primitivisme arabe

January 31, 2018 | Author: hilladeclack | Category: Frantz Fanon, Psychiatry, Racism, Ethnicity, Race & Gender, Algeria
Share Embed Donate


Short Description

Download primitivisme arabe...

Description

la psychiatrie coloniale au service des théories raciales

article de la rubrique les deux rives de la Méditerranée > les « populations » de l’Algérie coloniale date de publication : mercredi 11 mai 2011

Médecin-chef du Centre neurologique de la 197e Région militaire à partir de 1916 et professeur agrégé de neuropsychiatrie à la faculté de médecine, Antoine Porot est le fondateur de l’école psychiatrique d’Alger. Pendant un demi-siècle, les psychiatres de l’école d’Alger ont défendu la théorie du "primitivisme", plaçant "l’indigène nord-africain" à mi-chemin entre l’homme primitif et l’occidental évolué. Leur thèse était que l’indigène, étant privé de lobe préfrontal, est dépourvu de morale, d’intelligence abstraite et de personnalité. Nous reprenons ci-dessous un texte d’Antoine Porot publié en 1918 dans les Annales Médico-Psychologiques où ce qu’il présente comme une série d’observations cliniques permet de reconstituer le regard du psychiatre colonisateur sur son patient colonisé [1]. On ne manquera pas de rapprocher ce texte de la découverte récente dans un musée parisien de restes mortuaires d’Algériens ayant résisté à la colonisation française.

Voir en ligne : le regard colonial de l’École psychiatrique d’Alger

Notes de psychiatrie musulmane, par le Dr Porot [Annales médico-psychologiques, 1918, n° 9]

Jusqu’à la guerre actuelle, on n’avait vu dans les régiments de tirailleurs qu’une sélection d’engagés, amoureux de l’uniforme et de l’aventure, attirés par des avantages que contre-balançaient à peine des risques minimes. Le type légendaire de l’ancien « turco », brave et candide, farouche et bon enfant, s’est retrouvé à de nombreux exemplaires dans nos troupes d’Afrique. Mais l’importante contribution militaire demandée à l’Afrique du Nord, les levées de classes entières, par appel, nous ont mis en présence de la véritable masse indigène, bloc informe de primitifs profondément ignorants et crédules pour la plupart, très éloignés de notre neutralité et de nos réactions et que n’avaient jamais pénétré le moindre de nos soucis moraux, ni la plus élémentaire de nos préoccupations sociales, économiques et politiques. Aussi peut-on dire que jamais aventure ne fut plus extraordinaire pour un peuple, que cette guerre qui vint arracher à la vie archaïque de leurs douars ces « fellahs » paisibles pour les transporter brusquement devant l’appareil imposant de la vie militaire, les soumettre aux exigences d’une discipline rigide de tous les instants et les jeter dans une vie où les plus scientifiques et les plus infernales inventions se dressaient devant leurs yeux qui ne connaissaient que la calme sérénité des horizons infinis ou l’hypnose de la grande lumière [2]. D’un coup, nous avons pu mesurer toute la résistance morale de certaines âmes simples, la force puissante de certains instincts primitifs comme aussi la misère de certaines indigences mentales et les déviations imprimées par la crédulité et la suggestibilité. Fixer, même à grands traits, la psychologie de l’indigène musulman est malaisé, tant il y a de mobilité et de contradiction dans cette mentalité développée dans un plan si différent du nôtre et que régissent à la fois les instincts les plus rudimentaires et une sorte de métaphysique religieuse et fataliste qui pénètre tous les actes de la vie individuelle et de la vie collective. Retenons simplement quelques lignes de cette complexion psychologique. La vie affective est réduite au minimum et tourne dans le cercle restreint des instincts élémentaires, nécessaires à la vie et à sa conservation, satisfaits avec cet

automatisme régulateur que la nature a su placer à la base même de leur accomplissement. Pas ou presque pas d’émotivité. C’est un des faits les plus frappants chez l’indigène. Quelle que soit l’origine du calme et de la sérénité foncières du musulman, il n’est jamais un anxieux. Sa passivité n’est pas le fait d’une résignation réfléchie ; elle est la manifestation spontanée d’un tempérament souvent atone ; il vit dans le présent et le passé, assez insouciant de l’avenir [3], et son esprit constitue l’opposition la plus flagrante en pays africain, avec celui de l’israélite toujours inquiet et préoccupé de l’avenir, essentiellement anxieux. Aussi le musulman, d’une façon générale, n’a-t-il pas été trop troublé par les émotions de la guerre. Hormis le cas où il s’alcoolise et fait de l’anxiété secondaire à des hallucinations toxiques, on ne trouve guère chez lui le syndrome émotif ou anxieux. Les états psychasthéniques sont exceptionnels, si l’on veut bien ne pas s’en laisser imposer par certains états de mutisme et de dépression apparente plus pithiatiques [*] que réels. Mais il n’est pas exempt pour cela de toute réaction psychopathique quand se trouvent assaillis trop brutalement certains de ses instincts ou quand les circonstances extérieures révèlent certaines de ses tares mentales. Quelque désolée et ingrate que soit parfois la terre qui les fait végéter, quelque misérable que soit souvent leur condition matérielle, les indigènes sont profondément attachés à leur sol [4]. Aussi le déclimatement et le dépaysement se sont-ils fait sentir durement pour beaucoup d’entre eux. La vie collective au régiment atténue pour la plupart ce sentiment du déracinement ; un bien-être matériel, que presque tous ignoraient chez eux, endort un peu leurs regrets. Mais la nostalgie reste fréquente, soit au moment de l’incorporation, soit après quelque temps de campagne, surtout dans la vie douillette de l’hôpital. Il faut faire la part de la débilité mentale assez répandue dans ces masses ignorantes qui ne trouvent dans la vie de leur « bled » aucune sollicitation à l’éveil intellectuel. Quelques-unes de ces débilités sont foncières et rédhibitoires, mais beaucoup ne sont que relatives ; l’éducation et la vie militaire auront grandement favorisé le développement de ces esprits primitifs ; mais il leur est arrivé souvent d’emprunter à notre civilisation autre chose que ses qualités et de prendre vite nos défauts ou nos vices. Ces réactions nostalgiques se font sous forme de syndromes de stupeur et d’inhibition assez divers, dont quelques-uns rappellent un peu la mélancolie, par l’inertie profonde, le refus d’alimentation, mais dont la plupart s’entremêlent de phénomènes pithiatiques fort singuliers. Ce fut en effet une des surprises psychologiques de cette guerre que de nous révéler chez ces hommes primitifs la fréquence et la facilité des accidents et des réactions pithiatiques.

Les manifestations consécutives à l’incorporation sont fréquentes : crises hystériques violentes et brutales, surdi-mutités, astasies-abasies arrivent en grand nombre au Centre neurologique après l’appel de chaque classe. Appliquée aux traumatismes de guerres, cette disposition d’esprit a des conséquences incalculables et crée des légions d’exagérateurs et de persévérateurs. L’indigène musulman a une propension remarquable à la vie passive ; chez lui, comme on l’a dit, la personnalité statique étouffe la personnalité dynamique. Son esprit assez fruste et peu distrait s’applique de toute sa masse inerte au traumatisme initial et aux impotences fonctionnelles immédiates qui en sont la conséquence. Incapable de supputer les améliorations et les suppléances possibles, l’image de ce déficit total et brutal s’ancre vite dans son esprit ; une fois installée, elle y végète et s’y enracine profondément. Le temps n’est rien pour ces persévérateurs indéfinis et l’on comprend, en les voyant, toute la vérité et la force du proverbe arabe : « Ce qu’il y a de meilleur dans le temps, c’est qu’il dure. » Leur insouciance habituelle de l’avenir, leur absence bien connue de prévoyance, qui les stérilise au point de vue social dans la voie du progrès collectif, se manifeste ici individuellement pour les laisser dans une stagnation pathologique malheureuse. D’une façon générale, l’esprit de l’indigène est crédule et suggestible à l’extrême. Pétri de soumission et de docilité religieuse, il est, de plus, la victime de toutes les superstitions qui représentent les formes frustes de la religiosité chez les simples. Mais cette suggestibilité et cette crédulité ne s’exercent, en général, que dans un sens déterminé par les intérêts, les instincts ou les croyances essentielles ; la résistance intellectuelle se fait sous forme d’un entêtement tenace et insurmontable, bien différent de la psycho-plasticité mobile et polymorphe, parfois riche, du civilisé et de l’Européen. Aussi aboutit-elle à la production de formules grossières, véritable hystérie de sauvage, crises violentes et brutales, rythmies de la tête et du cou, persévération indéfinie d’attitudes caricaturales, faisant penser à la simulation, le tout entremêlé d’idées de possession (par les esprits, par les d’jenouns), sans véritable concept délirant. Le pithiatisme chez les indigènes complète sa ressemblance avec nos anciennes hystéries médiévales par le coefficient collectif fréquent et la tendance facile à la généralisation par contagion. Il faut souligner aussi, chez ce peuple, l’importance dans la vie journalière et courante, de la mimique, des gestes, des convenances [5]. Cette importance énorme des gestes et des idées de superstition et de protection dans la vie normale explique bien quelle prépondérance prennent dans leurs manifestations mentales pathologiques les troubles de la mimique ainsi que les idées, gestes ou attitudes de protection à base superstitieuse.

Ces troubles de la mimique, l’étonnement et la gaucherie en milieu européen, l’ignorance de nos habitudes donnent facilement à de tels sujets un aspect « discordant ». Il n’en faut pas plus pour que des confrères non familiarisés avec leurs moeurs aient pu se méprendre sur la signification exacte de cet état psychique, de ces troubles mimiques et les rapporter à des psychoses réelles [6]. Ce fonds de réduction intellectuelle avec crédulité et entêtement rapproche la formule psychique de l’indigène musulman de celle de l’enfant. Ce puérilisme mental diffère pourtant de celui de nos enfants, en ce sens qu’on n’y trouve pas cet esprit curieux qui les pousse à des questions, à des pourquoi interminabies, les incite à des rapprochements imprévus, à des comparaisons toujours intéressantes, véritable ébauche de l’esprit scientifique. Rien de semblable chez l’indigène, même intelligent. Nul appétit scientifique [7] ; pas d’idées générales ; des syllogismes simples ; parfois stupides dans leurs conclusions, lui suffisent et il s’y tient obstinément, sans aucun sens des contingences. Si, de ce fait, il possède un sens immédiat de la justice dont il faut savoir tenir grand compte, il a, comme corollaire, l’étoffe d’un revendicateur tenace et obstiné. Quant aux psychopathies proprement dites que l’on peut rencontrer chez le musulman à l’occasion de la guerre, ce sont des formules simples ; quelques confusions presque toujours à forme stupide ; l’onirisme, rare, n’est le fait, chez lui, que de l’infection ou de l’intoxication. Les formes émotives anxieuses, nous l’avons dit, sont presque inexistantes ; les formes dépressives sont bien moins rares ; mais ce qui retient le plus l’attention, c’est l’existence fréquente des troubles de l’humeur et des réactions excito-motrices. C’est, parfois la manie aiguë qui revêt souvent la forme coléreuse ; d’autres fois existent des états d’agitation intermittente ; les crises impulsives s’observent volontiers chez les anciens trépanés et les vrais commotionnés. L’alcoolisme a causé bien des ravages sur ces organismes vierges et ces hommes qui, pour la plupart, n’avaient pas goûté aux boissons fermentées et aux liqueurs avant le service, s’y sont parfois adonnés avec cette immodération propre aux primitifs. Aussi avons-nous pu voir quelques formes mentales nouvelles et presque inconnues chez l’indigène, malgré une pratique d’une dizaine d’années dans ce pays : des délires chroniques à poussées paroxystiques, à thème de persécution et à base hallucinatoire manifeste. Chez tous les indigènes que nous avons eu à examiner après leur retour de France et qui présentaient des psychoses hallucinatoires, nous avons presque toujours relevé l’intoxication alcoolique. Cette intoxication revêt des formes violentes et dangereuses. Par contre, nous n’avons pas rencontré encore un seul cas de paralysie générale indigène depuis la guerre, malgré la diffusion de la syphilis et les éléments nouveaux apportés à la vie mentale de ce peuple. L’imprégnation des méninges par le virus syphilitique n’est pourtant pas rare, comme l’a montré Sicard [8] et comme nous l’avons constaté nous-mêmes. Faut-il rapprocher cette immunité de l’absence presque constante de la constitution anxieuse chez l’indigène et faire du surmenage anxieux le facteur pathogène de la paralysie générale sur un cerveau syphilisé ? Il est en tout cas un fait : l’indigène musulman n’est jamais un surmené ; si ses fatigues

sont excessives, il ralentit son activité et tombe ; il trouve dans sa passivité une défense naturelle contre toutes les sollicitations excessives. Dr Porot chef du Centre neuro-psychiatrique d’Alger

P.-S.

L’École psychiatrique d’Alger Antoine Porot, (né en 1876), est le fondateur de ce que l’on désigne sous le nom d’Ecole psychiatrique d’Alger. Voici le bref commentaire qu’en donne la version anglaise de Wikipedia : « The Algiers School sought to justify the racism inherent to the French colonial mission in Algiers on the basis that Algerians, that is the Muslim non-ethnically French inhabitants, was biologically inferior. [9] »

« Après l’indépendance de l’Algérie, l’École d’Alger va connaître un second souffle en métropole, certes plus discret, mais cette fois bien plus institutionnel. En effet, dès leur retour en France, Antoine Porot et ses élèves, tous anciens de l’Algérie française, vont conquérir au milieu des années 1960 plusieurs chaires de psychiatrie en France et largement diffuser par cet intermédiaire les thèses “culturalistes” et “raciales” de l’École d’Alger. [10] » (Richard Rechtman) Jean Sutter (Alger 1911, 1998), ancien élève d’Antoine Porot, avait exercé les fonctions de professeur de clinique neuropsychiatrique à la Faculté de Médecine d’Alger de 1958 à 1962, avant d’être affecté à Marseille en 1962. Professeur de clinique psychiatrique à la Faculté de Médecine de Marseille de 1964 à 1980, il laissera derrière lui à Marseille, six professeurs de psychiatrie d’adultes et deux de pédo-psychiatrie, anciens collaborateurs et élèves algérois devenus professeurs à leur tour. NOTES

[1] On pourra compléter ce document avec A. Porot et D. C. Arrii, « L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien. Ses facteurs », Annales médico-psychologiques 1932, n° 2 : http://www2.biusante.parisdescartes.... [2] Je suis « buveur de soleil », nous disait l’un d’eux interrogé sur sa profession. [3] « Cette impression d’immobilité des êtres et des choses que j’ai éprouvée dans l’Islam et qui donne en quelques minutes l’illusion de leur durée, presque de leur éternité. » (Isabelle Eberhart : Dans l’ombre chaude de l’Islam, p. 116.) [*] “Pithiatisme” : ensemble de troubles fonctionnels qui apparaissent sans cause organique soit par suggestion soit sous l’influence d’un traumatisme affectif et qui sont guérissables par la persuasion.

[4] Il semble même que ceux qu’on appelle les « nomades » soient les plus fidèles aux « parcours » qu’ils suivent chaque année dans leur cycle régulier ; les plus entreprenants, comme les Kabyles qui depuis des années viennent s’employer dans nos industries métropolitaines restent profondément rivés à leur petite patrie qu’ils rachètent chaque année, parcelle par parcelle, avec le fruit de leurs économies. [5] Dans leurs conversations sans objet, les salutations, les « alamalek », les souhaits tiennent presque toute la place ; dans les lettres qu’ils écrivent, les formules de louange, de protection divine constituent l’énorme et interminable préambule à une modeste nouvelle livrée sans commentaire. Et tous ces souhaits, toutes ces formules de politesse sont des invocations inspirées toujours par des idées de protection, de conjurations contre des maléfices. [6] On fait volontiers d’un indigène répondant au type que nous venons de décrire un dément précoce ; pour peu, que son inertie ou un refus alimentaire de cause rituelle (jeûne religieux du Ram’dan, graisse de porc) s’ajoute à cette attitude, on complète le diagnostic par la mention de « négativisme », « refus d’alimentation ». Leurs expressions, parfois très symboliques, la manifestation de leurs sentiments ou des formules parfois très représentatives surprennent ceux qui ne les connaissent pas ; « tu es mon père » est une expression déférente et respectueuse souvent accompagnée d’une accolade qu’il ne faut pas prendre comme nous l’avons vu faire pour une « fausse reconnaissance » ; l’expression « je suis mort », qui signifie simplement dans l’esprit d’un blessé son invalidité sociale ne doit pas être interprétée comme une « idée de négation », erreur que pourtant nous avons vu commettre. [7] Toute invention est pour lui un miracle ; il met tout sur le même plan, l’allumette qui s’éclaire après un frottement, comme l’aéroplane qui passe audessus de sa tête. [8] Soc. méd. des Hôpit., 7 juillet 1916. [9] Référence : http://en.wikipedia.org/wiki/Antoin.... [10] Richard Rechtman, « La psychiatrie à l’épreuve de l’altérité. Perspectives historiques et enjeux actuels », in Didier Fassin (dir), Les nouvelles frontières de la société française, pages 101 à 127, éd. La Découverte, 2010 : http://www.reseauterra.eu/IMG/pdf/..., page 15.

le regard colonial de l’École psychiatrique d’Alger

article de la rubrique les deux rives de la Méditerranée > les « populations » de l’Algérie coloniale date de publication : jeudi 24 février 2005

Pendant un demi-siècle, les psychiatres de l’École d’Alger ont placé "l’indigène nordafricain" à mi-chemin entre l’homme primitif et l’occidental évolué. Leur thèse était que l’indigène, étant dépourvu de lobe préfrontal, est dépourvu de morale, d’intelligence abstraite et de personnalité. Les schémas véhiculés dans le discours psychiatrique de cette époque ne continuentils pas à modeler notre rapport aux Algériens et originaires d’Algérie ?

Voir en ligne : notes de psychiatrie musulmane, par le Dr Porot Le premier congrès de la Société Franco-Algérienne de Psychiatrie s’est déroulé à Paris en octobre 2003 [1]. L’un des ateliers, organisé par le Professeur Marie-Rose Moro (hôpital Avicenne, AP-HP), avait pour intitulé La psychiatrie coloniale en Algérie. En voici la présentation : L’histoire de la psychiatrie en Algérie est marquée par le passage des psychiatres coloniaux qui font école autour du professeur Antoine Porot (1876-1965), développant la théorie du primitivisme. Généralisant à partir d’a-priori sur le "fatalisme", le "puérilisme mental", l’absence d’"appétit scientifique", l’"immodération", la "suggestibilité", la soumission aux "instincts" de ce "bloc informe de primitifs profondément ignorant et crédules pour la plupart" (Porot, 1918) qu’étaient censés être les "indigènes nord-africains", une théorie est ainsi élaborée sur le fonctionnement de ce peuple colonisé. Cette théorie, non seulement ne prend

pas en compte le fait colonial avec toutes ses implications dans les rapports entre colonisés et colonisateurs, mais surtout vient justifier l’ordre colonial, c’est à dire la domination d’un peuple par un autre, par la "preuve scientifique" d’une supériorité d’un peuple sur un autre. Il y a le constat d’une différence, mais qui mène à des interprétations basées sur une vision méprisante de l’autre ; la psychiatrie se met au service du pouvoir colonial. Parallèlement, les institutions de soins psychiatriques sont mises en place sur un modèle défendu par le professeur Antoine Porot, permettant de mettre fin au transfert de malades dans les asiles de la métropole. Ainsi, en 1938 est inauguré le premier hôpital psychiatrique à Blida-Joinville. C’est dans cet établissement que Frantz Fanon, psychiatre français originaire de la Martinique, viendra exercer en tant que chef de service et deviendra un violent opposant de cette "école d’Alger", laissant son nom à l’hôpital et la possibilité d’un autre discours. Chez les psychiatres français, cette histoire est méconnue, voire inconnue, mais les schémas véhiculés dans le discours psychiatrique de cette époque ne continuent-ils pas à modeler notre rapport aux Algériens et originaires d’Algérie ? Antoine Porot et l’École d’Alger En 1912, le Congrès des Aliénistes et Neurologistes de France s’est tenu à Tunis. Consacré à l’assistance aux aliénés des colonies, ce congrès peut être considéré comme fondateur d’une psychiatrie coloniale ; il recommande notamment la nécessité de formation de psychiatres coloniaux civils et militaires, ainsi que l’arrêt du transport des aliénés des colonies dans les asiles français (comme c’était le cas jusqu’alors). L’École d’Alger se consacra à l’étude de la "mentalité indigène" pour en comprendre la pathologie et promouvoir une action efficace et rapide. Antoine Porot fut le fondateur et chef de file de l’École algéroise de psychiatrie ; il formera une génération de psychiatres. En 1918, il publie ses Notes de psychiatrie Musulmane [2]. La thèse, très simple, peut se résumer ainsi : « Hâbleur, menteur, voleur et fainéant le nord-africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles. » Pour Porot, le Maghrébin est incapable d’assumer des activités supérieures de nature morale et intellectuelle. À partir des années 30, dépassant le stade descriptif, l’École d’Alger fournit une base scientifique à ses conceptions. En 1932, Porot défend la thèse de « l’impulsivité criminelle chez les Algériens » [3]. « L’indigène nord-africain, dont le cortex cérébal est peu évolué, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par le diencéphale » [4]. « L’Algérien n’a pas de cortex, ou, pour être plus précis, il est dominé, comme chez les vertébrés inférieurs, par l’activité du diencéphale » [5]. L’indigène maghrébin est situé à mi-chemin entre l’homme primitif et l’occidental évolué. Après avoir introduit le concept de "primitivisme", les auteurs tentent de lui

donner une assise neurologique : il s’expliquerait par une disposition particulière de l’architectonie du cerveau avec prédominance des fonctions diencéphaliques. La mentalité nord-africaine serait donc structurellement différente de la mentalité européenne. Ces conceptions rejoignent les thèses de l’historiographie coloniale pour qui l’Algérien, plus généralement le Maghrébin, représente « parmi les races blanches méditerranéennes [...] le traînard resté loin en arrière » [6] et fait partie « des races condamnées à s’éteindre » [7]. Frantz Fanon Il faut souligner l’absence dans les travaux de l’École d’Alger de la moindre référence au milieu socio-culturel. Ce qui permettait de passer sous silence les profonds bouleversements que la conquête coloniale a entraînés dans la société algérienne, et de justifier a posteriori la colonisation. En 1953, quand Frantz Fanon est nommé médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Blida, la doctrine régnante en psychopathologie est toujours le "primitivisme", analyse à fondement raciste constatant un prétendu "développement psychique primitif" de ceux qu’il était convenu d’appeler les "Français Musulmans" en Algérie. Le jeune psychiatre martiniquais va bousculer ce discours pseudo-scientifique en mettant l’accent, au contraire, sur les effets produits dans les consciences par la situation coloniale et la dépersonnalisation qu’elle entraîne. Le racisme biologique a cédé la place, analyse-t-il, à un racisme culturel. Ce n’est plus la couleur de la peau ou la forme du nez qui sont stigmatisées, mais « une certaine forme d’exister ». Tout au long de son œuvre Fanon [8] va s’attacher à donner une autre image de l’homme colonisé, celle d’un homme infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné ... Le projet délibéré des colons et des pouvoirs publics est, selon Fanon, de figer la société indigène dans des structures archaïques dont l’absence d’évolutivité serait le meilleur garant de la domination française. Son engagement aux côtés des Algériens qui luttaient pour leur indépendance provoqua son expulsion vers la Tunisie où il poursuivit son activité médicale et politique. Il devait décéder des suites d’une leucémie en 1961, à l’âge de 36 ans. En métropole ... [9] Les thèses de l’École psychiatrique d’Alger se sont répandues des deux côtés de la Méditerranée. C’est ainsi que l’on peut lire les articles suivants dans la première édition (1952) du Manuel alphabétique de psychiatrie [10]. Noirs : « Les indigènes de l’Afrique noire se rapprochent dans une large mesure de la mentalité primitive. Chez eux les besoins physiques (nutrition, sexualité) prennent une place de tout premier plan ; la vivacité de leurs émotions et leur courte durée, l’indigence de leur activité intellectuelle, leur font vivre surtout le présent comme des enfants ».

L’auteur de ces articles, lui-même élève de Porot, Henri Aubin, évoque leur « comportement explosif et chaotique », les « fragiles liens logiques » de leur idéation, le faible travail du « psychisme supérieur »... Indigènes Nord-Africains : « [...] Par manque de curiosité intellectuelle, la crédulité et la suggestibilité atteignent un degré très élevé [...]. » Après avoir souligné leur potentiel meurtrier, Aubin ajoute « Le même fatalisme aggrave l’inappétence native des non-civilisés pour le travail, leur aboulie, leurs caprices, leur impulsivité », soulignant là encore « le manque de soin et de logique dans les activités professionnelles, la tendance au mensonge, à l’insolence [...]. » Le Primitivisme est rapporté aux « peuplades inférieures », s’opposant à la « mentalité civilisée ». On lit encore sous la plume d’Aubin « la mentalité du primitif est surtout le reflet de son diencéphale alors que la civilisation se mesure à l’affranchissement de ce domaine et à l’utilisation croissante du cerveau antérieur. » Dans la quatrième édition, remaniée, du Manuel alphabétique de psychiatrie, parue en 1969, les articles précédents sont encore inchangés [11]. A quelle date ont-ils été définitivement réécrits, nous l’ignorons. NOTES

[1] Le premier congrès de la SFAP s’est déroulé le 3 et 4 octobre 2003 à l’Hôpital Européen Georges Pompidou à Paris. Cette rencontre présidée par les professeurs Henri Loo, Farid Kacha et Frédéric Rouillon, a été organisée avec les communautés médicales algérienne et française autour du problème des états post-traumatiques liés à la guerre d’Algérie et des phénomènes complexes de la mémoire posttraumatique. [2] Antoine Porot - Notes de psychiatrie musulmane - Annales medicopsychologiques, 1918, 74, 377-384. [3] Antoine Porot et C. Arrii - L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien ; ses facteurs - Annales médico-psychologiques, 1932, 90 : 588-611. [4] Intervention au congrès des aliénistes et neurologistes de langue française Bruxelles, 1935. [5] Antoine Porot et Jean Sutter - Le primitivisme des indigènes nord-africains ; ses incidences en pathologie mentale - Sud médical et chirurgical, 15 avril 1939. [6] Emile-Félix Gautier, Les siècles obscurs du Maghreb, éd. Payot 1937 - cité dans D’une rive à l’autre, de Gilles Manceron et Hassan Remaoun, éd Syros, 1993, page 45. [7] Gustave Mercier, Histoire de l’établissement installation des Arabes dans l’Afrique septentrionale, Paris, 1875.

[8] À propos de Frantz Fanon, lire la page qui lui est consacrée sur ce site. [9] Ce paragraphe est extrait de l’ouvrage Petits moments d’histoire de la psychiatrie en France, de Patrick Clervoy et Maurice Corcos, éd. EDK, Paris 2005. Nous remercions le docteur Patrick Clervoy, chef du service de psychiatrie de l’Hôpital d’Instruction des Armées Sainte-Anne de Toulon, de nous avoir permis de le reproduire. [10] Manuel alphabétique de psychiatrie, sous la direction d’Antoine Porot, Paris P.U.F. 1952. Indigènes Nord-Africains, Primitivisme, Noirs (Psychopathologie des), articles rédigés par Henri Aubin. [11] Voir http://patrick.fermi.free.fr/esquis....

L'ÉCOLE ALGÉRIENNE DE PSYCHIATRIE ET SON INITIATEUR : LE PROFESSEUR ANTOINE POROT

La rédaction de « l'Algérianiste » est heureuse de reproduire ci-après de larges extraits de l'allocution prononcée par le professeur Maurice Porot, à la fin de son mandat présidentiel de la Société médicopsychologique, en janvier 1991. C'est l'occasion la meilleure de rendre hommage, par sa voix autorisée, à ce chef d'école que fut son père. Ceux qui ont eu, comme l'un de nous, le privilège de fréquenter, ne serait-ce que le temps d'un stage d'internat, le service hospitalier du professeur Antoine Porot, en demeurent profondément marqués. De ce haut lieu de la médecine algéroise, leur mémoire s'enchante de souvenirs nombreux. Avant tout : la personnalité du patron. Si discrète fût-elle et si insoucieuse de l'apparat, elle imposait d'instinct la sympathie et le respect, pour peu que l'on fût sensible à la douceur souriante de l'abord et au parfait équilibre du caractère. Mais ce sont surtout la longue expérience clinique, le souci humanitaire, le sens éprouvé de l'enseignement, la finesse d'esprit et de jugement, la réserve délibérée à l'égard des options passionnelles qui valurent à ce maître l'estime unanime de ses collègues. A tous ces dons on doit ajouter l'équanimité avec laquelle ce grand médecin avait surmonté une surdité et plus tard une cécité, sans que jamais ne fléchissent ses exigences envers lui-même ni sa patiente volonté d'achever l'œuvre entreprise. Si importante qu'apparaisse aujourd'hui cette œuvre, on ne saurait la détacher de son environnement, notamment de ces vénérables pavillons de l'ancien hôpital de Mustapha; ni surtout de la qualité d'un cénacle d'assistante qui devait, après la tragédie de 1962, faire briller en métropole maintes chaires de psychiatrie. La notoriété de cette École d'Alger légitime assurément l'attention et la fierté de nos lecteurs. G.D.

Le professeur Antoine Porot

«... Voici que la tradition de notre Société me donne l'occasion, après avoir fait ma leçon inaugurale en 1965, de faire en quelque sorte une « Allocution de clôture ». J'ai remarqué que les collègues qui m'ont précédé n'avaient pas hésité — et d'autres avant eux — à se retourner sur le passé pour parler de leurs maîtres et de leurs amis et leur témoigner une dernière fois leur estime et leur affection. Conforté par ces antécédents, je céderai aujourd'hui au désir que j'ai depuis longtemps de faire le point sur un aspect peu connu de l'histoire de la psychiatrie française, celui de l'École algérienne de psychiatrie et de parler de son initiateur, mon père, le professeur Antoine Porot. Ni lui, ni aucun de ses élèves n'auraient pris conscience qu'il existait une Ecole algérienne de psychiatrie sans les événements qui les forcèrent à quitter cette Algérie pour laquelle ils avaient tant œuvré. Déjà, dans les derniers jours de l'année 1959, date à laquelle les événements commençaient à prendre une tournure inquiétante, une démarche inattendue m'apprit son existence. J'étais alors l'agrégé de la chaire de psychiatrie d'Alger dans laquelle mon vieil et cher ami Jean Sutter avait succédé à mon père. Je reçus à Alger la visite du professeur Albert, professeur émérite de chirurgie, délégué par la faculté de médecine de Liège. Il venait me proposer de prendre en charge la chaire, devenue vacante, de psychiatrie de cette université. La proposition était flatteuse et les avantages proposés intéressants. Après réflexion, je crus devoir décliner cette offre, pour ne pas abandonner mon pays en difficulté. Je lui demandais alors pourquoi il s'était adressé à moi. Et il me répondit que sa faculté, s'étant renseignée sur les écoles françaises de psychiatrie, avait conclu qu'il y en avait deux : la parisienne et l'algérienne. Ce fut la première fois que nous prîmes conscience que nous existions en tant qu'école. Chassés d'Algérie en 1962, nous constatâmes à nouveau l'existence de cette école par la solidarité dans le malheur de ses élèves dispersés en France métropolitaine. J'y reviendrai.

Mais auparavant, je voudrais retracer la biographie et l'œuvre considérable de mon père, Antoine Porot, fondateur de cette école, dont deux de ses élèves, Henri Aubin et Jean Sutter, ont écrit après sa mort en 1965 qu'ils en gardaient « le souvenir émerveillé d'un homme en qui se trouvaient assemblés au suprême degré et dans la plus heureuse harmonie le don d'enseigner, la sûreté du jugement, l'étendue du savoir, la prestance naturelle dans la simplicité ». Né le 20 mai 1876 à Chalon-sur-Saône, il fit ses études médicales à Lyon. Il y passa l'internat en 1900 et eut pour camarades, entre autres, Maurice Favre (l'homme de la maladie de Nicolas-Favre), René Leriche, ce chirurgien inspiré, Alexis Carrel qui scandalisait les bourgeois lyonnais en circulant à cette époque à motocyclette, avant de partir aux U.S.A. Dernier chef de clinique de Raphaël Lépine en 1905, il se destinait à la médecine générale, avec une prédilection marquée pour la neurologie. La France venait de créer un hôpital civil à Tunis et recrutait un chef de service sur concours. Mon père, avide d'expansion et de création, fut reçu. Il partit pour Tunis, organisa un service médical modèle et s'intéressa dès ce moment à ce que l'on appelait alors l'assistance aux aliénés. Elle était à cette époque inexistante dans la Régence; et c'est une litote... Il faut lire Maupassant qui, en 1884, dans « Au soleil » décrit de façon dantesque le quartier des aliénés de l'hôpital de Tunis. Antoine Porot décida, en 1910, d'adjoindre à son service de médecine générale, un « Pavillon des maladies nerveuses et mentales » (c'était là le titre exact), pavillon ouvert, n'imposant pas la procédure alors appliquée en France de la loi de 1838. Toulouse avait bien, dès 1889, réclamé de tels services ouverts, mais ils ne furent créés en France qu'en 1921. Ce pavillon fut inauguré à l'occasion du XXIIe Congrès des aliénistes et neurologistes de langue française qu'Antoine Porot organisa en 1912 à Tunis. La lecture des comptes rendus de cette inauguration indique les intentions et les premiers résultats du fondateur de ce pavillon. « Ce pavillon n'est pas à proprement parler un asile d'aliénés. Ce n'est qu'un relais d'observation pour les maladies incurables qui sont, ensuite, en l'état actuel des choses, envoyés dans un asile de la métropole, et un service de traitement pour ceux que l'on peut espérer guérir dans un temps relativement court. Il est heureux, à ce propos, de montrer par des chiffres les services que peut rendre un tel pavillon à la population française de Tunisie. Depuis son ouverture, ce service marche avec un roulement de 80 entrées par an, et c'est dans la proportion de 30 à 40 % qu'on a pu rendre à leur famille des malades auxquels on a épargné la tare toujours fâcheuse, en l'état actuel des esprits, d'un internement et qui étaient suffisamment guéris ou améliorés pour reprendre leur place dans la société. » Antoine Porot se félicite « d'avoir pu, en créant ce service, réaliser deux des desiderata les plus chers aux aliénistes : le traitement dans l'esprit « hôpital » des maladies mentales, et l'assistance donnée aux aliénés dans les colonies françaises. » Le résident général d'alors, le préfet Alapetite, remerciant Antoine Porot, précisa qu'il « avait eu souvent au cours de sa carrière préfectorale, l'occasion de visiter en France des asiles d'aliénés et qu'il avait eu quelquefois à enregistrer les doléances du corps médical à propos de l'insuffisance des quartiers d'observation dans les hôpitaux pour maladies aiguës. A Tunis, on a cherché à résoudre économiquement le problème de l'assistance aux aliénés dans un hôpital général. Le bâtiment qu'on a construit évitera au gouvernement tunisien l'envoi de certains malades dans les asiles de France, l'administration y gagnera et, d'autre part, il y aura là une clinique pour ceux des praticiens de Tunis qui veulent se consacrer à l'étude des maladies mentales. Tout le monde y trouvera son compte. » Le rapport de psychiatrie à ce congrès s'intitulait : « L'assistance aux aliénés dans les colonies françaises » et son auteur était le professeur Régis, de Bordeaux. Antoine Porot intervint pour nuancer le point de vue assez sommaire énoncé par le médecin inspecteur général Grall qui considérait que les indigènes devaient être soignés sur place et les Européens tous rapatriés dès que possible.

En ce qui concerne l'Afrique du Nord, le second terme de sa formule paraissait trop rigoureux à Antoine Porot qui précisait : « Beaucoup de Français d'Algérie et de Tunisie sont tellement adaptés au climat, après un certain nombre d'années de séjour, que l'on voit couramment ces néo-africains souffrir du retour en France, et, poussés par la nostalgie du soleil et de la lumière, revenir à ce sol qui leur a donné une nouvelle physiologie; le grand nombre de militaires et de fonctionnaires qui se fixent en Algérie ou en Tunisie, une fois l'heure de la retraite sonnée pour eux, en est un éclatant témoignage. Si l'on ajoute que, pour un certain nombre, la souche française est enracinée depuis plusieurs générations. Il y a déjà une troisième et une quatrième génération de Français en Algérie, une deuxième en Tunisie, et qu'elle y a pris des caractères secondaires indélébiles, on comprendra que le retour en France ne soit pas toujours une mesure heureuse au point de vue médical. « Aussi faut-il laisser au médecin une certaine latitude dans l'envoi des malades en France. Beaucoup se trouveront mieux d'être gardés et traités sur place. « Je ne doute pas qu'un jour prochain, l'Algérie sera en mesure d'hospitaliser les siens (cette prophétie concernant l'Algérie, c'est lui qui devait la réaliser vingt ans plus tard). Le gouvernement tunisien envisage la nécessité d'asiles pour indigènes : un pour les musulmans, un pour les Israélites. J'aime à croire qu'il se rendra compte de l'intérêt — même administratif — qu'il y aurait à juxtaposer ces deux organisations, à les jumeler en quelque sorte. Le point de vue médical et scientifique ne peut conduire à une autre solution. Quelle objection pourrait-on faire alors à la création à côté d'elles d'une petite section pour Européens ? Des cloisons étanches, soit, mais qu'elles soient mitoyennes dans un même groupement, pour la bonne harmonie et le bon rendement médicaux et pour la simplification du contrôle administratif. » Ce dernier paragraphe témoigne du désir permanent qu'a eu Antoine Porot de voir s'affaiblir, avant de disparaître, la ségrégation raciale alors couramment admise. La guerre éclata en 1914, père d'une famille nombreuse, après avoir été mobilisé sur place, il fut envoyé à Alger où l'armée avait créé un centre neuro-psychiatrique militaire dont il s'occupa activement, avec A. Hesnard en particulier, avec qui il écrivit deux ouvrages de psychiatrie militaire. La guerre finie, il décida de rester à Alger pour y pratiquer la médecine générale tout en préparant une agrégation qu'il obtint en 1925. Nommé quelques années plus tard à la chaire de Pathologie générale, il en obtint la transformation en chaire de Clinique psychiatrique et y poursuivit ses activités, soignant les malades et enseignant les élèves qu'il formait. Cet homme au cœur généreux, mais à l'esprit pragmatique, esprit novateur, soucieux d'assistance humaine, ne pouvait se contenter d'un simple service hospitalier pour assurer l'assistance psychiatrique de plusieurs millions d'habitants. Et c'est ainsi qu'il créa au cours des années trente un système qui était à l'époque, révolutionnaire, basé sur le principe que les trois départements français d'Alger, Oran et Constantine devaient avoir, au chef-lieu, un service de première ligne, ouvert, recevant et traitant tous les malades mentaux et n'évacuant sur un hôpital psychiatrique de deuxième ligne que ceux qui paraissaient, et étaient à l'époque, incurables ou qui nécessitaient des soins de longue durée. Les trois services de première ligne furent créés et fonctionnèrent selon les prévisions d'Antoine Porot : une rotation importante de la trentaine de lits de chaque service de première ligne et un pourcentage réduit d'évacuations sur le seul hôpital de deuxième ligne alors construit à Blida. Pour sa construction, il visita les services psychiatriques les plus modernes d'Europe, retenant de chacun ce qui lui paraissait le meilleur. Cet hôpital, conçu selon la formule de l'« asile-village », était si bien agencé qu'il ne tarda pas à attirer des visiteurs venus de toute part dans l'intention de le prendre pour modèle. Dire que l'administration et les autorités locales virent d'un bon œil ces projets et facilitèrent leur réalisation serait mentir. Il faut les avoir vécus auprès de lui pour savoir les lenteurs, les pesanteurs, les négligences, les obstacles qu'il fallut vaincre pendant des années. J'ai suivi de très près, dès mon enfance, cette lutte épuisante où d'autres que lui auraient renoncé cent fois, souvent poursuivie au détriment de son intérêt personnel, pour parvenir à imposer des idées saines et généreuses et des structures à l'échelle des autres réalisations techniques et sociales de la France dans cette province.

Lorsqu'il fut, avec ses compatriotes, chassé de son pays pour lequel il avait tant œuvré, il pouvait être fier de ce qu'il avait réalisé. Il avait attendu avec sérénité l'âge de la retraite qui allait lui permettre de s'adonner à des activités purement scientifiques. C'est alors qu'il fut frappé de la pire des infirmités qui puisse atteindre un intellectuel : déjà presque sourd, il perdit la vue et, avec elle, la possibilité de lire et d'écrire. Pour la première fois je vis son courage ébranlé. Mais il fit face. Et avec l'aide de ses élèves, de lectrices, de secrétaires, mettant en jeu une mémoire prodigieuse, clinique et bibliographique, il parvint à élaborer et à composer la synthèse de son œuvre, véritable testament scientifique, le « Manuel alphabétique de psychiatrie » dont six éditions successives attestent le succès, traduit en plusieurs langues dont, tout récemment, le serbo-croate. La sixième édition fut refondue entièrement par ses élèves auxquels acceptèrent de se joindre plus de cinquante psychiatres de langue française. Le succès de cet ouvrage témoigne de sa qualité et des vertus de celui dont toute la vie, soulignent H. Aubin et J. Sutter « fut consacrée à soigner ses malades, enseigner, construire une assistance psychiatrique pour le bien d'une population en majorité musulmane envers qui il entendait honorer ses responsabilités de médecin français. » Ce faisant, Antoine Porot avait fondé, sans l'avoir expressément recherché, une école algérienne de psychiatrie que l'exode et les ruptures brutales de 1962 parurent disperser. Mais on retrouva bientôt, pour ne parler que des titulaires de chaires de psychiatrie, Sutter et Scotto à Marseille, Kammerer à Strasbourg, Pélicier à Paris, Pascalis à Reims, Dufour à Lausanne et moi-même à Clermont-Ferrand. Je veux aussi quand même citer en outre Ch. Bardenat, son plus ancien et plus fidèle collaborateur avec qui il écrivit deux ouvrages de psychiatrie médico-légale, ainsi que Fr. Gentile qui devait devenir Inspecteur général du ministère de la Santé. Nos propres élèves allaient bientôt marquer la place de cette école algérienne dans la psychiatrie française. Je m'en tiendrai là, non sans souligner la force des liens affectueux, fraternels qui nous ont unis et continuent à nous unir. Pour paraphraser Albert Camus, nous avons appris, après des années sombres, qu'au cœur de l'hiver il y avait en nous un été invincible. Ces liens si profonds sont nés de cette œuvre qui a survécu à la disparition de son créateur. Cette œuvre a survécu non seulement en France, mais encore en Tunisie et en Algérie. Mes collègues et amis les professeurs Sleim Ammar et Ben Hamida de Tunis ont dit en leur temps — et notamment lors du LXXe Congrès des psychiatres et neurologistes de langue française en 1972 à Tunis — tout ce que l'assistance psychiatrique tunisienne devait à Antoine Porot. Mon ami le professeur Boucebsi, s'il ne se rattache pas directement par sa formation à l'école algérienne de psychiatrie, a noué avec elle des liens fraternels et poursuit à Alger l'action entreprise, dans le même esprit. J'ai été surpris et touché de constater, lors d'un récent congrès franco-maghrébin de psychiatrie, à quel point les jeunes psychiatres algériens qui m'ont entouré étaient avides d'apprendre ce qui avait été fait avant eux. Je dois préciser encore qu'Antoine Porot était très attaché à la Société et aux Annales médiopsychologiques, même s'il n'y paraissait pas très souvent; il ne faut pas oublier que jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale, le trajet Alger-Paris par bateau et chemin de fer demandait plus de 48 heures et autant pour le retour. On comprend qu'il n'ait pu être très assidu aux séances de la « Médio ». Mais je puis attester qu'il en suivait les travaux avec attention et publiait dans les Annales quand il le pouvait. Il faisait d'ailleurs partie de son comité de rédaction. Je vous dois ici une confidence. Si j'ai souhaité présider cette société, c'est qu'il s'agissait d'un honneur flatteur, mais aussi parce que le nom que je porte n'avait pas encore été inscrit, malgré les grands mérites psychiatriques de mon père, au palmarès des anciens présidents. Il y avait, je crois, une justice à lui rendre. Vous la lui avez rendue, cela me touche profondément. Né pauvre, Antoine Porot est mort pauvre, et pourtant il est peu d'hommes qui aient répandu autour d'eux, leur vie durant, autant de richesses, comme l'a souligné J. Sutter.

Tel fut le singulier destin d'un médecin français qui, non psychiatre au départ, réalisa quatre créations psychiatriques importantes : celle des services ouverts de psychiatrie, une assistance originale à partir du néant, un manuel alphabétique de psychiatrie qui fait autorité en France et à l'étranger et une école française de psychiatrie qui a ensemencé la France et franchi ses frontières. C'est à la pérennité des récoltes de ses fruits que l'on juge un arbre. Les personnages importants peuvent disparaître : la permanence de leur œuvre et son rayonnement attesteront longtemps de la qualité de leur action. »

Maurice POROT

In « l’Algérianiste » n°62

La psychanalyse en marche Vous trouverez ici l'essentiel de mes activités et bien d'autres informations...

PSYCHOPATHOLOGIE COLONIALE : RUPTURES ET ILLUSIONS Conférence présentée au congrès "Apport de la psychopathologie maghrébine", Institut du Monde Arabe, Paris, 5 Avril 1990 par Jalil Bennani Introduction En période coloniale, le savoir psychopathologique et les premières réflexions transculturelles se sont d'abord constitués dans des situations migratoires: les patients maghrébins étaient hospitalisés en France. C'est l'Algérie qui connut la seule école psychiatrique structurée avec ses maîtres et ses disciples, ses travaux et ses institutions. Des liens existaient entre les tenants de cette école et les praticiens en exercice au Maroc et en Tunisie. Antoine Porot lui-même, qui en était le maître et le premier théoricien a d'abord exercé à Tunis. C'est dans cette même ville que s'est tenu, en 1912, le Congrès des Aliénistes et Neurologistes de France. Ce congrès peut être considéré comme fondateur d'une psychiatrie coloniale. Le Maroc, où la violence coloniale était moindre qu'en Algérie, est le seul pays du Maghreb ayant connu une influence psychanalytique. A cette époque, la psychiatrie participait de la "mission civilisatrice" de la France. Les institutions et les théorisations en portaient la marque tout autant que celle de la pensée psychiatrique alors en cours en Occident. Les théoriciens de celle-ci étaient Morel, Magnan, Dupré...

Les précurseurs Si les travaux de Porot et de ses élèves ont marqué la psychiatrie coloniale algérienne, il faut en fait remonter au siècle précédent pour se pencher sur ceux qui ont été les précurseurs de cette psychiatrie. Avec Moreau de Tours apparaît en 1843 un début de réflexion sur le monde arabo-musulman. Dans ses "Recherches sur les aliénés d'Orient" , il affirme que le nombre d'aliénés dans ces pays serait réduit (il visite les asiles du Caire, de Constantinople, de Smyrne et de Malte): il rend grâce au climat et à l'Islam pour cette protection contre la folie. L'Orient est alors opposé à l'Occident: à l'un serait dévolue la jouissance matérielle, à l'autre, la jouissance spirituelle. La

civilisation favoriserait donc la folie. Moreau de Tours est contemporain de Morel et de sa théorie de la dégénérescence, celle-ci reposant sur la notion de prédisposition héréditaire et sur les facteurs de milieu. Avant que ne soit instaurée une assistance psychiatrique dans les colonies, les malades étaient, durant des décennies, transplantés dans des asiles français. En 1896, Meilhon, médecin de l'asile d'Aix, publie un mémoire sur l'aliénation mentale chez les Arabes et réalise les premières "études de nosologie comparées" . Il est le premier à dénoncer les sombres conditions d'hospitalisation des malades algériens, l'inadéquation des soins et l'incompréhension foncière qui leur était témoignée. Dans ses études, Meilhon met l'accent sur la race, la civilisation et l'hérédité qui confèrent, selon lui, une spécificité à l'aliénation chez les Arabes. Il évoque le "fatalisme" de ces patients, leur "tendance à la violence" et tente de donner à l"acte impulsif" une assise neurologique. Au début de siècle, les spéculations théoriques ne manquaient pas pour tenter de définir "l'indigène", dans sa normalité et sa pathologie. Avec Boigey , la caricature est atteinte: son discours est celui de la psychiatrisation d'un peuple et d'une culture. Le discours psychiatrique vient à la place du discours anthropologique.

Le congrès de Tunis Le congrès de Tunis consacré à l'assistance aux aliénés des colonies représente un tournant décisif . La folie n'est plus considérée comme étant rare dans ces pays et pour q'une assistance psychiatrique y soit réalisée, le congrès recommandait la nécessité de formation de psychiatres coloniaux civils et militaires, la mise en place d'une législation sur les aliénés aux colonies, la création de locaux et établissements pour les aliénés, l'arrêt de leur transport dans les asiles français, l'élaboration de moyens de prévention contre la folie. Créer une législation sur la folie entrainaît une démarcation radicale d'avec les prises en charge traditionnelles.

L'Ecole d'Alger Il fallait connaître les coutumes et la "mentalité indigène" pour bien comprendre la pathologie et promouvoir une action efficace et rapide. L'Ecole d'Alger se consacrera à cette tâche. A. Porot formera, selon les résolutions du congrès de Tunis, une génération de psychiatres et sera le théoricien d'une psychiatrie comparée. Dès 1918, ses travaux seront marqués par le souci de donner un statut scientifique à la psychiatrie dite musulmane . Il rejette toutes les considérations folkorisantes et s'attache à distinguer les facteurs constitutionnels et les facteurs pathologiques. Il aboutit à décrire une mentalité indigène prémorbide et crée ainsi une confusion encore plus grande entre le normal et le

pathologique. Il s'appuie non plus sur les théories de Morel et de Magnan, mais sur celle de Dupré relative aux constitutions. La théorie de la dégénérescence avait atteint sa plus grande expression dans la conception du criminel-né de Lambroso. En 1932, Porot défend avec Arrii, la thèse de "l'impulsivité criminelle chez les Algériens" : celle-ci tiendrait à des facteurs constitutionnels, relevant de facteurs psychologiques, moraux et sociaux et à des facteurs morbides. Les auteurs établissent par ailleurs une relation directe entre immigration et criminalité. En métropole, les expertises criminelles concerneraient en premier lieu les Nord-Africains. De plus, des qualificatifs tels que "force de persévération", "désordres fonctionnels intermittents", "instincts de revendication", etc établissent une étroite analogie avec ceux qui accompagneront, bien après l'Indépendance, la notion de "sinistrose" chez l'immigré: ils lui ouvrent la voie. Une année après la création du premier hôpital psychiatrique algérien à Blida, Porot et Sutter introduisent un signifiant nouveau: le "primitivisme" . Celui-ci prend appui sur l'anthropologie, la neurologie et la psychiatrie. Les auteurs se réfèrent d'abord au travaux de Lévy-Bruhl et de Blondel. L'"indigène" algérien, tunisien ou marocain est situé à mi-chemin entre l'homme primitif et l'occidental évolué. Les auteurs tentent de donner une assise neurologique à ce concept: le "primitivisme" tiendrait à une disposition particulière de l'architechtonie avec une prédominance des fonctions diencéphaliques. La mentalité nord-africaine serait structurellement différente de la mentalité européenne. Le terme de "sinistrose" figure déjà dans cet article, en matière d'accidents du travail.

L'après-guerre Les années d'après-guerre n'ont pas vu une poursuite des réalisations françaises, comme l'avaient fait espérer le congrès des Aliénistes et Neurologistes tenu à Alger. Dans les années cinquante, les auteurs constataient l'insuffisance des capacités d'accueil des hôpitaux en matière de santé mentale et concluaient à la nécessité de réduire l'encombrement de l'hôpital psychiatrique, de créer des dispensaires d'hygiène mentale et des organismes de post-cure. Les praticiens avaient tout banalement exploité les techniques asilaires. A la veille de l'indépendance, les écrits psychiatriques révèlent une période de réflexion, de remise en question, de prudence dans les affirmations et même de modifications d'attitudes à l'égard de l'Algérien. En 1958, Maurice Porot, fils d'Antoine Porot, avançait le terme de "psychallergie" à propos des événements d'Algérie, pour décrire des réactions d'anxiété aiguës inscrites dans une prédisposition antérieure ou créée par ces événements. Le doute, la relativisation des symptômes, attitudes et comportements, l'essai de compréhension de l'autre vont se retrouver chez les praticiens en cette fin de période coloniale. Ainsi Brissot tente une analyse de la personnalité musulmane et une approche psychopathologique mais avoue que le caractère nord-africain peut être déroutant. Les termes "refuge inconscient" apparaissent à propos du

"pithiatisme". La notion de "temps différent" l'amène à décrire des "mentalités projectives", tout en affirmant avec force qu'il n'existe pas de différence fondamentale entre les races. Avec Brissot apparaît une approche véritablement transculturelle de la maladie mentale. En 1961, Franz Fanon publie Les damnés de la terre et crie sa révolte contre la violence coloniale. La criminalité est, pour Fanon, une conséquence directe de la colonisation: elles est à comprendre en fonction des rapports existant entre les hommes, et entre ceux-ci et l'Etat.

La psychiatrie marocaine Au Maroc, les choses se présentaient d'une manière sensiblement différente. Le contexte n'était pas le même et il n'y avait pas d'école psychiatrique marocaine. Les écrits étaient rares et les praticiens empruntaient leurs réflexions aux différents courants de pensée de l'époque. La plus proche parenté restait celle des voisins algériens, tant au niveau de la théorisation que de l'institutionnalisation de l'assistance psychiatrique. Ainsi, en 1955, Pierson , psychiatre à Casablanca, crée le néologisme de "paléophrénie réactionnelle" à propos de "l'impulsion morbide en milieu nordafricain". Cette tentative psychopathologique est hérités directement de la notion de primitivisme. Il s'agit là, selon l'auteur, d'une "ontologie moins évoluée", reposant sur des "archétypes structuraux" et reproduisant des tendances impulsives ancestrales. J. Sutter écrivait lui-même dans la même revue, "Maroc médical", un article intitulé "Quelques aspects de la psychogénèse en mileu indigène nord-africain" . La psychanalyse est ici mise au service de la psychogénèse, de la médecine et du milieu. La notion de "mentalité primitive" est reprise mais ce sont les concepts psychanalytiques qui prennent le relais de la théorie des constitutions et de l'hérédité. L'auteur évoque "les moyens de sublimation pauvres" , "la simplicité des conflits intrapsychiques"... Ce qui fera l'originalité de la psychiatrie marocaine au sein des pays du Maghreb, c'est précisément la part prise par la psychanalyse chez quelques praticiens. Une autre dimension dans l'écoute et l'interprétation, une extension de la pratique psychiatrique aux névroses et aux maladies psychosomatiques: tels étaient les effets majeurs de la psychanalyse. Le Maroc n'échappait pas au développement mondial de la psychiatrie et aux mouvements qui traversaient cette discipline. Hormis la thèse de Pierson, la plupart des travaux révèle une autre ouverture, un autre abord de l'autre, une tentative de comprendre "l'indigène" dans sa culture et son milieu. Nous retiendrons ici le nom d'Igert, dont les quelques écrits introduisent véritablement à la psychopathologie marocaine . Il n'est plus fait mention de considérations anatomiques ou biologiques mais d'une lecture socioreligieuse imposant son diktat au sujet, lui-même indissociable de son groupe et façonnant une "personnalité de base". On reconnaît chez l'auteur l'influence

d'une ethnologie rudimentaire: la religion se mêle aux pratiques maraboutiques, considérées elles-mêmes comme étant, pour la plupart, liées à des croyances anté-islamiques - thèse contestée aujourd'hui. A côté des errements ethnologiques ou historiques qui étaient le lot des praticiens de cette époque, on découvre chez l'auteur des talents de clinicien, à travers les observations qu'il rapporte et les interprétations qu'il donne. L'hystérie est reconnue dans les manifestations délirantes ou de possession, mais décrite avec les concepts péjoratifs de cette période: elle serait une"forme inférieure de participation au groupe". Témoin de son époque, par les préjugés et les a priori, Igert ne s'en montre pas moins ouvert. Il plaide pour "l'intelligence des cultures", source de richesse et de découverte et pour un travail futur avec des psychiatres marocains, ouverts à la théorie psychanalytique. Igert s'appuie sur René Laforgue pour introduire à une lecture psychanalytique de ses écrits. L'influence de Laforgue au Maroc fut marginale, mais laissa des traces, que l'on ne saurait occulter dans cette petite histoire coloniale. Critiquant la théorie organiciste, rapportant au diencéphale et à l'hypothalamus la source des pulsions instinctives et de l'affectivité, Laforgue introduit une théorie psychanalytique réductrice de l'individu à sa famille, sa culture et sa race. La théorie du "superego" le conduit à conclure à une différence des structures psychiques selon les peuples et les races . Cet aspect de la théorie est sans nul doute ségrégatif, mais l'impact de Laforgue a eu également des aspects positifs sur certains de ses élèves. Le personnage était complexe et avait des qualités indéniables de clinicien. Il y eut au Maroc une volonté d'introduire la science, sans heurter les mentalités, comparativement à l'Algérie. La modernisaton du Maristane de Sidi Frej à Fès, illustre cet effort. On voit, à travers cette entreprise, la manière dont la science a progressivement pris place. Dans un contexte dominé par les interprétations magico-religieuses, le regard colonial était porté sur la "décadence", le délabrement ou l'absence de soins. Sur cet état de choses pouvait alors se greffer la science et avec elle, "l'œuvre française". Les soins devenaient attenants à une deuxième culture avec de nouveaux concepts, de nouvelles techniques, une nouvelle architecture.

Pour conclure Il convient de ne pas refouler le discours scientifique colonial. Celui-ci est porteur des signifiants de l'histoire de la psychiatrie et de la psychananlyse au Maghreb. On peut également le retrouver aujourd'hui encore, dans l'histoire de la psychopathologie de l'immigration maghrébine en France. On sait aussi, que lorsque le discours scientifique se veut totalisant, il ne réussit pas à enrayer la tradition. Au contraire. Des ethnologues de renom ont fait des observations remarquables au Maghreb.

Les psychiatres n'ont pas profité de leur enseignement pour enrichir leur clinique, pour remettre en question la validité des diagnostics en psychiatrie, transposés dans une autre culture. Ce n'est qu'à la veille des Indépendances que cette tentative est ébauchée. _________ RESUME Avant l’arrivée des premiers psychiatres français au Maghreb il y eut des précurseurs : il faut ici citer Moreau de Tours pour ses “Recherches sur les aliénés d’Orient” et Meilhon pour ses “Etudes de nosologie comparée”. Le congrès des Aliènistes et Neurologistes de langue française qui s’est tenu à Tunis en 1912 peut être considéré comme fondateur d’une psychiatrie coloniale. En Algérie, c’est Antoine Porot qui fut le maître d’œuvre de l’Ecole d’Alger; celle-ci fut la seule Ecole structurée d’Afrique du Nord. Trois articles principaux sont à retenir parmi les écrits d’A. Porot : “Notes de Psychiatrie musulmane”,“L'impulsivité criminelle chez l'indigène algérien”, et Le primitivisme chez l’indigène nord-africain”. Le Maroc est le seul pays du Maghreb ayant connu une présence psychanalytique durant le temps de la colonisation. C’est René Laforgue qui introduisit la psychanalyse dans ce pays. Il convient de ne pas refouler le discours scientifique colonial : celui-ci éclaire la psychopathologie maghrébine et nombre de faits hérités de cette période.

NOTES Ce texte représente le support écrit pour la communication présentée au congrès: "Apport de la psychopathologie maghrébine",Institut du Monde Arabe, Paris, 5 Avril 1990. Moreau de Tours J., “Recherches sur les aliénés d’Orient”, Annales médico-psychologiques, TI, janvier 1843, p 103 à 132. Meilhon, L'aliénation mentale ches les Arabes, Annales médico-psychologiques, III, Janvier 1896, p.17-32; Mars 1896, p.177-207; Mai 1896, p.365-377; Juillet 1896, p.27-40; Septembre 1896, p.204-220; Novembre 1896, p.344-363. Boigey, “Etude psychologique sur l'Islam”, Annales medico-psychologiques, 66, II, 1908, p. 5-14. Reboul H. , Régis E., L'Assistance des aliénés aux colonies, Masson et Cie Editeurs, Librairie de l'académie de médecine, Paris, 1912, p. 1-78. Porot A., Notes de Psychiatrie musulmane, Annales médico-psychologiques, 1918, 74, p. 377-384. Porot A. et Arrii C., “L'impulsivité criminelle chez l'indigène algérien”, Annales médico-psychologiques, 1932, 2, n°5, p588-611.

Porot A. et Sutter J., “Le primitivisme chez l’indigène nord-africain”, Le Sud médical et chirurgical, avril 1939. Ce texte, non paginé m’a été remis par les bons soins de l’un des auteurs, M. Sutter. Porot M., “La psychallergie aux événements d'Algérie”, Annales médicopsychlogiques, I, avril 1958, p. 650-656. Brissot F. , “Propos sur la mentalité des musulmans nord-africains”, Annales médico-psychologiques, 1959, I, p. 495-504 Fanon F. , Les damnés de la terre, F. Maspéro, 1961. Pierson C.A. , Paléophrénie réactionnelle, Psychopathologie de l'impulsion morbide en milieu Nord-Africain, Maroc Médical, Avril 1954, p. 642-647. Sutter J. , Quelques aspects de la psychogénèse en milieu indigène NordAfricain, Maroc Médical, Avril, 1955, p. 215-216. Igert M., Milieu culturel marocain et névroses, Maroc Médical, n°360, Mai 1955, p. 648-655. Igert M., Introduction à la psychopathologie marocaine, Maroc Médical, n° 365, Octobre 1955, p. 34-55.

Laforgue R. , De la médecine psychosomatique, Maroc Médical, n°360, Mai 1955, p. 617-623. Laforgue R., Le super-ego individuel et collectif, in revue "Psyché" n°88, Février 1954 et in Zeitschrift für Psychothérapie, repris dans "Au-dela du scientisme", Editions du Mont-Blanc, Genève, 1963, p. 36-60.

MONDE ARABO MUSULMAN A LA CROISEE DES CHEMINS26 FEB

2011

Etonnant article de La Ligue des Droits de l'Homme de Toulon, particulièrement en ce moment.

Alors que les peuples arabo-musulmans s'agitent, s'insurgent, se révoltent, le monde entier, nous tous, nous les regardons, les observons, ne sachant pas ce qu'il va advenir de ces velleités populaires. Il faut dire qu'avant ça, ce qu'ils nous ont donné à voir jusqu'alors, c'étaient des foules grouillantes et menaçantes, dévalant les rues, hurlant et vociférant, dès que quelqu'un, en Europe, a fait mine d'ironiser sur le Coran ou sur Mahomet. On ne les a guère vu manifester calmement, dignement, pour s'élever contre les massacres qui ont été commis tout au long de ces dernières années, au nom de l'islam.

Et donc, l'on peut se demander quels choix vont-ils faire, vers quel destin, vers quel modèle vont-ils basculer :

* celui de l'homme primitif - "furieux" irrécupérable, celui qui sans vergogne ne craindra pas de sortir un couteau pour tout argument, de traiter la femme comme un être inférieur ou un animal, de considérer les autres religions comme broutille, qui à

l'extrême se fera "sauter" dans un bus parmi femmes et enfants, ou se dirigera tout droit dans un autre World Trade Center ?

* ou l'occidental évolué : celui avec qui il sera agréable de dialoguer, d'échanger, de se lier d'amitié, dans le respect de l'autre, de la liberté de chacun, sans craindre une réaction caricaturalement épidermique de susceptibilité et d'"humiliation" ?

Sauront-t-ils devenir AIMABLES ? Au sens premier du terme : "dignes d'être aimés" ?

Ci-dessous l'article dans son entier mais vous pouvez le retrouver sur le site de la LDH Toulon.

le regard colonial de l’École psychiatrique d’Alger

article de la rubrique les deux rives de la Méditerranée les « populations » de l’Algérie coloniale date de publication : jeudi 24 février 2005

Pendant un demi-siècle, les psychiatres de l’École d’Alger ont placé "l’indigène nordafricain" à mi-chemin entre l’homme primitif et l’occidental évolué. Leur thèse était que l’indigène, étant dépourvu de lobe préfrontal, est dépourvu de morale, d’intelligence abstraite et de personnalité.

Les schémas véhiculés dans le discours psychiatrique de cette époque ne continuent-ils pas à modeler notre rapport aux Algériens et originaires d’Algérie ?

Le premier congrès de la Société Franco-Algérienne de Psychiatrie s’est déroulé à Paris en octobre 2003 [1]. L’un des ateliers, organisé par le Professeur Marie-Rose Moro (hôpital Avicenne, AP-HP), avait pour intitulé La psychiatrie coloniale en Algérie. En voici la présentation :

L’histoire de la psychiatrie en Algérie est marquée par le passage des psychiatres coloniaux qui font école autour du professeur Antoine Porot (1876-1965), développant la théorie du primitivisme. Généralisant à partir d’a-priori sur le "fatalisme", le "puérilisme mental", l’absence d’"appétit scientifique", l’"immodération", la "suggestibilité", la soumission aux "instincts" de ce "bloc informe de primitifs profondément ignorant et crédules pour la plupart" (Porot, 1918) qu’étaient censés être les "indigènes nord-africains", une théorie est ainsi élaborée sur le fonctionnement de ce peuple colonisé. Cette théorie, non seulement ne prend pas en compte le fait colonial avec toutes ses implications dans les rapports entre colonisés et colonisateurs, mais surtout vient justifier l’ordre colonial, c’est à dire la domination d’un peuple par un autre, par la "preuve scientifique" d’une supériorité d’un

peuple sur un autre. Il y a le constat d’une différence, mais qui mène à des interprétations basées sur une vision méprisante de l’autre ; la psychiatrie se met au service du pouvoir colonial.

Parallèlement, les institutions de soins psychiatriques sont mises en place sur un modèle défendu par le professeur Antoine Porot, permettant de mettre fin au transfert de malades dans les asiles de la métropole. Ainsi, en 1938 est inauguré le premier hôpital psychiatrique à Blida-Joinville. C’est dans cet établissement que Frantz Fanon, psychiatre français originaire de la Martinique, viendra exercer en tant que chef de service et deviendra un violent opposant de cette "école d’Alger", laissant son nom à l’hôpital et la possibilité d’un autre discours.

Chez les psychiatres français, cette histoire est méconnue, voire inconnue, mais les schémas véhiculés dans le discours psychiatrique de cette époque ne continuent-ils pas à modeler notre rapport aux Algériens et originaires d’Algérie ?

Antoine Porot et l’École d’Alger

En 1912, le Congrès des Aliénistes et Neurologistes de France s’est tenu à Tunis. Consacré à l’assistance aux aliénés des colonies, ce congrès peut être considéré comme fondateur d’une psychiatrie coloniale ; il recommande notamment la nécessité de formation de psychiatres coloniaux civils et militaires, ainsi que l’arrêt du transport des aliénés des colonies dans les asiles français (comme c’était le cas jusqu’alors).

L’École d’Alger se consacra à l’étude de la "mentalité indigène" pour en comprendre la pathologie et promouvoir une action efficace et rapide. Antoine Porot fut le fondateur et chef de file de l’École algéroise de psychiatrie ; il formera une génération de psychiatres.

En 1918, il publie ses Notes de psychiatrie Musulmane [2]. La thèse, très simple, peut se résumer ainsi : « Hâbleur, menteur, voleur et fainéant le nord-africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles. » Pour Porot, le Maghrébin est incapable d’assumer des activités supérieures de nature morale et intellectuelle.

À partir des années 30, dépassant le stade descriptif, l’École d’Alger fournit une base scientifique à ses conceptions.

En 1932, Porot défend la thèse de « l’impulsivité criminelle chez les Algériens » [3]. « L’indigène nord-africain, dont le cortex cérébal est peu évolué, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par le diencéphale » [4]. « L’Algérien n’a pas de cortex, ou, pour être plus précis, il est dominé, comme chez les vertébrés inférieurs, par l’activité du diencéphale » [5].

L’indigène maghrébin est situé à mi-chemin entre l’homme primitif et l’occidental évolué. Après avoir introduit le concept de "primitivisme", les auteurs tentent de lui donner une assise neurologique : il s’expliquerait par une disposition particulière de l’architectonie du cerveau avec prédominance des fonctions diencéphaliques. La mentalité nord-africaine serait donc structurellement différente de la mentalité européenne.

Ces conceptions rejoignent les thèses de l’historiographie coloniale pour qui l’Algérien, plus généralement le Maghrébin, représente « parmi les races blanches méditerranéennes [...] le traînard resté loin en arrière » [6] et fait partie « des races condamnées à s’éteindre » [7].

Frantz Fanon

Il faut souligner l’absence dans les travaux de l’École d’Alger de la moindre référence au milieu socio-culturel. Ce qui permettait de passer sous silence les profonds bouleversements que la conquête coloniale a entraînés dans la société algérienne, et de justifier a posteriori la colonisation.

En 1953, quand Frantz Fanon est nommé médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Blida, la doctrine régnante en psychopathologie est toujours le "primitivisme", analyse à fondement raciste constatant un prétendu "développement psychique primitif" de ceux qu’il était convenu d’appeler les "Français Musulmans" en Algérie.

Le jeune psychiatre martiniquais va bousculer ce discours pseudo-scientifique en mettant l’accent, au contraire, sur les effets produits dans les consciences par la situation coloniale et la dépersonnalisation qu’elle entraîne. Le racisme biologique a cédé la place, analyse-t-il, à un racisme culturel. Ce n’est plus la couleur de la peau ou la forme du nez qui sont stigmatisées, mais « une certaine forme d’exister ». Tout au long de son œuvre Fanon [8] va s’attacher à donner une autre image de l’homme colonisé, celle d’un homme infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné ... Le projet délibéré des colons et des pouvoirs publics est, selon Fanon, de figer la société indigène dans des structures archaïques dont l’absence d’évolutivité serait le meilleur garant de la domination française.

Son engagement aux côtés des Algériens qui luttaient pour leur indépendance provoqua son expulsion vers la Tunisie où il poursuivit son activité médicale et politique. Il devait décéder des suites d’une leucémie en 1961, à l’âge de 36 ans.

En métropole ... [9]

Les thèses de l’École psychiatrique d’Alger se sont répandues des deux côtés de la Méditerranée. C’est ainsi que l’on peut lire les articles suivants dans la première édition (1952) du Manuel alphabétique de psychiatrie [10].

Noirs : « Les indigènes de l’Afrique noire se rapprochent dans une large mesure de la mentalité primitive. Chez eux les besoins physiques (nutrition, sexualité) prennent une place de tout premier plan ; la vivacité de leurs émotions et leur courte durée, l’indigence de leur activité intellectuelle, leur font vivre surtout le présent comme des enfants ».

L’auteur de ces articles, lui-même élève de Porot, Henri Aubin, évoque leur « comportement explosif et chaotique », les « fragiles liens logiques » de leur idéation, le faible travail du « psychisme supérieur »...

Indigènes Nord-Africains : « [...] Par manque de curiosité intellectuelle, la crédulité et la suggestibilité atteignent un degré très élevé [...]. » Après avoir souligné leur potentiel meurtrier, Aubin ajoute « Le même fatalisme aggrave l’inappétence native des non-civilisés pour le travail, leur aboulie, leurs caprices, leur impulsivité », soulignant là encore « le manque de soin et de logique dans les activités professionnelles, la tendance au mensonge, à l’insolence [...]. »

Le Primitivisme est rapporté aux « peuplades inférieures », s’opposant à la « mentalité civilisée ». On lit encore sous la plume d’Aubin « la mentalité du primitif est surtout le reflet de son diencéphale alors que la civilisation se mesure à l’affranchissement de ce domaine et à l’utilisation croissante du cerveau antérieur. »

Dans la quatrième édition, remaniée, du Manuel alphabétique de psychiatrie, parue en 1969, les articles précédents sont encore inchangés [11]. A quelle date ont-ils été définitivement réécrits, nous l’ignorons.

Notes

[1] Le premier congrès de la SFAP s’est déroulé le 3 et 4 octobre 2003 à l’Hôpital Européen Georges Pompidou à Paris. Cette rencontre présidée par les professeurs Henri Loo, Farid Kacha et Frédéric Rouillon, a été organisée avec les communautés médicales algérienne et française autour du problème des états post-traumatiques liés à la guerre d’Algérie et des phénomènes complexes de la mémoire post-traumatique.

[2] Antoine Porot - Notes de psychiatrie musulmane - Annales medico-psychologiques, 1918, 74, 377-384.

[3] Antoine Porot et C. Arrii - L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien ; ses facteurs - Annales médico-psychologiques, 1932, 90 : 588-611.

[4] Intervention au congrès des aliénistes et neurologistes de langue française - Bruxelles, 1935.

[5] Antoine Porot et Jean Sutter - Le primitivisme des indigènes nord-africains ; ses incidences en pathologie mentale - Sud médical et chirurgical, 15 avril 1939.

[6] Emile-Félix Gautier, Les siècles obscurs du Maghreb, éd. Payot 1937 - cité dans D’une rive à l’autre, de Gilles Manceron et Hassan Remaoun, éd Syros, 1993, page 45.

[7] Gustave Mercier, Histoire de l’établissement installation des Arabes dans l’Afrique septentrionale, Paris, 1875.

[8] À propos de Frantz Fanon, lire la page qui lui est consacrée sur ce site.

[9] Ce paragraphe est extrait de l’ouvrage Petits moments d’histoire de la psychiatrie en France, de Patrick Clervoy et Maurice Corcos, éd. EDK, Paris 2005.

Nous remercions le docteur Patrick Clervoy, chef du service de psychiatrie de l’Hôpital d’Instruction des Armées Sainte-Anne de Toulon, de nous avoir permis de le reproduire.

[10] Manuel alphabétique de psychiatrie, sous la direction d’Antoine Porot, Paris P.U.F. 1952.

Indigènes Nord-Africains, Primitivisme, Noirs (Psychopathologie des), articles rédigés par Henri Aubin.

[11] Voir http://patrick.fermi.free.fr/esquis....

Frantz Fanon, une lumière dans la psychiatrie coloniale (extrait du livre "La Dignité" de B. Doray)

mercredi 27 septembre 2006, par Bernard Doray

Extrait du livre de Bernard Doray La Dignité : les debouts de l’utopie, Editions La Dispute, sept. 2006, 416 pages, 26 €

Des boursouflures d’indignité : eugénisme et « psychiatrie indigène » Ainsi, sous l’occupation nazie, notre société a-t-elle suscité l’extermination rampante de quarante milles « malades mentaux » sur les cent vingt milles personnes qui peuplaient les asiles français pour aliénés, au début de la seconde guerre mondiale. L’ordre n’en avait pas été donné. Il ne provenait explicitement d’aucune autorité, mais c’était plutôt l’effet mécanique d’une accumulation d’abominations interstitielles. Comme le soulignent les présentateurs du livre Le train des fous, de Pierre Durand, « sous l’occupation, pour pouvoir survivre, il fallait avoir recours au marché noir, les tickets de carte d’alimentation ne suffisant pas. Ce système de marché noir excluait de fait les hospitalisés. » Dans ce contexte, il a suffi pour cette hécatombe que cette situation de fragilité s’accorde avec une conjonction de nuisances : « une opinion fort répandue parmi l’élite Vichyste que les fous étaient des malades sans intérêt », le fait que « beaucoup de Français pensaient qu’ils étaient [...] dangereux pour la race et économiquement nuisibles [1] » , et enfin une ambiance médicale faisandée par une théorie courante de la dégénérescence qu’exaltaient les obsessions eugénistes d’un Alexis Carrel que son Prix Nobel semble d’ailleurs toujours protéger du jugement de l’histoire [2].

Races dangereuses [3] ? C’est cependant dans les situations coloniales que le poison de l’intégrisme du gène a trouvé plus durablement sa terre d’élection. Ainsi, dans l’Algérie française, jusque dans des années 1950, s’est développée l’école de la psychiatrie raciste dite « d’Alger ». Le véritable inspirateur en fut Antoine Porot, qui, soulignons-le au passage, écrivit en ce temps-là des œuvres croisées avec le Docteur Angelo Hesnard [4], parfois salué comme l’introducteur de la psychanalyse en France (il a eu un échange de courriers avec Freud dès 1912), et comme un tenant d’une psychanalyse biologique qui mérite encore le détour [5]. Antoine Porot eut un héritier intellectuel de son sang, Maurice Porot, et aussi des élèves. Pierson, introduisit ainsi le “concept“ de « paléophrénie réactionnelle » pour rendre compte de « l’impulsion morbide en milieu nord-africain » (dans cette race d’homme, c’est le cerveau reptilien qui commande, notamment dans les situations de violence...). Il y eut aussi Arii, avec lequel Porot Senior publia un article sur L’impulsivité criminelle chez l’Indigène algérien, inspiré de la thèse de cet élève. Cet article fut une référence obligée pour l’édification des plus jeunes : Jean Sutter et Bardenat, pour citer ceux qui ont laissé des écrits consultables [6]. L’idée qui traverse ces soi-disant travaux scientifiques est monotone : l’impulsivité notoire de “l’indigène“ est la démonstration d’un défaut biologique attaché à sa race, laquelle est dénuée d’un cortex aussi moelleux que celui de la fière cervelle européenne [7]. Au fond, ces psychiatres qui réalisèrent souvent ensuite de belles carrières universitaires et constituèrent un groupe de pression politico-professionnel, influant en France jusqu’à la fin des années 1980, s’étaient attachés à donner des arguments “scientifiques“ non seulement pour justifier le statut

de sous-citoyenneté appliqué aux « Musulmans », mais aussi pour légitimer une répression armée des aspirations émancipatrices, repression qui avait débuté bien avant les premiers feux de la révolution algérienne. Cette psychiatrie raciste fut aussi une psychiatrie mercenaire.

Frantz Fanon, une lumière dans la psychiatrie coloniale Tous les psychiatres qui travaillaient dans l’Algérie coloniale n’étaient certes pas à la solde de l’ordre en place. Certains d’entre eux étaient même fort lucides. Mais un seul, Frantz Fanon qui travaillait au même moment dans l’hôpital psychiatrique de Blida qui porte aujourd’hui son nom, a incarné puissamment la résistance à ce colonial-aliénisme. Je renvoie ici le lecteur à la riche biographie de lui [8] que nous a donnée Alice Cherki, qui fut son élève. Fanon était Martiniquais. À 19 ans, avec quelques autres jeunes garçons bouillants, il s’était engagé dans les forces de la France Libre [9], et il a participé à divers combats, notamment à la Bataille d’Alsace. Puis, ça avait été son retour au pays, dans l’indifférence totale des autorités civiles et militaires. Moment formateur de désillusions. Par la suite, il vint à Lyon comme boursier, pour entamer des études de médecine. Il découvrit Merleau-Ponty et Leroi-Gourhan, alors professeur d’ethnologie à la Faculté de lettres. Cet étudiant en médecine non conventionnel avait proposé en 1950 ou 1951 une thèse de médecine jugée exécrable et irrecevable par l’Université. Cela donnera un livre célèbre, Peau noire et masque blanc. Puis ce fut l’hôpital de Saint Alban et la rencontre avec François Tosquelles, que « Fanon reconnaîtra comme son maître, dans la différence et non l’obéissance [10] ». Fanon n’allait pas tarder à avoir l’occasion de mettre en pratique à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville où il sera nommé en 1953, les principes des sociothérapies instistutionnelles pratiquées à Saint Alban. Une psychiatrie accessible au doute, respectueuse des personnes, et dont les difficultés allaient témoigner qu’elle se mettaient à l’épreuve du contexte colonial de son exercice car elle s’adressait aux femmes et aux hommes réels [11]. Mais surtout, ces innovations furent menées alors que, sur la grande scène de l’Histoire, les enjeux plus décisifs de la révolution algérienne se dessinaient d’une manière de plus en plus exigeante pour un Fanon qui allait s’engager pleinement dans la lutte pour la libération d’un peuple qui n’était pas le sien. On conçoit que dans ce contexte il ait pensé qu’il y avait mieux à faire que d’entrer dans une controverse “scientifique“ qui aurait inutilement fait honneur aux thèses de l’école d’Alger. De fait, Fanon ne s’est exprimé qu’une seule fois à ce propos : pour rapprocher les thèses racistes algéroises de celle de John Colin Carothers, improbable expert de l’O.M.S., qui a écrit un livre bien coté pour expliquer que les Africains noirs sont comparables à des hommes européens lobotomisés [12]. Cette discrétion sur les exactions psychiatriques coloniales ne signifie pourtant pas que le psychiatre Fanon était un autre homme que le révolutionnaire au destin flamboyant qui est passé dans l’histoire en rejoignant la direction du FLN en exil à Tunis, puis en devenant Ambassadeur itinérant du GPRA dans une période de grande effervescence émancipatrice animée par de grandes figures historiques (Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah...). C’est ce qu’exprimait récemment François Maspero, le premier éditeur des Damnés de la terre, interviewé dans le film Frantz Fanon, mémoire d’asile [13], en s’étonnant que les commentateurs de ce livre-culte prêtent en général très peu d’attention au fait que son auteur ait mis dans sa réflexion politique toute la richesse de son expérience professionnelle des situations psychiques engendrées par la guerre coloniale.

Fanon est resté psychiatre jusqu’au bout de sa vie. Et c’est en psychiatre que, dans son testament politique [14], il a théorisé la violence émancipatrice comme un moment de resymbolisation majeur [15]. La violence émancipatrice est à l’exact opposé de la décharge épileptique à quoi de Professeur Sutter réduisait ladite « violence indigène ». La violence émancipatrice, comme tout processus de symbolisation, comporte un moment de triomphe où l’autre tout puissant apparaît comme une chose relative et pensable. Mais elle est surtout maîtrise de la violence subie, structuration d’un point de vue sur elle, élaboration symbolique de l’acte plus que simple recherche du rapport de force. Bernard Doray NOTES

[1] Cf. Présentation de Pierre Durand, Le train des fous, Syllepse, réédition 2001. Voir aussi : Max Lafont, L’Extermination douce. Éditions Latresne, 272 pages, 2 000, et également à propos du nazisme et des malades mentaux, Alice Ricciardi Von Platten, L’extermination des malades mentaux dans l’Allemagne nazie, Érès, 2001. [2] Lorsqu’en mars 2003, la Mairie de Paris a proposé au Conseil d’arrondissement du XVème arrondissement de débaptiser la discrète rue Alexis Carrel pour lui donner le nom plus glorieux de Jean-Pierre Bloch, grand résistant, antifasciste et l’un des fondateurs de la Licra, seuls quatre élus de droite ne se sont pas abstenus. [3] Allusion au livre de Louis Chevalier Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXème siècle, Plon 1958. [4] Cf. Angelo Hesnard, La Neuropsychiatrie ethnique dans la Revue de neurologie, 1917 et dans le même numéro, Maurice Porot, Quelques notes de neuropathologie indigène. Ou encore, Angelo Hesnard, Antoine Porot, Psychiatrie de Guerre et expertise mentale militaire. Dans une thèse peu critique sur l’œuvre d’Angelo Hesnard Le Dr A. Hesnard et la naissance de la psychanalyse, 1983, Madame E. Hesnard-Félix souligne l’intérêt commun des deux hommes pour l’étude comparée « des races » dans leurs pathologies. [5] Hesnard avait l’idée d’une psychanalyse fournisseuse de morale pour « une humanité qui tend à rester ignorante de sa propre animalité foncière » (Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Poches Odile Jacob, 1998, page 273). Pour Alain Ehrenberg, l’œuvre de Hesnard devrait être remise en valeur aujourd’hui dans un débat psychanalytique mondial qui opposerait principalement une psychanalyse française plutôt ringarde, qui serait « une science de l’homme coupable » et la gaillarde psychanalyse américaine présentée comme « une science du développement personnel (qui) utilise les penchants naturels de l’homme pour son propre bien et pour celui de la société. » (Alain Ehrenberg., Idem) [6] À propos de ces auteurs : Maurice Porot. et J. Gentile, Alcoolisme et troubles mentaux chez l’indigène algérien, Bulletin sanitaire de l’Algérie, mai 1941 ; C. A. Pierson, Paléophrénie réactionnelle, Psychopathologie de l’impulsion morbide en milieu nord-africain, Maroc médical 1955, n° 360 ; Antoine Porot, D.C. Arii, L’impulsivité criminelle chez l’Indigène algérien. Ses facteurs, Annales médico-psychologiques N°5, 12, 1932 ; D.C. Arii, De l’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien, Thèse Alger, 1928 ; Jean Sutter, L’épilepsie mentale chez l’indigène nord-africain, Thèse Alger, 1937 ; Antoine Porot, C. Bardenat., Psychiatrie médico-légale, Maloine, 1959, page 301.

[7] Dans sa thèse de Médecine de 1932 publiée en livre en 1937, Jean Sutter lie la question de ladite « impulsivité criminelle » avec celle de l’épilepsie, forme pure de la décharge qui ramène l’affect à un processus primaire. Le tout est censé trahir un mode d’être constitutionnel des Indigènes qui s’exprime au quotidien dans les comportements et la moralité : « Dans le caractère indigène, l’impulsivité tient une grande place et contraste de façon assez singulière avec une apathie, une “sérénité constitutionnelle“ qui mettent ces sujets à l’abri des accidents affectivo-émotifs. Il faut noter aussi “l’inexistence d’une échelle des valeurs morales en dehors de quelques concepts imposés par la religion ou enracinés dans les habitudes personnelles“ [Porot et Arii]. La vie humaine n’a souvent que peu de valeur dans la balance morale de cet homme primitif ; il est capable de devenir un assassin sans que le geste meurtrier se présente à lui avec le caractère exceptionnel et monstrueux qu’il revêt aux yeux de l’Européen, même profondément déchu. » : Jean Sutter, L’épilepsie mentale chez l’indigène Nord-Africain - étude clinique, Imprimerie Nord Africaine, Alger, 1937, pages 114 - 115. [8] Alice Cherki, Frantz Fanon - Portrait, Seuil, 2000. Voir à propos de cet ouvrage : Bernard Doray, De notre histoire, de notre temps : à propos de « Frantz Fanon portrait » d’Alice Cherki, Sud - Nord N° 14, 2001, pages 145 - 166. [9] Le film Parcours de Dissidents de Euzhan Palcy (Production JMJ / RFO, janvier 2006) relate très bien le trajet de ces milliers de marins, d’appelés, mais aussi de quelques civils, qui ont bravé l’administration coloniale et vychiste dirigée d’une main de fer par l’amiral Robert pour entreprendre un long et dangereux voyage clandestin vers l’Europe, en réponse à la répression qui s’était abattue sur les Antilles, et à l’appel du Général de Gaulle. Dissidents a été le terme employé par l’amiral Robert pour les désigner. [10] Dans ce haut lieu de la psychiatrie institutionnelle encore imprégné de la création en résistance des années de guerre, l’espace de la folie, écrit Cherki, « est interrogé dans son rapport étroit avec l’aliénation sociale, culturelle aussi. Il faut désaliéner l’institution psychiatrique, en faire un espace dans lequel les soignants et les pensionnaires, les malades mentaux et ceux qui ne le sont pas inventent des dispositifs [...] L’aliénation est interrogée dans tous ses registres au lieu de jonction du somatique et du psychique, de la structure et de l’histoire ». Alice Cherki, Op. cit., page 35. [11] Pour cela, Fanon fut rapidement secondé avec passion par le jeune psychiatre Jacques Azoulay. Le succès de la sociothérapie institutionnelle fut immédiat dans le pavillon des femmes européennes : réunions bi-hebdomadaires, fêtes symboliques, commission regroupant infirmières et malades, journal. Lourd échec, par contre, lorsqu’il s’est agi d’appliquer la méthode au pavillon des « hommes indigènes ». Ce fiasco fut l’occasion d’une réflexion féconde rapportées par Azoulay dans sa thèse : « Si nous avions échoué, [...] c’est parce que nous avions cru adapter à une Société musulmane, et, de surcroît, dans une population à majorité paysanne, les cadres d’une société occidentale à évolution technique déterminée. » De cette réflexion autocritique, sortit un ensemble d’initiatives originales et culturellement mieux ajustées.. [12] Le livre principal de Carothers (John Colin Carothers, The African mind in health and disease, a study in ethnopsychiatry, World Health Organization, Geneva, 1953) a trouvé à l’époque des éditeurs prestigieux, y compris en France (Psychologie normale et pathologique de l’Africain : étude ethnopsychiatrique. Paris, Masson, 1954), et il est encore vendu en ligne sur plusieurs sites anglo-saxons.

Ce John Colin Carothers avait été nommé un peu par hasard Directeur du Nairobi’s Mathari Mental Hospital de 1938 à 1950. Sur fond de lobying et de désert de compétences, il était devenu un expert international de l’OMS. Sa découverte partait de l’idée que tout étant dans tout, l’embryologie de la peau et du cortex ont quelques relations. Il avait alors inféré “scientifiquement“ de la différence entre le grain des peaux noires et celui des blanches, que l’Africain est l’équivalent d’un Européen lobotomisé. À propos du contexte de ces élucubrations théoriques, voir en particulier : N. J. Carson, Ethnopsychiatry and Theories of “the African Mind“ : A Historical and Comparative Study, Faculty of Medicine, McGill University. [13] Frantz Fanon, mémoire d’asile, film réalisé et produit par Abdenour Zahzah et Bachir Ridouh, 52 minutes, 2002. [14] Frantz Fanon a reçu un premier exemplaire des Damnés de la terre trois jours avant de mourir à 36 ans d’une leucémie myéloïde, et l’écriture de cet ultime livre avait été une course contre la mort. [15] Bernard Doray, À propos de l’actualité de Frantz Fanon, intervention aux Journées de psychiatrie de Dax : autour de la notion de violence en psychiatrie, 4 et 5 décembre 2003, à paraître dans la revue Sud-Nord.

View more...

Comments

Copyright ©2017 KUPDF Inc.
SUPPORT KUPDF