contrainte à tourner en rond sans fin dans cette plaine fangeuse. Sans compter le danger supplémentaire représenté par Hugues Vallade et son affreux molosse! Comme pour donner raison à ses craintes, un nouvel aboiement éclata dans le silence. « C'est tout près d'ici! » remarqua Nick avec inquiétude. Or le trio se trouvait justement sur un terrain découvert. « Cachons-nous! décida l'aîné. Vite! — Là-bas! » proposa Nathalie. Elle pointait le doigt vers une légère éminence entourée de broussailles. Le trio s'y rendit aussi vite qu'il put. Il était temps! A peine les enfants étaient-ils dissimulés derrière la ceinture épineuse que le chien apparut. Seul, et toujours sans laisse. Il flairait le sol, mais ne paraissait pas se diriger du côté des fugitifs. « Ouf! respira Nick. Réjouissons-nous que l'eau du marécage ait noyé nos traces! — Mais où donc est le maître du chien? » s'inquiéta Noël. La réponse lui parvint sous forme d'un long
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sifflement. Sultan leva le museau et disparut dans la direction d'où venait le son. Alors seulement les enfants se mirent debout et gagnèrent le sommet de la butte, dont le sol était sec et herbeux. De là, ils avaient une vue étendue sur le plat paysage. Quelle ne fut pas leur surprise en apercevant le petit lac, et la vieille maison sur la rive! Quelques centaines de mètres à peine les en séparaient. « Nous avons trop obliqué sur la droite, constata Noël. — Et c'est tant mieux! opina son cousin. De cette façon nous échappons à Vallade et à son chien. Maintenant, ce sont eux qui nous précèdent. — Bizarre qu'ils ne nous cherchent plus! s'étonna Nathalie. — Je me demande bien ce que fait ce type! murmura Noël, les sourcils froncés. Il s'est arrêté sur la berge... — ... et il examine notre barque, poursuivit Nathalie. — Bah! fit Nick optimiste. S'il espère apprendre qui nous sommes, il sera bien volé! Elle ne porte même pas le nom de son vrai propriétaire. » L'homme resta quelques instants accroupi près du canot échoué sur la rive. Pendant ce temps le chien, livré à lui-même, gambadait ici ou là. Il finit par être caché aux regards des Trois N. Mais, bientôt, un nouveau sifflement le rappela près de son maître : l'homme et l'animal tournèrent le dos au
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lac et partirent droit à travers le marécage, sans un regard pour le refuge où les Trois N, le cœur battant, s'étaient hâtés de se cacher. « Bon voyage! » cria Nick lorsqu'ils eurent disparu.
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CHAPITRE VIII Une traversée périlleuse ils furent certains que le chien et son maître ne reviendraient pas, les enfants sortirent de leur cachette et se hâtèrent vers la rive du lac, où les attendait le canot. Celui-ci fut poussé à l'eau et le trio embarqua. Dès que les jeunes aventuriers eurent parcouru quelques mètres, ils se retournèrent avec ensemble vers la maison abandonnée : ils éprouvaient un certain soulagement à s'en éloigner, ainsi que QUAND
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du marécage où ils avaient vécu des moments d'angoisse. Mais cette impression agréable ne dura pas. Nathalie retrouva soudain, au niveau de ses pieds, la sensation d'humidité dont elle se croyait débarrassée. Est-ce que par hasard...? « Attention! cria-t-elle. La barque fuit! — Pas possible! Voilà ma sœur qui recommence! » fit Nick sans s'émouvoir. Mais il baissa les yeux, et vit au fond de la barque un filet d'eau qui avançait jusqu'à ses propres pieds. « Ma parole, elle a raison! s'exclama-t-il. Et cette fois, ça ne se borne pas à quelques gouttes! » Noël, qui tenait les rames, les immobilisa pour constater le dégât. « II s'agit d'une voie d'eau assez importante, dit-il. Je ne serais pas étonné que... — ... que le type en soit l'auteur? poursuivit Nick. Moi, j'en suis sûr. Quand il est resté penché si longtemps sur la barque, c'était bel et bien pour nous jouer ce vilain tour. Tiens, regarde : l'eau suinte par cette fente... exactement ici. » En effet, l'enduit à base de goudron qui rendait le fond étanche avait été percé au niveau d'un joint entre deux planches. Plus de doute : il s'agissait d'un acte de malveillance, et il ne pouvait être attribué qu'à Hugues Vallade. « Une façon de nous punir de nous être mêlés de ses affaires! conclut Noël.
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— Le méchant bonhomme! s'indigna Nick. — Mais enfin! Il faut faire quelque chose, sinon nous allons couler! » s'écria Nathalie. En dépit des circonstances, Nick ne put s'empêcher de plaisanter. « Pour le moment ce sont tes larmes, qui coulent! lança-t-il. Arrête, sinon la barque va se remplir encore plus vite! » Chez la fillette, le rire succéda aux pleurs. Pour achever de la calmer, Noël lui tendit un des gobelets du pique-nique. « Tiens, écope! Toi aussi, Nick! Pendant ce temps, je rame en direction de l'île aux Cygnes : nous pourrons y faire escale. » Nathalie se mit à l'ouvrage avec ardeur : elle puisait l'eau dans son gobelet et la rejetait pardessus bord. Son frère l'imita, et à eux deux, en se démenant beaucoup, ils parvinrent à compenser la fuite. « Drôle de boulot, s'il faut faire ça pendant tout le trajet! remarqua le jeune garçon. — Je compte bien effectuer une réparation provisoire, une fois au sec », déclara Noël. En attendant, il tirait sur les rames de toutes ses forces. Si bien que le canot vint enfin se ranger le long de la berge, et que les enfants purent prendre pied sur le sol de l'île. Tandis que les garçons tiraient la barque à terre, Nathalie s'aventura dans la végétation touffue de l'intérieur. Des cris bizarres éclatèrent soudain, provenant de l'endroit où elle avait 71
laissé les deux autres. Ces cris ne ressemblaient pas à ceux qu'aurait poussés un être humain. Un animal, plutôt? La fillette eut une illumination. « Les cygnes! » Et, sans plus réfléchir, elle fonça en direction du rivage. Elle ne s'était pas trompée : Noël et Nick subissaient l'attaque du père et de la mère cygnes, qui avaient vu d'un mauvais œil l'intrusion des Trois N. Sans doute craignaient-ils que ceux-ci ne fassent du mal à leurs trois rejetons? Toujours est-il qu'ils avaient l'air furieux, et pointaient leurs becs menaçants sur les deux garçons. Ceux-ci, acculés à la berge, n'avaient aucun moyen de se sauver, sinon en sautant dans la barque. Pourquoi ne le faisaient-ils pas? Parce qu'elle prenait l'eau? Ou bien... « J'y suis! devina Nathalie. Ils ne veulent pas me laisser seule sur l'île, de peur que les cygnes ne se retournent contre moi. » Alors, dans un accès d'héroïsme comme il lui en prenait quelquefois, la fillette décida de détourner sur elle-même l'attention des volatiles. Elle s'approcha du couple en colère. « File d'ici en vitesse! lui cria Noël. — Veux-tu déguerpir! » ajouta Nick. Nathalie, ignorant ces ordres, s'approcha davantage. « Petits, petits! » appela-t-elle, comme si elle s'adressait à d'inoffensifs poussins. En même temps, sa main droite fouillait la
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poche de sa robe. Victoire! Elle contenait toujours la grosse part de cake au chocolat qui restait du piquenique, et que Nathalie avait gardée pour son goûter. Un si bon gâteau! Pourtant, sans hésiter, elle en jeta une parcelle à l'un des cygnes, avec l'espoir que l'appât de la nourriture aurait raison de son agressivité. Elle avait vu juste! Le gros oiseau saisit dans son bec l'appétissante friandise et l'avala. Son compagnon fit de même avec un deuxième fragment. Puis Nathalie recommença : une bouchée pour l'un, une bouchée pour l'autre, et ainsi de suite. Vint le moment où il n'en resta plus. Qu'allaient faire les cygnes? Se venger d'elle, peutêtre? Eh bien, non. Ils attendirent un moment, puis partirent en se dandinant rejoindre leurs petits qui les attendaient un peu plus loin. Alors un grand soupir sortit de trois poitrines à la fois : les Trois N exprimaient ainsi leur soulagement. « On l'a échappé belle! dit enfin Nick. — Grâce à Nathalie, ajouta Noël. — C'est vrai », admit Nick. Il se tourna vers sa sœur et déclara d'un ton solennel: « Après ça, jamais plus je ne te traiterai de froussarde! — Hum! fit Noël, l'air incrédule. Tiens cette promesse jusqu'à demain, ce sera déjà bien beau! — Dis donc, toi! fit Nick faussement indigné. Douterais-tu de ma parole?
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— Moi pas! affirma Nathalie superbe et généreuse. Mais cette barque, on la répare, oui ou non? — Ah oui, la barque! Je l'avais oubliée, avec tout ça, avoua son frère. — Pas moi, dit Noël. Seulement, je cherche comment il faut s'y prendre pour calfater cette fente. — Marin d'eau douce, va! se moqua Nick. Tout simplement avec de la terre. Justement, celle de l'île est argileuse. » Noël ne paraissait pas convaincu. « Faisons un essai, dit-il pourtant. Mais je crains que l'eau ne ramollisse cette terre et ne l'entraîne. » Ce fut exactement ce qui se passa lorsque le joint, colmaté avec de l'argile et de petits graviers, fut soumis à l'épreuve de l'eau : quelques minutes plus tard il recommençait à fuir. Alors le plus jeune des garçons suggéra d'y mettre un tampon d'herbe : celui-ci s'avéra trop perméable. C'était à désespérer! « Nous finirons par être obligés de camper dans l'île, comme des robinsons! » déclara Nick. Il plaisantait, bien sûr, mais sa sœur y crut et sa mine s'allongea. « Mais... mais... nous n'avons plus de provisions! remarqua-t-elle d'une toute petite voix. Le dernier morceau de gâteau, je l'ai donné aux cygnes. — C'est ce que tu as fait de mieux, la consola Noël. Au moins, ces bestioles nous laissent tranquilles
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pour réfléchir. Rassure-toi, va! Nous trouverons bien une solution. » Le rond visage de Nathalie reprit son expression enjouée. Son sourire s'élargit lorsque Nick lança : « Qui sait : ma petite sœur a peut-être une vocation de dompteuse? — C'est ça, opina la fillette avec malice. J'apprivoiserai les bêtes fauves... par exemple les grenouilles! » Un triple éclat de rire détendit l'atmosphère. Après quoi le trio se pencha de nouveau sur le problème de la fente. Ce fut Noël qui, après une longue réflexion, trouva un procédé acceptable. « Je propose, dit-il, de reprendre la première idée de Nick : boucher la fente avec de la terre. Mais, pour que celle-ci ne soit pas trop vite entraînée, enveloppons-la dans un chiffon. » Nathalie battit des mains, son frère poussa un « Hourrah! » si retentissant qu'il faillit déclencher une nouvelle réaction de la famille cygne. Heureusement le calme revint, et les Trois N purent procéder à leurs essais. Restait la question du chiffon. N'en ayant aucun, ils décidèrent de sacrifier un mouchoir : celui de Nick fut choisi comme étant le plus sale et le plus froissé. Après quelques tentatives, l'espèce de mince chenille d'étoffe garnie de terre fabriquée par Noël finit par s'adapter si bien à la fente que, mis à l'eau, le canot ne
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laissa suinter qu'une goutte de temps à autre. Nick déclara la fuite « aveuglée ». Nathalie trouva que c'était une drôle d'expression. Le trio s'embarqua enfin : il était grand temps! Le soleil était déjà bas sur l'horizon. « Pourvu que l'oncle Edouard et la tante Rosé ne soient pas trop inquiets! souhaita Nathalie. — Tu vas voir : c'est moi qui rame. Le retour se fera à toute vapeur! » se vanta son frère. Quelques instants plus tard, les Trois N voguaient sur le petit lac, se dirigeant vers le chenal. Nathalie, un gobelet en main pour écoper en cas de besoin, surveillait le fond de la barque. Pour le moment, tout allait bien. Alors elle leva la tête et jeta un dernier regard sur l'île. Elle aperçut les cygnes, au bord de l'eau, regardant les visiteurs qui avaient troublé leur domaine, mais qu'ils avaient fini par accepter. « Coucou! leur cria-t-elle en agitant la main. Nous reviendrons bientôt! »
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CHAPITRE IX « Monsieur » le notaire LE TRAJET de retour se fit sans incidents, ou presque. C'est seulement dans les cinquante derniers mètres que le tampon de terre et d'étoffe, trop imbibé, se remit à suinter : juste assez pour avertir les Trois N qu'il s'agissait seulement d'une réparation provisoire. D'ailleurs, à l'arrivée, il leur fallut bien donner aux Besson une explication à leur retard. « La barque a eu une légère fuite, dit Noël.
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— Nous avons dû la... rendre aveugle, ajouta Nathalie. — L'aveugler, rectifia son frère. — Tiens! s'étonna l'oncle Edouard, je croyais ce canot en bon état. Sinon je ne vous aurais jamais laissés l'utiliser. — Mais il était en bon état, s'écria vivement la fillette. C'est seulement parce qu'il a reçu... — ... un choc, en atterrissant sur des cailloux », se hâta d'affirmer Nick, tout en jetant à sa sœur un clin d'œil impératif. Un peu plus tard, alors que le trio montait se coucher après avoir fait honneur au repas de la tante Rosé, Nathalie eut droit à une semonce. « Une fois de plus, tu as failli avoir la langue trop longue! lui reprocha son frère. Mieux vaut en dire le moins possible, à propos de l'expédition d'aujourd'hui. — Je suis de cet avis, appuya Noël. L'oncle Edouard et la tante Rosé se tourmenteraient, s'ils nous savaient embarqués dans une nouvelle aventure. » Nick fit la grimace. « Embarqués n'est pas le mot qui convient, remarqua-t-il, puisque nous allons être privés de barque. » Il ne se trompait pas. Dès le lendemain, le vétérinaire exigea que le canot soit confié au père Michel, un pêcheur pour qui les bateaux n'avaient pas de secrets. Il voulut bien se charger de la réparation, mais demanda pour cela trois jours. « Catastrophe! maugréa Nick alors que le trio
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revenait de chez lui en longeant le lac. Impossible de retourner à l'île aux Cygnes... à moins d'y aller à la nage! » Noël essaya d'atténuer ses regrets. « Crois-tu qu'une nouvelle visite aurait plus de succès que celle d'hier? J'en doute. — Moi, pas. Hier, nous y allions à l'aveuglette. Aujourd'hui nous en savons davantage. — Oui, dans un certain sens, admit l'aîné du trio. Notre conversation avec Evelyne nous a appris ce que nous devions chercher : la fortune de son grandoncle. Mais sous quelle forme? Et où? Là-dessus, nous ne sommes pas plus avancés. — Où? répéta son cousin. A l'île aux Cygnes, voyons! Le plan signifie bien quelque chose, non? — Naturellement. J'y ai beaucoup réfléchi cette nuit, tu sais. Voici comment j'imagine que les choses se sont passées... — Je veux bien que tu fasses le point, déclara Nick, mais nous serions mieux assis... sur ce banc, par exemple. » II en montrait un qui était placé face au lac. Les Trois N une fois installés, le plus grand reprit son exposé : « Reportons-nous deux ans en arrière. Fabien Beaumont vit encore dans la vieille maison au bord de l'eau, et possède « quelque chose » de précieux... Quelque chose que je désignerai sous le nom de « trésor », faute de trouver le terme qui convient. Ce trésor, il est
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décidé à le léguer à sa petite-nièce et à elle seule. Mais elle se trouve en Australie et il est sans nouvelles d'elle. Aussi, redoutant que cette fortune puisse un jour tomber dans d'autres mains que les siennes, il la cache. — ... à l'île aux Cygnes! » dit Nick pour la troisième fois. Son cousin éclata de rire. « Toi alors, tu as de la suite dans les idées! Je le pense aussi, mais laisse-moi expliquer... — A quoi bon? J'ai tout compris. — Moi pas, avoua Nathalie. — Le contraire serait étonnant! persifla Nick. — Je continue, se hâta de dire Noël. Fabien Beaumont, donc, ayant mis son trésor en lieu sûr, dessine un plan et le cache dans le secrétaire. De cettefaçon, il est certain que personne d'autre ne le trouvera, puisqu'Evelyne est seule à connaître le compartiment secret. — Et comme ce plan désigne précisément l'île aux Cygnes, c'est donc là qu'il faut chercher », déduisit Nathalie. Elle réfléchit un instant et ajouta : « Eh bien, je trouve qu'il avait l'esprit drôlement compliqué, cet oncle Fabien! — Sûr! approuva Nick. C'était tellement plus facile de confier sa fortune au notaire, ou à une banque! — Oui, mais dans ce cas, s'il était arrivé quelque chose à Evelyne, la fortune aurait pu être transmise à quelqu'un d'autre, dit Noël qui
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avait poussé le raisonnement jusqu'au bout. Et cela, le vieux ne le voulait à aucun prix! — D'accord, acquiesça Nathalie. Mais Evelyne aurait pu oublier l'existence du compartiment secret, et alors... — ... le trésor aurait été perdu pour tout le monde, acheva son frère, qui suggéra : Peut-être que ce Fabien Beaumont avait simplement un petit grain de folie, après tout... — Là, tu exagères! protesta Noël. Original, ça oui. Mais fou, c'est un peu fort! Qu'est-ce qui te fait dire ça? — Un détail, que je viens seulement de me rappeler. Hier, comme vous aviez commencé à fuir,
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Nathalie et toi, Evelyne m'a jeté en hâte une phrase... assez bizarre. — Essaie quand même de répéter ses paroles. —- Pas facile! Je sais seulement qu'il était question de l'île aux Cygnes, et de la folie de l'oncle Fabien... — Tu es sûr d'avoir bien entendu ce dernier mot? questionna Noël ébahi. — Oui, oui. Quant à comprendre ce que ça signifie...! — C'était sûrement dans le but de nous aider, mais je ne vois pas comment! » Les trois enfants restèrent pensifs un moment, essayant en vain de tirer parti de cette information. Puis Nathalie rompit le silence :
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« Et Hugues Vallade, dans tout ça? — Ah oui! dit Noël. Voici quel a été son rôle, à mon avis : étant parent des Beaumont, il savait que son cousin Fabien était riche. A sa mort, il a voulu s'approprier sa fortune : d'où sa visite à la vieille maison, où il n'a rien trouvé. Pensant que le secrétaire pouvait renfermer des papiers confidentiels, il l'a emporté avant qu'Evelyne ne prenne possession de son héritage, qui comportait la maison et tout ce qu'elle contenait. Mais il n'a pu l'ouvrir... — ... jusqu'au jour où il a vu Evelyne le faire, poursuivit Nick. Et maintenant, il y a toutes les chances pour qu'il ait mis la main sur le plan, dont nous ne possédons, nous, que la photo. » Le plus jeune des garçons ramassa un caillou, et, d'un geste rageur, le lança dans l'eau. « Ce qui me met en rogne, dit-il, c'est que ce type a les mains libres, alors que les Trois N, seuls capables de le contrer, sont bloqués à terre, et réduits à l'inaction. — Bloqués, mais pas inactifs, rectifia son cousin. — Ah! Parce que, toi, tu trouves qu'il y a quelque chose à faire? — Bien sûr, et c'est même la première qui s'impose : rendre visite à maître Turpain. Précisément le but d'Evelyne, le jour où elle s'est sauvée avec la pellicule. » Aussi vite qu'il s'était assombri, le visage de Nick rayonna.
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« Youpi! Excellente idée. Allons-y de ce pas ! » décida-t-il en se levant d'un bond. Un quart d'heure plus tard les Trois N se dirigeaient vers l'étude du notaire, dont ils avaient relevé l'adresse dans l'annuaire. Ils arrivèrent devant une belle maison à la façade blanche. Une large plaque de cuivre fixée à la porte indiquait : « Maître Turpain », et, au-dessous : « Maître Galipier, successeur. » Ce qui leur causa un peu d'inquiétude. Celle-ci se changea en stupeur lors qu’ils se trouvèrent en présence du notaire, qui avait consenti à les recevoir : maître Galipier était une femme! Encore jeune, le visage souriant, elle portait une robe d'été aux couleurs gaies très peu assortie au cadre austère où elle exerçait ses fonctions. Son sourire s'élargit encore lorsqu'elle vit l'âge de ses « clients ». « Asseyez-vous, dit-elle. Et expliquez-moi ce qui vous amène. » Noël, sous le coup de l'étonnement, avait oublié |* le questionnaire soigneusement préparé. Il ne put que balbutier : « Vous... vous n'êtes pas maître Turpain? — Certes non! répondit la jeune femme, l'air amusé. Je suis sa nièce, et c'est moi qui ai repris l'étude. — Mais enfin... c'est bien lui qui s'occupe des intérêts d'Evelyne Beaumont? demanda l'aîné du trio. — ... au sujet de l'héritage de son grand-oncle, Fabien Beaumont, précisa Nick.
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— C'était lui, en effet, acquiesça maître Galipier. Il venait encore à l'étude pour m'aider, jusqu'à sa maladie. — II... il est malade? s'exclama Nathalie. Alors, nous ne pourrons pas le voir? — Malheureusement non. Il achève maintenant sa convalescence dans un village de montagne. Mais, ajouta « le notaire » en voyant la mine déçue des trois enfants, c'est moi qui m'occupe désormais de l'affaire. Que puis-je pour vous? » Ce disant, elle saisit un dossier marqué « Succession Beaumont », et le feuilleta. « Eh bien, voilà, hésita Noël. Evelyne est une amie à nous, et... et... » Nick vint à la rescousse : « ...et elle pensait que maître Turpain... nous donnerait., euh... quelques explications... au sujet de cet héritage. » Maître Galipier secoua la tête. Son expression était devenue sérieuse. « Désolée, mes enfants, mais ce que vous demandez est impossible : je suis tenue au secret professionnel, et n'ai pas le droit de révéler quoi que ce soit d'une affaire qui ne concerne qu'Evelyne Beaumont. Mais pourquoi ne vient-elle pas me parler elle-même? — Elle ne peut pas! lança Nathalie sans réfléchir. Son cousin Hugues Vallade la retient... » Elle allait dire : « prisonnière », mais, de nouveau, son frère prévint la gaffe. Cette fois en lui enfonçant son coude dans les côtes. D'ailleurs la
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jeune femme n'eut pas l'air d'avoir entendu : elle compulsait le dossier. Noël fit une dernière tentative. « En venant voir maître Turpain, nous pensions nous adresser à l'ami des Beaumont plutôt qu'au notaire. — Je comprends, dit maître Galipier. Mais là encore, je ne peux rien faire, pour la bonne raison que je ne connais personne de cette famille. » Elle se leva pour signifier leur congé aux enfants, et les accompagna même jusqu'à la porte. Elle souriait de nouveau. « J'aurais voulu vous aider, dit-elle, vous m'êtes très sympathiques. Mais l'occasion s'en présentera peut-être un jour? Dans ce cas, n'hésitez pas à vous adresser à moi. » Malgré cet encouragement, les Trois N n'étaient pas très fiers lorsqu'ils se retrouvèrent dans la rue. « Une démarche pour rien! regretta Noël. — Trop à cheval sur le règlement, cette dame! grogna Nick. Aussi, a-tron idée d'une femme notaire? » Ces derniers mots, destinés à faire enrager Nathalie, ne ratèrent pas leur but. « Et pourquoi pas? se rebiffa-t-elle. D'ailleurs, je la trouve très gentille, moi, cette... ce... notaire. — Moi aussi, approuva son cousin. Et je crois qu'elle nous aurait aidés, si elle l'avait pu. » Le trio prit sans hâte le chemin de la villa Les Roseaux. Et comme le trajet suivi passait par un quartier commerçant, chacun se mit à « lécher les
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vitrines ». Nick s'absorba dans la contemplation d'articles de sport, Nathalie lorgna la devanture d'une confiserie. Quant à Noël, il examina avec un évident intérêt la boutique d'un antiquaire. Soudain, ses cousins l'entendirent qui s'exclamait : « Oh, par exemple! »
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CHAPITRE X Un aimable antiquaire « EH BIEN, qu'est-ce qui te prend? demanda Nick aussitôt accouru. Quoi? fit-il après avoir inspecté un étalage de vieilles assiettes. Tu ne vas pas me faire croire que cette vaisselle ébréchée t'intéresse à ce point? — Non, mais... regarde plus loin... je veux dire : à l'intérieur du magasin. — J'aperçois des tas de meubles plus ou moins bancals, et... tiens, tiens! Un secrétaire... — ... tout pareil à celui de la photo, acheva
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Nathalie qui était venue, à son tour, coller son nez à la vitre. — On entre! » décida Nick. Sans attendre l'approbation des deux autres, il écarta, un simple rideau de perles et pénétra dans la boutique qui, par opposition avec la rue ensoleillée, paraissait obscure. Bien entendu sa sœur lui emboîta le pas, ainsi que Noël, très embarrassé à l'idée qu'il lui faudrait ressortir de là sans avoir rien acheté. Il n'y avait personne dans le local étroit tout encombré de marchandises. Du moins, c'est ce que crurent les Trois N, qui s'approchèrent en hésitant du meuble entrevu par Noël. « II est bien d'époque Louis XV, confirma ce dernier. Ces fioritures, ces pieds galbés... — Mais vu de près, il est un peu différent de l'autre, remarqua Nick. — Moins joli, jugea Nathalie. — C'est simple : comparons-le avec la photo », proposa Noël. Tout à leur examen, les enfants ne virent pas s'approcher un petit homme, surgi de derrière un bahut qui avait pu le dissimuler entièrement, vu sa taille. Son corps, aussi rond qu'une boule, était supporté par deux jambes fluettes. Un sourire fendait sa face poupine. « Ah, ah! Voilà de jeunes amateurs qui ont l'air de bien s'y connaître! s'exclama-t-il en clignant de l'œil d'un air complice. — Mon cousin, pas moi! se défendit Nick.
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— Bravo, jeune homme! » fit le jovial antiquaire en regardant Noël, toujours avec un seul œil où brillait une lueur malicieuse. L'aîné du trio était soulagé : il lui serait facile de poser des questions à ce sympathique petit homme. « Nous sommes entrés, expliqua-t-il, parce que le meuble que vous avez là ressemble beaucoup à celui que possède... une de nos amies. En voici d'ailleurs, la photo. — Voyons! » dit le commerçant en chaussant son nez rond d'une paire de lunettes. Et cette fois, derrière les verres, il ouvrit tout grands deux yeux curieux. « Ah, ah! Une belle pièce : secrétaire d'époque Louis XV, et de la meilleure fabrication. Oui, il offre quelques points communs avec le mien, mais il est loin d'être identique. » II ajouta, l'air intéressé : « II ne serait pas à vendre, par hasard? — Eh bien, je... je crois que non, répondit Noël évasif. — Sûrement pas! intervint Nathalie d'un air très sérieux. Pour Eve... enfin, pour notre amie, c'est un souvenir de famille. — Dommage! regretta le petit homme. Je viens d'ouvrir mon commerce, et j'aimerais trouver des antiquités sur place. » II se frotta les mains et déclara : « J'ai du flair, vous savez! Eh bien, je vous prédis un bel avenir touristique pour ce pays. » Nick, que le tourisme laissait froid tout autant 90
que la contemplation des « vieilleries », commençait à s'ennuyer. Il amorça un mouvement de retraite, aussitôt stoppé quand il entendit sa sœur questionner leur nouvelle connaissance : « Ce secrétaire... le vôtre... Est-ce qu'il possède aussi un compartiment secret? — Ah, ah! Ça vous intéresserait de le savoir, hein? demanda l'antiquaire, l'air plus réjoui que jamais. — Oh, oui! — Allons! Comme vous êtes sympathiques, je vais vous le révéler, ce secret. Tenez : comme ceci, et ensuite comme cela. » Ce disant, il opéra une manœuvre rapide qui eut
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pour effet de faire apparaître au fond du meuble une cavité juste assez grande pour contenir... « ... un coffret à bijoux », supposa la fillette, imaginant une dame d'autrefois en train d'y cacher ses parures. « ... un rouleau de papier », pensa Nick, plus préoccupé par l'énigme de l'île aux Cygnes. Quant à Noël, il observait les gestes du commerçant, démasquant l'ouverture, puis la refermant. Mais les doigts boudinés du petit homme avaient une telle dextérité, que le jeune garçon ne fut pas du tout sûr d'avoir compris. « Alors, vous êtes satisfaits, jeunes gens? demanda l'antiquaire en clignant de l'œil une fois de plus. — Ou... oui, répondit Nathalie. Pourtant, j'aimerais encore savoir si tous les secrétaires de cette époque sont pareils... je veux dire : pour la cachette. — Certes non! Sans quoi ce ne serait plus un secret», répondit, non sans logique, le commerçant. Comme les enfants, après l'avoir remercié, se dirigeaient vers la sortie, il les retint. « Vous ne désirez pas que je vous montre d'autres choses? — Si, avec plaisir, répondit Noël sincère. — Je veux bien », accepta sa cousine. Nick, lui, ne dit rien, mais se prépara à s'ennuyer un peu plus. Eh bien, non! Il s'aperçut finalement que tous ces « vieux machins » ne manquaient pas d'intérêt, surtout présentés par l'intarissable petit homme dont l'érudition était certaine. Il leur 92
montra successivement des vieux cuivres, des monnaies anciennes, des armes datant de plusieurs siècles... Bref, la matinée était fort avancée lorsque les Trois N se retrouvèrent dehors, assez contents de ce qu'ils venaient de voir et d'entendre. « En somme, résuma Noël tout en marchant, nous savons que le secrétaire de Fabien Beaumont est un meuble rare... donc cher. — ... et qu'Hugues Vallade s'est « sucré » en le volant », poursuivit Nick. Son cousin secoua la tête. « Je ne crois pas qu'il l'ait pris pour sa valeur. — A propos, remarqua Nathalie, il y a autre chose que nous avons appris : comment trouver la cachette! » Son frère haussa les épaules. « Ah! Parce que mademoiselle prétend avoir retenu le procédé? Bravo! Je suis sans doute un idiot, moi, mais je n'y ai vu que du feu! — Moi aussi, avoua Noël. — Et je suis certain que l'antiquaire l'a fait exprès! ajouta Nick mécontent. Il n'avait pas du tout envie de nous apprendre le truc. — C'est normal, non? riposta Nathalie, prenant fait et cause pour son nouvel ami. Le secret, c'est le propriétaire du meuble qui doit le connaître, pas nous! — D'ailleurs, à quoi cela nous servirait-il? intervint Noël. D'abord nous n'avons pas le secrétaire de Fabien Beaumont sous la main. Ensuite,
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le mode d'ouverture du compartiment secret varie d'un meuble à l'autre : l'antiquaire l'a dit. » L'affaire était close. Les Trois N reprirent d'un bon pas le chemin de la villa Les Roseaux et ne tardèrent pas à pénétrer dans le jardin. Ils furent surpris de voir, sur le perron, une dame en train d'appuyer sur la sonnette. Comme personne ne venait ouvrir, elle recommença, toujours sans succès. C'est alors que les enfants la rejoignirent. Elle les prit à témoin : « Cela fait cinq minutes que je suis ici, à attendre pour rien. — Eh bien... ça veut dire que tout le monde est sorti! en déduisit Noël. L'oncle Edouard avait quelqu'un à voir... — ... et la tante Rosé doit faire des courses », poursuivit Nathalie. La dame les regarda, l'air ahuri. Les Trois N notèrent qu'elle était plutôt forte, et qu'elle portait une robe à grands ramages qui la grossissait encore. Ses cheveux grisonnants, coiffés à la diable, surmontaient un visage à l'expression aimable, mais pour l'instant rouge et congestionné. « L'oncle Edouard... la tante Rosé! répéta-t-elle. Mais... mais... il y a erreur! M. Sestier s'appelle Raymond, et il n'est pas marié, que je sache! — Ah! C'est M. Sestier que vous voulez voir? s'écria Noël. Malheureusement il n'est pas ici. C'est notre oncle Ed... — Pas ici! interrompit la visiteuse. Quelle malchance! Moi qui venais lui apporter un petit 94
souvenir, pour le remercier d'avoir guéri Arthur! » En même temps elle sortait de sous son bras un paquet bien ficelé. « Arthur? s'étonna Nick. — Mais oui : le plus beau de mes poissons rouges. Savez-vous que j'ai tout un élevage de ces charmantes bestioles, dans ma villa de Monteuil? — Monteuil! répéta Noël subitement intéressé. Mais entrez donc, madame, nous serons plus au frais dans le salon pour bavarder. » Et, tout en faisant un clin d'œil à ses cousins, qui commençaient à se demander ce que signifiait ce manège, il s'effaça pour laisser passer la visiteuse.
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CHAPITRE XI Des poissons rouges INSTALLÉS dans la petite pièce confortable, les 1 enfants et la nouvelle venue eurent vite fait connaissance. Il est vrai que Mme Dussert (car tel était son nom) avait la langue si bien pendue qu'en moins de cinq minutes ses jeunes auditeurs apprirent l'histoire de sa vie : elle était veuve, fortunée, et circulait beaucoup à travers le monde. Après chacun de ses voyages elle venait se reposer dans sa maison de Monteuil. Monteuil...! C'est ce nom qui avait éveillé
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l'intérêt de Noël : n'était-ce pas le village le plus proche du « château » des Vallade, et aussi de la maison des Beaumont? Peut-être la visiteuse, habilement questionnée, pourrait-elle donner des renseignements sur ces deux familles? Mais, pour l'instant, pas moyen de l'interrompre : elle racontait son dernier séjour à Venise. « C'est de là, expliqua-t-elle, que j'ai rapporté un poisson en verre filé pour M. Sestier. Ah! Comme je regrette l'absence de cet excellent vétérinaire! — Si vous voulez laisser votre paquet, nous le lui remettrons à son retour, proposa Noël. — Et si vos poissons sont malades, notre oncle Edouard saura bien les soigner, assura Nathalie. Lui aussi est un très bon vétérinaire. — Ah, les gentils enfants! s'exclama la dame. D'accord : je vous confie le paquet, et je note le nom de votre oncle. » Elle tira un calepin de son sac et inscrivit avec un porte-mine en or : « Edouard Besson, vétérinaire ». « Mais j'y songe, dit-elle soudain, vous aimeriez peut-être les voir, mes chers petits pensionnaires? » Les Trois N n'allaient pas laisser passer cette occasion inespérée d'en apprendre plus! « Nous en serions ravis! assura Noël. — J'adore les poissons rouges! » affirma spontanément Nathalie. Nick ne voulut pas être en reste. « Moi, j'en raffole littéralement.
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— Dans ce cas, offrit Mme Dussert, venez tous trois goûter à la maison. Disons... demain après-midi. Ça vous va? — Oh oui! — Alors c'est entendu. Vous demanderez la villa Mondésir : c'est à cent mètres du débarcadère. » Elle prit rapidement congé. Au moment où elle atteignait la porte d'entrée, celle-ci s'ouvrit de l'extérieur et M. Besson apparut. Noël fit les présentations. Tout en secouant à cinq ou six reprises la main du vétérinaire, Mme Dussert dit avec volubilité : « Vous avez de charmants petits-neveux, cher monsieur. Vous ne m'en voudrez pas, si je vous les enlève pour une demi-journée? — Bien sûr que non! » affirma l'oncle Edouard en souriant. Quelques secondes plus tard, la visiteuse quittait la maison de M. Sestier au volant d'une belle auto blanche qui l'attendait devant le portail, et qu'elle fit démarrer en trombe. « Eh bien, eh bien! commenta M. Besson. Un vrai tourbillon, votre nouvelle connaissance! » …………………………………………………. Le lendemain, vers trois heures, les Trois N débarquaient à Monteuil après une calme traversée sur le gros bateau. Ils trouvèrent facilement la villa Mondésir : une belle construction en pierre de taille se dressant au milieu d'un grand 99
jardin fleuri. La propriétaire des lieux les accueillit avec de grandes démonstrations d'amitié, et les conduisit aussitôt près du bassin circulaire empli d'une eau transparente. Il était revêtu de mosaïque bleue, et garni de rochers artificiels et de plantes aquatiques. Sous ces dernières se cachaient des poissons aux formes variées, tous plus beaux les uns que les autres avec leurs grandes nageoires semblables à des ailes. Chacun portait un prénom, par lequel Mme Dussert le désignait quand il daignait se montrer. C'est ainsi que les enfants firent la connaissance d'Arthur, le plus gros et le plus remarquable de tous. Assis sur la margelle du bassin, les Trois N passèrent ainsi un agréable moment à observer les évolutions des pensionnaires de leur hôtesse. Enfin celle-ci les convia pour le goûter, qui était servi sous une pergola ombragée par des rosiers grimpants : un vrai goûter campagnard, comprenant entre autres choses des rissoles aux pruneaux et du sirop de framboise. « Tout ceci est fait à la maison, expliqua Mme Dussert. Pas par moi, certes, mais par Aline, ma vieille nourrice. Elle et son mari sont les gardiens de ma propriété. » D'ailleurs, un peu plus tard, Aline en personne vint se joindre aux invités. Les enfants furent conquis par cette petite femme menue et vive, dont les yeux noirs brillaient de malice dans sa figure ridée et tannée. Mais quand ils apprirent
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qu'Aline était née et avait toujours vécu dans le pays, qu'elle en connaissait tous les habitants « comme sa poche », leur intérêt augmenta. C'est d'elle, peut-être, qu'ils pourraient obtenir les détails qu'ils cherchaient. Ils ne se trompaient pas. Flattée par les compliments spontanés que les Trois N lui adressèrent sur ses talents de pâtissière, elle ne se fit pas prier pour répondre à leurs questions. « Si je connais la famille Vallade? Ah, ne m'en parlez pas! Des sauvages, ces gens-là... enfin, je veux parler surtout du fils : un homme qui se croit supérieur aux autres, sous prétexte qu'il possède une sorte de faux château à moitié croulant! Entre parenthèses, avec quoi l'entretiendrait-il, je vous le demande? Il a mangé toute sa fortune, et pour ce qui est de travailler... ah, là, là! » Noël réussit ensuite à faire dévier la conversation sur Fabien Beaumont. Dans les yeux de la vieille femme, il y eut une lueur d'intérêt. Elle hocha la tête à plusieurs reprises. « Celui-là, dit-elle enfin, c'était quelqu'un. Mais un caractère pas commode, il faut bien le dire! Après le départ de son neveu pour l'Australie, c'a été pire : il est devenu renfermé, solitaire. Tenez : il a vécu comme un sans-le-sou, alors qu'il ne manquait pas d'argent. Même qu'il a fini par renvoyer sa femme de charge, une personne de Monteuil, justement. C'est par elle que j'ai appris ce que je vous dis là.
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— Mais enfin, il devait bien s'intéresser à quelque chose? demanda Noël. Si vous dites qu'il était riche..! — Bien sûr, qu'il l'était! Mais tout ce qu'il avait, il le dépensait. — De quelle façon? » s'enquit vivement Nick. Aline haussa les épaules. « Ça, je n'en sais rien, pour la bonne raison que Berthe elle-même — je veux parler de sa servante — n'y a jamais rien compris. Il écrivait beaucoup, recevait des paquets... quelquefois même il s'absentait pour des semaines et ramenait des objets dans ses valises... — Des objets! Quels objets? demanda Nathalie. — Je vous dis que je l'ignore : c'était un homme très secret. Et surtout, il passait le plus clair de son temps dans son île. C'est sans doute là qu'il « fricotait » quelque chose. — L'île aux Cygnes? interrogea Nick. — Oui, celle qui est au milieu du petit lac. Et pour ce qui est des cygnes, il y en a toujours eu sur ce bout de terre. C'étaient ses seuls compagnons, à cet homme! — Quoi? Fabien Beaumônt aurait apprivoisé des cygnes? » s'ébahit Noël. La vieille femme inclina la tête affirmativement. « C'est simple, déclara-t-elle, lui seul pouvait aborder l'île. Si quelqu'un d'autre faisait seulement mine de s'approcher, ils poussaient des cris et se jetaient sur lui. Et ces bêtes-là, je vous assure qu'elles peuvent être mauvaises!
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— Je vous crois! » approuva Nick avec une frayeur rétrospective. Quant à Nathalie, elle se rengorgea : n'avait-elle pas réussi à amadouer deux de ces volatiles? Noël aurait eu beaucoup d'autres questions à poser à la vieille femme, mais Mme Dussert en décida autrement. « Et maintenant, assez causé : il serait temps d'aller donner quelques miettes de gâteau à mes poissons. Eux aussi ont droit au goûter, n'est-ce pas? » Les Trois N ne purent faire autrement que de l'accompagner. Et comme elle voulut ensuite leur montrer sa roseraie puis son verger, ils ne revirent plus Aline, qui avait disparu à l'intérieur de la maison. Une heure plus tard, ayant vivement remercié leur hôtesse, les enfants reprenaient le bateau pou r Serrebrune. Assis sur le pont supérieur où il y avait peu de monde, ils donnèrent libre cours à leurs commentaires. « Un grand pas de fait! déclara Nick. Maintenant, nous en savons pas mal sur Fabien Beaumont. — C'est vrai, acquiesça Noël. Je crois comprendre qu'il consacrait tout son argent à l'achat de mystérieux objets. — Quoi? questionna Nathalie. — Je pense à une collection : il y en a de très précieuses, tu sais! — Mais quelle idée de prendre l'île aux Cygnes pour centre de ses activités? s'étonna Nick.
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— Peut-être la peur des voleurs? suggéra Noël. — Eh oui, tu as raison! approuva Nick. Son « trésor » y était plus en sûreté que dans un coffre, du moment qu'il était gardé par ces « oies du Capitole » nouveau genre. — Les oies du Capitole! répéta Nathalie ahurie. Qu'est-ce que tu racontes là? — L'oie, c'est toi », répondit Nick. Et, d'un air important, il laissa tomber : « Figure-toi que je fais allusion à un épisode de l'Histoire ancienne! » Ce fut Noël qui expliqua à sa cousine comment, du temps des Romains, les oies du mont Capitole avaient par leurs cris évité l'invasion gauloise. « Ah bon, j'ai compris! » commenta Nathalie. Et comme elle avait beaucoup d'imagination, elle se représenta des soldats gaulois faisant taire des oies en leur offrant... du gâteau au chocolat!
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CHAPITRE XII Surprises... LE LENDEMAIN,
les Trois N récupérèrent la barque, « plus étanche que si elle était neuve », leur assura le père Michel. Ce qu'ils vérifièrent sur l'heure en la ramenant jusqu'au ponton de la villa : pas la moindre trace d'eau dans le fond. Naturellement, le trio décida de partir dès le jour suivant pour l'île aux Cygnes. Le vétérinaire et sa femme se firent un peu tirer l'oreille, puis finirent par céder...
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« A condition qu'il fasse beau, déclara l'oncle Edouard. — Et cette fois, vous ne rentrerez pas trop tard! » ajouta Mme Besson. Sur quoi l'indulgente tante Rosé alla fouiller ses placards en vue du pique-nique, et Nathalie l'accompagna à la cuisine. Elle désirait préparer encore un gâteau au chocolat... recette infaillible, à son avis, pour amadouer les gardiens emplumés de l'île. Or l'expédition faillit « tomber à l'eau » : le lendemain, le ciel était obscurci par des nuages annonciateurs de pluie. Déception! Puis une éclaircie eut lieu vers neuf heures, et l'oncle Edouard donna le feu vert. Cinq minutes plus tard, le trio voguait sur un lac à la surface légèrement moutonnante. Au fond de la barque, les provisions, bien sûr, et aussi une petite pioche soustraite dans la cabane à outils de M. Sestier, et introduite à bord clandestinement. En effet la veille, avant de se mettre au lit, les Trois N avaient étudié avec soin la carte de l'île dessinée par Fabien Beaumont. Noël s'était même muni d'une loupe, ce qui lui avait permis de remarquer un petit cercle que la pointe de la flèche semblait désigner et qui leur avait échappé jusqu'alors. « On peut penser que le « trésor » est caché en cet endroit, suggéra-t-il. Peut-être a-t-il été enterré? » Ses cousins s'enthousiasmèrent aussitôt pour
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cette idée. C'est alors que la décision avait été prise d'emporter un outil permettant de creuser le sol. Une traversée sans histoire les amena d'abord à l'entrée du chenal, puis de là au petit lac et à l'île aux Cygnes. Le temps semblait décidément s'être remis au beau. A peine débarqués, les enfants se rendirent à la pointe de l'île la plus proche de la rive où s'élevait la vieille maison. C'est là que semblait se trouver le point indiqué sur le plan. O surprise! Sur une surface de quelques mètres carrés, un trou profond d'environ cinquante centimètres avait été creusé par une main inconnue. Inconnue? Pas tant que ça! Les Trois N se doutèrent aussitôt que le responsable n'était autre qu'Hugues Vallade. « C'est bien ce que je craignais, nous arrivons trop tard! s'écria Nick furieux. — Pas sûr! douta Noël. Je suis même prêt à parier qu'il n'a rien trouvé. — Qu'est-ce qui te permet d'être aussi optimiste? — Eh bien... je pense que s'il avait découvert ce qu'il cherchait, il aurait rebouché le trou pour ne laisser aucune trace. — Bien raisonné! admit Nick. — En tout cas, poursuivit son cousin, nous avons la preuve qu'il détient le plan de Fabien Beaumont...
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— ... et qu'il a donc ouvert le secrétaire », acheva Nathalie. L'idée vint tardivement aux jeunes explorateurs que Vallade pouvait se trouver encore dans les parages. Ils regardèrent anxieusement autour d'eux. Mais non : personne sur l'île. Pas davantage sur la rive d'en face. Ouf! « Reste à savoir si nous devons creuser à notre tour, hésita Nick. — Essayons toujours », décida son cousin. Les Trois N se mirent donc à l'ouvrage, d'abord avec beaucoup d'ardeur, puis de façon plus languissante à mesure que la chaleur s'accentuait. L'un des garçons creusait, tandis que l'autre déblayait avec l'aide de Nathalie. Ce travail de
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taupe ne réussit qu'à les mettre en nage. L'heure du repas les trouva exténués, et fort découragés devant un trou qui, pour s'être agrandi, n'avait cependant rien livré. « On mange? » proposa Nathalie. Les deux autres furent heureux de cette pause qui leur était offerte. « Creuser la terre, c'est fou ce que ça creuse! » lança Nick, qui obtint un certain succès. Les provisions furent englouties, à l'exception du gâteau dont Nathalie préserva une bonne part. « Tiens. Je remarque seulement que les cygnes nous ont bien laissés en paix, dit son frère. Tant mieux! » Ce qu'aucun des Trois N n'avait remarqué, par contre, c'est que le ciel s'était de nouveau couvert. Et quand la pluie se mit à tomber, ils se montrèrent tout surpris. Nathalie replia en hâte les accessoires du piquenique, et le trio trouva un refuge temporaire sous un arbre. Mais lorsqu'un éclair zébra la nue, suivi presque aussitôt d'un formidable coup de tonnerre, le prudent Noël trouva la position dangereuse. Humide, aussi : le feuillage mouillé laissa bientôt passer l'eau, qui s'égoutta sur les trois têtes. « Il faut s'abriter ailleurs! décida-t-il. — D'accord, mais où? demanda Nick en s'ébrouant. — Je ne vois qu'un endroit : la maison des Beaumont. — Ah non! protesta Nathalie, je n'ai pas du tout envie d'y retourner!
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— Dans ce cas, rétorqua son frère, accepte d'être changée en éponge... ou encore électrocutée. Noël et moi, nous y allons. » Force fut à la fillette de suivre les deux garçons. Le trio remonta dans la barque. Celle-ci, après une traversée courte mais agitée, vint s'échouer sur le rivage opposé, dans une petite anse abritée sous la végétation. Puis les enfants pénétrèrent dans la vieille maison. Si lugubre fût-elle — surtout par un pareil temps! — on y était mieux que dans l'île aux cygnes. Les nouveaux venus, mouillés et transis, se contentèrent de rester debout dans le couloir, serrés les uns contre les autres. Bientôt un petit tas d'eau boueuse se forma sur le carrelage. Au-dehors l'orage s'était éloigné, mais la pluie persistait, fine et régulière. Cela pouvait durer longtemps. Nick, qui n'en pouvait plus de rester immobile, proposa : « On s'en va? — Oh, oui! applaudit sa sœur. — Je veux bien, accepta Noël. Le danger de l'orage est passé... — ... et nous ne pourrons pas être plus mouillés que nous ne le sommes, » acheva Nick. Au moment où les enfants gagnaient la porte d'entrée, un bruit de moteur se fit entendre, si proche que... «... c'est une auto qui arrive! souffla Noël.
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— ... et qui s'arrête tout près d'ici, précisa Nick. — Hugues... Vallade... c'est sûrement lui! » balbutia Nathalie. Impulsivement, Nick se rua dans le salon ouvert et, par une fente du volet, guigna la route du bord du lac. Une « commerciale » était bel et bien arrêtée à quelques mètres de l'entrée et un homme en descendait : c'était le cousin d'Evelyne. Il gagna l'arrière du véhicule, ouvrit le hayon et en sortit quelque chose comme une énorme caisse, ficelée dans une étoffe. Avec effort, il souleva l'objet et le posa sur sa tête, à l'envers. Alors quatre pieds galbés apparurent. « Le secrétaire! » murmura Nick. Il ressortit de la pièce encore plus vite qu'il n'y 111
était entré, et, à l'aide d'une mimique expressive, fit comprendre aux deux autres qu'il fallait se cacher. Mais où? « L'escalier! chuchota Noël. Vite déchaussonsnous! » Ses cousins obéirent sans parler, et, leurs sandales à la main, s'engagèrent dans ce qui leur apparaissait comme l'issue la plus sûre. Ils gravirent quelques marches, dépassèrent le tournant, et sur un signe du plus grand, s'arrêtèrent. « Asseyons-nous! » ordonna Noël sur le même ton. Ce qu'ils firent, chacun sur une marche distincte. De ce poste élevé ils pouvaient, en lorgnant entre les barreaux de la rampe, voir ce qui se passait dans l'entrée. Une minute ne s'était pas écoulée que Vallade pénétrait dans le couloir avec son fardeau, et s'engageait immédiatement dans le salon. Il resta invisible quelques instants, puis reparut. Il ne portait plus qu'une étoffe pliée. Il était donc venu rapporter le secrétaire, maintenant qu'il en avait découvert le secret. Il se dirigeait vers la porte comme pour sortir, au grand soulagement des Trois N, lorsqu'il s'immobilisa, le regard baissé. Que voyait-il de si intéressant? Les enfants comprirent aussitôt, et la peur les gagna : leurs traces boueuses étaient toujours là, révélatrices de leur présence. C'est ce qu'Hugues dut penser, car il se mit immédiatement à ouvrir les portes donnant sur le couloir
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et à inspecter les diverses pièces. N'ayant rien trouvé et pour cause, il s'approcha de l'escalier, comme s'il avait l'intention de le gravir. Pâles de frayeur, les Trois N n'avaient pas bougé : mieux valait se tenir cois, plutôt que de s'enfuir vers le haut en risquant de faire du bruit. Ils se contentèrent de reculer la tête, et attendirent. Ce ne fut pas long : le temps d'une hésitation, qui leur parut durer un siècle. Vallade, debout au bas des marches, paraissait se demander s'il /devait chercher de ce côté-là. Un examen du sol dut lui prouver que c'était inutile, car il fit volte-face. Bientôt les enfants entendirent la porte d'entrée qui claquait, puis la voiture qui démarrait. Ils avaient eu si peur qu'ils attendirent, pour parler, que tout bruit de moteur eût depuis longtemps disparu. Mais alors ils s'y mirent tous à la fois. « Vive Noël! s'écria Nick. L'idée de nous faire quitter nos chaussures nous a sauvés. Faute de traces, le type nous a crus ressortis. — Quand je pense... qu'il aurait pu... amener son chien! bredouilla Nathalie. — Evidemment, nous n'y coupions pas! admit Noël. Mais puisque nous voilà saufs, parlons plutôt du secrétaire... Et pour commencer, allons voir si c'est bien lui. » Pas de doute : en entrant au salon, ils reconnurent immédiatement le meuble de la photo. Hugues Vallade l'avait remis exactement à son
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ancien emplacement, où il faisait bonne figure. Nick en ouvrit l'abattant. « Si on essayait de trouver le secret, .nous aussi? proposa-t-il. — Bonne idée! » dit Noël poussé par la curiosité. Il s'y mit le premier, s'efforçant d'imiter les gestes de l'antiquaire, mais n'obtint aucun succès. Les deux autres s'y essayèrent, tout aussi vainement. Pourtant, ce ne fut pas faute de palper le bois sur toute la surface! « C'est dans le tiroir que se trouve la clef de l'énigme, déclara, Nathalie après s'être creusé la cervelle. Je crois bien qu'il faut le tirer. » Ainsi fut fait, et Nathalie tenta d'y glisser la main. Mais la cavité était trop étroite! « Ce tiroir, il doit falloir l'enlever complètement », supposa-t-elle alors. Cette fois, elle put atteindre le fond, et ses doigts rencontrèrent une languette de bois, qu'elle tira. O joie! Quand elle eut exécuté cette manœuvre, une simple pression sur le fond du secrétaire fit coulisser une partie de la paroi : un compartiment apparut. Vide! « Il fallait s'y attendre! épilogua Noël. Comme nous l'avions deviné, ce type est en possession du plan. — Pourquoi a-t-il rapporté le meuble, alors? demanda Nathalie. — Il ne lui servait plus à rien et n'aurait pu que lui créer des ennuis, puisque Evelyne l'avait vu. — Aussi s'est-il contenté de garder le document, beaucoup plus intéressant », acheva Nick. Puis il ajouta,
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rembruni : « J'enrage à l'idée que cet individu en sait autant que nous, maintenant. » Noël, l'air soucieux, s'apprêtait à refermer le panneau secret lorsque Nathalie l'arrêta. « Attends! Il me semble que j'aperçois quelque chose. » Ce « quelque chose », c'était un tout petit papier froissé qui se trouvait dans un angle du compartiment. Sans doute Evelyne puis Hugues l'avaient-ils négligé, pensant que le plan à lui seul constituait le secret? Nathalie s'en empara, le déplia et s'écria, tout excitée : « Il y a des mots écrits dessus. C'est un message! »
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CHAPITRE XIII Nathalie et la numismatique de message, si c'en était un! Une suite de mots et de chiffres, auxquels Nathalie essaya vainement de trouver un sens. Déception! Nick prit à son tour le chiffon de papier et commença de lire tout haut : DRÔLE
Gros tournois au lion Léopard Aquitaine Mouton Double pistolet Cavalier .
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Mailles blanches Essai du blanc Grande plaque
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Le jeune garçon s'interrompit, l'air éberlué. «Qu'estce que c'est que ce charabia? — Fais voir! » dit Noël. Il parcourut le feuillet une fois, deux fois, et finit par déclarer : « Eh, eh! Ça me rappelle quelque chose!... — Toujours aussi « grosse tête »! remarqua son cousin. Vas-y, explique! — Eh bien... euh... pas tout de suite. C'est seulement une vague idée, et... — ... et Monsieur veut faire des mystères, voilà! Monsieur trouve sans doute qu'il n'y en a pas assez comme ça? — C'est seulement qu'il réfléchit avant de parler, lui ! riposta Nathalie avec véhémence. Et il a bien le droit de... — ... de nous faire tirer la langue? Mais bien sûr! Peut-on seulement savoir jusqu'à quand? — Jusqu'à ce que nous ayons fait une nouvelle visite à l'antiquaire », répondit Noël. La décision était sans appel. Nick, dévoré de curiosité, en fut quitte pour presser le départ. La barque fut tirée hors de son abri végétal, qui l'avait fort heureusement dissimulée aux regards d'Hugues Vallade, et les Trois N y prirent place. Malgré leur désir de quitter au plus vite les lieux, 117
ils durent cependant s'arrêter à l'île aux Cygnes : dans leur hâte à fuir l'orage, ils y avaient oublié la pioche! Ils la retrouvèrent facilement parmi les déblais. Mais cette courte escale leur valut une rencontre qui, tout d'abord, leur parut indésirable : celle de la famille cygne au grand complet. Sans doute avait-elle regagné son gîte pendant l'absence des enfants. La première idée de ceux-ci fut de battre en retraite : ils avaient encore en mémoire le récit d'Aline. Et, qui sait? il s'agissait peutêtre des mêmes cygnes que du temps de Fabien Beaumont! La seule à vouloir rester fut Nathalie. « Il y a le gâteau, que j'ai fabriqué exprès pour eux, dit-elle. Je ne vais tout de même pas le remporter? » Si bien que la fillette, encadrée par les deux garçons, fit une nouvelle approche auprès des cygnes, et obtint le même succès que la première fois : les volatiles acceptèrent de lui manger dans la main. Son air triomphant exaspéra son frère. « Pas besoin de te rengorger, tu sais! Ce n'est pas toi qu'ils aiment, c'est ton gâteau! — En tout cas, mieux vaut qu'ils mordent mon gâteau que... tes mollets, par exemple! » répliqua la fillette. Cette allusion à la première attaque des cygnes rappela à Nick le courageux comportement de sa sœur : il se tut, un peu honteux. D'ailleurs, le moment était venu de repartir,
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d'autant que la traversée promettait d'être longue : le lac était encore agité de petites vagues fort gênantes. Il était quatre heures lorsque la barque vint se ranger contre le ponton de la villa Les Roseaux. « Vous, déjà? A la bonne heure! se réjouit l'oncle Edouard. Vous ne vous êtes pas trop fait rincer? — Juste un peu, répondit Noël. Nous avons pu nous abriter à temps. — Pourtant, vous me paraissez transis et crottés, mes chers enfants, intervint la tante Rosé. Faites-moi le plaisir d'aller vous changer : pendant ce temps, je vous préparerai un bon chocolat chaud. » Comment résister à une invite aussi tentante? L'enquête attendrait un peu! Et le moment agréable qui suivit fit oublier aux Trois N les minutes d'angoisse passées dans la maison des Beaumont. Mais, dès le goûter fini, ce fut d'un commun accord qu'ils prirent la direction du magasin d'antiquités. Cette fois, il y avait des clients : un couple à l'accent étranger, qui n'en finissait pas de marchander sur le prix d'un broc en cuivre. Noël en profita pour entraîner ses cousins jusqu’à une table dont le dessus vitré laissait voir, à l'intérieur, une série de monnaies anciennes. Les clients repartis avec leur achat, l'antiquaire s'approcha des enfants en clignant de l'œil. « Ah, ah! s'écria-t-il joyeusement, vous voilà numismates, aujourd'hui? »
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Ce mot rendit Nathalie perplexe... jusqu'au moment où une lueur se fit dans son esprit : le commerçant ne faisait-il pas allusion à l'intérêt que montrait Noël pour les vieilles monnaies? Effectivement, l'aîné du trio tirait de sa poche le papier trouvé dans le secrétaire et le montrait à leur nouvel ami, « Pouvez-vous me dire ce que représente cette liste? » demanda-t-il. Le petit homme, ses lunettes sur le nez, étudia le document pendant quelques minutes. Ensuite il hocha la tête d'un air appréciateur et déclara : « Il s'agit de monnaies anciennes, dont quelquesunes sont très rares. — Et très précieuses, sans doute? — Oui, naturellement. A première vue, il y en a là pour des dizaines de milliers de francs. » Il ajouta, l'air intéressé : « Vous connaissez la personne qui possède cette collection? — Non... enfin, oui... bafouilla Noël. C'est... une de nos amies. — Eh bien, si elle veut vendre, dites-lui qu'elle s'adresse à moi : je lui trouverai certainement des amateurs. — Nous lui en parlerons », promit le jeune garçon. Le trio remercia l'obligeant petit homme et sortit. Nick était si impressionné qu'il resta sans parler au moins vingt secondes. Et quand il ouvrit la bouche,, ce fut pour complimenter son cousin :
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« Noël, tu es génial! — Oh, oui » appuya Nathalie avec conviction Le plus grand accueillit ces marques d'admiration avec modestie. « Oh, vous savez, c'a plutôt été le hasard. Avezvous remarqué que les pièces exposées par l'antiquaire portent chacune une étiquette avec leur nom? Or l'une d'elles est une pistole : j'ai fait le rapprochement avec le « double pistolet » de la liste. — Tout de même, il fallait être toi pour y penser! apprécia Nick. Conclusion : nous savons maintenant que le « trésor » de l'oncle Fabien consiste en une collection de vieilles monnaies.
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— Tout de même, il aurait pu laisser davantage d'explications! remarqua Nathalie. Sans nous... enfin, sans Noël, Evelyne n'y aurait rien compris. — Il a dû vouloir faire une liste précise, supposa Noël, mais n'en a pas eu le temps. A mon avis, ce petit papier n'est qu'un brouillon. — En attendant, nous ne sommes pas tellement plus avancés, commenta Nick. Cette liste nous apprend sous quelle forme, et non pas où. Bref, l'enquête piétine. Pour la faire démarrer, il faudrait... — ... un fait nouveau, comme on dit en langage policier », acheva l'aîné du trio. En attendant ce « fait nouveau », les Trois N furent heureux de la diversion que leur offrit l'oncle Edouard. « J'espère que vous n'avez pas disposé de la journée de demain? leur demanda-t-il dès leur retour. — Rien en vue pour le moment, répondit Nick. — Ah, bon! Comme le lac semble beaucoup vous attirer depuis quelque temps, j'avais craint... » Ce disant, le vétérinaire clignait malicieusement de l'œil : se doutait-il de quelque mystère auquel se trouveraient de nouveau mêlés ses petits-neveux? Nick se hâta de quitter ce terrain brûlant. « Tu disais donc, pour demain? — Voici : votre tante et moi, nous aimerions beaucoup voir le barrage. — Quel barrage? — Celui qui retient l'eau du lac, à sa pointe nord.
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— Ah oui, j'en ai vaguement entendu parler, acquiesça Noël. — Alors, est-ce que ça vous dirait de nous accompagner? — Oh, oui! s'écrièrent les enfants d'une seule voix. — Projet accepté à l'unanimité! conclut le vétérinaire. Soyez prêts demain dès neuf heures, car je compte que nous ferons une longue promenade. — Et pour vous changer des pique-niques, poursuivit la tante Rosé, nous déjeunerons au petit restaurant qui s'est monté tout récemment à cet endroit. — Oh, chic, chic! » applaudit la fillette. Sur ce, les Trois N allèrent se coucher, et dormirent d'un sommeil réparateur. Sauf Nathalie, à vrai dire. Juste avant de se mettre au lit, elle était allée consulter le dictionnaire au mot « numismatique » : elle vit que c'était « la science des monnaies et des médailles ». Elle se sentit secrètement flattée d'avoir été, avec Nick et Noël, qualifiée de « numismate » par l'antiquaire. Si bien que, toute la nuit, elle compta des pièces d'or... en rêve, bien entendu.
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CHAPITRE XIV Le barrage VERS MIDI,
le lendemain, les Besson et leurs petitsneveux s'installaient à l'auberge qui portait ce nom alléchant : .4 la friture du lac. Partis le matin à l'heure prévue dans l'auto du vétérinaire, ils avaient laissé celleci sous un arbre et continué à pied, gagnant une hauteur d'où la vue englobait le lac et ses alentours. C'était un beau spectacle, sous le soleil qui s'était décidé à sortir des brumes matinales. Impressionnant aussi, car l'œil
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plongeait dans la petite vallée où avait été construit le barrage. A ce sujet, les garçons auraient bien voulu des explications : l'oncle Edouard leur promit qu'il leur dirait ce qu'il savait, aussitôt après le repas. Celui-ci, servi sous une tonnelle, fut délicieux. Pour finir, tandis que les grandes personnes buvaient leur café, les enfants sortirent de table, tenant chacun un gros cornet de glace. Tout en le suçant, ils allèrent s'accouder au parapet du pont qui passait sur le barrage lui-même, d'abord d'un côté, puis de l'autre. A gauche, ils dominaient le lac de quelques mètres à peine. Par contre, à l'opposé, ils apercevaient en se penchant une sorte de mur incliné aboutissant au fond de la petite vallée. Beaucoup plus loin, enfin, les bâtiments d'une usine. « L'usine hydro-électrique, dit Noël. — Qu'est-ce qu'on y fabrique? demanda Nathalie. — De l'électricité, répondit son cousin. — ... avec de l'eau », précisa Nick. Ce qui laissa la fillette rêveuse. Mais elle n'osa pas poser de question : son frère serait trop heureux de se moquer d'elle, au cas où elle sortirait quelque bêtise. D'ailleurs, l'oncle Edouard et la tante Rosé se dirigeaient vers eux. Tiens! Ils étaient en compagnie d'un troisième personnage : un homme au visage bronzé, dont la lèvre supérieure s'ornait d'une grosse moustache. Il était vêtu d'un costume de toile bleue, dont le pantalon s'enfonçait dans de hautes bottes de caoutchouc, et portait un
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chapeau de paille. Un peu l'accoutrement d'Hugues Vallade, à part le chapeau. Mais il paraissait beaucoup plus sympathique! Il sourit de toutes ses dents aux enfants lorsque M. Besson les lui présenta. « M. Magnan, que m'a présenté un client, se trouve être un ami de M. Sestier, expliqua le vétérinaire. Et comme il est le gardien du barrage, il a aimablement consenti à vous donner les précisions que vous réclamiez. » L'heure qui suivit fut passionnante pour les deux garçons. Ils posèrent beaucoup de questions et reçurent, de la part de leur nouvelle connaissance, des réponses claires. Nathalie s'amusa moins : tout cela était bien compliqué pour elle! Cependant elle prêta l'oreille et réussit à comprendre l'essentiel. « Autrefois, expliquait M. Magnan, le lac vidait son trop-plein au moyen d'une petite rivière appelée son émissaire. — Et cet émissaire coulait dans la vallée que nous voyons ici? demanda Noël. — Exact. Mais depuis les travaux qui ont été effectués, et terminés il y a moins de deux ans, son eau est captée dans des tuyaux et coule à l'intérieur du barrage. Elle arrive à l'usine, où elle fait tourner des turbines. — ... ce qui permet de produire de l'électricité, acheva Nick. Formidable! »
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Le gardien les fit se pencher du côté de la vallée. « Voyez : un peu plus loin, l'eau qui a travaillé réapparaît, et reforme la rivière. » Ce n'est qu'au moment de quitter leur guide que Noël posa la question qui lui trottait dans la tête depuis un moment : « Est-ce que ce barrage n'a pas apporté des changements à la configuration du lac? — Mais bien sûr! s'écria le gardien. D'énormes changements, même. D'abord, sa surface a augmenté, ainsi que son niveau. — Son niveau... répéta Noël. De combien a-t-il varié? — De cinq ou six mètres, à peu près. Deux villages ont dû être noyés : on a dynamité les maisons, et relogé les habitants plus en hauteur. D'autres localités — comme la ville de Serrebrune elle-même — sont devenues riveraines, alors qu'elles avaient été bâties à quelque distance de l'eau. » La visite terminée, on se quitta bons amis. Mais à partir de ce moment, et jusqu'au retour en auto, Noël se montra distrait et taciturne. Au point que Nick se fâcha. « Ma parole, depuis que nous avons écouté ce gardien à la langue bien pendue, on dirait que tu as perdu la tienne. Ohé! Tu m'écoutes? — Hein? fit l'interpellé en sursautant. Tu disais quoi, au juste?
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— Que tu as l'air de bouder, et que je déteste ça! » Nathalie se hâta de prendre la défense de l'accusé. « Tu sais bien qu'il ne boude jamais! Je suis sûre, moi, qu'il réfléchit. — Je veux bien. Mais peut-on savoir à quel sujet?» Noël lui fit signe que le vétérinaire et sa femme risquaient d'entendre, et chuchota précipitamment : « Réunion ce soir, dans la chambre de Nathalie. » Inutile de dire que ses cousins attendirent avec impatience le moment où aurait lieu ce conciliabule! A leur avis, il ne pouvait porter que
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sur un seul sujet : l'affaire Beaumont. Est-ce que par hasard Noël aurait découvert un indice? Lorsque les Trois N se séparèrent, le même soir vers neuf heures, ils avaient des mines graves. Si les déductions de Noël se révélaient exactes, le dénouement était proche. Mais pour le hâter, une troisième expédition à l'île aux Cygnes était nécessaire : elle fut décidée pour le lendemain matin. Cette fois, au lieu d'un repas froid, les enfants n'emportaient que quelques biscuits. N'ayant sur eux que leurs maillots, ils s'étaient embarqués comme de simples baigneurs désireux de gagner le large pour mieux nager. A quoi bon inquiéter une fois de plus le vétérinaire et sa femme? Les deux garçons s'étaient munis, en outre, de leurs masques de plongée et d'une corde. « De deux choses l'une, avait dit Noël. Ou je me suis trompé, et dans ce cas l'affaire est liquidée... Ou j'ai raison, et alors... — ... alors nous retrouvons la collection, et nous la ramenons, acheva Nick. D'une façon comme de l'autre, nous devons être de retour bien avant midi. » La matinée était brumeuse, mais, comme la veille, le soleil émergea vers les dix heures. Et alors il « tapa » si dur à la surface du lac, que les trois enfants durent s'asperger d'eau pour ne pas sentir sa morsure. La traversée du chenal leur
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apporta un moment de répit, puis ce fut l'épreuve finale : la traversée du petit lac jusqu'à l'île aux Cygnes, près de laquelle ils jetèrent l'ancre. Plus verte que jamais, elle leur apparut comme une oasis de fraîcheur. Un coup d'œil circulaire leur montra que leur solitude était, complète : ils n'aperçurent en fait d'êtres vivants que les cygnes qui nageaient au loin. « C'est bon. Passons à l'action », décida Nick. Il prit dans la barque les masques et la corde. Puis le trio se dirigea vers la pointe de l'île, celle où le trou avait été creusé. Le premier soin de Noël fut de l'examiner. « II n'a pas été agrandi, conclut-il. Hugues Vallade semble avoir renoncé, comme nous. — Et s'il avait eu la même idée que toi, s'inquiéta Nathalie, et qu'il soit déjà venu? — Bah! répliqua Nick. S'il avait dû l'avoir, cette idée, la collection serait depuis longtemps en sa possession! — Il n'est sûrement pas aussi malin que Noël! » déclara la fillette avec un regard admiratif pour son cousin. Celui-ci sourit d'un air gêné. « C'est un peu trop tôt pour me faire des compliments, dit-il. Attendons que mes soupçons soient confirmés. » II y eut ensuite un débat entre les deux garçons, pour savoir lequel entrerait le premier en action. Pour les mettre d'accord, Nathalie proposa de tirer à la courte paille : ce fut Nick qui 130
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gagna. Alors il fixa soigneusement le masque sur son visage de manière à emprisonner ses yeux et son nez. Puis il prit une profonde inspiration et plongea. Une seconde, deux, trois... vingt secondes : comme le temps parut long aux deux autres! Enfin le jeune garçon reparut. Il prit pied sur la rive, se secoua, et déclara : « Je n'ai rien vu. — Rien? répéta sa sœur d'une voix navrée. — A moi d'y aller! proposa Noël. — Tutt, tutt! Je n'ai pas dit mon dernier mot! Laissez-moi souffler, et je recommence en changeant mon point de départ. » Cette fois, son séjour sous l'eau fut encore plus long, au point que son cousin et sa sœur commençaient à s'inquiéter sérieusement... quand il finit par émerger. Il était si haletant, qu'il lui fallut plusieurs secondes pour reprendre sa respiration. Enfin il put parler. « J'ai aperçu... une sorte... de petit... pavillon... à quelques mètres à peine de profondeur », affirma-t-il. Noël, d'ordinaire calme, ne put se retenir de lancer un « Hourrah! » retentissant. Puis il laissa tomber ces paroles énigmatiques : « C'est bien ce que j'espérais : la folie de l'oncle Fabien! »
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CHAPITRE XV La cassette l'air profondément ahuri de ses cousins, le jeune garçon éclata de rire. « Oh, ne craignez rien, je ne suis pas fou moi-même! Et Fabien Beaumont ne l'était pas davantage. — Alors... pourquoi parles-tu de folie? le pressa Nick. Tu n'as pas prononcé ce mot, hier soir! — C'est vrai : je n'étais sûr de rien. Mais ce DEVANT
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matin, avant de partir, j'ai consulté le dictionnaire... — Ah! Toi aussi? interrompit la fillette. — Que veux-tu dire? — Rien. Et alors, le dictionnaire...? — ... a confirmé ce que je soupçonnais : une folie, c'est tout simplement une petite maison de campagne. — Ça alors! » s'ébahit Nick. L'aîné du trio laissa ses cousins digérer l'information et reprit : « Mon idée, vous la connaissez : quand M. Magnan nous a appris que le barrage avait rehaussé le niveau du lac, j'ai tout de suite pensé aux conséquences que cela entraînait pour l'île aux Cygnes. Autrefois, elle devait être beaucoup plus étendue. Mais comme elle a été partiellement noyée, seule la partie supérieure a émergé... — ... et le petit pavillon que Fabien Beaumont possédait a été noyé lui aussi, poursuivit Nick : sa « folie »... — Exact. En somme, tu viens, en plongeant, de vérifier mon hypothèse. — Et la collection, alors? demanda Nathalie. — J'y arrive. A mon avis, l'oncle d'Evelyne laissait constamment ses chères monnaies dans son pavillon, où il allait tous les jours les contempler. — Il ne se méfiait donc pas des voleurs? s'étonna Nick. — Bah! Qui aurait pu deviner que cet homme,
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qui vivait chichement, possédait un tel trésor? Et puis, tu oublies ses gardiens à deux pattes! — Ah, oui, les cygnes! dit la fillette. A propos, ils ont eu leur nid noyé, eux aussi! — Certainement. Mais ils ont eu la sagesse de le reconstruire sur la partie émergée. » Nick se dressa d'un bond. « Trêve de bavardage, dit-il. Il y a un point d'éclairci. Reste le second : la collection de monnaies est-elle, oui ou non, restée dans la « folie »? — Eh bien, nous allons faire cette deuxième vérification tout de suite, décida Noël. Et cette fois, c'est mon tour. » Nick eut beau grogner qu'on lui « coupait l'herbe sous les pieds » alors qu'il touchait au but, son cousin fut inflexible. « Je ferai deux essais. Si j'échoue, ce sera de nouveau à toi de jouer », promit-il. Il plongea donc par deux fois, et réussit, comme Nick, à apercevoir le pavillon, qu'il décrivit comme minuscule et en mauvais état. Il rapportait en plus un renseignement précieux : le toit conique s'était partiellement effondré. « Il présente une ouverture suffisante pour laisser passer l'un de nous, expliqua-t-il. Malheureusement, le souffle m'a manqué. » Ce fut donc à Nick de remettre son masque et de disparaître à nouveau sous l'eau. A sa première tentative, il put pénétrer dans la folie. A son retour il déclara :
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« Ce qui manque le plus, c'est la lumière. Et puis j'ai été gêné par les plantes aquatiques qui ont envahi le pavillon. — Dommage que nous n'ayons pas de lampe de plongée! regretta Noël. — Trop tard pour y penser! Mais je ne désespère pas : il fait si clair à la surface du lac qu'on y voit quand même un peu à l'intérieur de la bicoque. » A l'issue de sa deuxième plongée, le jeune garçon était épuisé, mais optimiste. « Nous y arriverons, affirma-t-il. Il n'y a qu'une pièce, et presque pas de meubles. » Pourtant, il fallut encore plusieurs expéditions sous l'eau pour amener les enfants à la découverte du « trésor ». Ce fut Noël qui aperçut une sorte de niche au fond de laquelle gisait une cassette rouillée. Elle était si lourde, qu'il eut de la peine à la soulever. Pas question de la ramener par ses propres moyens! « C'est le moment d'utiliser la corde », déclara-t-il en réapparaissant. Nathalie la lui tendit. « Est-ce qu'elle sera suffisamment solide? douta Nick. — Espérons-le », répondit l'aîné du trio d'un air soucieux. Et il expliqua à son cousin ce qu'il aurait à faire, car c'était de nouveau son tour. Dans un premier temps, Nick se contenta de repérer l'emplacement de la boîte, et de noter qu'elle
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possédait une poignée sur le couvercle. La deuxième fois, il saisit l'extrémité de la corde, que Nathalie avait pour tâche de dérouler régulièrement. Arrivé près de la cassette, le jeune garçon passa le bout de la corde dans la poignée, puis il remonta sans lâcher le brin qu'il tenait. Quand il fut de nouveau à terre, il ne restait plus qu'à tirer sur la double épaisseur de ficelle : les Trois N s'unirent pour cette délicate opération. « Heureusement, nous sommes aidés par la poussée d'Archimède! remarqua Noël. — Ah! Voilà qui est encourageant! ironisa son cousin. Ce que c'est que d'être savant, quand même!» Mais son ton léger cachait mal son inquiétude, partagée par les deux autres. Si la précieuse boîte restait accrochée à quelque aspérité? Lentement, très lentement, la cassette approchait de la surface. Quand elle fut près d'émerger, Noël plongea le bras et la saisit, tandis que Nick et Nathalie continuaient à tirer. Ouf! Leurs prévisions pessimistes ne s'étaient pas réalisées : bientôt, ils purent la déposer sur l'herbe. Et tout de suite, la question se posa de l'ouvrir. « Je ne sais pas si on a le droit, dit Noël. — Il faut bien vérifier son contenu! plaida Nick. Imagine qu'elle contienne seulement des cailloux! — Oh, ce serait affreux! s'exclama Nathalie. Vite, ouvrons-la! » Noël se rendit. C'est alors que les enfants
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s'aperçurent d'un risque auquel ils n'avaient pas pensé : le couvercle était si rouillé qu'il fut soulevé sans beaucoup d'efforts par la main impatiente de Nick. Un peu plus, il se serait ouvert de lui-même, et alors... que serait-il advenu de la fortune de Fabien Beaumont? Car c'était bien une fortune que les Trois N avaient sous les yeux : la cassette était pleine de pièces d'or et d'argent, qu'un séjour prolongé dans l'eau avait à peine ternies. Un « Oh! » admiratif jaillit de leurs trois bouches. Il fut interrompu par un bruit qui se produisit au niveau du lac, derrière les enfants accroupis. Un clapotement, leur sembla-t-il. Ils se retournèrent d'un bloc : une barque se dirigeait vers l'île. A son bord, un homme : Hugues Vallade.
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CHAPITRE XVI Captifs leur consternation et leur frayeur, les Trois N remarquèrent qu'il s'agissait d'une vieille barque à rames, et non du canot à moteur dont le ronronnement les aurait certainement alertés plus tôt. « La barque avec laquelle Fabien Beaumont visitait l'île aux Cygnes! » devina Noël. Une petite remise, sur la rive d'en face, avait MALGRÉ
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sa porte grande ouverte. Vallade avait dû guetter les enfants depuis l'intérieur de la vieille maison, en s'aidant sans doute d'une lunette d'approche. Et quand il avait pu noter la réussite de leurs efforts, il avait sauté dans l'embarcation pour venir s'emparer du butin. Que faire? Le trio aurait eu le temps de fuir, en se précipitant vers sa propre barque amarrée à quelque distance. Mais pour cela il fallait abandonner la cassette, dont le transport nécessiterait de nombreuses pauses, tant elle était lourde. Pas question! Ce butin si chèrement acquis, les Trois N ne le céderaient pas si facilement à l'adversaire. D'un commun accord, Noël et Nick soulevèrent la boîte de fer et amorcèrent la retraite. Quant à la fillette, elle les avait précédés dans la barque. Assise à l'avant, elle attendait, prête à lever l'ancre dès qu'ils l'auraient rejointe. Hélas, ils ne purent y parvenir : Vallade, qui avait enfin accosté, fonçait dans leur direction. Comme leur avance avait été très lente, en quelques enjambées il se trouva près d'eux. « Posez ça! » ordonna-t-il durement, en saisissant les deux cousins chacun par un bras. Ils ne purent qu'obéir, tant l'étreinte de l'homme était puissante. La précieuse boîte, lâchée trop tôt, tomba si brutalement sur le sol que quelques pièces de monnaie s'éparpillèrent alentour. Les yeux de Vallade brillèrent de convoitise, et il dit avec un sourire de triomphe : « C'est bien ce que je pensais : le cousin Beaumont
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possédait un joli magot, dont je désespérais de voir un jour la couleur. Merci d'avoir fait le boulot à ma place! — Je vous défends d'y toucher! lança Nick en se débattant comme un beau diable. Vous n'avez aucun droit sur cette collection! — Si je ne l'ai pas, je me l'adjuge! riposta l'homme en serrant de plus belle les bras des deux captifs. — C'est l'héritage d'Evelyne! reprit Noël. Si vous vous figurez qu'elle va vous laisser faire! Elle portera plainte contre vous, et... — Elle, porter plainte? Allons donc! répliqua Hugues avec un rire insolent. Cette charmante enfant n'aura jamais le cœur de faire de la peine à la cousine Blanche en accusant son fils! D'ailleurs, n'ayez crainte : je la dédommagerai... un tout petit peu! — Ce serait injuste, puisque la totalité de cette fortune doit lui revenir, poursuivit le jeune garçon désireux de gagner du temps. — Injuste! s'écria Hugues, furieux. N'était-ce pas injuste qu'à moi, son petit-cousin, le vieux bonhomme n'ait rien légué? Pourquoi tout à elle et rien à moi? Je vous le demande! » Ce disant, il secouait ses deux prisonniers au point que leurs dents s'entrechoquaient. Soudain il se calma. « Assez ergoté, dit-il. Il faut que je trouve un moyen de vous réduire à l'impuissance. Sinon, combatifs comme vous l'êtes, vous m'empêcherez
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de partir tranquille avec le magot. J'ai hâte de lui trouver une autre cachette... connue de moi seul, celle-là! » Les deux garçons furent saisis d'angoisse. Qu'est-ce que cet individu sans scrupules allait faire d'eux? Nick voulut profiter d'un relâchement d'attention de sa part pour lui fausser compagnie. Il y parvint, mais l'autre le rattrapa avant qu'il eût parcouru deux mètres. « Pas de ça, gamin! » gronda l'homme. Il les traîna jusqu'à la rive où était échouée la vieille barque, et c'est alors qu'il vit la ficelle abandonnée sur le sol : celle-là même qui avait servi à remonter la cassette. « Voilà exactement ce qu'il me faut, ricana-t-il. Quels gentils enfants, tout de même! Ils me procurent une fortune, et par-dessus le marché, le moyen de les rendre inoffensifs. » II avisa un arbre à quelques mètres de là, et obligea les garçons à s'appuyer au tronc, l'un tournant le dos à l'autre. Ce ne fut pas sans résistance de leur part. Mais Vallade était de beaucoup le plus fort. Bientôt, la grosse ficelle entoura plusieurs fois les corps des deux cousins, de telle sorte que leurs bras aussi se trouvaient emprisonnés. Son œuvre accomplie, l'homme parut soulagé. D'un pas pressé, il se dirigea vers l'endroit où était restée la cassette après sa chute — du moins les prisonniers le crurent-ils. Noël et Nick, après l'excitation de la lutte, tombèrent dans un profond accablement.
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Ils désespéraient de sortir seuls de leur périlleuse situation. Ils n'avaient à portée de main aucun instrument tranchant capable de couper leurs liens, aucune pierre susceptible de les user. Quant à attendre d'être délivrés... Qui aurait l'idée de venir les chercher sur cet îlot perdu au milieu d'un lac désert? Un seul espoir, pourtant : Nathalie. Noël l'avait fort bien vue s'engouffrer dans la barque. Et quand Vallade s'était emparé de Nick et de lui, il avait remarqué que la fillette s'aplatissait dans le fond et ramenait sur elle une serviette de bain qui la dissimulait aux regards de l'homme. A voix basse, il fit part de ses observations à son cousin, et ce fut au tour de Nick d'espérer. Hélas! L'adversaire n'avait pas dit son dernier mot. De l'endroit où il se trouvait ligoté, Noël pouvait voir la rive où était amarrée leur barque. Nick, lui, n'avait vue que sur l'autre côté. Il entendit son cousin pousser une exclamation de fureur : « Le bandit! — Qu'est-ce qui se passe? demanda son compagnon d'infortune, en se tordant vainement le cou. — Hugues a détaché les rames... il les jette à l'eau... Ensuite... oh! — Eh bien, quoi? Parle vite! » Ce fut d'une voix altérée par l'angoisse que Noël poursuivit : « Il a donné une forte poussée à la barque. Elle est maintenant très loin de la rive... et... et Nathalie est à son bord! Je suis sûr que Vallade
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s'en est aperçu, et l'a fait exprès! » II y eut un silence accablé, après quoi Nick lança : « Elle qui nage à peu près comme un sac de plomb!» Mais il n'y avait pas trace de moquerie dans cette remarque, qui n'exprimait qu'une profonde inquiétude.
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CHAPITRE XVII Les cygnes garçons oublièrent leur propre sort, pourtant peu enviable, pour s'apitoyer sur celui de Nathalie. Qu'allait-il advenir d'elle, seule passagère à bord d'une barque dépourvue de rames? Et qui plus est, trop piètre nageuse pour songer à se jeter à l'eau pour rejoindre l'île? Pour le moment, d'ailleurs, la fillette — si vraiment elle se trouvait dans la barque — avait la sagesse de ne pas se montrer. Sans doute attendait-elle le départ de l'adversaire pour manifester sa présence. LES DEUX
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Quant à Hugues Vallade, l'air satisfait de lui-même, il se dirigeait pour de bon, cette fois, vers la cassette abandonnée. Noël le vit s'agenouiller, et ramasser d'une main fébrile les monnaies éparpillées sur le sol. Après quoi il rabattit le couvercle, et, sans effort apparent, souleva la lourde boîte pour la placer sous son bras. Enfin il l'emporta vers sa propre barque... c'est-à-dire celle de Fabien Beaumont. Plus que quelques secondes, et le sort en serait jeté : la collection de l'oncle Fabien quitterait l'île et serait perdue pour sa propriétaire légitime. C'est alors que tout changea, et si brusquement que les deux captifs, prostrés contre leur arbre, en furent les premiers surpris. Noël, relevant par hasard la tête, aperçut la famille cygne qui, venant du lac, regagnait son nid. Il s'empressa d'avertir Nick, que cette nouvelle laissa plutôt indifférent. Et même, il ressentit une vague appréhension : si ces volatiles s'attaquaient à eux, comment se défendraient-ils ? Justement le père et la mère cygnes, ayant laissé leurs rejetons au gîte, avançaient vers l'intérieur de l'île en se dandinant. Mais ils passèrent près des deux garçons apparemment sans les remarquer. Par contre, Vallade se trouva soudain dans leur champ de vision... et ce fut d'un coup le branle-bas de combat. Poussant des gris gutturaux, les grands oiseaux blancs, les ailes déployées en étendards, le cou tendu, se ruèrent sur l'homme. Celui-ci s'apprêtait juste à poser la cassette dans
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la barque. Il n'en eut pas le temps : lardé de coups de bec, il dut lâcher la boîte. De nouveau, des pièces roulèrent sur le sol. Le coude gauche replié devant son visage pour se garantir, Hugues Vallade, de son bras libre, essayait de se défendre, mais en vain. Il lui fallut, centimètre -par centimètre, céder du terrain à l'adversaire en colère. Pour finir, il fut contraint de monter dans la barque. Sans la cassette, restée sur la rive. Les deux cygnes dédaignèrent de le suivre. Mais ils restèrent sur le bord, prêts à repasser à l'attaque si jamais l'intrus faisait mine de revenir. « Ce sont bien les mêmes que du temps de Fabien Beaumont! en déduisit Noël. — Braves bêtes! exulta Nick. Grâce à eux, nous avons récupéré la collection. — Les cygnes peut-être, mais pas nous! répondit son cousin avec une ironie un peu amère. Nous ne sommes pas délivrés, que je sache! — C'est vrai! reconnut le plus jeune dont le rire se changea en grimace. Et je ne vois toujours pas comment nous pourrons l'être. » Les deux captifs essayèrent de se contorsionner pour se défaire de leurs liens. Mais Vallade les avait trop bien serrés! Au bout de cinq minutes, le résultat était pratiquement nul. Ou plutôt, Nick et Noël avaient la peau encore un peu plus écorchée par le frottement de la ficelle.
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Nathalie attendit un grand moment avant d'oser bouger. Enfin elle glissa un œil par-dessus la serviette de bain, ne vit rien et se redressa tout à fait. Quelle joie de respirer librement! Elle avait cru étouffer, là-dessous. Mais elle se réjouit un peu moins en constatant qu'une bonne vingtaine de mètres la séparaient de l'île. Avec ça, pas de rames! Elle envisagea de plonger, puis renonça : la performance exigée dépassait nettement ses capacités! Alors, que faire? Nick et Noël avaient sûrement besoin d'elle. A vrai dire, elle ignorait leur sort : d'où elle était, en plein soleil, il lui était impossible de distinguer ce qui se passait à l'ombre des arbres. Et son inquiétude en était d'autant plus profonde. 148
Par contre, elle vit passer la famille cygne au ras de sa barque. Peu après, l'épisode sonore de la bataille ne put lui échapper : elle espéra qu'il s'agissait de Vallade, et non des deux garçons. Tout de même, il serait urgent d'y aller voir... Mais elle ne savait toujours pas comment! « Et si je ramais avec mes mains? » se dit-elle. Elle essaya, mais dut constater que ça n'avançait guère. Et même, comme un léger courant l'entraînait en arrière, elle fut persuadée d'avoir fait du surplace. Alors ses yeux se portèrent sur le fond de la barque, et elle y vit... une pelle. Une pelle à long manche, qui lui servait parfois à la plage. L'autre jour elle avait tenu à l'emporter, pour aider à creuser le trou : elle ne s'en était d'ailleurs pas servie. Aujourd'hui, par contre... « Pourquoi ne pas l'utiliser comme rame? » se ditelle. Immédiatement, elle passa à l'essai. Elle s'en servit plus exactement comme d'une pagaie, la plongeant dans l'eau d'un côté de la barque, puis de l'autre et ainsi de suite. Victoire! Cette fois, elle avançait. Lentement et en zigzag, mais sûrement. Grignotant petit à petit la distance qui la séparait de l'île aux cygnes, elle finit par aborder. En hâte, elle jeta l'ancre, puis sauta à terre. Son cœur battait à grands coups : qu'allait-elle trouver? ……………………………………………….
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« C'est beau, la liberté! s'extasia Nick, après avoir exécuté quelques mouvements de gymnastique pour ramener la circulation dans ses bras engourdis. Noël fit de même. Les deux garçons se sentaient en excellente forme, malgré les traces rouges qui zébraient leur torse. Pourtant, quand la fillette les avait trouvés, attachés à leur arbre, ils n'en menaient pas large! Faute de canif, elle avait entrepris de dénouer la corde, ce qui avait nécessité du temps et de la patience. Et alors, que d'éloges elle avait reçus! Elle se prenait presque pour une héroïne. Mais maintenant il s'agissait de filer, et vite! L'ennemi n'avait pas renoncé. Il voguait toujours sur le petit lac, à quelque distance du rivage de l'île où les cygnes étaient en faction. « Ils finiront bien par se lasser de jouer les vigies, fit remarquer Nick. Et alors... » Alors, Vallade les poursuivrait sûrement : raison de plus pour hâter le départ. La cassette, avec son contenu au complet, fut transportée, non sans peine, au fond de la barque. Restait la question des rames. Nick réussit à les repérer, flottant sur le lac à quelque distance. Noël et lui en ramenèrent chacun une à la nage : bientôt elles se retrouvèrent dans leurs tolets. « Tout est paré! » lança Nick-le-navigateur. C'est juste au moment d'embarquer que Nathalie réclama « une petite minute pour remercier les cygnes ». « De quelle façon? bougonna son frère. — Tu sais que j'ai apporté des biscuits : ils sont toujours dans la barque. Laisse-moi les leur donner.
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— Tu vas nous retarder! — C'est vrai qu'ils l'ont bien mérité! intervint Noël. Oh! j'ai une idée! » Il en fit part aux deux autres, qui applaudirent. ………………………………………………….. Cinq minutes plus tard, la barque voguait en direction du chenal, avec les trois enfants à son bord. Une véritable escorte l'accompagnait : les parents cygnes et leurs trois rejetons. C'était la conséquence de l'idée de Noël : en appâtant les volatiles avec des morceaux de biscuits, Nathalie avait réussi à les amener jusqu'à la barque. Ensuite, agenouillée à l'arrière, la fillette avait continué la distribution, morceau par morceau, tandis que les garçons ramaient de toutes leurs forces. Quant à Hugues Vallade, il avait bien fait mine de les poursuivre. Mais la vue des redoutables gardes du corps l'avait obligé à se tenir à bonne distance. Lorsque la barque aborda le chenal, la provision de biscuits était épuisée. Mais désormais, les Trois N avaient une telle avance sur l'adversaire qu'ils étaient sûrs de ne plus être rattrapés. « Merci, mes chers petits cygnes! » cria Nathalie en leur envoyant un baiser du bout des doigts. Déjà les volatiles prenaient une autre direction. Bientôt elle ne les vit plus. C'est seulement une fois sur le grand lac, presque en sécurité (déjà ils apercevaient au loin le ponton de la 151
villa), que les enfants discutèrent de ce qui leur restait à faire. « Porter la cassette chez le notaire, décida Nick. — Si tu t'en sens capable, vas-y! ironisa Noël, faisant mine de soulever la lourde boîte. — Que proposes-tu, alors? » Le plus grand réfléchit. « Voici, dit-il enfin. Nous rentrons à la maison, et nous racontons tout à l'oncle Edouard. — Hum! Il va nous tirer les oreilles pour avoir fait des cachotteries! — Sans doute, et nous l'aurons mérité. Mais après ça il nous aidera sûrement. Je pense qu'il nous conduira en auto chez maître Galipier, avec la cassette. — Et tu crois qu'elle acceptera de s'en charger? demanda Nick, d'un ton de doute. — Je l'espère. — Moi, j'en suis sûre, affirma Nathalie. Elle est si gentille! Et puis elle nous a dit de revenir si nous étions dans l'embarras! — Bon, je veux bien. Et alors? questionna son frère. — Alors, reprit Noël, elle mettra la cassette dans son coffre-fort, et convoquera Evelyne. — Mais... Vallade l'empêchera de partir! objecta Nick. — Il n'a plus de raison de le faire, maintenant! D'autre part, si je me rappelle bien, c'est demain qu'elle a dix-huit ans : Maître Galipier la mettra donc en possession de son héritage. 152
— Un beau cadeau d'anniversaire, toutes ces pièces d'or et d'argent! se réjouit Nathalie. Je suis si contente pour elle! — Ce cadeau, c'est bien aux Trois N qu'elle le doit! remarqua Nick en se rengorgeant. — Et les cygnes, donc! rectifia Nathalie. N'oublie pas que, sans eux... » Elle n'acheva pas : déjà les souvenirs désagréables s'estompaient. Il ne restait plus que le plaisir de la victoire, et celui de voguer sur le lac, les yeux mi-clos, une main traînant dans l'eau. Deux cygnes passèrent tout près de la barque. Pas les mêmes, naturellement, mais Nathalie eut pourtant un élan vers eux : ces gracieux oiseaux n'étaient-ils pas tous ses amis, désormais?
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de Roberte Armand Série intégrale
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