Roberte Armand 03 Les 3N et l’étrange voisin 1972 09

August 2, 2017 | Author: joseramatis | Category: Plants, Leisure
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LES TROIS N ET L'ÉTRANGE VOISIN par Roberte ARMAND « OH! ce n'est pas M. Vignon! » Tout autre que Nick, Noël et Nathalie, les 3 N, se serait laissé prendre à cette incroyable ressemblance. Mais eux, ils connaissent parfaitement leur sympa-tique, quoique étrange, voisin, M. Vignon. Aussi quand ils s'aperçoivent qu'un inconnu tente de se faire passer pour lui, ils n'hésitent pas : ils partent sur le sentier de la guerre! S'ils avaient su quelle cascade de dangers, d'embûches et de pièges de toutes sortes allait s'abattre sur eux, eh bien... ils auraient fait exactement de même! Ce ne sont pas les 3 N qui resteraient bras croisés lorsque se lève le vent de l'aventure!...

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ROBERTE ARMAND

LES

ET L’ETRANGE VOISIN ILLUSTRATIONS DE

HENRIETTE MUNIERE

HACHETTE

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Série les 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14.

Les 3N et les voleurs d’images 1971 06 Les 3N et la maison brulée 1972 04 Les 3N et l’étrange voisin1972 09 Les 3N et les jumelles 1972 11 Les 3N et le chien jaune 1973 03 Les 3N et le bouton d’argent 1973 10 Les 3N et la pêche miraculeuse 1974 05 Les 3N et l’épouvantail 1975 03 Les 3N tendent un piège 1975 08 Les 3N et le puits hanté 1976 04 Les 3N sont sur la voie 1977 08 Les 3N et les trois cygnes 1978 06 Les 3N et le serpent python 1979 01 Les 3N et les chats birmans 1979 10

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TABLE I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII.

Pépé Vignon Un mystérieux visiteur Nathalie enquête A la recherche d'une Sunbeam La cabane a outils Délivrance Cité des narcisses Le vélomoteur Le pavillon de chasse Une bonne niche L'indignation de mademoiselle biche Envolés ! Encore le facteur Sur la piste La clé de l'affaire Le retour Explications

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CHAPITRE PREMIER Pépé Vignon à la fenêtre de leur compartiment, Mr et Mme Renaud faisaient à Nick, Noël et Nathalie leurs dernières recommandations. « Tâchez d'être sages avec Mlle Biche! » dit Mme Renaud. Mais M. Renaud rectifia avec un clin d'œil : « Sages..., sages... Il ne faut tout de même ACCOUDÉS

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pas trop leur en demander! Qu'ils se conduisent seulement en êtres humains à peu près raisonnables, et ce sera déjà beaucoup! » II ne put en dire davantage, car le train s'ébranlait. Sans se préoccuper le moins du monde des gens qui les observaient, Nick, Noël et Nathalie se mirent alors à courir sur le quai, agitant leurs mouchoirs et lançant leurs « au revoir! » à pleine gorge. Le train avait déjà pris de la vitesse et ses parents n'avaient plus aucune chance de l'entendre, que Nathalie criait encore d'une voix enrouée par l'émotion : « Bon voyage! Ecrivez-nous vite, et... » Le train n'était plus qu'un tout petit point à l'horizon. Soudain, elle éclata en sanglots. « Quinze jours! Il va falloir vivre quinze jours sans papa ni maman! » Son frère Nick se tourna brusquement vers elle pour la faire taire. La gorge serrée du garçon disait trop qu'il était lui-même en grand danger de se laisser entraîner sur le chemin des larmes, ce qui, à onze ans, lui eût semblé impardonnable en public. « Tu n'as pas fini de nous casser les oreilles, mademoiselle la pleurnicheuse?

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Papa et maman partent en vacances pour quinze jours, et c'est très bien comme ça! D'ailleurs, Noël et moi allons en profiter pour te former le caractère, tu m'as l'air d'en avoir rudement besoin, ma fille! » Noël était le cousin de Nick et Nathalie. Orphelin de bonne heure, il avait été adopté par M. et Mme Renaud qui le considéraient tout à fait comme un de leurs enfants. A douze ans, il était le plus raisonnable du trio. Il prit gentiment Nathalie par le cou et dit : « Ne te fais pas de souci, Nathalie, quinze jours seront bien vite passés! Et puis, tu sais, peut-être que Mlle Biche sera très gentille! — Cela m'étonnerait qu'elle vaille maman!...» parvint à répondre la fillette entre deux sanglots. A vrai dire, elle et les deux garçons étaient un peu inquiets. Cette vieille demoiselle qui allait s'occuper d'eux pendant l'absence de leurs parents, comment serait-elle? Mme Renaud, qui avait fait sa connaissance chez des amis communs, la disait fort sympathique. Et son offre de garder les enfants pendant que les parents partaient

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en voyage avait été accueillie par ces derniers comme une aubaine. Mais voilà! L'opinion des trois intéressés serait-elle aussi favorable? Ils ne tarderaient pas à l'apprendre, en tout cas. Le trio avait maintenant quitté la gare. Comme la fillette essuyait ses yeux boursouflés, son cousin lui prit la main et proposa d'une voix pleine d'entrain: « Que diriez-vous, pour nous mettre en l'orme, d'une petite séance de crêpes? Nathalie ferait la pâte et nous l'aiderions à les faire sauter. Hourra! » crièrent ensemble Nick et Nathalie, pour une fois d'accord. Les trois enfants traversèrent Brunières au pas de charge, pressés de mener leur entreprise à bien. Ils eurent vite regagné la rue des Jardins, située en banlieue, où s'élevait la villa des Renaud. En passant devant le portail de leur voisin, M. Vignon, Nathalie vit celui-ci sur le trottoir, penché pardessus la haie. Elle courut vers lui et lui sauta au cou. « Bonjour, pépé Vignon, comment ça va?» Elle s'arrêta pile, se rendant soudain compte de son erreur : cet homme brun, au

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visage antipathique, n'avait rien de commun avec le bon M. Vignon. Seules la taille et la manière de s'habiller l'avaient trompée. En effet, cet homme était vêtu d'une vieille veste de velours, couleur de bronze, avec des ronds de cuir aux coudes, comme celle que portait éternellement, hiver comme été, M. Vignon. D'ailleurs, l'inconnu repoussait Nathalie sans ménagement. « Petite sotte! » marmonna-t-il avec colère. Et il tourna les talons, plantant là les trois enfants interloqués.

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« Charmant personnage! fit Noël. Qu'est-ce qu'il fabriquait ici? On aurait dit qu'il espionnait! — Je n'en sais rien, répliqua Nick en riant, mais ce que je sais, c'est que comme gaffeuse, on ne fait pas mieux que Nathalie! » Et il ajouta, vaguement jaloux de l'amitié qui liait sa sœur et M. Vignon, le vieux monsieur gâtant beaucoup la petite fille : « Et puis, ça t'apprendra à faire ta maligne! Ça fait bien, hein, tes pépé Vignon par-ci, pépé Vignon par-là... » Nathalie haussa les épaules d'un air excédé: « Que tu es bête! Tu sais très bien que j'aime tellement M. Vignon que je voudrais qu'il soit mon vrai grand-père! — Primo, répliqua Nick toujours taquin, je le plaindrais d'avoir une petite-fille dans ton genre, et secundo, il ne peut pas avoir de petitsenfants puisqu'il n'a même pas d'enfants! Depuis des années et des années que nous le connaissons, nous l'avons toujours vu vivre seul. — C'est vrai, admit Nathalie. N'empêche que s'il avait une petite-fille, j'aimerais, que ce soit moi. J'ai bien le droit de penser comme ça, non? »

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Tout en parlant, ils avaient continué de marcher et se trouvaient à présent devant chez eux. Le véritable M. Vignon qui, sécateur en main, s'occupait de sa roseraie les héla : « Salut, les enfants! Ça va? lança-t-il familièrement, les dents serrées sur son éternelle pipe. Pas trop attristés par ce départ? — Oh! si! soupira Nathalie. C'est bien simple, on est obligés de faire des crêpes pour se consoler! » M. Vignon ne put s'empêcher de sourire : « Voilà une excellente idée! dit-il. Mais surtout, n'oubliez pas que si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez faire appel à moi à tout moment. Je ne bouge jamais d'ici : je préfère mes fleurs à n'importe quel voyage au bout du monde. » Les trois cousins remercièrent leur aimable voisin, puis remontèrent en courant l'allée de leur propre jardin pour arriver plus vite à la cuisine. Nathalie serra à sa taille un grand tablier blanc et prit aussitôt l'air important de la personne qui sait que tout repose sur ses épaules. « Ne me troublez pas! recommanda-t-elle à

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Nick et Noël qui rôdaient autour d'elle, sinon je vais rater ma pâte! » A dire vrai, elle se sentait assez inquiète. Elle se rendait soudain compte qu'il y avait une énorme différence entre regarder préparer une pâte à crêpes — ce qu'elle avait fait cent fois — et la faire soi-même. Pourtant, refusant d'avouer aux garçons qu'au fond elle n'en savait pas beaucoup plus long qu'eux sur le sujet, elle passa bravement à l'attaque : au-dessus d'un grand saladier elle versa, puis tourna, fouetta, touilla, divers ingrédients. Enfin, satisfaite de l'allure de son œuvre, elle annonça d'une voix victorieuse : « C'est prêt! — Je commence dit Nick qui tenait déjà une poêle en main. Mesdames et messieurs, approchez! Et admirez Nicolas Renaud, le roi de la crêpe! » Malheureusement, le roi de la crêpe ne réussit à faire au centre de la poêle qu'un petit tas de pâte fort peu appétissant et qui refusait obstinément de se décoller. Derrière lui, Noël et Nathalie gloussaient de rire. Nick leur jeta un regard fulminant mais, comme il avait promis de

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ne plus se fâcher jusqu'à l'arrivée de Mlle Biche, il préféra tout bonnement céder la place à son cousin : « Bon, montre-nous un peu ce que tu es capable de faire, au lieu de critiquer!» Pas plus que Nick, Noël ne réussit a faire autre chose qu'une informe boule de pâte au milieu de la poêle. Ce fut au tour de Nick, ravi, de ricaner. « Dans le genre crêpe, ce n'est pas terrible! commenta-t-il. Ça ressemblerait plutôt à une vieille chaussette roulée en boule... — A mon tour, dit Nathalie, sûre d'elle. Et vous allez voir ce que vous allez voir! » Elle réussit en effet mieux que les deux garçons, mais elle n'eut pas la possibilité d'en profiter, car ils se précipitèrent sur elle : « Tu ne vas pas manger ça toute seule, égoïste! Allez, ouste! on partage! » Mais à peine eurent-ils le premier morceau dans la bouche que trois grimaces horribles les défigurèrent : c'était proprement immangeable! « Mais c'est du plâtre! cria Nick. — Ma foi..., fit Noël.

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- Ce n'est pas si mauvais, tenta de dire Nathalie sans parvenir à avaler. — Ah! ce n'est pas si mauvais? Tu vas voir : tu vas la manger tout entière, cette bonne petite crêpe. Ah! mademoiselle a essayé de nous empoisonner? Eh bien... » Nathalie fut sauvée par l'ouverture soudaine de la porte de la cuisine qui donnait sur le jardin. Sur le seuil parut une minuscule vieille dame, sans doute à peine plus grande que Nathalie. Elle tenait serré sur son cœur un caniche nain qui lui ressemblait étrangement : même fragilité, mêmes

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yeux vifs et, surtout, même crinière abondante de bouclettes grisâtres. La ressemblance entre le chien et sa maîtresse était si frappante que n'importe qui aurait eu du mal à ne pas éclater de rire. Les Renaud, eux, devinrent aussitôt écarlates de fous rires contenus. « Bonjour, mes enfants. Je suis Adélaïde Biche et, autant vous le dire tout de suite, je sais parfaitement pourquoi vous avez envie de rire : c'est parce que mon Hercule me ressemble. Alors ne vous gênez surtout pas! » Devant tant de perspicacité, les rires s'étouffèrent dans les gorges. Elle poursuivit -d'un ton décidé : « Donc, lui s'appelle Hercule et moi, Adélaïde Biche. Je vois tout de suite à vos têtes que nous nous entendrons très bien tous les cinq!» Mlle Biche semblait fort sympathique, drôle et gentille à la fois; c'était quelqu'un à qui on avait aussitôt envie de faire plaisir. Aussi Noël, Nick et Nathalie se précipitèrent-ils ensemble pour la débarrasser de sa valise et de son parapluie. Nathalie se chargea des présentations :

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« Ce grand qui a douze ans, c'est Noël, notre cousin. Il vit avec nous depuis qu'il est orphelin. Celui-là, le brun qui ne reste jamais en place, c'est mon frère Nicolas, dit Nick. Il a onze ans. - Et celle-ci, susurra Nick, la grosse fille de neuf ans qui parle à tort et à travers, c'est Nathalie, ma charmante sœur. — Et à nous trois, ajouta Noël, nous formons les Trois N : Nathalie, Nick, et moi Noël. — Bon! Je vois que je suis tombée dans une maison on ne peut plus normale, où les frères et les sœurs ne cessent de se taquiner, remarqua Mlle Biche. Parfait, parfait! Je vous dis que nous allons très bien nous entendre, - Ça alors! » fit Nathalie en écarquillant les yeux. Elle fut incapable d'en dire davantage, car l'étonnement lui coupait la voix. C'était bien la première fois qu'elle entendait une grande personne complimenter des enfants parce qu'ils se taquinaient! « J'adore vivre dans une maison où il y a beaucoup de bruit et de mouvement, poursuivait Mlle Biche en se frottant les mains. Il y a bien

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longtemps, j'ai été une gamine insupportable et casse-cou : c'est fou ce que ça m'a laissé de bons souvenirs! » Les enfants n'en revenaient pas! Dire qu'un moment ils avaient craint d'avoir à supporter quinze jours durant une vieille dame acariâtre et ennuyeuse! Elle était si amusante qu'ils restèrent autour d'elle toute la soirée, cherchant à lui rendre service. Le soir venu, Nick fut le premier à proposer : « Voulez-vous que je sorte Hercule, mademoiselle? — Volontiers, Nick, mais prends garde! C'est un toutou facétieux, et une promenade avec lui n'est pas forcément de tout repos! » Nick ne tarda pas à s'en rendre compte : ils n'avaient pas plus tôt tourné le coin de la rue que le chien, à force de tirer sur sa laisse, avait réussi à dégager sa tête de son collier et déguerpissait aussi vite que le lui permettaient ses petites pattes. Affolé, Nick courait derrière Hercule qui filait comme un courant d'air. Le chien renversa deux poubelles, entra dans un jardin où il leva la patte très respectueusement sur les pétunias, ressortit en vitesse pour aller terroriser le chat

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chéri de la vieille dame du 9, et finit par revenir ventre à terre vers la maison des Renaud; mais, à la dernière minute, il préféra faire une halte dans le jardin de M. Vignon, où il disparut dans l'obscurité de la nuit tombante. Nick eut beau siffler, appeler, le chien ne daigna pas montrer le moindre bout de queue. Très ennuyé, jugeant impossible de rentrer sans Hercule, Nick décida de l'attendre de la manière la plus agréable possible : sachant que M. Vignon ne lui en voudrait pas, il sauta par-dessus la barrière et grimpa dans son cerisier qu'il entreprit de dévaliser avec beaucoup d'ardeur. Il avait avalé quatre-vingt-deux cerises en un temps record, lorsque, soudain, il se produisit un événement qui le fit s'étrangler avec la quatrevingt-troisième.

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CHAPITRE II Un mystérieux visiteur brusquement de l'ombre du jardin, un homme bondit sur les marches de la villa Aramis. Il regarda autour de lui comme s'il souhaitait n'être pas vu, puis frappa à la porte de M. Vignon. Nick devina que celui-ci, avant d'ouvrir, demandait qui était là. La moitié de la réponse du visiteur se perdit dans la nuit, mais le garçon put en saisir quelques bribes : SORTI

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« ... urgent... nouvelles... il s'agit de votre ...alade! » La porte s'ouvrit aussitôt et M. Vignon parut sur le perron avec un air affolé que Nick ne lui avait encore jamais vu. « Ce n'est pas possible! Il est... » Mais l'homme ne le laissa pas achever et, le poussant presque brutalement, il le força à rentrer dans la maison, s'y engouffrant lui-même et claquant la porte derrière lui. A travers la porte-fenêtre du salon, Nick put voir l'homme parlant avec véhémence, avec violence même, comme s'il essayait de convaincre son hôte de quelque chose et le faisait sans ménagement. M. Vignon, lui, arpentait la pièce à grandes enjambées, une pipe coincée entre les dents. Perché dans son cerisier, et n'ignorant pas qu'il était indiscret, Nick, fasciné, ne pouvait cependant quitter la scène des yeux. Sans bien savoir pourquoi, il avait l'impression d'assister à quelque chose d'important. C'est, hélas! le moment que choisit Hercule pour venir se planter au bas de l'arbre et sortir de sa minuscule poitrine des aboiements à rendre jaloux n'importe quel chien de garde. Plus Nick 21

le suppliait de se taire, plus le chien aboyait, croyant sans doute à des encouragements. Ne voulant pas être découvert dans son perchoir d'où il aurait eu l'air d'espionner, Nick se laissa glisser en bas de l'arbre beaucoup plus vite qu'il ne l'aurait voulu, s'éraflant cruellement bras et jambes. Il allait s'emparer d'Hercule pour le faire taire lorsqu'une fenêtre du salon s'ouvrit soudain; l'inconnu se pencha, demandant d'une voix dure : « Il y a quelqu'un? » M. Vignon vint aussi et assura : « Mais non, je n'attends personne. — Bon, alors finissons-en! fit l'homme. C'est oui ou c'est non? » Et il referma la fenêtre. Le cœur battant, Nick avait juste eu le temps de se coller contre l'arbre. Dès qu'il estima le danger passé, il attrapa le chien et sauta la barrière en un temps record, très soulagé de se retrouver sur le petit chemin séparant les deux propriétés. Mais, à peine avait-il fait deux pas, qu'une main s'abattit sur son épaule : « Halte-là, jeune homme! » Nick se jeta en arrière, prêt à crier,... et reconnut juste à temps Noël qui le considérait d'un air moqueur : 22

« On dirait que tu as eu peur, mon petit vieux! Je croyais que cela ne t'arrivait jamais! — Je... je t'expliquerai, bégaya Nick qui, la gorge séchée par l'émotion, avait encore du mal à parler. Pour l'instant, j'aimerais mieux qu'on s'éloigne un peu d'ici. » Mlle Biche, d'ailleurs, venait à leur rencontre, inquiète de ne pas les voir rentrer : « Je suis sûre qu'Hercule à encore fait des siennes. Il ne s'est pas échappé? — Justement si, et je n'osais pas rentrer sans lui, avoua Nick. — La prochaine fois, n'hésite pas à le faire. J'ai beau aimer beaucoup mon chien, je t'aime encore mieux, toi. Et maintenant, au lit, mes garçons! Tâchez de ne pas faire de bruit en passant devant la porte de Nathalie, elle doit déjà dormir. » Pourtant, Noël n'eut pas la patience d'attendre qu'ils soient dans leur chambre. Dans le couloir, il pressa son cousin de lui raconter ce qui l'avait si fort impressionné. Mais, ayant écouté Nick avec attention, il fit une moue déçue:

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« Et c'est tout? Je ne vois pas bien ce que tu trouves d'extraordinaire dans cette histoire. M. Vignon a bien le droit de recevoir des amis à n'importe quelle heure de la nuit sans nous demander notre avis, non? — Mais cela ne pouvait pas être un ami! s'exclama Nick. Il était beaucoup trop brutal avec M. Vignon! » Noël haussa les épaules. « Admettons. Mais ne restons pas là à chuchoter derrière la porte de Nathalie. Ta petite histoire ne mérite pas que nous risquions de la réveiller. » 24

Une fois dans leur chambre, Nick commença à se déshabiller, silencieux et un peu dépité. Il en était sûr, lui : quelque chose d'anormal s'était passé et Noël avait beau... Un bruit venu de la chambre de Nathalie leur fit soudain dresser l'oreille. Noël sortit aussitôt sur le balcon et chuchota, faisant de la main signe à Nick de s'approcher : « Ça alors, c'est un peu fort! » Nick s'approcha à son tour et aperçut Nathalie en chemise de nuit, grimpée sur une chaise qu'elle avait tirée sur son propre balcon. « Qu'est-ce que tu fabriques là? demanda Nick. — Ça se voit, non? répliqua Nathalie en montrant les jumelles de son père qu'elle avait en main. Je regarde ce qui se passe chez M. Vignon. Et c est rudement intéressant! J'ai entendu ce que vous disiez tout à l'heure derrière ma porte et Nick a raison : il se passe de drôles de choses! — Fais voir! Donne! » dit Nick en essayant de prendre les jumelles à sa sœur. Mais Nathalie se retira vite au fond de son balcon et Nick ne put la poursuivre, à cause de la petite grille de séparation.

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« Jamais de la vie, dit Nathalie. Ce que je vois est bien trop palpitant. Par exemple, en ce moment, le visiteur dont Nick a parlé est juste en face de moi, et... oh! oh! oh! - Qu'y a-t-il? Pourquoi pousses-tu ces cris idiots? fit Nick énervé de ne rien voir. — Parce que je le reconnais! Mais oui! c'est l'homme que j'ai pris cet après-midi pour pépé Vignon! — Es-tu sûre? cria Nick. Tu dis n'importe quoi! — Tiens, regarde toi-même! » fit Nathalie, indignée que l'on puisse mettre en doute ses affirmations. C'était juste ce que demandait son frère; il s'empara des jumelles et refusa de s'en dessaisir : « Ma parole, elle a raison! et... et M. Vignon s'en va! Il a une valise à la main! -Rends-moi les jumelles! gémit Nathalie. C'est moi qui ai eu l'idée d'aller les chercher. Tais-toi donc, bavarde! dit Nick sans pitié. Ils sortent et pourraient t'entendre. — Ils pourraient aussi nous voir! s'exclama Noël en se précipitant dans sa chambre pour éteindre la lumière. Vite, baissez-vous! »

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A présent, sans même avoir besoin des jumelles, ils voyaient très nettement M. Vignon, suivi de son visiteur, se diriger vers le portail. Sans qu'ils puissent rien distinguer de plus, car la nuit était trop profonde, ils entendirent bientôt claquer deux portières puis démarrer une voiture. « Ça, c'est un moteur de voiture de sport, j'en suis certain! déclara Nick. — Eh bien, moi, ce dont je suis certain, dit Noël en se relevant, c'est que M. Vignon change bien vite d'avis. Quand je pense que cet aprèsmidi même il prétendait qu'il ne partait jamais en voyage! 27

— Tu vois bien que toi aussi tu trouves étrange ce qui se passe », triompha Nick. Un long moment encore, les enfants tinrent conciliabule sur le balcon. Puis, comme la conversation tarissait, Nathalie frotta vigoureusement son estomac : « Je crois... j'ai l'impression... je suis même absolument sûre d'avoir très faim! — Comment, faim? Mais tu as déjà mangé comme quatre à table! — Ça n'a rien à voir, tiens! Je n'ai pas faim d'un bifteck! Juste d'un morceau de chocolat... avec un petit bout de gâteau... et puis peut-être aussi un peu de confiture... enfin de quelque chose de bon. Ce n'est tout de même pas difficile à comprendre! » Les garçons, qui au fond n'étaient pas opposés à une visite au garde-manger, suivirent la petite ombre blanche de Nathalie dans l'escalier. Une fois leur appétit calmé, les enfants n'avaient plus du tout sommeil. Nick proposa une partie de loto, que les deux autres acceptèrent sans hésitation.

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Bref, il était près de onze heures lorsque les enfants, l'un derrière l'autre, regagnèrent leurs chambres. Comme Nathalie allait entrer dans la sienne, le ronflement de la voiture de sport troua de nouveau le silence de la nuit. Sans allumer l'électricité, la fillette se précipita sur son balcon où la rejoignirent Nick et Noël. Le moteur s'arrêta, puis il y eut un bruit de portière claquée. Et bientôt les trois guetteurs aperçurent une silhouette noire qui se faufilait dans le jardin d'en face, grimpait le perron, puis refermait sur elle la porte de la maison. Etait-ce M. Vignon? Et, dans ce cas, pourquoi avait-il l'air de se cacher? Ne s'agissaitil pas plutôt de l'homme de tout à l'heure, revenu seul? Longtemps encore les Trois N en discutèrent, incapables de répondre à cette question.

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CHAPITRE III Nathalie enquête LE LENDEMAIN MATIN, Nick et Noël furent tirés de leur sommeil par une petite boule de poils qui sautait joyeusement d'un lit à l'autre. Nathalie venait d'ouvrir la porte à Hercule et s'amusait de la tête effarée des deux garçons encore endormis. « On ne peut pas dire que vous ayez l'œil

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très vif sur le coup de sept heures du matin! — Quel casse-pieds, cette fille! cria Nick qui ne débordait pas d'envie de se lever. _ C'est bon, continuez de dormir! Mais je vous préviens charitablement que d'ici trois quarts d'heure vous devez être fin prêts pour partir en classe! » Plutôt que de répondre, Nick prêtera envoyer un oreiller en direction de sa sœur. C'est malheureusement le moment que choisit Mlle Biche pour entrer dans la chambre; Nathalie s'étant baissée, ce fut donc elle qui reçut le projectile, sous l'œil arrondi d’horreur de Nick. Contre toute attente, elle partit d4un grand éclat de rire : « Me voilà rajeunie de cinquante ans en moins d'une seconde! Quelle merveille! — Mais, mademoiselle, ce n'est pas vous que je voulais.,. » Nick ne put terminer. Mlle Biche lui renvoya l'oreiller avec tant de force et d'un tir si bien ajusté, qu'il en tomba à la renverse sur le lit. « Et voilà, jeune homme! s exclama-t-elle en se frottant les mains. Tu apprendras à tes dépens qu'Adélaïde Biche ne se dérobe

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jamais lorsqu'on la provoque en duel. Et maintenant, debout! » Du coup, les garçons jaillirent hors de leur lit comme mus par des ressorts. Moins d'un quart d'heure plus tard, ils faisaient leur apparition à la cuisine, luisants, astiqués et fleurant bon l'eau de Cologne. A peine s'étaient-ils accordé le temps d'échanger deux mots au sujet de ce qui s'était passé la veille au soir chez M. Vignon, se demandant d'ailleurs si, l'obscurité aidant, ils n'avaient pas laissé libre cours à leur imagination. Tandis qu'ils dévoraient leur petit déjeuner en compagnie de Nathalie et de Mlle Biche, celle-ci ne cessait de bavarder : « Mais voyons, mon petit Nick, ce n'est pas la peine de prendre cet air gêné, un oreiller n'a jamais tué personne! D'ailleurs, j'ai toujours adoré les exercices physiques. La première en gymnastique, à l'école, c'était moi : on m'appelait l'athlète! » Au souvenir des bras maigrichons et des mollets en allumettes de Mlle Biche, les trois enfants plongèrent le nez dans leur tasse de lait, pour qu'elle ne les voie pas rire.

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« Vous ne me croyez pas? demanda Mlle Biche. Eh bien, un jour, nous nous mesurerons à la course, et nous verrons bien! A ce propos, je voulais vous demander si vôtre voisin recevait tous les soirs des visites? — Oh! non, mademoiselle, jamais, sauf... » Nathalie reçut sous la table un coup de pied avertisseur : il n'y avait aucune raison de raconter qu'à onze heures du soir ils se promenaient encore sur leurs balcons! Mais Mlle Biche n'avait écouté que le début de la réponse de Nathalie et enchaînait : « Ah! bon, tant mieux! Parce que figurezvous qu'hier soir, alors que, comme d'habitude, j'allais faire mon petit cent mètres quotidien dans le jardin, deux énergumènes ont arrêté leur voiture juste devant la grille. — Comment étaient-ils? demanda Noël très intéressé. Y avait-il parmi eux un monsieur d'un certain âge avec une grosse moustache rousse et l'air très sympathique? C'est notre voisin, M. Vignon. — Oh! pas du tout! C'étaient deux types d'une quarantaine d'années, l'un brun et

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l'autre blond, l'air très antipathique au contraire. En plus, ils ont osé me toiser avec un regard mauvais, comme si je les gênais! Alors, à cause de ces empêcheurs de sprinter en rond, j'ai dû remplacer ma petite course du soir, à laquelle je tiens beaucoup, par une séance de saut à la corde en chambre, qui est loin d'être aussi hygiénique! » Les cousins auraient volontiers poussé plus loin leur interrogatoire si Nathalie n'avait jeté soudain un cri d'alarme :

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« Huit heures moins le quart! » Ils se saisirent de leurs cartables et partirent à grands pas dans la direction du lycée. En route, les deux garçons échangèrent des réflexions sur la mystérieuse « affaire ». « En somme, remarqua Noël, nous avons maintenant deux suspects au lieu d'un, s'il faut en croire Mlle Biche. — Un blond et un brun, compléta Nick. Le brun, c'est celui qui a pris la place de M. Vignon. — Enfin... disons que c'est une supposition! rectifia prudemment son cousin. Et que fais-tu du blond, là-dedans? — Ah ça...! Je n'en sais pas plus que toi. Sans doute un complice du premier?» Noël hocha la tête, mal satisfait. Et la conversation en resta là, car les deux cousins, arrivés au lycée, durent se séparer pour entrer dans leurs classes respectives. Cette journée d'école parut très longue aux uns et aux autres : comment s'intéresser vraiment aux destinées de Charlemagne et de Jules César ou aux métamorphoses des chenilles, quand on est

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passionné par les choses étranges qui se passent juste à côté de chez vous? « Et, en plus, on a des devoirs! bougonna Nick sur le chemin du retour. Il faudrait pourtant qu'on trouve le temps et le moyen d'aller chez M. Vignon voir ce qu'il se passe derrière ces volets fermés! » Comme, un peu plus tard, il faisait la même remarque devant Nathalie, celle-ci demanda d'une petite voix angoissée : « Tu... tu crois vraiment qu'il peut y avoir quelqu'un d'autre que lui... et que lui aurait disparu? —- Nous n'en savons rien. M. Vignon a très bien pu partir en voyage, dit Noël pour la rassurer. Mais il faut avouer que ce serait bizarre, juste après nous avoir affirmé qu'il ne partait jamais... », ne put-il s'empêcher d'ajouter. Nick enchaîna : « Et cet homme qui s'introduit de nuit chez M. Vignon pour venir l'inquiéter? Et cet autre qui se cache avec le premier dans le petit chemin où les a vus Mlle Biche? Ce serait normal, tout ça? Non! Cela fait trop de choses étranges accumulées pour qu'il ne se passe rien à la villa Aramis! » 37

Comme Nathalie les écoutait avec un air de plus en plus affolé, Noël fit signe à Nick de se taire pour ne pas impressionner davantage la petite fille. Mais les regards des Trois N ne pouvaient se détourner de la maison de M. Vignon; ses volets clos lui donnaient un aspect triste auquel ils n'étaient pas habitués. Noël fut le premier à réagir. « Allons, rentrons! Tâchons d'expédier notre travail en vitesse, et nous verrons ensuite ce que nous pouvons faire. » Un moment plus tard, Noël était aux prises avec un problème et Nick se débattait dans un thème anglais. Quant à Nathalie, qui n'avait pas de devoirs à faire, elle tournait autour des deux garçons, l'air malheureux, en poussant de temps à autre un grand soupir. Exaspéré par son manège, son frère 1 apostropha : « Va jouer à la poupée et laisse-nous travailler, bébé! » Elle quitta la pièce d'un air offensé, et descendit au jardin. De grêles aboiements suivis d'un éclat de rire sonore la firent se diriger vers le portail. Là, un spectacle inattendu la cloua sur place : debout sur

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ses pattes de derrière, Hercule venait de happer dans sa gueule le courrier que lui tendait le facteur. Le chien avait un air si cocasse, que Nathalie joignit son rire à celui du préposé. « Vrai! s'écria celui-ci. En voilà un toutou bien/ dressé! Vous devriez me le prêter : il m'aiderait à faire ma tournée. » La jeune Renaud prit très au sérieux cette remarque. « Je vous le prêterais volontiers, dit-elle, mais il n'est pas à moi : c'est le chien d'une amie. » Puis, saisie d'une idée encore vague, elle ajouta : « Si vous voulez, je peux vous aider, moi? — Eh bien, pourquoi pas? accepta le facteur, l'air amusé. Tenez, si vous voulez porter ce journal au n° 12, et ces prospectus au 14... » Le numéro 12, c'était la villa Aramis : voilà bien ce que Nathalie avait espéré! Tandis que le facteur s'éloignait sur son vélo, elle commença par aller déposer les prospectus dans la boîte de Mme Duparc, au 14. Restait le journal destiné à M. Vignon. Qu'allait-elle en faire? C'est alors que la dernière phrase de Nîck lui revint à l'esprit : « Va jouer à la poupée, bébé! » 39

Un bébé, elle? Eh bien, on allait voir ce qu'on allait voir! Le moment était venu de prouver qu'une fille de neuf ans valait bien deux garçons de onze et douze ans! Sans plus hésiter, elle franchit le portail de la villa voisine. Sa décision était prise : elle allait essayer, toute seule, d'éclaircir ce qui se passait chez son vieil ami. « Je saurai avant Nick et Noël! » pensa-t-elle triomphante. Néanmoins, elle avait les jambes tremblantes en montant les trois marches du perron. Serait-elle reçue par un ami ou par...? 40

Elle ne savait qu'imaginer au juste. Avant de frapper, elle se retourna vers sa propre maison, histoire de se donner un peu de courage, Elle aperçut alors Nick et Noël qui, de leur fenêtre, lui faisaient des gestes désespérés. Nathalie comprit parfaitement ce que ces gestes signifiaient : « Tu es complètement folle! Ce que tu fais est dangereux; reviens immédiatement! » Alors, soudainement, elle se sentit l'âme d'une héroïne, et c'est d'une main très ferme qu'elle frappa à la porte. L'estomac tout de même un peu noué par l'appréhension, elle attendit un grand moment avant qu'on lui réponde. Enfin, une voix demanda derrière la porte : « Qu'est-ce que c'est? — C'est moi, Nathalie. — Je ne peux pas ouvrir en ce moment, répondit la voix. — Etes-vous malade, monsieur Vignon? s'enquit Nathalie, Vous paraissez enrhumé. — Oui, un peu souffrant. Aussi je préfère que tu rentres chez toi. — Je vous apportais juste le courrier. — Le courrier? »

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Cette fois, la voix était très claire. Avant que Nathalie ait eu le temps de réagir, la porte s'entrouvrit et une main lui arracha presque brutalement le journal. « Maintenant va-t'en, tu risquerais d'attraper ma grippe. » La porte s'était refermée et Nathalie n'avait pu voir personne. Le pas de l'homme s'éloigna dans le couloir, mettant fin à tout espoir d'une longue conversation. Perplexe, la petite fille tourna les talons et rentra chez elle d'une démarche sautillante qui prouvait assez son soulagement. Elle n'eut pas plus tôt franchi la grille que les garçons se précipitèrent sur elle: « Jamais tu n'aurais dû aller là-bas seule! reprocha Noël. Après ce que nous avons vu hier soir, nous ne savons absolument pas à quoi il fallait s'attendre! — Elle est inconsciente! » conclut Nick d'un ton sans réplique. Nathalie mit ses poings sur les hanches. « Ça veut dire quoi, ce que vous racontez? Que ce que j'ai vu et entendu ne vous intéresse pas, peut-être? »

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Les garçons se turent, interloqués. Ne s'étaient-ils pas l'un et l'autre trituré l'esprit en vain pour trouver un moyen d'entrer à la villa Aramis? « Bon, ça va, ne fais pas ta maligne et raconte-nous au juste ce qui s'est passé, conclut Nick. — Euh... eh bien, à vrai dire, il ne s'est pas passé grand-chose », avoua Nathalie. Et elle conta l'entrevue. « Ainsi, fit Noël déçu, l'homme ne s'est pas montré et tu es incapable de dire précisément si oui ou non c'est à M. Vignon que tu as parlé? — Comment voulez-vous que je le sache? Je ne peux même pas dire que j'ai reconnu sa voix, puisqu'il était enrhumé. Et pourtant, pourtant... il me semble bien que... — Il te semble que quoi? fit Nick rongé d'impatience. Parle donc au lieu de nous faire languir exprès! » Mais Nathalie ne l'écoutait pas. Les yeux fermés, elle cherchait à réentendre exactement sa conversation avec l'homme. « Ça y est! s'exclama-t-elle victorieuse, je sais ce qui ne va pas. A la fin, quand il m'a dit de m'en aller après que je lui ai eu donné le journal, 43

sa voix n'était plus celle d'une personne enrhumée. Donc, avant, il avait fait semblant d'être malade! — Pour se débarrasser de toi..., conclut Nick. Possible. Mais à ce moment-là, tu n'as pas reconnu la voix de M. Vignon? — Oh! tu sais, quelques mots derrière une porte, c'est difficile à reconnaître! » Noël réfléchissait en se grattant la tête avec vigueur. « Voyons... si cet homme n'est pas M. Vignon mais répond tout de même quand on frappe alors qu'il pourrait très bien ne pas ouvrir, c'est qu'il a intérêt à se faire passer pour M. Vignon. Mais pourquoi? c'est ce qu'il faudrait comprendre! — Bref, un beau casse-tête! conclut son cousin. Un peu comme le problème que tu cherchais tout à l'heure..., en plus passionnant! »

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CHAPITRE IV A la recherche d'une Sunbeam « CASSE-TÊTE ou pas, ce qui presse le plus, c'est de retrouver pépé Vignon... le vrai, déclara Nathalie. Je suis très, très inquiète pour lui. — Moi aussi! » dirent en chœur son frère et son cousin. Il y eut un moment de silence, et soudain, Nick leva un doigt et prit un air inspiré.

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« J'ai une idée. Nous saurions peut-être où il est si nous retrouvions l'automobile dans laquelle on l'a enlevé? — Pas bête! apprécia Noël. Mais comment retrouver une voiture que nous n'avons même pas pu voir, à cause de l'obscurité? — C'est vrai! avoua Nick déconfit. — Mlle Biche, elle, l'a vue! fit remarquer la petite fille. — Ma parole, tu as raison! approuva son frère comme à regret. Allons vite lui parler! » Et il se précipita dans la cuisine, suivi des deux autres. Mlle Biche, occupée à peler des pommes de terre pour le potage, fut littéralement cernée par les Trois N très excités, qui se mirent à parler tous à la fois. « Eh bien, eh bien, qu'est-ce que c'est que cette invasion de barbares? s écria la vieille demoiselle en riant. Et d'abord, expliquez-vous plus clairement : je ne comprends rien à ce que vous me demandez. » Noël prit une grande inspiration et débita tout d'une traite : « Nous voudrions une description précise

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de l'automobile qui s'est arrêtée hier soir devant chez nous. Mais peut-être ne l'avez-vous pas bien détaillée? — Oh! si, répondit la vieille demoiselle sans la moindre hésitation : c'était une Sunbeam de couleur miel. — Une voiture de sport, je l'avais bien dit! » triompha Nick. Mais il reprit, soudain méfiant : « Etes-vous sûre, mademoiselle, de pouvoir affirmer que c'était une Sunbeam? En général... euh... — enfin, les femmes ont plutôt tendance à confondre toutes les marques. » Mlle Biche lui adressa un petit clin d'œil entendu. « Tu n'as pas tort, mon ami, mais pour cette fois je suis sûre de moi et je vais te dire pourquoi : il y avait à l'arrière un chien en peluche si affreux, que je n'ai pu m'empêcher de regarder la voiture plus en détail afin de comprendre qui exhibait des horreurs pareilles! — Bon! Alors là on peut être sûrs! dit Nick en riant. Merci, mademoiselle. » Il fit signe aux autres, et le trio se rua hors de la cuisine, sans prendre garde aux paroles que lui criait Mlle Biche. 47

Un conciliabule eut lieu sur un banc du jardin. « Nous voilà en possession d'un renseignement précieux, commenta Noël. Qu'est-ce qu'on va en faire? — Que diriez-vous de chercher la Sunbeam jaune dans tous les parkings de Brunières? proposa Nick. — Tu y vas fort! protesta Noël. Te rends-tu compte du temps qu'il nous faudra? Sans compter que cette voiture n'est peut-être pas à Brunières! — C'est une chance à courir, rétorqua son cousin. Et puis, on peut se répartir la tâche, à nous trois. Alors, c'est oui ou c'est non? — C'est oui, acceptèrent les deux autres. — Bon, eh bien, voilà ce que je propose : nous partons chacun de notre côté à vélo. Moi, je m'occupe du parking qui est près de la gare et de celui de la place de la mairie. Toi, Noël, tu examines les quartiers périphériques. — Et moi? s'enquit Nathalie. — Toi! Est-ce que tu es seulement capable de reconnaître une Sunbeam? — Naturellement! Qu'est-ce que tu crois?

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s'offensa la fillette. Les voitures de sport n'ont pas de secret pour moi! — Hum! Enfin... tu pourrais peut-être « faire » les parkings des deux supermarchés? — D'accord. » Les Trois N se séparèrent, après être convenus de se retrouver une heure plus tard rue des Jardins pour se communiquer mutuellement leurs résultats. Les deux garçons n'eurent pas à aller jusquelà : ils se rencontrèrent à un carrefour,

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chacun venant d'une direction différente. « Pas besoin de te demander si tu as réussi! jeta Nick dès qu'il fut à portée de voix de son cousin. Il suffit de regarder ta mine : elle est d'un lugubre! — Et la tienne donc! riposta Noël. Si tu pouvais la voir...! — Bon, bon! coupa le plus jeune. Nous avons subi un échec provisoire, et puis après? Nous chercherons autre chose, voilà tout! — Peut-être que Nathalie..., commença Noël avec un renouveau d'espoir. Ah! mais non! Je l'aperçois justement qui vient vers nous... et elle n'a pas du tout, mais alors pas du tout l'air victorieux! » C'était vrai : pas plus que les garçons, la petite fille n'avait aperçu la mystérieuse Sunbeam. Après un bref échange de paroles, le trio se remit en route, pédalant sans trop d'ardeur. Soudain Nathalie poussa une exclamation : « Par exemple! J'aperçois Mlle Biche avec Hercule! » La vieille demoiselle venait en effet vers

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eux, portant un filet à provisions. Quand elle aperçut à son tour les enfants, elle se mit à les héler à grands gestes. « Où étiez-vous passés? s'écria-t-elle. Je pensais que vous viendriez faire les courses avec moi! -r- Excusez-nous, mademoiselle, nous... avions affaire ailleurs, bafouilla Noël. — Vous ne m'avez donc pas écoutée, tout à l'heure? Je vous ai proposé de venir prendre une glace. Au lieu de ça, vous avez filé comme des courants d'air! — Une glace? Oh! alors, c'est vraiment dommage! fit Nathalie consternée. Maismais... peut-être qu'il n'est pas trop tard? Il y a un pâtissier tout près d'ici. —- Jamais trop tard pour bien faire! décida Mlle Biche d'un ton péremptoire. En avant pour la pâtisserie! » Pourtant les Trois N n'étaient pas encore près de pouvoir la déguster, cette fameuse glace. Un obstacle se dressa sur leur route, ou plutôt sur celle d'Hercule, sous la forme d'un chat : un chat gris et blanc nonchalamment étendu sur le seuil d'un garage. A la vue du chien il se dressa d'un bond et se mit à cracher avec fureur. Aussitôt 51

Hercule, obligeant Mlle Biche à lâcher la laisse, se rua sus à l'ennemi et disparut à sa suite sous une automobile. « Hercule, reviens! » cria Mlle Biche en pénétrant dans le garage, suivie par le trio qui s'amusait fort de l'incident. Une large silhouette vêtue d'une salopette bleue se dressa devant eux; ils reconnurent M. Baffi, garagiste de M. Renaud. Les présentations faites, le brave homme aida Mlle Biche à récupérer son chien. Quant au chat, il l'enferma dans l'atelier en attendant le départ du troublefête. La paix ainsi rétablie, le garagiste revint au pneu qu'il était occupé à réparer. « Il semble en rudement mauvais état! remarqua Nathalie penchée sur lui. — Ne m'en parle pas! Il est en charpie et je suis furieux contre moi-même de n'avoir pas su refuser ce sale travail! D'autant que le type qui m'a apporté ça hier soir vers onze heures était des plus antipathiques! » Noël avait dressé l'oreille : « Vous recevez encore des clients à onze heures?

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— Normalement, non. Mais j'avais dû travailler tard au garage et je m'apprêtais justement à fermer quand cette Sunbeam est arrivée. — Une Sunbeam, vous en êtes sûr? jeta Nick qui, du coup, s'intéressa de très près à la conversation. — Si je me trompais sur les marques de voiture, je ne serais pas garagiste! dit M. Baffi. — Oh! pardon! fit Nick confus. Mais pourriez-vous nous dire de quelle couleur était la Sunbeam? — Elle était... Attendez! Couleur miel! — C'est elle! dit Noël. — Et l'automobiliste? demanda Nick. Comment était-il, s'il vous plaît? — La quarantaine, petit, blond, les yeux fuyants et, je le répète, l'air fort antipathique. » Cela coïncidait parfaitement avec la description faite par Mlle Biche de l'un des personnages aperçus la veille au soir devant chez eux : c'était donc une piste importante! A son tour, Noël posa une question : « Et quand ce client reviendra-t-il chercher son pneu?

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— Après-demain matin, vers sept heures et demie. » Ils quittèrent le garage après avoir remercié M. Baffi Et comme la boutique du pâtissier n'était pas loin, ils eurent finalement leur glace : c'était une récompense bien méritée! Ensuite on reprit le chemin de la rue des Jardins, les enfants poussant leurs vélos. Nathalie et Mlle Biche marchaient devant; les deux garçons suivaient à quelques pas et purent discuter à leur aise. « Essayons de comprendre, dit Noël. Admettons que M. Vignon soit parti en voiture avec ces deux hommes, le brun et le blond, et qu'ils l'aient amené quelque part dans un mystérieux dessein. On peut très bien supposer qu'ensuite le blond ait ramené son complice à la villa Aramis : rappelle-toi, c'est vers onze heures que nous avons vu entrer un homme dans la villa d'en face. Bon. Ensuite, le blond repart, crève, et va chez M. Baffi porter son pneu. Ça te va? — Pas trop mal... encore que cela ne nous explique pas le pourquoi de la disparition de M. Vignon. Car j'en suis persuadé maintenant: l'homme qui habite actuellement la

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villa Aramis est celui qui a rendu visite à M. Vignon, et ce dernier a bel et bien disparu. — Moi aussi, je jurerais presque que c'est ça, opina Noël d'une voix grave. Mais je t'avoue que je voudrais en avoir vraiment la preuve. »

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CHAPITRE V La cabane à outils du soir était terminé. Nathalie aidait Mlle Biche à ranger la vaisselle, et Noël, assis en tailleur par terre, lisait un illustré. Quant à Nick, il n'arrivait pas à rester en place et se traînait dans toutes les pièces, les sourcils froncés. Son agitation finit par exaspérer son cousin et sa sœur, qui l'envoyèrent promener l'un après l'autre. LE REPAS

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« C'est bon, je vais faire un tour au jardin..., finit-il par dire : j'ai besoin d'air. — C'est ça! Et tâche de t'y calmer! » approuva Nathalie. Une fois dehors, Nick arpenta la propriété, retournant pour la dixième fois dans sa tête sa dernière conversation avec Noël. « J'aimerais avoir vraiment la preuve que c'est l'homme brun qui a pris la place de Vignon à la villa Aramis! » avait dit son cousin — ou quelque chose d'approchant. Avoir la preuve.., oui, mais comment? Pardi! De la seule façon possible : en essayant de voir l'occupant de la villa. « Pas commode, mais sûrement faisable! » pensa Nick. C'était justement la difficulté de l'entreprise qui la rendait attrayante à ses yeux. Nathalie avait bien osé aller sonner chez le voisin, elle! A son tour à lui de montrer de l'initiative! Il gagna la rue, qui était obscure et silencieuse. Mais, refusant de se laisser impressionner, il se dirigea droit vers le jardin de M. Vignon et grimpa sans hésitation dans le cerisier.

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Il attendit un moment qu'il jugea très long, sans rien voir ni rien entendre. Pourtant, il savait que la maison était occupée, car un faible rai de lumière passait sous la porte. Alors il décida de jouer le tout pour le tout. Silencieux comme un chat, il descendit de l'arbre, puis, pas à pas, dans l'ombre, se dissimulant d'arbre en arbre, il marcha jusqu'à la maison. Le cœur battant, il posa le pied sur la première marche d'escalier et, l'espace d'un instant, y resta figé : la partie vitrée de la porte d'entrée venait de s'éclairer. Quelqu’un allait sortir! Le bruit du loquet qu'on tourne fit réagir Nick. D'un bond en arrière, il s'aplatit contre le mur de la maison, d'où, le souffle coupé, il observa la scène. La porte s'étant ouverte, un homme parut au haut de l'escalier. Les déductions de Noël étaient exactes, et Nick tenait enfin la preuve cherchée : cet homme n'était pas M. Vignon, mais son visiteur de la veille, vêtu de la même veste de velours que M. Vignon. « Pas mal réussi! pensa Nick. Pour

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quelqu'un qui ne le connaît pas intimement, ou qui le regarderait sans attention, on pourrait vraiment le prendre pour notre voisin! » Mais il n'eut pas le temps de réfléchir davantage. Le faux M. Vignon avait fermé la porte et commençait à descendre l'escalier. Nick se mit à trembler; il avait le sentiment d'être pris au piège. Cet homme allait s'approcher, le voir et... et... La chance voulut que l'homme se dirigeât vers l'angle opposé à celui où se trouvait Nick. Il se mit à marcher, étrange promeneur solitaire, et son pas décrut sur le gravier, puis bientôt s'éteignit. Obligé de rester enfermé tout le jour, pour ne pas être reconnu, il attendait la nuit pour prendre l'air. Cela parut évident à Nick. « Donc, il fait le tour de la maison et va revenir par ce côté-ci. Que faire? Il n'était pas question de courir et de s'enfuir. Le jardin était trop petit et Nick aurait trop tôt attiré l'attention du promeneur qui l'aurait poursuivi et sans aucun doute rattrapé. Alors, il se souvint de l'existence d'une sorte d'appentis, plaque

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que contre le côté de la maison, face à la villa voisine. Cette maisonnette en planches servait de cabane à outils à M. Vignon et comportait même un ancien clapier à lapins. Elle était donc largement assez grande pour que Nick puisse s'y cacher. Le tout était d'y arriver sans être vu. « C'est ma seule chance de lui échapper... », pensa Nick. Il se mit en marche, prenant grand soin de tourner autour de la maison dans le même sens que l'homme, donc marchant derrière lui et tremblant de tous ses membres à la seule idée 60

qu'il pourrait seulement rebrousser chemin. Il fit quelques mètres, cette peur au ventre, et enfin arriva jusqu'à la cabane. A tâtons, il chercha la porte, et rencontra la clef qu'il fit tourner dans la serrure. Un instant plus tard, il se trouvait à l'intérieur, respirant profondément, avec le soulagement de celui qui vient d'échapper à un grand danger. Et puis il s'arrêta brusquement de respirer : le pas du promeneur se rapprochait, se rapprochait... un instant, il eut même l'impression que l'homme allait s'arrêter... mais non, il repartait. Combien de fois allait-il tourner ainsi en rond autour de la maison, obligeant Nick à rester tapi dans cette cabane, grelottant de peur d'être découvert? « Pourtant, pensa Nick, je ne regrette pas d'être venu. Je sais à présent que cet homme est là pour faire croire que M. Vignon n'a pas quitté sa maison. Reste à comprendre dans quel dessein... » Il y avait environ un quart d'heure ou davantage que Nick se tenait aussi immobile que possible dans la cabane, lorsque la promenade circulaire de l'inconnu cessa brusquement. Plein d'espoir, le jeune

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Renaud s'apprêtait à sortir de sa prison quand un bruit de conversation lui parvint : quelqu'un était entré dans le jardin et parlait avec l'occupant de la villa. Qui? Pour le savoir, Nick se risqua à entrouvrir la porte. Il aperçut alors deux ombres postées à l'angle de la maison et paraissant plongées dans une discussion passionnée. Malheureusement, leurs paroles ne parvenaient pas jusqu'à lui. L'un était évidemment le pseudo-M. Vignon. Mais l'autre? L'obscurité ne permettait pas de distinguer ses traits, lorsque soudain l'électricité s'alluma dans la villa voisine. Alors, pendant un court instant, les silhouettes sortirent de l'ombre. Nick vit le deuxième individu. Sa silhouette le frappa aussitôt : petit, mince, blond, il était en tout point conforme au client décrit par M. Baffi. Nick ne douta pas un instant que ce fût lui. Il tenait à la main un sac à provisions; sans doute venait-il ravitailler son complice qui ne devait sortir à aucun prix. Surpris par la lumière, les deux hommes s'étaient aussitôt repliés à l'abri du mur de la maison. Nick cessa de les voir, et lui-même, par prudence, rentra dans sa cabane.

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L'attente reprit, interminable. Pour la rendre moins pénible, Nick s'était accroupi sur le sol, prenant bien garde de ne pas toucher les instruments de jardinage rangés contre les parois. Malheureusement, la jambe raidie par cette immobilité trop prolongée, il fut contraint de changer de position. Un geste maladroit dérangea un râteau qui vint heurter le fer d'une pioche, avec un bruit que le garçon jugea terrible. Il se sentit perdu et se colla instinctivement contre une paroi. Sa main rencontra un tas de sacs vides qui avaient dû contenir des pommes de terre; il se glissa derrière, se faisant tout petit et attendant avec angoisse la suite des événements. Le bruit avait fait taire les deux hommes dans le jardin. Des pas s'approchèrent de l'appentis et s'arrêtèrent devant la porte. Nick se tassa encore davantage sous l'étoffe grossière des sacs qui dégageaient une forte odeur de terre. Puis, avec un coup au cœur, il entendit le déclic du loquet qu'une main décidée faisait tourner. La porte s'ouvrit et une ombre suivie d'une autre se dessina dans l'encadrement.

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« Il n'y a personne, dit une voix. — Comment veux-tu te rendre compte? Il faudrait une lampe de poche, répondit l'autre. — Je n'en ai pas. Et puis zut! Tu ne vas pas me faire croire que quelqu'un se cache dans ce réduit? — Pourquoi pas? Ce serait prudent de s'en assurer. — Moi je te dis que c'est un chat qui s'est glissé là-dedans et a heurté les outils », reprit la première voix. Il y eut un silence pendant lequel Nick retint son souffle. Mais il lui semblait que les deux hommes auraient pu entendre son cœur tant il battait fort. La deuxième voix répondait avec hésitation : « Eh bien, tu dois avoir raison. Ferme cette porte et n'en parlons plus. De toute façon, je ne veux plus faire long feu ici. Le vieux... » Le reste de sa phrase se perdit dans le bruit que fit le panneau en se refermant. Infiniment soulagé, Nick respira plus à l'aise. Pas pour longtemps! Un autre son vint le replonger dans son angoisse : l'un des deux

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hommes avait fait tourner la clef dans la serrure... « Non, non! ce n'est pas possible... Je ne vais pas être obligé de passer la nuit ici, risquant à chaque instant d'être découvert, et sans que personne, personne de chez nous puisse avoir l'idée de venir me chercher! » II était au bord des larmes; la seule chose qui le retint de pleurer fut la crainte d'être entendu des deux hommes. Bravement, il serra les dents et resta debout dans l'ombre, muet et glacé.

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CHAPITRE VI Délivrance CHEZ les Renaud, Mlle Riche était en tram de se relaxer dans un fauteuil en écoutant à la radio un air entraînant, quand cule vint lui faire comprendre, en posant les pattes de devant sur ses genoux, qu’il avait un urgent besoin de sortir. Ravi de se dégourdir les jambes, Noël se précipita. « J'y vais, mademoiselle, je le sors.

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— J'y vais aussi », cria sa cousine, qui comptait retarder ainsi le moment d'aller au lit. Une fois dehors, Noël constata : « Bizarre qu'on n'aperçoive pas Nick! Je me demande ce qu'il fabrique, depuis le temps qu'il est sorti. — C'est vrai, dit Nathalie inquiète. Il a disparu. Tu ne crois pas que... qu'il pourrait y avoir un rapport avec ce qui se passe à côté? » ajouta-t-elle à voix basse. Noël lui serra gentiment la main pour apaiser ses craintes. Mais, au fond, la même pensée l'avait effleuré. « Ecoute, dit-il, je te propose une chose : nous allons nous séparer, faire le tour du jardin chacun de notre côté. Tiens, prends le chien, cela te rassurera. » Nathalie partit donc de son côté, sans avouer que la petite taille d'Hercule ne suffisait guère à la rassurer. Aussi n'avançait-elle dans le noir qu'à pas précautionneux, balayant préalablement du regard chaque centimètre carré où elle devait mettre les pieds, frissonnant au moindre craquement de brindille. Soudain, dans le chemin qui longeait la

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maison, une voiture se mit en route. Un moment, Nathalie chercha ce qu'il y avait d'étrange à ce spectacle, puis comprit tout à coup: la voiture roulait tous feux éteints! « Donc, il s'agit de quelqu'un qui se cache », pensa aussitôt la petite fille. Son premier réflexe fut de fuir, de crainte d'être aperçue, mais aussitôt elle se rendit compte que cette voiture pouvait avoir un rapport avec la disparition de Nick. Alors bravement elle courut le long de la haie, et, à la vague clarté d'un lampadaire lointain put examiner la voiture : c'était une Sunbeam de couleur jaunâtre avec un affreux chien en peluche qui se balançait à l'arrière. Il n'y avait qu'un homme au volant, dont elle ne put distinguer les traits. En tout cas, pas la moindre trace de Nick. « La voiture d'hier soir! » pensa Nathalie. Et bien vite, avec un sang-froid qui l'étonna, elle lut le numéro : 3974 AB 13. « Tiens, le département des Bouches-duRhône!,» se dit vaguement la fillette. Maintenant, il fallait avertir Noël! Oubliant complètement Hercule qui se camouflait derrière quelque massif, Nathalie revint 69

à toutes jambes vers son cousin. Encore haletante, elle lui conta ce qu'elle avait vu. — Tout cela est vraiment bizarre..., fit Noël songeur. Si cette auto avait ramené M. Vignon chez lui, il n'y avait aucune raison non plus pour rouler tous feux éteints. Alors?... » Devant le regard angoissé de Nathalie, il jugea préférable de s'interrompre. « Ecoute, proposa-t-il, tu es fatiguée : rentre te coucher, et je retournerai seul chercher Hercule... et Nick s'il n'est toujours pas revenu. Je te raccompagne jusqu’à la maison, et nous regarderons s'il y est. » Hélas! pas de Nick à la maison, aussi Noël ressortit-il avec une certaine angoisse au cœur. Sûr de ne pas se tromper, il marcha sans hésitation vers la villa voisine. Dans son réduit de planches, Nick commençait à trouver 1’attente intolérable, d'autant plus que la nuit fraîchissait et qu'il grelottait dans ses vêtements légers. Depuis un moment, le silence était devenu total. Après le départ de son visiteur, l'habitant de la villa avait renoncé à continuer sa promenade en rond : sans doute

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était-il rentré se coucher. Alors le garçon se leva, alla à la porte, et tenta par acquit de conscience de l'ouvrir. Mais elle était bel et bien fermée à clef! Nick en arriva à la conclusion qu'il lui faudrait user des grands moyens pour sortir. Il avait, sous la main, tout un lot d'instruments, pioches, pelles, râteaux, susceptibles d'être utilisés pour disjoindre les planches dont étaient faits les murs de l'appentis. Passant la main sur la surface rugueuse des parois, il trouva une fente plus large que les autres, y enfila la pointe d'une pioche et pesa sur le manche : il se produisit un craquement si fort que le garçon s'arrêta, effrayé. L'inconnu n'allaitil pas surgir, et cette fois muni d'une lampe de poche, pour examiner la cause du vacarme? Mais rien ne se produisit, et Nick, momentanément rassuré, se remit au travail. Cette fois il prit davantage de précautions, mais il avait beau faire, chaque craquement du bois déchirait le silence nocturne, et le captif frissonnait d'angoisse. Alors qu'il avait eu si froid peu auparavant, il était maintenant en nage. La planche cédait si lentement que Nick se sentit désespéré; il se rendait compte qu'il lui 71

faudrait des heures avant de pouvoir sortir de là! Pourtant, il avait réussi à ouvrir un petit passage; abandonnant ses outils trop bruyants, il passa le bras dehors pour tenter de dégager la planche. Une sourde terreur lui étreignit soudain le cœur : un souffle chaud et humide venait de passer sur sa main! Il aurait volontiers hurlé, s'imaginant pris sur le fait par l'homme revenu, s'il ne s'était bien vite aperçu qu'il s'agissait d'une brave et belle et bonne langue de chien, celle d'Hercule en l'occurrence, dont la tête hirsute et frisée apparut bientôt entre les deux planches.

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Nick flatta l'animal avec une joie sans pareille. Puis il eut l'idée de lui nouer sa ceinture autour du cou. « Va maintenant, rentre à la maison, mon brave Hercule! lui ordonna-t-il, et tâche de bien faire ton travail. » Le chien se contenta de pousser un léger jappement, comme s'il comprenait qu'il ne fallait pas faire de bruit, et fila dans l'obscurité. Ensuite le prisonnier attendit, plein d'espoir, le résultat de l'opération : il était persuadé que, tôt pu tard, Hercule ramènerait quelqu'un ici. Ce ne fut pas long. Noël, qui rôdait aux alentours de la villa Aramis, vit passer la petite silhouette d'Hercule, et remarqua immédiatement l'extraordinaire collier qu'il portait autour du cou. Le jeune garçon ne tarda pas à comprendre qu'il s'agissait d'une sorte de message envoyé par son cousin, lequel devait se trouver en difficulté quelque part. Il n'eut qu'à suivre le chien, qui revint en batifolant vers l'appentis. « Ah! mon vieux! chuchota Nick quand Noël s'approcha, je ne t'ai jamais vu arriver avec un tel plaisir! » Noël le fit sortir rapidement et lui administra une bourrade amicale. 73

« Idiot, va! Je commençais à être rudement inquiet! » Mais ce n'était ni le lieu ni l'instant de bavarder. Après s'être assurés que tout était en ordre et qu'ils ne laissaient aucune trace derrière eux, ils s'enfuirent silencieusement, mais le plus vite possible, vers leur propre maison, chaud refuge contre cette nuit pleine de choses inquiétantes. Ce ne fut qu'une fois dans leur chambre, bien à l'abri, qu'ils passèrent aux explications. Nick raconta en détail son équipée, et les découvertes qui en étaient résulté. « C'est très courageux ce que tu as fait, mais vraiment imprudent! commenta Noël avec une frayeur rétrospective. Tu oublies que je suis un petit malin qui ne se laisse pas faire... tout juste enfermer de temps en temps, histoire de rire! » rétorqua Nick avec un clin d'œil. Il ajouta dans un bâillement : « N'empêche que pour y passer la nuit, mon lit est drôlement plus confortable que la cabane à outils! »

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CHAPITRE VII Cité des Narcisses LE LENDEMAIN, dimanche de Pentecôte, le soleil était si radieux qu'il dissipa dans l'esprit des Trois N le souvenir des angoisses de la veille. Après absorption d'un nombre important de tartines grillées, Noël et Nick annoncèrent à Mlle Biche qu'ils allaient faire une partie de ballon avec d'autres garçons du quartier.

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« Fort bien, mes enfants! J'aime qu'on pratique le sport et cela vous changera les idées. Vous m'avez l'air d'avoir de petites mines pâlottes en ce moment. J'espère que ce n'est pas ma présence qui vous ennuie? — Oh! non, mademoiselle! s'écrièrent trois voix avec la même sincérité. — Bon, alors, parfait. Allez faire votre partie de ballon, pendant ce temps je vous préparerai un bon petit repas. Tu m'aides, Nathalie? — Eh bien... euh... si cela ne vous fait rien, j'aimerais mieux aller chez mon amie Anne. — Entendu. Je vous attends donc tous ici pour le repas de midi. » Bientôt, Nick et Noël étaient lancés dans une passionnante partie de foot, ayant complètement oublié, pour quelques heures, la villa Aramis et son mystérieux occupant. Il n'en était pas de même de Nathalie. Depuis son lever, elle se torturait la cervelle, cherchant de quelle façon elle pourrait venir en aide à son cher pépé Vignon, victime de deux louches individus. Si au

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moins elle avait pu parler de lui avec des personnes le connaissant bien, pour essayer de comprendre le pourquoi de son enlèvement...! Eh bien, la voilà, l'idée! Oui, mais à qui s'adresser? Le vieux monsieur quittait rarement sa villa, et ne recevait pas grand monde... du moins personne qui soit connu des enfants Renaud. Si, pourtant! Il y avait quelqu'un qui venait régulièrement chaque jeudi chez M. Vignon : sa femme de ménage! Malheureusement Nathalie, qui l'avait aperçue maintes fois, ignorait son nom et son adresse. C'est alors qu'elle se souvint que les parents de son amie Anne, qui habitaient aussi rue des Jardins, avaient autrefois employé cette même femme de ménage : de là venait la décision de Nathalie d'aller rendre visite à Anne. A midi, les deux garçons rentrèrent à la maison en traînant un peu les pieds : la partie avait été rude! Une agréable odeur de friture émanant de la cuisine leur fit presser le pas, mais ils furent arrêtés sur le seuil par Nathalie qui paraissait les attendre.

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Elle marchait de long en large, avec l'air agité d'une jeune personne qui porte un secret trop lourd pour elle. Dès qu'elle les vit, elle leur fit signe de stopper. « Laisse-nous entrer, on est fatigués! grogna Nick en la poussant sans ménagement. — Pas avant de vous avoir parlé. Chez Anne, j'ai appris quelque chose qui... quelque chose sur... » Ne trouvant pas ses mots, elle désigna du doigt la villa Aramis. « C'est fou ce que ça doit être intéressant! coupa Nick en prenant un air supérieur. Tu penses! Une information venant de ton amie Anne, la fille la plus gourde et la plus chipie qui soit...! » Nathalie lui jeta un regard noir et, sans répondre, prit la main de Noël et l'attira en arrière. Elle lui chuchota quelques phrases à l'oreille. Devant l'œil étonné de son cousin, Nick comprit qu'il devait s'agir de quelque chose d'intéressant. Vexé d'être tenu à l'écart, il ne put s'empêcher de demander : « Alors, tu le dis, ce secret, oui ou non?

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— Ne compte pas sur moi, répondit Nathalie la bouche pincée. Puisque je n'ai que des amies gourdes, je le suis certainement moimême, et nos conversations ne peuvent pas intéresser un esprit distingué comme mon frère! — Allons, cessez de vous chipoter! fit Noël en riant. Nous avons beaucoup mieux à faire en ce moment. Moi je vais te dire ce que Nathalie, plus fin limier que nous, a découvert : l'adresse de la femme de ménage de M. Vignon! — Et alors? bougonna Nick de mauvaise grâce. — Tu es idiot ou quoi? demanda Noël s'énervant à son tour. Tu ne comprends pas que, par elle, nous pourrons avoir des tas de renseignements? — Elle s'appelle Mme Cochet, précisa Nathalie, et habite cité des Narcisses.» L'après-midi même, les enfants s'en furent à bicyclette à la cité des Narcisses, qui se trouvait de l'autre côté de la rivière, assez loin de leur quartier. Ils trouvèrent sans difficulté l'immeuble de Mme Cochet et grimpèrent ses cinq étages à toute vitesse.

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Un certain temps s'écoula sans qu'on leur ouvre la porte. Pourtant, ils étaient certains que l'appartement n'était pas vide, car un ronflement sonore, paraissant venir d'une poitrine d'ogre, retentissait derrière la porte. Après avoir frappé cinq ou six fois en vain, sans doute seraient-ils repartis si Nathalie, se prenant le pied dans le tapis, ne s'était soudain affalée contre la porte qui s'ouvrit d'elle-même. Ils se trouvèrent en présence d'un gros homme qui, enfoncé dans un fauteuil, les pouces coincés dans ses bretelles, ronflait bruyamment devant la télévision

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allumée. Le match de football qui s'y déroulait ne l'avait certainement pas passionné! Au bruit que firent les enfants, le dormeur se réveilla, jetant les bras au ciel en une série de grands moulinets affolés. « Au feu! Au feu! » se mit-il à crier. Puis, apercevant les trois têtes ahuries des arrivants, il se rasséréna aussitôt. « Entrez, entrez!..dit-il avec jovialité. Et ne faites pas attention : je crois bien que j'étais en train de rêver. » Noël fut le seul à pouvoir garder son sérieux. « Nous nous excusons de vous avoir réveillé, monsieur, mais nous aurions voulu parler à Mme Cochet. Sommes-nous bien chez elle? — Je crois qu'elle n'y est pas : elle a dû sortir pendant mon sommeil. Attendez... », ajouta-t-il en voyant les Trois N qui, l'air déçu, se dirigeaient vers la porte. « Ne partez pas encore, je suis sûr qu'elle est allée bavarder chez la voisine du dessous. » Et, prenant sa canne posée à côté de lui, il en donna quelques coups vigoureux sur le plancher. L'effet fut immédiat : on entendit claquer une porte à l'étage inférieur, puis un pas

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monter l'escalier. Quelques secondes plus tard entrait Mme Cochet. « Bonjour, madame. Nous sommes les enfants Renaud et habitons à côté de chez M. Vignon. — Je vous reconnais parfaitement, dit Mme Cochet avec un sourire aimable. Mais venez donc à la cuisine, je vous offrirai un verre de sirop : vous avez dû avoir chaud, pour venir ici! — Et pendant ce temps, moi, je poursuivrai ma petite sieste », ajouta M. Cochet en se calant dans son fauteuil. La cuisine était accueillante, et les Trois N apprécièrent le sirop bien frais accompagné d'une assiette de biscuits. Mais Noël, qui n'oubliait pas le but de leur visite, se hâta de placer un mot : « Nous sommes venus pour vous parler de M. Vignon. » Mme Cochet sursauta, la mine inquiète. « Il ne lui est rien arrivé, au moins? — C'est-à-dire que... nous ne le savons pas vraiment, mais nous le craignons un peu. » Cette fois la brave femme se laissa choir sur une chaise, visiblement affolée. 82

« Enfin, de quoi s'agit-il? Il était en parfaite santé quand j'y suis allée jeudi. — Eh bien, depuis deux jours, nous ne l'avons pas revu... et... et pourriez-vous nous dire s'il a de la famille? coupa Noël renonçant à raconter la trop longue histoire de l'inconnu dans la maison. Vous pensez qu'il aurait pu partir dans sa famille? Absolument pas, il n'en a aucune! A moins que... » Mme Cochet s'arrêta, comme prise d'un scrupule. « Oh! madame, fit Nathalie, si vous savez quelque chose, dites-le-nous! Nous sommes venus pour aider M. Vignon, pas par curiosité! » Mme Cochet la regarda en souriant et se décida : « Bon, alors je vais vous dire; d'autant qu'au fond, il n'y a pas de mal à vous confier ce que je sais : M. Vignon ne m'a jamais demandé de garder le secret. Simplement, c'est une affaire dont il n'avait pas envie de parler parce que cela lui faisait trop de mal! » Et Mme Cochet conta qu'un jour, essuyant les cadres sur la commode, elle avait demandé à

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M. Vignon qui était le jeune homme dont il possédait plusieurs photos. « Mon fils! » avait-il répondu brièvement, trop ému sans doute pour en dire davantage. « J'en étais restée stupéfaite! avoua Mme Cochet, car, depuis plusieurs années que je travaillais chez lui, je n'avais jamais vu ni entendu parler de ce fils! Aussitôt, je pensai qu'il était peut-être mort. M. Vignon me devina, car il ajouta : « Un fils absent, madame Cochet, terriblement absent, et par ma faute encore! Ah! que j'ai de regrets d'avoir été si incompréhensif avec lui! » « Le pauvre homme paraissait si bouleversé qu'il me fit pitié! » continua la narratrice. « Alors, je pensai que cela lui ferait du bien de se confier, et je lui demandai, sans craindre d'être indiscrète, de me conter l'histoire. « Eh bien, voilà... Mon fils avait dix-huit ans. C'était mon enfant unique et j'avais mis tous mes espoirs en lui : je le voyais faisant des études extraordinaires, réussissant tout, et puis... et puis, le jour de ses dix-huit ans, il m'a annoncé qu'il abandonnait ses études : son seul rêve était de devenir acteur de cinéma! Je n'ai pas pu supporter l'idée que mon fils pût devenir l'un de ces ratés qui passent leur vie à mendier un 84

rôle, madame Cochet, et... et je lui ai dit que je lui couperais les vivres, s'il s'obstinait dans son projet. Alors il a décidé de partir, de tenter sa chance. Petit à petit, ses lettres se sont espacées. Voilà près de sept ans que je n'ai plus de nouvelles de lui, si ce n'est une carte pour le Jour de l'an. Oui, je suis sans nouvelles de ce que j'ai de plus cher au monde! » Mme Cochet se tut un instant et reprit : « Le pauvre homme avait les larmes aux yeux : j'ai essayé de le consoler en l'assurant qu'il reverrait sûrement son fils un jour. »

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La narratrice s'étant tue, les trois enfants se regardèrent, atterrés, assaillis par la même pensée : pourvu que l'un des deux antipathiques visiteurs ne soit pas le fils Vignon, entraîné dans une mauvaise histoire! Ce serait terrible pour le pauvre homme! « Puisque vous avez vu Paul Vignon en photo, pourriez-vous nous le décrire, s'il vous plaît? demanda Noël. — Peut-être a-t-il changé, car il doit avoir maintenant vingt-huit ou vingt-neuf ans. Mais sur la photo, c'était un grand garçon brun, avec d'admirables yeux noirs. » Ouf! la description ne cadrait en rien avec celle des louches visiteurs de la villa Aramis. Si bien que les enfants quittèrent Mme Cochet rassurés, lui laissant entendre qu'elle retrouverait sans doute M. Vignon jeudi. Ils ne furent pas plus tôt sur le trottoir qu'ils se mirent à commenter les nouvelles. « Vous croyez que le fils de M. Vignon joue un rôle dans cette histoire? demanda Nathalie. — Nous n'en savons pas plus que toi, maligne! » explosa Nick, énervé de ne rien comprendre à l'affaire.

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Noël, silencieux depuis un instant, finit par dire d'un ton songeur : « En faisant le rapprochement avec ce que tu avais entendu le premier soir, Nick, quand l'homme est venu chercher M. Vignon, on peut très bien imaginer que ce dernier soit tout bonnement allé rejoindre son fils. Les deux types seraient venus le chercher pour l'amener à lui et... — Et c'est idiot! conclut Nick. Veux-tu m'expliquer pourquoi, dans ce cas, l'un d'eux serait resté dans la villa et se ferait passer pour M. Vignon? — Tu as raison, il y a quelque chose qui cloche... Alors... oh! mais attends, je crois que je commence à y voir plus clair! Ces deux hommes ont dû se servir de Paul Vignon comme appât, pour faire sortir son père de chez lui. Excellent appât, avoue-le, car le pauvre homme n'allait certainement pas résister à un appel de son fils. D'accord? Bon. Ils l'emmènent donc, prétendant lui faire rencontrer son fils, ce qui leur laisse le champ libre!

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— Pas bête! avoua Nick. Donc, il nous reste encore à comprendre le principal : dans quel intérêt ces hommes se sont-ils introduits à la villa Aramis et pourquoi font-ils croire que M. Vignon y est encore? — Et moi, ajouta Nathalie, ce que je trouve Le plus important, c'est de savoir où se trouve le vrai M. Vignon. — Il n'y a pas que toi, tu sais! » dit Nick, avec un haussement d'épaules agacé. Ils rentrèrent à la maison, la tête pleine de cette histoire, heureux de retrouver la présence affectueuse de Mlle Biche. Elle était assise au salon, une énorme pelote de laine d'un horrible mauve sur les genoux. Elle annonça d'un ton triomphant : « Noël, donne-moi ton dos que je mesure. Bien que j'aie horreur de ça, je suis en train de tricoter un chandail pour te faire plaisir. Je vais faire vite et le prochain sera pour Nick! » Les deux garçons se jetèrent un coup d'œil navré : ils auraient l'air fin devant leurs camarades avec un truc pareil sur le dos!

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Etouffant de rire, Nathalie leur tira un bout de langue vainqueur : elle n'aurait pas à porter ces horreurs, elle! Mais son triomphe fut de courte durée : « Et pour toi, Nathalie, ce sera un beau châle avec de grandes franges. J'ai pris assez de laine et vous serez très mignons tous les trois habillés de la même couleur. S'il m'en reste suffisamment, je me ferai peut-être un petit gilet... » Après avoir remercié d'une voix molle, ils s'enfuirent dans leur chambre, refusant d'en entendre davantage; mais ils eurent, hélas! encore le temps de saisir sa dernière phrase : « Et s'il me reste encore de la laine, je tricoterai même un petit manteau pour Hercule!»

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CHAPITRE VIII Le vélomoteur A PEINE la porte des garçons s'était-elle refermée sur eux que Noël annonça: « Bon, eh bien, maintenant, l'enquête est terminée. Plus personne à qui nous adresser pour d'autres renseignements. — A la police, peut-être? suggéra Nick. Dans une histoire d'enlèvement... — Est-ce qu'on peut affirmer qu'il s'agit

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vraiment d'un enlèvement? coupa Noël. Nous n'avons pas l'ombre d'une preuve là-dessus : rien que des suppositions. Et si nous allions raconter aux policiers nos petites histoires d'inconnus pénétrant la nuit chez M. Vignon, et prenant sa place, il est probable qu'on nous rirait au nez! — Conclusion, dit Nick tout excité : il nous faut agir, et agir seuls. Je me sens fin prêt. — Moi aussi. Et la première chose que nous devons faire... — ... est de suivre l'homme quand demain matin il reviendra chercher son pneu chez M. Baffi, coupa Nick. C'est bien ce que tu voulais dire, n'est-ce pas? — Exactement. Lui seul peut nous mener sur une piste. — L'ennui, fit Nick en fourrageant avec énergie dans sa chevelure, c'est que nous n'avons que nos vélos et derrière une Sunbeam, cela ne nous laisse pas beaucoup de chances, même si le type ne conduit pas très vite! L'autre ennui... c'est Nathalie. — Que veux-tu dire? — Pardi! Elle va vouloir à toute force nous

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suivre, et elle va rudement nous embarrasser! Alors, motus devant elle, n'est-ce pas? Ne lui parlons de rien. — Je ne suis pas de cet avis, réfuta Noël. Elle sait être raisonnable, parfois. Et ce serait mieux si quelqu'un dans la maison était au courant de nos projets. » Nick haussa les épaules, sceptique. « Peuh! Tu comptes te fier à ce gros bébé? » Ni l'un ni l'autre des deux cousins n'avait remarqué que la porte venait de s'entrouvrir. Une petite voix moqueuse lança : « Bon, bon! Puisqu'on ne peut pas se fier à moi, je ne vous donnerai pas mon idée. Dommage : elle était bonne. » Et la porte se referma, Nathalie faisant semblant de regagner sa chambre avec dignité. Les garçons coururent derrière elle. « Dis-la pour voir, ton idée, et on te promet de ne plus avoir de secrets pour toi ! promit Nick. — D'ailleurs, moi, j'étais décidé à te faire confiance, plaida Noël. — Toi, oui, admit Nathalie. Et ça me prouve quelque chose, une fois de plus. — Quoi donc? 92

— Qu'un cousin, c'est plus gentil qu'un frère! Dix fois, mille fois, un million de fois plus gentil! - Admettons, dit Noël en riant. Dans ce cas, vas-y : ton gentil cousin est tout oreilles. » II ajouta, redevenant sérieux : « N'oublie pas qu'il s'agit d'une affaire grave, et que les Trois N doivent s'unir pour la résoudre. — Eh bien, c'est très simple, dit Nathalie. Pourquoi ne vous servez-vous pas du vieux vélomoteur qui est dans le garage? Papa a dit qu'il n'y avait presque rien à réparer dessus, et M. Nick, qui se prétend si fort en mécanique, devrait pouvoir le bricoler pour qu’il rende le maximum. » Les deux garçons dévalèrent l'escalier comme des bolides. Ils se précipitèrent au garage où, trois heures durant, ils se battirent avec l'huile, les boulons et les tournevis. A huit heures du soir, ils en ressortirent aussi sales que s'ils avaient ignoré toute leur vie l'existence de l'eau et du savon, mais avec la mine radieuse de ceux qui ont réussi : le vélomoteur marchait parfaitement bien et sa vitesse était augmentée par d'habiles modifications.

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Très tôt, le lendemain matin, le réveil sonna dans la chambre des garçons. Noël se leva d'un bond, tandis que Nick se retournait en grognant pour se rendormir aussitôt. L'aîné eut tôt fait de se laver et de s'habiller. Il se sentait résolu, prêt à l'action. Pourtant, en ouvrant les volets, il constata avec dépit que le temps était gris. « Pourvu qu'il ne pleuve pas! Nous serions frais sur notre vélomoteur! pensa-t-il. Et si en plus la route est glissante, nous n'arriverons pas à les suivre. »

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Comme il avait entendu son cousin ouvrir les volets, Nick émergea enfin du sommeil, maugréant, lui aussi, devant le temps maussade. « N'en profite pas pour rester au lit, répliqua Noël. On ne va pas se déclarer vaincus avant même d'avoir tenté quelque chose, non? Tu as raison », admit le plus jeune en rejetant drap et couvertures, et en se ruant vers le lavabo où il s'aspergea d'eau froide pour se réveiller. « Cette fois, je me sens d'attaque! » assura-t-il. Les deux garçons descendirent à la cuisine le plus silencieusement possible et se préparèrent un petit déjeuner consistant. Sur une feuille de papier qu'il laissa bien en vue, Noël écrivit un message destiné à rassurer Mlle Biche : « Nous partons faire une promenade matinale. — Sportive comme elle l'est, cela ne peut que lui plaire! » fit remarquer Nick. Ils se précipitèrent au garage, un peu inquiets de savoir si leur vélomoteur allait démarrer. Mais, au premier appel, le moteur répondit et se mit à ronronner avec un bruit rassurant.

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« Vive nous! s'exclama Nick sans aucune modestie. Comme mécaniciens, on ne fait pas mieux! Je sens qu'avec cette brave machine, nous allons accomplir de grandes choses. » Noël se montrait moins exubérant, ayant, plus que son cousin, conscience du danger de l'entreprise dans laquelle ils se lançaient. « Assez parlé, et en route! ordonna-t-il. Si le type vient vraiment à sept heures et demie comme il l'a dit à M. Baffi, il n'est que temps! » Il conduisit avec prudence, désireux d'essayer la machine avant de la lancer à fond. Néanmoins, il leur fallut moins de cinq minutes pour arriver au garage. La grande porte était déjà ouverte, et les deux cousins aperçurent M. Baffi occupé à balayer le sol en ciment. « Inutile de l'alerter, dit Noël. Profitons de ce panneau publicitaire pour nous dissimuler, et attendons. » M. Baffi reçut d'abord la visite de quelques clients matinaux venant faire le plein d'essence. Chaque bruit de moteur faisait battre le cœur des garçons, qui croyaient le moment venu.

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A mesure que le temps passait, ils se sentaient davantage angoissés et, la gorge serrée, ils n'osaient même plus se parler. Chose curieuse, ils étaient partagés entre la peur et l'envie de voir cette voiture arriver! Parviendraient-ils à la suivre? Et si oui, ne s'engageaient-ils pas dans une aventure bien périlleuse? Car, après tout, ils ignoraient au juste de quoi ces hommes étaient capables! Soudain il ne fut plus temps d'hésiter ni de se poser des questions : la Sunbeam couleur miel venait d'apparaître au bout de la rue. Sans même entrer au garage, son conducteur prit livraison du pneu réparé, paya et démarra en vitesse. Avec résolution, Noël pédala vigoureusement et le petit vélomoteur entama la poursuite.

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CHAPITRE IX Le pavillon de chasse LA SUNBEAM suivait la route qui conduisait au petit village de Brizon. Noël donna les pleins gaz et, obligeamment, son engin prit de la vitesse. Fort heureusement, la voiture maintenait une allure très modérée. D'ailleurs, son conducteur donnait l'impression d'être un débutant. « On a de la chance que ce ne soit pas un fin conducteur! dit Noël. Il ne se ris-

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quera pas à faire des pointes et nous aurons moins de mal à le suivre! » La filature ne semblait en effet pas trop difficile. Les jeunes Renaud n'avaient guère de peine à se maintenir à une distance raisonnable de la voiture, assez loin pour ne pas attirer l'attention du chauffeur. « Ça se gâte! cria soudain Noël. Regarde, il indique qu'il tourne à droite. On va quitter la nationale et ce sera moins facile! » En effet, la Sunbeam tourna à droite sur une petite route de campagne apparemment peu fréquentée. Elle s'engagea bientôt sur un chemin bordé d'arbres et disparut aux yeux des garçons. Arrivés à leur tour à l'embranchement, ils virent que la route prise par la voiture était étroite et poussiéreuse. Au bout d'une cinquantaine de mètres, les arbres cessaient et le chemin n'était plus bordé que de prés. On était en rase campagne et, dans ces conditions, la poursuite devenait de plus en plus dangereuse. « C'est le moment d'être prudent! dit Noël. Sur la route nationale, nous passions inaperçus. Mais, sur ce chemin désert, notre présence paraîtra suspecte au conducteur s’il nous aperçoit dans son rétroviseur. 99

— Je suis de ton avis. Mais je crois que le passage dangereux ne sera pas très long. Regarde : la roule semble aboutir à un bois, remarqua Nick qui se penchait derrière son cousin au risque de déséquilibrer le vélomoteur. - En effet! répondit Noël. Et, comme sa voiture ne peut pas changer de route, il n'y a aucun danger à lui laisser prendre de l'avance : je foncerai ensuite! » Contents de se dégourdir les jambes, ils descendirent de vélomoteur et se cachèrent derrière un châtaignier. Mais ils étaient si tendus que c'est à peine s'ils échangèrent quelques mots. Au bout de deux minutes, Noël donna le signal du départ : « Allez, on repart! » Cette fois, il roula très vite sur la route blanche que la voiture venait de quitter pour s'enfoncer dans un bois de hêtres. A l'orée de ce bois, ils examinèrent les lieux et constatèrent que le chemin continuait, mais de plus en plus étroit et semé d'ornières. De toute évidence, la Sunbeam, qu'on ne voyait toujours pas, ne pouvait aller vite sur ce terrain accidenté.

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Noël avança prudemment sur quelques centaines de mètres et arriva dans un tournant. A peine l'eut-il dépassé qu'ils aperçurent la voiture, si proche d'eux que la peur les saisit. Elle était arrêtée, et son conducteur en sortit. Pour la première fois, ils le virent d'assez près pour comprendre qu'il s'agissait de l'homme blond. Ils freinèrent en catastrophe, sautèrent sur la route et reculèrent pour ne pas être vus. Ils poussèrent leur engin sous un bouquet d'arbres et s'accroupirent pour guetter l'homme. Il était occupé à ouvrir une barrière à deux battants. Puis, il remonta dans sa voiture, démarra et pénétra dans une allée au bout de laquelle se dressait un pavillon en bois, genre chalet, très ancien et en piteux état. Le conducteur s'arrêta, descendit en claquant la portière, puis se dirigea vers la maison dont il ouvrit la porte d'une simple poussée. Il disparut à l'intérieur. Alors, sans un mot, mais en se concertant du regard, les deux cousins s'approchèrent de la barrière que l'homme n'avait pas refermée. « Soyons sur nos gardes, chuchota Noël, après quelques instants. Il pourrait bien se réviser et revenir la fermer. Je ne vois pas bien

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ce que nous pourrions faire... » Mais cinq minutes passèrent sans que personne se montrât, et, cachés derrière un arbre, les garçons purent à loisir examiner la maison. Plutôt petite, elle ne devait pas servir de logement permanent à en juger par son aspect négligé : le bois des murs était noirci par les intempéries, les volets disjoints pendaient lamentablement. Le terrain qui l'entourait était envahi d'herbes folles et de ronces. Noël pensa qu'il s'agissait d'un pavillon appartenant à des

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chasseurs qui ne l'occupaient qu'à la saison de la chasse : peut-être même était-il définitivement abandonné. En somme, un lieu idéal pour séquestrer quelqu'un... « Il ne nous reste plus qu'à essayer d'entrer..., dit Nick d'une voix un peu tremblante. — Peut-être y a-t-il un moyen moins dangereux? Faisons le tour de la propriété, nous verrons bien. » Le portail était prolongé de chaque côté par quatre rangées de fil de fer barbelé plus ou moins rouillé. Les garçons le suivirent en se baissant et entreprirent lentement le tour du terrain. A chaque instant, ils étaient arrêtés dans leur progression par quelque buisson d'épines ou quelque branche basse auxquels ils se cognaient. Mais ni l'un ni l'autre ne songeait à se plaindre de l'exubérance de la végétation, qui présentait au contraire l'avantage de les dissimuler aux yeux des occupants de la maison. D'ailleurs, le temps était si sombre et les arbres alentour si touffus, qu'on y voyait à peine à quelques mètres devant soi. L'absence de soleil les favorisait donc. La maison de bois occupait le centre d'un

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terrain carré peu étendu, dont la seule voie d'accès normale était l'allée empruntée par la Sunbeam. Partout ailleurs, les barbelés, aisément franchissables, fermaient la propriété. Assez petit, le chalet ne comportait que deux fenêtres au premier étage, dont l'une donnait sur un balcon. Ils étaient arrivés aux trois quarts de leur trajet périphérique quand Nick agrippa la manche de Noël : du doigt, sans rien dire, il lui montra une niche à chien. « Ça, c'est une tuile! fit Noël tout bas. Si elle n'est pas vide, nous sommes perdus! » La niche était en aussi mauvais état que la maison : aucun aboiement ni aucun bruit d'aucune sorte n'en venait. « Ou bien le chien est endormi, ou bien il est parti, dit Noël. Advienne que pourra, allons-y! Il ne nous reste rien d'autre à faire. » L'estomac serré, ils franchirent les barbelés et avancèrent, s'attendant à tout moment à voir un chien leur sauter dessus. Mais rien ne se produisit. La niche, décidément, était aussi abandonnée que la maison. Très soulagés, les garçons retournèrent

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vers l'arrière du bâtiment, où ils avaient repéré le balcon. La seule chance de savoir ce qui se passait à l'intérieur sans prendre le risque d'entrer était d'y grimper afin de jeter un coup d'œil. Mais l'entreprise était périlleuse, car ils pouvaient, bien sûr, être repérés à chaque instant : il aurait alors été difficile de s'échapper rapidement. « C'est moi l'aîné, c'est moi qui grimpe, décréta Noël avec autorité. Toi, fais le guet. » Le ton était si ferme que Nick obéit sans discuter. « Entendu. Je surveille les allées de chaque côté de la maison, et la fenêtre au balcon. A la moindre alerte, je siffle. » Le cœur serré, il vit son cousin s'avancer vers le chalet. Il eut juste le temps de lui lancer un dernier conseil : « Tâche de poser plutôt les pieds sur des cailloux : inutile de laisser des traces de ton passage dans la boue! » En quelques bonds agiles, Noël arriva près de la maison. Il se colla un moment contre le mur, le temps d'évaluer la solidité de la vigne vierge qui grimpait le long du balcon. Son examen achevé, il passa à 105

la réalisation de son plan et commença une lente ascension. Ce lui fut d'abord facile de se hisser sur le soubassement de pierre qui faisait saillie. De là, sa main droite réussit à atteindre la base du balcon. Les doigts crispés, gagnant centimètre par centimètre, la main gauche agrippée à la vigne vierge, il réussit enfin de la droite à accrocher un montant de bois. Alors il se hissa très doucement et parvint, par un dernier rétablissement, à s'accouder au sol du balcon. Puis, très vite, il enjamba la balustrade et se colla contre le mur. Il allait risquer un coup d'œil par les vitres lorsqu'un bruit le fit se jeter en arrière. Plaqué contre un des côtés de la balustrade, le garçon avança la tête et vit qu'une porte venait de s'ouvrir dans la pièce. Un homme était sur le seuil, et Noël s'aperçut aussitôt qu'il s'agissait du conducteur de la Sunbeam; il s'adressait à un personnage caché par le dossier de son fauteuil. Mais, soudain, cet homme assis se leva et marcha droit à son interlocuteur, lui parlant avec une telle colère que le son de sa voix parvint à Noël à travers les vitres fermées.

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Alors, sans aucun doute, il reconnut M. Vignon. D'ailleurs, celui-ci fit une volte-face et son regard, pendant une fraction de seconde, croisa celui de Noël. Il eut un haut-le-corps, qu'il réprima tant bien que mal, mais qui fit trembler Noël : si l'homme blond l'avait noté, il allait se précipiter à la fenêtre pour tenter de comprendre ce qui avait surpris si fort M. Vignon. En effet, l'homme s'approcha de la fenêtre... Sans pouvoir s'empêcher de trembler, Noël réenjamba la balustrade et s'y prit si mal, dans sa hâte, qu'une de ses mains lâcha prise. Sans pouvoir se retenir, il tomba lourdement en arrière.

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CHAPITRE X Une bonne niche Tapi derrière un buisson, Nick avait assisté horrifié à la chute de son cousin. Il allait s'élancer pour l'aider à se relever, quand il se rendit compte qu'on ouvrait la fenêtre! Par bonheur, Noël, qui ne souffrait sans doute que d'une foulure, se traîna sous le balcon où il fut caché aux regards de l'homme blond. Celui-ci se pencha par-dessus la balustrade, fouillant les

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alentours du regard. Mais, n'apercevant rien d'insolite, il rentra et ferma la fenêtre. Chacun de leur côté, les deux garçons poussèrent un énorme soupir de soulagement. Ce soulagement fut de courte durée : Nick se raidit de terreur en voyant apparaître l'homme au bout de l'allée de gauche. Son inspection du haut du balcon ne l'ayant sans doute pas satisfait, il se hâtait de descendre vérifier s'il n'y avait réellement rien de suspect. Le plus terrible était que Noël, occupé à masser sa cheville douloureuse, ne regardait pas du côté de son cousin. Comment l'avertir? C'était une question de secondes, car l'homme pouvait le découvrir d'un instant à l'autre, et alors... Il était impossible de siffler sans attirer également l'attention de l'homme. Sans hésiter, Nick ramassa un caillou et le lança en direction de Noël. Celui-ci le reçut en pleine poitrine, et, furieux, se retourna vers Nick : ce dernier, avec de grands gestes, faisait signe à son cousin que quelqu'un venait, et lui intimait l'ordre muet de fuir à droite. Comprenant aussitôt, Noël partit à cloche-

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pied dans la direction indiquée, et disparut peu après au coin du chalet. Il était temps! Quelques secondes plus tard, l'homme arrivait à l'endroit qu'il venait de quitter. Il leva la tête et aperçut un rameau de vigne vierge qui, détaché du mur, pendait, preuve du passage de Noël. Nick sentit qu'il se demandait s'il s'agissait d'un dégât récent ou ancien. Il le vit jeter un regard circulaire autour de lui, comme s'il cherchait le responsable. Plaqué au sol, Nick n'osait même plus respirer de crainte d'être découvert, mais en même temps il se réjouissait, pensant que cet examen laissait à Noël le temps de prendre de l'avance. Malheureusement, son inspection terminée, l'autre continua sa ronde dans la direction même prise par Noël. Il disparut à son tour au coin de la maison, et, durant de longues minutes, Nick ne sut plus ce qui se passait. Malgré les crampes qui l'engourdissaient, la pluie qui commençait de le mouiller, Nick n'osait pas bouger. Il fallait pourtant sortir de là et savoir ce qu'il était advenu de Noël. Avait-il pu échapper à son poursuivant malgré sa cheville endolorie ou bien... N'en pouvant plus d'attendre, Nick

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gagna en rampant le couvert du bois où, se redressant, il rejoignit en courant une zone d'où il pouvait voir l'autre côté de la maison. Mais rien, pas l'ombre de son cousin à l'horizon. L'homme blond avait aussi disparu, d'ailleurs. Nick eut le cœur étreint d'une angoisse atroce, jusqu'à ce que, de la niche déserte, il voie émerger la tête blonde de Noël. Sauvé! Nick aurait volontiers hurlé de joie, mais, comme cela était impossible, il se contenta de faire signe à son cousin que la voie était libre et qu'il pouvait quitter son abri. Celui-ci le rejoignit aussi vite que le lui permettait sa cheville douloureuse. Enfin réunis, les deux cousins ne purent s'empêcher de tomber dans les bras l'un de l'autre. « Ouf! J'ai l'impression qu'on l'a échappé belle! soupira Noël. — Tu crois vraiment? répliqua Nick avec une petite moue ironique. Ce n'était presque rien... — S'il y avait eu un chien, j'étais coincé, reprit Noël. Et maintenant, filons en vitesse. Nous avons eu la chance de nous en tirer une fois, nous ne l'aurions peut-être pas deux! »

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Toujours à l'abri des arbres, ils marchèrent jusqu'au tournant où ils récupérèrent leur vélomoteur. Mais ils jugèrent bon de ne pas l'enfourcher tout de suite, craignant que le bruit du moteur n'attire l'attention de l'occupant du pavillon. Nick poussait seul l'engin, car Noël, avec sa cheville, avait de la peine à se traîner luimême. « La seule chose qui m'inquiète, dit-il bravement, c'est de savoir si je pourrai pédaler pour démarrer. — Nous serions dans de beaux draps! fit Nick un peu inquiet. Je n'ai jamais de ma vie essayé de conduire un machin pareil! » Mais tout se passa le mieux du monde, et bientôt ils roulèrent sans encombre sur la route forestière, dont les ornières s'étaient déjà remplies d'eau. Loin de ralentir, la pluie en effet tombait à verse. Aveuglé par les bourrasques, Noël avait beaucoup de peine à se diriger. Les roues du véhicule soulevaient de grandes gerbes de boue qui achevaient de tremper les deux garçons. Enfin, ils débouchèrent sur le chemin de plaine, moins accidenté, et, un peu plus loin, sur la route nationale. Mais, sur ce 112

goudron lisse et glissant, il leur fut impossible d'aller vite. Aussi était-il presque dix heures lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée de la rue des Jardins. Nathalie les guettait depuis sa chambre, commençant à trouver le temps long. « S'il leur est arrivé quelque chose, ce sera ma faute! pensa-t-elle. Si je n'avais pas parlé du vélomoteur...! » Dès qu'elle entendit le bruit du moteur, elle se précipita dehors. Elle était si contente de revoir son frère et son cousin apparemment sains et saufs, qu'elle voulut les embrasser... mais se recula horrifiée. 113

« Ce que vous êtes sales! s'exclama-t-elle. Ce n'est pas possible! On dirait deux hippopotames qui se seraient roulés dans une mare... C'est tout ce que tu trouves à nous dire? s'indigna Nick. Tu ne crois pas qu'il serait plus important de nous demander ce que nous avons vu? — Pour une fois, Nick a raison, appuya Noël. Songe que nous venons de voir M. Vignon séquestré, et que nous avons failli... ouille, ma cheville! » Son pied avait beaucoup enflé, aussi Nick et Nathalie durent-ils le soutenir pour marcher jusqu'à la maison. Mlle Biche, debout sur le perron, les regardait venir. « Eh bien, voilà une promenade matinale prolongée! remarqua-t-elle avec un clin d'œil. Et pour ce qui est du temps, on ne peut pas dire que vous l'ayez bien choisi! » Comme Noël bredouillait de vagues explications, la vieille demoiselle l'interrompit : « Ne te fatigue pas, mon garçon! Tu ne m'empêcheras pas de supposer que, toi et tes cousins, vous êtes préoccupés par 114

quelque chose... quelque chose que vous n'avez pas envie de confier à Mlle Biche. Bon, c'est votre affaire. Mais la mienne, c'est de vous rendre sains et saufs à vos parents, compris? Alors, une autre fois, tâchez de ne pas me causer de telles inquiétudes! - Oui, mademoiselle! » répondirent les Trois N en échangeant des regards gênés. Quelle fine mouche, cette Mlle Biche! Ainsi," elle s'était doutée de quelque chose! Mais déjà la vieille demoiselle enchaînait — et sa voix flûtée avait repris son enjouement : « Dis donc, Noël, j'ai vu que tu traînais la jambe. Une foulure, peut-être? Parfait, parfait! On ne devient pas un homme sans attraper quelques plaies et bosses! Viens, que je te soigne. » Ravie de pouvoir exercer ses dons d'infirmière, elle se précipita sur lui. En moins d'un quart d'heure, il eut droit à un bain de pied d'eau salée, un cataplasme de pommes de terre râpées, un massage à la pomme miracle, des pincements pour activer la circulation, et, pour finir, à un bandage qui transforma son pied en une grosse poupée ridicule

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« Et voilà! annonça Mlle Biche avec un sourire satisfait. Et maintenant, je t'interdis absolument d'avoir mal! » Dès qu'elle se fut éloignée, Nathalie exigea des garçons le récit détaillé de leur matinée. Elle fut ahurie et frissonnante quand elle sut les dangers qu'ils avaient courus. « Tout de même, je ne vous aurais pas crus si courageux! avoua-t-elle admirative. Et maintenant, qu'est-ce que vous comptez faire? — Prendre une douche et changer de vêtements... », décida Nick en se levant d'un bond. Riant de la mine déçue de sa sœur, qui avait escompté une longue discussion sur F « affaire vignon », il lui lança ironiquement : « Je me demande d'ailleurs comment tu as daigné parler à dés gens aussi sales que nous! Tu viens, Noël? — Je te suis... », fit l'éclopé en traînant péniblement son pied déformé par l'énorme bandage.

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CHAPITRE XI L'indignation de Mlle Biche A LA SATISFACTION de Nathalie, les Trois N tinrent tout de même, ce matin-là, un long conciliabule à l'issue duquel il fut décidé qu'on mettrait Mlle Biche au courant de toute l'histoire. « D'abord, dit Nick, on en sait suffisamment long maintenant pour convaincre n'importe qui! — Et puis, plaida à son tour Nathalie, Mlle Biche a été très gentille avec nous : ce n'est pas

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chic de lui faire des cachotteries. — Sans compter qu'elle nous donnera peut-être un bon conseil pour la suite des opérations? » appuya Noël. Si bien qu'aussitôt le repas expédié, on se réunit au salon. Tandis que les enfants lui contaient l'histoire en détail, Mlle Biche était si passionnée qu'elle ne pouvait rester en place. Elle faisait les cent pas dans la pièce, suivie d'Hercule qui prenait exactement le même chemin qu'elle, faisant demi-tour aux mêmes endroits. « On ne vous en a pas parlé plus tôt, mademoiselle, conclut Noël, parce qu'on pensait qu'avec si peu de preuves vous ne croiriez guère à nos histoires de visiteurs fantômes. Mais à présent que nous avons découvert des choses précises... — ... nous allons les raconter de ce pas à la police, acheva Mlle Biche d'un ton péremptoire. En route, les enfants! » Elle était si pressée de passer à l'action, qu'elle faillit partir en pantoufles. Nathalie le lui fit remarquer au moment où elle passait la porte.

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« Quelle importance? fit-elle. L'inspecteur n'aura pas besoin de regarder mes pieds!» Néanmoins, elle répara l'oubli, après quoi elle partit d'un pas décidé vers le commissariat, suivie d'Hercule et des trois enfants qui avaient peine à se maintenir à son niveau. Quelques minutes plus tard, les Trois N, leur vieille amie et le chien étaient mis en présence d'un jeune inspecteur assis derrière un bureau. Les ayant regardés d'un œil étonné, il demanda : « Que puis-je pour vous, madame? — Mademoiselle! rectifia la maîtresse d'Hercule avec hauteur. Je m'appelle Adélaïde Biche, et je désire... ou plutôt, ces enfants désirent vous faire une communication urgente. — Je vous écoute. » Noël, en tant qu'aîné, se chargea du récit. Quand il eut terminé, l'inspecteur demeura un instant silencieux puis décréta : « Rien de tout cela ne me paraît bien terrible. D'accord, on va faire une enquête de routine sur la voiture volée. Mais, à moins que nous ne trouvions encore cette voiture dans la propriété dont vous parlez,

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je ne vois pas bien comment nous pourrions perquisitionner dans ce chalet. Après tout, aucune plainte n'a été déposée, et votre voisin peut se trouver là de son plein gré! De toute manière, je vous remercie », conclut-il en se levant pour signifier que l'entretien était terminé. Pendant ce discours, le pied de Mlle Biche battait l'air à un rythme de plus en plus accéléré. Le policier n'eut pas plus tôt fini sa phrase qu'elle se leva, et, les deux poings appuyés sur le bureau, le corps penché de

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façon à planter son regard dans celui de son vis-à-vis, elle débita un flot de paroles véhémentes : « Eh bien, c'est du joli! Voici des enfants qui retrouvent des voitures volées, qui vous signalent la séquestration d'un de leurs voisins, en un mot qui font votre travail, monsieur l'inspecteur. Oui, parfaitement : votre travail! Et tout ce que vous trouvez à leur répondre c'est : « nous allons faire une en-« quête de routine! » Eh bien, moi, Adélaïde Biche, simple citoyenne, j'exige que

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vous fassiez quelque chose de sérieux, sinon j'irai me plaindre au ministre de l'Intérieur, entendez-vous? — J'entends, madame... pardon, mademoiselle, répondit l'inspecteur ahuri. Peutêtre vaudrait-il mieux exposer le cas au commissaire lui-même? Je vais lui demander de vous recevoir. » Il s'éclipsa en direction d'une porte ouvrant sur un bureau. Comme il s'y engouffrait précipitamment, Nick lui cria : « Dites au commissaire Carrier que nous sommes les enfants Renaud! » Il s'était souvenu à temps que le commissaire était un ami de son père. Connaissant les Trois N, il se montrerait sûrement compréhensif, lui! Effectivement M. Carrier les reçut sur-lechamp avec une grande cordialité. Noël présenta Mlle Biche et recommença son récit. Après un moment de réflexion, le commissaire déclara : « Je veux bien croire que vous avez vu juste, mes enfants. C'est bon, j'engage l'enquête sur la disparition de M. Vignon. » Mlle Biche adressa un clin d'œil victorieux aux enfants, et tous quatre suivirent

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avec curiosité les faits et gestes du commissaire. Celui-ci décrocha son téléphone. « Minet, vous me vérifierez immédiatement si la Sunbeam 3974 AB 13 figure sur la liste des voitures volées. Au cas où on ne nous l'aurait pas encore signalée, alertez nos collègues de Marseille. Faites vite, c'est pressé. Et rappelezmoi dès que vous aurez quelque chose. » Pendant près d'une heure, il y eut grand branle-bas au commissariat : ordres jetés, registres compulsés, sonneries de téléphone... Le commissaire quitta plusieurs fois son bureau, paraissant oublier les Trois N et Mlle Biche. Mais ceux-ci ne s'en offusquèrent pas : ils étaient bien trop intéressés par ce qui se passait autour d'eux! Enfin, après une longue conversation téléphonique, M. Carrier se tourna vers les en« Ça y est, nous connaissons le propriétaire de la Sunbeam : un certain Mathieu Fouras, poissonnier, 15, cours des Rascasses à Marseille. — Alors, demanda Nathalie, ce Mathieu Fouras serait l'un des hommes qui ont enlevé M. Vignon?

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— Pas du tout, rectifia le commissaire. Sa Sunbeam lui a été volée il y a quelques jours et il a déposé une plainte. - Donc, poursuivit Noël, ce sont les voleurs de la Sunbeam qui sont les ravisseurs de notre voisin. - Exact, mon garçon, opina M. Carrier. Il s'agit maintenant de mettre la main sur ces individus. Pour cela, il faut que l'un de vous nous accompagne pour nous montrer le chemin du pavillon abandonné. Lequel? Je n'en prends qu'un, car je souhaite agir discrètement. » Nick et Noël se regardèrent. « Vas-y, dit Nick pour une fois raisonnable mais en étouffant un soupir de regret. C'est toi qui conduisais, tu as plus de chances que moi de reconnaître le chemin! »

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CHAPITRE XII Envolés ! plus tard, une voiture fonçait à travers la ville, faisant fonctionner sans arrêt sa sirène. A son bord, Noël était encadré par trois inspecteurs, le commissaire, et un gendarme tenant en laisse un chien policier. Il ne s'était jamais senti un personnage aussi important. Le chauffeur conduisait si vite qu'il ne leur UN MOMENT

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fallut que quelques minutes pour arriver sur la route nationale. Le commissaire ordonna alors au chauffeur d'arrêter la sirène, et, voiture anonyme, ils se dirigèrent à fond de train vers Brizon. Noël était inquiet, redoutant de ne pas voir à temps l'embranchement où, le matin, la Sunbeam avait tourné. Il regretta de n'avoir pas eu l'idée, quand il était avec Nick, de chercher des points de repère pour retrouver facilement l'endroit. Plus les kilomètres passaient, plus il doutait de lui. N'avaient-ils pas dépassé le carrefour? Il ne le vit que lorsqu'ils eurent le nez dessus: « C'est là! cria-t-il, j'en suis sûr! » La voiture était lancée à toute vitesse et le conducteur dut braquer si brutalement que les pneus hurlèrent dans le virage et que la carrosserie se coucha comme si elle allait verser. Mais elle se redressa et ils s'engagèrent sans encombre sur la petite route blanche qui s'enfonçait dans les terres. Noël n'avait plus aucun doute : il reconnaissait l'allée d'arbres, puis l'étendue déserte des champs et des prés. Il ne put s'empêcher de frissonner à la pensée

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des dangers courus le matin avec Nick. Enfin, on arriva à la lisière du bois de hêtres et la voiture de police eut quelque mal à progresser sur cette mauvaise route. A chaque instant, des branchages heurtaient l'a carrosserie, les pneus s'enfonçaient dans les ornières creusées par la pluie matinale. Mais Noël, sûr que la Sunbeam avait emprunté ce chemin, poussa le chauffeur à poursuivre. Tant bien que mal, ils arrivèrent au tournant précédant le chalet : « Maintenant, il vaut mieux arrêter, conseilla Noël. Si nous nous approchions davantage, ils risqueraient de nous entendre. » Le jeune garçon, qui souffrait beaucoup moins de sa cheville, s'était débarrassé du ridicule bandage dont l'avait affublé Mlle Biche. Il descendit de voiture et conduisit avec précaution les inspecteurs jusqu'à la clairière où s'élevait le bâtiment. La première chose qu'il vit fut que la Sunbeam avait disparu! Le commissaire prit un air soucieux : « Ennuyeux pour deux raisons! dit-il. Cela nous ôte le motif de perquisition : la police a le

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droit et le devoir d'aller poser des questions à des gens chez qui est rangée une voiture volée. Mais s'il n'y a plus cette voiture, quel motif aurait-elle d'entrer chez ces mêmes gens? — Evidemment..., fit Noël baissant le nez. — Seconde raison, poursuivit le commissaire : cela signifie que l'oiseau s'est envolé! Je gage qu'il n’y a plus personne à l'intérieur. — Peut-être s'est-il enfui sans emmener M. Vignon? » dit Noël plein d'espoir. Il était facile d'entrer dans le chalet. La porte bâillait, faisant de cette maison ouverte à tous vents une demeure sans cœur ni âme. Noël y pénétra derrière le commissaire. Le rez-de-chaussée ne comportait qu'une grande pièce, meublée assez pauvrement. Sur la table, le couvert non débarrassé témoignait du passage récent d'habitants dans cette maison perdue au milieu des bois. Mais il suffisait d'un seul coup d'œil pour se rendre compte qu'il n'y avait plus personne. Oubliant la douleur de sa cheville, le cœur battant, Noël grimpa l'escalier qui

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menait au premier étage où deux chambres se faisaient vis-à-vis. « C'est dans celle-ci que j'ai aperçu M. Vignon », dit-il en désignant la pièce qui donnait sur l'arrière. Or elle était vide, ainsi que celle d'à côté. Selon toute apparence, l'homme blond avait fui en emmenant son prisonnier... Le commissaire ne cacha pas son inquiétude: « L'affaire devient beaucoup plus ennuyeuse... S'il se sent traqué, on ne sait ce que cet homme peut décider! » Mais, examinant la porte, il s'aperçut que la serrure en avait été forcée de l'intérieur. Alors il se tourna vers Noël en souriant : « Eh bien, jeune homme, sois rassuré! J'ai l'impression que ton ami s'est bel et bien sauvé en s'attaquant à la serrure! S'il était parti avec l'homme blond que tu nous as décrit, il n'aurait eu aucune raison d'agir ainsi. Regarde, les entailles faites au bois sont toutes fraîches. — Je me demande avec quoi il a pu opérer! s'étonna Noël. Il n'avait certainement aucun outil à sa disposition! »

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M. Carrier ramassa une tige métallique qui avait roulé par terre. « Tiens, le voilà, l'outil : une barre de cuivre dévissée de son lit. » Plein d'admiration pour l'ingéniosité de son voisin, Noël sentait son inquiétude se dissiper. « Alors, conclut-il, on peut maintenant être certains que M. Vignon s'est enfui après le départ de son geôlier, au lieu d'avoir été emmené par lui. Mais alors où peut-il être? — Nous allons l'apprendre bien vite », répondit le commissaire.

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Depuis le balcon il jeta un ordre : « Pernet, faites venir le chien! » Quand l'animal fut là — magnifique bête au poil fauve et à l'air féroce —, on le laissa renifler dans toute la chambre. En particulier, on lui fit longuement flairer les coussins du fauteuil, sur la suggestion de Noël qui, le matin même, y avait vu M. Vignon assis. « Et maintenant, en chasse! Cherche, mon brave chien! » commanda le gendarme. Le nez au sol, l'animal se dirigea vers la porte et dévala l'escalier, suivi par les deux hommes et le jeune garçon. Pendant qu'il les guiderait sur les traces de M. Vignon, les trois inspecteurs surveilleraient le pavillon en vue d'un éventuel retour de ses occupants. Le chien se dirigea d'abord vers le portail, puis, après un semblant d'hésitation, saisit une piste et fila directement à travers bois. « Droit au but! C'est ainsi qu'il a été dressé! dit son instructeur avec fierté. — J'avoue que ces animaux sont remarquablement éduqués par nos hommes », fit le commissaire en écho, admirant lui aussi la conduite intelligente de l'animal.

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Toujours flairant le sol, le chien avançait sans hésiter. Mais son trajet étant gêné par la végétation, il progressait plutôt lentement. Cinq cents mètres environ venaient d'être parcourus lorsqu'il poussa un jappement et fit un tel bond en avant que la laisse échappa aux mains du gendarme. Puis la bête s'immobilisa derrière un bouquet de jeunes hêtres et on l'entendit gémir doucement. « Il l'a trouvé, c'est sûr! » s'exclama le commissaire. Tous se précipitèrent à la suite du chien... et le découvrirent cent mètres plus loin, le museau enfoui dans un terrier de lapin, et grattant éperdument, des deux pattes pour tenter de débusquer sa proie! En toute autre circonstance, Noël aurait éclaté de rire, mais il n'en fit rien : son inquiétude au sujet de M. Vignon était bien trop grande! Déjà, le gendarme responsable du chien avait arraché celui-ci aux délices de la chasse au lapin, et l'obligeait à reprendre la piste. La brave bête obéit et se mit à nouveau à flairer le sol. Dix minutes plus tard, lui et la petite troupe sortaient du bois de hêtres 133

et débouchaient dans un champ : toujours aucune trace du disparu! Noël n'en menait pas large : à l'angoisse ressentie pour son vieil ami s'ajoutait la douleur que lui causait sa cheville malmenée. Il y eut encore une marche pénible en terrain découvert, puis la route goudronnée apparut. Quand il l'eut atteinte, le chien parut hésiter. Il partait dans une direction, revenait, repartait dans une autre... si bien qu'ayant observé un moment son manège, le gendarme déclara : « Bizarre! Il semble avoir perdu la piste. — Nous n'avons plus qu'une chose à faire : rejoindre la voiture et filer vers Brunières », décida le commissaire Carrier dont le visage s'était assombri.

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CHAPITRE XIII Encore le facteur DE LEUR CÔTÉ, après avoir laissé Noël au commissariat, Nick et Nathalie avaient regagné la rue des Jardins, déçus de ne pas participer à l'enquête. « Je trouve normal que Noël y soit allé plutôt que moi, mais tout de même, j'avoue que je l'envie un peu, dit Nick. C'est rageant de penser que, pendant que les autres agissent, nous

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restons là sans rien faire, et sans rien savoir pardessus le marché! — Tu peux toujours occuper ton temps, conseilla Mlle Biche. Pendant que je cours acheter quelque chose de bon pour votre dîner, allez donc jouer, tous les deux. Vous verrez que Noël reviendra très vite avec des tas de choses à vous raconter! » Dès qu'elle fut sortie, Nathalie proposa : « Tu fais une partie de dames avec moi, Nick? — Ah! non, alors! répliqua le jeune garçon d'une voix hargneuse. Tu te figures que je vais rester vissé sur une chaise alors que je bous d'impatience? Je préfère aller me calmer les nerfs en jouant au ballon avec des copains! » II sortit en trombe et Nathalie le regarda partir, le cœur ulcéré. Elle se demanda comment elle pourrait, elle, passer le temps. Elle venait juste de décider d'aller se consoler avec quelques morceaux de chocolat, lorsque l'idée lui vint de les manger sur son balcon en surveillant la villa d'en face. Qui sait si l'homme n'allait pas montrer son nez, à un moment ou à un autre? Or ce ne fut pas lui qu'elle aperçut, mais

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le facteur. Sans quitter son vélo, il allait de maison en maison en déposant le courrier dans les boîtes. Il arrivait maintenant à la villa Aramis. Tiens! Cette fois Nathalie le vit descendre de sa bicyclette et la déposer contre le mur. Puis il poussa le portail de M. Vignon, remonta la petite allée, gravit les trois marches et frappa à la porte. Nathalie se pencha davantage, le souffle suspendu. Le faux M. Vignon allait-il ouvrir? La porte s'ouvrit bel et bien dès que le facteur eut sonné. Si vite, même, que la petite fille ne put s'empêcher de penser que l'homme faisait le guet, attendant le passage du préposé. Celui-ci ressortit une minute après, et cette fois il traversa la rue, son vélo à la main, en se dirigeant vers la villa des Renaud. Sans même prendre le temps de réfléchir, Nathalie dévala les escaliers, et arriva sur le seuil en même temps que lui. Le facteur, souriant dans sa moustache rousse, demanda : « Pas amené le chien, aujourd'hui? Eh bien, tenez, je vous donne votre courrier.

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— Merci, monsieur... Attendez! cria-t-elle comme il faisait mine de repartir. Je... j'ai une question à vous poser. — C'est que, ma petite, je n'ai pas le temps de faire la causette! Je suis déjà en retard dans ma tournée. — Je voudrais juste vous demander une chose. Quand vous êtes entré à la villa d'en face, est-ce que c'est bien M. Vignon qui vous a répondu? — Ma foi, à moins que ce soit un fantôme, je ne vois pas bien qui ça pourrait être! Mais il n'avait pas l'air en forme, le pauvre homme! Il disparaissait sous un gros cache-nez et un chapeau, et il m'a dit tenir une grippe terrible. J'ai juste déposé le paquet recommandé, il a signé et je suis parti. Mais adieu, petite, voilà que je me retarde encore avec toi! » II enfourcha son vélo et disparut. Nathalie se mit à réfléchir à toute vitesse : cela ne faisait aucun doute, l'homme n'était évidemment pas M. Vignon! Mais, s'il avait pris le risque d'ouvrir la porte au facteur, d'être reconnu, c'est que le jeu en valait la chandelle! Le paquet que le préposé venait d'apporter devait être très, très important! 138

Nathalie s'élança dans la rue, courant à toutes jambes et criant cent mètres à l'avance : « Nick! Nick! Viens tout de suite! » Aussitôt en alerte, le garçon passa la tête pardessus la haie de ses amis. « Tu n'as pas fini de crier comme ça? » grogna-t-il mécontent. Mais, devant le visage de sa sœur, il comprit qu'il se passait quelque chose. Plantant là ses camarades, il la rejoignit dans la rue. Quand elle lui eut conté l'incident, il dut avouer que ce que Nathalie avait découvert était d'importance. « Rentre chez nous! lui ordonna-t-il. Je vais tâcher de voir de plus près ce qui se passe à la villa Aramis. » II partit si vite qu'elle n'eut pas le temps de lui souffler un mot. Elle resta immobile et désemparée, se disant que son frère allait peutêtre courir un grand danger, s'il s'aventurait dans cette étrange maison d'en face! Alors elle décida de le suivre. Nick avait couru d'une traite jusqu'à la maison de M. Vignon. Mais, au moment où, tournant le coin, il allait pénétrer dans le jardin, il entendit claquer la porte d'entrée.

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II eut juste le temps de s'aplatir contre un mur : l'homme brun que, l'autre jour, Nathalie avait bousculé, quittait la villa Aramis et s'engageait dans le petit chemin, qui joignait la rue des Jardins à une autre rue parallèle. « Donc, pensa Nick, s'il attendait quelque chose, ce ne pouvait être que ce paquet recommandé! » L'homme marchait très vite, et Nick craignit de le perdre de vue. Pourtant le garçon n'osa se mettre en route tout de suite

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derrière lui : il importait de ne pas se faire repérer! Hélas! Quand il se décida à sortir de sa cachette, l'autre avait disparu. Avait-il tourné l'angle de la rue à droite ou à gauche? Furieux d'avoir laissé échapper l'adversaire, Nick se traita mentalement d'idiot. Soudain, à cent mètres de lui sur la gauche, il aperçut la silhouette du fuyard, au moment où celui-ci tournait le coin d'un immeuble pour s'engager dans une avenue. Nick prit son élan, et entama une poursuite difficile : il devait à chaque instant se cacher derrière les voitures arrêtées le long du trottoir, car le pseudo-M. Vignon se retournait souvent. Mais quand, ayant dépassé les faubourgs, on atteignit la campagne et que le fugitif s'engagea à découvert, les difficultés devinrent plus grandes encore : Nick était à la merci du moindre coup d'œil que l'homme pourrait jeter par-dessus son épaule! Pourtant, pas un seul instant il ne fut tenté de renoncer à sa poursuite. « Supposons, se dit-il, que Noël et le commissaire n'aient pas trouvé M. Vignon. Qui sait si je ne le découvrirais pas en

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suivant cet homme? Et puis, je ne peux pas le laisser s'enfuir avec ce mystérieux paquet! » A un moment, l'homme fit un crochet à gauche dans un chemin creux et disparut derrière une ferme abandonnée. Il se dirigeait sans hésitation et Nick pensa qu'il n'avait pas pris n'importe quelle direction pour s'enfuir : il devait avoir un but précis, peut-être un rendez-vous... Si cette hypothèse était bonne, ce n'était pas le moment, alors, de le perdre de vue! Nick se mit à courir à toute vitesse. Sortant du chemin creux, il déboucha sur une petite route départementale où la première chose qu'il aperçut fut la Sunbeam jaune arrêtée au croisement. Il arrivait juste à temps pour voir le faux M. Vignon y monter, s'installer à la place du passager et adresser quelques mots au conducteur. « Trop tard! » pensa Nick avec amertume. Mais le bruit du moteur que l'on mettait en marche le fit réagir. « Non et non! se dit-il. Ils ne vont pas m'échapper maintenant, ce serait trop bête! »

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Sans une hésitation, risquant le tout pour le tout, il saisit le canif qui ne le quittait jamais. Accroupi, il s'approcha de l'arrière de la voiture, avec l'espoir que les deux hommes occupés à parler ne le remarqueraient pas. Il atteignit la Sunbeam au moment où le chauffeur, passant sa vitesse, appuyait sur l'accélérateur pour démarrer. Alors, avec l'énergie du désespoir, Nick enfonça la lame du canif aussi profondément qu'il put dans le pneu usé, sans trop espérer un résultat. Pourtant, un léger sifflement l'avertit qu'il avait, sans doute possible, réussi : le pneu était crevé! Avec un tressaillement de joie, Nick bondit en arrière et regagna l'angle du mur de la ferme. Il vit démarrer la voiture qui, au bout de quelques mètres, se mit à tanguer puis s'immobilisa. Le conducteur, qui n'était autre que l'homme blond, descendit constater le dégât. Furieux, il claqua sa portière à toute volée en lançant un juron. Alors Nick ne put s'empêcher de se frotter les mains devant cette belle réussite. Mais il sursauta brusquement : derrière lui, une petite voix chuchotait :

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« Tu es rudement fort, Nick! » Il se retourna d'une seule pièce, et vit Nathalie accroupie elle aussi derrière le mur et ne perdant rien du spectacle. « Quoi! dit-il ahuri. Tu étais là? — Mais oui, répliqua-t-elle calmement : je t'ai suivi de loin... et si tu savais combien de fois j'ai failli te perdre! » Etonnant comme la présence d'une sœur pouvait être agréable, parfois! Car Nick ne se cachait pas que les choses étaient loin d'être finies. Il fallait se dépêcher d'agir, et l'aide de Nathalie ne serait pas de trop. « Tu arrives à pic! » avoua-t-il. Puis il reporta son attention sur ce qui se passait un peu plus loin. Le second passager était, lui aussi, descendu pour constater la crevaison. Déjà, les deux hommes cherchaient dans le coffre de quoi effectuer la réparation. Tout en les guettant, Nick réfléchissait à ce qu'il convenait de faire. « Ecoute, dit-il en se tournant vers sa sœur, il faut absolument les empêcher de s'échapper. Mais, à présent, je me rends compte que nous n'arriverons à rien, toi et moi : tu vas partir

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chercher de l'aide. — Mais où? Comment? s'affola Nathalie. Je ne vais tout de même pas rentrer seule à la maison : c'est trop loin! — Eh bien si, justement! ordonna-t-il d'un ton sans réplique. Il faut que je reste ici à surveiller les deux hommes pendant que tu iras chercher du renfort à la maison. Raconte tout en vitesse à Mlle Biche et demande-lui de téléphoner au commissariat. Mais, je t'en prie, fais vite! Je n'ai pas envie de demeurer longtemps dans la compagnie de ces individus! — Mais..., commença faiblement Nathalie. — Dépêche-toi donc! Regarde : ils ont déjà monté la voiture sur le cric. Qu'est-ce que tu veux que je fasse s'ils démarrent? » Convaincue, la fillette partit en courant, empruntant cette fois le chemin au lieu de passer à travers champs. Hors d'haleine et souffrant d'un point de côté, elle arriva dix minutes plus tard à l'entrée de la rue des Jardins. Deux hommes sortaient justement d'une voiture arrêtée : elle se heurta violemment à l'un d'eux. « Eh là, fillette! Tu ne peux pas faire attention? » fit-il mécontent en la saisissant par 145

le bras. Nathalie regarda l'homme, puis la voiture : elle reconnut celle où elle avait vu monter Noël en compagnie du commissaire Carrier. « Vous... vous êtes des inspecteurs de police! » bégaya-t-elle. C'était vrai : les deux hommes avaient été envoyés pour surveiller la villa Aramis, mais trop tard pour en avoir vu sortir le faux M. Vignon. Déjà au courant de l'histoire, ils écoutèrent attentivement le récit de Nathalie et n'hésitèrent pas un instant à la croire. Sans même la laisser achever, ils la firent monter en voiture : « Applique-toi à bien reconnaître le croisement, Nathalie. Nous allons passer par la grand-route, ce sera plus vite fait! » L'automobile démarra en trombe et Nathalie se laissa aller contre les sièges : elle n'en pouvait plus de ces émotions!

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CHAPITRE XIV Sur la piste PENDANT que Nathalie exécutait sa mission, Nick, toujours plaqué contre le mur de la ferme, avait continué de guetter les deux hommes qui s'affairaient autour de la Sunbeam. Très vite, après des démêlés divers avec le cric qui fonctionnait mal, il apparut qu'ils renonçaient à changer la roue. Sans doute se rendaient-ils compte qu'ils y perdraient trop de temps. Nick les vit 147

parlementer un moment, puis, abandonnant la voiture, s'engager à pied sur la petite route. Le guetteur était pris entre deux feux. S'il les suivait, Nathalie ne le retrouverait pas. Mais, s'il les laissait partir, on ne les retrouverait peut-être jamais, eux! Après un moment d'intense réflexion, le garçon se souvint qu'il connaissait les signes de piste : le voilà, le moyen de donner des indications à Nathalie... à condition, bien sûr, d'avoir un morceau de craie pour tracer ces signes! Il le trouva parmi les innombrables choses qui gonflaient ses poches. « Si maman était là, pensa-t-il, elle serait bien obligée de convenir que mes fouillis ont parfois du bon! » Se baissant, il traça une flèche sur la route, puis, content de lui, emboîta le pas aux deux nommes. Sans aucun doute, Nathalie comprendrait : ils avaient trop souvent joué ensemble pour qu'il eût des doutes là-dessus! De loin en loin, il recommença ses inscriptions, utilisant tantôt la route, tantôt une pierre plate, tantôt un tronc d'arbre. Les deux hommes marchaient toujours

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devant lui, heureusement sans se retourner. Pourtant Nick n'ignorait pas que cette poursuite était dangereuse : si les fuyards s'apercevaient de sa présence, il ne réussirait certes pas à leur échapper. En cas de découverte, il ne voyait aucun refuge à l'horizon. Personne ne viendrait à son aide, et même s'il courait vite, ils auraient tôt fait de le rattraper. La route conduisait au petit village de Mercueil. Lorsque apparurent au loin les premières maisons, les deux complices eurent un instant d'hésitation. « Sans doute n'ont-ils pas envie de traverser un endroit habité? » pensa Nick. Aussi ne fut-il pas du tout étonné en les voyant s'engager dans un sentier s'amorçant sur la droite et escaladant une colline. Avant de les suivre, le jeune garçon se hâta de tracer une flèche bien visible indiquant la nouvelle direction qu'il allait prendre. Pour plus de précaution, il dessina également une croix au milieu de la route : Nathalie traduirait évidemment : « chemin barré ». Alors seulement il prit à son tour le sentier. Au fur et à mesure qu'il grimpait, la

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panique le gagnait : le dernier lien qui l'unissait aux siens n'était-il pas désormais rompu? Ici, ni arbre ni route pour tracer des flèches. A partir de maintenant il allait être seul, complètement seul avec ces deux hommes. Il décida de leur laisser de l'avance. Enfin, il se remit en marche. Il déboucha sur un plateau et regarda autour de lui. Tiens, que se passait-il? Il n'apercevait plus qu'un homme : le blond avait disparu! Avait-il détecté la présence de Nick, et était-il en train de le contourner pour le surprendre parderrière? Au moment où le jeune garçon, très inquiet, allait faire volte-face, une main toucha son épaule. Il faillit crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche : la peur lui avait coupé la voix. Ce fut heureux, car il s'agissait de Nathalie et des deux inspecteurs : il se sentit sauvé! « J'avoue que vous m'avez fait une belle frousse! dit-il. Je m'imaginais... — Où sont les hommes? coupa le plus jeune des inspecteurs. — L'un d'eux a disparu. Mais... mais... l'autre aussi! » constata Nick en parcourant le plateau d'un regard affolé. 150

Allait-on de nouveau perdre la trace des fugitifs, juste au moment de toucher au but? « Ils ne doivent pas être bien loin, le rassura le policier. Je parie qu'ils se sont enfoncés dans ce bois, qui descend dans la vallée du Vernon. — Probable, acquiesça l'autre. Une fois la rivière franchie, c'est tout de suite la route nationale... et là, avec un peu de chance, ils peuvent faire du stop et filer à des centaines de kilomètres. Nous les aurons d'ici là! » répliqua le plus jeune avec optimisme. Les deux policiers, suivis de près par Nick et Nathalie, dévalèrent le terrain boisé en pente douce. Bientôt ils virent briller l'eau du Vernon à travers les arbres. Un chemin étroit bordait la rivière. « Je les vois. Ils courent vers le pont! » annonça le jeune inspecteur. Alors, il se tourna vers le frère et la sœur : « Vous, les enfants, cachez-vous derrière ce bosquet et n'en bougez sous aucun prétexte jusqu'à ce que nous revenions! » Nathalie obéit avec soulagement : cette chasse à l'homme l'attristait et l'effrayait

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à la fois. Ayant l'ouïe fine, elle avait entendu l'un des inspecteurs dire à l'autre: « Pourvu que ces hommes ne soient pas armés! » Nick, par contre, était mécontent qu'on l'ait mis à l'écart, et trépignait sur place. Enfin il se résigna, et se contenta d'observer la scène avec passion. « Regarde, dit-il à sa sœur. Le faux M. Vignon va atteindre le pont, et l'homme blond est derrière, avec les deux policiers à ses trousses. Ils vont l'avoir par surprise! Non! Le blond se retourne, il les a vus! » En effet, le conducteur de la Sunbeam 152

venait d'apercevoir les deux inspecteurs qui s'étaient élancés à découvert. Une immense surprise se peignit sur son visage : sans doute se croyait-il à l'abri, dans ce coin désert! Aussitôt il cria pour avertir son complice : « Sauve-toi, Gus, on est suivis! » Tous deux firent un effort terrible pour échapper à leurs poursuivants. Semblables à deux bêtes traquées, ils coururent à perdre haleine sur le petit chemin, sachant que leur liberté était en jeu. Mais, déjà fatigués par leur longue marche, ils ne purent résister longtemps : plus jeunes et plus sportifs, les policiers les rattrapèrent bientôt et les ramenèrent en les tenant solidement par le bras. Soudain, le dénommé Gus tenta de jeter derrière lui un petit objet métallique, qui atterrit en tintant sur un tas de pierres. L'inspecteur qui le tenait s'en aperçut aussitôt et l'obligea à le ramasser. « Qu'est-ce que c'est? Quelque chose de si important, que tu essaies de t'en débarrasser? Montre-ça, pour voir! » L'homme tendit l'objet à contrecœur, et le policier, en l'examinant, se gratta le crâne :

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« Tiens, une clé!... Mais, il me semble que c'est une clé de consigne de gare! Qu'y a-t-il d'intéressant dans ce casier automatique? Qu'y avez-vous caché? Ou bien qu'aviez-vous l'intention d'y trouver? » Les deux malfaiteurs baissèrent la tête, sans un mot. « Bon, eh bien, en route! Vous vous expliquerez devant le commissaire Carrier! » Tandis qu'on rejoignait la voiture de police restée près de la ferme, Nick murmura à sa sœur encore bouleversée : « C'est quand même drôlement curieux que ce soit uniquement pour lui voler une petite clé de rien du tout, que ces types aient attaqué M. Vignon. C'est la preuve qu'elle doit avoir une énorme importance! Et je serais curieux de savoir pourquoi! »

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CHAPITRE XV La clé de l'affaire QU’ÉTAIT-IL ARRIVÉ à M. Vignon? » X C'est ce que se demandait anxieusement Noël en repartant vers le chalet avec les policiers. Soudain une pensée terrible lui vint, et il l'exposa à mots hachés au commissaire : « L'homme blond a peut-être rejoint M. Vignon au moment où il gagnait la route,

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et l'a obligé à remonter dans la Sunbeam? Cela expliquerait pourquoi la piste s'arrête brusquement! » M. Carrier hocha la tête sans répondre : cette pensée lui était venue, à lui aussi. Décidément, l'affaire prenait mauvaise tournure! « Qu'allez-vous faire maintenant, monsieur? insista Noël. — Rejoindre au plus vite le commissariat, et lancer des messages par radio à la police routière pour qu'elle tente d'arrêter la Sunbeam. » La voiture de police regagna Brunières plus rapidement encore qu'à l'aller. Voyant le jeune garçon tendu et fatigué, le commissaire décida : « Nous allons te laisser chez toi en passant : tu as sûrement besoin de te reposer. — Mais, commissaire... » M. Carrier fut inflexible, et Noël se résigna vite : il avait grande envie de revoir Nick et Nathalie et de se concerter avec eux sur ces événements troublants. Mais, en mettant le pied hors de la voiture, il ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil à la villa Aramis, et resta stupéfait : un

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homme était accoudé à l'une des fenêtres grande ouverte du rez-de-chaussée, contemplant les fleurs d'une plate-bande. Et cet homme, c'était... M. Vignon lui-même! Le vrai M. Vignon, et non pas l'homme brun. Aussi saisi que s'il venait d'apercevoir un fantôme, Noël eut tout de même le sang-froid de faire arrêter la voiture qui démarrait déjà. « M. Vignon est revenu... là... dans sa maison! balbutia-t-il à l'adresse de M. Carrier. — Pas possible! » En trois bonds, l'homme et le jeune garçon furent sur le seuil de la villa Aramis, dont la porte leur fut ouverte par le propriétaire luimême, tout souriant. « Quel plaisir de vous retrouver sain et sauf, monsieur Vignon! s'écria Noël. Nous avons eu si peur pour vous! — Crois bien, Noël, que je suis tout aussi content de te revoir! répondit M. Vignon en lui administrant une petite tape sur l'épaule. Si je suis satisfait d'être sorti des griffes de ces bandits, je le suis encore plus, car je sais déjà que vous vous êtes préoccupés de moi. C est rudement bon, l'amitié! »

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Le commissaire toussota pour couper court à ces épanchements, qui lui faisaient perdre du temps. « Comment êtes-vous rentré chez vous? demanda-t-il. Nous avons suivi votre trace jusqu'à la route... puis plus rien! — J'ai tout simplement fait de l'auto-stop, expliqua M. Vignon. Quand je suis arrivé ici, j'ai trouvé ma maison ouverte à tous les vents, comme si... — Vous êtes sûr qu'il n'y avait personne? coupa M. Carrier stupéfait. — Bien sûr que non! Que voulez-vous dire? — Nous nous expliquerons au commissariat, trancha le commissaire. Monsieur Vignon, je suis désolé de vous ennuyer, mais il faut que vous me suiviez là-bas. Toutes vos déclarations doivent être notées, afin... — Ah! ça non, pas tout de suite! protesta le voisin des Renaud. Laissez-moi au moins finir le repas que je me suis préparé : je meurs de faim. Savez-vous que mon gardien m'a laissé sans manger depuis ce matin sept heures? Or, il est plus de cinq heures après-midi! Faites mieux : vous et vos hommes, tenez-moi compagnie en 158

venant boire de ma liqueur de cassis fabriquée à la maison. » D'abord interloqué, M. Carrier finit par accepter de bon cœur cette proposition. Noël en profita pour traverser le petit chemin afin de se rendre chez lui : il n'y trouva personne. Il en éprouva un peu d'inquiétude. Un quart d'heure plus tard, on repartait pour le commissariat. Cette fois, M. Carrier n'avait fait aucune objection à la venue de Noël. Quand M. Vignon fut installé face à son bureau, le commissaire lui dit d'un ton sérieux : « Maintenant, je pense que vous accepterez de répondre à mes questions? Mes services doivent s'attaquer sans attendre à la tâche difficile de retrouver les deux malfaiteurs en fuite. Dites-moi de quelle façon... » II fut interrompu par l'arrivée en trombe de Nick et de Nathalie : « Mais où étiez-vous? s'exclama Noël. Je suis passé à la maison et je ne vous y ai pas trouvés. — Oh! fit Nick d'un air faussement modeste, c'est très simple : nous étions juste sortis un moment, Nathalie et moi, le temps

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de suivre les voleurs et de les attraper! » M. Vignon et Noël restèrent bouche bée, le commissaire eut un haut-le-corps. « Quoi! fit-il, vous ne prétendez pas vous être, à vous seuls, attaqués à ces deux malfaiteurs? — Eh bien..., rectifia Nathalie, nous avons demandé un peu d'aide à vos inspecteurs. D'ailleurs, les voici. » En effet, les policiers venaient d'entrer derrière Nick et Nathalie. « Mais oui, commissaire, c'est grâce à ces enfants que nous avons capturé Jean-Joseph Dubout, bien connu de nos services, et son complice, un dénommé Gustave Mérichon qui se dit employé de banque. Sans la présence d'esprit et le courage des jeunes Renaud, ces hommes filaient et nous aurions sans doute eu beaucoup de mal à les rattraper, étant donné l'avance qu'ils auraient prise. » Le commissaire Carrier resta encore un moment muet de stupéfaction, puis il se leva pour aller serrer la main du frère et de la sœur, qui en rougirent de plaisir : « Mes félicitations, jeunes gens! Vous avez été plus rapides que nous : j'ai hâte 160

de savoir comment vous vous y êtes pris. » Nick et Nathalie ne se firent pas prier pour raconter leur équipée, s'interrompant l'un l'autre tant ils avaient hâte de tout dire. Puis, quand ils eurent terminé, ce fut au tour de M. Vignon de raconter sa propre histoire. « Quant à moi, commença-t-il, voici ce qui m'est arrivé : vendredi soir, alors que j'étais tranquillement en train de lire, on a sonné à ma porte. Je suis allé ouvrir et me suis trouvé en présence d'un personnage qui m'a, d'emblée, fait mauvaise impression Mais j'ai aussitôt oublié cette impression, car cet homme s'est mis à me parler de mon fils... dont je ne sais rien depuis des années. » M. Vignon se tut et le commissaire enchaîna: « Je n'ignore pas cette histoire, monsieur, votre jeune ami Noël m'a raconté ce qu'il en sait. Continuez donc à nous parler seulement de ce qui s'est passé ce soir-là. — C'est très simple : cet homme connaissant mon fils — et j'ai compris à certains détails qu'il disait vrai — m'a proposé de me mener à son chevet, car il était soi-disant malade. J'ai fait ce qu'aurait fait à

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ma place n'importe quel père : j'ai préparé ma valise, et, sans méfiance, j'ai suivi cet homme. — J'ai vu cette scène, dit Nick, alors que j'étais caché dans votre cerisier où je... enfin, où j'étais! Et, comme vous nous aviez dit l'après-midi même que vous ne partiez jamais en voyage, cela m'a paru bizarre! — Tu avais bien raison, Nick! Et je n'ai pas été plus tôt dans la voiture que j'ai compris mon erreur. Un autre homme s'y trouvait, et, à eux deux, ils m'ont lié les poignets et les chevilles afin que je ne puisse pas bouger. Après quoi ils m ont mené dans ce chalet où je suis resté enfermé plusieurs jours sans qu'on me donne la moindre explication, et surtout sans qu'on me reparle de mon fils. Je n'avais pour toute compagnie que l'homme blond. Le brun, celui qui avait sonné chez moi le premier soir, avait disparu. — Il était chez vous, ne put s'empêcher de préciser Noël, et fort occupé à se faire passer pour vous! — A se faire passer pour moi! Mais dans quelle intention?

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— Oh! son dessein était très simple, intervint l'un des inspecteurs en tirant de sa poche la clé du casier de consigne. Il voulait s'approprier ceci. » M. Vignon tendit la main et prit l'objet qu'il regarda avec étonnement. « Mais..., balbutia-t-il, ahuri. Je ne connais pas cette clé et je suis sûr qu'elle ne m'appartient pas. » Une profonde stupéfaction se peignit sur les visages des policiers et Nick sourit avantageusement. « Je crois que je peux vous donner l'explication! dit-il. Cette clé se trouvait certainement dans un paquet recommandé que le facteur a apporté ce matin pour M. Vignon et que le faux M. Vignon a intercepté. » Le commissaire Carrier sourit à son tour : « Bravo! Sherlock Holmes en herbe! Et maintenant, Minet, courez vite chercher le contenu de ce casier à la gare », dit-il à l'un des inspecteurs qui partit aussitôt que M. Vignon lui eut tendu la petite clé sur laquelle était inscrit le numéro de la consigne automatique. Chacun gardait un silence impatient, tandis que l'on attendait le retour du messager. M. 164

Vignon surtout semblait tendu et l'on pouvait même lire de l'inquiétude sur sa bonne figure fatiguée par les nombreuses émotions des derniers jours. Heureusement, on entendit bientôt la porte s'ouvrir et l'inspecteur Minet apparut. Il tenait à la main une élégante mallette de cuir noir. « J'espère que nous allons enfin connaître le fin mot de cette affaire grâce à ceci, dit le commissaire. Monsieur Vignon, puisque vous êtes le propriétaire de cet objet, même si vous l'ignoriez, la tâche de l'ouvrir vous revient. » Nathalie, la tête bourdonnante de curiosité, regarda le voisin approcher ses mains légèrement tremblantes du petit bagage vers lequel tous les yeux étaient braqués. M. Vignon fit jouer la serrure et souleva le couvercle. « Oh! » fit Nathalie stupéfaite. Des billets de banque, impeccablement rangés, emplissaient la mallette. « Je ne comprends pas... je ne comprends pas, murmura le vieil homme abasourdi. Cet argent ne m'appartient pas! — Regardez! dit Nick dont le cœur battait à tout rompre. Il y a aussi une 165

lettre dans la poche du couvercle. Elle nous donnera peut-être l'explication. » M. Vignon prit le papier et le parcourut des yeux. Il pâlit, mais une lueur de joie s'était allumée dans son regard. Il tendit la lettre au commissaire. « Lisez! dit-il. Lisez à haute voix. » Le commissaire lut d'une traite les quelques lignes suivantes. « Mon cher Papa, « Je sais au fond de mon cœur que tu as déjà dû me pardonner et oublier nos vieilles disputes. Mais ne parlons plus du passé et

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préparons notre avenir. Prends cet argent et achète le vieux haras de La Tuilière qui est, je le sais, à vendre. « Bientôt, nous pourrons, si tu le veux bien, y vivre ensemble. « Je suis, en attendant ce moment, « Ton fils affectionné. « Paul. » M. Vignon, à la fin de cette lecture, avait les yeux embués de larmes. Il tentait de dissimuler de son mieux et c'est tout juste s'il prêtait attention aux questions que le commissaire continuait de lui poser. L'aventure qu'il venait de vivre ne comptait déjà plus pour lui. Seule importait l'idée que son fils était vivant et cherchait à le revoir... à s'installer près de lui ! Pourtant la discussion au sujet de 1' « affaire » dura encore un certain temps. « Il y a un détail sur lequel je me casse la tête, avoua Nick. Comment les deux malfaiteurs pouvaient-ils deviner que M. Vignon recevrait la clé de cette mallette?

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— C'est une question à laquelle nous ne pouvons répondre pour le moment, admit M. Carrier. Toujours est-il qu'ayant eu connaissance de cet envoi, ils ont eu l'idée de faire disparaître M. Vignon. Pendant ce temps l'homme brun se faisait passer pour lui, afin d'être là au moment où le facteur apporterait le paquet recommandé. — En somme, un procédé simple, facile... et tout à fait malhonnête », conclut Noël. Peu après, les Trois N prenaient congé de M. Carrier, et quittaient son bureau, entraînant M. Vignon toujours perdu dans une agréable rêverie. Ils n'avaient pas atteint la porte du commissariat qu'un inspecteur les rattrapait. « Le commissaire vous demande de revenir.» Ils obéirent, intrigués. M. Carrier était en conversation téléphonique. Il mit la main sur l'appareil pour éviter d'être entendu de son interlocuteur, et lança aux enfants une œillade ironique, « C'est M. Fouras qui m'appelle... vous savez? le poissonnier de Marseille, propriétaire de la Sunbeam. Il s'inquiète de sa voiture : je lui ai dit que mes hommes

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étaient justement en train de la ramener. Tout heureux, il tient absolument à récompenser ceux qui ont contribué à la retrouver... et cette récompense, c'est une caisse de morue salée. Dois-je donner vos noms? » Le commissaire avait peine à garder son sérieux devant l'expression dégoûtée que prirent les trois visages levés vers lui. De la morue! C'était le poisson que les Trois N avaient le plus en horreur, et la perspective d'en manger un mois de suite leur donnait la nausée! « Alors, qu'est-ce que je réponds? insista M. Carrier. - Dites à M. Fouras que nous désirons garder l'anonymat », répondit Nick avec noblesse.

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CHAPITRE XVI Le retour Au SOIR de cette aventure, les jeunes Renaud étaient si excités qu'il leur fut impossible d'aller au lit à l'heure habituelle. Ils ne se lassaient pas d'échanger leurs impressions sur F « affaire Vignon ». « Moi, dit Nathalie, c'est quand Nick et moi guettions derrière le mur de ferme que j'ai eu le plus peur. Si les deux hommes s'étaient doutés que le pneu avait été crevé exprès, et

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s'ils avaient cherché le coupable aux alentours, qu'est-ce que nous serions devenus? Nous n'aurions rien pu faire pour nous défendre, et... — Moi, c'est quand un des inspecteurs m'a mis la main sur l'épaule que j'ai ressenti la plus grande frayeur, interrompit Nick. Je croyais que c'était l'homme blond, figurez-vous! — Eh bien, moi, fit Noël, c'est sur le balcon du chalet que je me suis cru perdu, au moment où le même homme blond s'est dirigé vers la fenêtre pour l'ouvrir. — Allons, allons! intervint Mlle Biche. Le danger est passé maintenant, n'y pensez plus! Je vous invite à faire une petite promenade en ville pour vous calmer. » Cette proposition fut accueillie avec enthousiasme. La soirée était belle et il y avait beaucoup de monde dehors..., ce qui n'empêcha pas Mlle Biche de faire à ses jeunes amis, en pleine place publique, une démonstration de course à pied. « Les coudes au corps, la tête droite, expliqua-t-elle. Et surtout, apprenez à respirer : tout est là! »

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Ce disant, elle joignit le geste à la parole. Le spectacle de cette vieille demoiselle courant à toute allure était assez étrange pour provoquer les rires des badauds, et les Trois N se seraient volontiers enfoncés sous terre, s'ils l'avaient pu! « De cette façon, conclut Mlle Biche en revenant vers eux, vous pourrez échapper à n'importe quel poursuivant, la prochaine fois. » Après cette éprouvante séance, les enfants furent tout heureux de rentrer rue des Jardins. « Maintenant, dit Noël, je crois que nous allons bien dormir. Après une journée pareille, ce sera... » Nick lui mit la main sur la bouche pour le faire taire, et arrêta tout le monde d'un geste. « Regardez! » dit-il. Devant la villa Aramis, un homme rôdait, s'approchant des grilles pour tenter de voir ce qui se passait à l'intérieur. Il finit par rester immobile, regardant intensément en direction d'une fenêtre éclairée sur la façade. « Pas possible! Cette histoire ne va pas recommencer! chuchota Noël incrédule. — Elle ne recommencera pas, car nous allons y mettre bon ordre, décréta Mlle Biche

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aussitôt sur le pied de guerre. Suivez-moi, les enfants! » Tout doucement, longeant les murs des autres villas, ils arrivèrent au niveau du guetteur. « Nous allons le cerner, chuchota la vieille demoiselle. Toi, Nathalie, tu courras chercher M. Vignon. Compris? En avant! » Suivie par les Trois N en file indienne, elle s'approcha de l'homme sans bruit, et lui mit brusquement la main sur l'épaule. Il y avait une telle différence de taille entre eux, qu'elle dut se hausser sur la pointe des pieds. L'inconnu, surpris, se retourna tout d'une pièce. A la faible clarté d'un réverbère, les enfants se rendirent compte qu'il s'agissait d'un jeune homme au visage agréable, dont les beaux yeux sombres contemplaient Mlle Biche avec ahurissement. « Enfin, que... que... me voulez-vous? » bégaya-t-il. Mais déjà Nathalie était entrée chez M. Vignon et revenait avec lui. Il eut l'idée d'allumer la lampe du porche d'entrée, ce qui rendit la scène bien visible. Le vieux monsieur et la petite fille descendirent l'allée en courant.

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« Que se passe-t-il? demanda M. Vignon. Qui est cet... » Il s'arrêta, saisi, ses yeux écarquillés examinant le visage du jeune homme. « Mais c'est... c'est... mon fils! s'exclama-t-il d'une voix sourde. — Oui, papa, c'est moi, Paul! » répondit le nouveau venu. Ils s'embrassèrent sans parler. Puis, bras dessus, bras dessous, ils partirent vers la maison, enfin réunis et heureux de l'être. Les trois enfants et leur vieille amie se regardèrent d'un air penaud. « Voilà qui m'apprendra à réfléchir avant d'agir! s'écria Mlle Biche très fâchée contre ellemême. Confondre Paul Vignon avec un malfaiteur, a-t-on idée de ça! » Les enfants se hâtèrent de la consoler : « C'est moi qui me suis trompé le premier, rectifia Nick. — Et nous avons tous fait la même erreur, appuya Noël. Que voulez-vous! Nous avons tellement fréquenté de bandits ces derniers jours, que nous sommes excusables d'en voir partout!

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— L'essentiel, conclut Nathalie, c'est que M. Vignon et son fils se soient retrouvés. J'en suis très, très contente, pas vous? » Tout le monde était de cet avis. Rassérénée, Mlle Biche entraîna les Trois N vers leur propre maison, afin qu'ils trouvent dans leurs lits un repos bien mérité.

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CHAPITRE XVI Explications ON ÉTAIT au jeudi, et la journée s'annonçait belle. « Dommage qu'on retourne en classe demain, remarqua Nick. Ces jours de congé ont passé trop vite! - Que veux-tu! On ne peut pas toujours vivre des aventures! » répondit son cousin.

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Ces sages paroles n'eurent aucun effet sur Nick, qui poursuivit : « Ce qui m'ennuie, c'est qu'il va falloir répondre à des tas de questions de la part de nos camarades. Comme on devait s'y attendre, cette histoire Vignon a déjà fait le tour de la ville. Hier, tous ceux de la rue étaient après nous pour nous faire raconter nos impressions! — Eh bien, dit Noël moqueur, tu n'avais pas l'air de trouver ça tellement désagréable, il me semble! Je t'ai même trouvé assez fanfaron, quand tu narrais tes hauts faits. — Dis donc, mon petit vieux, ne joue pas les modestes! Tu paraissais très à l'aise, toi aussi, au milieu d'un cercle d'admirateurs qui t'écoutaient bouche bée !» La discussion se serait peut-être envenimée si Nathalie n'avait fait son apparition « J'ai vu M. Vignon et son fils partir pour le commissariat, annonça-t-elle. Je revenais de chercher le pain, et je les ai croisés, et ils m'ont dit... » Nick bondit sur elle, la prit par l'épaule et la secoua. « Qu'est-ce qu'ils t'ont dit? Mais parle donc!» 177

Depuis le retour de Paul Vignon, l'avantveille, les deux garçons bouillaient d'impatience de connaître le dénouement de l'affaire. Or ils en étaient toujours au même point, ignorant le rapport qu'il pouvait y avoir entre le fils Vignon et les deux voleurs. « Parleras-tu? insista Nick. — Mais je ne sais rien! gémit sa sœur. Ou plutôt si : je sais que M. Vignon et son fils veulent tout nous expliquer. — Quand ça? A leur retour du commissariat? — Non : cet après-midi. Nous sommes invités par eux avec Mlle Biche, et il y aura un grand goûter. Mme Cochet se chargera de faire la pâtisserie : il paraît que sa spécialité, ce sont les gaufres. Je suis contente, contente! » chantonna la fillette. Elle quitta la chambre des garçons en sautillant, laissant ceux-ci à demi satisfaits. « Des gaufres! commenta Nick avec une moue de mépris. Cette gourmande ne pense qu'à ça, comme si des gaufres pouvaient répondre aux questions que nous nous posons! — Eh bien, sois content : ta curiosité va être bientôt satisfaite, fit Noël d'un ton apaisant. 178

— Tu appelles ça bientôt, alors qu'il faudra attendre des heures et des heures? J'aimerais savoir tout de suite, et qu'il n'y ait pas de gaufres! » Pourtant, la matinée et le début de l'aprèsmidi passèrent vite, et vers trois heures et demie, s'étant mis sur leur trente et un, Mlle Biche et les Trois N se dirigèrent vers la villa Aramis. La table du goûter avait été dressée dans le petit jardin. M. Vignon et son fils, souriants, attendaient leurs invités. Une fois tout le monde installé, le plus âgé commença : « C'est Paul qui va raconter, puisque vous connaissez déjà l'aventure que j'ai moi-même vécue. Ne s'est-elle pas, grâce à vous, terminée vite et bien? Je vous en remercie encore de tout mon cœur, mes enfants. Donc, ce qui vous manque, c'est de connaître l'histoire de Paul. — Moi, dit Nathalie se tournant vers le fils Vignon, je sais déjà que vous êtes acteur de cinéma. — Toi, dit Nick, tu vas surtout te taire, parce que ce n'est pas toi que nous sommes venus écouter parler! — Si j'ai envie de dire que je trouve formidable d'être acteur de cinéma, riposta 179

Nathalie rouge d'indignation, ce n'est pas monsieur mon frère qui m'en empêchera! — J'aimerais bien te donner raison, petite fille, dit Paul Vignon en riant, mais malheureusement je ne peux pas. Contrairement à ce que tu crois, c'est très ennuyeux. Quand je suis parti de chez mon père, je croyais que j'allais passer mon temps à jouer les héros, applaudi et admiré des foules. Hélas! la vérité a été tout autre! J'ai passé des heures dans les salons d'attente des metteurs en scène, me faisant examiner comme du bétail sur le marché. On vous trouve trop grand, trop petit, trop brun, trop blond... bref, on fait rarement l'affaire, et on risque de mourir de faim. Que de métiers idiots j'ai dû faire pour pouvoir seulement manger! Et malheureusement j'étais trop fier pour revenir ici, avouer à mon père que je m'étais trompé et reprendre mes études. » Paul se tut un moment, et M. Vignon lui serra la main, le regardant si affectueusement qu'il était facile de traduire son regard : « Tu aurais dû, Paul! Tu sais très bien que je t'aurais accueilli à bras ouverts! » « Après des années de cette vie-là, reprit le jeune homme, je n'avais décroché que des rôles 180

minables... — C'est injuste! s'écria Nathalie. Je suis sûre que vous avez du talent. — Peut-être, mais vois-tu, on a mis du temps à s'en apercevoir! C'est au moment où, dégoûté, j'avais décidé d'abandonner, qu'on m'a donné de meilleurs rôles. — Tant mieux! s'exclama encore Nathalie. — Ce qui serait tant mieux, c'est que tu n'interrompes pas à chaque instant! » gronda Nick excédé. Paul Vignon enchaîna en souriant : « Nathalie n'aura plus longtemps à tenir sa langue, car j'ai presque terminé. Donc, à une certaine 181

époque, j ai tourné une série de films, et Gustave Mérichon — dont le nom d'acteur est Gus Méric — y jouait également... mais jamais dans des rôles importants. Or, pendant le tournage d'un film, il y a de longs moments d'inaction pour les acteurs et ils s'ennuient. Aussi, pendant ce temps, ils parlent entre eux. J'ai donc beaucoup parlé avec Gus Méric : je dirai même que je rêvais tout haut. Je lui disais que je n'en pouvais plus de ce métier qui m'obligeait à rester enfermé dans un studio alors que j'aimais l'air pur. Je lui racontais que j'économisais sou à sou tous mes gains afin de réaliser un ancien rêve : racheter le haras de la Tuilière, abandonné depuis des années, et y faire l'élevage des chevaux avec l'aide de mon père. J'ai tant parlé de ce rêve, et des économies que je faisais pour le réaliser, que ça a dû donner des idées à Gus. D'autant plus que son succès comme acteur diminuait de mois en mois. Tout récemment nous tournions un film sur la Côte d'Azur. Profitant du week-end, je vins dans cette ville et déposai la mallette à la gare dans un casier automatique et repartis sur-le-champ emportant

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la clé car c'était le soir et je ne pouvais donc l'expédier. J'aurais pu tout mettre en banque, bien sûr, mais je voulais rapporter de l'argent à mon père. Cela me semblait plus glorieux... Au fond, je suis un naïf... Le jour où j'envoyais la clé de consigne à mon père, le hasard a voulu que je rencontre Gus, et qu'il m'accompagne à la poste. C'est alors que cet homme a échafaudé ce projet malhonnête : prendre la place de mon père, et, aidé d'un autre, dérober cet argent. Vous savez la suite, puisque, grâce à vous, ils n'ont pu mettre ce projet à exécution. » Il y eut un silence, puis M. Vignon secoua la tête comme pour chasser un mauvais souvenir. « Bah! Oublions-les! s'écria-t-il. Au fond, je ne leur en veux pas tellement, puisque, grâce à eux, j'ai découvert que vous m'aimiez bien! » Ce disant, il adressa un clin d'œil amical aux Trois N. Noël, Nick et Nathalie posèrent encore un tas de questions à Paul Vignon sur sa vie d'acteur. Cette agréable conversation fut interrompue par Mme Cochet, qui apportait une montagne de gaufres accompagnée d'un saladier de crème fouettée.

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Au moment où chacun dégustait sa pâtisserie, un bolide à poil grisâtre fit irruption dans le jardin : c'était Hercule. Il s'immobilisa face aux convives de M. Vignon, et se mit à faire le beau. Il avait un air si comique, paraissant dire : « Hé là, vous m'oubliez? » que chacun éclata de rire. « Est-ce que je peux lui donner une gaufre? demanda Nathalie. — Bien sûr! Deux si tu veux, répondit M. Vignon. — D'ailleurs, il les a bien méritées! appuya Nick. Il nous a beaucoup aidés, dans cette histoire. — Hercule est un caniche très intelligent! » approuva Mlle Biche tout heureuse, en serrant l'animal sur son cœur. Les Trois N considérèrent la vieille demoiselle et son chien. Plus que jamais, leur ressemblance les frappa, mais ils n'eurent pas du tout envie de s'en moquer. Une même pensée leur était venue : « Nos parents rentrent après-demain : tant mieux! Mais, tout de même, on la regrettera, Mlle Biche! »

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Les

Noël, Nathalie et Nicolas (Nick).

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de Roberte Armand

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LES

de Roberte Armand Série intégrale

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