Psychologie Et Spiritualite

August 13, 2017 | Author: david balibal | Category: Plato, Henri Bergson, Relativism, Truth, Conscience
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Louis Lavelle (1883-1951)...

Description

LOUIS LAVELLE [1883-1951] Membre de l’Institut Professeur au Collège de France

(1967) CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES

PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ Un document produit en version numérique par Jean Alphonse, retraité, bénévole, fondateur du site Métascience. Page web de l’auteur dans Les Classiques des sciences sociales. Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967)

Cette édition électronique a été réalisée par Jean ALPHONSE, retraité, bénévole, responsable du site web Métascience. à partir du livre de :

Louis Lavelle

CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES. PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. Paris : Les Éditions Albin Michel, 1967, 268 pp.

Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’. Édition numérique réalisée le 17 mai 2015 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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DU MÊME AUTEUR ŒUVRES PHILOSOPHIQUES LA DIALECTIQUE DU MONDE SENSIBLE (Presses Universitaires de France) LA PERCEPTION VISUELLE DE LA PROFONDEUR

(Belles-Lettres)

La dialectique de l'éternel présent DE L'ÊTRE (Éditions Montaigne) DE L'ACTE (Éditions Montaigne) DU TEMPS ET DE L'ÉTERNITÉ (Éditions Montaigne) DE L'ÂME HUMAINE (Éditions Montaigne) LA PRÉSENCE TOTALE (Éditions Montaigne) INTRODUCTION À L'ONTOLOGIE (Presses Universitaires de France) DE L'INTIMITÉ SPIRITUELLE (Éditions Montaigne) MANUEL DE MÉTHODOLOGIE DIALECTIQUE (Presses Universitaires de France) TRAITÉ DES VALEURS : Tome I : Théorie générale de la valeur Tome II : Le système des différentes valeurs (Presses Universitaires de France) ŒUVRES MORALES LA CONSCIENCE DE SOI (Grasset) L'ERREUR DE NARCISSE (Grasset) LE MAL ET LA SOUFFRANCE (Plon) LA PAROLE ET L'ÉCRITURE (L'Artisan du Livre) LES PUISSANCES DU MOI (Flammarion) QUATRE SAINTS (Albin Michel) CONDUITE À L'ÉGARD D'AUTRUI (Albin Michel)

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CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES LE MOI ET SON DESTIN (Éditions Montaigne) LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE ENTRE LES DEUX GUERRES (Éditions Montaigne) MORALE ET RELIGION (Éditions Montaigne) PANORAMA DES DOCTRINES PHILOSOPHIQUES (Albin Michel)

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Louis Lavelle

Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

Paris : Les Éditions Albin Michel, 1967, 268 pp.

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REMARQUE Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre passe au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e). Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e). Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.

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Table des matières Quatrième de couverture Table chronologique [263] Note de l’éditeur [7] PREMIÈRE PARTIE [9] Philosophie et spiritualité [11] L'actualité de Platon [20] L'idée de valeur [30] L'existence personnelle [39] La psychologie de la conversion [49] La métaphysique de Paul Decoster [59] DEUXIÈME PARTIE [69] Les habitudes et la vie de l'esprit [71] Les aptitudes mentales [81] Psychologie et conscience [91] Les tendances et la vie de la conscience [101] TROISIÈME PARTIE [111] Psychologie et sociologie [113] L'homme et le caractère [123] La formation du monde sensible [133] Le langage et la pensée [143]

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QUATRIÈME PARTIE [153] « Avoir une âme » [155] Le sens de la souffrance [164] L'angoisse originelle [174] La crainte du surnaturel [184] Le mystère de l'émotion [194] L'origine du plaisir [204] De l'ennui [213] Le divertissement [222] CINQUIÈME PARTIE [233] La sagesse de Montesquieu [235] De la sincérité avec soi-même [244] L'intellectualisme de Paul Valéry [252]

Table chronologique [263]

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Quatrième de couverture

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Dans le nouveau recueil de Chroniques philosophiques que groupe Psychologie et Spiritualité, Louis Lavelle poursuit ses entretiens avec les lecteurs du « Temps » sur les thèmes de l'existence personnelle et des grandes puissances du moi. Empruntant tour à tour les différentes voies d'accès à la conscience que lui propose le philosophe ou le psychologue dont il présente l'ouvrage, Louis Lavelle met en lumière cette dialectique cachée de nos puissances qui nous en livre la signification métaphysique et spirituelle. Ainsi se réalise « cette liaison indissoluble de la psychologie et de la métaphysique qui, chez Descartes et chez Malebranche, comme chez Maine de Biran, s'est toujours montrée la marque distinctive du génie français ». ÉDITIONS ALBIN MICHEL

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Cet ouvrage fait suite au PANORAMA DES DOCTRINES PHILOSOPHIQUES et continue la publication des « Chroniques Philosophiques » que Louis Lavelle avait fait paraître dans « le Temps » de 1930 à 1942. Pour la répartition des articles dans les différents volumes, on s'est inspiré de quelques indications laissées par l'auteur. Ce livre sera lui-même suivi par un dernier volume qui achèvera la publication des « Chroniques ». Note de l'éditeur.

Note pour la version numérique : la pagination correspondant à l'édition d'origine est indiquée entre crochets dans le texte.

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PREMIÈRE PARTIE Retour à la table des matières

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

1 Philosophie et spiritualité

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M. Jacques Chevalier est un des rares philosophes qui trouvent des lecteurs dans le grand public. Il n'use pas de ce vocabulaire abstrait et technique que redoutent tous ceux qui n'ont point été en apprentissage. Sa langue est remarquable d'aisance et de fluidité. Il lui arrive même de marquer de la défiance à l'égard d'une orchestration dialectique qui risque de nous en imposer et de nous faire perdre le contact immédiat avec le réel. À l'étranger, il est un conférencier écouté. Et la philosophie, telle qu'il l'entend, n'est pas un domaine fermé : la beauté de la nature, l'action efficace, les mouvements sociaux ou religieux ne cessent de solliciter sa curiosité et de nourrir sa méditation. II ne cherche pas à construire un système, bien qu'on puisse en trouver les éléments dans plusieurs de ses ouvrages, et même le dessin dans son livre de l'Habitude. Plus qu'aucun autre penseur, il a contribué à propager la doctrine de M. Bergson : ce n'est pas le trahir que de dire qu'il est luimême bergsonien si, pour lui, comme pour M. Bergson, l'essentiel est d'atteindre « une réalité en train de se faire et à laquelle notre esprit concourt ». Mais c'est un bergsonien catholique, et qui s'accorde avec M. Blondel pour penser que la philosophie, au lieu [12] de rendre la révélation inutile, en prépare les voies. Il s'est intéressé aux « réveils

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religieux » qui se sont produits dans le Pays de Galles, depuis les origines jusqu'à la fin du vie siècle, et à la vie mystique telle qu'on la trouve chez sainte Thérèse. Et l'on peut dire que ce qu'il met au-dessus de toutes les spéculations, c'est une expérience spirituelle qui doit être « une expérience du salut », et qui lui fait toujours chercher, selon le mot de M. Bergson à propos de James, « une émotion consolante au cœur de la réalité ». On le voit prêt à sympathiser avec les formes de pensée les plus différentes de la sienne, à une condition toutefois, c'est qu'elles ne mettent point en doute l'immortalité de l'âme, qui est pour lui le critère de tout spiritualisme véritable. Le nouveau livre qu'il vient de publier, et qui est intitulé Cadences (Plon), est un recueil d'études séparées, dont l'unité réside seulement dans l'esprit qui les anime. Les trois parties qui le composent sont groupées sous les rubriques : « Chocs d'idées », « Disciplines d'action », « Aspects de la vie morale ». La première est consacrée à l'examen de certaines formes de pensée, échelonnées entre la Réforme et cette renaissance catholique qui semble se produire aujourd'hui, et qu'elles ont contribué à préparer. M. Jacques Chevalier essaie d'abord de caractériser les traits essentiels du luthéranisme par opposition à ceux du calvinisme. Il nous montre dans le premier une manifestation du génie allemand, qui est plus politique que religieux : ce que Luther cherche avant tout, c'est la séparation d'avec Rome, c'est le triomphe du particularisme sur l'universalisme. Or, le los von Rom, ce sera toute la politique religieuse de Bismarck. Mais Luther, c'est encore l'affirmation de la concupiscence invincible et la négation du libre arbitre ; c'est la justification par la foi seule, [13] indépendamment des œuvres : Dieu agit en nous sans nous. Et, par une singulière conséquence, comme il n'y a plus d'intermédiaire entre l'âme et Dieu, on assiste à un affranchissement de l'individu, qui produit nécessairement un désordre dont l'État seul est le remède. Ainsi devait se produire en Allemagne la subordination de l'ordre Religieux à l'ordre politique. Il n'en est point ainsi avec le calvinisme, qui a su sauvegarder la distinction du spirituel et du temporel, et dont on peut dire que son échec en France l'a servi, en faisant de lui le parti de l'indépendance religieuse. La doctrine de la prédestination chez Calvin s'est accordée avec un primat de la volonté, en donnant à l'individu le sentiment, au moins dans l'aristocratie des élus, qu'il coopère à l'œuvre de Dieu. Dès lors on comprend que Calvin ait pu fonder une théocratie où il soumettait

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l'État à l'Église, comme Luther soumettait l'Église à l'État. Mais le triomphe du calvinisme devait produire en Angleterre des effets opposés ; il a favorisé en effet l'avènement de la liberté politique chez ce peuple éminemment religieux où la spiritualité est toujours agissante, où la volonté trouve dans la conscience sa propre discipline, où l'individu a le sentiment de fonder lui-même cette société dont le rôle est d'assurer sa propre liberté. Cette description semblera peut-être un peu schématique, et M. Chevalier ne contestera pas qu'elle ne puisse être nuancée davantage. Mais elle a peut-être le mérite de nous montrer que la religion modifie moins le génie des différents peuples qu'elle n'en porte elle-même l'empreinte. Nous trouvons ensuite une série d'études particulières à travers lesquelles on voit se former peu à peu toutes les exigences spirituelles de la conscience moderne ; sur Descartes d'abord, qui cherche en Dieu à la fois la liberté souveraine et l'ordre immuable, [14] mais qui entreprend moins de dominer le monde par la spéculation ou par la mécanique, comme on l'a soutenu, que de dominer son âme, en fondant la sagesse sur l'amour de Dieu et la connaissance de l'immortalité ; sur Pascal ensuite, aussi avide de vérité que Descartes l'était de certitude, qui tente de réaliser dans notre conscience cette union des deux contraires : de la force et de la justice, de l'autorité et de la liberté, de la nature et de la grâce, de l'immanence et de la transcendance, qui est elle-même l'image de l'union dans le Christ des deux natures, la divine et l'humaine ; sur Ampère, qui cherche la Vérité derrière les vérités, et qui oppose à la science, attachée à un monde qui passe, l'esprit d'oraison par lequel nous découvrons une réalité qui demeure éternellement ; sur Bergson et sur James, enfin, qui annoncent un nouveau « printemps spirituel », très voisins l'un de l'autre et pourtant indépendants, tous les deux défiants à l'égard de l'intellectualisme, et cherchant une participation à une source d'énergie qui les dépasse, l'un sous une forme plus métaphysique et l'autre sous une forme plus religieuse, l'un à travers la conception plus profonde de la durée, l'autre dans l'épanchement plus indéterminé du « flux de conscience ». Mais c'est vers une philosophie alliée de la religion et qui en est la méditation et la prise de conscience que M. Chevalier nous conduit peu à peu. Il nous donne comme exemple de la sérénité dans une âme croyante le P. Pouget, religieux appartenant à la congrégation de la Mission, dont M. Jean Guillon nous avait déjà donné un portrait dans

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les Cahiers du Van, qui a exercé sur lui la plus grande influence spirituelle et qui fut, nous dit-il, le maître auquel il eut recours dans toutes les difficultés. Enfin, il observe avec faveur le retour de la pensée moderne [15] vers le réalisme thomiste et le recul de l'idéalisme considéré comme « un système clos qui enferme l'univers au sein de la pensée humaine », bien que ce recul puisse être contesté et que beaucoup d'idéalistes refusent d'acquiescer à une telle définition. Mais M. Chevalier sait bien que saint Thomas reste un homme de son temps et cette formule « Aquinas redivivus » ne le séduit que par l'exigence qu'elle exprime de renouer une tradition que la critique kantienne avait interrompue et de réconcilier l'immanence avec la transcendance, du moins s'il faut que Dieu soit à la fois en nous et hors de nous, et que sa présence dans l'âme ne fasse qu'un avec l'appel de l'âme vers lui. * *

*

La deuxième partie du livre est intitulée « Disciplines d'action ». Et ces disciplines, M. Chevalier les montre à l'œuvre tour à tour chez le chartreux, chez le soldat, chez le paysan et chez l'artiste. On sent ici à quel point sa réflexion et sa vie sont intimement mêlées. La Chartreuse est près de Grenoble où il habite : il a observé avec admiration cette fusion de la vie anachorétique et de la vie cénobitique, de la contemplation individuelle et de l'action collective telle qu'elle a été voulue par saint Bruno. Il a connu ces solitaires qui unissent leurs solitudes, qui ne font qu'un seul vœu, le vœu d'obéissance, et qui le réalisent dans le plus parfait silence, extérieur et intérieur. Et il est assuré de nous surprendre en nous apprenant comment cette vie, en apparence si éloignée de la matière, nous donne pourtant sur elle une sorte de prise directe, comment, par exemple, les chartreux, en forgeant le fer à l'usage des templiers et des croisés, ont été les précurseurs de la métallurgie moderne de la fonte et de l'acier. Mais les disciplines [16] du chartreux ne sont pas sans rapport avec celles du soldat. M. Chevalier a dédié Cadences à son père, qui était général : le livre du gradé d'infanterie est pour lui plein d'enseignements ; il y reconnaît toutes les marques de la servitude et de la grandeur militaires. Il semble qu'il y ait une opposition absolue entre le philosophe, qui ne fait appel qu'à la raison et à la liberté, et le soldat, qui ne vit que d'obéissance et de soumission ; mais elle est plus apparente que réelle. Pour le philo-

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sophe lui-même, la vertu de l'intelligence consiste dans la soumission à la vérité, et la vertu de la volonté dans l'obéissance à l'ordre. Et le pire mal que l'on pourra dire de la discipline militaire sera toujours dépassé par le « il faut s'abêtir » de Pascal, qui est pourtant le chemin des plus hautes conquêtes spirituelles. Considérons le paysan maintenant. M. Chevalier, qui vit une partie de l'année près des paysans de Cérilly, dans la forêt de Tronçais, retrouve en lui l'homme primitif, qui est l'homme essentiel, fidèle aux traditions, en contact immédiat avec la nature, la terre et le ciel, et dont l'action, toujours subordonnée aux lois de la croissance et à l'incertitude des saisons, demeure enserrée dans le double réseau des nécessités et des contingences, d'où naissent ses deux vertus maîtresses qui sont la résignation et le courage. Enfin le mystère même de l'œuvre d'art nous montre comment la création et la contrainte sont toujours inséparables. M. Chevalier, reprenant un thème que l'on trouvait déjà exprimé par M. Focillon dans la Vie des formes, distingue de la figure, qui est un arrêt du mouvement dans l'espace, la forme vraie qui s'ordonne dans la durée, lieu des esprits, qui façonne la figure comme l'âme façonne le corps, et qui fait du contour la limite et l'épanouissement de l'être intérieur. Et il faut dire en même temps que la contrainte exercée [17] par la matière est pour l'esprit le moyen même de son affranchissement et que, comme en témoignait déjà M. Bergson dans le Rire : « Le réalisme est dans l'œuvre quand l'idéalisme est dans l'âme : et c'est à force d'idéalité que l'on reprend contact avec la réalité. » Dans la troisième partie de l'ouvrage, nous trouvons une suite de chapitres assez courts dans lesquels M. Chevalier nous montre comment, en humant des vapeurs de soufre à Cauterets, il apprenait à retrouver le repos total, la parfaite concentration sur soi et la vertu de la méditation pure. Ces chapitres sont groupés eux-mêmes autour de trois titres essentiels : le fondement qui est l'ordre, le moteur qui est l'amour et l'obstacle qui est l'apparence. Dans les réflexions qui portent sur l'ordre, la pensée essentielle de M. Chevalier c'est que l'ordre est la loi intérieure du réel, mais que ce réel lui-même est l'ouvrage de l'esprit, qui est seul capable de le discerner et de le maintenir. On comprend alors comment il peut dire à la fois que l'homme vit d'habitudes montées et régies par l'esprit, et que la liberté est le pouvoir que nous avons de nous soumettre à l'ordre, bien qu'il soit fâcheux qu'elle ne puisse prouver sa réalité qu'au moment où elle s'y soustrait. C'est

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que, pour M. Chevalier, il y a identité entre l'être et la valeur. Ce que l'on voit bien quand on l'entend affirmer que « ce qui est, c'est ce qui doit être, ce qui mérite d'être, et que tout le reste qui ne mérite pas d'être n'est qu'une apparence ». Et nous ne pouvons qu'applaudir à cette subordination de la morale à l'ontologie, qui lui permet de parler de l'est fondamental, qui est la pure essence de la morale. Dans les réflexions consacrées à l'amour, M. Chevalier se montre d'accord avec M. Blondel pour soutenir que ce qui fait la perfection d'un être, c'est le [18] sentiment même de ce qui lui manque, mais qui l'assure qu'il ne peut être fait que pour cela même qui lui manque. Il faut donc qu'il y ait en lui une capacité de recevoir, mais qui est toujours proportionnelle à sa capacité de donner. Là est le secret de l'amour, où la suprême activité demande à se résoudre en une suprême passivité. On ne peut pas dire qu'il réside dans la satisfaction, car il est fait de désir et il espère toujours : son essence même est de vivre et de respirer dans l'avenir. Et pourtant, il n'y a que lui qui puisse nous donner la paix et la sécurité. Aussi peut-on comprendre qu'il nous comble, et qu'en même temps il soit le ressort de tous nos sacrifices. Il y a un dédoublement du moi qui oppose le passé à l'avenir et la mémoire à la volonté : mais l'amour rétablit son unité. Et il y a un autre dédoublement par lequel le moi, pour s'aimer lui-même, devient à la fois l'être qui aime et l'être qui est aimé. Mais cet amour est impuissant : car l'être qui aime ne peut se restituer à lui-même ce qui lui manque, et qu'il cherche dans l'amour. Il ne peut donc aimer qu'un autre que lui. Et il n'y a que Dieu qui puisse remplir son attente et lui donner tout ce qu'il désire. Aussi peut-on nous dire que « pâtir Dieu, c'est la perfection de l'amour », et qu'« on n'aime jamais que Dieu ou que soi ». Considérons maintenant l'obstacle à la vie spirituelle qui réside dans l'apparence, ou plutôt dans cette sorte d'inversion par laquelle nous donnons à l'apparence le nom de réalité. Car la réalité, c'est l'esprit qui est la source même de l'activité et de la vie. Et l'apparence, ce sont les images qui s'y substituent dès que l'esprit commence à se relâcher. Ainsi l'oisiveté engendre tous les fantômes. Ils se dissipent par le travail où l'esprit retrouve le contact des choses. Or chacun de nous a sans cesse à choisir entre l'esprit [19] et l'image, c'est-à-dire entre l'amour de Dieu ou l'attachement, aux idoles. Et nous trouvons ici cette double affirmation qui fait l'unité du livre, et à laquelle la méditation sur le sommet du Balaïtous donne une sorte de finale lyrique :

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la première, à laquelle nous ne marchandons pas notre approbation, c'est que « la vérité n'a son plein sens que dans le domaine moral », et la seconde, qui aurait besoin d'être interprétée pour qu'on pût l'accepter sans condition : c'est que le présent n'est qu'une apparence, tandis que le réel c'est l'avenir. Mais nul ne peut contester que cet avenir ne compte que par la présence même qui lui appartiendra un jour. C'est qu'il semble difficile de dissocier en effet le réel du présent ; et que le passé ainsi que l'avenir sont trop souvent les lieux mêmes où flotte l'imagination. Seulement ce présent ne peut pas être confondu avec l'instant qui passe ; c'est ce présent permanent et profond que chaque être porte au fond de lui-même, et que le rôle du temps est, il est vrai, de nous permettre de retrouver sans cesse. Mais n'est-ce pas aussi le sentiment de M. Jacques Chevalier lorsqu'il évoque ces grandes âmes qui n'ont pas besoin de parler de la vie éternelle « où elles entrent de plain-pied, où elles sont entrées déjà » ?

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

2 L’actualité de Platon

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Si l'on se demande quelle est la préoccupation fondamentale de la philosophie contemporaine, on la trouve singulièrement accordée avec le problème qu'impose à notre réflexion l'anxiété même où nous vivons. Dans les époques tranquilles et quand l'esprit est de loisir, il s'interroge sur la nature du réel : il tente d'en percer le mystère ; sa curiosité est avant tout une curiosité théorique. De nos jours la pensée philosophique subordonne la considération du réel à celle de la valeur : il n'y a pas de mot qui ait acquis dans ces dernières années plus de prestige que celui-là. Et l'on comprend sans peine qu'au moment où toute existence est menacée, où la civilisation est en péril, où la vie s'engage et se sacrifie pour ce qui a plus de prix que la vie, l'idée même de la valeur de cet univers où s'accomplit notre destinée, de la signification qu'il a, ou que notre action peut lui donner, occupe toute la capacité de notre âme, ébranle toutes les puissances de notre sensibilité, et devienne l'unique objet auquel puisse s'appliquer notre méditation. Mais en fait, cette relation de l'Être et de la Valeur a toujours formé l'essence de toute philosophie véritable : car la valeur est « la raison d'être » de tout ce [21] qui est, la justification du monde, tel qu'il

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nous est donné, par ce que notre raison et notre volonté se montrent capables d'en faire. Or c'est là en particulier le centre du platonisme : et c'est ce que n'ont cessé de ressentir ces innombrables lecteurs que Platon a trouvés dans chaque siècle, qui, à travers tant de subtilités dialectiques et de mythes anachroniques, ne se laissaient séduire par un charme poétique insaisissable et partout répandu dans son œuvre que parce qu'ils y reconnaissaient l'écho de ces valeurs spirituelles que toute conscience porte au fond d'elle-même et dont nul n'a réussi à nous livrer la présence avec tant de force ni de pureté. Déjà M. Robin, en présence du succès obtenu aujourd'hui par l'expression « philosophie des valeurs », nous avait montré récemment à quel point elle convenait bien au platonisme. Et M. Joseph Moreau confirme cette thèse dans le savant ouvrage où il vient d'étudier, avec beaucoup d'érudition, de probité et de pénétration, la Construction de l'idéalisme platonicien (Boivin). Ce livre nous montre admirablement qu'il y a déjà dans Platon une réponse à ce problème majeur qui aujourd'hui donne à la conscience tant de trouble et d'insécurité : comment en est-on arrivé à ce point que l'esprit humain, dont la fonction propre est de connaître le monde et de faire la science, voie la science à la fin le décevoir au lieu de le combler, et tourner contre ses aspirations les plus essentielles la puissance même qu'elle lui a donnée ? Car on trouve chez Platon une conception très moderne de la science, dont il emprunte, comme les savants contemporains, le modèle et l'instrument aux mathématiques. Et pourtant Platon nous montre que cette science est incapable de se suffire : non pas qu'il faille lui imposer des bornes, qu'elle ne doit pas franchir, comme le proposait Auguste Comte, ou [22] chercher à la déconsidérer et à l'humilier, comme ceux qui parlaient de « la faillite de la science ». Mais il ne faut point arrêter en elle ce mouvement de l'esprit dont elle procède et qui ne peut trouver sa signification et son dénouement que si la science devient pour lui une condition et un moyen, c'est-à-dire une simple étape de cette ascension indéfinie par laquelle l'esprit entreprend de soumettre le réel et à un ordre qui doit d'abord être pensé comme vrai afin de pouvoir ensuite être voulu comme bon. L'ordre que l'esprit découvre dans les choses doit délivrer l'esprit et non point l'enchaîner : mais il faut pour cela qu'au lieu d'être mis au service de l'égoïsme, dont la science pourtant nous enseignait déjà à

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rompre les limites, il se prolonge par un ordre dont nous sommes nous-mêmes les artisans, qui nous commande d'avoir égard, dans chacune de nos actions, non pas seulement à notre propre intérêt, mais à celui de l'univers tout entier. Tel est le sens de l'idéalisme platonicien, qui se présente d'abord comme un idéalisme de la connaissance, puisque l'esprit, en nous rendant la réalité transparente, nous montre qu'il n'y a pas d'autre réalité que celle de l'idée, mais qui se convertit aussitôt en un idéalisme moral, où l'idée devient un idéal qui n'est pas seulement le modèle de l'action, mais qui en est aussi le moteur : ce que l'on comprend assez bien si l'on n'oublie pas que l'idée suprême, le faîte de la hiérarchie des idées, est l'idée du Bien, dont toutes les idées particulières tirent à la fois leur signification intérieure et la puissance même par laquelle elles se réalisent. La grandeur de Platon, c'est d'avoir tenté d'établir la soudure entre le monde de la réalité et le monde de la valeur, entre ce monde que nous avons sous les yeux et qui, s'il était tel qu'il nous apparaît, mériterait [23] peut-être que nous nous détournions de lui pour le maudire, et ce monde que nous portons en nous, qui répond aux vœux les plus secrets de notre conscience, mais qui serait pour nous un rêve sans consistance si nous ne parvenions pas par la pensée et par le vouloir à montrer qu'il est la substance du monde réel ; car celui-ci peut l'exprimer ou le trahir, mais il faut qu'il trouve en lui le fondement qui le supporte et qui le justifie. Or y a t-il jamais eu un autre problème pour le philosophe, et même pour l'homme le plus simple dès qu'il commence à réfléchir ? Aussi M. Joseph Moreau appelle-t-il justement Platon « le fondateur de la philosophie ». Aussi peut-on penser que nul ne philosophe s'il ne platonise. * *

*

Toute la doctrine de Platon dépend, semble-t-il, de cette double affirmation que la réalité véritable réside non pas dans l'objet, mais dans l'idée, c'est-à-dire dans un acte de la pensée, et que, de toutes les idées, la seule qui puisse donner à l'esprit une satisfaction absolue, être pour lui indivisiblement la source de son activité et le lieu de son repos, c'est l'idée du Bien. Ces deux thèses nous montrent avec assez de clarté que l'être appartient à l'esprit et non pas aux choses, qu'il n'est possible de l'atteindre et de s'y établir que par une opération de l'esprit,

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que partout ou cette opération s'accomplit l'apparence se dissipe, que partout où elle fléchit l'apparence recommence à se former et à nous assujettir. On s'explique par là la conception que Platon s'est faite à la fois de la connaissance et de la conduite, de l'opposition qui les sépare et de la relation qui les unit. Car la perfection de la connaissance ne se trouve réalisée que là où l'esprit construit lui-même l'objet de la représentation [24] selon une règle, ce qui n'arrive qu'en mathématiques, et la perfection de la conduite là où il détermine l'action de la volonté conformément à un idéal, ce qui est l'objet propre de la morale. C'est donc dans les mathématiques et dans la morale que l'esprit trouve ses satisfactions les plus hautes : là comme ici la vérité et le bien dépendent de son exercice pur. De part et d'autre il dicte au réel un ordre dans lequel il se reconnaît. Et l'on peut dire que si le propre de la mathématique, c'est d'introduire dans le monde la mesure, le propre de la morale est d'introduire dans notre âme la juste mesure. Mais comment se réalise maintenant le passage entre les mathématiques et la morale ? On ne peut pas se contenter évidemment de dire, comme on le pense parfois, que l'idée mathématique et l'idéal moral sont des modèles auxquels nous cherchons à conformer le réel soit par la pensée, soit par le vouloir. Il y a entre ces deux extrêmes un intermédiaire, qui est la technique. Or le plus grave danger auquel la conscience humaine et la civilisation tout entière ont toujours été exposées, à l'époque de Platon comme à la nôtre, c'est que la technique devienne l'unique but de la science pure et que, suffisant à tout, elle tende à absorber la moralité elle-même. Tel était déjà le parti adopté dans l'Antiquité par les sophistes, dont le rôle est si souvent travesti, et contre lesquels le socratisme n'a cessé de combattre : mais c'est aujourd'hui seulement que le développement prodigieux de la science et de ses applications, en captant toutes les forces de l'intelligence, nous expose à le voir triompher. On comprend sans peine pourquoi, car l'usage de la technique donne un succès visible qui frappe tous les regards, tandis que la valeur de cet usage est une chose plus secrète et [25] qu'aucune technique ne peut découvrir. C'est pour cela aussi que la technique peut toujours être mise au service de l'égoïsme ou de la violence, comme au temps des sophistes, et que la conscience ne doit jamais perdre de vue ni la science pure, dont le rôle est de la fonder, ni la morale, dont le rôle est de la régler.

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Entendons bien qu'il ne s'agit pas ici de méconnaître, encore moins de rabaisser la valeur des techniques, dont on peut dire non seulement qu'elles nous permettent de devenir maîtres du réel en le subordonnant à nos fins, mais encore qu'elles introduisent en lui un ordre qui l'humanise en le mettant en rapport avec notre activité rationnelle et volontaire. Mais si l'origine première de la technique est dans une connaissance désintéressée et contemplative, il ne faut pas que l'esprit accepte qu'elle tourne en une défaite sa propre victoire, comme il arrive à la fois quand on subordonne la science pure à l'utilité, ce qui la dégrade, et quand, oubliant qu'elle nous avait elle-même délivrés de l'égoïsme, on ne pense plus ensuite qu'à l'y asservir, afin de multiplier sa puissance. On connaît le mot célèbre : « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme. » Combien est-il plus vrai de la technique que de la science véritable ! Plaise à Dieu qu'une telle ruine de l'âme ne soit pas en même temps la ruine de tout l'univers. Ce qui nous frappe encore dans l'emploi des techniques, c'est leur multiplicité, qui est telle que chacune d'elles nous permet d'atteindre un but particulier sans que nous ayons besoin de nous soucier d'aucun autre. Ainsi nous voyons se former ces activités spécialisées dont chacune possède une valeur à son rang, mais qui, si elle cesse de le respecter, et si elle envahit toute la place, devient un principe de [26] désordre qui menace de tout subvertir. Or il n'y a pas de technique particulière qui ait le droit de considérer la fin qu'elle nous permet d'atteindre comme une fin absolue, capable de se suffire. Elle n'est ellemême qu'un moyen en vue d'une fin plus haute qui lui donne sa justification, qui lui imprime sa juste mesure. Mais cette idée de la juste mesure nous élève déjà de la technique vers la moralité. On peut dire d'une part qu'elle nous oblige à la considération du Tout, alors qu'aucune technique particulière n'a jamais en vue qu'un seul de ses aspects, et que la considération du Tout est seule capable de réaliser l'unité des différentes techniques et de limiter les abus de chacune d'elles. Elle n'y réussit d'autre part qu'en établissant entre ces techniques une hiérarchie fondée sur l'inégale valeur de leurs différentes fins et en les subordonnant toutes à une fin suprême qui est l'idée du Bien. Aucune technique ne nous fournit jamais rien de plus qu'une puissance sur les choses, dont nous ne pouvons pas toujours modérer les excès, et dont l'emploi est toujours ambigu : cette puissance qu'elle

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donne sert également à édifier et à détruire, comme on le voit par exemple dans l'art des remèdes, qui est le même que celui des poisons, ou dans l'art de la parole, qui persuade indifféremment la vérité et l'erreur. Aussi toute action technique doit elle être accomplie en vue d'une autre chose qui porte en soi sa propre valeur. Or c'est le Bien qui est cette chose, la seule que la volonté puisse vouloir d'un vouloir absolu et qui est telle que toutes les démarches que nous pouvons faire s'v réfèrent et trouvent en elle leur justification, alors qu'elle ne se réfère elle-même à rien d'extérieur, et qu'elle est à elle-même sa propre justification. * *

*

[27] Par là éclate aussi un contraste essentiel entre l'idée mathématique et l'idée du Bien. L'une et l'autre peuvent bien nous fournir le modèle éternel de la réalité et de l'action. Mais l'idée du Bien possède par rapport à l'idée mathématique un singulier privilège. Devançant en effet les conceptions les plus modernes, Platon aperçoit avec une extraordinaire lucidité que, si loin que l'on remonte dans l'analyse mathématique, on ne s'élève jamais qu'à une hypothèse dont la signification dépend pour nous de la fécondité des déductions que l'on on pourra tirer. Au contraire, le Bien nous fait sortir du domaine de l'hypothèse : car il est ce que je veux de toutes mes forces et ce que je ne puis pas ne pas vouloir, au moins si ma volonté, délivrée de l'instinct et du désir, est devenue l'acte propre de mon esprit. Aussi est-ce en lui seulement que je saisis l'existence plénière, en lui seulement que l'apparence se dissipe, en lui seulement que l'intervalle s'abolit entre ce qui est et ce que je veux qui soit. On a donc bien le droit de dire que nous sommes ici en présence d'un idéalisme, et d'emblée en présence de la forme la plus pure de l'idéalisme. Car en mathématiques rien ne peut porter atteinte à l'idée de l'égalité, même si elle n'est jamais réalisée parfaitement entre des objets égaux. En morale, dût-il ne jamais s'accomplir d'action juste, l'idée du juste ne serait en rien diminuée dans son essence ni dans sa signification. Mais l'égalité mathématique n'est jamais l'objet que d'une affirmation hypothétique, au lieu que le Bien est l'objet d'une affirmation catégorique : nul homme ne peut le refuser ; et ce n'est que par lui que nous [28] entrons véritablement dans

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l'existence. C'est donc à lui qu'il faudra subordonner les différentes techniques, qui sont les moyens de notre activité et transforment en outils tous les objets qui sont dans le monde : et elles supposent à la fois la mesure, que les mathématiques suffisent à leur fournir, et la juste mesure dont il est lui-même l'arbitre. Il unifie simultanément — comme on le voit dans la République — toutes les fonctions de la vie intérieure et toutes les fonctions de la vie sociale. Ainsi, le véritable rôle de la science est de devenir l'instrument de l'action morale : mais si la technique devient souveraine, c'est l'esprit qui s'abolit dans son propre ouvrage, au lieu de le dominer. Le réel est là où s'exerce la pure activité de l'esprit : il réside donc dans les idées qui elles-mêmes procèdent du Bien que Platon compare au soleil et qui illumine l'intelligence, comme il anime la volonté. Il ne se révèle à nous que dans une méditation de l'âme sur elle-même. Car l'âme ne se connaît que sous la forme du Bien ; et pour se connaître il faut qu'elle accepte de se réaliser, ce qui n'est possible que par la volonté, qui la rend conforme à son idée. Celui-là seul se connaît qui, sachant ce qu'il veut être, le devient. Ceux qui demandent que l'on définisse le Bien le confondent avec un objet. C'est ce que veut dire Platon dans ce texte célèbre où il affirme que « le Bien l'emporte sur la réalité en majesté et en efficacité » : car il est pour toutes choses le principe qui fonde la connaissance que nous avons, en même temps que leur croissance et que leur être même. Aussi déclare-t-il encore qu'« il ne faut pas s'imaginer trouver jamais en dehors de lui un Atlas plus vigoureux et plus immortel pour soutenir l'univers », et qu'en toute exactitude il n'y a que le Bien, avec l'amour que nous [29] éprouvons pour lui et l'obligation à laquelle il nous assujettit, qui forment le lien et le support de tout ce qui est. Sans lui la science perd sa lumière, et la technique son humanité ; et toute puissance s'écroule qui ne l'a plus pour fondement.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

3 L’idée de valeur

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Il n'y a point d'idée qui connaisse plus de succès chez les philosophes d'aujourd'hui que l'idée de valeur. Il n'y en a pas non plus qui rencontre plus de sceptiques, ni peut-être plus d'adversaires. Et la conscience commune hésite sur ce mot qu'elle croyait comprendre, qui a acquis tout d'un coup un prestige singulier, et dont elle se demande s'il ne cache pas une sorte de mystère que jusque-là elle n'avait pas soupçonné. Pourtant, nous savons bien que c'est leur valeur que nous recherchons dans les choses : nous disons qu'une chose vaut mieux qu'une autre, et quand elle ne vaut rien, c'est pour nous comme si elle n'était rien. Il y a dans toutes les choses utiles et qui sont susceptibles d'être échangées une valeur commune qui permet de les comparer et que nous appelons leur prix. Mais celles qui ont le plus de valeur sont précisément celles qui sont incomparables, celles qui n'ont pas de prix. Nous parlons d'un homme qui a de la valeur en montrant l'estime où nous le tenons ; et il nous arrive d'employer cette expression un peu étrange qu'il est lui-même « une valeur » comme si nous voulions témoigner par là qu'une valeur réelle est toujours vivante et incarnée. Mais nous nous demandons encore si la vie « vaut » [31] la peine d'être vécue ; et si nous pensons qu'elle est par elle-même indifférente,

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c'est pour mieux exprimer qu'il est possible d'en faire un bon ou un mauvais usage, c'est-à-dire précisément de lui conférer celle valeur que toute seule elle n'avait pas. En réalité, la valeur est présente partout où nous sommes capables de désirer ou de vouloir, d'admirer ou d'aimer. Telle est bien aussi la raison pour laquelle l'idée de valeur offre prise au soupçon. Car elle est, semble-t-il, incurablement subjective ; elle exprime les préférences de l'individu ; elle varie selon le temps et le lieu ; elle échappe à tout critère ; elle est une sorte de projection de notre sensibilité dans les choses. Or, à travers la sensibilité, c'est, toujours le corps qui risque de se faire entendre. Et le propre de la pensée philosophique n'est-il pas de s'orienter dans un sens tout opposé ? Elle surmonte en nous la subjectivité. Elle délivre l'individu de cette caverne de l'opinion où la considération de la valeur semble l'enfermer. Elle est la visée de l'universel. Elle repousse tout assujettissement de la pensée au temps, au lieu, à l'affection et au corps. Elle est la vie propre de l'esprit qui cherche la vérité et non point la valeur. Telle est du moins la conception que l'on se fait souvent de la philosophie, que l'on confond alors avec une certaine forme d'intellectualisme. Et si on allègue que, dans ce cas, la vérité devient la suprême valeur, on répliquera que c'est là un jeu de mots, car la vérité resterait, ce qu'elle est, même si elle était horrible et désolante, même si on ne pouvait rien faire de plus que la haïr. Dans la guerre où nous sommes engagés et où il semble que le péril donne une acuité extraordinaire à tous les sentiments dont nous vivons en temps de paix sans leur prêter attention, le problème de la [32] valeur devient pour toute conscience le problème premier. C'est pour des valeurs que l'on se bat. Ne poussons pas l'aveuglement jusqu'à penser que cela n'est vrai que de nous. Nos ennemis ont pour idéal « la terre et le sang ». Ce sont aussi des valeurs qu'il ne faut pas nier, mais mettre à leur rang : et ce qui le prouve, c'est que pour elles on se montre prêt à sacrifier d'autres valeurs, par exemple l'intérêt individuel qui est encore au-dessous. Mais l'on n'entend parler aujourd'hui, même par ceux qui ne sont pas familiers avec la réflexion philosophique, que de valeurs spirituelles, qu'ils veulent défendre parce qu'elles sont infiniment au-dessus. Elles résident dans cette libre disposition de la pensée et du vouloir qui fait de tout être humain une personne, que nous demandons aussi bien pour les autres que pour nous, qui suppose cette conscience de soi, ce commun désir

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de justice et de coopération mutuelle où chacun se sent responsable à la fois de sa propre destinée et de la destinée de tous. Les corps luttent entre eux pour la prééminence : ils ne l'obtiennent que par l'abaissement ou la destruction de l'adversaire. L'esprit apporte la paix audedans et au-dehors : les succès d'un autre esprit sont aussi les siens. Mais sa jointure avec le corps est si étroite qu'il ne peut échapper à cette dure épreuve de faire appel au corps pour défendre les conditions élémentaires qui lui permettent de vivre et de subsister. L'intérêt que présente pour tous nos contemporains le problème de la valeur se marque par la publication des travaux très nombreux qui lui sont consacrés. Nous avons cité déjà le livre de M. Parodi sur sa Conduite humaine et les valeurs idéales dont l'inspiration reste fidèle au rationalisme. M. Dupréel a fait paraître récemment un ouvrage important qui se présente comme une Esquisse d'une philosophie [33] des valeurs où on trouve une analyse d'une extrême probité des conditions dans lesquelles la valeur se révèle à nous, de l'effort par lequel nous cherchons toujours à la promouvoir en ne cessant pourtant de trembler pour elle. Il y joint une critique souvent ironique ou acerbe de la métaphysique traditionnelle dont il soutient que, sous les noms vénérables de vérité, de beauté ou de bien, elle se donne la valeur comme toute faite, qu'elle immobilise et pétrifie une fois pour toutes les aspirations de l'esprit, au lieu de chercher à les satisfaire : ce qui nous paraît une condamnation bien injuste à l'égard des philosophes les plus grands, c'est-à-dire de ceux qui ont toujours su allier la sincérité avec la profondeur, et les exigences les plus hautes de la conscience avec le sentiment le plus aigu de la présence du réel et de son inépuisable complexité. Une jeune revue, mais qui a déjà conquis de l'autorité, la Revue internationale de philosophie, publie un numéro particulier daté du 15 juillet 1939, et qui porte tout entier sur la philosophie des valeurs. Il contient une série d'articles dus à des penseurs de différents pays, MM. Dupréel et Leroux, Ewing, Perry, Parker et Alfred Stern : pour eux tous, le problème des valeurs paraît bien être le problème central de la philosophie. M. Stern fait remarquer justement que le mot de valeur dans son usage actuel a été accrédité par Nietzsche. Mais, au lieu de redouter le caractère de subjectivité que l'on pourrait attribuer à la valeur, on peut dire que Nietzsche le revendique et qu'il va au-devant de toutes les critiques que l'orthodoxie rationaliste prétendrait en tirer contre elle.

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Non seulement il brise à coups de marteau cette ancienne table des valeurs héritée du christianisme, dont la portée était universelle et qui spiritualisait la force en obligeant le fort à fortifier le faible au lieu de l'anéantir ; [34] non seulement il distingue déjà deux races d'hommes dont l'une est faite pour la domination et l'autre pour l'assujettissement, mais encore il met en balance la valeur et la vérité, et situe la valeur au-dessus. Car nous pouvons nous demander quelle est la valeur de la vérité, et lui préférer l'erreur si elle est plus tonique et plus efficace. On voit bien le parti que l'égoïsme individuel ou politique peut tirer de semblables maximes. Mais en restant sur le terrain philosophique, on peut dire que ce relativisme de la valeur rappelle le relativisme de la vérité tel qu'il avait été enseigné dans l'Antiquité par les sophistes, en particulier par Protagoras : « L'homme est la mesure de toutes choses », disait-il, et il faut entendre par là sans doute que c'est chaque homme qui est la mesure de toutes les affirmations qu'il peut porter sur les choses. Il y a cependant une grande différence entre Protagoras et Nietzsche. Car il semble bien que le relativisme de Protagoras soit destiné seulement à déceler en quelque sorte les limites et l'impuissance de la conscience lorsqu'elle cherche à atteindre l'universel : ce qui justifie le scepticisme, mais aussi une bienveillance mutuelle dans les rapports de tous les hommes entre eux. Le relativisme de Nietzsche est tout opposé. Il prétend élever la subjectivité jusqu'à l'absolu. La valeur n'est pas suspecte, ni diminuée parce qu'elle est individuelle. C'est du tréfonds de l'individu qu'elle tire au contraire sa puissance, son prestige et son être même. Elle est tout entière posée et créée par un acte de volonté sans lequel elle n'aurait pu ni apparaître ni subsister. Aussi, son essence est-elle la guerre et non point la paix. Laissons de côté la question de savoir s'il n'y a pas une contradiction à affirmer la vérité ou la valeur sans qu'elles prétendent l'une et l'autre à l'universalité ; [35] laissons même de côté cette objection classique que celui qui énonce qu'il n'y a que des vérités ou que des valeurs individuelles énonce par là une proposition dont la validité est universelle. Il est remarquable pourtant que tout l'effort de la pensée, c'est de soustraire la vérité du moins à la décision du sens propre : c'est un résultat auquel la science est parvenue. Mais la valeur est restée en arrière : c'est qu'elle nous émeut bien davantage et qu'elle est pour nous un objet d'amour. Pourtant, elle ne se réduit ni à l'émotion ni à l'amour : elle est ce qui les justifie, ce qui les rend dignes d'être

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éprouvés. Par là on serait conduit à se demander non plus s'il existe une valeur de la vérité, mais plutôt s'il existe une vérité de la valeur. Telle était déjà dans l'Antiquité la pensée de Platon qui, au lieu d'opposer la valeur à l'être, considère l'idée du Bien comme le faite de la hiérarchie des idées, qui sont pour lui indivisiblement les réalités véritables et les fins idéales de l'activité. Dans le même sens, la philosophie allemande contemporaine, à l'inverse de Nietzsche, prétend objectiver les valeurs, bien que ce ne soit pas toujours dans une intention parfaitement pure et qu'il s'agisse peut-être de relever encore les valeurs auxquelles la politique donne le premier rang. Retenons cependant ce problème qui constitue sans doute le centre de la théorie des valeurs : c'est que si la valeur est une réalité, elle est le critère du désir. Or peut-on définir le désirable autrement que comme l'image du désir ? Ne nous hâtons pas de conclure au cercle vicieux ; car cette apparence de cercle témoigne peut-être, comme dans le platonisme, que la valeur constitue précisément le secret du monde spirituel auquel la conscience tend toujours à s'égaler, mais sans jamais y parvenir. Telle est aussi la raison pour laquelle la valeur ne [36] peut pas être définie : autrement, on en ferait une chose. Elle ne peut être que suggérée. Nous aspirons vers elle, mais sans jamais la posséder, même par la connaissance. Aussi ne peut-on manquer de s'intéresser à tous les efforts par lesquels les philosophes tentent de l'approcher. M. Leroux s'attache à déterminer les composantes de la valeur : il note parmi elles la richesse, qui est le signe de la vitalité intérieure ; l'harmonie, qui ordonne cette richesse ; la lumière qui la pénètre, qui lui donne son rayonnement et qui maintient l'équilibre de la richesse et de l'harmonie ; l'élan enfin, qui est sa source dynamique, et sans lequel elle ne porterait aucun fruit. M. Dupréel, de son côté, a bien marqué le caractère hiérarchique du monde des valeurs qui fait qu'aucune ne peut être posée par nous autrement que par rapport à une autre que nous devons dépasser et par conséquent renoncer. Ainsi la vie est une valeur si on la compare à l'existence inanimée ; mais il y a des valeurs spirituelles plus hautes au nom desquelles nous sommes prêts à la sacrifier. Les valeurs sont donc nécessairement multiples et relatives. Elles ont pourtant des traits communs que M. Dupréel analyse avec beaucoup de finesse et d'originalité : c'est leur « consistance » et leur « précarité » ; leur con-

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sistance d'abord, qui donne aux choses une sorte d'unité et de suffisance que l'on voit croître à mesure que l'on s'élève vers des valeurs plus hautes. Ainsi, la matière est très peu consistante : elle est livrée au flux de toutes les actions qui s'exercent sur elle sans être capable de leur résister ni de les capter. Mais voyez la vie : toutes ses fonctions, la chaleur animale, le mouvement, l'assimilation, la reproduction, ont pour objet de la soustraire au milieu environnant et d'assurer son indépendance. Au-dessus d'elle, l'esprit domine la variabilité des désirs et des [37] besoins. Il consolide ce qui, livré à lui-même, finirait par s'éparpiller et par se dissoudre. Seul, il est désintéressé, par cette sorte de maîtrise souveraine qu'il exerce toujours sur les choses et sur soi. Seulement, la connaissance de la valeur n'est jamais assurée. Et même, son honneur, c'est d'être toujours en péril, d'être toujours menacée. Elle demande qu'on la maintienne. Elle est fragile, elle est précaire ; elle se perd dès que l'attention ou la bonne volonté viennent à fléchir. C'est une tendre chose que la vie, si on la compare à l'inertie du monde matériel. Et l'esprit est bien plus exposé encore : il n'y a rien en lui qui soit acquis pour jamais : il ne trouve sur son chemin que des obstacles et des ennemis, et le premier de tous qui est la paresse intérieure. Il faut qu'il ressuscite sans cesse. Ce qui suppose sans doute une intention profonde de notre conscience, dont on peut toujours craindre qu'elle ne soit ni assez persévérante ni assez pure. On peut se demander si ce n'est pas là retrouver cette unité de la valeur dont M. Dupréel ne veut à aucun prix. Mais rien de plus louable que le motif qui le porte à affirmer une pluralité des valeurs, à condition cependant qu'elles soient convergentes et non point concurrentes. C'est pourrait-on dire le respect de la vocation originale de chaque être humain qui lui fait haïr toute altitude unilatérale et exclusive : car celle-ci engendre la violence, dans laquelle il voit toujours les signes non pas seulement de la passion, mais de la vulgarité, de la facilité et d'une sorte de panique du consentement. La contemplation du monde des valeurs doit produire au contraire cette force tranquille qui réside dans la modération et qui nous persuade non seulement qu'un philosophe a toujours à apprendre d'un autre philosophe, mais encore un homme d'un autre homme et l'on ne [38] marchandera pas son approbation à des formules comme celles-ci que « tout ce qui se pose comme exprimable ou comme réel n'est jamais que valeur », que

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la philosophie doit donc être définie comme une méditation sur les valeurs, et que cette méditation doit être poursuivie avec ténacité si l'on veut parvenir à « comprendre mieux » et « avoir à nier moins ».

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

4 L’existence personnelle

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Les deux premiers volumes des Œuvres de Laberthonnière publiées par les soins de M. Louis Canet étaient consacrés à des Études sur Descartes. Le troisième volume qui vient de paraître contient, de nouvelles Études sur la philosophie cartésienne et les Premiers écrits philosophiques. Les pièces qui s'y trouvent réunies sont de valeur très inégale : un grand nombre d'entre elles ont pour objet le problème de la connaissance, qui tourmente l'auteur sans qu'il parvienne à découvrir une solution qui le satisfasse. Mais toutes sont intéressantes pour le philosophe et pour l'historien de notre temps par la lumière qu'elles nous apportent sur cette inspiration spirituelle qui a rempli sa pensée et sa vie, sur le divorce qu'il établissait entre la méthode scolastique et la méthode cartésienne, sur la signification enfin de cette philosophie de la personne qu'il avait entrepris de fonder, pour laquelle il s'est exposé à tant d'incompréhension ou d'hostilité, et que l'on cherche aujourd'hui à retrouver, sans reconnaître toujours ce qu'elle lui doit, ni les combats et les souffrances qu'il a affrontés pour elle. Le premier de tous les problèmes est le problème de notre destinée : c'est le seul qui réussisse à nous [40] émouvoir profondément et qui puisse remplir toute la capacité de notre conscience ; nous refu-

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sons de l'examiner par une sorte de crainte qui nous oblige à détourner de lui le regard et à chercher ailleurs des pensées qui nous divertissent, mais il ne nous quitte plus dès que nous l'avons considéré une fois avec une suffisante gravité ; et nous en retrouvons alors la présence dans la moindre de nos démarches, à laquelle il donne encore sa signification et son poids. Nul n'a mieux senti que le P. Laberthonnière comment le problème de notre être propre, c'est le problème de l'être total, dont nous faisons partie, mais qui nous dépasse, qui nous adresse des appels auxquels nous ne répondons pas toujours, dans lequel nous ne cessons de puiser la puissance même de nous créer, qui nous dispense de tous les dons, mais qui nous en laisse l'usage, et à l'égard duquel nous assumons une responsabilité que nous sommes incapables de récuser. « Il n'y a qu'un problème, dit-il, le problème de nous-même, dont tous les autres dérivent. Par la conscience de nousmême, nous nous posons d'abord non pas comme étant, mais comme aspiration à être et exigence d'être. C'est qu'un infini nous pénètre et nous déborde, nous sollicitant à participer à son être. En même temps que nous nous voyons infirmes et caducs par cela seul que nous existons sans l'avoir ni su ni voulu, nous sommes emportés au-delà de nous-mêmes non seulement par l'aspiration à posséder tout l'être et toute la vie, mais par l'obligation de nous égaler à tout l'être et à toute la vie. Car nous ne souffrons pas seulement d'être refoulés par ce qui n'est pas nous : nous nous sentons responsables d'en demeurer séparés. » M. Louis Canet, qui est l'éditeur le plus attentif et le plus dévoué, et qui épouse toutes les querelles [41] de son auteur avec une ardeur incomparable, définit les tendances essentielles du P. Laberthonnière par « l'horreur du ghetto scolastique, la foi dans l'effort personnel au sein de la société spirituelle et la double référence à saint Augustin et à Pascal », traits qui caractérisent assez bien le climat de son œuvre tout entière. Il n'aimait pas la scolastique, où il trouvait un asservissement de l'esprit à la lettre, une aggravation d'un naturalisme et d'un formalisme hérités d'Aristote, d'où la vie s'était échappée et où l'âme chrétienne opprimée ne parvenait plus à respirer. « Quand j'aurais appris tout ce qu'ont dit Aristote, saint Thomas et les autres, je saurais ce qu'ont dit Aristote, saint Thomas et les autres, mais pas davantage. Si je ne vois pas par moi-même la vérité, indépendamment de leur autorité, je n'ai point de science. » On croit entendre Malebranche repousser presque dans les mêmes termes l'autorité des Anciens pour invoquer la lumière qui éclaire tous les esprits.

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Aussi ne s'étonnera-t-on pas que, malgré la parenté profonde qui l'unissait à Pascal et à saint Augustin, ce soit à Descartes qu'il attribue le mérite d'avoir ouvert à la philosophie sa voie véritable, d'en avoir fait une réflexion du moi sur lui-même, une prise de possession du réel dans l'acte tout intérieur par lequel la personne se constitue. À vingt-quatre ans, le P. Laberthonnière se déclare pour Descartes contre la scolastique. C'est que Descartes est pour lui le libérateur de l'esprit. Il nous apprend à chercher l'être véritable en nous et non point hors de nous. Il nous oblige à nous engager tout entier dans la plus humble de nos affirmations. Il exige qu'au lieu de subordonner la conscience à l'objet nous subordonnions l'objet à la conscience qui trouve en lui un double instrument pour penser et pour agir. C'est que l'homme ne fait son entrée dans le monde qu'en [42] disant : « Je pense, donc je suis », c'est-à-dire en mettant son esprit au-dessus des choses : et même il n'y a pour lui qu'un esprit, auquel tous les hommes participent par une démarche qui leur est propre et grâce à laquelle ils communient. Nul n'est dispensé de cette démarche qui fait de lui une personne : nul n'aura accès dans la vérité que par elle. « Chercher la vérité en elle-même et par sa raison personnelle, voilà ce que j'appelle philosopher ; et, dans cette recherche, après avoir observé, n'affirmer que ce qu'on voit clairement, voilà la méthode cartésienne. Ainsi le cartésianisme est-il quelque chose de beaucoup mieux qu'un système opposé à la scolastique. C'est l'esprit philosophique qui prend conscience de lui-même. » Car il ne peut pas être question d'autorité en philosophie. Et il n'y a pas d'orthodoxie en philosophie parce que la philosophie c'est la vie de la pensée, et que l'homme ne peut trouver la vérité qu'à condition d'entrer en lui-même pour l'y chercher. Mais une attitude si sincère, si généreuse et si hardie est-elle compatible avec la foi chrétienne et ne risque-t-elle pas de la rendre inutile ? L'ardeur et la sécurité de sa foi permettent au P. Laberthonnière de répondre à cette question avec un tranquille courage. Il se défend contre l'idée de tout péril que la raison pourrait faire courir à la foi. « Prétendez-vous, dit-il, que ce soit dangereux ? Oh ! je souhaite pour la vérité qu'un tel procédé devienne contagieux et descende réellement dans la pratique des philosophes. Parce que l'usage de notre liberté nous soumet sans cesse au danger de prévariquer, nous ne devons pas et, du reste, nous ne pouvons pas abdiquer devant elle. » Car nous devons savoir que l'acte de foi ne peut être rien de plus que l'exercice le

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plus parfait de la raison. Les luttes entre la foi et la raison [43] sont des luttes imaginaires : il n'y a de luttes qu'entre l'erreur cl la vérité. C'est que « ma raison, c'est moi », ce qui veut dire qu'elle est en moi une adhésion personnelle, que je ne puis refuser au Verbe même qui m'éclaire. C'est là ce qui permet sans doute au P. Laberthonnière d'aller jusqu'à dire que la philosophie et le christianisme sont identiques. « Descartes a fait ce que le christianisme ordonne sans cesse à chaque homme de faire au milieu des vanités et des bruits du monde. Il est rentré en lui-même, il a réfléchi, il a cherché la vérité dans son âme. » Non pas que l'on puisse en déduire que la grâce est devenue inutile. Seulement « Dieu ne donne point la grâce pour remplacer la nature, mais pour l'aider. Si la grâce fait la force de l'homme, cette grâce, l'homme l'aura dans sa réflexion philosophique comme dans ses autres actions ». Et si la grâce est. une augmentation de force de nos facultés, « ce sont toujours nos facultés qui agissent : elle soutient notre volonté et éclaire notre raison, mais c'est notre volonté qui agit, c'est notre raison qui comprend ». Aussi ne faut-il pas s'étonner si le siècle où toutes les intelligences furent vraiment chrétiennes, c'est le siècle de Descartes, le propre de tous les génies du XVIIe siècle, c'est précisément d'avoir rompu avec la scolastique : et la même science de l'homme intérieur faisait alors les grands philosophes, les grands chrétiens et les grands écrivains. Pourtant il ne s'agit pas tant d'aimer les grands hommes que de les imiter. Et le P. Laberthonnière qui admire tant chez Descartes la liberté de l'esprit l'imite en pratiquant à son égard cette même vertu que Descartes lui a enseignée. « Je suis cartésien, dit-il, mais je ne le suis pas comme on est thomiste. Il y a en lui quelque chose de stoïque qui me [44] répugne ; je n'aime pas sa froideur ; il se retire dans la solitude, et je ne vois pas qu'il souffre de la souffrance des autres hommes. » Il ne trouve pas en lui comme dans Pascal ce double sentiment de tendresse et de détresse qui est la marque d'une constante blessure au cœur de notre humanité. Mais il est comme Pascal qui dit : « Nous n'aimons pas Descartes » et qui est pourtant cartésien. Peu importe qu'il ait méconnu Descartes, qu'il n'ait pas reconnu derrière sa réserve un peu fière cette générosité toujours offerte, où la raison devenait un austère amour et où, dans sa solitude même, il portait sans cesse avec lui le souci du destin de l'humanité tout entière.

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Car il faut que chaque être garde la vocation qui lui est propre, et cherche dans le monde des êtres assez proches de lui pour que sa sensibilité et la leur éprouvent les mêmes résonances. Mais le reproche le plus grave que le P. Laberthonnière fait à Descartes, c'est de n'avoir pas su tirer des prémisses mêmes de sa doctrine les conséquences les plus décisives. Ce que Descartes a perçu avec plus de clarté et de vigueur que personne au monde, c'est que la réalité est spirituelle, que nous l'appréhendons là où notre conscience s'affirme par un acte intérieur qui fait de nous un être personnel, que l'objet n'a pas d'existence indépendante, et qu'il n'est par rapport à nous qu'un spectacle ou une apparence. Sur de tels principes il fallait fonder une science des personnes et des relations interpersonnelles qui aurait eu infiniment plus de profondeur et de valeur ontologique que la science des choses et des lois qui les unissent. Et les choses auraient été réduites à leur véritable rang, qui est de fournir aux personnes des moyens d'expression et de communication. Mais la réflexion cartésienne s'est infléchie dans un autre sens. Après avoir affranchi l'esprit [45] humain, Descartes a cessé de se préoccuper de sa destinée propre : il s'est contenté de retourner son opération vers la terre afin qu'il nous permette de la dominer. Dès lors on a vu apparaître une opposition entre la physique des Anciens, qui est une physique de la contemplation et qui cherche dans le monde des choses belles à voir, et la physique cartésienne, qui est « une physique de l'exploitation », et qui cherche dans le monde des choses bonnes à posséder. Mais ni l'une ni l'autre ne peut donner satisfaction aux aspirations essentielles de notre conscience ; seulement elles peuvent contribuer à la servir, à condition, il est vrai, que la première nous montre partout autour de nous les symboles sensibles de la vie spirituelle, et que la seconde prépare son avènement après nous avoir permis de triompher peu à peu de toutes les entraves de la matière et du corps. * *

*

La pensée fondamentale du P. Laberthonnière réside peut-être dans sa distinction radicale entre les êtres et les choses. Les êtres, ce sont les personnes qui disposent d'une initiative propre, qui veulent, qui pensent et qui aiment. Mais les choses ne sont que les moyens dont les personnes disposent pour s'exprimer et pour se réaliser. Or il y a deux

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philosophies : l'une qui considère la réalité comme constituée par les choses, et qui cherche son modèle dans la science dont elle devient peu à peu la servante : l'autre qui la considère comme constituée par les esprits et par la société que forment entre eux tous les esprits : elle a pour méthode la réflexion sur soi, et pour moyen d'action la charité. Au lieu de mépriser la science, elle la relève en la mettant à son service et lui donne une signification qu'elle n'avait pas tant [46] qu'elle demeurait isolée. Alors la liberté et la vie morale cessent d'être des illusions ; c'est par elles que nous atteignons cette intimité secrète qui est l'essence même du réel, et dont les objets ne sont jamais que les manifestations ou les véhicules. Car chacun reconnaît sans doute que le réel est là où est son intérêt le plus profond. Et il n'y a pas d'homme qui dans ses moments les plus purs de sincérité ne soit prêt à souscrire à ce mot naïf, si simple et si beau : « Le réel, ce n'est pas ce qu'on touche, mais ce qui touche. » Être savant, c'est considérer le réel comme un objet immense que le regard peut contempler, la pensée reconstruire, la technique utiliser. Être philosophe, c'est considérer le réel dans cette activité intérieure à laquelle nous participons, qui fait de nous une personne et qui donne à chacune de nos démarches une signification morale. Ce n'est pas s'enfermer dans la solitude de sa propre conscience ; mais c'est savoir qu'elle ne peut pas être rompue par notre rapport avec les choses, et qu'elle ne peut l'être que par notre rapport avec d'autres consciences. Car nous ne pouvons pas dépasser les frontières de notre moi par la représentation qui, si abstraite qu'elle soit, demeure toujours intérieure à nous-même, mais seulement par cette action réelle et personnelle qui est seule capable d'atteindre d'autres êtres hors de nous, ayant la même indépendance que nous et la même dignité spirituelle. De là cette affirmation que la vérité est toujours morale ; ce qui veut dire d'abord sans doute qu'elle n'est pas « ce qui nous apparaît naturellement, mais ce qui nous apparaît après l'effort que nous avons fait pour nous dégager de notre point de vue individuel et nous placer à un point de vue universel » ; mais ce qui veut dire surtout que l'effort qui nous découvre l'universel est le même [47] que celui qui triomphe en nous de l'égoïsme, et qui nous permet de former une société véritable avec tous les autres êtres. Là où cette société commence à se former, c'est Dieu même qui nous devient présent. Et la pensée de Dieu ne fait qu'un avec ce parfait désintéressement qui nous empêche de nous re-

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garder nous-même comme un absolu, auquel nous voudrions tout réduire ou tout subordonner. Nous atteignons ici le sommet de la vie de la conscience. Après avoir reconnu que l'être c'est le subjectif et que l'objectif est l'apparence, il a fallu, à l'intérieur même du subjectif, discerner l'activité égoïste qui nous enferme dans les limites du moi, et l'activité morale qui nous oblige à les dépasser, mais parce qu'elle est le témoignage d'une présence spirituelle qui ne cesse de nous inspirer, bien que nous lui soyons souvent infidèles. Elle s'exprime déjà dans la justice, qui oblige l'être à sortir de soi, ce qui n'est possible que par un acte de volonté qui est déjà un acte d'amour. Mais elle ne se réalise vraiment que par la charité qui, « comme le tranchant du glaive, pénètre jusqu'à la racine de l'être », qui est « angoisse de mort et tressaillement de vie », qui produit la lumière, éclaire et adoucit le mystère de l'existence et de ses épreuves, et nous fait sentir que Dieu est là. Telle est la conclusion de l'ouvrage, qui suffit à nous montrer pourquoi, tandis que nous ne connaissons le monde qu'en nous opposant à lui, nous ne connaissons Dieu qu'en nous rendant identique à lui. De telle sorte que ce qu'on appelle le salut, c'est de devenir Dieu dans la mesure de ses forces et de vivre soi-même de la vie divine. On comprendra facilement maintenant combien il est vrai d'appliquer à la pensée du P. Laberthonnière ce qu'il disait lui-même de tout système philosophique, que c'est toujours une certaine altitude de [48] l'âme. Et il invoquait dans le même sens le témoignage de Boutroux : « Les systèmes philosophiques sont des pensées vivantes. C'est en cherchant dans les livres le moyen de ressusciter cette pensée en soi qu'on peut espérer de les entendre. » Y a t-il un plus bel éloge que l'on puisse faire d'un auteur, y a t-il pour lui un gage plus sûr d'immortalité que de pouvoir le retrouver tout entier dans son œuvre, une fois qu'il a disparu, avec la même flamme qui le brûlait, mais qui s'est changée maintenant pour nous en une clarté apaisée, avec les tribulations qu'il a vécues, mais qui se sont effacées et ne laissent subsister derrière elles que le pur monument d'une liberté invincible et pourtant en repos ?

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

5 La psychologie de la conversion

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Il n'y a point de problème qui éveille dans la conscience plus de susceptibilité que le problème religieux. Celui qui a la foi engage profondément son être personnel et sa destinée propre dans une relation intime et secrète avec un être invisible : de cette relation dépendent la valeur de chacune de ses actions et la signification de sa vie ellemême. Celui qui n'a pas la foi n'a de confiance que dans l'objet et dans la raison ; toute affirmation qui va au-delà dissimule à ses yeux une illusion intérieure, une défaite de l'esprit qui cède au prestige d'une autorité ou à la séduction d'un sentiment. On comprend donc bien qu'ils ne puissent se regarder sans une muette interrogation qui ressemble à un soupçon et produit en chacun d'eux une blessure : car que peut être le plus souvent l'incroyant pour le croyant, sinon un aveugle ou un coupable, et le croyant pour l'incroyant, sinon un être abusé et asservi ? Ainsi le domaine religieux forme une terre réservée sur laquelle on ne s'aventure qu'à bon escient et quand on se sent déjà d'accord : autrement, on redoute d'être indiscret ou meurtri. Le respect que nous gardons pour les autres hommes, le souci, affiné par l'éducation,

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de ne point empiéter sur leur vie personnelle, de ne s'entretenir [50] avec eux que de l'objet de nos préoccupations communes, ont jeté une sorte d'interdit sur des questions qui sont pour nous trop émouvantes et où chacun occupe souvent une fois pour toutes une position qu'il ne discute pas. Ainsi le monde de la raison et le monde de la foi sont devenus peu à peu deux mondes différents entre lesquels toute communication a disparu. Il arrive même que le croyant les dissocie à l'intérieur de sa propre conscience sans chercher à s'enquérir du chemin qui les unit. Cette séparation était déjà pour Descartes le moyen le plus propre à réaliser la paix morale en nous et peut-être entre nous. Mais cette solution n'est-elle pas chimérique ? L'unité de la conscience ne se laisse pas rompre : il n'y a pas de foi véritable qui ne pense pouvoir se justifier par de bonnes raisons ; et l'autorité de la raison à son tour serait nulle si elle devait limiter ses prétentions au point de reconnaître son incompétence partout précisément où notre destinée est en jeu. Car les oppositions apparentes qui dressent ici les individus les uns contre les autres sont plus superficielles qu'on ne croit : il y a en effet une conscience humaine à laquelle chacun d'eux participe selon sa vocation et selon ses forces, mais dont il retrouve en lui tous les aspects lorsqu'il s'approfondit assez. Ainsi le sentiment religieux est un élément, non pas de certaines consciences, mais de la conscience tout court. On comprend donc que la psychologie ne puisse manquer de le soumettre à son examen, bien qu'on ait contesté son droit à le faire. C'est ce droit que cherche à défendre M. Penido au début d'un ouvrage qu'il vient de faire paraître sur la Conscience religieuse dans la collection de Cours et documents de philosophie publiée sous la direction de M. Yves Simon (Téqui). Il reproche en particulier à Max [51] Scheler d'avoir considéré la psychologie religieuse comme une sorte de contradiction : dans son livre sur l'Éternel dans l'homme, Scheler montre en effet que la psychologie ne peut qu'ignorer l'essence du phénomène religieux, puisque le propre de ce phénomène c'est, au lieu de laisser la conscience enfermée dans ses propres limites, de l'obliger à sortir d'elle-même, de lui donner une orientation transcendante et qui la dépasse. À quoi M. Penido objecte que tout acte religieux se manifeste pourtant à l'intérieur de la conscience, et qu'il y revêt certaines formes subjectives dont on ne peut douter qu'elles ne soient un objet pour le psychologue. Pourtant, il ne croit point qu'ici la psychologie puisse

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suffire : car une étude purement empirique du sentiment religieux risquerait de méconnaître ou d'abolir son originalité en le détachant précisément de ces affirmations sur l'être et sur la valeur sans lesquelles il serait incapable de se soutenir ; elle ne peut parvenir à le comprendre que si elle fait appel à l'ontologie et si elle accepte de s'y subordonner de quelque manière. Or cette conclusion ne nous paraît pas aussi éloignée qu'il le pense de celle de Scheler, qui, comme tous les phénoménologues, au lieu de faire de la conscience le siège de nos états, la définit comme une activité intentionnelle, tout entière dirigée vers certains objets ou certaines fins qui lui donnent à la fois son élan et sa subsistance. Dès lors, de même qu'il serait vain d'étudier la conscience sensible en dehors de son rapport avec la couleur et le son, sans lesquels elle ne pourrait pas s'exercer, de même on ne saurait isoler la conscience religieuse de son rapport avec l'absolu sans abolir en elle le caractère qui la fait être. Ce qui suffit pour montrer que la psychologie ne peut jamais être une science séparée, et que l'étude des moindres manifestations de notre vie subjective [52] évoque le problème de notre propre situation dans l'univers et de la communion qui s'établit entre le réel et nous. * *

*

De là l'intérêt privilégié que possède le problème de la conversion, qui forme la partie la plus importante du livre de M. Penido et qui nous montre le changement radical qui se produit dans la conscience lorsqu'elle découvre en elle une valeur absolue à laquelle elle doit conformer sa vie et qui seule peut lui donner sa véritable signification. Le mot de conversion peut être pris dans des sens très différents : nous pouvons l'employer pour désigner toute réforme de notre pensée ou de notre conduite à condition qu'elle ait quelque continuité, et rien ne nous empêche de dire, si nous nous repentons de notre désintéressement ou d'une générosité qui nous paraît aujourd'hui mal récompensée, que nous nous convertissons à l'égoïsme ou au matérialisme. Pourtant, l'expression ici ne manque pas de nous choquer. Car l'égoïsme et le matérialisme sont pour nous une pente à laquelle il nous suffit de céder. Or, se convertir, c'est toujours faire effort pour se renouveler. Le mot conversion ne reçoit son sens le plus plein et le plus fort que lorsqu'il désigne un retour intérieur vers une activité dont

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nous assumons la responsabilité et qui possède pour nous une suprême valeur. S'il y a conversion, c'est que nous avons retrouvé un principe qui fonde notre être et donne à notre vie sa signification : aussi sommes-nous prêts à la sacrifier pour qu'il triomphe. Jusque-là notre existence nous avait paru obscure, fortuite et monotone. Elle reçoit tout à coup une lumière et un relief extraordinaires. Les moindres événements acquièrent une surprenante plénitude. Toute conversion est strictement [53] une renaissance. Et puisque, malgré tout, la nature et l'habitude menacent toujours de nous entraîner, peut-être faut-il dire que la conversion qui paraît toujours se produire d'un seul coup n'est pourtant jamais acquise : notre vie spirituelle doit résider, si l'on peut dire, dans une conversion continue. Ceux qui cherchent à expliquer la conversion du dehors sans l'avoir éprouvée trouvent toujours une immense disproportion entre les motifs qui la provoquent et la transformation qu'elle produit dans noire âme. Ils cherchent toujours à en diminuer la réalité ou la portée. Un mot prononcé et cent fois entendu, une lecture qui jusque-là nous avait laissé indifférent, une prédication dépourvue de tout éclat, tournent inopinément notre pensée et notre volonté vers une vérité que nous avions toujours portée au fond de nous-même et qui se découvre tout à coup à nous comme le vœu secret de tout notre être. Comment celui qui demeure étranger à une telle vocation intérieure pourrait-il rendre compte par le simple jeu des causes et des effets d'un changement si soudain et qui ressemble à la cristallisation de tous les éléments épars de notre vie intime et personnelle ? On observe le même échec dès que l'on lente d'expliquer les sentiments de celui qui aime par les raisons de celui qui n'aime pas. M. Penido pourtant distingue des conversions exogènes et des conversions endogènes : les premières semblent dépendre d'une cause extérieure qui peut n'être qu'une occasion. Ainsi M. Delacroix nous dit que « c'est souvent à une personne que l'on se convertit, autant qu'à une Église ». Et l'on sait l'importance attribuée par M. Bergson à l'appel du héros et du saint. Mais de telles remarques prouvent surtout que les hommes sont les uns pour les autres des médiateurs : or le rôle d'un médiateur, c'est de [54] produire en nous cette révélation de nousmême qui est l'effet d'une totalisation et d'une unification soudainement obtenues de toutes les aspirations qui sommeillaient en nous presque à notre insu. Dans ce groupe de conversions, les plus singu-

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lières sont les conversions collectives, qui expriment sans doute l'aspect grégaire de la vie humaine et montrent pourtant que l'acte le plus personnel de chaque conscience peut devenir, dans certaines circonstances données, le même pour toutes. Il y a des crises collectives de la vie religieuse qui paraissent coïncider avec certains cataclysmes, comme si ces derniers obligeaient toutes les âmes à se replier en même temps sur la pensée de leur origine et de leur destinée : ce qui suffit à expliquer pourquoi on observe alors partout à la fois la même soif de réveil, le même sentiment du péché, la même réceptivité à l'égard de l'appel pathétique du plus humble réformateur. Mais toutes les conversions sont endogènes de quelque manière. Elles sont toujours méditées et préparées jusqu'à un certain point. Quand elles semblent se produire brusquement, elles supposent cependant une longue assimilation. On surestime presque toujours le rôle joué en elles par l'inconscient : car c'est la conscience qui forge, éprouve, rejette et récupère tour à tour cette multiplicité de composantes que la conversion finit par intégrer. Le cardinal Newman disait que, dans sa propre évolution, il n'avait jamais éprouvé le sentiment d'une coupure. Il arrive parfois que la conversion n'est rien de plus que la renaissance d'une foi d'enfance. Mais la plus douloureuse et la plus dramatique, c'est celle qui n'est elle-même que le dénouement d'un long débat intérieur dans lequel la conscience, incapable de rester dans l'indifférence et se portant d'emblée jusqu'à l'extrémité de l'angoisse, est partagée entre l'amour et la haine [55] jusqu'au moment où le persécuteur finit par se changer en martyr. Si on laisse de côté certaines conversions sociales où la famille, l'intérêt, la situation jouent un rôle, et qui sont souvent plus apparentes que réelles, il faut reconnaître que la conversion véritable est toujours une conversion de la volonté et du cœur, qui change le sens même de notre intention et l'inflexion de tous nos actes. On dit alors justement que le moi éprouve l'impression d'une nouvelle naissance, soit parce qu'il devient autre qu'il n'était, soit parce qu'il retrouve enfin l'être qu'il était, mais qu'il avait quitté. II n'y a pas de conversion qui ne doive atteindre le fond même de l'être, au point où il réalise sa propre unité, où il engage sa vie dans l'absolu. C'est, pour cela que la conversion ébranle toutes les puissances de l'âme qui lui permettent à la fois de se justifier et de s'épanouir. Elle comporte tout à la fois des motifs intellectuels et des motifs affectifs. Elle est à la fois dogmatique, c'est-à-

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dire qu'elle change nos croyances, et morale, c'est-à-dire qu'elle change notre conduite. Contrairement à ce que l'on croit, si elle est vivante, elle est toujours en acte et n'est jamais terminée. Les conversions qui nous frappent le plus vivement sont celles où l'on passe de l'infidélité à la foi, mais celles qui nous instruisent le mieux sont celles qui se produisent à l'intérieur même de la foi, qui souvent n'est découverte que lorsqu'elle était depuis longtemps pratiquée, et qui peut acquérir chaque jour plus de pureté, de lumière et de ferveur. * *

*

S'il n'y a de conversion que spirituelle, on pense parfois qu'elle réside toujours dans la recherche [56] d'une compensation à l'égard de certains biens matériels qui nous manquent ou qui viennent à nous être retirés. Mais cette conception d'une conversion destinée à fournir sur un autre plan une sorte de suppléance à des désirs frustrés scandalise également les ennemis de la vie spirituelle et ses véritables adeptes. En réalité, les consolations que l'on demande à la religion sont toujours une défaite de la religion ; et. il arrive que l'amour sacré brûle encore des feux de l'amour profane. C'est là pourtant la thèse que la psychanalyse a reprise de nos jours en faisant de la vie spirituelle la sublimation de la vie des sens. Mais le mot même de sublimation, malgré son prestige, ne doit pas nous induire en erreur ; c'est la vie des sens qui est considérée ici comme la vie véritable ; quand la privation l'oblige à se sublimer par l'imagination, nous n'avons plus entre les mains qu'une illusion vide de substance ; et il est difficile d'admettre, quand nous avons découvert son origine, qu'elle ne se dissipe pas et n'engendre pas en nous le désespoir. Non point que nous puissions jamais rompre toutes les attaches entre la vie sensible et la vie spirituelle : celle-ci a souvent d'autant plus d'élan que l'autre avait elle-même plus d'ardeur. Mais la question est de savoir où est pour nous la véritable réalité : est-elle dans les sens qui demandent à l'esprit de transférer une jouissance impossible dans de vains simulacres ? Est-elle dans l'esprit pour lequel les sens doivent servir d'instruments qui se changent trop souvent en obstacles ? Il n'y a point de rapprochement, si subtil qu'on l'imagine, entre nos deux vies, qui puisse nous dispenser d'opter entre les deux thèses. Là est l'unique critère de la vraie conversion. Quand le désir est sublimé il cherche à oublier la

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satisfaction qui lui est refusée : peut-il y penser sans souffrir encore d'en être privé ? Au contraire, quand [57] le désir est vraiment spiritualisé, il ne pense aux satisfactions dont il est délivré que pour souffrir d'y avoir cédé. Il ne suffit pas de dire que l'objet de la passion s'est purifié : c'est l'âme tout entière qui s'est purifiée de la passion. Ainsi l'amour sensible et l'amour mystique, au lieu d'être dans le prolongement l'un de l'autre, sont de sens contraire : et si l'amour courtois s'exprime souvent dans les termes de l'amour mystique, on oublie, selon M. Bergson, que c'est l'amour qui a commencé par emprunter à la mystique sa ferveur, ses élans, ses extases : « en utilisant le langage d'une passion qu'elle avait transfigurée, la mystique n'a fait que reprendre son bien. » La psychologie de la conversion montre assez clairement que nous ne pouvons pas dissocier l'exercice de nos fonctions psychologiques de nos conceptions métaphysiques, c'est-à-dire de notre relation avec l'absolu. Inversement, il n'y a pas d'illumination qui puisse se produire en nous ni de grâce surnaturelle qui puisse nous être infusée autrement qu'en utilisant les voies psychologiques. Sans doute faut-il dire de la conversion à la fois qu'elle met en jeu toutes les ressources de la conscience et qu'elle les transcende : la psychologie scientifique met souvent sur le compte du subconscient les effets que le croyant attribue à la grâce ; mais le subconscient peut encore être pour lui le véhicule de la grâce. Retenons sur ce point le texte remarquable du P. de Condren : « Plus la vertu de Dieu est pure dans les âmes et moins elles la sentent ; car Dieu, et tout ce qui est vraiment divin, est insensible et incompréhensible ; et nous ne saisissons que ce qui est nôtre ou conforme à nous et à nos puissances sensuelles ou intellectuelles. » Mais dans tous les cas l'essence de la conversion religieuse c'est de transformer l'anthropomorphisme de la conscience en théocentrisme. M. Penido fait remarquer [58] que le propre de l'anthropocentrisme, c'est de produire une exaltation du moi (eritis sicut dii), une exigence de totale autonomie (non serviam), un refus de reconnaître la misère et l'insuffisance de la créature, un transfert de la notion d'absolu de Dieu à l'homme. Au contraire la conversion religieuse suppose toujours « la conscience fruste ou délicate d'une indigence ou d'une dépendance ». D'une manière plus générale, peut-être faut-il dire que le caractère commun de toutes les conversions, c'est de nous obliger à penser que la vérité implique toujours un acte de subordination. Toute satisfaction que le moi pourra éprouver cesse d'être le but de sa recherche, pour devenir l'effet de cette subordination. Non

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point que la liberté alors soit abolie, mais nous sentons, comme le voulait Newman, qu'il ne peut y avoir d'autre liberté pour nous que celle qui nous rend captif de la vérité.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

6 La métaphysique de Paul Decoster

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Paul Decoster vient de mourir, tout jeune encore, très peu de temps après avoir abandonné sa chaire de l'université de Bruxelles, en nous laissant quatre petits ouvrages seulement : la Réforme de la conscience, le Règne de la pensée, Acte et Synthèse, De l'unité métaphysique, dont le dernier porte en sous-titre « Épilogue philosophique », et qui sont les témoignages les plus émouvants d'une existence consacrée à la méditation la plus pure et la plus austère, soutenue par une foi incomparable dans la puissance de l'esprit et dans la valeur suprême de cet acte de penser dont dépendent à la fois la signification du réel et la gravité de la vie. La réflexion philosophique se réduisait pour lui à 1'« action spirituelle prise dans toute son intégrité ». Il y a en chacun de nous des marques de la nature individuelle, des états qui relèvent de la sensibilité, et qui traduisent notre limitation plutôt que notre puissance : mais notre dignité consiste seulement dans l'exercice de la pensée, qui est, par rapport à notre nature, une faculté de redressement dont l'usage est

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toujours entre nos mains. Or la philosophie, c'est l'analyse de la pensée, analyse qui met à nu la synthèse même par laquelle cette pensée [60] s'élabore. Il n'y a de positif en nous que l'acte par lequel nous pensons : l'affectivité n'est rien de plus que la pensée proprement dite au moment où elle se sent momentanément dépassée et fascinée par l'excès de sa richesse, ce qui explique l'illusion par laquelle nous la considérons comme plus riche que la pensée elle-même, alors qu'elle est seulement la promesse d'une pensée qui ne s'est point encore accomplie. Cette pensée est omniprésente. Son origine est partout et nulle part. Elle se multiplie par elle-même à l'infini. Elle est à l'égard d'elle-même le principe de son propre dépassement, une source de diversité et d'unité à la fois, qui, par sa seule opération, engendre la joie de la conscience. Cette activité spirituelle est proprement « poétique » au sens le plus fort et le plus beau que l'on puisse donner à ce mot, et la métaphysique est une sorte de poésie sans images où l'auteur et son œuvre s'identifient. Cette activité se conquiert et se possède à proportion de l'intensité même de son effort. La joie qu'elle nous donne est inséparable de l'inquiétude dont elle sort, mais dont elle nous délivre, et qui n'est que la pensée elle-même privée de stabilité, et se cherchant avant de s'être trouvée. Mais cette pensée qui se réalise par une purification indéfiniment poursuivie à l'égard de tous les objets de l'opinion est seule capable, grâce à la perfection de cette ascèse, de nous découvrir l'unité métaphysique suprême à laquelle tout le réel est suspendu. Par opposition à la critique philosophique, qui, comme on le voit chez Kant, part d'une connaissance déjà faite pour la soumettre à l'examen, la métaphysique est la génération même du vrai. Elle ne naît pas d'un problème déjà posé et qu'elle cherche à résoudre : elle se place d'emblée sur un plan où la notion même de problème s'évanouit. Elle est l'esprit [61] dressant sa propre généalogie, l'intelligence se produisant elle-même en même temps qu'elle produit la totalité de l'intelligible. Toute métaphysique authentique doit exprimer une procession de tous les aspects du réel à partir d'un principe initial dont ils émanent ou auquel ils participent. Les deux métaphysiciens les plus purs sont sans doute Spinoza et Plotin. Mais il n'y a proprement métaphysique que dans la découverte de cette source suprême d'où jaillit, tout ce qui est. C'est elle que Plotin appelle l'Un, et Spinoza la Substance ; c'est elle que Fichte et déjà Aristote ont désignée par le mot d'Acte, le plus beau et le plus pur de la langue philosophique. La mé-

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taphysique passe infiniment en rigueur la poésie et la mystique, mais elle suit les mêmes chemins. elle est comme elles unitive et créatrice ; et, comme elles, elle introduit notre vie dans l'absolu par cette sorte d'abolition de toute dualité entre le dehors et le dedans, entre l'individuel et l'universel, dont elle nous donne une expérience qui recommence toujours. Elle ne cesse de renaître quand on croit qu'elle a succombé : et les critiques de la science ne valent pas plus contre elle que contre la poésie ou la mystique. Mais il est inévitable qu'elle apporte aux uns la présence même du réel, et qu'elle ne soit pour les autres qu'un rêve sans consistance. Car il y a peut-être, selon Paul Decoster, une cécité métaphysique analogue à la surdité musicale et invincible comme elle. Mais faut-il s'en plaindre, ou reconnaître qu'il existe une métaphysique sans technique, et que tout homme est métaphysicien sans le vouloir dès que la vie devient pour lui sérieuse, c'est-à-dire qu'il s'engage lui-même d'une manière absolue au moment de penser ou d'agir ? Loin de nous transporter au-delà de toute expérience, le propre de la métaphysique c'est de nous [62] établir d'abord dans une expérience suprême, à la fois primitive et permanente, et dont toutes les autres dépendent. Cette expérience doit être pleinement intérieure à ellemême. Elle n'est donc pas celle d'un être, qui serait toujours extérieur à l'opération qui le saisit. Elle ne peut être que celle d'un acte s'accomplissant et se réduisant à son exercice pur. Mais il faut que cet acte soit un acte de l'intelligence, faute de quoi il n'aurait pas d'intériorité véritable : il serait semblable à une force de la nature, il n'aurait d'acte que le nom. Nous voici donc ramené, semble-t-il, au « Je pense » de Descartes ; mais il faut, ici, redoubler d'attention, car dans ce « Je pense » P. Decoster refuse de subordonner la pensée au « je » pensant. C'est le contraire même qu'il prétend faire. Car il y a une prééminence de la cogitatio sur le cogito ; loin de dire que c'est la réalité du sujet qui fonde la possibilité de la pensée, nous dirons que c'est la réalité de la pensée qui fonde la possibilité du sujet. On trouve ici une opposition décisive à l'égard de toute espèce de subjectivisme. Le moi est dépassé. L'émotion que j'éprouve en découvrant dans ma pensée une existence qui est la mienne, et qui est la racine de cette angoisse où nos contemporains croient découvrir la véritable révélation métaphysique, se trouve reléguée sur un plan exclusivement psychologique. De même nous sommes affranchis de la dualité de l'objet et du

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sujet. Enfin, la pensée, qui pour la plupart des hommes est un fruit de la vie, se met elle-même au-dessus de la vie et se l'assujettit. * *

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P. Decoster ne faisait aucune concession à l'indolence naturelle du lecteur ; il professait que le propre [63] d'une pensée rigoureuse est d'être d'un accès difficile. La doctrine qu'il nous apporte ne saurait être comprise sans cette sorte de parfaite attention dont elle espérait fournir le juste loyer. Il serait indigne de lui de tenter de la rendre populaire en consentant à la rabaisser et à la défigurer. Ce qu'il entreprend de nous faire saisir, c'est un acte qui n'est qu'acte, qui se donne à luimême sa propre présence, qui est d'une parfaite transparence, d'une parfaite pureté, qui n'est souillé ni obscurci par aucun sujet dont il dépend, par aucun objet auquel il s'applique, par aucun temps dans lequel il se déploie, qui est au-dessus de toutes les oppositions et de toutes les alternatives. Mais un tel acte, loin de nous apparaître comme inerte et stérile, loin de suspendre nos mouvements ou de les rendre inutiles dans l'unité sublime de son opération, doit être regardé comme une origine aussi bien que comme une fin, comme un point de départ aussi bien que comme un point d'arrivée. L'expérience que nous en avons est une expérience « prégnante ». Il porte en lui une fécondité indéfinie, une procession qui lui est identique, une communication incessante avec soi qui est son être même, une synthèse qui l'exprime au lieu de l'enrichir, et, comme le dit P. Decoster, une « médiation » qui lui est immédiate et qui s'incorpore à la perfection de son exercice au lieu de la dégrader ou de la corrompre. Il n'y a point de degrés de l'acte ; car il n'y a nulle part dans le monde de puissance, ni de vertu occulte. Mais la médiation est elle-même toujours en acte. La dialectique en est l'approfondissement ; elle n'est ni une déduction ni une construction. Car les choses sont toutes au même niveau : et la procession est tout entière simultanée. Mais chacun de ses moments ouvre à ma pensée une perspective sur l'acte même qui la pose. Ce qui permet de comprendre en quoi [64] consiste cette synthèse concrète où l'acte et le moment viennent s'unir : elle est le lieu géométrique dont chaque moment est la projection. Ce moment, cette perspective introduisent un monde d'opinion et d'imagination, où l'on voit une intériorité diffuse commencer à se for-

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mer autour d'un centre qui est la conscience. Mais alors cette philosophie si abstraite prend un caractère vivant et presque dramatique ; car dès que la conscience subit l'ascendant de l'opinion elle aspire à s'en libérer. Elle entreprend aussitôt un mouvement de conversion afin de retrouver cette unité intrinsèque, vers laquelle il est impossible qu'elle se tourne sans considérer comme une chute l'état où l'opinion la réduit. Elle cherche la voie du salut précisément parce qu'elle sent le poids de cette opinion où elle retombe sans cesse. C'est le dialogue de l'opinion et de la conversion qui est la vie même de la conscience : celle-ci oscille sans cesse de l'une à l'autre dans un rythme où chacune marque tour à tour le temps fort. P. Decoster se plaisait à montrer comment toute perspective se réalise par l'intermédiaire d'une évocation, qui, sans abolir la simultanéité foncière du réel, nous permet de comprendre la signification profonde du mythe platonicien de la Réminiscence. La distinction même de la perception et de la mémoire était pour lui un effet de la perspective, comme on le voit, disait-il, dans l'exemple de « mon ami qui fut tué à la bataille de la Marne, et dont je n'appris la mort qu'à l'armistice. Il fut présent à mon esprit la guerre durant comme l'interlocuteur des entretiens futurs dont j'espérais fermement relier le fil à nos entretiens passés ». De même il y a en moi une mémoire expresse qui prête à la mémoire latente le reflet de sa propre présence, et je n'ai le droit de dire de telle ombre qu'elle fut que par un acte créateur [65] de mon imagination. Bien plus, cette conversation que je noue avec vous est tout entière en vous, ou en moi, bien que chacun de nous à tout instant semble s'effacer devant l'autre pour attendre sa réponse. Et la communication la plus profonde qui s'établit entre mon esprit et un autre esprit n'est que l'incarnation en lui d'un sentiment que j'éprouve, d'un souvenir tenace, d'un espoir ou d'une attente passionnée. Mais l'inquiétude est l'effet de cette ascèse intellectuelle qui va de ce qui est donné à ce qui ne saurait l'être. Et elle est la promesse d'une clarté intérieure qui doit illuminer l'expérience tout entière : il faut qu'elle se convertisse en une joie qui ne se déploie qu'en pénétrant une donnée dont le propre de l'inquiétude était précisément de chercher à nous affranchir. Mais « la joie est une présence intime et familière de chaque chose à toutes les autres, et de toutes à chacune ». C'est elle qui engendre toute la poésie du monde ; et la poésie est l'expression la plus immédiate, la plus nuancée, la plus singulière de ce qu'il y a dans

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le réel de plus universel et de plus profond. Elle réside dans le sentiment d'une universelle intimité. Tandis que la science reste encore au niveau de l'opinion et cherche seulement à la neutraliser et à la décolorer, afin de faire l'économie d'une conversion, il y a au contraire entre la poésie et la métaphysique une parenté que tout le monde ressent. Une même conversion vers la transcendance se retrouve dans toutes les formes de l'art, où elle triomphe de l'imagination en empruntant les voies de l'imagination elle-même. Et P. Decoster parlait admirablement de la musique, en particulier de celle de Bach dont le secret résidait pour lui dans la réalisation sonore de cette idée qui était au cœur de sa propre conception métaphysique : à savoir dans « une [66] mystérieuse réversibilité des rapports de succession et de simultanéité ». Mais ne faut-il pas dire dès lors que c'est dans la mystique que la conversion trouve son expression la plus pure et la plus parfaite, là où, comme chez saint Jean de la Croix, la nuit se change en lumière, la sécheresse en plénitude, et le renoncement en charité ? Or il est incontestable que Paul Decoster mettait la métaphysique au-delà de la mystique. Et même la dialectique était pour lui la ruine de l'extase. Le mystique fait appel à une expérience déterminée dont le métaphysicien ne peut pas se contenter ; celui-là se repose dans une union que celui-ci dépasse toujours. Il ne cesse d'interroger une absence qu'aucun don venu du dehors ne peut jamais remplir. Il ne subordonne la pureté de l'acte intellectuel à aucun objet qui viendrait le terminer. Tout absolu qu'il pourrait posséder le ferait retomber dans le monde de l'opinion. La purification qu'il cherche à obtenir n'est possible que par une négation sans cesse recommencée. Il est l'apôtre de l'ascèse infinie. Par contre, la mystique n'est plus alors qu'une joie poétique élevée à une puissance plus haute, et, comme elle, une sorte de nature transfigurée. Telle est cette doctrine, dont on voit l'austérité et l'intransigeance, qui, pour mieux assurer le règne de la pensée, tourne le dos à la vie, sacrifie toujours la pensée pensée à la pensée pensante, cherche à remonter jusqu'à la source première de toute spiritualité, et ne s'en éloigne que pour devenir sensible aux souillures qui la menacent plutôt qu'à l'abondance intarissable de ses créations. En nous transportant toujours au-dessus de la dualité de l'objet et du sujet, on peut se demander si l'acte de pensée ne risque pas de s'abolir dans cette excessive pureté, si dans sa forme la plus pleine et la plus parfaite il [67]

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consiste à dépasser l'objet ou au contraire, comme le montrent tant d'analyses si fines, à le pénétrer et à l'illuminer, si enfin il exclut la personne ou si au contraire il la fonde, ainsi que Paul Decoster luimême paraît le suggérer en disant que c'est l'individu qui appartient au monde de l'opinion, tandis que la conversion est le privilège de la personne. Et peut-être pourrait-on dire, en utilisant son propre langage, que la personne c'est la conversion s'accomplissant, et qu'elle ne disparaîtrait que dans la conversion accomplie : ce qui serait alors un retour à cette même idolâtrie qu'il s'agissait pour lui de bannir. [68]

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈME PARTIE

1 Les habitudes et la vie de l’esprit

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Il n'y a point de problème qui intéresse plus directement l'idée que nous devons nous faire de nous-même et de notre propre développement que celui de la naissance des habitudes, de l'esclavage où elles nous tiennent et de la puissance qu'elles nous procurent. Tantôt les habitudes s'insinuent en nous à notre insu et pour ainsi dire malgré nous : quand nous découvrons leur présence, nous sommes humilié d'être devenu le jouet d'un mécanisme que nous ne contrôlons plus ; tantôt, au contraire, notre volonté elle-même prend en main leur formation, surveille leur croissance, cherche à vaincre les résistances que la nature leur oppose et, grâce à elles, essaye de faire de notre vie tout entière un apprentissage ininterrompu. Tantôt, nous repoussons toute solidarité avec l'habitude et, en nous excusant d'y avoir cédé, nous voulons suggérer que notre moi s'est laissé surprendre, mais qu'il ne s'est point engagé lui-même avec sa faculté de décider et. de choisir ; tantôt il nous semble que notre véritable nature se traduit par nos démarches les plus habituelles, tandis que les actes isolés qui dépendent étroitement de notre attention comportent plus d'apprêt [72] et plus

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d'artifice. Tantôt l'habitude endort et éteint par degrés la conscience ; tantôt elle 1'aiguise et l'exalte, en nous apprenant à voir ce qui sans elle n'aurait point retenu le regard. Tantôt elle est « l'étrangère » dont nous ne reconnaissons ni la voix ni les pas ; tantôt nous abritons en elle avec infiniment de douceur et de complaisance notre vie la plus intime et la plus personnelle. Aussi l'habitude semble-t-elle impossible à saisir. On l'a comparée à Protée. Dès qu'elle nous a montré un de ses visages, elle nous le dérobe aussitôt pour nous révéler un autre visage tout opposé. Et pourtant, si l'homme peut exercer une action sur sa propre nature, ce ne peut être que par l'acquisition d'habitudes nouvelles. Mais la valeur de l'habitude dépend de la valeur de l'acte volontaire qui lui a donné naissance : or la volonté est toujours capable de se reprendre et de se réformer ; on a même pu prétendre qu'elle ne progresse qu'à condition d'être en état perpétuel de reniement à l'égard d'elle-même. Dans l'habitude, elle se stabilise ; et s'il faut qu'elle consolide chacune de ses démarches afin de pouvoir les dépasser, il arrive qu'en croyant forger des instruments à son service elle élève des obstacles qui la retiennent et la paralysent. Dans la plupart de nos besognes, l'habitude reste notre soutien. Mais on en peut faire le meilleur usage ou le pire, selon qu'elle devient le moyen de notre perfectionnement ou une défaite qui dispense notre volonté de s'employer. Mieux qu'aucun autre phénomène, l'habitude semble capable de projeter quelque lumière sur la signification de ce monde changeant dans lequel notre vie se trouve engagée. Nous la voyons en effet se former sous nos yeux et produire sous nos yeux une modification de la nature. Or toute modification [73] est une création partielle. L'habitude ne va-t-elle point, nous révéler, comme Pascal l'avait pressenti, la loi selon laquelle la nature se crée elle-même éternellement ? On peut dire en un sens que tous les efforts de la doctrine de l'évolution au cours du XIXe siècle ont eu pour objet de justifier cette idée. On se heurte alors, il est vrai, au problème du temps : il faut montrer comment le temps peut permettre à une action momentanée, à un pur « événement », au lieu de se dissiper après avoir été de s'inscrire dans la durée et de faire naître en nous une aptitude qui peut rester cachée, mais qui est capable désormais de s'exercer spontanément. Le problème des rapports entre la nécessité et la liberté à son tour se renouvelle ; car si au lieu de considérer la nécessité comme la loi primitive

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à laquelle les choses obéissent, avec laquelle la volonté doit composer et dont elle s'affranchit par degrés, on se représente la régularité qui règne dans l'univers sur le modèle des habitudes qui se forment peu à peu dans notre corps, le principe même d'où dépend tout notre univers ne peut être alors qu'une activité spontanée semblable à notre volonté, et la nécessité naturelle n'exprime rien de plus que l'ordre stratifié de ses différentes opérations. On ne s'étonnera donc pas que le problème de l'habitude ait sollicité la réflexion de tant de penseurs qui ont vu en elle le point d'attache entre la liberté et le destin, entre notre propre initiative et un mécanisme matériel dont elle se détache sans cesse et où sans cesse elle retombe. On se rappelle le mémoire consacré par Maine de Biran à l'Influence de l'habitude sur la faculté de penser (Alcan), dans lequel, avec autant de gaucherie que de pénétration, il réalisait la distinction aujourd'hui classique entre les habitudes passives et les habitudes actives. Habitudes [74] passives, celles de la sensibilité, qui émoussent peu à peu sa délicatesse, la rendent de plus en plus indifférente aux excitations qui d'abord l'avaient ébranlée, mais font apparaître en elle un besoin croissant de ces mêmes excitations, qui ne peuvent plus la satisfaire. Habitudes actives, celles qui dérivent de l'exercice de nos opérations, qui affinent et fortifient nos facultés, qui diminuent notre effort et rendent toutes nos démarches plus souples, plus précises et plus parfaites. À vingt-cinq ans, dans une thèse de doctorat illustre par sa brièveté et par l'éclat de ses formules, et qu'il avait intitulée De l'Habitude (Alcan), Ravaisson reprenait la thèse biranienne afin de montrer comment l'habitude nous découvre, entre la nécessité et la liberté, la continuité d'un même développement, une sorte de « spirale dont le principe réside dans la profondeur de la nature et qui achève de s'épanouir dans la conscience ». Enfin, dans un livre récent, M. Jacques Chevalier n'a pas craint de s'attaquer de nouveau à l'Habitude (Boivin) afin de la confronter avec les résultats de la science contemporaine, avec la loi de l'inertie, avec la loi de l'usure, avec la loi biologique de l'adaptation, avec la valeur juridique de la coutume, afin d'opposer aux habitudes corporelles par lesquelles nous triomphons des résistances de la matière, les habitudes spirituelles par lesquelles notre conscience devient capable à sa manière « d'imiter l'éternité de l'acte pur ».

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C'est cette opposition entre les habitudes du corps et les habitudes de l'esprit que nous voudrions surtout approfondir. Appelons du nom de matière tout ce qui, au lieu d'être un principe d'action, est l'objet [75] d'une action, tout ce qui nous résiste et peut subir notre empreinte. Le caractère essentiel de la matière, c'est la passivité. Pourtant, devant une activité toute-puissante, la matière s'évanouirait dans une infinie malléabilité : l'acte et le produit de l'acte se confondraient ; il n'v aurait plus d'intervalle entre le dessein et le succès. Au contraire, notre activité limitée ne peut acquérir son indépendance que parce qu'un univers lui est opposé sur lequel elle assure son règne par degrés. La matière est donc une donnée qui n'est pas notre œuvre. Et elle doit être engagée dans le temps afin que nous puissions l'appréhender, lui imposer notre marque et nous éprouver nous-même en la conquérant, sans jamais pourtant réussir à l'annihiler, puisqu'elle est la condition même de notre existence individuelle. Il y a donc ambiguïté à dire, comme on le fait trop souvent, que le temps est le lieu de l'esprit comme l'espace est le lieu de la matière : outre que le temps et l'espace sont plus inséparables qu'on ne croit, le temps caractérise la matière mieux encore que l'espace, qui du moins nous donne une image sensible de l'éternité. Le temps, au contraire, ne peut appartenir à un être que dans la mesure où celui-ci est essentiellement insuffisant, où il n'apparaît que pour se dissiper aussitôt. Il est donc par excellence la propriété de la matière : notre existence est temporelle dans la mesure où elle est finie et matérielle, et le propre de la pensée est précisément de résister à son écoulement indéfini. Elle y réussit de trois manières : d'abord en reconstituant sous une forme spirituelle le souvenir du temps aboli, ensuite en nous donnant dans la prévision une possession anticipée du futur, enfin en nous établissant dans la jouissance de certains biens qui, étant inséparables de notre propre [76] essence, se renouvellent sans s'altérer à travers tous les changements des événements. Quant à l'habitude, elle est un phénomène mixte dans lequel le corps est à la fois dominateur et dominé. C'est la faiblesse de notre volonté temporelle de ne pouvoir accomplir que des actions momen-

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tanées et qui s'effacent aussitôt accomplies. Mais il n'y a de périssable en elles que la forme corporelle dont elles ont été revêtues. Elles subsistent toutes à la fois dans l'indivisibilité du vouloir qui leur a donné naissance : c'est seulement si ce vouloir venait à se renoncer lui-même que notre vie se disperserait en une succession d'événements indépendants. Entre ces deux extrêmes l'habitude introduit ses opérations spécialisées : elle hausse en un sens la matière jusqu'à l'esprit qui la modifie et qui assure à la modification qu'il lui imprime une sorte de permanence. C'est en s'incorporant à la matière que l'esprit lui communique cette puissance dégradée par laquelle elle tend à conserver la modification qu'elle a reçue, en résistant, il est vrai, aux nouvelles modifications qu'elle pourrait recevoir. Ainsi, s'il faut voir dans l'inertie de la matière un effet de la tendance de l'être à persévérer dans son être, cette tendance ne peut pas être elle-même une propriété de la matière. C'est la propriété d'une activité qui, en pénétrant la matière, la sauve elle-même d'un perpétuel anéantissement. Intermédiaire entre un acte et un état, l'habitude est une pure puissance, issue de l'acte, et qui, en le répétant, semble vouloir le transformer en état. Intermédiaire entre l'instant où tout acte particulier s'accomplit et l'essence éternelle où cet acte puise son efficacité, elle dure, comme si elle voulait à la fois retenir ce qui passe et esquiver tous les dangers d'une aventure nouvelle. [77] Ainsi, ce n'est pas dans la matière qu'il faut chercher le principe de l'habitude, mais plutôt dans une activité initiale qu'elle brise en mécanismes séparés. Seulement la matière est son véhicule. Sans la matière, elle ne pourrait acquérir aucun de ses caractères : ni sa forme particulière et spécialisée, puisqu'une activité sans résistance est indéterminée et inépuisable, ni sa faculté de répétition, puisque la vie de l'esprit est une invention perpétuelle, ni sa potentialité tantôt retenue et tantôt manifestée, puisque la conscience ne peut avoir de réalité qu'au moment même où elle s'exerce. Ravaisson dit admirablement que « c'est dans le courant ininterrompu de la spontanéité involontaire coulant sans bruit au fond de l'âme que la volonté arrête des limites et détermine des formes ». Ce sont ces formes limitées qui constituent nos corps. Mais un corps n'est qu'un mouvement habituel qui s'est en quelque sorte immobilisé. Les gestes les plus variés qu'il semble capable d'accomplir ne sont que des variations sur le même thème fon-

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damental : on trouve en eux tantôt une sécheresse et une raideur qui montrent que la vie s'en est presque retirée, tantôt une grâce onduleuse par laquelle la vie témoigne encore de sa présence, qui les anime, les illumine et rend insensibles toutes les chaînes de la matière. Mais si c'est l'habitude qui modèle la matière de manière à y imprimer la forme des corps, n'est-il pas contradictoire de parler des habitudes de l'esprit ? Si l'esprit élève la matière jusqu'à lui, en lui imposant une configuration qui est la trace de ses propres opérations, en l'obligeant à imiter elle-même le mouvement dont il l'a d'abord ébranlée, il se rabaisserait à son niveau s'il se laissait emprisonner par les mécanismes qu'il a laissés en elle. Comme le créateur ne reçoit pas de sa création la loi même [78] qu'il lui a donnée, il faut que l'esprit se refuse à l'habitude pour ne point trouver la mort dans le succès même qu'il vient d'obtenir. Sans doute il est vrai de dire que l'esprit ne peut pas se délivrer du corps, qui est l'instrument même de son activité, ni s'arracher à l'univers matériel qui fournit à cette activité l'objet auquel elle s'applique et l'épreuve qui la juge. Aussi ses différentes facultés s'exercent-elles par l'apprentissage. Mais que l'on ne s'y trompe pas : ce n'est pas l'esprit lui-même qui reçoit la marque de l'habitude ; c'est l'organisme qui se plie à certains mouvements délicats, pour faciliter à l'esprit l'accomplissement de telles besognes particulières, pour rendre la matière perméable à certaines influences qu'il veut exercer sur elle. Cet apprentissage même est dangereux : il n'y a pas de mathématicien, d'artiste, de philosophe qui ne doive se défendre contre ses effets et qui ne risque de confondre, dans certains moments de défaillance, les ressources de l'habileté avec les touches plus subtiles qui préludent à l'invention. Faudra-t-il donc opposer l'habitude à l'invention ? Et se bornera-ton à découvrir dans l'univers une double pente selon laquelle l'activité tantôt retourne à l'automatisme, tantôt l'utilise, mais pour le dépasser et pour s'en délivrer ? Notons que ce besoin perpétuel d'inventer est la marque d'une inquiétude qui ne pourra jamais s'apaiser, d'une ambition qui ne pourra jamais se satisfaire. La condition humaine nous oblige-t-elle donc à opter entre une sécurité où notre conscience doit finir par se dissoudre et une instabilité qui empêche l'esprit de rien posséder, puisqu'il renonce à ses conquêtes dès qu'il les consolide et qu'il ne peut avancer qu'en trouvant devant lui le même manque qu'il lui faut toujours essayer de combler ? C'est ici que nous voyons appa-

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raître [79] une forme nouvelle d'habitude qui explique le charme de cet étal, l'impression qu'il nous donne de nous établir et de cesser d'errer. C'est un état de familiarité avec nous-même et avec le monde dans lequel, si nous ne nous laissons point envahir par les mécanismes, nous ne mettons pas non plus toute notre industrie à les multiplier pour les utiliser. C'est un état, éveillé de la conscience, allègre et accueillant, plein de simplicité et de confiance, toujours prêt à recevoir et à donner. On découvre en lui tous les avantages de l'habitude : la continuité, la disponibilité, la paix tranquille de la possession ; il trouve la matière d'autant plus ductile qu'il cherche moins à la forcer. Il tient toutes les promesses de l'invention : il n'est avide ni de pittoresque, ni de nouveauté, ni même d'accroissement, persuadé qu'il y a autour de nous dans les choses les plus humbles une présence infinie qui ne cesse de nous être donnée. Car c'est avec leur essence qu'il communique : il n'y a que les apparences qui se fanent et qui vieillissent. Ces habitudes supposent donc une présence constante de l'esprit à lui-même et par conséquent à tout ce qui est : elles résident dans une activité pleine de désintéressement, qui ne cherche ni à capter les succès ni à les étendre, qui est assurée de toujours trouver autour d'elle assez d'occasions pour s'exercer, toutes à sa mesure, à condition qu'elle veuille y répondre, sans cesse nouvelles, bien que sa disposition intérieure n'en soit pas altérée. Une telle activité n'a point d'autre secret que d'utiliser dans ses démarches les plus communes la totalité de nos ressources spirituelles, au lieu de les diviser selon les artifices du désir et de la technique. Et c'est parce qu'elle forge à mesure l'instrument dont elle a besoin qu'elle paraît se passer de tout instrument. Ainsi, il y a une attention habituelle qui ne choisit [80] point son objet, mais qui consent à toutes les sollicitations que le spectacle du monde ou notre propre vie intérieure ne cessent de lui offrir ; elle voit chaque chose selon la perspective qui lui convient et avec le relief que lui donne sa relation avec nous ; elle ne sacrifie jamais l'immédiat et le prochain à quelque objet curieux ou éloigné ; elle est plus soucieuse de ne rien laisser perdre de la lumière naturelle qui éclaire nos actes quotidiens que de projeter une lumière d'emprunt sur des mystères qui séduisent l'imagination. Il y a un amour habituel que le temps n'use point, qui n'a pas besoin de changer d'aspect, de s'enrichir, ni de s'aiguiser, qui jouit de sa permanence et de sa sécurité, qui ne cesse à la

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fois d'attendre et d'admirer que tous les événements viennent le confirmer et qui ne demande rien de plus que le bonheur de demeurer ce qu'il est ; tout progrès lui paraît impossible et ne pourrait faire autre chose que le troubler ; tout fait inespéré qui lui servirait de témoignage détournerait un regard qui n'éprouve d'intérêt que pour le sentiment pur. Il y a une vertu habituelle qui est également éloignée de la bienfaisance mécanique et de la tension ou de l'effort ou de l'héroïsme : elle détruit, selon Ravaisson, dans le cœur de celui qui fait le bien, les émotions passives comme la pitié, mais pour y développer l'activité secourable et les joies intérieures de la charité. La religion elle-même reconnaît l'existence d'une grâce habituelle dans laquelle l'union de l'être avec Dieu ne se trouve pas réalisée par des actes séparés et indépendants ; elle a à peine besoin d'être sentie ; elle doit assurer la tranquillité de l'âme, au lieu de la briser par une crise ; elle libère en nous une nature spirituelle à laquelle notre nature corporelle devient docile, au lieu d'être rebelle.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈME PARTIE

2 Les aptitudes mentales

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Il n'y a pas sans doute de problème plus mystérieux, ni qui suscite en nous plus de curiosité, que celui des aptitudes mentales. Elles diffèrent d'un individu à l'autre. Chez le même individu il est difficile à la fois de les reconnaître et de les distinguer les unes des autres. Parfois elles paraissent absolument indépendantes ; parfois elles s'accordent et se soutiennent d'une manière si étroite que l'originalité de chacune d'elles semble s'abolir. On ne peut en juger que par leurs effets : mais ces effets ne se manifestent, pas toujours. Elles constituent le secret de chaque être, mais un secret qui lui échappe, aussi bien qu'aux autres, aussi longtemps que certaines circonstances ne l'obligent pas à se trahir. Ces aptitudes, pourtant, nous aurions le plus grand intérêt à les discerner afin d'en régler l'emploi. Il arrive à chacun de nous, dans la tache qui lui est imposée, de dépenser beaucoup d'efforts pour produire un résultat médiocre et d'obtenir à côté, et comme en se jouant, d'extraordinaires réussites dont il lire peu de fruit. Il n'y a pas de plus grande tristesse que celle que fait naître le sentiment d'une vocation manquée. Dans cette société humaine qui ressemble à un seul homme astreint à mille besognes [82] différentes, chaque individu n'est-il pas comme un organe capable d'assumer une fonction privilégiée et qui, si

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on l'applique à quelque autre, se force, s'use et finit par dépérir ? Platon déjà, longtemps avant Fourier, avait pensé que, puisque la cité est fondée sur la division du travail et qu'on observe une grande diversité d'aptitudes parmi les êtres qui la forment, la sagesse politique est d'établir une correspondance aussi rigoureuse que possible entre les taches a remplir et les individus qui en sont chargés. Non point que l'idéal soit que chacun de nous devienne à la fin un rouage impeccable dans une machine parfaite. La société n'est point un assemblage de pièces spécialisées, mais une coopération de personnes. Les aptitudes ne sont que des puissances dont l'usage dépend de nous : il nous appartient de les promouvoir ou de les laisser flétrir. Bien plus, il y a toujours une relation réciproque entre ce que l'on peut et ce que l'on veut. Nos aptitudes les plus profondes sont les plus cachées : ce sont, celles qui se révèlent le plus tard, au moment où nous avons l'expérience de la vie et où nous assumons la responsabilité de ce que nous sommes. Malgré ces réserves pourtant, on ne saurait mettre en doute qu'il n'y ait entre les aptitudes des individus des différences de degré ou de valeur que les éducateurs, les chefs d'entreprise et tous les administrateurs de la cité doivent apprendre à reconnaître afin d'en tirer le meilleur parti en vue du bien de chacun et du bien de tous. C'est là une appréciation difficile qui exige le tact psychologique le plus délicat, une pénétration intellectuelle et affective fort rare, un sentiment vif de l'unité de chaque individu, mais en même temps de ces nuances variables, de ces indices légers et significatifs qui nous révèlent ses dons véritables, une sorte de pari enfin, qui peut [83] être plus ou moins éclairé et plus ou moins sûr, sur l'usage qu'il en saura faire. Mais celle « finesse » comme parle Pascal, que rien ne saurait suppléer, ne peut se passer de toute « géométrie » et doit même trouver dans la géométrie une justification et un appui. Tout le monde connaît les travaux remarquables par lesquels Binet et les savants de son école essayaient de déterminer les aptitudes de l'enfant et la relation de son âge réel avec son âge mental. Les méthodes proposées par eux ont été adoptées, pratiquées, modifiées, améliorées par les psychologues de tous les pays du monde. Il subsiste beaucoup de divergences et de confusion dans les jugements que l'on porte sur la valeur et sur l'interprétation des résultats obtenus. C'est le mérite de M. C. Spearman, professeur de philosophie de l'esprit à l'université de Londres, non seulement d'avoir introduit de l'ordre dans ce chaos, mais encore d'avoir découvert une corrélation entre les aptitudes et de l'avoir sou-

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mise au calcul. Son ouvrage fondamental sur les Aptitudes de l'homme, leur nature et leur mesure, a été traduit par M. Brachet et il a pris place parmi les publications du Travail humain du Conservatoire des arts et métiers. M. Georges Darmois, dans l'avant-propos du livre, loue la grande élégance de l'analyse mathématique et se réjouit de penser qu'une « théorie qui pourrait se contenter d'être belle est en même temps si féconde ». * *

*

On peut croire M. Spearman quand il nous dit que cette œuvre est le fruit de nombreux travaux et d'une longue patience. Au cours de vingt ans de recherches beaucoup de collaborateurs ont apporté leur pierre à ce vaste édifice. M. Spearman nous montre d'abord [84] avec beaucoup d'humour que l'on peut ramener à trois les principales doctrines sur la nature de l'intelligence : la première est une doctrine monarchique, qui considère l'intelligence comme une fonction unique, un comportement individuel mesurable par une seule valeur ; mais il semble impossible de ne pas distinguer en elle plusieurs fonctions différentes qui doivent être évaluées séparément. La seconde est une doctrine que l'on peut appeler oligarchique, et qui substitue à ce pouvoir unique et souverain que la doctrine précédente cherchait à définir une pluralité de pouvoirs différents, quelques grandes facultés comme l'attention, la mémoire, le jugement ou l'invention. Cette théorie est constamment mise en pratique, par exemple dans les tests employés dans les services des chemins de fer. Et l'on s'effraye d'entendre M. Spearman dire qu'elle dispose du destin de milliers d'êtres, bien qu'elle soit, quand on l'examine de près, dénuée de tout fondement. Elle comporte d'ailleurs une variante qui, au lieu de distinguer des facultés différentes, distingue des types mentaux caractéristiques et qui, aussi bien chez Heymans que chez Jung, oppose les êtres tournés vers le dedans, dont l'activité est plus étroite et plus profonde, à ceux dont l'activité, tournée vers le dehors, est plus superficielle et plus large. Mais ces types comme ces facultés sont formés de fonctions très nombreuses et très différentes ; il faudrait montrer quelles sont les corrélations qui unissent ces fonctions entre elles pour qu'on pût être assuré de leur valeur scientifique. Enfin, il existe une troisième doctrine que l'on peut considérer comme anarchique et qui divise préci-

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sément les facultés et les types en opérations mentales indépendantes les unes des autres. Elle espère tirer d'une collection de tests choisis au petit bonheur la détermination [85] d'un niveau général, d'une moyenne, ou d'un simple échantillon des aptitudes caractéristiques d'un individu. Mais elle est absolument dépourvue de rigueur parce qu'elle manque de toute base théorique. M. Spearman n'oppose pas à ces trois théories une théorie nouvelle. Il propose un critère selon lequel il est possible de les juger. Il commence par observer qu'il existe une corrélation entre les aptitudes différentes, telles qu'elles sont mesurées par les tests ; et de la formule mathématique qui exprime cette corrélation il dégage deux facteurs : un facteur général représenté par la lettre g, qui est le même pour chaque individu et que l'on retrouve dans toutes ses aptitudes, et un facteur spécifique représenté par la lettre s, qui diffère non pas seulement d'un individu â l'autre, mais d'une aptitude à l'autre chez un même individu. Il est naturel, quand on considère des opérations très voisines, que les facteurs spécifiques puissent se recouvrir et former des ensembles qui occupent un champ assez large : on a affaire alors à des facteurs de groupe. Or le critère qui nous est ainsi proposé réconcilie les doctrines précédentes, s'il est vrai que l'existence du facteur général justifie la théorie monarchique, bien que le monarque ici ne soit que constitutionnel, que l'autonomie du facteur spécifique justifie la théorie anarchique en nous obligeant à laisser encore quelque liberté aux citoyens, et que la présence du facteur de groupe justifie en un sens la théorie oligarchique en nous montrant comment de grandes facultés et des types mentaux différents peuvent réussir à se constituer. Mais la tâche la plus importante du psychologue sera d'appliquer le critère dans tout le domaine de l'activité mentale. Pour réaliser cette application, M. Spearman se fonde sur une doctrine qu'il nomme [86] la noégénésis et qu'il expose dans son livre The nature of intelligence. Il dresse dans ce livre une carte de l'aptitude, qui permet de la soumettre à une investigation systématique. Il distingue ainsi trois lois fondamentales : la première, c'est que chacun est capable d'acquérir une connaissance de sa propre expérience ; la seconde, que s'il a plusieurs idées il est capable de percevoir les relations qui les unissent ; la troisième, que s'il connaît une relation, il peut, d'une idée qu'il a dans l'esprit, tirer une idée nouvelle en vertu de cette relation. Il étudie

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ensuite les différentes classes de relations, les termes qu'elles lient, la complexité de leurs assemblages. Il montre avec la plus grande exactitude et la plus grande minutie comment le critère qu'il a découvert se vérifie dans toutes les opérations où notre intellect tire une conséquence de ce qui lui est donné, et qu'il appelle pour cette raison « éductives ». Puis, après avoir considéré ces trois grandes lois qualitatives, il cherche comment se comportent à l'égard du critère les cinq lois quantitatives qu'il nous propose d'y joindre et qui sont celles de l'envergure mentale, de la rétention, de la fatigue, de l'effort et des puissances primordiales (celles qui sont soumises à l'influence de l'âge, du sexe, de l'hérédité et de la santé). De ce plan de travail nous pouvons tirer un tableau de l'activité mentale telle que M. Spearman nous la représente. Il nous dit luimême que le premier et le plus important des résultats qu'il a obtenus, c'est, la découverte même de ce facteur g qui entre dans toutes les mesures que l'on peut faire de l'aptitude et qui est constant pour le même individu : il ne craint pas de dire qu'il s'agit là, en psychologie, d'une véritable révolution copernicienne. L'intérêt de toutes ces mesures, c'est que ce facteur auquel on donnait autrefois le nom indéterminé d'« intelligence » [87] apparaît avec une valeur numérique dans la corrélation que nous établissons entre les tests les plus différents. On peut bien imaginer pour le qualifier un terme concret comme celui de pouvoir d'abstraction ou d'adaptation, comme celui d'attention ou de volonté. M. Spearman leur préfère le terme d'énergie mentale. Il rappelle comment Malebranche déjà soutenait que nous disposons d'une certaine puissance de pensée, toujours la même, ce qui suffit à montrer pourquoi le volume de l'esprit est facilement rempli, de telle sorte qu'il s'établit une compétition entre nos états et que l'un chasse l'autre : ainsi s'explique, par exemple, que « plus j'essaie de localiser une piqûre moins j'y réussis ». Il est naturel que cette énergie mentale puisse toujours être mise en lumière chaque fois que nous accomplissons des opérations de nature « éductive », quels que soient les relations qui entrent en jeu et les éléments qui les fondent. On ne s'étonnera pas non plus qu'une telle constante apparaisse dans toutes les mesures par lesquelles nous essayons de déterminer les dimensions générales de l'aptitude, qui sont la justesse et la rapidité, ni qu'on la retrouve encore dans l'envergure mentale, qui est notre espace intellectuel et où l'on

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peut distinguer aussi deux dimensions caractéristiques, qui sont l'ampleur et l'intensité. Par contre, il est remarquable qu'il n'en soit pas de même pour la rétention, ce qui montre que, malgré le préjugé courant, l'intelligence ne peut pas être définie par la capacité d'apprendre. C'est le signe que, si l'intelligence réside dans une énergie originale, la faculté de retenir n'appartient qu'aux organes : aussi n'y a t-il que les tests d'« éduction » qui peuvent servir à la définir, mais non point les tests de reproduction. La faculté de retenir ne possède [88] aucune unité fonctionnelle, et un individu chez qui se forment rapidement des dispositions pour certaines opérations intellectuelles ne montre, en général, aucune supériorité pour des opérations différentes. Mais il en est tout autrement d'un caractère tout voisin de celui-là et qui, selon l'expression de M. Spearman, semble ne s'en distinguer que par une simple « refente de cheveux », et qui est l'inertie mentale, c'est-à-dire le simple retard de notre activité, cette persévération des idées, des sentiments ou des impulsions qui ne saurait être confondue avec une persévérance dans les dispositions. C'est la constance de ce caractère qui a permis à Heymans et à Jung de distinguer le type profond et tourné vers le dedans du type superficiel et tourné vers le dehors. L'inertie étant une sorte de contrepartie de l'énergie mentale, on comprend qu'elle ait avec elle une certaine affinité de nature : elle est le second facteur universel de nos aptitudes. Si la fatigue, à l'inverse de la faculté de garder ou de conserver, produit en nous, quand une certaine opération a été réalisée, une tendance de sens contraire qui s'oppose à sa réalisation ultérieure, on peut comprendre pourquoi elle est liée, comme les dispositions ellesmêmes, aux formes spécialisées de notre activité et ne peut pas être mise sur le même rang que l'énergie ou l'inertie mentales : par contre, il y a une oscillation dans le rendement des opérations de la connaissance ou dans son efficience qui n'est pas sans rapport avec la fatigue, qui exprime la faculté de récupérer l'énergie mentale après toute dépense qu'on en a faite et qui est le troisième facteur universel de l'intelligence. Il faut introduire enfin dans l'appréciation que nous faisons de celle-ci un quatrième et dernier facteur qui est l'effort ; il appartient plutôt au caractère et à la personnalité [89] qu'à la connaissance, il se manifeste par la tension, la maîtrise de soi, la constance dans la fin proposée, et permet peut-être de distinguer entre les indivi-

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dus ceux à qui le sens commun suffit de ceux qui cherchent l'exactitude et la profondeur. Mais en face du facteur g qui entre dans la mesure de toutes les aptitudes d'un individu, il y a aussi en lui des facteurs spécifiques s dont la racine plonge plus profondément dans les différentes régions de son être physiologique et qui varient avec l'âge, la santé, le sexe et l'hérédité. M. Spearman, qui accepte que l'on donne au facteur g le nom d'énergie mentale, sait toutes les objections que l'on peut faire à l'emploi de ce mot ; car, au sens strict, nous ne pouvons jamais parler que d'une énergie matérielle, par exemple de l'énergie nerveuse. Et il semble qu'il incline à se représenter l'intelligence comme une constante définie par cette énergie elle-même, à laquelle il faudrait joindre la mesure de son inertie et de son oscillation. Cependant, cette énergie, pour entrer en jeu suppose des machines qui nous sont fournies par le système physiologique où les fonctions particulières se localisent. Mais cette machine, cette énergie, ne requièrent-elles pas un mécanicien ? M. Spearman ne repousse pas l'hypothèse que le mécanicien, nous ne le rencontrions précisément dans l'effort, c'est-à-dire dans la personne qui dispose de cette énergie et qui ébranle tous ces mécanismes. M. Spearman a fait un nombre considérable de tests qu'il a appliqués à un nombre considérable d'individus. Nous n'avons pu donner qu'une esquisse approximative et insuffisante de ses recherches si complètes, si laborieuses et si savantes. Nous avons dû négliger à la fois les analyses particulières sur lesquelles il s'appuie et l'appareil mathématique qui leur donne leur rigueur. Ce serait une erreur de les [90] considérer comme sans rapport avec la philosophie, bien que l'auteur paraisse parfois plein de méfiance pour elle. La dernière comparaison que nous avons rapportée montre assez qu'il est préoccupé du mode d'insertion de notre activité spirituelle dans le monde matériel : il y a sans doute dans cette activité une intensité, une inertie, une oscillation qui constituent sa nature originale et qui ne dépendent pas de nous ; mais ce qui dépend de nous, c'est l'effort que nous lui appliquons et par conséquent l'usage que nous en faisons. De tels travaux nous montrent parfois une concordance remarquable entre l'introspection et les observations objectives, une divergence aussi souvent, qui permet d'aiguiser la première et de la rectifier. Grâce à eux, nous devenons capables de préciser la sphère et les limites d'une faculté aussi

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générale que l'attention, d'introduire une distinction précieuse entre l'intelligence et la faculté de retenir que l'on considère parfois comme variant dans le même sens et qui se révèlent ici comme relativement indépendantes. Ils nous apprennent à trouver dans les effets de notre activité mentale la trace visible et mesurable de ses opérations, le graphique de ses différentes fonctions et des relations qui les unissent.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈME PARTIE

3 Psychologie et conscience

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Tout homme est semblable à Narcisse qui poursuit dans le miroir des eaux une image fugitive de lui-même et qui, au moment où il pense l'étreindre, ne trouve que des reflets que sa main dissipe aussitôt. II ne cesse de chercher en lui, autour de lui, des surfaces réfléchissantes qui lui renvoient son propre visage ; mais ni dans le souvenir des actions qu'il a faites, ni dans les désirs naissants qui le sollicitent sans l'obliger, ni dans le regard attentif d'un ami, ni dans cette comédie humaine qui reproduit et multiplie à l'infini tous ses gestes, il ne consent à réaliser l'idée parfaite de lui-même. Et l'oracle qui lui commande de se connaître devrait bien aussi lui en enseigner les moyens. Peut-il les demander à la psychologie ? C'est parce qu'elle promet une connaissance scientifique du moi, à laquelle nul ne demeure indifférent, qu'elle occupe, parmi toutes les autres recherches, une situation unique et privilégiée. Beaucoup d'hommes se désintéressent, une fois leurs études terminées, des mathématiques ou de la physique : ils les abandonnent à des savants spécialisés ; ils profitent des résultats de leurs découvertes et ne sentent pas le besoin de collaborer avec eux. La psychologie les touche de plus [92] près. Chacun y cherche un prolongement et un enrichissement de cette conscience spontanée qu'il a

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de lui-même et qui ne se distingue guère d'abord du simple sentiment de l'existence. Il espère y recevoir une sorte de révélation de sa véritable nature, y saisir les ressorts secrets auxquels ses démarches obéissent et apprendre, grâce à elle, à manier ces ressorts avec plus de prudence et de subtilité. Il compte sur elle pour s'affermir dans la possession de son être propre, pour découvrir et pour cultiver ses différentes puissances, pour réussir à mieux comprendre les autres hommes et à accorder sa conduite vis-à-vis d'eux avec les motifs qui les dirigent et qui trop souvent lui échappent. Il est donc impossible d'enfermer la psychologie dans un domaine clos afin de la soustraire aux regards populaires : elle ne veut point connaître de profanes. Puisque toute vérité qu'elle apporte agrandit et rectifie l'expérience intérieure qui est continuellement présente en chacun de nous, c'est cette expérience même qui l'éprouve et qui la juge.

Aussi peut-on prédire au Nouveau traité de psychologie de M. Georges Dumas (Alcan), dont le premier volume vient de paraître, un grand nombre de lecteurs. Car ce livre se présente comme une synthèse des connaissances psychologiques de notre temps. Les auteurs les plus différents y ont collaboré. Il ne faudra pas lui reprocher de manquer d'une unité qu'on n'a point cherché à lui donner. Les tendances qui s'y croisent, mais qui ne divergent point avec trop d'excès, ne peuvent que lui assurer une variété et une richesse capables tout justement de renouveler la curiosité et de l'empêcher de se lasser. Il ne formera point un système, mais plutôt une sorte d'encyclopédie [93] et de dictionnaire où tous les chercheurs iront puiser, sur tous les problèmes de la psychologie, une documentation abondante et minutieuse. Le premier volume comprend à la fois des notions préliminaires, une introduction et un chapitre sur les méthodes. Les notions préliminaires sont fort instructives. Elles peuvent provoquer quelque déception chez le lecteur qui s'attend dès les premières pages à pénétrer dans le secret de la vie subjective la plus délicate. Car elles ont pour objet de replacer l'homme à l'intérieur de la nature. Elles nous apportent sur les conditions biologiques de la conscience les renseignements les plus utiles : elles nous permettent de comprendre comment

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la conscience trouve son point d'insertion dans un univers matériel qui fournit à sa sensibilité et à son activité tous les instruments dont elles ont besoin. Il n'y a point de lecture plus suggestive pour le philosophe que celle de ces chapitres qui semblent déborder son propre domaine, où la préoccupation demeure exclusivement scientifique et où on retrouve pourtant une dialectique invisible, que la description des faits ne cesse d'illustrer et de soutenir. On regrettera pourtant de ne trouver au chapitre II qu'une sèche énumération des différentes races et des différentes langues : l'attention, étourdie par l'abondance et la bizarrerie des noms, ne parvient à reconnaître aucun des caractères distinctifs sur lesquels pourrait se fonder la détermination de plusieurs types psychologiques. Par contre, le chapitre IV, consacré par M. Louis Lapicque à la « Physiologie générale du système nerveux », nous paraît mettre en valeur une idée capitale qui est capable d'engendrer les conséquences les plus belles. Les éléments nerveux forment un système de « commandes par relais ». Chacun compte le temps [94] avec une unité qui lui est propre : il peut être comparé à un récepteur qui, parmi toutes les ondes qui se croisent à l'intérieur de son champ, recueille celles dont la période est accordée avec son propre dispositif. Ce caractère de l'élément se nomme sa « chronaxie » : elle est sa marque originale, bien qu'elle puisse être modifiée par la liaison de cet élément avec d'autres, en particulier avec un centre. C'est par elle qu'on parvient à expliquer les principales modalités de l'influx, les phénomènes de connexion et d'inhibition. Elle introduit dans une science jusque-là purement « spatiale et topographique », et qui étudie les instruments mêmes de la conscience et de la vie, l'idée de ce rythme temporel qui est comme le « ton » fondamental de chaque existence, qui doit expliquer à la fois son degré d'isolement et son degré de résonance, et élucider par là les lois de communication de toutes les existences entre elles. Mais l'attention sera retenue surtout par les chapitres d'« Introduction » et de « Méthodologie » dans lesquels MM. Georges Dumas et André Lalande essayent de fixer l'objet et la situation actuelle de la psychologie. Tous les collaborateurs du Traité, dit M. Dumas, sont d'accord pour « considérer la psychologie comme uniquement fondée sur des faits et exclure par là même de son domaine toutes les spéculations ontologiques ». Ils se rallient à l'idée d'une

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psychologie expérimentale et ils entendent mettre à contribution toutes les sciences, comme la physiologie, la pathologie et la sociologie, qui peuvent nous éclairer sur l'origine, les éléments et les variations des faits psychologiques dans l'espèce humaine ou dans la série animale. On peut même craindre que certains d'entre eux ne montrent une défiance particulière à l'égard de l'introspection [95] et ne prétendent réduire l'étude du moi à celle des conditions physiques dont il dépend et des manifestations physiques qui l'expriment. Mais, s'il est impossible à la psychologie de renoncer à l'introspection, qui est seule capable de nous révéler cet aspect subjectif de notre propre vie sans lequel les noms mêmes de sensation, de souvenir ou de douleur n'auraient plus de sens, il faut reconnaître que l'introspection toute seule est hors d'état, de donner à son objet cette forme précise et numérique qui doit lui prêter accès dans la science. On comprend donc bien qu'une investigation plus rigoureuse puisse s'en détourner et chercher ailleurs, dans d'autres faits toujours associés aux faits de conscience et qui en forment soit la substance, soit la trace, l'objet d'une connaissance plus positive. La méthode introspective ne serait pour le savant qu'une méthode préliminaire et pour ainsi dire accessoire, qui se bornerait, à lui révéler la présence de certains états dont il devrait chercher aussitôt une représentation plus objective. Nul ne peut mettre en doute la largeur d'esprit, ni le libéralisme avec lesquels M. Georges Dumas lui-même, en définissant les grands courants de la psychologie française contemporaine, M. Lalande ensuite, en établissant une classification des différentes méthodes, ont essayé d'accueillir toutes les contributions que les chercheurs, venus des horizons les plus différents, ont apportées à la connaissance de la nature humaine. Pour mieux éviter le reproche de partialité, ces deux auteurs se sont même abstenus d'exprimer des préférences individuelles. Ils ont eu l'élégance de nous dire que les concepts traditionnels de la « psychologie rationnelle » pourraient peut-être reprendre un sens et une valeur si on les transposait sur un autre plan. Puisque la conscience humaine soutient, des relations [96] avec toutes les parties de cet immense univers qui n'a de réalité que pour elle, il y a aussi mille manières d'aborder son étude. M. Lalande les a décrites avec beaucoup de minutie. De la comparaison que l'on peut faire entre elles se dégage cette idée que la psychologie contempo-

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raine répugne également à reconstituer le contenu de la conscience à l'aide d'états isolés, comme l'associationnisme classique, et à chercher dans chacun d'eux la simple traduction d'un mouvement particulier qui se produirait dans une région déterminée du cerveau, comme les partisans du parallélisme psycho-physique. Les adversaires mêmes de M. Bergson ne sont plus éloignés d'admettre avec lui l'existence d'une certaine continuité psychologique, « d'une appréhension primitive de l'ensemble qui est nécessaire à l'intelligence des parties ». On retrouve peut-être un écho lointain de certaines de ses idées à la fois dans « la théorie de la forme », qui s'est développée principalement en Allemagne et qui s'attache à montrer par des procédés rigoureusement expérimentaux que les impressions sont toujours perçues à l'intérieur de certaines structures, au lieu que celles-ci soient postérieures et surajoutées, et dans « la psychologie concrète », qui, loin de voir dans l'individu une somme d'états ou de réactions fragmentaires, le prend d'abord comme un tout qui imprime son caractère à tous les épisodes de sa vie : une démarche de l'intelligence, une crise passionnelle, une simple rêverie sont autant de scènes qui n'ont point de signification en elles-mêmes, mais seulement par le personnage qui les joue. * *

*

On peut discerner pourtant, à travers toutes les tendances si différentes qui divisent la psychologie, [97] deux directions opposées qui, à condition qu'on ait la hardiesse de les suivre jusqu'au bout, conduisent peut-être au même point. La première est celle dans laquelle s'engage naturellement tout esprit scientifique. Les états de conscience sont considérés d'abord comme des objets parmi d'autres objets : il faut donc chercher les lois auxquelles ils obéissent. On va voir que l'entreprise doit échouer ou aboutir à l'élimination de la conscience elle-même. L'histoire des idées nous montre en effet les étapes successives à travers lesquelles cette élimination s'est consommée. Dans une première étape, on cherche à constituer la psychologie comme une histoire naturelle de l'âme, c'est-à-dire comme une science indépendante à la fois de la physiologie et de la métaphysique, qui utilise l'observation interne et découvre entre nos états d'âme des relations originales comparables aux lois de la physique. Mais cette position ne peut pas

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être maintenue. Le fait de conscience fuit devant l'attention : il n'est qu'une attitude intérieure en présence des objets, que l'on ne peut jamais réussir à convertir elle-même en un objet véritable. Seulement, comme il est toujours inséparable d'un état organique susceptible luimême d'être observé exactement et de s'inscrire dans le déterminisme des phénomènes physiques, on peut, en l'accouplant à celui-ci, faire de la psychologie une sorte de science mixte et introduire dans notre vie intérieure un ordre dérivé qui est un reflet de l'ordre naturel. C'est la seconde étape. On ne peut s'y arrêter longtemps : elle marque un compromis appelé à disparaître. Car, puisque l'état intérieur ne possède par lui-même aucune efficacité, on est amené à diminuer par degrés sa réalité. Dans une troisième étape, on n'en fait plus qu'un épiphénomène, un luxe qui cesse d'intéresser le savant, luxe qui pourtant nous fait [98] être. Mais on ne lui accorde cette existence affaiblie que par une dernière concession à la méthode subjective, qui finalement doit être retirée. La psychologie n'étudiera plus désormais que les réactions observables des différents êtres en présence de certaines circonstances données. Elle établira une sorte de proportion entre les influences reçues et les mouvements accomplis, qui servira à caractériser l'originalité de chaque espèce animale, de chaque groupe humain, de chaque individu pris séparément. C'est la quatrième étape : elle nous a permis d'arriver au port. Nous parvenons alors à nous connaître nous-même non plus dans le miroir trompeur de la conscience, c'est-à-dire dans l'idée que nous nous faisons de notre nature, mais dans la réalité de notre nature. Celle-ci s'exprime par notre manière de nous conduire, qui ne peut être observée que du dehors et qui, lorsqu'elle nous est révélée, ne cesse de nous surprendre. Ici le témoignage de la conscience est donc frappé de suspicion. Elle n'est qu'« un mythe, une interprétation erronée des faits psychologiques ». Qu'est-ce à dire, sinon que la conscience doit se résorber dans la science, que l'on ne peut pas la considérer comme un être séparé et qu'elle est indiscernable des choses ellesmêmes dont elle exprime la présence pure ? Une telle conclusion, que l'on trouve par exemple chez Watson, est destinée à effaroucher tous les partisans attardés d'une séparation radicale entre l'âme et le corps, qui méditent encore sur le problème de la communication des substances. Elle réjouira tous ceux qui, croyant à l'unité de l'être, mais adoptant une position inverse de celle de Wat-

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son, montrent que l'être ne peut se révéler à nous que sous les espèces de la conscience, que nul n'a jamais pu franchir ses limites, mais que la science est son œuvre et qu'en se mirant à son tour dans cette œuvre le moi [99] doit naturellement oublier l'activité même qui l'a produite. Le tort le plus grave du spiritualisme traditionnel a été de laisser croire que l'on pouvait atteindre, dans le vase clos de la conscience, une réalité mystérieuse formée d'objets délicats et vaporeux que la présence du monde physique ne pouvait qu'obscurcir et que froisser. La disparition de ces limbes ne sera pas regrettée. La conscience ne contient aucun objet qui lui soit propre. Elle est tout entière activité, à la fois tendance et opération. Elle est indiscernable du système des relations, qui tantôt fléchissent et tantôt se resserrent, par lesquelles elle communique avec tout l'univers. Le corps est le siège de toutes les sensations secrètes par lesquelles elle s'individualise, de tous les plaisirs et de toutes les douleurs qui donnent à ses démarches le retentissement intime qui les juge. En lui-même il est comme la pétrification de toutes les démarches qu'elle a accomplies et la condition de toutes celles qu'elle pourra accomplir encore. Aussi n'est-il pas étonnant qu'elle paraisse le subir. Autour de lui se déploie un monde d'objets purement représentés, qui ne peuvent nous affecter que par son intermédiaire, mais qui fournissent à la faculté de comprendre et à la faculté de vouloir la matière d'un exercice indéfini. Tous ces objets apparaissent, changent d'aspect et s'évanouissent selon les variations de l'attention et du désir. Mais la conscience n'est point satisfaite encore. Elle veut surmonter sa propre limitation. Elle cherche à affranchir la représentation des circonstances particulières dans lesquelles elle s'actualise. Elle s'efforce de lui imposer une législation. Alors la science se constitue, non pas, comme on le croit, par une sorte d'effacement de la pensée devant son objet, mais au contraire par une subordination de [100] cet objet à une pure exigence de la pensée. Mais s'il est vraiment impossible à la conscience de rien atteindre en dehors d'elle-même, tous les rapports que l'on cherche à établir entre le moi et l'univers vont désormais se réduire aux rapports de notre conscience sensible et de notre conscience intellectuelle. Cependant, on conçoit toujours que l'on puisse considérer un mécanisme indépendamment de l'activité qui le monte, une représentation indépendamment de l'activité qui l'appréhende, une loi indépen-

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damment de l'intelligence qui la prescrit. On aboutit alors à une lecture de l'univers qui satisfait l'imagination : car celle-ci ne peut saisir que des choses. On a éliminé en même temps le mythe de l'esprit. Seulement, l'esprit est subtil : il s'est borné à dissimuler sa présence dans la perfection de son propre ouvrage.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈME PARTIE

4 Les tendances et la vie de la conscience

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Les Principes d'une psychologie des tendances, de M.A. Burloud (Alcan), sont un ouvrage dont le titre risque de nous faire illusion. Car on n'y trouve pas seulement une analyse de tous ces mouvements intérieurs par lesquels nous nous sentons naturellement inclinés vers certains objets ou vers certaines fins, mais une conception d'ensemble de la vie de l'esprit, dont la tendance exprime à la fois la source la plus profonde et l'essence véritable. M. Burloud, en effet, ne se contente pas, comme la plupart des psychologues, de nous montrer dans la tendance une sorte d'exigence affective et comme un appel de la conscience vers une possession capable de la satisfaire. C'est que la tendance n'appartient pas exclusivement à la sensibilité. Elle est à l'origine de toutes les opérations de la pensée : la raison ne peut pas se passer d'elle et donne seulement une forme logique à l'élan qui l'anime. Elle imprime leur direction à toutes les démarches de la conduite ; et la volonté, au lieu de la contredire, la pénètre, nous en rend maître et nous en donne la disposition.

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On ne reprochera pas à M. Burloud de céder à la séduction de certaines théories métaphysiques vers [102] lesquelles se portent aujourd'hui la plupart des esprits, et qui risqueraient d'infléchir son regard ou de fausser son analyse. Il n'y a pas de psychologue plus consciencieux ni plus prudent, plus attentif aux faits, plus soucieux de rester fidèle à l'expérience et même à ces méthodes objectives et numériques par lesquelles nous essayons d'analyser les fonctions de l'esprit à travers les signes qui les manifestent (comme le montre par exemple la fin du chapitre V). Mais il ne renonce pas à l'introspection, dont ont tant médit les partisans de la psychologie scientifique : il pense que la vie de l'esprit réside dans l'exercice d'une activité subjective que l'on ne peut saisir que par le dedans, bien que nous soyons obligés de remonter souvent des traces qu'elle a laissées jusqu'à son impulsion la plus secrète ; car même lorsque la tendance émerge dans la conscience, elle plonge bien au-delà. Ce livre est pour nous une sorte de témoin qui nous permet de mesurer l'intervalle qui sépare la psychologie d'hier de celle d'aujourd'hui et la puissance de ce mouvement qui envahit tous les domaines de la pensée, et qui nous oblige à considérer chacun des moments de notre conscience non pas comme un objet que l'on peut décrire, mais comme un acte qui se réalise. La psychologie a suivi depuis le début du XIXe siècle une courbe bien curieuse. Elle était étymologiquement la science de l'âme, c'est-àdire d'un être invisible qui était le support métaphysique de notre vie intérieure et que l'on ne pouvait définir que par des prédicats logiques. Mais elle n'a pu prétendre au nom de science qu'au moment où, renonçant à atteindre cette substance abstraite et hypothétique, elle a cherché à saisir la nature même de nos « états d'âme » et des lois auxquelles ils obéissent. Elle a connu alors successivement trois périodes. Dans la [103] première, qui est celle de l'introspection pure, on soutenait que la réalité psychologique ne se découvre qu'à ce regard dirigé vers nous-même qui nous fait pénétrer dans un monde subjectif, hétérogène au monde physique et qui n'a de sens que pour nous seul. Mais l'introspection est-elle une méthode scientifique ? Elle ne nous permet ni de circonscrire l'objet auquel elle s'applique ni de le mesurer : elle est elle-même une démarche psychologique qui ne cesse de l'altérer, à la fois par ce qu'elle lui ajoute et par ce qu'elle lui relire. Renoncera-ton donc à faire de la psychologie une science comparable aux sciences de la nature ? Non, sans doute, car les faits intérieurs sont liés

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eux-mêmes à des faits extérieurs qui tombent sous leur empire. Alors s'ouvre une seconde période, où l'on cherche une connaissance indirecte, et non plus directe, des phénomènes subjectifs. Car ils dépendent tous de certaines conditions physiologiques, sensorielles et cérébrales, sans lesquelles ils ne se produiraient pas ; ils supposent un certain ébranlement physique auquel ils fournissent une sorte de réponse ; enfin ils s'expriment à leur tour par certains mouvements de notre corps et par certains changements dans le monde visible qui en sont les effets et les manifestations. Or tous ces phénomènes auxquels sont liés nos états de conscience sont eux-mêmes objets de science : une telle liaison fait bénéficier le dedans, par un reflet qu'il en reçoit, de la rigueur même qui appartient à la connaissance du dehors. C'est l'époque du parallélisme et de toutes les sciences mixtes qui ont un double nom, comme la psychophysique et la psychophysiologie. Mais il est facile de voir que, dans cette correspondance entre l'interne et l'externe, l'externe seul est un objet de science véritable ; l'interne garde tous les caractères que l'introspection lui attribuait ; il [104] est toujours subjectif et réfractaire à la mesure : il ne reste plus qu'à le vider de toute réalité en l'appelant un épiphénomène. Mais ce n'est pas assez encore, et, dans une troisième période, on élimine ce témoignage gênant de la conscience que la science ne parvient ni à assimiler, ni à introduire sans le troubler dans le jeu purement mécanique des influences que nous recevons et des réactions qui leur correspondent. C'est le rapport privilégié entre ces influences et ces réactions qui permettra de définir la nature originale de l'être humain, celle d'une espèce animale, celle de chaque individu dans les traits permanents de son caractère ou dans les étapes de son histoire. Telle est la conception de la psychologie du comportement, qui est proprement une psychologie sans conscience. L'évolution que nous venons de décrire était une évolution nécessaire à partir du moment où la psychologie cherchait à se constituer elle-même comme science ; elle était condamnée, pour y réussir, à anéantir l'intimité du moi dans l'objectivité de l'expérience qui le traduit. Il est évident que les trois périodes que nous avons distinguées, bien qu'elles dessinent jusqu'à un certain point un ordre historique, expriment trois aspects de la méthode qui s'associent toujours plus ou moins dans toutes les recherches des psychologues : il n'en est pas qui renonce à l'introspection, ni qui pense qu'elle puisse lui suffire ; il n'en

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est pas qui n'utilise le parallélisme comme procédé de recherche, ni qui puisse douter que les deux aspects de notre nature n'aient leur source dans une unité plus profonde ; il n'en est pas qui refuse d'avoir recours au comportement pour éclairer une introspection défaillante, ni qui puisse s'en contenter sans chercher à interpréter les renseignements qu'il nous apporte. [105] La psychologie contemporaine se meut donc tout entière entre ces deux extrêmes représentés par l'introspection et le comportement. Mais on peut dire que son caractère original, c'est de les accorder. Or la tendance pourrait bien être précisément le pont qui les unit. Et si elle est l'essence de la vie intérieure, elle nous permettrait de donner à l'introspection et au comportement leur signification véritable en les libérant des reproches dont les deux écoles rivales les accablent tour à tour. L'introspection, en effet, évoque un spectacle intérieur comparable au spectacle que nous donne le monde extérieur : or un tel spectacle n'existe pas ; il n'y a pas en nous d'objets subjectifs, si subtils et si vaporeux qu'on les suppose, ni même d'états d'âme dont on pourrait se détacher pour les contempler à loisir ; il n'y a pas non plus d'images invisibles qui seraient comme la reproduction des objets visibles dans une mystérieuse chambre noire où nous serions seul à pénétrer. L'observation de nous-même ne nous révèle rien de plus que des altitudes de conscience, des tendances que nous cherchons à réaliser, des actes que nous commençons à accomplir. La conscience ne trouve en nous qu'un être qui se fait, et elle ne peut le saisir qu'en épousant la démarche même par laquelle il se fait. Dès lors, elle ne peut pas négliger le comportement, c'est-à-dire les mouvements mêmes par lesquels cette démarche s'exprime, mais qui à leur tour ne peuvent pas se suffire, ni constituer un monde fermé, indépendant de cette force intérieure qui les appelle à l'existence et qui leur donne à la fois leur valeur et leur sens. La tendance peut donc être considérée comme l'essence de cet être mixte que nous sommes : elle est au point de jonction de l'esprit et du corps. elle montre à la fois que l'esprit est incapable de subsister seul, qu'en lui-même il n'est [106] qu'une pure virtualité, qu'il ne peut se passer d'une action où il s'incarne et se réalise, et que le corps, de son côté, n'est pas seulement une chose ou un phénomène, qui n'a d'existence que pour celui qui le regarde, niais qu'il y a en lui

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une puissance intérieure qui l'anime et dont il est à la fois l'expression et le véhicule. Le privilège de la tendance dans la constitution de notre être psychologique se retrouve également sous des formes différentes dans l'école de Binet, qui se préoccupe d'atteindre dans la conscience non plus des images déjà formées, mais de pures directions de la pensée ; dans les recherches expérimentales de l'école de Wurzbourg, dont l'inspiration est analogue, et dont M. Burloud a étudié lui-même autrefois les principaux représentants, Watt, Bühler et Messer ; dans la phénoménologie de Husserl, qui, en dépit de sa répugnance à l'égard de tout psychologisme, fait de l'intentionnalité le caractère essentiel de la pensée ; dans l'œuvre de M. Pierre Janet, qui entend substituer à l'étude des états d'âme celle des conduites ; dans celle de Freud, qui montre comment ce sont nos tendances les plus profondes qui se convertissent en un drame intérieur grâce au jeu des images ; et jusque dans la « théorie de la Forme », qui, bien qu'elle paraisse favoriser une conception statique de la représentation, peuple le monde de tensions et d'efforts qui trouvent dans la forme une sorte d'équilibre. Et M. Burloud voit bien qu'au-delà de l'intellectualisme et de l'empirisme, qui réduisent la conscience à des idées ou à des faits que l'on doit considérer du dehors, la psychologie des tendances doit nous apprendre à la saisir du dedans, comme l'avait fait Maine de Biran, c'est-à-dire dans la force secrète qui la soutient et qui la dirige. [107] Seulement, au lieu de cette force unique, par laquelle se définit l'activité du moi dans le biranisme, M. Burloud introduit dans le moi une pluralité de tendances qui échappent souvent à la conscience, dont les unes sont innées et les autres acquises, dont les unes sont en rapport avec des dispositions affectives et les autres avec des habitudes, et qui permettent de substituer au monarchisme de la volonté une sorte de dynamisme pluraliste. Il faudra chercher ensuite comment ces tendances s'assemblent elles-mêmes en systèmes, comment elles dessinent des schémas où certains mouvements se trouvent d'avance préformés. Ainsi, sans que nous croyions poursuivre aucun dessein, nos pensées, nos actes, nos paroles s'organisent pourtant toujours selon certains plans et se calquent toujours sur certaines fins. — On renoncera donc d'abord à cette explication mécanique que l'associationnisme avait mise en crédit et selon laquelle les éléments de la pensée

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se souderaient au hasard selon leurs rapports de voisinage : car c'est la tendance, c'est-à-dire une intention qui demeure encore obscure pour nous, qui dissocie ces éléments des ensembles dans lesquels ils se trouvaient engagés et les intègre dans des structures nouvelles où ils reçoivent une signification différente. — De même, dans la théorie de l'évolution, c'est la causalité des tendances qui réalisera chaque type d'existence par une organisation déterminée des matériaux empruntés au milieu. La difficulté insurmontable à laquelle s'était heurtée la doctrine de Lamarck, c'était l'hérédité des caractères acquis : on comprend mal que des caractères puissent se transmettre, car on ne saurait astreindre des choses à demeurer identiques à travers la suite des générations ; au contraire, il est naturel que des tendances se conservent, précisément parce que, sous la double [108] forme de l'habitude et de la mémoire, elles portent le poids de tout notre passé. — Enfin M. Burloud nous propose une théorie très ingénieuse de la perception : car si la sensation est corporelle et spirituelle à la fois, et si elle est toute répandue à la surface de notre corps, de la peau, de la rétine ou de l'organe auditif, elle ne se transforme en perception que par l'intermédiaire de la tendance, au moment où celle-ci nous oblige à imaginer des objets qui constituent, pour tous les mouvements que nous commençons à esquisser, un point d'application en quelque sorte idéal. L'aspect le plus important de toute cette conception, et qui nous éloigne singulièrement de ce déterminisme rigide où l'on a vu souvent une exigence implacable de la science, c'est l'affirmation du caractère plastique et pour ainsi dire plurivalent de la tendance. Toute tendance en effet cherche à s'inscrire dans une image ou dans un mouvement : mais il peut y avoir beaucoup de différence entre ces images ou ces mouvements. Car il y a dans la tendance une pluralité de formes dynamiques que l'on utilise tour à tour selon les besoins de la situation, comme le montre l'apprentissage des habitudes chez le pianiste ou l'automobiliste, et qui leur donne la disposition d'une activité spontanée susceptible de s'adapter et de se transformer indéfiniment. Les tendances affectives, elles aussi, nous inclinent, non pas vers certaines choses, mais vers certaines catégories de choses qui, en droit, ont pour nous une valeur égale : ainsi, comme le montre l'exemple de l'amour, elles nous obligent à chercher un être qui incarne notre idéal, mais elles nous permettent aussi d'idéaliser l'être que nous avons rencontré.

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Cependant, bien qu'il y ait en nous une multiplicité de tendances dont l'origine plonge très profondément [109] dans notre passé, bien qu'elles se groupent dans des systèmes différents, bien que chacune de ces tendances ou chacun de ces groupes de tendances puisse s'exprimer par les actions les plus variées, rien de tout cela ne porte atteinte à l'unité de notre moi. Ce n'est là pour ainsi dire qu'une matière qui est fournie à son activité la plus profonde ; mais celle-ci la dépasse et la domine. Il en est des tendances comme des souvenirs : on a pensé quelquefois que le moi pouvait être confondu avec la totalité de son passé ; mais, comme le faisait remarquer Charles Blondel, nous avons le sentiment qu'avec d'autres souvenirs, un autre passé, nous serions encore ce que nous sommes ; ces souvenirs, ce passé peuvent nous devenir indifférents ou étrangers sans que l'identité du moi se trouve entamée. On pourrait faire les mêmes observations en ce qui concerne les tendances : elles sont des forces, mais qui n'agissent que par un consentement qu'il faut leur donner. C'est ce consentement ou ce refus qui constitue en nous l'acte propre de la volonté. Et c'est ce vouloir qui est notre moi véritable : il est, si l'on peut dire, l'intention même par laquelle le moi se réalise, cette intention primordiale et essentielle dont les tendances ne sont elles-mêmes que les fragments. C'est quand elles sont le plus dociles et le mieux accordées que nous avons l'impression d'être le plus libres. Alors seulement il nous semble que la destinée qui nous est proposée est aussi celle que nous avons choisie. Nous nous éloignons de cette surface de nous-même où se jouent presque toutes les actions de notre vie : en nous rapprochant toujours davantage du fonds de nous-même, il nous semble que nous nous dépassions toujours. Et en procédant toujours ab exterioribus ad interiora et ab interioribus ad superiora nous justifions cette liaison indissoluble de la [110] psychologie et de la métaphysique qui, chez Descartes et chez Malebranche, comme chez Maine de Biran, s'est toujours montrée la marque distinctive du génie français.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈME PARTIE

1 Psychologie et sociologie

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Il n'y a pour l'homme qu'un véritable objet de réflexion, qui est luimême : le mot de réflexion marque un retour sur soi qui déjà semble nous en avertir. Rien ne possède dans le monde un sens et une valeur autrement que par rapport à nous. Même quand nous disons que le monde existe, nous voulons dire que nous en faisons partie, bien qu'il nous dépasse, que nous pouvons le connaître, bien que cette connaissance soit toujours bornée, et agir sur lui, bien que cette action soit toujours entravée. Si l'on peut parler d'une science universelle, cette science doit avoir elle-même pour centre une anthropologie, autour de laquelle rayonnent toutes les recherches particulières : à la fois celles qui portent sur le monde matériel, où notre vie se déploie, et celles qui, portant sur le monde moral, entreprennent de donner une règle à notre conduite et un sens à notre destinée. La philosophie tient donc tout entière dans la pratique du vieux précepte qui nous commande de nous connaître ; car on ne peut l'appliquer sans chercher à tout connaître. Cependant, si l'homme, pour chacun de nous, c'est son propre moi tel que la conscience le lui révèle, lié à un corps dont il ne peut pas se [114] séparer et dont il subit

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la loi, on comprend sans peine que la psychologie jouisse, parmi toutes les autres connaissances, d'une sorte de privilège et qu'elle puisse paraître le cœur même de toute anthropologie véritable. Où réside en effet ce qu'on appelle « l'homme », sinon dans ce lieu intime et secret où naissent ses pensées et ses désirs, dans cette présence sentie d'un corps qui n'appartient qu'à lui, qui l'enferme dans la solitude de la souffrance, qui est l'instrument de son action, qui porte témoignage pour lui aux yeux d'autrui et qui ne cesse jamais à la fois de l'exprimer et de le trahir ? Seulement cet être que sa conscience isole et individualise n'est pas l'homme tout entier. Mais la même conscience qui le replie sur luimême l'ouvre en même temps sur le monde qui l'entoure. Et dans ce monde il trouve d'autres êtres semblables à lui, qui deviennent aussitôt pour lui une source exceptionnelle d'intérêt et d'émotion. Il sent que l'homme ne se réalise en lui que par les relations qu'il entretient avec eux. Les événements les plus graves de sa vie, les seuls qui peuvent l'arracher à la servitude du corps, donner à sa conduite une valeur spirituelle et qui le dépasse, sont ceux qui engagent sa responsabilité à l'égard d'autrui. Il ne peut éviter de former une société avec les autres hommes, et l'on peut dire en un sens que les rapports qu'il a avec eux sont plus profonds et plus essentiels que ceux qu'il a avec lui-même : ceux-ci ne sont le plus souvent que l'effet de ceux-là. C'est donc dans la société, et non point dans l'individu séparé, que l'homme nous découvre sa vraie nature : dès que l'individu cesse d'être seul, la société commence ; elle est déjà présente dans l'amitié, et c'est en la considérant sous la forme de la cité organisée qu'Aristote a défini l'homme comme un animal politique. [115] Ainsi on ne s'étonnera pas que la sociologie prétende achever cette connaissance de l'homme que la psychologie n'avait fait qu'esquisser. Comme la psychologie, elle cherche à devenir une science. De cette science Auguste Comte est regardé en général en France comme l'initiateur, parce qu'il a affirmé avec une particulière netteté qu'il existe une nature sociale et qu'elle obéit à des lois comparables à celles de la nature physique. On sait qu'Émile Durkheim est demeuré fidèle à la même inspiration : c'est lui qui, par la vigueur de son esprit et l'intransigeance de sa méthode, par la fondation de Y Année sociologique et par les nombreux disciples qu'il a formés, a exercé l'influence la plus

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profonde et la plus durable sur les recherches sociologiques dans notre pays. On le voit bien quand on essaye aujourd'hui de les embrasser dans un tableau d'ensemble, comme vient de le faire M. Bouglé dans son Bilan de la sociologie française contemporaine (Alcan). 1 On sera frappé alors non seulement du caractère vivant que peut garder encore la pensée de Durkheim, même dans les domaines où elle est évidemment dépassée, mais encore des conquêtes qu'elle n'a cessé de faire parmi des savants qui avaient montré d'abord à son égard la plus grande méfiance, comme les historiens et les juristes. Il y a chez Durkheim d'une part un savant qui veut traiter tous les phénomènes humains comme des choses et examiner selon une méthode purement objective les rapports entre la société et l'individu, d'autre part un philosophe qui ne veut abandonner aucun des concepts de la philosophie traditionnelle et [116] qui cherche au contraire avec une sorte d'enthousiasme à en donner une justification positive. Ainsi nul n'a senti plus vivement que lui la dualité qui divise notre conscience, ce que Pascal appelait notre misère et notre grandeur, et cette oscillation perpétuelle entre l'égoïsme qui nous assujettit au corps et un appel venu de plus haut qui tout à coup nous fortifie et nous soulève comme si Dieu même se portait à notre secours et substituait sa puissance à notre faiblesse. Cette puissance, c'est celle de la société, qui est Dieu présent et visible. Or il est arrivé que beaucoup de disciples de Durkheim se sont montrés prêts à retenir et à pratiquer sa méthode, mais en abandonnant sa philosophie comme aventureuse et inutile. Au contraire, ses adversaires lui reprochent tantôt cette méthode même, qui, en considérant tous les phénomènes du dehors, semble ne laisser aucune place à la personne et à la liberté, tantôt sa philosophie, qui rapporte à la société un élan spirituel qu'elle est, selon eux, incapable de nous donner ; car, comme la nature, à laquelle un certain romantisme faisait jouer le même rôle, elle nous insère dans un déterminisme qui lui est propre, et par là nous asservit plutôt qu'elle ne nous libère. Il est vrai que la plupart des sociologues dont nous entretient M. Bouglé poursuivent leurs recherches positives en conservant à l'égard de ces différentes thèses une certaine indépendance : 1

On pourra se référer encore à un recueil d'articles publié par M. Davy sous le titre : Sociologues d'hier et d'aujourd'hui, et à un volume d'extraits et de notices consacrés aux Philosophes et savants français du vingtième siècle (V. la Sociologie), par M. Daniel Essertier.

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lui-même n'appartient point à la « stricte observance », et s'il se tourne vers les problèmes sociaux c'est pour satisfaire son goût pour la réalité concrète, pour les relations directes avec les autres hommes, pour un idéalisme démocratique et généreux. On ne peut que souscrire à l'esprit de la protestation qu'il élève ailleurs avec une pointe d'éloquence contre toute idolâtrie sociologique : « Inviter l'homme à respecter la société, ce n'est pas lui [117] demander de se prosterner devant une sorte d'animal énorme, mais devant une grande flamme qui monte vers le ciel et qui entretient les âmes rapprochées. » Mais cette déclaration nous montre bien que le nœud du problème réside dans les relations de la conscience individuelle avec la société, qui ne cesse de la solliciter et à laquelle elle ne cesse de répondre. Et d'abord qu'est-ce que cette conscience elle-même ? Les hommes pensent souvent qu'elle est un asile personnel et inviolable et qu'ils doivent, pour découvrir l'essence la plus profonde de leur être, tourner le dos à la société qui les divertit et s'enfermer dans le recueillement et la solitude où la considération de leur intimité propre leur ouvrira l'accès du monde universel. Mais c'est là, selon les sociologues, l'illusion la plus grave, non pas seulement, comme chacun peut le voir, parce que dans cette solitude nous emportons tous nos souvenirs et tous nos désirs, mais encore parce que la substance même de la conscience est formée de deux couches superposées : une couche inférieure et proprement individuelle, où nous ne trouvons rien de plus que les résonances complexes et variables de notre vie corporelle ; une couche supérieure, où nous découvrons nos sentiments les plus nobles, des obligations, une discipline, un idéal, toutes les exigences de la raison, et qui ne peuvent s'expliquer que par l'ascendant que la société ne cesse d'exercer sur nous. Bien plus, Durkheim ne se contente pas de montrer dans la conscience de chacun de nous la rencontre de l'individuel et du social, comme on montrait en elle autrefois une rencontre du corps et de l'esprit. Il n'a pas craint d'opposer à la conscience individuelle une conscience collective à laquelle la première doit être subordonnée et qui lui impose [118] ses jugements. En utilisant des comparaisons empruntées à la synthèse chimique, il a montré que les individus produisent, par leur seul assemblage, cette réalité nouvelle dont les propriétés sont hétérogènes à celles de ses éléments. Ainsi se forme une conscience supérieure en puissance, en dignité, en valeur, à celle qui

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nous appartient en propre, mais qui ne cesse de promouvoir celle-ci afin de l'élever jusqu'à elle. C'est contre cette idée de la conscience collective que se sont concentrées les principales critiques que la doctrine a fait naître. Et beaucoup de disciples semblent disposés soit à l'abandonner, soit à en donner une interprétation qui l'exténue. C'est elle aussi qui, par réaction, accrédite encore auprès de beaucoup d'esprits une méthode semblable à celle de Tarde, si mobile, si simple, si vivante, si proche de l'observation et de la vie, qui ne connaît que les individus, mais qui nous montre entre eux des contacts sans cesse frémissants, des sentiments qui se propagent, un jeu d'imitations et d'oppositions qui rebondissent comme dans une conversation de salon. Durkheim a senti que le problème des rapports entre l'individuel et l'universel était plus profond, que l'universel n'est point de l'individuel qui se multiplie, qu'il faut qu'il surpasse l'individuel pour que celui-ci trouve en lui un soutien et un aliment, et qu'il ne peut échapper à la conscience si c'est lui au contraire qui l'éclaire et qui l'oblige sans cesse à se dépasser. Pour juger de son entreprise, il faut donc chercher si le social et l'universel s'identifient. Mais d'abord, quand on nous parle de la société, certaines distinctions doivent être faites. S'agit-il de ces « sociétés closes », selon le langage de M. Bergson, qui imposent à tous leurs membres les particularités et l'exclusivisme de leurs coutumes, ou de ces [119] « sociétés ouvertes » dont l'idée de l'humanité chez Auguste Comte se montrait plus proche, et qui aspirent à recevoir en elles tous les hommes dans une sorte de fraternité ? S'agit-il de cette société de fait qui fait peser sur nous à chaque instant le poids de ses préjugés et de ses contraintes, ou de cette société idéale qui naît avec la sympathie dans un cercle d'abord très étroit, mais dont nous voudrions qu'elle pût envelopper peu à peu tous les êtres qui peuplent avec nous le monde ? La société de chair et d'os dont nous sommes les membres agit sur nous comme une force naturelle, et il est aussi vain de vouloir lui prêter une conscience qu'à la nature elle-même. Elle est plus puissante, il est vrai, que l'individu ; elle peut l'opprimer, faire naître en lui la sécurité et. la crainte, ou l'entraîner dans une sorte d'ivresse, comme le fait aussi la nature. Mais il n'y a conscience que là où il y a liberté et exacte disposition de soi-même : et l'on ne saurait attribuer ces qualités ni à aucune collectivité réelle ni à l'individu lorsqu'il est courbé par elle.

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Mais en est-il de même lorsqu'il s'agit de la société idéale ? Celleci n'a point encore de corps, et il s'agit précisément de lui en donner un : elle n'est qu'une idée qui se forme dans les consciences les meilleures et les plus lucides. Elle est même solidaire de l'apparition de toute conscience, qui n'est conscience de soi que parce qu'elle nous permet de nous penser nous-même comme individu, et par conséquent de penser les autres individus dans une lumière commune à tous. C'est cette lumière que l'on appelle proprement l'esprit, qui nous oblige d'une part à prendre possession de nos sentiments particuliers et à reconnaître leurs limites, et d'autre part à communiquer avec les autres êtres, non point par une sorte de fusion et de neutralisation des différences qui [120] nous séparent d'eux, mais par un appel à une activité présente chez tous et qu'il suffit d'exercer pour que, au-delà du réel qui les divise, elle leur permette de progresser vers un idéal qui les unit. Il est donc impossible de donner à aucune société réelle un rôle qu'elle est hors d'état d'assumer, et, bien que l'esprit soit toujours audessus de la conscience individuelle, de le regarder comme déjà incarné dans une conscience collective. L'esprit n'est jamais donné. L'idéal ne naît point de la simple disproportion entre deux faits : le fait individuel et le fait social. Il est au cœur même de la personne, dès que, cessant de s'abandonner d'une manière passive à ces forces aveugles qui viennent de la nature ou de la société, elle cherche à découvrir l'intelligibilité du monde tel qu'il est, afin d'agir sur lui et d'en faire l'instrument de certaines fins qu'elle puisse vouloir et aimer. L'esprit dépasse donc tout à la fois l'individuel et le social, bien que l'individu en soit toujours l'interprète et que dès que deux ou trois individus se rencontrent il commence à se manifester entre eux une sorte de communauté. On sait que Durkheim, comme si, dans son ardeur dialectique, il avait pensé pouvoir réduire le réel tout entier aux seules relations de l'individuel et du social, cherchait à montrer que l'espace, le temps, les catégories de la raison elle-même nous sont imposés par la société. Car notre représentation de l'espace exprime l'orientation et la répartition des différents groupements à l'intérieur de la collectivité primitive ; notre représentation du temps exprime le rythme de la vie publique, la succession des travaux et des fêtes ; notre représentation de la causalité exprime cette force sociale toujours présente et efficace qui est celle dont les hommes subissent l'influence la plus immédiate

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et la plus sensible. Mais qui [121] pourrait accepter une telle explication comme suffisante et définitive ? Il est vrai sans doute que toutes nos représentations prennent la forme de notre conscience individuelle et des exigences de la vie en commun : mais c'est parce que l'une et l'autre sont des pièces d'un ordre universel avec lequel il faut qu'elles aient elles-mêmes une certaine conformité. Elles participent à une réalité qu'elles n'épuisent point : aussi ne cessent-elles de se transformer. M. Brunschvicg a donc raison de s'étonner que nos catégories intellectuelles, si elles sont exclusivement d'origine sociale, puissent encore coïncider avec la nature. Et M. Bouglé lui-même, avec beaucoup de prudence, reconnaît que les puissances qui entrent en jeu dans la société ne créent point toute notre représentation du monde, et qu'il existe deux éléments qu'aucun enthousiasme collectif ne réussira jamais à produire : la nature des choses et la nature de l'esprit,. Nous ne demandons pas davantage. Les mêmes remarques enferment dans de justes limites les tentatives psychosociologiques, d'ailleurs si intéressantes, de M. Charles Blondel et de M. Maurice Halbwachs : celle de M. Blondel qui réduit la volonté à une sorte d'incidence des impératifs sociaux et. de l'instinct organique, qui décrit avec beaucoup d'ingéniosité les conditions dans lesquelles elle s'exerce, mais néglige de la définir en tant qu'elle est une libération à l'égard de toutes les contraintes, quelle que soit leur origine, un pouvoir spirituel par lequel nous cherchons à nous posséder et à nous conquérir ; celle de M. Halbwachs qui montre d'une manière très pénétrante l'appui que trouve notre mémoire dans certains cadres sociaux, dans les divisions du calendrier, dans les souvenirs mêmes que le groupe enregistre, mais sans approfondir l'origine même de ce pouvoir mystérieux par lequel l'esprit [122] fonde son identité, résiste au devenir et trouve dans ce devenir même le principe de son accroissement. La sociologie ne surpasse pas la psychologie, comme elle le prétend parfois : elle nous y ramène. La société n'est qu'une force brutale, comme les forces de la nature, si elle ne devient pas l'idée de la société à l'intérieur d'une conscience qui est elle- même l'arbitre de toutes les valeurs, non point parce que l'individu est au-dessus de toutes les règles, mais parce qu'il n'y a de valeur que là où une raison nous éclaire et où une volonté nous engage. L'individu ne s'affranchit que peu à peu de toutes les forces où plonge son existence, mais qui com-

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mencent par le submerger. C'était la nature d'abord, et l'homme ne se distinguait guère de l'animal. C'est la société ensuite, qui n'est qu'une nature engendrée par les conditions de la vie commune et que l'animal même n'ignore pas. Seulement, l'homme spiritualise tout ce qu'il touche, aussi bien la nature que la société, mais à partir du moment précisément où, en se repliant sur lui-même, il acquiert la conscience de lui-même et du monde : et cette conscience, qui tout à l'heure n'était rien et qui à chaque instant risque d'être asservie, devient le lieu de toutes nos puissances, l'origine de toutes nos pensées et de tous nos désirs, la source secrète de toutes nos créations. Elle retrouve et pénètre peu à peu à la fois la nature qu'elle domine par la science et avec laquelle elle sympathise par l'art, et la société à laquelle elle donne une forme rationnelle par la justice et une valeur spirituelle par l'amitié.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈME PARTIE

2 L’homme et le caractère

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Sous le nom un peu pédant de caractérologie, on a vu se multiplier dans tous les pays, depuis une vingtaine d'années, les recherches sur la nature individuelle de l'homme ; mais de telles recherches ne se contentent plus comme autrefois d'apporter à la psychologie générale des documents ou des applications ; elles prétendent opérer une réforme radicale de cette science traditionnelle. En Allemagne, en Hollande, on a déjà consacré d'importants travaux à l'étude du caractère. La France montre jusqu'ici plus de défiance. Car ce qui domine la pensée française, non pas seulement la pensée philosophique façonnée par Descartes, mais la pensée spontanée de chacun de nous, c'est qu'il y a un homme universel qui, sans doute, se trouve toujours lié à un corps particulier, à un caractère original, mais qui, au lieu de les subir comme une sorte de fatalité, les utilise comme une matière dans laquelle il appartient à la raison de modeler notre personne réelle. Le caractère n'est donc pas pour nous l'essentiel de l'être humain : il n'est que le moi naturel tel qu'il apparaît avant que nous ayons pris la responsabilité de [124] nos actes, ou tel qu'il reparaît dès que nous la ré2

L. Klages : Les principes de la caractérologie. (Trad. W. Réal [Alcan].)

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signons. Et nous n'alléguons notre caractère pour expliquer notre conduite qu'en manière d'excuse et pour dire précisément qu'elle n'est pas tout entière entre nos mains, qu'elle n'est pas tout à fait nôtre. Les moralistes français eux-mêmes font peu de cas, malgré les apparences, de l'homme individuel : eux aussi essayent de dégager les traits universels de la nature humaine et de montrer qu'à travers toutes les différences de tempérament ou de situation, les sentiments les plus profonds et les plus familiers créent entre tous les êtres une sorte de communauté. Il n'y a guère que La Bruyère, mais non point Montaigne, ni La Rochefoucauld, ni Pascal, ni Vauvenargues qui ait écrit des Caractères, mais de tous ces écrivains il est peut-être le moins profond et le moins proche de la vie. Il a constitué une sorte de galerie pittoresque de quelques types humains déformés par le monde, par le métier, par l'habitude et par la manie : nous cherchons en eux les grimaces de l'humanité plutôt que son visage éternel. C'est au moment où la conscience perd sa souplesse, son initiative, sa puissance de renouvellement et d'invention, c'est-à-dire au moment où l'homme cesse d'être véritablement homme, qu'il acquiert ces démarches mécaniques, ces réactions précises et spécialisées qui en font pour nous un objet de tristesse et de dérision. Et si le caractère n'était que cela, il ne pourrait pas y avoir d'autre idéal pour nous que de nous libérer du caractère. * *

*

Mais le mot caractère a un sens plus profond et plus vrai. On ne l'emploie qu'avec éloge dans l'expression « avoir du caractère », qui veut dire : [125] être soi-même. Et être soi-même, ce n'est pas négliger les traits de sa nature individuelle, c'est au contraire leur donner toute leur portée, c'est en faire les éléments de sa vocation et même de sa destinée. C'est là sans doute la pensée fondamentale de nos modernes « caractérologues ». C'est celle, en particulier de L. Klages, qui revendique avec une certaine hauteur d'avoir été en cette matière le véritable initiateur des nouvelles recherches. Son livre essentiel, dont il demande qu'on l'étudie et non pas qu'on le lise, a été publié en 1910, sous le titre de Prinzipien der Charakterologie ; il a connu très rapidement trois éditions ; la quatrième a été très profondément remaniée ; c'est sur la cinquième et la sixième qu'il a été récemment traduit en français, non sans une certaine maladresse.

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Toutes les parties du livre n'ont pas une égale originalité. Nous trouvons dans les chapitres consacrés à la mémoire, à la perception, à la classification des mobiles, beaucoup d'observations justes, mais qui nous sont depuis longtemps familières, bien qu'elles nous soient présentées comme nouvelles, et qui ne sont pas toujours distribuées avec assez de méthode ni analysées avec assez de délicatesse pour notre goût français. Il importe, selon Klages, de distinguer d'abord la matière de la personnalité, qui est formée par des aptitudes, des capacités ou des talents, comme la mémoire ou le sens musical : c'est là une sorte de capital naturel qui comporte entre les êtres des différences de degrés. À côté de cette matière il existe une nature de la personnalité qui est formée d'impulsions et de tendances. Ce sont elles qui nous déterminent à mettre en œuvre le capital primitif ; celui-ci ne rapporte pas toujours : il arrive qu'il soit gaspillé. Il nous faut des mobiles comme l'esprit d'industrie [126] ou le sentiment du devoir pour ébranler nos dons naturels et nous permettre de les exercer : d'un être à l'autre ils diffèrent en qualité et non pas seulement, en degrés ; et on comprend facilement que les êtres qui ont les mêmes aptitudes n'aient pas tous les mêmes mobiles. Ainsi la nature du caractère peut être comparée à une mélodie que chacun de nous fait entendre sur un instrument qui lui sert de matière. Mais cette mélodie elle-même obéit toujours à une certaine mesure qui exprime la structure de la personnalité : celle-ci n'est ni une aptitude « à l'action ni une direction qui lui est donnée : elle est le mode selon lequel elle s'exerce. Elle évoque surtout, comme le tempérament, l'idée d'une opposition entre la rapidité et la lenteur de nos mouvements et elle s'exprime toujours par un quotient. Ainsi on reconnaît dans la structure du caractère une excitabilité plus ou moins grande des sentiments, qui est. un quotient entre la vivacité par laquelle elle est accrue et la profondeur par laquelle elle est diminuée ; une excitabilité plus ou moins grande de la volonté, qui est un quotient entre la force d'impulsion par laquelle elle est ébranlée, qui la rend prompte mais superficielle, et la résistance aux obstacles par laquelle elle est refrénée, qui lui donne plus de continuité et de sérieux ; une disposition à s'extérioriser, qui est un quotient entre l'excitation spontanée qui anime l'être, mais le trahit, et cette résistance tout intérieure par laquelle l'animal lui-même cherche déjà à dissimuler ce qu'il sent et ce qu'il désire. On jugera par ces exemples du tour général

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de cette œuvre qui traduit assez souvent une expérience un peu trop schématisée, et qui nous propose des formules un peu décevantes dont les facteurs ne peuvent être ni définis avec précision ni évalués avec une exactitude numérique. [127] Mais si le livre de Klages ne tient pas toutes ses promesses, on y trouve cependant certaines conceptions très vigoureuses, en particulier celles qui concernent la méthode qu'il faut suivre dans la connaissance des êtres et celles qui sont groupées dans le chapitre IX, sous le titre : Métaphysique des différences personnelles. Klages a un sentiment extrêmement vif de la réalité de l'être particulier. Ce qu'il essaye de saisir, c'est le moi un et indivisible tel qu'il s'exprime dans les actions chargées d'affectivité et où l'on sent cette présence de la chair qui engage l'être tout entier jusqu'à sa racine. Il est, avec Nietzsche, qu'il considère comme le maître de la connaissance de l'homme, un adversaire de l'esprit pur. Les représentations intellectuelles sont pour lui exsangues et décolorées. Ce qu'il admire le plus chez Goethe, c'est une sorte de subordination de l'esprit à la vie, même dans cet instant où son regard observateur, selon un mot de Schiller, « se pose sur les choses avec tant de calme et de pureté ». Et le souci qu'il a de garder toujours le contact avec ce qu'il voit et ce qu'il touche se retrouve encore dans cette estime où il tient un penseur un peu oublié de l'époque post-romantique, Carus, qui était médecin, et qui a écrit sur la Symbolique de la figure humaine un livre plein d'intuitions très pénétrantes. C'est que, pour Klages, le monde tout entier est un langage symbolique qu'il s'agit de déchiffrer. Nous contemplons pour ainsi dire le visage des choses ; mais il faut savoir discerner l'âme qui y transparaît et reconnaître dans chaque être « son pouls vital et son instinct secret ». L'être individuel est un comme il est unique : il est indécomposable en éléments. Rien ne peut être plus faux par conséquent que de prétendre constituer d'abord une psychologie humaine pour y joindre ensuite, en étudiant le caractère, [128] une psychologie différentielle : Klages n'a point assez d'ironie pour une pareille entreprise. Le caractère est le tout de l'homme et il faut l'embrasser comme une totalité. Cependant, s'il importe de saisir l'âme derrière le corps, c'est le corps même qui nous la livre. Il n'y a que lui dont nous puissions avoir l'intuition. Il est symbolique et physionomique. Par là la méthode de Klages est en un certain sens l'inverse de celle des physiologistes : car

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connaître le corps ce n'est pas l'étudier dans ses profondeurs mystérieuses, dans le cerveau et dans les nerfs, dont on ne sait rien, mais au contraire dans sa surface qui, seule, est expressive, dans le modelé du visage, dans la forme extérieure et visible des membres, dans leurs liaisons mutuelles et dans cet accueil qu'il semble faire aux choses et qui déjà le porte vers elles. Et il cite le mot de Novalis qui mérite d'être médité et serait capable de dissiper bien des rêveries : « Le siège de l'âme est là où le monde extérieur et le monde intérieur se touchent. » Il importe donc de donner son sens le plus fort à cette vieille affirmation que le corps est l'apparence de l'âme. Comme l'étymologie nous le suggère, la personne est d'abord un masque significatif. Et nous ne pouvons la connaître que grâce à une affinité qui existe entre ce que nous sentons et ce qu'elle nous montre. Sans notre ressemblance avec un autre être nous ne saurions jamais rien de lui. Nous avons eu tort de laisser perdre peu à peu cette subtile faculté instinctive qui nous permettait autrefois de communiquer avec la nature entière et que les progrès de notre technique ne parviendront jamais « à suppléer. Le sauvage a encore des relations réelles avec les animaux et même avec les pierres parce qu'il en est demeuré tout près. Et il y a en chacun de nous des dispositions infiniment nombreuses, les unes à [129] l'état naissant et les autres déjà en acte, qui nous rendent capables de comprendre les êtres les plus différents, même ceux qui, au premier abord, nous ressemblent le moins. Toutefois l'être qui paraît le plus contraire à nous-même ne l'est qu'en apparence : dans chaque être les contraires sont toujours réunis. Il arrive même que nous réussissions à percevoir en autrui des qualités qui nous manquent par la seule envie que nous éprouvons à l'égard de celui qui les possède. C'est là une forme de connaissance que Nietzsche décrivait sous le nom de « ressentiment » et qui, comme dans la fable « le Renard et les raisins », n'est que la conscience amère et brûlante d'un vide intérieur et de notre impuissance à le remplir. Mais la méthode de Klages ne repose pas seulement sur cette sorte de sympathie expressive qui unit la conscience et le corps. Elle cherche dans le langage lui-même un prolongement de la mimique des corps. Il y a dans chaque mot un geste ramassé, esquissé ou suspendu. Le langage contient en lui l'expérience accumulée de toutes les géné-

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rations qui nous ont précédés. Bien loin de penser que le mot n'est qu'un signe abstrait, et anonyme, toujours moins riche et. moins nuancé que la pensée qu'il traduit, Klages montre justement qu'il y a en lui une infinité de résonances. Il possède lui aussi une physionomie qu'il nous appartient de comprendre. L'étymologie peut nous y aider ; mais même quand nous l'ignorons, même quand elle est fausse, le mot garde encore une sonorité significative. Les virtualités qui sont en lui, et que le poète seul est capable de mettre en jeu, dépassent toujours le contenu de la conscience claire. Les mots les plus beaux sont les plus évocateurs ; ils éveillent nos puissances cachées ; au lieu de limiter la pensée, ils la dilatent. Ils creusent les [130] régions profondes et obscures de l'âme ; au lieu de former un écran entre le réel et nous, ils constituent le corps même de la pensée humaine qui est pour le psychologue, avec le corps de l'individu, le plus admirable instrument d'observation, d'analyse et de découverte. * *

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Si maintenant on voulait connaître non plus la méthode de Klages, mais sa théorie de la conscience, on trouverait d'abord chez lui une opposition radicale à l'égard de l'intellectualisme. Or la psychologie classique n'est pour lui qu'une psychologie de l'intelligence : mais l'intelligence est une simple acquisition ; elle tend à effacer les différences individuelles ; elle rapproche les êtres dans une représentation de la vérité qui est à la fois abstraite et commune à tous. Elle est par rapport à l'individu une sorte de dehors absolu. Au contraire, le fond de nous-même est formé par des aptitudes naturelles antérieures à toute acquisition, par des instincts et par des sentiments. Là est. notre âme véritable, notre unique dedans. Et Klages oppose à l'âme, qui est parente de l'obscurité et de la nuit et qui forme en nous une sorte de conscience nocturne, l'esprit qui est seulement notre conscience diurne et dont le vice irrémédiable est d'être une clarté sans crépuscule. Mais le centre de la doctrine de Klages réside dans sa conception de la volonté. La volonté est toujours pour lui une révolte contre l'instinct ; elle est la démarche par laquelle le moi se sépare de l'univers pour substituer à l'impulsion qui le traverse et qui l'anime des desseins particuliers et arbitraires. Je subis le sentiment : en m'abandonnant aux mobiles qui m'entraînent, je me sens accordé avec le tout. Mais le

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propre de la volonté c'est de chercher à [131] commander aux mobiles. C'est pour cela qu'il y a en elle un caractère offensif. Elle est l'affirmation non seulement de mon indépendance, mais encore de mon projet de dominer le monde. Les sentiments bienveillants marquent tous une sorte de détente de l'individu dans le milieu qui l'entoure ; au contraire, la volonté emprunte à la haine et à la colère leur énergie et leur puissance de séparation ; et il subsiste toujours une certaine parenté entre l'homme d'action et l'homme méchant. C'est que la volonté est toujours négative et destructive comme le ciseau du sculpteur. On peut sans doute n'en faire qu'un moyen et la mettre au service de l'amour : mais là encore elle ne change rien à son action, qui est toujours de détruire les obstacles qui lui sont opposés. Aussi Klages peut-il parler du pouvoir funeste de la volonté. Elle nous fait rompre avec la nature ; elle a attiré sur Adam la malédiction de Dieu. Elle lui a fait perdre la vie éternelle. C'est pour cela que son œuvre est toujours périssable : tout ce qu'elle fait doit retourner tôt ou tard à la terre. Telle est cette philosophie dualiste qui oppose l'Esprit à la Vie et fait du caractère une sorte de proportion entre les contraintes que l'Esprit nous impose et les libérations que la Vie ne cesse de nous proposer. Klages montre une égale défiance à l'égard de l'intelligence et à l'égard de la volonté, qui sont considérées presque toujours comme les valeurs humaines les plus hautes ; si le propre de la Vie est de nous unir à tout ce qui est, l'intelligence rompt l'unité du monde par l'analyse et la volonté la disloque par l'action. L'abstraction intellectuelle et l'action volontaire ne sont que l'aspect théorique et l'aspect pratique d'une même opération. Il nous appartient de la surmonter par un retour à la Vie, qui produit un renoncement au moi, et à ses démarches [132] séparées. La Vie n'obéit qu'à des mobiles désintéressés, tandis que l'Esprit est la faculté qui calcule. Mais c'est là précisément le paradoxe de la doctrine ; il est vrai sans doute qu'il y a une spontanéité de l'amour par laquelle l'être individuel pénètre dans l'intimité même de l'univers. Mais faut-il la confondre avec la spontanéité de l'instinct ? Elle en est le contraire si le propre de l'instinct c'est d'obliger l'individu à défendre et à accroître sa vie particulière à travers toutes les misères de la lutte pour l'existence. L'amour n'a de valeur, il ne peut subsister que s'il est soutenu par le consentement de la volonté et éclairé par la lumière de l'Esprit. C'est pour cette raison aussi qu'on n'a pas le droit de confondre l'essence du

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moi avec le caractère. Le moi n'est pas comme lui une partie de la Nature, il est une puissance pure toujours en suspens qui, parce qu'elle est une puissance limitée, est toujours associée à une certaine nature, mais qui est libre d'en faire l'usage qui lui plaît, le meilleur ou le pire. Il n'est pas une fatalité, mais l'activité même qui nous délivre de toute fatalité. Et c'est pour cela qu'il se réalise par un don volontaire de luimême, c'est-à-dire précisément par un don de sa nature. À mesure que la conscience s'approfondit et s'unifie, il devient de plus en plus difficile d'expliquer la conduite d'un homme par son caractère ; celui-ci n'est pas aboli, mais transfiguré. Il n'est plus que la vocation reconnue et ratifiée. Il devient le serviteur de l'esprit dont il était d'abord l'adversaire. Il nous rend capable, mais seulement par la médiation de la Pensée, d'obtenir entre l'individuel et l'universel une fusion rigoureuse ; alors, en effet, nous prenons conscience que l'action qui exprime le mieux les exigences de notre être propre est aussi celle qui réalise entre le monde et nous l'harmonie la plus parfaite.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈME PARTIE

3 La formation du monde sensible

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Quand nous disons « le monde », nous évoquons un vaste ensemble d'êtres et de choses dont nous faisons nous-même partie, mais qui pourrait exister sans nous, qui précédait notre naissance et subsistera après notre mort. Nous ne sommes dans ce monde qu'une poussière fugitive. Et pourtant ce monde ne serait rien si nous ne pouvions pas le percevoir. Il est ma représentation, disait Schopenhauer. Il est un spectacle déployé devant moi, dont j'occupe le centre, que je crée en ouvrant les yeux, que j'abolis en les fermant et que je bouleverse dès que je fais un pas. Il entre dans une perspective qui n'existe que pour moi seul ; il m'offre une variété innombrable de qualités sensibles, de contacts, de couleurs et de sons, d'odeurs ou de saveurs qui me permettent de discerner les objets les uns des autres, de choisir entre eux pour régler mon action et de reconnaître en eux ce double caractère d'utilité ou de beauté qui leur donne avec moi une secrète affinité. Or quel rapport y a t-il entre le monde réel, où je vis et qui me contient, et ce monde sensible que je vois et que je touche, mais que je ne connais que parce que ma conscience l'enveloppe ? C'est là l'un des

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problèmes essentiels de la recherche philosophique, [134] celui précisément auquel on donne le nom de problème de la connaissance et qui met aux prises le réalisme et l'idéalisme. On ne peut espérer le résoudre que si l'on se place au cœur même de l'expérience et si l'on essaie de décrire avec la plus exacte fidélité la manière dont se forment à la fois notre représentation du monde et la signification que nous lui donnons. Mais pour cela il ne faut pas le regarder comme un spectacle tout fait dont nous explorerions tour à tour les différents aspects avec un étonnement émerveillé ; car ce monde dépend de certains actes que nous accomplissons, des inflexions de notre désir, des mouvements de notre corps qui leur répondent et qui suffisent à en changer la face. Le monde que nous voyons est toujours en corrélation avec l'activité que nous exerçons : il en est pour ainsi dire l'image. Or cette activité, nous en disposons, et le propre de la conscience c'est de nous permettre d'en surprendre le secret. Nous pouvons donc nous demander, non seulement ce qu'elle est et ce qu'elle cherche, mais encore ce qui, dans la représentation qui surgit devant elle, porte, pour ainsi dire, l'empreinte de son opération. Telle est précisément la tache entreprise par M. Jean Nogué dans deux thèses de doctorat, l'une consacrée à l'Activité primitive du moi (Alcan), l'autre à la Signification du sensible (Aubier), dont on peut dire qu'elles forment un unique ouvrage. La pensée de M. Nogué s'introduit admirablement dans la tradition de la philosophie française par cette préoccupation constante qui l'anime, et que l'on trouve déjà chez Descartes et chez Maine de Biran, de saisir le « fait primitif » de la conscience dans la mise en jeu d'un acte qu'il dépend de nous d'accomplir ; et elle a pourtant une résonance tout à fait nouvelle, comme il arrive toujours [135] quand on retrouve le contact direct de l'expérience avec assez de personnalité et de fraîcheur. On ne saurait trop louer l'élégance avec laquelle il nous décrit le mouvement dialectique par lequel le monde se constitue peu à peu devant notre regard, ni la richesse, la finesse et l'ingéniosité des analyses par lesquelles il nous montre quels sont les caractères originaux du sujet, de l'objet, de l'espace, du temps et des différentes sensations, c'est-à-dire de tous les éléments qui, par leur opposition et leur relation mutuelles, nous permettent précisément de donner au monde la figure que nous lui voyons.

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M. Nogué renouvelle d'abord la distinction classique du sujet et de l'objet. Le sujet est, si l'on peut dire, une intimité invisible et secrète qui s'exprime par le pouvoir de dire je. Tous les sujets disent je, mais le je d'un autre n'est rien pour moi. Et quand j'essaie de saisir ce je qui est le mien, il ne possède par lui-même aucune détermination ; il est cette pure présence vide qui appelle ce qui lui manque et qui lui est nécessaire pour le soutenir. Réduit à lui-même, le sujet ne diffère pas du besoin : un besoin qui, en effet, n'a de réalité que pour celui qui l'éprouve. C'est le besoin qui crée mon intimité véritable. Ainsi s'explique que le je soit un rien qui m'échappe toujours, une instabilité toujours actuelle, un appel tourné vers le dehors et qui sollicite toujours une réponse. D'un mot, le sujet, c'est d'abord l'être qui a faim. Non point que cette privation par laquelle on le définit produise nécessairement en lui une douleur, comme le pensent certains pessimistes : car elle peut être agréable, comme on le voit dans l'appétit ou dans certains désirs dont on retarde la satisfaction. [136] Si la conscience se confond avec le besoin, ce serait donc une grande erreur de considérer l'objet comme étant pour elle donné ou présent, puisque l'objet c'est au contraire ce qui lui manque et vers quoi elle aspire. On le voit bien dans l'amour, quand il cherche encore ce qu'il doit aimer. La conscience se définit d'abord par son rapport avec un objet absent. Elle est la présence subjective de cet objet absent : l'objet flotte luimême au sein de l'absence. Il n'a donc encore aucune qualité sensible, aucune détermination spatiale ou temporelle. Il n'est que l'ombre que porte sur le monde le besoin que nous éprouvons, ce besoin qui dessine en nous le creux que l'objet devra remplir. Aussi l'objet du désir qui s'éveille n'a t-il d'abord aucune place : car on peut dire qu'il nous manque partout ; pourtant nous ne nous lassons pas de le chercher, car l'espérance lui suppose un lieu, que le propre du désir naissant est justement d'ignorer. Mais le mouvement naît du besoin afin de le satisfaire. Et dans le mouvement la conscience se révèle comme une absence agissante. Jusqu'ici, remarquons-le, le monde n'est pas encore né : nous n'avons affaire qu'à de pures puissances, au besoin, qui n'est qu'un vide senti,

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au mouvement, qui n'a de sens que comme une transition vers ce qui nous manque. Il s'agit maintenant de montrer comment les différents aspects du monde vont surgir tour à tour. L'originalité de M. Nogué est justement de nous faire voir comment le mouvement nous porte vers l'objet absent à travers l'espace et le temps, où se développent les qualités sensibles, qui apparaissent précisément là où nous ne sommes pas. Considérons le mouvement de plus près. M. Nogué distingue en lui la dualité de l'appui et de l'élan qu'il oppose à cette dualité biranienne de l'effort et [137] de la résistance, à laquelle il reproche de poser, dans l'effort, une activité dont on voit mal l'origine, puisqu'elle est sans rapport avec le besoin et, dans la résistance, une sorte de muraille qui risque de bloquer notre activité au lieu de la délivrer. Mais si le mouvement est un élan vers un objet absent, il n'est possible que par une division de l'être avec lui-même. Car le corps n'est pas tout entier élan. Il ne se déplace pas tout entier. Il faut qu'il trouve soit en luimême, soit dans un objet, un terme sur lequel il s'appuie pour pouvoir s'élancer. Cet appui n'est pas une simple limite comme la résistance : il n'a de sens que par l'acte qui le choisit, qui le pose, qui l'immobilise et lui donne, pour ainsi dire, assez de solidité pour porter l'élan qui le dépasse. Ainsi nous allons toujours vers les choses, au lieu que les choses viennent vers nous. M. Nogué se complaît à décrire le mouvement de la marche, où il voit sans doute le modèle privilégié de tous les autres mouvements, et où l'un de nos pieds se fixe sur la dureté du sol pour obliger l'autre à le quitter en risquant dans le vide cette extraordinaire aventure qui lui permet de nous promouvoir. Nous appréhendons 1à dans une image saisissante le drame même de notre vie, où il faut, que notre moi adhère étroitement, à ce qu'il est afin de créer ce qu'il doit être, et s'établisse étroitement, à l'intérieur même de sa nature afin de devenir capable de la transcender. Il est facile maintenant de comprendre comment le temps et l'espace peuvent se former à partir du mouvement. Au-delà de l'acte même que nous accomplissons et qui détermine pour nous l'actualité, s'étend le champ de tous les objets absents, que nous pouvons nous représenter par des images dès que nous en avons eu quelque expérience. Mais si le propre des images c'est d'être inactuelles, elles [138] n'appartiennent par elles-mêmes ni au passé ni à l'avenir. Il faut pour distinguer le passé de l'avenir avoir recours à une analyse du présent

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qui fonde leur opposition : alors on retrouve l'appui qui est tourné vers un passé arrêté, et l'élan qui est tourné vers un avenir indéterminé. Quant à la durée, elle marque l'intervalle qui sépare notre action de la fin vers laquelle elle tend : sans la durée, la distinction de la présence et de l'absence s'abolirait dans une omniprésence. Enfin, la continuité du mouvement est elle-même susceptible de se rompre, ce qui permet d'introduire ici la notion d'ordre, qui se définit par la nécessité où nous sommes de reprendre appui au cours du mouvement que nous accomplissons. Tout élan est suivi d'un repos qui est en réalité un changement d'appui. C'est ce que l'on observe dans la marche, dont le rythme est fixé par l'extension du pas. Et tout mouvement est lui-même une architecture de rythmes. Dès lors, l'accélération et le ralentissement de la vitesse pourront être obtenus soit en précipitant et en espaçant les appuis, soit en raccourcissant ou en diminuant les élans. De telle sorte que cette description psychologique du temps prépare à son tour une conclusion qui nous permet de pénétrer profondément dans le jeu même de la liberté : « La disposition de la durée, dit M. Nogué, est une des formes de la maîtrise ; et il est une certaine étendue de l'esprit qui se mesure à l'écart de ses retards à sa promptitude, comme il est une perfection de l'animal et de la machine animée qui s'estime à la marge entre ses lenteurs et ses détentes. » L'espace est considéré trop souvent comme un milieu extérieur à nous, déterminé par les relations entre les objets de la vue et du toucher. Mais l'espace est d'abord le vide dans lequel s'engagent nos mouvements. [139] « Il n'y a d'espace que pour un être capable de ressentir le vide des objets absents et de goûter les bienfaits de leur présence retrouvée. Avant d'être un objet de contemplation, l'espace est le champ d'une existence tour à tour privée et apaisée. » Il a deux sens, comme le temps, selon que le mouvement est destiné à nous porter vers les choses ou à les porter en nous : c'est 1'extus et l'intus. Ainsi l'espace se distingue du temps parce qu'il nous permet de renverser le sens du mouvement afin de donner satisfaction au besoin. Et l'on peut dire d'une manière générale qu'il y a une création dynamique de l'étendue à laquelle la danse, par exemple, nous permet d'assister ; « elle nous donne l'idée de mouvements plus purs et plus parfaits que les nôtres, parce que, plus rigoureusement analysés, ils s'enchaînent en des démarches toujours lisibles, où la netteté des appuis le dispute à

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l'aisance des détentes et des envols. La danse nous offre un miroir de nos propres puissances promues à une liberté supérieure. » En quoi consistent maintenant les qualités sensibles ? On ne peut pas se contenter de les regarder comme une simple bigarrure décorant le monde que nous avons sous les yeux, comme « un don éblouissant et gratuit » qui, en réjouissant notre regard, nous permettrait d'admirer l'étonnante profusion des œuvres de la nature. Les qualités sensibles ont une signification qu'il est possible de leur assigner dès que l'on retourne vers l'activité qui, en s'exerçant, les fait naître pour ainsi dire sur son chemin. On ne peut pas les séparer de l'espace et du temps. Elles apparaissent sur la trame dessinée par nos mouvements. Ainsi, c'est l'étendue dynamique qui est le support de l'étendue sensible et non point inversement. Si on se rappelle que l'objet n'est point donné, qu'il est au contraire ce qui doit être recherché, on [140] dira que les qualités ne peuvent apparaître qu'au cours de cette recherche et qu'elles sont destinées à l'éclairer. Quel est donc le degré de réalité qui appartient à la couleur et au son ? Ce ne sont point là, comme on le croit trop souvent, des propriétés qui appartiennent à l'objet et qui nous livreraient sa présence dans une intuition irréfutable, ni de fragiles apparences qui dès que l'objet est rencontré se formeraient dans notre conscience en vertu d'on ne sait quelle chimie mystérieuse. Ce sont des signes « qui soutiennent avec les objets un rapport analogue aux fictions intellectuelles de la science ou de l'art avec la réalité qu'elles représentent ». Le propre du désir c'est de chercher l'union avec l'objet lui-même, au lieu que les représentations sensibles laissent subsister un intervalle entre lui et nous. Ainsi c'est parce que ces données ne se suffisent pas à ellesmêmes que, comme leur nom en témoigne, elles ont un sens. Dans la couleur, dans le son, l'objet échappe à l'absence, il nous paraît subsister en lui-même, non point, il est vrai, dans l'activité qui l'appréhende, mais dans la représentation de certains chemins qui s'ouvrent devant elle, de certaines possibilités qui lui sont offertes. La différence des qualités sensibles correspond à la différence entre les types d'action que nous pouvons entreprendre : chacune d'elles figure une pluralité d'actions éventuelles. Ainsi le rôle du sensible, c'est de nous montrer comment l'objet et le sujet se joignent autrement que par hasard. II est une médiation entre l'objet et nous. Il nous rend présente la virtualité qui est elle-même un trait d'union entre le besoin et sa satisfaction.

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Mais le besoin, et même les actes qui en découlent, n'appartiennent qu'à nous ; ils relèvent de l'intimité ; au contraire, le sensible est un spectacle qui est [141] offert à tous, il n'est pas seulement une médiation entre le réel et notre conscience, mais une médiation entre toutes les consciences. * *

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L'entreprise de M. Nogué présente deux caractères opposés ; c'est une description aussi fidèle, aussi exacte, aussi minutieuse que possible du monde tel qu'il se donne à nous dans l'expérience de tous les jours ; et à ce titre elle a un intérêt éminemment psychologique. Mais c'est en même temps une genèse du monde, qui, à ce titre, présente une portée métaphysique. Comment pourrait-il en être autrement, si la métaphysique ne réside pas, comme on le croit trop souvent, dans une hypothèse sur l'inconnaissable, mais dans la recherche en nous des opérations fondamentales par lesquelles le réel est engendré ? Or l'affirmation essentielle de M. Nogué, c'est en effet que notre activité produit le spectacle que nous avons sous les yeux. Maintenant, que faut-il entendre par cette activité ? Elle se réduit à une activité biologique et motrice tout entière suscitée et gouvernée par le besoin. Chacun de nous constate aisément qu'il est un être besogneux qui porte en lui une sorte de creux et qui appelle réel ce qui le remplit. Nul ne met en doute non plus l'industrie, la fécondité, la puissance d'invention du besoin. Mais épuise-t-il notre activité ? Lorsqu'il est satisfait elle devrait cesser. N'est-ce pas alors qu'elle est la plus désintéressée et la plus pure ? Il y a chez M. Nogué un réalisme vigoureux dont on peut dire qu'il pose un objet inconnu, mais tel pourtant qu'il est la seule réalité véritable, la seule qui soit capable d'assurer notre existence en apaisant notre faim. Le rôle qu'il attribue à l'activité est donc [142] bien différent de celui que lui prête l'idéalisme, puisqu'elle quête l'objet au lieu de le créer ; il faut qu'il s'offre à elle du dehors, elle n'a pas à le construire ; c'est elle qui l'appelle, mais c'est lui qui lui répond. Il appartient ainsi au monde de l'existence et non pas au monde de la connaissance. Disons qu'il est transcendant à la connaissance. Mais la connaissance le met en rapport avec notre corps qui se meut pour l'atteindre, et, sur le chemin qui l'en sépare, épanouit une immense co-

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rolle sensible dont chaque nuance est pour lui le signe d'une action possible, la promesse d'une possession. On regrette seulement que M. Nogué ait limité jusqu'ici son analyse à la relation du sensible avec le besoin : l'apaisement du besoin est-il la mort du sensible ? Dira-t-on qu'il perd alors son relief et la puissance qu'il avait de nous émouvoir ? Ou n'est-ce point alors que nous commençons à saisir son essence véritable, comme on le voit dans l'œuvre du peintre ou du musicien où la qualité, sans répudier son origine qui se confond avec celle même de la vie, acquiert une intensité et une pureté qu'elle n'avait pas aussi longtemps qu'elle n'était que le signe d'un objet utile ? Le propre de l'art, c'est de l'en séparer ; elle nous découvre alors une autre signification, qui est proprement spirituelle, et dont M. Nogué saura mieux que personne, avec sa délicatesse et sa pénétration habituelles, nous montrer un jour comment elle prolonge l'autre et l'achève.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈME PARTIE

4 Le langage et la pensée

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Le tome I de l'Encyclopédie française a pour titre l'Outillage mental. Il se présente comme une introduction générale à l'ouvrage tout entier. Il contient trois parties : la première consacrée à l'évolution de la pensée, la seconde au langage, la troisième à la mathématique. Chacune d'elles a été respectivement élaborée ou dirigée par M. Abel Rey, M. Antoine Meillet et M. Paul Montel. Le livre ne manque donc ni d'information ni de science, c'est-à-dire des qualités mêmes qu'on est en droit d'attendre d'une encyclopédie où l'on va chercher des renseignements sur tous les objets possibles de l'activité humaine ; d'autre part, malgré la substitution de l'ordre systématique à l'ordre étymologique, il ne prétend pas à une unité qui n'est compatible ni avec la diversité de la matière, ni avec celle des auteurs qui se la sont partagée. L'expression même d'outillage mental que l'on emploie mérite de retenir l'attention. Et le rapprochement que l'on fait entre la logique, la linguistique et les mathématiques montre assez que l'on ne se préoccupe point ici de la nature du réel, mais seulement des instruments qui nous permettent de le saisir [144] et de le figurer. Ainsi on pourrait dire que l'on ne traite, dans ce volume, que de l'appareil du discours, si l'on entend par discours, comme l'usage le permet, à la fois cette suite

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de mots qui traduit la suite de nos pensées et l'opération intellectuelle par laquelle cette suite de pensées s'engendre et s'organise. Les philosophes ont opposé, depuis longtemps, la pensée intuitive et la pensée discursive : mais la première est proprement « ineffable » ; la seconde au contraire prend possession d'elle-même en s'exprimant. C'est par l'intermédiaire du langage qu'elle se réalise, qu'elle prend corps et qu'elle se communique. Je ne puis construire la plus humble pensée sans construire une phrase ; et c'est dans cette phrase que ma pensée s'analyse, se contemple, s'éprouve et se rectifie. De là, une interaction entre la pensée et le langage, qui fait que le même mot logos a pu désigner à la fois la raison et la parole. Ce qui a donné lieu à bien des superstitions. Car le langage est l'organe de la tradition dont il porte avec lui le fardeau, à la fois la richesse et les erreurs. Et la pensée qui ne peut pas s'en passer est toujours en lutte avec lui, soit qu'elle cherche à retrouver en lui une signification que l'habitude dissimule, soit qu'elle réforme les préjugés auxquels il a donné une sorte de consécration. Il semble parfois que le langage nous apporte une révélation de la vérité qu'il suffirait à l'esprit de déchiffrer, alors que cette révélation, c'est l'esprit qui se la donne à lui-même à travers des modes d'expression qui risquent toujours, en l'immobilisant, de l'anéantir. La pensée a pris conscience peu à peu, au cours de l'histoire, de ses exigences fondamentales en se libérant progressivement de la servitude des sens et des séductions de l'imagination. Et la logique s'est constituée [145] par degrés dès que l'homme a commencé de substituer à toutes les contraintes imposées par son milieu, à toutes les sollicitations de sa vie affective, des opérations intérieures qu'il pouvait accomplir selon une règle et que tous les autres hommes étaient capables d'accomplir comme lui. Une nécessité spirituelle fondée sur une initiative de la raison prenait ainsi la place des impulsions naturelles. Seulement le langage de la logique, c'était encore le langage commun, qui portait en lui les marques de l'instinct et de l'émotion, et où la pensée vivante toujours en éveil, toujours en progrès et cherchant toujours une rigueur plus grande, trouvait non pas tant un moule destiné à la recevoir qu'un obstacle qu'elle devait sans cesse briser et dépasser. Or le seul langage qui donne pleine satisfaction à la raison est celui qui est composé de signes attachés à des opérations définies qu'ils nous permettent, à chaque instant, d'évoquer et de refaire. Tel est, en effet, ce langage fourni par les sciences mathématiques, dont le

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rôle n'est point encore de nous faire connaître le réel, mais seulement de mettre à notre disposition un instrument symbolique qui nous permet de le représenter avec une exacte précision ; et d'introduire en lui des lois de combinaison par lesquelles nous parvenons à le dominer par la pensée et par l'action. Non point que le langage mathématique soit l'idéal suprême du langage, ni qu'il épuise toute sa fonction. Car il y a à l'autre extrémité le langage poétique qui, derrière les mots les plus communs et dont un long usage a peu à peu effacé le relief, retrouve une résonance secrète, une puissance d'évocation infinie où ils cessent, tout à coup, d'être les signes des choses pour nous les rendre elles-mêmes présentes et nous faire communier avec elles. * *

*

[146] M. Abel Rey, dans la première partie du livre, oppose la pensée primitive « à la pensée logique. Il montre, justement, comment la pensée primitive est une pensée synthétique qui a toujours le Tout pour objet, au lieu que la pensée moderne est une pensée analytique pour laquelle le Tout recule et s'abolit, et qui s'attache à la considération des objets particuliers afin de les coordonner et de les maîtriser. Aussi voit-on le primitif chercher toujours une communication affective avec ce Tout où il espère pouvoir puiser une force qui l'anime, le soutienne et le fortifie, tandis que le moderne n'a confiance que dans la connaissance qu'il a acquise des rapports entre les choses et dans l'habileté qui lui permettra de s'en servir. On comprend ainsi facilement que pour le primitif la véritable réalité soit intérieure et invisible et que la nature n'en soit que le visage ou la forme manifestée, au lieu que cette nature est pour l'homme moderne la réalité elle-même à laquelle l'intelligence et le vouloir doivent s'appliquer pour la pénétrer et pour la réduire. De plus, le primitif est intégré dans un groupe social qui ne cesse de lui imposer ses manières de penser et d'agir, et dont il ne cherche pas à s'affranchir puisque la force même dont il dispose c'est le groupe qui la lui infuse, comme s'il était le dépositaire et le médiateur de cette force indéterminée qui règne dans tout l'univers. Rien pour le primitif n'a d'existence que dans le sentiment et, si l'on peut dire, dans sa valeur par rapport au moi. Tout pour l'homme moderne tend à devenir un objet indifférent qui ne prend un sens pour le

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moi que par le parti qu'il en tire et par l'usage qu'il en fait. Ainsi, la pensée primitive qui essaie toujours de [147] mettre en jeu une puissance qui la dépasse n'a pas besoin de cette précision et de cette rigueur, qui sont au contraire les caractères essentiels de la pensée moderne, puisque celle-ci ne peut avoir de prise sur le réel que par les instruments qu'elle s'est donnés à elle-même pour le conquérir. Mais ces deux formes de pensée ne se sont pas succédé dans le temps en s'évinçant l'une l'autre. La pensée primitive subsiste encore au fond de chaque conscience ; c'est elle que l'on voit en œuvre dans la religion, dans l'art et dans la poésie. C'est elle que l'on retrouve dans le plus humble mouvement de sympathie, et qui nous permet parfois de pénétrer dans le secret des choses ou dans celui des autres êtres avec une profondeur et une lucidité qu'aucune connaissance objective ne nous donnera jamais. Pourtant c'est celle-ci qui est la plus sûre, bien que, seule, l'autre aille jusqu'au cœur du réel. L'une n'atteint que la surface, tandis que l'autre a l'intimité pour unique domaine. Et peutêtre peut-on espérer que ces deux sortes de pensée, au lieu de se contredire et de s'exclure, finiront un jour par se rejoindre et par s'accorder : car il y a entre elles une zone commune qui est celle de l'expression. L'expression par elle-même appartient à ce monde de l'objet dont nous cherchons à faire la science ; mais à mesure que celle science devient plus subtile et plus parfaite elle nous découvre la signification qu'elle nous masquait d'abord ; elle nous en rend possesseur et maître, en nous montrant les moyens de la traduire qui sont aussi les moyens de la produire. Les plus grands parmi les hommes ont cherché ce point de rencontre miraculeux où le dedans et le dehors, cessant de s'opposer, viennent coïncider, où l'essence spirituelle du réel se livre à nous dans son apparence même, où l'entendement réussit à emprisonner dans un réseau [148] de plus en plus fin de relations l'âme même des choses, où l'art et la science enfin convergent et cherchent à s'identifier : ce qui fut proprement l'ambition magnifique de Léonard de Vinci. Cette identification ne peut être pour nous qu'un idéal. Il ne faut donc pas s'étonner qu'il subsiste toujours l'intérieur de la conscience humaine des besoins affectifs qui demandent à l'imagination une satisfaction trop facile, et des exigences logiques qui sacrifient à la rigueur scientifique toutes les autres aspirations de la conscience. M. Abel Rey nous a décrit avec beaucoup de fidélité ce progrès de la pensée

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logique qui, en limitant peu à peu l'invasion de l'univers par notre vie subjective, invite celle-ci non point sans doute à abdiquer, mais à se purifier et à s'approfondir toujours davantage. Il nous montre que la triple source de la connaissance réside dans l'intuition, dans la logique et dans l'expérience. La pensée orientale a plus de goût pour l'intuition, et la pensée occidentale plus de confiance dans la logique, au risque de mettre l'abstraction au-dessus de la communion vivante avec le réel, ce qui ne va pas toujours sans péril. Mais la logique n'a pu apparaître que lorsque l'activité de l'esprit a pris conscience de son indépendance en se libérant peu à peu soit du mythe, soit de la technique où elle est demeurée enveloppée pendant très longtemps. Cette libération a trouvé son expression classique dans la logique d'Aristote qui introduit dans le monde un système de relations qualitatives, distribue toutes les formes d'existence en genres et en espèces, et fait entrer tous les objets de la pensée possible dans les cadres du syllogisme. Mais, de même que la pensée grecque s'était affranchie du mythe, la pensée moderne, en rompant avec l'aristotélisme, s'affranchit à son tour de cette [149] méthode qualitative, qui tire le général du particulier pour en faire une chose nouvelle à laquelle l'esprit doit encore s'assujettir. Elle découvre dans la quantité le moyen de réduire la connaissance à un jeu d'opérations, où l'esprit ne cesse d'éprouver sa puissance et sa valeur ; elle procède désormais à une marche synthétique qui peut lui donner l'illusion, à partir du moment par exemple où l'analyse a réussi à rejoindre les deux notions de nombre et d'espace, de posséder un instrument grâce auquel elle deviendra capable de reconstruire tout le réel. De là une sorte de dogmatisme rationnel dont les récents bouleversements de la mathématique et de la physique nous ont obligés de restreindre la portée et de changer le sens. Notre logique et nos mathématiques elles-mêmes, si elles ne sont rien de plus que des instruments, demeurent toujours au service de l'esprit qui les domine et qui les modifie selon ses besoins, pour leur permettre de représenter avec de plus en plus d'exactitude et de souplesse les relations de plus en plus ténues que nous découvrons entre les choses. Elles sont toujours provisoires, et traduisent le progrès vivant de notre pensée, qui se délivre par degrés de toutes les lisières que le corps, le milieu ou la tradition ne manquent jamais de lui imposer, et qui brise les instruments mêmes qu'elle a forgés, à partir du moment où ils commencent à l'opprimer et où ils cessent de la servir.

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La pensée virtuelle n'entre dans l'existence qu'à partir du moment où elle commence à s'exprimer. Le langage commun et le langage mathématique sont des outils dont elle ne peut pas se passer : sans eux elle serait dépourvue de corps ; mais leur rôle [150] doit être de multiplier son action et non de la gêner, ni à plus forte raison de la remplacer. L'état actuel des recherches linguistiques ou mathématiques nous apporte sur le jeu même de notre pensée et sur sa relation avec le réel de nouvelles lumières. Et l'on ne sait ce que l'on doit admirer le plus de la fertilité et de la variété infinie des ressources que l'esprit est capable de mettre en œuvre pour représenter tous les mouvements de la conscience, toutes les relations entre les objets, comme on le voit dans la multiplicité des types de langues, de vocabulaires ou de syntaxes, d'alphabets, d'écritures et de méthodes de calcul, ou de cette extraordinaire liberté de mouvement avec laquelle il ne craint point d'abandonner les formules dont il s'est longtemps servi, dès qu'il pense en avoir trouvé de meilleures qui lui donnent plus de puissance d'invention ou plus d'espérance. Pour nous en tenir à l'examen du langage, qui constitue la deuxième partie du tome I de l'Encyclopédie française, c'est le grand linguiste Antoine Meillet qui en avait assumé la charge ; et c'est dans le plan qu'il avait tracé avant de mourir que prennent place les chapitres consacrés par M. Lejeune aux conditions générales des changements linguistiques, par M. Sauvageot aux types de langues non indoeuropéennes, par M. J. Février à l'alphabet, par M. Brondäl aux rapports du langage et de la logique. Nous ne voulons retenir de tant d'analyses techniques si riches et si instructives que deux idées qui nous permettront peut-être de retrouver dans le langage les caractères les plus essentiels de la pensée : la première, c'est que le langage est une médiation, et même une double médiation, puisque le mot est d'abord un substitut de la chose, un intermédiaire entre nous et elle, qui nous permet d'en disposer et de la manier à travers le signe sonore qui la représente [151] et que nous ayons le pouvoir de produire, et

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puisque le même mot est destiné encore à créer une communication entre notre conscience et la conscience d'un autre qui est capable à la fois de l'entendre et de le proférer. Or le langage se modèle ainsi sur l'acte même de la pensée qui est d'abord une opération personnelle du moi, mais qui porte en lui un caractère d'universalité tel que tout autre moi doit être capable de le comprendre et de le refaire. La seconde idée fait apparaître entre le langage et la pensée une parenté plus profonde encore si l'on songe que les langues sont avant tout, comme le veut Meillet, « des systèmes complexes de possibilités » ; ces possibilités, nous les réalisons suivant nos besoins dans nos rapports avec les autres hommes. Car la langue n'est pas fixée, comme l'écriture le laisse croire. C'est dans la parole qu'il faut la saisir, comme une possibilité commune à tous ceux qui la parlent, qui la rend capable de varier avec chacun d'eux et par conséquent de les séparer aussi bien que de les unir. Or elle suit en cela l'exemple de la pensée qui, à l'égard du réel, est une virtualité infinie, universelle en droit seulement, et qui crée entre les hommes les pires conflits dès qu'ils cherchent à la capter et à la mettre au service de leur existence séparée, c'est-à-dire de leur corps et de leurs passions. [152]

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QUATRIÈME PARTIE

1 « Avoir une âme »

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Avoir une âme, tel est le titre que M. Etienne Souriau vient de donner à un ouvrage fort curieux et fort suggestif dans lequel il s'interroge avec beaucoup de pénétration et de subtilité sur le mode de réalité que nous accordons à l'âme, et dans lequel il cherche à approcher et à circonscrire son essence mystérieuse par toutes les ressources de l'analyse intérieure, par le témoignage d'autrui à la fois sur lui-même et sur nous, par certains thèmes artistiques enfin, où il semble que l'âme vienne s'incarner et trouver une sorte d'image d'elle-même. Dans ce livre dépouillé de toute technique savante, qui garde l'allure la plus vivante et la plus libre, où le document et le récit illustrent la réflexion et la soutiennent, notre pensée trouve une ample matière à s'exercer, un aiguillon qui excite, renouvelle et multiplie son propre mouvement dès qu'elle commence à scruter le problème de son existence spirituelle et de son rapport avec l'existence des choses. Engageons-nous à notre tour dans le chemin qu'il propose à notre méditation. Il n'y a pas de mot qui ait une résonance plus profonde que le mot âme, ni qui évoque mieux l'idée de notre intimité la plus personnelle, d'une vie qui [156] est en nous et qui n'appartient qu'à nous seul, feu et lumière à la fois, et dont le corps est l'écran qui la dissimule, mais aus-

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si le signe qui la manifeste. Elle participe de l'esprit, qui est commun à tous, au lieu que l'âme est propre à chacun ; si c'est l'esprit qui nous donne la présence de la vérité, l'âme s'unit à elle par le vouloir et par l'amour, et de cette union avec son éternité elle attend elle-même l'immortalité. Mais le mot âme éveille en même temps beaucoup de suspicion ; il n'y a pas de mot plus indéterminé, ni qui dissimule mieux toutes ces aspirations confuses du corps auxquelles elle donne une sorte de noblesse, toutes ces prétentions de l'égoïsme individuel auxquelles elle promet une survivance indéfinie : non seulement l'âme échappe à nos prises, mais elle noie la clarté de la pensée dans le halo diffus de l'émotion ; elle substitue à l'expérience que nous avons de notre propre moi la simple croyance en un autre moi, inconnu de nous, mais purifié, épanoui et incorruptible. Pourtant le mot âme n'a pas seulement un emploi métaphysique et religieux. Il appartient aussi à la langue commune qui l'emploie pour désigner non pas proprement cette réalité invisible que nous portons en nous-même et dont les autres ne connaissent que les témoignages, mais son unité vivante, son élan intérieur, et la puissance d'où elle procède, qui ne cesse de nous engager et de nous affecter. Si la pensée tend à transformer en choses tout ce qu'elle touche, il ne faut pas s'étonner que les hommes aient pu considérer l'âme d'abord comme un souffle impalpable qui anime notre corps et qui le quitte à la mort. Dans le même sens, et en renonçant à toute image matérielle, la spéculation fait de l'âme une substance qui échappe à toute observation et dont nous ne saisissons jamais que les modes. Mais cette idée d'une [157] substance si lointaine nous laisse froid et insensible : ce qui nous intéresse, ce sont ses modes, qui forment la trame même de notre vie. Et notre âme, c'est cette activité qui est toujours présente au milieu d'eux, qui les produit et qui les subit tour à tour : l'âme est inséparable des « étals d'âme », et ce que nous voulons savoir, c'est le degré de réalité qui leur appartient, c'est la manière dont nous pouvons en disposer, c'est leur signification par rapport au monde qui nous entoure, et qui tantôt les rejette hors de lui comme de pures illusions et tantôt reçoit d'eux cette lumière et cette adhésion sans lesquelles il s'évanouirait, lui-même comme un rêve sans consistance. On remarquera d'abord cette sorte d'incertitude et d'ambiguïté à laquelle se heurte la réflexion dès qu'elle pose à propos de l'âme le problème de son existence. Car nous savons bien que l'âme n'existe pas

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de la même manière que le corps, sur lequel peut s'arrêter le regard ou que la main peut saisir. Et si ce corps que l'on voit et que l'on touche est pour nous le modèle de l'existence, on comprend que l'on dise légitimement de l'âme qu'elle n'a aucune existence. Mais si l'âme échappe à l'existence ou que son existence puisse être contestée, ce n'est pas seulement, comme on le croit, parce qu'elle est invisible et intangible, ni même parce qu'elle est une chose changeante et toujours fuyante, c'est parce qu'elle n'est en aucune manière une chose, même la plus fluide de toutes, mais qu'elle réside précisément dans une certaine initiative et disposition intérieure qui n'est jamais donnée et qu'il nous appartient toujours de créer et de ressusciter. La moindre défaillance intérieure nous réduit par contre à n'être plus qu'une chose parmi les choses, un être qui n'obéit plus qu'aux impulsions de l'instinct, et qui n'a point [158] encore commencé de les dépasser et de les spiritualiser, ce qui explique suffisamment, pourquoi il nous arrive de dire de quelqu'un qu'il n'a pas d'âme, et d'un autre qu'il est « tout âme ». Peut-être faudrait-il dire que l'âme est moins une existence que la conquête d'une existence. Il n'y a rien de plus en elle que des virtualités et une miraculeuse opération par laquelle nous ne cessons à la fois de les chercher et de les mettre en œuvre. C'est de là d'ailleurs que dérive cette sorte d'impuissance où nous nous trouvons chaque fois que nous voulons, soit en nous, soit en autrui, décrire cette réalité qui n'est jamais fixée, mais toujours en suspens et toujours en train de se former. Aussi ne savons-nous comment répondre quand on nous demande si elle réside dans la partie consciente ou dans la partie inconsciente de nous-même, car elle tire sans cesse au jour toutes les obscures richesses que nous portons en nous ; ou quelle est la place qu'elle occupe dans l'univers, car elle n'en est pas une partie, bien qu'elle ne cesse jamais de le remettre en question et de lui donner une configuration et un sens. De là vient aussi la difficulté de notre sincérité, qui n'est jamais assurée, et qui forme toujours un problème dont on peut dire qu'il est le même pour nous que le problème de l'existence de notre âme. Car l'âme réside au point où précisément elle s'interroge sur elle-même : or, en ce point, elle ne rencontre rien de plus qu'une possibilité dont elle ne pourra jamais être certaine ni de l'avoir tout à fait comprise, ni de l'avoir pleinement assumée. Ainsi nous nous faisons toujours des illusions sur nous-même. Et en un certain sens les autres nous connaissent mieux que nous : l'idée qu'il se

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font de nous est plus claire et plus dessinée que la nôtre. Il arrive même que cette idée qu'ils ont de nous soit comme une suggestion [159] qu'ils nous adressent et que nous entreprenons de réaliser. Je puis être aimé par quelqu'un pour des raisons dont je doute moimême. Je puis aussi lui faire l'aveu de mes faiblesses, de mon indignité, tout en attendant de lui des paroles qui me rassurent. Je puis me sentir incapable d'incarner l'âme qu'il m'attribue. Mais si je n'ai ainsi qu'une demi-existence de désir et de possibilité, il dépend de son aide et de mes efforts de l'accomplir. M. Étienne Souriau montre avec beaucoup de délicatesse que la dissimulation et le mensonge sont souvent comme une défense de moi-même, de mon intimité, qui est une genèse, et qu'aucune apparence ne doit livrer, de cette infinité dans laquelle je puise toujours et que rien de fini ne peut figurer. L'âme n'a point une existence substantielle, mais une existence de besoin et d'appétition qu'il s'agit pour moi de conduire jusqu'à son terme. Mon essence n'est pas une réalité immobile dont mes états intérieurs ne seraient que les expressions successives : elle est ce vers quoi je tends, ce qu'il y a en moi de meilleur, ce sommet de ma vie que je puis méconnaître ou que la paresse peut m'empêcher de gravir. Cette possibilité la plus haute qui est en moi est comme un appel que l'univers me fait entendre et auquel je ne réponds pas toujours. Car chaque âme a dans l'univers une vocation qui lui est propre : et l'on peut dire qu'en ce lieu de l'espace et du temps où nous sommes l'univers a besoin de nous pour s'accomplir. Cependant, parmi ces richesses problématiques dont notre âme est pleine, il y en a de vraies et de fausses ; il en est qui sont réalisables par nous et d'autres qui ne le sont pas : le grand point est d'être capable de les discerner ; et si je me trompe sur elles, c'est mon existence même que je manque. Mais ce qui importe le plus, c'est de montrer que [160] ces possibilités ne sont point des possibilités abstraites qui ne pourraient se réaliser qu'à l'intérieur d'une matière où elles viendraient pour ainsi dire prendre corps. Si elles ne s'actualisent pas dans le monde visible, elles obtiennent parfois un accomplissement intérieur qui contribue à former ma propre grandeur spirituelle. Sans doute on peut dire que tous les événements qui me sont arrivés étaient nécessaires pour mettre en jeu ces possibilités et contribuer ainsi à modeler mon âme. Mais ces possibilités, c'est précisément quand elles ne trouvent dans le monde aucun événement qui les exprime ou qui les supporte qu'elles reçoi-

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vent dans l'âme leur épanouissement le plus pur. Il ne faut pas leur ôter alors toute réalité, mais seulement leur attribuer une réalité qui est autre que celle que nous cherchons dans l'expérience la plus commune. Ce n'est plus là une réalité purement subjective, dont il semble qu'elle est toujours illusoire, ni la réalité d'un objet pur, comme une idée platonicienne et dont on ne sait pas comment elle pourrait être nôtre en dehors de l'acte même qui en prend possession. Il faudrait dire plutôt que c'est une intention dans laquelle chaque être cherche à s'atteindre lui-même dans son essence la plus pure, qui est aussi sa perfection la plus haute. C'est que l'âme habite dans cette région profonde qui est intermédiaire entre l'existence et le néant, où on ne trouve rien de plus qu'une possibilité qui se découvre en s'accomplissant, où, au-delà de ce que l'on voit et de ce qui est fait, on atteint ce que l'on ne voit pas et qui n'est pas encore fait, c'est-à-dire ce cœur même de l'existence où chaque homme peut dire : « Là est ma crainte, là est ma foi, là est mon désir. » Dira-t-on maintenant que, derrière toutes ces possibilités qui ne sont rien et qui sont pourtant le tout de mon âme, « il y a seulement le travail menu et [161] adroit des cellules du corps, toute une petite usine chimique » ? Oui, sans doute, mais ces possibilités vont infiniment au-delà ; elles sont l'œuvre de la pensée qui crée tous les instruments dont elle a besoin elle-même pour se former. Et cette pensée à laquelle on refuse l'être le donne pourtant à tous les objets qui lui deviennent présents. M. Souriau évoque ici les beaux vers du poète Jules Supervielle : Et l'étoile me dit : Je tremble au bout d'un fil ; Si nul ne pense à moi, je cesse d'exister. Et « que de choses, dit-il, n'existent que parce que je les pense ». Mais nous sentons bien que pour lui la pensée la plus réelle, c'est aussi celle qui fait apparaître dans ces choses elles-mêmes une beauté qui nous en apporte la secrète révélation. Or la sincérité joue le même rôle en ce qui concerne notre âme : elle ôte le masque ordinaire de la vie ; elle nous découvre le mystère de l'intimité ; elle nous montre combien le monde visible a peu de poids en comparaison. Dès lors, dans cette recherche de la suprême possibilité que nous portons en nous, il s'agit d'une sorte de prise sur le néant, de l'irruption d'une entité qui n'a au-

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cune existence nulle part. C'est, à l'esprit seul qu'il appartient d'en assumer la réalité, après en avoir mesuré le secret et la valeur, même si le monde extérieur ne lui apporte aucune confirmation, même s'il semble la démentir : et il arrive que ce soit ce démenti qui la justifie. Ce que M. Souriau s'attache « à retrouver, ce sont ces moments de parfaite lucidité intérieure où il semble que l'âme devient vraiment présente à elle-même dans l'aspiration la plus profonde qui la fait être. « Les pensées lucides, dit-il, sont les bonnes actions de l'esprit, pur. » Cette présence à soi est [162] aussi une présence en soi et par soi. Ces moments les plus hauts que ma vie intérieure est capable de connaître ont une sorte d'existence sublime et on peut dire « qu'ils conditionnent mon âme au lieu d'être conditionnés par elle ». Ainsi on peut observer qu'il y a dans chacune de nos pensées une note personnelle qui dessine le moi auquel elle peut être intégrée, et que là où cette note est absente le moi lui-même est absent. Ne perdons donc pas de vue que l'âme en tant que telle garde une existence purement virtuelle, et que cette virtualité ne pourrait trouver une expression dans un autre domaine, par exemple dans celui de l'action, qu'en cessant précisément d'être spirituelle. Ce qui n'est nullement destiné à diminuer la valeur de l'action, ni sa relation avec l'âme qui trouve souvent en elle l'épreuve dont elle a besoin, mais à définir la réalité propre de l'âme, considérée dans sa pureté, antérieurement à tous les témoignages qui la manifestent, mais qui la dissimulent. On peut dire par conséquent de l'âme qu'elle ne fait qu'un avec son désir le plus essentiel : mais ce désir n'est pas le désir d'une chose cachée quelque part et qu'il s'agirait pour nous de trouver ; c'est le désir d'une chose qu'il faut instaurer et faire émerger en nous par un accomplissement. Quant à ces moments d'accomplissement dont chacun d'eux nous pose plutôt que nous ne le posons, il nous appartient de les relier par un réseau sur lequel se déroule toute notre vie temporelle. M. Souriau cite le mot de Plotin que « l'âme ayant en soi les formes des êtres, et étant forme elle-même, possède toutes choses ». Mais ce qui l'intéresse pardessus tout, c'est la manière dont elle met en œuvre cette richesse potentielle qui est en elle. Or elle y parvient précisément dans certains moments essentiels au cours desquels elle se constitue. Mais sa grandeur [163] dépend de l'harmonie intérieure qu'elle est capable d'établir entre eux. Ainsi, son identité n'est pas l'identité d'une chose ; elle résulte de la convergence de tous ses mou-

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vements vers un même être virtuel. Et l'on comprend sans peine que M. Souriau puisse dire que les mêmes éléments combinés par nous de différentes manières et avec plus ou moins d'art nous ouvrent ou ne nous ouvrent pas les royaumes intérieurs. Il soutiendra donc avec les Anciens que l'âme est une harmonie, mais c'est une harmonie qu'il dépend de nous de créer. Or le propre d'une harmonie, c'est de supposer des termes opposés et de les unir. Plus l'intervalle qui les sépare a lui-même d'ampleur et plus l'âme qui le remplit a de nombre, de sonorité, de richesse et de grandeur.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

2 Le sens de la souffrance

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De tous mes états intérieurs, il n'y en a point qui s'impose à moi d'une manière aussi irréfutable que la douleur. Dès qu'elle apparaît, elle capte toute mon attention, elle occupe toute ma conscience, elle détourne mon regard de tous les objets et de tous les êtres qui m'entourent. Elle me rend sensible avec une extraordinaire acuité le mystère de mon existence séparée, de cette intimité secrète où je suis maintenant seul au monde avec elle, blessé, déchiré, méconnu de tous et livrant au fond de moi-même contre cet ennemi invisible un combat désespéré. Partout où la douleur peut m'atteindre, il faut, bon gré mal gré, que je réponde présent. Il y a en elle une certitude qui l'emporte infiniment sur celle des choses, dont je puis toujours me demander si elles ne sont pas des figures de rêve, et sur celle même de la pensée, qui est toujours pâle en comparaison. J'ai besoin d'un acte de réflexion pour saisir l'évidence du « je pense, donc je suis » ; mais l'évidence du « je souffre, donc je suis » est si profonde et si commune qu'elle devance toute philosophie et qu'elle la surpasse. On ne gagnerait rien à dire que, quand je souffre, c'est que je pense que je souffre. Car, penser que l'on souffre, ce n'est pas souffrir ; c'est devenir [165] le spectateur de sa douleur, c'est la regarder comme une étrangère. Cependant

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l'homme a une telle aversion pour la douleur qu'il l'oublie dès qu'elle l'a quitté ; il n'aime point rappeler la servitude où elle le réduisait, ni la rencontrer chez un autre, comme s'il y voyait une menace ou bien un reproche. Il ne parvient pas à l'imaginer quand il ne l'éprouve plus. Il soupçonne alors qu'elle cache soit une illusion où on se complaît, soit une faiblesse dont on n'a pas su triompher. Il faut qu'il en sente de nouveau la pointe pour que tout son scepticisme s'écroule et pour que le monde, cessant d'être un tableau, acquière une profondeur subjective dans laquelle sa destinée personnelle lui paraît tout à coup en jeu. La souffrance est-elle donc seulement un mal dont nous devons chercher à nous délivrer, un scandale sur lequel nous devons fermer les yeux ? Comment un état si intense, qui laboure tout notre être intérieur, qui descend jusqu'à la racine même de la vie et qui semble apparenté à la mort, qui est toujours prêt à surgir dès qu'un intérêt suprême commence à ébranler notre âme, qui éteint le rire et la frivolité et donne une telle gravité à tout ce qu'il touche, n'aurait-il pas quelque profonde signification métaphysique que l'on s'interdit de reconnaître lorsqu'on songe seulement à le fuir ? Telle est la question que s'est posée Max Scheler dans un essai intitulé le Sens de la souffrance et que l'on vient de traduire (Aubier). Laissons de côté cette attitude pourtant si commune à l'égard de la douleur et qui ne trouve pour y répondre que le gémissement ou la révolte : nous savons bien que ce sont là seulement les signes de notre impuissance à son égard. La civilisation a toujours cherché à disposer de toutes les causes qui peuvent produire en nous le plaisir et la douleur afin d'accroître l'un indéfiniment et d'atténuer l'autre jusqu'à [166] l'anéantir. Mais c'est là un espoir chimérique. Il y a entre ces deux états une solidarité si étroite qu'en devenant indifférent à la douleur nous deviendrions aussi indifférent au plaisir. D'autre part, la sensibilité à la douleur augmente plus vite que la sensibilité au plaisir : celle-ci devient toujours plus exigeante et celle-là toujours plus délicate. Enfin, nous savons bien que nous ne pouvons agir que sur les plaisirs et les douleurs qui demeurent pour ainsi dire à la surface de notre moi, mais que nous n'avons entre les mains aucun moyen pour provoquer ces joies, pour abolir ces souffrances qui naissent au cœur même de notre âme, qui engagent son activité la plus profonde et semblent exprimer en elle le retentissement d'un ordre qui la dépasse.

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On peut prétendre que le sens de la douleur c'est de nous avertir des dangers auxquels notre existence est exposée. Elle nous oblige à courir au rempart. Elle est pour la conscience le « tambour d'alarme ». Mais cette thèse peut-elle nous contenter ? Il est vrai sans doute qu'à ceux qui allégueraient qu'aucune comparaison n'est possible entre l'intensité de la douleur et la grandeur du danger qu'elle nous signale, qu'une lésion cérébrale peut être insensible et mortelle, qu'une dent ou un ongle arrachés semblent nous arracher la vie elle-même, on pourrait répondre que, dans le premier cas l'organe atteint, protégé par une boîte osseuse, est soustrait à notre activité et que, dans le second, on a affaire à une réaction partielle et momentanée, fort vive sans doute, mais qui n'intéresse point le corps tout entier. Ce sont là des explications, mais qui ne nous persuadent pas tout à fait. De plus, les souffrances morales ne supposent pas un péril imminent contre lequel nous aurions à lutter. Elles dépendent d'une attitude purement intérieure que nous adoptons en présence de certains événements [167] qui restent inaperçus de la plupart des hommes. Ici la souffrance est notre œuvre ; et s'il y a un péril, c'est nous qui le créons. On ne peut donc pas la considérer comme un simple signal. S'il n'y avait jamais rien de plus en elle, elle demeurerait un mystère impénétrable : car, pourquoi, demande Scheler avec anxiété, faut-il que le signal « fasse mal » ? et il ajoute : « L'existence d'une sensation douloureuse, d'une seule, ne fût-elle que faible, la sensation d'un ver par exemple, me suffirait entièrement pour refuser au créateur essentiellement bon de l'univers la moindre approbation. » Loin de consentir à justifier la douleur par l'utilité, Scheler montre qu'elle implique au contraire le sacrifice et que c'est de lui qu'elle reçoit sa signification véritable. Entendons bien que le sacrifice dont il s'agit n'est nullement ce calcul qui nous fait préférer une joie plus grande à une joie plus petite, mais l'acceptation d'un mal qui doit rester sans compensation. La souffrance est l'expérience du sacrifice de la partie pour le Tout. Car on se sacrifie toujours pour quelque chose ; et c'est toujours pour que le Tout dont on fait partie soit sauvé et accru. De là l'étroite liaison qui unit la souffrance à l'amour et à la mort. L'amour est la force de cohésion qui unit les parties à l'intérieur du Tout : il crée les conditions mêmes de la douleur et du sacrifice, qui n'existeraient pas sans lui ; et c'est pour cela aussi qu'il n'y a point d'autre amour que l'amour-sacrifice. L'amour va en sens contraire de

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toute passion égoïste, comme la faim ou la soif. Dans la génération elle- même, il est un sacrifice de l'individu à l'espèce. Il n'y a point de naissance ni de croissance qui ne se produise dans la douleur ; et dans la douleur il y a toujours un prélude de la mort et une exhortation à mourir. Mais qui voudrait renoncer à la douleur et [168] à la mort s'il devait pour cela renoncer à l'amour ? Le plaisir et la douleur ne s'opposent qu'aux étages inférieurs de la conscience. Mais l'amoursacrifice est une synthèse de la joie et de la douleur : la joie et la douleur sont ses enfants ; en lui, « perdre et gagner sont identiques ». * *

*

La souffrance est, semble-t-il, l'origine et le symbole de tous les maux. Et le propre du méchant, c'est de chercher à la produire. Pourtant la valeur d'un être se mesure à la qualité et à la profondeur des souffrances qu'il est capable de ressentir. C'est la souffrance qui met à l'épreuve notre lucidité et notre courage. Elle nous oblige à faire de la vie l'expérience la plus aiguë. Elle montre si nous sommes prêts à en accepter la pleine conscience et la totale responsabilité ou si nous préférons nous évader dans l'insensibilité et l'indifférence. C'est la manière même dont nous l'accueillons qui nous juge. Aussi ne faut-il pas s'étonner si toutes les religions, toutes les écoles de philosophie et de morale se distinguent par la manière même dont elles interprètent la souffrance et par l'usage qu'elles nous proposent d'en faire. Les unes nous recommandent de la changer en un objet de contemplation dont nous parvenons ainsi à nous détacher, les autres de l'affronter avec héroïsme ; celles-ci de la fuir, celles-là de nous y résigner ; tantôt on cherche à la refouler et à la nier, tantôt à la recevoir comme une expiation, tantôt enfin à découvrir en elle une purification à l'égard de la nature et le chemin de nos joies les plus pures et les plus hautes. Mais il y a beaucoup d'orgueil soit chez celui qui recherche la souffrance pour la gloire de la dompter, soit chez celui qui la [169] nie et déclare qu'elle n'est qu'un mot ; il y a beaucoup de déboires chez celui qui met toute sa confiance dans la prudence avec laquelle il entreprend de l'éviter ; il y a beaucoup de faiblesse et de fausse sincérité chez celui qui s'y résigne par force ; beaucoup de désespoir et de révolte chez celui à qui on veut persuader qu'elle l'oblige à expier, comme on le voit par l'exemple de Job. Il n'y a donc

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que deux voies qui nous restent ouvertes : celle de la sagesse orientale qui va transformer la douleur en objet, pourvu que l'individu s'en désolidarise et le rejette hors de lui, c'est-à-dire pourvu qu'il abolisse en lui cette faculté de désirer ou de préférer sans laquelle elle cesse de nous appartenir ; celle de la sagesse chrétienne, qui exige au contraire que le moi non seulement accepte de la porter, mais encore qu'il l'assimile et qu'il l'incorpore comme le moyen de sa propre création spirituelle. Aucun homme sans doute n'a jamais médité plus profondément que le Bouddha sur le problème de la douleur : non pas que l'on puisse dire, comme le fait remarquer Scheler, qu'il a été conduit vers cette méditation par des souffrances qu'il aurait lui-même subies ; car c'est volontairement au contraire qu'il a quitté les richesses, la puissance, le luxe et le bonheur pour aller parmi les hommes qui souffrent et entreprendre de les guérir. La douleur a donc été pour lui un spectacle dont il a cherché à reconnaître la cause. Et il l'a trouvée dans la convoitise, qui est inséparable de notre nature individuelle. C'est, notre attachement à nous-même qui, en nous obligeant à faire de nous un individu, nous oblige à la revendiquer comme nôtre et par conséquent à la subir. Mais celui qui a su découvrir dans sa conscience le « soi supraindividuel » ne peut plus être affecté par l'extérieur. La douleur n'a plus de force sur lui. Il l'a [170] transformée en une image. Elle n'est plus qu'une douleur conçue qui cesse de le faire souffrir. L'origine du mal est dans le désir, dans cette soif de l'existence individuelle qui crée toutes nos affections. L'attachement à l'existence et la douleur ne font qu'un. Aussi le bouddhisme tend à éliminer le plaisir aussi bien que la douleur elle-même ; car c'est lui qui entretient et qui nourrit le désir. Le désir est la source commune de toutes mes affections : c'est cette source qu'il s'agit de tarir. C'est ma soif de l'être qui réalise pour moi un monde sur lequel elle projette le mal comme son ombre. Le plaisir est une tentation par laquelle j'accorde une existence indépendante à des choses dont a l'être-là, le non-être-là » dépendent uniquement d'un acte de mon esprit. Dès que la souffrance est vue ou conçue, « elle fait rentrer l'être et le non-être de l'univers sous la dépendance de notre activité spirituelle à laquelle notre convoitise l'avait inconsciemment soustraite ». Les choses qui disent : nous sommes là traduisent le mensonge de cette convoitise. Leur existence dépend d'un acte que nous avons accompli. Mais « tout ce qui repose sur un

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acte peut être supprimé par un acte ». Il faut, donc que je devienne indifférent à « l'être-là et au non-être-là », que je ne résiste pas à la souffrance sous peine de l'avouer comme mienne, que je puisse dire à chaque chose : « Cela n'est pas moi, cela n'est pas mon bien. » Ainsi il suffit d'un acte de mon esprit pour me délivrer de la chaîne de la causalité à laquelle le désir et la souffrance m'asservissaient. On ne doute pas que cet acte ne soit difficile. Pour réussir à faire de la souffrance un objet, pour la contempler comme une idée, il faut que le moi individuel disparaisse dans la conscience transcendantale. Cette méthode, liée à une conception pessimiste de la vie dans le bouddhisme, s'accommode, il est vrai, [171] d'un optimisme de l'Être chez Spinoza et chez Goethe. Elle consiste alors à considérer les sentiments comme des pensées confuses : le propre de la sagesse est de les résoudre. Mais on se demande si elle y parvient : on peut dire d'abord qu'il est une « profondeur de souffrance où la pensée échoue », ensuite, que la résolution de nos sentiments en idées leur laisserait peut-être une force répandue plus subtile et plus profonde qui envahirait la conscience tout entière ; enfin que le problème reste ouvert de savoir s'il n'y a pas dans la souffrance elle-même une signification positive que nous ne pouvons découvrir qu'en consentant à l'assumer. * *

*

Le propre de la sagesse chrétienne c'est, d'une part, de réintégrer la valeur de la vie affective et de montrer qu'elle n'est pas dans l'âme une simple servitude dont il faut s'affranchir, d'autre part, de garder à la souffrance son caractère original et privilégié, de telle sorte qu'au lieu de se convertir en idée, elle devienne le principe d'une joie que nous ne pouvons connaître que par elle. Loin de contredire l'activité de l'esprit, c'est elle qui l'éveille et qui l'arrache à la terre. Mais on ne peut pas se fonder sur la parole selon laquelle quiconque aura agi par le glaive périra par le glaive pour considérer la non-résistance au mal comme en fournissant le remède, Les mots ici ont une tout autre résonance que dans le bouddhisme : la douleur, au lieu d'être rejetée, est éprouvée et subie. Non point que l'on trouve ici une complaisance maladive en elle, une sorte d'algophilie, dont on ne trouverait de traces que dans la chrétienté orientale où elle s'accommode avec le besoin de

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souffrir de l'âme slave. Dans les Psaumes, [172] dans le Livre de Job, la douleur suscite une plainte dont l'âme demande toujours à être délivrée. Et le Christ lui-même prie pour que « ce calice soit écarté ». Il demande à son père avec angoisse : « Pourquoi m'avez-vous abandonné ? » La souffrance est donc acceptée, avouée. C'est que son rôle est de nous retrancher des biens inférieurs et de nous élever vers les biens supérieurs. Elle nous apprend à sacrifier tous les objets de notre attachement lorsque l'amour l'exige. La noblesse de la douleur vient non point de la passivité qu'elle nous impose, mais de l'acte même qui s'y joint. Dès qu'elle est fondée sur l'amour, au lieu de nous isoler dans la conscience de notre misère, elle nous oblige à éprouver notre communauté avec tous les êtres. Alors elle devient pour nous une amie, elle produit son propre adoucissement. Celui qui recherche seulement le plaisir extérieur et superficiel cache mal le désespoir qu'il éprouve au fond de lui- même : au contraire, dans la souffrance, et par sa médiation, l'âme découvre en elle cette joie essentielle qui n'appartient qu'à l'esprit pur. Est-ce la même inspiration qui produit aujourd'hui une sorte de renaissance du culte de la douleur ? Talleyrand disait que ceux qui étaient nés après 1789 n'avaient pas connu les joies de la vie. Scheler demande s'il faudra en dire autant de ceux qui sont nés après 1914. Mais la douleur est de tous les temps et il n'y a pas d'état qui soit imposé à la conscience humaine qu'elle ne doive changer en valeur spirituelle. On le voit bien par ce petit « Manifeste du dolorisme » qui a paru récemment et dans lequel M. Julien Teppe considère avec tant de force et de sincérité la situation de tous ceux qui, au lieu de penser seulement la douleur ou d'en détourner le regard, l'éprouvent euxmêmes « intus et in ente » : ils constituent une sorte de fraternité de la souffrance. [173] Il n'y a plus qu'eux aujourd'hui qui pratiquent la solitude. Ils vérifient le mot célèbre de Webster : « Un homme est comme de la casse ; pour qu'il dégage son odeur, il faut le broyer. » Ce qui montre sans doute que la douleur vaut non pas par elle- même, mais par l'opération spirituelle qui s'y applique et qui la transforme : alors seulement elle est capable de nous replier sur la partie la plus profonde de nous-même, de nous dépouiller de tout ce qui subsiste en nous d'extérieur et de frivole, de nous découvrir en chaque chose le grave et l'essentiel, d'abolir l'utilité au profit de la vérité, de transfigu-

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rer le désir et le regret, d'éveiller en nous une activité plus parfaite où l'imagination et la sympathie s'exercent avec une sorte de pureté, et de lier si étroitement la mort à la vie que souffrir ne soit plus « mourir un peu, mais vivre deux fois ».

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

3 L’angoisse originelle

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Le monde moderne est un monde d'où la sécurité s'est retirée. La conscience recommence à rêver de ces îles de silence où les hommes du Moyen Age, en fondant les monastères, cherchaient un abri pour la méditation ; mais, aujourd'hui, l'île la plus lointaine reçoit tous les bruits du dehors : les clôtures les plus étroites sont toutes traversées. Celui qui ne songerait, comme le sage antique, qu'à sauvegarder, au milieu de l'ébranlement de la cité, son équilibre intérieur et la libre disposition de lui-même, risquerait, s'il pouvait y réussir, d'être vilipendé au lieu d'être admiré. Il concentrerait sur lui tous les coups. On lui reprocherait son égoïsme, qui l'isole des souffrances de l'humanité, son manque de courage, qui l'empêche de prendre parti, d'oser et d'agir, et peut-être aussi un manque de profondeur, qui, s'il accorde plus de crédit aux idées qu'aux choses, lui ôte l'accès de cette puissance créatrice par laquelle le monde ne cesse de poursuivre en nous et par nous sa tragique et merveilleuse aventure. Que nous le voulions ou non, nous sommes pris dans le jeu. Celui qui cherche à se mettre à l'écart ou à assurer son salut tout seul commet à l'égard de la vie une sorte d'infidélité : il ne pense qu'à l'éluder, il n'en supporte pas l'acuité

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et il n'en connaît plus qu'une image décolorée. Il [175] n'en pénètre pas le fond parce qu'il n'en accepte pas la charge. Est-ce dire pourtant que notre époque est défavorable à la spéculation, qu'elle nous prive du loisir nécessaire à la pensée désintéressée, qu'elle nous oblige à défendre notre vie avant de réfléchir sur elle, et qu'elle serre nos cœurs dans une sorte d'angoisse sur notre destin, qui suffit à suspendre en nous tous les mouvements de l'intelligence pure ? Un philosophe peut-il encore construire en paix son édifice dialectique et assister à cette grande crise de l'humanité sans que sa tranquillité intérieure s'en trouve troublée ? Mais, par une sorte de paradoxe, il s'est trouvé que les événements qui ont rempli le inonde depuis le commencement de la grande guerre ont donné au contraire aux problèmes philosophiques un intérêt, un relief, une présence et même une urgence qu'ils n'avaient jamais connus. Toutes les consciences, même celles qui montraient autrefois le plus de résistance, se penchent sur eux, comme si de la solution même qu'on en peut donner dépendaient, dans l'état de détresse où nous vivons, notre unique lumière et notre unique secours. Peut-être observe-t-on, sans oser pourtant l'affirmer, une certaine régression d'une philosophie exclusivement formelle, ou de cette scolastique nouvelle dont le développement des sciences pures nous faisait sentir la menace. La philosophie est devenue ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, une méditation sur la signification de cette vie dont chacun porte en soi à la fois la responsabilité et le mystère : là est pour tous les hommes la préoccupation essentielle devant laquelle toutes les autres pâlissent. Or il suffit que le sentiment du péril ne nous abandonne plus, que la vie et la mort nous apparaissent non seulement comme voisines, mais comme mêlées [176] l'une à l'autre, que les plus grands biens, ceux dont la possession nous semblait la plus assurée, puissent à chaque instant être anéantis, pour que notre regard se tourne naturellement vers le cœur même de notre existence, considérée en ellemême, indépendamment de tous les objets particuliers et momentanés sur lesquels se reposait jusque-là le désir. Ainsi, ce qui, chez les uns, n'engendre que la terreur, produit chez les autres un salutaire dépouillement. L'opinion, le préjugé, se dissipent. Les habitudes tout à coup s'effondrent et cessent de nous soutenir. Il faut recommencer chaque matin à vivre comme au premier jour du monde, dans la même anxiété et dans le même miracle toujours renaissant. Mais cet état, malgré

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toutes les apparences contraires, évoque l'altitude la plus profonde que le philosophe cherche à maintenir par un effort constant de l'attention, celle que Descartes, dans le doute, avait essayé de réaliser à l'égard de la pensée pure, mais qui, si on associe la pensée à toutes les puissances de la conscience, au sentiment et au vouloir, vient coïncider avec cet acte quotidien par lequel nous contribuons sans cesse à produire notre destinée en même temps que la destinée du monde. On dira peut-être que c'est là un propos chimérique, que la pensée doit nous séparer du monde pour nous permettre de le comprendre, et que les troubles qui le remplissent ne font que la divertir et l'assujettir. Mais en chaque chose nous trouvons toujours à côté l'un de l'autre le meilleur et le pire. Et nous mesurons ici la force propre de chaque esprit : ce qui décourage les uns et les paralyse ranime les autres et les délivre. Ce qui livre les uns à tous les maux de l'aveuglement et de la passion donne aux autres plus de calme et de lucidité. Peut-être perçoit-on aujourd'hui d'une manière plus saisissante [177] un aspect de la réflexion philosophique qui a été souvent contesté : c'est qu'elle ne peut pas rester spectaculaire et contemplative, c'est qu'elle ne peut nous donner de l'être une pleine conscience et une authentique possession qu'à condition qu'elle nous engage dans le monde au lieu de nous en dégager, et qu'elle nous oblige à assumer une responsabilité personnelle à l'égard de ce qui s'y passe, au lieu de nous inviter à trouver dans l'indépendance de la pensée solitaire une sorte de refuge. La philosophie n'est pas un refuge ; et aujourd'hui tous les refuges sont abolis. * *

*

La philosophie, en obligeant le moi à se retrouver en face de luimême, c'est-à-dire en face d'une liberté dont l'exercice lui appartient au centre d'un univers dont le secret demeure pour lui impénétrable et dans lequel se poursuit toute sa destinée, cherche à atteindre la conscience originelle de son existence toute nue, dépouillée de tous les artifices qui lui ont permis d'obtenir peu à peu une relative sécurité. Cette conscience, les modernes ont pensé qu'elle était inséparable de l'angoisse qu'ils ont cru reconnaître comme l'état essentiel de l'âme primitive, de l'âme de l'enfant, et même de tout homme dès que, oublieux de tous les événements, il pénètre jusqu'à la racine de cette vie

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qui lui a été donnée et qui n'est qu'une possibilité dont il dépend de lui de faire une réalité. La pensée de Kierkegaard, celle de Heidegger, nous ont accoutumés à considérer l'angoisse comme un sentiment privilégié, dont la profondeur métaphysique dépasserait celle du « Je pense », et qui nous permettrait d'atteindre, par une sorte de percée audelà de tous les modes particuliers qui le dissimulent, cet acte d'irruption du moi dans le monde qui lui [178] découvre sa solitude, sa responsabilité dans la moindre démarche qu'il accomplit, l'ambiguïté et le péril du choix qu'à chaque instant il est tenu de faire, et une triple menace qui lui vient de lui-même, du monde qui l'entoure et d'un futur toujours imminent : l'angoisse, c'est notre être même, émergeant sans cesse du néant et ne cessant d'osciller entre le néant et l'être. M. René Lacroze, dans les ingénieuses analyses qu'il consacre aux rapports entre l'Angoisse et l'émotion (Boivin), sans répudier la signification métaphysique de l'angoisse, reprend l'examen de ce sentiment selon les méthodes de notre psychologie traditionnelle, et aboutit ainsi à cette conception intéressante que l'angoisse est le fond primitif dans lequel toutes les émotions particulières se développent tour à tour. Il construit ainsi une sorte de philosophie affective dans laquelle il ne craint pas de définir l'angoisse comme un a priori de la conscience humaine. Il fallait pour cela critiquer les théories classiques de l'émotion : l'important était d'abord de montrer que l'émotion est toujours une crise de ma vie personnelle et un ébranlement du moi tout entier. Il ne suffit donc pas d'en rendre compte, comme on l'a fait, par des sensations organiques, que je me contente de subir, mais qui n'expliquent pas comment elle peut intéresser mon activité la plus profonde ; ni par les mouvements extérieurs dans lesquels elle se dissipe et qui nous dissimulent le drame subjectif qui la constitue ; ni par le choc extérieur qui la déclenche, car il suppose une disposition émotionnelle préalable sans laquelle il serait impuissant ; ni enfin par une simple représentation de l'intelligence, qui sert à la justifier, mais qui ne l'engendre pas, et qui contribue toujours à l'apaiser plutôt qu'à la fortifier. [179] On nous montre ensuite comment toute émotion prend racine dans une angoisse indéterminée, liée à l'essence même de notre être, qui ne dépend pas des circonstances où nous sommes placé et qui reparaît toujours identique à elle-même chaque fois que nous retrouvons la conscience aiguë de notre humanité. Elle nous envahit dès que nous

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dépassons la sphère étroite des intérêts et des soucis quotidiens, dès que, cessant un seul moment d'agir, nous essayons d'atteindre notre moi à sa source même, dès que, comme Amiel, nous remontons en nous de l'être au possible et du réel au virtuel. L'angoisse est donc la peur du dedans plus encore que du dehors : elle est la perte de la confiance en soi, le sentiment du péril spirituel. Elle peut se matérialiser autour de certains objets, comme on le voit chez le primitif et dans toutes les phobies : mais ces objets ne sont que les termes destinés à la soutenir et sur lesquels elle vient pour ainsi dire se poser. M. Lacroze analyse avec délicatesse les différents aspects de l'anxiété, qui n'est que l'angoisse elle-même, au moment où elle applique à des notions abstraites cette sorte de terreur que l'être a d'abord de lui-même. Il décrit l'anxiété que nous font éprouver la solitude et les ténèbres. Dans la solitude l'individu se retrouve tête à tête avec luimême ; il cesse de se sentir porté par la société des autres hommes ou par le spectacle de la nature. Il n'y a pas de plus grande détresse que celle d'un enfant perdu. Toute solitude est douloureuse qui n'est pas remplie par la réflexion, par le travail ou par la prière. De même, la peur de la nuit est la plus profonde sans doute que l'humanité ait connue, parce qu'elle est la plus indéterminée. Pendant le jour le regard trouve devant lui un objet permanent sur lequel l'âme tout entière ne cesse de s'appuyer : la nuit il ne subsiste que des [180] sons interrompus et qui sont presque toujours des signes insolites de quelque péril imminent. L'imagination se donne libre carrière pour suppléer à cette radicale absence de formes. Le repos de la nuit est une conquête de la civilisation : avant elle, la nuit est le moment où l'homme veille, où il vit dans une perpétuelle attente, dans une perpétuelle crainte. Elle est pour lui un mystère où tout est possible, où tout est permis. Elle est le séjour même du mal. On trouve des caractères analogues dans le vertige et dans l'ennui. Le vertige est toujours lié à la présence du vide, à l'absence de tout point d'appui. Voici l'homme seul et sans défense au-dessus de la réalité où il a l'habitude de se mouvoir : l'immensité l'en sépare. Que l'on songe au mot de Pascal : « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a dessous un précipice... » Le vertige est une émotion métaphysique : cet homme qui veut qu'on le retienne, et même qu'on l'attache, est attiré par ce vide qui le terrifie et dans lequel la vie et la mort, l'être et le néant viennent pour ainsi

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dire s'embrasser. Quant à l'ennui, il porte sur cette monotonie de l'existence qui produit l'indifférence à l'égard de tous les événements dont aucun ne parvient à nous toucher : il nous détache de toutes les valeurs. L'ennui, « fruit de la morne incuriosité » selon Baudelaire, fait de l'existence même une sorte de vide pour le désir. Aussi M. Lacroze peut-il le définir, non pas comme un appauvrissement, mais comme « une plénitude de forces vacantes qui cherchent à s'employer ». * *

*

L'angoisse est donc toujours subjective : nous la retrouvons dès que nous nous retrouvons en face de [181] nous-même. C'est la peur de soi et du mystère que chacun porte en soi. Mais il faut voir à présent comment ce mystère se forme. Il y a en effet dans tout individu un effort pour maintenir son existence et pour la fixer : il cherche à conserver sans cesse le fragile équilibre qui est son être même ; il s'attache à son passé comme à sa sauvegarde, toute situation nouvelle commence à l'inquiéter, tout changement commence à le détruire. Et pourtant la vie l'arrache sans cesse, non seulement à ce qu'il possède, mais à ce qu'il est, pour l'engager dans un avenir qui est toujours pour lui une aventure pleine de périls. Il y a donc en lui deux tendances contradictoires, la tendance à être et la tendance à vivre. Ce qui est l'antique conflit du Même et de l'Autre. L'angoisse est la conscience que nous avons de cette division intérieure. Elle est la conscience ellemême. Mais devenir autre, c'est déjà s'anéantir. Ainsi, « nul ne peut se connaître comme existant sans s'émouvoir du principe de corruption qu'il porte en soi ». L'angoisse est une protestation de l'individu contre le mouvement de la vie. Le caractère de la civilisation a été de réaliser une sorte de compromis entre l'être et la vie en donnant à la vie ellemême la sécurité et la stabilité qui lui manquent, en la défendant par l'invention du feu, du vêtement, de la maison, de la police ou de la médecine, contre les changements naturels qui la menacent toujours. On voit donc que le propre de l'angoisse, selon M. Lacroze, c'est d'enfermer l'être en lui-même ; tandis que le propre de l'activité, c'est de l'obliger à s'oublier lui-même en se consacrant à des tâches extérieures. Pourtant, la source d'émotion qui se trouve dans l'angoisse ne tarit jamais : elle peut seulement être dérivée. D'une part, quand l'ac-

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tion ne s'accomplit pas, l'imagination intervient, qui, par son caractère [182] ductile, par sa puissance d'expansion, par la suppression de l'obstacle, engendre la joie. Celle-ci ne doit pas être définie comme le contraire de l'angoisse, qui subsiste toujours en elle et lui donne à la fois sa pointe et son excès. D'autre part, le propre de l'action ellemême, c'est d'incorporer l'angoisse aux objets et aux événements qui remplissent notre existence, de l'obliger à épouser le rythme de notre expérience et de se diviser en émotions particulières : celles-ci traduisent. la proportion même qui s'établit à chaque instant entre l'identité de notre être et la nouveauté de ce qui lui arrive. Cette sorte de dilution de l'angoisse à travers la variété des émotions de la vie quotidienne ne nous éloigne qu'en apparence de sa source métaphysique. Celle-ci reste toujours présente dans chacune d'elles avec la conscience de notre existence subjective, unique, solitaire et menacée. M. Wallon pourtant n'accepte pas que le propre de l'émotion ce soit de nous rejeter ainsi vers nous-même ; mais elle est pour lui une communication qui commence, une sorte de vibration intérieure qui nous met à l'unisson de ce qui nous entoure : dès lors, l'angoisse et l'émotion, au lieu de se prolonger l'une l'autre, sont de sens contraire. Cependant ces deux conceptions ne s'opposent que parce qu'elles dissocient l'une de l'autre les deux faces de l'affectivité. Celle-ci se définit précisément par son ambiguïté ou par son ambivalence. Ce qui fait que l'émotion est un trouble si profond, c'est qu'elle renferme en elle-même deux possibilités dont nous ne savons pas celle qui se réalisera : elle peut à la fois nous ouvrir vers le monde et nous fermer sur nous-même. L'enfant, qui est ému est. également prêt au rire et aux larmes. Et l'angoisse n'est que l'une des faces de ce sentiment primitif que nous prenons de notre existence et que [193] nous retrouvons toujours en nous dès que nous cessons d'être divertis par les événements : mais l'autre est celle qui nous découvre l'élan même de la vie, un mouvement de confiance et d'espoir que l'angoisse suspend tout à coup. Ici comme partout, la négation est seconde par rapport à l'affirmation qu'elle enveloppe encore au moment où elle l'arrête. Mais l'activité extérieure, qui nous fait oublier l'angoisse en portant notre regard vers le dehors, n'est contre elle qu'une médiocre ressource. C'est par le dedans que nous devons la surmonter, en découvrant en nous une puissance spirituelle capable de rompre la solitude

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où la chair nous enferme, et qui, joignant la promesse à la détresse, nous donne assez de courage pour assumer le miracle de la vie au moment même où sa seule pensée nous faisait défaillir.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

4 La crainte du surnaturel

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Le mot de Nature est plein de beauté et de mystère. Il ne désigne pas seulement le spectacle admirable et changeant qui se déploie tous les jours devant notre regard, mais aussi cette puissance obscure qui anime tous les vivants et qui leur impose de naître, de croître et de mourir. La Nature est une sorte de grand jeu dont nous essayons de saisir la cadence, mais dont le secret nous échappe. Notre esprit peut avoir plus ou moins de pénétration ou d'ampleur ; elle ne cesse de le surprendre et de le dépasser. Et cependant, il y a entre la Nature et nous une sorte de familiarité, elle est un corps dont nous sommes les membres ; c'est en elle que notre vie s'enracine ; ce serait cesser d'être que de vouloir échapper à sa loi. Et cette loi est une loi commune, qui peut être cruelle, mais qui nous donne une sorte de sécurité parce qu'elle ne fait d'exception pour personne. Mais c'est pour cela aussi qu'elle n'a jamais suffi aux aspirations de l'individu. On a beau enrichir l'idée de la Nature, pressentir en elle une profondeur qui demeure toujours inaccessible, et, pour tout dire, en faire non point un simple mécanisme, mais une puissance créatrice d'une fécondité infinie, elle est incapable de donner à notre vie une signification qui [185] puisse nous satisfaire. C'est qu'elle est aveugle

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et indifférente à l'égard de notre destinée propre : nous qui la connaissons, elle ne nous connaît pas ; elle se désintéresse des désirs qu'elle allume et ne compatit pas aux maux qu'elle produit. Elle n'a point de regard pour cette conscience si tendre, si pleine d'anxiété et d'amour, qu'elle a jetée à un certain moment dans le monde et qu'elle laisse s'éteindre à la mort comme une lueur fortuite et sans lendemain. Or la conscience saisit au fond d'elle-même une réalité qui a tant de profondeur et d'intimité, les sentiments qu'elle éprouve, la douleur et la joie, l'espérance et la crainte, ont pour elle un caractère si aigu et si émouvant qu'elle est inclinée à juger de tout ce qui l'entoure par la manière même dont elle en est affectée : la vue ne lui donnait que la surface des choses, mais l'émotion lui révèle leur âme cachée. Dès lors la Nature cesse d'avoir un visage impassible : elle ne peut être que bienveillante ou hostile. Derrière elle nous cherchons une puissance invisible et surnaturelle qui s'intéresse à notre sort, qui a des intentions à notre égard, qui empêche la conscience de se sentir délaissée au milieu d'un univers muet, et qui entretient sans cesse avec elle un commerce personnel dont dépend son salut ou sa ruine. L'idée du surnaturel donne à notre représentation du monde et de la vie un arrière-plan chargé de signification spirituelle ; elle attribue, si l'on peut dire, à la nature une troisième dimension qui jusque-là lui manquait. Si l'individu ne réussit pas à se passer de l'idée du surnaturel, ce n'est pas, comme on le croit trop souvent, parce qu'il cherche à s'évader d'un monde qui le déçoit, ni parce qu'il cherche à prolonger audelà de la mort une vie d'imagination : c'est parce que, dès aujourd'hui, le réel se révèle à lui avec beaucoup plus d'intensité par le bonheur ou le malheur qui lui [186] arrivent que par la simple perception des objets qui l'entourent : de ce bonheur et de ce malheur l'univers entier doit être complice ; il faut qu'il y ait en lui une puissance invisible qui a sur nous certaines visées, qui ne cesse de nous adresser des appels ou des réponses, et qu'il dépend de nous de nous concilier si nous avons assez de foi et de vigilance. L'enfant, le primitif, vivent spontanément dans un monde surnaturel. Tout est pour eux miraculeux. Les choses n'ont point à leurs yeux d'existence inerte et séparée : ils n'en jugent que par le pouvoir qu'elles ont de leur apporter de la douleur ou de la joie ; la véritable réalité d'un être ou d'un objet réside dans certaines dispositions qu'ils montrent à leur égard. Tout ce qui les réjouit dérive d'une puissance

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pleine de bonté et qui leur veut du bien ; tout ce qui les blesse, d'une puissance pleine de malice qui les traite en victimes. Nous avons besoin d'un long apprentissage pour apprendre à regarder le réel autrement, pour reconnaître en lui un ordre inflexible qui ne fait point état de nos désirs et de nos plaintes, pour réduire l'univers à un faisceau de lois que notre ingéniosité parvient à découvrir et à utiliser. Mais cet apprentissage n'est jamais terminé. en présence des événements les plus graves ou les plus incertains, mais quelquefois aussi en présence des rencontres les plus frivoles, nous imaginons dans les choses une sorte d'intention de nous servir ou de nous nuire. Avons-nous tout à fait tort ? L'enfant, le sauvage, n'ont-ils point avec le réel une communication sympathique très profonde et très délicate et que notre confiance dans la raison et dans la science a peu à peu laissé perdre ? Faut-il la proscrire comme une superstition de la sensibilité et de l'imagination ? Ou peut-on lui donner un sens nouveau qui s'infléchirait selon le cours de la réflexion et donnerait à [187] la réflexion ellemême une sorte de prolongement, au lieu de la contredire et de la rendre inutile ? * *

*

Ce sera la gloire de M. Lévy-Bruhl d'avoir consacré la seconde partie d'une carrière philosophique très remplie à déterminer, par l'étude attentive des peuples encore étrangers à notre civilisation, les caractères de cette mentalité qu'il appelle « prélogique » et que les progrès de la science éliminent peu à peu. Dans ses beaux ouvrages sur les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, la Mentalité primitive, l'Âme primitive, dans le dernier, intitulé : le Surnaturel et la nature dans la mentalité primitive, il n'a cessé d'accumuler, avec une patience et un zèle dignes de la plus grande admiration, tout un ensemble de documents sur les mœurs sociales et religieuses de ces « sauvages » que le XVIIIe siècle considérait déjà avec tant de curiosité et dont la connaissance s'est presque entièrement renouvelée de nos jours. Nous nous promenons avec lui dans tous les pays de la terre où notre culture n'a point encore pénétré, mais qui nous deviennent peu à peu familiers à travers les récits des voyageurs et des missionnaires : nous apprenons à sentir et à croire comme le Papou de la NouvelleGuinée, comme le Bantou de l'Afrique du sud, comme l'Eskimo des

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régions boréales. Et nous éprouvons en présence de toutes ces coutumes étranges, parfois gracieuses et souvent horribles, une impression analogue à celle que nous donnent ces expositions de l'art nègre où tant de statues, d'ornements et de masques barbares laissent dans notre esprit un trouble ambigu : comme si nous sentions prête à se réveiller en nous devant l'univers et la vie une sorte de terreur panique que [188] nous n'aurions jamais réussi à conjurer tout à fait. Dans un tel voyage nous ne pouvons pas désirer un guide plus lucide, plus prudent, plus impartial que M. Lévy-Bruhl. Le XVIIIe siècle voyait dans le sauvage tantôt un être stupide et cruel dont la comparaison avec nous tendait à la glorification des progrès de l'humanité, tantôt un être innocent et bon dont les vertus devaient humilier l'orgueil du civilisé. Plus récemment, les sociologues de l'école de Durkheim cherchaient à justifier par l'étude des primitifs une certaine conception du fait social ; les mœurs et les croyances n'étaient pour eux qu'une expression de la structure des groupes collectifs, de la famille, du clan ou de la tribu. M. Lévy-Bruhl ne manque pas de faire une place à ces influences : mais il est préoccupé de décrire plutôt que d'expliquer ; il n'est attentif qu'à l'exactitude des faits ; il cède rarement à ce goût qu'ont tous les hommes pour apprécier leur valeur ou pour les interpréter par des hypothèses. Il pousse le scrupule si loin que son unique peur c'est que nous n'établissions un rapprochement entre le primitif et nous, entre nos sentiments et les siens, entre ses actes et certaines de nos pratiques. Il creuse entre lui et nous un infranchissable fossé. Le métaphysicien cherche par-dessus tout à éviter le reproche d'anthropomorphisme et l'historien le reproche d'anachronisme : M. LévyBruhl cherche à éviter les deux reproches à la fois, car pour lui le primitif ne ressemble nullement à L'homo sapiens que nous connaissons, et la distance entre les mœurs est souvent plus grande que la distance entre les siècles. Mais ce n'est pas sa faute si, à travers des coutumes si éloignées des nôtres et qui nous paraissent si bizarres, nous nous sentons souvent avec le primitif une âme fraternelle et si nous retrouvons au fond de nous-même le germe de toutes les émotions [189] qu'il traduit aussitôt en actes avec une naïveté si touchante et si brutale. Le primitif ne pose le problème de la causalité qu'à l'égard de ses succès et de ses échecs, et toute causalité est pour lui intentionnelle. Il n'y a point de hasard dans le monde, parce qu'il n'y a rien qui soit impersonnel ou neutre. Mais, livré à lui-même, le primitif a surtout cons-

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cience de la faiblesse de son être solitaire : il éprouve une angoisse inexprimable devant toutes ces forces qui l'environnent et qui semblent toujours prêtes à l'assaillir et à le submerger. Et il identifie le surnaturel avec l'objet de ses craintes. Rien de plus significatif à cet égard que la confidence que faisait à Knud Rasmussen le shaman eskimo Aua : « Nous ne croyons pas, disait-il, nous avons peur. Nous craignons la maladie, la souffrance, les esprits malins de la vie, de l'air, de la mer, de la terre, les âmes des morts. Nous ne savons le comment ni le pourquoi de rien. Mais nous observons certaines règles afin de vivre à l'abri du malheur. Tout ce qui est insolite nous fait peur. Nous craignons tout ce que nous voyons autour de nous, mais aussi toutes les choses invisibles qui nous entourent, tout ce dont nous avons entendu parler dans les histoires et les mythes de nos ancêtres. » À Tahiti autrefois, nous dit-on, « il n'était jamais entré dans l'esprit du plus zélé serviteur d'une divinité que l'objet de ses hommages et de son obéissance le regardât avec affection et bonté ». Et cet état d'âme s'exprime avec une désarmante simplicité dans cette formule saisissante : « Dieu qui ne fait pas peur, on ne l'adore pas ! » Ainsi M. Lévy-Bruhl a t-il raison de considérer le surnaturel comme une « catégorie affective ». Mais la forme la plus aiguë de l'affectivité réside dans l'expérience de la douleur et dans le sentiment de la [190] misère humaine. Le primitif en rapporte l'origine à des puissances invisibles qu'il s'agit d'apaiser. Non pas qu'il soit animiste, comme le prétend l'école anthropologique anglaise. Car il ne place pas derrière les phénomènes des volontés comparables à la sienne, mais plutôt une sorte d'« intentionnalité » anonyme dont le contour est indécis, dont la présence ne cesse de l'oppresser, et qui se manifeste à travers les choses ou les êtres par de multiples périls devant lesquels il est toujours sur ses gardes. Les rites ont pour objet de la neutraliser ; les charmes, les philtres, la sorcellerie permettent jusqu'à un certain point de la canaliser. Le propre du civilisé c'est de considérer les êtres comme exactement délimités par les frontières de leurs corps ; les consciences individuelles sont pour lui autant de mondes parfaitement clos. M. Lévy-Bruhl décrit sous le nom de « loi de participation » la conception du primitif, qui lui paraît tout opposée : car il y a pour le primitif un fluide spirituel qui court à travers tous les êtres particuliers, qui permet à chacun d'eux d'entrer en communication avec un autre et même de devenir un autre. Et l'on aurait tort sans doute de

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chercher l'origine d'une telle loi dans un acte de l'intelligence, puisque le propre de l'intelligence c'est de distinguer et de définir ; mais elle exprime l'essence profonde de l'affectivité par laquelle les âmes, incapables de demeurer enfermées dans leurs propres limites, ne cessent de se porter les unes vers les autres afin de se pénétrer, de se blesser, de se consoler ou de s'unir. Mais ce sentiment d'insécurité et d'effroi que le primitif éprouve devant le surnaturel n'est point dépouillé de toute valeur morale ; la conscience de sa misère s'accompagne le plus souvent de la conscience de son indignité. Il se sent toujours dans un état de [191] malheur imminent. Et pour le détourner il ne pense qu'à se purifier de ses souillures. On a beau dire que la purification est l'effet de certaines pratiques matérielles et qu'elle a pour effet non pas d'améliorer la volonté, mais d'écarter une menace, on est obligé de reconnaître qu'elle retentit sur la conduite de l'individu et lui donne souvent une admirable douceur. S'il craint les dispositions hostiles que les êtres ou les choses peuvent avoir à son égard, il est naturel qu'il essaye, pour les apaiser, de créer en lui-même des dispositions bienveillantes. La bienveillance est la vertu du primitif. Il cherche à éviter les querelles qui font échouer toutes les entreprises. La colère est pour lui le pire des maux : elle paralyse tous les desseins. À Samoa, quand le chef est en colère ou qu'une femme de pêcheur est en train de bouder, on ne prend point de poisson ; à Lébak le voisinage d'un homme en colère agit sur le vin de palme et le corrompt ; à Célèbes, c'est l'argile qui n'acquiert plus la dureté nécessaire à l'ouvrage du potier. On sent qu'il suffit de donner une forme à peine différente à de telles interprétations pour qu'elles cessent de paraître singulières. On ne s'étonnera pas maintenant de voir le primitif pratiquer la plus extrême politesse, éviter de répondre à une demande par un refus ou de contredire une opinion exprimée devant lui, et chercher à exaucer tous les désirs qu'il entend formuler pour ne pas faire naître en autrui une disposition défavorable. Ainsi, il semble vivre dans un monde purement spirituel auquel la matière sert seulement de témoin ; il ne croit point à d'autres forces qu'à ces dispositions mutuelles que montrent les êtres les uns envers les autres et qu'il s'agit seulement d'apaiser, de susciter ou de diriger. À cet égard il n'y a point d'histoire plus charmante ni plus touchante que celle de l'ermite de Tahiti qui, ayant donné à [192] son hôte, pour le protéger du froid, le manteau d'un lépreux, se défendait ensuite

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contre la terreur de l'hôte en lui disant : « Vous ne comprenez pas les principes de la contagion. Vous n'attraperez pas la lèpre, car ce lépreux n'avait que de bons et affectueux sentiments à mon égard quand il m'a donné ce manteau, comme étaient les miens à l'égard de vousmême quand je vous l'ai prêté. C'est seulement s'il avait eu quelque désir de vengeance, ou quelque ressentiment d'être méprisé ou abandonné, que la contagion serait possible. » * *

*

Ainsi les primitifs sont des métaphysiciens de l'affectivité pure ; mais pour eux elle se trouve fondue avec la matière de telle sorte que celle-ci perd tous ses caractères distinctifs. Le propre de la science moderne c'est d'avoir isolé la matière, d'avoir reconnu en elle des mécanismes que nous pouvons démonter et tourner dans le sens de nos besoins. Par la découverte des lois auxquelles elle obéit, notre puissance et notre liberté se fortifient. Mais la nature est infiniment plus riche et plus subtile que la représentation abstraite que la science nous en donne : celle-ci n'en laisse subsister que le squelette ; elle lui retire la couleur et la vie. Or la nature ne nourrit pas seulement notre intelligence, elle nourrit aussi notre puissance de sentir et d'aimer. La conscience tout entière trouve en elle une résonance. Il existe entre les choses, entre les esprits et les choses et entre les esprits eux-mêmes un jeu de correspondances, de répulsions et d'accords qui contribuent à l'harmonie du monde et donnent à tous les éléments qui le forment une signification réciproque. La sensibilité les discerne parfois grâce à une touche infiniment [193] délicate : l'intelligence essaye de saisir le mécanisme qui les supporte, et qui peut-être réussirait à les expliquer si nous parvenions à en épuiser l'infini détail. Alors la peur trouverait un remède non seulement parce que l'ignorance cesserait, mais encore parce qu'on ne peut acquérir plus de lumière sans acquérir plus de confiance et plus d'amour. Il arrive au primitif aussi bien qu'à l'enfant de sourire au monde qui l'entoure et de se porter au-devant des choses avec une sympathie pleine d'espérance et de joie. La peur naît en lui avec le sentiment de l'impuissance et de la douleur ; elle est fortifiée par la tradition où s'accumulent les souvenirs des échecs et des malheurs des ancêtres. Mais à mesure que la nature devient plus transparente elle fait naître plus d'admiration ; elle

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se pénètre davantage de spiritualité ; elle éveille dans l'âme des puissances inconnues que la crainte paralysait ou refoulait. Le propre de la vraie connaissance c'est de convertir la matière en pensée, et le propre de la vraie religion c'est de convertir la crainte en amour. Mais pour cela il ne faut point abolir cette mentalité primitive qui fait du monde que nous voyons un miroir du monde surnaturel : il faut au contraire veiller sur elle et ne jamais cesser de l'aiguiser, de l'affiner et de l'éclairer pour que la science, à son tour, ne devienne pas un objet d'idolâtrie. Retenons de M. Lévy-Bruhl lui-même cet aveu si instructif : « Avec la mentalité primitive disparaîtraient peut-être la poésie, l'art, la métaphysique, l'invention dans les sciences, bref tout ce qui fait la grandeur et la beauté de la vie humaine. »

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

5 Le mystère de l’émotion

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L'être dispose de lui-même par l'attention et par la volonté. Mais il n'en dispose pas souverainement. L'attention imprime une direction à sa pensée et à son regard ; seulement, elle s'applique à des objets ou à des idées qu'elle ne modifie pas à son gré et dont il faut qu'elle suive les contours avec une exacte fidélité : elle témoigne ainsi à la fois sa puissance, puisque nous ne pourrions rien connaître sans elle, et son impuissance, puisqu'elle nous enseigne seulement à découvrir le réel et, pour ainsi dire, à le subir. De même, la volonté, qui, dans son sens le plus profond, ne cherche à diriger notre conduite que pour changer notre âme, fait sans cesse la preuve de son efficience, puisque sans elle nous n'aurions pas de vie personnelle, et de sa misère, puisqu'elle ne peut ni abolir la passivité de nos états, ni obtenir qu'ils répondent jamais à nos vœux. Cette misère, nous la ressentons particulièrement dans l'émotion, qui non seulement trouble nos desseins et en paralyse l'exécution, mais nous oblige à nous humilier devant la présence du corps dont nous ne dominons plus le tumulte. Pourtant, il n'est pas vrai de dire que l'émotion soit seulement, comme on le croit, une faiblesse dont [195] nous ne pouvons que rougir, un trouble que nous ne songeons qu'à réprimer, une servitude dont

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nous cherchons toujours à nous délivrer. Au contraire, c'est l'aptitude même à nous laisser émouvoir par tout ce que nous voyons et par tout ce qui nous arrive qui est la marque de notre sensibilité, de notre délicatesse, de notre participation à l'être et à la vie. C'est par l'émotion qu'elles nous donnent que les choses ont en nous une résonance, qu'elles montrent leur affinité avec nous, la signification secrète qui les associe à notre destinée, qu'elles acquièrent un brusque relief qui les fait émerger tout à coup de cette mer d'indifférence où la totalité du réel demeurait plongée avant qu'elle parût. Nous aimons l'émotion tout en la redoutant : nous la cherchons et nous la fuyons à la fois. L'intelligence et la volonté demeurent inertes si elle ne les ébranle pas. Le monde est insipide à celui que l'émotion ne visite plus. Il n'y a pas de situation plus grave pour la conscience, ni plus proche du désespoir, que celle qui nous rend incapable d'être ému, quelque soit l'événement qui puisse s'offrir : c'est seulement quand l'émotion renaît que se produit le retour à la vie. Il y a donc un mystère de l'émotion, non pas seulement parce qu'elle est de tous nos états le plus obscur, et que la lumière le dissipe dès qu'elle cherche à le pénétrer, mais encore parce qu'elle présente des aspects opposés qu'il est très difficile d'accorder. Elle est à la lisière de l'âme et du corps, au point où l'âme, en s'incarnant, s'individualise, où le corps, en accédant à la conscience, commence à se spiritualiser. Elle rompt la continuité de notre vie intérieure par des chocs violents, momentanés et vite effacés ; mais, en même temps, elle met à nu cette angoisse qui accompagne toujours la vie elle-même dès qu'elle nous apparaît comme notre vie, et que les circonstances [196] contribuent à rendre sensible, mais sont incapables de produire. Elle atteint en nous le cœur même de l'intimité ; et pourtant elle est une étrangère qui pénètre en nous malgré nous et nous résiste quand nous voulons la chasser. Elle est secrète, unique et incommunicable, au point de nous échapper à nous-même si nous essayons de la fixer et de la définir ; mais elle enregistre de la manière la plus subtile tous les changements qui ont lieu autour de nous, et elle offre sans cesse à autrui le témoignage visible de notre état invisible. Elle nous rejette vers nous-même et elle nous subordonne aux êtres et aux choses. Elle nous exalte et nous paralyse. Elle est à l'origine de tous nos élans et de toutes nos défaites. Et si elle nous donne tant d'ébranlement, c'est sans doute parce qu'elle nous replace toujours en un point où notre vie

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chancelle entre une menace d'anéantissement et un espoir qui la transporte au-dessus d'elle-même. * *

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De tout temps l'émotion a retenu d'une manière privilégiée l'attention des psychologues et des physiologistes, à la fois parce que c'est un phénomène très primitif, comme on le voit par le rôle qu'elle joue dans la vie de l'enfant, de telle sorte qu'on peut lui demander de nous instruire sur les origines mêmes de la conscience, et parce que les phénomènes organiques qui l'accompagnent nous permettent de l'observer aisément du dehors et de surprendre en elle certains points d'attache de l'âme et du corps. Celui qui voudra se tenir au courant des recherches récentes que le problème de l'émotion a suscitées pourra lire avec fruit le livre que Mlle Renée Dejean a intitulé l'Émotion (Alcan), dans lequel elle cherche quelles [197] sont les raisons qui font d'elle une déroute mentale, une rupture de notre adaptation au réel, et celui que M. Henri Wallon a consacré aux Origines du caractère chez l'enfant (Boivin), mais dont l'intérêt essentiel et peut-être l'unité réelle résident dans l'esquisse d'une théorie générale de l'émotion. On n'avait le choix autrefois qu'entre deux thèses extrêmes. L'une, qui est la thèse populaire et à laquelle l'intellectualisme donne une forme systématique, regarde l'émotion comme l'effet d'une représentation ; ainsi, dans la peur, la pensée du danger suffit à nous faire trembler. L'autre, qui prend le contre-pied de celle-là et que William James a rendue célèbre, soutient que la peur ne peut pas naître avant que le tremblement ait commencé ; elle est la conscience même que nous en prenons, et elle croît comme lui. Mais la première thèse se heurte à cette objection : c'est qu'on ne voit pas comment une simple idée est capable de nous toucher ni d'imprimer à notre corps une telle agitation ; et la seconde, qui, pour réparer cette difficulté, fait de l'ébranlement organique la substance même de l'émotion, a contre elle à la fois le témoignage de la conscience, qui n'accepte pas qu'un état où le moi s'engage si profondément soit un simple épiphénomène, et les résultats de plusieurs expériences, comme celles de Sherrington, qui montrent qu'en sectionnant la moelle épinière l'émotion ne disparaît pas et qu'elle reste encore sous la dépendance du cerveau après la rupture de sa communication avec les organes.

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Quelle est donc l'origine de l'émotion ? A-t-elle dans le corps des centres qui lui sont propres ? Et les mouvements qui l'accompagnent ont-ils une signification particulière, ou ne sont-ils rien de plus que l'effet exercé sur notre activité de relation par une excitation très intense ? Mais alors l'énergie qui la [198] met en branle provient-elle des sécrétions internes, comme le veut Cannon, qui l'explique par une décharge d'adrénaline dans les glandes surrénales, destinée, en se propageant jusqu'aux centres moteurs, à multiplier nos moyens d'agir ? Et comment ne pas s'étonner alors que ce mécanisme si ingénieux désorganise notre action, au lieu de rendre son adaptation plus exacte et plus sûre ? Faut-il admettre, en sens inverse, avec M. Lapicque, que cette énergie se produit dans les centres moteurs ? On sait que pour M. Lapicque les conducteurs nerveux sont semblables à des récepteurs qui ne peuvent recueillir d'autres ondes que celles dont la période est accordée avec leur propre nature : il faut donc, pour que l'excitation puisse cheminer de l'un à l'autre, qu'ils aient un rythme temporel identique, ou, comme il le dit, la même chronaxie ; mais lorsque cette excitation devient trop intense elle rompt tous les aiguillages, et, au lieu de se diriger exclusivement vers les appareils qui commandent le mouvement, elle envahit aussi tous ceux qui engendrent les réactions organiques et viscérales, et dont la chronaxie est pourtant beaucoup plus lente. On ne saurait accorder trop de prix à ces belles analyses, dont l'originalité est de définir l'individualité des éléments nerveux par des caractères empruntés au temps, et non pas seulement à l'espace, de telle sorte que nous trouvons ici à sa source même une justification de cette solidarité entre les deux notions de temps et d'espace, qui est sans doute un des objets fondamentaux de la réflexion contemporaine dans tous les domaines. Cependant, quel que soit l'intérêt que présente cette doctrine pour nous faire comprendre le mécanisme des émotions, elle ne retient rien de plus de l'émotion que le désordre qu'elle introduit dans notre activité de relation ; et il reste encore è se demander [199] vers les sources mêmes de la vie, l'émotion ne nous oblige-t-elle pas à dépasser à la fois l'attitude spectaculaire et l'attitude utilitaire entre lesquelles nous ne cessons d'hésiter en présence du monde ? N'est-ce point par elle que notre vie intime se fonde, s'exprime, et réalise avec l'intimité même des êtres et des choses une participation qui est en même temps une communion ?

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Darwin regardait l'expression des émotions comme un ensemble organisé de mouvements : c'était pour lui, comme on le voit dans la peur, dans la colère et même dans les émotions les plus fines, le souvenir et déjà l'esquisse de certaines réactions de défense et d'attaque que l'adoucissement des mœurs a peu à peu atténuées et retenues. Mais cette explication, qui a paru longtemps séduisante, demeure artificielle. Elle ne peut rendre compte de tous les faits. Elle met l'accent sur les manifestations extérieures de l'émotion ; mais elle les interprète arbitrairement, car dans toute réaction troublée on peut retrouver les vestiges d'une réaction organisée ; de plus, elle néglige les modifications organiques les plus profondes, celles qui nous étreignent audedans, mais dont il est absurde de penser qu'elles pourraient s'achever un jour en un mouvement utile. Or le propre de M. Wallon, c'est précisément de soutenir, comme Darwin, que l'émotion n'est point une agitation incoordonnée ; seulement, au lieu de la considérer dans ses effets sur la vie de relation, il la rattache à des centres situés dans la région opto-striée dont dépendent la tonicité des muscles, l'état des viscères, l'activité des glandes : la question est donc de savoir si toutes ces réactions peuvent former un système, c'est-à-dire avoir pour nous une signification. [200] Car il se trouve précisément qu'ici le moi semble livré au corps. Il ne cherche plus à répondre à une sollicitation qui vient du dehors par une réaction automatique ni par une disposition de sa volonté. La connaissance aussi recule. Nous ne sommes plus sensibles qu'à la présence même du corps, à ses changements internes, à ses différences d'attitude ou de posture. Seulement, du même coup, nous devenons attentifs à toutes les variations du taux de l'énergie invisible qui chemine en nous par des voies souterraines et qui, par le simple jeu de sa répartition, va modeler l'aspect de ce corps qui est notre corps. L'émotion est donc la manifestation de nous-même avant d'être une action manquée. Elle possède une fonction plastique, comme on le voit dans la joie et dans la tristesse. Le corps tantôt se contracte et tantôt se détend : il passe du spasme à l'abandon. L'émotion est un drame intérieur dont nous sommes le personnage. Et ce drame que nous jouons, nous en sommes aussi le spectateur. Ainsi, on voit bien que la source de l'émotion n'est point, à proprement parler, dans l'état du corps, mais dans la conscience que nous en prenons, et qui établit une sorte de dia-

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logue entre le corps et nous. C'est pour cela qu'elle augmente, comme dans la timidité, dès que notre attention porte sur elle. C'est pour cela qu'elle craint le regard d'autrui, qui la prolonge et la multiplie. Nous sommes d'autant plus ébranlé que nous sommes plus observé. Le refoulement apparent donne à l'émotion une intensité plus secrète : dans la solitude, elle se nourrit encore des rapports qu'elle imagine avec les êtres que nous avons quittés. Mais bientôt le drame s'étend et se propage. Le simple spectacle de l'émotion d'un autre nous émeut : il nous contraint à la partager. L'émotion nous rend véritablement membres les uns des autres. Et [201] M. Wallon montre très justement qu'il y a en elle une participation affective, dont il étudie les effets à la fois dans les rites, où la communauté des gestes accompagne la communauté des émotions, et dans ces mouvements intérieurs, en apparence de sens contraire, comme la jalousie et la sympathie, qui obligent un être à se mettre à la place d'un autre, la jalousie parce qu'il se croit dépossédé de ce que cet autre possède, et la sympathie parce qu'il éprouve en lui le même sentiment, sans qu'il y ait rien pourtant dans sa propre situation qui suffise à le justifier. * *

*

On voit par là que l'émotion ne peut pas se réduire à la conscience d'une désadaptation de nos mouvements, mais que ce trouble même est surtout la contrepartie d'une certaine attitude du corps qui est la marque à la fois de l'impulsion qui nous ébranle et de notre puissance de communication avec les êtres qui nous entourent. On s'expliquerait ainsi pourquoi l'émotion est de tous nos états le plus caché et le plus intime, et celui pourtant qui nous met en rapport avec ce qui est hors de nous par les liens les plus réels et les plus sensibles. Comment en serait-il autrement si c'est par le dedans que les êtres s'unissent ? Tout ce que l'on voit de l'émotion est en même temps un témoignage et une médiation. Mlle Renée Dejean nous en donne la raison. En ce qui concerne l'explication des phénomènes organiques qui caractérisent l'émotion, elle demeure fidèle à la thèse de M. Lapicque, avec qui elle a collaboré : peut-être insiste-t-elle trop sur le trouble qui est inséparable de l'émotion, sur la « déroute » qu'elle produit dans nos pensées et sur nos mouvements, et trop peu sur cette organisation des attitudes, [202]

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à laquelle il arrive que la volonté s'associe, et qui distingue les émotions les unes des autres. Mais elle a vu avec une parfaite clarté que la véritable origine de l'émotion n'est point dans le corps, mais au-delà de lui. Elle est dans l'affirmation de certaines valeurs dont le sujet fait dépendre sa vie et sa destinée. La plupart des théories de l'émotion considèrent qu'il suffit pour être ému de prendre possession d'une situation de fait, par exemple de la réalité du danger ou de l'état de désarroi de notre corps. Mais s'il arrive que l'on contemple ces situations en pur spectateur, comme on le fait dans certaines attitudes exceptionnelles de la conscience, l'émotion est anéantie. C'est que l'émotion est le contraire de l'indifférence : or celui qui n'est pas indifférent préfère, aime, s'attache à des valeurs qui deviennent solidaires de son être même. L'émotion témoigne de l'intérêt que nous prenons au réel : elle dessine à notre insu, et avant que la réflexion et la volonté aient eu le loisir d'intervenir, notre table des valeurs. C'est pour cela qu'elle donne aux choses un relief et une densité qui leur manquaient tant qu'elles n'étaient pour nous qu'un spectacle. Elle suspend toute réplique pour nous absorber dans l'événement. Nous sentons en elle le fléau du destin qui oscille et notre vie qui se décide. C'est pour cela que toutes les émotions participent de l'angoisse, qui est peut-être leur source commune, et où la conscience est suspendue entre l'être et le néant, le vivre et le mourir, comme elle le sera ensuite entre la douleur et la joie : l'émotion est donc toujours mystérieuse et ambivalente. C'est parce que la valeur met en contact notre existence finie avec l'absolu que l'émotion traverse et submerge notre corps qui témoigne de nos limites, et fait de nous un individu. De là aussi ce caractère [203] qu'elle est toujours actuelle, et même qu'elle donne à tout ce qui nous arrive la présence véritable, bien que pourtant il y ait en elle une insécurité qui fait que l'attente ne cesse de l'accroître et suffit peut-être à la produire. L'émotion est inséparable de la conscience du temps, où le moi n'est jamais qu'imminence, où ce qui va surgir semble toujours lui apporter le salut ou la ruine. Mais c'est pour cela aussi que l'émotion n'est point purement passive et anarchique. Elle mobilise toute l'énergie de la vie. Elle trouble sans doute toutes ces réactions parfaitement adaptées qui nous permettaient jusqu'ici de répondre avec sûreté à l'appel des circonstances. Mais c'est parce qu'elle met en question la valeur même de toutes les réponses : aussi peut-il arriver qu'elle

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nous désarme en nous repliant tout entier sur une conscience trop intense de nous-même qu'une activité trop bien réglée nous avait fait perdre. C'est qu'elle est un retour à la source, c'est-à-dire, si on le veut, à l'enfance, mais à une enfance où nous retrouvons un élan que la réflexion risque toujours de briser, une interrogation que l'habitude apaise trop vite, l'appel à une communion que les échecs menacent indéfiniment de refouler. Il semble que l'émotion ne paralyse et ne désorganise notre conduite que pour nous obliger à la reprendre en main et à la refondre : et c'est pour cela qu'elle devient le principe unique de toutes nos créations esthétiques, morales et même scientifiques, à condition que notre volonté l'accueille en elle au lieu de la combattre, reçoive d'elle, avec le sentiment de la valeur, l'élan qui la porte au-dessus d'elle-même, mais lui donne en retour cette discipline, cette unité et cette efficacité faute desquelles elle se dissipe en une vaine et importune agitation.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

6 L’origine du plaisir

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Les moralistes ont été durs pour le plaisir : ils nous en ont marchandé la jouissance, qui est pourtant si rare et si incertaine. Ils ont réservé leur faveur à la douleur, qui, à leurs yeux, approfondit la conscience de soi tandis que le plaisir la disperse, et qui oblige la volonté à se tendre tandis que le plaisir la fait succomber. Toute notre nature nous incline vers le plaisir. Notre activité ne s'ébranle que pour l'obtenir. L'homme le plus désintéressé et le plus généreux ne cesse de vouloir donner aux autres le plaisir qu'il se refuse lui-même : et de cet apparent sacrifice il retire à son tour un plaisir plus subtil. Pourtant le plaisir n'est pas seulement un état fugitif et peut-être illusoire. Il est obscur et incompréhensible. Quand nous l'éprouvons, nous sentons en lui toutes les puissances de la vie qui dans le même instant s'exaltent et s'annihilent : un accord semble s'établir entre le réel et [205] nous, tantôt avec plus de vivacité, tantôt 3

Maurice Pradines, Philosophie de la sensation, II, la Sensibilité élémentaire (les sens primaires), les Sens du besoin (Belles-Lettres). — Dumas, Nouveau Traité de psychologie, tome II, livre III, chapitre 2 (Alcan). — Bourdon, la Sensation de plaisir, Revue philosophique, 1893. — Mantegazza, la Psychologie du plaisir (Alcan). — Platon, Phédon, 60 b. ; Philèbe, 51-52.

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avec plus de douceur ; et dans ce progrès intérieur on voit la conscience tout à la fois se complaire et se fondre. Ainsi, le plaisir ne se réalise qu'en se détruisant. Il est une contradiction vivante. Mais de plus il fait couple avec la douleur : or la douleur nous donne le sentiment le plus aigu de notre existence séparée, blessée et misérable ; elle nous atteint d'une touche plus personnelle et plus profonde que le plaisir le plus intense ; et si le désir, qui est l'absence de ce que nous aimons, est toujours accompagné d'une pointe de douleur, celle-ci subsiste au sein du plaisir même, auquel elle donne son ardeur et son impatience. Au moment où cesse la brûlure du désir, le plaisir s'anéantit en se consommant. On a toujours remarqué combien la littérature du plaisir était pauvre à côté de celle de la douleur. Il semble qu'une vie humaine ne puisse devenir pour nous une source d'intérêt et d'émotion que par les malheurs qui la remplissent. Le malheur qui pourrait nous frapper nous-même ne nous suggère que des sentiments de crainte ou d'effroi, et nous croyons pourtant que celui qui le subit possède une expérience de la destinée humaine plus profonde que celle de l'homme heureux. De plus, l'homme heureux n'a pas besoin de nous : il se suffit à luimême ; nous nous détournons de lui en l'enviant, mais en suspectant le bonheur même dont il se contente. La poésie, si elle n'est point un jeu, se nourrit de la douleur : il semble que tout gémissement soit un chant qui commence, et même que tout chant de joie ne soit qu'un chant d'espoir ou de délivrance. Les philosophes eux-mêmes sont demeurés presque silencieux devant le plaisir. Ils n'ont pas su faire autrement que de le lier par une chaîne à la douleur. Platon dans le Phédon nous montre Socrate dans sa [206] prison, à qui l'on vient de retirer ses liens et qui se frotte la jambe avec satisfaction en disant : « Le plaisir et la douleur sont attachés ensemble ; la divinité, pour mettre fin à leur lutte, a fait que l'un ne peut jamais se présenter sans l'autre. » Mais il a peut-être tort de dire qu'ils ne peuvent exister en même temps ; il arrive souvent qu'ils cheminent en nous côte à côte. En lisant le Philèbe, on se demande s'il est possible de donner un sens, comme le croit Platon, à l'idée d'un plaisir pur dans lequel ne subsisteraient ni l'amertume de la douleur ni la piqûre du désir, car le plaisir est toujours considéré par Platon luimême comme une génération et jamais comme une possession. Épicure surprend, bien qu'il représente peut-être l'opinion la plus com-

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mune, quand on le voit qui déteste la douleur plus encore qu'il n'aime le plaisir : même si on allègue, comme Brochard, que la simple absence de douleur ne suffit pas à le contenter et qu'il cherche à atteindre un plaisir positif dans la jouissance de la santé et de l'équilibre de la vie, on ne contestera pas pourtant que ce plaisir ne soit plus difficile à isoler que la douleur qu'il exclut ; il est réfractaire à l'analyse et fuit la main qui s'avance pour le saisir ; on peut même penser qu'il faut une certaine application de l'attention pour le distinguer de la pure indifférence. Toutefois, c'est Schopenhauer qui a donné sa forme décisive à cette sorte de suspicion que chacun de nous éprouve à l'égard du plaisir et qui, au moment même où nous en jouissons, nous fait douter de sa valeur et peut-être de sa réalité. La vie, pour Schopenhauer, n'est qu'un désir douloureux et le plaisir qui l'apaise est un répit provisoire, un retour momentané à l'équilibre, c'est-à-dire au néant, mais qui nous donne une apparence de soulagement dont notre conscience s'empare avec avidité comme s'il s'agissait d'un bien véritable. Seulement, il s'interrompt [207] presque aussitôt ; et dès que la vie recommence, nous ressentons de nouveau tous les tourments d'une activité qui ne s'exerce que dans la privation et dans la détresse. * *

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Cependant, il semble que la psychologie du plaisir et de la douleur traverse depuis une quarantaine d'années une sorte de crise. Jusque-là, nous pensions que le plaisir et la douleur dérivaient toujours d'une même cause : celle-ci, en variant d'intensité, engendrait tantôt l'un, tantôt l'autre. Par exemple, si cette cause était le désir, la douleur exprimait son état de tension et le plaisir son état de détente. Si le plaisir était, comme pour Aristote, l'exercice même de l'activité, il suffisait que celle-ci fût entravée ou surmenée pour que la douleur apparût. Si enfin on voyait, comme la plupart des modernes, dans une excitation d'origine externe la source de toutes nos affections, on était amené à dire, avec Jean Muller, Spencer, Wundt ou Richet, que toute excitation moyenne produisait du plaisir et toute excitation violente de la douleur. Or il ne semble plus possible aujourd'hui de soutenir que, pour que la douleur apparaisse, l'action accomplie ou subie par nous doit toujours dépasser une certaine mesure. La douleur nous paraît être plutôt une sensation particulière différente de toutes les autres et

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pourvue de certains organes propres. C'est von Frey qui, dès 1894, a accrédité le premier par des recherches expérimentales l'idée qu'il existait un sens de la douleur comparable aux autres sens et qui posséderait comme eux un siège original. Il a mis en lumière l'existence de certains points de sensibilité douloureuse, distincts des points de sensibilité tactile ou thermique. Depuis lors, d'autres [208] physiologistes ont cherché à montrer qu'il y a des nerfs spéciaux qui méritent le nom de « dolorifères », parce qu'il faut qu'ils soient atteints pour que la douleur puisse naître, et qu'il y a même dans le cerveau un centre de la douleur formé par les « couches optiques » et qui entre en action chaque fois que nous souffrons. Bien que ces découvertes ne puissent pas encore être considérées comme acquises, il est remarquable que toutes les recherches correspondantes par lesquelles on a tenté d'isoler soit des points de plaisir, soit des nerfs du plaisir, soit des centres du plaisir, ont abouti à un échec certain. Dès lors on a pu se demander s'il n'y avait point à cet échec une cause profonde. On a remarqué quo la douleur a tous les caractères d'une sensation : elle est en général assez facile à localiser ; elle est une blessure qui nous est faite ; il est naturel qu'elle soit associée à un organe d'avertissement qui nous permette de préparer notre défense, et qu'elle rende le corps sensible dans la mesure où elle le rend vulnérable. Mais il en est tout autrement du plaisir : le plaisir le plus humble se diffuse dans tout l'organisme ; il cherche même à le quitter pour le dépasser ; au lieu d'inviter l'être, comme on le dit parfois, à se replier sur soi pour se complaire dans sa jouissance, il l'oblige à sortir de soi, à pénétrer dans le réel où ne réside pas à proprement parler la cause qui le produit, mais l'objet vers lequel il tend et auquel il doit s'unir dans une sorte d'hymen. Ce sont ces vues que l'on trouve exprimées avec beaucoup de science, d'ingéniosité et de subtilité, dans un livre récent de M. Pradines qui est le second volume d'une œuvre plus vaste consacrée à la Philosophie de la sensation : l'auteur, en commençant aujourd'hui l'étude des sensations élémentaires, cherche à montrer que le plaisir a sa source dans une [209] activité intérieure qui ne peut s'accomplir et s'achever que par le moyen d'une participation à ce qui la dépasse, au lieu que la douleur a son origine hors de nous dans un choc que nous recevons et qui nous oblige à nous défendre.

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Dans la douleur nous ne sommes que patients. Mais nous sommes les agents de nos plaisirs. M. Pradines rattache plus fortement que personne le plaisir au désir ; mais il n'accepte point pour cela de subordonner le plaisir à la douleur, ni de définir le plaisir comme une douleur qui cesse ; il prétend au contraire en déduire son indépendance totale à l'égard de la douleur. Et d'abord le désir n'est pas par lui-même douloureux. Il n'y a pas en lui cette attaque et, pour ainsi dire, cette morsure d'une réalité hostile qui est le signe que la douleur est là. Il est déjà un certain épanouissement de notre être, l'anticipation d'un certain bien dont il nous donne la présence imaginée. Nous nous complaisons toujours à désirer avant de posséder. Et le désir est une possession qui commence. Quand le désir n'est point satisfait, nous éprouvons une déception, il est vrai, mais qui n'est point une douleur véritable : nous ne sentons point alors notre corps envahi comme dans la douleur par un ennemi qui nous blesse. Et M. Pradines analyse avec beaucoup de finesse les différentes formes de déception, selon que le désir se heurte à un objet qui le contredit et le transforme en un sentiment répulsif, ou qu'il ne trouve aucun objet capable de le satisfaire et se réduit lui-même à un état purement privatif, ou qu'il est interrompu au cours de sa satisfaction et subit tout à coup un arrêt suspensif. Dans [210] aucune d'elles il ne trouve les caractères distinctifs de la douleur. Bien plus, personne n'a jamais confondu le plaisir véritable avec le pur soulagement d'une douleur. Nous ne cherchons pas à chasser le désir comme nous cherchons à chasser la douleur : nous cherchons à l'assouvir, c'est-à-dire à le réaliser et non pas à le détruire. Il se prolonge dans la possession qui en marque l'extrême pointe. M. Pradines reconnaît sans doute que « toute délectation est morose, c'est-à-dire retardée », que « là où elle culmine, elle s'effondre ». Mais il ne nous contredira pas si nous disons qu'au moment où le désir est satisfait et où le plaisir lui-même a cessé, nous ne sommes point ramené à l'étal où nous étions avant que le désir fût né ; le plaisir n'a été que le signe de l'accroissement de notre être et d'une communion plus parfaite qui s'est réalisée entre l'univers et nous.

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Le propre du désir, c'est d'être un élan, un appel de l'être vers la réalité qui l'entoure et dont il cherche à sentir la parenté avec lui-même. C'est un effort pour rompre notre isolement. Le désir se présente sous les formes les plus diverses. Il arrive que l'on ne voie en lui qu'une volonté d'appropriation et de conquête. Mais en réalité, dans le désir le plus humble, chaque être se cherche lui-même à l'intérieur du monde ; il poursuit « une part de lui-même qui est détachée au milieu des choses et qu'il veut restituer à sa vie profonde ». En la retrouvant, il tend à réaliser son propre achèvement. Déjà, « le bec de l'oiseau cherche le grain qu'il n'a jamais perçu et la bouche du nouveau-né happe le sein qu'il ne sait pas voir ». Pourtant, le désir ne reçoit un contentement véritable que lorsque commencent à s'établir entre le dehors et nous ces douces communications dans lesquelles il nous semble qu'au lieu de prendre nous ne cessons de recevoir et de donner. Le plaisir [211] éprouvé ne suppose pas seulement une affinité entre nous et l'être ou l'objet qui nous le donne : sous sa forme la plus haute, il tend toujours à produire une réciprocité. « Le plaisir donne à chacun de nous une sorte de vision ou d'intuition de lui-même à travers un objet ou un être qui demeure toujours autre que lui » ; mais en même temps cet être ne cesse de lui répondre et de lui faire paraître le réel significatif et bienfaisant. Le plaisir transforme le visage du monde : il suffit à donner aux apparences les plus communes un aspect lumineux et surnaturel. Il est magicien. Car, comme le dit M. Pradines, « si la psychologie de la douleur est celle des obstacles et des contraintes, celle du plaisir est celle de l'amour où les obstacles s'effacent ». La différence entre le plaisir et la douleur, c'est que celle-ci provient de certaines causes que nous subissons, tandis que le plaisir dépend au contraire d'une attitude intérieure de l'âme qui désire et provoque certaines fins. Nous imaginons toujours qu'il est également possible d'engendrer le plaisir et la douleur grâce à l'emploi de certains moyens matériels dont nous cherchons naturellement à disposer : mais ils ont moins de puissance à l'égard du plaisir qu'à l'égard de la douleur, ce qui semble confirmer que la douleur seule est une sensation. L'histoire cruelle de l'humanité montre l'art raffiné dont elle a fait preuve dans l'invention des tortures et des supplices ; aujourd'hui l'adoucissement des mœurs la rend ingénieuse à découvrir des analgésiques. On sait par contre combien il est difficile de produire le plaisir par une action mécanique : l'influence des excitants est toujours ambi-

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guë et précaire. Encore faut-il reconnaître qu'ils sont toujours impuissants à produire le plaisir directement ; leur rôle est seulement d'éveiller le besoin ou le désir qui se portent au-devant de [212] l'objet et réussissent à faire naître le plaisir au moment où la rencontre entre l'objet et nous devient une sorte de complicité. Le plaisir ne pénètre jamais dans une conscience indifférente. Les moyens les plus subtils ne réussissent à le créer qu'en engendrant d'abord en nous un appétit artificiel, mais qui ressemble déjà à l'amour. « L'âme n'est qu'amour », dit M. Pradines. L'amour seul a assez de puissance pour faire apparaître en elle un plaisir véritable ; c'est pour cela que le plaisir est toujours désintéressé. Au lieu de nous replier sur nous-même comme la douleur, il nous dilate au-delà de nos propres frontières et nous unit au réel dans un embrassement. Il est le signe que l'être a atteint hors de soi ce qui est encore en soi, mais qui prolonge et surpasse pourtant son être propre. Il y a plus : bien que ce soit le désir qui produise le plaisir et qui le gouverne, il n'est pas vrai de dire que c'est le plaisir que nous aimons : car nous n'aimons jamais qu'un objet ou un être ; et le plaisir est seulement l'effet de la solitude rompue, d'une union réalisée entre le moi et ce qui l'entoure. Notre capacité d'éprouver du plaisir est donc proportionnelle à notre puissance d'aimer ; et le plaisir même que nous éprouvons n'est pas, comme on le croit, un avantage égoïste que nous retirons de l'amour, c'est une grâce que nous rendons à la nature entière, mais surtout aux êtres qui nous aiment et dont le regard tourné vers nous ne cesse de nous demander la récompense de leur amour.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

7 De l’ennui

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L'ennui est le mal des âmes les plus frivoles qui, incapables de rien tirer de leur propre fonds, cherchent toujours quelque objet nouveau pour faire renaître en elles un intérêt toujours défaillant. Mais il est aussi le mal de certaines âmes, en apparence trop vastes, qui, quelle que soit la grandeur des événements auxquels leur destinée s'associe, sentent toujours en elles un vide intérieur qu'aucun d'eux ne parvient à combler. Il menace sourdement chacun d'entre nous comme un ennemi dont, nous ne reconnaissons la présence que lorsqu'il occupe déjà la place. Nous ne pensons alors qu'à le chasser. Et l'on a dit parfois que toutes les fins de notre activité n'étaient que des divertissements destinés à l'empêcher de nous envahir : comme si l'homme, incapable de supporter le tête-à-tête avec lui-même, ne songeait jamais qu'à se fuir, comme s'il avait besoin de sortir de soi pour accepter de vivre et comme s'il ne pouvait se consoler de l'existence qu'avec l'apparence. On peut donc essayer de dépasser la psychologie de l'ennui et se demander s'il ne porte pas en lui une signification métaphysique. Tel est le problème que s'est posé M. Vladimir Jankélévitch dans le troisième chapitre d'un livre qu'il vient de publier sous [214] ce titre : l'Alternative (Alcan). On y trouve un sens singulièrement aigu de la vie

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concrète et dramatique de la conscience, lorsqu'elle consent à mettre au-dessus de toutes ses illusions, même les plus belles, une sincérité cruelle dans l'aveu de sa faiblesse et de sa misère, et à reconnaître en elle une aspiration vers un bonheur qui lui échappe toujours, puisque la possession même l'altère et le convertit en son contraire. On y trouve une description vive, prompte, animée, pleine de retours et de ruptures, aride et chatoyante, dialectique et poétique, de tous ces mouvements divergents et convergents que nous dirigeons et que nous subissons, qui forment la vie instable de notre âme, et à travers lesquels se constitue à la fois par nous et malgré nous notre propre destinée spirituelle. M. Jankélévitch sait bien qu'il n'y a point pour nous de connaissance plus profonde que celle par laquelle notre conscience s'éprouve elle-même dans le contact nouveau et toujours miraculeux qu'elle ne cesse d'avoir avec le réel. Il sait bien que si les doctrines ont une valeur, ce n'est pas par l'ingéniosité de leurs artifices dialectiques, mais par la densité qu'elles donnent à l'expérience totale de la vie. Sa lecture est très étendue. Son livre est nourri de citations comme celui de Montaigne. Et ce n'est pas tant aux philosophes de métier qu'il fait ses principaux emprunts qu'aux moralistes comme Sénèque, aux maîtres de la vie spirituelle comme Pascal ou Fénelon, aux poètes comme Baudelaire ou Laforgue. Il n'y aura pas pour nous de meilleur guide, ni qui nous apporte plus d'observations et de suggestions intéressantes pour nous apprendre à reconnaître la véritable nature de l'ennui, même si nos interprétations ne coïncident pas toujours avec les siennes. Notons tout d'abord que l'intérêt de son analyse et la surprise même qu'elle nous donne parfois [215] semblent provenir d'une expérience de l'ennui qui n'est point, du moins poussée jusqu'à ce degré, familière à la conscience latine. Celle-ci, variée et équilibrée comme nos paysages, ne se représente jamais l'être comme un désert continué, mais comme une harmonie entre des termes dont chacun appelle tous les autres pour se réaliser. M. Jankélévitch invoque le témoignage des écrivains russes qui décrivent le mal de l'ennui avec une lucidité et une pénétration qui nous donnent une sorte de vertige. Car c'est un mal, nous dit-il, en rapport avec le rythme si lent de la vie russe, avec ces journées sans horaire, avec ces conversations indéfinies qui ne parviennent pas à les remplir, avec ces horizons sans limite où nul objet ne permet au regard de se poser. « Le temps russe est comme la

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steppe elle-même où Dieu n'a presque rien mis pour que la conscience puisse la meubler avec ses rêves. » Et l'on comprend qu'il se produise ainsi dans l'âme une sorte de dépression continue dont elle cherche toujours à s'arracher par des crises violentes d'enthousiasme ou de fureur. Mais n'est-ce point une entreprise impossible que de prétendre définir l'ennui ? Nous le sentons lorsqu'il est là, mais il se dérobe à nous dès que nous cherchons à le saisir. Il est sans matière : c'est, en quelque manière, la positivité du rien. On ne peut pas dire qu'on puisse jamais lui assigner une cause. « C'est même l'absence de toute cause qui est la vraie cause de l'ennui. » Toutes les différences dont se nourrissait la vie de la conscience perdent en lui le relief et peu à peu s'abolissent. On dit par une sorte de paradoxe « avoir des ennuis », alors que l'ennui véritable ne comporte pas de pluriel. « Les ennuis empêchent l'ennui. » L'ennui est un mal sans forme, dit Alain. C'est le mal de l'indétermination. Et l'on [216] comprend très bien que ce mal accompagne habituellement l'isolement qui ne nous laisse de rapports qu'avec nous-même, l'inaction qui empêche notre initiative de trouver dans le monde des objets nouveaux, la monotonie qui nous met toujours en présence du même spectacle, la fatigue qui nous retire la force de prendre intérêt à rien. M. Jankélévitch essaie d'interpréter les effets de l'ennui par une dialectique du « trop ». Il montre que la conscience est toujours à michemin entre le désir et la possession. Ce qu'elle cherche, c'est un état de juste mesure, aigu comme le tranchant du rasoir sur lequel il est impossible de se tenir, entre un désir qui ne cesse de nous faire souffrir tant qu'il n'est que le sentiment d'une privation, et une possession qui perd toute saveur dès que le désir s'en est retiré. Or l'ennui est précisément le mal de la possession. C'est la souffrance des consciences comblées, la maladie spécifique du luxe. Il exprime la satiété du désir. L'ennui est le bonheur du malheur, un bonheur qui n'est plus rien dès que le sel du danger n'en relève pas le goût. Et M. Jankélévitch invoque l'ennui de l'accord parfait, et l'ennui des dimanches. Mais cet ennui des dimanches demande lui-même à être examiné de plus près. Car c'est sans doute l'ennui d'un loisir qui a dégénéré en oisiveté ; il naît non pas d'un bonheur présent et offert, mais d'une possibilité de bonheur dont on n'a rien su faire, d'une impuissance à remplacer une activité matérielle et obligatoire par une activité désin-

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téressée et gratuite. Ainsi l'ennui nous paraît résulter de ce sentiment que nous avons de disposer d'un certain pouvoir d'être heureux, dont nous croyons qu'il devrait nous donner le bonheur, alors qu'il n'y réussira pourtant que si nous savons l'exercer et le mettre en œuvre. Mais alors l'ennui qui accompagne la possession [217] doit recevoir lui aussi la même explication. Ce n'est pas celui qui possède trop qui s'ennuie, mais celui qui confond avoir avec posséder et imagine que le fait d'avoir dispense d'accomplir l'acte de posséder. Celui qui accumule des biens croit accumuler des jouissances ; mais il accumule aussi des tourments, et parmi eux le plus irrémédiable qui est l'ennui, où la conscience à qui tout est donné ne peut plus rien se donner à ellemême. Dira-t-on que c'est parce que le désir s'est retiré d'elle ? Oui, sans doute, et il est vrai, en effet, que c'est la privation du désir qui engendre l'ennui. Mais j'applique toujours le désir à la recherche de l'objet, et crois qu'il suffit d'avoir obtenu l'objet pour avoir obtenu du même coup la possession de l'objet. Or la seule présence de l'objet n'est rien sans l'acte qui seul peut le rendre mien, comme on le voit quand il s'agit de biens familiers qui sont toujours sous mes yeux, et par-dessus tout des biens qui s'imposent à moi presque malgré moi, comme l'être ou la vie ; j'oublie toujours qu'ils n'ont de sens et de valeur que par le consentement que je leur donne et par l'usage que j'en fais. Ainsi l'ennui met en question mes raisons mêmes de vivre. Il est en effet l'absence de désir, mais dont la satiété n'est qu'une forme. Il est, comme le dit ingénieusement M. Jankélévitch, « la convoitise sans matière d'une âme qui n'a même pas de vœux à former, la façon qu'a le repos d'être inquiet » ; il est « le désir qui se désire lui-même ». Aussi ne l'observe-t-on pas seulement chez ceux qui ont trop de bonheur, mais aussi chez ceux qui n'en ont point et ne pensent pas qu'il y en ait, chez ceux qui restent assujettis aux besognes les plus ternes ou les plus rebutantes, sans espérer jamais pouvoir en être délivrés, et, d'une manière plus générale encore et plus profonde, chez tous ceux qui existent et qui vivent, [218] mais qui ne font point d'acte d'adhésion à l'existence et à la vie. Ainsi l'ennui résulte toujours de l'attitude que prend la conscience à l'égard de l'existence. Il est inséparable du sentiment de notre isolement, de notre caractère insulaire en face d'un monde qui nous apparaît comme un spectacle étranger, indifférent, et à peine réel puisque

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nous n'avons avec lui aucune communication directe et vivante. Mais l'ennui n'habite pas la solitude, qui est un refuge où chaque être retrouve la source même de son existence et le libre jeu de ses puissances. Aussi voit-on souvent que dans la société des hommes où notre solitude se rompt, l'isolement reparaît. Et par contre cet isolement au milieu du monde produit un ennui que la solitude dissipe. Dans l'ennui, le réel recule ; il perd son authenticité et sa valeur ; son relief s'efface. Les différences en lui s'abolissent ou, si elles subsistent, nous sommes devenus à leur égard « indifférents ». La conscience a perdu tout lien avec les êtres et avec les choses, elle est distraite, dépaysée, présente et absente à la fois. L'univers semble vide de toute substance : c'est de ce vide que l'ennui est le plein. II est l'être même du Rien. En lui l'être et le non-être ne font plus qu'un. On peut dire sans doute que l'ennui naît de la conscience que nous prenons de l'existence toute pure, coupée de tout lien avec les formes particulières qui la déterminent, et qui alors se détachent d'elle comme autant de fantômes sans consistance. Dès lors le remède de l'ennui n'est-il pas dans le divertissement qui nous attache à ces fantômes et nous fait oublier l'existence ? Mais nous sentons bien que nous n'avons pas à faire un choix entre l'ennui et le divertissement, qui au contraire sont solidaires et s'engendrent l'un l'autre dans un [219] cercle qui n'a pas de fin. Il faut les surmonter tous les deux, ce qui n'est possible sans doute que si nous nous apercevons que notre existence n'est rien sinon par l'acte intérieur qui s'en empare, et qui en assume la responsabilité, mais qui ne peut s'accomplir sans s'exprimer, sans s'incarner, qui par suite, au lieu de nous détourner de tous les événements variables qui forment la trame habituelle de notre vie, nous oblige au contraire à les pénétrer de manière à donner au plus humble une valeur unique et incomparable. Aussi M. Jankélévitch a t-il fort bien marqué la relation privilégiée de l'ennui et du temps. C'est qu'il n'y a que le temps qui puisse réaliser la liaison entre l'existence nue, qui n'est qu'une virtualité universelle, et les événements dans lesquels il faut que cette virtualité s'actualise. Ce qui ne peut se produire qu'à condition que nous sachions employer le temps. Mais cela n'arrive pas toujours. L'ennui est donc par excellence le mal du temps. Il est la conscience du temps, qui est fait pour être inconscient, et dont on peut dire qu'il cesse de l'être quand nous cessons d'en faire usage. Pour cela, il faut que nous puissions remplir

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le temps ou, selon le langage de M. Bergson, convertir le temps en durée ; alors seulement une relation s'établit entre notre existence et les événements ; et nous ne nous bornons plus à exister sans vivre. Observons encore que le rythme de notre conscience est infiniment plus rapide que le rythme des choses, ce qui l'invite à se replier sur elle-même et à devenir une conscience rêveuse. Or il faut que ces deux rythmes soient accordés, ce qui n'est possible sans doute que si notre conscience s'engage, c'est-à-dire consent à agir. C'est que toute action est une organisation du temps. Elle s'exerce dans le présent, où elle unit notre passé à notre avenir. Mais dans l'ennui la distinction et la liaison entre les moments [220] du temps cessent de se faire. L'ennui n'a pas de maintenant. Il est submergé par le passé. Il ne cesse de s'exprimer par des formules comme « Tout est dit » et « J'ai lu tous les livres ». Et c'est le sentiment d'une imitation, d'une répétition indéfinie des choses par elles-mêmes qui ne cesse de le nourrir. Il cède toujours à la langueur des souvenirs. Ainsi, pour l'ennui il n'y a pas d'avenir. Et pourtant l'ennui est une sorte d'attente. « Il n'attend rien, et s'attend vaguement à tout. » Il demande toujours : « et après ? » pour montrer à la fois que cet après reste encore le point de visée et qu'on est assuré qu'il ne nous apportera rien. On peut dire à volonté que l'ennui est la vacuité du temps ou son ralentissement infini. C'est, parce que le temps est incapable de se changer en une durée réelle qu'il se produit dans la conscience une inappétence à l'égard du réel. Toute sensation est émoussée. Toute valeur est tarie. Tout nous demeure égal et devient pour nous d'un gris couleur de cendre. Quant aux remèdes contre l'ennui, ils sont de deux sortes, soit que l'on prétende l'exténuer en exténuant la conscience, en retournant vers cette innocence ou cette naïveté qui précédaient sa naissance, soit que l'on prétende trouver dans la société, dans la nouveauté ou dans l'action un intérêt extérieur et momentané qui nous le fasse oublier. Mais si ce sont là pour nous, comme on l'a montré, de purs divertissements, ce sont aussi de faux remèdes. Car il s'agit pour nous de « passer le temps et non point de le tromper ». Et M. Jankélévitch, utilisant les idées de M. Bergson, montre que la durée véritable n'a pas de redites, qu'en elle tout s'améliore et se capitalise, que « le temps travaille pour nous comme un ami laborieux, toujours vigilant, même quand nous dormons, et toujours taciturne ». Il [221] importe donc que nous ne laissions en friche aucun instant de notre durée. Sans doute nous ne

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serions pas d'accord avec l'auteur sur tous les thèmes de sa subtile méditation. Faut-il dire par exemple que dans l'ennui c'est l'infini qui rapetisse toutes les valeurs finies ? Nous pensons au contraire que c'est l'infini qui les relève et qu'elles ne sont proprement des valeurs que par leur liaison avec lui. Par contre nous ne marchanderions pas notre assentiment à une formule comme celle-ci : c'est que la plus saine méthode pour guérir l'ennui est aussi la plus affirmative, qu'il faut, comme le recommande Fénelon, savoir garder à la conscience un état de « patiente et féconde tranquillité », faire confiance à l'immobilité du loisir qui nous rend à nous-même, nous permet la découverte et la réalisation de tous les possibles qui sont en nous, et disposer chacune de nos journées comme si elle était la dernière. M. Jankélévitch admire que le temps soit si lent à passer et pourtant si vite passé. Mais c'est que son rôle est en effet de passer. Nous oscillons sans cesse du temps de l'ennui au temps du regret, dont l'un est trop long et l'autre trop court. Il faut vivre, dit-il, dans un « pendant » toujours opportun. Oui, sans doute, et nous ne pensons pas autrement, mais à condition que ce « pendant » où le temps ne cesse de s'accumuler soit aussi le lieu où le fini et l'infini, au lieu de s'exclure, se réconcilient, où l'exacte réponse à l'occasion qui nous est offerte, le fidèle accomplissement de la tâche la plus petite, au lieu de nous faire perdre l'infini, deviennent le moyen même qui nous permet d'y participer et, en un certain sens, nous en ouvre l'accès.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

8 Le divertissement

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Il est impossible de relire dans les Pensées de Pascal les textes si simples et si beaux qui portent sur le divertissement sans que la vie nous apparaisse tout à coup débarrassée de tous ses voiles, avec la vanité des besognes qui la remplissent et le tragique de la destinée qu'elles ont pour mission de nous faire oublier. Nul n'a senti avec plus d'acuité que Pascal « le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près ». Le désir et l'ambition nous détournent de nousmême ; mais, si on les suppose comblés, ils redoublent encore en nous le besoin de nous fuir. « La royauté est le plus beau poste du monde. Mais le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi et l'empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense. » Les occupations et les plaisirs jouent le même rôle, qui est, non point de nous plaire, mais de nous arracher à la conscience de nous-même. Aussi donne-t-on aux hommes « des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Et après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir. »

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[223] L'homme est donc incapable de supporter la vue de son état véritable. Il cherche toujours une occupation qui l'agite et qui l'empêche de rester face à face avec soi. Et pourtant le divertissement ne lui apporte aucun soulagement : il multiplie au contraire ses tribulations. « Tout le malheur des hommes, dit encore Pascal, est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Or l'espace et le temps ouvrent une carrière infinie à ce désir de nous évader de nous-même qui ne cesse de nous tourmenter. Nous fuyons sans cesse vers un autre lieu ; et c'est le goût de partir qui engendre tous les voyages. Nous fuyons sans cesse vers un autre temps ; et l'impossibilité de nous contenter du présent nous renvoie tantôt vers un passé où nous ne parvenons plus à nous établir et qui aiguise nos regrets, tantôt vers un avenir qui devance le cours naturel des événements et nous déçoit comme le font tous les rêves. Mais dans tous les lieux et dans tous les temps, c'est nous-même que nous retrouvons ; et nous avons beau changer de position à tout instant comme un dormeur qui cherche vainement le sommeil, nous ne pouvons point éviter cette conscience de notre présence dans le monde qui nous oblige à nous interroger sans cesse sur notre propre destin. Mais pour Pascal la vie de l'esprit, qui se confond avec la vie chrétienne, est aussi l'exclusion du divertissement. Avec une admirable pitié pour l'infirmité de la chair, il excuse les hommes d'avoir besoin du divertissement, car aussi longtemps qu'ils ne considèrent en eux que leur être naturel ils se sentent voués à l'ignorance, à la douleur et à la mort. Mais ils ne cherchent jamais à quitter que leur misère : et en cédant aux multiples désirs qui les attirent vers les fins les plus frivoles, ils poursuivent encore une image des biens véritables. Seulement ces biens sont [224]en nous et non point hors de nous : ainsi la pensée nous élève au-dessus de l'univers, même quand l'univers nous accable ; et l'amour de charité, même dans le plus humble de ses mouvements, nous élève infiniment au-dessus de toutes les pensées et de tous les corps. * *

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M. Louis Vialle n'a pas craint de nous apporter une nouvelle Contribution à la psychologie du divertissement. Mais, en donnant pour titre à son ouvrage le Désir du néant (Alcan), il a voulu montrer que son inspiration n'était pas celle de Pascal. Il y a pour lui un malheur qui est inséparable de l'essence de la vie, et dont il ne veut pas être délivré. Son livre est même une critique de tous les moyens de délivrance auxquels les hommes ont eu recours, et dont il ne cesse de montrer l'inefficacité. Toutes les sources de joie auxquelles la conscience a puisé tarissent tour à tour. Il est difficile d'imaginer une lamentation plus continue sur le destin de l'humanité. À cette lamentation même l'auteur s'abandonne avec une complaisance lyrique. Et, pour qu'aucun espoir ne puisse nous être laissé, le sens même où Pascal prenait le mot divertissement est retourné : le divertissement selon Pascal était l'accompagnement naturel de notre misère ; il était même pour lui « la plus grande de nos misères » : un tel divertissement doit donc faire corps ici avec la réalité même de la vie. Et, par une sorte de paradoxe, le vrai divertissement, selon M. Vialle, va devenir non plus l'état d'une conscience dispersée, mais l'état d'une conscience qui cherche son centre intérieur et qui entreprend de s'unifier. Il y a en effet dans toute conscience une vocation de l'absolu ; et nul plus que M. Vialle n'éprouve l'insuffisance [225] de tous les biens particuliers et périssables. Mais dans le mépris où il les tient se trouve précisément la source de son pessimisme. Car l'absolu ne pourrait être atteint que si la conscience surmontait la distinction de l'objet et du sujet, si elle cessait de désirer et de vivre dans le temps, c'est-à-dire si les conditions mêmes qui font d'elle une conscience venaient à disparaître. La conscience est donc vouée à une détresse sans remède, puisqu'elle est enfermée dans cette contradiction de ne pouvoir trouver d'apaisement que dans un état de perfection qui doit la consumer et l'abolir. Il ne peut pas y avoir pour l'être fini d'autre ambition que de se « diviniser » ; mais pour lui, devenir Dieu, c'est cesser d'être. Ainsi M. Vialle a pu identifier ce désir de l'absolu avec le désir du néant, mais il refuse lui-même de s'y abandonner ; et s'il préfère garder la conscience avec le malheur qui lui est attaché, c'est qu'il découvre dans la jouissance même de ce malheur un bien qu'il ne veut pas perdre.

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Il y a donc un point que M. Vialle nous accordera sans doute, puisque autrement sa critique de l'absolu n'aurait plus de portée : c'est que la conscience ne peut pas se renoncer elle-même ; c'est qu'elle ne peut pas mettre au-dessus d'elle l'inconscience, c'est-à-dire les ténèbres et le néant ; c'est qu'elle est nécessairement la valeur suprême et le principe de toutes les valeurs. Mais alors il faut qu'elle ait le courage de ratifier toutes les conditions sans lesquelles elle ne serait pas. La conscience pense l'absolu et elle vit dans le relatif ; c'est donc que l'absolu doit être non pas le but qu'elle cherche à atteindre, mais le principe qui soutient sa marche et qui la règle. La conscience engendre tous les maux dont nous souffrons ; mais il faut qu'elle les accepte, puisque sans eux les biens que nous leur opposons ne [226] pourraient pas être sentis. Seulement, dira-t-on, les maux seuls sont réels : ils nous font désirer des biens dont nous n'avons jamais que l'idée. Or quels sont les maux dont on nous parle ? Dans chacun d'eux n'y a t-il pas déjà la présence de l'être et de la vie, un bien enveloppé et que nous jugeons insuffisant, mais qu'il faudrait d'abord, au lieu de s'en divertir, essayer de pénétrer et de posséder ? Mais la vie est pour nous intolérable parce qu'elle nous rive à la solitude, au temps, à la douleur et à la mort. Seulement ces quatre pensées, selon l'usage qu'on en fait, peuvent nous accabler ou nous exalter. Voyez la solitude. Les uns en effet la redoutent et la fuient parce qu'ils ne trouvent en elle qu'un abîme de désespoir ; et ce sont ceux qui ont toujours besoin de quelque divertissement. Mais les autres la désirent comme un port et comme un refuge : s'ils se plaignent, c'est qu'elle n'est jamais pour eux assez parfaite, c'est qu'il leur est presque impossible de la garder sans qu'elle soit troublée. Dès qu'ils la trouvent, leur âme s'emplit de lumière et de joie. Et même on pourrait dire que c'est, au milieu de la société des hommes qu'ils se sentent isolés, tandis que dans la solitude ils forment société avec eux-mêmes et avec tout l'univers. Mais, dira-t-on, cette satisfaction qu'ils éprouvent est illusoire, bien qu'ils en soient juges et non pas nous. Et l'on veut que chaque conscience reste irrémédiablement close, comme un puits qui n'aurait point d'ouverture. Seulement cette conception, qui se réclame parfois de Leibniz, est-elle vraie ? La conscience a besoin de tout l'univers pour la soutenir. Peut-elle être distinguée de cette multiplicité de relations qui l'unissent à tout ce qui l'entoure ? Y a t-il rien de plus

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en elle que ce qu'elle reçoit et ce qu'elle donne, ou que l'acte même de recevoir et de donner ? [227] Cependant on invoque l'amour pour nous inviter à mesurer la profondeur et la misère de notre solitude : car il est l'espoir et le désir de la vaincre en ne faisant qu'un avec l'objet aimé. Or cette unité, l'amour est incapable de la réaliser, et il ne fait qu'accroître notre tourment en nous proposant un mirage qui ne cesse de nous décevoir. Mais on répondra que l'amour cherche l'union de deux êtres et non point leur unité ; et dans cette union, dit admirablement Descartes, « on imagine un tout duquel on pense seulement, être une partie et que la chose aimée en est une autre ». C'est un amour qui manque encore de lucidité et de pureté que celui qui cherche à atteindre on ne sait quelle étrange fusion entre les deux êtres qui s'aiment : l'amour a besoin de la distinction du « toi » et du « moi » pour que le moi et le toi puissent se révéler l'un à l'autre dans une sorte de miracle ininterrompu où chacun ignore ce qu'il donne, et reçoit de l'autre un bien qui ne cesse à la fois de le combler et de surpasser son attente. Cependant l'homme vit dans le temps et il est avide de l'éternité dans laquelle il ne pourrait pas s'établir sans être détruit. Or, le temps est le père de tous les supplices. Il nous propose sans cesse un nouveau but qu'il nous interdit d'atteindre ou qu'il abolit dès que nous avons cru le toucher. Les anciens le savaient bien, qui avaient inventé les mythes de Sisyphe et des Danaïdes pour nous montrer la monotonie et la vanité de toutes nos œuvres temporelles. Le temps fait, de notre existence tout entière une vaste oscillation entre le désir et le regret, et il nous interdit de jamais rien posséder. Mais la pensée du temps est aussi pleine de beauté et de consolation. Hors du temps notre vie serait fixée dans une inertie pire que celle des choses ; elle n'est si mobile et si tendre que parce qu'elle ne cesse [228] jamais de craindre et d'espérer. Mais le temps doit être lié à l'éternité et non point en être séparé. Au lieu de dire toujours que le présent ne cesse de nous fuir, il faut voir clairement, au moins une fois, que nul n'en est jamais sorti : car le passé et l'avenir sont encore pour nous des pensées présentes. Et il faut qu'elles s'opposent afin de permettre à notre initiative de s'exercer et à chacune de nos actions d'inscrire dans le monde une trace qui ne s'effacera plus. Le temps est

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l'instrument de notre divertissement s'il nous détourne du présent au lieu de nous y établir ; mais pour cela il faut accepter qu'il y ait d'autres présences que la présence sensible. Et n'est-ce pas agrandir indéfiniment la conscience, au lieu de la diminuer, que de reconnaître en elle une présence voulue au-delà de toute présence donnée, et une présence que l'esprit peut encore contempler quand le regard l'a déjà perdue ? Mais l'homme ne peut échapper à la lassitude et à la douleur. Il ne rêve que d'une activité toujours joyeuse et régénérée. Ses occupations lui paraissent misérables et ne cessent pourtant de l'accabler. Le contact de l'univers le meurtrit. Plus il a de délicatesse, plus il reçoit de blessures. Aussi les principales formes du divertissement ont-elles pour objet de nous faire oublier nos souffrances. Pourtant il ne nous suffit pas de les anéantir ; car ce n'est pas l'indifférence que nous cherchons, c'est le plaisir. Et comme la douleur nous paraît inséparable de l'essence même de la vie, le mot de divertissement et celui de plaisir sont souvent pris l'un pour l'autre. Mais la perfection du divertissement, ce serait, pour M. Vialle, l'attente de cette joie parfaite que nous proposent les mystiques et les saints, et dans laquelle la douleur serait abolie et la conscience surpassée. Seulement est-il encore possible d'appeler divertissement un [229] état où l'âme, au lieu de se fuir, se retire au plus profond d'elle-même pour laisser agir, sans lui opposer d'obstacle, le principe qui la fait être ? De plus, la perfection de la joie n'exige pas, comme on le croit, une impossible abolition de la douleur. On a raison de dire que ces deux termes ne peuvent aller l'un sans l'autre. La joie la plus haute n'exclut pas la douleur, mais elle l'accepte et la purifie. Elle ne récuse aucun des aspects de la vie. Il y a en elle une gravité et une tension qui sont proportionnelles à la somme de douleurs qu'elle enveloppe et qu'elle pénètre. Aussi est-elle bien le sommet de la conscience, et non point son anéantissement. Elle illumine tout ce qu'elle touche, de telle sorte qu'il n'y a aucune partie de l'univers qui puisse recevoir un sens autrement que par la joie qu'elle recèle et qu'elle est capable de nous donner. Toutefois il y a la mort, dont la crainte ne cesse de nous poursuivre en corrompant tous nos plaisirs. La mort fait échouer toutes nos entreprises et les rend inutiles. L'habitude que nous avons de celle des autres ne suffit pas à nous permettre de regarder en face notre propre mort. Aussi le désir d'éviter la pensée de la mort est-il le principe su-

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prême de tous les divertissements ; et la foi dans l'immortalité sera l'illusion privilégiée qui nous adoucira cette horrible vision. Mais si nous ne voulons pas mourir, c'est le signe d'un grand attachement à cette vie qui nous paraissait tout à l'heure si désolante. Le malheureux gémit sur la nécessité de vivre et non point sur la nécessité de mourir. Le bouddhiste ne fait point d'autre vœu que d'être délivré de cette suite infinie de naissances nouvelles qui l'attendent après cette vie : il désire échapper à l'immortalité comme nous désirons échapper à la mort. Mais si l'immortalité n'était qu'un pur divertissement, si elle se bornait à [230] nous faire oublier la mort pour prolonger indéfiniment devant notre imagination une vie où nous n'avons rien su mettre, à qui pourrait-elle paraître désirable ? Il faut d'abord avoir le cœur assez haut pour donner le même consentement et le même amour à la vie et à la mort qui n'en peut être séparée. Alors l'immortalité reçoit de la mort elle-même sa lumière : car la mort, en empêchant qu'un seul de nos actes puisse subir désormais aucune retouche, lui donne une gravité incomparable et, pour ainsi dire, une place dans l'absolu. Elle est par rapport à la vie non pas une destruction, mais une réalisation et un accomplissement. La vie n'est pas un mal dont le divertissement chercherait vainement à nous libérer. Mais le divertissement est un mal parce qu'il nous éloigne de la vie et qu'il nous empêche d'en prendre possession, d'en accepter les responsabilités et d'en remplir les devoirs. Or, pour en être capable, il faut que la vie cesse de nous paraître frivole ; mais il faut aussi qu'au lieu de se sentir découragée par un idéal impossible à atteindre, et qui s'il se réalisait lui ôterait la conscience d'elle-même, elle trouve en elle assez de force et de courage pour accomplir à son heure, et avec la plus parfaite humilité, la tâche qui lui est demandée. On veut qu'il y ait dans l'être fini une affirmation illimitée de luimême et qu'il aspire à s'identifier avec l'être total. Mais on peut douter qu'il y ait chez aucun individu une semblable ambition. Il a besoin de sentir autour de lui d'autres individus avec lesquels il cherche à entretenir les communications les plus subtiles et les plus douces. Il ne demande pas à faire rayonner sa puissance sur la totalité de l'espace et du temps : car il sait que l'infini est capable de tenir dans l'événement le plus simple, à condition qu'on en ait pénétré le sens. Seulement [231] il trouve plus facile de désirer ce qu'il n'a pas que de posséder ce qu'il a, c'est-à-dire de se divertir que de vivre. Mais si notre vie ne doit

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pas se séparer de la pensée de l'absolu, c'est parce que celle-ci, au lieu d'être pour nous un divertissement, nous guérit de tous les divertissements : elle relève la valeur du présent, elle nous oblige à l'accepter au lieu de le fuir, à découvrir en lui une richesse que nous n'épuiserons jamais, à mettre au-dessus de tous les buts que nous proposent les puissances du rêve cette activité quotidienne qui ne nous paraît incapable de nous suffire que parce que nous refusons d'en reconnaître la profondeur et d'en mesurer la beauté. [232]

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CINQUIÈME PARTIE

1 La sagesse de Montesquieu

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Les Cahiers de Montesquieu qui viennent d'être recueillis et présentés au public par M. Bernard Grasset sont plus précieux par la connaissance qu'ils nous apportent de l'homme que par ce qu'ils ajoutent à l'œuvre de l'écrivain. Ils suscitent en nous mainte réflexion tant sur la structure secrète de notre esprit que sur l'art de diriger nos propres pensées afin d'obtenir l'équilibre et le bonheur. Une telle lecture à l'époque où nous sommes est à la fois instructive et irritante : elle nous livre une sagesse qui est à notre portée et dont il semble même qu'elle ne nous dépasse pas assez, qui est pourtant très difficile à acquérir, mais qui ne l'est que par une sorte d'indifférence aux événements, de sécurité à l'égard des ébranlements trop violents de la sensibilité, où nous voyons moins un signe de force, qu'un certain défaut d'humanité. Ce sont les deux premières parties du livre : sur lui-même et sur l'homme, qui retiendront surtout notre regard. Montesquieu notait ses pensées au jour le jour pour revenir sur elles plus tard. C'était là une sorte de premier jet dont il ne répondait pas encore, et qu'il ne faisait pas tout à fait sien. Et l'éditeur nous dit qu'il faut y voir « moins un écrit que la [236] source de tous ses écrits ». Un tel procédé de com-

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position, où la spontanéité s'allie à la réflexion, le don de l'instant à une lente maturation, nous révèle peut-être une loi profonde de notre pensée, ouverte d'emblée à toutes les suggestions qui peuvent se présenter à elle et les éprouvant sans cesse après coup au creuset de la méditation. L'important, c'est la conscience que l'auteur a toujours de lui-même. Peut-être est-ce cette conscience qui fait de lui un auteur : l'écriture seule nous permet de l'analyser et de la garder. De là cette tendance de tant d'écrivains à nous raconter l'histoire de leur esprit : cette histoire, c'est l'histoire de leur vie réelle. Ils la créent pour ainsi dire à mesure qu'ils l'écrivent. Pourtant c'est bien la vie qui préoccupe Montesquieu, plutôt que son œuvre, et il n'entend point sacrifier cellelà à celle-ci, comme il arrive si souvent : il note les idées comme elles lui viennent, il ne pense pas au public ; il sait s'arrêter dans l'écriture dès qu'elle lui est à charge ; elle est un moyen dont il entend se servir pour le gouvernement de sa conduite, non point une fin à laquelle il l'assujettit. Si l'on cherche entre les grands écrivains de notre pays quelque affinité fondée sur le sol qui les a nourris, on peut noter la même préoccupation de se connaître, la même attention constante à eux-mêmes chez des hommes comme Montaigne ou Montesquieu, Fénelon ou Maine de Biran, qui appartiennent tous à la même province, à la Guyenne et au Périgord, et qui, tous, dans des cahiers, des essais, des lettres spirituelles, un journal intime, s'efforcent de retrouver l'homme tout entier à travers les démarches quotidiennes de leur propre vie, toujours plus soucieux de décrire que de construire, et de diriger leur vie intérieure avec lucidité que de pénétrer ou de dominer le monde matériel. Les deux premiers tournés vers [237] l'Océan, dans une terre plus riante et plus fertile, montrent une sagesse plus modérée et plus égale, à laquelle il suffit de régler la nature ; les deux autres dans une contrée un peu plus retirée et solitaire, sont plus inquiets et plus tourmentés : l'un ne rencontre partout que des résistances, et l'autre gémit de sa stérilité ; ils trouvent le repos à la fin dans l'abandon à une force qui les dépasse et par laquelle ils aspirent à se laisser porter. Chez tous les quatre nous trouvons le même goût de l'introspection, le même souci de conduire leur existence selon une lumière qui est en eux, la même recherche, parfois douloureuse, d'une certaine facilité, qui n'est qu'une conformité consentie à un ordre naturel ou surnaturel.

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Faut-il dire que parmi eux c'est Montesquieu qui se situe le moins haut ? Il est vrai qu'il est resté toujours attaché à la terre, cultivant et administrant ses désirs avec un peu trop de prudence et d'habileté. Mais l'intelligence chez lui est souveraine : elle ne ferme pas ses yeux devant les parties les moins nobles de son être, et le laissent s'v abandonner avec une ironique complaisance. « Je me connais, dit-il, assez bien. » Et il jouit de cette connaissance. Il cherche à s'établir dans ce qu'il est plutôt qu'à se hausser au-dessus. Il voudrait établir une sorte d'égalité entre sa propre essence et la conscience qu'il en a, entre ses facultés et l'emploi qu'il en fait. Cette lucidité intérieure lui suffit pour le détourner de tous les troubles et de tous les malheurs qui résultent soit de l'ignorance, soit des passions. Et la volonté, loin d'intervenir pour redresser la nature, l'aide seulement à retrouver son chemin. On ne saurait dire pourtant qu'il cède jamais à aucune préoccupation égoïste : l'intelligence chez lui ne se réduit point au calcul ; elle ne s'épuise pas non plus dans son propre jeu. [238] Elle produit des effets comparables à ceux de la sympathie en enveloppant l'univers entier dans un unique regard. Car « l'avidité à tout comprendre est aussi un penchant à tout partager ». Il arrive souvent que l'introspection ou la connaissance trop avertie de soi-même engendre dans la conscience de l'inquiétude et de la tristesse, ou même une perpétuelle blessure comme celle que produirait en nous une lame trop affilée. Il n'en était pas ainsi avec Montesquieu. Il était heureux : il savait qu'il l'était. À l'inverse des modernes qui suivent Hegel et pensent que la conscience est malheureuse par essence, qu'elle est la conscience du malheur même attaché à l'existence et que cesser d'être malheureuse c'est pour elle cesser d'être, Montesquieu pense que le seul sentiment de l'existence suffit à produire en nous le bonheur, et que le propre de la réflexion, c'est de l'analyser et de l'approfondir. À une époque comme la nôtre où tant de maux assaillent en chacun de nous l'homme et l'individu, nous éprouvons un étonnement presque scandalisé à l'entendre parler du bonheur que la vie lui a donné : « Je n'ai presque jamais eu de chagrin, et encore moins d'ennui. » Il faut craindre qu'il pèse un peu sur lui de cette réprobation dont l'optimiste est toujours l'objet, comme le montre l'exemple de Leibnitz : car il semble que nous en voulions à l'optimiste de posséder ce que nous désirons et qui nous manque, de nous faire sentir qu'il est capable de se suffire, et que nous nous vengions

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en lui reprochant non seulement sa dureté de cœur et son aveuglement à l'égard de toutes les misères qui remplissent le monde, mais encore un défaut de profondeur qui lui permet de se contenter de peu et l'empêche de pénétrer jusqu'à la racine métaphysique du désir. Mais considérons de plus près ce bonheur dont il [239] semble qu'il est à notre portée, et cherchons de quoi il est fait. Il est d'abord une suite du tempérament. « Ma machine est si heureusement construite que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu'ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour me donner de la peine. » Nous trouvons là sans doute l'effet d'une modération naturelle, mais aussi d'une discipline de l'attention curieuse de discerner dans tous les objets auxquels elle s'applique cet élément positif qui s'accorde avec chaque sensibilité et contribue pour ainsi dire à l'harmonie du monde. Écoutons-le nous dire d'une manière charmante et presque naïve : « Je m'éveille le matin avec une joie secrète, je vois la lumière avec une sorte de ravissement. Tout le reste du jour je suis content. » Comment un tel homme ne chercherait-il pas dans tout ce qui lui est offert des motifs de contentement ? On s'étonnera qu'il soit timide : il l'est pourtant, mais de cette timidité qui n'est qu'une forme de la délicatesse de conscience et la crainte perpétuelle d'une disproportion entre ce qu'il est et ce qu'il montre. Elle suppose le sentiment de sa valeur, au lieu de l'exclure : aussi déclarait-il qu'il en souffrait moins devant des gens d'esprit que devant des sots : « C'est que j'espérais qu'ils m'entendaient : cela me donnait confiance. » Il n'y a pas de mal qui lui paraisse pire que l'envie : il pratique à l'égard des hommes la bienveillance. « Quand je vois un homme de mérite, je ne le décompose jamais ; un homme médiocre, qui a quelques bonnes qualités, je le décompose toujours. » Le mot même de contentement est un de ceux qui lui agréent le plus : la sagesse est de confondre les deux sens qu'on lui donne, à savoir de se suffire et de tirer son plaisir de ce que l'on a. « J'ai toujours été content de l'état [240]où je suis ; j'ai toujours approuvé ma fortune et n'ai jamais rougi d'elle, ni envié celle des autres. » On le sent qui cherche à découvrir et à pratiquer une certaine technique du bonheur. Mais cette technique consiste dans une certaine alliance et complicité avec la nature. « Il y a deux sortes de gens malheureux. Les uns ont une sorte de défaillance d'âme qui fait que rien ne les remue. » Les autres sont cc ceux qui désirent impatiemment ce

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qu'ils ne peuvent pas avoir, et qui sèchent sur l'espérance d'un bien qui recule toujours ». C'est à l'intérieur de ce qui nous est donné et de ce que nous possédons qu'il faut chercher la source de nos plaisirs, et jamais dans quelque objet absent que l'imagination nous représente pour nous torturer : on ose à peine citer ce mot de crainte qu'on n'en fasse quelque application trop directe : « Je vous défie de faire jeûner un anachorète sans donner en même temps un nouveau goût à ses légumes. » Ne croyons pas qu'il s'agit ici d'un bonheur facile et qui se maintient à la surface de la conscience. Il est lié à l'essence même de la vie et au sentiment même que nous en avons : car l'homme malheureux n'a de regard que pour l'accident ; mais si on accepte de lier l'accident à l'essence, il n'y a pas jusqu'à nos peines elles-mêmes qui n'entrent de quelque manière dans l'économie de notre bonheur. « Les vraies afflictions ont leurs délices. » Elles n'ennuient jamais, parce qu'elles occupent toute l'âme. Et Montesquieu ajoute admirablement : « On ne peut distraire personne de sa douleur sans lui causer une douleur plus vive. » Et encore : « L'âme ne reste pas assez sur des inquiétudes pour les ressentir, ni sur la jouissance pour s'en dégoûter. » Ainsi de nos maux eux-mêmes il est possible de faire des biens. Les plus vives de nos peines seules parviennent à nous blesser. [241] Mais les peines modérées sont très près des plaisirs, « et au moins elles ne nous ôtent pas celui d'exister ». Le bonheur de l'existence est une félicité habituelle « qui n'avertit de rien parce qu'elle est habituelle ». On cherche toujours, il est vrai, des états exceptionnels : mais il ne faut pas dire que « le bonheur est ce moment que nous ne voudrions pas changer pour un autre ; disons autrement : le bonheur est ce moment que nous ne voudrions pas changer pour le non-être ». Il est dans une certaine disposition constante de notre vie plutôt que dans le plus grand nombre possible d'états agréables. Mais il y a une mesure de l'homme qu'il faut apprendre à connaître sans rêver de la franchir : « Ce qui fait que nous ne sommes pas heureux c'est que nous voudrions être comme des dieux ; mais il nous suffit bien d'être heureux comme des hommes. » Il y a un certain art de s'accommoder à la vie au lieu de vouloir que la vie s'accommode à nous, comme Descartes le pensait déjà à la suite des stoïciens. « Il ne faut être jamais ni trop vide ni trop plein. » Et dans la plupart des malheurs il n'y a qu'à savoir se retourner. Montes-

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quieu n'élève jamais la voix ; il ne force pas sa volonté ; il cherche plutôt à la détendre. II aspire à faire sentir aux autres ce qu'il sent luimême, et à porter dans l'âme des autres la paix de son âme. Car « il ne faut point beaucoup de philosophie pour être heureux. Une minute d'attention suffit par jour, pour se recueillir. » Seulement ici encore c'est l'envie qui nous tue. Est miser nemo nisi comparatus. Nous ne voulons pas seulement être heureux, nous voulons être plus heureux que les autres, ce qui est presque impossible, parce que nous les croyons eux-mêmes plus heureux qu'ils ne sont. Mais nous sommes nous-mêmes plus heureux que nous ne le pensons : « Il faudrait convaincre les [242] hommes du bonheur qu'ils ignorent lors même qu'ils en jouissent. » Telle est cette sagesse proprement humaine dont on peut dire, comme de la sagesse antique, qu'elle met toute sa confiance dans la nature et qu'elle nous invite à distribuer nos différentes puissances selon les lois de la juste mesure : « Je n'ai pour régime que de faire diète quand je fais des excès et de dormir quand j'ai veillé, et de ne prendre d'ennui ni par les chagrins, ni par les plaisirs, ni par le travail, ni par l'oisiveté. » C'est une acceptation de l'existence dans ses conditions les plus communes ; on ne s'intéresse qu'à ce train habituel de la vie où tous les hommes se ressemblent ; car « il y a ordinairement si peu de différence d'homme à homme qu'il n'y a guère sujet d'avoir de la vanité ». Mais ce que l'on nous propose, c'est, si l'on peut dire, une facilité difficile, où la conscience de soi ne fléchit jamais, où le désir n'est satisfait que parce qu'il est retenu, qui ne laisse place à aucun gémissement, qui nous oblige à reconnaître en toute chose un bien qu'elle nous apporte, en tout être une qualité qu'il faut mettre à l'épreuve. C'est un bonheur plus exigeant qu'on ne croit, en rapport avec la nature, mais avec une nature que l'esprit ne cesse d'envelopper et de conduire. Le plaisir lui-même est pensé et senti à la fois ; il résulte moins d'un ébranlement que nous subissons que d'un usage discret de nos facultés. Nous dirions dans un langage moderne que ce qu'il nous découvre c'est, au sein même de l'existence, la présence de la valeur. Cependant il n'est pas sûr que cette sagesse ne donne à beaucoup un peu d'humeur, tant parce qu'à l'époque où nous vivons il nous semble qu'elle n'a aucun égard aux événements qui pèsent sur nous, et dont il serait vain pourtant de chercher à nous désintéresser puisque nous continuons à penser qu'il [243] dépend de nous de les modifier,

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que parce qu'elle est dépourvue de ces prolongements spirituels qui seuls nous permettent, de donner un sens à notre destinée. Elle joint la morale d'un honnête homme à celle d'un épicurien de loisir. Il ne s'agit point de la nier, mais de la dépasser ; et ce qu'elle contient déjà, il faut le porter jusqu'au dernier point. Elle nous conduit aussi loin que peut aller la lumière naturelle, mais sans chercher si celle-ci ne procède pas d'une source plus haute. Elle ne réalise son véritable dessein que si elle nous oblige à trouver dans chacune de nos actions un objet qui puisse remplir toute la capacité de notre âme, qui rende la vie digne d'être vécue, qui soit digne lui-même qu'on la lui sacrifie. La situation où nous sommes placé empêche qu'elle nous suffise : elle la met à l'épreuve. C'est seulement dans cette sorte d'extrémité où l'on aime la vie non pas seulement d'un amour de complaisance, mais d'un amour de charité, qu'elle prend pour nous une signification absolue, qu'elle nous engage tout entier, qu'au lieu d'apporter à l'intellect une jouissance toujours nouvelle elle devient une création spirituelle de soimême et d'autrui dans un circuit qui n'a pas de fin.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

CINQUIÈME PARTIE

2 De la sincérité avec soi-même

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En retrouvant sur les quais cette toute petite plaquette de Jacques Rivière, De la sincérité avec soi-même, datée de 1912 et parue dans les Cahiers de Paris en 1925, je ne pouvais m'empêcher de songer à la destinée de cet esprit délicat et tourmenté, qui devait être si prématurément interrompue ; je pensais à ces quelques notes de jeunesse qui témoignaient de tant d'exigences intérieures dont il devait faire l'épreuve au cours de la Grande Guerre dans les loisirs arides de la captivité. Je méditais sur cette solitude qui fut imposée déjà à tant d'hommes de notre génération, où, toutes les attaches étant rompues avec nos affections et avec nos besognes, nous restions tout le jour en tête à tête avec nous-même, solitaires perdus au milieu d'autres solitaires, et unis à eux par le sentiment d'une commune séparation. Et mon esprit allait vers tous ceux qui subissent aujourd'hui le même sort, plus proches de nous dans l'absence que dans la présence, qui portent dans leur cœur tout l'avenir de notre pays et dont j'imaginais qu'ils ne cessent aussi de s'interroger sur eux-mêmes afin qu'au moment où ils seront de retour parmi nous ils puissent vivre désormais selon la vérité, et non plus selon l'opinion.

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[245] Dans la vie quotidienne, l'homme se détourne de soi parce qu'il est toujours happé par le divertissement : et il faut entendre par là moins encore le plaisir qu'il convoite que les tâches qui le sollicitent. Mais il arrive que le malheur, en lui retirant tout ce qui le retenait jusque-là, le rende enfin à lui-même. Ainsi, la captivité réalise pour lui une sorte de dépouillement où il apprécie mieux toutes ses puissances, maintenant qu'il n'en a plus l'emploi. Telle est la raison pour laquelle les individus comme les peuples ignorent ce qu'ils sont aussi longtemps qu'ils demeurent prospères, mais reçoivent souvent, dans la misère même à laquelle ils se trouvent réduits, la révélation de la vocation à laquelle ils sont appelés. Mais cela ne va point sans difficulté. Car, ce qu'il s'agit d'obtenir, c'est cette parfaite sincérité intérieure qui, en leur découvrant leur génie propre, leur montre la voie qu'ils ont peut-être manquée et que désormais ils doivent suivre. Mais on ne peut atteindre une telle sincérité qu'avec beaucoup d'effort. C'est là ce que Jacques Rivière avait reconnu et qu'il tachait d'expliquer avec une sorte de timidité pleine d'embarras et de pudeur. Il ne se souciait pas de la sincérité à l'égard d'autrui et paraissait même la mépriser. Il en parle avec une ironie un peu superficielle lorsqu'il dit qu'un homme « manque de sincérité envers nous lorsque les pensées qu'il nous montre ne sont pas celles que nous aurions à sa place ». Car la sincérité à l'égard d'autrui est sans doute plus subtile et plus profonde : elle ne diffère pas de cette recherche douloureuse de soi qui appelle le regard d'un autre, au lieu de le repousser, mais parce qu'elle a besoin, pour la soutenir, de sa collaboration et de son amitié. Il faut donc que ce soit une même chose de se montrer à ses propres yeux ou aux [246] yeux d'autrui. Et on ne peut se montrer sans s'obliger à découvrir toutes les possibilités qui sont en soi : or, les découvrir, c'est commencer à les exercer. De telle sorte que, se montrer, c'est déjà se faire. Tel est en effet le caractère de la sincérité véritable dont Jacques Rivière dit si justement qu'elle est « un perpétuel effort, pour créer son âme telle qu'elle est ». Aussi combat-il vigoureusement cette conception banale qui tend à faire de ma propre sincérité « l'abandon à moimême, l'obéissance au cours naturel de mes émotions, une pente aisée, l'accès complaisant à ma facilité intérieure ». Car les sentiments spontanés sont aussi les plus communs : « Ce sont mes secondes pensées

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qui sont les vraies. » Et Jacques Rivière ajoute admirablement qu'il y a « au plus profond de soi une basse et continuelle méditation, et dont je ne sais jamais rien si je ne fais effort pour la connaître : c'est mon âme. Elle est faible et comme idéale. Elle existe à peine ; je la sens comme un monde possible et lointain ». Mais le propre de la vie spirituelle, c'est précisément de la produire à la lumière : je n'y parviens jamais tout à fait, je ne réussis jamais à être tout à fait moi-même. « Chacun comprend qu'il pourrait être plus authentique qu'il n'est. » Car cette âme n'est point en moi comme une chose toute faite. La trouver, c'est aussi la créer en composant entre elles toutes mes pensées selon une juste proportion et une nécessité mystérieuse. Je ne coïncide avec moi-même que lorsque le spectacle que je me donne ne fait plus qu'un avec l'acte que j'accomplis. Alors aussi je puis dire que rien n'est, plus imprévu que ce que je suis. Il faut donc reconnaître que l'homme sincère n'est pas celui que l'on voit « toujours élancé, toujours prêt à répondre, toujours intime avec son cœur et avide de le livrer. Il n'est pas pressé, car il sait [247] qu'il a beaucoup de besogne ». Ainsi, il en est de la sincérité comme de l'âme elle-même. Pas plus que de l'âme il n'est possible de dire de la sincérité qu'elle est un bien qui ne peut jamais nous manquer. Elle a besoin comme elle d'être constamment surveillée. On ne peut la laisser un moment à elle-même sans qu'aussitôt elle bronche. Le secret de la sincérité, c'est de nous découvrir qu'il y a identité entre se connaître et se faire. Quel intérêt de vaine curiosité pourrions-nous éprouver à chercher à savoir ce que nous sommes si, en l'obligeant à se manifester, nous ne lui donnions du même coup l'existence ? Ce n'était jusque-là qu'un monde de virtualités mais qu'il dépend de nous d'actualiser pour réaliser cette œuvre qui est nous-même. On ne saurait méconnaître le péril qui est inséparable de la parfaite sincérité. Car « être sincère, c'est avoir toutes les pensées », c'est avoir conscience qu'il n'y a rien d'impossible en soi, rien à quoi je n'aie songé au moins une fois. Or ce souci de l'intégrité de soi est, semble-t-il, en conflit avec la moralité. Le propre de l'honnête homme n'est-il pas, en effet, de n'avoir que de bonnes pensées et de ne plus sentir tout le mal dont il est capable ? Aussi la moralité a-t-elle été longtemps suspecte à tous ceux qui, sous prétexte d'une exacte sincérité, s'attachaient à ne rien perdre de tous les mouvements qu'ils observaient en eux-mêmes : les plus fugitifs retenaient toute leur attention par une

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sorte de privilège, puisque autrement on risquait de les laisser échapper ; les plus pervers avaient toutes leurs complaisances, puisqu'on devait se défendre contre le désir de les refouler — comme si ce désir n'était pas constitutif du moi véritable autant que l'impulsion même qu'il essayait de combattre. Ce vœu de sincérité à tout prix explique une [248] grande partie de notre littérature. Le spectacle de soi est préféré à cette formation de soi sans laquelle le spectacle est stérile et semblable à celui qu'un étranger nous donne de lui-même. Cependant, se regarder de trop près, c'est aussi se falsifier. Je consolide ce qui en moi n'était qu'instantané. Je change son essence « qui est de passer en un clin d'œil ». Et, dans la satisfaction que j'éprouve à dire : Je suis ainsi, il y a une défaite par laquelle je me renonce moi-même au moment où je pense me découvrir. Il n'y a point d'homme sans doute qui ait suscité depuis un demisiècle plus d'admiration que Stendhal. C'est qu'il est le parfait modèle de cette sincérité qui ne veut rien abandonner de ce qui m'appartient. On trouve chez Stendhal « une audacieuse patience à s'épuiser sans cesse complètement. Jamais il n'esquive rien de lui-même ». Mais il est beau que Jacques Rivière ait pu introduire quelque réserve dans ce culte passionné dont Stendhal était entouré à l'époque où il écrivait. Il avoue qu'il ne peut pas l'aimer sans gêne : « Quelque chose en lui retient mon élan ; il m'apparaît déformé par l'exercice même de celle sincérité que j'admire en lui. » Et il découvre la raison de cette gêne avec une incomparable pénétration : « Peu à peu, il perd communication avec les événements ; il est si préoccupé de ne rien omettre de ce qu'ils lui font ressentir qu'il omet d'y participer ; il ne prend d'eux que le psychologique. » Et plus loin : « Il ne connaît pas cette aise profonde de s'employer. Sa vie est stérile, son âme est exclue de partout. Elle est frappée du grand malheur d'être inutile. Stendhal s'est attaché comme un confident à sa propre personne ». Et l'on peut craindre que le confident ait supplanté en lui la personne. Car celui qui ne songe plus qu'à se connaître, [249] « en vient à ne plus souhaiter d'être différent ». Or c'est cette volonté d'être différent, ou de se transformer, ou de se créer, qui est le moi lui-même. Il y a sans doute une préoccupation pharisaïque de la moralité qui ne cesse de nous aveugler sur ce que nous sommes ; il y a aussi, dans la crise que nous traversons, et où les valeurs à restaurer nous intéres-

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sent plus directement que les subtilités de l'analyse, un besoin de se confier à des élans où le moi s'oublie et se laisse pour ainsi dire porter par des forces qui le dépassent et qu'il ne contrôle plus : mais ce n'est pas là un moindre danger pour la vie de l'esprit. Celle-ci, loin d'abolir la conscience de soi, cherche en elle cette lumière et cette ardeur qui doivent nous permettre, en nous réformant nous-même, de réformer aussi le monde. Je ne veux rien ignorer de ce que je porte en moi ; mais je ne me connais pas comme une chose. L'attention que je dirige vers le dedans de moi est une attention active qui juge et change ce qu'elle voit. Elle est un choix de chaque instant qui s'applique non pas à mes états, mais à mes puissances dont certaines, que je consens à assumer, croissent et fructifient, tandis que d'autres sont abandonnées et dépérissent. La véritable sincérité est une discipline de l'attention qui, loin de mettre sur le même plan tout ce qu'elle trouve dans la conscience, reconnaît en elle la présence d'une hiérarchie de valeurs à laquelle elle entend demeurer fidèle. Je ne nais véritablement à l'existence qu'en naissant, à la vérité de moi-même, et cette vérité de moimême est une exigence d'approfondissement, qui est l'exigence d'une conversion ininterrompue. Mais ce n'est pas tout : il paraît tout à fait faux de penser que cet effort de sincérité avec soi me sépare du monde, car c'est par lui au contraire que je réussirai à apercevoir le monde tel qu'il est, et non [250] plus à travers les voiles que les préoccupations de l'amourpropre ont tissés entre lui et moi. Alors aussi j'apercevrai la place que je puis y tenir. C'est qu'il n'y a de vérité hors de moi que s'il y a de la sincérité en moi. Au lieu de me désintéresser des événements, j'apprendrai donc à découvrir en eux l'origine de toutes mes obligations et le point d'application de toutes mes facultés. C'est déjà dans cette manière d'accueillir ce qui m'est donné et de lui répondre que Jacques Rivière mettait l'essence de la sincérité : c'est elle qui m'enseigne à composer avec justesse le rapport de mes actes et des événements : « L'honnête homme, disait-il, rejette sans regret tous les sentiments que les circonstances ne font pas opportuns et trouve le moyen d'engager dans l'affaire tout de même le meilleur de son âme. » Et c'est peut-être au moment où l'âme a l'expérience du malheur et semble menacée des pires détresses que la sincérité nous découvre son secret le plus profond. Elle ne se laisse gagner ni par la lamentation ni par le désespoir. Elle reste tout entière lucidité, mesure et maîtrise de soi.

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« Elle forme scrupuleusement sa souffrance à l'image de son malheur de telle façon qu'elle ne le déborde ni ne lui manque. » La sincérité la plus facile mais aussi la plus fausse, est celle qui nous incline à nous attarder indéfiniment sur nos propres sentiments ; mais elle n'est pure et virile que là où les sentiments « méditent toujours des actes ». La sincérité, c'est l'honnêteté elle-même, comme le langage populaire nous engage à le penser : et « l'honnête homme demeure tout occupé à vivre, en échange perpétuel et dans une conversation liée avec les événements. On a besoin de lui et il ne fera pas défaut ». Telle est l'extrémité de cette sincérité intérieure qui n'est d'abord qu'un dialogue avec soi-même, mais qui devient bientôt un dialogue [251] avec le monde, dans laquelle je donne autant que je reçois, qui ne s'exerce que dans la solitude, non point, il est vrai, pour s'y enfermer et s'y complaire, mais pour y découvrir la source commune de cette vie à laquelle je participe, qui m'oblige, en présence du moindre objet que je rencontre sur mon chemin, de remplir une certaine tache à laquelle je suis appelé, et qui est nécessaire aussi bien à la marche de l'univers qu'.à l'accomplissement de ma destinée.

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

CINQUIÈME PARTIE

3 L’intellectualisme de Paul Valéry

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Il y a toujours eu entre les poètes et les philosophes une sorte d'attrait mutuel, qui a produit beaucoup de querelles de jalousie. Le philosophe cherche un monde mieux ordonné que celui qu'il a sous les yeux : il nous oblige à le penser parce qu'il ne peut pas nous le montrer. Et le monde que le poète nous montre contraste tellement avec celui qui nous est donné qu'il ressemble à une illusion. Cependant le poète peut mettre l'illusion au-dessus de la réalité, comme le philosophe met l'idée au-dessus de la chose. Platon à qui l'on reprochait d'être lui-même poète traitait le poète de menteur et voulait le chasser de la République. Et le poète le plus incliné vers la réflexion, qui est la philosophie elle-même, déprécie la philosophie, où il ne voit que des artifices du langage. Ainsi, M. Paul Valéry parle cruellement de la philosophie : « Il n'y a pas de philosophie, dit-il, mais des variations intérieures sur le sens des mots. » Les systèmes philosophiques sont de « simples écritures ». Mais Condillac disait déjà de la connaissance tout entière qu'elle est une langue bien faite. Et la poésie à son tour, dont M. Valéry laisse entendre qu'elle est la chose la plus vaine du

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monde, bien qu'elle soit aussi la plus précieuse, est-elle rien de [253] plus que la gloire même du langage ? Les philosophes auraient le tort plutôt de ne pas s'en être souciés. Mais, s'il est vrai que l'esprit ne prend conscience de lui-même et pour ainsi dire ne s'exerce que par les opérations du langage, quelle différence y a t-il entre un philosophe qui cherche à connaître le fonctionnement de son esprit et un poète qui s'interroge sur la création poétique ? On ne s'étonnera pas qu'il leur arrive de se rencontrer, bien que le philosophe prétende embrasser, dans le domaine de la pensée, un cercle plus étendu, et le poète atteindre un centre plus sensible et plus exquis. S'il était possible de nommer une doctrine philosophique à laquelle la réflexion de M. Valéry pût s'apparenter, ce serait l'intellectualisme. Car il n'y a point de qualités qu'il place aussi haut que la maîtrise du jeu de son esprit, la lucidité dans l'essai de tous ses pouvoirs. Il oppose volontiers le mot esprit au mot âme : il se plaît dans cette sorte d'attention à soi-même qui ne connaît pas d'abandon, qui introduit dans chacun de nos mouvements intérieurs la précision et la rigueur, qui repousse toutes les faiblesses de l'âme, toujours trop proche du corps et tentée de confondre l'émotion avec la profondeur. Et il avoue non sans ironie qu'il s'est préoccupé pendant longtemps du salut de son esprit comme d'autres de celui de leur âme. Dans toutes les démarches de sa pensée et, pourrait-on dire, de sa vie, il essaie de faire pénétrer le plus de conscience possible, ce qui est peut-être l'unique ambition du philosophe. Mais cela n'est pas facile : car nous sommes la proie de la nature, c'est-à-dire du désordre, qui est fait lui-même d'événements très petits que nous sommes obligés de subir, alors que trop souvent nous croyons les conduire. Toutefois, dans ce désordre, nous pouvons, avec beaucoup [254] d'efforts et par le moyen de certaines contraintes que nous nous imposons, introduire une disposition formelle qui nous contente et que nous ne pouvons contempler sans une sorte d'enchantement. Tel est le mystère de la création poétique ; et l'on peut penser que toutes les créations de l'homme sont comme elle une victoire remportée sur le chaos. L'esprit lui est d'abord livré, car il est lui-même à la merci du corps, en tête à tête avec tous ces événements obscurs dont il est le siège et qui risquent toujours de le surprendre. Mais il éprouve une invincible horreur à sentir qu'il y peut céder. Il parie toujours contre la nature.

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M. Valéry se complaît à décrire « cette frange phosphorescente qui sépare la veille du sommeil » et dans laquelle il sent qu'il recommence à vivre, c'est-à-dire à « redevenir un tel » : ici la conscience le fait assister tous les jours à sa propre naissance. Mais ce qui l'intéresse, ce ne sont point, comme on pourrait le croire, tous ces objets différents qui émergent peu à peu de l'indistinction primitive. Comme si leur diversité ne lui offrait rien de plus que les débris d'une unité perdue, il ne découvre point en eux un monde qui se compose, mais un monde « qui se décompose ». Car ce qu'il cherche à atteindre, ce n'est pas la réalité telle qu'elle peut lui être donnée, c'est sa propre puissance créatrice à laquelle il pense pouvoir se réduire dans ses moments les plus heureux et les plus purs. La conscience alors est devenue toute attente, une attente que l'événement menace de rompre à tout moment. C'est contre l'événement, contre cette rupture qu'il produit en lui, que le moi ne cesse de se défendre. L'événement appartient à la prose de la vie. « Dans une époque furieuse comme la nôtre où les événements sont démesurés », la force de l'esprit se [255] reconnaît au pouvoir qu'il a de ne point s'en laisser accabler, de sauver son libre jeu et la disposition continue de ses mouvements les plus essentiels. Cela requiert beaucoup d'effort. Il arrive que l'esprit ne soit qu'une échappée entre deux soucis qui lui viennent des choses, c'est-à-dire du corps. Alors que tant de moralistes reprochent aujourd'hui à la conscience de ne pas avoir le courage de s'engager, M. Valéry lui reproche plutôt de ne pas savoir briser ses engagements et de n'avoir pas le courage de se détacher. Ce qui existe ne lui suffit pas ou lui impose une chaîne qui l'humilie : il préfère le possible à l'être. Et le cœur même de sa pensée, il nous le découvre quand il nous dit : « Rendre purement possible ce qui existe, telle est l'œuvre profonde. » C'est dans cette conversion de l'existence en possibilité que réside l'acte même par lequel le moi se constitue ; il est dans le refus ou le regret de ce qui est », bien qu'il ne puisse jamais s'en séparer tout à fait ; « il tient dans un seuil entre le possible et le révolu ». Loin de se confondre jamais avec ce qu'il possède, il est dans ce qui lui manque plutôt que dans ce qu'il saisit, dans ce qu'il espère plutôt que dans ce qu'il obtient. Non point pourtant que cette possibilité puisse lui suffire : c'est la tentation de l'esprit de se complaire dans les actes virtuels. Tel est en effet le domaine de la fiction, qui ne peut me contenter parce que le pouvoir qu'il me donne ne connaît plus de

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bornes : il n'y a rien ici qui me résiste, rien que je ne puisse altérer. La facilité est pour moi trop grande : il m'ennuie de la dépenser. Et le poète ne craint pas de nous dire : « Je ne puis m'intéresser qu'à ce que je ne puis inventer. » Quelle ressource lui reste-t-il donc ? Il n'a plus de contact avec l'événement, qui ne réussissait qu'à le détourner de lui-même et à l'asservir ; et l'on connaît [256] l'opinion qu'il a de l'histoire. Toute existence s'est changée pour lui en possibilité. Mais il observe que cette possibilité porte en elle une instabilité qu'il dépend de lui de fixer, une multiplicité qu'il est capable de lier, un désordre qu'il peut dominer. C'est à condition, il est vrai, qu'au lieu de s'abandonner à ce jeu des possibles, qui vient envahir sa conscience dès que son attention commence à fléchir, comme le faisait tout à l'heure le jeu des événements, il l'assujettisse à une discipline qui provient tout entière de son unique vouloir. Il faut qu'il se prescrive à lui-même des règles, qu'il édicte des conventions qui sont comme autant d'obstacles qu'il place sur son chemin, de contraintes auxquelles il se soumet pour s'obliger à employer tout son pouvoir en paraissant le limiter. Alors dans les informes propositions du hasard il fera éclater un ordre qui sera à la fois son propre ouvrage et une sorte de miroir de lui-même. On sait que nul n'a plus de défiance que M. Paul Valéry à l'égard de l'inspiration : elle nous apporte une matière où il y a sans doute le meilleur et le pire, mais qui ne méritent l'un et l'autre ce nom que quand nous les avons discernés. Elle vient du corps, comme la transe de la Pythie, mais nous n'en savons rien, et, comme son origine nous échappe, nous pensons qu'elle vient de plus haut, qu'elle est un don de l'esprit pur. Elle s'impose à nous malgré nous : elle nous humilie quand nous pensons qu'elle nous relève. « Il y a des jours à idées » : et cette observation ne va pas sans mélancolie. Ces idées ne laisseraient en nous aucune trace si l'esprit ne pressentait en elles un développement qu'il pourra diriger. Il y a entre elles une sorte d'équivalence et d'indifférence avant que je m'en sois emparé et que j'aie commencé à les mettre en œuvre. Et même on [257] peut aller jusqu'à dire de l'esprit lui-même, si on l'abandonne à son mouvement le plus spontané, qu'il « vole de sottise en sottise comme l'oiseau de branche en branche. Il ne peut faire autrement. L'essentiel est de ne se sentir ferme sur aucune ». Car, au lieu de devenir esclave de ces suggestions qui le sollicitent, il faut qu'il se mette au-dessus d'elles pour les rendre

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dociles à sa loi ; « l'esprit, comme la mer, ramasse, reprend ses innombrables dés et les rejette ». On pourrait être tenté d'établir une sorte de comparaison entre la manière dont se réalise la création poétique et la manière dont on découvre les lois en physique. Car de part et d'autre l'esprit n'a affaire qu'au hasard, « c'est-à-dire à une complication infernale d'éléments et d'événements élémentaires ». Et de part et d'autre l'esprit en tire un ordre qui est capable de le satisfaire. Il y a pourtant bien de la différence entre les deux domaines. Car les lois de la science sont des lois purement statistiques et qui traduisent la probabilité la plus grande, au lieu que la perfection de l'œuvre d'art est toujours l'effet d'une option heureuse ou d'un laborieux effort., c'est-à-dire de la plus grande improbabilité. Rien n'est plus intéressant maintenant que de saisir les démarches propres de l'esprit dans la création de l'œuvre poétique. Elle a ellemême pour point de départ ce bruissement d'actions à peine sensibles qui résonnent en nous dans une sorte de confusion indéfinie. Inventer doit ressembler beaucoup à reconnaître un air de musique dans la chute monotone des gouttes d'eau. Mais le poète est attentif à tous ces accidents. Le propre de son intelligence, c'est d'être sensibilisée à l'égard de certains rapports qu'il perçoit tout à coup entre eux et qui deviennent les points d'application des opérations de son esprit. Mais de telles rencontres sont rares, elles surprennent son [258] assentiment, et ne réussissent point à le contenter parce qu'elles n'ont point de lien entre elles, qu'il ne sait pas les faire naître, et qu'elles brisent l'unité de son esprit au lieu de l'affermir. Telle est la raison pour laquelle le poète est incliné à refuser les beaux vers isolés. Il y a en eux une sorte de prélude auquel l'essentiel est de donner une suite. La poésie devrait être une sorte de musicalité continue, un enchantement constant, où l'esprit demande à faire son unique séjour, et qui menace toujours d'être rompu. C/est au moment où il se défend contre ces ruptures que l'esprit mesure la force qui lui est propre : l'art véritable réside dans les transitions. Là il n'a plus affaire qu'à lui-même : au lieu d'être vaincu par le hasard, c'est le hasard même qu'il entreprend de vaincre. Là tout est lucidité, calcul, maîtrise de soi. Là est aussi la mesure du véritable talent. « Le talent sans génie est peu de chose. Le génie sans talent, n'est rien. »

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La marque distinctive de l'esprit, c'est peut-être ce désintéressement absolu qui fait paraître ses ouvrages inutiles et aptes seulement à lui donner une volupté pure. De là surgissent, il est vrai, de nouvelles exigences, car il faut atteindre la perfection, et non pas seulement y tendre : « en toute chose inutile, il faut être divin ou ne pas s'en mêler. » Mais qu'est-ce qu'atteindre la perfection, qu'est-ce qu'être divin, sinon permettre à l'esprit de retrouver ses propres lois dans une forme sensible, sans que l'objet produise aucune ombre entre lui-même et son propre ouvrage ? L'art ne réside pas dans l'imitation d'une réalité extérieure, il ne cherche pas la ressemblance : il veut donner à 1'esprit le spectacle de lui-même et lui permettre de contempler dans toutes ses entreprises le jeu réglé de ses opérations les plus secrètes. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que ce soit la forme qui détermine le contenu. Car la forme n'est pas, comme [259] on pourrait le croire, une simple apparence extérieure derrière laquelle il y aurait une idée qu'elle serait chargée de traduire. La forme, étant cette proportion même qui est l'acte de l'esprit, est plus essentielle et plus intérieure à la chose que son contenu, un peu comme on a pu dire que l'Âme est non pas audedans, mais à la périphérie du corps, là seulement où elle s'offre à tous les regards dans une sorte de don qu'elle fait d'elle-même. Aussi les plus belles œuvres sont-elles filles de la forme, et l'on ne craindra pas d'ajouter d'une manière plus paradoxale qu'il faut abandonner une idée quand une autre se présente avec une forme plus parfaite. Ce qui éveille mille réflexions chez le philosophe s'il consent à ne pas oublier la parenté que la philosophie traditionnelle avait établie entre les idées et les formes. Tel est cet art éminemment intellectuel, qui considère comme honteux tout ce qui se fait en dehors de la conscience de soi, qui répugne à la facilité, qui cherche à retrouver par des règles dont il reste maître ce qui nous est donné dans nos moments les plus heureux, qui considère comme le meilleur poète, le meilleur critique de son propre esprit, qui se méfie de la nouveauté et cherche à atteindre et à exprimer, à travers les suggestions les plus fortuites de l'événement, les connexions les plus délicates et les plus subtiles entre toutes les virtualités de pensée. Ni cet art ni cette philosophie ne risquent de devenir jamais populaires. On leur reprochera vainement d'être stériles, si l'esprit en tire un délice qui lui suffit, de nous incliner vers le détachement, bien que, là où nous paraissons le plus engagés, ce soit le détachement en-

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core qui permette à l'esprit de demeurer fidèle à lui-même et de pratiquer la vertu qui lui est propre, qui est le désintéressement. Mais on ne saurait méconnaître qu'il y a dans cette [260] conception de l'esprit un singulier pessimisme. Non point un pessimisme du renoncement, puisque l'esprit peut se plaire, au moins pendant certaines heures du jour, à cette activité épurée qui participe à la fois de l'ascèse et du jeu. Mais le pessimisme, c'est de croire que la réalité est ailleurs, dans cette suite d'événements livrés au pur hasard et dont il lui arrive de tirer par une extraordinaire fortune certains objets de spectacle où il se trouve tout è coup comblé. Car tous ces événements discontinus par lesquels les choses nous sont offertes et qui viennent sans cesse nous heurter et nous arracher à nous-même ont-ils plus d'existence que les actes mêmes de notre esprit, qui les assujettit et leur donne une signification qu'en eux-mêmes ils n'avaient point ? Or ce qui est vrai de la création poétique est vrai de toutes les créations de l'esprit. Faut-il donc que le monde soit réduit à une pluie d'atomes comme pour Épicure, et qu'il ne réussisse à s'organiser que par le hasard de certaines rencontres imprévisibles ? La plus imprévisible de toutes serait celle qui permettrait à l'esprit de naître, et de discerner et de choisir certaines formes dans ce chaos. Mais s'il y a un débat qui puisse s'ouvrir, c'est pour savoir quelle application nous devons faire ici du mot réalité. Dirons-nous que c'est l'esprit qui est irréel et que le réel c'est tout ce qui lui est donné, mais qui lui résiste et qui le défie ? Ou bien est-ce dans l'activité de l'esprit que nous placerons cette réalité au cœur de laquelle nous cherchons à nous établir, qui est toujours en péril, mais qui exige que le monde puisse être réduit à une poussière d'éléments pour en faire les moyens mêmes de toutes ses créations ? Parmi elles la création poétique est sans doute la plus exquise, et les autres l'imitent à leur manière. Seulement l'activité de l'esprit ne demeure pas toujours au même niveau, il [261] suffit, qu'elle fléchisse pour que le désordre l'emporte et qu'il ne subsiste du monde qu'une discontinuité d'événements dépourvus de sens. Mais l'esprit, c'est cette puissance mystérieuse qui empêche cette dislocation de se produire, qui maintient dans le réel la liaison, la forme et le sens, dont l'opération laborieuse et presque douloureuse a été décrite par M. Valéry avec une admirable lucidité, et qui dans quelques-uns de ses poèmes nous laisse voir tant d'extraordinaires réussites. [262]

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Chroniques philosophiques PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TABLE CHRONOLOGIQUE

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ANNÉE 1930 Les habitudes et la vie de l'esprit.

31 août

Psychologie et conscience.

26 octobre

ANNÉE 1932 La crainte du surnaturel.

14 août

L'homme et le caractère.

11 septembre

ANNÉE 1933 L'origine du plaisir.

29 janvier

Le divertissement.

26 mars

ANNÉE 1935 Psychologie et sociologie.

27 juillet

Le mystère de l'émotion.

27 octobre

ANNÉE 1937 Le sens de la souffrance.

9 mars

La psychologie de la conversion.

4 avril

Les aptitudes mentales.

30 mai

La formation du monde sensible.

7 juillet

203

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[264] ANNÉE 1938 De l'ennui.

4 mai

L'existence personnelle.

5 juin

Le langage et la pensée.

3 juillet

L'angoisse originelle.

6 novembre

ANNÉE 1939 Les tendances et la vie de la conscience.

9 avril

Avoir une âme.

10 mai

La métaphysique de Paul Decoster.

2 juillet

Philosophie et spiritualité.

4 août

L'idée de valeur.

25 novembre

ANNÉE 1940 L'actualité de Platon.

20 avril

année 1941 De la sincérité avec soi-même.

27 février

La sagesse de Montesquieu.

30 mai

ANNÉE 1942 L'intellectualisme de Paul Valéry.

27 févier

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ACHEVÉ D'IMPRIMÉ EN AVRIL 1907 PAR EMMANUEL GREVIN et FILS À LAGNYSUR-MARNE

Dépôt léga1 : 2e trimestre 1967. N° d'Édition : 3988. — N° d'impression : 8831.

Fin

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