Roberte Armand 09 Les 3N tendent un piège 1975 08
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LES TROIS N TENDENT UN PIÈGE par Roberte ARMAND ÉBERLUES, les trois N regardent autour d'eux en poussant un cri de surprise : la grange qu'ils inspectent n'est pas remplie de foin mais de téléviseurs, de transistors, de vases, de statuettes... Un entrepôt perdu en pleine campagne? Cela n'aurait-il pas un rapport avec tous les vols commis dans la région? Alors, Anatole Bouchut, le marchand de vaisselle, pourrait bien être le voleur. Qui a emmené les trois N dans cette grange pour les abriter de l'orage? Qui possède une camionnette bleue comme celle qui est entrée mystérieusement dans leur jardin l'autre nuit? Anatole, toujours lui! Pour en avoir le cœur net, les trois N tendent un piège.
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Série les I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV.
Les 3N et les voleurs d’images 1971 06 Les 3N et la maison brulée 1972 04 Les 3N et l’étrange voisin1972 09 Les 3N et les jumelles 1972 11 Les 3N et le chien jaune 1973 03 Les 3N et le bouton d’argent 1973 10 Les 3N et la pêche miraculeuse 1974 05 Les 3N et l’épouvantail 1975 03 Les 3N tendent un piège 1975 08 Les 3N et le puits hanté 1976 04 Les 3N sont sur la voie 1977 08 Les 3N et les trois cygnes 1978 06 Les 3N et le serpent python 1979 01 Les 3N et les chats birmans 1979 10
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ROBERTE ARMAND
LES
TENDENT UN PIEGE ILLUSTRATIONS DE HENRIETTE MUNIÉRE
HACHETTE 4
Les
Noël, Nathalie (Nattie) et Nicolas (Nick).
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TABLE I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII.
« Le Disque De L'amitié » La Baignade De La Peinture Bleue Une Invitation La Foire De Ferneuil La Grange Un Etrange Bric-A-Brac L'échelle Une Jolie Petite Mare Le Soupirail Les Révélations De Bouchut Déductions Un Article De Journal Une Randonnée Nocturne Le Fruitier Un Amateur De Fruits Des Arceaux De Croquet
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CHAPITRE PREMIER « Le disque de l'amitié » NICOLAS RENAUD, dit Nick, entrant dans le salon de la villa des Besson, trouva sa sœur pelotonnée sur le vieux sofa, les jambes ramenées sous elle. Sur une table basse, un transistor poussé à fond diffusait une chanson sentimentale, que Nathalie écoutait avec recueillement. « Quelle horreur! s'écria le jeune garçon en se bouchant les oreilles. Il y a de quoi vous faire fuir! »
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Aussitôt il se précipita vers le poste avec l'intention de baisser le son. Nathalie l'en empêcha. « De quoi te mêles-tu? protesta-t-elle. Si tu n'aimes pas ça, n'en dégoûte pas les autres! Tu n'as qu'à retourner d'où tu viens! — Dis donc, le salon ne t'appartient pas, il me semble! — A toi non plus : c'est celui de l'oncle Edouard et de la tante Rosé. Et ils sont drôlement gentils de nous avoir prêté leur maison. Et c'est justement pour ça que... » A ce moment, la voix de la chanteuse se tut dans un dernier sanglot. « Pas trop tôt! s'écria le jeune garçon. J'allais finir par verser une larme! » Ce disant, il fit mine de se tamponner les yeux avec son mouchoir, d'un air si comique que Nathalie pouffa de rire. Bientôt le speaker annonça : « Vous allez entendre maintenant une chanson destinée à M. et Mme Ravanel, à Lyon, de la part de leurs enfants Paul et Marianne. Elle est interprétée par...» « Ah, non! Tu ne vas pas me faire ingurgiter un autre sirop! » s'écria Nick. Et cette fois, d'un geste impérieux, il coupa le son sans que sa sœur puisse l'en empêcher. « Mais enfin, puisque je te dis que c'est pour
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remercier l'oncle et la tante Besson! protesta la fillette. — Quoi! Les remercier avec des chansons que tu écoutes! s'exclama Nick éberlué. Ma parole tu déménages! — C'est toi qui n'y comprends rien. Cette émission, qui s'appelle Le disque de l'amitié, a lieu tous les dimanches matin, et... — C'est vrai qu'on est dimanche matin. Et alors? — Alors, il suffit d'écrire à l'adresse qu'on donne, et la fois suivante on passe le disque que tu as demandé à l'intention de quelqu'un. J'ai pensé que l'oncle Edouard et la tante Rosé seraient contents si.. — Ton idée est idiote! coupa Nick péremptoire. Est-ce qu'ils l'écouteront seulement, cette émission? Ils sont dans un hôtel quelque part en Provence, et... — ... et l'oncle Edouard a emporté son transistor, si bien que l'idée n'est pas idiote du tout! » intervint un troisième personnage. C'était Noël, un long garçon blond aux yeux bleus qui, du seuil du salon, avait suivi la discussion. Ce neveu orphelin avait été adopté par les Renaud, et, bien qu'il n'eût que douze ans, il se montrait pour leurs deux enfants un grand frère patient et raisonnable. Sans cesse il prenait le parti de Nathalie contre les taquineries
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de Nick. Ce dernier, âgé de onze ans, était brun, vif, et pas du tout patient ni raisonnable, lui! Pourtant, malgré leur dissemblance — ou peut-être à cause d'elle —, les deux garçons s'entendaient à merveille, et Nathalie trouvait qu'en leur compagnie on ne s'ennuyait jamais. Noël vint s'asseoir à côté de ses cousins sur le vieux sofa. « Je suis sûr, poursuivit-il, que l'oncle Edouard | et la tante Rosé apprécieront beaucoup cette attention de Nathalie. — Je ne veux pas qu'elle vienne de moi seule, mais des Trois N réunis », rectifia la fillette. Les Trois N, c'étaient Noël, Nicolas et Nathalie, qui aimaient rappeler de cette façon que leurs prénoms commençaient par la même lettre. « Bien entendu! approuva son cousin. Les Trois N agissent toujours de concert... — C'est le cas de le dire, puisque nous voulons offrir un concert gratuit à notre oncle et à notre tante! remarqua malicieusement Nick. Eh bien, j'accepte d'en être. Mais encore faut-il le choisir, ce disque. Moi, je n'y connais pas grand chose, en musique. » Nathalie, les sourcils froncés, parut se livrer à une laborieuse réflexion. Elle finit par lever le doigt. « J'ai une idée. Puisque l'oncle Edouard est vétérinaire, il faudrait une chanson qui parle
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d'animaux. Pourquoi pas : J'ai deux grands bœufs dans mon étable? — Peuh! fit Nick. C'est antique et solennel, ce machin-là! Trouve quelque chose de plus moderne. » La fillette n'était jamais à court d'imagination. Aussi, une minute ne s'était pas écoulée qu'elle proposait déjà autre chose : « Puisque la tante Rosé... euh... s’appelle Rosé... — Quelle découverte sensationnelle! gloussa Nick. Il faut le cerveau de ma petite sœur pour avoir trouvé ça! — Laisse-la donc parler! intervint Noël. Tu disais donc, Nattie, que la tante Rosé... — Eh bien, je... je pensais qu'on pourrait demander comme chanson : L'important, c'est la rosé. Tu ne trouves pas ça trop bête, au moins? demanda timidement la fillette. — Bête? Absolument pas. Au contraire, c'est très astucieux, apprécia Noël. Bravo, Nathalie! » Même Nick donna son approbation... du bout des lèvres, bien entendu! Il s'en serait voulu de complimenter sa sœur. « Disons que c'est acceptable. Et puis, cette histoire de disque, ça fera un peu passer le temps. Parce que le temps... enfin, celui qu'il fait dehors, oh! là, là! » Cette exclamation exprimait toute la déception du jeune garçon. La pluie qui tombait sans arrêt
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depuis leur arrivée à Volny privait parents et enfants de vie au grand air, et c'était bien dommage! M. et Mme Besson, partis en villégiature, avaient en effet prêté leur villa à la famille Renaud pour le mois de juillet. Or, Volny, petite localité située au cœur des montagnes, était charmante sous le soleil. Mais, quand il pleuvait... Nick jeta un regard désabusé sur le ciel gris qu'il apercevait par la fenêtre, puis, pour la dixième fois de la matinée, alla tapoter le baromètre fixé au mur. « On dirait que l'aiguille s'est un peu déplacée du côté du beau! affirma-t-il avec optimisme. — Hum! fit son cousin d'un air de doute. Il faut une loupe pour le voir! »
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Pluie ou pas, Nathalie, elle, se sentait heureuse dans l'accueillante maison des Besson. C'est pourquoi, tenant à son idée, elle rappela les garçons à l'ordre. « Alors, on l'écrit, cette lettre? — Tout de suite si tu veux, accepta Noël. — Bien entendu, déclara Nick, c'est mon savant cousin qui s'en charge. Les rédactions et moi, vous savez...! — Si on t'écoutait, on te prendrait pour un bon à rien! remarqua Noël. Heureusement que nous te connaissons, Nathalie et moi : le premier à foncer, quand il s'agit d'une entreprise risquée. » A ce compliment, qu'il savait sincère, Nick rougit de plaisir. « Oh! C'est seulement que je suis doué pour les exercices physiques! répliqua-t-il en jouant les modestes. A propos de risques, c'est plutôt le calme plat, en ce moment, vous ne trouvez pas? Si ça continue, les Trois N vont se rouiller! — Ce sera sans doute un effet de la pluie! plaisanta Noël. Pour le moment, je suis prêt à rédiger la lettre, si vous m'aidez. Nathalie, as-tu noté l'adresse? — Non, puisque Nick a éteint la radio. — Bon, je la rallume, dit son frère en joignant le geste à la parole. Ecoutez, ça continue à miauler, làdedans! »
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Effectivement, un chanteur à la voix grêle débitait une rengaine. Il se tut bientôt et le speaker annonça : « Ici se termine Le disque de l'amitié, émission qui a lieu tous les dimanches matin de neuf heures trente à dix heures. Vous désirez dédier un disque à vos amis? Alors, écrivez à... » Il était temps! Noël se hâta de relever toutes les indications utiles, puis alla chercher du papier à lettres, un stylo, s'installa devant la table et commença : Monsieur, Je vous serais reconnaissant de bien vouloir passer dimanche prochain la chanson intitulée L'important, c'est la rosé. Elle, est destinée à M. et Mme Edouard Besson, de la part de... — ... des Trois N, souffla Nathalie. — Ah, non! protesta son frère. Les Trois N, ça ne voudrait rien dire pour les gens de la radio. Et puis... et puis... c'est un secret entre nous. — Tu as raison, approuva Noël. J'écris donc « de la part de Noël, Nicolas et Nathalie, » Ça ira comme ça? — J'aimerais que tu ajoutes quelque chose, intervint Nathalie. Par exemple : « Pour M. et « Mme Edouard Besson, habitant Volny. »
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CHAPITRE II La baignade NICK avait eu raison de se montrer optimiste : dès le lendemain matin, le ciel commençait à se dégager. Et l'après-midi il faisait un temps superbe, assez chaud pour donner aux Trois N l'envie de se baigner. Malheureusement il n'y avait pas de piscine à Volny. « Nous pourrions aller jusqu'à la rivière? suggéra Noël. — Le courant y est trop fort, ce serait dangereux, répondit Nick, pour une fois prudent.
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— Mais non! A l'endroit qu'on appelle « Les Iles », il y a des tas de petits bras où l'eau est relativement calme. Seulement, c'est au moins à cinq kilomètres : il va falloir prendre les bicyclettes. — Tant mieux! dit Nick. Depuis le temps que nos vélos se rouillent au garage... — ... comme les Trois N, acheva Noël en riant. Dans ce cas, je crois qu'on est d'accord : un peu d'exercice « dérouillera » tout le monde. — Tu es sûr que l'eau ne sera pas trop profonde pour moi? » demanda Nathalie hésitante. Agée de neuf ans, elle n'était encore qu'une médiocre nageuse. « Bah! intervint Nick. Tu n'as rien à craindre, toi : tu sais bien que la graisse, ça flotte! » Ce n'était pas la première fois que le jeune garçon taquinait sa sœur en prétendant qu'elle était grosse. Il le faisait d'autant plus volontiers qu'il était assuré de son effet. « Elle ne marche pas, elle court! » se plaisait-il à dire. Or il ne fut pas déçu : les yeux bleus de la fillette sous la courte frange de cheveux blonds, lancèrent des éclairs. Elle allait riposter, quand... « En avant pour la baignade! » lança Noël pour éviter la dispute imminente. Un quart d'heure plus tard, après avoir obtenu la permission de leurs parents et fait quelques préparatifs, les enfants pédalaient allègrement sur une route sinueuse qui traversait une campagne plus verte que jamais, après les récentes pluies.
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« Comme c'est joli! » apprécia Nathalie en soupirant d'aise. Elle suivait sans trop de mal l'allure des garçons. D'ailleurs, chaque fois qu'elle faisait mine de faiblir, son cousin la poussait dans le dos. Après quelques kilomètres, on traversa un pont enjambant la rivière, puis la route devint rectiligne et longea un bois. Les promeneurs ne voyaient pas l'eau, mais son murmure lointain les accompagnait. « C'est ici! » annonça bientôt Noël en désignant un chemin de terre qui obliquait sur la gauche. Il était creusé d'ornières, car des camions y circulaient parfois : ils allaient faire leur plein de sable et de gravier puisés sur les rives. De fait, quand les Trois N sortirent du couvert des arbres, ils aperçurent une camionnette arrêtée sur la berne. Pourtant le véhicule n'était pas destiné à transporter des cailloux, comme ils le virent en s'approchant : sur la peinture bleue écaillée et défraîchie, on lisait ces mots peints en grosses lettres blanches : ANATOLE BOUCHUT NÉGOCIANT FORAIN Un ronflement irrégulier provenait de l'avant de la camionnette.
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« Tiens! Le moteur est encore en marche, remarqua Nick. Pourtant, on ne voit personne! — Le conducteur se sera enfoncé dans ce fourré, supposa Noël en montrant le fouillis de végétation de part et d'autre du ruban poussiéreux. — Oh! Regardez donc! s'exclama Nathalie en pointant l'index en direction de la cabine. Il y a une drôle de bête là-dedans. - — Un singe! précisa son frère. Ça, alors! » En effet, une face grimaçante se pressait contre la vitre d'une portière. L'animal, qui avait repéré la présence des enfants, se livrait à toutes sortes de mimiques pour attirer l'attention de ces spectateurs inattendus : il tirait la langue, montrait les dents, clignait de l'œil, faisait des pirouettes... tant et si bien que les Trois N, amusés, restèrent quelques minutes à le contempler. « C'est aussi bien qu'au cirque! remarqua Noël. — Un cirque qui n'aurait que nous comme clients! » remarqua son cousin. Quand le trio se décida enfin à abandonner le spectacle, le propriétaire de la camionnette n'avait pas encore reparu. Et le moteur tournait toujours. Les cyclistes repartirent, puis, très vite, un tournant du chemin leur déroba la vue du véhicule. Un peu plus tard, ils s'arrêtaient sur la berge
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d'un bras de rivière peu profond. L'eau y coulait claire et transparente sur un lit de sable fin. « C'est du tonnerre! déclara Nick. Je sens qu'on va y nager mieux que dans une piscine olympique. » Hélas! la réalité se révéla moins agréable : l'eau était froide à vous couper le souffle. « C'est à cause de cette sale pluie! grommela Nick. — Après quelques jours de soleil, ce sera juste à point! » assura Noël. Le trio se démena si bien, qu'il prit un certain plaisir à ce bain. Mais, au bout de vingt minutes, Nathalie demanda grâce, et les garçons ne tardèrent pas à la rejoindre sur la rive. Une fois tout le monde frictionné, séché, rhabillé, la fillette sortit de la sacoche de son vélo le goûter préparé par Mme Renaud : délicieux et réconfortant. Puis chacun reprit sa bicyclette et pédala avec entrain sur le chemin de terre. Après le tournant, grande fut la surprise du trio en apercevant la camionnette bleue restée à la même place. « Et le moteur marche encore! remarqua Noël. Cette fois, ça devient inquiétant. Peut-être le conducteur a-t-il été pris d'un malaise? » Trois paires d'yeux scrutèrent les taillis, mais il n'y avait personne de visible. Les garçons allaient entreprendre une fouille, lorsque Nathalie,
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qui regardait l'intérieur de la voiture, poussa un cri : « Le singe! On dirait que... qu'il ne va pas bien. » C'était vrai. L'animal ne songeait plus guère à faire des grimaces pour amuser son public improvisé. Debout contre la portière, l'œil terne, la bouche grande ouverte, il paraissait avoir de la peine à respirer. « C'est comme s'il étouffait, dit Nick. J'y suis : le moteur... — Eh bien, quoi, le moteur? » le pressa Nathalie. Ce fut Noël qui expliqua : « II doit y avoir des fuites au tuyau d'échappement, si bien que des gaz nocifs envahissent la cabine. Il faut faire courant d'air immédiatement! » Hélas! Si le conducteur avait oublié de tourner la clef de contact, par contre il n'avait pas omis de verrouiller les portières. Impossible d'ouvrir. Or, à l'intérieur du véhicule, le singe paraissait de plus en plus mal en point. Déjà sa tête s'affaissait sur sa poitrine. Les Trois N n'avaient d'yeux que pour le singe, et leur impuissance à le soulager les consternait. « Il va mourir asphyxié : il faut faire quelque chose, vite! » sanglota Nathalie. C'est alors que Noël eut une de ces idées que
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ses cousins qualifiaient volontiers de « géniales » : il tapota contre la vitre pour attirer l'attention de la petite bête. Celle-ci redressa un peu la tête et posa sur le jeune garçon un regard pitoyable. L'aîné du trio fit le geste de saisir une manivelle imaginaire et de tourner, dans un sens, puis dans un autre, et cela dix fois, vingt fois de suite. D'abord sans réaction, l'animal prouva bientôt qu'il n'était pas singe pour rien : de sa main minuscule il saisit la poignée qu'il essaya de manœuvrer. Mais il lui restait si peu de forces qu'il n'y parvint pas tout de suite. Enfin! Une fente apparut au sommet de la vitre, et désormais tout alla très vite : revigoré
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par l'air pur qui commençait à entrer dans la cabine, le singe accentua son mouvement, et bientôt l'ouverture fut assez grande pour que Noël pût saisir le petit corps velu. « Sauvé de justesse, et grâce à toi! fit Nick admiratif. — Oh! Il n'y a pas de quoi en faire un plat! répliqua son cousin avec modestie. J'ai simplement pensé qu'il m'imiterait. — Donne-le-moi! » pria Nathalie. Le singe se laissa porter comme un bébé, mettant ses longs bras autour du cou de la fillette. De minute en minute il semblait revivre. Sous l'œil des Trois N, il recommença même à faire des grimaces, ce qui leur parut un bon signe. Attendri malgré lui, Nick lança à l'intention de sa sœur : « Touchant tableau de famille! — Tu as raison! riposta Nathalie du tac au tac. S'il est de ma famille, c'est sans doute que mon frère est un singe? » Cet échange de plaisanteries fut brusquement interrompu. Tout près du petit groupe, une grosse voix rauque se fit entendre : « Qui vous a permis d'ouvrir ma voiture et de prendre mon singe? » Les enfants, saisis, se retournèrent d'un bloc. Un homme s'avançait vers eux. Vêtu d'un pantalon de toile rapiécé et d'une chemise à gros carreaux,
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il avait un aspect rude qui effraya Nathalie. Ses cheveux, sa barbe, ses sourcils étaient si fournis, qu'on ne voyait guère, de son visage, qu'un gros nez rouge et des yeux sombres. « Prendre mon singe! répéta-t-il. Vous avez une sacrée audace! » II se dirigeait droit vers la fillette pour s'emparer de l'animal, lorsque Nick, retrouvant l'usage de la parole, s'écria avec véhémence : « Dites donc, monsieur, vous devriez plutôt nous remercier! Sans nous, c'est un singe mort que vous auriez retrouvé. » Anatole Bouchut — ce ne pouvait être que lui — eut un haut-le-corps. « Mort, mon singe! Que voulez-vous dire? » D'étonnement, il s'était arrêté net, et Nick, désignant la camionnette, poursuivit : « Voyez vousmême : vous aviez laissé votre moteur tourner, et le singe enfermé dans la cabine était sur le point de périr asphyxié. Nous sommes arrivés juste à temps! — D'ailleurs, poursuivit Nathalie, nous n'avons même pas ouvert la camionnette. C'est le singe... enfin, c'est mon cousin Noël qui... » Les deux garçons ne purent s'empêcher d'éclater de rire, et la fillette, d'abord confuse de sa bévue, les imita bientôt. Même le nouveau venu eut l'air amusé : l'atmosphère s'en trouva détendue.
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« Si vous dites vrai, c'est en effet un grand merci que je vous dois, déclara-t-il. J'étais juste descendu pour casser la croûte, et voilà que je me suis endormi. Quand je pense à ce qui aurait pu arriver à mon pauvre Oscar! » II saisit l'animal avec des gestes tendres, et celui-ci manifesta sa joie par de petits cris. « Oscar, mon petit Oscar! répétait Bouchut en le caressant. Ton maître a failli causer ta mort, et toi, tu lui fais fête! Tu n'as pas de rancune, mon brave singe! » Le regard de l'homme s'était adouci, au point que Nathalie sentit fondre la crainte qu'il lui avait tout d'abord inspirée. Quant à Nick, il brûlait de poser des questions. Une fois calmées les démonstrations d'affection entre Oscar et son maître, la petite bête s'était perchée sur l'épaule du forain. Le jeune garçon .en profita pour demander : « Il est de quelle race, votre singe? — C'est un sapajou, répondit l'homme. Un ami me l'a rapporté du Brésil. — Et vous l'avez dressé vous-même? — Oui, sans trop de peine : il est très intelligent, vous savez! » Comme s'il comprenait qu'on parlait de lui, le singe se livra à quelques acrobaties inédites. Décidément, il était tout à fait guéri! Quand son numéro fut terminé, Oscar se percha de nouveau sur l'épaule de son maître. Alors celui-ci tendit aux enfants une grosse main calleuse.
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« Merci! répéta-t-il à trois reprises en secouant successivement les trois mains tendues. Foi de Bouchut, je vous revaudrai ça un jour, si l'occasion s'en présente. En attendant, je file : la foire où je me rends est encore loin d'ici. » Sur ce, lui et son singe remontèrent dans la camionnette, qui s'ébranla bientôt en cahotant. Penché à la portière, Oscar fit encore quelques grimaces à l'intention des Trois N, puis le véhicule tourna et disparut. « Drôle de bonhomme! commenta Nick. — Et drôle de singe! enchérit sa sœur. J'aimerais bien le revoir un jour. — Qui sait? fit Noël. Pour le moment, hop! Tous à vélo : il est grand temps de nous réchauffer! » De nouveau, en effet, les enfants sentaient le froid. Aussi pédalèrent-ils avec une ardeur qui fit dire à Nick : « En nous voyant passer, les gens croiront que c'est le peloton de tête du Tour de France! » Tant et si bien que le trio arriva tout en nage devant la villa de l'oncle Edouard.
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CHAPITRE III De la peinture bleue LE TEMPS se maintint au beau toute la semaine. Aussi les Trois N et leurs parents purent-ils goûter enfin aux joies de la campagne. Sous l'effet du soleil, l'eau de la rivière se réchauffa, et les enfants se baignèrent à nouveau au lieu dit « Les Iles ». Mais pas une fois ils n'y rencontrèrent Anatole Bouchut et son singe Oscar. Quand arriva le dimanche matin, les Trois N
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allumèrent la radio dès neuf heures trente. Ils durent écouter toute une série de chansons, et à chaque annonce Nathalie avait le cœur battant : « Cette fois, ce sera peut-être la nôtre? » Mais elle était sans cesse déçue. Enfin, à dix heures moins dix, après un air d'opéra destiné à une certaine Mme Poulet, le speaker déclara : « Vous allez entendre maintenant la chanson L'important, c'est la rosé, demandée par Noël, Nicolas et Nathalie pour M. et Mme Besson, de Volny, actuellement en villégiature dans le Midi. » De joie, la fillette fit un bond en l'air : « son » disque passait enfin! Les garçons n'étaient pas moins contents : l'oncle Edouard et la tante Rosé, si gentils, allaient sûrement être très touchés que les Trois N aient pensé à eux. A condition, bien sûr, qu'ils soient à l'écoute en ce moment! Or Nathalie déclara qu'elle le « sentait ». Les deux autres ne demandèrent qu'à la croire : la fillette n'avait-elle pas très souvent fait montre d'intuition? Le reste du dimanche se passa fort bien, et le lendemain encore mieux : ce lundi, en effet, fut consacré à une longue promenade avec pique-nique. La famille Renaud ne réintégra la demeure des Besson qu'à la nuit tombée. Or à peine l'automobile de M. Renaud franchissait-elle le portail, que la sonnerie du téléphone se fit entendre à l'intérieur de la maison.
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« Donne-moi vite la clef, papa, et j'y cours! proposa Nick. — Prends-la dans le vide-poche. » Le jeune garçon batailla un peu avec la serrure, en vint à bout et s'engouffra dans le hall, suivi des deux autres. Le téléphone continuait à sonner. Les trois enfants grimpèrent l'escalier quatre à quatre et se ruèrent dans le bureau du vétérinaire : c'était là que se trouvait l'appareil. Mais, au moment où Nick allait saisir le combiné, la sonnerie s'interrompit. Le jeune garçon porta quand même l'écouteur à son oreille, mais il n'entendit que la tonalité : donc le correspondant avait raccroché. « Quelle malchance! s'exclama-t-il en remettant le combiné en place d'un geste rageur. A quelques secondes près...! » Les deux autres étaient tout aussi déçus. « Je suis sûre que c'était l'oncle Edouard, dit Nathalie. Il voulait nous remercier, pour le disque. — Dans ce cas, il rappellera certainement », assura Noël. Après cet incident, les Trois N et leurs parents dînèrent rapidement. La veillée fut écourtée à cause de la fatigue. Et, jusqu'au coucher, pas une fois le téléphone ne sonna. Quelques heures plus tard — il pouvait être une heure du matin — Noël qui dormait dans
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une chambre du haut fut brusquement éveillé par un bruit de moteur tout proche... si proche qu'il lui parut venir du jardin. Il sauta du lit et courut à la fenêtre, qui donnait sur ce même jardin. Or, à la faible clarté des étoiles, il put voir que le portail, fermé la veille, était grand ouvert. Et une grosse voiture, dont les lanternes seules étaient allumées, roulait lentement sur l'allée de graviers conduisant à la maison. Le jeune garçon fit un bond jusqu'au lit voisin du sien où son cousin dormait encore. « Nick, réveille-toi! Des gens pénètrent en voiture dans la propriété. — Hein? s'écria Nick, brusquement tiré d'un rêve agréable. Des gens... quels gens? Tu veux dire... des cambrioleurs? » Tout en parlant, le plus jeune des garçons s'était rué à son tour vers la fenêtre. Il poussa une série d'exclamations : « Je la vois : c'est une camionnette... impossible d'en distinguer la teinte. Elle s'arrête... vite! Il faut avertir papa. » Déjà Noël, ayant eu la même idée, était sorti de la chambre. Nick lui emboîta le pas, et tous deux dévalèrent les marches de l'escalier obscur. Or, sur le palier du premier étage, ils se heurtèrent à M. Renaud. « Une auto... en bas... dans le jardin! haleta Noël. — Je sais, répondit son oncle. Le bruit m'a
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réveillé, moi aussi. Je descends voir de quoi il s'agit. » M. Renaud alluma la lumière et s'engagea dans l'escalier, mais le bruit d'un moteur se fit de nouveau entendre. « C'est encore la camionnette! Jeta Nick. Mais alors... — Elle repart sûrement », déduisit Noël. Comme un seul homme, ils tournèrent les talons et ouvrirent la porte de la chambre de Nathalie. La fenêtre donnait également sur le jardin. Et les deux cousins, le nez contre la vitre, aperçurent bel et bien la voiture qui reculait, repassait le portail, et enfin repartait en marche avant dans la direction de Brunières. « Bon voyage! » cria Nick. Mais il était un peu déçu : il aurait bien aimé en savoir davantage sur les mystérieux visiteurs. « Qui parle de voyage? » questionna une petite voix. C'était Nathalie, arrachée à un profond sommeil par l'intrusion des garçons. Elle se frotta les yeux et ajouta : « Qu'est-ce que vous faites dans ma chambre, vous deux? — Je suis somnambule! » déclara Nick d'un ton de mélodrame. Et, les bras tendus en avant, il se mit à marcher d'un pas saccadé jusqu'au lit de sa sœur.
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Celle-ci, effrayée, se leva et courut se mettre sous la protection de Noël. « C'est vrai... qu'il est... som... somnambule? ' — Ne le crois pas, dit ce dernier en riant. Si nous sommes entrés chez toi, c'est pour regarder par la fenêtre : une camionnette a pénétré dans le jardin et est repartie presque aussitôt. — C'était peut-être des voleurs? Vous les avez vus? — Non, puisqu'ils ne sont pas descendus de voiture. — Tu es sûr qu'ils ne reviendront pas? J'ai peur! s'écria la fillette toute tremblante.
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— Je pense qu'ils sont partis pour de bon », la rassura son cousin. Cinq minutes plus tard, la famille au complet se retrouvait à la cuisine pour discuter de la situation. Mme Renaud avait préparé une tisane de verveine aux vertus calmantes. Et comme les émotions creusent, elle avait aussi placé sur la table des biscuits et du chocolat. « Est-ce que tu vas parler de cette histoire aux gendarmes, papa? s'enquit Nick entre deux bouchées. — Je ne crois pas, répondit son père. Après tout, ces gens ne nous ont causé aucun ennui. — Tout de même, ils sont entrés dans une propriété privée! remarqua Mme Renaud.
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— Peut-être par erreur? suggéra Noël. La nuit. — .... tous les chats sont gris, acheva Nick, et toutes les maisons se ressemblent. Quand même, c'est un peu gros! Tu te tromperais, toi, au point de confondre notre villa de Brunières avec celle du voisin? — Sûrement pas. Mais on peut supposer qu'ils rendaient une visite...? — A une heure du matin? Plutôt invraisemblable! — Alors, c'étaient sûrement des cambrioleurs, épilogua Nathalie, qui, d'émotion, en oublia de croquer son chocolat. — Voyons, rassure-toi, ma chérie, lui dit Mme Renaud. De toute façon, ces gens sont repartis. Et nous sommes tous réunis, sains et saufs. » La fillette regarda le cercle de visages amicaux tournés vers elle, et sa peur s'envola. « Repartis... répéta Nick. Au fait, pourquoi nos visiteurs se sont-ils sauvés comme s'ils avaient le feu aux trousses? — Facile à comprendre, répondit Noël. Mon oncle a allumé l'électricité, et la villa s'est trouvée éclairée... — Je comprends, acheva Nick. Si ces gens s'étaient trompés de propriété, ils se sont alors aperçus de leur erreur. Et s'il s'agissait de cambrioleurs, la vue de la lumière leur a prouvé que la maison était habitée. — Voilà qui résume parfaitement la situation,
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conclut M. Renaud, et nous prouve que nous n'avons plus rien à redouter. Aussi, j'invite chacun à regagner son lit. Un, deux, trois... partez! » Cinq minutes plus tard, la villa était de nouveau obscure et silencieuse, tous ses occupants s'étant replongés dans un paisible sommeil qui ne fut plus troublé de la nuit. Le lendemain matin, les Trois N reparlèrent de l'affaire autour des bols du petit déjeuner. « Puisque papa ne veut rien dire aux gendarmes, il nous faut enquêter nous-mêmes », proposa Nick. Il était d'excellente humeur à l'idée que le trio avait enfin, selon son expression, « un mystère à se mettre sous la dent ». La dernière miette avalée, les enfants se rendirent au jardin, et les garçons se penchèrent tout d'abord sur l'allée centrale pour y déceler d'éventuelles" traces de pneus. Hélas! le gravier présentait seulement quelques vagues sillons, qui pouvaient aussi bien avoir été creusés par l'auto de l'oncle Besson ou par celle de M. Renaud. Quant à la route goudronnée qui longeait la villa, elle ne révéla rien non plus. « Zéro pour la question! » grogna Nick désappointé. Au même moment il y eut un appel de Nathalie : «Venez voir! » Les deux cousins accoururent. La fillette se
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tenait près du portail et montrait, sur le ciment d'un des piliers, une tache de peinture bleue. « Elle est toute récente, remarqua Noël. — Et elle se trouve à peu près à la hauteur d'une aile, ajouta Nick. Pas de doute : c'est la voiture de cette nuit qui a raclé un montant du portail en reculant précipitamment... preuve que son conducteur n'avait pas la conscience tranquille! » Le jeune garçon se frotta les mains : le butin n'était pas aussi maigre qu'il l'avait craint. « En somme, résuma-t-il, nous savons qu'il s'agit d'une camionnette, et qu'elle est bleue. De plus, son aile droite doit présenter une éraflure qui permettra de la reconnaître... — ... à condition de la rencontrer, objecta Noël. Depuis cette nuit, elle a pu parcourir des centaines de kilomètres, y penses-tu? » Nick se renfrogna : son bel optimisme venait de recevoir une douche froide.
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CHAPITRE IV Une invitation CE MATIN-LÀ, Nick, allant visiter la boîte aux lettres après le passage du facteur, y trouva une enveloppe adressée à Noël, Nicolas et Nathalie Renaud. Il se hâta d'aller la montrer aux deux autres. « Chic! C'est l'écriture de tante Rosé, déclara Nathalie en s'emparant de la lettre. Je vous la lis?
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— Pas toi! répondit son frère en la lui arrachant. Tu ânonnes bien trop! — Pas toi non plus, alors! riposta la fillette vexée. Tu avales la moitié des mots. » Pour trancher le différend, ce fut Noël qui ouvrit l'enveloppe : elle contenait une carte postale en couleurs représentant une rosé. Et la tante Rosé — car c'était bien elle — remerciait les Trois N de leur charmante idée. « Ce qui me fait le plus plaisir, assurait-elle, c'est le choix du titre de la chanson. Comme je suis flattée d'être comparée à cette belle fleur dont je porte le nom! » L'aimable tante concluait sur des souhaits de bonnes vacances, et envoyait ses affections et celles de l'oncle Edouard à toute la famille. La lecture à peine achevée, Nathalie lança sans réfléchir : « J'ai tout compris : la tante Rosé nous a écrit cette carte parce qu'elle nous a manques au téléphone. — Dans ce cas, ironisa son frère, elle a dû la confier cette nuit même à un avion supersonique! Figure-toi, ma chère sœur-tête-de-linotte, que le coup de fil remonte à hier soir... — ... et la carte est datée de dimanche, c'est-à-dire du jour même de l'émission, enchérit Noël. Conclusion : l'oncle et la tante Besson ne sont pas les auteurs du coup de téléphone.
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Qu'est-ce que tu en sais? le contredit Nathalie, mortifiée de voir sa fameuse intuition mise en défaut sur un point. Peut-être bien qu'ils avaient autre chose à nous dire? » C'était possible, après tout. En tout cas, invérifiable pour le moment. Aussi les Trois N abandonnèrent-ils le sujet. Un peu plus tard, voulant aider leur mère, ils se chargèrent d'aller acheter les provisions au village. Durant le trajet, qu'ils firent à pied, Nick se retourna sur toutes les voitures rencontrées. Amusé par ce manège, Noël remarqua en sou-xiant : « Tu espères donc retrouver la camionnette bleue? — Eh bien... oui, pourquoi pas? — Il me semble que c'est bien inutile, ce que tu fais là... un travail de singe! — Comment, un travail de singe? demanda Nick étonné. — Tu ne comprends pas? rétorqua Noël moqueur, ça veut dire un travail inutile, qui ne sert à rien, quoi! » Nick haussa les épaules. « Oh, comme c'est drôle », ajouta-t-il vexé. Nathalie, qui marchait devant, se retourna vivement. « Dites donc, à propos de singe, il m'est venu une idée.
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— Une idée de singe? gloussa Nick. Mais voyons! Si tu as envie de manger une banane ou de grimper aux arbres, ne te gêne pas! — Tu es idiot! Je voulais dire que le mot « singe » m'a rappelé Oscar, celui du marchand forain. Et puisque nous cherchons une camionnette bleue, il en possède une, lui! — Ta rapidité d'esprit me sidère, fit Nick faussement admiratif. Figure-toi que j'y ai pensé il y a belle lurette... tiens, au moment même où tu as découvert la tache de peinture sur le pilier du portail. — Moi aussi, déclara Noël. — Ah bon! dit Nathalie dont la mine s'allongea. Et alors, vous pensez vraiment qu'Anatole Bouchut... — ... a pu pénétrer cette nuit dans le jardin de l'oncle Edouard? poursuivit son frère. Possible. Disons qu'il faut l'inscrire sur la liste des suspects. — Dommage, soupira la fillette. Je lui ai trouvé une drôle de mine, à lui... mais son singe est tellement mignon. — Un singe mignon ne veut pas dire un maître honnête, remarqua Noël. En tout cas, si Bouchut est notre visiteur nocturne, ce n'est pas nous qu'il venait voir, puisqu'il ignore notre adresse. » Tout en discutant, les Trois N étaient arrivés sur la place du village où se trouvait l'épicerie.
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Il y avait justement une camionnette en stationnement... mais c'était celle de l'épicier, et sa peinture était grise. Par contre, un vélo était posé le long du mur. Et juste à ce moment, un garçon de onze à douze ans sortit du magasin, portant un sac gonflé de marchandises qu'il installa sur le porte-bagages de la bicyclette. « Ma parole, mais c'est Philippe! » s'exclama Noël. Philippe Ringot était un camarade de Brunières, qui fréquentait le même collège que les deux garçons. « Ravi de te revoir, vieux! s'écria Nick en lui donnant une grande tape sur l'épaule. Mais comment se fait-il qu'on te retrouve à Volny? 41
— Je pourrais vous poser la même question, répliqua Philippe en souriant. Moi, je suis ici parce que mes grands-parents y habitent... enfin, dans un village voisin qui s'appelle Charnac. — Nous, c'est notre grand-oncle. Epatant! On va pouvoir se rencontrer souvent. — Sûr! approuva Philippe. Enfin... quand j'y serai pour de bon, parce que je dois repartir d'ici peu. Tenez, je vous invite à goûter cet après-midi, si vous êtes libres. — Libres comme l'air! » affirma Nick. Noël émit une restriction : « Tu es certain que tes grands-parents... — ... seront d'accord? Ils le sont toujours, affirma le jeune garçon. Venez, je vous dis, et nous nous amuserons bien. Mais prenez vos vélos : c'est à quatre kilomètres au moins. — Peuh! En trois coups de pédale, nous y serons », commenta Nick. A vrai dire, il leur en fallut bien plus. Charnac était un petit village perché sur une colline, et la montée demanda beaucoup d'efforts aux trois cyclistes. Sans compter qu'il faisait chaud, en ce début d'après-midi! Aussi furent-ils bien contents d'arriver sur le replat où se dressaient les quelques maisons du village. Quant à celle des grands-parents — une ancienne ferme rénovée, entourée d'un grand jardin — il leur fallut, pour la trouver, parcourir encore une centaine de mètres.
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Philippe vint au-devant de ses invités, accompagné par son grand-père : un vieux monsieur mince et sautillant, au teint rosé et aux cheveux très blancs. « Bienvenue aux amis de mon petit-fils! » s'écria-til en s'avançant la main tendue, un chaleureux sourire aux lèvres. La grand-mère parut à son tour. Un tablier à fleurs était noué sur sa robe, et elle n'avait pas lâché le fouet à pâtisserie dont elle était en train de se servir. Son accueil fut tout aussi aimable, mais ensuite elle se hâta vers sa cuisine en déclarant : « II faut que j'aille monter ma crème. — De la crème... de la crème fouettée, sans doute? » supposa Nathalie, qui sentit l'eau lui venir à la bouche. Mais l'heure du goûter était encore loin, aussi les enfants organisèrent-ils un jeu de piste à travers la campagne. Et lorsque, à quatre heures exactement, ils regagnèrent la villa, ils étaient fourbus mais rayonnants; depuis longtemps ils ne s'étaient autant amusés! Un goûter somptueux, servi sous la tonnelle du jardin, porta la bonne humeur à son comble. Et quand les convives, gavés de tarte aux abricots et de choux à la crème, se concertèrent sur la façon d'occuper le reste de la journée, tout le monde fut d'accord pour choisir un jeu calme.
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« Pourquoi pas une partie de croquet? J'en suis! proposa le grand-père. — Moi aussi, dit la grand-mère. — Accepté! » s'écrièrent les enfants en chœur. Philippe alla chercher dans une petite remise la boîte contenant maillets, boules et arceaux, et planta ces derniers, avec l'aide de Nick et de Noël, sur la pelouse devant la maison. On constitua des équipes, et Nathalie eut pour partenaire M. Pernet, le grand-père. Il se montra si habile que la victoire leur revint, et la fillette triomphante reçut les félicitations des autres joueurs... à l'exception de Nick, bien entendu! Au grand regret des Trois N, le moment était
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bientôt venu de repartir. Auparavant Philippe insista pour leur faire visiter l'intérieur de la maison, qui était toute pleine de beaux vieux meubles et d'objets de valeur. Le jeune garçon conduisit enfin ses amis dans sa propre chambre. Tandis que Noël examinait les livres et que Nathalie admirait les bibelots, Nick proposa à leur hôte : « La prochaine fois, c'est toi qui viendras chez nous. — Entendu, accepta Philippe, mais pas avant une semaine. Comme je vous l'ai dit, je retourne à Brunières, et mes grands-parents avec moi. Dimanche, nous aurons chez nous une grande fête de famille. — A propos de quoi? s'enquit Nathalie curieuse. — A propos des noces d'or de mes grands-parents. Cinquante ans de mariage, vous vous rendez compte? Nous serons très nombreux : tous mes oncles et tantes viendront, et aussi un tas de cousins et de cousines. — Oh! Je suis contente pour ton grand-père et ta grand-mère! s'écria la fillette. Ils sont tellement gentils! — Oui, n'est-ce pas? Et justement j'aimerais bien leur faire un cadeau à cette occasion, mais... — Mais tu ne sais pas quoi choisir? supposa Noël.
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— Ce n'est pas cela, répondit Philippe avec embarras. C'est que... j'ai dépensé toutes mes économies. — Je connais ça, compatit Nick dont les poches étaient presque toujours vides. Mais il y a moyen de s'arranger : des cadeaux gratuits, ça existe. — Tu te moques de moi? protesta Philippe. — Pas du tout. Tiens, demande à mon cousin de quelle façon nous avons offert un concert gratis à notre oncle et à notre tante. » Noël parla du « disque de l'amitié ». « Formidable! » s'exclama Philippe. Mais sa mine s'assombrit. « Le hic, c'est que je ne suis pas doué pour tourner une lettre. — Mon savant cousin t'aidera, suggéra Nick. Il a la plume facile, lui! » Noël ne se fit pas prier, et, sur un papier que lui procura le jeune Ringot, rédigea le brouillon suivant : Monsieur, Mes grands-parents, M. et Mme Pernet, habitant Charnac, fêteront ce dimanche leurs noces d'or à Brunières. Je vous serais reconnaissant si vous pouviez, ce jour-là, leur faire entendre le disque... « Au fait, as-tu choisi un titre? s'interrompit le rédacteur.
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— Eh bien, je... je ne suis pas très fort sur les chansons », avoua Philippe. Ce fut Nick qui le tira d'embarras. « Pourquoi pas Bon anniversaire? Ce serait de circonstance, il me semble. — Excellente idée! approuva l'intéressé. — Va pour Bon anniversaire, acquiesça Noël, qui acheva le brouillon et le tendit à Philippe. Ça te va? — Parfait. Je vais le recopier illico en m'appliquant, et je posterai ma lettre dès ce soir. Merci beaucoup! » Cette fois, il était grand temps pour les Trois N de rentrer à Volny. Ayant remercié leurs hôtes, ils remontèrent sur leurs vélos et prirent la route, la tête toute remplie de joyeux souvenirs.
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CHAPITRE V La foire de Ferneuil D EUX JOURS plus tard, au début d'un après-midi qui s'annonçait chaud et orageux, les deux garçons étaient installés à lire sur un banc du jardin, tandis que Nathalie jouait à la marelle dans l'allée. Nick ferma brusquement l'illustré qu'il tenait et s'écria : « Il s'agirait de remuer un peu! Qu'est-ce qu'on décide de faire aujourd'hui? »
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A son tour Noël leva le nez. « C'est jeudi, déclara-til, et... — Eh bien, quoi, jeudi? grommela son cousin. En vacances, les jours sont tous pareils, non? — D'abord, tout le monde n'est pas en vacances. Et si tu m'avais laissé parler, je t'aurais expliqué que le jeudi est un jour pas comme les autres pour les habitants de Ferneuil. — Tu veux parler de Ce gros bourg qui est à une dizaine de kilomètres de Volny? — Exactement. Il y a la foire tous les jeudis. — Non mais, tu te figures peut-être que ça m'intéresse, moi, une foire agricole? Les veaux et les vaches, tu parles d'une attraction! — Eh bien, moi, je les aime beaucoup, les petits veaux, intervint Nathalie en s'approchant. Dis, Noël, on y va, à cette foire? — Volontiers, ma petite Nattie. D'ailleurs, aujourd'hui, c'est aussi la vogue annuelle, si bien qu'il y aura des baraques et des manèges forains. — Oh, chic, alors! — Dans ce cas, j'en suis! décida Nick en se levant d'une détente (ce qui eut pour effet de projeter l'illustré à terre). Seulement... dix kilomètres à vélo avec un limaçon à traîner, ça va en prendre, du temps! Il faut partir tout de suite. » A cette allusion transparente, Nathalie ne manqua pas de réagir.
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« Un limaçon? Par exemple! Est-ce que je vous ai retardés, hier, pour aller à Charnac? Et l'autre jour quand on est allé aux îles? — Parce que ton cher cousin était là pour te pousser, pardi! — Eh bien, le « cher cousin » est encore prêt à le faire, déclara Noël d'une voix apaisante. Au lieu de vous chamailler, pensez plutôt à vous préparer. » Ce fut vite fait. M. et Mme Renaud, non seulement approuvèrent l'expédition projetée, mais donnèrent à chacun des enfants quelques pièces de monnaie pour dépenser à la foire. Sur ce, les Trois N enfourchèrent leurs engins. Mais, à cette heure brûlante de la journée, il leur fallut beaucoup peiner pour arriver à la petite ville. Dès les premières maisons, ils virent qu'une grande animation y régnait. Ayant déposé leurs vélos dans une ruelle, ils poursuivirent à pied, et se mêlèrent bientôt à la foule qui encombrait la rue principale : c'était là que se tenait la foire. On y voyait de tout : boutiques de confiserie, baraques de tir... et surtout de nombreux étalages derrière lesquels des marchands faisaient du boniment pour attirer la clientèle. C'était vivant, coloré, amusant. Une heure plus tard, Nathalie s'était partiellement ruinée en tours de manège et en cacahuètes grillées, tandis que Nick avait fait l'acquisition de quelques «gadgets » parfaitement inutiles.
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Et soudain, le trio tomba en arrêt devant une boutique en plein air où était exposé « tout ce qu'il faut pour monter votre ménage, messieurs et mesdames! », comme le clamait d'une voix enrouée un camelot barbu, vêtu d'un pantalon de toile bleue et d'une chemise de coton à gros carreaux. Cette voix parut familière aux enfants. « Mais... c'est Anatole Bouchut! » s'exclama Nick. Noël ne paraissait pas tellement étonné. « Je m'y attendais, tu sais. Un marchand forain, n'est-ce pas dans les foires qu'on peut le trouver? — Et c'est pour ça que... — ... je vous ai fait venir? Pas forcément. Mais peut-être bien que j'avais ma petite idée. — Toi, alors...! » fit Nick admiratif. Au même moment, une petite chose velue, jusqu’'ici perchée sur un tréteau, se jeta littéralement dans les bras de Nathalie, laquelle faillit être renversée. C'était le singe Oscar, qui se mit à lui faire mille démonstrations d'amitié. Tout émue, la fillette caressa son nouvel ami, cependant que les gens s'attroupaient autour d'eux, les uns riant, les autres s'attendrissant. Le marchand forain tourna la tête... et parut étonné, puis ravi en reconnaissant les Trois N. Il leur fit un clin
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d'œil amical, et reprit son boniment. Quant à Oscar, son humeur ne tarda pas à changer, et il abandonna les bras de Nathalie pour l'épaule de son maître. Les enfants restèrent un grand moment à écouter Bouchut, qui avait la langue bien pendue : c'était un plaisir de l'entendre vanter sa marchandise. « Rien qu'un petit billet de cent francs, messieurs, mesdames, et vous emportez ce magnifique lot de vaisselle. Ce n'est pas tout : j'y ajoute une douzaine de verres pour boire à ma santé. Quoi encore? Cette splendide carafe : un vrai sacrifice que je fais à mon aimable clientèle. A ce compte-là, croyez-moi, je finirai sur la paille! Le tout pour un billet seulement! Qui veut faire une bonne, une sensationnelle affaire? Hâtez-vous, mesdames et messieurs, car mon stock est limité. » , Des mains nombreuses se tendaient, les billets arrivaient dans la caisse de Bouchut. Puis ce dernier recommençait avec de nouvelles marchandises, et un nouveau discours agrémenté de plaisanteries. Nick fut le premier à se lasser du spectacle : il avait décidément l'immobilité en horreur! Aussi entraîna-t-il les deux autres à quelque distance. « Ecoutez, dit-il, il y a mieux à faire qu'à
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rester plantés là. Je vous propose de rechercher la camionnette de Bouchut. — Et pourquoi donc? demanda Nathalie. — Toi alors! grogna son frère, il faut toujours te mettre les points sur les « i »! — Voyons, tu sais bien que Nick-le-détective a l'œil sur toutes les camionnettes bleues, expliqua Noël en riant. Il compte vérifier si celle de notre marchand forain a une marque à l'aile droite. — Ah, bon! Mais comment la dénicher, parmi toutes ces voitures? — Facile : Bouchut l'aura garée à proximité de
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son étalage, à cause des marchandises à transporter.» Effectivement ils trouvèrent la camionnette à moitié engagée sur le trottoir d'une rue voisine. Nick se précipita pour l'examiner en détail; mais fut bien déçu : le vieux véhicule avait tellement souffert de l'usure, des chocs et des intempéries, qu'aucune partie n'était intacte, les ailes pas plus que le reste : impossible d'y déceler une éraflure récente. « En somme, nous n'avons aucune preuve que cette camionnette soit entrée dans le jardin de l'oncle Edouard, conclut Noël. Aucune preuve non plus qu'elle n'y soit pas venue. — Donc, chou-blanc, pour n'y avoir vu... que du bleu! » lança Nick. Il avait déjà repris sa bonne humeur, car, après tout, les Trois N n'étaient pas venus pour enquêter, mais pour s'amuser. Or la foire continuait, plus animée que jamais. Le trio y retourna, non sans jeter un coup d'œil sur les voitures rangées un peu partout. Mais ils ne virent pas d'autre camionnette bleue. Revenus dans la grande rue, ils tombèrent en arrêt devant un éventaire où on vendait des gaufres à la crème. Noël, qui n'avait encore rien dépensé, offrit une tournée générale. « Heureusement que nous avons un cousin généreux! fit Nick en montrant son porte-monnaie vide. Moi, je n'aurais pu payer qu'en monnaie de singe.
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Par contre, j'offre la boisson. » Ce disant, il désignait l'eau d'une fontaine. « Toujours aussi radin », observa Nathalie. Noël surenchérit : « Tu ne vas pas te ruiner, mon vieux! » Tous burent néanmoins avec plaisir l'eau fraîche que Nick offrait si généreusement. Les Trois N se divertirent encore quelque temps à parcourir la foire... jusqu'à ce qu'une goutte de pluie vienne s'écraser sur le nez de Nathalie. Plusieurs autres suivirent. « Il pleut! » s'écria la fillette ébahie. Le trio regarda le ciel : de bleu qu'il était auparavant, il était devenu noir et menaçant. L’ondée fut passagère, mais le prudent Noël n'en décida pas moins : « On part. Ça risque de s'aggraver, d'ici un moment. » Les enfants allèrent récupérer leurs bicyclettes, et Nick suggéra : « Passons par la route du col : elle grimpe plus fort, mais elle est plus courte. — D'accord. » Pour commencer, tout alla bien : les cyclistes appuyaient avec courage sur leurs pédales, même Nathalie qui avait à cœur de ne pas retarder les garçons. La route montait beaucoup, mais c'était moins pénible qu'à l'aller, maintenant que la température s'était rafraîchie. Quant à la pluie, elle avait repris, mais fine et peu gênante.
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Puis brusquement, tout changea : un éclair sillonna le ciel, suivi d'un roulement de tonnerre impressionnant. Et ce fut le déluge. Trempés en quelques secondes, aveuglés par l'eau qui ruisselait sur leurs visages, les Trois N cherchèrent désespérément un abri. Or seuls quelques arbres se dressaient au bord de la route, et la prudence leur conseillait d'éviter un tel refuge en temps d'orage. Pas une maison en vue : il ne restait plus qu'à continuer. C'est ce qu'ils firent bravement, presque à l'aveuglette. Quelle situation inconfortable! Après l'excessive chaleur du début de l'après-midi, ils étaient maintenant grelottants, et rêvaient de se retrouver bien au sec dans la confortable villa de l'oncle Edouard. Hélas, elle était encore loin! C'est à peine s'ils avaient parcouru trois kilomètres depuis Ferneuil. Et la pluie persistait, si drue que la route prenait des .allures de petit lac, où les roues des vélos enfonçaient jusqu'à la jante. Et soudain, le bruit impératif d'un klaxon retentit à plusieurs reprises derrière les cyclistes. Aussitôt ceux-ci se rangèrent sur la droite pour laisser passer le bolide qui risquait de les écraser. Alors, tout en continuant à klaxonner, un véhicule les doubla à vive allure, puis stoppa juste devant eux. O surprise! C'était une camionnette bleue...d'un bleu que la pluie rendait comme neuf. Pourtant, à n'en
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pas douter, cette camionnette était celle d'Anatole Bouchut. En effet, deux têtes poilues se penchèrent à l'une des portières : celle d'un homme, celle d'un singe.
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CHAPITRE VI La grange « HEP, les enfants! cria l'homme. Grimpez vite! » Déjà les Trois N s'arrêtaient au niveau de la cabine. « Mais, monsieur, il y a nos vélos, objecta Nick. — Les vélos aussi, pardi! A l'arrière, il y a toute la place voulue. Vous y trouverez aussi des chiffons pour vous sécher. Dépêchez-vous! »
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Le trio n'avait pas besoin de cette recommandation pour se précipiter vers ce refuge inespéré. La porte n'était pas fermée à clef, et le compartiment arrière à peu près vide : preuve que le marchand forain avait fait de bonnes affaires. Les enfants y déposèrent leurs engins ruisselants, puis se hissèrent à leur tour dans l'étroit réduit où ils s'installèrent du mieux qu'ils purent, assis sur des caisses. Les chiffons annoncés par Bouchut étaient suspendus contre une paroi : ils les utilisèrent pour frotter leurs bras, leurs jambes et leurs cheveux, et se sentirent mieux. Entre-temps, la camionnette avait démarré et avançait en cahotant, secouant ses passagers comme des pruniers. Tant pis! Se souvenant de leur lamentable équipée sous l'orage, ils trouvaient leur situation présente pleine de confort. Nick résuma l'opinion générale en s'écriant : « Il est drôlement « sympa » de nous avoir recueillis! — Oh, oui! approuva Noël. Et même, j'ai un peu de remords à son sujet. — Pour l'avoir soupçonné? Moi aussi, figure-toi. N'empêche qu'il possède une camionnette bleue, et... — ... et nous sommes bien contents d'y être, dans cette camionnette! coupa Nathalie, offusquée qu'on pût manquer à ce point de reconnaissance.
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— Tiens! Voilà ton ami Oscar qui se manifeste! » remarqua son frère. En effet, la tête du singe s'encadrait dans la lucarne donnant sur la cabine, et l'animal faisait les grimaces les plus drôles à l'intention des enfants. Ceux-ci n'avaient vue sur la route que par l'imposte vitrée s'ouvrant sur l'arrière. Et ce qu'ils apercevaient n'était guère encourageant : la pluie tombait toujours à verse et rien ne laissait espérer une éclaircie. Aussi, lorsque le véhicule se mit à hoqueter à plusieurs reprises, Nick supposa : « Le moteur qui se noie : nous voilà frais! — C'est le cas de le dire, approuva Noël en frissonnant. — Alors... nous allons être en panne? demanda Nathalie consternée. — Peut-être pas : écoute, le moteur repart. » C'était vrai, mais cela ne dura pas. Nouveaux hoquets, nouvelle reprise... la camionnette avançait par soubresauts, et, paraissait sans cesse menacée de s'arrêter définitivement. « Tiens! On tourne à gauche, remarqua .Nathalie. — A angle droit, précisa Nick, brusquement déséquilibré. — On quitte la route », conclut Noël. Son cousin se précipita vers la lucarne que la tête d'Oscar avait cessé d'obstruer.
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« Bizarre! Nous roulons maintenant sur une route secondaire. » Les enfants se regardèrent, surpris, un peu inquiets : pourquoi ce changement de direction, qui les éloignait de leur but? Nathalie sentit sa méfiance revenir. « C'est... un kidnapping? » suggéra-t-elle d'une voix à peine audible. Noël éclata de rire. « Penses-tu! Je crois tout simplement que Bouchut cherche à mettre sa camionnette au sec, sinon le moteur risque de flancher. — Tu as sûrement raison », s'écria la fillette rassurée. Cependant Nick, l'œil rivé à la vitre, expliquait aux deux autres ce qu'il voyait : « Nous longeons des champs... maintenant il y a des arbres au bord du chemin, et... Oh! J'aperçois une vieille bâtisse, toute seule au fond d'un grand pré entouré d'arbres. Elle est à moitié cachée. Nous nous y dirigeons tout droit... la camionnette s'engage dans une espèce de hangar sans porte... » Effectivement le véhicule stoppa et le conducteur sauta sur le sol en terre battue, suivi de son singe. Les Trois N l'imitèrent. « Où sommes-nous? demanda Nathalie. — Pourquoi avons-nous quitté la route de Volny? » questionna son frère.
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Le marchand forain, sans répondre, alla soulever le capot de sa voiture et plongea la tête dans le moteur. « Un peu plus, on restait en panne, dit-il enfin. Il était grand temps que je la mette à l'abri! » Puis, sans plus s'occuper des enfants, il alla chercher dans la cabine une besace renflée d'où il tira un gros pain, un saucisson d'une taille impressionnante et un litre de vin rouge. Ensuite il s'installa sur un tas de foin qui tramait sur le sol, et se mit tranquillement à casser la croûte. Pendant ce temps, Oscar tournait autour de lui, poussant de petits cris pour réclamer sa part du festin. Son maître lui lança une poignée de cacahuètes. Les Trois N, eux, examinaient l'endroit où ils se trouvaient : une grande salle rectangulaire dépourvue de plafond. Très loin au-dessus de leur tête, ils apercevaient les poutres du toit, mais seulement sur une moitié de sa surface. L'autre était occupée par une sorte de pièce haut perchée fermée par une cloison de bois percée d'une ouverture carrée. Pour y accéder, pas le moindre escalier. « Drôle de bâtiment! commenta Nick. Qu'est-ce que c'est? — Une grange, déclara Noël. Tout en haut, c'est un compartiment pour le foin. D'habitude, le rez-dechaussée sert à garer les tracteurs.
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— Il n'y en a pas un seul : cette grange doit être désaffectée, remarqua son cousin. Par contre, du foin est tombé par terre. — J'espère qu'on ne va pas rester longtemps ici? » demanda Nathalie, qui s'était craintivement serrée contre son cousin. Cette grande baraque ne lui paraissait guère accueillante, avec son aspect délabré et ses recoins obscurs. De plus elle était ouverte à tous les vents, et les Trois N grelottaient dans leurs vêtements mouillés. Enfin la pluie, devenue plus régulière, crépitait à grand bruit sur les tuiles du toit, obligeant les interlocuteurs à parler fort pour se faire entendre. « Dites donc, remarqua Nick en guignant du coin de l'œil le marchand forain, ça a l'air drôlement bon, ce qu'il mange! » A voir l'homme mâcher consciencieusement l'appétissant casse-croûte, les deux autres sentirent qu'ils avaient grand faim, eux aussi. La gaufre à la crème était déjà loin, et depuis, que d'efforts dépensés! « J'ai l'estomac tout creux! » se plaignit Nathalie. Sa voix perçante dut parvenir jusqu'aux oreilles de Bouchut, car il tourna ses regards vers le trio et parut se rappeler son existence. « Vous voulez peut-être manger et boire un coup? offrit-il aussitôt.
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— Eh bien... ce n'est pas de refus. Merci beaucoup, monsieur », répondit Noël. Lui et ses cousins acceptèrent un morceau de pain et une tranche de saucisson, mais refusèrent le verre de vin que le marchand forain insistait pour leur faire boire, en affirmant : « Ça fait circuler le sang. Et vous en avez bien besoin, après cette douche! » Nantis de leurs provisions, les Trois N cherchèrent où s'asseoir. Imitant leur nouvel ami, chacun alla chercher au fond de la salle un gros tas de foin dont il se fit un siège, à la fois moelleux et chaud. Quelles délices! Pendant qu'ils dévoraient leur repas improvisé,
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Bouchut, qui avait terminé le sien, s'était laissé aller en arrière, et, les mains sous la nuque, avait plongé instantanément dans le sommeil. Il en résulta un chapelet de ronflements qui firent sursauter Nathalie : elle avait cru tout d'abord à un retour de l'orage. « Voilà quelqu'un qui ne s'en fait pas! grommela Nick. Il mange, il dort, sans se préoccuper ni de nous, ni de son singe. — Tiens, je l'avais oublié, celui-là! s'écria Noël. Où est-il passé? — Oscar! » appela Nathalie. Point de réponse, et pour cause. Un peu inquiète, la fillette se leva et inspecta les coins de la baraque : vainement. « Oscar! » répéta-t-elle en levant la tête. Au même moment, elle reçut sur la figure des coques de cacahuètes. « II est en haut! cria la fillette. Je le vois qui pénètre par l'ouverture. Par exemple! Comment a-t-il pu grimper jusque-là? — Voyons, c'est un singe! » dit Noël pour toute explication. L'animal était devenu invisible : il se trouvait maintenant dans le compartiment à foin. « Moi, je n'en suis pas un... Dommage! commenta Nick. — Ah, tu crois? » interrompit malicieusement sa sœur.
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Sans l'écouter, le jeune garçon poursuivit : « Dommage, parce que j'aimerais voir comment c'est fait là-haut. Or il n'y a aucun moyen d'accès. » Soudain il se frappa le front. « Mais j'y songe : il m'a semblé voir une échelle derrière le foin. » Il ne se trompait pas : il y en avait une, très longue, couchée sur le sol le long de la paroi du fond. « Elle me paraît suffisante, apprécia Nick. Tu m'aides, Noël? » A eux deux, ils dressèrent l'échelle, dont l'extrémité vint s'appuyer sur le rebord inférieur de l'ouverture. Il se mit à grimper, tandis que Noël lui criait des recommandations : « Fais gaffe! Il y a peut-être des barreaux cassés. » Il s'en trouva deux, mais comme Nick les tâtait prudemment du pied avant de s'y engager, il parvint sain et sauf jusqu'à l'ouverture carrée qui servait d'accès à la chambre à foin. Les deux autres, non sans appréhension, le virent disparaître dans le trou noir. Quelques minutes s'écoulèrent. Et soudain, le visage de Nick réapparut. « Ohé! cria-t-il. Venez voir! » En même temps, il faisait de grands gestes pour inviter son cousin et sa sœur à le rejoindre. Ceux-ci se regardèrent, intrigués. Qu'avait-il découvert? « Allons-y! » décida Noël.
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CHAPITRE VII Un étrange bric-à-brac NATHALIE grimpant la première, Noël la suivant à quelques échelons d'intervalle, les deux cousins poussés par la curiosité eurent tôt fait d'arriver au sommet. Nick leur tendit successivement la main pour les aider à atterrir dans la salle supérieure. Les nouveaux venus, regardant autour d'eux, ne virent tout d'abord qu'un antre obscur, où se distinguaient vaguement les formes plus sombres de nombreux objets entassés là.
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Mais, leurs yeux s'habituant peu à peu à l'obscurité, ils purent bientôt reconnaître la nature de ces objets assez disparates : des piles de draps et de couvertures, quelques meubles légers, des postes de télévision, des transistors, des écrins, des statuettes, des vases... et jusqu'à une machine à écrire. A chaque découverte, Noël et sa cousine poussaient des cris de surprise. Nick, jouissant de leur étonnement, finit par remarquer : « C'est un drôle de foin, n'est-ce pas, que contient cette pièce? — Elle en a contenu, affirma Noël en ramassant, sur le plancher, quelques brindilles sèches. Seulement, on l'a balancé en dessous pour transformer ce compartiment en entrepôt. — Tout ce qu'il y a, là, vaut une petite fortune! apprécia Nick, qui ajouta plaisamment : on peut dire que le propriétaire de ce bric-à-brac a du foin dans ses bottes! » Tout à leur examen, les Trois N avaient oublié Oscar, à la suite duquel ils étaient montés. Le singe était tout bonnement perché sur une console, et les regardait faire. Mais quand Noël tenta de le saisir, il s'esquiva et disparut dans l'ombre. « Tant pis! dit l'aîné du trio. Il est monté seul, il saura bien se tirer de là sans notre aide. » Cependant Nathalie examinait pensivement les objets empilés.
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« Un, deux, trois, quatre postes de télévision, compta-t-elle. Vous trouvez ça normal? — Si cette pièce sert d'entrepôt à un commerçant, pourquoi n'aurait-il pas plusieurs exemplaires de chaque objet? répondit Noël. — Hum! Un entrepôt perdu en pleine cambrousse? fit Nick d'un air dubitatif. — Possible, avec une voiture. — Admettons. Mais ça ne te choque pas, qu'un commerçant vende à la fois des postes de télé et du linge? — Evidemment, c'est assez bizarre. A moins qu'il ne s'agisse d'un marchand forain, vendant à chaque fois des marchandises différentes? — Un forain! répéta Nathalie. Ce serait donc... » Sans achever, elle désigna du doigt le rez-dechaussée où dormait Bouchut. « J'y ai pensé, dit Nick. Vous remarquerez qu'il est venu sans hésiter jusqu'à cette grange, donc il la connaît... et c'est peut-être parce qu'il s'en sert. » Saisi d'une idée, Noël s'empara d'une caisse contenant un service en porcelaine et l'approcha de l'ouverture pour y voir plus clair. « Oh, oh! Visez un peu ça, dit-il. Ces assiettes ne sont pas neuves : il y en a deux d'ébréchées. — Louche! opina son cousin. Voyons si c'est la même chose pour le reste. »
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Ce fut à qui découvrirait la preuve que la marchandise entreposée avait déjà servi : une rayure sur le bois d'un guéridon, une fente dans un verre de cristal, de l'encre sur le rouleau de la machine... « Conclusion : il s'agit d'objets achetés d'occasion, déduisit Noël. — ... Ou de marchandise volée, rectifia Nick. — Tu as peut-être raison. Quand on regarde de près ce déballage, on est frappé de constater que tout, absolument tout, peut provenir de l'intérieur d'une maison. — La seule chose qu'on n'y voie pas, ce sont de gros meubles, trop difficiles à transporter. — Alors, intervint Nathalie, vous croyez que c'est un cambrioleur qui dépose ici son butin, et que ce cambrioleur est... le maître d'Oscar? » De nouveau elle avait hésité à prononcer le nom du dormeur. « Nous n'avons pas dit ça, répondit Noël. Mais il y a un fait vraiment troublant : la camionnette bleue apparaît un peu trop souvent là où elle ne devrait pas être! — Dans le jardin de l'oncle Edouard, par exemple? suggéra la fillette. — Et ici, à proximité de cet entrepôt suspect, poursuivit Nick. Pourtant, il faut avouer qu'elle a été la bienvenue quand nous pataugions sous l'averse.
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— Un bon point en faveur de Bouchut, admit Noël. Mais si cette grange est un lieu de recel pour lui, pourquoi alors nous y a-t-il conduits? — Tout simplement parce qu'il ignore la réputation des Trois N! répondit son cousin sans modestie aucune. Ne savent-ils pas humer un mystère, là où d'autres ne verraient que du feu? » Or Nathalie aurait bien préféré, à ce moment précis, qu'il n'y eût pas de mystère! « Partons vite avant qu'il ne se réveille! » pria-t-elle. Les garçons acquiescèrent. N'avaient-ils pas vu tout ce qu'il y avait à voir? D'ailleurs, mieux valait que le marchand forain ignore qu'ils avaient découvert sa cachette... si toutefois elle lui appartenait. Mais, quand les enfants mirent pied au rez-de-chaussée, ce fut pour constater que Bouchut dormait toujours comme un bienheureux. Alors ils descendirent l'échelle et la rangèrent contre la cloison, puis la recouvrirent de foin, exactement comme ils l'avaient trouvée. Après quoi ils allèrent prendre leurs vélos restés dans la camionnette. Au moment d'enfourcher le sien, Nick jeta un dernier regard sur le marchand forain. « Quand même, c'est moche de filer à l'anglaise pendant son sommeil! remarqua-t-il. — C'est vrai, admit Noël, mais... » Il eut un regard éloquent pour sa cousine, qui était toute pâle et tremblante — on ne savait si
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c'était de peur ou de froid. Les deux, sans doute. « De toute façon, il est temps de partir, remarqua-t-il. Ma montre indique six heures et demie. — Et papa et maman vont être inquiets », approuva Nathalie. Mais, au moment où elle s'apprêtait à son tour à monter sur sa bicyclette, Oscar, brusquement réapparu, se précipita vers elle et la tira par sa robe, comme pour la retenir. Il fallut l'intervention de Noël pour que le singe consente à lâcher la fillette. Enfin le trio put quitter l'abri du hangar, et bientôt les vélos roulèrent sur le chemin
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détrempé par la pluie. Heureusement, celle-ci avait presque cessé. Dix minutes plus tard, les Trois N rejoignaient la route goudronnée, mais il leur fallut encore une demi-heure pour arriver à la villa des Besson où M. et Mme Renaud les accueillirent avec soulagement, et où Nathalie retrouva chaleur et sécurité. Mais, si les enfants contèrent par le menu l'épisode de l'orage et l'intervention de Bouchut, d'un commun accord ils gardèrent le silence sur leur découverte d'un entrepôt suspect dans la grange abandonnée : inutile d'inquiéter à l'avance leurs parents. …………………………………………………… « Qu'est-ce que tu lis avec tant d'intérêt? demanda Nick à son cousin le lendemain matin. — Une carte détaillée de la région, que j'ai trouvée dans le bureau de l'oncle Edouard. — Et c'est pour quoi faire? questionna à son tour Nathalie. — J'essaie de me documenter sur l'endroit où nous sommes allés hier. — Formidable! s'exclama Nick. Je me suis creusé la tête à ce sujet avant de m'endormir, et toi, tu fais ce qu'il faut du premier coup. — Qh, tu sais, les cartes sont faites pour qu'on s'en serve! — Et tu as trouvé quelque chose? — Oui, regarde : la route secondaire est
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représentée par ce trait noir. Elle rejoint une route nationale, marquée ici en rouge. Auparavant elle passe par un village qui se nomme... — Jouvel, lut Nathalie en se penchant à son tour sur la carte, que Noël avait étalée sur le bureau. — La grange doit faire partie d'une ferme de ce village, supposa Nick. En tout cas, vive toi! Nous serons maintenant en pays de connaissance. En route pour Jouvel! — Quoi! Retourner dans... cette horrible grange? balbutia Nathalie. Je... je trouve qu'on l'a assez vue comme ça! — Moi pas! affirma son frère. Et si tu es trop froussarde pour nous accompagner, tu n'as qu'à rester à la maison. Je suis sûr que Noël est d'accord, sans quoi il n'aurait pas cherché le nom de ce patelin. — Eh bien oui, admit Noël. Je ne serais pas fâché de revoir la grange en plein jour, et de pousser jusqu'au village. ' — Dans ce cas, je vous accompagne, déclara bravement la fillette. Quand deux « N » vont quelque part, le troisième suit! » A vrai dire, Nathalie, comme son frère et son cousin, goûta beaucoup cette promenade matinale, faite sous un brillant soleil qui buvait rapidement l'eau des chemins. Mais celui qui conduisait à Jouvel était tout raviné, rendant
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l'avance pénible. Le trio ne reconnut le champ où se dressait la grange qu'en arrivant à proximité. Alors Nick mit pied à terre et ordonna : « Cachons les vélos! » Ceux-ci furent dissimulés derrière une haie, puis, l'un derrière l'autre, les Trois N traversèrent la prairie. Tapie au fond, partiellement dissimulée sous le feuillage de quelques grands arbres, la vieille baraque paraissait vide. Le trio, marchant prudemment, parcourut le tronçon de chemin boueux conduisant à l'entrée. Et soudain, Nick s'arrêta. « Regardez! dit-il en désignant le sol. Il y a des empreintes très nettes de pneus. Cette nuit, un deuxième véhicule est entré dans la grange. »
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CHAPITRE VIII L'échelle LE JEUNE GARÇON avait parlé d'un ton assuré, mais sans réussir à convaincre sa sœur. « Un deuxième véhicule... pourquoi donc? douta-telle. Ces empreintes proviennent tout simplement de la camionnette de Bouchut! » Nick haussa les épaules. « Si tu étais tant soit peu observatrice, ma fille, tu aurais remarqué que ses pneus à lui sont vieux et lisses,
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tandis que ceux-là paraissent neufs. Tiens, regarde : tous les dessins se sont imprimés dans la boue séchée. — D'ailleurs, renchérit Noël, il y a bel et bien DEUX sortes de traces, très différentes d'aspect. Celles qui correspondent aux pneus usés ont été partiellement recouvertes par les autres, mais elles s'en séparent en plusieurs endroits. — Ce qui prouve que le véhicule aux pneus neufs est venu APRÈS le départ de la camionnette de Bouchut, triompha Nick. Cela a dû se passer dans la soirée, ou même dans la nuit. — Bravo! » applaudit Nathalie admirative. Elle parut saisie d'une idée et ajouta, les yeux brillants : « Dites donc, ça prouve alors que Bouchut est innocent? — Eh, eh! C'est bien possible! reconnut son frère. Le propriétaire de l'entrepôt serait dans ce cas le conducteur du deuxième véhicule, et Bouchut n'aurait utilisé la grange que pour s'y abriter. — Je suis contente, contente! s'écria la fillette en sautillant sur place, ce qui lui valut une réprimande immédiate. — Vas-tu cesser d'abîmer les empreintes? J'ai encore besoin de les étudier. — Pour y voir quoi? — Pour déterminer à quel type de véhicule elles appartiennent. — Tu veux peut-être une loupe? » suggéra la
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fillette avec ironie, car son frère avait presque le nez au sol. Mais, ignorant la remarque, celui-ci se livrait à son enquête avec le plus grand sérieux. « Oh, oh! dit-il enfin. D'après la largeur des pneus et leur espacement, je suis à peu près sûr qu'il s'agit d'une camionnette de bonnes dimensions. — Dis, mon cher Holmes, intervint Noël en riant, tu ne pourrais pas déduire du même coup la couleur de la peinture, et... l'âge du conducteur? » Nick se contenta de hausser les épaules d'un air digne, et le trio pénétra dans la grange où, par contraste avec le pré ensoleillé, régnait une pénombre inquiétante. Mais la vieille bâtisse était décidément vide. Et le tas de foin utilisé la veille par Bouchut, d'abord comme siège, puis comme lit, était resté tel quel. De plus, le papier gras qui avait entouré le saucisson, ainsi que la bouteille vide, gisaient à proximité. En tout cas, si la camionnette aux pneus neufs était entrée dans la grange, le sol en terre battue n'en avait gardé aucune trace. « Tout de même ça vaut la peine de grimper làhaut, décida Nick, je verrai d'un coup d'œil si le stock a augmenté depuis hier. » Noël l'aida à dresser la longue échelle. Nick s'élança mais n'atteignit pas le rebord du mur.
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Un échelon cassa avec un bruit sec sous ses pieds. Le jeune garçon passa au travers de l'échelle. Il s'était instinctivement agrippé à un barreau, solide celui-là, et resta suspendu, les pieds dans le vide, le visage face au mur. Nathalie poussa un cri d'effroi, tandis que Noël, pétrifié, regardait son cousin. Celui-ci tourna la tête et l'interpella : « Fais quelque chose au lieu de me regarder avec cet air ahuri! » Noël se précipita au pied de l'échelle. Mais que faire? Nick, de son côté, essaya bien de continuer à grimper avec les mains, mais les barreaux étaient trop espacés et il dut y renoncer. « Essaie de prendre appui sur le mur avec les pieds, lui conseilla Noël. — Facile à dire! Je voudrais te voir à ma place! » grogna son cousin. Le mur était lisse et n'offrait aucune prise. Nick gesticula tant, que l'échelle, mal calée, se mit à glisser. ..« Tiens l'échelle, elle va tomber! » hurla-t-il. Noël saisit les montants et les serra de toutes ses forces. L'échelle ne bougeait plus mais la situation ne s'était guère améliorée. La fatigue commençait à se faire sentir. Les bras de Nick s'engourdissaient et ses mains lui faisaient mal. Nathalie, de son côté, n'était pas restée inactive. Elle s'était précipitée au fond de la grange et revenait
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avec une énorme brassée de foin qu'elle déposa sous l'infortuné Nick. Noël trouva l'idée excellente et s'écria : « Attention! ne bouge plus! Je lâche l'échelle. Je vais aider Nathalie. » Nick, qui avait compris mais trouvait le temps long, gémit : « D'accord, mais dépêchez-vous... Je ne sens plus mes bras. » Ils ne se le firent pas dire deux fois et revinrent en courant, de lourdes brassées de foin dans les bras. Ils s'apprêtaient à repartir lorsque Nick, à bout de force, leur cria :
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« Attention... Je lâche! » Le jeune garçon tomba sur le foin.qui amortit la chute. Il grogna quelque chose d'inaudible en atterrissant et se retrouva assis, à demi enfonce dans le foin. « Tu n'as pas mal au moins? demanda Noël anxieux. — Non, ça va, le foin n'était pas épais, mais c'est toujours plus moelleux que la terre battue... Merci à vous deux. — C'est Nathalie qui a eu l'idée, rectifia Noël. — Eh bien, je lui dois une fière chandelle. Ah, si seulement j'avais eu l'agilité d'Oscar, ça ne serait pas arrivé. » Nathalie éclata de rire et les deux garçons l'imitèrent. Nick s'ébroua pour tenter de se débarrasser du foin qui s'accrochait à ses vêtements, mais en vain. Il y renonça vite et s'écria d'un ton décidé : « Je veux examiner de près cette échelle. — Moi aussi », dit son cousin. A eux deux, ils la tirèrent sur le sol et l'inspectèrent soigneusement barreau après barreau. Soudain, Nick poussa une exclamation : « Oh, par exemple! on dirait qu'un échelon a été partiellement scié. Un autre encore... Un troisième! Etonnant que ceux-ci n'aient pas cédé! — C'est parce que tu es passé dessus très rapidement, expliqua Noël. — Tu as sûrement raison. Mais quel est l'idiot
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qui a scié ces barreaux? N'importe qui, se servant de l'échelle, aurait pu se casser bras ou jambes! — Le cambrioleur, supposa Nathalie. — Oui, mais pourquoi? Il ne savait tout de même pas que nous étions venus ici, et que nous y reviendrions! » Noël réfléchit un moment, puis répondit : « Ce que je crois, c'est que celui qui a saboté l'échelle ne visait pas spécialement les Trois N... Que d'ailleurs il ne connaît pas. — Qui, alors? — Anatole Bouchut? suggéra Nathalie. — Pas davantage. Voici comment je m'explique les choses : le deuxième homme est arrivé dans la nuit au volant de sa camionnette, qui transportait sans doute un chargement suspect. Arrivé dans la grange, qu'est-ce qu'il voit? Le tas de foin laissé par Bouchut, ainsi que le papier gras et le litre vide. Qu'en déduit-il? — Que quelqu'un est venu, évidemment! répondit Nathalie. — Exact. L'homme se dit alors que l'intrus peut revenir, et avoir la curiosité de visiter la pièce d'en haut. Comment? En se servant de l'échelle. Alors il décide de rendre celle-ci inutilisable. — Admettons, fit Nick. Mais avoue que ce type avait tout de même de mauvaises intentions, sans
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quoi il aurait scié les barreaux franchement, au lieu de le faire à moitié. — Peut-être était-il pressé? — Dites donc, remarqua Nathalie, si cet homme a fait exprès d'abîmer l'échelle, ça prouve qu'il en possède une autre pour monter à son entrepôt? — Certainement, acquiesça Noël. Et pliante, en plus, pour pouvoir tenir dans une camionnette. — Bref, un homme organisé, conclut Nick. Ce trait de caractère élimine décidément Bouchut, dont l'équipement est plutôt... artisanal. — ... et qui n'a pas d'échelle pliante dans sa camionnette, acheva Nathalie. — Ce qui me fait enrager, grommela son frère, c'est que je ne peux plus grimper là-haut, pour la petite vérification que je comptais y faire. Mais peut-être qu'en retournant l'échelle...^ — Pas question! Ce serait trop risqué, protesta Noël. Rangeons-la plutôt et remettons le foin en place, de façon à ne pas alerter notre inconnu. » Ainsi fut fait. Et comme Nathalie, qui avait de bonnes habitudes, faisait mine d'enlever aussi la bouteille et le vieux papier, son frère l'arrêta : « On t'a dit de laisser tout comme avant! » Quand les trois enfants, non sans soulagement, se retrouvèrent à l'air libre, Nick se tournant vers la sinistre grange s'écria :
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« Et maintenant, à nous deux, monsieur le scieurde-barreaux d'échelle! — Tu espères donc le retrouver? demanda Noël d'un ton ironique. — Mais, naturellement! — Peut-on savoir de quelle façon? — En suivant ses traces, répondit le jeune garçon, montrant du doigt les sillons creusés dans la boue sèche par les pneus de la deuxième camionnette. — Tu crois sans doute qu'il nous a attendus? — Non, mais nous aurons une idée de la direction qu'il a prise. — Je veux bien essayer », accepta l'aîné du trio. Les yeux au sol, les enfants parcoururent en sens inverse la piste entre les herbes, et rejoignirent la route secondaire. Or, d'un côté comme de l'autre, le sol caillouteux ne portait pas la moindre trace du passage d'une voiture. Alors ils étendirent leurs recherches, et soudain Nick poussa un « hourrah » retentissant : dix mètres plus loin, en direction de Jouvel, une magnifique empreinte de pneu apparaissait. Elle était en tout point identique à celle que les Trois N avaient relevée à l'entrée de la grange.
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CHAPITRE IX Une joue petite mare IL EST REPARTI par là! conclut le jeune garçon. Suivons-le. » Au moment de gagner la cachette aux vélos, il s'arrêta et se frappa le front. « Que je suis bête! qui me dit que ces marques ont été faites au retour? La camionnette a pu arriver de ce côté, et repartir de l'autre. Noël sourit et répondit posément :
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« Tu ne t'es pas trompé : le deuxième véhicule a bien pris cette direction au retour. — Comment le sais-tu? s'ébahit son cousin. — A cause de la pluie : hier soir, elle a pratiquement cessé vers sept heures, et toutes les traces faites avant cette heure-là ont été effacées. Or, du côté par où nous sommes venus, nous n'en avons vu aucune : le sol était raviné, c'est tout. Par contre, cette empreinte que tu as découverte a été faite après la pluie. — Conclusion, acheva Nick : la deuxième camionnette est arrivée et repartie par la route de Jouvel. Noël, tu es une grosse tête. » Nathalie ne dit rien, mais le regard qu'elle leva sur son cousin était rempli d'admiration. Ayant repris leurs engins, les enfants recommencèrent donc à pédaler, cette fois en direction de Jouvel. La route, de ce côté-là, était en aussi mauvais état que sur le premier tronçon. Et pas seulement à cause de l'orage de la veille : il semblait que, depuis des années, on avait cessé de l'entretenir. Elle montrait encore quelques vestiges d'un goudronnage ancien, mais la terre apparaissait en maints endroits, ce qui favorisait la recherche des empreintes. Après deux kilomètres il y eut une montée longue et raide, et cela porta le coup de grâce à Nathalie, qui n'avait pas tout à fait « récupéré » après la fatigante randonnée de la veille. Appeler
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les deux autres pour leur demander de l'attendre? Pas question : elle s'en serait voulu de les retarder. Alors elle mit pied à terre et continua d'avancer en poussant sa bicyclette. Les deux garçons, qui pédalaient côte à côte en discutant ferme, ne s'en aperçurent même pas : c'est qu'ils étaient entièrement absorbés par la piste à suivre. Fréquemment, l'un d'eux s'arrêtait pour examiner une trace de pneu, puis repartait satisfait : on était décidément sur la bonne route! Mieux encore : ce n'était pas une, mais deux camionnettes qui y avaient laissé leurs empreintes. De temps à autre, en effet, apparaissait une marque de pneu lisse. Donc, Bouchut et le deuxième conducteur avaient suivi le même itinéraire. Noël, à un moment, remarqua que Nathalie n'était plus derrière eux, et proposa de l'attendre. Mais son impatient cousin refusa. « Laisse-la donc lambiner! Elle finira bien par atteindre Jouvel et nous y retrouver. » L'intention des garçons était en effet de faire halte au village. Or un poteau indicateur se présenta bientôt, planté de guingois au bord de la route. Sur la plaque rouillée, c'est à peine si on pouvait lire : JOUVEL « Nous y voilà! » se réjouit Nick. Un bien petit village, à vrai dire, dont les maisons groupées apparaissaient au loin. Mais quelle désagréable surprise en s'en approchant! Rien que des bâtisses en ruine, avec
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des toits écroulés, des fenêtres béantes, des pierres noircies et des poutres calcinées. Déjà les herbes folles envahissaient cours et jardins : l'incendie qui avait détruit ce hameau ne datait pas d'hier! Les garçons restèrent d'abord muets, la gorge serrée à la vue du triste spectacle. Noël dit enfin : « Je me rappelle maintenant que l'oncle Edouard nous avait parlé d'un village entièrement anéanti par le feu, il y a une dizaine d'années. Je suis sûr maintenant qu'il s'agissait de Jouvel. Le nom me disait bien quelque chose, mais... — Alors, plus personne n'y habite? supposa Nick. — Il y a des chances. Voilà qui explique que le chemin soit si mal entretenu. — Et c'est aussi pourquoi le cambrioleur a choisi la grange pour y entreposer son butin : sur cette route peu fréquentée, elle ne risquait guère d'être découverte... enfin, jusqu'à la venue des Trois N! » Une rapide visite des lieux sembla prouver aux deux cousins que leur première idée était la bonne : aucun être vivant n'habitait dans ces maisons en partie détruites. Ils longèrent des étables où nulle vache ne meuglait, des basses-cours où ne caquetait pas le moindre volatile... N'y tenant plus, Nick décida : : « Partons d'ici. — Avec plaisir, accepta Noël. Si tu veux, allons à la rencontre de Nathalie : je trouve qu'elle tarde beaucoup. »
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Les garçons rebroussèrent chemin. Après une centaine de mètres de parcours, Nick lança un appel retentissant : « Na-tha-lie! » Comme il n'y eut pas de réponse, lui et Noël repartirent, et, cette fois, roulèrent sur plus de deux kilomètres sans apercevoir la fillette. Alors ils s'arrêtèrent, désemparés. « Ce n'est pas possible! s'écria Nick. Nous aurions dû obligatoirement la rencontrer. Il n'y a qu'une seule route... — ... et je suis à peu près sûr que nous avons dépassé l'endroit où nous l'avons vue pour la dernière fois, renchérit Noël. — Elle se sera peut-être arrêtée dans un champ? — Et nous serions passés à côté d'elle sans la voir, et sans qu'elle nous voie? Improbable! réfuta l'aîné. — Retournons! » invita son cousin. De nouveau les deux garçons prirent la direction du village brûlé. Cette fois, ils n'avaient d'yeux que pour les abords de la route. S'étant partagé la tâche, Noël regardait sur la droite, Nick sur la gauche. C'est ainsi que, peu avant le poteau indicateur, ce dernier aperçut une tache rouge dans la verdure d'un fourré.
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« Un cadre de bicyclette! annonça-t-il d'un ton joyeux. — ... celle de Nathalie, ajouta Noël infiniment soulagé. — Elle ne doit pas être loin. Oh! regarde cette petite mare, juste à côté! » Un endroit bien agréable! Les deux cousins furent aussitôt persuadés que la fillette l'avait choisi pour s'y reposer. Mais alors, pourquoi ne s'y trouvait-elle plus? Un nouvel appel resta sans réponse. Avec une soudaine anxiété, Noël et Nick scrutèrent l'eau dormante, et furent aussitôt rassurés : elle était peu profonde. Ils se mirent à fureter aux alentours : personne. Cette fois, l'inquiétude les submergea : qu'était-il advenu de Nathalie? ………………………………………………… « Tant pis! » avait pensé la fillette en voyant disparaître son frère et son cousin au sommet d'une côte. Sur ce chemin de campagne ensoleillé, il était bien agréable de flâner. Nathalie n'avait plus peur maintenant que la grange suspecte était loin derrière elle. Pourtant, la marche aussi finit par la fatiguer.
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De plus, un caillou qui s'était logé dans sa sandale l'irritait à chaque pas, la faisant boitiller. « Dès que je trouve un coin ombragé, je m'arrête! » décida-t-elle. L'endroit idéal se présenta après un tournant : dans un pré, à quelques mètres à peine de la route, il y avait une délicieuse petite mare. Elle était à moitié enfouie sous la végétation, mais son eau tranquille miroitait entre les branchages. La fillette introduisit son vélo dans un épais taillis et courut jusqu'à son bord. Elle s'assit sur l'herbe et défit sa sandale : le petit caillou responsable de ses ennuis tomba. Mais, au lieu de se rechausser, Nathalie ôta la deuxième sandale.
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« Un petit bain de pieds m'enlèvera la fatigue », se dit-elle. L'eau était plutôt froide, et cependant elle éprouva une sensation de bien-être. Quelle bonne idée elle avait eue! Et puis, l'endroit était si joli! Dans les rayons de soleil que laissait filtrer le feuillage, de nombreux insectes tourbillonnaient. Des herbes aquatiques ondulaient mollement sous l'eau verte. Or, en s'amusant à suivre leur lent balancement, Nathalie crut voir briller un objet au fond de la mare. Un objet argenté comme... les écailles d'un poisson. Pourquoi pas? Eh bien, non : la « chose » restait parfaitement immobile, alors que le poisson, lui, aurait déjà fui. Voulant en avoir le cœur net, la fillette décida de pêcher l'objet insolite : elle se pencha, mais ne réussit qu'à mouiller le devant de sa robe. Alors elle retira ses pieds de l'eau, les essuya tant bien que mal sur une touffe d'herbe et se rechaussa. Puis elle s'agenouilla sur l'extrême bord de la mare et plongea ses bras dans l'eau fraîche. Après quelques tâtonnements, ses doigts se refermèrent sur quelque chose de dur, dont la forme lui parut familière. Rien d'étonnant à ça! Ce qu'elle venait de pêcher, c'était une petite cuiller en argent. Une jolie cuiller, fine, délicatement ciselée, à peine ternie par son séjour sur le fond de vase — ce qui
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prouvait qu'elle n'y était pas depuis longtemps. Le plus intéressant, c'est qu'il y avait des initiales gravées sur le manche. Elle lut : P. M. Oh, oh! Voilà un détail à retenir! « Mais enfin, comment a-t-elle pu aboutir dans cette mare? se demanda Nathalie. Au cours d'un piquenique? Pourtant, on n'emmène pas de si beaux couverts, quand on va manger sur l'herbe! » La fillette se dit soudain que la petite cuiller n'était peut-être pas seule au fond de la mare. Pourquoi n'y en aurait-il pas d'autres? Elle se pencha de nouveau sur l'eau, y replongea le bras... et alors... ce qu'elle vit la figea de peur : sur la surface formant miroir, juste à côté de sa propre image, apparaissait celle d'une tête d'homme.
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CHAPITRE X Le soupirail NOËL ET NICK, de plus en plus angoissés, continuèrent leurs recherches autour de la mare. Comme la région était boisée, c'était une tâche longue et minutieuse, car il leur fallait explorer le moindre taillis. De temps à autre ils criaient le nom de la fillette, mais sans jamais recevoir de réponse. « Une demi-heure déjà que nous cherchons, et-toujours rien! s'écria Noël découragé. — Pourtant, à pied, elle n'a pas eu le temps de
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faire des kilomètres, remarqua Nick. Qui sait si elle ne s'est pas endormie sous quelque buisson? — Nous l'aurions vue, il me semble... ou bien éveillée par nos cris. — Dirigeons-nous vers le village, invita Nick. Peut-être bien qu'elle nous y attend? » Mais aucun des deux garçons n'y croyait : pourquoi, dans ce cas, Nathalie aurait-elle abandonné sa bicyclette près de la mare? « Parce qu'elle ne roule plus, peut-être? pensa l'aîné. Un pneu crevé, par exemple. » Il fit part de ses suppositions à Nick, et tous deux reprenant espoir, revinrent sur leurs pas pour examiner l'engin : or il était en parfait état. Les deux cousins décidèrent quand même d'aller à Jouvel, et foncèrent à travers champs. A un détour, une ferme isolée leur apparut, cachée derrière un rideau de peupliers. Située à l'écart, elle avait dû échapper à l'incendie qui avait dévasté le village. Cela ne l'empêchait pas d'être en fort mauvais état. « Une bicoque abandonnée, supposa Nick. — Peut-être pas, le contredit Noël. J'ai la sensation que quelqu'un y habite. D'ailleurs, regarde : il y a des volets ouverts. Et... oh! » Il n'en dit pas plus, car, dégringolant de branche en branche depuis le faîte d'un pommier, un animal vint
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atterrir avec souplesse devant les arrivants. « Le singe Oscar! s'exclama Nick ahuri. — Donc, son maître n'est pas loin, déduisit Noël. Dans ce cas, qui sait si Nathalie... » Son cousin avait eu la même pensée. La disparition de la fillette n'était-elle pas liée à la présence de Bouchut dans le voisinage? Une fois de plus, le marchand forain se trouvait « là où il se passait quelque chose ». Bizarre! Pourtant, la présence de la deuxième camionnette avait paru l'innocenter. Alors? Alors, Nick et Noël ne savaient plus. Et comme leur inquiétude au sujet de Nathalie était devenue intolérable, ils décidèrent de suivre le singe, qui, à grands gestes, essayait de les attirer vers la maison. Ayant gravi quatre marches d'escalier, ils se trouvèrent devant une porte à la peinture écaillée, munie d'un marteau. Au moment où Noël allait se décider à frapper, le vantail s'ouvrit et Bouchut parut. « Vous! s'exclama-t-il en ouvrant des yeux ronds. Si je m'attendais... » Nick eut envie de répondre que la présence du marchand forain en cet endroit était bien aussi étonnante. Au lieu de cela il questionna tout de go : « Où est Nathalie? » En même temps il jetait un coup d'œil inquisiteur à l'intérieur de la bicoque, mais il n'aperçut qu'un petit couloir sombre. « Hein! Vous cherchez quelqu'un! Qui? demanda l'occupant des lieux
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— Ma sœur. — Ma cousine », répondirent en chœur les deux garçons. Bouchut parut faire un effort de mémoire. « Ah, oui! Il y avait aussi une fille avec vous. Et comme ça, vous l'avez perdue? — Ouï. Vous ne l'auriez pas vue? — Non, dit l'homme en se grattant la tête. Mais vous ne voulez pas entrer? On discutera mieux assis que debout! — Pas la peine! » répondit Noël persuadé que lui et Nick faisaient fausse route en suspectant le
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marchand forain : il paraissait vraiment ne rien savoir. Mais son cousin le poussa sans ménagement à l'intérieur, en lui glissant à l'oreille : « Mieux vaut pénétrer dans la place! » A vrai dire, la demeure, aussi délabrée au-dedans qu'au-dehors, n'avait pas l'air d'abriter des secrets. Le couloir menait à une grande pièce presque nue, avec pour tous meubles quelques tabourets et une table bancale. Sur celle-ci, les restes d'un copieux petit déjeuner. « Encore! pensa Nick. Il passe donc son temps à manger et à dormir? » Tout haut, il questionna : « C'est à vous, cette maison? — Non. Je l'occupe seulement l'été, moyennant un loyer minime. Elle me sert de pied-à-terre et d'entrepôt. » Ce dernier mot fit sursauter les deux garçons, et les ramena à leur préoccupation essentielle. « Ainsi, vous n'avez pas aperçu ma cousine? demanda Noël. Dans ce cas, nous ferions mieux de reprendre nos recherches. — Un instant, dit Bouchut. Racontez-moi comment cette petite vous a faussé compagnie. » L'aîné des deux cousins narra en quelques phrases la découverte de la bicyclette abandonnée et la
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disparition de sa propriétaire. Le visage barbu prit une expression soucieuse. « Ce n'est pas naturel, ça! dit enfin le négociant forain. Ecoutez : on va s'y mettre tous. D'accord? — D'accord! » acceptèrent les deux garçons. Bouchut s'étant levé brusquement, Oscar, installé sur ses genoux pour chiper les restes du repas, fut projeté sur le plancher et protesta de toutes ses forces. « Tais-toi! ordonna son maître, et viens avec nous. Toi aussi, tu nous aideras à chercher la petite fille. — Tu sais, il s'agit de ton amie Nathalie », poursuivit Noël en s'adressant à son tour au singe. Cessant de crier, Oscar écoutait avec attention : on aurait dit qu'il comprenait. Cinq minutes plus tard, l'homme, les deux enfants et l'animal marchaient à travers la campagne, se dirigeant vers Jouvel. Toute méfiance envolée, Nick et Noël se réjouissaient de n'être plus seuls. Cette aide inattendue leur donnait un renouveau d'espoir. ……………………………………………. Nathalie n'eut pas le temps de se retourner. Une main dure se posa sur son visage et étouffa son cri. L'homme lui arracha la petite cuiller qu'elle avait continué à tenir dans ses doigts crispés. Puis elle se sentit soulevée de terre.
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A cet instant précis un appel retentit, qui lui parut venir de la route : « Na-tha-lie! » Nick! C'était Nick qui la cherchait, et Noël avec lui, bien sûr! L'idée qu'ils étaient là, tout proches, et s'inquiétant à son sujet, lui communiqua un grand sursaut d'énergie : jouant des bras et des jambes, elle se débattit si bien que son ravisseur, surpris, faillit lâcher prise. Mais il se ressaisit vite, et quelques secondes plus tard Nathalie, serrée à étouffer sous son bras puissant, sentit que l'homme se courbait pour chercher abri sous les branchages : sans doute voulait-il échapper aux regards de Noël et de Nick? Au désir de combattre, chez la fillette, succéda le découragement : ne venait-elle pas de laisser échapper sa dernière chance? Si au moins elle avait pu crier! Mais la large main toujours plaquée sur sa figure l'en empêchait. Un peu plus tard l'homme s'arrêta, noua rapidement un foulard autour du visage de Nathalie et se remit en marche. A certains signes, comme le frôlement d'une branche ou le cri d'un oiseau, elle comprit qu'il se déplaçait à travers bois. Où se dirigeait-il? Et qu'allait-il faire d'elle? Le trajet lui parut durer une éternité. A un moment, l'homme dut rejoindre un chemin de terre, puis il s'arrêta brusquement, comme s'il hésitait. Il changea de direction, repartit. Une nouvelle pause, après
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quoi sa marche devint hésitante, irrégulière : on aurait dit qu'il devait à chaque pas surmonter un obstacle. Sa respiration se fit saccadée. Après quelques minutes d'efforts, l'inconnu s'arrêta de nouveau, se baissa, et il y eut un grincement lugubre, en même temps qu'une bouffée d'air frais parvenait jusqu'à la captive. Son ravisseur descendit quelques marches raides, et enfin Nathalie fut déposée comme un paquet sur un sol froid et dur. En même temps l'homme dénouait rapidement le foulard et disparaissait. Bien qu'elle eût maintenant les yeux dégagés, la fillette ne put tout d'abord rien distinguer autour d'elle. Par contre, elle entendit du côté d'où elle était venue ce même grincement, semblable cette fois au bruit d'un couvercle qu'on rabat. « Une trappe! se dit-elle. Je suis donc enfermée dans une cave? » Cette pensée n'était pas pour la réconforter, bien au contraire. Mais l'idée que son ravisseur était parti lui procurait un certain soulagement. Elle se mit debout, non sans peine : après le traitement subi, elle se sentait toute raide. Et ses yeux firent le tour de la cave, qui n'était pas aussi sombre qu'elle l'avait cru tout d'abord. En effet, une minuscule ouverture munie de deux barreaux en croix laissait apercevoir un coin de ciel. De plus elle éclairait chichement la pièce, qui était
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basse et voûtée, avec des prolongements obscurs. « Une vraie prison! » pensa Nathalie en frissonnant. Or quand on est en prison, la seule idée qu'on ait, c'est d'en sortir. Aussi la fillette se dirigea-t-elle vers l'escalier par où l'homme l'avait descendue. Il ressemblait plutôt à une échelle, avec ses marches de bois étroites et raides. En équilibre sur la plus haute, elle essaya de soulever la trappe. Hélas, celle-ci résista à tous ses efforts. Alors elle revint vers la cave, et leva les yeux sur la petite ouverture haut perchée, qui n'était qu'un simple soupirail. Elle pourrait à la rigueur l'atteindre, pourtant... « Bien trop étroite pour que j'y passe, même en soulevant les barreaux! » se dit-elle, accablée par sa propre impuissance. Non, décidément, il ne lui serait pas possible de se tirer d'affaire toute seule. Le secours ne pouvait lui venir que de l'extérieur. De Noël et de Nick, bien sûr. Oui, mais... auraientils l'idée de venir la chercher jusqu'ici? Elle décida d'appeler, en se plaçant le plus près possible du soupirail. Même si sa voix ne pouvait porter bien loin, venant de cette cave enterrée sous la terre, cela valait la peine d'essayer. Alors, à intervalles réguliers, elle cria : « Noël! Nick! » Quand elle se taisait, à bout de souffle, c'était
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de nouveau le silence, rompu par le trottinement de quelque souris... à moins qu'il ne s'agisse d'un rat? Qui sait quelles affreuses bêtes recelaient ces recoins pleins d'ombre? La fillette essayait de ne pas y penser, mais croyait sentir autour d'elle leur présence indésirable. Or, précisément, au bout d'une heure qui lui parut longue comme un jour, ce fut un visage de bête qui lui apparut, encadré dans le soupirail. Mais cette fois, Nathalie n'eut pas du tout peur. Au contraire, une joie immense l'envahit : car cette bête n'était autre que le singe Oscar.
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CHAPITRE XI Les révélations de Bonchut CE N'EST qu'au bout d'un instant que la fillette s'avisa d'une chose étonnante : comment se faisait-il que le singe soit présent à l'endroit même où elle se trouvait prisonnière? Alors sa joie se teinta d'un peu de méfiance. Et comme, au même moment, la tête velue s'éclipsa, la flambée d'espoir qui s'était emparée d'elle disparut également. Pas pour longtemps : moins de cinq minutes plus
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tard , une autre tête se montra dans l'ouverture : celle de Nick. Le bonheur de Nathalie aurait été cette fois sans mélange, si la physionomie bouleversée du jeune garçon ne l'avait profondément émue. Lui, si gai d'ordinaire...! « C'est pour moi qu'il s'en fait », pensa-t-elle. Et elle cria joyeusement : « Nick, je suis ici! » Son frère, plissant les yeux, scrutait la cave obscure. Il entendit sa sœur, puis la vit, et alors, quel changement d'expression! C'était de nouveau le Nick insouciant qu'elle connaissait. Ayant poussé un grand « Ouf! », il lança : « Dis donc, on te conserve en cave, comme une endive qu'on veut faire blanchir? — Tire-toi que je la voie! » dit à la cantonade la voix de Noël. Et l'aîné du trio, à son tour, pressa son visage contre les barreaux du soupirail. Nathalie revit aussi le singe : comme il fallait s'y attendre, c'était lui qui avait amené ici les deux garçons. Brave Oscar! Et brave Bouchut, puisqu'il était le maître du singe! Justement le marchand forain faisait son apparition. « La pauvre gosse! s'écria-t-il d'un ton bourru sous lequel perçait l'émotion. Il faut vite la tirer de là! — On arrive! » lança Nick à l'intention de sa sœur. A vrai dire, Nathalie dut attendre sa délivrance
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un certain temps. En effet, l'homme et les deux garçons, malgré de fébriles recherches, ne trouvèrent pas tout de suite l'entrée de la cave. Celle-ci appartenait à une maison complètement éboulée, et il leur fallut franchir des monceaux de gravats pour arriver jusqu'à la trappe. Dans sa hâte, Nick manqua de se tordre les pieds à plusieurs reprises. Enfin, le grincement attendu se produisit, et cette fois il fut agréable aux oreilles de la fillette, qui s'était postée au bas de l'escalier pour être plus vite sortie de sa prison. Quelle joie pour les Trois N de se retrouver au complet, après cette heure d'angoisse! Nathalie sauta au cou des garçons, serra la main de Bouchut, et remercia gravement Oscar, principal responsable de sa découverte. « La prochaine fois que je viendrai, je t'apporterai des tas de bonnes choses à manger », promit-elle. Cinq minutes plus tard, tout le monde se trouvait réuni chez le marchand forain, qui avait insisté pour donner à la « pauvre petite » quelque chose pour la « remonter ». Ce qui fit dire plaisamment à Nick .: « Nous l'avons remontée de la cave, ce n'est déjà pas si mal! » Néanmoins, Bouchut dénicha dans ses réserves de la limonade à demi éventée et des biscuits ramollis, que les enfants avalèrent cependant avec plaisir. Et, bien entendu, la conversation roula
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uniquement sur l'aventure de Nathalie. Le maître d'Oscar ne cachait pas son indignation : « Enfermer une enfant dans une cave, quelle honte! Ah, si je tenais .cet homme...! — Sans compter que Nathalie risquait de ne jamais en sortir! renchérit Nick. Si elle avait été seule... » La fillette tint à mettre les choses au point. « Il savait que vous étiez avec moi, car vous m'avez appelée au moment où il venait de me surprendre parderrière. — Dans ce cas, intervint Noël, il a dû penser que nous te retrouverions. S'il t'a enfermée, c'est pour se donner le temps de fuir tranquillement. Toi escamotée, et nous occupés à te chercher, nous cessions d'être gênants. — Au fait, pourquoi s'est-il attaqué à toi? demanda Nick. — A cause de la petite cuiller en argent que j'ai trouvée au fond de la mare. » Le jeune garçon fit un bond sur son tabouret. « Et tu ne le disais pas tout de suite? — Vous ne m'en avez pas laissé le temps. » Elle conta l'incident par le menu, et son frère conclut aussitôt : « Cette petite cuiller est sûrement le produit d'un cambriolage. — Tu passes vite aux conclusions, remarqua Noël.
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— Voyons, souviens-toi de la grange, et de ce qu'elle contenait! — D'accord, mais pourquoi un objet volé aboutirait-il dans une mare? — Eh bien... euh... la petite cuiller est mouillée, et moi je sèche! » lança Nick d'un air pince-sans-rire. Puis il ajouta, soudain sérieux : « Dommage que Nathalie ne l'ait pas gardée : ce serait une importante pièce à conviction. — L'homme me l'a arrachée, expliqua la fillette. Mais je saurais la reconnaître, surtout à cause des initiales. — Des initiales! Tu es sûre? — Parfaitement : un « P » et un « M » gravés sur le manche. — Formidable! s'exclama Nick. Avec ça, on peut presque identifier le propriétaire. — Oui, n'est-ce pas? ironisa Noël. Cette cuiller appartient sans doute à M. Paul Muche, ou à Mlle Philomène Machin. A moins... — Bon, bon, j'ai compris, l'arrêta son cousin. Ce renseignement ne nous avance guère. Mais il y a au moins une chose de positive : Nathalie a vu l'homme, qui est sans doute un cambrioleur utilisant l'entrepôt pour y mettre le fruit de ses rapines.
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— Tu sais, ce que j'ai vu, c'était seulement son reflet, objecta la fillette. Et pour le décrire, . lui...! — Tout de même, insista son frère, tu peux nous dire s'il est grand ou petit, brun ou blond, vieux ou jeune, rasé ou barbu? — Hum! Plutôt brun, assez grand, et... ni vieux ni jeune, répondit Nathalie après une longue réflexion. Je crois aussi qu'il portait une moustache, mais pas de barbe. » En donnant ce dernier détail, elle leva les yeux sur Bouchut, comme pour dire : « Tu vois, ce n'est pas lui! » « En somme, commenta Nick avec humeur,
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tu crois, tu supposes,... mais tu ne sais rien de précis. — Comment le pourrait-elle? la défendit Noël. Quand on vous kidnappe et qu'on vous bande les yeux... — C'est vrai », admit son cousin, plein de repentir en pensant au danger qu'avait couru la fillette, et à sa propre inquiétude. « Le témoignage de Nathalie nous donne tout de même une vague idée de son ravisseur, mais le mystère reste entier, au sujet de la petite cuiller. — Ce que j'aimerais savoir, dit Noël pensif, c'est si cette cuiller faisait partie du chargement de la camionnette dont nous avons suivi les traces. » Bouchut, qui jusqu'ici avait suivi la conversation sans avoir l'air d'y comprendre grand-chose, dressa l'oreille à cette dernière phrase. « Une camionnette, dites-vous? J'ai justement entendu une voiture cette nuit, sur la route de Jouvel. Et même, j'étais assez furieux, parce qu'elle m'a tenu éveillé un grand moment. — Un grand moment? s'étonna Nick. Elle était donc arrêtée? — Sans doute, et elle cherchait à démarrer sans y parvenir, si bien que le moteur s'emballait, expliqua l'hôte des Trois N, Tenez : c'est un peu comme si elle était embourbée. Rien d'étonnant, après la pluie d'hier.
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— Et ça se passait vers quelle heure? Et où? questionna fébrilement Nick. —Hum! deux ou trois heures du mâtin. Quant à l'endroit... c'était à peu près par là, dit Bouchut en tendant le bras. — Est-ce que... ce n'est pas justement la direction de la mare? supposa Noël. — Vous voulez parler de la petite pièce d'eau qui est en contrebas de la route, dans un tournant? demanda Bouchut. Oui, ça se pourrait bien. — Allons-y! » invita Nick en se levant si précipitamment qu'il en renversa son tabouret. Tout le monde, y compris le singe, partit en direction de la mare. Durant le trajet, Bouchut fut assailli de questions. « Ça arrive souvent, que vous entendiez des bruits de voitures la nuit? demanda Nick. — Vous savez, j'ai le sommeil dur. En plus, la route est peu fréquentée depuis que le village a été brûlé. — Raison de plus pour remarquer le passage des rares automobiles, insista le jeune garçon. — Eh bien, maintenant que vous m'y faites penser... oui, il y a parfois des voitures qui passent par là, toujours très tard... ou très tôt. A vol d'oiseau, vous savez, la route n'est guère qu'à cent mètres de la maison. Et même, une fois que je m'étais levé à l'aube pour me rendre à un marché, j'ai croisé une camionnette...
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— ... bleue, acheva Nathalie. — Oui. Comment le savez-vous? Un peu de la teinte de la mienne, mais beaucoup plus neuve. » Les trois enfants échangèrent un coup d'œil triomphant : il s'agissait sûrement de « leur » camionnette. « Et où se dirigeait-elle? questionna l'aîné. — Vers Jouvel. Ça, j'en suis sûr, car moimême je filais en sens inverse et nous nous sommes croisés. Même qu'il tenait le milieu de la route, cet abruti, et qu'on a failli se tamponner. — Alors, vous avez vu le conducteur?
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— Oui, un homme. Et il y avait un passager... ou une passagère. » Tiens! Voilà qui était nouveau : le ravisseur de Nathalie avait un compagnon. Peut-être un complice? On arrivait à la mare. Nathalie ne put s'empêcher de frémir en l'apercevant. Mais entourée des présences rassurantes de Noël, de Nick, de Bouchut et même d'Oscar, elle se dit que rien ne pourrait lui arriver maintenant, et elle domina sa peur. Déjà les garçons examinaient les lieux avec une telle concentration, qu'on aurait dit deux limiers sur la trace d'un gibier. Noël gagna la route et en suivit le talus sur quelques mètres, puis revint sur ses pas et inspecta les arbustes qui formaient rideau entre le talus et la mare. Et soudain il déclara : « J'ai tout compris. »
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CHAPITRE XII Déductions DANS CE CAS, tu es drôlement astucieux! opina Nick. J'ai bien relevé quelques marques suspectes, mais pour les interpréter correctement, il faut s'appeler Noël! — Oh, ce n'est qu'une hypothèse, remarquez bien. Mais elle semble « coller » avec les faits. Venez voir : il y a des traces fort nettes qui prouvent qu'un véhicule a manqué le tournant et glissé...
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— ... jusqu'à la mare, acheva le plus jeune des garçons. — Pas tout à fait, sinon il se serait renversé. Je suppose que les arbustes l'ont retenu : regardez, il y en a des tas qui ont des branches cassées. — Ce véhicule, c'était la camionnette bleue? demanda Nathalie. — Sans doute. Mais comme les roues ont dérapé sur l'herbe, impossible de retrouver les dessins des pneus. Cependant... tenez, les voici qui reparaissent un peu plus loin. A ce moment-là, le conducteur avait réussi à redresser. — Entre-temps, poursuivit Nick, il avait fallu forcer le moteur : d'où le vacarme qui a réveillé M. Bouchut. — Bonne explication, apprécia ce dernier. — Mais enfin, dit Nathalie, je ne saisis pas... — .... le lien avec la petite cuiller retrouvée dans la mare? J'y arrive, assura Noël. Mais d'abord, je précise que l'accident a eu lieu à l'aller... c'est-à-dire avant de parvenir à la grange. — Sans doute, appuya Nick, puisque les traces du dérapage sont sur la droite de la route quand on vient de Jouvel. — Or, si nos soupçons sont exacts, reprit son cousin, la camionnette transportait de la marchandise volée. Que se passe-t-il? Elle rate son
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virage, manque basculer, et s'immobilise brutalement. Quant à son chargement... — ... une partie est projetée en dehors, supposa la fillette. — ... et atterrit sur l'herbe en contrebas, ou même dans la mare, acheva Nick, ce qui prouve qu'il s'agit d'une camionnette découverte. Voilà qui me paraît abso-lu-ment concluant. Noël, tu es l'as de la déduction! » Nathalie était bien de cet avis, mais un détail la gênait. « Pourtant, il n'y avait qu'une seule petite cuiller dans l'eau, et je n'ai rien aperçu tout autour. C'est peu, pour un chargement qui verse! » Noël avait une réponse toute prête. « Voici comment je m'explique les choses — mais évidemment, ce n'est qu'une hypothèse. Quand le conducteur — sans doute aidé de son passager — a réussi à redresser la situation, son premier soin a été de ramasser les objets tombés! — Je vois. Comme la cuiller était dans l'eau et qu'en plus il faisait nuit, il ne l'a pas vue, et c'est moi qui l'ai trouvée plus tard. — A mon tour de raconter la suite, intervint Nick. L'homme s'est bien douté qu'une ou deux choses avaient pu échapper à ses recherches, au moment de l'accident. Alors il est revenu de jour,
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et le hasard a voulu qu'il arrive juste après Nathalie. La voyant avec la petite cuiller en main, il s'est précipité sur elle pour lui arracher cet objet compromettant. Puis, sans doute sous l'effet de l'affolement, il a jugé bon de mettre ma petite sœur en cave. De cette façon, il s'imaginait repartir, en toute tranquillité, dans sa camionnette qui devait être cachée un peu plus loin. — Parfait : tout paraît clair, conclut Noël. Evidemment, nous pourrions supposer que le conducteur de la camionnette n'est autre qu'un honnête commerçant, ou encore un homme occupé à déménager son appartement? Mais il y a trop de détails louches. De plus, l'enlèvement de Nathalie prouve que cet individu avait quelque chose à cacher. — Un cambrioleur, c'est sûr! conclut Nick. Et ce qui est non moins sûr, c'est qu'il s'est rendu cette nuit à la grange pour y déposer son butin. » Si les Trois N pensaient avoir fait toute la lumière sur l'affaire, Bouchut, lui, semblait trouver leurs propos tout à fait obscurs. Après avoir écouté sans rien dire, il toussota discrètement et demanda : « Je vous entends parler de camionnette, de cambrioleur... et même vous avez fait allusion à une grange. S'agit-il de celle où nous nous sommes abrités hier?
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— Mais oui », répondit Noël un peu confus, car, dans le feu de la discussion, il avait presque oublié la présence du marchand forain. Je vais vous raconter toute l'histoire depuis le commencement. Ce qu'il fit, en s'abstenant bien sûr de révéler à leur nouvel ami que lui et ses cousins l'avaient fortement soupçonné. Mais maintenant, les Trois N étaient persuadés qu'il s'agissait d'une série de coïncidences, comme, par exemple, la similitude de teinte des deux camionnettes. Et pour ce qui était de la grange... « Je la connais parce que je passe tous les jours devant, affirma le maître d'Oscar, absolument éberlué par les révélations de Noël. Et vous dites qu'un cambrioleur l'utilise pour y entreposer la marchandise volée? Ça, alors, je n'en reviens pas! » Impossible de douter de sa sincérité. D'ailleurs, ne leur avait-il pas rendu un énorme service en contribuant à retrouver Nathalie? Cette dernière faillit pleurer sous l'effet du remords, en pensant à sa frayeur de la veille, et à ce départ brusqué qui ressemblait à une fuite. Noël regarda sa montre et poussa une exclamation : « Déjà midi moins le quart! Et nous avons encore des kilomètres à faire pour rentrer à la maison! »
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On se sépara rapidement du marchand forain, non sans l'avoir chaudement remercié. « Vous me tiendrez au courant de la suite de cette affaire, n'est-ce pas? demanda-t-il. —- Promis! » Les Trois N remontèrent sur leurs vélos, et se mirent à pédaler de toutes leurs forces sur le chemin du retour. Bouchut les suivit des yeux aussi longtemps qu'il put en agitant la main, et le singe, debout à côté de son maître, fit exactement la même chose. Pendant le trajet, parcouru à vive allure, personne ne parla.
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Aucun des trois enfants ne fit non plus honneur au repas, pourtant soigné, que servit Mme Renaud : trop de surexcitation, trop d'émotions... sans compter les biscuits et la limonade de Bouchut, qui passaient mal! C'est seulement l'après-midi que le trio se réunit en concile, dans la maisonnette au fond du jardin où l'oncle Edouard avait aménagé une salle de jeux pour ses petitsneveux. Là, ils se sentaient chez eux. « Maintenant que nous avons une idée à peu près nette de l'affaire, il nous faut agir », proposa Nick. Son cousin secoua la tête. « Je ne vois pas comment... du moins tout seuls. Il s'agit de choses trop graves : nous devons absolument mettre une grande personne dans le secret. — Papa et maman, alors? — Je pense que oui. Et sans doute mon oncle décidera-t-il d'en parler aux gendarmes. — Tu as peut-être raison, mais c'est dommage! soupira Nick. J'avais pensé qu'on pourrait faire encore une petite incursion jusqu'à la grange. — Oh, non! J'ai trop peur d'y rencontrer cet homme! » s'écria Nathalie avec effroi. Noël ajouta en riant : « Peut-être bien que Nick a envie de casser
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encore quelques barreaux? Sans échelle, je ne vois pas comment grimper dans l'entrepôt, à moins d'être Oscar! » Le plus jeune des garçons prit un air dégoûté. « Bon, bon, je renonce! Monsieur le rabat-joie et mademoiselle la froussarde sont-ils satisfaits? — Certainement pas, dit Nathalie. J'aimerais mieux ne rien dire à nos parents. On est déjà vendredi, et... — Eh bien quoi, vendredi? — Laisse-moi parler : tu sais très bien que papa retourne au bureau lundi après-midi? Et que maman rentre avec lui? Et que nous, nous restons avec l'oncle Edouard et la tante Rosé qui seront bientôt de retour? — Oui, oui, oui! Où veux-tu en venir? — Eh bien, je pense que ce n'est pas chic de gâcher le dernier week-end de papa avec cette histoire de cambriolage. — Comment, le gâcher? Moi, je suis d'avis contraire, figure-toi. — Ma foi, Nathalie a raison, intervint Noël. Mon oncle devra faire une déposition à la gendarmerie, et sans doute serons-nous bloqués à cause de l'enquête, en tant que témoins : finies, les promenades que mon oncle et ma tante comptaient faire avant leur départ. — Peut-être bien, admit Nick. Mais alors, on
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laisse ce type opérer tranquillement son vilain boulot, sans même lever le petit doigt? — Mais non! Je crois que Nathalie propose tout simplement d'attendre le retour de l'oncle Edouard. C'est à lui que nous confierons le soin de terminer l'enquête, avec l'aide des gendarmes de Volny qu'il connaît très bien. — D'accord! accepta Nick avec un regret visible. Mais rester les bras ballants jusqu'à lundi! Je sens que nous allons être sur le gril. » Une lettre des Besson était en effet arrivée la veille : ils annonçaient leur retour pour lundi après-midi — l'oncle Edouard répugnait à conduire sa voiture un dimanche. Et comme M. et Mme Renaud avaient fixé leur propre départ au lundi matin, il y aurait un léger battement, durant lequel les Trois N resteraient seuls dans la grande villa : mais ce n'était pas pour les ennuyer! Or, malgré les affirmations de Nick, ce week-end se passa fort bien. Depuis l'orage, le temps s'était décidément mis au beau. Jeux, baignades, partie de pêche, goûter sur l'herbe... tout contribua à rendre agréables ces journées passées en commun. Chez les Trois N, l'instinct de détective était en quelque sorte mis en veilleuse. Le dimanche matin, Nathalie ne manqua pas d'ouvrir le poste à l'heure du « disque de l'amitié ». Elle et les garçons eurent la satisfaction
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d'entendre la chanson Bon anniversaire « offerte par Philippe à ses grands-parents, M. et Mme Per-net, de Charnac, qui fêtent en ce jour leurs noces d'or à Brunières ». Hélas! tout a une fin. Et le lundi vers dix heures du matin, la 404 grise emporta M. et Mme Renaud vers Brunières. Debout devant le portail, les enfants agitèrent longuement leurs mouchoirs. Quant l'automobile ne fut plus qu'un point à l'horizon, Nathalie poussa un gros soupir et proposa : « On rentre? » Les Trois N, à pas lents, regagnèrent la villa de l'oncle Edouard. Comme elle paraissait vide et silencieuse!
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CHAPITRE XIII Un article de journal T ES ENFANTS reprirent vite leur entrain. Après tout, Brunières n'était pas le bout du monde! Et puis, l'oncle Edouard et la tante Rosé allaient arriver : avec eux, si indulgents, la bonne vie continuerait. Le vétérinaire et sa femme avaient beaucoup d'affection pour leurs petits-neveux, qui le leur rendaient bien! Aussi, d'un commun accord, les Trois N décidèrentils de leur faire un accueil digne d'eux.
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Tandis que Nick ratissait les allées du jardin et que Noël nettoyait le garage, Nathalie se mit à briquer les meubles du salon. Puis elle disposa des fleurs dans les vases, ce qui donna tout de suite à la pièce un air de gaieté. A midi, le trio s'installa dehors, sous un arbre, et fit la dînette avec le repas froid laissé par Mme Renaud. Ce fut un régal d'autant plus apprécié que les efforts dépensés avaient creusé les appétits. Une fois la vaisselle rangée, les enfants se consultèrent : « Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait? demanda Nick. — Des jeux, de la lecture... tout ce que tu voudras pourvu qu'on ne bouge pas d'ici, répondit Noël. — L'oncle et la tante n'arriveront pas de sitôt! J'avais pensé qu'on aurait pu... — Moi, je reste! coupa Nathalie d'un ton sans réplique. Je tiens à ne pas rater leur arrivée. — C'est bon, fit Nick résigné. Vous êtes toujours ligués contre moi, vous deux! Mais dans ce cas, cherchons une occupation intéressante, et qui nous fasse remuer. — Pourquoi pas du ping-pong? proposa Noël. — D'accord. » Les garçons installèrent la table et le filet, et se lancèrent dans quelques bonnes parties. Nathalie leur servit un moment d'arbitre, puis alla s'amuser toute seule
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avec un élastique tendu entre deux arbres, pardessus lequel elle s'efforçait de sauter. Mais, toutes les dix minutes, elle venait demander l'heure. La septième fois, Nick se fâcha : « Quel casse-pieds! s'écria-t-il. Va donc interroger l'horloge parlante : moi, je ne réponds plus. » Noël se montra plus conciliant. « Trois heures moins dix, ma petite Nattie. Tu es donc si impatiente de voir arriver les voyageurs? Tu sais, ils viennent de loin, et l'oncle Edouard ne conduit pas très vite. — Bien sûr, mais... je serai contente quand ils seront ici. » A quatre heures, toujours personne. Alors, pour tromper l'impatience de sa cousine, Noël lui suggéra de préparer un bon goûter. « Entendu! accepta la fillette. Je vais faire chauffer du chocolat au lait, et je trouverai bien quelques biscuits dans le placard. » La collation s'acheva sans que le vétérinaire et sa femme aient apparu. Cette fois, même Noël commença à trouver le temps long. Mais il n'en montra rien, et le trio retourna au jardin. La table de ping-pong remise en place, l'aîné proposa une partie de « chat perché » afin de distraire Nathalie. Tout en bougonnant que c'était un jeu pour bébés en bas âge, Nick accepta d'y participer.
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Il pouvait être six heures moins vingt lorsque le téléphone sonna. Aussitôt ce fut une ruée vers le bureau, et Noël s'empara du combiné, tandis que Nick prenait l'écouteur. Nathalie, réduite à les regarder, vit la figure de son cousin s'éclairer. « Ah, c'est toi, oncle Edouard? dit-il. Allons, bon! Ce n'est pas grave, au moins? Oh, oh! L'embrayage qu'il faut changer... et le garagiste doit faire venir la pièce de la ville voisine? Evidemment, ça va prendre longtemps. Non, non, nous n'aurons pas peur. Ne t'inquiète pas, et embrasse tante Rosé pour nous. A cette nuit! Au revoir, oncle Edouard! » Il reposa le combiné d'un air songeur et déclara : « C'était l'oncle Edouard. Sa voiture est en panne. — Oh, j'ai tout compris, tu sais! fit Nathalie d'une voix altérée. — C'est qu'elle est intelligente, cette petite! susurra Nick. Il ne faudrait pas la prendre pour l'idiote du village! » A vrai dire, si le jeune garçon plaisantait, c'était plutôt pour se remonter le moral, car l'annonce de la panne et du retard qui en serait la conséquence lui avait causé une sensation de malaise. Comme en écho à ses propres pensées, la fillette commentait avec consternation : « Seuls... nous serons seuls jusqu'à la nuit! » La voyant toute pâle, Noël tenta de la rassurer :
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« Qui sait? Le garagiste qui s'occupe de la voiture de l'oncle se débrouillera peut-être pour avoir la pièce plus vite qu'il ne pense? Ensuite, ce ne sera pas long de la remettre en place, et... » Il se tut, car un rapide calcul se faisait dans sa tête. Les Besson étaient bloqués dans un village éloigné de Volny de plus de cent cinquante kilomètres. Même en se montrant optimistes, on ne pouvait espérer leur retour avant une heure du matin... plus tard, peut-être. « D'ailleurs, ça n'a aucune espèce d'importance, s'écria l'aîné du trio avec une gaieté feinte. Nous sommes bien assez grands pour nous débrouiller seuls
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encore quelques heures, n'est-ce pas? — La villa est isolée, dit Nathalie. J'ai peur! — Mais enfin, qu'avons-nous à craindre? — L'homme : il est déjà venu une fois, et il peut revenir. Surtout que maintenant, il me connaît. — Voyez-vous ça! se moqua Nick. Est-ce que par hasard tu porterais ton nom et ton adresse inscrits sur ta figure? — Bien sûr que non. Pourtant... — Je t'assure, insista Noël, que cet individu ne peut pas établir de lien entre la fille qu'il a trouvée près de la mare, et celle qui habite ici, à des kilomètres de Jouvel. — Tu as peut-être raison, admit la fillette qui ne demandait qu'à se laisser convaincre. » Mais un peu plus tard, elle suggéra : « On pourrait téléphoner à papa et maman? — Ah, non! protesta Nick. On ne va pas les plonger dans l'inquiétude, sous prétexte que ma sœur se fait des idées stupides! » Noël était du même avis. « Nous risquerions de les affoler pour rien. D'autant plus que, par téléphone, ils ne nous seraient pas d'un grand secours! » Nathalie céda facilement à ces arguments. Et la soirée s'écoula lentement, coupée par le repas que les enfants prirent à la cuisine. Comme aucun d'eux n'avait grand appétit, ils se contentèrent des restes de midi.
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Puis ce fut une longue, interminable veillée. A neuf heures, Nathalie, priée d'aller se coucher, refusa catégoriquement. « Ah, non, alors! Je reste avec vous. — Comme tu voudras », accepta Noël. Les deux grands s'étaient lancés dans un puzzle, tandis que la fillette avait saisi un illustré, sur lequel elle ne tarda pas à s'endormir. Le jeu de patience terminé, Nick, qui ne tenait plus en place, alla se poster devant une fenêtre et scruta le jardin obscur. Quant à Noël, il s'assit dans le fauteuil de l'oncle Edouard et, distraitement, puisa dans le porterevues un des journaux laissés là par M. Renaud. Soudain, il poussa une exclamation qui fit se retourner brusquement Nick, tandis que Nathalie ouvrait sur son cousin un œil ahuri. « Ecoutez! dit l'aîné du trio qui paraissait bouleversé. Je vous lis un article que j'ai trouvé par hasard dans ce journal. Voyons : il est daté de... de... » Il regarda la première page et précisa : « de samedi... c'est-à-dire d'avant-hier. Il a pour titre : CAMBRIOLAGE D’UNE VILLA « La série de cambriolages qui sévit depuis quelque temps sur notre région n'est malheureusement pas close. En effet, une villa appartenant à Mme Veuve Poulet, et située dans le village de Fontanes, à vingt kilomètres de Brunières, a été complètement mise à sac.
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Les bandits ont profité de l'absence de la propriétaire, qui voyage actuellement à l'étranger avec sa sœur, Mlle Mermier, pour s'introduire dans l'habitation. Le vol a été découvert vendredi matin par la femme de ménage, Mme Gilbert. Comme elle était venue la veille sans rien remarquer, on peut affirmer que le cambriolage a eu lieu dans la nuit de jeudi à vendredi. Une plainte a été déposée à la gendarmerie, qui a ouvert une enquête. » Reposant le journal, Noël déclara d'un air grave : « J'ai bien peur que nous nous soyons comportés comme des idiots!
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— Parle pour toi! riposta Nick vexé. Et d'abord, qu'est-ce que ces personnes inconnues ont à voir avec nous? — Laisse-moi le temps de m'expliquer. Il s'agit bien d'une bêtise, et nous l'avons commise tous ensemble, en nous faisant sans le savoir les indicateurs du bandit. — Les indicateurs...! que veux-tu dire? — Tout simplement que nous avons indiqué les villas bonnes à cambrioler. — Enfin, ne joue pas les mystérieux, et expliquetoi! s'impatienta Nick. Cet article que tu nous as lu... — ... parle d'une certaine Mme Poulet, poursuivit Noël. Poulet, ça ne vous dit rien. — Eh bien, ça me dit... ce que nous avons mangé aux deux derniers repas! répondit Nathalie dont les idées étaient brouillées par le sommeil. — Cette fille ne songe qu'à la nourriture! s'indigna son frère. Voyons, Poulet... Poulet... J'y suis! C'est un nom que nous avons entendu à la radio. — Oui, oui : à propos du disque de l'amitié, l'autre dimanche! intervint Nathalie qui avait retrouvé ses esprits. Quelqu'un demandait pour cette Mme Poulet un air d'opéra. — Et ce quelqu'un précisait : « Pour Mme Pou-« let, actuellement en voyage », poursuivit Noël. Vous saisissez, maintenant? — Saisir... quoi? demanda la fillette. — L'explication des cambriolages, pardi! s'écria Nick dont les yeux brillaient d'excitation. Je crois que 134
j'ai compris, moi : en écoutant le « disque de l'amitié », le cambrioleur apprenait que telle maison, ou tel appartement, avait des chances d'être vide à certaines dates. « Cette chan-« son est destinée à M. X, habitant Y, mais en « villégiature à Z.» — J'y suis! dit Nathalie. C'est comme ça que la villa de l'oncle Edouard a reçu la visite de l'homme à la camionnette bleue... — ... visite heureusement annulée, quand il s'est rendu compte que la maison qu'il croyait vide était bel et bien habitée, remarqua Noël. — Tu avais donc raison de nous traiter d'idiots, admit Nick d'un air contrit. Tout de même, donner un renseignement à un bandit, même sans le faire exprès, c'est rudement vexant! — Vexant... et surtout dangereux! rectifia son cousin. Crois-moi : nous avons affaire à un adversaire de taille. — Tu es décidément persuadé que c'est « notre » homme qui est l'auteur de tous les autres cambriolages? — Oui. Je crois même pouvoir en fournir la preuve. »
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CHAPITRE XIV Une randonnée nocturne UNE PREUVE! Quelle preuve? » demanda Nick éberlué. Noël se tourna vers, sa cousine. « En réalité, c'est Nathalie qui nous l'a donnée. Les lettres gravées sur la petite cuiller étaient bien un « P » et un « M », n'est-ce pas? — Oui, oui! affirma la fillette. — J'y suis : « P » comme « Poulet », traduisit
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Nick. Hum! Je trouve que cette fois tu vas trop loin. D'abord, il y a aussi le « M ». Et comme tu l'as fait remarquer toi-même, on peut former tous les noms qu'on veut avec ces deux initiales. — Attends un peu, dit Noël. Le « M » trouve aussi sa place dans mon raisonnement. As-tu remarqué que la sœur de Mme Poulet s'appelle Mlle Mermier? — Ah, ah! « M » comme Mermier, remarqua Nick. Mais je ne vois pas... — Ecoute-moi donc : cela prouve que Mme Poulet s'appelait Mermier avant son mariage. Et, sur ses couverts, elle a fait graver l'initiale de son mari, suivie de la sienne : « P », « M ». Voilà! » Nick en resta bouche bée, puis il prononça à plusieurs reprises : « Toi, alors...! » Et enfin, ayant réfléchi un moment, il se lança à son tour dans les commentaires : « Le vol a été commis dans la nuit de jeudi à vendredi. Or c'est cette même nuit que la camionnette a versé, et c'est vendredi matin que Nathalie a retrouvé la petite cuiller dans la mare, Youpi! Ça colle parfaitement! » Il arborait un air si triomphant que sa sœur en fut choquée. « Il n'y a pas de quoi se réjouir, tu sais! — Mais si! répliqua le jeune garçon. Avec les
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renseignements que nous allons fournir aux gendarmes, ce vilain bonhomme est sûr de se faire pincer! » La fillette soupira : on n'en était pas encore aux révélations! D'abord, il faudrait attendre le retour des Besson, et cela pourrait durer... toute la nuit! Et puis, Nathalie était tourmentée par le remords : n'était-ce pas elle la plus fautive, dans cette histoire? « Si au moins je n'avais pas écouté le « Disque de l'amitié »! regretta-t-elle. En voulant faire plaisir à l'oncle Edouard et à la tante Rose> j'ai failli causer le cambriolage de leur villa. — Petite cause, grands effets! épilogua Nick. Mais qu'as-tu, Noël? Tu es tout pâle. » En effet, l'aîné du trio paraissait comme frappé par la foudre. « La lettre... écrite... au... Disque de l'amitié! balbutia-t-il. — Ce qui est fait est fait, répondit son cousin en se méprenant. Et d'ailleurs, le cambriolage a raté. Donc... — Tu ne comprends pas : je veux parler de la lettre écrite au nom de Philippe pour ses grandsparents. Eux aussi, dans ce cas... » Ce fut au tour de Nick d'éprouver un choc. Occupés de leur propre problème, les Trois N avaient oublié cette autre missive rédigée par Noël. Qui sait si les renseignements qu'elle contenait
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n'allaient pas être utilisés par les malfaiteurs? « Est-ce que tu crois que les termes en étaient assez précis? questionna Nick. — J'ai bien peur que oui. Rappelle-toi : « Pour « M. et Mme Pernet, de Charnac, qui fêtent en ce « jour leurs noces d'or à Brunières. » « En ce jour », c'est-à-dire dimanche, rappela Nick. Et nous sommes lundi soir. — Mais c'est justement dans la nuit du lundi que nous, nous avons reçu la visite des cambrioleurs! fit remarquer Nathalie. — Tout de même, remarqua Nick, d'un ton de doute, ces gens ne font pas leurs coups à jour fixe! Tenez : le vol chez Mme Poulet a eu lieu un jeudi soir. — Peut-être en ont-ils commis d'autres dans les nuits précédentes? supposa Noël. De toute façon, il y a dès maintenant danger de cambriolage pour la villa des Pernet. Or elle contient des tas d'objets précieux. Et de plus, elle est située un peu en dehors du village : toutes les conditions requises pour tenter les bandits. — Il faut faire quelque chose! conclut Nick d'un ton ferme. — Téléphoner aux gendarmes? » suggéra sa sœur. Noël secoua la tête. « Ils ne nous croiront pas, et ce sera du temps
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perdu. Evidemment, si l'oncle Edouard était là... Mais il n'y est pas, et nous devons agir seuls. — Tu veux dire... aller là-bas nous-mêmes? s'effara Nathalie. — Je ne vois que cette solution. Il est déjà onze heures vingt, et le temps presse. — La dernière fois, « ils » sont venus à une heure du matin, fit remarquer la fillette. — J'ai mon idée, qui me pousse à agir rapidement. Je vous expliquerai en route. — Je suis prêt! déclara Nick. k — Mais... que se passera-t-il si l'oncle Edouard et la tante Rosé arrivent pendant notre absence? s'inquiéta Nathalie. — Ils nous croiront endormis et auront peur de nous réveiller en venant dans nos chambres, répondit son frère. D'ailleurs, nous serons sûrement rentrés avant leur retour. — Je te trouve bien optimiste », rétorqua Nathalie. Mais Nick avait l'air tellement sûr de lui qu'elle n'insista pas... Chose curieuse, elle redoutait moins la dangereuse aventure dans laquelle se lançaient les Trois N que la longue attente dans la villa solitaire. Pas une seconde il ne lui vint à l'idée de laisser les garçons partir sans elle. Les enfants éteignirent toutes les lumières et fermèrent soigneusement la maison : ils savaient que les Besson possédaient un double des clefs.
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Cinq minutes plus tard, ils filaient à toute allure sur la route de Charnac. Ce fut seulement vers la fin du trajet que Noël, jusqu'alors silencieux, invita ses cousins à s'approcher de lui. Et tout en continuant à rouler, il leur exposa son idée : « Vous souvenez-vous du coup de téléphone que nous avons entendu, le lundi soir, quelques heures avant l'intrusion de la camionnette dans le jardin? — Et comment! dit Nick. J'étais assez furieux quand la sonnerie s'est arrêtée avant que j'aie pu décrocher!
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— Si tu l'avais fait, nous n'aurions pas eu de visite nocturne, affirma son cousin. — Je vois : tu supposes que c'était le cambrioleur qui appelait? — Oui, pour s'assurer que la villa était bien vide. Après tout, M. et Mme Besson « en villégiature » auraient pu être déjà rentrés. Si personne ne répondait, il y avait des chances que non, et les voleurs avaient le champ libre. — Or personne n'a répondu, poursuivit Nick, si bien qu'ils ont tenté leur coup. Drôle de surprise pour eux quand papa a allumé l'électricité! — Revenons-en à la villa des Pernet, dit Noël. On peut supposer que l'homme à la camionnette prendra la même précaution... — ... ou l'a déjà prise! Il n'est pas loin de minuit. — Je sais, et je regrette bien de n'y avoir pas pensé plus tôt. Mais on ne sait jamais... peut-être arriveronsnous à temps? — Dans ce cas, il faudra encore qu'on s'introduise dans la maison, et ce ne sera pas facile! » objecta Nick. De toute façon, de quelque manière que les choses se présentent, les Trois N savaient fort bien qu'ils ne se rendaient pas à une partie de plaisir! Et c'est dans un silence chargé d'appréhension que se poursuivit le trajet. Les enfants traversèrent bientôt le village
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endormi, où nulle lumière ne brillait à part celle d'un unique réverbère. Aussi, à la sortie de l'agglomération, l'obscurité leur parut encore plus dense. Quelle épreuve pour eux de rouler sur l'étroit chemin que les lanternes des vélos ne réussissaient pas à éclairer en plein! Leur imagination faisait surgir de chacun des buissons noirs qui le bordaient la silhouette d'un bandit. Pourtant, lorsque le trio arriva en vue de la propriété des Pernet, ce fut pour la trouver entièrement obscure. Et la maison, comme le jardin, paraissaient vides. « Ce n'est peut-être pas pour cette nuit? » pensèrent les Trois N avec espoir. Une haie vive entourait le domaine. Ayant franchi l'ouverture qui tenait lieu de portail, ils se trouvèrent sur la pelouse, et leur premier soin fut d'aller déposer les bicyclettes derrière une remise. Ensuite ils s'approchèrent de l'habitation, en suivant une allée de gravier. Pour éviter de le faire crisser sous leurs pas, il leur fallait marcher avec précaution. « Nous allons faire le tour de la villa, murmura Noël. Et si nous trouvons une issue... » Il n'eut pas le temps de finir sa phrase : à l'intérieur de la maison, le téléphone se mit à sonner. Et cette sonnerie leur parut tellement stridente au milieu du grand silence nocturne, qu'ils sursautèrent violemment tous les trois.
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CHAPITRE XV Le fruitier NICK poussa une exclamation de rage : « C'est flambé : nous arrivons cinq minutes trop tard! — Peut-être pas », répondit Noël qui faisait travailler son cerveau à toute vitesse. S'introduire dans la maison, voilà le problème qui le tracassait depuis un bon bout de temps. Or, pas question de faire une tentative par la façade, où la porte et les volets des fenêtres étaient hermétiquement clos. Mais le jeune garçon se
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souvenait que, du côté opposé, s'ouvrait la cuisine : la grand-mère de Philippe avait utilisé cette issue pour transporter le goûter jusqu'à la tonnelle, et les enfants l'avaient aidée. Tout en réfléchissant, le jeune garçon avait entraîné ses cousins derrière l'habitation. Il y trouva bel et bien une petite porte, encadrée par deux fenêtres. Le tout soigneusement fermé, là aussi. Mais, dominant la porte, il y avait un auvent, sorte de petit toit incliné recouvert de tuiles. Et au-dessus de l'auvent, deux minuscules fenêtres de forme carrée, sans volets ni barreaux. Or l'une d'elles paraissait entrouverte : la voilà, l'entrée cherchée! Assez grande pour livrer passage à un enfant, pas à un homme. Toutes ces observations, Noël les avait faites en quelques secondes. Le téléphone continuait à sonner. « Par là! dit précipitamment l'aîné du trio en désignant la petite fenêtre à son cousin. Je te fais la courte échelle : vas-y! Mais fais attention, les tuiles sont en pente et tu risques de glisser. » Nick, soulevé au niveau de l'auvent, réussit, non sans mal, à se mettre debout sur les tuiles. De là ses mains atteignirent le rebord de l'ouverture et s'y agrippèrent. Puis il se hissa à la force des poignets, tandis que ses pieds trouvaient de maigres appuis sur le crépi recouvrant les murs. Enfin il parvint, non sans peine, à introduire son
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torse par la fenêtre. Le reste suivit, et le jeune garçon atterrit dans une petite pièce qui lui parut être une salle de bain. Mais à peine posait-il le pied sur le sol carrelé que la sonnerie du téléphone cessa. Noël, au même moment, venait de monter sur l'auvent grâce à un vieux banc de bois qu'il avait traîné au-dessous. Quant à Nathalie, restée au sol, elle avait suivi anxieusement l'ascension des deux garçons. Elle aurait bien voulu les suivre, mais s'en savait incapable. Les Trois N, à trois altitudes différentes, furent plongés dans une égale consternation lorsque la sonnerie s'interrompit. Un moment de plus, et le cambriolage pouvait être évité... Maintenant, il fallait s'attendre à une visite indésirable dans les heures qui suivraient... les minutes, peut-être? Comment l'empêcher? Le torse de Nick réapparut dans l'ouverture carrée. « Hep, Noël! Est-ce que je redescends? — Au contraire! C'est moi qui vais monter. » Avant d'entreprendre cette deuxième phase de l'escalade, le plus grand se pencha vers la fillette. « Trouve un endroit où te cacher et attends-nous patiemment. — Vous ne resterez pas trop longtemps, au moins? — Bien sûr que non! »
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Avec un soupir résigné, Nathalie regagna l'avant de la maison, hésita un moment, puis choisit d'aller s'accroupir derrière la remise, près des vélos. C'était logique, puisque les garçons y viendraient tout droit, s'ils devaient battre en retraite. Pendant ce temps, Noël acceptait le bras secourable. de Nick pour s'introduire à son tour dans la salle de bain. Ensuite les deux cousins ouvrirent une porte à tâtons et se trouvèrent dans un couloir complètement obscur. « Il fait noir comme dans un four! dit le plus jeune. Cherchons l'interrupteur. » Il finit par le trouver, mais il eut beau le manœuvrer, aucune lumière ne jaillit. « Zut, une panne! — Mais non! réfuta Noël. Les Pernet s'absentant pour une semaine ont coupé l'électricité avant de partir. — Dommage qu'on n'ait pas apporté de lampe de poche, regretta Nick. De toute façon, lumière ou pas, il faut faire quelque chose pour empêcher le cambriolage. As-tu une idée? — Pour l'instant, je cherche. — Moi, j'en ai bien une : téléphoner aux gendarmes. En insistant, ils finiraient bien par nous croire. — Peut-être. Encore faut-il dénicher l'appareil téléphonique.
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— Attends que je réfléchisse : la sonnerie venait de l'étage inférieur, il me semble. » Ce fut déjà un problème de trouver l'escalier. Les marches de bois craquaient sous les pas pourtant précautionneux des deux cousins. Enfin ils arrivèrent sur le palier du rez-de-chaussée, ouvrirent des portes au hasard, se heurtèrent à des meubles, palpèrent toutes les surfaces où l'appareil aurait pu être posé ou accroché. Quand enfin Nick mit la main dessus — il se trouvait sur une petite table, dans une pièce qui devait être une bibliothèque — il triompha d'abord, puis déchanta aussitôt : impossible, étant donné l'obscurité, de chercher le numéro de la gendarmerie dans l'annuaire. « Catastrophe! grogna-t-il. — Ecoute, dit Noël, j'ai une idée meilleure, et beaucoup plus simple... je me demande même comment je n'y ai pas pensé tout de suite. Tu sais que c'est en voyant la villa de l'oncle Besson s'éclairer que les voleurs ont rebroussé chemin? Conclusion : il suffit de faire de la lumière... beaucoup de lumière. — Ton idée est... lumineuse, mais dis-moi d'abord où trouver le disjoncteur; » Noël réfléchit : « Peut-être sous la niche de l'escalier, comme chez tes parents? Ou tout simplement à la cuisine, comme chez l'oncle Besson? — Allons-y! »
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Ce fut une recherche pénible, à cause de l'obscurité, et vaine, par-dessus le marché : aucun des deux endroits n'était le bon. Et, pendant ces allées et venues, les minutes s'écoulaient... les deux garçons se sentaient devenir nerveux. « Essayons la descente de la cave », suggéra le plus grand. Nouvelles investigations. Puis une porte au fond du couloir d'entrée leur donna accès à un escalier qui s'enfonçait dans des ténèbres plus denses, si possible, que celles qui régnaient au rez-de-chaussée. Noël tâta le mur de droite, Nick celui de gauche, et ceci jusqu'au sous-sol : toujours aucun succès. C'est sans doute parce que la cave était située à l'arrière de la maison, et enfouie sous terre, que Noël et Nick n'entendirent pas le bruit d'un moteur de voiture. Aussi, quand ils émergèrent de l'escalier, c'est sans méfiance qu'ils mirent le pied dans le couloir. Et alors... « Quelqu'un... dans la maison! murmura Nick en posant la main sur le bras de son cousin. Sauve qui peut!» Trop tard! La lueur d'une torche électrique, brandie par un homme qui se trouvait près de la porte d'entrée, était braquée sur les deux enfants. Ceux-ci eurent même le temps d'apercevoir une silhouette plus menue à demi cachée par l'autre, tandis qu'une voix féminine jetait dans un cri : « Il y a quelqu'un! Partons d'ici.
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— Pas si vite! dit l'homme. Ce sont des gamins... peut-être venus en maraude? » Tout en parlant, il s'était élancé vers Noël et Nick... qui ne l'attendirent pas, comme on pense! Ils eurent cependant une courte hésitation : par où fuir? Leur première idée fut de redescendre au sous-sol, mais n'était-ce pas foncer tête baissée dans un piège? — A la cuisine, vite! » ordonna Noël. C'était en effet la meilleure solution; cette pièce ouvrait sur l'extérieur et avec un peu de chance et de rapidité ils pourraient se sauver par la porte ou par la fenêtre. Enfin, avantage supplémentaire, on y parvenait en empruntant un
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autre petit couloir à angle droit du précédent. Déjà Nick se précipitait vers cette issue, son cousin sur ses talons. Comme l'affolement leur avait fait perdre le sens de l'orientation, ils tâtonnèrent en aveugles pour essayer de retrouver la porte de la cuisine. L'homme continuait sa poursuite : on entendait son pas résonner sur les dalles du couloir d'entrée. Plus une seconde à perdre! C'est alors que Nick chuchota d'une voix haletante : « Je tiens un loquet! » Il le fit tourner et poussa un battant, démasquant ainsi une ouverture absolument noire. Aussitôt une bouffée d'odeurs agréables lui monta aux narines, et il comprit qu'il n'avait pas ouvert la bonne porte. Trop tard pour reculer! « Entre donc! » chuchota Noël. Ce disant, l'aîné poussa son cousin dans le réduit et s'y engouffra lui-même. Ensuite, le cœur battant à tout rompre, il tira le panneau vers lui. Bien qu'ayant tous deux compris qu'ils ne se trouvaient pas dans la cuisine, leè deux fugitifs éprouvèrent d'abord un intense soulagement : celui d'avoir échappé provisoirement aux regards de leur poursuivant. Un peu d'espoir aussi : en ne les voyant plus, peut-être chercherait-il dans une autre direction?
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Illusion vite dissipée! Un instant plus tard, l'homme se ruait sur la porte du réduit que, sans doute, il avait vu se refermer. « Si vous êtes là, restez-y! » lança-t-il d'un ton ironique. En même temps il donnait un double tour de clef. Nick et Noël en auraient trépigné de rage : n'avaient-ils pas échappé à une prison pour se jeter dans une autre? Le plus jeune voulut frapper du poing contre le panneau, mais son cousin le retint. A quoi bon? L'adversaire n'en triompherait que mieux. Presque aussitôt les pas s'éloignèrent, et les garçons restèrent seuls dans l'espèce de grand placard sans fenêtre où ils se trouvaient prisonniers. Au toucher, ils se rendirent compte qu'il comportait toute une série de planches sur lesquelles étaient rangés... « ... des fruits! diagnostiqua Noël. —- Voilà pourquoi ça sent tellement bon làdedans!» remarqua Nick. Il devait s'y trouver des abricots, des poires, des pêches, que M. et Mme Pernet avaient sans doute cueillis avant leur départ : les deux garçons étaient entrés par erreur dans cette petite pièce froide appelée « fruitier », où les fruits posés sur des claies peuvent se conserver des semaines. « Nous voilà mis en conserve, nous aussi! dit
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Nick avec amertume. Inutile d'essayer d'en sortir par nous-mêmes! » Il avait malheureusement raison : la seule issue n'était-elle pas la porte, que le visiteur nocturne avait fermée à double tour? Pour la forme, le jeune garçon essaya de faire pression sur le vantail, sans seulement réussir à l'ébranler. « Il y a Nathalie, rappela Noël. Je suis sûr qu'elle fera quelque chose pour nous tirer de là. — A moins qu'elle ne se soit fait prendre, elle aussi? — Sûrement pas : l'homme et la femme n'auraient pas été aussi surpris en nous voyant. » Nick sentit son moral remonter quelque peu. Nathalie, pourquoi pas? Elle était bien jeune, mais... elle faisait partie des Trois N, et, comme telle, chercherait par tous les moyens à secourir les deux autres. Alors les prisonniers s'installèrent le plus confortablement possible, et attendirent.
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CHAPITRE XVI Un amateur de fruits AU MÊME INSTANT, Nathalie venait de réaliser avec une terrible angoisse qu'elle, et elle seule, était désormais en mesure de faire obstacle à l'adversaire. Du moment que Nick et Noël n'avaient pas reparu, c'est qu'ils s'étaient laissé prendre. A elle de les délivrer. L'arrivée de la camionnette l'avait brusquement tirée d'une agréable somnolence. Si le séjour des garçons dans la maison avait traîné en longueur,
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elle ne s'en était même pas rendu compte. C'est pourquoi elle fut doublement surprise en voyant le véhicule s'introduire dans la propriété, et se ranger discrètement contre la haie, Surprise, et terrifiée. Car, bien qu'elle n'en distinguât pas la teinte, elle devina aussitôt qu'il s'agissait de la camionnette bleue du cambrioleur. Or ce furent deux silhouettes qu'elle en vit descendre, et passer tout près de la remise qui la dissimulait. Les deux individus — l'un de carrure imposante, l'autre mince et petit — transportaient des sacs, des valises... tout un attirail destiné, sans aucun doute, à emporter le butin. Ils se dirigèrent droit vers la façade et examinèrent la porte d'entrée. Puis le plus grand s'accroupit et parut se livrer à un travail long et minutieux. Enfin il y eut un fort craquement de bois brisé, et l'un des vantaux s'ouvrit. Figée par la frayeur, la fillette comprit que les bandits entraient dans la place... alors que Noël et Nick, eux, n'avaient pas l'air d'en sortir. Elle attendit un long, long moment... et sut, sans doute aucun, qu'à elle, Nathalie, incombait la tâche de faire arrêter les cambrioleurs. Un seul moyen : aller donner l'alarme au village. Il s'y trouverait bien un appareil téléphonique d'où l'on pourrait alerter la gendarmerie la plus proche! Aussitôt sa résolution prise, la fillette sortit avec précaution sa bicyclette de derrière la remisé. Elle ne
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monta en selle qu'une fois hors de la propriété des Pernet, et roula d'abord sans lumière. Il faisait plus sombre que jamais. C'est peut-être pourquoi, bien qu'ayant remis son phare en marche, Nathalie prit sans s'en rendre compte un embranchement sur la droite. « C'est drôle, pensa-t-elle au bout d'un moment, je devrais déjà être au village! » Au lieu de cela, elle avançait sur une route déserte, et, de plus, assez fortement inclinée. Aussi, quand elle comprit qu'elle s'était trompée, elle avait déjà fait plusieurs kilomètres. Remonter lui prendrait beaucoup de temps, et alors il serait sans doute trop tard pour intervenir. « Tant pis! se dit-elle fâchée contre elle-même. Je vais continuer, et... tous les chemins mènent à Rome. Je trouverai bien un autre village! » Ce fut d'abord une route qu'elle rencontra. Large, goudronnée : une route nationale, supposa la fillette. Et il y avait un poteau indicateur un peu plus loin. Y braquant sa lumière, elle lut : FERNEUIL, 8 kilomètres. Ainsi, elle avait obliqué sans le savoir en direction de la petite localité! Eh bien, pourquoi pas Ferneuil? Il y avait sûrement une gendarmerie, là-bas, et elle s'y rendrait directement. Oui, mais... huit kilomètres! Une bonne demiheure,
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pour une jeune cycliste inexpérimentée, sans compter le temps qu'il lui faudrait pour trouver la gendarmerie, en pleine nuit! Tout de même, elle fonça sur le ruban goudronné. Et tout à coup, au bout d'un kilomètre à peine, il y eut un autre embranchement sur la gauche. Une petite route, celle-là, et de nouveau un poteau, juste à l'entrée : JOUVEL, 0 km 800. Tiens! Comment avait-elle pu aboutir si près du village brûlé?'
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« J'y suis! se dit Nathalie. Il s'agit de l'autre tronçon de route, celui que nous n'avons pas pris. Noël a dit qu'il aboutissait à une route nationale. » La fillette n'hésita pas. A Jouvel, il y avait Anatole Bouchut. Et le marchand forain, elle en était sûre, ne serait pas insensible à son S.O.S. Elle parcourut à toute allure les huit cents mètres qui la séparaient du village abandonné. Arrivée là, elle hésita un peu, mais une sorte d'instinct la guida sur un chemin de terre qui la conduisit très vite à une ferme isolée • celle qui servait d'abri à Bouchut. Le plus grand silence y régnait. Aucune importance! Nathalie heurta la porte à plusieurs reprises avec le marteau, provoquant un tapage qui sembla d'abord n'éveiller personne. Puis, à travers le panneau, elle sentit une respiration. « Oscar! » appela-t-elle. Une série de petits cris : le singe l'avait reconnue sans la voir. Peu après son maître parut, rhabillé à la diable, les cheveux et la barbe hérissés. Ses yeux encore gonflés de sommeil clignèrent à plusieurs reprises. « Qu'est-ce que c'est? bougonna-t-il. — Je suis Nathalie Renaud. Je vous en prie, monsieur Bouchut, aidez-moi! — Quoi! Que se passe-t-il? Vous rôdez toute seule, à une heure pareille? » Le ton était déjà plus aimable, ce qui encouragea la fillette. « C'est à cause de Noël et de Nick,
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expliqua-t-elle hâtivement. Ils sont... dans une maison... où il y a le cambrioleur. — Pas possible! Celui dont vous parliez l'autre jour? — Oui : lui et un autre. Il faut vite les empêcher de voler... et surtout de faire du mal à mon frère et à mon cousin! — Hein! Les empêcher...? » L'homme se gratta la tête avec vigueur et répéta : « Les empêcher, moi, Anatole Bouchut? Après tout, pourquoi pas? Allez, oust! On y va : vous me direz où ça se trouve. » Il courut enfiler sa veste, puis fit sortir sa camionnette de l'écurie qui tenait lieu de garage. Y ayant embarqué Nathalie, Oscar et la bicyclette, le marchand forain démarra en trombe et prit la direction que lui indiquait sa passagère. Cette fois, Nathalie ne se trompa pas. Et le véhicule, ayant roulé aussi bon train que le lui permettait son vieux moteur, vint bientôt se ranger sur le bas-côté du chemin, à quelque distance de la villa des Pernet. Pendant le trajet, pourtant court, la fillette avait eu le temps de tout raconter à Bouchut, qui exigea d'elle une description détaillée des lieux. C'est juste avant de quitter la camionnette que Nathalie eut une idée, dont elle fit aussitôt part à son compagnon.
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« Pas mal! apprécia celui-ci. Attendez : je vais prendre un rouleau de ficelle, au cas où ça marcherait. » Puis l'homme et la petite fille se dirigèrent vers la propriété. Dès l'entrée, ils se rendirent compte que les cambrioleurs n'avaient pas terminé leur besogne : leur véhicule était toujours stationné contre la haie. De plus, une lueur mouvante était visible par moments à travers les interstices des volets, au rez-de-chaussée de la villa. Après un rapide conciliabule, les deux arrivants se séparèrent : la fillette se dirigea vers la remise, tandis que Bouchut contournait la maison pour essayer d'y pénétrer par-derrière. Nathalie, le cœur serré, le vit disparaître dans l'ombre. …………………………………………………… Noël et Nick n'en menaient pas large, assis par terre dans le fruitier où l'odeur des pêches, poires et abricots, alléchante au début, devenait gênante. De plus, il régnait une température assez fraîche dans le réduit aux murs épais, et les garçons frissonnaient dans leurs minces vêtements. Le temps coula avec une désespérante lenteur. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Les bandits se trouvaient toujours dans la maison. En tendant l'oreille, les deux captifs percevaient des bruits de vaisselle et de meubles déplacés.
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« Mais ils vont tout casser! chuchota Nick. — Chut, tais-toi! l'interrompit Noël, il y a quelqu’un dans le couloir. » Effectivement on entendait une sorte de frôlement contre la porte du fruitier. S'arrêtant de respirer, Nick et Noël essayaient d'en comprendre l'origine. Si quelqu'un se trouvait sur le seuil, pourquoi ne se manifestait-il pas de façon plus nette? S'agissait-il du cambrioleur, qui chercherait à s'approcher des prisonniers sans leur donner l'éveil? Justement, une main saisissait la clef et tentait de la manœuvrer, cette fois sans discrétion. Des halètements, une série de petits cris aigus... et les deux cousins surent, de façon évidente, que le singe Oscar était derrière la porte. Sans chercher à comprendre comment il avait pu parvenir jusque-là, les captifs l'encouragèrent à mi-voix : « Vas-y, Oscar! Tourne la clef! Plus qu'un dernier tour... continue, mais continue donc! » O miracle! Après de nombreux tâtonnements le singe vint à bout de l'obstacle. Une fois la serrure vaincue, ce fut un jeu pour les deux enfants d'ouvrir la porte en tournant le loquet. Presque aussitôt ils sentirent un contact velu contre leurs jambes nues. « Oscar, mon petit Oscar, viens que je te serre sur mon cœur! » chuchota Nick en cherchant le singe à tâtons. Mais l'animal avait disparu dans l'obscurité du réduit. Que faisait-il donc?
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Soudain Noël éclata d'un rire étouffé. « J'ai compris! Ce n'est pas pour nous qu'Oscar a cherché à entrer là-dedans : tout simplement, il a été attiré par l'odeur des fruits. » En effet, on entendait le singe croquer la chair d'un abricot ou d'une pêche, et en recracher bruyamment le noyau. « Laissons-le faire, ajouta Noël. Ce n'est pas une grande perte pour les propriétaires, comparée à celle de l'argenterie et des tableaux! Sortons vite : si le singe est ici, son maître n'est pas loin. » Les deux cousins, cette fois, trouvèrent facilement la porte de la cuisine. Là non plus on n'y voyait goutte,
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car la porte-fenêtre ouvrant sur l'extérieur était doublée par un volet de bois plein. Si bien que Nick, dans sa marche incertaine, heurta violemment le fourneau : il en résulta un vacarme qui lui parut énorme, et il s'attendit au pire. Or, rien ne se passa. Déjà Noël faisait jouer la clef et le bec-de-cane de la porte-fenêtre, puis ce fut le tour du crochet fixant le volet. Alors les deux garçons n'eurent qu'un pas à faire pour se trouver dehors : quelle joie de respirer l'air libre! Mais soudain il y eut une exclamation non loin d'eux : « Qui va là? » Nick sursauta violemment, mais son cousin avait reconnu la voix du marchand forain. « C'est nous, monsieur Bouchut, répondit-il. Oscar nous a délivrés. — Ah! Voilà pourquoi il avait disparu! Je crois qu'il est passé par la petite fenêtre, là-haut. — Comme nous. Mais, dites-moi, c'est Nathalie qui est allée vous chercher? Elle n'est pas en danger, au moins? — Tout va bien, rassurez-vous. Elle fait le guet derrière la remise. — Et les voleurs? demanda Nick. — Toujours là, dans les pièces du devant. — Alors, qu'est-ce qu'on fait?
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— Nous avons combiné un plan, avec votre sœur. Je cherchais seulement le moyen d'entrer, et vous me l'avez fourni. Maintenant, suivez-moi. Vous tâcherez de marcher en faisant beaucoup de bruit. Mais surtout, ne parlez pas. » Le maître d'Oscar entra dans la cuisine avec les deux garçons qui le suivaient de près. Il ouvrit la porte donnant sur le petit couloir et s'y engagea, en faisant résonner le carrelage sous ses pas. Noël et Nick, qui commençaient à comprendre, l'imitaient de leur mieux. Et brusquement, arrivé à l'angle du large couloir qui desservait les pièces du devant, le marchand forain lança d'une voix tonitruante : « Police! Rendez-vous IMMÉDIATEMENT! »
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CHAPITRE XVII Des arceaux de croquet UN PEU PLUS TARD, Bouchut aidé des deux garçons transportait non sans peine, à l'intérieur de la villa, deux personnes dont les poignets et les chevilles avaient été solidement liés par leurs soins : il s'agissait du cambrioleur et de sa complice, lesquels se débattaient de toutes leurs forces en poussant des imprécations.
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Pendant ce temps, Nathalie ramassait les arceaux de croquet restés sur la pelouse, et les rapportait dans leur boîte à l'intérieur de la remise. C'était cela, son idée : elle s'était souvenue que, dans cette même remise, Philippe était allé chercher les accessoires du jeu de croquet et les y avait rangés ensuite. Or, la maisonnette en planches n'était fermée que par un simple verrou extérieur. Facile de s'y introduire, et de prendre les arceaux. Puis Nathalie était allée planter ceux-ci face à l'entrée de la maison, parallèlement aux marches du perron. Elle les avait répartis sur une surface suffisante pour que les malfaiteurs, dans leur fuite, aient toutes les chances de se prendre les pieds dans l'un d'eux. En somme, des « pièges à voleurs », comme les avait appelés Nick en félicitant sa sœur après coup. Encore fallait-il que les indésirables visiteurs soient amenés à fuir. Et, pour la réussite de ce plan, l'aide de Bouchut était nécessaire. Ce dernier devrait trouver le moyen de pénétrer par-derrière dans la villa, de façon à prendre l'adversaire à revers. Nathalie, une fois les arceaux en place, était de nouveau allée se cacher derrière la remise. Puis elle avait attendu, le cœur battant. Pas très longtemps : dix minutes, peut-être, mais de longues, longues minutes! Et brusquement la porte s'était ouverte, livrant passage à deux personnes en proie à une évidente panique. En même temps une voix
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connue hurlait à l'intérieur : « Rendez-vous : Police! » Malgré la gravité de l'heure, la fillette fut prise d'une forte envie de rire. En même temps, elle avait peur... peur que son piège ne fonctionne pas. Alors elle ferma les yeux. Elle les rouvrit un instant plus tard, quand elle entendit les cris successifs des deux cambrioleurs arrêtés net dans leur élan, et qui avaient lourdement touché terre. Alors Nick, Noël et Bouchut étaient sortis derrière eux et les avaient facilement maîtrisés, puis ligotés. Restait à les mettre en lieu sûr : Nick proposa malicieusement de les enfermer à leur tour dans le fruitier. « Eh bien, pourquoi pas? accepta Noël. Nous savons par expérience qu'il est impossible de s'en échapper! » Il fallut déloger Oscar, qui avait d'ailleurs suffisamment fait honneur aux provisions de fruits : récompense bien méritée, après tout! Ensuite Bouchut et les trois enfants examinèrent les pièces où avaient sévi les cambrioleurs, en s'éclairant à l'aide de la torche électrique que l'homme avait lâchée dans sa chute. Un affreux désordre y régnait : armoires béantes, tiroirs
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renversés, objets de toutes sortes éparpillés sur le sol. Les plus précieux étaient déjà entassés dans les sacs et les valises apportés par les malfaiteurs, et abandonnés par eux dans leur fuite. « Ne touchons à rien, recommanda Bouchut. L'affaire est maintenant du ressort des gendarmes. » Il fut donc décidé qu'on leur téléphonerait, et cette fois on trouva facilement leur numéro dans l'annuaire. Ce fut encore le négociant forain qui s'en chargea. « Une voix d'homme, ça fait plus sérieux » avait décrété Noël. Effectivement, le , brigadier, que le gendarme de garde était allé réveiller, promit d'arriver dans les plus brefs délais avec une estafette et quelques hommes. Si vraiment, comme le lui affirmait son interlocuteur, il s'agissait d'arrêter les auteurs des nombreux cambriolages commis dans la région, la prise valait le dérangement! Il tint sa promesse, et un quart d'heure plus tard le véhicule de la gendarmerie stoppait à grand bruit devant la maison. Entre-temps, grâce à la lampe de poche, les enfants avaient déniché le disjoncteur, qui se trouvait tout simplement au garage. Si bien que la villa des grands-parents de Philippe était tout illuminée pour accueillir les gendarmes. Les deux complices furent tirés de leur prison provisoire, et interrogés en présence des Trois N et de Bouchut : ils gardèrent un silence obstiné. Mais
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quand Noël, prié de raconter les faits, parla de la vieille grange servant de lieu de recel, ils s'effondrèrent et avouèrent tout : on apprit ainsi qu'il s'agissait d'un couple habitant un village proche de Brunières. Sous une apparence respectable, ils cachaient une activité nocturne qui consistait à dévaliser les maisons dont ils savaient les occupants absents : leur principale source d'information était la radio et particulièrement le « Disque de l'amitié ». »Il faudra avertir les animateurs de cette émission, remarqua le brigadier. En donnant tous ces détails, ils ont fait le jeu des voleurs sans le savoir.
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— Et nous aussi, ajouta Noël, et tous ceux qui, comme nous, ont voulu faire plaisir à quelqu’un avec une chanson! » Mais tout cela était bien fini, puisque, grâce aux Trois N, les auteurs des vols seraient hors d'état de nuire pour longtemps. L'estafette noire, dans laquelle on les enferma, prit bientôt la route de la gendarmerie. Les enfants, de leur côté, furent ramenés chez eux par Bouchut. Il était deux heures et demie du matin, et les Besson n'étaient pas encore rentrés. ……………………………………………… A six heures seulement, l'automobile du vétérinaire franchit le portail du jardin et pénétra dans le garage. Puis ses deux occupants se dirigèrent vers la villa silencieuse, dont ils ouvrirent la porte avec leur propre clef. Quelle ne fut pas leur surprise en trouvant, dans le hall d'entrée, un homme barbu qui ronflait bruyamment, étendu sur un fauteuil et tenant dans ses bras un singe également endormi! M. Besson alla secouer l'intrus, qui sortit du sommeil en sursaut. « Qu'est-ce que vous faites ici? » demanda le vétérinaire ahuri.
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L'homme s'étira longuement et répondit d'une voix pâteuse : « Eh bien... je monte la garde. Ce sont les enfants qui m'ont demandé de rester. — Quoi! Mes petits-neveux? » Le brave oncle se tourna vers sa femme. « Je parie que nos trois chenapans ont profité de notre absence pour résoudre une nouvelle énigme... et courir encore des dangers! — Ces chers petits! dit la tante avec attendrissement. Il ne leur est rien arrivé de fâcheux, au moins? » Une voix claire, venant de l'étage, fit lever la tête aux arrivants. « Tout va bien pour nous, tante Rosé, rassure-toi. Nous avons seulement fait arrêter deux cambrioleurs au cours de la nuit, avec l'aide de M. Bouchut. » Et Nick dévala l'escalier, suivi de près par Noël. Tous deux étaient en pyjama. Oscar — décidément expert en l'art d'ouvrir les portes — était allé les tirer du lit. L'aîné dès Trois N présenta le marchand forain aux arrivants, racontant brièvement quelle aide précieuse leur avait apportée leur nouvel ami. L'oncle et la tante lui secouèrent chaleureusement la main. Nathalie, arrachée à un paisible sommeil par le brouhaha des voix, vint se joindre au groupe. Une fois les embrassades échangées, elle proposa :
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« Et si on prenait tous ensemble un petit déjeuner matinal? » Nick leva les bras au ciel. « Celle-là, le jour où elle oubliera son estomac, il fera chaud! » Pourtant l'idée fut bien accueillie, et tous s'installèrent autour de la table de la cuisine. Nathalie tint à préparer elle-même un vaste café au lait « pour réveiller tout le monde », tandis que les garçons faisaient griller une pyramide de toasts. Hélas! La fillette encore un peu somnolente lâcha la cafetière de porcelaine, qui s'éparpilla en mille miettes sur le carrelage.
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« Oh! Je suis désolée! s'écria-t-elle au bord des larmes. — C'est sans importance, ma petite Nattie, dit l'aimable tante. Pourvu que mes petits-neveux, eux, soient entiers! » Le marchand forain ne perdit pas le nord : sortant de sa poche un bout de carton corné, pas très propre, il le tendit au vétérinaire, qui lut tout haut : ANATOLE BOUCHUT NÉGOCIANT Verrerie, porcelaine, etc. De la qualité, des prix. « Très bien! commenta l'oncle Besson. Quand il y aura de la casse à la maison, nous aurons recours à vos services. » Nick, avec un clin d'œil à sa sœur, s'écria : « Ça se produira souvent, si tante Rosé charge Nathalie de faire la vaisselle! » A ce moment, Oscar, qui avait chapardé un toast à la confiture, fut pris d'une quinte de toux pour avoir avalé trop vite. Son maître, inquiet, lui donna de petites tapes dans le dos. Alors l'oncle Edouard sortit une carte de visite de son portefeuille et la donna au marchand forain. Elle portait : EDOUARD BESSON VÉTÉRINAIRE 174
« A votre service pour soigner Oscar le cas échéant», ajouta-t-il en souriant malicieusement. Nathalie vint embrasser son grand-oncle avec fougue. « Oh, oui, oncle Edouard, je veux que ce soit toi qui soignes Oscar, si un jour il est malade. Parce que tu es le plus habile des vétérinaires, et que lui... c'est le plus gentil des singes. Sans lui... » Elle n'acheva pas. La petite bête venait de sauter dans ses bras, et, d'un geste câlin, posait sa joue contre celle de la fillette. « C'est bien ce que je disais! lança Nick. Qui se ressemble s'assemble! » Il n'avait pas tellement tort, car, à cet instant, le singe et la petite fille lui firent pareillement la grimace.
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de Roberte Armand
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de Roberte Armand Série intégrale
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