OSEKI-DEPRÉ, Ines. DE WALTER BENJAMIN A NOS JOURS

August 30, 2022 | Author: Anonymous | Category: N/A
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Inès Oseki-Dépré

De Walter a nos jours

f • #

(Essais de traduetologie)

HONORÉ CHAMPION PARIS

 

Pr e m i è r e   pa r t ie

e n t r e  h e r m é n e u t iq u e

ET POÉTIQUE

 

Pr

é l i m in a ir e s

Au regard de l’immense quantité de propos théoriques, paratextes, commentaires qui existent sur la traduction en général et la traduction littéraire en particulier8, un fait paraît assez surprenant : en effet, dans I» masse de textes parue en Occident, et particulièrement en France9, «culs trois noms se détachent parmi les auteurs des milliers de pages écrites sur la question : Cicéron au Ier s. av. J.-C., Hyeronimus (saint Jérôme) au cinquième siècle de l’ère chrétienne et Walter Benjamin à notre époque (1892-1940)10. Ces trois auteurs ont su formuler de laçon essentielle et lapidaire les orientations qui sont à la base de la  prat  pr atiq ue du tradu tra duire ire.. les deux premiers auteurs, ce fait s’explique par Bnique ce qui concerne l’impact de leurs œuvres mais aussi pour des raisons historiques dans la mesure où Cicéron est le porte-parole de la latinité au moment de la pénétration grecque dans la culture romaine (106-43 av. J.-C.), et où Jérôme est le premier traducteur latin de la Bible hébraïque (347-420

1 À ce suj sujet et,, pou pourr n’en n’en donn donner er que quel quelques ques exemples, la bibli bibliograph ographie ie de Roge Rogerr  Zuber (Les Belles infidèles et la formation du goût classique,  Paris, Albin Michel,  l%8) comporte environ 1000 auteurs dont la moitié écrivent sur la traduction ; George   Stciner (Après Babel,  Paris, Albin Michel, 1978) plus de 210 titres ; Jean-René   I,admirai (Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, pbp, 1979) 85 auteurs ; Efim   Etkind (Un Art en crise,  Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982) 260 auteurs ; Antoine  Berman (L’Épreuve de l’étranger, coll. Les Essais, Paris, Gallimard, 1984) 82 auteurs ;  Michel Ballard (De Cicéron à Benjamin,  PUL, 1992) 150 auteurs ; Inès Oseki-Dépré   (Théories et pratiques de la traduction littéraire,  Paris, Armand Colin, 1999) 125  auteurs. 9 On s’attachera particulièrement au cas français, à quelques exceptions près (Cf.   Qfiftki-Dépré,  op. cit. cit.). ). 10G 0George eorge Steiner dit à peu près la mêm mêmee chose ch ose : « Prenez Pr enez les nom nomss de saint Jérôme Jérôme,,  Luther Lut her,, Dry den, Hölderli Hölderlin, n, N ovalis, ova lis, Schleiermarcher, Ni Nietzs etzsche che,, Walter Benjamin,   Quine, et vous avez pour ainsi dire la liste complète de ceux qui ont dit quelque chose  chose   d'es  d' es se senn titiel el ou de no nouv uveau eau   sur la traduction »,  Apr  A près ès Babel Ba bel,,  Paris, A. Michel, 1978.  

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En t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t   po

é t iq u e

ap. J.-C.). Cicéron11, on s’en souvient, prône en premier lieu l’imita tion des Grecs ; ce n’est qu’en second lieu que les valeurs de langue et d’usage ( consuetudo) constituent, à ses yeux, la référence pour le texte traduit : «  Non  N on en enim im ad adnu num m er erar aree sed se d ta tanq nqua uam m adp adpen ender dere. e.   » La traduction orientée vers la cible (appelée plus tard target oriented ), ), qui  prév  pr évau audr draa ju s q u ’à no noss jou jo u rs rs,, trou tr ouve ve ici son pr prin inci cipe pe (d (déc écon onte text xtua ualilisé sé dans les siècles classiques français) et sa justification. Quelques siècles plus tard, Jérôme, auteur latin de la chrétienté, se trouve confronté au dilemme entre traduction orientée vers la source   et traduction orientée vers la cible, -   termes termes contempora contemporains ins - qui ne  pouv  po uvai aien entt se co conc ncev evoi oirr tel telss qu quel elss à l ’épo ’époqu quee cicé ci céro roni nien enne ne.. En effe ef fet,t, aux grands orateurs et poètes latins de la période classique la question de la fid   à la lettre grecque ne se posait pas alors que la traduction  fi d é l it ité  é  à religieuse médiévale se devait d’être « fidèle » (c’est-à-dire, littérale). Jérôme propose prop ose une bipartition : traduire le texte prof profane, ane, à ll’ins ’instar tar de Cicéron, Horace, Plaute, Térence, selon le sens, l’essentiel étant de  prod  pr odui uire re qu quel elqu quee ch chos osee d ’équ ’équiv ival alen entt à la gr gran ande deur ur du text te xtee he hellllén éniq ique ue,, « sensum exprimere de senso   » et traduire « mot à mot » le texte religieux où « même l’ordre des mots est un mystère »12. C’est dire qu’au moment où il soulève le problème de la dualité de la traduction, il est à même - sur le plan théorique - d’y apporter une répons réponse. e. En gros, on pourrait dire que si les propos de l’auteur latin ont  prév  pr éval aluu ju s q u ’à no noss jour jo urs, s, c ’est Jé Jérô rôm m e qu quii a pe perm rmis is à l ’ép ’époq oque ue actuelle de se poser le problème de la traduction autrement qu’en termes d’orientation vers la réception exclusive du public et sa satisfaction. La littéralité   exigée pour la traduction des écritures saintes, si elle représentait un moindre mal pour l’auteur qui traduit,  po  pouv aitt av avoi oirr l ’ava ’avant ntag agee de p ré rése serv rver er un unee certa ce rtain inee ob obsc scur urititéé rele re leva vant nt du uvai sacré. La position de Walter Benjamin est toute autre dans la succession des théories traductives bien que la religiosité ne soit pas tout à fait

11 Cicéron, Cicéro n,  Du m eille ei lleur ur genr ge nree d ’orat or ateu eurs rs,, Paris, Les Belles Lettres, 1921, traduction   Henri Bomccque, p. 11. 12 En fait le problème est plus comp co mplexe lexe et les deux positions posi tions s ’interpé ’interpénétra nétrant nt dans  la pratique (voir Vulgate,  traduction latine de la  Bible,  par saint Jérôme). De même,  chez Cicéron, son statut d’auteur prime sur le public.  

En t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t   p o é t i q u e

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exclue de son propos13. En quelque sorte, en refusant de poser le

 p  pro robb lèm lè m e de la d ua ualilité té de la tr traa du duct ctio ionn , du c h o ix un uniq ique ue en entre tre le fa faitit de privilégier la source ou la cible14, il ouvre au traducteur un nouvel espace de liberté et c’est ce point qui constitue le sujet de notre réflexion. S’opposant aux idées de Kant qui introduit une dissociation trop nette entre contenu et forme de la langue et pour qui le langage relève d’un acte intentionnel qui prendrait forme dans le langage, Walter Benjamin prend le parti des Romantiques allemands qui anticipent sur la théorie de von Humboldt de la « forme interne » que représente chaque langue nationale. Le langage cesse d’être le moyen d’accès à la connaissance pour devenir plutôt une forme originaire et ir irréduct réductibl iblee qui exprime une vis vision ion parti particuli culière ère du mond monde1 e155. « -, Parmi les nombreux hypertextes théoriques que sa préface a suscités, - car ilil s’agit da dans ns le présent ouvrage d ’en signaler quelques-uns qui nous paraissent significatifs -, il est important de proposer d’abord notre « traduction » du texte benjaminien (à partir de celle de Maurice de Gandillac alii voudrait (1971, trad. : 261))16, puis, un second temps (ce quiet se notrefr. contribution à ladans traductologie) d ’e ’examiner xaminer des cas qui relèvent d ’une telle théorie de la tr traduction, aduction, ou en d’autres termes, les « effets Benjamin ».\On peut ajouter que ce texte, en raison de sa complexité fondamentale, de son usage des métaphores, de sa syntaxe, a donné naissance à des versions différentes voire contradictoires.

13 « Le fondemen fon dementt de la fidéli fidélité té (littéralité) du traduct traducteur eur est extra-lit extra-littéraire téraire : il   relève à la fois de l’éthique, de la poétique et dans le cas présent (de Chateaubriand),   de la religiosité. » Antoine Berman,  Des  D es Tou Tours rs de Ba Babel bel,,  Mauvezin, TER, 1985. 14 Voir Humboldt, Georges Mounin, Itamar Even-Zohar, Van der Meershen,   Umberto Eco. 15 Idée déjà déjà présent présentee dans l ’essai Sur le langage en général et sur la langue    humaine,  huma ine, Œ uv uvres res   I, Paris, Gallimard, 2001, pp. 142-165. 16 Nous avons consulté également les retraductions de Martine Broda, d’Alexis   Nouss, le commentaire de Paul de Man, mais nous nous sommes également aidée du     travail de des DEA) de M. Christian (2001/2002) consacré  D ie Au Aufga fgabe be d es Ü bers be rset etze zerr   ».à l’analyse(Mémoire comparative traductions françaisesWinterhalter du «  Die

 

1.

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 DE LA TÂCH TÂCHE E D U TR TRAD ADUC UCTE TEUR UR117 I t A

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Les présupposés de la théorie de Walter Benjamin peuvent se résumer trois nce points étonnamment nouveau, est le refus de en la référe référence au dont publicle :premier, « En aucun cas, en face d ’une œuvre d’art ou d’une forme d’art, la référence au récepteur ne se révèle fructueuse pour la connaissance de celles-ci. » La raison en est que l’œuvre d’art ne s’adresse pas à un public donné, immédiat, mais à l’homme dans son essence historique. De même, et en deuxième lieu, l’œuvre d’art ne communique pas,  ce q u ’el elle le a d ’es esse senn titiee l n ’e s t p a s    com  co m m unic un icat atio ion. n.   Les principes classiques et généralisés se trouvent ainsi annulés : la traduction ne doit ni se conformer au goût du public, ni,  4  par cons conséqu équent, ent, trad traduire uire le sens. En fait, la traduction est une fo r m e  dont les lois sont à chercher dans F origina original.l. Benjamin va ainsi à re renn co cont ntre re de ce qui caractérisera ca ractérisera la  pensée  pen sée des lin linguis guistes tes de la com commu munic nicatio ationn et des théo théoricien ricienss de la , traduction pour qui le sens est à préserver prioritairement (Mounin, Eco)18. Cela n’exclut pas qu’une certaine signification de l’œuvre se manifeste este dans sa  tr Robel1 bel199 va radi- {  $   manif  traa d u c titibb ililititéé   (position que Léon Ro ^ '  calis caliser er dans sa théorie du rythm rythme), e), mais le sens n ’est pas pprioritaire. rioritaire. L’apport fondamental de la thèse de Benjamin, concerne le  r  raa p p o r t  ~ y ,j. r entre la traduction et V original, rapport essentiel, fondateur en raison d’une corrélation « naturelle » entre l’original et sa traduction. C’est une corrélation  d  dee v ie d an s la s u rv rvie ie d e s œ uvre uv res, s,   dans l’histoire20. \ 

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'0 ^ Alex is Nou Nouss ss et Lau Laurent rent Lamy lui ont préféré le terme  d'a  d'aban bandon don , c’est qu’en  1177Si Alexis

 Aufgabe be  désigne un devoir inaccomplissable (le traducteur « part quelque sorte,  Aufga qucl< perdant»). -fS ' :) ( D  t  Z . ( p s   s X ' J : 18 Ce qui rejoin rejointt paradoxalement les termes des dro droits its d’auteur d’auteur : les idées sont à tout tout le monde, seule la forme appartient à l’auteur, voir Jacques Derrida « Des tours de   Babel », in  Différen  Différence ce in Translation, op. cit. cit. 19« ... un texte qui ne peut être traduit n’a aucun  sens... », Léon Robel, « Translati ves », in Change, Transformer-traduire,  n. 14, Paris, Seghers / Laffont, 1973, p. 8. 20 La traduction surgit de l’original. Il est important de noter que pour Benjamin,   la vie naturelle est la vie qui a trait à l’histoire, non pas à quelque organicisme ni non   plus à quelque idée de l’âme.

 

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E n t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t   p o é t i q u e

« L ’histoire des grandes œuvres d ’art connaît connaît leur descendance à partir des sources, leur formation au temps de l’artiste, et la période de leur survivance principiellement étemelle dans les générations suivantes ».

:

C’est lorsque la survivance vient au jour qu’on se trouve devant la gloire. Ce n’est pas au traducteur que revient la gloire d’une œuvre. Tout au contraire, la traduction existe lorsque, parce qu’elle a survécu,  survécu,   ldéploie ’œuvre dans a atteint son son po int tardivement, de gloire. gloire.  C’est la vieplus de l’original qui est se la traduction, de façon vaste, ce qui

un fait indéniable et qui, à lui seul, justifie que l’on traduise. Selon Paul de Man « nous devons comprendre l’original du point de vue de la traduction »21. Cette survie de l’original est à la fois idéale (la  possibili  poss ibilité té que l’origm l’or igmah ah surv survive) ive) mais pre premiè mière re par rapport rapp ort à la traduction, qui est seconde (dans le temps), dans un après-coup ( Na  N a ch reif re ifee ). Walter Benjamin, conscient de sa position paradoxale, pose ici la question suivante : puisque la traduction doit manifester le rapport entre les langues, pourquoi ne doit-elle pas transmettre le plus exactement possible la forme et le sens de l’original ? Parce que ce n’est pas dans la copie que l’original pourra survivre : « Il s’agit d’une survivance au moyen de  tr  traa n sf sfoo rm a titioo n e t re renn ouve ou veau au   du vivant par lesquels l’original se modifie. » En effet, « de même que le ton et la signification des grandes œuvres littéraires se transforment totalement avec les siècles, de même se transforme aussi la langue maternelle du traducteur traduc teur ». Ainsi, la plus gra grande nde traduction traduc tion a-t-elle a-t-e lle tenda tendance nce à ! disparaître, disparaître, à « sombrer dan danss son renouveau », quest question ion ttrès rès importan importante te  pour les traducteu tradu cteurs, rs, comme com me l ’écrit Wa Walte lterr Ben Benjam jamin in annonça anno nçant nt de ce ^ f a i t la préém inence hi historique de la réception littéraire. Co C o n sé q u e n c e : r 

ie n ted te d ,  ni fait de communication, mais la traduction n’est ni  ta r g e t o r ien  r  r..  elle n ’est pas non plus imitatio im itation, n, copie de l ’ori origin ginal2 al222.

De ce fait, le rôle de la traduction, son rôle essentiel, n’est pas celui y, ^ d e perpét perpétuer uer l’or l’origin iginal, al, mai maiss à un niveau niveau plus él élevé evé,,  d ’e x p ri rim m er le le   \ '  CP  ra  r a p p o r t le p lu s intim in timee entr en tree les le s lang la ngue ues. s.   Voilà énoncée la thèse  benjam  ben jaminie inienne nne du tradui traduire. re. E t ce rap rappor portt très intim intimee entre les langues,  r î ^ f .  ^est celui d ’u ’une ne conve convergenc rgencee partic particulière ulière qui consiste en ce que les



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21 Paul de Man,  Autou  Autourr de La Tâche du traducteur, op. op. cit.,  p. 26. 22 Comme le voulaient Cicéron, à l’époque classique, et plus tard en France, Du   Bellay (1552), à la Renaissance. C p -> 1 ; ‘ -M ‘o o'SO 'S O "¿ 1 -^ ' ‘ ,

 

En

t r e  h e r m é n e u t i q u e  et  poétique

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langues ne sont pas mutuellement étrangères, mais a priori et abstrac  p a re renn tes te s en ce   « qu’elles  tion faite de toutes relations historiques,  pa veulent dire   », idée partagée par Jakobson par exemple23.

En fait, ni le traducteur ni la traduction ne sont ici singularisés. La traduction traducti on perm et la survie / survivance d ’une œuvre originale originale en même temps qu’elle en est le vestige : sa forme propre est, selon le  p  phi hilo loso soph pheelesall allem em an and, d, d’enfantement d ’in ’indi diqu quer er la depo post m at atur urat atio ionnPardeconséquent, la pa paro role le étrangère, douleurs lastm sienne24. la parenté entre les langues ne se saisit pas dans leur ressemblance ni dans leur parenté historique, mais dans leur parenté supra historique, dans le fait que les langues visent la même chose,   mais qu’aucune ne  peuu t atte  pe at tein indr dree iso isolé lém m en ent,t, c ’est ’est-à -à-d -dire ire,, la pu pure re la lang ngue ue225. Le Less lan langu gues es se complètent dans leur intention même (et non dans les mots, les  p u r lang la ngag agee   (« die  phra  ph rase ses, s, les élém él ém en ents ts is isol olés és), ), de co conv nver erge gerr ver verss le  pu reinee SSprac rein prache he »)2 »)266, virtuel s ’il en fut, ha habita bitant nt toutes les langue langues, s, comme le pense De Man, « en tant que disjonction permanente qui habite toutes les langues en tant que telles ». Cela revient à confier aux traducteurs une tâche qui leur est propre. Comme le fait remarquer Jacques Derrida (1985), le traducteur se voit attribuer une tâche, une dette plutôt : il doit « rendre » quelque chose27. Or, la seule chose que le traducteur pourrait tenter de restituer, ce serait le sens, ce qui reviendrait à vouloir procéder à « la transmission inexacte d’un contenu inessentiel ».

23 Lorsqu’il dit : « les langues diffèrent essentiellement par ce qu’elles  do  doiv iven entt  exprimer, et non pas par ce qu’elles  pe  peuv uven entt  exprimer », in  Es  Essa sais is de Ling Li nguis uistiq tique ue   Générale, Paris, Minuit, 1963, p. 84. 24 Paul de Man n’y voit pas de spécificité particulière concernant « l’enfantement »,  ajout de Gandillac (« La tâche du traducteur », in  Au  Auto tour ur de la tâc tâche he du tra tradu duct cteu eur, r,    op. cit.,   p. 28). 25 La langue babélienne, que Dieu lui-même a « déconstruite » (cf. Jacques Derrida,   op. cit.). cit .).  26  26 La Rei Reine ne Sp Spra rach chee  : On a pu envisager ici l’influence de la religion hébraïque (la   kabbale) pour laquelle la Bible est le texte suprême dans lequel la vérité s’est   exprimée. Selon Umberto Eco, «  ...q  ...que uesta sta rei reine ne Sp Sprac rache he non è una lingua. ling ua. Se non non    di  dim m entic en tichi hiam amoo le f o n ti ca ba lilist stiq ique ue e mi mist stich ichee d el pe penn si sier eroo di Benja Benjamin, min, p ossi os sibi bile le    avv  a vver ertitire re l ’om ombra bra,, a ss ssaa i inc incom ombe bente nte dell de llee lin lingue gue san sante, te, qu qual alco cosa sa di sim ile a l ge geni nioo    se  segg re to dell de llee lingue lin gue pent pe ntec ecos osta talili.. »  ( Dir  D iree quas qu asii la st stes essa sa co cosa sa,, op. cit. cit.,,  p. 346). 27 Jacques Derrida, « Des tours de Babel », in  Diff  D iffére érenc ncee in transl tra nslati ation on,, op. cit.

 

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Cette tâche consiste donc à trouver dans la langue dans laquelle on tt e v isé is é e inte in tenn tio ti o n n el elle le qu quii é v e ilille le en elle el le l'l'éc échh o d e l ’o rig ri g in inaa l.   traduit  ce tte Comment ? En distinguant ce qui relève de la langue de ce qui est essentiel dans le texte à traduire. La visée ne concerne pas la langue

dans sa totalité mais seulement certaines corrélations de teneur linguistique. Elle n’est pas, comme pour l’écrivain, une plongée dans la forêt du langage, elle se tient dehors et sans y pénétrer, mais elle y fait résonner l’original. Ainsi définie, cette tâche semble impossible. Une reformulation totale s’impose. En effet, si le sens, comme on l’a vu, cesse d’en être l’étalon, quelle est la base sur laquelle elle se fonde ? De même les concepts de « fidélité » au mot, et de « liberté », de resti restitutio tutionn conforme au sens, ne peuvent-ils plus servir une théorie qui dans la traduction cherche autre chose que la restitution du sens. Car, la fidélité dans la traduction au mot isolé ne peut presque jamais restituer  pleine  ple ineme ment nt le sens qu qu’il ’il a dans l ’original. Pu Puisq isque ue le sens ne s’ép s’épuise uise  pas dans ce qui est visé, mai mais, s, selon Benj Benjamin amin,, « acqu acquiert iert just ju stem emen entt cette signification du fait que dans un mot déterminé le visé est lié au   moo d e d e v isée  m is ée  ». Par ailleurs, si la fidélité de la restitution de la forme rend difficile la restitution du sens, d’un autre côté, Vindocile liberté    d  dee s m a u vais va is tra tr a d u c te teuu rs p e r m e t la c o n serv se rvaa titioo n du sen se n s m a is non no n p a s    c  cee lle ll e d e la c ré réaa tio ti o n litt li ttéé r a ire ir e e t c e llllee d e la langu lan gue. e.

Dès lors, si la visée de l’écrivain est première, naïve, intuitive, la visée du traducteur est dérivée, seconde, « idéelle ». Elle a affaire  au  auxx    se u ls en d roit  seu ro itss où d a n s sa p r o p r e langu lan gue, e, elle el le p e u t f a ir e ente en tenn d re   l ’écho d ’une une œuvre écrite en langue étrangère.  S’il existe une langue

de vérité, vérité, - cette langue de véri vérité té étant llee véritable véritable langage --,, elle est cachée de manière absolue dans les traductions. Donc, l’étrangeté qu’apporte la traduction est dans le mode de rencontre (fugitive, subtile) avec la langue supérieure, la langue de vérité. On perçoit chez Walter Benjamin des échos de la réflexion mallarméenne sur le langage poétique : Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême :  penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore   l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne

 

KNTRii

h e r m é n e u t i q u e  e t  p o é t i q u e

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de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique,   elle-même matériellement la vérité28.

Si l’imperfection des langues consiste en leur variété, le corollaire

on est que la vérité se trouverait dans leur réunion et en ce sens la lûche du traducteur consiste, en d’autres termes, à faire mûrir la semence d’un pur langage. La place de la traduction se trouve, telle la  philo  ph iloso soph phie ie,, en entr tree cré cr é atio at ionn et théo th éorie rie.. En fait, il faut distinguer deux choses, le visé et le mode de visée. Ainsi,  B  Bro rot  t   et Pain ont le même visé (référent), mais pas le même mode de visée (connotation). C’est dans ce sens, que ces deux langues, l’ l’allemand allemand et le français, différentes, d ifférentes, sont complémen com plémentaires, taires, ce qui tout en montrant le caractère incomplet de chacune d’elles a comme conséquence que toute traduction est une manière provisoire « de se mesurer à ce qui rend les langues étrangères l’une à l’autre ». Mais le fait qu’elles soient étrangères les rend conciliables : « La traduction effleure cet endroit où les langues se réconcilieront. » Dans cet ordre d’idées, la traduction est le moyen de saisir « l’insai sissable », c’est-à-dire l ’essence de l ’original, qui se révèle dans ce qui ne peut être traduit. Il s’agit du noyau : « Plus précisément, on peut définir ce noyau essentiel comme ce qui n ’est pas à nouveau traduisi-   ble.  » Le vrai traducteur est donc celui qui préserve l’intouchable et non le transmissible, comme l’est la parole de l’écrivain dans l’origi nal. Cette idée, difficilement rationalisable, peut se retrouver chez Blanchot (1965). Cela tient au rapport à la teneur ( Gehalt )29 )29 de la langue, très différent dans l’original et la traduction. Dans l’original teneur et langue sont agrégées, collées comme le fruit et sa peau. Dans la traduction, la langue enveloppe la teneur comme un « manteau aux larges plis ». Dans la dernière partie de cet ouvrage, nous essaierons d’approcher une définition de cet « intraduisible ». Walter Benjamin, comme le fera Meschonnic (1973) par la suite, même si l’essentiel n’est pas là, refuse la hiérarchie écrivain / traduc teur. Les Romantiques allemands ont beaucoup pratiqué la traduction

28 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur »,  op. cit cit.,.,  p. 370. 29 Les deux traductions françaises (de Gandillac, Broda) attestent le mot « teneur »,  qui ambigu, alors ».que le terme allemand Gehalt  désigne la « substance », « ce qui   n’estestpas traduisible

 

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Hn t r b   h e r m é n e u t i q u e   e t   p o é t i q u e

sans la théoriser, ce qui a donné dignité à cette forme, mais ils sont à l’origine d’un préjugé qui consiste à penser que les traducteurs importants seraient des écrivains et les écrivains peu importants, de médiocres traducteurs. Des traducteurs comme Luther, Voss, Schlegel

sont plus importants comme traducteurs que comme écrivains. D’autres, comme Hölderlin, George, ne sont pas à considérer seule ment comme des écrivains, mais comme de grands traducteurs, qui ont su s’acquitter de leur tâche : « Racheter dans sa propre langue cette  pure lan langue gue quand elle est exilée exi lée dans la langue lan gue étran étrangère, gère, la délivrer déliv rer  p  paa r la rec re c ré réaa tio ti o n  quand elle est captive dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur. » De quelle façon y parvenir ?  En f a i s a n t s a u ter te r les le s c a d r e s verm ve rmou oulu luss   d  dee sa lan la n gue gu e   à l’instar de Luther, Voss, Hölderlin, George, qui ont élargi les frontières de l’allemand. Ainsi, « la traduction touche  l ’original de faç on fugitive,  et seulement en un point infiniment petit du sens, pour poursuivre sa marche, selon la loi de la fidélité dans la liberté du mouvement langagier ». Benjamin évoque l’exemple de Hölderlin, quiuta au appliqué le principe de littéralité àître la  pro  propos positio ition, n,traducteur mais surto surtout m ot isolé. Sa trad traduct uction ion a pu non para paraître incompréhensible et risible au XIXe siècle. À ce propos les éclaircisse ments de De Man méritent qu’on s’y arrête. Pour cet auteur, en effet,  pour com compren prendre dre Ben Benjami jamin, n, il faut bien bie n com compren prendre dre le sens de Wort   D e r S a tz vom vo m G run ru n d , le et de Satz . Satz,  employé par Heidegger ( D  princi  pri ncipe pe de raiso raison), n), est à ent entend endre re com comme me la pro propos positio ition, n, le sens en somme, tandis que Wort,  est associé chez Benjamin à  A  Auu ssa ss a g e ,  la manière dont on « énonce la proposition ». Selon De Man, « Wort  ne signifie pas uniquement l’agent de la proposition en tant qu’unité lexicale maispas aussi comme syntaxe comme »30. de Il ne s’agit donc seulement du mot etisolé maisgrammaire des éléments la syntaxe. En fait, poursuit De Man, la question ainsi posée est celle de la « compatibilité entre grammaire (mot et syntaxe) et sens (Satz) » qui semble acquise pour tous : Benjamin nous dit que la traduction remet en question cette croyance   parce que, dit-il, dès qu’une traduction est véritablement littérale,

 A utou ourr de la tâche tâc he du trad tr aduc ucte teur ur ,  op. cit.,   p. 33. 30 Paul de Man,  Aut

 

I'N IKI'. HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE

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wörtlich , mot à mot, le sen s disparaî disparaîtt com plètemen t. (...) Et jus qu ’à un  certain point, un traducteur doit être wörtlich,   doit être littéral. (...) Ce qui   est désigné ici comme la disjonction entre la grammaire et le sens, Wort Wort   et Satz,   c’est la matérialité de la lettre : l’indépendance ou la manière  

dont la lettre peut déranger l apparente stabilité du sens d une phrase et   introduire un glissement qui fera disparaître ce sens, le fera devenir   évanescent, et qui fera perdre tout contrôle sur ce sens31.

Ce qu’il faut comprendre, selon De Man, c’est le caractère éminem ment aporétique du texte benjaminien, la contradiction indépassable de su pensée, présente également dans les métaphores, qu’il ne faut ni interpréter ni utiliser dans la traduction. C’est ce qui fait l’essence de cette  Auf  A ufga gabb e. Ainsi, le plus ggrand rand éloge q u ’on puisse faire à la ttraduction raduction n ’est pas qu’elle se lise comme une œuvre originale dans sa propre langue (Mounin, 1955), « car la vraie traduction est transparente,   elle ne cache pas l’original, n’offusque pas sa lumière, mais c’est la pure langue, comme renforcée sur par l’original son propre d’autant plus pleinement ». médium, qu’elle fait tomber La meilleure définition de cette liberté - à côté des réflexions réflexions de Goethe dans le  D  Div ivaa n -   se trouve chez Rudolf Pannwitz, auteur de « La crise de la culture européenne » : Nos traductions, et même les meilleures, partent d’un principe erroné,   si elles veulent germaniser l’indien, le grec, l’anglais, au lieu d’indianiser,   gréciser, angliciser l’allemand. Elles ont beaucoup plus de respect pour   les usages de leur propre langue que pour l’esprit de l’œuvre étrangère.   L’erreur fondamentale du traducteur est de conserver l’état fortuit de sa   propre langue, au lieu de se laisser violemment ébranler par la langue   étrangère. Surtout quand il traduit d’une langue très lointaine, il lui faut   remonter aux derniers éléments de la langue même, où mot, image et ton   ne font qu’un ; il doit élargir et approfondir sa langue, grâce à la langue   étrangère, on n’imagine pas dans quelle mesure cela est possible, jusqu’à  quel degré chaque langue peut se transformer, de langue à langue, il y a   presque la même distance que de dialecte à dialecte, mais cela non quand

tr a d u c teu te u r, op. op . cit. ci t.,,   p. 34. 31 Paul de Man,  A u to u r d e la tâ ch e d u tra

 

26

En

t r e  h e r m é n e u t i q u e  e t  t o é t i q u e

on les prend trop à la légère, et plutôt quand on les prend assez au   sérieux32.

On arrive ainsi, par un des textes les plus énigmatiques sur la

traduction33, à une définition non seulement de la tâche du traducteur, mais de la façon de traduire. Or, cette façon de traduire, et c’est en cela qu’il s’agit programmatique, privilégie en quelque sortevéritablement la littéralitéd’un (la texte transparence, l’effacement du traducteur) mais aussi le principe de transformation -   corrélé à la transformation de l’original : le traducteur doit s’efforcer de transfor mer sa traduction en sorte qu’elle reste ouverte (polysémique, énigmatique, essentielle). Autrement dit, en partant de l’idée que quoi qu’il en soit, il y a toujours des choses au-delà du communicable dans une œuvre d’art (ce que Granger appelle « les résidus de significa tion » - 196 1968) 8),, la traduction se doit dd’adopter ’adopter la même façon de « viser le visé » que l’original, pour effleurer, la complétant dans un tout - avec d ’autr autres es et dans un m mouvement ouvement infini - qui ser serait ait llaa pure langue, la pure langue qui est le but du devenir (infini) des langues. Cette complétude avec l’original, elle ne pourra l’atteindre qu’à condition de s’effacer, pour laisser passer sa lumière, tout en restant littérale. Voilà éclairée l’éthique du traduire. La conséquence est que plus un texte vise à communiquer, plus la traduction échoue. Inversement, plus une œuvre est d’une nature élevée, plus elle reste, même mêm e dans le plus fugitif contact avec son sens, encore traduisible.

Il faut noter que cette idée est maintenue dans toutes les théories de type programmatique, avec ou sans la littéralité. Et si pour Walter Benjamin, l’archétype du traducteur est Hölderlin dont la traduction de Sophocle Sopho cle effleure à peine l’or l ’original, iginal, - avec tous le less dangers que cela comporte com porte - , l’archétype de la traduction eest st ll’’Écriture sainte qu quii contient entre les lignes sa traduction virtuelle : la version intra-linéaire du texte sacré est, par son caractère polysémique du point de vue sémantique, l’archétype ou l’idéal de toute traduction.

32 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur »,  op. cit.,   p. 274. 33 Sur lequel lequ el les commentaires comm entaires ne sont son t pas pas près de se ta tari rirr (après ceu ceuxx de Jacques  Derrida, Umberto Eco, George Steiner, voir Haroldo de Campos, Dinda Gorlée,   Michel Cresta, Efrain Kristal, ...).

 

Rn t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t   p o é t i q u e

27

Pour conclure, en ce qui concerne les deux tendances de la traduc tion, fidélité et liberté, si on interprète sérieusement la première, la seconde apparaît comme privée de tout droit. Si liberté est liberté de   restitution de sens, elle ne vise pas l’essentiel,  car il reste toujours au-

delà du comm unicable un non-comm unicable, qui demeure « symboli sant » dans les créations finies de la langue, mais « symbolisé » dans le devenir des langues. L’unique et violent pouvoir de la traduction consiste à la détacher de ce sens et à faire du symbolisant (ce qui est) le symbolisé (le sens potentiel, le devenir). Avant de nous intéresser à la poétique qu’on peut dégager du texte  benj  be njam amin inie ien, n, no nous us no nous us p rop ro p os osoo ns d ’ex ’exam amin iner er les th théo éorie riess né nées es da dans ns son sillage en France, en particulier chez le philosophe, traducteur et germaniste, Antoine Berman, grand instigateur de la traductologie française. Plusieurs aspects de sa théorie dérivent directement ou par l’entremise des travaux d’Henri Meschonnic des propositions benjaminiennes, en particulier en ce qui concerne concern e ll’ouverture ’ouverture au texte étr étranger. anger. D’autres aspects de sa traductologie en sont la conséquence, comme l’aspect herméneutique de sa théorie, d’où il se dégage une éthique et une méthode.

 

2.

V . h é r it a g e : A n t o i n e B e r m a n

Une nouvelle pensée sur la traduction

La venue du philosophe et germaniste Antoine Berman à la traduction littéraire dans les années quatre-vingts a été saluée comme un événement d ’une importance m majeure ajeure pour ce domaine m arginal arginalisé isé  j juu s q u ’alo ’alors rs en Fr Fran ance ce.. Il est vrai que la question de la traduction en général avait ressurgi dès l’après-guerre (1945), avec la victoire des alliés qui avaient développé déjà durant cette période et de façon accélérée les méthodes d’apprentissage et de traduction en vue de circonvenir l’ennemi. L’enseignement des langues, en particulier le japonais, a fleuri aux Îitats Îit ats-Unis -Unis durant ttoute oute cette cette époque - ce qui a eu comme conséquence d’éveiller l’intérêt notamment des linguistes par l’étude des langues et leur traductibilité réciproque34. En France les travaux de Georges Mounin35, à la suite d 'Après    Ba  B a b e l , de George Steiner36 ou des études de Whorf, et Sapir ou de Catford et Nida, ont permis sinon la constitution d’un domaine de recherches, tout au moins m oins de poser le problème en termes linguistiques. Le rôle d’Henri Meschonnic, par ailleurs, est loin d’être négligeable mais, pour différentes raisons, dans la mesure où sa contribution s’est toujours touj ours orienté orientéee - à juste titre titre - ver verss une « poétique de la traduc tion », son apport n’a pas eu les mêmes effets que la « traductologie »  berm  be rman anie ienn ne ne,, bien bi en q u ’il ait ai t co conn nnuu un unee répe ré perc rcuu ssio ss ionn in inte tern rnat atio iona nale le..  N o tr  No tree pro pr o p os n ’ét ’étan antt pa pass d e faire fa ire un unee h is isto toire ire de dess th théo éori ries es su surr la traduction mais d’analyser les conséquences des propositions benjaminiennes, nous laisserons de côté cette question, que nous avons abordée dans un ouvrage antérieur.

34 Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit.  Lingu guisti istiqu quee et tra tradu ductio ction, n,   Bruxelles, Dessart & Mardage,  35 Voir en particulier  Lin 1976. Du même auteur,  Le  Less Prob Pr oblè lèm m es théo th éoriq rique uess d e la tra tradu ducti ction on,,  Paris, Gallimard,  coll. Bibliothèque des idées, publié déjà en 1963. 36 George Steiner, Ap  A p rè rèss Babe Ba bel,l, op. cit. cit.,, (traduit de Afte  A fterr B Bab abel, el,   Oxford Paperbacks,  n. 364, 1975-1976).

 

30

En

t r e h ermén eu tiq u e  et  poétique

La portée des positions des travaux d’Antoine Berman dans le champ des études sur la traduction ne tient pas seulement au fait qu’il ait placé la question sur le plan littéraire, mais aussi au fait qu’il ait  prop  pr opos oséé d ’en ’envv isag is ager er la tr trad aduu ctio ct ionn en la fo fond ndan antt sur su r un co corp rpus us de textes tex tes

théoriques et pratiques en provenance des Romantiques allemands. Il a fait plus : en attribuant à la traduction littéraire une raison d’être, des finalités et en suggérant des champs d’investigation différents, il a  perm  pe rmis is la con co n st stititut utio ionn d u dom do m aine ai ne.. Pour Antoine Berman, en effet, il s’agit bel et bien d’un domaine (et non plus d’une pratique : l’acte de traduire, ou d’un moyen : moyen d ’accès ’accès au texte étranger « dont la finalit finalitéé consiste à nous dispe dispenser nser de la lecture de l’original »)37, certes contradictoire, mais d’un vaste domaine. Cette considération permet de concilier les points de vue, les  para  pa rate text xtes es ou les an anal alys yses es qu quii o nt ét étéé m en enés és j u s q u ’alo ’alors rs de faço fa çonn « impensée » et incohérente. Ainsi, la réflexion sur la traduction répond à une « nécessité interne »38 »38 qui do doit it la con condu duire ire à son auton autonom omie ie en tan tantt que cham champp d’études (nécessité que l’on retrouve aussi dans les  D  Des escr crip ipti tive ve   Translation studies). studies). Cette réflexion, à laquelle il donnera plus tard le nom de « traductologie », doit s’appuyer en premier lieu sur l’histoire de la traduction et des grandes traductions et s’articuler avec l’histoire de la littérature. Il s’agit, aussi bien, d’étudier les résistances culturelles qui ont partagé les traducteurs entre le less pôles fidéli fidélité té / trahison, traduction tournée vers la source ou vers la langue d’accueil, et de les dépasser en considérant que la traduction en tant qu’« un certain rapport à l’Autre » permet la fécondation « du Propre par la médiation de l’ l’Étra Étrang nger er »3 »399, ce qui rejo rejoint int les ppropos ropos de Pa Pannw nnw itz cités par W alter Ben Benjamin jamin dans sa « Tâche du tradu traducteur cteur » oouu ce ceux ux de Schleiermacher ou de Herder.

37 Jean-René Ladmiral, Traduction : Théorèmes pour la traduction, op. cit.,   p. 87. 38 Antoine Berman,  L ’Ép Épreu reuve ve de l ’étr étran ange ger, r, op. cit.,   p. 12. 39 Antoine Berman,  L ’Ép Épreu reuve ve de l ’étran étr ange ger, r, op. cit.,   p. 16.

 

IÎNTRE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE

31

La visée éthique  doit caractériser l’acte de traduire : « l’essence de lu traduction est d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. »4 »400 On voit ainsi, dès l’introduction de son œuvre majeure (. L  L ’E preu pr euve ve   de l ’étranger) étrange r)   l’affirmation d’une position globale sur la traduction,

de l étranger) étrange r)

avec le déplac déplaceme ement nt du « techniqu techniquee » ver verss llee philosoph philosophique, ique, l’ l ’éthique : « L’éthique de la traduction consiste sur le plan théorique à dégager, à affirmer et à défendre la pure visée de la traduction en tant que telle. Elle consiste à définir défin ir ce qquu ’est es t la “fidélité “fidélité”” . »4 »411 En fait, cette fidélité est contradictoire car, si d’un côté, elle est centrée centr ée sur une éthique qui prône l’ouvert l’ouverture ure à ll’’Autre, donc apparem apparem ment l’abandon provisoire de sa langue maternelle, en réalité, elle est aussi une fidélité à la langue maternelle dont il s’agit d’élargir les frontières et par conséquent de l’enrichir par cet apport de l’étranger.  Le cas ca s a llem ll em a n d 

Pour développer ses positions sur la traduction, Antoine Berman  pren  pr endd ap appu puii da dans ns un p rem re m ier ie r tem te m ps ps,, su surr la tr trad adititio ionn al alle lem m an ande de et, su surr l’auteur qui illustre le mieux la fidélité à sa langue maternelle, Luther, « auteur » de la Bible allemande. Pour cette entreprise, qui sert un but religieux, Luther crée l’alle mand à partir des divers parlers régionaux et, contrairement à ce qui s’est fait en France, reste proche de son public sans pour autant s ’éloigne éloignerr du texte original. Luthe Lutherr sera la référence allemand allemandee pour les traducteurs et philosophes allemands. Cette entre source et arrivée est d’ailleurs l’un des apparente principes contradiction majeurs qui fondent la traductologie bermanienne. Dans son commentaire sur Antoine Berman, Richard T. Vautour42 affirme : « Tout indique qu’il nous est impossible de concevoir l’objet traduction autrement (ou ailleurs) que dans un espace d’opposition, et

Épre reuv uvee d e l ’étr étran ange ger, r, op. cit. cit.,, ibi ibidem dem..  La notion de  1,0 Antoi An toine ne Berman,  L ’Ép « décentrement » est une notion essentielle chez Henri Meschonnic (1973). 41 Antoine Berman,  L ’Ép Épre reuv uvee de l ’ét étra rang nger er,, op. cit.,   p. 17.  Ency cycl cloo paed pa edia ia Un Unive iversa rsalis, lis,   1999. 42 Richard T. Vautour, « Antoine Berman »,  En

 

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En

t r e  h e r m é n e u t i q u e  e t  p o é t i q u e

cette caractéristique, qui lui est propre, est fondamentale. La traductologie doit partir de cette exigence », ou de ce constat de bifidité43. En effet, la traduction s’intégre dès le départ dans une dualité. Pour Herder, au XVIIIe siècle, la traduction doit obéir à deux exigences : l’élargissement (de la culture allemande), ou ce qu’à l’heure actuelle

on appelle « capitalisation culturelle » (Casanova, Bourdieu) et la fidélité au texte original original.. E Enn réalité, la prem première ière exigence est sub subordon ordon née à la seconde : pour élargir sa culture, il ne suffit pas d’importer des « messages », mais aussi une forme (de penser, d’organiser) dont il ne faut pas s’éloigner. Ceci, qui peut paraître banal aujourd’hui, est en réalité très nouveau en ce siècle où les Français excellent à produire des Belles Infidèles. Dans son commentaire à l’œuvre d’Antoine Berman, Paul Ricœur44 explicite cette double exigence de la traduction : « Qu’est-ce que ces  pa  p a ssio ss ionn né néss de tr trad aduu ctio ct ionn on ontt atte at tend nduu de le leur ur d ésir és ir ? C Cee qu quee l ’un d ’entre ’ent re eux a appelé l’élargissement de l’horizon de leur propre langue (...) et, en prime, si j’ose dire, la découverte de leur propre langue et de ses ressources laissées en jachère. »45 Ce que confirme le mot de Hölder lin, cité par le philosophe : « Ce qui est propre doit être aussi bien appris que ce qui est étranger. » Ainsi, la traduction en Allemagne et pour des raisons historiques intègre dès les débuts la  Bi  Bild lduu ng, ng ,  la culture dans son processus de formation, de ce qui lui donne forme. On voit ici poindre le principe métaphysiq métap hysique ue de la traductologie berm bermanienne anienne : d ’u ’unn côté ilil perm permet et un ample déploiem dép loiement ent de la réflexion sur la ttraduction raduction ; de l’aut l’autre, re, il place la traductologie sur le plan philosophique. L’Altérité est constitutive du mêmeallemande (de la mêméïté).   L’Étranger a une ces fonction médiatrice. La culture traduit les Anciens selon principes et Goethe (XVIIIe-XIXe) forge le concept de Weltliteratur , qui, selon Strich46, se définit comme « un échange de biens spirituels, un commerce d’idées entre les peuples, un marché mondial littéraire, sur lequel les

43 Cf. Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction, op. cit.,   p. 12. 44 Paul Ricœur, « Le Paradigme de la traduction », Sur la traduction, op. cit. 45 Paul Ricœur, « Le Paradigme de la traduction »,  op. cit cit.,.,   p. 69. 46 F. Strich, Goethe und die Weltliteratur , Berne, Francke Verlag, 1946, cité par  Antoine Berman,  op. cit.,   p. 90.

 

IÎNTRE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE

33

nat ions échangent leurs trésors spirituels ». Antoine Berman conclut : « ce qui revient à faire de la traduction, sinon le modèle, du moins la  pier  pi erre re d e tou to u ch chee de la litté lit téra ratu ture re m on ondia diale. le. »4 »477 Schleiermacher et von Humboldt, en suivant cette direction, approfondissent la question en essayant de définir la notion de fidélité,

que le dernier exprime ainsi : Si la traduction doit apporter à la langu lan gu e et à l ’esprit de la nation ce   qu’ils ne possèdent pas, ou possèdent différemment, la première exigence   est celle de la fidélité. Cette fidélité doit être dirigée sur le véritable   caractère d’original et (...) sur ce qu’il y a d’accidentel en lui ; de même,   d’une façon générale, toute bonne traduction doit naître d’un amour   simple et sans prétention de l’original (...) À ce point de vue est   nécessairement lié le fait que la traduction porte en elle un certain coloris   d’étrangeté, mais les limites à partir desquelles cela devient une faute (...)   sont ici très faciles à tracer48.

Voilà posées les bases de la traductologie bermanienne. Un nouveau territoire, une nouvelle approche

D’ores et déjà se dessinent, au moyen d’une « archéologie » de la traduction, comme Antoine Berman l’appelle lui-même, les frontières d’un domaine nouveau : la traductologie. Une traductologie interdisci  plin  pl inai aire re co corr rrél élée ée à l ’his ’histo toire ire de la litté lit téra ratu ture re,, à la po poét étiq ique ue,, à la  psyc  ps ycha hana naly lyse se,, à la p hilo hi loso sopp hie, hi e, à la lilinn gu guis istiq tique ue,, à la lit litté téra ratu ture re comparée mais distincte de chacune. Allant dans le sens indiqué par Walter Benjamin mais en en approfondissant une des pistes, la traductologie bermanienne, à l’instar de celle de George Steiner49, se veut une herméneutiqu herméneutique, e, une herméneutique herméneu tique « de llaa compréhen com préhension sion (.. (...) .) qui entend se constituer comme une théorie de la compréhension intersubjective », soit « des processus de “lecture” » qui se donnent au niveau de la com commu munication nication « de su sujets-conscience jets-consciencess ». Non plus l’herméneutique qui s’intéresse au seul texte, comme l’herméneutique

,|; Antoine Berman,  L  L'É 'Épr preu euve ve de l ’étr étran ange ger, r, op. cit.,   p. 92. ,|HAntoine Berman,  L ’Épre Ép reuv uvee de l ’étr étran ange ger, r, op. ci cit., t.,   p. 246.  A p rè rèss Bab Babel, el, op. cit.,   ch. V. George Steiner,  Ap

 

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En t r e  h e r m é n e u t i q u e  e t   p o é t i q u e

traditionnelle, mais celle qui s’intéresse au texte comme « produit expressif d’un sujet », question sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Cette herméneutique s’intéresse aussi au « langage objectif » en tant que phénomène qui se définit « moins par son auteur que par sa situation dans l’histoire de la langue et de la culture »50, position

qui sera développée par Pascale Casanova dans  La Rép Ré p ub ubliq lique ue    Moo ndia  M nd iale le des de s L et ettr tres es 51. Trois orientations découlent de ces prémices : historique, analytique et éthique. Il faudrait, pour poursuivre ce débat, rappeler l’analyse d’Antoine Berman Berm an sur les « tendances déform déformantes antes » de la traduction en France52. Sa position, largement inspirée des théories des Romanti ques allemands, est assez critique non pas tant des traducteurs classiques que des traducteurs contemporains. Il dresse le répertoire de ce qu’il appelle les tendances déformantes de la traduction, tout en soulignant le fait que « mal traduire » un roman, puisqu’il s’agit du roman, c’est-à-dire « l’homogénéiser », est un crime de lèse-culture : « Trahir la forme romanesque, c’est manquer le rapport à l’étranger qu’elle incarne et manifeste. » Ces tendances, selon l’auteur, se retrouvent chez les Français mais aussi chez les Anglais, les Espagnols, ceux qui détiennent les langues dominantes. Elles forment un tout systématique dont finalement le but, conscient ou inconscient de la part du traducteur, est la destruction de la lettre des originaux au seul profit du « sens » et de la belle forme. Or, si on regarde les topiques, les intitulés des tendances telles qu’elles apparaissent chez Berman, on peut se rendre compte très vite que certaines tendances correspondent corresponden t assez bien à ce q u ’Etienne Dolet énonçait énonç ait au XV XVIe Ie siècle comm commee des prescriptions. Ainsi, la rationalisa tion,  tendance développée par les auteurs classiques et maintenue  ju s q u ’à no noss jou jo u rs rs,, est es t ren re n fo forc rcée ée p a r l ’éco ’école le et les exig ex igen ence cess du « bon bo n goût » des grandes maisons d’édition au même titre que la clarifica-

 L'Ép Épre reuv uvee de l ’étr étran ange ger, r, op. cit cit.,.,   p. 227. 50 Antoine Berman,  L' 51 Pascale Casanova,  La R ép épub ubliq lique ue mo mond ndial ialee des de s L et ettr tres es , Paris, Seuil, 1999. 52 Voir Antoine Berman, « L’analytique de la traduction et la systématique de la    Less Tou Tours rs de Babe Ba bel,l, op. cit.,  pp. 65-82. déformation »,  Le

 

Un t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t   p o é t i q u e

 tl  t l o n ,

35

la première impliquant souvent qu’on explicite ce qui n’est pas dit dans l’original, la seconde recouvrant Y hom h omog ogéné énéisatio isation5 n533. Quant aux autres tendances, on dirait plutôt qu’elles dérivent des  prem  pre m ière iè res. s. L’allongem L’al longement ent correspo correspond nd à l’explicitati l’explicitation on (donc à la la clarification) clarification) ;

les appauvrissements qualitatif et quantitatif, ainsi que les destructions du système original et l’effacement de polylogisme sont la consé quence de l’homogénéisation. Les trois premières tendances, la rationalisation, la clarification, l’homogénéisation sont, comme on pourrait s’en douter, liées. Dans le prem premier ier cas, le traduc traducteur teur appo apporte rte des modifications au texte scion l’idée qu’il a de l’ordre du discours. Ces modifications touchent la structure des phrases (nouvel arrangement) et sont constituées, par exemple, de l’élimination des redites, de l’adjonction des propositions relatives et des participes, ou, au contraire, de l’introduction de verbes dans les phrases qui en sont dépourvues. La modification la plus courante est, sans conteste, la modification de d e la pon ponctuation ctuation et ce sans égards pour les intentions de l’auteur. Le corollaire de ces tendances est l’abstraction, qui veut que les substantifs remplacent les verbes, ce qui se remarque aussi bien dans la traduction de la prose que dans celle de la poésie. Dans le deuxième cas, les modifications sont apportées dans le sens de la clarté du discours. Ainsi la « définition » des articles du texte original. Cette clarification n’est pas à confondre avec l’explicitation, ou la mise au jour dont parlent Goethe ou Hölderlin puisqu’elle explicite « ce qui ne veut pas être (clair) dans l’original ». La conséquence est que la traduction devient plus longue que l'original. L 'allongement   n’ajoute rien au texte du point de vue de l’information sémantique. Berman cite la traduction française de M  Moo b y   l)ick   de Gueme, comme un exemple typique d’allongement gratuit, voire néfaste : « Moby Dick, allongé, de majestueux et océanique, devient boursouflé et inutilement titanesque. » Cela nous rappelle l'exemple cité par Chateaubriand lui-même, traduisant tel quel le vers

v’ ^tienne Dolet prône ainsi l’évitement des néologismes, latinismes dans le but   d'iulopter la bonne langue française d’usage commun, douée d’un beau style, souple,   ilégant... et surtout uniforme. Voir Edmond Cary, « Étienne Dolet, 1509-1546 »,  liabel,  vol. 1, n. 1, sept. 1955, pp. 17-20.

 

36

En

t r e

 h

erméneutique

  e t  po

é t iq u e

« monosyllabique » du  P  Paa ra d is p e r d u  de Milton :  ro  rock cks, s, cave ca ves, s, lakes, lak es,    fenn s , bogs  fe bo gs,, dens de ns,, a n d sha sh a d es o f d eath ea th   : rocs, grottes, lacs, mares, gouffres, antres et ombres de mort, en en retranchant les articles, qu’il oppose à la glose proposée par Dupré de Saint-Maur :

En vain franchissaient-elles des rochers, des fondrières, des lacs, des   précipices et des marais empestés, elles retrouvaient toujours d’épouvan tables ténèbres, les ombres de la mort, que Dieu forma dans sa colère, au    jourr qu’il  jou qu ’il créa cré a les maux ma ux insépa ins éparab rables les du cr crim im e. e...5 ..544

La quatrième tendance déformante, l’ennoblissement, est présentée avec son corollaire, la vulgarisation. Il consiste à produire des phrases « élégantes » à partir d’un texte original. Antoine Berman apparente les traductions élégantes à des exercices de style, de  re  rew w riti ri tinn g   rhétoriques. Il faut insister ici sur le fait que si les trois premières tendances proviennent d’avantage d’un ethnocentrisme linguistique et culturel datant de l’ l ’époque classique, ll’’ennoblissemen ennoblissementt marque déjà un choix de langue, c’est-à-dire, de la langue dominante, cultivée. Son corollaire, la vulgarisation, consiste dans la confusion entre l’oralité55,  préala  pré alable ble à toute écritu écriture, re, et la lang langue ue « par parlée lée », vulg vulgaire, aire, souv souvent ent  pseud  pse udo-ar o-argot gotiqu ique. e. On peu peutt tro trouve uverr l ’inverse, la décl déclinai inaison son d ’un  parad  pa radigm igmee de « syn synonym onymes es », pou pourr évi éviter ter la répétit rép étition ion d ’un seul mot, répétition contraire à l’élégance. L’ennoblissement, en d’autres termes, le choix d’un niveau de langue soutenu concourt à un très haut degré d’homogénéisation, et à détruire sur le plan syntaxique et lexical le tissu hétérogène, dialogique, de l’original. Les autres tendances soit, la destruction des rythmes, la destruction despeuvent réseaux être signifiants sous-jacents et lades destruction des systématismes, considérées comme effets des tendances précédentes, comme la modification de la ponctuation et par conséquent du rythme du texte. La modification du rythme peut être accompagnée de l’ l ’effacement des récurrences, des structur structures es itéra itératives, tives, des mots ou structures-clés sous-jacents et porteurs d’une signification

54 Voir François-René Chateaubriand, « Remarques sur la traduction de Milton »,  in  Po&  Po&sie, sie,   n. 23, Paris, Belin, 1983, pp. 112 et  sq. 55 Point sur lequel Henri Henri Meschonn Mesch onnic ic et Haroldo de Campos mettent particulière ment l’accent. Voir plus loin.

 

IÌNTRE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE

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 pa rallè  para llèle le.. De m êm ême, e, les sy syst stém ém atis at ism m es, es , à sa savo voir ir les fai faits ts qu quii cara ca racc té téri ri sent le style de tel ou tel écrivain, peuvent disparaître dans une traduction inattentive ou ennoblissante. Meschonnic le montre bien  pour  po ur la tra tradu duct ctio ionn de Ce Cela lann où le résu ré sultltat at est es t à la fo fois is hom ho m o g ène èn e et stylistiquement incohérent56.

Un autre aspect qui peut être évacué du texte par une traduction homogénéisante est celui de la superposition ou la coexistence de  plus  pl usie ieur urss lang la ngue uess si sim m ulta ul tané nées es,, en d ’au ’autre tress te term rmes es,, le rapp ra ppoo rt des dialectes à une langue commune, une koïné.  Ainsi, chez le Brésilien (iuimarâes Rosa, la coexistence entre le portugais normatif et le  port  po rtug ugai aiss p op opul ulai aire re,, co collo lloqq uiai ui ai,, (ass (a ssim imila ilabl blee au po portu rtugg ais ai s pa parlé rlé au Brésil). De même, dans le  Li  Livr vree de M anu an u el, el ,  de l’argentin Julio Cortázar, on assiste à une rencontre à Paris de tous les réfugiés et exilés politiques sud-américains à un moment donné. Outre la différence de leurs caractères, les personnages personnage s son sontt caractérisés par leur appartenance géographique, les uns venant de Colombie, d’autres du Venezuela, d’Argentine, etc., et on sait qu’ils ne parlent pas de la même façon l’espagnol. La tendance qui consiste à abolir les réseaux vernaculaires trouve son point maximal dans la traduction du roman latino-américain. Le vernaculaire y est essentiel, essentiel, m mêm êmee si on llee trouve aussi chez des grands auteurs français comme Proust. Il correspond à la « visée de concrétu de » que l’abstraction détruit. L’exemple inverse de cet effacement est donné par une « surcxotisation » (tendance exagérée à l’exotisme), proche de la vulgarisaI ion : traduire le parler argentin par des régionalismes normands, par exemple, ou le pseudo-sicilien d’Andrea Camilleri par le parler lyonnais. Ici intervient la question des proverbes. Antoine Berman se demande si on doit les traduire, ainsi que les locutions ou les idiotis mes. Cette question ne peut être résolue de façon théorique et générale el personne n’est en mesure d’y répondre de manière définitive. Le roman rassemble en lui, comme le dit Bakhtine, « hétérologie », •• hétérophonie » et « hétéroglossie » et c’est sa totalité qui doit être (induite. Le traducteur doit aspirer à rendre cette hétérogénéité dans sa

',fl Henri Meschonnic, « On appelle cela traduire Celan », in  Pou  P ourr la Po Poét étiq ique ue II, II,   l'iuls, Gallimard, 1973, pp. 369-407.

 

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En

t r e h e r m é n e u t i q u e et

 p o é t i q u e

traduction, tâche certes difficile mais néanmoins nullement impossible comme le rappelle Antoine Berman. Il ne s’agit pas ici de jeter la pierre aux « mauvais » traducteurs, mais plutôt, comme le pense Antoine Berman, de permettre à tous les traducteurs d’être mieux armés pour l’exercice de la difficile tâche qui

est la leur. Le but est d’offrir aux traducteurs la possibilité d’analyser leur leur propre pratique et d’y déceler des automatismes ethnocentriques, qui viennent d’une longue histoire culturelle. C’est dans ce sens, on le rappelle, qu’Antoine Berman écarte toute visée prescriptive de son analytique, qui se veut une réflexion sur cette pratique. Toute traduction est défaillante, et on peut dire qu’au « mal écrire » de l’écrivain correspond chez le traducteur le « défaut de traduire » dont  parle Freud. Ainsi, Antoine Berman caractérise le texte orienté vers le public comme manifestation ethnocentrique. Et si Chateaubriand prétend « calquer » le texte de Milton, de son côté Klossowski entreprend de ramener au lecteur contemporain toute la beauté mimétique du latin de É n éid éi d e  de Virgile. l ’  Én Une critique herméneutique

Paradoxalement, si les premiers écrits d’Antoine Berman ont suscité une grande multitude d’études, analyses, hypertextes théoriques, applications en tout genre, son dernier ouvrage, posthume,  P  Poo u r une   crititiq  cr iquu e d e s tra tr a d u ct ctio ionn s : John Jo hn D o n n e,  quitte la voie méthodologique esquissée jusqu’alors pour revenir sur une approche plus herméneuti que, très subjective du texte littéraire. On peut par ailleurs considérer cet ouvrage comme le prolongement théorique de toute l’œuvre qui le précède et qui fut l’objet de nombreuses conférences données au Collège International de Philoso  phie. Parm Parmii ses œuvr œuvres es les plus imp importan ortantes, tes, à côté de VÉpreuve de   l’étranger,  il est le co-auteur d’une œuvre plus analytique, les Tours    d  dee B a b e l,  chez T.E.R. dans laquelle il livre des analyses pionnières des grands traducteurs du XIXe et XXe, tels qu’un Hölderlin en Allemagne ou un Chateaubriand en France, ou encore le poète Pierre Klossowski. Dans toutes ses analyses, Antoine Berman s’efforce de saisir la complexité de l’acte de traduire pour lui donner une place parmi les domaines du savoir et de l’expression d’un sujet.  

I N l UI' I'.. HERMÉN HERMÉNEUTIQ EUTIQUE UE E ET T POÉTIQUE

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l',n elïet, l’apport singulier de ce grand critique de la traduction coimistc dans la mise en relief des aspects négligés jusqu’ici de cette  pial  pi aliq iquu e où les an anal alys yses es de la trad tr aduc uctio tionn so sont nt esse es sent ntie iellllem em en entt lilinn g u isti is ti ques ou poétiques (Mounin, Ladmiral, Meschonnic) ou sociologiques (l’Iicole de Tel-Aviv). Ce qu’apporte Berman, à la suite de Walter

llenjamin, et c’est la deuxième grande caractéristique de l’œuvre qui c ’est la polesition constitution   nousla occupe ilr pensée ici, où se révèle sujet.de la traduction dans la constitution

I ,e projet de l’ l’ou ouvrag vragee est un unee critique qui s’intégre dan danss le dom aine de la Critique. Pas au sens de jugement (kantien) ni au sens d'évalua tion, mais au sens d’une « analyse rigoureuse d’une traduction, de ses imils fondamentaux, du projet qui lui a donné naissance, de l’horizon (Unis lequel elle a surgi, de la position du traducteur ». Il s’agit de critiquer critiqu er les pro processu cessuss ddee pe perte5 rte577 sans ooublie ublierr que la critique doit do it contenir deux aspects, négatif né gatif et positif - la vérité vérité de la crit critique ique étant dans sa positivité. Friedrich Schlegel distingue la critique, pour l'analyse des œuvres de « qualité », de la « caractéristique », pour l'étude et l’évaluation des œuvres médiocres ou mauvaises. En d’autres mots, ce qui est visé c’est la recherche de la vérité d’une traduction,  posit  po sitio ionn ém in inem em m en entt ph philo iloso sopp h ique iq ue.. Au préalable, Antoine Berman passe en revue les deux orientations les plus importantes des études traductives parues jusqu’alors. En  pre  p rem m ier ie r lie lieuu ce celle lle d ’He ’Henn ri M esch es choo nn nnic ic e t de ses an anal alys yses es de dess tr trad aduu c tions de Celan, de la Bible, de Trakl. Berman considère cette forme d’analyse, fondée sur l’analyse de la poétique du texte et la théorie du rythme, négative non pas par la méthode, dont il s’est inspiré lui-même  parr m om  pa omen ents, ts, m ais p lutô lu tôtt p a r so sonn ca cara ract ctèr èree po polé lém m iq ique ue.. L a m ét étho hode de de Meschonnic s’ s ’inspire des théories linguistiques de Humboldt, Hum boldt, Saussure, llenveniste, donc d’analyses solidement étayées par des savoirs « modernes » (linguistique, sémiologie, poétique, etc.) etc.) eett par une théorie explicite du traduire et de l’écriture (pour Henri Meschonnic, traduire, traduir e, cc’est ’est écrire), qui examin examinent ent des traductions au nom d ’une idée  préc  pr écon onçu çuee de l ’ac ’acte te tradu tra duct ctif. if.

 Pou ou r une cr criti itiqu qu e d es tr trad aduc uctio tions ns : John Don Donne, ne,   Paris,  v Antoine1995, Berman, Berma n,  P Oûllimard, p. 13.

 

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Ce qu’ qu ’Antoine Berman reproche à Henri Meschonnic, outre son côté  polémiq  polé mique, ue, c ’est de ne pas avo avoir ir affran affranchi chi l ’étud étudee de la traduct trad uction ion de la poétique58, point quelque peu discutable dans son développement : nous pouvons penser, en effet, que non seulement la poétique de Meschonnic contient bien des notions philosophiques, communes aux

deux auteurs, auteurs, mais qu’ qu ’il est un peu domm dommage age qu qu’’Antoine Berman n ’ait  pas po pouss usséé ses analy analyses ses sur le plan litté littéraire raire (po (poétiq étique), ue), com comme me il semblait enclin à le faire à ses débuts. La seconde orientation d’analyse est celle que propose l’École de Tel-Aviv (Itamar Even-Zohar, Gidéon Toury), qui développe une « sémiotique » de la traduction à l’intérieur d’une sociocritique de la « littérature traduite ». Cette école a des représentants en Belgique, José Lambert, et au Canada, Annie Brisset. D’autres théories, qui visent à inclure la traduction dans des pratiques culturelles, existent aussi en Allemagne et en Autriche. En quelque sorte, selon Berman, le travail de l’école de Tel-Aviv poursuit, prolonge, les recherches de Meschonnic, en abordant la question des idéologies et les doxa qui marquent la pratique traductive. À la différence du premier, toutefois, qui privilégie le décentrement et le respect de la lettre dans le traduire traduire,, cette école se veut  ta r g e t o rien ri ente tedd ,  don  donnant nant la « préférence à l’accepta  bilité  bil ité » définie défi nie com comme me l’o l’obj bjec ectif tif de la littératu litt érature re secondaire seco ndaire,, donc traduite, ce qui, en plus d’avoir recours à la normativité, va à rencon tre de ses propres positions. En fait, cette école place le problème là où l’avaient laissé les Anciens et Jérôme, et poursuit le débat sur une traduction tournée vers la « source » ou vers la « cible » (adéquate ou acceptable). En outre, en considérant la traduction comme une  prod  pr oduct uction ion secon seconde, de, l ’école de Tel-Av Tel -Aviv iv ne tient pas com compte pte de l’historicité des traductions et des échanges entre les cultures. Sa méthode se présente de façon mécaniste. Cette approche offre un autre inconvénient, pointé par Berman : une certaine confusion entre les textes de traduction et les textes d’intro duction, comme les appelle Meschonnic, qui, tous deux, font partie du

58 En fait la théorie d’Henri d’Henri Meschonnic, Mesch onnic, si elle se revendique comme une poétique,  ne peut s’envisager en dehors de sa théorie du rythme, de la poésie, du langage. Elle  ne prétenddonc paslafonder une traductologie mais considérer le langage (et le langage  poétique, traduction) dans son ensemble.  

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 phé nomène  phénom ène de tran transla slation tion,, avec sa triade : migration, migrat ion, muta mutation tion,, translation. La translation se passe souvent de façon diachronique, elle connaît souvent plusieurs étapes : la rencontre avec l’œuvre étrangère en langue étrangère, l’adaptation, la première traduction sans prétention

littéraire (quelquefois partielle), suivie de la traduction ou des retraductions de la totalité de l’œuvre. Il s’agit d’un processus souvent accompagné, soutenu par un travail critique. Berman propose une distinction entre translation et traduction : la translation inclut la traduction mais aussi la critique et de nombreuses formes de transfor mations textuelles (et non textuelles). La traduction n’agit vraiment dans une langue-culture que si elle est étayée et entourée par des travaux critiques et des translations non traductives. L’idée nouvelle est donc que la translation fait partie d’un ensemble qui va dans deux sens d’une certaine façon antagonistes : la circulation (la communication) et la migration (l’humanité comme réalité migrante, mutante et métissante). A cet espace vient s’en ajouter un troisième, celui de la tradition, l’humanité en tant que productrice de traditionnalité. Berman évoque Lohmann, qui montre la naissance d’un nouveau rapport de l’homme au langage, et qu’o qu ’onn peut percevo percevoir ir chez Cicéron Cicéron : Le concept de traduction présuppose la possibilité de l’identité de   contenu de ce qui est linguistiquement visé dans les diverses formes   d’expression langagière. langagière. C Cee concept... n’existe n ’existe que que depuis Cicéron... Cicéron... Cela   s’exprime par le fait que Cicéron ne dispose pas encore de concept   verbalement fixé pour cette opération (vertere, convertere, aliquid   exprimere, verbum  Le e verbo, ad verbum exprimere, reddere, verbum pro   pro  verbo reddere...). latin est de ce fait la première langue au sens strict du mot (langue faite de termes, non de paroles, termes conver tibles)59.

 Pou ou r une cr criti itiqu quee des de s tr trad aduc uctio tions ns : John Jo hn Do Donn nne, e, op. c itit.,.,   59 Apud Antoin Ant oinee Berman,  P pp. 19-20. Pour les Romains, les trois œuvres de Virgile, Les  Bu  Buco coliq lique ues, s,  Les  Géorgiques,  et VÉnéide  étaient considérées comme des traductions de Théocrite,  Hésiode et Homère (apud Aulu-Gelle). De même, les valeurs romaines, la fid  fi d e s,   la   cons  co nsta tant ntia ia,,  la se  seve veri rita tas, s,   la gra  g ravv ita s, Y a u ct ctoo ritas rit as   pouvaient être considérées comme les   vertus du traducteur (reprises par Luther pour sa traduction de la Bible). Voir    Inte terp rpre reta tatio tio : La Lang ngua uage ge an d Tr Tran ansla slatio tionn fro f ro m C ic icer eroo to Frederick M. Rener, dans  In

 

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En t r e  h e r m é n e u t i q u e  e t  p o é t i q u e

Certes, des traductions ont existé avant les Romains, comme l’attestent les traductions de l’espace mésopotamien, la Bible des Septante, traduction grecque (hébraïque) de la Bible. Mais c’est à Rome, d’abord païenne puis chrétienne, que la traduction a pris cette

forme, différente de la translatio.  Leonardo Bruni au XVe siècle crée la première forme moderne de la traduction (en même temps que le mot), à partir de la totalité rhétorico-g rhétorico-gramm ramm aticale de la for forme me rom romaine aine de la traduction60. Antoine Berman pose ainsi une origine à la traduction telle qu’on l’entend aujourd’hui. En d’autres termes, la traduction de la Bible ne fonde pas une théorie de la traduction comme le prétendent Ladmiral et d’autres. Ici il adopte lui-même une position  polé  po lém m ique iq ue.. À ne pas distinguer les différentes formes de traduction, l’école de Tel-Aviv interprète le phénomène de la translation littéraire comme un  proc  pr oces essu suss d ’int ’intég égra ratio tionn au auto tom m atiq at ique ue au p ol olys ysyy st stèm èm e lilitté ttéra rair iree d ’un ’unee culture, ce qui la conduit à des erreurs, dont la première est de considérer que les littératures étrangères traduites s’intégrent dans la littérature autochtone, ce qui n’est pas vrai. Même lorsque les textes étrangers s’intégrent à la littérature autochtone, comme la  Bib  B ible le   de Luther, l ’Authorized Version , le Plutarque   d’Amyot, les  M  Mill illee et une un e  nuits   de Galland, le Shakespeare   de Schlegel, elles restent des « littératures étrangères »61. De plus, la notion d’acceptabilité que doit chercher tout traducteur le pousserait à adapter, neutraliser, la littérature étrangère conformé ment aux normes de la culture d’accueil. Accepter ce fait veut dire renoncer créativité. La littérature étrangère cesse à ce moment d’être uneà toute révélation, le traducteur devant se plier à l’état (relatif) d’ouverture ou de fermeture de la culture réceptrice, ce qui nie toute autonom ie du traduir traduire. e. Berm Berman an va jusq ju squ’à u’à dir diree que cette thèse nie ttoute oute l’histoire occidentale de la traduction où la prise prise en compte com pte des normes n’a pas empêché le caractère autonome de la tâche du traduire.

Tytle. 60 « Critique des traductions / John Donne »,  P  Po& o&sie sie,, n. 59, Paris, Berlin, 1992, p. 9. 61 Nous pensons toutefois qu’elles s ’i ’intégrent ntégrent dans dans l’œuvre du trad traducte ucteur-é ur-écriv crivain. ain.

 

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Face à ces deux courants, Antoine Berman veut avoir une position herméneutique, proche de celles de Paul Ricœur et de Hans Robert Jauss en se fondant sur  L ’Ê tre tr e e t le Tem Te m ps   de Heidegger. Il va de soi qu’il s’inspire également de Steiner et de Benjamin. Son objectif ob jectif est d’effectuer une analyse comparative de la traduction et de l’original. La traduction doit être considérée d’abord comme un

et de o g a . a t aduct o do t êt e co s dé ée d abo d co e u texte mais toujours en rapport avec l’original, objet d’une analyse textuelle préalable qui permet d’en repérer les zones problématiques ainsi que ses caractéristiques stylistiques, prosodiques, ses mots-clés. Il propose quatre principes, « destinés à rendre la critique de traduc tions lisible » : la « clarté de l ’exposi exposition tion », llaa « réflex réflexivité ivité », la « digressivité » et la « commentativité comm entativité », qui corresponden correspondentt aauu concept  benjam  ben jamini inien en de critiq cri tique ue de la trad traduct uction ion sans excl exclure ure les forme formess élaborées par Meschonnic et l’école de Tel-Aviv, à partir des diverses disciplines qui s’intéressent au texte comme texte littéraire. Cette  traa jet je t   analyse s’adapte à toutes sortes de textes, il s’agit plus d’un  tr  a  ann a lyti ly tiqq u e  possible que d’un modèle critique. Un aspect tout aussi important de sa recherche est celui qui porte sur le traducteur, ou mieux, le sujet traduisant. S’interroger sur son identité, sa position traductive, sur le compromis entre la manière dont le traducteur perçoit en tant que sujet pris par la pulsion du traduire (Schlegel, Übersetzungstrich), son projet de traduction et son horizon traductif, voilà les points qu’il s’agit de développer, ainsi que la « tâche » de la traduction - la manière dont le traducteur a « intemalisé » le discours ambiant sur le traduire (les normes). Pour les deux  premiers  prem iers poin points, ts, la cri critiq tique ue do doitit être large, s ’intére ’intéresse sserr aux œuv œuvres res de l ’auteur, aux productions du traducteur, au type de traduction proposée. Cette proposition est le résultat d’un d ’unee élaboration, le « se poser » du traducteur vis-à-vis de la traduction qui le lie. Il y a trois dangers auxquels il peut échapper par cette élaboration : l’informité caméléonesque, la liberté capricieuse et la tentation de l’effacement. Ces positions peuvent p euvent être reconstituées à partir des traductions, liées à la position langagière du traducteur, son être-en-langues, sa position scripturaire. Sur la base d’une pré-analyse, le traducteur peut définir a  priori  prio ri que quell va être le degré de gré d ’auto ’autono nomie mie ou d ’hét hétéro érono nomi miee q u’il va accorder à la traduction, concepts qui seront repris et développés de  

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façon très fructueuse par Pascale Casanova62. Le projet du traducteur est déterminé par sa position traductive et par les exigences à chaque fois spécifiques posées par p ar l’œuvre à traduire (anthologie ou recueil ou  partie, mo mono nolin lingue gue,, bilin bilingue). gue). En effet, les formes d’un projet sont diverses : préfaces, théorie globale, globa le, projets - co constituant nstituant un tout. Tout ce qui est envisagé se

retrouve dans la traduction, mais celle-ci n’est pas le reflet de la théorie, elle est la réalisation du projet, elle ne montre le projet qu’à travers le  co  com m m en t, question fondatrice de la traductologie. Sans parler de rigidité, des règles peuvent apparaître (des « stratégies », selon la terminologie des  D  Dee s c r ip tiv ti v e T ran ra n sla sl a tio ti o n S tu tudd ies ie s ). Meschonnic, pour ne citer qu’un exemple, évoque comme précepte la traduction du marqué par le marqué, du non marqué par le non-marqué63. La troisième section de l’œuvre de Berman est consacrée à l’étude de la réception immédiate de la traduction et prend en compte le dossier de presse des maisons d’éditions. C’est la tâche la plus  crititiq iquu e non no n d e stru st ru c titive ve,,  difficile : comment, en effet, constituer une  cr  déé jà  une forme une critique positive des traductions ? (la traduction est  d de critique). L’analyse de la traduction prépare l’espace de jeu d’une retraduction, qui lui-même est pris dans un espace plus grand, celui de la translation d’une œuvre étrangère dans une langue-culture. L’aspect  philoso  phil osoph phiqu iquee de la rec recher herche che d ’An Antoin toinee Berman Berm an app appara araîtît ici clai claire re ment dans la continuation de la pensée benj benjaminienne aminienne - il ss’a ’agit git d’étudier la réception et ce que Jauss appellera, à sa suite, l’horizon du traducteur64. La pensée d’Antoine Berman évolue en cercles de plus en plus larges. Ainsi, la position traductive et le projet de traduction sont à leur

tourt pris dans h orizon, « ce à partir de quoi » l’on traduit - qui  peu  peut être pluriel plu rielun: horizon, - l’état de la littérature à un moment, - le savoir sur la la littérature originale, originale, sur la culture, culture, - le rapport à cette cculture, ulture, - le moment où la ttraduction raduction apparaî apparaît,t, - le rapport du courant littéraire ave avecc sa propre tradit tradition, ion, Républi que mondiale mondi ale des Lettres, op. cit. cit. 62 Voir Pascale Casanova,  La République 63 Henri Henri Meschonnic, Mescho nnic,  Pou  Pourr la poétiq poé tique ue II, op. op. ci cit.t. esthétique ue de la réception, réception ,  Paris, Gallimard, 1978. 64 Hans Robert Jauss,  Pour une esthétiq

 

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- la ttotalité otalité des des textes du même courant introduits en France depuis depuis,, - l ’état des discussions sur la traduction de telle ou telle forme forme littéraire. Cette position est d’une nature double, car elle comprend ce à partir de quoi elle pointe l’espace ouvert de cet agir mais elle désigne aussi

ce qui clôt, ce qui enferme le traducteur dans un cercle de possibilités limitées. Berman fait appel ici à des concepts empruntés à l’herméneu tique : horizon, expérience, monde, action, dé-recontextualisation. La deuxième moitié de l’œuvre est consacrée à une application en quelque sorte de la première. Se pose alors le problème de la difficulté de trouver les traductions de John Donne en France. Antoine Berman recense les traductions françaises existantes, e xistantes, qui sont très très peu nom nombreu breu ses ; à l’heure actuelle, il n’en existe que trois disponibles : la  premiè  pre mière, re, d ’Yves Bo Bonn nnefo efoy6 y655, puis les traduct trad uction ionss de Den Denis is et de Fuzier et de Philippe de Rothschild publiées dans le dossier Donne66, et enfin l’ouvrage de Robert Ellrodt sur les poètes métaphysiques anglais67. De son côté, il considère des traductions de Jean Fuzier et d’Yves Denis et des essais de Philippe de Rothschild. L’élégie XIX de Donne a quatre traductions : Auguste Morel (1925), Yves Denis (1962), Philippe de Rothschild (1983) et Octavio Paz (1971). Le projet de Fuzier et de Denis se construit dans le sens d’une certaine « montée spirituelle », excluant donc des poèmes « conven tionnels ». La traduction se veut poétique (versifiée) ; elle cherche à  produ  pro duire ire un Do Donn nnee franç français, ais, ce qui signifie sign ifie deux chos choses es : un Don Donne ne dont on a cherché des équivalents français dans la poésie, mais en même temps, un Donne, tel qu’il aurait écrit à son époque, sous des formes archaïsantes. Une autre étape de l’analyse de Berman consiste à comparer la traduction du poème choisi avec la traduction d’un autre poème traduit  parr le mê  pa même me tradu traducteur cteur.. Ce Cela la per perme mett de voir com comme ment nt le traduct trad ucteur eur suit son projet ; cette étape précède une analyse du poème traduit,

65 Pa  P a lim p sest se stee s   n. 2, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 1990. 66 John Donne, « A Nocturnali Upon S. Lucies day », in  L ’Â ge d ’Ho Homm mme, e,  Lausanne, 

coll. « Les Dossiers H », 1983. 67 Robert Ellrodt,  L ’Insp In spira iratio tionn p er erso sonn nn el elle le et l ’es espr pritit du temps tem ps chez chez,, le less p o è te tess    méta  m étaph phys ysiq ique uess angl an glai ais, s,   Paris, José Corti, 1960.  

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Going to bed,   sans les traductions. La  sé  séri riee   (terme non utilisé par

Berman) à laquelle appartient ce poème (poésie métaphysique) inclut Pindare, les troubadours, Blake, Hölderlin, Hopkins et d’autres selon ses propres critères. La conclusion est que ces traducteurs français veulent faire de ce  poèmee m  poèm méta étaphy physiq sique ue un poè poème me éro érotiqu tiquee français français.. Sou Soucieu cieuxx de la fo forme rme

et du maintien d ’un certain archaïsme, les traducteurs négligent ll’aspec ’aspectt marquant du poème, sa colloquialité, neutralisant les réseaux dd’’images et de termes. L’ensemble des traductions est malencontreux. La traduction d’Auguste Morel, en revanche, atteint un archaïsme heureux, sans effort, sans aspect laborieux et dont le modèle semble être Ronsard68. La traduction de Paz, par ailleurs, que celui-ci appelle « adaptation libre », semble répondre aux propos de Pasternak : Ou bien traduire n’a aucun sens, ou bien le lien avec l’original doit   être plus étroit qu’il n’est d’usage. La correspondance des textes est un   lien trop faible pour légitimer la traduction. De telles versions ne tiennent   pas leurs promesses, leur pâle paraphrase ne donne aucune idée de   l’essentiel de l’objet qu’elles s’attachent à exprimer, c’est-à-dire de sa   force. Pour qu’une traduction atteigne son but, une dépendance plus   réelle doit la lier à l’original. Le rapport entre l’original et la traduction   doit être celui qui unit la base à son dérivé, comme pour une plante et sa   bouture (...). Si la traduction est concevable, c’est dans la nature   où, idéalem idéa lement, ent, elle e lle doit être aussi une œuvre œuvr e d’art, d’art, et atteindr atteindre, e, à  parti pa rtirr d’un texte text e com commun mun,, llee nive niveau au de l ’original gr grâce âce à sa propre propre  unicité69.

Selon Berman, Paz réussit sa traduction pour plusieurs raisons : sa version est un poème autonome ; elle parvient à conserver et à restituer la plupart des signifiants de l’original ; elle atteint, enfin, le niveau même de l’original, son niveau métaphysique, en remplaçant le signifiant central de poésie de Donne, le j joo y e s ,  p  par ar un signifiant central de l’universum hispanique,  go  g o ce ce..

68 Antoine Berman,  P  Pou ou r une cr criti itiqu quee d es tra tradu duct ctio ions ns : John Do Donn nne, e, op. cit.,  p. 186. 69 Cité par Antoine Berman,  P  Pou ourr une cr criti itiqu quee des de s tr trad aduc uctio tions ns : John D onn on n e ,   op. cit.,  p. 28.

 

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Les chemins sont indiqués par les traductions d’Ellrodt et de Bonnefoy. Si la première peut rester un peu uniforme, la deuxième, entendant enten dant ddépas épasser ser « les formes clas classiques, siques, les formes closes de  prosod  pro sodie ie », n ’aband ’abandonn onnee pas po pour ur auta autant nt « le souci des lois réelles du vers »70. Trois traits caractérisent cette traduction : condensation de l’original, rajeunissement et la production d’une poéticité légèrement

 pros aïque.  prosaïqu e. Le bu butt de Bonne Bo nnefoy foy est, com comme me le précon pré conise ise Goeth Goethe, e, celui de rajeunir la traduction. Ce qui ne veut pas forcément dire la moderniser. Les poèmes paraissent jeunes, diaphanes, neufs, « un  paraît  par aître re très puis puissant, sant, auq auquel uel on ne peu peutt se soustra sou straire ire »71 »71. Si le « prosaïque » est, d’une certaine façon, l’un des destins de la  poési  po ésiee mo modern derne, e, un des destin tin par où, par parado adoxal xalem ement ent,, elle rejo rejoint int sa pu pure re  poétici  poé ticité, té, un des destin tin pa parr où le « vers joy joyeu euxx » se rej rejoin ointt à trave travers rs la « sombre prose »72, il est évident que la traduction de la poésie, en tant qu’acte q u’acte poétique, ss’e ’enn voit affectée et réorientée et ce d ’autant ’autant plu pluss que dans le domaine anglo-saxon, la tradition intègre, contrairement à la tradition française, colloquialité et trivialité. Le traducteur français doit emprunter ces traits précisément à la poésie anglo-saxonne. Après ces considérations littéraires, le livre se clôt sur l’analyse de la réception des traductions de Donne faites par Fuzier et Denis à travers les articles parus dans la presse en 1962 : « La poéticité de la traduction réside dans le fait que le traducteur a réalisé un véritable travail textuel, a produit un texte : la production d’une œuvre... » Antoine Berman se pose ici le problème du fondement de l’évalua tion. Comment justifier, en effet, le bien fondé de son évaluation ? Ne va-t-elle pas simplement refléter des idées, des théories du critique ? Il se propose d’adopter un double critère : éthique  et  p  poo étiq ét iquu e.

 Haml mlet, et,   Paris,  70 Yves Bonnefoy, « Shakespeare et le poète français », postface de  Ha Mercure de France, 1962, p. 244. 71 Antoine Berman Berman,,  P  Pou ourr une cr criti itiqu quee d es tradu tra duct ctio ions ns : Joh Johnn Do Donn nne, e, op. cit cit.,.,  p. 30. 72 Expression reprise par Berman à Jacques Roubaud, in « Le silence de la    P o& si sie, e,   n, 10, mathématique jusqu’au fond de la langue »,  Po& 10, 1979, p. 114. On peut lire lire  dans  P  Pou ourr une criti cr itiqu quee de dess tradu tra ducti ction onss : John Do Donn nne, e, op. cit cit.,.,   p. 212 : « Baudelaire  a la prodigieuse lucidité de reconnaître qu’en écrivant ses poèmes en prose, il y a   rencontré la prose, la “sombre prose” (Roubaud), celle qui ne se laisse pas poétiser. »

 

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E n t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t   p o é t i q u e

Si les analyses des traductions de Donne faites par Berman ont énormément apporté sur le plan de la méthode et ont permis la  pours  po ursuit uitee de la rech recherch erchee trad traducto uctolog logiqu ique, e, elles restent con conven venue ues7 s733,  pas assez pou poussé ssées es à nos yeux. Un Unee form formee d ’aveuglement à la lett lettre re le conduit à voir dans le mot espagnol  go  g o c e   ce qu’il refuse aux traduc teurs français : d’un poème indiscutablement érotique, il ne retient que

l’aspect « métaphysique ». Par ailleurs, si la « colloquialité » est plus habituelle dans la poésie anglo-saxonne, on ne peut pas nier que depuis Baudelaire, la poésie française se soit ouverte ouverte à la prose - d ’o ’oùù la colloquialité n’est pas exclue, au contraire. Quoi qu’il en soit, poéticité et éthicité seront les deux orientations qui caractérisent les théories qui suivent et qui dérivent des travaux d’Antoine Berman. Ce que ce chercheur a apporté à la traduction littéraire a été le socle d’une série de travaux qui ont permis le développement des études traductologiques.

73 Voir entret entretien ien Inès Inès Oseki-Dépré Oseki-Dépré et le poète brésilien brésilien A Aug ugus usto to ddee Campos, Campos, gran grandd  Poétique, ue,  n. 155, Paris, Farrago, printemps 1999. traducteur de John Donne,  Action Poétiq  

3.

U   nn e    p o é t i q u e   « l i t t é r a l i s t e   » :    d e

  M  a l l a r m é   à   K  l o s s o w s k i

Laissant de côté la pensée benjaminienne dans ses aspects métaphy

siques74 (visant la  re  rein inee S p ra c h e ), reprises en grande partie par Antoine Berman, on peut reconnaître plusieurs idées nouvelles dans la théorie de la traduction du philosophe allemand. Nous voudrions ainsi dépasser l’opposition signalée par Paul de Man : Lorsque vous faites de l’herméneutique, vous traitez du sens de   l’œuvre ; lorsque vous faites de la poétique, vous traitez de stylistique ou  vous décrivez la manière dont une œuvre signifie. La question est de   savoir si ces deux démarches sont complémentaires, si vous pouvez   rendre compte de toute l’œuvre en faisant en même temps de l’hermé neutique et de la poétique. L’expérience montre que ce n’est pas le cas.  (...) Les deux (poétique et herméneutique) ne sont pas complémentaires,   les deux peuvent être, d’une certaine manière, exclusives l’une de l’autre   et cela fait partie du problème posé par Benjamin, un problème purement  linguistique75.

Il s’agit, au contraire, de montrer que les idées benjaminiennes ont  pu con consti stitue tuerr des fais faisceau ceauxx prin princip cipiels iels fond fondés és sur de vérit véritables ables  proposi  prop ositio tions ns pro progra gramm mmati atique ques, s, certes aporétiq apo rétiques, ues, mais ma is qui don donnen nentt et raison et origine à des pratiques poétiques traductives très diverses. La première, qui propose sinon une méthode, du moins une ligne, éthique et esthétique (l’ouverture de la langue d’arrivée aux apports de l’original) ; la seconde qui, en privilégiant la forme au détriment du sens, pose l’homologie entre texte original et texte traduit (d’égale valeur) en quoi Benjamin rejoint Meschonnic ou Paz (1971/1982). On verra que son présupposé n’est finalement pas très éloigné de celui de 74 Pour Haroldo de Campos, « cette cconc oncept eption ion benjaminie benja minienne nne pou pourrait rrait être repensée repe nsée  en termes d’un code intra-et-inter-sémiotique, latent dans la poésie de toutes les   langues et exportable d’une à l’autre, comme un système général de formes  signifiantes, sorte de ko  koiné iné  trans-sémiotique virtuelle », Rio, Brésil, O arco-iris branco  branco  C  L ’A rc rc-e -enn -cie -c iell bla blanc nc), ),  Imago, 1997, p. 54.  A utou ourr d e la Tâ Tâche che du tra tradu ducte cteur ur,, op. cit cit.,.,   p. 33. 75 Paul de Man,  Aut  

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 e t  p o é t i q u e

Roman Jakob Jakobson son pour la traduction traduct ion poétique poétiqu e : « la poésie, par définition, est intraduisible. Seule est possible la transposition créatrice... » (1970). Cette idée apparaît déjà chez Albrecht Fabri (1958), pour qui « les œuvres d’art ne signifient pas, mais  so  sonn t »  : ce qui leur est propre est « la phrase absolue », intraduisible.  Nous exa exam m ine ineron ronss en pprem remier ier lieu les tenants du prem pr emier ier couran cou rantt de

traducteurs benjaminiens, en essayant d’en distinguer des spécificités.  L  Lititté térr a lité li té : p r é c u r s e u r s / la m o d e rn ititéé

I. Pour Antoine Berman, Chateaubriand incarne le traducteur exemplaire en termes benjaminiens : d’un côté, le but de Chateau  briandd est  brian es t « e x t r a - l i t t é r a i r e   », il veut introduire  L e P a r a d i s p e r d u   de Milton en langue française (1836) (et avec lui lui la culture anglaise) dans le respect de la lettre miltonienne, avec ses aspects religieux et intertextuels intertex tuels (culturels) ; de l’autre, l ’autre, il souhaite éla élargir rgir la langue d’accueil (le français, « arrivé à maturité ») dans sa forme. Le respect de la lettre queattarder Chateaubriand appelle « calque » ousignifie « mot àicimotla ».littéralité, Sans tropcenous sur la traduction de Chateaubriand sur laquelle lui-même s’explique longuement76, nous pouvons en souligner quelques points : le respect de la lettre implique le respect du projet global ; le maintien de l’intertextualité (Sénèque, Virgile, Homère, la Bible) et des registres religieux ; la nonadaptation des images insolites (chez le soldat romain, le bras de l’écu indique la gauche, le bras de la lance, la droite) ; le transfert des structures typiquement anglaises (comme le vers monosyllabique traduit tel quel sans les articles) lorsque cela est possible (avec quelques « entorses rares) ; la création deéquivalent néologismes, archaïsmes, en d’autres termes, la»,production d’un texte en français. En fait, le traducteur ici est « fidèle », « transparent » si l’on veut, ce qui, comme l’auteur le reconnaît à maintes reprises, est assez « révolution naire » dans ce domaine après les auteurs classiques (« les belles infidèles ») qui, au XVIIIe siècle, peu à peu s’éloignent y compris des maximes des auteurs latins pour s’adonner à llaa pratique de l’adaptation

76

Voi Voirr Frangois-Re Frango is-René né Cha Chateaubrian teaubriand, d, « Remarques sur la traduction traduction de Milton Milt on », », 

 Po& & sie, sie , op. cit., ci t.,   p. 112 et  sq. in  Po  

Un

t r e  h e r m é n e u t i q u e  e t

  po

é t iq u e

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texte n’entretient que de vagues rapports avec l’original (Mme Dacier, Rivarol, La Motte Houdard, Jacques Delille et autres...). Mais si Chateaubriand insiste tout au long de sa vie sur son travail de traducteur de Milton (avertissements, remarques, essais), l’extralittérarité dont parle Berman ne semble pas exclure le rapport qui unit les deux écritures. Certes, l’affinité est le premier lien qui associe OÙ le

écrivain et traducteur, mais en dehors de cela, on pourra établir après, Jean Gillet77, un rapport d’homologie entre les deux écrivains, ou tout au moins d’identification y compris littéraire entre Milton et son traducteur.  Nous pourrio pou rrions ns nous dem demand ander, er, tou toutefoi tefois, s, si l’entre l’en trepri prise se de Höld Hö lder er lin, que Benjamin convoque comme étant le plus grand traducteur de tous les temps, est à considérer comme proche de celle de Chateau  briand. La rel religi igios osité ité dans ce cas, tout en n ’éta étant nt pas absen absente, te, ne semble pas du même ord ordre. re. Ce qu quee retient Hölderlin dans son A  Ann titigg on e   (1804) est plutôt le désir d’un rapprochement entre l’allemand et le grec antique (« helléniser l’allemand ») et même si sa traduction est étrange , elle l’est sans doute davantage que le  P  Paa ra d is L o st   en

français. En fait, Wolfgang Schadewaldt, helléniste et esthéticien nous éclaire là-dessus : Hölderlin possède à la fois « une étrange familiarité avec la langue grecque, de vive compréhension de la beauté et du caractère de celle-ci, et de méconnaissance de ses règles les plus simples, en plus d’ d ’un manqu manquee total dd’’exactit exactitude ude gramm grammatical... atical... »78 »78 En fait, il s’agit plutôt d’« erreurs créatives », dans la mesure où le  poète s ’écart ’écartee des Anc Anciens iens,, et inaugu ina ugure re une nou nouvel velle le voie poé poétiqu tique, e, à l’instar de ce que fera Ezra Pound plus tard. Selon les termes d’Haroldo de Campos (1977), il s’agit d’un traducteur guidé par la fo r m e  qu’il exponentialise, ttttee p alin l a barrach r e v e rm eill ei lle e - cgrec e ttttee    p  pa a r o le qui qu i se tro tr en o u blale radicalisant. d e v e r m e il    -Ainsi que  ce Hölder Hölderlin arrache e au mot (en allemand :  du sc schh e inst in st ein roth ro thes es W o rt zu f ä r b e n ) et qui fait la

risée de ses contemporains, est, en fait, la traduction la plus imagée et la plus poétique du grec  ka  k a lkhâ lk hâin inos os..  En abandonnant le sens figuré, « tu sembles préoccupée », au profit du sens étymologique (sorte de 77 Jean Gillet, Gill et,  Le P ara ar a dis di s pe perd rduu da ns la lit litté téra ratu ture re fra fr a n ç a is isee d e Vo Volta ltaire ire à   Chateaubriand,   Paris, Klincksieck, 1975. 78 Apud Haroldo de Campos, « La palabre palabre vermeille vermei lle de Hölderlin », in Change, Change,   Paris, Seghers / Laffont, 1977, p. 199.  

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traduction hyper-littérale), en allant puiser dans la source occulte du texte grec selon ses propres termes, Hölderlin réactive le discours de Sophocle, l’actualise dans une forme nouvellement poétique, chargée de synesthésies. De son côté, côté, Philippe Lacoue-Labarthe, qui a entrepris entrepris - à l’encontre l’encontre de l’affirmation l’affirmation benj benjaminienne aminienne (1999 (1999)) - de rretraduire etraduire la traduction

hölderlinienne en français, évoque bien l’effacement qu’il a dû opérer  par rap rappo port rt au « boulev bou leverse erseme ment nt » et la « dis disloc locatio ationn » de cette dernière. Antoine Berman encore (1985) distingue plusieurs niveaux dans les traductions hölderliniennes dont un seul littéral. Les deux autres sont ou bien l’adéquation à l’original sans enfreindre les règles grammaticales de l’a l ’allemand llemand (quoi qqu’ u’en en dise Schadewaldt) ou bien un niveau où s’opèrent des transformations qui aboutissent à une réécriture. Ce dernier niveau, il faut bien le dire, correspond au désir du poète souabe de concilier, comme le signale Alessandro Pellegrini (1965), la culture allemande avec l’expression antique de l’esprit grec (die in der antiken Ausprägung des griechischen Geistes angetrojfene    K  Kuu ltu lt u re) re )  et « l’intérieur émotionnel de l’allemand » (Gefiihls-Innigkeit    d  dee s D e u tsch ts ch en )19 )19. D’où la tendance à colorer les mots grecs en leur

donnant un sens plus fort, tendance que George Steiner appelle « le radicalisme des idiosyncrasies » (1978)80 en faisant référence au retour à la racine étymologique81. La démarche du poète consiste à ramener les Grecs, expatriés, vers leur hellénité, vers leur vitalité. La traduction seule permet cette rencontre. Pour reprendre le parallèle avec Chateaubriand, on peut dire que Hölderlin a comme le premier un projet culturel auquel il ajoute un  projet  pro jet poé poétiq tique ue (sur lequ lequel el Chate Ch ateaub aubrian riandd ne se pro prono nonce nce pa pas) s)882. Ce fait explique que littéralité, dominante, s’accompagne d’une intensification ou,la au contraire, d’une opacification desparfois termes. Au  projet  pro jet reli religie gieux ux de Chatea Ch ateaub ubrian riandd s ’oppose, enfin, le pro projet jet  p  poo lilititiqq u e

79 Apud Haroldo de Campos, « La palabre vermeil ver meille le de Hölderlin »,  op. cit.,   p. 199. 80 George Steiner, Steiner,  Apr  A près ès Ba Babe bel,l, op. cit., cit. ,  pp. 249-250. 81 C’est le cas du mot « Aufstand » (révolte, ( révolte, émeute) éme ute) employé emplo yé à la place de  « force », voir Christine Elger, 1999, « Étude des procédés de traduction et de  réécriture dans VAntigone  de Friedrich Hölderlin », mémoire de maîtrise de Lettres  sous la direction d’Inès Oseki-Dépré. 82 Voir infra nos remarques sur Hölderlin.  

liNTKE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE

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de Hölderlin, qui justifie parfois le choix de termes plus familiers en allemand qu’en grec, et qui a trait au rôle révolutionnaire du poète clans la cité, rôle que ce dernier attribue également à Sophocle. Dans les deux cas, des éléments de la théorie benjaminienne peuvent ôtre observés : un respect de l’original, qui touche à la religiosité ou lout au moins au sacré ; une volonté de transposer le texte original dans ses aspects marquants - quitte à en renforcer ou à affaiblir affaiblir le

sémantisme ou laChateaubriand, syntaxe ; le désir d’ouvrir langue d’accueil à l’étranger. Pour toutefois, pourla des raisons histori ques83, « l’étrange » n’est pas synonyme d’« étrangeté », selon les termes de von Humboldt : « Aussi longtemps que l’on sent l’étranger, mais non l’étrangeté, la  traduction a atteint ses buts suprêmes ; mais là où apparaît l’étrangeté   comme telle, obscurcissant peut-être l’étranger, le traducteur trahit qu’il   n’est pas à la hauteur de son original. Le sentiment du lecteur non   prévenu ne manquera guère ici la ligne de partage. »84

Chez Hölderlin, la pulsion poétique extranéisante  l’emporte sur la traduction. On se trouve ici devant une nouvelle disjonction, cette fois entre le symbole et ce qui est symbolisé, ou comme le dit Paul de Man, une « disjonction au niveau des tropes entre le trope en tant que tel et le sens comme pouvoir totalisant de substitutions tropologiques »85. Pour Jacques Derrida86, la traduction de Hölderlin correspondrait à la définition d’une traduction « relevante », celle qui prend la  re  relè lèvv e   de l’original tout en en  re  rele levv a n t  le sens. Non pas celle qui traduit mot

83 Voir Inès Oseki-Dépré Ose ki-Dépré,, « Traduction et et contrôle co ntrôle social du sens », Journées Journées  doctorales, Aix-en-Provence, PUP, 1997. 84 Apud Antoine Berman,  L ’Ép Épre reuv uvee d e l ’é tra tr a n ger ge r ,  op. cit cit.,.,   p. 246. 85 Paul de Man,  Aut  A utou ourr de la Tâche Tâc he du tra tradu ducte cteur ur,, op. cit. cit.,,  p. 34. 86 La démonstration démonstratio n de Derrida se fonde fond e sur une ana analog logie ie aavec vec Shyloc Shy lockk {Le {Le    Mar  M arch chan andd de Venis Ve nisee de Shakespeare) qui non seulement doit renoncer à sa « livre de   chair » mais est aussi converti au christianisme. Traduction et conversion deviennent  synonymes. Voir « Qu’est ce qu’une traduction “relevante” ? », Quinzièmes assises  assises    de la tra tradu ducti ction on litté lit téra rair iree (Arle (A rless 1998 19 98), ),   Arles, Actes Sud, 1999.  

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e r m é n e u t i q u e  e t  p o é t i q u e

 à   mot ni mot  po  p o u r   mot, mais celle qui traduit un mot  p  paa r   un motK;, une fois accompli le deuil de la  ch  chaa ir   du mot.

II. II. Nous aimerio aimerions ns iici ci évo évoque querr le cas de deux autres traduct traducteurs eurs qui ont marqué de façon décisive une nouvelle façon de traduire en France et ce selon les principes énoncés dans « La Tâche du traducteur ». Il s’agit de Stéphane Mallarmé (1864) et de Pierre Klossowski (1969)

dont les traductions annoncent une nouvelle poétique du traduire, qui caractérisera la Modernité. Il est surprenant que Mallarmé avec sa traduction du « Raven » d ’Edgar Poe nn’’ait pas suscité davantage de commentaires, étant donnée son influence indiscutable sur la formulation de Benjamin lui-même. Son cas est un peu particulier, comme on va le voir. Certes, son admiration pour Baudelaire et pour Edgar Poe est à l’origine de sa retraduction du « Corbeau », comme il le dit dans sa lettre à Cazalis du 24 juillet 1863 {« A ya n t appris l ’anglais anglais simplement pou r mieux mieux  lire Poe   (...) »)88. Mais s’il est vrai que l’on peut suivre les pas de ceux qu’on admire, il n’est pas moins vrai que l’on ne retraduit pas sans raison. Selon Antoine Berman : « la retraduction a lieu pour   l ’original origin al et contre ses traductions trad uctions existantes existantes..   »89 On pourra penser que si l’auteur d’un « Coup de dés » a traduit le poème anglais si peu de temps après la traduction de Baudelaire, c’est parce qu’il voulait s’essayer à quelque chose de nouveau, ou mieux, qu’il était sur le seuil d’une découverte. Ainsi, si sa traduction est motivée par un principe esthétique et entend transposer en français la « méthode raisonnée de création » du  poète  poè te amé américain ricain,, elle l ’est aussi a ussi par une nécessi néce ssité té pers personn onnelle. elle. Ce qu qu’il ’il retient donc de la leçon de Poe est, selon E. Noulet90, l’aspect  scie  sc ienn tifi ti fiqq u e  de son travail, qui aboutit à la création de « vues extrapo lées », ou « d’un excès d’expression, en vue de la suggestion, ou de

87 Jacques Derrid Derrida, a, « Qu’est ccee qu’une traduction “relevante” “relevan te” ? »,  op. cit cit.,.,   p. 28. 88 Mallarmé, Œuvres complètes,  Paris, Paris, Gallimard, Éditions de la Pléiade, Pléia de, p. 1516. 89 « Chateaubriand, Chateaubriand, traducteur traducteur de Milton Mi lton »,  Le  Less Tours Tou rs de Babe Ba bel,l, op. cit cit.,.,   p. 116. 90 E. Noulet,  L  L'Œ 'Œ uv uvre re po ét étiq iquu e d e Sté Stéph phan anee M all allarm armé, é,   Paris, Librairie Droz, 1940,  pp. 149-173.  

UNTRE HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE

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l’insinuation »91. Ce qui l’amène, selon le critique, à formuler sa  propre méth méthode ode : « Peind Peindre, re, non la chos chose, e, mais l ’eff effet et qquu ’elle pro produi duitt » (lettre inédite). Mais tout comme Baudelaire, quoique de manière différente, il s’agit de se frayer une nouvelle voie expressive et si pour le premier, la traduction ouvre le chemin au poème en prose, pour le second, la littéralité permet de recouvrer une forme, étrange, pour dire l’indicible, le « tacite, tu ». Mallarmé ne laisse pas de propos là-

dessus, Selon Noulet, »,« mais qu’il visât si pas hautde et métatexte, n’ait obtenud’auto-commentaire. que le son du traduit, c’estE.possible « il tenta de donner au français la vibration enchantée que fait quelquefois à notre oreille la poésie étrangère ». Plus loin, le critique suggère que c’est grâce à la traduction que Mallarmé a pu entreprendre le renouvellement de la syntaxe dans la poésie française. On pourrait suivre son raisonnement en évoquant, par anticipation, le vers : «  E  Ett    d  dee la so ie V inc in c er erta tain in e t tris tr iste te b r u isse is sem m e n t en cha ch a q u e rid ri d eau ea u p u r p u r a l    me tra tr a v ers er s a it.. it .... »  (And the silken, silken, sad, uncertain rustling ru stling o f each    p  puu r p le curt cu rtai ainn / T h rill ri lled ed m e. e.....,,  à la strophe 3), où l’on reconnaît des

accents poétiques mallarméens92. y trouve aussi constructions tellestypiquement que : « C ’était en llee glacial On décem bre   » {it wasdes in   thee b lea  th le a k D e c e m b e r .....,.,   à la strophe 2) ou «  Au la r g e   je poussai le volet, quand, avec  m  maa int in t enjo en jouu em ent en t   et agitation d’ailes, entra un majestueux corbeau des saints jours de jadis » ( Open here I flung th thee   sh utter  shut ter,, when, wh en, w ith it h m a ny a fl f l i r t an f l u t t e r ,/ In th ther eree s t e p p e d a s ta tate tely ly    R  Rav aven en o f the th e s a intl in tlyy d a y s o f y o r e .....,.,   à la strophe 7), qui rappellent

celles de ses propres poèmes. Le second traducteur sur lequel nous aimerions nous attarder est Pierre Klossowski dans la mesure où il prolonge la difficile voie inaugurée par Chat Chateaubriand eaubriand et Hölderlin, la voie d’une certaine  t trr a n s  p a r e n c e l i t t é r a l e .   En effet, on peut dire que sa traduction de  Ï É n é i d e   a été et reste un événement dans l’histoire de la traduction française et mondiale. Contrairement à Baudelaire qui suscite jusqu’à nos jours des commentaires élogieux unanimes pour ses traductions d’Edgar Allan 91 E. Noulet,  L ’Œ uv uvre re poét po étiq iquu e de Stéph Sté phan anee M al alla larm rmé, é, op. ci cit., t., ibid ibidem em.. 92 Vers tradu traduit it par par Baudelaire Baudelai re à sa façon faç on - ave avecc la succes suc cessi sion on épit épithétiq hétique ue ternaire ternaire :  soy eux,, tr trist istee et va vagu guee brui br uisse ssem m en entt d es rid ridea eaux ux p ou rp rpré réss me p én é tr traa it ». «  Et le soyeux  

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erméneutique

 et  poétique

Poe, aux antipodes d’Octavio Paz, qui propose, dans le cadre d’une transposition créatrice, un poème équivalent à l’original mallarméen, différemment aussi de Chateaubriand, qui veut rester littér littéral, al, proche du texte original de Milton, Klossowski Klosso wski s’ s ’attac attache, he, comme ppour our illustrer le less  propos ben benjam jamini iniens ens,, à la tran transm smissi ission on de d e la « com commo motio tionn » prov provoq oquée uée  par le latin. Certes, l ’inten ’intentio tionn de ravive rav iverr le vers virg virgilien ilien est présente prés ente dans son projet et il est conscient de la difficulté de sa tâche : « Nous

avons voulu, écrit-il, nous astreindre à la texture de l’original, (...) amener le lecteur, au travers de notre échafaudage malaisé, à marcher  pas à pas avec le poèm poème. e. » En fait, la préface préf ace de Klos Klossow sowski, ski, traducteur de Rilke, Rilke, Nietzsche, Kafka, Hölderlin, Heidegger, Wittgen Wittgens s tein et Suétone, présente clairement ses intentions : Soucieux de conserver l’aspect disloqué de la syntaxe latine et la   résonance incantatoire des mots et des images épiques, le traducteur  s’abandonne à la  c  caa d e n c e   virgilienne, ce qui est aussi une manière plus   ou moins ingénieuse, pour reprendre l’expression de D’Annunzio, de   mettre le lecteur en état de divination»93.

Cette intention entraîne plusieurs conséquences dont l’effet de littéralité identifiée au « mot à mot », avec les critiques inévitables que suscite ce genre d’entreprise94. Le deuxième souhait de Klossowski (1989), que nous pouvons lire dans sa Préface, est, en plus de retrouver la latinité du texte virgilien, celui de préserver de l’épopée l’aspect mimétique. 93 Pierre Pierre Klos Klossowsk sowski,i, Préface à YÉnéide,  Paris, Gallimard, 1969, p. XI. 94 Parmi les critiques explicites de la traduction de Klossowski, on peut, en effet,  citer celle du linguiste Van der Meerschen. Dans son article « Traduction française : problèmes de fidélité et de qualité », le critique, non sans une certaine légèreté, oppose   Chateaubriand, fidèle par conviction, à Klossowski dont il estime que : « sa fidélité   est un peu la fidélité du désespoir, comme celle du traducteur technique qui, par peur  de mal comprendre,  co  colle lle au tex texte te origin ori ginal, al,  unité de traduction à unité de traduction »,  in Traduzione-tradizione, Lectures 4-5,   Milan, Dedalo, Libre, p. 68. On peut dire  qu’au critique échappent aussi bien le projet que les effets d’une telle traduction. Dans   un article consacré au traducteur, Antoine Berman signale bien des réactions négatives  à cette Én  Énéid éidee  parue en 1969, parmi lesquelles celles de Paulhan, Roger Caillois, Pierre  Jean Jouve. D’autres, comme Michel Deguy, Pierre Leyris, Michel Foucault, Gaétan  Picon... ont vu en elle, non sans raison, un événement marquant dans l’histoire de la   traduction française.  

E n  t

re h e r m é n e u t i q u e et

 poétique

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Les mots de Virgile miment les gestes et les états d’âme des  person  pers onnag nages es ; de même mêm e les acc access essoir oires es prop propres res à l ’action. Ce sont les mots qui prennent une attitude, non pas le corps ; qui se   tissent, non pas les vêtements ; qui scintillent, non pas les armures ; qui   grondent, non pas l’orage ; qui menacent, non pas Junon ; qui rient, non   pas Cythérée ; qui saignent, non pas les plaies. Ils constituent le fond qui 

fait la seule raisongrammaticale, de l’action humaine la résonance, en deçà ou au-delà   de l’intelligibilité au gré: de sa cadence95.

Entièrement benjaminien, dans l’exigence formulée par Pannwitz96 et citée par le philosop philosophe he allemand, Walter W alter Benjamin, de soumettre nnos os langues tardives à la brûlure de ces langues étrangères, au poids de leur altérité et de leur ancienneté, cette entreprise a pour but de rouvrir l’accès aux œuvres qui constituent notre sol religieux, philosophique, littéraire et poétique, aux œuvres, comme le dit Berman (1985) après Michel Deguy (1959), qui donc à la fois « ont fait de nous ce que nous sommes mais qui se sont épuisées par leur propre gloire ». La traduction revêt ici le rôle d’une mémoire rapatriante d’une tradition rompue au XIXe siècle à cause de la coupure avec les Anciens.  Nou s pré  Nous présen senton tonss rap rapide idem m ent la maniè ma nière re dont don t la trad traduct uction ion de Klossowski, en se voulant littérale, contribue en fait au renouveau à la fois du texte virgilien et de la poésie française. Une simple comparai son avec la traduction d’Henri Bellesort97 rendra notre démonstration  plus éloq éloquente uente.. En effet, on rapp ra ppell ellee le chant chan t IV, dans lequ lequel el Enée Ené e vient dire à Didon son intention de reprendre son chemin vers le Latium, ainsi que les dieux le lui commandent. La reine désespérée, folle d’amour, essaie de le retenir auprès d’elle mais échoue car la mission du Troyen l’appelle en Italie : Didon n’y survivra pas. 643 645

 A t t r é p id a e t c o e p ti s im m a n ib u s e jf e ra D id o  sa  s a n g u in e u o lu e n s a c ie m , m a c u liliss q u e tr e m e n titiss interfusa gênas et pallida morte futura,

95 Pierre Klossowski, Préface à YÉnéide, op. cit. 96 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur »,  op. cit. ibide m. 97 Pierre Klossowski, Préface à YÉnéide,  op. cit., ibidem.  

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647  649  64 6411 

 In teri te rioo ra d o m u s in inru rum m pi pitt lim in inaa e t a lto lt o s   co n sc e n d it fu f u ri ribb u n d a g r a d u s en se sem m q ue re recc lu d it  D  Daa rd rdaa n iu ium m , no nonn h o s q u a e si situ tu m m un unus us in usus.  Hic,  Hi c, p o st stqq u a m Il Ilia ia ca s u esti es tiss no notu tum m que qu e cu b ile il e  conn sp  co spex exit, it, p a u lu lum m la c ri rim m is e t m en te m o rata ra ta   incubuitque toro dixitque nouissima uerba : « Dulces exuuiae, dum fata deusque sinebat,

643

  645  647  649  65 6511  653 

 ac  a c c ip it e hanc ha nc a n im am m eq u e h is e x solu so lu ite it e cu curis ris.. Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi, et nunc magna mei sub terras ibit imago. Urbem praeclaram statui, mea moenia uidi, ulta uirum po en as inimico a fr atr e recepi, recepi,  fe  f e lix li x , heu he u m in iniu ium m fe f e lilixx , s i lilito to ra tant ta ntum um    num  n um qu am D a rd a n ia e te titigg is isss e n t n o stra st ra c a r in a e. »  D  Dix ixit, it, e t o s im p ress re ssaa to ro : « M o rie ri e m u r in inul ultae tae,,  se  s e d m o ri riaa m u r » a i t « si sic, c, s ic iu iuua uatt ire ir e su subb um bras br as..  Ha  H a u ri riaa t hunc hu nc o cu liliss ig ignn em cru cr u d e lis li s a b a lto lt o   D  Daa rda rd a n u s, e t n o st stra ra e secu se cu m f e r a t om in inaa m o rtis rt is  »98.

Bellesort traduit les premiers vers de notre extrait avec exactitude (v. 643) : Aussitôt, frémissante,  fa  f a r o u c h e d e sa terr te rrib ible le ré réso solu lutition on,,  Didon,  d  dee s   lueurs sanglantes dans les yeux,  les joues tremblantes et marbrées, pâle   de sa mort prochaine, Se précipite à l’intérieur de son  p  paa la is ,   gravit  d ’un  un  élan désespéré   les hauts degrés du bûcher et  tire  ti re l ’ép é e du D a rda rd a n ie ienn .   Ah,   ce n’était pas pour cet usage qu’il lui en avait fait  p  prr é s e n t  ! Elle  a  a    r  ree g a rd é   les vêtements d’Ilion et la couche si familière ; elle a donné un  instant aux larmes et  au rê ve   ; puis elle s’est jetée sur le lit et elle   prononce ces dernières paroles...

Le texte de Klossowski", à l’instar de la traduction de Hölderlin, semble autrement plus « neuf », à la fois plus concret, plus brutal : Mais frémissante, en ces sauvages apprêts Didon  d  déc échh a în înée ée,,  le sang dans l’œil fou,  flétries les frissonnantes joues,

98 Virgile,  Énéide, Livres I-VI, Paris, Société d’Édition « Les Belles Lettres », 1925,   p. 16. Énéide,  Marseille, André Dimanche Éditeur, 1989, p. 123. 99 L ’Énéide,  

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toute pâle de sa mort imminente, à l’intérieur de sa  m  mai aiso sonn   franchit les seuils et les hauts degrés du bûcher gravit, furieuse, et l’épée Dardanienne retire du  [f  [foo u rrea rr eauu ,  donn   non convoité naguère pour pareil usage.  do Ici, après que les Iliaques parures, et l’inoubliable couche   Elle eut contemplés, cédant aux larmes et l’esprit en suspens,

Elle se jette sur le lit et profère ces ultimes paroles...

En ce qui concerne le dire épique, Klossowski voudrait préserver l’aspect mimétique de l’épopée, celui qu’Aristote définit dans sa  poétique.  poétiq ue. L ’art imi imite te la nature, nature , est mim mimésis ésis,, et la seule faço façonn de  préser  pré server ver cet ce t asp aspect ect mimét mi métiqu iquee du tex texte te virg virgilie ilienn est de  m  mim im e r  le latin, la nature sonore du mot latin, son phrasé. La seule façon de traduire Virgile, considéré comme intraduisible, étant donc de recréer une texture latine, de suggérer le jeu des mots virgiliens. Ainsi, s’il est vrai que l’on retrouve le même nombre de vers qu’en latin (21), ceux-ci se présentent avec des longueurs variables, non rimés, sans que l’on puisse parler de prose. L’unité vers  est maintenue en tant que telle et le vocabulaire choisi est souvent métaphorique. Au vers 643,  A  Att tr é p id a e t c o e p tis ti s imm im m anib an ibuu s effe ef fera ra D id ido, o,   « frémis sante » est maintenu chez les deux traducteurs, mais la similitude s’arrête là. Bellesort traduit de façon très proche du latin, « farouche de sa terrible résolution », introduisant cependant un mot du lexique rationnel,, contemp rationnel contemporain orain de nous, « résolution », tandis que Klossowski  propose  prop ose « en ces sauv sauvages ages apprêts, appr êts, Di Didon don déc déchaî haînée née », ce qui con confère fère à la fois un aspect dd’’emblée classiqu classiquee (« apprêts ») et fort inattendu au vers (« déchaînée » à la place de « farouche »). Cette image d’égare ment est reprise par l’adjectif « fou » (« le sang dans l’œil fou ») qui traduit aussi bien le  sa  sann guin gu inee volu vo luen enss a ci ciem em   virgilien. Au même vers 644, une allitération dans un groupe inversé rappelle « l ’aspect ’aspect disloqué » du latin : les « frissonnantes joues » avec remplacement de « marbrées » par « flétries », qui reprennent le son /f/ de « fou », lequel fait écho à « j joo u e  s ». On pou pourra rra argum argumenter enter que le sens s’éloigne du sens latin, « flétries » marquant plutôt la texture de la  peau que sa couleu couleur. r. En réalit réalité, é, si l ’on suit le dictio dic tionna nnaire ire Gaffiot, Gaffio t, cette épithète est plus proche du  m  maa culi cu liss g ê n a s  (= des joues avec des taches) que de « marbrées » employée par Bellesort, car elle signifie  

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« flétries de honte », au sens figuré. Les vers 645, 646 et 647 de la traduction klossowskienne présentent des configurations inversées (latinisantes), avec au vers 645 le circonstanciel de lieu qui précède la suite de la phrase, phrase , au vers 646 le verbe « gravit » postp postposé osé au complément (« les hauts degrés du bûcher gravit ») et au vers 647 le verbe « retire » postposé à « l’épée Dardanienne », ce qui confère à l’unité phrastique un rythme particulier.

On peut noter l’économie du vers 648, beaucoup plus proche du vers latin chez Klosso Klossowsk wskii : « don non convo convoité ité nnaguère aguère pour ppareil areil usage », avec l ’emp emploi loi un peu déplacé du pparticipe articipe « conv convoité oité » (= prévu), mais plus proche de l’étymologie de quaesitum,  que ce que  propose  prop ose Bel Belleso lesort, rt, tenté com comme me Jac Jacques ques De Delilille lle1100, d ’introd ’introduire uire une exclamation périphrastique : « Ah, ce n’était pas pour cet usage qu’il lui en avait fait présent. » Chez Klossowski, Didon « profère » ses ultimes paroles, chez Bellesort elle « prononce », toujours avec cette tendance à la précision terminologique. Pour raviver la cadence latine (rythme et sonorités) et transposer en français le « dire épique » (lexique), Klossowski, non pas de façon littérale (le calque de Chateaubriand), ni même mot à mot,  re  recc r é e  une syntaxe latinisante. La langue latine, comme on le sait, est une langue à déclinaisons, à flexions, caractérisée par pa r la position relativement relativemen t libre des éléments dans la phrase, très différente de l’ordre strict de la syntaxe du français. La traduction de Pierre Klossowski est donc riche en inversions : « en ces sauvages apprêts » (coeptis immanibus ), « les Dardaniennes carènes » (.Dardaniae carinae), par le rejet en début de vers,  A t trép tr épid idaa ,  qui devient « frémissante » ; par des déplacements à ablatifs fs absolu a bsolu s , soit la façon façon latine, cc’’est-à-dire par la reconstitution d ’ablati des compléments circonstanciels dans un ordre  a  app p a rem re m m en t   latin, même lorsqu’ils sont absents du texte original comme dans « flétries les frissonnantes joues » (interfusa gênas, ablatif en français mais non  pas en latin). Aussi Au ssi bien élo éloign igne-t e-t-il -il l’adj l’a djec ectif tif du nom : « grande grande,, de moi-même moi-m ême sous la terre ss’’en ira ll’ima ’image. ge. » L L’’inversi inversion on term termine ine l’extrait, avec rejet du sujet en fin de vers : « Que de ses yeux cruels

100 (1738-18 (1738-1813), 13), ppoète oète eett traduc traducteur teur de YÉnéide.  

En

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  po

é t iq u e

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il s’abreuve de ce feu, depuis le haut large,/ le Dardanien, et que de notre mort le sinistre présage l’accable. » La cadence, ce sont aussi les sonorités. On ne peut pas ne pas noter la différence entre : « L’illustre cité, je l’ai construite,/ mes murs je les ai vus/ vengeresse d’un époux, j’ai obtenu le châtiment d’un frère criminel crimin el » (K.) et « J ’ai fondé une vil ville le ma magnifiq gnifique ue ; j ’ai vu mes

remparts ; j ’ai ’aajouter i vengé d’autres mon mariprocédés eett puni le crime deutilisés mon frère (B (B.). .). On pourrait poétiques par »Pierre Klossowski pour rendre le rythme de l’hexamètre virgilien. Ainsi, à la régularité métrique latine perdue, le poète substitue des éléments de mélopée : des allitérations, des paronomases, (« Didon déchaînée », « flétries les frissonnantes joues », « don non convoité naguère », « douces dépouilles », « mes murs je les ai vus » (avec la rime interne). Le traducteur utilise aussi les répétitions ou les progressions : « heureuse, hélas, mille fois plus heureuse » (Fél (Félix, ix, heu minium fe lix ).  Par ailleurs, les inversions, surdéterminées par les assonances (en /u/), qui s’ouvrent sur la répétition de la voyelle ouverte  fE  fEJ  J   (« frère criminel »), le choix des mots non pas poétiques mais quasiment nobles tels que « vengeresse », « châtiment », reconstruisent l’aura  perduee dans les trad  perdu traducti uctions ons acad académi émique ques. s. Dans la tradu traductio ctionn d ’Hen Henri ri Bellesort, l’accumulation du possessif « mes », « mon », « mon » ne contribue pas à restituer la grandeur du vers, au contraire101. Au vers 654, Klossowski maintient l’expression « j’ai vécu », déjà utilisée par Du Bellay Bellay,, qui équ équivau ivautt aauu « j ’ai fini de vivre », choisi par Bellesort. Le verbe est toujours postposé («je l’ai accomplie »). Ce verss se pour ver poursuit suit à travers l ’enjambem enjambement ent sur le vers vers suivant (po (pour ur //lors, lors, grande (3), de moi-même (3) sous la terre (3) s’en ira l’image (5)) dans un vers de 14 syllabes à accentuation quasi-régulière et de ce fait, trèss mélodi trè mélodieux. eux. Les deux der derniers niers vers vers - l’i l’imprécat mprécation ion de Dido Didonn - sont traduits très différemment. Klossowski crée une image forte au moyen du verbe « abreuver ab reuver », traduit littéralement à partir de  h  haa u ria ri a t,  attribué aux yeux du cruel Énée, alors que Bellesort propose « repaisse », qui, malgré la proximité sémantique, fonctionne sur un tout autre registre 101 Nous nous appuyons a ppuyons sur sur notre notre précédente lecture du du fragment tradu traduit, it, in Inès  Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit.,   pp. 180-181.

 

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connotatif. Pour finir, au vers 663, Klossowski opère encore une nouvelle inversion, mettant le déterminant « de notre mort » avant le déterminé « le sinistre présage » et termine sur le verbe « accable », qui a un sens plus digne et plus prophétique que « porte ». À noter que, plus proche du latin, il traduit bien  n  noo stra st raee m o rtis rt is   par « notre mort ». Que veut dire Didon ? parle-t-elle d’elle-même au pluriel ou désigne-t-elle l’anéantissement de leur amour et, par là, de chacun des

 parte  partenaire nairess ? De Devin e-t-ell -elle e q u ’Én Énée ée nmoins ’aim aimera era plus pers personn onneepossessif - ou le souhaite-t-elle ? vine-t Il n’en demeure pas qu’il s’agit d’un  pluriel  pluri el et non pas de « ma mo mort rt », com comme me le propo pro pose se Bellesort. Belle sort. Pour renforcer ce double aspect du texte de Virgi Virgile, le, à la fois fois antique (que l’on veut rapprocher de nous) et poétique (ouvert), Klossowski n’hésite pas à rendre quelques vers à leur obscurité prophétique : « m’absolvez de ces chagrins » ( m  meq equu e hi hiss exso ex solu luititee curi cu ris) s),,   ou « j’ai vécu, et la course que mesura la fortune je l’ai accomplie » ( Vixi et  quem que m d eder at cursum cursum fortuna p eregi,   plus clair en latin). et endeconclusion, après cette brève il apparaît queFinalement la traduction Pierre Klossowski réussit sonanalyse, double projet : sa traduction sonne latine, sa traduction porte l’aura épique. Mais sa traduction est un texte autre, où la douleur d’une reine abandonnée s’érige dans sa magnificence épique, et se constitue en texte à la fois ancien et très moderne et où l’antique, comme chez Baudelaire, n’est là que comme signifiant du devenir de la poésie. Les conséquences de cette forme de littéralité sont multiples. Pour Michel Foucault (1969)102, en effet, YÉnéide  réapparaî réap paraîtt : « Une traduction de ce genre vaut comme le négatif de l’œuvre : elle est sa trace creusée dans la langue qui la reçoit. Ce qu’elle délivre, ce n’est ni sa transcription, ni son équivalent, mais la marque vide, et pour la  première  prem ière fois ind indubi ubitabl table, e, de sa prés présence ence réelle. » Antoin Ant oinee Berm Berman an  parle en outre de Verjüngung,  le rajeunissement que Goethe espérait de la traduction accomplie.  Nous pou pouvon vonss soulig sou ligner ner deux poi points nts importants impo rtants dans l ’asser ’assertion tion de Michel Foucault pour la question qui nous occupe : d’une part, cette traduction ne fournit pas l’équivalent de l’original. Ce n’est pas une

 L ’Express,  29 août 1969, pp. 21-22. 102 « Les Mots M ots qui qui ssaigne aignent nt »,  L’  

Un

t r e

 h

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 poétique

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traduction comme la pratique Chateaubriand. D’aute part, l’écart entre la langue et le texte, comme on l’a déjà souligné, est bien plus important en français que dans l’original. En fait, la traduction mi-littérale de Klossowski reprend au latin sa logique structurelle et elle la reproduit là où la langue française le  permet. Ce fais faisant ant,, com comme me le sou soulig ligne ne Antoine Anto ine Ber Berma man, n, elle révèle révè le les  possibilité  possib ilitéss ou oubli bliées ées du fran français çais,, en fait, un fran français çais potenti pote ntielle elleme ment nt

latin, le passé et dans l’avenir. La dans deuxième conséquence d’une telle traduction, est qu’elle se répercute sur le français, laissant voir à la langue les étapes de son évolution, depuis la langue classique, mais en y englobant la langue à venir. Ne parle-t-on pas de « révélation » d’une langue autre par l’absence criante de cette même langue ? N’évoque-t-on pas, comme  pourr Hö  pou Hölde lderli rlinn et le grec, l ’accès à l ’antiqu ’antiquee ? On pourr po urrait ait citer cit er à nouveau Berman : « La traduction se déploie alors dans une double temporalité langagière : redonner à la langue la mémoire de son histoire jusqu’à son origine, l’ouvrir à un avenir de possibilités insoupçonnées. »103benjaminienne ravivée et développée par Antoine Bref, la théorie Berman a donné lieu à l’explicitation d’une pratique innovante dans la traduction poétique française. Curieusement, elle n’a pas pas été interprétée de la même façon par des poète poètess du « Nouveau M Monde onde », comme comm e nous  pourrons  pourr ons le voir voi r plu pluss loin.

103 «  L ’Én Énéid éidee  de Klossowski », in  Les  Le s Tou Tours rs de Ba Babe bel,l, op. cit.,  p. 127 et  sq.  

4.

U n e p o é tiq u e m ilita n te : H e n r i M e sc h o n n ic

Dans le débat sur la traduction, Henri Meschonnic, poéticien (poète), linguiste, traducteur représente une figure incontournable en France. Considéré longtemps comme un défenseur du littéralisme, qui aurait été inspiré par Walter Benjamin, si certaines positions de cet auteur

semblent converger vers celles du philosophe allemand, sa théorie en réalité s’y oppose radicalement dans la mesure où elle se place à l’intérieur d’une poétique, par conséquent, dans une pensée du traduire comme processus d’écriture, créatif, qui s’intéresse au f faa i r e   traductif ce qui n’est pas l’objet privilégié de la « Tâche du traducteur ». Pour Henri Meschonnic, en effet, l’essai de Walter Benjamin revêt une importance capitale dans la mesure où il « décentre » le problème  posé depui depuiss l ’Anti ’Antiqui quité té entr entree fid fidélit élitéé à la sourc sourcee ou fid fidélit élitéé à la lang langue ue d’arrivée. Car cette question implique que l’on se situe toujours sur le  plan de la langue  (langue de départ, langue dd’’arri arrivée), vée), alors que depuis Benveniste, ce qui est à l’œuvre dans la traduction est à considérer au niveau du discours, de la parole donc. En fait, toute la question de la traduction est mal posée et, pour cet auteur, seule la poétique peut fournir des outils critiques qui permettent de penser la traduction, qui n’est pas un transport de langue à langue, mais un  ra p p o r t  à l’altérité dans la littérature. La modernité sans doute commence avec la critique de ce monde.   C’est pourquoi « La Tâche du traducteur », de Walter Benjamin, en   1923, en est un jalon significatif. Même s’il est encore pris dans la   entre-   théologie du génie des langues, il conçoit la traduction comme un entreles-langues.   La traduction et la modernité l’une par l’autre apparaissent  

comme des figures, des moments, du rapport à l’altérité104.

Cette altérité se mesure à l’oralité, par conséquent au rythme, elle se  passe  pas se de texte tex te à texte, ce qui, chez che z Wa Walter lter Ben Benjam jamin, in, app appara araîtît dans les entrelignes lorsqu lor squ’’il évoque la notion de transformations, sans occup occuper, er, il est vrai, la place centrale de son essai. Cette idée est également chère 104 Henri Henri Mesch Me schonn onnic, ic,  P  Poé oétiq tique ue du trad tr adui uire re,,  Paris, Verdier, 1999, p. 196.

 

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En

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 poétique

à Meschonnic : « L’histoire du traduire et sa théorie sont aussi une histoire et une théorie de la transformation de textes et de la notion de text te xte. e. » 105 Par conséquent, sans porter atteinte à l’essai inaugural qui, d’après nous, fonde la pensée du traduire, les positions de la poétique meschonniciennee ss’’éloignen meschonnicienn éloignentt toutefoi toutefoiss de la traductologie proposée par Antoine Berman sur au moins trois points et qui relèvent de l’opposi

tion forme / sens ou contenant / contenu : - le refus dd’une ’une terminologie qui maintient le malentendu (poétique versus   traductologie) dans la mesure où il n’y a pas de science du traduire ; - le refus de la traduction comme une herméneutique (Heidegger, Steiner, Berman) et du traducteur comme un interprète du sens, ce qui entraîne - le refus de l’herméneutique comme com me pensée du traduire traduire (Derrida, Berman). En fait, la position d’Henri Meschonnic, vers laquelle converge la nôtre, et sans que l’on puisse parler d’influence, est une position dérivée de la poétique, de la  pr  p r a tiq ti q u e   traductive. Considérer la traduction et la traductologie comme une herméneutique présuppose l’existence d’un sens qui se dégagerait en dehors de la forme, ce que ne prétend pas non plus Walter Benjamin mais qui n’invalide pas, à nos yeux, une approche à la manière d’un Steiner ou d’un Berman. Pour Walter Benjamin, on le rappelle, « la traduction est une forme ». À l’inverse, si pour Henri Meschonnic, la traduction doit construire une équivalence, elle ne sera pas formelle mais « dynamique » dans la mesure où même le littéralisme correspond, selon lui, à l’attention  portée  por tée au signifian sign ifiant,t, ce qui suppos sup posee touj toujours ours la séparatio sépar ationn de la for forme me et du sens. Sur ce point, la question est de savoir ce qu’on entend par « lettre ». Pour Henri Meschonnic, une théorie de la traduction poétique est nécessaire et doit être incluse dans la théorie de la valeur et de la signification des textes. Dans la mesure où la traduction est une

105 Hen ri M es ch on nic ,  P  Poé oétiq tique ue du trad tr ad u ire ir e ,  op. cit cit.,.,  p. 174.  

I N I Kl HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE POÉTIQUE

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iii livik“ translinguistique, elle doit être considérée au mêm m êmee titre que IVrrilure d’un texte et ne peut pas être théorisée par la linguistique de l'énoncé ou par une poétique formelle. Il insiste à la fois sur l’aspect poétique et sur l’aspect social de la Iinduction ; l’écriture relevant des deux registres, il s’agit de fonder une théorie translinguistique de l’énonciation. Par ailleurs, il s’agit de considérer la traduction, sur le plan particulier comme sur le plan

y^néral, non pas comme un produit d’une valeur égale au texte original.secondaire mais comme un produit La conséquence de cette proposition concerne, nous le voyons, la question de la transparence ou non de la traduction, plus dans ses Intentions que dans ses résultats. Autrement dit, il ne s’agit pas tant de nu voir si si la traduc traduction tion de Chateaubriand Chatea ubriand est ou non d ’égale éga le vvaleur aleur à l’original, mais de contester ce parti-pris de « modestie ». Le traducleur selon Meschonnic doit assumer son rôle de créateur, comme l’a lait Octavio Paz, et ne pas se cacher derrière l’original. lit ce, parce qu’il est impossible de produire une traduction Irunsparentecomme dans latelle, mesure il y aura une autre création, nssumable quioùviendra s’ytoujours superposer. Ce qu’Henri Meschonnic entend par transparence, toutefois, se rapproche plus de la définition qu’en donne Mounin pour qui, est transparente toute traduction qui ne donne pas l’impression d’être une traduction. Henri Meschonnic préférera utiliser le terme de  dé  d é c e n tre tr e m e n t   : «  Le    dé  d é c e n tr tree m e n t e s t un r a p p o r t te texx tu tuee l en tre tr e d eu x te x te s d an s de deuu x   langues-cultures jusque dans la structure linguistique de la langue,   ce  c e tte tt e st stru rucc tu ture re lin li n gu is istitiqq u e é ta tann t v a le u r dan da n s le s y stèm st èm e d u text te xte. e.   »1 » 106

Sans quoi, dit Meschonnic, le texte traduit est l’objet d’annexion, pris dans illusion du naturel.attire l’attention, à juste titre, sur l’aveu Parune ailleurs, Meschonnic glement (ou la surdité) des traducteurs qui commettent au moins deux erreurs essentielles. Ou bien, ils traduisent selon une idéologie de la languee (le génie de la langue), suivant la tradition des « belles langu infidèles » et de tous les préceptes du bien traduire depuis Étienne Dolet (éviter les répétitions, adopter un style homogène, des phrases  bien délim dé limité itées, es, un ton uniqu uni que, e, respe res pect cter er la rh rhéto étori riqu que) e) - po point int

106 Henri M esc ho nn ic,  Pou  P ourr la p o ét étiq iquu e 11, op. cit., ci t.,   p. 308.

 

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E n t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t   po é t iq u e

également dénoncé par Antoine Berman. C’est l’affaire des « ciblistes ». «  E  Ellllee (la (l a tr traa d u c titioo n ) e s t l ’a p p lic li c a tio ti o n d ’un p a tro tr o n id é o lo g i q ue  »  »1107. Ou bien et c’est la seconde erreur, ils considèrent la traduction du seul point de vue de la langue108. Les poètes le savent, le texte  poétiq  po étique ue (littérai (litt éraire) re) es estt un discours disc ours,, souve sou vent nt étran étr ange gerr à la lan langue gue dans laquelle ils travaillent et toute traduction est vouée à l’échec si elle ne

 d é jà   étranger dans sa langue (double l’envisage pas comme un texte  dé rapport). (La traduction) C’est alors une écriture, l’organisation d’une subjecti-   vation dans le discours telle qu’elle transforme les valeurs de la langue   en valeurs de discours. On ne peut plus continuer à les penser dans les   termes coutumiers du signe. On ne traduit plus de la langue. Ou alors, on   méconnaît le discours, et l’écriture. C’est le discours, et l’écriture, qu’il   faut traduire. La banalité même109.

Certes, mais peut-être faut-il le dire et le redire. Le traducteur doit savoir qu’il traduit d’une langue à une autre langue, mais surtout qu’il a affaire à un discours singulier qui, d’être littéraire, est l’inscription d’un sujet dans cette langue, point sur lequel Henri Meschonnic revient avec d’autant plus d’insistance que la  plupar  plu partt des traducte trad ucteurs urs conti co ntinu nuent ent de faire la sour sourde de oreille. La poétique d’Henri Meschonnic est un combat pour la poésie, pour la littérature, contre la domination du français que les stratèges de la traduction appellent « littéraire ». Elle s’en s’en prend justement justem ent aux traductologues professionnels qui généralisent une pratique singulière croyant faire de la théorie. Il n’y a de théorie que de la pratique.  Non pas qu’il qu ’il n ’y ait pas de métho mé thode de mescho mes chonni nnicie cienne nne.. Deux De ux  procédé  pro cédéss préva pr évalen lentt dans la tradu tra ducti ction on de la poé poésie, sie, qui n ’est pas plus difficile que la traduction de la prose, la  po  p o é tis ti s a tio ti o n   (ce que nous avons identifié comme « sur-lyricisation ») et la  ré  rééé c ritu ri turr e,   qui n’apparaît pas dans le résultat (première traduction mot à mot par un qui sait la langue de départ mais qui ne parle pas texte, puis rajout de

107 Henri Me Mesch schonn onnic, ic,  Pou  P ou r la p o é titiqq u e II II,, op. cit., cit ., ibide ibi dem. m. 108 Vo Voir ir plus lloin oin notre chapitre sur Subjectivité et sujet de la traduction.  P oétiq tiq u e du tradu tra duire ire,, op. cit., cit .,  p. 24. 109 Henri Me Mesch schonn onnic, ic,  Poé

 

liNTKIt HERMÉNEU TIQUE ET POÉTIQUE

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lu « poésie » par un qui parle texte mais pas la langue). C’est, d’après le critique, la cristallisation du dualisme. I lemi Meschonnic propose enfin un critère général permettant le d(Yi*i il renien ren ientt de la traduct trad uction ion dans dan s le sens d ’une homo ho molog logie ie ent entre re l'écriture et cette pratique. Ce critère implique la construction d’une i igueur non-composite caractérisée par sa propre concordance et par la relation du marqué pour le marqué, du non marqué pour le non-

nuirqué, de la figure pour la figure et de la non figure pour la nonligure. ligu re. Ce qui revien re vientt à ddire, ire, en d’autr d ’autres es termes, que si la traduction est une création au même titre que le texte original, elle doit garder les infimes rapports entre ce qui est marqué dans l’original et ce qui est marqué dans la langue d’arrivée. Depuis ses premiers ouvrages, en  pratiq  pra tiquan uantt la critiq cri tique ue des tr trad aduc uctio tions ns1110, Henri Hen ri Me Mesch schon onnic nic ne cesse tic répéter les principes d’une bonne traduction : la concordance, le rapport, ce qui le rapproche par certains côtés de l’essai benjaminien. Il s’en écarte cependant dans la conclusion. Pour Walter Benjamin, le iftle de la traduction est essentiel dans la mesure où elle inscrit l’original dans l’histoire et où le rôle du traducteur « transparent » est d’œuvrer pour la complémentarité des langues. Pour Meschonnic, la  bonne traduc trad uctio tionn qui est œuvre œu vre d ’un sujet suje t his histo toriq rique ue doit do it contin con tinuer uer l’original, et ne pas s’effacer. «  Plu  P luss le tra tr a d u c teu te u r s ’in ’insc scri ritt co com m m e  :su suje jett dans la traductio traduction, n, plus, parad paradoxalem oxalem ent, traduire tradu ire pe u t continuer   le texte   »m. Sur l’échelle benjaminienne, tout grand texte demande

Aêtre retraduit. Ainsi, ce qui est visé par Meschonnic c’est la « grande » traduction, quii ne ss’’obtient pas facilement - cela fait de sa critique qu critique plutôt un constat qu’une « méthode ». Si peu la réussissent, il existe néanmoins des conditions quioriginal, sont le respect du rythme, de du l’oralité, delal’aspect discursif du texte de la prise en compte sujet de parole  poétique  poét ique en pl plus us d ’une intuitio intu ition. n. La condition double de la grande traduction est claire. Ses deux   composantes y sont inséparables : une subjectivation généralisée du   langage qui en fait l’invention d’un sujet, l’invention d’une historicité, et

110 À savoi sa voirr :  Pou  P ou r la p o ét étiq iquu e II, op. cit. ; P ou r la p o é tiq ti q u e V,  Paris, Gallimard,  1978 ; et  Le  Less Cinq Cin q rouleau roul eaux, x, op. cit. 111 Henri Mesch Mes chonn onnic, ic,  Poé  P oétiq tiquu e du tradu tra duire ire,, op. cit., cit .,   p. 27.

 

¥

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E n t r e h e r m é n e u ttii q u e e t   p o é t i q u e

c ’est cela qui dur duree - Am yot, Baudelaire : uune ne intuition intuition du langage comme un continu de rythme, de prosodie, une sémantique sérielle112.

Ainsi, dans un premier temps, la démarche d’Henri Meschonnic s’inscrit s’i nscrit dans la critique littéraire et replace la question de la traduction littéraire à l’intérieur du processus créatif. Dans un deuxième temps,

il fournit des contre exemples qui tiennent compte des éléments critiques dégagés en proposant proposan t des traductions traductions concordantes. Son grand mérite consiste à proposer de nouvelles traductions (Kafka, Shakespea re, Dante, Mèng hao-ran, la Bible). Son travail, extrêmement stimulant, se heurte toutefois à deux écueils. Le premier problème d’une poétique du traduire, même si elle convoque la théorie du langage ou la théorie de la littérature et s’appuie sur ce que Meschonnic appelle l’historicité du sujet, est qu’elle reste imbriquée dans une théorie plus vaste, que ce soit celle du rythme, celle de l’oralité ou celle du sujet. Or, il nous paraît important de délimiter un domaine ne fût-ce que celui qu’on appelle « traductologie » pour penser les multiples aspects et implications de cette activité. En ce sens, l’apport majeur de la démarche bermanienne est d’avoir considéré que théorie et pratique de la traduction pouvaient s ’envisager à l’intérieur dd’’un domaine domain e de la pensée, certes interdiscipli interdiscip li naire, mais autonome. Le second écueil auquel se heurte la théorie d’Henri Meschonnic est que, à l’instar de la psychanalyse, elle finit par être une théorie du singulier ou de la singularité, ce qui est tout à fait fondé. Tous les grands traducteurs convoqués par l’auteur, de Cicéron ou Jérôme à Ezra Pound sont des cas marquants, assurément, mais difficilement généralisables. En effet, comment définir le  gr  g r a n d  traducteur   traducteur ? Selon Benjamin, Hölderlin estChateaubriand le plus grand est traducteur de tousexemplaire. les temps. Pour Antoine Berman, un traducteur Pour Steiner, le traducteur par excellence est Ezra Pound. Selon les  plus gran grands ds poètes poèt es brésilie bré siliens ns (dont (do nt Carlos Carl os Drum Dr ummo mond nd de Andrade And rade), ), Haroldo de Campos, Augusto de Campos sont des traducteurs de génie. Baudelaire, parmi d’autres, est un grand traducteur aux yeux de Meschonnic. Ils ont tous servi leurs auteurs, leur donnant corps et voix, faisant revivre des textes dans un dialogue de sujet à sujet, mais dont la théorisation ne fait que commencer.

112 Hen Henri ri Me Meschon schonnic, nic,  Poé  P oétiq tiquu e du tradu tra duire ire,, op. cit., cit. ,  p. 50.  

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5.  Il  IlA AKOLDO

DE C A M P OS : « M A K E IT NE NEW W »

Si les présupposés benjaminiens fondent et justifient une nouvelle  prutique du traduir trad uiree en France Fra nce où, pour po ur les tra traduc ducteur teurss contem con tempo porai rains, ns,

lu littéralité -   telle telle qu’el q u’elle le a été présentée par notre étude - est la voie voie  p  pooi mettan met tantt de créer cré er ou de rec r ecré réer er l ’œuvre ’œuvr e oorig rigina inale le ddans ans un élan éla n hyperhyper lltlcSral ou extra-littéraire, pour les poètes « du Nouveau Monde », ce qui est privilégié est un autre aspect du texte, dont nous n’avons pas  parlé dans dan s les pages page s qui précèd pré cèdent. ent. En effet, dan danss ce cas, le rap rappo port rt à l'original est bien là et il y a bien rencontre fugitive entre original et linduction à ce point précis où l’étrangeté vient à envahir le texte iccond, mais le résultat est tout autre. Le texte de Benjamin pose, en effet, un autre postulat non lié à une apparente religiosité ou à la subordination de la traduction au texte original, mais qui concerne la théorie du langage et des signes. Ainsi, n i u i s    pa  parler rler des éventu éve ntuels els points poi nts commu com muns ns que l ’on pourr po urrait ait éta établ blir ir outre la langue absolue, et ce que Noam Chomsky définit comme langage, ce qui est retenu ici est la notion de  tra  tr a n sfo sf o rm a tio ti o n . Pour les  poètes améric am éricain ains, s, si la tradu tra ducti ction on est es t toujou tou jours rs en corrél cor rélati ation on avec l'original, elle n’en est pas moins le résultat des transformations survenues en synchronie et en diachronie qui rapprochent traduction et original tout en les séparant et vice-versa. Chez Octavio Paz, Haroldo de Campos, Augusto de Campos ou Ezra round113, en effet, les théories (et les pratiques) de la traduction Insistent à la fois sur l’idée d’un isomorphisme   entre original et traduction et sur les transformations nécessaires à une traduction  proche de l ’origi ’origina nall (ou plus plu s « origi ori ginal nalee » que celui-ci celu i-ci)) - cela cel a per perme mett de régler le problème des « équivalences » sans tomber dans l’idée de la traduction-copie de l’original. Haroldo de Campos, poète, essayiste et traducteur brésilien retient notamment deux principes de la tâche du

113 les Respect Respectivement ivement mexic mexicain, ain, brés brésilien ilien et nor nord-a d-amé méric ricain ain,, que nnous ous désig désignons nons auss aussii  comme poètes du Nouveau Monde.  

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E n t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t  po é t iq u e

traducteur : d’abord un transcodage « sémiotique », faire du symboli sant le symbolisé (réconcilier l’icône et le réfèrent). Ainsi, si l’état  premie  pre mierr de la nomi no minat nation ion corresp corr espon ondd à la prim p rimarit aritéé icon iconiqu ique, e, il rev revient ient au traducteur de retrouver l’iconicité du signe. La valeur ici est accordée à la forme de l’original qui détermine la forme de la

traduction. En deuxième lieu et allant dans le sens contraire des théoriciens et critiques qui manifestent une réaction négative au texte benjaminien114, pour Haroldo de Campos (1987) « sous l’investiture rabbinique de sa (de Walter Benjamin) métaphysique du traduire, on peut nettement découvrir une physique, une pr  p r a g m a tiq ti q u e d e la tra tr a d u c tio ti o n ». ».   Cette pragmatique pragm atique consisterait ironiquem ironiquement ent à « diaboliser » le traducteur, faisant de lui un « usurpateur », un « translucifer »... dans un élan ultime de Yhybris   donc, à l’origine d’un double renverse ment1 me nt1115 : les trad traducti uctions ons « monstrueuse mon strueusess » comme celles d’Hölderlin d ’Hölderlin deviennent, ironiquement, des originaux pour de nouvelles traduc tions... C’est à ce poète, profond connaisseur de l’œuvre de Pound, que l’on doit l ’articulation ’articulation entre la « liberté liberté mimétique » utilisée co comme mme méthode traductive par le poète américain et les théories de Benjamin.  Nous essaiero essa ierons ns de montr mo ntrer er rapide rap ideme ment nt dans quelle quel le mesur me suree cette  mét  m étho hode de   multiplie les accès à la langue première, au travers de synesthésies provoquées par le choc d’images : Pound bouscule la langue d’arrivée, ici l’anglais, dans une transposition littérale et en osmose avec l’original.

114 Jean-René Ladmiral Ladmiral y voit vo it une « métaphysique de l’ineffabl l ’ineffablee » à la base d’un  « littéralisme anticommunicationniste » relevant d’un « antihumanisme et (d’un)  impersonnalisme heideggerien » (Haroldo de Campos, octobre 1977, « La palabre  cit.). .).  De son côté, Efrain Kristal récuse une littéralité non   vermeille de Hölderlin »,  op. cit Teoría ía / Crít Crítii basée sur le se sens ns (« Walter Ben Benjamin jamin : el mesianismo mesi anismo y la tradu traducción cción », Teor  ca,,  n. 4, Universidad de Alicante, Alicante, 1997, pp. 135-144).  ca 115 Ce qui est es t dit est fait, se référer à la très belle traduction haroldéenne du  stasimon  d ’Antig An tigon onee   à partir de Hölderlin, en  Arte  A rte no h orizo or izont ntee do p rov ro v á ve l,   São   sq..  La proposition d’un traducteur « translucifer », est  Paulo, Perspectiva, p. 102 et  sq développée dans « Translucifération », in « Jeux », Aix-en-Provence,  Ex,  n. 4, 1985.

 

I NIKI'. IIIIRMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE

CANZONE (Guido Cavalcanti c. 1259-1300)  D onna  Don na m i p r e g a , - p e r c h ’eo v o g lilioo d ire ir e    D'u  D 'unn a c c id e n te - ch chee so v e n te - è ffee r o    Ed  E d è s i a ltltee r o - eh ’’èè ch iam ia m a to a m o re :

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Si chi lloo nega

po ssa   7 ver sentire !

 Ed  E d a p r e s e n te - c o n o sc scee n te - ch cher ero, o,  P  Per erch ch  ' io no spero - eh ’om di basso core    A ta tall ra g ion io n e p o r t i c o n o s c e n z a : Chè senza senza - natur naturai ai dimost dimostramento ramento    Non  N on ho ta tale lenn to - d i v o l e r p r o v a r e  Le  Lei d o v e p o s a e ch chii lo f à cr cree a re re,,  E q u a l s ia su suaa v er ertu tute te e su suaa p o te tenn z a    L ’es esss e n z a - p o i e ci ciaa sc scuu n su suoo m ov ovim imen ento to,,  E   7  pia  p ia c i m e n to - ch chee  7 f  fàà d ir iree am are, ar e,  E s ’o m o p e r v e d e r lo p ó m o s tr traa r e 116

THE CANZONE Because a lady asks me, I would tell Of an affect that comes often and is fell And is so overweening : Love by name. E’en its deniers can now hear the truth, I for the nonce to them that know it call, Having no hope at all

that man who is base in heart Can hear his part of wit into the light of it, And save they know’t aright from nature’s source I have no will to prove Love’s course or say

116 Guido Cavalcan Cav alcanti, ti,  Rim  Rimaa  a cura di Guido Cattaneo, Turin, Einaudi, 1967, p. 47.

 

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En t r e  h e r m é n e u t i q u e  e t  p o é t i q u e

Where he takes rest ; who maketh him to be ; Or what his active virtu   is, or what his force ;  Nay , nor  Nay, no r his very essenc ess encee or his mode mod e ; What his placation ; why he is in verb,

Or if a man have might To show him visible to men’s sight. Ezra Pound (1953)117 Sans vouloir entrer dans l’analyse du détail, nous pouvons faire quelques remarques sur la traduction d’Ezra Pound. Tout en utilisant la méthode qu’il appelle celle du «  fr  f r i d g e effe ef fect ct »,  effet « frigidaire » (méla (m élang ngee dd’archaïsmes ’archaïsmes et d’expressions modernes), ou « make it new ne w », nous pouvons noter qu’il q u’il maintient le schéma métri m étrique que (strophes de décasyllabes) et le respect de la versification, ou selon ses  prop  pr opre ress mots mot s : «  the rhyt rh ythm hm o f a n y p o e t i c lin linee c o r r e sp o n d s to   emotion . » Le poème de Cavalcanti possède des rimes extérieures et intérieures, ce qui se retrouve dans la traduction de Pound. Du point de vue de l’économie du texte, on a affaire donc au même rapport en anglais qu’en italien118. Les innovations poundiennes sont à chercher  p  plu lutô tôtt dans le vocab vo cabula ulaire ire et dans dan s la syntax syn taxee (co (constr nstruct uction ionss elliptiq elli ptiques) ues) que dans la prosodie, bien que les premières infléchissent la seconde. Ainsi, au vers 2, on trouve à la fois le mot  af  affe fect ct,,  rare, suivi de  an  a n d   is fell,  construction assez naïve, relevant d’un parler simple (pourraiton dire « jeune jeu ne »). »). Au A u vers vers 3,  An  A n d is so o ve r w e e n in g   appartient à l ’angl an glais ais colloquial, colloq uial, ainsi ain si que la forme form e elliptiq ellip tique1 ue1119 Lo  L o ve b y na nam m e  à la place de « called love ». Le vers 5 combine la formule archaïsante  I f o r the th e no nonc nce, e,  avec une tournure moderne  th  thaa t kn know ow it ca callll.. Aux vers 6 et 7, apparaissent encore des tournures archaïsantes telles que is base

117 Ezra Pound, Translations,  Londres, Faber & Faber, 1984 (précédentes éditions  1953, 1970), pp. 133-134. 118 « 7 ha  have ve in my trans tra nsla latio tionn s tr trie iedd to bring bri ng o v er the qu aliti al ities es o f G u ido id o ’s rhythm,    n  noo t line lin e fo f o r line, but bu t to embo em body dy in the w h ole ol e o f my m y Engli En glish sh som so m e tr trac acee o f th that at p o w e r   which implies the man »,   Ezra Pound,  op. cit., cit. ,  p. 24.  d icht hten en=c =coo n den de n sa sare re  », en hommage à son ami Basil  119 Pour Pound, la poésie est «  dic Bunting.

 

IÍNTKH HERMÉNEUTIQUE ET POÉTIQUE

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 In  In h e u r t/ C an h eur eu r hi hiss p a r t o f w i t / into int o th thee lig li g h t o f it,  qui rappellent

des vers de Shakespeare. Du vers 8 au vers 11, on peut citer, comme exemples d’archaïsmes,  kn  k n o w ’t a ri rigg h t   (v. 8),  L o v e ’s c o u rse rs e , tak ta k es rest re st   (i\  la place de  to r e s t ) qui est suivi de la forme verbale archaïque  muket  mu kethh (v. 9). Au début du vers 10,  N  Naa y  est archaïque, ainsi qu’au vers

I I,  p  pla la c a titioo n ,   suivi de la forme très elliptique why he is in verb.   De infime To show him visible to men’s sight   appartient-il au registre  Nyntaxiq  Nynt axique ue archaïq arch aïque. ue. Les formes form es restant rest antes es app appart artien iennen nent,t, moins mo ins pour po ur le vocabulaire, que pour la syntaxe, au style colloquial, très simple et liés compréhensible (pas de tournure « élégante » au sens classique français), ce qui correspond à l’aspect « didactique » du projet de IInroldo de Campos120. Or si la traduction d’Ezra Pound maintient les assonances et le rythme, combine vocabulaire ancien et moderne, elle ne maintient pas moins une certaine aura de l’original (« le détail lumineux »). »). ( 'omment ne pas songer ici à la traduction de Hölderlin ? Là où le  poète souabe sou abe raviv ra vivee les mots mot s de Soph So phocl oclee pa parr le retou ret ourr à l ’étymolog ’étymo logie, ie, round dans tradition : Hölderlin rapproche l’allemand etion le  j'.  j'.re recc, Pound Popuise und de sonlacôté côt é rappr rap proc oche he Cavalc Cav alcant anti i de nous. La traduct trad uction dt* Haroldo de Campos121, poète contemporain brésilien, maintient comme Pound un langage à la fois archaïsant et moderne en plus de la rime et de la cadence qui, comme on l’a signalé, sont pour le poète américain122 les vecteurs de l’émotion. Pediu-me uma Senhora fale agora Dum acidente geralmente forte E de tal porte que é chamado Amor 

120 Nous repreno reprenons ns quelques élém éléments ents dd’anal ’analyse yse à no notre tre précédente étude, Théories   t‘  t‘ll p ratiq ra tiq u es de la tradu tra ducti ction on,, op. ci cit., t.,   pp. 123-124. 121 Aug August ustoo et Haroldo de Campos, Ca mpos, Traduzir e Trovar,  Edições Papyrus, 1968, São  Puulo, p. 51. 1 On peu peutt rem remarq arque uerr qu quee dans cert certaines aines litté littérat rature ures, s, si la rime n’est plus utilisée  par les des poètes, elle est ibériques maintenue(lusophones pour la traduction du vers rimé. C’est le cas en   général littératures et hispanophones).

 

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En

t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t   p o é t i q u e

Quem ora o nega  prove pro ve-oo nov novam amente ente Mas um presente entendedor 

requeiro  Nem  Ne m espero de um baixo coração Conhecimento aberto desta razão Se não se apega a natural sustento Meu intento não vai poder provar Onde êle nasce e quem o faz criar  Dans le poème original, les rimes sont fréquemment extérieures, initialement en  te  terz rzaa ri rim m a   : v. 1 / vv.. 4 ; v. 2 / v. 5 ; v. 3 / v. 6, alternant avec des rimes intérieures  ca  cann o sce sc e n za   (v. (v. 7) -  ch  chèè sen se n za za   (v. 8) ;  dim  d im o st stra ra m e n to   (v. (v. 88)) -  no  nonn ho ta tale lenn to   (v. 9), suivies de deux rimes (riches) :  p  prr o v a r e   (v. 9) /  c  crr e a re   ((v. v. 10). 10). Les deux deu x vers suivants contiennent des rimes intérieures  po  p o te n z a   (v. (v. 11) 11) -  L ’es sen se n za   (v. 12) ;  moo vim  m vi m ento en to   (v. (v. 12 12)) -  p  pia iacc ia m e n to   (v. 13) et le poème se termine sur deux vers aux rimes plates (distique) :  am  amar are, e, m os ostr trar are. e. La traduction d’Haroldo de Campos condense le poème de Caval canti, qui de 14 devient un poème de 10 vers. Les rimes sont riches, semi-batelées (fin de vers / coupe)  se  senn h or oraa / a g o r a ; a cid ci d en te / g e r a l  m ente  men te ; f o r t e / p o r t e ; A m o r / e n ten te n d edo ed o r ; n ovam ov am ente en te / p r e s e n te ;   reqq u eiro  re ei ro / e s p e r o   (assonance) ;  su  sust sten ento to / intento inte nto,,  ou plates. Le poète

ne maintient les rimes finales qu’aux deux derniers vers de manière  particuliè  parti culière. re. Il frag fragme mente nte ains ainsii le déca décasyl syllab labee en vers plus brefs (à l’instar de ses propres poèmes), il supprime, comme Pound, les tirets de la version italienne et crée une respiration différente, avec des « blancs », les pauses, sans ponctuation. Le poème apparaît dans son essence, lapidaire. Haroldo de Campos est de ceux pour qui la traduction doit répondre aux trois fonctions énumérées par Ezra Pound : lecture, critique et recréation poétique. La fonction est d’autant  plus per pertin tinent entee q u ’elle cons constitue, titue,de àrecréation ses yeux,poétique non seu seulem lement ent un

 

Hn t i œ   h e r m é n e u t i q u e   e t   p o é t i q u e

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/ Ins Insl minent mine nt pour le poète lui-même mais le moyen le plus adéquat pour lu formation d’une culture nationale. Si on se réfère à ce que le poète appelle son « paideuma », qui serait à la base d’une poésie innovante

(la poésie concrète), on pourra constater que le nombre d auteurs traduits est impressionnant et que les traductions ont été à la base d’un renouveau de la poésie nationale. À l’instar d’Ezra Pound, ses traductions couvrent de larges pans de l'histoire littéraire, allant de James Joyce (Finnegans Wakè)  à Maïakovski, des troubadours aux poètes russes, de Dante (Le Paradis) AMallarmé, du théâtre  No  à Octavio Paz et Ezra Pound (Cantares),   de la Bible (l’Ecclésiaste, Bere’shith)  à Y Il I l i a d e 173. Or, si l’on examine attentivement sa production théorique et  pratique, forc forcee es estt d ’y voir un unee amb ambiva ivalen lence ce qui est d ’autant plus enrichissante qu’elle n’instaure pas d’antagonisme entre ses deux  présupposés.  présupp osés. En effet, Harold Har oldoo de Campos Cam pos réus réussit sit à reform refo rmule ulerr la tthèse hèse littéraliste,    benj aminien  benjamin ienne ne de la tra tradu ductio ctionn dans dan s le sens, non pas littéraliste, comme ce qu’on a pu voir en France, mais plutôt dynamique, allant vers une pratique « transcréatrice ». Ainsi, en y ajoutant les termes de l’ l’analyse analyse de Max Bense, pour pou r qui « l ’information esthétiqu esthétiquee est inséparable de sa réalisation »124, il en vient à affirmer que « dans une autre langue, il y aura une autre information esthétique même si l’interprétation sémantique reste la même »125. Mais une fois admise comme principe la thèse de l’impossibilité de la traduction pour les textes « créateurs », il semble, selon lui, que cette thèse engendre corollairement coroll airement l’id l’idée ée qu’i q u’ill est possible - en principe principe - de recréer cces es

textes dont l’information esthétique, tout en étant autre que celle du texte du départ, permet de relier les deux textes par isomorphisme, % comme nous l’avons dit plus haut. La traduction de textes de création est une création parallèle, mais autonome. Cela est possible par la traduction du signe lui-même, c’est-à-dire, sa tangibilité, sa matérialité (propriétés sonores, propriétés graphico-

123 Par Partisan tisan du « laboratoire de traductions traducti ons », plusieurs pl usieurs de ses s es traductions ont été ét é  laites avec Augusto^e Campos, Décio Pignatari et d’autres poètes. Transformer-  1duire 24 ire, « De la création; création; com comme me création créat ion et comm co mmee critique », in Change, Transformer-   tradu  tra ,  n. PM?-aiis; Seghers / Laffont, février 1973, p. 72. 125 « De la création comme comm e création c réation et comme com me critique critique »,  op. ci cit., t., ibidem ibi dem..

 

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En

t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t   p o é t i q u e

visuelles), tout ce qui forme, pour Charles Morris, l’iconicité du signe esthétique compris comme « signe iconique », celui « qui est d’une

certaine façon pareil à ce qu il dénote »126. En d’autres termes, de façon plus précise, cela suppose un pro gramme de travail en plusieurs étapes, dont la première, critique, est l’analyse du texte original. Il s’agit, comme le préconise Maïakovski  dém ém o n te terr e t d e rem re m o n ter te r la m achi ac hine ne d e la la    pour  po ur la créa créatio tionn du vers, de  d  créa  cr éatition on ,  illustrant par là le propos de J. Salas Subirai, le traducteur  d'U  d 'U ly lyss s e   de Joyce en espagnol : « Traduire, c’est la façon la plus attentive de lire lire.. » 127 Cette faço façonn de « lire » perm permet et ensuite, à travers la comparaison, de mesurer le degré d’intertextualité (influences) qui unit les textes128. Dans un second temps, il s’agit de proposer une recréation dujexte original « à travers les éq équivalen uivalents, ts, dans dan s not notre re langue, de toute l’élaborationn fo l’élaboratio formelle rmelle (sonore, co concep nceptuelle, tuelle, imagée) », afin de  parcou  par courir rir les ét étapes apes de la création créa tion originale. orig inale. Cela, co concrè ncrèteme tement, nt, re revie vient nt à privilégier la forme (allitérations, paronomases, assonances) autant sinon davantage que le concept et rejoint les paroles de Pound à  propos  pro pos de sa tradu traductio ctionn de Cav Cavalca alcanti nti : « The perception of the  the  intellect is given in thè word, that o f the émotions in the caden ce »,  », 

 bien que, co cont ntrair rairem ement ent au poè poète te amé américain ricain,, Har Haroldo oldo de Camp Campos os ne  pratique  prati que pas sys systém tématiq atiquem uement ent le mélang mél angee de l’an l’ancien cien et du m od oder er n e 129. La troisième étape haroldéenne, qui correspond à son évolution et dans son œuvre et dans sa manière de traduire, consiste à revendiquer  126 « De la création comme c omme création et comme comm e critique », », Transformer traduire,  traduire,   op. cit cit.,.,  p. 74. 127 « De la création' création' comme com me création et comm co mmee critique crit ique », Transformer traduire,  traduire,   op. cit.,  p. 80. 128 A partir partir de la traduction de Joyc J oycee en port portugais, ugais, par exemple exem ple,, on peut mesurer  l’influence qu’il a eue ou non sur le style du brésilien Guimarães Rosa. Cette position  se retrouve chez un critique comme Hans Robert Jauss lorsqu’il met en relation la  réception du baroque en France et la poésie de Mallarmé : la première rendue possible  grâce à la seconde, ce qu’intuitivement met en évidence Octavio Paz dans sa  traduction du « sonnet en x ». Hans Robert Jauss, Po  Pour ur une est esthé hétiq tique ue de la ré réce cept ptio ion, n,   Paris, Gallimard, 1974, p. 67 (« Il a fallu attendre ainsi le lyrisme hermétique de  Mallarmé (...) pour que devienne possible un retour à la poésie baroque... »). 129 On lui lui connaît conna ît toutefoi toutefoiss des traductions-détour pour les poèmes chinois, chino is, à l’instar  de Pound.

 

En t r e   h e r m é n e u t i q u e   e t  po é t iq u e

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une traduction qui  ob  o b lilitè tèrr e   l’original. Il s’agit en quelque sorte de  passer  pass er d ’une trad traduc uction tion-rec -recréa réatio tionn (T-R) (T-R ) selon Et Etki kind nd1130 à une

traduction-imitation (T-I), ce qu’il accomplit dans sa « translucifération » du  F  Faa u st   de Goethe131. Paul Ricœur arrive à une proposition équivalente. Selon lui, la traduction implique non n on pas une dette, comme le prétend Derrida, Derrida, mais  s é p a r a titioo n , est un deuil, le deuil de l ’ori origin ginal1 al1332 qui, d’ d ’induire la  sé  plutôt  plu tôt bénin bénin.. Au deui deuill se sub substitu stituee le désir dé sir de tradu traduire, ire, qui doi doitt lutte lutterr contre la double résistance, celle du texte et celle du traducteur. La résistance du texte, rappelle-t-il, provient de plusieurs facteurs qui concernent tous les éléments constitutifs du langage (du mot à la vi vision sion du monde). À partir de ce moment, puisque nous sommes devant l’in traduisible, la seule solution pour le traducteur est de produire une « équivalence pr  p r é s u m é e , non fondée dans une identité de sens démon trable, une équ équiva ivalen lence ce sans id ident entité ité » 133, mais cette ééquiv quivalen alence, ce, ajoute-t-il, est « plutôt  pr  p r o d u ititee   par la traduction que  pr  p r é s u m é e   par elle »134. formulation Pour finir, àselon l’instar de Marcel Détienne, il en l’heureuse laquelle, c’est la traduction quiarrive produità l’équivalence. En d’autres termes : « La construction du comparable est même devenue la justification d’une double trahison, dans la mesure où les deux maîtres incommensurables ont été rendus commensurables surabl es pa parr la tra traduction-construction. duction-construction. » Et le paramètre pourrait être, être, comme le souhaitaient Walter Benjamin et Antoine Berman, le comparable de la lettre. Avant de conclure, il faudrait ajouter un dernier mot sur ce qu’on  pourra  pou rraitit app appele elerr la crit critiqu iquee ben b enjam jamini inienn ennee des tradu traduction ctions. s. Nou Nouss avons essayé de montrer que les « effets Benjamin » sont extrêmement  producti  prod uctifs fs : sans parl parler er de la masse ma sse de comme com menta ntaires ires suscités suscit és parmi parm i les  philos  phi losoph ophes, es, trad traducte ucteurs, urs, ling linguis uistes tes,, ils confor con forten tentt et engend eng endren rentt les traductions les plus innovantes apparues en ce siècle. En effet, sa théorie permet à la fois de produire des traductions mais aussi de les 130 E. Etki Etkind, nd, Un Art en crise, op. cit.,   p. 25. 131 Haroldo de Campos, « Tra Transluci nsluciférat fération ion »,  op. cit. 132 « C’est précisément préciséme nt de ce gain sans perte perte qu’il faut fair fairee le deuil jusqu’à jusqu ’à  l’acceptation de la différence indépassable du propre et de l’étranger », Paul Ricœur,  Sur la traduction, op. cit.,   p. 15. 133 Paul Ri Ricœur, cœur, Sur la traduction, op. cit.,   p. 60. 134 Paul Ri Ricœur, cœur, Sur la traduction, op. cit.,   p. 63.

 

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En t r e  h e r m é n e u t i q u e  e t  p o é t i q u e

expliquer, voire de les renverser dans un geste de complicité ironique.

C’est ainsi qu’Octavio Paz entreprend de traduire Mallarmé en espagnol, en lui donnant une coloration gongoresque (pour rester  proche  proc he de la le lettr ttre) e)1135. Certe Certess le degr degréé de transfor tran sforma mation tionss ici est très élevé (traduction intra- et inter-linguale) dans la mesure où le poète mexicain établit un parallèle entre le poème de Mallarmé et les  préoccu  préo ccupat pation ionss de Gongora. Gong ora. Il se pass passee en quel q uelque que sorte une ttrad raduc uction tion en chaîne (diachronique) qui, faute de plonger dans la « forêt des signes » originale, creuse dans le passé à la recherche de traces. Théorie qui permet donc d’expliquer les traductions en cascade (tra ductions de traductions de traductions) et de retrouver dans la poésie contemporaine brésilienne toute une tradition du texte palimpseste travaillé par Pound à partir des parchemins de Sapho en passant par le  haïku  haï ku   : ra J   derat/ Gongyla... dans la réconciliation des langues136.

135 Oct Octavi avioo Paz, Traducción : literatura y literalidad,   Barcelone, Tusquets Editor,  1971, p. 35. 136 Voir Haroldo de Ca Campos mpos,, « La quadra quadrature ture dduu cercle », Paris, Paris, Change Internatio  nal,  1984, p. 193.

 

D e u x i è m e  pa r t ie

DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

 

1.  D e   l  ’ h e r m é n e u t i q u e   à   l  ’é t h i q u e   d e   l a    t r a d u c t i o n

thon on y P ym : en tre tr e éth ét h iqu iq u e e t d éo n to tolo logg ie 1.1.  An th

Le texte de Walter Benjamin, découvert tardivement, a comme nous l'avons vu, provoqué des effets divers. Le premier a été celui de soutenir des traductions poétiques, notamment en France, de type IilLéraliste, c’est-à-dire, celles qui, à l’instar de Chateaubriand, font I effet d’être calquées sur l'original137. Ainsi, des poètes comme Jacqueline Risset (Dante), Michel Deguy (Sapho), Pierre Klossowski (Virgile) ont proposé d’intéressantes traductions (transcréations) il’apparence littéraliste. Le second effet a été celui d’enrichir la (liéorisation traductologique (Berman, Steiner, Derrida, Meschonnic) duns le sens d’une réflexion sur la « lettre », mais aussi sur les conséquences d’une traduction ouverte vers l’Autre, l’étranger. Mais que ce soit sous l’influence des traductologues littéralistes ou  parce que c ’était ét ait l’air du temps, temp s, plusieurs plusie urs dérivation dériv ationss de ces travaux trava ux ont pu être observées qui en accentuaient non plus leur aspect littéral mais l’aspect éthique (le respect, l’altérité, la différence), ce dernier apparaissant comme une conséquence du premier. Comme nous l’avons dit dans les pages qui précèdent, la traductolo gie s’est perpétuée selon deux voies hypertextuelles sur lesquelles se sont fondés la plupart des linguistes qui se sont intéressés à la traduction littéraire ou non littéraire (Humboldt, Mounin, Eco, Gidéon Toury...) ces derniers définissant pour le traducteur une alternative simple : le traducteur est ou bien « sourcier » (littéral), à l’instar de saint Jérôme Jérôm e envers en vers les textes sacrés, ou bien « cibliste » (libre, littéraire), selon la terminologie de Jean-René Ladmiral (1986). En d’autres termes, la traductologie s’est toujours intéressée à la façon dont les traducteurs se placent devant l’alternative qui leur est proposée

137 En réalité, réalité, Cha Chateau teaubria briand nd n’a jamais trad tradui uitt « mot à mot » comme il le préte prétend nd,,  mais a pris cette stratégie pour justifier ses partis-pris de traduction.

 

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DU POÉTIQUE À L’INTRRCULTURHL

(le « comment traduire »). George Steiner a été le premier théoricien à postuler une « troisième » alternative proche de celle des « transcréa teurs » que nous avons appelés « Américains » (Pound, Paz, Haroldo de Campos, Augusto de Campos).

Or, si Walter Benjamin a semblé radicaliser une position littéraliste, littéraliste,   tournée plutôt vers la source, sa « Tâche du traducteur » présente  plu sieurs  plusie urs aspects asp ects apo aporéti rétique quess eett il est dif diffic ficile ile ddee conc conclur lure, e, com c omme me nous l’avons déjà indiqué dans le chapitre qui lui est consacré, qu’il penche vers une solution de traduction « mot à mot ». Son texte, bien plus complexe, met en valeur non pas une littéralité qui serait l’apanage de la fidélité absolue, mais l’idée que le grand texte ne se laisse pas traduire simplement, qu’il subsistera toujours ce qu’il appelle un « noyau intraduisible », qui résiste à toute traduction, que le grand texte nécessite continuellement qu’on le retraduise. La traduction qui mettrait à jour la signification du texte, par une surinterprétation de la  part  pa rt du tra traduc ducteu teur, r, ne ser serait ait q u ’une traducti trad uction-l on-leurr eurre. e. En fait, pou pourr le  philo  ph ilosop sophe he allem allemand, and, ce qui com compte pte c ’est ppréc récisé iséme ment nt l ’intradu ’intraductib ctibilité ilité du texte, qui met en évidence la complémentarité idéale des langues. Alors que Henri Meschonnic a systématisé les présupposés poéti poétiques ques de la traduction dans une œuvre de grande portée, riche d’enseigne ments, Antoine Berman s’est attaché à mettre en évidence la nécessité d’une éthique du traduire, d’une ouverture vers l’autre du texte à traduire, idée également contenue dans la pensée de Walter Benjamin. En dépit des apparences app arences données par notre sous-titre, les deux courant courantss éthiques que nous présentons par la suite se détournent tout à fait de leurs intentions affichées. Ce qu’Anthony Pym appelle éthique de la traduction, en effet, ne va  pas dans etle dont sens l’éthique de la tâche traduc tra ducteu r telle qu quee l ’ent entend end intellec Antoin Antoinee Berman, lui du semble « teur trop académique, trop tuelle, trop abstraite »138. Anthony Pym, en effet, reproche à Berman de ne pas s’être intéressé à la question d’un point de vue pratique et  profes  pro fessio sionne nnel,l, ce qui expliq exp lique ue à ses yeux, que la pro profes fession sion « ne l ’a  pas suiv suivii » 13£). 138 Ant Anthon honyy Pym,  Pour une une éthique du traducteur, traduct eur, Arras, Artois Presses Université,   1997, p. 9. 139 Aff Affirmat irmation ion tout aussi gratuite qu’in qu’injusti justifiée fiée..

 

DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

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On voit tout de suite que ce qui oppose les deux traductologues est le lieu d’où ils parlent, Antoine Berman se situant au niveau théorique et philosophique, Anthony Pym se situant au niveau pragmatique et  prenan  pre nantt la dé défen fense se des trad traducte ucteurs urs là où Ber Berma mann dén dénon once ce les « ten tenda dan n ces déformantes de la traduction ethnocentrique ». Il est vrai que, comme nous l’avons montré140 dans un précédent ouvrage, ces ten dances ne relèvent pas d’une « mauvaise volonté » (ou d’un aveugle

ment) de la part des traducteurs mais d’une longue histoire, qui est celle de la formation de la langue et de la culture françaises structurées  parr des lois et des règ  pa règles les qui son sontt à l’ l’orig origine ine des « pro procéd cédés és » utilis utilisés és  parr la plu  pa plupa part rt des trad traducte ucteurs urs franç français. ais. Le but d’Anthony Pym n’est donc pas de poser des questions sur la manière de traduire, mais de se demander  s ’il fa f a u t tr traa d u ir iree ,  question qu’il ramène au plan professionnel et donc, en fin de comptes, à la question de la rémunération. La traduction se paie, le traducteur n’est donc pas toujours libre. Pym cite les traducteurs qui se sont fait tuer  pour  po ur avo avoir ir tra tradu duitit des aut auteur eurss non auto autorisés. risés. Nous pou pouvon vonss rap rappe peler ler que le premier traducteur qui a « payé » de sa vie fut Etienne Dolet,  brû lé par l ’inq  brûlé ’inqui uisit sitio ionn au XVIe XV Ie sièc siècle, le, cel celui ui-là -là même qui, le prem premier, ier, a prescrit quelques règles du traduire qui ont eu une longue vie. Mais si parfois la traduction se paie de la vie du traducteur, rappelle Anthony Pym, la plupart du temps, elle est gratifiée d’un complet anonymat. En fait, la visée d’Anthony Pym consiste à mettre l’accent sur l’activité interculturelle et financière de la traduction, qui permet au traducteur d’éluder la question du contenu. C’est le traducteur qui est au centre de ses préoccupations, préo ccupations, celui qui a un « corps »»114\ On met l’accent ici sur le fait que le traducteur ne se situe pas à l’intérieur d’une seule culture mais à la frontière des cultures, qu’Anthony Pym appelle « intersections ». Cela lui permet de poursuivre sa polémique avec Berman. Si traduire c’est « recevoir l’Autre en tant qu’Autre », dit-il en citant Berman et, la littéralité ne fait que renforcer l’altérité,

140 Voir Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit.,  cit.,   en particulier les chapitres sur les « théories prescriptives ».

141 « That's why, why, when I talk about "translators "translators"" plural, plural, I refer to peo people ple withflesh with flesh--   and-blood  and-b lood-bod -bodies. ies. If you pri prick ck them them,, they bleed.   »,  Metho  Methodd in Translation History, History,   Manchester, St. Jerome Publishing, 1998, p. 161.

 

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DU POÉTIQUE À l.l.' '  INTBRCU  INT BRCULTU LTU RI !l

cela veut dire que l’étranger reste étranger et que le traducteur revendique ipso facto   son appartenance à une culture, à sa culture, nationale. Pym répond ainsi à sa question : il faut traduire dans certaines circonstances dans le but de renforcer la coopération dans les relations culturelles mises en jeu dans chaque cas. Bref, en partant de Berman pour mieux le contredire, Anthony Pym se place du côté des traducteurs professionnels, ce qui déplace la problématique posée. Par la suite, Anthony Pym s’attaque au texte fondateur de Schleier

macher, dont Antoine Berman dit qu’il est le premier à poser sérieuse ment la question du traducteur, tout en soulignant le fait qu’il s’agit d’un texte qui, à l’instar de « La Tâche du traducteur », a été nourri de trop de commentaires, devenant de plus en plus inaccessible pour le traducteur moderne. La première critique que Pym adresse à Schleiermacher, outre le fait de signaler que celui-ci en mettant le traducteur face à la fameuse alternative source / cible, ne fait pas preuve d’originalité, porte sur l’aspect réducteur du choix proposé. Selon Pym, en effet, le choix que  propos  pro posee le prédi pr édicat cateur eur alle alleman mandd est due duell et don doncc simplis simpliste. te. Certes Schleiermacher ne sont aussi simples que ne le oppose prétend deux Pym.réalités, Il n’estmais pas elles question pourpas le  pens  pe nseu eurr alle alleman mand, d, par la seu seule le traductio tradu ction, n, d ’élim élimine inerr les dif différ férenc ences es dues au décalage intertextuel et à la différence des cultures : quand  bien mêm mêmee le tra tradu ducte cteur ur connaî con naîtrai traitt pparf arfait aiteme ement nt la cultur cu lturee et la lang langue ue qu’il traduit, il ne lui serait pas possible de les « ramener » telles quelles dans la langue d’accueil. Il faut, pour remédier à cela, qu’il essaie d’obtenir les mêmes effets que l’original (« le traducteur doit se donner pour but de fournir à son lecteur une image et un plaisir  s  see m b la b le less   à ceux que la lecture de l’œuvre dans la langue d’origine  procur  pro curee à l ’homm ’hommee culti cultivé... vé... >>142), ce qui est loin d ’une pro propos positio itionn « littéraliste ». En fait, une traduction est parfaite selon Schleiermacher quand l’auteur, connaissant les deux langues, réussit à traduire exactement dans la langue d’arrivée ce qu’il a d’abord rédigé dans la langue de écrire   départ, sa langue maternelle. Le traducteur, par conséquent, doit écrire sa traduction comme si c’était l’auteur qui le faisait par son intermé-

142 Voir Antoine Berman,  Le  Less To urs ur s de B ab el el,, op. cit cit.,.,   p. 307.

 

1)11 POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

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dia irc114:\ Nous ssomme diairc ommess bien loi loinn de ll’alternative ’alternative ddont ont parle A Anthony nthony Pym, mcme si ses propos ont l’air de poser la question en termes dualistes. Ce que Anthony Pym fait remarquer en réalité, c’est que le problème est posé de façon « binaire », et recoupe d’autres couples d’opposi tions1 tion s1444 mais il préfère pen penser ser que Schleiermacher, ppour our des raisons nationalistes145 et anti-napoléoniennes, prône une traduction littérale. Fort de de cette certitude, il lui lui est facile de dém démonter onter toutes les contrad contradic ic tions qu’il trouve chez ce dernier. Il part d’un faux présupposé pour démontrer le contraire.

À en croire Anthony Pym, le texte de Schleiermacher présente, par conséquent, les mêmes dangers que celui de Walter Benjamin, tous deux mal compris, à quoi s’ajoute le fait que Schleiermacher (son texte date de 1813), emploie des expressions aujourd’hui « incorrectes » comme  Ble  B lenn d lin li n g e,   sangs-mêlés, bâtards, métis, pour désigner les étrangetés à éviter dans la traduction. Il n’en demeure pas moins que le point développé par Anthony Pym et sur lequel il s’appuie pour aller à l’encontre des positions aussi bien du critique allemand que de celles de Berman, est l’appartenance du traducteur à plusieurs cultures, ou tout au moins à deux146. Ce qui annonce la défense du traducteur polyglotte, interculturel, voyageur et, comme il l’appelle, des  B  Ble ledd lilinn g e réel ré els. s. Avant de poursuivre sur la défense et la définition du traducteur  polyglo  poly glotte, tte, mu multic lticult ultur urel, el, qui sem semble ble inc incarn arner er le tra tradu ducte cteur ur mo mode dern rnee et exemplaire, Anthony Pym fait un détour par des exemples pour évoquer la question des traducteurs coupables de ce qu’ils traduisent, ceux qui deviennent des victimes, à tort ou à raison, en traduisant des livres censurés ou proscrits. La nécessité d’un principe éthique adapté se vérifie dans les cas où le traducteur émettant une contre-vérité grave

143 Antoine Ant oine Berman,  Les Tours de Babel, op op.. cit.,  p. 301. 144 Voir Anthony An thony Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit.,  pp. 21-22. 145 Anthony Pym sem semble ble avoir une très haute haute idée de l’accueil l ’accueil républicain français : « Un enfant enfant étranger étranger né en France sera français ; un eenfant nfant étranger étranger né en Al Allemag lemagne ne  restera en principe étranger », p. 34. 14i Av Avec ec les nouvel nou velles les configurations mondiales, mondia les, les traducte traducteurs urs poly polyglot glottes tes seront seront  de plus en plus nombreux.

 

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D U POÉTIQUE À L’ INTERCU INTERCULTURE LTUREL. L.

(en traduisant) ou un propos anti-islamiste se trouve condamné dans l’un ou l’autre cas pour son choix. On se trouve, ainsi, selon l’auteur, partagé entre deux principes contradictoires : d’un côté, ce qu’on peut appeler l’immunité diploma tique - liée à l’appartenance à un tterritoire erritoire - , de l’autre l’autre,, des critères universels ou interculturels : le traducteur allemand allemand doit-il mourir pour avoir traduit en Allemagne les propos fallacieux d’un Américain niant l’existence des camps de concentration parce qu’il est Allemand ? Le traducteur japonais de Rushdie doit-il être condamné parce que les Ayatollahs iraniens lui jettent une f faa t w a   ? D ’où ’où la nécess nécessité ité de revenir sur la définition de l’éthique occidentale

et ses finalités : survie de la société, bonheur général et reconnaissance de chaque individu à l’intérieur de la vie sociale. Les appliquant à la traduction, Anthony Pym cite le cas des traducteurs qui se « sacri fient » (ou qui sacrifient leur moi) devant les intérêts du texte source147, mais cet exemple lui paraît bien loin des finalités générales et sociales d’une éthique. A moins de considérer ce traducteur comme une sorte d’écologiste qui voudrait préserver les langues naturelles en traduction ? En fait, fait, et à travers un long détour - dont l’auteur es estt fri friand and - par l’histoire des hérauts spartiates qui s’offrent en sacrifice pour compen ser la mort de deux Perses et sont pardonnés par Xerxès, il dégage - après après Jacobi, Jacobi, Hegel et Luc Luckàcs kàcs - troi troiss éléme éléments nts dd’’analys analysee (pay (pays, s, loi, hommes) auxquels il ajoute un quatrième, qui est le voyage (effectué  parr les Spar  pa Spartiate tiatess po pour ur se rend re ndre re en Per Perse). se). En voy voyagea ageant, nt, les Spar Spartiate tiatess cessent d’être des citoyens quelconques, ils deviennent à l’instar des  B le n d li linn g e ,   des traducteurs, qui font l’effort d’aller vers les autres. Le traducteur n’est pas seulement responsable devant les lois d’une communauté, d’un pays, mais devant celles de toute la communauté interculturelle. Ainsi, Anthony Pym retombe-t-il sur la question du « comment », voire sur la question des choix de traduction, qu’il  préten  pré tendai daitt éviter. Mais, pour Anthony Anth ony Pym, la responsabilité du traducteur va plus loin que la déontologie professionnelle. La définition du professionnel, même si elle correspond à un certain nombre de qualités (image,

147 A ntho ny Pym , Pour une éthique du traducteur, op. cit.,   p. 51.

 

1)11 )11 PO POÉTIQU ÉTIQUE E À L’ INTE INTERCU RCULTU LTUREL REL

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confiance, autorité, respect), ne semble pas convenir complètement au Iraducteur, parce qu’elle oppose le professionnel et le non-profession nel, limite difficile à établir. La solution consiste à inverser le syntagme et à se demander  pourquo  pou rquoii des pro profes fessio sionn nnels els son sontt trad traducte ucteurs. urs. En d ’autres term termes, es, en citant Weber, la question qui se pose est de savoir si le traducteur, dans la mesure où il produit une marchandise, est un professionnel ou non. Pour cela, il est utile de définir les espaces  du traduc trad ucteu teur1 r1448 : le  premier,  premi er,elles est celui son nd intim intimité, celu celuiiace de ses choix etductio res respo ponsa nsabili bilités tés  pers  personn onnelles ; ledeseco second estité, l’esp l’espace de cho la ixtra tradu ction-p n-prod roduit, uit, qu’Anthony Pym appelle singulière, mais que nous appellerons autrement pour ne pas la confondre avec ce qui résulte de la singularité

du traducteur telle que nous la définissons149 (singularité = style). Il s’agit plutôt de la traduction comme objet, soumis au processus de l’échange, l’échange, de la valorisation ou de la dévalorisa dévalorisation tion ; le troisi troisième ème espace est celui de son accomplissement, à savoir, l’espace où la traduction est lue, reçue par les lecteurs (donc publiée). Anthony Pym rappelle que la traduction est à la fois un processus et un produit, vérité am amplemen plementt conn connue ue de tous. tous. Ce processus, commun aux autres activités (interpréter, écrire, penser) ne s’appelle traduction que lorsqu’il aboutit à une traduction matérielle. La différence entre le  processu  pro cessuss et l ’acti ’activit vitéé ré résid sidee dan danss le fait qu quee le pre premi mier er abo about utitit à un  produ  pro duitit mat matérie ériel,l, tang tangible ible.. Il a po pour ur pr prop oprié riété té ess essen entie tielle lle de « do donne nnerr lieu à une certaine forme discursive dans l’espace de la récep tion »150, laquelle forme a des caractéristiques propres : le « je » en est exclu ; elle est le produit de transformation transformationss prop propres res ; elle est déterminée par un texte antérieur sans se confondre avec le commen taire. Dans ce sens, le traducteur est responsable de sa traduction. Anthony Pym en vient à se demander si la responsabilité du traducteur n’entraîne pas des contradictions traduire pourpour les choses (l’objet de la traduction, le « contenu :»)faut-il ? Faut-il traduire le client (et de façon à le satisfaire) ou encore faut-il traduire pour la traduction, en d’a d ’autres utres termes selon des principes spécifiques et e t propres

148 Ant Anthon honyy Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit.,  p. 73. 149 Voir pl plus us loin loi n le chapitr chapitree sur Subjectivité et sujet de la traduction. 150 Ant Anthon honyy Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit.,  p. 75.  

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DU POÉTIQUE À L’iNTERCULTUKBl

à la profession du traducteur ? Mais en fait, le traducteur a-t-il le choix ? Anthony Pym, tout en refusant les théories contextuelles qui sont, à ses yeux trop schématiques et compliquées, leur préfère une définition de la causalité. Il fait donc un retour à Aristote, qui distingue quatre types de causalité :  ca u sa m a te  cau terr ia liliss  (les sources)  c  caa u sa f i n a l is   (l’utilité de l’œuvre)  c  caa u sa fo r m a l i s   (l’organisation des matériaux)  c  caa u sa ef effi fici cien enss  (l’auteur, c’est-à-dire le traducteur)

qu’il entend commenter. Les partisans de la traduction traductio n « sourcière » sont ceux qui privilégient

le texte de départ ainsi que son entourage linguistique, culturel, qu’il incombe au traducteur de respecter. Les disciplines auxiliaires de ces analyses sont la linguistique, la terminologie, l’étude de la civilisation. Anthony Pym inclut parmi ces partisans les philosophes de la déconstruction qui préco préconisent nisent une « textualité antérieure » et, et, naturellement, Berman,manifestant à qui il ainsi reproche l’élitisme et l’aristocratisme Antoine de ses positions, une forte résistance aux théories d’un Foucault ou d’un Jacques Lacan. Il se moque ouvertement des expressions bermaniennes qui, selon lui, tendent à confondre l’Autre, c’est-à-dire quelqu’un, avec le texte de la traduc tion. Bref, selon lui, en mettant l’accent sur la seule source, Berman escamote les autres phénomènes, complexes certes, comme la colonisation (imposition d’une culture à une autre), le monolinguisme obligatoire, etc., autant de situations politiques que ce dernier semble laisser de côté. Or, rappelle-t-il, au cours des années 80 (les années Berman), c’est l’orientation opposée qui a gagné du terrain en Europe151. Sans  préte  pr étend ndre re pa parle rlerr des « bel belles les infi infidèle dèless », Py Pym m app appelle elle à son secours Eugene Nida pour qui « la méthode de la traduction doit découler de la fonction requise dans l’espace de sa réception »152. Lorsqu’il s’agit 151 En fait, ll’orientation ’orientation opposée a to toujours ujours été plus forte depuis les Anciens Ancie ns  (Cicéron, Horace). 152 Ant Anthony hony Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit.,   p. 89.  

D U P O É T IQ U E À L ’ I N T E R C U L T U R E L

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d’une œuvre destinée à un grand public, dit-il, donc à devenir commerciale, il est évident que la cause finale prime sur la cause initiale, initial e, point que personne n’aurait idée de contester et qui est soutenu  par Ha Hans ns Ver Vermee meer, r, rep représ résent entant ant de la Skopostheorie 153. Le problème de la forme semble se confondre chez Anthony Pym avec celui de de la forme « acceptable », celle qui co convient nvient au commandi comm andi taire (éditeur, lecteur, attentes). Ainsi, il fait l’amalgame entre tous les théoriciens qui tentent d’expliquer les changements d’époque et d’attente du public selon des lois historiques. De même s’attaque-t-il à des théoriciens qui prônent une « éthique de ll’’explicitation », d’ap d’après rès laquelle si llee traducte traducteur ur ne traduit pas selon l’attente, il doi doitt ll’’expliciter (Nord). Au final, une confusion semble se créer entre la  ca u sa f m a liliss   et la  ca u sa fo r m a liliss  sans qu’on n’évoque les questions propres à la forme, ou aux formes, qui n’intéressent pas particulièrement Anthony Pym.

Ou dans une moindre mesure, entre les positions d’un Lawrence Venuti et celles d’Antoine Berman qui, tous deux critiquent ce qui à la fois relève d’une acculturation du traducteur et d’un annexionnisme ethnocentriste. Il est vrai que les deux théoriciens, tout en critiquant ce type de Lawrence traductions,Venuti ne le est fontlapas du mêmedupoint de vuederrière car ce que déplore disparition traducteur les »).. Pour Lawrence conventions (le traducteur qui se « trahit lui-même ») Venuti, il faut que le lecteur s’aperçoive qu’il est en train de lire une traduction et que le traducteur manifeste, par sa traduction, ses lignes de résistance pour s’imposer face aux éditeurs. Anthony Pym, tout en étant d’accord avec ce principe, qui converge vers sa conception de l’éthique, y voit le danger pour les traductions « résistantes » de se confondre avec les traductions littéralistes de Berman, doncet lisibles Comment concilier des classes élitismepar? un Il public revientrestreint. sur l’idée de causalité quilutte est multiple dans le cas de la traduction. En revanche, la question du moment mome nt dépend de la décision du traducteur (faut-il (faut-il traduire ? quand ?)  bienn que sa po  bie possi ssibil bilité ité rée réelle lle de décisi déc ision on soit toute relative. relati ve. En somme, 153 Thé Théorie orie qu quii privilégi privilégiee la fi finali nalité té gl globale obale dduu texte ((de de so sonn skops),  exposée par  Katharina Reiss et Hans Vermeer dans  La Critique Critique des traducti traductions, ons, ses possibilités et   ses limites,  Artois, Artois Presses Université, 2002.  

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l’éthique de la traduction traduction ddoit oit prendre en compte toute une multiplicité multiplicité de facteurs et la complexité des décisions - cela ne constitue pas une une vraie découverte. Cela nous fait re revenir venir à la question posée au dépar départt : faut-il effort à tr traduir aduiree   traduire ? Réponse : il ne fa u t pa s dépenser plus d ’effort que celui qui corresp on d à la fonc tion que la traduc traducti tion on est censée   rem  re m plir pl ir,,  qui correspond à sa valeur fo n c titioo n n e llllee .  Anthony Pym définit

cette valeur dans un sens collectif, coopératif. En d’a d ’autres utres termes, selon Anthony Pym, « la traduction (se présente) comme le résultat d’un effort proprement social, correspondant à la somme des investissements pour p our le transfert du texte, pour le travail du traducteur, pour les dépenses du client »154. Bien que la coopération fasse partie de la théorie des jeux (Lévy, 19677 et Nord, 198 196 1988), 8), la coopé coopération ration telle que la définit Anthony Pym s’approche davantage de l’éthique selon lui. En coopérant, les résultats

sont meilleur meilleurss ; le bénéfice béné fice acquis par la coopération coopér ation ne se mesure mesu re pas en termes de gains équitables. Dans le cas où la coopération cesse, la vie sociale s’appauvrit. Sur le plan pratique, la traduction intervenant à l’intérieur de la coopération interculturelle, le proportionnel principe retenuà l’ Pymdeest où « le» coût de la traduction doit être lpar ’enjeu la celui traduction (l’exemple proposé : la paix au Proche-Orient contre le sous-titrage sous-titrage des grognements de Rambo !). Mais ce coût doit être régulé, selon qu’il s’agit d’une « traduction signalétique » ou d’une « traduction abso lue »155. Nous nous trouvons ici devant la question du marché, idée qui semble approcher chez Pym l’éthique d’une économie libérale (loi de l’offre et de la demande) où offre (traduction) et demande (évalua tion) s’équilibrent. Mais finalement, le but de l’éthique n’étant pas le profit mais le  bonheu  bon heurr social, Ant Anthon honyy Py Pym m critique crit ique les notio notions ns tradition trad itionnell nelles es qui entourent cette notion. Ainsi, le « respect de l’autre n’est qu’une extension de l’amour propre »156. De même, le bonheur ne peut-il  pas être appr apprécié écié im immé média diatem tement ent com comme me le laisser lais serait ait sup suppose poserr une 154 Antho Anthony ny Py Pym, m, Pour une éthique du traducteur, op. cit.,  p.  p. 10 1066. 155 Daniel Danie l Gouadec, Goua dec,  Le Traducteu Traducteur, r, la traduction traduction et l ’entrepris entreprise, e,  Paris, Afnor, 1989, cité par A. Pym, Pour une éthique du traducteur, op. cit.,  p. 11 119. 9. 156 Antho Anthony ny Py Pym, m, Pour une éthique du traducteur, op. cit.,  p. 122.

 

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théorie naïve de l’éthique. Bref, le bonheur en soi n’est pas une finalité, à laquelle il vaut mieux substituer l’idée de coopération. Il s’agit plutôt, dans ce cas, de diminuer la souffrance ou comme le dit Andrew Chesterman à la suite de Popper, « la tâche du traducteur est de réduire au minimum les malentendus »157, définition minimale, s’entend. Cela étant et, comme le pensait déjà Cicéron (un siècle avant J.-C.), l’idéal serait que les gens apprennent les langues, si ce n’est que le coût de l’enseignement des langues est supérieur à celui de la formation Quoi Cinq qu’il en soit, la coopération relle primedessurtraducteurs. la traduction. principes clôturent cetintercultu ouvrage décidément adressé à des traducteurs non littéraires et où nous apprenons beaucoup sur les voyages et activités d’Anthony Pym : Le traducteur est responsable de son produit dès qu’il accepte de le traduire.

Le traducteur tradu cteur en est responsable dans la mesure où il est professionnel. Les processus traductifs ne doivent pas être réduits à l’opposition entre deux cultures. Il ne faut pas que la dépense des ressources suscitée par la traduction dépasse la valeur des bénéfices de la relation interculturelle correspon dante. Le traducteur, dans la mesure où il est plus qu’un simple héraut est responsable pour que son travail (sic) contribue à établir la coopération interculturelle stable et à long terme158.

La traduction implique donc une responsabilité et a pour finalité d’assurer l’échange culturel entre les peuples de façon collective. Cela  présup  pré suppos posee un par partiti pris de « réa réalism lismee » (pr (pragm agmatism atisme) e) qui, à notre not re avis, tarit la pensée de la traduction. En fait, Anthony Pym focalise son attention sur le traducteur comme agent de l’interculturalité au service de l’échange mondial. Ce faisant, il nie l’idée d’une culture nationale q u ’il considère com comme me du repli, repli, nationaliste ; il tient à ce que la

137 Andrew Chest Chesterman erman cit citéé pa parr Anthony P Pym, ym, Pour une éthique du traducteur,  op. cit.,  p. 123. 158 Anth Anthony ony P Pym, ym, Pour une éthique du traducteur, op. cit.,   p. 137.

 

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traduction (comme faire ou comme produit) soit le vecteur de l’interculturalité. Ainsi, pour Anthony Pym, l’interculturalité n’est pas à confondre avec la transculturalité (influence d’une culture sur l’autre), ni avec la multiculturalité (plusieurs cultures dans une culture)159. Il faut l’entendre comme l’intersection entre deux cultures dont la définition n’est pas bien claire pour l’auteur si ce n’est que ce sont les traduc teurs qui en sont responsables : «  If  I f tr traa n sl slaa to torr s a r e o u r p o in t o f    dep  d ep a r tu ture re,, the h is isto to r ic a l o b je c t a lw a y s in invv o lv lvee s so som m e k in indd o f iinn te r s e c  tions  tio ns.. Or, a s a m o r e g e n e r e a l h ypot yp othe hesi sis, s, tr traa n s la lato torr s a r e in te r s e c  tions  tio ns..  »cette affirmation, le poids de sa traductologie se fixe une fois Par

encore sur la personne du traducteur, ce qui, à notre avis, peut avoir son intérêt mais oriente la recherche sur une multitude de cas disparates. Selon Anthony Pym, font partie de cette catégorie de médiateurs interculturels aussi bien les traducteurs que les diplomates, les négociateurs, les voyageurs, les professeurs, les journalistes, les

scientifiques, les explorateurs, voire les espions, les trafiquants de drogues et d’armes, les agents touristiques, les experts en écologie, les dissidents politiques, les colonisateurs et les armées d’occupation160. Parler d’une traduction interculturelle aurait été plus efficace dans la mesure où les outils et les méthodes d’analyse textuelle sont aptes aujourd’hui à en rendre compte et dans la mesure où les écrits offrent  plus de garant gar antie ie à l ’étude eu égard égar d à leur cara caractèr ctèree rel relativ ativem ement ent stable. La « théorie » d’Anthony Pym semble plutôt relever d’un phénomène de mode, autour des questions d’interculturalité ou de minorités (si tant est que les traducteurs en fassent partie), ce qui justifie sans doute son succès. 1.2.  Au  A u nom no m d e l ’ét éthi hiqu que, e, the th e G e n d e r tr traa n sl slaa titioo n  Déé r iv  D ivee s

À l’intérieur de ce qu qu’o ’onn pourrait considérer comme une dérivationdéviation de la question soulevée par la traduction dans ses paramètres éthiques et, sous l’influence du thème des «  m  min inoo r ititie iess   » cher aux 159 Anth Anthony ony Pym Pym,,  Me  Metho thodd in Translation History, op op.. cit.,   p. 177.  Me thodd in Translation History, op. cit.,   p. 188. 160 Anthony Pym,  Metho

 

OU POIÏriyUB

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Américains, apparaît le problème des «  ge  g e n d e r (wo (w o m en) en ) tr traa n s la lato torr s »,    bien que la fem femme me ne soit pas min minorit oritair airee en nom nombre bre aux États Éta ts Unis cl qu’elle n’y subisse pas, à l’heure actuelle, des discriminations telles t|iic peuvent connaître Noirs, Indiens, Gays,  etc. L’apparition récente du courant appelé  ge  g e n d e r tr traa n sl slaa titioo n  - qui qui se veut ve ut un domaine de réflexion autonome - a connu ainsi une réperc répercus us sion majeure notamment dans les pays anglo-saxons, au Canada et en Europe. On peut citer, parmi les chercheur(e)s les plus connu(e)s : I ouise ouise von Flotow Flotow,, Susan Susanne ne de Lotb Lotbinière inière-Har -Harwoo wood, d, Nicole Brossard, Barbara Godard, SherrydeSimon, canadiennes. Eco fait référence aux travaux l’Italienne Cristina Umberto Demaria161. En aussi Alle magne, Michaela Wolf ( Übersetzung aus aller Frau F rauen en Laender,  2001) est une référence. Parmi ces travaux on peut ajouter un certain nombre de thèses sur la traduction traduc tion des œuvre œuvress féminines, ll’histo ’histoire ire1162 et la la  psycholo  psyc hologie gie des tra tradutr dutrice ices, s, la cré c réati ation on d ’un ddicti ictionn onnair airee fémi féministe. niste. La question est souvent associée au problème du postcolonialisme dans la mesure où il est revendiqué ici un aspect politique, militant. Susanne

de Lotbinière Lotb inière-Ha -Harwo rwood od cite Henri van Ho Hoof of1163 : « Translation has   se  s e r v e d to d is iscc o v e r a cultu cu lture re,, a b o d y o f k n o w le ledd g e ... .. . to d e fe fenn d o r    dis  d isss e m in inaa te r el elig igio iouu s, p h ililoo s o p h ic icaa l, o r p o lilititicc a l id idea eals ls,, to st strr u g g le    ag  a g a in inss t an o p p re s s o r ... .. . to r e v e a l a lilite tera ra tu ture re..   »

Des colloques ont eu lieu en Angleterre, au Canada, aux États-Unis et en Allemagne, rassemblant traducteurs, hommes et femmes, autour de la question du qui traduit et du comment selon qu’on est «  m  maa ie   » ou «female  », ce qui n’équivaut pas, contrairement aux apparences, à l’appartenance au sexe masculin ou féminin, mais à une façon de Iraduire « machiste » ou « aliénée » ou « féminine » et « revendicatri ce », bref, à l’opposition dominant / dominé.

161 « Lingue ddominate ominate / Lingue dominanti », lieu lie u non pré précisé cisé,, Fra Franci nci e Nerg Nergaard aard,,  eds, 1999, cité par Umberto Eco,  Dire quasi la stessa cosa, op. voirr aussi   op. cit.,  p. 15 ; voi Cristina Demaria, Genere e differenza sessuale. Aspetti semiotici della teorie   femminist  femm inistaa, Milano, Bompiani, 2003. 162 Voir Jean De Delilisle sle,,  Les Traduct Traducteurs eurs dans ¡’Histo ¡’Histoire, ire,  Les Presses de l’Université  d’Ottawa, 1995. 163 « Dans le less co couli uliss sses es de la tr traductio aductionn », Montréal,  Meta  28 (4), décembre 1983,  p. 334.

 

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 g e n d e r tr traa n sl slaa titioo n   entend poser un problème qui dépasse les La  ge limites de la traduction féminine. Elle intervient sur le plan diachronique, au moyen de l’analyse de la traduction des auteurs femmes par des traducteurs hommes, par exemple. Elles proposent, dans leurs traductions, des transformations lexicales ou syntaxiques qui visent à atténuer les marques de sexisme chez les auteurs traduits. On peut dire, d’ores et déjà, que tous les travaux ne nous semblent pas de même qualité, certains affichant un aspect nettement revendicatif, voire « vindicatif ». Ce courant dénigré par la plupart plupa rt des chercheurs universitaires, en raison de cet aspect quasi caricatural, présente

cependant quelques caractéristiques que nous aimerions souligner. Le mérite des féministes, en effet, consiste, à nos yeux, dans le fait d’avoir suscité des recherches en vue de compléter l’histoire des formations culturelles occidentales et de la place grandissante de la femme dans le panorama général général.. Ainsi, les programmes de ce courant, aussi appelé Queer translation   (qui prendrait en compte, entre autres, le problème de la « gay translation », traité par Keith Harvey164, et du postcolonialisme) intègrent :

- le less études études diachroni diachroniques ques --

la echerche thidentitai éorique ue res le lessrrecherche problèmes problèmesthéoriq ident itaires les questions postcoloni postcoloniales ales les quest questions ions liées aux trans transferts ferts cultur culturels. els.

Cette revendication revendica tion de visibilité est développée par Lawrence Lawrenc e Venuti, auteur du The Scandais of Translation165,  qui prône une « éthique de la différence » eett dénonce non seulement la marginalisation des traducteurs due à la politique éditoriale basée sur les seuls critères commerciaux, mais aussi la trahison perpétuelle imposée au texte original. Pour revenir aux deux aspects des recherches qui ont attiré notre attention, il est intéressant de noter que bien des traductrices américai nes ou canadiennes ont délibérément modifié le texte original dans le 164 Apud Louis Louisee von Flot Flotow, ow, « Gender in translation : the Iss Issues ues go on » :  http ://orees.concor ://orees.concordi di a.ca/arch a.ca/archii ves/n ves/numer umero2/ess o2/essai/Von%20F ai/Von%20Flotow.h lotow.html tml 165 Laurence Venuti Venuti,, The Scandais of Translation,  UK, Routledge, 1999.

 

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sens soit d’une atténuation de l’aspect excessivement « machiste » qu’elles y trouvaient soit d’une accentuation du féminin du texte.  Nicole Br Brossa ossard rd con considè sidère re que la traduct trad uction ion est aussi une opératio opé rationn de « transformance »166. Ainsi Ain si B Barbara arbara G Godar odard1 d1667 traduisant N Nicole icole Brossard, pour po ur rester  proche de la fém féminité inité de l ’original, prop propose ose entre autre autress des tra transf nsfor or mations stylistiques comme, par exemple de traduire « re(her)ality »  pourr  ré  pou  r é a lilité té   ou « re(her)ading / deliring » pour  dé  d é lilirr e   et restitue la marque marq ue dduu féminin - elle  en remplaçant le suffixe par « she ». Ce qui change ici par rapport à tout traducteur attentif au texte source est  g en d er er..  Elle n’hésite davantage l’intent l’intention ion ou la prise de conscience du  gen  pas à invoq invoquer uer Henr He nrii Mesch Me schonn onnic ic dans  Po  P o é titiqq u e II   pour qui, « la traduction d’un texte est structurée comme un texte, fonctionnant comme un texte ; elle correspond à l ’aventure historique dd’’un sujet ». ». Sherry Sher ry SSim imon on1168 va dans le même sens : « Translation is not simple    tr  tran ansf sfer er,, but bu t th thee con co n tinu tin u atio at ionn o f a p r o c e s s o f m ea eann in ingg cr crea eatition on , the    circ  ci rcuu la latitioo n o f mea m eann ing in g w ithin ith in a c o n titinn g e n t n e tw o rk o f ttex exts ts a n d s o c ia l  

 dis  d iscc o u r s e s   » (ch (ch.. 1). Umberto Eco, dans son commenta com mentaire ire sur le less transformations dans la traduction, évoque la «  tra  tr a n sl slaa titioo n b y a c c r e  ti  tion on   » : In cui non si privilegia un solo significato di un termine o di un gioco di parole, ma si cerca di rendere l ’effetto di senso complessivo esplicitan do i diversi percorsi semantici in essi racchiusi : coupable   diventa culpable   e cutter, voler   diventa to fly   e to steal, dépenser   diventa to  169. spend   and to unthink 169.

166 Homel, David et Sherry Simon,  Mappi  Mapping ng Literature Literature : Th Thee Art and Politics o f   Translation,   UK, Véhiculé 1988, p.  Le 50. Désert mauve, 167 Barbara Godard es estt laPress, ttraductri raductrice ce de mauve,  entre autres, de Nicole  Brossard (Montréal, L’Hexagone, 1987). 168 Gender in Translation : Cultural Identity and the Politics of Transmission,   UK UK,,  Routledge, 1997. 169 « Dans laquel laquelle le oonn ne pprivilé rivilégie gie pas qu’un seul sens d’un term termee ou d’un jeu de  mots, mais on cherche à rendre l’effet de sens complexe en explicitant les divers   parcours sémantiques contenus dans ces derniers : coupable  devient culpable   et  cuttable, voler   devient to fl flyy   et to steal, dépenser   devient to spend   et to unthink... »,  Umberto Eco,  Dir  Diree quasi la stessa cosa cosa,, op op.. cit., cit.,  p. 116 (c’est nous qui traduisons).

 

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Carol Maier (traductrice du poète cubain Octavio Armand) et Suzanne Jill Levine (traductrice de Cabrera Infante) poussent leurs revendications bien plus loin, étant les représentantes de l’autre tendance (extrême) de la traduction féministe. Reprochant le sexisme de leurs auteurs cubains ou sud-américains, ces traductrices transfor ment l’original en rectifiant ces réalités textuelles (l’ajout de mère là où il y a père, par exemple, ou l’indétermination du sexe). Les traductrices de la Bible, qui refusent l’excessive masculinisation du texte biblique, vont adopter la même attitude. Ainsi, on peut lire sous la plume de Louise Von Flotow : Earlier versions of the Bible are full of male-biased language, male   imagery, and metaphors couched in such language « that people can   scarcely avoid thinking thinking o f God as a male person » (Haugerud (Haugerud 1977 : i). i).  The effect o f th thee « pon derous weight o f masculine pronou ns » (Hauger Haugerud, ud,  ii iii) i) and the metaphorical language that casts both the histo history ry o f the Jews   and the teachings of Christ in male terms has been to exclude women    fr o m fu l l pa part rtic icip ipat atio ionn in C hr hrist istian ian b e l i e f 70.

C’est ainsi que, là où le texte biblique dit « homme », les traduc tions proposent women d'A and men »,iveeparLan ». Joann Haugerud,« auteur  d 'An n In Incl clus usiv Laexemple, n gu guaa ge Lou e c titio«o npeople a r y ]1\   où ces problèmes sont abordés, refuse ainsi la convention patriarcale du langage biblique. Dans le cas, par exemple, de : «  Je  Jesu suss s a id to them the m   7  am the b r e a d    o f lif lifee ; he w h o c o m e s to m e sh shal alll n o t hunger hun ger,, a n d he w ho b e liliee v e s   in me shall never neve r thirst. thirst..... ; and them them who come to me I will not ca st    ou  o u t », la traductrice Mary Phil Korsak propose de remplacer « he » par

« anyone » et « him » par « those ». Louise von Flotow, de l’Univer sité d’Ottawa, cite le travail de Mary Phil Korsak, l’auteur(e) de A t th thee  Start Genesis Made New  (1992), dans lequel une série de substitutions ont été faites pour clarifier un malentendu172. Le terme « adam », 170 Voir Louise Lo uise von Flotow, Flot ow, « Rewriting Rewriti ng Existing Existi ng Translati Tran slation on », », Translation and   Gender, coll. Translation Theories Explaining, St Jerome publishing, Manchester, UK, University of Ottawa Press, 1997, p. 52. 171 Jo Joann ann Haugerud, Hauge rud,  An Inclusi Inclusive ve Language Language Lection Lectionary, ary, Philadelphia, Westminster,  National Council of the Churches of Christ in the U.S.A., 1983-19 1983-1985. 85. 172Louise von Flotow, Translation and Gender, op. ch.,  p. 53.

 

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normalement traduit par « homme » ou par « Adam », est en réalité, ù i apporter à « adamah » (« ground », « terre »). La traductrice décide tic traduire alors terme à terme : adamah / terre et adam / terreux, ce i]iii enlève la marque du sexe à Adam et a comme conséquence la création antérieure de la femme. En fait, ils ont été créés côte à côte. Le contraire, dit-elle, induit à un comportement de domination de I homme sur la femme. Nous pourrions lui objecter le fait que, dans d'autres traditions, non bibliques, païennes par exemple, l’apparition de l’humain sur terre a toujours eu comme conséquence cette même domination. Pour Eugene Nida, directeur du Centre de traduction de la Bible, outre que ces changements donnent lieu à une mauvaise interprétation du texte biblique (par exemple l’ajout de « Mother » à côté de « Father » pourrait faire penser à l’existence d’un couple), la Bible (américaine) doit être lue par rapport à son contexte d’origine calviniste à dominance masculine173. Pour le linguiste, c’est à l’É glise de rectifier les choses et d’accorder à la femme la place qu’elle

mérite dans la religion. On pourrait ajouter que, si la Bible est  phalloc  pha llocentr entrique ique,, cela cel a est dû au fait fa it qu’elle qu ’elle a été écrite par des homm hommes es dans sociétéleoùNouveau la femmeTestament occupait une et qu’il a falluune attendre pourposition que dessubalterne femmes aient un rôle à jouer dans la religion174. Comparaisons

La comparaison des traductions d’œuvres féminines (Sapho, Louise Labbé) par des traducteurs des deux sexes sexes constitue la contribution des  ge  g e n d e r tr traa n sla sl a titioo n  la plus intéressante à la traductologie et peut offrir quelques remarques étonnantes.

173 Le propos d’Eugene N Nida ida est commenté comm enté pa parr Louise vvon on Flot Flotow, ow, Translation and   Gender, op. cit.,  p. 55. 174 II va de soi que nous ne po pouvons uvons ssouscrire ouscrire à ddee tel telles les po position sitionss qui no nous us  paraissent mues par de mauvaises raisons. Il n’incombe pas aux traducteurs et aux  traduc tra ductric trices es - fut-ce fut-c e par par le goût du jeu - de régler de tels problèmes problèmes de façon  subjective et personnelle.

 

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Il ne sera donc pas surprenant surpre nant de constater constat er que la force du texte saphique ou des poèmes érotiques de Louise Labbé perdent en consistance dans une traduction masculine. Clere Venus, qui erres par les cieux, Entens ma voix qui en pleins chantera, Tant que ta face au haut du Ciel luira, Son long travail et souci ennuieus. Mon œil veillant s’atendrira bien mieux, Et plus de pleurs te voyant gettera. Mieux mon lit mol de larmes baignera, De ses travaux voyant témoins tes yeus. Donq des humains sont les lassez esprits De dous repos et de sommeil espris. J’endure mal tant que le Soleil luit : Et quand je suis quasi toute cassee,

Et que me suis mise en lit lassee, Crier me faut mon mal toute la nuit175. Jane Batchelor compare deux traductions effectuées par des traducteurs hommes : Frederck Prokosch (1947) et Frances Lobb (1950) à celle de Jeanne Prine (1988)176. Le premier fait précéder sa traduction d’une présentation de la poétesse qui la montre instable, anxieuse voire hystérique. Le second traduit le sonnet de façon « mélodr mél odrama amatiqu tiquee » : v. 1, « en pleins chant ch antera era » -  sti  s tillll sh a ll c r y to   theee  ; v. 44,, « Son long travail et souci ennuieus » -  M  the  Myy h e a vy tr traa v a il    an  a n d lo long ng m is isee r y   ; v. v. 13, « Et que je me suis mise en m mon on lit lassee lass ee » tw o ,wqui ith gr grief ief,,tre I se see ek m y hate ha tefu l bed. be d. -  Inusible,  La démonstration estme assez  pla  plausible mon montre com comment, ment, dful ’une ext extrêm rême e liberté liberté,, le poème poè se

175 Lou Louise ise Labbé, So Sonnet nnet V, Paris, GF- Flam Flammarion, marion, 1986, p. 124. 176 Jan Janee Batchel Batchelor, or, « Changing the Agend Agendaa : Gender cons consci cious ousne ness ss in Relati Relation on to  Louise Labbé’s Sonnets », Conférence présentée dans le EST Congress de Prague,   septembre 1995, commentée par Louise von Flotow, Translation and Gender, op. op. cit.,  pp. 64-67.

 

DU W)ÉTIQIJ8

à l

’i n t e r c u l t u r e l

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l ni us l'orme en une lamentation de femme abandonnée. La traduction de Jiunnc Prine, plus littérale, montre bien, au moyen de verbes actifs, I énergie et le courage de Louise Labbé177. Malgré l’intérêt de ces analyses et le côté « créatif » des traductri ces féministes, bien des questions toutefois n’ont pas été résolues, voire posées par ce courant. Dans quelle mesure, en effet, la dernière traductrice n’est-elle pas davantage dav antage«« sourci sourcière ère » q u e « féminist féministee » ? Ne s’agit-i s’agit-ill pas plutôt dans dans ce cas d’une prise de conscience générale affectant les traducteurs en général, indépendamment de leur sexe ? Des exemples montrent en Fiance que la tendance générale de la traduction littéraire demeure « libre », c’est-à-dire tournée vers une traduction de type classique (élégante, homogène, ennoblissante), quel que soit le sexe du traduc teur. Peut-on déduire que le modèle traductif français est patriarcal ? C’est une question ouverte. Rosemary Rosema ry A Arro rrojo1 jo1778 s ’est penché penchéee sur cette question et est arrivée à des conclusions assez sévères mais justes en ce qui concerne la « women translation ».  D’après elle, en effet, certaines traductrices font preuve d’opportunisme en revendiquant des positions féministes

et trahissent l’original, en le réduisant, sous prétexte de subversion culturelle. En voulant répondre à des théories « agressives »179, ces traductrices se montrent encore plus agressives dans leurs traductions, et s’approprient les textes originaux. La critique la plus sévère d’Arrojo aux traductrices concerne leur incohérence théorique. Se réclamant de Jacques Derrida pour qui « aucune signification ne peut être “reproduite” ou “recouverte”, mais est toujours le fruit d’une création ou re-création »1S0, ces traductri ces poursuivent le « mirage contradictoire d’une fidélité subversive ». Il est sans doute intér intéressan essantt de se pose poserr des questions de type idéologique ou culturel à propos de l’histoire des femmes et de leur  produ  production. ction.posées Mais par il nous nou semble semb le tout toutefo efois is que, si  dles’undomaines côté, biendedes  tous  to us questions ces courant concernent la

177 Louis Louisee von Flotow, Translation and Gender, op. cit.,  p. 82 et sq sq.. 178 Voir Rosemary Arrojo, « F Fidelity idelity and the Gendered Translation », 1994, TTR7  (2) : pp. 147-164. 179 Steine Steiner, r, Florio. 180 Rosemar Rosemaryy Arrojo, « Fideli Fidelity ty and the Gendere Genderedd Translation », op. cit.,  p. 158.

 

1 02

DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

 pro ductio  produc tionn hum humaine aine (dont la traductio tradu ctionn ferait fer ait partie partie), ), de l ’autr autre, e, il n’existe aucun critère sérieux pour qu’on puisse inférer une différence sexuelle dans l’acte de traduire181. Ces femmes reprochent par ailleurs le silence de leurs consoeurs françaises qui ont été à l’origine de ces revendications, Hélène Cixous C ixous parmi d’autr d’autres. es. Toutefois, et c ’est la critique la plus sérieuse que l’on puisse leur adresser, la méthode et la théorie dont elles se servent ne sont pas spécifiquement « fémini nes », (on évoque tantôt Antoine Berman, tantôt Jacques Derrida ou la théorie du polysystème) si tant est qu’on puisse les identifier claire ment. On pourrait faire remarquer remarqu er ici qu’aucune référence n’ n ’est faite dans dans leurs textes et revendications sur la croissante féminisation de la  profes  pro fessio sionn en corrél cor rélati ation on ave avecc la per perte te de son pre presti stige ge initia initial,l, alors qu’elle était réservée aux hommes. Il est, en effet, aisé d’imaginer que lorsque les premiers traités bilingues ont été rédigés, en égyptien  pharao  pha raoniq nique ue et en hittite, aux au x alen alentours tours de 3000 avant ava nt J.-C., l ’obje ob jett de ces textes était essentiellement commercial, et le commerce, l’apanage des chefs, généralement masculins. Plus proche de nous, le XVIe siècle français, s’il a connu une intense activité de traduction-création à la

suite du « programme » de Joachim Du Bellay et de sa « Défense et Illustration de de la langue françaiseque » (1549), présente, comme grand nom féminin la littérature, la seulene Louise Labbé dont les traductions font l’objet d’études comparatives. Le XVir siècle, grand siècle des traducteurs, manque considérablement de femmes (ou de mentions de femmes) et la même chose se vérifie pour les prestigieux interprètes ou drogmans de Louis XIV182. Il a fallu attendre le XVIIIe pour que Mme Dacier, traductrice d’Homère, nous laisse quelques témoignages sur les difficultés de traduire Y Iliade   et Y Od Odyssée, yssée,   mais ses remarques très bienséantes ne diffèrent guère de celles d’un Rivarol ou d’un Jacques Delille. La  biensé  bie nséanc ancee n ’était pas pplus lus fém féminin ininee que mascu m asculine line à cette époque. Une 181 La « fidé fidélité lité subver subversive sive » peut se manifester chez certaines traductr traductrices ices afro-  américaines par rapport aux références de couleur de certains romans. 182 Dans Jean Deli Delisle sle,,  Les Traduct Traducteurs eurs dans l'Histoire, l' Histoire, op. op. cit.,  p. 282, mention est  faite de La Malinche-Dona Marina, Indienne, interprète du nahualt et de la langue des   Mayas de la côte, qui a servi d’interprète à Cortés, dont elle fut l’une des compagnes.   Un volcan éteint porte son nom.

 

1)11 POETIQUE À L’INTIÎRCULTUREL

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nuire traductrice appar nuire apparaît aît da dans ns ce siècle, Gabrielle-Émilie G abrielle-Émilie Le Tonnelier de Brcteuil, qui a traduit YÉnéide mais dont on ne possède que peu de i races. Il nous reste sa traduction (publiée à titre posthume en 1759 par Voltaire) accompagnée d’un commentaire des  Pri  P rinn c ip ipes es m a th thém ém at atiq iquu es    de p h ililoo s o p h ie n a ture tu rellllee   de Newton, rédigés en latin183. Nous avons  pu ainsi suivre la ddiff ifficu iculté lté qu’ont qu ’ont conn connue ue les femmes fem mes à se ppro rojet jeter er sur la scène artistique et culturelle, à occuper une place centrale dans le système culturel dominant, sauf exceptions dues à une appartenance sociale (pour les femmes de l’aristocratie) ou à la protection d’un homme influent. Sans doute, ne connaissons-nous pas assez de  parate xtes, pré  paratextes, préfac faces es ou lettres de fem femme mess con concer cernan nantt la trad traductio uctionn classique pour pouvoir traiter la question du point de vue féministe. Ceci est vrai pour toute la production artistique ou culturelle qui va de la Renaissance au XIXe siècle, époque de l’apparition plus visible des auteurs femmes.

133 Jean Delisle,  Le  Less T ra radu du cteu ct eu rs d an s l ’H istoi ist oire, re, op. cit., ci t.,   p. 280.

 

2 .  D

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t h i q u e   a u   s o c i o - p o l i t i q u e

(t r a n s la latitioo n s tu tudd ie ies) s) 2.1.  La th é o r ie du p o ly s y s tè m e (tr

Sans nous attarder sur la théorie du polysystème184, nous aimerions en présenter les grandes lignes dans la mesure où cette école essaie de systématiser l’étude de la traduction d’un point de vue global et que son influence se faitéloignée sentir dedefaçon progressive et dans de de la Iraductologie. Très l’herméneutique toutleenmonde servant repoussoir au dernier Berman, nous ne pouvons pas la passer sous silence dans dans la mesure où les recherches traductologiques récentes s ’en inspirent et en empruntent des éléments. Ses premières avancées se situent au milieu des années 70, au moment d’un colloque international qui a eu lieu à Louvain. Partici  pant à ce colloqu col loquee des che cherch rcheur eurss de l ’Un Univer iversité sité de Tel-A Te l-Aviv viv (Itama (Ita marr Even-Zohar, Even-Zoha r, Gidéon Toury), de l’Université de Louvain (José Lambert Lambert,, Hendrik Van Gorp), ainsi que des chercheurs néerlandais (James S.

Holmes, Van den Broeck), et des chercheurs canadiens. Cette théorie  propose  propo se une étud étudee de la « litt littéra érature ture traduite trad uite » selon selo n une vision visio n à la fois sociologique et linguistique. D’autres théories, qui visent à inclure la traduction dans des pratiques socio-culturelles, existent aussi en Allemagne et en Autriche, mais sont moins connues. Du point de vue sociologique, ses positions sont proches de celles de Pierre Bourdieu : la littérature traduite fait partie d’un vaste champ (le champ culturel) soumis à un jeu de forces et de relations diverses, comprenant lecteur, auteur, média, critiques, institutions, éditions, librairies. Il est important de souligner que les domaines littéraire et social s’interpénétrent à travers les institutions littéraires, les idéolo gies, les maisons d’édition, la critique, les groupes littéraires, ou tout autre forme capable d’imposer des goûts ou des normes (à l’intérieur d’une même culture). Pour Ejxenbaum, il existe des lois, des forces (occurrences / facteurs) proches ddee la notion des « champs littéraires »

1MVoir Inès Os Oseki-Dépr eki-Dépré, é, Théories et pratiq pratiques ues de la traduction, op op.. cit .,., pp. 62-70.

 

106 10 6

DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

de Bourdieu. Ce sont des écrivains, journalistes, critiques qui ont pour « rôles » de renforcer ou de maintenir des formes littéraires. Quant aux inter-relations,   il s’agit, par exemple, de relations internationales, comme les relations en Europe, appuyées sur les notions d’interférence, de strates, d’enjeux contradictoires ou sembla  bles. Ce Cette tte app approc roche he des phén phénom omène èness litté littérair raires es à l’int l’intéri érieur eur d’un système global pourrait se rapprocher des études socio-littéraires. Les tenants de cette théorie empruntent par ailleurs les idées issues des travaux des formalistes russes et tchèques comme Jakobson, Tynjianov, Tynji anov, E Ejxe jxenb nbaum aum1185 et appl appliquent iquent à le leur ur « champ » le schéma des langage Roman Jakobson traduisent la façonfonctions suivantedu : émetteur éme tteur =deproducte prod ucteur ur (écrivain)qu’ils ; destin destinataire ataire =delec teur (consommateur (consom mateur)) ; context contextee = institution ; code = répertoire réper toire ; conta con tact ct = ma march rchéé ; messa me ssage ge = pr prod odui uit1 t1886. Dans cette cet te optique, l ’école de Te Tel-A l-Aviv viv1187 se veut intéressée par la traduction  ta r g e t or orie ienn te ted. d.   Leur Le ur but n’est pa pass d’ d ’analyser les traductions traductions au moyen de méthodes prescriptives, mais d’étudier de façon neutre, objective et « scientifique » la littérature traduite, qui forme partie intégrante du « polysystème » littéraire d’une culture ou d’une nation. La méthode est empirique et se veut libérée des schémas linguistiques ou philosophiques, son objectif est de recourir à un examen des

conditions socio-historiques, culturelles, idéologiques qui ont fait de telle traduction ce qu’elle est. José Lambert appelle ce type de traduction, tournée vers la littérature d’accueil, la traduction  ad  a d a p té téee ,    par oppo oppositi sition on à la traduct trad uction ion tour tournée née vers la source, qui ser serait ait la traduction  ad  a d é q u a te  et qui va contre l’attente du public. Selon Gidéon Toury « dans les cas les plus rares où la traduction occupe vraiment une position primaire dans le polysystème cible, le traducteur se sent libre de s’écarter des normes ».

185Participants du Cercle linguistique de Moscou, qui a précédé le Cercle  linguistique de Prague, créé en 1916. 186 On rappelle que pour Jakobson, les l es ssix ix ffonc onction tionss du langage sont : émetteur  (fonction expressive), destinataire (fonction conative), référence (fonction cognitive ou  référentielle), code (fonction métalinguistique), canal (fonction phatique), message  (fonction poétique). Voir « Linguistique et Poétique », in  Essa  Essais is de Linguistique  Linguistique  Générale,  Paris, éd. Minuit, 1963, p. 309 et  sq. searchh o f a theory o f translation, Tel-Aviv, The Porter Institute  187 Gid Gidéon éon Toury,  In searc for Poetics and Semiotics, Tel-Aviv University, 1980.

 

D U P O É T I Q U E À L ’ IN T E R C U L T U R E L

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Ce qui s’exprime souvent par un plus grand rapprochement à l’égard   de la reconstruction des traits du texte source, c’est-à-dire par une  recherche d’adéquation au prix d’une incompatibilité croissante du texte   traduit qui en résulte et des normes régissant l’acceptabilité des textes (ou   mêmee des traductions) dans le systèm mêm syst èm e cible cib le littérai littéraire re et / ou linguis ling uis tique188.

Parmi les apports de cette école, nous pouvons en signaler trois qui nous paraissent intéressants dans la mesure où ils offrent des pistes de recherches et d’expérimentation nouvelles. Le premier apport consiste ù prendre en compte la  s  séé le lecc tio ti o n   des œuvres sources retenue par la littérature d’arrivée (quel type de texte, à quelle époque, dans quelles conditions), qui sera développé par l’étude des interférences.  Le second, qui découle du premier, consiste à analyser la façon dont la littérature source est traduite (les normes, les comportements, les stratégies) par rapport au système d’accueil. C’est dans ce cadre qu’il faut étudier le  ré p e r toir to iree  (les codes, les canons), de cette littérature qui, en général, est « périphérique » par rapport à la littérature nationale. Le troisième apport de cette théorie est son attention portée à l’interculturalité sur laquelle nous viendrons plus loin. Cettee littératu Cett littérature re - périphérique périphérique - lors de son introduction introduction dans la

littérature nationale, pourra occuper une position « centrale », c’est-àdire, être au centre du système, ou une position « secondaire ». Dans le premier cas, traduction et production littéraire ne sont pas distincte ment séparées et c’est souvent le cas des traductions effectuées par des écrivains de pointe (leading ) ou d’avant-garde. En Europe, les changements ont été assez limités, contrairement à l’Amérique Latine (voir, par exemple, l’énorme influence de Mallarmé sur les poètes « modernistes » et post-modernistes à travers la traduction). Lorsque la LT (littérature traduite) occupe une position périphérique, ce  problèm  pro blèmee ne se pose po se pas : le traduct trad ucteur eur s ’efforc eff orcera era de concen con centre trerr ses efforts trouver les meilleurs modèles secondaires déjà prêts entre pour traduirepour le texte étranger. Le résultat r ésultat est souvent une inadéquation la traduction et l’original ou un plus grand écart encore entre l’équiva lence obtenue et l’adéquation postulée.

188 G idéo n T oury ,  In sear se ar ch o f a th eo ry o f tra t ra ns nsla lati tion on , op. cit., ci t.,   p. 142.

 

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DU POÉTIQUE À I.’INTRRCULTUHBL

Dans cedesdernier la littérature aura tendance (c’estdes la majorité cas) àcas, préserver le goûttraduite traditionnel, en réutilisant codes qui ne sont plus de mise chez les auteurs du co-système central. Il en résulte que le traducteur « soumet ses décisions et ses solutions aux normes qui s’inspirent déjà de ce qui a été institutionnalisé dans le pôle cible avec une diminution quasi automatique de l’attention  prêtéee aux rela  prêté relations tions tex textuell tuelles es de la sourc sourcee » 189. Dans ce cas, la LT devient un facteur important de conservatisme, elle se laisse dépasser largement par la littérature d’ d ’arrivée qui a rejeté les normes dominantes (les traductions en France, par exemple, offrent un bon exemple de « classicisme » en décalage avec la production contemporaine d’un Claude Simon, d’un Georges Perec, d’un Guyotat...)190. Le paradoxe qui se révèle ici est que la traduction, au lieu d’apporter des idées ou des formes nouvelles, devient dev ient un moyen de préserver le goût tradition nel bien que les choses ne soient pas si simples et qu’on puisse retrouver différentes strates dans la littérature traduite, certaines innovantes d’autres d’autres conservatric conservatrices es - hétérogène, elle a diverses origines origines culturelles. C ’est dans ce sens que Gidéon Toury emploie le concept de norme :

Comme toute autre activité comportementale, la traduction est nécessairement sujette à des contraintes de types et de degrés variés. Jouissentt d’un statut spécial parmi ces contraintes les normes - ces Jouissen facteurs intersubjectifs qui sont la « traduction » de valeurs ou d’idées générales partagées par un certain groupe social quant à ce qui est bien et mal, approprié ou inapproprié, - en instructions instructions opérationnelles spécifiques qui sont applicables à des situations spécifiques pourvu que ces instructions ne soient pas encore formulées comme des lois191.

searchdeo f a« theory o f transla translation, oppas . cit. cit.,,de ibidem. em. rchie (voir 118990 Jakobson Gi Gidéo déon n Toury, Tour y,  In parlé Jakob son aurait coexistence coexist ence » ettion, nonop. d eibid hiérarchie hiéra « Linguistique et Poétique », in Essais de Linguistique Générale, op. cit.). 191 «  Literary tran translati slation, on, like any other behavioural behavioural activit activity, y, is subject to  constraints of various types and degrees (...) as the translation of general values or   ideas shared share d by a certain community - as to what is right and wrong, adequate and   inadequate inadeq uate - into sp specific ecific performance instructio instructions ns appropriat appropriatee fo r and applicable to  specific situations, providing they are not (yet) formulated as laws.  », Gideon Toury,  pp.. 8383-84. 84.  In search o f a theory o f tran translati slation, on, op. op. cit.,  pp

 

D ll POfr POfrri riQUU QUU À L’lNTli L’lNTliRCULTUREL RCULTUREL

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Dès lors on peut dire que ces normes en matière de traduction de modèle à partir duquel des textes seront choisis pour être irmluits et des traductions seront réellement formées et formulées, l'n im i cces es norme normess « transl translationn ationnelles elles », il y a ce que Gidéo Gidéonn Tou Toury ry uppelle la « norme initiale » :

Kcrve.nl

Avant de me mettre à discuter les implications de la soumission du traducteur aux normes opérationnelles pour sa traduction, je voudrais introduire un concept supplémentaire, que j’appellerai pour l’instant, faute d’un m eilleur terme, « la norme initiale initiale ». C Cette ette notion des plus importantes est un moyen utile pour dénoter le choix de base du traducteur entre deux alternatives opposées qui dérivent des deux éléments constitutifs majeurs de la « valeur » en traduction littéraire mentionnés plus haut : il se soumet soit au texte original, avec ses relations textuelles et les normes qu’il exprime et qui y sont contenues, soit aux normes linguistiques et littéraires à l’œuvre dans la langue cible ou dans le polysystème littéraire cible ou dans une section de celuic i 192.

Cela est déjà une thèse de Humboldt : « Chaque traducteur doit immanquablement rencontrer l’un des deux écueils suivants : il s’en liendra tropded’exactitude aux dépens goût et de laavec langue son peuple,ououbien bienà l’original, à l’originalité de son du peuple,

aux dépens dép ens ddee ll’œuv ’œuvre re à trad traduire uire.. » 193 La méthodologie employée ici s’appuie sur la comparaison des deux  polysystè  poly systèmes mes,, sour source ce et cib cible le ainsi que des descri des criptio ptions ns systé systémati matiques ques complètes et précises des deux langues. Gidéon Toury procède à l’analyse de  M a x u nd M o r ititzz  de Wilhelm Busch au cours de la période 1,2 « Before turning turning to discuss the implicatio implications ns of o f the translator's commitment to the  operational operat ional norms fo r his transl translatio ation, n, I would like to introduce one additional additional concept   which wh ich,, fo forr the time time being, being, I shall call, call, fo r lack ooff a better labe label, l, the ‘initial norm’. This  most important notion is a useful means to denote the translator’s basic choice   between two polar alternatives deriving from the two major constituents of the  « value » in literary translation mentioned earlier : he either subjects himself to the   original text, with its textual relations and the norms expressed by it and contained   in it, or to the linguistic and literary norms active in TL and in the target literary   polysystem,  polysys tem, or a certain section o f it it..  », Gideon Toury,  In search o f a theory o f   translation, op. cit.,  pp. 87-88. 193 Cité par Antoine Antoin e Berman,  L ’Epreuve de l ’étranger, op op.. cit.,  p. 9.

 

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Du

POÉTIQUE

À L’INTERCULTUREL

qui va duselon XIXelesà nos joursnces en caractérisant diverses traductions hébreu « exige exigences » de chaque chaqules e période pério de (y compris comp ris en la donnée : livre pour enfants). A chaque époque, les transformations correspondent aux normes, celles de la culture juive des XIXe et XXe siècles. Pour que la traduction soit acceptée, le traducteur doit opérer des transformations à tous les niveaux. Le système de transformations correspond donc à l’intériorisation de ces normes qui peuvent varier,  bien sûr, selon les exig exigenc ences es du poly polysys systèm tèmee littéra litt éraire ire et cultu culturel rel récepteur. La littérature traduite, dit Gidéon Toury, après Even-Zohar, est seconde dans da ns le sens où elle nn’’exerce pas dd’i ’influence nfluence sur « les  proces  pro cessus sus maje majeurs urs et se modèle mod èle sur des norm normes es déjà con conven vention tionnel nelle le ment établies déjà selon un type dominant... ». Nous pouvons être d’accord avec Antoine Berman qui conteste l’idée de « secondarité » de la littérature traduite, dans la mesure où le même Gidéon Toury  parle  par le de choix choi x de la no norm rmee tra trans nslati lationn onnelle elle1194. De plus, poursu pou rsuitit Antoine Berman, cela entraîne une négation du rôle créateur et autonome du traduire dans l’histoire occidentale et une cécité devant l’unicité de l’Histoire. Nous poumons citer, à titre de contre-exemple, l ’influence de la traduction de Poe par Baudelaire B audelaire dans le surgiss surgissement ement du poème en prose chez le poète français qui à son tour a influencé

d autres poètes comme Mallarmé, Rimbaud et autres. Ou, comme le suggère Blanchot, l’influence de la traduction des œuvres de Heming way sur la littérature française contemporaine. Récemment, l’on peut citer Ezra Pound et la poésie vorticiste à partir de ses traductions du chinois. Antoine Berman conteste également l’idée de la translation littéraire comme un processus d’intégration automatique au polysys tème littéraire. De plus, la notion d’acceptabilité que doit chercher tout traducteur le pousserait à neutraliser la littérature étrangère conformé ment aux normes de la culture d’accue d’accueil. il. A Accepter ccepter ce fait voudrait voudrait dire renoncer à toute créativité. La littérature étrangère cesse à ce moment d’être une révélation, le traducteur devant se plier à l’état (relatif) d’ouverture ou de fermeture de la culture réceptrice, ce qui nie toute autonomie du traduire. Antoine Berman va ju jusq squ’à u’à dire que cette cette thèse

194 Antoin An toinee Berman, Berm an,  Po  Pour ur une cri c rititiqu qu e de dess tr trad aduc uctio tions ns : John Donne, Don ne, op. cit., cit .,   p. 53.  

DU POÉTIQUE A I.’ INTIÎRCULTUREL

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nie toute l’histoire occidentale traduction où la de prisela entâche compte des normes n’a pas empêché dela lavérité autonome du traduire. Gidéon Toury a, il est vrai, rajouté des articles à ses thèses  précédente  précé dentess : « The Translaîor as a Nonconformist-to-be » ou « How    to tra tr a in tra tr a n s la to torr s so a s to v io la te tr traa n s lati la tioo n a l n orm or m s.   »1 » 195 Le troisième apport de cette théorie, évoqué plus haut et qui est au centre de bien des travaux actuels de traductologie, porte sur l’aspect interculturel de la traduction. Ainsi, il faut reconsidérer la possibilité même de traduire. En effet, il n’est pas bien intéressant de « découvrir » qu’il y a toujours une très  basse prob probabi abilité lité po pour ur qu quee l’ensem l ’ensemble ble tra tradu duitit so soitit ide identiqu ntiquee à l’original. l ’original.  daa n s q u e llllee s c ir ircc o n s tan ta n c e s e t d e q u e llllee   La question à poser est :  d  m a n ière  ma iè re p a r titicc u lilièè r e , un text te xtee b e s t à m e ttttre re en re rela latitioo n a v e c un te text xtee    a ?  En second lieu, la possibilité de traduire, soit la traductibilité (ou

Iraduisibilité), Iraduisibilit é), n ’est pas seulement un principe technique, le résulta résultatt de ce qui est déterminé par les contraintes sémiotiques opérant sur les mveaux systémique / intersystémique. Il s’agit d’ d’un un processus général général,, déterminé par sa propre nature, dont voici la loi, qui comme toutes les lois, s’énonce de façon axiomatique, donc difficile à comprendre au  premie  pre mierr abo abord rd : Soit un système sy stème B d’accueil (c’est-à-dire la langue / littérature d’arrivée), d’arri vée), que ce soit à l’intérieur l’intérieur d’un même mêm e polysystème ou d ’u ’unn autre

- selon qu ’il ’il est stable ou menacé, mena cé, et qu’il qu’ il est fort ou faible vis-à-vis d’un système source A. Soit un système source A (c’est-à-dire, le système langue / littérature de départ) ; Un texte d’arrivée B sera produit selon des procédés de transfert en  pluss des co  plu cont ntra rain inte tess im impo posé sées es par pa r les relat re lation ionss inter int erne ness au po poly lysy systè stèm me d’arrivée ; tous gouvernant le répertoire de fonctions existantes ou non existantes du polysystème d’arrivée et tous gouvernés par lui. Le phénomène de la traduction ne peut s’envisager séparément du  phén  ph énom om èn ènee des de s co cont ntac acts ts en entr tree c u ltltuu re res1 s1996. 195 Gidéon Gidé on Toury, Angewandte Übersetz Übersetzungs ungs Wissenschaft, Arhus / Dänemark, Sven  Olaf Poulsed et Wolfram Wilss ed., 1980, pp. 180-194. 196 Ainsi, si un polysystème polysyst ème d’arr d’arrivée ivée est faible vis-à-vis vis-à-v is d ’un polysystème polysyst ème source,  des fonctions non-existantes dans le polysystème d’arrivée peuvent être « apprivoi sées » (annexées) à la condition que la position du système traduit à l’intérieur du

 

112

DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

Autrement dit, tous les éléments du système sont à prendre en compte, notamment l’aspect culturel (et sûrement l’aspect politique). La deuxième conséquence est qu’à partir du moment où des  procédés  procé dés « tran transla slation tionnel nelss » sont son t à l ’origi origine ne de certain cert ainss produ produits its dans un système d’arrivée et à partir du moment où ils sont censés être impliqués dans des processus de transferts en général, il n’y a pas de raison pour limiter l’examen des relations translationnelles aux  se  seuu ls    texx tes  te te s   réalisés197. En d’autres termes, il faut envisager la traduction à l’intérieur d’un processus plus large d’échanges (d’interférences) et, à l’inverse, l’inverse, considé considérer rer comme des procédés translationn translationnels, els, ll’’ensemble des procédés de transferts (mode ? technologie ? langues enseignées dans les écoles ?). L’entreprise est vaste et le modèle très ambitieux. Cette école, si l’on peut l’appeler ainsi, a fait des disciples un peu  partou  par toutt dans le mon monde de et donne don ne l’impres l’im pression sion d ’êtr êtree très éloig éloignée née des traductologues français (d’inspiration allemande). Les recherches actuelles font preuve d’un fort syncrétisme en soumettant le corpus de la littérature traduite aux « tendances déformantes de la traduction ethnocentriste » d’Antoine Berman et ce, en les intégrant dans un  projet  pro jet str stratég atégique ique où ce qui est visé est la « littérar litté rarité ité », c ’est-à est-à-dir -dire, e, l’adéquation aux canons établis198.

polysystème soit centrale. Par exemple, le système français est intervenu dans le   système russe au niveau de la littérature, de la culture et du langage (opposition   système fort / faible), durant le XIXe siècle. L’hébreu a utilisé le répertoire russe  (après l’installation des Juifs en Palestine), qui est peu à peu passé du centre à la  périphérie, se maintenant dans certaines formes (poésie politique, poésie populaire et  enfantine, poèmes pour enfants). 157 En gros, gros, on ne peut peut sépa séparer rer les textes qui exercent exercent une une influence des textes qui qui  sont traduits sans exercer d’influence (interférences de A sur B). Comment autrement  expliquer le fait que certaines fonctions existantes dans le système B n’apparaissent   pas dans la traduction ; faut-il les considérer comme des options du traducteur ? Ne   pas tenir compte de l’ensemble du processus de transfert amène à rattacher les théories   de la traduction à d’autres disciplines (poétique contrastive, sémiotique, etc.). I9! Voir, par exemple, Laurence Malingret, Stratégies de traduction : Les Lettres  hispaniques en langue française,  Artois Presses Université, 2002.

 

Du BoftrigiTE

À l ’i n t e r c u l t u r e l

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2.2.  Le p o s tc o lo n ia liliss m e d a n s la R ép épuu bliq bl iquu e m o n d iale ia le d e s lettres lw  É  Égg a lilité té e t in é g a lilité té d e s Lang La ngue uess

Le mot  po  p o s tc o lo n ia liliss m e ,   dont le signifié est à la fois multiple et mouvant200, n’est pas nécessairement lié aux problèmes théoriques {le la traduction, mais il ne leur est pas étranger, et c’est pourquoi nous aimerions intervenir ici essentiellement dans un domaine de la Iraductologie actuelle, à tendance sociologique, lié aux rapports de lorce entre les grands ensembles linguistiques qui, eux-mêmes, constituent souvent la trace des empires coloniaux, voire un héritage colonial. La relation entre postcolonialisme et système mondial de la traduction n’est en outre pas nécessairement univoque. L’échange inégal iné gal que l’on perçoit dans le flux mondial des traductions, le fait que l’on traduise aujourd’hui surtout à  pa  parti rtirr de l ’anglais ’anglais,, de l ’allemand ’allem and ou du français, peut-il en effet être mis en relation mécanique avec les situations de postcolonialisme ? On a du mal à l’affirmer lorsque l’on voit le faible taux de traductions à  pa  parti rtirr de l ’espagno ’espagnoll (1-3 (1-3%) %) ou du  portugais  portug ais (moins (mo ins de 1%), 1%), lan langue guess do dont nt le statut statu t int intern ernati ationa onall est es t évidemment lié à l’histoire des empires coloniaux, et le taux plus important de traductions à  pa  parti rtirr de l ’allem ’allemand and (10(10-12% 12%), ), alors que la

 pério de co  période colon lonial ialee alle allema mande nde a été brè brève ve et sans lende lendemain main.. C est dire que la colonisation a certes été un facteur déterminant déterminan t dan danss l’expansion l ’expansion des langues, mais un facteur parmi d’autres. Toutes les anciennes langues de colonisation ne tirent pas, de la colonisation, un statut international particulier, et toutes les langues qui ont un statut international ne sont pas nécessairement des langues coloniales. On pourrait ici évoquer la distinction proposée par Calvet (1999) entre  ac  a c c lilim m a tem te m en t  et  a  acc c lilim m a ta tatitioo n   linguistiques. On parle en

199 Ce chapitre a bénéfic béné ficié ié de la collaboration collaborat ion de Louis-Jean Calvet, Calvet , auteu auteur, r, entre  autres, de Pour une écologie des langues du monde, Paris, Pion, 1999. 200 On dis distin tingue gue not notamment amment trois courants d’études d’étu des dans le domaine : (1) Post independence studies  ; (2) Post-European colonization studies  ; (3) Post-relations   studies,  voir Douglas Robinson, « Postcolonial Studies, Transla Translation tion Studies »,  Translation and Empire, Manchester, St. Jerome publishing, 1997.

 

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DU POÉTIQUE À L’INTERCULTURHI.

écologie d’acclimatement lorsqu’une espèce (animale ou végétale) déplacée survit, qu’elle s’adapte pour résister aux changements climatiques par exemple, et d’acclimatation lorsque cette espèce non seulement survit  m  maa is a u ss ssii s e re repp ro rodd u itit..  Il en va de même pour les langues déplacées. Le néerlandais a connu, à l’époque coloniale dans les Indes néerlandaises, une période d’acclimatement sans lendemain, sans acclimatation (on ne parle plus aujourd’hui cette langue en Indonésie), tandis que le portugais et l’espagnol nous fournissent deux  bons exe exemple mpless d ’acc acclim limata atation tion en Am Amériq érique ue Latine La tine.. Le fait colon co lonial ial ne donne donc pas nécessairement à la langue du colonisateur un statut international. A l’inverse, certaines langues véhiculaires, dont l’expan sion repose sur des facteurs en partie commerciaux, peuvent devenir internationales (i.e. officielles dans plusieurs pays) sans pour autant avoir été des langues coloniales : c’est le cas du malais en Indonésie, à Singapour et en Malaisie. Dans un article récent, Pascale Casanova Casanova2201 part de l’ l ’affirmation selon laquelle la traduction est « ordinairement définie comme le déplacement d’un texte d’une langue à l’autre, dans le cadre d’un “échange linguistique égal” », affirmation reprise trois fois dans la même page : « la traduction littéraire (...) présuppose l’existence de langues nationales égales et juxtaposées », « on aurait affaire à une  ju  juxta xtapo posit sitio ionnet dde ’univ univers ers aut autosu osuffis ffisant ants, s, fermés fermetésautarciques. et irré irréduc ductibl tibles aux autres, langues égales, séparées » es Or,lesil uns ya dans cette définition deux propositions indépendantes, l’une selon

laquelle la traduction est un « déplacement d’un texte d’une langue à l’autre », qui n’est guère contestable, même si elle ne constitue, comme on a pu le voir jusqu’ici, qu’une des définitions possibles de la traduction, et l’autre selon laquelle ce déplacement s’effectue dans le cadre d ’un « échange linguistique égal », c ’est-à-dire d ’u ’une ne réciprocité, et qui est notoirement discutable. Ce faisant, Pascale Casanova part d’une affirmation partielle (mais donnée comme « ordinairement ordinaire ment » admise) pour ensuite démontrer qu’ell qu’ellee ne se véri vérifie fie  pas, ce qui lui pe perm rmet et d ’« enf enfonc oncer er une porte ouv ouverte erte » en aff affirm irmant ant que la traduction est un échange inégal. Peut-être, les études traductologiques qui s’intéressent à des analyses microstructurelles (linguis 201 « Co Consécratio nsécrationn et accumulation accumulation du capital capital littéra littéraire ire »,  Actes de la recherc recherche he en  sciences sociales,  n. 144, septembre 2002, pp. 7-20.

 

DU POÎTlQllli À L’INTEKCULTUKEL

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tiques, poétiques) ont-elles amené l’auteur à inférer que ces recherches  postula  pos tulaient ient une éga égalité lité ent entre re langue lan gue de dép départ art et lang langue ue d ’arri arrivée, vée, ce qu’aucune qu ’aucune étud étudee sérieuse, fût-elle littéraire ne saurait admettre : il suffit de songer à Cicéron, le premier « traductologue », au premier siècle uvant J.-C., pour qui la traduction-imitation doit produire des textes latins de poids égal de l’original grec, donc permettre à l’Empire romain la création d’un « capital culturel » comparable au grec et sans aucune réciprocité. Avant d’analyser plus en profondeur les positions de Pascale Casanova, il ne serait pas inutile d’évoquer ceux pour qui les langues ont un statut comparable, sinon égal. Pascale Casanova déplace le  problèm  pro blèmee et bou boulev levers ersee ain ainsi si le poin p ointt ddee vue de la science scie nce linguis linguistique tique,,  pour qui l ’exi existe stence nce de la tra traduc duction tion implique imp lique d ’abor ’abordd le fai faitt que l ’on  puisse  puis se traduire trad uire,, c ’est’est-à-d à-dire ire que l ’on pui puisse sse pa passe sserr d ’une lan langue gue à l’autre. Cette proposition, qui s’apparente fortement à une tautologie, a fait cependant couler beaucoup d’encre. Sans remonter jusqu’aux travaux de George Steiner202 ou des linguistes comme Roman Jakobson203, Georges Mounin204, Eugene Nida205 parmi d’autres, sur les problèmes théoriques de la traduction, il faut rappeler que certains chercheurs se réclamant de la linguistique générative trouvent aujourd’hui dans cette possibilité de traduire une preuve de l’existence d’une par exemple, un livre récent,grammaire après avoiruniverselle. rappelé leMark rôle Baker des Navajos pendantdans la seconde guerre mondiale, ces «  co  c o d e ta talk lkee rs »  dont la langue servait de code

secret pour éviter que les messages de l armée américaine ne soient compris par les Japonais, pose l’existence de ce qu’il appelle «  the    c  coo d e talk ta lker erss p a r a d o x  », le paradoxe de «  c  coo d e talk ta lker erss », qui tient selon lui en deux points : 1. La langue langue navajo est très différ différente ente du jap japona onais is (ou de l’anglais),  coo d e talk ta lkee rs   ». sinon l’ennemi aurait compris les messages des «  c

202 George Steiner,  After Babel, op op.. cit it.. 203 Roman Jakobson, « Aspec Asp ects ts linguis ling uistiqu tiques es de la traduction », Essais de   Linguistique  Linguisti que Génér Générale, ale, op. cit it.. 204 Georges Mounin,  Les Problèm Problèmes es théorique théoriquess de la traduct traduction, ion, op. op. cit. cit. 205 Eugene Nida, Language Structure Stanford, rd, California, Stanford  Structure and T Transl ranslatio ation, n,  Stanfo University Press, 1975.

 

'I

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D U POÉT POÉTIQUE IQUE À L’INT L’INTERCU ERCULTURE LTUREI, I,

2. Elle est pourtant tr très ès proche de l’angla l’anglais is puis puisqu’on qu’on peut traduire avec précision d’une langue vers l’autre. Donc «  A  App p a r e n tltlyy E n gl glis ishh a n d N a v a jo   -  o  orr any an y o th e r tw o lan la n  g  guu a g e s - a r e n o t p r o d u c ts o f inco in com m m e ns nsuu rab ra b le w o r ld v ie iew w s a ft ftee r a l i   They must have some accessible common denominator »206.

Ce n’est bien sûr pas la première fois que l’on se pose le problème de la traductibilité entre les langues ni celle de l’existence des « universaux du langage ». Nous avons cité Steiner, repris par Mounin, et, plus près de nous, Claude Hagège (après Noam Chomsky) a noté qu’« il est universellement possible de traduire »... « Il faut bien que les langues aient de sérieuses homologies pour pouvoir ainsi être converties les unes dans les autres, (...) la traduction est la seule garantie que nous ayons d ’une struct structure ure sémantique au moins en partie commune à toutes les langues »207. Par là-même, Claude Hagège ouvre la possibilité de considérer que ces « ressemblances », cette unité partielle tiennent à ce qu’il appelle  mili ilieu eu soc so c io iocc u ltltuu r e l,  en d’autres termes que l’on peut traduire d’une le  m langue vers l’autre parce qu’au bout du compte les gens qui les utilisent parlent du même monde, de pratiques comparables, ont les mêmes besoins physiologiques, qu’i qu ’ils ls soient colonisateurs ou colonisés. Baker, sa part, voit dans plus cettedetraductibilité la preuvequ’il que lesMark langues du pour monde ont beaucoup choses en commun n’y paraît. Pour lui, ce sont les concepts de p  prr in c ip e s e t p a r a m è tr tree s  qui  perme  per mette ttent nt de rend rendre re com compte pte à la fois des différe diff érence ncess entr entree les langues

et de leurs ressemblances. L’idée est que toutes les langues sont des combinaisons d’un nombre fini de principes de base auxquels l’application de certains paramètres donnerait les différentes langues : «  It see se e m s ther th eree a r e d e e p u nder nd erly lyin ingg p r in c ip le less th thaa t d et etee rm in inee w h a t    p  prr o p e r titiee s can ca n a n d ca cann n o t o c c u r to g e th e r in n a tu tura rall lang la nguu ages ag es..  »2 »208 S’il existe, donc, quelque chose de comparable entre les langues dans la traduction, cela relève donc du linguistique. Mais le problème de l’égalité des langues est tout autre. Dès qu’on aborde le niveau 206 Mark Baker, The Atoms o f Lan Language guage,,  New York, Basic Books, 2001, p. 11. 207 Claude Hagège,  La Structure des lang langues ues,,  Paris, PUF, 1982, p. 10. 208 Mark Baker, The Atoms of Language, op. cit.,  p. 35.  

OU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

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sociolinguistiqu socioling uistique, e, les langues la ngues ne sont pas « égale égaless », elles sont  pro  profon fondém dément ent « inéga inégales », et laque ques questio tionnlethé théori oriqu que e du statut t de la traduction ne peut êtrelesabordée dans cadre de cettestatu inégalité. Parler de traduction et de « capital linguistique » implique donc que l’on se donne d’abord un modèle des rapports entre les langues du monde et que l’on étudie ensuite, dans le cadre de ce modèle, les flux concrets de traductions ainsi que les choix   des traducteurs, deux approches qui ont déjà été réalisées et que nous nous contenterons donc de rappeler ci-dessous. Si les langues du monde sont égales « en dignité », il va de soi qu’elles n’ont pas le même nombre de locuteurs, qu’elles n’ont pas le même statut (langues officielles, langues internationales, etc.), qu qu’’elles elles n’ouvrent pas aux mêmes possibilités po ssibilités communica communicatives, tives, en bre bref, f, qqu’el u’elles les ne pèsent pas du même poids. En effet, autour d’une langue hyper-centrale (l’anglais), dont les locuteurs natifs ont une tendance forte au monolinguisme, gravitent une dizaine de langues super-centrales (le français, l’espagnol, l’arabe, le chinois, le hindi, le malais, etc.) dont les locuteurs, lorsqu’ils acquièrent une autre langue, ont tendance à acquérir soit l’anglais (bilinguisme « vertical ») soit une langue de même niveau (bilinguisme « horizontal »). ») . Autour de ces langues super-centrales gravitent à leur tour cent à deux cents langues centrales qui sont elles-mêmes les  pivot s de la gravit  pivots gra vitatio ationn de qua quatre tre à cin cinqq mil mille le lang langues ues périp périphériq hériques. ues. À chacun des niveaux de ce système, se manifestent deux tendances, l’une vers un bilinguisme « horizontal » (acquisition d’une langue de même niveau que la sienne) et l’autre vers un bilinguisme « vertical »

(acquisition d’une langue de niveau supérieur) - ces deux tendances (acquisition constituent le ciment du modèle. On voit que ce modèle « gravitationnel » (terminologie de Louis Jean Calvet) se propose de rendre compte du versant linguistique de la mondialisation, ou des effets de la mondialisation sur les rapports entre les langues, et qu’il confirme ce que nous écrivions plus haut, l’inégalité de fait entre les langues.

 

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D U POÉT POÉTIQUE IQUE À L ’ 1NT 1NTERC ERCU U LTU REL

S’inspirant également des travaux de De Swaan, Johan Heilbron209 asurpratiqué une approche sociologique la montrent traduction,que en :s’appuyant des chiffres fournis par l’UNESCOdequi - 40% des ouvrages traduits dans le monde le sont à partir de l’anglais. - Les ouvrages traduits à partir du fra français, nçais, de ll’all ’allemand emand et du russe représentent chacun de 10 à 12% de l’ensemble, ce qui signifie que les 3/4 des traductions viennent de quatre langues. - Les traductions de l’i l ’italien, talien, de l’espagnol, l’espagnol, du danois danois,, du sué suédois dois,, du polonais et du tchèque représentent chacune entre let 3% des livres traduits. - Viennent Vienn ent ensuite, loin derrière, les traductions du chinoi chinois, s, du  japon  jap onais ais,, de l ’arabe et du portugais portu gais.. - À l’inver l ’inverse, se, sont des traductions, moins de 5% des ouvrages  publiéss au  publié auxx U USA SA et en Gra Grande nde-Br -Breta etagne gne,, entre 10 et 12 12% % des ouvra ouvrages ges  publiéss en frança  publié français is et en alle alleman mand, d, entre 12 et 20% des ouvra ouvrages ges en italien et en espagnol, 25% des ouvrages en suédois ou en néerlandais, etc. On voit donc qu’il y a une certaine analogie, mais inversée, entre ces chiffres et le modèle gravitationnel : plus une langue est centrale et plus on traduit à partir d’elle, mais moins on traduit vers elle. Lia Wyler convient de ce constat à propos du Brésil : Au Brésil, contrairement aux États-Unis, on compte par milliers les traducteurs qui transposent en portugais les informations du premier monde, qui alimenteront les divers secteurs de la vie nationale, particuliè

rement ceux qui touchent à la production, à la reproduction et à la communication du savoir (...). Au Brésil, étant donné son poids, plutôt que source so urce de plaisir et d’exotisme, la traduction est, depuis quatre siècles un véhicule d’acculturation210.

209 Johan Heilbron, Towards a Sociology o f Tra Transla nslation tion,, European Journal o f Social  Theory,  London, Thousand Oaks, Sage Publications, 1999. Abram de Swaan, « The  Emergent World Language System »,  Internatio  International nal Political Science Science Revie Review, w,  vol. 14,  n. 3, San Francisco State University, july 1993, pp. 429-444. 210 Lia Wyler,  A tradução tradução no Brasil Brasil,,  Mémoire de Maîtrise, Rio de Janeiro, UFRJ,  1995, p. 28.

 

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Cependant, cette inégalité constitutive du système mondial de la traduction puisque l’on traduit peu du: chinois, de n’est l’arabe,pasdu entièrement portugais, dujuste japonais, de l’hindi ou du malais « les langues les plus parlées (ne sont) pas nécessairement celles dont on traduit le plus »2n, mais celles dont on traduit le plus (anglais, français, allemand) sont à la fois parmi les plus parlées et parmi celles qui jouissent d’un statut dominant. Pour De Swaan212, par ailleurs, les langues centrales sont celles qui sont parlées par le plus grand nombre de polyglottes et non pas par les locuteurs nationaux. C’est ce que semble penser Douglas Robinson : English is today the   lingua franca because of a century and a half of    f  fii r s t Briti Br itish sh a nd then the n A m eric er ican an po polit litic ical al,, econo ec onomic mic,, m ilita ili tary ry a n d cultu cu ltura rall  world dominance. The language of the imperial centre, disseminated to  the peripheries o f the empire as the language o f power, cultur culturee and   knowledge, will not only be spoken by more people than the indigenous   languages o f periph eries ; it will also also carry an unconscious powe r charge, an almost universal sense that those who speak and write in this   language know more and control more than those who don’t213.

Cette situation dans laquelle  p  plu lu s une lang la nguu e e s t ce cenn tr traa le d a n s le    s  syy s tèm tè m e g r a v ititaa titioo n n e l e t m o ins in s l ’on tr traa d u it v e r s e llllee   va avoir des retombées sur la diversité de l’information scientifique. Imaginons un

211 Louis-Jean Calvet, Inès Oseki-Dépré Ose ki-Dépré,, « Mondialisation Mondialis ation et traduction, traduction, le rapp rappor ortt  inverse entre centralitc et diversité », in  La traducti traduction on : outil d ’uniformisatio uniformisationn ou de 

différenciation culturelle,  (conférence à l’Université de Kaslik), Kaslik, Liban, 2002.   Conférence non publiée. 212 Abram de Swaan, « The Emergent World Language System »,  Internatio  International nal  Political Science Review, op. cit.,  cité par Heilbron. 213 « Aujourd’hui l’anglais est devenu la lingua franca fran ca  en raison d’un siècle et demi  de domination britannique d’abord, américaine ensuite sur les plans politique,  économique, militaire et culturel. La langue du centre impérial, disséminée vers les   périphéries de l’empire en tant que langage du pouvoir, de la culture et de la   connaissance, ne sera pas seulement parlée par plus d’individus que les langues  indigènes et périphériques : elle transportera également une charge inconsciente de  pouvoir, une signification presque universelle selon laquelle ceux qui parlent et  écrivent dans cette langue savent davantage et ont davantage de contrôle que ceux qui   ne le font pas. » in Douglas Robinson, « Power Differentials », Translation and   Empire, op. cit.,  p. 35.

 

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instant que le système actuel évolue vers sa propre caricature, qu’on ne traduise plus du tout en anglais et uniquement à partir de l’an glais214. Dans un premier temps (avant que tous les habitants de la planète ne se mettent éventuellement à écrire dans la langue hypercentrale, l’anglais), les productions scientifiques centrales ou périphériques continueraient d’exister, mais sans communication entre elles, n’étant informées que sur la recherche en anglais ou traduite de l’anglais, tandis que la science en anglais perdrait de plus en plus de sources d’information et tendrait à s’appauvrir, appauvrissant du même coup les sciences « périphériques ». Autrement dit, la centralité exacerbée, dans son versant traductologique, constituerait non seulement un risque  po ur la divers  pour div ersité ité ma mais is aus aussi si un risq risque ue po pour ur la qua qualité lité mê même me de la science et, de façon plus large, un danger de disparition de l’ensemen cement mutuel des cultures du monde. Ces rappels étant éta nt effectué effectués, s, si on on peut dire comme Pascale Casanova que la traduction procède d’un « échange inégal » entre le centre et la  périphér  périp hérie, ie, il con convien vientt de pré préci cise serr que, d ’un côté, le cent centre re n ’est pas donné une fois pour toutes et que, de l’autre, cet échange inégal peut être, à terme, létal pour les cultures du centre. The very terms term s o f the « translation o f empire », in fact, mean that the  centre moves over the centuries from Athen s to Rome to Paris Paris to London   to New York, and the periphery at any given historical moment is  whateve wh ateverr outlying regions radiate ou outt fro m the current centre. centre. But the the  translatio imperii is above all an attempt to transcend that historical  

motion by thinking o f all successive cen centres tres as the cen tre — by treating treating   empire as a stable and universal phenomenon even in all its historical   change215.

214 Douglas Robinson, « Power Differentials », op. cit., ibidem. 215 « Le véritable sens de “translation de l’empire”, en réalité, est que le centre se   déplace durant les siècles d’Athènes à Rome, à Paris, à Londres, à New York, et que   la périphérie à tout moment historique devient les régions en dehors du centre habituel.   Mais la translatio imperii,  c’est surtout une tentative de transcender ce moment  historique en considérant considéra nt tous les centres succ success essifs ifs comme « le centre » - en trai traita tant nt  l’empire comme un phénomène stable et universel malgré tous les changements  historiques ». Eric Cheyfitz, The Poetics of Imperialism, Translation and Colonization

 

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 Nous avons (Ca (Calve lvett / Ose Osekiki-Dé Dépré pré,, 2002) souli souligné gné pré précéd cédemm emment ent que de la relation inverse entre la centralité d’une langue et le taux de traduction vers cette langue découlaient deux conséquences : - Le fait que les cultures cultures centrales sont les les pl plus us diffusées, ce qui est une évidence. - Le fait, fait, moins éviden évidentt oouu moins clairement pe perçu, rçu, que ces cultures centrales son sontt moins informées sur la production des cultures périphéri ques que l’inverse216 : c’est, encore une fois, le  p  paa r a d o x e d e la   langue source dominante.

Si nous quittons un instant le domaine littéraire pour revenir à celui des publications scientifiques, nous savons que les références à des sources en langues étrangères sont de 25% dans les publications américaines, entre 40 et 71% dans les publications européennes ou  japon  ja ponais aises es,, en entre tre 70% et 90% dans les pub publica lication tionss des pays en voie de développement217. Ce qui nous permet d’avancer un jeu de mots  bilingue  bilin gue jou jouan antt sur quotation  (en anglais « citation ») et  co tati ta tioo n : plus une langue est cotée dans le système gravitationnel et plus on cite des textes dans cette langue. Pour Johan Heilbron et Gisèle Sapiro, la traduction ne doit pas être analysée du point de vue de ses rapports au texte-source mais du point de vue de ses apports à la culture cible, dans « un espace de relations internationales, constitué partireux de l’ l’existence existence des États-nations et des groupes linguistiques liésàentre par des “rapports de concurrence et de riv rivali alité” té” »2 »2118, ce qui les rap rappro proche che à la fois des positi positions ons exprimées par Heilbron dans son article de 1999 et de celles de Casanova. Mais leur position appelle deux remarques :

- Leur référence aux États-na États-nations tions est un fait conjoncture conjoncturel,l, et l’exemple que nous venons d’évoquer de la succession de traductions du grec vers le syriaque, puis du syriaque vers l’arabe, puis de l’arabe vers le latin, n’a rien à voir avec cette notion contemporaine. Les indépendances des anciennes colonies ont certes donné naissance à des

 fro m the Tempest to Tarzan, New York, Oxford University Press, 1997.  from 216 Calvet / Oseki-Dépré, op. cit.,  p. 37. 217 Thomas Schott, « The world scientifi scien tificc community : globality globali ty and globali globalisati sation on »,  in  Minerva , 29, 1991, pp. 440-462. 218 Johan Heilbron, He ilbron, Towards a Sociology of Translation, op. cit.,  p. 4.

 

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DU POÉTIQUE

À L’INTERCULTURIU.

États, dont il est trop tôt pour affirmer qu’ils constituent des nations. Mais si l’on peut admettre que ces États doivent être une partie constituante de l’analyse des situations postcoloniales, cela ne signifie en rien que les flux de traduction et l’inégalité dont ils témoignent soient liés à l’existence d’États. - Les auteurs ne définissent pas vraiment ce qu qu’’ils entendent par « groupes linguistiques », syntagme que l’on peut prendre en deux sens différents, soit comme groupes de langues (les langues romanes, germaniques, sémitiques, etc.) soit comme X-phonies au sens où les a définies Calvet219.  Lann gue  La gu e e t C ul ultu ture re

Le travail de Pascale Casanova a donc le grand mérite de poser les questions traductologiques dans une dimension globale sans pour autant négliger les aspects proprement littéraires de la littérature traduite220. L’attention portée à la littérature la conduit sur les pas de Goethe et de la Weltliteratur qui, comme nous l’avons vu, se définit comme « un commerce d’idées entre les peuples, un marché mondial littéraire, sur lequel les notions échangent leurs trésors spirituels », comparable à un Weltmarkt.

de départ,d ’confortée paroùPaul Valéry,etest celui d’un la« seule mar chéL’idée », c ’est-à-dire « un espace circulerait s’échangerait s’échangerait valeur reconnue par tous les participants : la valeur littéraire »221. C ’est dans cette optique que la traduction acquiert un poids primordi primordial. al.

215 « Si nous considé cons idéron ronss que les langues lan gues en jeu (arabe, espag espagnol, nol, ffrançais, rançais, portugais) sont en quelque sorte solidaires dans le versant linguistique de la mondialisation (...), alors une politique linguistique commune à deux ou plus de deux Xphonies doit prendre en compte non seulement les langues définissant ces Xphonies (langues supercentrales) mais aussi celles qui gravitent autour d’elles (langues  centrales ou périphériques). » Louis-Jean Calvet,  Le Marché aux langues, langues,  Paris, Pion,  2000, pp. 195-202. 220 Voir La République République mondiale mondiale des Let Lettres tres,, op. cit. it. 221 Pascale Pas cale Casanova, Casanova ,  La République République mondiale des Lett Lettres res,, op. op. cit., cit.,  p. 27.

 

DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

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Selon Paul Valéry, en effet, dans « La liberté de l’esprit »222, la culture fonde un « capital », constitué par « des choses, des objets matériels, livres, tableaux, instruments, etc., qui ont leur durée  probable  pro bable,, leu leurr fra fragilit gilité, é, leu leurr pré préca carité rité de cho choses ses ».  Nouss savons  Nou savons,, en effet, effe t, qu quee dep depuis uis les Rom Romain ains, s, et c ’était l’un des objectifs de Cicéron, ce capital se constitue par l’importation, par la traduction, voire par l’imitation des modèles. C’est également dans ce sens qu’ont œuvré les poètes de la Pléiade au XVIe siècle, mais aussi tous les mouvements non seulement littéraires mais aussi politiques et économiques du monde. La langue, accessible grâce aux bilingues ou  polyglo  pol yglottes, ttes, est don doncc le moy moyen en pa parr leque lequell va se co const nstitu ituer er une des valeurs culturelles reconnues, la littérature. Héritière des positions de Pierre Bourdieu, Pascale Casanova tente ainsi, dans un premier temps, de définir les flux littéraires qui s’opèrent au moyen de la traduction, sur le plan international. La deuxième question importante qu’elle évoque est le rapport de tension entre les pôles conservateur et novateur qui caractérise toute littérature non plus à l’extérieur mais à l’intérieur de chaque aire culturelle. Dans un troisième temps, l’auteur analyse l’apparition de la littérature traduite sur la scène mondiale. Pascale Casanova part de l’hypothèse l’hypothèse - vraise vraisemblable mblable - que da dans ns l’économie mondiale, et quel que soit le nombre d’usagers d’une langue, des centres se constituent ppar ar l’ l ’accumulation du capital culturel et politique, du prestige de sa littérature et de sa culture et, d’après ses recherches, Paris s’ s ’est maintenu ju jusq squ’ici u’ici en quelque sorte comme « le centre du monde », concurrencé par Londres ou par New York. En désignant Paris, son hypothèse se démarque sur ce point de celle  propo  pr oposée sée pa parr Ab Abram ram de Swaan Sw aan2223 po pour ur qui une lan langue gue est d ’auta ’autant nt

 plus cen centra trale le q u ’elle est es t pa parlé rléee pa parr des loc locuteu uteurs rs non nationa nati onaux ux concernant la centralité des langues (ce qui est le cas de l’anglais) : Il y a donc une valeur littéraire littéraire attachée à certaines langues langues ainsi que des effets proprement littéraires, liés notamment aux traductions, qui sont

222 Paul Valéry,  Regards sur su r le monde actuel actuel,, Œuvres Œuvres,,  Paris, Gallimard, Bibliothè que de la Pléiade, tome II, 1960, p. 1090, 223 « The Emergent World Language system »,  International Political Scienc Sciencee   Review,, op  Review op.. ci cit. t.

 

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DU POÉTIQUE À L’INTEKCULTURKI.

irréductibles au capital proprement linguistique attaché à une langue, au  pres  pr estig tigee lié à l ’emplo ’em ploii d 'u n e la lang ngue ue dans dan s l ’univers ’univ ers scola sc olaire ire,, politi po litique que,, économique...2,,t

Cette valeur dépend de l’histoire de la langue, de la nation politique et de la littérature, laquelle s’élabore au travers la multiplicité de ses auteurs et des formes poétiques et narratives employées. A l’instar de De Swaan, toutefois, Pascale Casanova propose qu’on mesure la littérarité   (entendue comme puissance et prestige de la littérature) au nombre de médiateurs polyglottes qui la relayent (les éléments du champ culturel, éditeurs, critiques, chercheurs...) e t   au nombre de traducteurs littéraires qui la pratiquent. C’est ainsi qu’elle en vien t à proposer -Paris non pas les pays angl anglo-sax o-saxons - mais la cuFr France ance et vient particulièrement comme le centre de ons ce système ltltu u re rel l   mondial,, ce mondial centre ntre d’att d ’attraction, raction, centre de passage, centre de rayonnement rayonnement,, qu’elle estime supérieur à celui des autres capitales. Cela pour  plusieur  plus ieurss rais raisons, ons, liées non seu seulem lemen entt à la conc c oncent entrati ration on d ’artistes dans cette ville, mais également à l’hégémonie historique de la France (ses colonies, ses relations internationales) dont la langue (littéraire) et 1’État ont été intimement liés dès le départ, comme l’attestent les mouvements littéraires et leur travail d’accumulation littéraire par le  passéé (à la Renais  pass Ren aissan sance ce et aux pér période iodess cla classiq ssiques ues)2 )2225. Pascale Casanova rappelle à juste titre226 l’énorme rayonnement dont a joui la culture française entre le XVIe et le XIXe siècles. Sur une hégémonie politique est venue se greffer une hégémonie culturelle indiscutable : le capital culturel français, constitué depuis la Renais sance, à partir du décret de Villers-Cotterêts (1539), n’a pas cessé de croître et une grande partie de ce capital a été constitué par la traduction. Bien que méfiants à l’égard des traducteurs, les auteurs de

la Pléiade, à commencer par Du Bellay, se sont donné comme mission de traduire en dépassant (en « digérant ») les auteurs gréco-latins et italiens et si la traduction de Y Enéide Ené ide   faite par le poète illustre très  bien la poéti po étique que de Du Bel Bellay lay (au moye moyenn des pro procéd cédés és déf définis inis par la

224 Pascale Casanova,  La République mondiale des Lettres, Lettres, op op.. cit., cit.,  p. 33. 225 Voir Oseki-Dépré, Oseki -Dépré, Théories et pratiques pratiqu es de la traduction littéra littéraire, ire, op. cit., p. 24  et sq sq.. 226 Pascale Casanova,  La République mondiale des Lettres, Lettres, op op.. cit. cit.

 

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 Déé fen  D fe n s e )22 )221,  on peut dire avec Roger Zuber que la prose française est

née de la traduction pendant la période classique228 où de nombreux auteurs et latins ont été en traduits préceptes qui servaient il moulergrecs la langue française mêmeselon tempsdesque la traduction : « Un traducteur littéraire a deux fonctions : l’une de création, l’autre de vulgarisation. Sa tâche de truchement l’oblige à tenir compte de deux facteurs : son auteur et son public. Le public d’un traducteur attend de lui q u ’il lui fa facil cilite ite l’a l’accès ccès des gra grande ndess œuvres. œ uvres. »2 »2229 La grande gran de valeur, qui saura satisfaire à la tyrannie du lecteur est la « clarté », qui suppose un effort d’éclaircissement de la part du traducteur ; en fait, l’expression « la plus claire » sera l’expression « la plus belle », ce sera l’expression d’un D’Ablancourt, par exemple. Le en français s’estlangue ainsi réglée progressivement constitué en tant langue mais tant que par des usages et c’est tout que l’ensemble qui constitue la langue française, la langue de la francophonie. Par la suite, plus près de nous, non seulement la France a accueilli une forte proportion d’auteurs (français et étrangers) au cours des siècles, siècle s, mais elle a influencé gra grandemen ndementt la littérature étrangère, si l’on songe à la diffusion des idées révolutionnaires du XVIIIe siècle, ou celle des courants littéraires du XIXe siècle (Romantisme, Symbolisme, Parnassianisme, Réalisme, Naturalisme...) ou encore à la naissance de la Modernité en Europe et en Asie. Il est connu que, pendant ces siècles, les œuvres considérées comme universelles étaient traduites à   partir  part ir du frança fra nçais is (des « belles belle s infid infidèles èles »), ce qui a pro provoq voqué ué une forte réaction de la part des Allemands, l’une des motivations de leur révolution traductologique. Les littératures se définissent ainsi par rapport à ce centre : leur reconnaissance leur leu r confère la légitimité culturelle. C ’est dans ce cadre

que, tout en intégrant la traduction dans un processus de transferts culturels marqués par les rapports de domination d’une culture sur une autre, Pascale Casanova se propose d’analyser l’opposition proposée

227 Inès Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, op. cit.,   ibidem. 228 Roger Zuber,  Les Belles Infidèles et la formation formati on du goût classi classique, que, op. cit., cit.,  p. 335. 229 Roger Zuber, « L’art de la prose », op. cit., ibidem.

 

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DU POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

 par Antoin An toinee Berm Be rman an ent entre re litté littératu rature re hétéro hét éronom nomee et litté littératu rature re au auto to nome existant à l’intérieur de chaque champ littéraire230. si pourentre unepoésie littérature nationale (Herder), le lienunentre langue et Car, littérature, et « génie du peuple » s’avère instrument de ralliement identitaire, cette hétéronomie politiquement nécessaire et opportune à un moment donné va la mettre en situation « d’antagonis me »2 »2331 vis-à-vis de l’espace littéraire mon mondial. dial. Chaque champ culturel va se trouver ainsi peu ou prou divisé entre un espace « hétéronome » et un espace « autonome » qui essaye de dépasser les frontières nationales. Pascale Casanova pose une homologie entre les deux espaces : L’homologie entre l’espace littéraire international et chaque espace national est le produit de la forme même du champ mondial, mais aussi du processus de son unification : chaque espace national apparaît et s’unifie sur le modèle et grâce aux instances de consécration spécifiques qui permettent aux écrivains internationaux de légitimer leur position au  plan  pl an natio na tiona nal2 l2332.

C’est ici que la notion d’autonomie prend toute sa valeur dans la mesure où « les champs littéraires les plus anciens sont aussi les plus autonomes, c’est-à-dire les plus exclusiveme exclusivement nt voués à la littérature en elle-même et pour elle-même »233. Bien qu’ils soient liés, les espaces littéraires littérai res et les lesLe enjeux politiques quias’y s’tendance y manifestent sont relativement indépendants. champ littéraire à prendre sa propre autonomie vis-à-vis du politique et « à se constituer contre la nation et le nationalisme »234. C’est donc l’autonomie qui devient « l’un des

230 Dans Pour une critique des traductions : John Donne,  Antoine Berman cite son  intervention aux Assises de la traduction faite en Arles (1988) : « L’union, dans une   traduction réussie, de l’autonomie et de l’hétéronomie, ne peut résulter que de ce   qu’on pourrait pourrait appeler un un projet de traduction... », pp.. 76. Chez Pascal Pas calee Casanova, cette ce tte  République mond mondiale iale des L Lettr ettres, es, op op.. cit., cit.,  opposition est largement développée dans dans La République chapitre 3, « L’espace littéraire mondial », pp. 119-177. 231 Pascale Pas cale Casanova, Casanov a,  La Républiq République ue mondiale des Let Lettres, tres, op op.. cit., cit.,  p. 150. 232 Pascale Casanova,  La Républiq République ue mondiale des Lett Lettres, res, op. op. cit., cit.,  pp. 155-156. 233 Pascale Casanova,  La République mondiale des Lettre Lettres, s, op op.. cit., cit.,  pp. 124-125. 234 Pascale Casanova,  La Républiqu Républiquee mondiale des Let Lettres tres,, op. cit., cit.,  p. 124.

 

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 princ ipes qui ord  principes ordonn onnent ent l’espa l’espace ce litté littérair rairee mond mondial ial »2 »2335 et qui fai faitt que le littéraire aspire à « l’universel ». Dans ce sens, il faut considérer que non seulement les écrivains se situent à l’intérieur de leur propre champ mais, selon la place occupée  par ce derni de rnier er vis-à vis-à-vis -vis de l ’esp espace ace mon mondial, dial, ils vise visent nt à le conq conquéri uérir, r, et la traduction, nous l’avons compris, va y jouer un rôle primordial. Cela provoque un effet de retour du champ mondial qui se renforce grâce à « la constitution de pôles autonomes dans chaque espace national » : Autrement dit, les écrivains qui revendiquent une position (plus) autonome sont ceux qui connaissent la loi de l’espace littéraire mondial et qui s’en servent pour lutter à l’intérieur de leur champ national et subvenir les normes dominantes236.

Les exemples ne manquent pas. Le cas du Brésil est très éloquent si l’on songe à la Semaine d’Art Moderne (1922), qui a vu se confronter le courant coura nt « Verde-Amarelo Verde-A marelo », représenté par Monteiro Lobato (arborant les couleurs du drapeau, vert-jaune) au courant « Antropofa gia », représenté par Oswald de Andrade237. Plus tard, en 1955, le mouvement de la Poésie Concrète (Haroldo de Campos, Augusto de Campos, Décio Pignatari) s’est rallié à cette tendance, cosmopolite, ouverte et leurs propositions se sont toujours manifestées dans le sens de patrimoine la fois spécifique (parfois surlaleconstitution baroque) et d’un universel. Leursàtravaux ont englobé, dès leappuyé début, la création littéraire, la critique et la traduction des auteurs anciens ou modernes susceptibles de constituer, avec leur propre production, à la fois un patrimoine évolutif et un corpus universel. Pascale Casanova cite un grand nombre de cas d’écrivains étrangers ayant choisi Paris pour « fuir » leur pays, depuis Octavio Paz, jusqu’à

Gertrude Stein ou Samuel Beckett, en passant par Danilo Kis, Juan Benet ainsi que les écrivains issus des départements d’outre-mer et des

235 Pascale Casanova,  La République mondiale des Let Lettres tres,, op. op. cit., cit.,  p. 125. 236 Pascale Pas cale Casanova, Casanov a,  La République mondiale des Lettres, Lettres, op op.. cit., cit.,  p. 156. 237 Poète brésilien fondateur du mouvement moderniste du même nom en 1922,   auteur d’ Anthropophagie  Anthropophagie , Mémoires Sentimentales de de Joâo Miramar  et autres, traduits  en français par Jacques Thieriot, Paris, Flammarion, 1978.

 

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anciennes colonies (Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Rachid Boudjedra ou Tierno Monénembo). Certains de ces écrivains l’impression d’êtrefort invisibles dans témoigne ont Octavio Paz de façon éloquente : leurs pays, ce dont Gens de la périphérie, habitants des faubourgs de l’histoire, nous   sommes, Latino-Américains, les commensaux non invités, passés par  l’entrée de service de l’Occident, les intrus qui arrivent au spectacle de   la modernité au moment où les lumières vont s’éteindre. Partout en   retard, nous naissons quand il est déjà tard dans l’histoire ; nous n’avons   pas de passé, ou si nous en avons un, nous avons craché sur ses   restes238.

Dans les raisons invoquées par ces écrivains se trouvent les raisons  pol itiques,  politiqu es, morales mora les (la libe liberté rté par parisie isienne nne opp opposé oséee à la répr répressio essionn religieuse ou morale des pays d’origine) ou esthétique (les valeurs, les courants). Ces écrivains se sont fait mondialement connaître à Paris. Parmi de nombreux nom breux témoignages, pour confirmer la centralité de Paris, Pascale Casanova cite Beckett Becke tt pour qqui ui : « La peinture (...) (...) d’Abraham et Gerardus van Velde est peu connue à Paris, c’est-à-dire peu connue. » (Le monde et le Pantalon ). Ceci est valable non seulement  pour  po ur la littéra littérature, ture, mais pou pourr l’art en géné général ral (peintu (peinture, re, musique musique,, cinéma).  La tr traa d u c titioo n c om m e « lilittttéé r a r is isaa titioo n »

C’est dans ce cadre qu’il faut redéfinir la traduction, vecteur  princi  pri ncipal pal de l ’univer ’universal salisati isation on littéraire. Dé Défin finie ie po pour ur les besoin besoinss de sa démonstration comme : la voie d’accès principale à l’univers littéraire pour tous les écrivains  

« excentriques » : une forme de reconnaissance littéraire et non pas un   simple changement de langue, pur échange horizontal qu’on pourrait  (devrait) quantifier pour connaître le volume des transactions éditoriales   dans le monde, (...) (elle) est (...) l’enjeu et l’arme majeurs de la rivalité

238

Octa Octavvio Paz,  Le Labyrinthe Labyrinthe de la solitude, solitude,  cité par Pascale Casanova,  La   Républiquee mondiale des lett  Républiqu lettres, res, op op.. ci cit., t.,  p. 119.

 

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universelle entre les joueurs, une des formes spécifiques de la lutte dans l’espace littéraire international...239

Les littératures étant inégales, le transfert linguistique n’obéit pas toujours aux mêmes nécessités ni aux mêmes règles. Ainsi les cultures « dominées do minées » impo importent rtent plus qu’elles n’expor n’exportent tent de la littérature littératur e tandis tandis que les culture culturess « domin dominantes antes » sont traduites plus qu qu’e ’elles lles ne traduisent240. Chez les premières, la traduction est souvent œuvre d’auteurs, qui écrivent en même temps qu qu’il ’ilss traduis traduisent. ent. « Ils font connaître le centre (et ce qui a été consacré au centre) dans leur pays en traduisant la  produ  pro ducti ction on cen centra trale le »2 »2441. Ils contri con tribue buent nt ainsi à aug augme mente nterr le capi capital tal culturel de leur pays. Inversement, pour les pays dominants, la traduction sert à diffuser leur patrimoine culturel. Parallèlement, la traduction des œuvres appartenant à des cultures dominées dans des langues dominantes est plus qu’une simple opération linguistique : « c’est, en réalité, l’accession à la littérature, l’obtention du certificat littéraire. »242 La traduction est ici « un acte de consécration qui donne accès à la visibilité et à l’existence litté raires » (...) (...),, une « littérarisa littér arisation tion », c ’est-à-dire est-à-dir e un ensem ensemble ble de transformations par lesquelles l’œuvre traduite accède non seulement à une langue de prestige mais aux « canons » de cette langue, ce qui rejoint les propos d’Antoine Berman qui y voit une entreprise ethnocentrique. Nous pouvons évoquer ici le da casnsdes pays, comme la Bulgarie, Bulgari e, qui traduisent leur propre littérature dans le but de la diffuser à l’étranger. Selon Pascale Casanova, la littérarisation relève d’une véritable métamorphose. La L a traduction peut suivre diverses étapes dans le cas de l’auteur en quête de reconnaissance : de l’auto-traduction à la traduction en passant par la traduction assistée par un collaborateur. Parfois, un auteur décide décid e dd’’écrire directement directem ent dans la langue à traduire, c’est le cas d’Hector Bianciotti, Milan Kundera, Gao Zheng Xing sans

 parle  pa rlerr de Na Nabok bokov, ov, Ci Ciora orann ou Strindb Str indberg erg et autres. Nous préf préféro érons ns ne

Républiquee mondiale mondiale des Lettres, op op.. cit., cit.,  pp. 188-189. 239 Pascale Pasc ale Casanova, Casan ova,  La Républiqu 240 Au Brésil, 60% de la production pro duction littéraire lit téraire est constitué de traduction tr aduction ; en Grèce, 40% ; en France et en Allemagne, 11% ; dans les pays anglophones, 3%. 241 Pascale Pasca le Casanova, Ca sanova,  La République mondiale des Lettr Lettres, es, op. op. cit., cit.,  p. 190. 242 Pas Pascale cale Casanov Ca sanova, a,  La République mondiale des Lettres Lettres,, op. op. cit., cit.,  p. 191.

 

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DU POÉTIQUE À L’iNTURCULTURLsl,

 pas inc inclur luree Bec Beckett kett dans cette ce tte caté catégorie gorie,, com comme me le fait Pascale Pas cale Casanova, pour lequel écrire en français fait partie de son programme esthétique. Envisageant la question d’un point de vue des  D e s c r ip titivv e T ran ra n sl slaa  tio  ti o n S tud tu d ie iess  (point de vue sociolinguistique), nous considérerons ici le français comme la langue d’accueil des traductions de littératures étrangères, mais, avant tout, comme la langue de la traduction du dominé vers le dominant, régie par une série de présupposés : elle n ’est pas seulement la langue vernaculaire mais aussi tout un ensemble de valeurs idéologiques, voire politiques qui en assurent (ou en ont assuré) la suprématie. Cela suppose une image, un modèle de langue et de littérature qui s’avère, par surcroît, être un modèle de classe243.  Nietzsch  Niet zsche, e, en 1882, dans le Gai Savoir   ne dit-il pas : On peut juger du degré de sens historique que possède une époque d'après la manière dont elle fait des traductions et cherche à s'assimiler les époques et les livres du passé. À l’époque de Corneille voire à la Révolution, les Français se sont appropriés la Rome antique d’une façon dont nous n’oserions le faire longtemps (...) Et quant à l’Antiquité romaine elle-même : avec quelle violence et quelle naïveté à la fois ne mit-elle pas la main sur tout ce que l’Antiquité hellénique plus ancienne avait d’excellent et d’élevé ! (...) (...) non point avec le sentiment d’un larcin, larcin, mais avec la parfaite bonne conscience de Y Imperium Rom anum 2U.

Ici entre en jeu une nouvelle considération. Les études menées sur les traductions des œuvres hispaniques, par exemple, montrent clairement - sel selon on les les mêmes critè critères res - que si la traducti traduction on est un moyen de reconnaissance littéraire pour la littérature périphérique (à traduire), elle se fait dans la plupart des cas selon les critères et modèles  se  seco cond ndai aire res™ s™55.  L’analyse de Laurence Malingret, effectuée au moyen de l’application d’une grille descriptive sur une soixantaine

de titres en provenance de la littérature espagnole et hispano-améri-

243 Voir Voi r Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire,  Paris, Fayard, 1982. 244 F. Nie Nietzsc tzsche, he,  Le Gai Savoir, Savoir,  Paris, Gallimard, 1967, p. 99. 243 Laurence Laure nce Malingret, Maling ret, Stratégies de la traduction hispanique en France, op. cit.,  en particulier les chapitres 4 et 5, pp. 63-146.

 

1)11 POÉTIQUE À L’INTERCULTUREL

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eaine, tente d’établir la stratégie globale des traducteurs français, hommes et femmes de prestige, animés par une haute idée de la littérarité française. L’auteur se donne pour buts : de délimiter la  proportion  propor tion des œuv œuvres res his hispan paniqu iques es trad traduites uites en Fra France nce ; d ’éva évalue luer  r  I impact impac t de celles-ci celle s-ci su surr la littérature français françaisee (se laisse-tlaisse-t-elle elle absorbe absorberr  par le syst systèm èmee d ’arr arrivé ivéee ou bie bienn y introd int roduituit-ell ellee des élém éléments ents exo exoti ti ques, voire étrangers étrangers ?) ; de caractériser ll’’évolution de sa réception par rapport au binôme centre / périphérie. Parmi les procédés traductifs les plus courants observés dans son corpus de textes, Lauren Laurence ce Mali Malingre ngrett pointe : les a  ajo jouu ts  (commentaires,  précisio  préc isions) ns) ; Vexplicitation   (paratexte, préfaces, notes, quatrièmes de couverture, introduction de l’éditeur), qui se manifestent à travers un discours de renforcement ou un discours de justification de la réécriture, dont l’objectif est de situer traducteur et éditeur dans le système littéraire français. La  su p p re ress ssio ionn   a souvent comme but d ’éviter la redond redondance, ance, ce qui tend à m montrer ontrer qqu’« u’« écrivains et traducteurs ne partagent pas les mêmes critères de réussite formelle ». Le système littéraire français étant peu accueillant, la  tr  traa n s c r ipti ip tioo n    permet  perm et de fran fr ancis ciser er noms nom s de lieu lieux, x, mots intr intraduis aduisible ibles, s, titres. L ’aute ’auteur ur analyse avec bienveillance Y ada ptation,   procédé à la fois fustigé et omniprésent : si le traducteur cherche à produire les mêmes effets ou à rendre son texte plus explicite, il adapte (recrée) des formulations (jeux de mots, onomatopées, interjections) - cette solut solution ion est toutefoi toutefoiss assez rare de nos équivalences,   l’auteur note chez les traducteurs une En examinant examina nt lesjours. tendance à élever le niveau de langue, à éviter les répétitions ou à  procéd  pro céder er à la  m  moo dula du latition on..  Ces procédés touchent aussi bien les catégories grammaticales que l’organisation de la phrase (la coordina tion à la place de la subordination, par exemple) et intègrent les  préfére  pré férence ncess du sys systèm tèmee fra frança nçais is par une réé réécr critur ituree visant à obt obteni enirr la transparence du se sens ns.. Ainsi, les Français ont tendance à réorganiser les

« constructions enchevêtrées », « tortueuses », « baroques », trouvées  princi  pri ncipa palem lemen entt dans les texte textess lat latinoino-am améric éricains ains,, afin d ’obten ’obtenir ir un « allègement stylistiquesyntaxiques ». À ceciet s’ajoute leu leurr auvolonté de faire coïncider les séquences sémantiques travers d’ajouts, substitutions, suppressions, qui concernent les mots-outils, les déterminants, le verbe. Nous avons ici la confirmation du fait que les traducteurs français traduisent selon une image (ou un modèle) qu’ils

 

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ont de la littérature, image façonnée par les siècles, impliquant l ’homogénéisation, la clarification, l’ennoblissement de la langue langue autant de critères établis depuis Étienne Dolet et les traducteurs du XVIIe XV IIe siè siècle cle2246 - ce qui fai faitt de la trad traduct uction ion plus un moye moyenn de conservation des canons littéraires et culturels que d’ouverture et d’innovation. Ainsi, suivant un « instinct d’homogénéisation et de rationalisa ratio nalisation tion », les traducteurs, traducte urs, en ta tant nt que premiers lecteurs et interprètes, cherchent à obtenir un texte plus cohérent, articulé avec une grande rigueur, dont la lecture par le public sera plus aisée. De ce fait, même si on peut considérer avec Pascale Casanova que la « valeur » marchande en quelque sorte d’une œuvre littéraire dépend de la langue dans laquelle elle est écrite et qu’une traduction vers une langue centrale accroît la valeur d’une œuvre rédigée au départ dans une langue périphérique, cet apparent renforcement de la langue dominante (ou centrale) ne va pas sans dangers e t   pour la langue centrale e t  pour la littérature traduite. En fait, ce qu’Ant qu ’Antoine oine Berman nomme les tendances déformantes de la traduction ethnocentrique renvoie, dans cette problématique, à des  str  s traa té g ie s  de littérarisation littérarisa tion : « L Laa série des opérations de transmu transmutation tation et de traduction des textes littéraires représente une sorte de gamme de stratégies linguistico-littéraires, un continuum de solutions permettant d’échapper au dénuement et à l’invisibilité littéraires. »24? Finalement, la tâche (Benjamin) du traducteur se trouve(Venuti), ainsi totalement modifiée. De transparent ou invisible le traduc teur en vient à occuper une place tout à fait remarquable. C’est grâce à Valéry Larbaud, pour nn’’en citer qqu’un u’un exempl exemple, e, que Joyce, Faulkner Faulkner,, Butler, Gomez de la Sema sont devenus des auteurs accessibles et connus en France et dans le monde. Le traducteur, véritable alter-ego de l’auteur le consacre, parfois avec son aide. D’un autre côté, ce que ne dit pas assez Pascale Casanova, c’est que si le transfert littéraire via la traduction permet à la fo fois is ll’accroissement ’accroissement

246 Voir Inès Oseki-Dépr Ose ki-Dépré, é, Théories et pratiques pratique s de la tradu traduction, ction, op op.. cit., cit., pp. 24-25. 247 Laurence Malingret Ma lingret caractérise car actérise les diverses diver ses stratégies analysées dans son ouvrage selon la terminologie bermanienne (ennoblissement, homogénéisation, etc.) sans toutefois citer ses sources, in Stratégies de la traduction hispanique en France,  op. cit., ibidem.

 

li n PO POÛT ÛTiQ iQUB UB À L ’ iN'iiiKc:ni;n)K U L

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ilti patrimoine culturel de la culture d’accueil (qui n’est pas forcément lu culture dominante) et la consécration de la littérature dominée, le i hoix du traducteur pourra entraîner comme conséquence le maintien îles formes les plus traditionnelles (secondaires) de cette littérature et son rôle consistera exclusivement à renforcer la tradition de la culture dominante. La responsabilité du traducteur est bien plus grande que l’on suppose, quoi qu’on puisse penser de son humble anonymat.

 

Tr o i s i è m e   p a r t i e

ÉCLAIRAGES

 

1.  I   nn t

r o d u c t io n

Cet ouvrage serait resté incomplet inco mplet sans quelques prolongements ver verss la pratique. Pratique qui se veut issue de notre réflexion théorique, non  plus sur le « com commen mentt trad traduir uiree » mais, dans les ter terme mess del deleuz euzien iens, s, sur les lignes de fuite que le penser du traduire benjaminien induit. Ainsi, l’une des contributions majeures du penseur allemand concerne les variations traductives dans le temps. Pour Walter Benjamin, en effet, dans les traductions « la vie de l’original, dans son constant renouveau connaît son développement le plus tardif et le plus étendu »248, en d’autres termes, la traduction permet, au travers des transformations de la langue (de l’original et de la sienne), non seulement la survie de l’original, mais une lecture toujours nouvelle de celui-ci. La langue de l’original se transforme, « la tonalité et la signification des grandes œuvres littéraires se modifient totalement uvec les siècles », de même que se transforme celle du traducteur. La question de la retraduction, en fonction de ce que Hans Robert Jauss postulera bien plus tard comme « horizon d’attente », est ainsi  posée. Ce qui a com comme me co cons nséq éque uenc ncee qu qu’’une trad traduc uctio tionn déf défini initiv tivee est impossible, que tout grand texte connaîtra à différentes époques une traduction qui le renouvellera et qui tombera à son tour dans l’oubli. De ce fait, la situation paradoxale pour le traducteur est de prendre à son ce que sa langue peutpar dire cette de l’original. En la même temps, tout époque en renouvelant l’original captation, traduction connaîtra sa fin : « Alors que la parole de l’écrivain survit dans sa  propree lang  propr langue, ue, le dest destin in de la plus gra grande nde trad traduc uctio tionn es estt de dispar dis paraîtr aîtree dans la croissance de la sienne, de périr quand cette langue est renouvelée. »249 Afin d’illustrer cette proposition, nous proposons deux lectures dont la première est celle d’un fragment de l 'Énéide,  que des traducteurs

 Myth ythee et vi viol olen ence ce,, op. cit.,   p. 261. 248 Walter Benjamin,  M

249 Walter Benjamin,  My  Mythe the et viole vio lenc nce, e, op. cit. cit.,,  p. 266.

 

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Éc

l a i r   A( ins in s

 pen dant des siècles  pendant sièc les et selon les canons can ons de leurs époque épo quess ont contribué contri bué à maintenir vivante en français. La question de la retraduction du grand texte sera abordée ensuite,  par une deuxiè deu xième me lecture, à parti p artirr d ’une compara com paraison ison en synchronie sync hronie de diverses traductions du Qohélet.  En effet, plus une œuvre est de haute qualité, plus elle reste, « même dans le plus fugitif contact avec son sens, susceptible encore d’être traduite »25°. La méthode que nous avons utilisée qui consiste en l’examen du texte (la traduction) et des  paratextes  para textes perme per mett à la fois de définir déf inir l ’horizon horiz on à partir pa rtir duquel duque l les traducteurs ont traduit et l’adéquation entre leur projet et réalisation du  projet. Il ne s’agit s’ag it en aucun auc un cas ici de juger jug er de l’efficace l’effic ace ou de la valeur des résultats, mais plutôt de rendre hommage à des traducteurs dans l’accomplissement de leur tâche.  Notre troisièm trois ièmee propositio prop osition, n, aporétique, aporé tique, vise à dépass dép asser er la question questi on de l’effacement l’effacement du tradu traducteur. cteur.Allan Walter W alter Benjamin a traduit Baudelaire et Baudelaire a traduit Edgar Poe. Une importante question se je c titivv ititéé   du dégage ici et mérite d’être examinée et concerne la  su b jec traducteur. Que le texte traduit ne puisse pas être retraduit à son tour (« Des traductions, en revanche, se révèlent intraduisibles, non parce que le sens pèserait sur elles d’un trop grand poids, mais parce qu’il les affect aff ectee de faço fa çonn beau be auco coup up trop fugitiv fug itivee >>251) est disc d iscuta utable ble.. Mais nous pensons, comme Antoine Berman et Henri Meschonnic, que la grande traduction relève de l’écriture et que la subjectivité du traducteur y trouve son compte.  Nous propos pro posons ons donc des analyses analy ses qui, sans prétend pré tendre re dépass dép asser er la dépendance irréductible du traducteur à son époque ou au seul contexte, montreront la compatibilité (ou incompatibilité) entre l’original (sa visée, son intentio) et la visée de la traduction, parfois à son insu.  Notre quatriè qua trième me contribut cont ribution, ion, enfin, offre une réflexion réfle xion sur la relation entre le traducteur et sa « folie ». Ce faisant, nous ne nous écartons pas de notre programme en rendant hommage à celui que Walter Benjamin considérait comme le plus grand traducteur de tous les temps : Hölderlin.

 Mythe the et vi viol olen ence ce,, op. cit.,   pp. 274-275. 230 Walter Benjamin,  My  Mythe the e t vi viol olen ence ce,, op. cit.,   p. 275. 251 Walter Benjamin,  My

 

2.

V i s a g e s   d e   V i r g i l e

Pour propos le nôtre, Homère fait I ulïaire. ulïai re. leAux côtésquideest Virgile, en effet, eff et, cesaurait deux tout auteurs auteuaussi rs ontbien connu, connu, lout au long des siècles, différents visages français selon qu’ils s’adressaient à la cour de François Ier ou à celle du Roi Soleil. De même, Homère et Virgile ont été souvent présentés non seulement au moyen de la traduction, mais aussi au moyen de l’imitation, de la  parodie ou de la citation. citatio n. En ce qui concern con cernee Homè Ho mère re en particulier, partic ulier, il u été et reste la référence des plus grands auteurs de l’épopée moderne (Joyce, Pound, Haroldo de Campos), même si Virgile par ailleurs a ir g ililee  de Hermann Broch. Dante, dans inspiré la très belle  M o r t d e V irg  Div ivin inee C o m é d ie ie,, les cite tous les deux, condamnant l’aède grec aux sa  D linfers mais promettant au pieux Énée l’accès au Paradis. Le contraste et la complémentarité de ces deux grands fondateurs de la littérature occidentale ont été l’objet de nombreuses discussions, notamment chez les auteurs classiques français. À cette époque, on  préférait  préfé rait Virgile Vir gile à Hom H omère ère pour po ur l ’exemp exe mple le de condui con duite te qu’il qu ’il offre dans son aventure et à côté duquel Homère paraissait « trop humain ». L’intérêt que nous portons à Virgile provient d’une part du grand nombre de traducteurs qu’il a connus dans le monde et, dans le cas qui nous intéresse, en France (plus d’une centaine de traductions), mais aussi de ce que l’auteur latin se prête, encore à notre époque, à davantage de controverses enrichissantes pourtout la question de la traduction littéraire, voire pour la littérature court. L’aspect  poétique  poét ique de son entrep ent reprise rise suscite susc ite encore enco re en cette cet te deuxiè deu xième me moitié moiti é du siècle des débats passionnés passion nés bien b ien qu’ qu ’Homère Hom ère soit so it plus « spectaculare »252.

252 Voir Voir l’Ex l ’Expositi position on à Par Paris, is, Petit Petit Palai Palaiss : l ’Europe au ttemps emps d ’Ulysse  (octobre  1999).

 

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ÉCLAIRAGES

Quelques mots sur  /’Enéide

L 'Énéide  de Virgile (Publius Vergilius Maronis, né à Mantoue en l’an 70 av. J.-C.) est sans doute l’un textes les plus représentatifs que l’Antiquité a laissés, qu’en poètelaaméricain Ezra Pound dans nous l’anecdote qu’il quoi raconte. En dise effet le et pour petite histoire, à Virgile, Pound Po und préfère pré fère Homè Ho mère re dont don t le héros lui paraît « très humain » et descendu « tout droit des tapisseries ». Il raconte à ce  propos une anecdo ane cdote te qui met me t en scène le poète poè te W. B. Yeats, raconta racontan» n» à son tour une histoire : Un brave homme de marin avait décidé d’étudier le latin. Son   professeur lui fit essayer du Virgile ; après un grand nombre de leçons,   il lui demande ce qu’il pensait du héros. - Quel héros ? demanda le marin marin.. - Com ment quel héros héros ? M ais Énée, voyons, Énée le héros héros.. - Ac h, expliqua le marin, marin, lui uunn héros ? Pardieu, Pardieu,  j  j'' croyais qu’ c’était  un curé...253.

pius   Pound se fonde sans doute sur le sens aigu du devoir chez le pius   Aen  A eneu eus, s,  qui reflète la personnalité de son auteur et dont Sainte-Beuve ne cesse de dire qu’il était timide, qu’il fuyait la foule et si l’on en croit les grammairiens, « rougissait pour un rien »254. Il n’en demeure pas moins que Virgile, en acceptant d’écrire l’épopée de Rome pour Auguste, a su élever la littérature latine à son  pointt culminant.  poin culm inant. Sainte-B Sain te-Beuv euvee va jusq ju squu ’à dire q u ’« à dater dat er de Virgile, les Romains ont droit de croire qu’ils sont en effet dispensés d’Homè B ucol oliq iquu es re ; ils ont leur prince des poètes à eux »25S. Après les  Buc

 AB B C de la lect le ctur uree, Paris, Gallimard, 1966, p. 38. 233 Ezra Pound, Pound,  A 254 « Il est de ceux que la foule effraie loin de les inspirer, et l’on dit qu’à Rome,  où il venait rarement, s’il se voyait remarqué, suivi dans les rues, il se dérobait vite  et entrait dans la première maison », plus loin, « mais, de quelques traits pourtant   qu’ils [les grammairiens] nous ont transmis et qui s’accordent bien avec le ton de  l’âme et la couleur du talent, résulte assez naturellement pour nous un Virgile timide,  modeste, rougissant, comparé à une Vierge, parce qu’il se troublait aisément,  s’embarrassait tout d’abord, et ne se développait qu’avec lenteur. » Sainte-Beuve,    Étude  Étu de sur su r Vir Virgil gile, e,  Paris, Gamier Frères, 1857, p. 51.  Etud udee su surr V irg irgile ile ,  op. ci cit., t.,   p. 81. 255 Sainte-Beuve,  Et

 

iVl-AIRAUBS

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(.37 av. J.-C.), les Georgiques  (28 av. J.-C.), où il manifeste déjà ses  préocc  pré occupati upations ons en faveur fav eur de la paix pai x et son admiratio adm irationn pour po ur la nature, 1 linéide,   son poème national en 12 chants (plus de 10 000 vers en hexamètres dactyliques), a été publié vraisemblablement dix ans après nu 

mort, survenue autour de 19 av. J.-C.  La lé légg e n d e

La légende des origines de Rome parle d’un prince qui, après la  prise de Troie, Tro ie, est envoyé env oyé par les dieux die ux en Italie Ital ie pour po ur construi con struire re les  bases  bas es d ’une future futu re cité. Dans la version versio n virgilicnne virgili cnne,, en chemin, chem in, il s’arrête à Carthage où il rencontre la reine Didon, puis se dirige vers Actium où s’engagera la bataille entre Octave et Antoine. Au Latium, il se présente devant le roi du pays, doit se soumettre à la jalousie des ilieux qui lui sont opposés et épouse Lavinia, la fille du roi. En fondant Rome, Énée réconcilie les Romains avec la culture grecque, les hommes et les dieux entre eux. C’est du mariage d’Énée avec la reine du Latium que naîtront un jour Romulus et Remus, après  Numitor, père pèr e de Rhea Rhe a Silvia, leur leu r mère mè re et épo épouse use de Mars. Mars . Le même Sainte-Beuve, en parlant de la technique narrative épique, lrouve dans l’épopée latine des points communs avec celle d’Homère  parmi lesquels, lesqu els, l’aspec l’as pectt de la narra na rration tion « sévère, sévè re, élevée éle vée,, ornée, grave grav e et touchante, faite pour exciter l’admiration avec charme et pour émouvoir les plus nobles puissances de l’âme »256. Dans un propos que rejoindra Pound, il y voit « un heureux mariage entre poésie et histoire, religion, de la postérité ». patrie, humanité, famille, culte des ancêtres et respect René Martin257 nous rappelle que l’on a souvent, dès l’Antiquité  Il iadd e   : six même, défini YÉnéide  comme une Odyssée  que suivrait une Ilia Ody ssée,   livres d’aventures, puis six livres de combats. Comme dans Y Odyssée, l’action commence in médias res.  L’épisode que nous évoquerons ici se trouve au chant IV, imaginé par Virgile, et dans lequel on assiste à la séparation du héros d’avec la reine de Carthage, qui, désespérée, succombera.

2,6 Sainte-Beuve, préface,  op. cit.,  p. 45. "7 Réné Martin Martin,, « Énée et Didon dans la cultu culture re européenne »,  Europe, numéro sur  Virgile, janvier-février 1993, p, 75.  

142

ÉCLAIRAGES

Dès lors, si, tout comme Homère, les renseignements botaniques,  juridiqu  jurid iques es,, relig religieux ieux,, agric agricoles, oles, et autre autres, s, cont contenus enus dans son œuvre, sont parfaitement justes, en accord avec les informations fournies par des « spécialistes » de l’époque, le génie de Virgile s’est manifesté, entre autres, dans la création d’un mythe qui allait devenir célèbre : le mythe du e héros entre l’amour et héros le devoir et ,où« dép chaque  per  person sonnag nage arb arbore orepartagé les qual qualités ités pro propre press aux épiq épiques ues, dépour our vus) de hiatus... il(s) porte(nt) à leur plus haut degré les qualités  p u lc lchh e rr rrim im u s, p iu s (le plus beau, pieux), requises par l’action »258, lui pu elle infelix  (malheureuse). Il est intéressant d’insister par ailleurs sur la construction de YÉnéide,  qui offre des points communs avec des textes de la moderni té : ainsi dans son aspect à la fois fragmentaire et polyphonique qui fait du texte une suite de tableaux cohérents et juxtaposés. Presque mille ans après Homère, Virgile nous introduit à une poétique qui ne fera que se développer et qui justifie, sans doute, qu’on s’y intéresse toujours.  Les  L es v i s a g e s d e V ir irgi gile le :

Selon René Martin, spécialiste et autre traducteur de Virgile, avant le XIIe siècle, l’épisode amoureux disparaît pour ne réapparaître dans  Rom om an d ’Enea En eas, s,  une la littérature européenne, en France, qu’avec le  R adaptation qui lui accorde une place centrale. Le poète (anonyme) s’inspire de Térence et d’Ovide pour introduire le thème de l’amourmaladie. Il procède à une « humanisation du personnage de Didon, il le montre pardonnant à Énée au lieu de le maudire comme chez Virgile, et à qui il prête, des sentiments de douleur, de douceur et de repent rep entir, ir, d ’une to tona nalit litéé aauth uthen entiq tique ueme ment nt cchré hrétie tienne nne »25£>. A la mê même me époque on voit paraître deux autres textes, anonymes mais de langue  aria ias. s.   latine et à caractère lyrique : ce sont deux lamentos,  ou deux  ar Puis, à la Renaissance paraît pa raît un commentaire en forme de dialogue, dialogue, les  Dis  D ispp u ta tatitioo n e s c a m a ld lduu le lenn se s  de l’humaniste Cristoforo Landino qui, dans les quelques pages qu’il consacre à la légende (ou au mythe) d’Énée et Didon, souligne le double statut de Didon, à la fois reine et

 École ole de deseuropéenne s Lett L ettre res, s,  n. »,   E Énuéide 258 Madelénat, cité par Anne dans Vidau,la Éc 4 ( Énéid  Eu ro pet,, Virgile). op. cit., cit .,  259 Daniel René Martin, « Énée et Didon culture p. 75.

 

Éc

l a ir a g e s

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amoureuse ; il opère, selon les termes de René Martin, la synthèse des deux images de la Phénicienne, la vertueuse et l’impudique. Énée, de son côté incarne le héros « chevaleresque » avec sa noblesse de caractère et son sens du devoir. Donc avant même la Renaissance et de la Renaissance jusqu’à notre siècle (entre 1510 et 1912), cet épisode a connu un grand nombre de variations. Tantôt sous forme de tragédie, tantôt sous sa forme lyrique, on peut compter, avec René Martin, cinq versions pour le domaine espagnol, huit pour le néerlandais, onze pour l’italien, treize pour l’anglais, quinze pour le français, et vingt pour l’allemand (où les amants de Carthage survivent plus longtemps que partout ailleurs), sans oublier cinq pièces néo-latines, une ital italienne, ienne, et une russe - en tout quatre-vingts pièces. Le critique note également la présence de l’épisode l’épisode virgilien dans le domaine pictural qui compte une soixantaine soixantaine de tableaux ayant comme sujet le dénouement fatal du chant IV, parmi lesquels on peut inclure les très belles toiles de Tumer qui se trouvent  Ret etoo u r  à la Tate Galery, à Londres. Selon Jean-Marie Domenach dans  R  du tr traa g iq iquu e 260,  le thème qui va nourrir le genre tragique est celui de « la culpabilité de l’innocence  », thème central dans l’épisode. En France, durant la période classique, si l’on met à part les citations du texte de Virgile par les auteurs français (Racine, Voltaire et d’autres), il faut ajouter que les XVIIe et XVIIIe siècles ont connu  paa r o d iq u e s   de un nombre très important d’imitations et d’adaptations  p YÉnéide   - sans dout doutee par raillerie vi vis-à-v s-à-vis is dd’’un héros si vert vertueux ueux  parmii lesq  parm lesquel uelles les on po pourr urrait ait ci cite terr la paro parodie die du Ma Maréc réchal hal d ’Anc Ancre re ir gile le   (1617, Paris), celle de Mamiolles, à la même époque,  Le V irgi  tr a v e s ty en v e r s b u rl rlee sq u e s  de Scarron (livres I-VII, 1648-1653),  L  L'A 'A e n éï éïdd e tra tr a v es estitie, e, lilivv re q u a tr trie iesm sm e co n ten te n a n t les le s a m o u rs d ’A é n é e e t   de D id o n  d’Antoine Furetière (1649),  L ’E nf nfer er b u rle rl e squ sq u e ou le S ixie ix iesm smee   d  dee l ’E n éi éidd e tr traa v e s titiee ... .. . le to touu t a c c o m o d é à l ’h isto is toir iree du tem te m ps, ps , CMCPD

(probablement des frères Perrault, Angers, 1649), la traduction en vers  L a G u e rre rr e d ’É née né e en Ita It a lie li e , en v e r s   burlesque  burle squess de Du Dubre bresno snoyy (16 (1649 49), ),  La  burl  bu rles esqq ues, ue s, a p p r o p r ié e à l ’h is isto toir iree du temp te mps, s,  de F. Le Cointe (1650), L 'Aénéide de Virgile en vers burlesques de Georges de Brébeuf (1650), Virgile Virgi le gogu enard ou le Douxième Douxième livre de l ’Enéide travesty de Claude  Did idon on,, p o è m e h é roïq ro ïquu e  de M. St Ouen de la Petit-Jehan (1652),  D Douespe (1745). Au XIXe siècle, surgit un Virgile en France ou la  R etou ou r du tragi tra giqu que, e,   Paris, Seuil, 1967. 26C Jea n-M arie Dom enac h,  Ret  

14 4

ÉCLAIKAGUS

 Noo u v e llllee Énéi  N Én éide de,, p o è m e h é ro ii-cc o m iqu iq u e en s tyle ty le fra fr a n c o -g o th iqu iq u e ,  fait

 par le Plat Pl at du Te Temp mple, le, à com compte pte d ’auteur (1 (180 8077-18 1812 12). ). Bien de ces  parodies  parod ies pré prése sente ntent nt un car carac actère tère ne nettem ttemen entt licencie licencieux. ux. Un rapide examen d’un extrait du chant IV de YÉnéide,   dans les traductions de Du Bellay (XVIe siècle), de Delille (XVIIIe siècle) et de Klossowski (XXe permettra  pho  phoses ses subie subies s pa parr siècle) ce grand tex texte2 te2661.au lecteur d’apprécier les métamor  auxx X VIe VI e et e t XVIII XV IIIee siè s iècc le s L’Énéide  au Joachim Du Bellay (1522-1560)

Jacques Delille (1738-1813)

Mais ce pendant, Didon fiere & terrible 

La reine reste seule. Alors de son in  juree  jur Pour le remords de son conseil horrible,  L’affreux ressouvenir aigrissant sa  blessure Tournant des yeux la prunelle sanglante   Deçà, delà ; & sa jôe tremblante  Entre-tachée, avec’ pasle couleur,  Signe mortel de son prochain malheur : Aux lieux secrez entre par violence, Et en fureur sur la pyle s'eslance : Ou le Troien glayve elle a desgainé,   Qui ne feut pas à telle fin donné. Puis avoir veu les Troiens vestemens,  Et de son lict les congnuz omemens,

Dans l’accès violent de son dernier  transport Tout entière livrée à ses projets de  mort, Roulant en traits de feu ses prunelles   sanglantes, Le visage livide et les lèvres tremblan tes, Les traits défigurés, et le front sans   couleur, Où déjà de la mort s’imprime la pâ leur, Vers le fond du palais Didon désespé ré réee Précipite en fureur sa démarche égarée,  Monte au bûcher, saisit le glaive du  héros, Ce glaive à qui son coeur demande le  repos, Ce fer à la beauté donné par le coura ge, Hélas ! et dont l’amour l’amour ne ne prévit point  l’usage. Ce lit, ces vêtements si connus à ses  yeux,

261 Le texte te xte latin se trouve à la page 43 du présent ouvrage.  

ÉCLAIRAGES

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Toute esploree & lente sur sa couche,  Ses derniers moz fist sortir de sa bou che : Douce despouille, alors qu’il feut per mis Par les Destins & par les Dieux amys,  Reçoy ceste ame, & de tant de soucy  Deslie moy. J’ay vescu jusq’ icy, Et de mes ans le cours ay révolu  Tel que Fortune ordonner l'a voulu.  Ores de moy la grand’ idole errante  Sera bien tost sou’ la terre courrante  Une cité j’ay fondé de ma main : J’ay veu mes murs : j’ay dessu’ mon  germain Vangé le sang & la mort doloreuse  De mon mary. Heureuse, ô trop heu reuse ! Si des Troiens les navires fuytives   N’eussent jamais abordé sur noz ri ves. » Ainsi parla : & sur la couche aymée  Ayant les yeux & la bouche imprimée :  « Mouron’- nous donq’ d’une mort si  cruelle Sans nous vanger ? mais mouron’ (ce  dist elle). Ainsi, ainsi il me plaist de mourir, Et promptement sou’ les ombres courir.  Ce fier Troien bien loing dedans la mer  Voye le feu, qui me va consommer : Et porte encor’ avec’toute sa trouppe.  De nostre mort le plaisir & la coul-

Suspendent un moment ses transports  furieux. Sur ces restes chéris, ce portrait et ces  armes, Pensive, elle s’arrête et répand quel ques larmes. Se penche sur le lit, et parmi des san glots laisse, d’un ton mourant, tomber ces  derniers mots : « Gages jadis si chers dans un temps  plus propice, « À votre cendre au moins que ma  cendre s’unisse ! Recevez donc mon âme, et calmez mes  tourmens. J’ai vécu, j’ai rempli mes glorieux  momens ; Et mon ombre aux enfers ne descend  pas sans gloire. Ces murs bâtis par moi garderont ma  mémoire. Sur un frère cruel j’ai vengé mon é poux. Heureuse,, heureuse, hélas Heureuse hél as ! si, jet jetéé loin  de nous, L’infidèle jamais n’eût touché ce riva ge ! » À ces mots, sur sa couche imprimant  son visage : « Quoi ! mourir sans vengeance ! Oui,  mourons : pour mon coeur  La mort même, à ce prix, la mort a sa  douceur. Que ces feux sur les eaux éclairent le  parjure. Frappons. Fuis, malheureux, sous cet  affreux augure ! »2â3

262 Joachim Du Bellay,  L ’Énéid Én éidee d e Virgi Vi rgile, le,  réédition chez J. de Tournes, 1552. 263 P  Pub ublii lii Vi Virgi rgilli lli M aron ar onis is / Eneis... Ene is... L ’Énéid Én éide, e, traduite en vers français par Jacques  Delille, 1804-an XII, Paris, Guiguet et Michaud.

 

146

ÉCLAIRAGES

Il est connu que Du Bellay préfère le chant IV de YÉnéide  à tous les

autres264. Dans l’extrait choisi, nous nous trouvons devant un des moments culminants de la relation amoureuse qui a lié le pieux Énée à Didon, reine de Carthage. Le héros vient de lui annoncer son départ : les dieux lui ordonnent de reprendre la route vers Rome où il a une mission à accomplir (la fondation de l’Empire). On peut y distinguer deux parties : la première relève du récit, à la ra sis2 s2665,  troisième personne, qui met en scène, au moyen de 1’e k p h rasi  mim im é Didon qui souffre, (En. v. 642 à 651) ; dans la deuxième,  m  tiq  ti q u e2 e2666, la reine s’adresse aux souvenirs du Troyen, - représentés par ses affaires affaires personnelles qqu’ u’elle elle voit dans sa chambre - et, sou souss forme de monologue, passe en revue ses propres exploits dans le but de nous montrer sa valeur en tant que reine (E (En. n. v. 652 à 666) - avant d’annoncer son intention de se donner la mort (En. v. 667 à 679). Dans sa traduction, Du Bellay, fidèle à ses propos novateurs exposés  Dee jf jfen en ce ce,, poursuit ainsi un double objectif : d’un côté, faire de dans la  D la poésie oraculaire de l’obscurité la poésie orphique orphi que la ddee voie la Re Renaissance naissance- -celle et qui attribue aupropre poète àune place  privilég  priv ilégiée iée dan danss la cité, de l ’autre, pro procé céder der à l ’enrich enr ichisse isseme ment nt de la langue française, sinon à son édification (ordonnance de VillersCotterêt, de François Ier). Ainsi, son texte comporte de nombreux néologismes, ainsi que des archaïsmes. Du Bellay détourne le sens de certains termes comme « prunelle » (v. 1159), qui n’est pas attesté dans le dictionnaire de Huguet, où seule la forme diminutive de « prune » app appara araîtît ; « viole violence nce » (v. 1163), alors que « viol violent entem ement ent » existe ; ou « vestements » (v. 1167), qu’il élabore à partir du mot  bouu tade ta de,, sort so rtie ie,, s a illi il liee ) ,  « veste ». Du mot « desgainade » (qui signifie  bo il crée le participe « desgainé » ; il déplace le sens de « soucy » (ou 264 Dans sa Préface, qui date de 1552, au sujet de Didon, François Du Bellay dit   ceci : « Je diray seulement qu’œuvre ne se trouve en quelque langue que ce soit, ou  les passions amoureuses soyent plus vivement depeinctes, qu’en la personne de   Didon »,  op. cit.,   (sans pagination). 265 Selon la définition d’Hermogène, discours descriptif détaillé qui peut avoir  comme objet des personnes, des lieux, des objets et qui sert à donner une « illusion   de vie » (enargeia ) au texte. L ’ekphrasis  permet au poète d’introduire la mise en  abyme dans son texte par laquelle il indique le fonctionnement de celui-ci, cf. Perrine  Galand-Hallyn, in  Éc  Écol olee des de s Le Lettr ttres es,,  n. 4, sur Virgile, YÉnéide,  p. 6.  Poéti étiqu que, e,   Les Belles Lettres, 1965. 266 D’après Aristote : le discours direct, in  Po

 

l'iCl.AIKACiES

14 7

« soucie », « soussie »), qui, au départ, ne désigne que la fleur de

couleur jaune. « Mary » (v. 1182) est également absent du diction  anne neau au ou dot. dot .  naire, où il existe le mot « mariage », qui signifie  an Préconisant l’usage des mots composés, il emploie les mots « ce  pendant  pend ant » (v. 1157) ou « ent entrere-tac taché héee » (tach (tachetée etée - v. 1161) et ainsi de suite. Il est évident, toutefois, que Du Bellay ne s’emploie pas seulement à enrichir le vocabulaire de la langue française en variant les sources cl les voix de son texte. Il accomplit un travail d’auteur : il crée une langue énigmatique avec des étrangetés, mais qui, à l’intérieur d’une urmature rhétorique allie sons et sens, et l’inscrit dans le décasyllabe,  selo lonn   érigé en « grand vers ». Du Bellay traduit ainsi non seulement  se  sa p r o p r e p o é titiqq u e , définie dans la  D  Dee jf jfee n c e  et qui lui vient aussi bien des Anciens (Catulle) que des Italiens (Pétrarque, Giulio Camillo Delminio) ou de Francastor et, malgré ses contradictions (le maintien de l’aura des Anciens sous une forme moderne, comme Virgile pour ses images), il traduit aussi selon les canons de la traduction de son  époque   (l’usage de la rhétorique, de la paraphrase, etc), suivant le  principe  princ ipe dou double ble de l’im l’imitati itation on et de la créa création, tion, cano canons ns do dont nt il assure la suprématie, cela va de soi, en tant que poète d’élite, porte-parole de la Pléiade. On trouve dans cette traduction les mêmes tons que dans les  poèmes  poèm es d ’amo ’amour ur de la Re Renai naissa ssanc nce, e, pein peine, e, désespé dés espéranc rance, e, désir dés ir de mort (Louise Labbé), mais accentués par une vigueur et une énergie qui mettent Didon à la hauteur des plus grandes héroïnes de la littérature française. Dans une époque d’effervescence, marquée par des forces de construction (de la langue, du patrimoine, grâce aussi à la naissance de l’imprimerie) et de destruction (les guerres religieuses), contemporaine de Rabelais, Montaigne, Ronsard..., Du Bellay traduit YÉnéide  en Du Bellay.  d'a 'ann n e x ion io n   effectué par Du Pour saisir le degré de création ou  d Bellay et son siècle sur YÉnéide, il suffit de comparer sa traduction à celle de Jacques Delille, poète et traducteur du XVIIIe siècle, le siècle des « belles infidèles ». Même si Du Bellay critique les « mauvais » traducteurs considérant que la traduction est un art mineur, à pratiquer lorsque l’inspiration vous manque, on pourra voir que la pratique traductive du siècle des Lumières ne peut s’appeler autrement

qu 'adaptation.  

148

ÉCLAIUAGKS

Certes, plusieurs facteurs concourent à ce résultat. En effet, les traducteurs du XVIIIe siècle ont, entre autres choses, à satisfaire le goût du public lettré : non seulement se plier aux règles grammaticales,

stylistiques, rhétoriques en vigueur dans leur siècle, mais aussi travestir le contenu des textes traduits, en particulier les textes de l’Antiquité gréco-romaine. Au A u grand souffle de libertinage qui traverse les moeurs de l’époque (en particulier la Cour de bien Louisle XIV), moraliste (prude) s’oppose et àproscrit aussi naturel un (la courant crudité des images) que les expressions exotiques. Il s’agit, de plus, d’un siècle où la traduction et la poésie cessent d’être l’activité prestigieuse (socialement et artistiquement) qu’elles ont pu être durant les siècles antérieurs267. Le siècle des Lumières est consacré à la pensée donc à la prose en langue française. Le vers de Delille est harmonieux et suit les règles du vers classi que : le vers alexandrin remplace les décasyllabes. On peut noter l’influence du théâtre, genre qui a pris de l’essor au XVIIe siècle, et qui a gagné les faveurs du public. La partie descriptive du texte est introduite par un vers qui fonctionne comme une didascalie : « La reine reste seule. seule. » Une autre caractéristique de cette cette traductio traduction, n, - en  plus de l ’usa usage ge des figure figuress de la rhé rhétori torique que clas classiqu sique, e, dont do nt la pé périp rip hrase « paraphrastique » (Delille ajoute « roulant en traits de feu ses  prunell  pru nelles es sang sanglante lantess », à la pplac lacee de « je jeta tant nt un reg regard ard de sang »), qui  provoque  prov oque l ’allon ’allonge geme ment nt du poè poème me - con consis siste te à n ’appeler ’appe ler la reine rein e par son nom qu’une seule fois, sans doute pour éviter les répétitions. Et si  .. .m a c u lilisq squu e tr trem em en tis/ ti s/in inte terf rfuu sag sa g en enaa s! extrêmement le vers de Virgile  ...m elliptique, signifie littéralement : (elle) semée, tachetée, (ayant) les  joues  jou es avec des tache taches, s, (les jo joue ues) s) frém frémissa issantes ntes,, le trad traducte ucteur, ur, po pour ur le rendre compréhensible, ajoute la périphrase, « en traits de feuun», bel en explicitant davantage l’image. Il nous propose, pour la suite, exemple de dé déplacement placement : une forme d ’euphémisme  consistant à remplacer « joue » par « lèvres », sans doute pour mieux satisfaire au goût de son époque, car l’image d’une reine aux « joues tremblantes et maculées » ne saurait convenir à la bienséance, valeur cardinale du 267 Sa qualité, selon se lon Dumarsais, dépend d épend du traducteur traducteur : « C’est uniquement unique ment le plus  ou le moins de génie et d’imagination du traducteur qui rend cette traduction plus ou   moins élégante ; elle est pour ainsi dire l’ouvrage du talent et de l’instinct»,    Des es Trop Tr opes es ou des de s dif différ féren ents ts sens, sen s,   Paris, Flammarion, 1988, p. 41. Dumarsais,  D  

ÉCLAIRAGES

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 clich ichés és,,  « visage livide » et « lèvres siècle. On remarquera les  cl tremblantes »2fi8. Les exemples d’euphémisme sont nombreux, ainsi : « furieuse » devient « désespérée », la f fuu r o r   est bannie dans le siècle où est recherché l’idéal de maîtrise des passions. Aussi bien, la reine

ne « se précipite »-t-elle pas ( irrumpit), mais « précipite sa démarche égarée ». Au vers 11, elle ne saisit pas « l’épée du Dardanien », mais « glaive» du héros« L’ombre », ce qui de préc préciser iser lal ’appartenance «le exotique d’Énée. quiévite va descendre sous terre », chez Dell ¡l De ¡lie ie,, est « mon om ombre bre aux enfers ne desce descend nd pas sans gloire », expression dans laquelle le registre antique est remplacé par le chrétien. Juste avant, « la fortune », transformée en « Fortune », allégori all égorique, que, par Du Bellay, est traduit traduitee tout simplement par « j ’a ’aii rempli mes glorieux moments », qui est aussi une sorte d’affaiblisse ment (affadissement) : l’héroïne n’est plus épique, n’est pas non plus tragique, mais dramatique. À l’aura se substituent l’élégance et la mesure. Pour conclure, force nous est de constater que Du Bellay, même en traduisant en Du Bellay, traduit en poète ; Delille, même s’il est poète, traduit selon le siècle, « le tout accommodé à l’histoire du temps »... De la rencontre de deux êtres exceptionnels comme Énée et Didon - lui, lui, intègre et valeureux, elle elle,, fem femme me de coeur et dd’acti ’action on - , il ne subsiste qu’une reine seule (Énée n’est jamais nommé), plaintive,  perdue  perd ue dans des rêv rêves es d ’amo ’amour ur et de mort mort,, dont do nt la de descr scription iption,, pa parr la « forme de l’expression » (choix des mots, d’expressions, prosodie), concourt à faire de Didon un personnage de théâtre. Ainsi, Virgile, en l’espace de vingt siècles change plusieurs fois de visage. De poète national épique, il devient poète de l’amour à la Renaissance, dramatiqueparau quelques siècle desvers Lumières. On pourrait conclure ce poète bref panorama contemporains où résonnent à la fois la nostalgie de l’aura perdue mais aussi les échos intemporels de notre histoire :

268 Dumars Dum arsais ais no note te que que Yeuphémisme qui « déguise les idées désagréables, odieuses   ou tristes », partage avec Yallusion  la même fonction « d’adoucissement », dont la  finalité est d’envelopper les idées basses ou peu honnêtes, par bienséance,  De  Dess Tr Trop opes es    ou de dess diffé di ffére rent ntss sen sens, s, op. cit cit.,.,   p. 158.  

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ÉCLAIRAGES

« ... Douces dépouilles, tant que les destins, tant que le dieu le souffraient, acceptez cette âme et m’absolvez de ces chagrins. J’ai vécu, et la course que mesura la fortune je l’ai accomplie, Et pour lors, grande, de moi-même sous la terre s’en ira l’image. »

(Pierre Klossowski)269 que parcourt encore le souffle de la poésie270.

269 L  L’Éné ’Énéide ide   de Virgile, traduction Pierre Klossowski,  op. cit., cit. ,  p. 124. 270 Première publication de notre article in la  Re  Revue vue de dess deux deu x mo mond ndes, es,   Paris, février 

2001

.

 

3 .  R e t

r a d u c t i o n   d e

 R  Rem em a rq rquu e s p ré lilim m in a ir iree s

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h é l e t

Pour Walter Benjamin, tous les grands textes sont appelés à être retraduits, parce que le vrai traducteur, à ne pas viser la communica tion (« le contenu inessentiel d’un message essentiel ») et à chercher à atteindre la visée du visé   de l’original, ne touchera pas au noyau {Kern) forcément intraduisible  du texte original, noyau qui souligne à la fois l’incomplétude et la complémentarité des langues. C’est de cette intraduisibilité que naît la nécessité de la retraduction. Par ailleurs, la langue de l’original subit des transformations dues à l’évolution des langues et de la sienne propre, elle n’est pas figée, et ce qui du temps d’un auteur a pu être une tendance de sa langue d’écrivain peut plus tard disparaître. Antoine Berman, tout en suivant les grandes idées de la « Tâche du traducteur » définie par le philosophe allemand, ss’intér ’intéresse esse particulière ment à la question de la « retraduction ». Comme Benjamin, il affirme que « la retraduction (est) l’espace de la traduction, de son accomplis sement ». Plus tard, il asso associera ciera à la retraduc retraduction tion une intention  polémiqu  polé miquee : retra retraduire duire,, c ’est forc forcém ément ent traduire tradu ire « con contre tre »2 »2771.  Nous po pourrio urrions ns ajou ajouter ter à ces de deux ux prém prémices ices une troisi troisième ème,, qui ne tiendrait compte ni du devoir permanent de retraduction, ni de l’aspect critique de celle-ci. Ce serait simplement la raison du défi qu’offre le grand texte (ou du texte particulièrement élaboré) au grand traducteur, qui n’est jamais traduit « une fois pour toutes ». En ce qui concerne la Bible et ses milliers de traductions en toutes langues (337 langues intégralement, 2000 partiellement), d’autres raisons pourraient s’ajouter à celles énumérées ci-dessus. Ainsi, pour Eugène Nida272, directeur du Centre Américain de la Traduction de

2.1 Antoine Berman,  Le  Less Tours Tour s de Babe Ba bel,l, op. cit.,   p. 116. 2.2 Eugene Nida a consacré plusieurs ouvrages à la traduction de la Bible. Parmi ces   derniers, on peut citer :  Bi  Bibl blee trans tra nsla latin tingg : an an anal alys ysis is o f pri prinn cipl ci ples es an d proce pro cedu dure res, s,   New York, American Bible Society, 1947 ; God's word in man’s language,  New  York, Harper & Row, 1952 ; On translation,  Cambridge, Massachussets, Harvard

 

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ÉCLAIRAGES

la Bible, les (re)traductions de la Bible permettent à la fois d’analyser les facteurs en jeu dans le processus traductif et de combler plusieurs ie n ted te d »  (les demandes et exigences d’une traduction «  ta rg e t o r ien traductions s’adressent à un public de « mères de famille » dont la mission est d’instruire les enfants). Ce n’est pas dans cette optique que nous nous orienterons. Notre étude passera rapidement sur la constitu tion du texte biblique dans son historicité : son élaboration progressive,

son caractère hétérogène (formé de contes, légendes, hagiographies, lois, loi s, poèm poèmes...) es...) ju jusq squu ’à sa fixation au prem premier ier siècle après Jésus-Christ. Jésus-Christ. Puis, on analysera la retraduction dans une optique épistémologique dans la mesure où, au moyen du  pa  p a r a l lè l e , elle permet de saisir les  param  par amètre ètress con constituti stitutifs fs de l’horizon traductif   français français contemporain. Comme Rome, la Bible (ou les Bibles) n’a pas été bâtie en un jour. En effet, résultat d’un choix de textes, elle commence à être écrite  progre  pro gressi ssive veme ment nt à pa partir rtir du XIe sièc siècle le ava avant nt J.-C J.-C.,., à un mo mome ment nt où l’écriture l’écrit ure est pratiquée depuis longtemps. La fixati fixation on de certains de se sess textes par écrit n’empêche pas la production parallèle de textes en  proven  pro venanc ancee de la trad tradition ition orale. Le Less ma matéria tériaux ux qui la constit con stitue uent nt sont divers, d’origines variées, selon les différentes tribus qui constituent le  peuple  peup le hébre hébreu, u, diss dissém éminé iné sur dive divers rs territo territoires ires ; ils pe peuv uvent ent être des récits de groupes, de campements, les souvenirs de grands hommes, les descriptions de sanctuaires. Destinés à donner des règles de conduite au moyen de lois et de rites, des leçons morales et religieuses qui  prenne  pre nnent nt en com compte pte des évé événem nements ents de l ’histoire histo ire ou la vie d ’un héros, ils finissent par offrir la conception israélite de Dieu, du monde et de l’homme. Il paraît naturel, dans ce cas, que le corpus de textes qui constituent la Bible soit également hétérogène. Nous trouvons des formes fixes et des formes variables et, parmi les genres, des poèmes, des descri descriptions, ptions, des dialogues, des pièces liturgiques - les les scribes respectan respectantt leur apparition récurrente273 dès l’époque des Juges (XIP-XP siècles avant J.-C.). J.-C .). Leur styl stylee diffère également, com comme me l’attest l’attestee la différence entre des morceaux d’apparence archaïque (Nombres, XXI) et d’autres bien  plus élabo élaborés. rés. Mo Moïse ïse sem semble ble être à l ’origine des pre premie miers rs texte textess (code

Universty Press, 1959 ; « Linguistics and Christian Missions », in  La  Lang ngua uage ge Stru Structu cture re    andd Tra  an Transla nslation tion,, op. cit.

273 Voir Voi r André P Paul, aul, « Les Livres de la Bible Bi ble »,  En  Ency cyclo clopa paed edia ia Un Univer iversal salis, is,   1997.

 

fa'LAIRAGHS

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de l’AIliance, Décalogue : Exode et Deutéronome), mais c’est à partir de la constitution des royaumes (David et ensuite Salomon), que se vé rifie l’éclosion d’une véritable littérature écrite (Xe siècle avant J.-C.). Le genre prophétique semble prioritaire pendant quelque temps (entre le IXe et le VIIe siècles), qui exprime l’amour de Yahvé pour son peuple ; il anticipe une refonte législative rendue nécessaire par l’évolution politique et sociale de la communauté. Les écrits du Nord et du Sud (qui ont connu une séparation) seront rassemblés pendant le

royaume d’Ezéchias (VIIe-VIe siècle av. J.-C.), bien que des divergen ces très fortes les séparent. On institue alors la Torah, la loi divine, comme le monument littéraire sur lequel la nation devra s’appuyer  pour surviv survivre. re. Il n ’es estt pas qu quest estion ion ici de dév dévelo elopp pper er ces deux tendances, dont l’évocation a pour seul but de mettre l’accent sur l’hétérogénéité du corpus biblique. Il est vrai qu’après l’Exil, selon les spécialistes, il devient difficile de suivre la formation du recueil. Le problème de la datation ou de la véracité historique devient crucial. Peu à peu, toutefois, on peut suivre l’évolution des écrits vers les Écrits de sagesse (ou oracles apocalypti ques) : Malachie, Zacharie, Joël, Daniel... Toujours selon les spécialistes274, à partir du Ve siècle, le courant sapientiel prend un essor important. Les œuvres de sagesse ainsi que les Proverbes, dont l’édition est définitive, sont rassemblés, et on y ajoute des œuvres nouvelles, comme le livre de Job (450 env.) qui, dans une vversion ersion plus « mod moderne erne », so soulève ulève le prob problèm lèmee de la condition humaine dans sa complexité, et s’oppose à l’idée simpliste selon laquelle le juste vit longtemps là où le pécheur voit sa vie abrégée. Le genre sapientiel perdurera longtemps avec quelques textes remarquables, comme le Qohélet ou l’Ecclésiaste (300), le livre de l’Ecclésiastique, ou Siracide (190), qui fait un retour à la doctrine traditionnelle et le livre de la Sagesse de Salomon (Ier siècle). Certes, l’essentiel de la pensée juive est représenté par la Torah ou la Loi, œuvre de juristes qui est éditée vers le milieu du IVe siècle (le 274 Vo Voir ir André Paul, Paul , « Bi Bible ble », »,  En Paul   Ency cycl clop opae aedi diaa Un Univer iversali salis, s,   1997 ; André Paul, Paul Beauchamp, Xavier Léon-Dufour, « Testament (ancien et nouveau) »,  En  Ency cyclo clopa paed edia ia   Bibl e »,  En Universalis,   1997 ; Jean Pierre Chandoz, « Les livres de la Bible  Ency cyclo clopa paed edia ia   Paul, « De Bible Bib le à Bible, pour une histoire biblique », in  Universalis,   1997 ; André Paul,  Le Fa Faitit bib bibliq lique ue,,  Paris, éd. du Cerf, 1979, pp. 151-177 ; N. H. Snaith, « Bible »,   Jérusalem, vol. IV, 1972, pp. pp. 816816-841 841 ; Vocabulaire de   Enc  E ncyc yclo lopa paed edia ia ju d a ic icaa ,  Jérusalem, de   théo  th éolo logi giee bib bibliq lique ue,,  dir. Xavier Léon-Dufour, Paris, Éditions du Cerf, 1970.

 

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ÉCLAIRAGES

Pentateuque, en cinq livres) : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome. On aura ainsi, sur le plan synchronique, trois types d’écrits, trois genres constitutifs des Livres de la Bible : les textes de Loi ; les Prophéties ; les écrits de Sagesse, établis progressivement, selon de multiples remaniements et selon des interactions : les écrits de sagesse peuvent être des écrits de Loi (Deutéronome) ; ou bien assumer un caractère prophétique : les genres se trouvent dans un rapport d’intertextualité.

De ce qui vient d être dit sur la Bible, il semble que nous pouvons dégager quelques points à propos des textes qui la constituent : - une une pluralité épocale (le texte biblique se constitue pendant  plusieu  plus ieurs rs siècl siècles) es) ; - une pluralité générique (le ttexte exte biblique biblique se constitue essentielle ment autour de trois grands genres, en interaction intertextuel intertextuelle, le, certes, mais « stylistiquement » distincts) ; - chaque époque a connu divers apport apportss qui ont ét étéé remaniés, supprimés, modifiés au long des siècles ; - une part des apports aux textes textes bibliques vient de la tradition orale ; apport - ces apportss viennent de cultures différentes, différentes, qui font des text textes es  bibliques  bibliqu es des texte textess mé métissé tisséss ; - les remaniements nécessaires néce ssaires au maintien dd’’une loi religi religieuse euse changent selon l’évolution de l’histoire (dispersion, regroupement, exil) ; - un même texte, signé, peut être le produit dd’’une collaboration entre divers scribes ; - un texte texte,, génériquement définissable en aapparence, pparence, peut déboucher sur un texte génériquement différent. Il s’ensuit que le texte biblique ou les textes bibliques sont porteurs  d ialo logg iqu iq u e  dont il faut tenir compte lors de sa (leur) d ’une haute teneur  dia traduction. Œuvre collective, sa prise en compte par un traducteur unique pose le problème de l’adaptation de ce dernier à la multiplicité d’écritures de l’original (comme c’est le cas de la traduction Chouraqui) et suppose une connaissance linguistique et culturelle (religieuse) encyclopédique (en synchronie et en diachronie). On pourra nous objecter que toute grande œuvre étant dialogique (chez Joyce, chez Proust, etc.), la traduction de la Bible n’est qu’amplification de la tâche.

 

É c l a i r  Ac  Acss iis ii s

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QOHÉLET 

Le texte qu’il nous intéresse d’analyser est le Qohélet,  ou  Ec  Eccl cléé-    s  sia iast stee ,  et ce pour diverses raisons, dont la brièveté n’est pas la plus importante. Ses trois retraductions françaises aux XXe-XXIe siècles275 représentent pour nous l’occasion inespérée de les étudier en parallèle et d’analyser l’horizon traductif contemporain, en d’autres termes, l ’horizon d ’attente   théorique et pratique qui sous-tend chacune des traductions. Nous prendrons en compte également traduction en langue portugaise, celle du poète brésilien Haroldo une de Campos.

V Eccl Ecclesi esiast astee   est placé dans les Bibles catholiques après les  P  Prr o v e rb es es..  Dans les Bibles juives, il paraît parmi les Cinq rouleaux  rouleaux   (Megilloth).   Il est rédigé en hébreu teinté d’aramaïsmes, proche de

l’hébreu talmudique. La version grecque est très libre, les versions latines bien plus littérales. Parmi les Chrétiens, ekklesiastes était compris comme « appartenant à l’Église », « homme d’Église », du mot grec ekklesia   (église), luimême constituant la traduction de qohelet,   mot hébreu. L’origine du terme a bien le sens de « rassembler », dérivé de qahal,  « assemblée » ou « congrégation ». Il faut noter que ce le qui mot peut est untémoigner, participe féminin, chose rare dans l’Ancien Testament, en vertu de sa proximité avec les textes de Salomon, de sa démarcation d’avec ces de dernie rniers2 rs277®. En fait, ju juss q u ’au XV XVIII IIIee siècle, on ll’a ’a con considé sidéré ré comme ayant été écrit par Salomon en raison de son aspect « poéti que ». Si le terme chrétien désigne bien un prêcheur, le terme Qohélet indique un prêcheur empreint de scepticisme qui se manifeste contre la Sagesse établie. De quoi s’agit-il ? D’un recueil d’enseignements dont les analyses et les différentes traductions divergent en raison de son aspect énigmatique, sinon contradictoire, rédigé dans un style qui n’est pas sans rappeler les écrits helléniques de l’époque (300 av. J.-C., époque

275 Henri Meschonnic,  Le  Less Ci Cinq nq rou roulea leaux ux ,  op. cit. ;  André Chouraqui,  La Bib Bible le    hébr  hé braïq aïque ue et le No Nouve uveau au Te Testa stame ment nt,,  Paris, Desclée de Brouwer, 1974-1977 ; Haroldo  de Campos, Qohélet, O-Que-Sabe,  São Paulo, Editora Perspectiva, 1990 ; Jacques  Roubaud, Qohélet,  in  Bi  Bible ble,,  Paris, Bayard, 2001. 276 Voir James G. Williams, « Proverbs and  Ec  Eccl cles esia iast stes es »,  in The Literary Guide  Guide   to the Bib Bible, le,   edited by Robert Alger and Frank Kermode, Cambridge, Harvard  University Press, 1987, p. 277.

 

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Éc l a ir a g e s

d’Antiochos le Grand). Sa thématique se rapproche de l’idée grecque de l’immortalité de l’âme et son style semble avoir été contaminé par les formes littéraires grecques en particulier en ce qui concerne la  p  paa r a in e s is  (exhortation). Si, lors du Synode de Yavne (90 après J.-C.), on a voulu exclure Qohélet  des textes bibliques, en raison de la quasi absence de Dieu dans l’écrit, on peut penser que les derniers versets ont pu y être ajoutés pour le rendre plus conforme à la pensée religieuse : C’est afini la fin Tout été c’est dit tout entendu Crains Dieu respecte ses commandements

Tu n’es que ça Au jour du jugement Dieu fera comparaître Tout Ce qui fut caché Si bien si mal277 Chez Jean Bottero278, historien de la Bible, on peut lire : « Les Sages, dit le Talmud (Shabbat, 30b), voulaient cacher le livre du Qohéleth parce que ses paroles se contredisent. » Quoi qu’il en soit, l’influence hébraïque y est aussi notable dans des formes que l’auteur utilise, soit de façon conventionnelle (au moyen de citations de  proverb  prov erbes), es), soit de façon non con conven vention tionnel nelle le (perso (personnell nnelle). e). 277 Traduction Jacques Roubaud (avec Marie Borel et Jean L’Hour), que nous   choisissons comme référence sauf cas contraire et que nous désignons comme   traduction JR pour simplifier,  La Bi comparer cette   Bibl blee , op. cit cit.,.,   12,1, p. 1668. On peut comparer traduction au passage traduit en portugais par Haroldo de Campos :  Fim da ffaa la § tud tudoo fo i ouvid ou vidoo §§§ (Fin de la pa ro role le § tout tou t a ét étéé en enten tendu du))  Teme a Elohim § e observa seus mandamentos §§ (Crains Elohim § et    obse  ob serv rvee se sess com comma mand ndem emen ents) ts)  Pois  P ois isto é § o to todo do do hom homem em (C ar ce ceci ci est § le tout tou t de l ’homm homme) e) Que as obras todas §§ (Que les œuvres toutes §§)  Elohim  Elo him § a s ju j u lg lgaa rá § (Eloh (E lohim im § les jjuu ge ra ) Todas po r mais ocultas §§§ (Toutes mêmes les plu s occultes)  Boas  Bo as § e más (Bon (B onnes nes § et ma mauv uvais aises es))  où le texte acquiert presque une tonalité prophétique. 278 Jean Bottero,  Nais  N aissa sanc ncee de Dieu Di eu,,  Paris, Gallimard, 1986, p. 222.

 

Éc

l a ir a g e s

15 1577

Selon James G. Williams279, il est possible également que l’auteur ait employé des formes archaïsantes pour se rapprocher du style hébraïque. Le critique fait remarquer la présence marquante des  parallélis  paral lélismes mes,, mê même me si le texte se prés présent entee en form formee de pros pr ose2 e2880. Que toujours soient Blancs tes vêtements Que l’huile sur ta tête  Ne ma manq nque ue pas pas2281 Ainsi, également, au chapitre 3, toute la suite des sections 2 à 8, où il est question du rapport entre le cosmos et l’existence humaine, et dans lequel le labeur est lié au contexte social et aux saisons (3,2 ; 3,3,

BB) : Un temps pour faire naître Un temps pour mourir Un temps pour planter Un temps pour arracher  Un temps pour tuer guérir Un temps pour détruire Un temps pour bâtir  (,..)282 Un texte texte frag m entaire en taire ? Un texte dynamiqu dyna miquee ?

Plusieurs passages sont ponctués par un leitmotiv,  hév  h ével el h aval av alim im   (■vanitas vanitatis,  dans la traduction latine) latine),, expression sur laquelle les traducteurs divergent, traduite par « buée des buées » (Meschonnic), « fumée des fumées » (Chouraqui), « vent-vain » (Rou (Roubaud) baud) et «  n  név évoo a s d e n a d a   » (Haroldo de Campos)283. L’organisation du texte 279 James G. Williams, « Proverbs and  Eccl  Ecclesial esiales es  », The literary Guide to the  the   Bible  Bib le, loc. cit. 280 On sait que le texte biblique présente deux formes d’accent qui permettent de   distinguer poésie et prose. 281 Qohélet, op. cit.,  p. 1658. 282 Qohélet, op. cit.,  3,1, p. 1640. 283 Jea Jeann Bottero propos proposee « Vanité des vanité vanitéss ». Nou Nouss exc excluo luons ns sa tr traductio aductionn ddee  notre corpus dans la mesure où elle relève plutôt de la glose et ne se présente pas   comme « œuvre »,  Nais  Naissance sance de Dieu, op op.. cit.,  pp. 249-247.

 

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ÉCLAIKAUI'S

semble aussi répondre à des critères différents selon l’avis ou le découpage des différents spécialistes, spécialistes, dont don t il n’est n’est pas question ici d’en d’en développer les détails. D’après l’ En  E n c y c lo lopp a e d ia U n iv iver ersa salilis, s,  la vanité de la vie (la vie vautelle la peine d’être vécue ?284) se développe dans le Qohélet   selon cinq arguments : Qohélet a tout expérimenté, sagesse, plaisirs, richesses - tout est néant ; l’homme est livré aux événements, à l’injustice, à la mort, tout comme les bêtes, n’y pouvant rien ;et c’est Dieu qui conduit les événements, l’homme l’homme est soumis à l’injustice, au travail, aux nécessités de la vie en commun - il lui lui faut jo joui uirr de son son modeste bien-être, quand il en a ;

 po ur l ’homme,  pour hom me, la vie est imprév imp révisib isible, le, mais doit do it être prise pris e au sérieux, sans oublier que les efforts humains sont vains et la mort inévitable ; l’effort ne garantit pas le succès, la sagesse ne sert pas à grand chose, il faut surveiller ses paroles et vivre dans le présent. Il faut, enfin, « jouir de la vie sous le regard de Dieu, avant que ne viennent la vieillesse et la mort »285. cet  angle, ne pouvons bienà discerner l’organisa tionVue du sous Qohélet qui, il nous est vrai, n’est paspas aisée comprendre. La Bible de Jérusalem divise le texte en deux grandes parties : la  premi  pre mière ère cont co ntien ientt un prolog pro logue, ue, puis 4 chapitre chap itress (1. La vie de Salo Sa lo mon ; 2. La mort ; 3. Le groupe ; 4. L’argent) ; la deuxième, après un deuxième prologue, contient également quatre chapitres, 1. La sanction ; 2. L’amour ; 3. La chance ; 4. L’âge). Les chapitres peuvent, quant à eux, rassembler les différentes sections originales ; ainsi, 1.1 recouvre la section 2 ; 1.2, la section 3 ; 1.3, les sections 4 et 5 ; 1.4, la section 6. La deuxième partie se présente sous la forme suivante :  prolog  pro logue, ue, section sectio n 7 : 2.1, suite sui te de 7, 8 et 2.2, fin de 8, débu dé butt de 9 ; 2.3, fin de 9, 10, début de 11 ; 2.4, fin de 11 et l’épilogue.

284 Question Ques tion re reprise prise par Albert Camus dans  Le My Myth thee de Sis Sisyph yphe, e,   1942. 285 Voir l’article « Ecclésiaste »,  Enc  E ncyc yclop lopae aedi diaa Un Unive iversa rsalis, lis, op. cit.

 

ÎiCLAIKAGES

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Le regroupement est donc thématique. Le texte de la Bible Bayard n’est pas découpé et les sections se suivent de 1 à 12, comme dans l’original286. De son côté André Chouraqui isole, à l’intérieur de chaque section, des groupes de versets à la manière de strophes qui se présentent numérotées. Les groupes reçoivent des titres : 1. Fumée de fumées  

Moi, Qohélet Le bonheur, fumée 2.  Le bonh bo nheu eur, r, fu m é e   Mon labeur 

Le sage et le fou Manger et boire  3. Un te tem m p s p o u r to touu t 

Rien à ajouter L’humain et la bête  4. Je fé f é l i c i t e le less m or orts ts  

Un, deux, trois  Nuu l ne d é s ir less fo fou s  5.La N richesse etireelale mort 6. Un malheur sous le soleil  7.  M  Mie ieuu x va vaut ut......

Sagesse Je suis retourné La femme et la mort 8. Le sens de la parole  

La joie  9. Un Unee m êm e a ve vent ntur uree  

La femme que tu aimes Mesquin, mais sage

10. Lab eur d es fous 11. Semailles 12. Viennent les jours du malheur

286 De même que les textes traduits traduits respec res pective tivemen mentt par Henri Mescho Mes chonni nnicc et Haroldo  de Campos.

 

ÉCLAIKACIHS

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Un écrit de droiture287 Bien que la présentation du texte fasse penser à un poème ou à un recueil de poèmes, avec une disposition à la fois numérotée el strophique, les sous-titres désignent bien la signification dégagée par la lecture-interprétation du traducteur. En attribuant un découpage sémantique au texte, en effet, la traduction produit un texte quelque  peu  st  staa titiqq u e  (qui accroît son aspect  sa  s a c r é ),  non évolutif, et qui suggère une thématique différenciée selon les chapitres. Le texte apparaît plus  dy  d y n a m iqu iq u e   à travers l’analyse de James G. Williams288, qui postule l’existence de trois « narrateurs » chez Qohélet :

Le narrateur principal, qui se nomme au début (1 :1), qui se manifeste au 7 :2 :277 (« Regarde vois ce que j ’ai trouvé - dit Qohé Qo hé let »...) »...) et qui revient revien t à la fin pour pou r relativiser le scepticisme de l’ensemble ; La voix-Qohélet qui observe le monde et fait part de ses expériences (par exemple 1 :3-6, 1 :12, 2:1); Qohélet sujet qui se souvient et qui raconte sa vie (2 :1-17, les trois façons de vivre). Au avons lieu que soient desvoix sujets nous ici ce différentes de différents Qohélet. qui dialoguent entre eux, Dans tous les cas, il s’agit d’invoquer les éléments d’une expérience individuelle qui ébranlent quelque peu l’ancienne Sagesse à laquelle le locuteur oppose quasiment une absence d’issue. Cela se laisse voir, toujours selon James G. Williams, au chapitre 7:1 qui constitue un  parad  pa radox oxee rem remarq arqua uable ble : Mieux vaut bon renom Que huile parfumée Le jour de la mort Que le jour de la naissance289 287 La B ible ibl e hébr hé braï aïqu quee et le No Nouv uvea eauu Testa Te stame ment nt ,  op. cit., cit .,  traduction André  Chouraqui, p. 1350. 288 Jam James es G. Wil William liams, s, « Proverbs and and Eccl Ecclesi esiast astes es »,  op. cit.,   p. 272. 289 Dans la première phrase, on reconnaît une sentence traditionnelle : la bonne   réputation est un bien précieux et elle est associée à des qualités morales comme la  discipline, la correction, l’expression modérée, le sérieux, le respect des traditions.  Cette sentence rappelle les Proverbes (22 :1). La suite se présente comme une sorte  de hiatus qui, selon le critique américain, provient d’un autre Qohélet, celui qui sait

 

ÉCLAIRAGES

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Autrement dit, le texte du Qohélet condense, comme dans un poème dialogique, les observations qui émanent de diverses voix, celle de la Sagesse et celle de la connaissance (expérience de celui qui sait). Contrairement à l’interprétation de la Bible de Jérusalem, qui y voit un certain pessimisme sous forme de question, le critique américain voit dans le texte du Sage une progression dont la clef serait représen tée par le chapitre 3,11 : Dieu fit dans toute les chose bellele àtemps son heure il a mis cœurs étemel mais l’homme ne comprend jamais l’œuvre de Dieu

de son commencement à sa fin Ce qui est donné ici comme « le temps étemel », l’hébreu l’appelle ( h a ’ol ’olaa m ) et peut se traduire de diverses façons : « monde » (King James Version), « amour du monde » (dans le Midrash Rabbah de l’Ecclésiaste, quelque chose de « profond » et de « secret » ( ola  o lam m )). En quelque sorte, l’homme a dans son cœur Vha’olam   mais, n’étant  pas éte étemel mel,, n e p eut eu t le saisir sais ir : aucun auc un pont, pon t, aucune aucu ne métap mé tapho hore re ne relie ol am . C’est pourquoi le monde humain à soi-même, où se trouve le  h a ’olam la conclusion conc lusion tend vers une \forme \form e de perplexité perplex ité : « Qohelet can   ar  a r titicc u late la te no w ay ay,, no b r id g e o r m e d ia iatitinn g r e a lility ty fr froo m th thee pr p r e d ic a m e n t    o f pprr o f ititle less s v a n itityy to the e v e r la st stin in g w o r k o f G od. od .  »29° Le monde est

trop vaste pour être pensé et dit et la seule chose qui reste est : « Si tu vis longtemps /réjouis-toi /réjouis-toi /chaque jour/ jou r/ Pense// aux jours de ténèbre ténèbre /il y en aura/ tout ce qui va est hével/ et vent » (...) 11, 8. A nos yeux, Henri Meschonnic, Jacques Roubaud et Haroldo de Campos proposent une traduction plutôt « dynamique », évolutive, renforcée par la non-fragmentation de l’original. Cette remarque nous conduit au point essentiel de cet exposé et a un rapport avec la question de la position traductive qui est à la base des traductions.

que la fin de tout est la mort. En fait, il y a ellipse (après tant d’efforts pour en arriver   là, on meurt et celui qui est mort est enfin délivré du sort qui attend celui qui vient   de naître),  La Bib Bible, le,   Bayard, Qohélet, op. cit.,  p. 1650. 290 Qohélet, op. cit.,  p. 1641.

 

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ÉCLAIRAGES

 L  Lititté té r a lilité té ve vers rsuu s lilibb e r t é

 Nou s n ’allons pas comp  Nous co mpare arerr ici les traducti trad uctions ons selon leur juste ju stess ssee ou selon leurs contresens, voire leur adéquation forme-sens. Il s’agit simplement de considérer la façon dont chacun entend avoir traduit le Qohélet,  (ou la Bible selon le cas291). Les traducteurs revendiquentils une position traductive ? Souhaitent-ils s’indure dans la lignée des traducteurs littéraux ou littéralistes ? Proposent-ils, au contraire, de considérer les  Éc  É c ri rits ts d e S a g e ss ssee  comme des textes textes plutôt poétique poétiques, s, in novants ?292 La position des traducteurs de l’éditeur Bayard est très claire sur

cette question. Après avoir rappelé la diversité de la composition des livres de la Bible, son aspect polyphonique et multiple, la durée de son élaboration, le préfacier évoque l’importance structurelle de la traduction comme fixation de ses textes (« survie », dans les termes  benjam  ben jamini iniens ens), ), avec les apports appo rts magist mag istrau rauxx des Septante  (Bible grecque, à partir du IIIe siècle), de la Vulgate  de saint Jérôme au Ve siècle, de la première version française d’Olivétan en 1535, de Luther (1534), ou de la King James (1611), ou d’autres. L’objectif de la nouvelle traduction est d’articuler les écrits bibliques (qui sont la source de la littérature occidentale) avec la littérature française    conn tem  co te m p or oraa in inee .  C’est dans ce sens, et donc, compte tenu de leur l ’horizon d ’attente  que, pendant six années, 47 traducteurs différents (groupés par 2 ou 3, avec un écrivain et un ou deux interprètesexégètes) ont œuvré et nous pouvons rapprocher cette position de celle d’un Ezra Pound qui veut concilier tradition et nouveauté. Haroldo de Campos, pour sa version brésilienne, dit bien que ses traductions « n’ont, d’aucune façon, l’ambition démesurée de restituer une supposée “authenticité” de la langue originale que ce soit du point de vue philologique ou herméneutique. Elles n’aspirent à racheter au cune “vérité” textuelle. Elles ne se nourrissent d’aucune illusion “puriste” »293. Sa version sera, donc, à intégrer dans les multiples 291 Jacque Jacquess Roubaud Rouba ud (traducteur de  Lév  Lévitiq itique, ue, No Nombr mbres, es, Joë Joël,l, Esthe Es therr) et d’autres  (environ une cinquantaine de traducteurs) traduisent l’intégralité de la  Bib  Bible, le,   ce  qu’André Chouraqui entreprend de faire seul. Henri Meschonnic traduit  Les Cin Cinqq   rou leaux  roulea ux (Le ch chan antt de dess chants chants,, Ruth, Com Comme me ou Les Lam Lament entatio ations, ns, P arol ar oles es du Sage Sa ge  Esthe  Es ther), r), G lo loire ires. s.   Haroldo de Campos traduit  Be  Bere' re'sh shith ith e t Qo Qohel helet. et.

292 Le paratexte a une importance non négligeable pour les recherches littéraires et  traductologiques. 293 Haroldo de Campos,  op. cit.,   p. 11.

 

ÉCLAIRAGES

16 3

textes  tr  traa n s c r é é s   par le poète brésilien, qui constituent son «  pa  p a id e u -    maa  » littéraire.  m Henri Meschonnic, Mescho nnic, tradu traducteur cteur et traductologue, s’exprime à plusieurs reprises sur la traduction des textes bibliques294. Quant à la sienne, ce qui qui est postulé, à ll’intérieur ’intérieur de ssaa poétique du traduire (où « traduire c’est écrire »), c’est non pas un littéralisme-calque, mais le respect de la grammaire et de la prosodie originales compte tenu de l’horizon d’attente contemporain (l ’évolution évolution d e la langue-littérature franç aise). traducteur parmi ceux qui nous intéressent ici à revendiquer uneLe« seul traduction littérale » de la Bible se révèle être André Chouraqui,

dont la présentation (par l éditeur) la définit comme une traduction « avec les garanties de l’ l ’exactitude scientifique et de d e la fidélité spirituelle » qui, plus est, est œuvre d’un  h  héb ébré réoo ph phoo n e.  Nouss pourr  Nou po urrion ionss nous nou s arrêt arr êter er là et conclu con clure, re, après Léon Lé on Robel, Rob el, « qu’un qu ’un texte est l ’ensemble de toutes ses traductions sign significativement ificativement différentes »295. Or, le problème qui se pose pour nous réside dans cette nécessité de retraduire, qui manifeste peu ou prou un désaccord entre les traductions existantes, mais qui, pour nous, traductologues, a l’avantage de permettre de peaufiner une approche typologique des théories de la traduction contemporaines, d’aborder la question du  cann on t r a d u c t if  contemporain.  ca  contemporain. Car, différentes approches se dégagent de ces traductions, forcément contradictoires comme le démontrent les résultats différents. Ces approches ont cependant deux points communs que nous pouvons lire entre les lignes : 1) l’approche de la vérité (de la justesse) du texte, en d’autres termes, une forme de littéralité,   un rapport (non-revendiqué) avec la matérialité du texte dans la mesure où, pour tous, l’original est une forme « littéraire » ; 2) la plus ou moins grande prise en compte du moment historique présent (l’horizon de leur publication). Il estdevrai que, lemême chez André Chouraqui, que Meschonnic accuse pratiquer calque, l’exotisation du texte original, l’attention  porté  po rtéee excl ex clusi usive veme ment nt au le lexiq xique ue (et non pas au ry rythm thmee ou à la  prosod  pro sodie), ie), la tradu tra ducti ction on n ’est pas lit littér térale ale au sens du « mot mo t à m ot » l’hébreu biblique s’y prêtant assez difficilement par ailleurs, ce que nous essaierons de montrer ici.

294 Voir  Le  Less Cin Cinqq roule rouleaux, aux, op. cit.   ;  Po  Pour ur la poét po étiq ique ue II, op. cit., cit ., P oési oé siee san sanss   ré  répo pons nse, e, op. cit.   ;  Poé  P oétiq tiq ue du tra tradu duire ire,, op. cit. 295 Léon Robel, « Translatives », in Change, Transformer-traduire, op. cit.

 

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É c l a ir a g e s

Le texte original est effectivement divisé en parties (chapitres) et le signe qui indique la coupure de chaque section, appelé  se  s e d e r , se  présent  pré sentee comm co mmee un □ , surplom surp lombé bé d ’un « ~ » (accen (ac centt « circon circ onfle flexe xe » dans les graphies romanes). Ce signe peut indiquer une coupure du texte, l’annonce d’une nouvelle idée et apparaît quatre fois dans Qohélet,   de 1,1 à 3,12 ; de 3,12 à 6,11 ; de 7,1 à 9,8 ; et de 9,7 à 12,14. Dans les traductions que nous avons examinées (Bible de Jérusalem, AC, HM, JR ou HC), cette rupture n’apparaît pas, sans douteenenparticulier296. raison de l’énigmaticité générale du texte biblique et de ce texte

Par ailleurs, alors que Qohélet  date d’environ 200 ans av. J.-C., les traducteurs s’appuient, pour leur traduction, sur la version postérieure au IXe siècle, époque où les voyelles furent introduites dans la langue hébraïque297, qui veut rivaliser avec le modèle de la langue arabe et devenir ainsi la « langue parfaite », ce qui entraîne un certain décalage entre « original original » - qui n ’en est pa s un - et « traduction traduction ». ». Quelles que soient les intentions manifestes chez les différents traducteurs (nous y reviendrons), un détail ne peut peu t pas passer inaperçu. inaperçu. Il s’agit du chapitre 3, versets 2 à 8, qui désigne un escalier (la montée vers leverticaux ciel), et se« présente la page commemontantes un carré dont deux côtés simulentsur » des marches à l ’les intérieur  - sorte sorte de de calligramme calligramme - que nous nous schématis schématisons ons de llaa façon suivante suivante :

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxx xxxxxxxx xxxxxx xxx xxxxxxxx xxxxxx xxxxxxxx xxxxxx xxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxx

xxxxxxxxxxxx xxxxxxxx xxxxxxxx xxxxxxxx

296 Nous Nou s remercion remercionss Philippe Cassuto, professeur profes seur d’hébre d ’hébreuu de l ’Universit ’Unive rsitéé de  Provence, pour son aide précieuse. 297 Entr ntree le VIIe et le IX' ssièc iècles les,, deux systèmes syst èmes d ’é ’écrit criture ure ont coexisté, coexis té, le  palestinien et le babylonien. La graphie actuelle (consonnes et voyelles), toutefois, a  pu être inspirée par les textes d’Origène.

 

Éc l a ir a g e s

165

Il aurait été également assez aisé de reconstituer cette configuration, comme il aurait été facile de reproduire les grandes majuscules qui  parsèm  par sèment ent le text texte, e, mais peut pe ut-êt -être re cela cel a relève relè verait rait-il -il plu plutôt tôt du  ca  calq lque ue.. Il y a des signes bibliques intraduisibles : ceux qui peuvent être écrits (sans les voyelles), mais qui exigent exigen t (selon la tradition) tradition) d’ d ’être lus    diff  di ffér érem em m en entt à ha haut utee vo voix ix   (avec une graphie différente en marge). C’est le cas connu de YHVH, le nom de Dieu, qui doit se lire toujours « Adonaï » (Elohim chez Haroldo de Campos et chez Chouraqui et Dieu chez Roubaud). Mis à part ces détails matériels, il est connu que

la Bible présente de nombreux cas d’intraduisibilité, les traducteurs se référant souvent aux Septante   pour préciser un sens298. Traduction poétique de la Bible

En fait, si nous pouvons évidemment percevoir dans les traductions examinées, et ce à différents niveaux, Vencyclopédie   du traducteur (comme aurait dit un Umberto Eco299), nous pouvons également y inclure non seulement l’horizon de la poésie moderne et contemporaine française franç aise et brésilienne brésilienne - en tant que mémoire de la littérature littérature (Roubaud) -, ainsi que la langue d’arrivée dans son état actuel, mais également égalem ent les théories littéraires littéraires établies pâr p âr le less traducteurs eux-mêmes eux-mêm es et qui accompagnent leur travail de traduction (dans une moindre mesure pour André Chouraqui). Ce dernier, d’une façon plus apparente, développe certains aspects de la « Tâche du traducteur », volontairement ou involontairement.  Nous  No us pouv po uvon ons, s, en effet, trouv tro uver er dans sa trad traduc uctio tionn l ’illustrat ’illust ration ion de quelques principes benjaminiens : hébraïsation ; privilège accordé à l’étymologie ; références aux traducteurs littéralistes dans la tradition de la traduction religieuse (Aquila, traducteur de l’Ecclésiaste, 298 D’autres signes sont non pas « intraduits », mais « intraduisibles ». C’est le cas  de la voyelle « w » qui n’est pas un phonème à proprement parler, dans le sens où au  signifiant lo i   correspondrait un signifié. Il s’agit d’un signifiant spécial qui commute  avec zéro, mais qui signifie, « d’en haut » (du ciel) lorsqu’il est placé à gauche de la   consonne et « d’en bas » (de la terre), lorsqu’il est placé à droite, utilisé pour définir  la généalogie. Il désigne les Apôtres et leur origine (TWLDWT, TWLDT, TLDWT   ou TLDT ne signifient pas la même origine ; le prophète Ismaël n’a aucun de ces   signes dans son nom...) ; ce signe n’apparaît pas dans notre corpus.  L ec to torr in fa fabb u la la,,   Paris, Grasset, 1985. 299 Umberto Eco,  Lec  

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ÉCLAIRAGES

 po stérieu  postér ieurr aux Septante) Septa nte).. Cela Cel a donne don ne souven sou ventt à sa trad traducti uction on un sceau d’« étrangeté ». Mais l’aspect le plus frappant de la traduction AC est son attachement à la tradition et à la religion juives, son désir de concilier la tradition avec une lecture à la fois poétisante et moderne, ce qui provoque chez Henri Meschonnic un jugement assez sévère : « Le calque littéraire et linguistique, derrière son ostentation de retour à l’origine, théologise le texte selon un vague syncrétisme judéochrétien qui se révèle dans son vocabulaire religieux, comme dans ses

arguments. »30 Selon le critique, André Chouraqui produit le « mi me d’un langage mystique juif », qui fait « juif ». Voici un extrait de cette traduction : I : Fumée des fumées 1. Paroles de Qohélet, le fils de David, roi de Ieroushalaïm Ieroushalaïm.. 2. Fumée Fum ée des fumées, dit Qohélet Qo hélet ; fumée de fumées, tout est fumée. 3. Quel avantage pour l’humain l’humain en tout son labeur, labeur, 4. Do Dont nt il a labeur labe ur sous le soleil ? 5. Un cycle va, un cyc cycle le vient ; en pérennité pérenni té la terre se dresse. 6. Le soleil brille, le soleil décli décline ne ; à son lieu il aspire et brille là là.. 7. Il va au midi, mid i, il tourne tourn e au septentrion, septentrio n, il tourne, 8. Tourne Tou rne et va, le souffle, et retourne retou rne sur ses ses tours, le souffle dans lequel nous trouvons le maintien du nom propre (écrit / non lu), des phrases elliptiques, des inversions, un usage « litanique » de la répétition. Chez Henri Meschonnic, une position littéraliste se dégage : son ambition est de saisir non le mot mais le « mouvement du mot dans l’écriture ». Nous avons évoqué précédemment quelques-uns de ses  princi  pri ncipe pess traduc trad uctif tifss : le rappo rap port rt eent ntre re traduir trad uiree et écrire, le rappo rap port rt ent entre re traduire et la théorie de la traduction, le décentrement du traducteur, l ’homologie homo logie entre l’ l ’original et la traduction, l’inséparabilité de la forme et du sens, le rapport de concordance entre les deux textes (le marqué  pour  po ur le marqu ma rqué, é, le non-m no n-marq arqué ué pour po ur le non non-mar -marqué qué,, la fig figure ure pour po ur la 300 Henri Mes Mesch chonn onnic, ic, « Le calque cal que dans la traduction »,  Poési  Poésiee sans réponse, réponse,    op.. cit.,   p. 249.  op hébraïque que et le Nouveau Testament, op. cit.,  p. 1352. 301 La Bible hébraï  

Éc l a ir a g e s

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figure, la non-figure pour la non-figure). C’est ainsi, fait observer Haroldo de Campos, que l’on remarque, dans la traduction de Henri Meschonnic, le maintien de la pause final  so  s o f p a s u q ,   au moyen de l'espace blanc, sans point, unité de souffle ; la pause d’hémistiche, 'athnah  ; des blancs pour séparer des segments du texte (accents), un  blanc plus petit pet it pour po ur des accents accen ts secondaires secon daires.. Par Pa r ailleurs, aille urs, Henri Meschonnic tient compte du contexte littéraire, des travaux d’Ezra Pound, de la théorie benjaminienne du traduire.

I. I. Paroles du Sage fils de David dans Jérusalem

roi

2 Buée de buées  buées

 buée  bu ée de

3 Quel profit

a dit le Sage tout est buée

l’effort qu’il fera

pour l ’homm e Dans tout son effort sous le soleil

4 Passe une époque et la terre

et vient une époque à jamais demeure

5 et le soleil s’est couché Et le soleil s’est levé E t vers son lieu il aspire là il se lève

6 Il va le nord

vers le sud Tourne tourne Et sur ses détours

e t to u r n e

vers

va le vent retourne le vent

Etc.302

302 Henri Meschonnic,  Le  Less Ci Cinq nq ro rouu le leau au x, op. cit. ci t.,,  p. 135 et  sq.  

168

ÉCLAIRAGES

La traduction d’Henri Meschonnic s’efforce de suivre ses propres  princi  pri ncipes pes traducti trad uctifs fs (poétiq (po étiques) ues),, de produ pro duire ire un texte à la place d ’un texte, de privilégier la prosodie (le souffle) ainsi que l’organisation sonore de l’original, de maintenir les récurrences et parallélismes. Elle se veut poétique et non religieuse et contient un aspect « atemporel » (répétition de Et, et, et) dans une configuration « mallarméenne m allarméenne ». Elle s’éloigne toutefois de la poésie française contemporaine par rapport à laquelle l’auteur nourrit (et ne cache pas303) une irritation certaine,

notamment vis-à-vis de poètes comme Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Claude Royet-Joumoud, Jean-Jacques Viton, Christian Prigent,, Jacques Roubaud, Prigent Roubaud , Jean-Marie Gleize... - tous très très différents différents mais très représentatifs du panorama poétique poét ique français actuel - chez qui il perçoit différemment une néfaste tendance à la narrativité, l’usage des clichés, la pléthore adjectivale, l’adoration du signe, le manque d’originalité, l’abus du blanc... Bref, à la fois la « sacralisa tion » de la poésie et sa destruction par l’invasion de la prose. Or, pour Henri Meschonnic, nous le savons, la poésie est avant tout une affaire de rythme. Sa traduction être en»adéquation ses principes traductifs, « une visée verssemble une vision (Les Cinqavec rouleaux,   p. 134), mais si l ’auteur se réclame d ’une traduction poétique, son horizon d’ d ’attente est  plutôt  plu tôt  m  mod oder ernn e   (Baudelaire, Mallarmé) que  co  conn tem te m p o rain ra in   et, si référence est faite à Ezra Pound, nous ne trouvons pas, dans cette traduction homogène, le  dia  d ialo logg is ism m e   signalé par James G. Williams (contraste des voix), qui se trouve davantage marqué chez Haroldo de Campos, comme nous allons le voir par la suite. Bien qu’écrites dans des langues différentes, il nous semble pouvoir affirmer qu’aussi bien le Qohélet  d’Haroldo de Campos que celui de Jacques Roubaud ont une teneur poétique tournée vers le contempo rain, marquée. Les deux poètes occupent, en effet, une place « centra le » dans leurs contextes littéraires respectifs. Tous deux ont une œuvre très importante en tant que poètes, traducteurs, critiques, et, de façon  plus ma marqu rquée ée q u ’Henri He nri Mesch Me schonn onnic, ic, leurs bib biblio liogra graph phies ies spé spécif cifiqu ique e ment poétiques (traductions et poèmes) sont considérables. En outre, Haroldo de Campos est le traducteur d’Homère, de Joyce, de Mallar mé, de Cavalcanti, de Pound..., et Jacques Roubaud a traduit les  re  renn ga

303 Voir Henri Meschonnic, Célébration de la poésie,   Paris, Verdier, 2001.  

l'il 'LAÍRACiliS

169

 jap onais  japon ais,, les tro troub ubado adours urs proven pro vençaux çaux,, Lewis Lew is Carroll Car roll,, des poètes américains, entre autres. Des différences toutefois les opposent sur le plan de l’horizon d’attente (contexte littéraire luso-brésilien moderne et la création du mouvement concrétiste pour l’un, tradition française et poésie contemporaine, appartenance au mouvement Oulipo, pour l’autre ; cheminements historiquement différents) et sur leurs intentions.

chez formel Haroldoetdeprosodique Campos, la du proximité avec l’original se fait surAinsi, l’aspect texte biblique (respiration, rythmes, paronomases) et, à l’instar d’Ezra Pound, sur le mélange langagier de l’original (dialogisme), du ton oraculaire, propre à la langue écrite, et du ton « colloquial », qui représente la voix de l’homme prédicateur. Par ailleurs, tout en « hébraïsant » le portugais, le poète poète entend respecter - contrairement co ntrairement à Henri Meschonnic Meschonnic - ce qu’il appelle les « rimes sémantiques » et qui correspondent à ce que Walter Benjamin considère comme « le mode de visée » de l’original ( Da  Darst rstell ellun un.gs .gsmo mod.u d.us). s). I

1.

Palavras Palavra s § de Qohélet Qo hélet filho de Davi Dav i §§ rei § em Jerusalém

2.

Névo Né voaa de nadas § O-queO-q ue-Sab Sabee §§ névoa de nadas § tudo névoa-nada

3.

Que proveit pro veitoo § para o homem hom em §§§ De todo tod o o seu afã §§ Fadiga de afazeres § sob o sol

4.

Geração-q § epara geração-que-vem geração-q eGeração-que-vai a terra §ue-vai durando sempreue-vem

5.

E o sol despont desp ontaa § e o sol se põe §§§ E ao mesmo mesm o ponto §§ aspira § de onde ele reponta

6.

Vai § rumo ru mo ao sul §§ e volve volv e § rumo rum o ao norte no rte

§§

Volve Vo lve revolve revolv e § o vento vai §§

 

ÉCLAIRAGES

170

E às voltas vo ltas revôlto revô lto § o vento vent o volta volt a (...)3 (... )3004 La traduction brésilienne est plus dense que celle des trois autres traducteurs, les mots sous l’accent sont « pleins », différemment de la traduction d’Henri Meschonnic (où nous trouvons souvent l’article, le  prono  pro nom m ou la pr prép épos ositi ition on avant avan t le « souffle sou ffle >>305). Les asson assonance ances, s,  paral  pa rallél lélism ismes, es, paro p arono noma mases ses sont bien mis en e n éviden évid ence ce (cf. 5 : de  desp spon on ta, ta ,  

 põ e, p o n to ,  on  põe,  onde de,, r e p o n ta , avec les « rimes sémantiques »  de  d e sp o n ta /   repo  re ponn ta, ta ,   traduits par HM « s’est levé » deux fois). De même, au 6, tout le jeu en  N  NI, I,   qui allitère avec « névoas-nada » ( h  héé ve l-h l- h a v a lim li m ) et le je jeuu de : vai/volve/volve/revolve/vai/voltas/revôlto/volta, qui provoque

un effet quasi-mimétique avec le souffle du vent. Poésie concrète, la traduction d’Haroldo de Campos allie l’aura biblique et la poésie ultracontemporaine brésilienne. Il nous reste quelques remarques à faire sur le même extrait dans la traduction de Jacques Roubaud qui est à la fois fluide et poétiquement condensée. Contrairement Contrairem ent à Henri Meschonnic Mescho nnic et à Haroldo de Campos, Jacques Roubaud ne fait pas de paratexte à sa traduction, lequel est œuvre de l ’éditeur de la Bible Bayard, Frédéric Boyer. Il fait partie des quarantesept traducteurs de cette nouvelle Bible qui entend diversifier les voix autant que peut se faire dans un rapport  d ’iso ’i som m o rph rp h ism is m e   avec l’original, chose qui ne s’est jamais pratiquée en France.

304 Paroles de Qohélet fils de David/ roi à Jérusalem// Nébuleuses de néants dit   Celui-qui-Sait/ nébuleuse de néants tout nébuleuse-néant// Quel profit pour l’homme/   De tout son labeur/ fatigue d’affaires sous le soleil// Génération qui va et génération   qui vient/ et la terre durant pour toujours// Et le soleil se lève et le soleil se couche/   Et au même point/ aspire d’où il se relève// Va vers le sud// et revient vers le nord/   Revient retourne le vent va/ et ayant à faire revenu le vent revient (traduction littérale   faite par nos soins), Qohélet, O-Que-Sabe,  traduction Haroldo de Campos,  op. cit. cit.,,  p. 45. 305 À propos ddee « Légendaire chaque jour », poème poèm e d’Henri Mescho Me schonni nnic, c, Gérard  Dessons dit : « Le blanc des fins de vers accentue les inaccentuées qu'une, je,comme,  je,comme,  en une véritable gestuelle de la parole. » (Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos  nos   jo  jouu rs rs,,   Paris, PUF, 2001, p. 489). C’est ce même procédé que l’on trouve dans les   traductions du poète qui l’emploie aussi bien pour  Es  Esthe ther, r,   texte narratif, que Jacques  Roubaud traduit en prose.

 

É( LAIKAGHS

171 17 1

Chez Jacques Roubaud, nous trouvons peu de propos « traductoloÿiques » à l’exception de deux remarques importantes prononcées lors des Assises des Traducteurs Littéraires en Arles de 1999 : en dehors de la traduction du Quichotte   faite par Pierre Mesnard (et enco re !)306, une traduction qui lui paraît exemplaire est celle de Jacque line Risset pour la  D  Div ivin in a C o m e d ia   et dans laquelle la traductrice

maintient l essentiel (non pas les rimes, mais l aspect « romanesque » du texte, préservant ainsi ce qui est l’essentiel)307. Ce faisant, Jacque line Risset applique le principe poundien du «  m  mak akee it n ew   » : l’abolition de la distance qui nous sépare du texte original et la recréation d’un texte (poétique) lisible par les lecteurs d’aujourd’hui, nourris de littérature contemporaine : « L’effort de renouvellement, le make-it-newisme dirais-je, doit donc intervenir sur des composantes multiples du texte. »308 Or, la traduction de Jacques Roubaud privilégie la poéticité du texte original (rythme) dans une traduction à la fois condensée et énigmati que (le  d  dic ichh ten te n  poundienj09) et se présente comme un poème contem  porain. Elle Ell e refu re fuse se la tradu tra ducti ction on « lexica lex icale le » ou étymo éty molog logiq ique ue : celle dans laquelle « (...) au lieu de s’en tenir à des équivalents modernes des termes employés, on remontera, à l’aide de l’étymologie, aux racines, et on proposera des mots qui traduisent ces significations, considérées comme plus ancestrales, plus originaires, plus profondes, etc. »310 \

306 Nouvelle de Jorge Luis Borges,  Fi  Ficti ction ons, s,   Paris, Folio, Gallimard, 1983, p. 41.  Poéti étiqu quee   307 Hen Henri ri Mescho Me schonnic nnic porte un un jugement juge ment assez ass ez critique sur cette traducti traduction on ( Po  du Tra Tradui duire, re, op. ci cit.t.,,  pp. 203-204) dont Umberto Eco estime qu’elle a tout de même   « survécu » (Colloque « Roma Poesia », avril 2004). 308 Jacques Roubaud, « Parler pour les le s idio idiots ts : Sébastien Sébas tien Chastei Chas teillon llon et le problème  de la traduction », conférence inaugurale, Assises Internationales de la traduction en   Arles, Novembre 1999.  Act  A ctes es d e s A ss ssis ises es de la trad tr aduc uctio tionn en A rle rles, s,   Arles, Actes Sud,  2000, p. 19 et  sq. 309 Ezra Pound,  AB  A B C de la lec lectur ture, e, op. cit.,   p. 30 (« Dichten = condensare »). 310 Jacques Roubaud, « Parler pour les idiots : Sébastien Chasteillon et le problème   de la traduction »,  op. cit., ci t., ibid ibidem. em.

 

172

ÉCLAIUAGIÎS

1,1 Parole Paroless de Qohélet Qo hélet fils de David roi à Jérusalem 2

Vanité dit Qohélet

 h  hév évee l h av aval alim im  h  hév évee l   dit Qohélet

tout est vain 3 Que reste-t-il à l ’homme homm e de son travail et de sa peine sous le soleil 4 Une génération vient une génération va et la terre reste 5 Le solei soleill se lève le soleil se couche courant vers sa demeure et se levant lui là 6 Vers le sud vers le nord le vent souffle le revient vent tourne et sur ses pas (...)3n Jacques Roubaud maintient la paronomase originale (hével havalim)  et tout en proposant une traduction intralinguale assonante (tout est  s y m b o li vain.  Plus loin : 1, 14 « poursuite du vent »), il convertit le  sy  sa  s a n t  en  s  syy m b o liliss é ,  com  comme me le préconise Walter Benjamin. De plus, avec l’emploi de mots simples, il en multiplie les sens : « Que  re  r e s te - t-il à

311 Qohélet,   Bayard, op. cit.,  p. 1634.

 

l'i(’I.AIKA(iP.S

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l'homme » ; « et la terre  re  ress te   », clans une construction chiasmatique en écho. La traduction construit un système subliminal de correspon dances, échos et parallélismes qui, à la lecture, ne se font pas remarquer comme procédés. Le choix d’un lexique dépouillé, quasi ment abstrait, l’évitement du ton oraculaire entraîne une lecture rapide du texte et produit, de ce fait, l’effet du passage du temps, qui file

comme le vent. De plus, l’usage l ’usage systématique du passé composé (« j ’ai ’ai vu », « je me suis dit », « j’ai donné... ») installe le texte dans la  précari  pré carité té du sujet suje t de ré rénn o n ci ciat atio ionn - celui-ci celu i-ci n ’est plu pluss le suje sujett de l’autorité et devient aussi mortel et éphémère que ceux qui l’entendent. Qohélet devient un parmi tous, non plus Celui-qui-Sait. La retraduction apparaît ainsi comme tout à la fois nécessaire et inévitable pour le grand texte. En même temps elle ouvre un champ à la littérature comparée lui permettant de vérifier des hypothèses, d’étayer des arguments, d’affiner les notions de parallèle et d’horizon d’attente. Aussi bien permet-elle à la traductologie de saisir l’horizon traductif des différentes époques de la retraduction tout en en définis sant les canons poétiques et traductifs. En diachronie, la comparaison et le parallèle entre différentes traductions de VÉnéide,  par exemple, offrent au chercheur la possibilité d’isoler le canon propre à une époque, la place des auteurs canoniques à l’intérieur du champ littéraire, leurs apports personnels et de vérifier, de siècle en siècle, les transformations subies par le grand texte. En synchronie, il est aussi question de transformations qui varient de décennie en décennie, certes en moindre mesure, mais au travers desquelles nous pouvons saisir notre contemporanéité, lorsqu’il s’agit d’époques proches de nous.  Nous  No us avo avons ns ainsi ain si pu témoig tém oigne nerr des subtils subtil s chang cha ngem ement entss qui s’opèrent dans le Qohélet, qui devient, de texte autoritaire, hébraïsant, oraculaire et prophétique, progressivement un texte poétique à la mesure de l’homme contemporain. Si, comme le veut Jacques Roubaud, « on traduit comme on veut » (conférence 1999), on ajoutera qu’on n’échappe pas à son temps...3'2

312 Premièr Premièree pub public licatio ationn du présent prés ent art article icle in Cadernos de Tradução,  NUT,  Universidade Federal de Santa Catarina (Brésil), n. 11-2003/1, p. 95 et  sq.  

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ÉCLAIRAOliS

Quelques titres en traduction :

Haroldo de Campos : - Cantares  de Ezra Pound, avec Augusto de Campos et Décio Pignatari, Rio de Janeiro, Service de Documentation-MEC, 1960.

-  P  Paa n a r o m a d o F in innn eg egan anss Wa Wake ke  de James Joyce, avec Augusto de Campos, São Paulo, Comission de Littérature de l’État, 1962 (2e éd. complétée, Editora Perspectiva, 1971). -  Po  P o e m a s d e M a ïak ïa k o vs vskk i,   avec Augusto de Campos et Boris Schnaiderman, Rio de Janeiro, Editora Tempo Brasileiro, 1967 (2e édition, Editora Perspectiva, 1983). -  P  Poo e s i a ru russ ssaa m od oder ernn a ,  avec Augusto de Campos et Boris Schnaiderman, Rio de Janeiro, Editora Civilização Brasileira, 1968 (2e édition, Editora Brasiliense, 1985). - Traduzir e trovar,   avec Augusto de Campos, São Paulo, Editora Papyrus, 1968. -  M a llllaa rm é , avec Augusto de Campos et Décio Pignatari, São Paulo, Editora Perspectiva, 1974 (2e édition, São Paulo, Perspectiva, 1980). -  D  Daa n te -P a r a ís ísoo (S (Six ix ch chan ants ts), ),  Rio de Janeiro, Editora Fontana / Isti tuto Culturale Italiano di São Paulo, 1978. - Transblanco, avec Octavio Paz (transcréation du poème  Bia  B ianc ncoo   et correspondance correspond ance avec O. Paz), Rio de Janeiro, Editora Guanabara, 19 1985 85 (2e édition revue et augmentée, São Paulo, Siciliano, 1994). -  H  Haa g o r o m o , transcréation de la pièce-poème du Théâtre Nô  japo  ja pona nais, is, in  Fo  Folh lhaa d e S ão P a u lo lo,,   8.7.1989, publiée en volume, São Paulo, Estação Liberdade, 1993. -

Qo hélet/ O -Que-Sabe/Ecclé -Que-Sabe/Ecclésiast siastee   (transcréation du poème Sapiential  à   à partir de l ’hébreu), São Paulo, Editora Perspect Perspectiva, iva, 19 1990 90.. -  Ber  B eree ’shit ’shithh : a ce cenn a d a o r ig em  (traduction de textes de la Genèse   et du  L  Liv ivrr e de Jo Job, b,  accompagnés d’essais sur la poésie biblique), São

Paulo, Editora Perspectiva, 1993. -  M  Mén énis is,, A Ir Iraa d ’A q u ililee s   (Chant I de Yllliade,  d’Homère) avec Trajano, Vieira, São Paulo, Editora Nova Alexandria, 1994. -  Ili  I liad ada, a,   d’Homère, vol. 1, São Paulo, Editora Mandarim, 2001.

 

É< LAIKAUHK

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André Chouraqui : -  Le C a n titiqq u e d e s C an antitiqq u es es,,   Paris, Desclée de Brouwer, 1950. -  Le  Less P sau sa u m e s,   Paris, P. U.F, coll. Sinaï, 1956. -  La B ible ib le H é b ra ïq ïquu e e t le N o u ve veaa u T esta es tam m ent, en t,   26 volumes, Paris,

Desclée de Brouwer, 1974-1977. -  L ’Un ’Univ iver erss d e la B ib ible le,,   10 tomes, Paris, Brépols-Lidis, 1982-1989. oran an,,  traduction et commentaires, Paris, Laffont, 1990. -  Le C or -  Le P en tate ta teuu q u e e t le less Q u a tr tree E van va n g ile il e s,   traduits et commentés, Paris, Lattès, 1993. - Chronique de Baba,  80 lettres d’Abraham Meyer, traduites du  judé  ju déo-a o-arab rabe, e, Jér Jérus usale alem, m, 1998. 1998.

Henri Meschonnic : -  Le  Less C in inqq rou ro u le leau aux, x,   Paris, Gallimard, 1970. -  Jo  Jonn a e t le s ig ignn ifia if iann t er erra ra n t,   Paris, Gallimard, 1981. Textes Goethe, Dante, Meng-Hao-Ran, etc.), in   Po  P o-ét étiq iqu u e du (Shakespeare, tr trad aduu ir ire, e,   Lagrasse, Verdier, 1999. - Gloires  (traduction des  Psa  P sa u m es es), ),   Paris, Desclée de Brouwer,

2001 . -  Le  Less Nom No m s,   Paris, Desclée de Brouwer, 2003.

Jacques Roubaud : -  M  Moo n o no a w a r e : L e se senn titim m e n t d e s ch o ses se s   (cent quarante-trois  poèmes  poè mes em empru prunt ntés és au jap j apon onai ais), s), Paris, Gallim Ga llimard, ard, 1970. 1970. -  Ren  R enga ga,,  (avec Octavio Paz, Charles Tomlinson, Edoardo Sanguineti), Paris, Gallimard, 1971. - Vingt poèmes américains,  avec Michel Deguy, Paris, Gallimard, 1980. -  Le  Less T rou ro u b a d o u rs rs,,   Paris, Seghers (anthologie bilingue), 1981. - Témoignage, de Charles Reznikoff, Paris, Hachette, P.O.L., 1981. -  La C h a s se au Snar Sn ark, k,   de Lewis Carroll, Paris, Slatkine-Garance, 1981. -  L  Laa R ep ro d u c titioo n d e s p r o f ililss   de Rosmarie Waldrop, Paris, La Tuilerie Tropicale, 1991. - Qohélet, Lévitique, Nombres, Joël, Esther,  in  B  Bib ible le,,  Paris, Bayard 2000 (en co-traduction).  

4.

S

u b j e c t iv it é

 e

t   s u j e t   d e

 l

a    t r a d u c t i o n

Il s’agit ici d’examiner ce que disent quelques traducteurs sur la

dualité dua lité : sou source rce / cibl ciblee : « Translations have traditionally, at least  least   » 313  sinn ce C icer  si ic eroo , b een ee n c o m m e n te tedd upon up on b y tr traa n s la lato torr s th thee m selv se lvee s.   »3 Cicéron est incontestablement le premier théoricien à évoquer cette dualité. On peut trouver, dans la préface à sa traduction des  D  Dis iscc o u r s    d  dee D é m o st sthh è n e e t d ’E sc schh in ine, e,   l’affirmation suivante : Je ne les ai pas rendus en simple traducteur (ut interpres), mais en orateur (sed ut orotor) respectant leurs phrases, avec les figures de mots ou de pensées, usant toutefois de termes adaptés à nos habitudes latines. Je n’ai donc pas jugé nécessaire d’y rendre chaque mot par un mot ;  pour  po urta tant nt,, qu quan antt au gé géni niee de tou tous le less mot otss et à leu leurr va vale leur ur,, je les les ai conservés... J’ai cru, en effet, que ce qui importait au lecteur, c’était de luiids en offrirenim non adnumerare pas le mêmesednombre, mais pour ainsi  po  poid s (Non tanquam adpendere )314.dire le même Chez saint Jérôme, le traducteur de la Bible (la Vulgate  latine)315, la situation est toutefois plus ambivalente en raison de la dichotomie qui s’installe, dès avant l’avènement du christianisme, entre la traduction des textes religieux et la traduction des textes profanes. Pour P our saint Jérôme, il y a lieu de distinguer le texte religieux, « où l’ordre des mots est aussi un mystère », des autres. Le choix du traducteur se  place  pla ce ici entre le mot mo t po pour ur le mot mo t de la trad traducti uction on  rel  r elig igie ieuu s e , et le sens

3,3 Johan Heilbron, Towards a Sociology of Translation, op. cit.,   p. 430. 314 Si par ailleurs Cicéron a aussi pu traduire littéralement Platon, dans le cas  présent, en se plaçant résolument sur l’un des versants de la traduction, orienté vers   la langue d’arrivée, il est devenu la référence explicite ou implicite des traducteurs  postérieurs, depuis saint Jérôme, cinq siècles plus tard, jusqu’à un courant (majoritaire)  de traducteurs contemporains, son influence étant toujours très nette auprès de tous les   traducteurs français classiques, du XVIe au XVIII' siècles. 315 On rappelle que la tâche attribuée au père de l’Église était au départ la traduction   de Bible àsaint partir du grec (la Septante que, selon les commentateurs, insatisfait de la celles-ci, Jérôme a entrepris de) laet traduire directement de l’hébreu, langue   qu’il possédait également, en plus du grec, du latin et d’autres parlers vulgaires.

 

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ÉCLAIKAdHS

 po ur le sens, des autre  pour autress tra traduc duction tionss - dua dualit litéé en entre tre tradu traductio ctionn « fidèl fidèlee »  pour  po ur le sac sacré ré et trad traduc uctio tionn « libre » po pour ur le tex texte te profane. En réalité, la question est bien plus ardue et saint Jérôme se voit

souvent partagé entre les deux positions, même lorsqu lorsqu’i ’ill ss’’agit du texte religieux. Dans  D e O pt ptim imoo G e n er eree Inte In terp rpre reta tann d i,   ne dit-il pas :   est malaisé quand on suit les tracéesque parceunqui autre, ne pas s’enIl écarter en quelque endroit ; illignes est difficile a étédebien dit   dans une autre langue garde le même éclat dans une traduction. (...) Si    j  jee traduis m ot à m ot, cela ce la rend un so sonn absurde absu rde ; si, par n éc éces essi sité té,, je   m odifie si peu que ce so soit it la constructi construction on ou le style, j ’aur ’aurai ai l’air l’air de  déserter le devoir de traducteur316.

Il est important de noter q u ’auss aussii bien chez Cicéron que chez saint Jérôme, la question du choix s’est présentée et a été formulée très clairement. clair ement. De nos jours, la question eest st devenue relativement tacite en ce qui concerne la position « classique » maintenue majoritairement en Francee et seuls les traducteurs littéral Franc littéralistes istes justi justifient fient leurs positio positions. ns. Elle est, toutefois, au centre des interrogations des linguistes, sémiologues et traductologues. Pour Umberto Eco, auteur entre autres de  La R e cher ch ercc h e d e la la lang ngue ue    pa  p a r f a i te 3I7, la question fondamentale est de savoir si, en traduisant, il faut amener le lecteur à comprendre ll’uni ’univers vers culturel de l’auteur l’auteur,, ou  bienn s’il fau  bie fautt tra transf nsform ormer er le texte origi original nal en l ’adap ’adaptan tantt à l ’univers culturel cultur el du lecteur - comm commee si ll’’auteur était prêt à récrir récriree son propre livre dans la langue de l’autre, comme s’il l’avait écrit selon le génie de la langue de destination et non de la langue d’origine. Si Eco riee n te tedd ,  c’est bien parce que le problème  just  ju stif ifie ie la trad traducti uction on  ta r g e t o ri est toujours d’actualité. On peut mieux comprendre la persistance de cette dualité si on considère l’ l ’impact et le less effets de la « Tâche du traducteur » ddee Walter Benjamin et particulièrement de sa définition du traducteur  tr  traa n s p a  rent  re nt.. Cet impact se mesure à la quantité importante d’hypertextes que ce texte de 1923 a connus et que nous avons déjà évoqués. Walter Benjamin définit la traduction comme un devoir d ’altérité : le

 Dee Ci Cicé céro ronn à Benjam Ben jamin, in,   PUL, 1991, p. 61. 316 Cité par Michel Ballard,  D 317 Umberto Eco,  La Rech Re cherc erche he de la lan langue gue pa parf rfai aite te da dans ns la cultur cul turee eu europ ropéen éenne ne,,  Seuil, Coll. Faire l’Europe, 1994.

 

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traducteur transparent est littéral, ne cache pas l’original. Ces proposi tions s’opposent à celles de Georges Mounin dans  Les  L es B el elle less Infid In fidèl èles es  

(1955). Voici ce que dit Georges Mounin : Il

résulte de tout ceci cec i qu’il existe exi ste plusieurs types de traducti traduction, on, 

légitimes selon les textes. Et tout d’abord, apparaissent deux grandes   classes principales : Ou bien, pour le traducteur, traduire de telle sorte que le texte,   littéralement francisé, sans une étrangeté de langue, ait toujours l’air  d’avoir été été directement pensé puis rédigé en fra françai nçais, s, - c ’est-à’est-à-dire, dire, en  quelque sorte, réaliser l’ambition des « belles infidèles » sans l’infidélité,  ce qui est à l’origine d’une première classe de traductions. Ou bien, produire produire en traduis traduisant ant toujours l’impression l’im pression dépaysante de lire  le texte dans les formes originales (sémantiques, morphologiques,   stylistiques) de la langue étrang étrangère, ère, - de façon que le lecteur lecteur n’oublie   jam  ja m ais ai s un se seul ul instant inst ant q u ’il e st en train de lire en fran fr ançai çaiss tel te l text te xtee qui a  d’abord été pensé d’abord p ensé puis écrit dans telle te lle ou telle langue étrangère :  deuxième classe de traducteurs318.

Gidéon Toury est amené à nuancer ses positions au départ trop déterministes sur le choix du traducteur, et définit des normes appelées normes « translationnelles », parmi lesquelles il y a celle qu’il appelle la « norme initiale » qui, comme on l’a vu, recouvre le choix entre source et cible319. Ces positions montrent à quel point, au vingtième siècle, la question héritée Classiques dominantes. persiste et oriente la façon de le traduire des langues des culturellement En d’autres termes, traducteur serait mis devant le choix entre être fidèle à la source ou tenir compte de la langue d’accueil (et de ses  h  haa bi bitu tus) s)..

3,8 Georges Mounin,  Le  Less B elle el less in infi fidè dèle less,  op. ci cit., t.,   p. 110. Selon Georges Mounin,  pour fr a n c is isee r   le texte (le premier cas), il faudra quelquefois traduire l’originalité de  l’œuvre indépendamment de l’époque ou de la culture de l’origine. Dans le second  cas, contraire, il faudra rendre l’originalité de l’œuvre en étant fidèle à l’époque et   à la au culture d’origine. 319 Gidéon Gidé on Toury, « The nature and role of o f Norms Norm s in translation », in Li  Lite tera ratu ture re an and  d   Translation,  Leuven, Acco, ed. by James S. Holmes, 1978, p. 83.

 

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 La sub subjec jectiv tivité ité du trad traduct ucteur  eur 

I. La question questi on est de savoir si le traducteur traduc teur est réelle réellement ment uunn « suje sujell  plein  ple in », ma maître ître de ses choix. En fait, la question du choix est plutôt une question moderne. Ainsi,  po  pour les épo époque queslequel s anc ancienn iennes, es, jus ju s q u ’au Mo Moyen yen Âge, traducte ucteur, ur,», être de urdevoir, pour la traduction correspond à unele«trad mission est guidé par la sphère du texte traduit, à savoir  p  puu b liliqq u e   (auquel cas il  d  doo it  être fidèle à la source, c’est-à-dire, littéral) ou  p  prr i v é e   (auquel cas il  p  pee u t   ne pas être littéral). Cette affirmation tendrait à montrer que le traducteur est plutôt déterminé par le contexte social, économique et politique auquel il appartient, ce qui est incontestablement vrai. C’est ainsi qu’Annie Briss Br isset3 et3220, ccont ontest estan antt l’idé l’idéee « idé idéalis aliste te » de la tran transpar sparenc encee du traducteur (Benjamin-Berman), se propose d’« explorer la dimension collective, culturelle, du sujet traduisant et de ses positions ». En effet, selon ce chercheur, et après Luciano Nanni, dont elle s’inspire, la marge de liberté du traducteur est amoindrie par les circonstances historiques de « l’usage » de l’œuvre à traduire. Le traducteur est déjà conditionné culturellement et socialement non seulement dans ses choix esthétiques mais aussi dans l’interprétation qu’il donne aux œuvres littéraires. La culture « oriente et façonne l’interprétation du texte original en s’interposant (...) entre la subjectivité traduisante et l’objet à traduire » (p. 39).  Nous ne saur saurions ions con contre tredir diree de tels propo propos. s. Il est cert certain ain que le choix de l’œuvre à traduire dépend en grande partie du moment et d’autres facteurs qui relèvent de ce que Bourdieu appelle le « champ littéraire ». Sur le plan diachronique, en effet, nous nous trouvons ainsi devant une interprétation formelle et sémantique changeante des textes traduits « librement » (la centaine de traductions françaises de VÉnéide VÉnéide   en est un exemple frappant). Ainsi, VÉnéide   de Du Bellay, en décasyllabes, est à assimiler au grand poème du XVIe siècle, peignant une Didon pathétique, dans une langue poétique neuve destinée à constituer le français littéraire. De 320 Chercheur traductologue traductol ogue de l ’Univers ’Uni versité ité d ’Ottaw ’Ottawa, a, souvent proche des théories théori es  du polysystème, auteur entre autres de « L’identité culturelle de la traduction », in    Pal  P alim im ps pses este tes, s,   n. 11, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998, p. 30 et  sq.

 

ÉCLAIRAGES

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môme, 1'Énéide  de l’Abbé Delille, au XVIIIe siècle, en alexandrins, allongée et homogénéisée, rappelle-t-elle une tragédie racinienne. Les exemples sont nombreux, jusqu’à celui de Pierre Klossowski au  jourd’hui  jour d’hui qui tente de rach racheter, eter, dans sa tra traduc duction tion,, le dire di re épi épique que et le substrat latin du texte virgilien. de soi que cette optique, lles es décla déclarations et profe profession foiIldu va traducteur sontdans à prendre en compte avecrations distance. Qu’ilssions croies de faire œuvre nouvelle ou s’aligner sur les grands auteurs, la subjectivité du traducteur est une subjectivité imaginaire (« J’ai voulu faire... »), elle relève du « moi-je » du traducteur et les déclarations se comptent  par cent centaine aines. s. II II.. Ceci étant, l’idée que nous aim aimerion erionss avan avancer cer ici est la suivan suivante te : nous pourrions trouver une ligne de partage qui ne serait dominée ni  par le « moi » de la sub subjec jectiv tivité ité3321, ni par le « mo moii épi épisté stémi miqu quee » (pour reprendre la formulation d’Annie Brisset). Pour le premier, Lacan322 a pu montrer après Descartes que le  j jee   qui existe, parce qu’il pense, n’est pas celui qui pense parce qu’il est, pour le second, il s’agit du moi social. En fait, l’un ne va pas sans l’autre puisque « le moi ne peut être séparé de l’altérité et, du même coup, se trouve pris dans la définition même du social et de l’historique »323. Il ne s’agit pas d’évoquer ici l’existence d’un « troisième » moi, non plus, mais plutôt du  su  s u je t , d’un  je rim rimbald baldien ien,, à l ’œuvre dans l’é l’écri critur turee de la traduc traduction. tion. Ce qui nous importe, c’est de montrer la différence entre le moi (imaginaire, le moi-je) et le « je » de la traduction. Et même si la formulation d’ d ’Annie Brisset paraît indiscutable - selon laquelle ilil n’y aurait pas de « sujet plein », un « sujet dont la conscience serait  pleine  ple ineme ment nt prése pr ésent ntee à l’act l’actee tradu tra duct ctif if » - , il va de soi qu quee pou pour  r 

321 E. Roudines Roud inesco co (1977 (1 977)) : « Le sujet est décentré de sa position posit ion de maîtrise (...). (...) . 11 est “divisé”, raconte Freud, mais pour autant il ne disparaît pas, il parle et continue   dans le fantasme sous la forme du Moi. La découverte de l’inconscient permet de  signifier cette division inaugurale en montrant que l’illusion du centre demeure et   qu’elle est inhérente à la constitution du sujet humain », cité par Jacqueline Authier-   Revuz (1998), dans « Énonciation, méta-énonciation », in  Le  Less Su Sujet jetss e t le leur urss di disc scou ours, rs,   Aix-en-Provence, PUP, 1998, p. 71. 322 Lacan : « Je pens p ense// e// Donc Do nc je j e suis - où le second correspond au sujet de  l’énonciation tandis que le premier est le sujet de l’énoncé »,  Éc  Écrit rits, s,   Seuil, p. 864. 323 Voir par par exemple exemp le Henri Meschonnic, Meschonni c,  Po  Poét étiq ique ue du tradu tra duire ire,, op. cit.

 

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ÉCLAIRAOIÍ.S

l’analyse traductologique, la question du singulier est pertinente. Nous nous appuierons parfois sur la psychanalyse pour mieux étayer nos hypothèses. Nous essayerons d’établir la différence entre la pratique « individuelle » et la pratique « individuante » du style pour reprendre la formul formulee de Mic Michel hel Dufren Dufrenne, ne, dans « Style » (EncyclopaecUa  Universalis). d’autres termes, même siseleplace traducteur, en croyaul faire œuvre «  En personnelle » et volontaire, sur le plan imagi naire et, de ce fait, est d’autant plus dépendant des instances sociales, des  ha  h a b itus, itu s,   qui le constituent, il arrive que ni le « moi-je » ni le « moi épistémique » ne réussissent à barrer le sujet traduisant, dont la liberté est inconsciente, cela va sans dire.  L  Lee c a s B a u d e la lair iree

L’exemple de Baudelaire traducteur de Poe va nous permettre d’illustrer la distinction proposée ci-dessus. Baudelaire fait connaître Poe dès 1848 en traduisant ses  H  His isto toir iree s E x tr traa o rdin rd inaa ire ir e s   (1856), ses Contes,   puis le poème « Le Corbeau » ( The Raven),  en 1857. Il le traduit pendant dix-sept ans. Selon la critique, c’est grâce au talent du traducteur que Poe est apparu en France comme un très grand poète,  plus gra grand nd que dan danss son pays. No Nous us essa essayero yerons ns de dis distin tingu guer er ce qui chez ce traducteur relève de son imaginaire (moi), ce qui relève des  h  haa b itu it u s  de l’époque et ce qui relève du sujet-Baudelaire. L’admiration que vouait Baudelaire à celui qu’il considérait comme son « frère » en poésie est consignée dans plusieurs textes et il est certain que plusieurs facteurs les rapprochent - leur vie personnelle, leurs expériences sentimentales, leur « soif de l’infini ». Tous deux sont également les auteurs d’une œuvre poétique brève et sans cesse  perfect  perf ection ionnée née,, les rrapp apports orts en entre tre leurs ima imagin ginaires aires on ontt été exce excelle llemm mment ent montrés par l’étude consacrée à Baudelaire par Walter Benjamin324 (1926). Celui-ci signale les parallèles et les différences dans leurs façons respectives de traiter des thèmes comme la foule, la mort, le vin, le double, et il est certain que des figures telles que la contra diction, le paradoxe et l’oxymore constituent la clé centrale de leurr progr leu programm ammee poéti poétique que (rêve / réalité ; vie / mort ; « spleen » /

324 Walter Benjamin, Charles Baudelaire,  Paris, Payot, 1979.

 

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« idéal »...), et les vecteurs par lesquels passent ces visions. Walter Benjamin décèle l’influence du poète américain sur Baudelaire y compris dans les motifs de ses poèmes (« Le vin de l’assassin », « A une passante » etc.) Un autre facteur, toutefois, les rapproche : l’attention portée à la matérialité du texte littéraire, voire à la technicité de l’expression, ainsi, l’usage de la citation, de l’intertextualité, du cliché ironique325, de même que le jeu fiction / réalité. La découverte de Poe par Baudelaire a obligé celui-ci à se défendre, à tel point ses théories sur l’esthétique et la poésie lui rappelaient les théories du du poète américain. O Onn peut rappeler les mots de Baudelaire : On m’accuse, moi, d’imiter Edgar Poe ! Savez-vous pourquoi j’ai si  patiemment traduit Poe ? Parce qu’il me ressemblait. La première fois   que j’ai ouvert un livre de lui, avecdes épouvante ravissement, seulement des sujets rêvés par j’ai moi lumais phrases et pensées par moinon et    écrites par lui vingt ans auparavant326.

Dans un premier temps, nous sommes à même de dire donc que  plusieu  plus ieurs rs fac facteur teurss ont guid guidéé le choi ch oixx de Ba Baude udelair laire, e, dont cer certain tainss sont effectivement dus à la conjoncture, à des facteurs sociaux, esthétiques mais aussi identitaires. Dans son opposition à l’est l’esthétique hétique et à l’éthique de la moitié du XIXe siècle (dont les valeurs répugnent au poète français, comme les aspects fallacieux du progrès technique, l’étalage des richesses, l’appât du gain y compris chez des écrivains, etc.), Baudelaire trouve un appui dans l’esthétique de Poe, qu’il considère comme une sorte de double, trouvant dans l’œuvre de l’Américain

325 Nous avons déjà évoqué évoqu é longuement lon guement ces ce s aspects asp ects de la question dans dans Théories et  et    praa326  pr titiqu quCharles es es,, op. cit.,   chapitreCorrespondances, V, p. 185 et  sq. O.C.  CP1, I, p. 676. Cette attitude n’est   Baudelaire,

pas sans rappeler ce cellllee d’Antoni d ’Antoninn Artaud, Artaud, traducteur traducteur de Lewis Lewi s Carroll Carroll : « C’es C ’estt comme   s’il s’agissait de l’une de mes œuvres suivie d’un commentaire »,  Le  Lettr ttres es éc écri rite tess de de    Rod  R od ez ez,,   Paris, Gallimard, juin 1944, X, p. 243.

 

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des réponses artistiques à son travail et des échos à ses propres fantas mes327. Il n ’en reste pas moins que cette sort sortie ie de so soii que constitue l’identification à l’Autre en passant par une autre langue va permettre à« Baudelaire de faire émerger forme qui correspond non pas à sa soif » de tr transcendance, anscendance, maisune est adaptée « aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience » (Préface au Spleen de Paris, Paris,  publié en 1862), née de « la fréquentation des villes énormes et du croisement de leurs innombra  bless rapp  ble rapports orts ». C ’est not notre re hypoth hyp othèse èse que l ’an anal alyse yse de sa trad traducti uction on  perm  pe rmet et d ’étayer.  Le p o è m e e t sa tr traa d u c titioo n fr f r a n ç a is isee

The connu plus quinze variantes. la  pre«mière  premi ère Raven fois pa par»r lea  N  Ne e w Yo York rk Ede veni ve ning ng M ir irro ror, r,   le 29Publié janvierpour 1845, contre la somme de dix dollars, la critique semble diverger quant à la  périod  pér iodee de son « inc incub ubatio ationn ». Cer Certain tainss par parlen lentt de dix ans, d ’autres de deux ou trois, d’autres encore évoquent la possibilité que Poe ait écrit d’une traite les dix-huit sizains constitués de vers à huit mètres trochaïques, variant de huit à sept et et demi et le refr refrain, ain, le sixième vers, étant de trois et demi. The Raven  a été publié en stances dont les vers étaient brisés par la césure. Ce poème, par ailleurs, a connu vingt-etune substitutions lexicales sur les cent-huit vers qui le constituent, ce qui était encore peu comparativement à d’autres. Les raisons sont,  peut-êtr  peu t-être, e, le désir d ’abo abouti utirr à une me meille illeure ure éco économ nomie ie du poè poème me (« l’effet de totalité ») ou le désir d’en soustraire des images par trop saugrenues. Dans le texte  P  Phh ililoo s o p h y o f C o m p o siti si tioo n ,   Poe prétend avec ironie que son poème a été conçu à l’envers, comme un problème mathéma tique, «  p  prr o c e e d e d , s te tepp b y st step ep,, to ititss com co m p le letitioo n w itithh the p r é c is isio ionn    an  a n d r i g id con co n sé séqq u e n ce o f a m a th thee m a titica call p r o b l e m   ». Son premier objectif, selon lui, était l’effet à obtenir ; il fallait décider, ensuite, de 327 Voir  Le  Less Rè Règl gles es de l'A l'Art, rt,   Paris, Seuil, 1992, en particulier le chapitre intitule  « La conquête de l’autonomie », p. 75 et  sq  sq.,.,  dans lequel Pierre Bourdieu analyse dans  le détail la façon dont Baudelaire avec d’autres « exclus » parviennent à faire du  champ littéraire un champ autonome

 

ÉCLAIRAGES

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la longueur (une centaine de vers), du ton et de l’esprit du poème (la tristesse), et trouver une clé qui lui donne du piquant - qu qu’i ’ill a tro trouvé uvé dans le refrain  N  Nee v e r m o r e ,  auquel il aurait été conduit par la nécessité d’obtenir toute la force persuasive possible des fins de stances par la  thee m o s t son so n o rou ro u s   répétition d’un O long et d’un R, respectivement «  th vowel   » et «  th  thee m o s t p r o d u c ib le c o n son so n a n t   ». Le thème qui lui a semblé approprié au poème a été celui d’un amant esseulé après la mort de de la bien-aim bien-aimée ée - thème ddee «  th  thee d e a th o f a beau be autitifu full w o m a n ». ».   Le climax serait atteint par le dialogue entre le jeune homme et l’oiseau.  Le « C o rb rbea eauu » d e C h a rl rlee s B a u d e la ir iree 328

1. Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée,  pe ndan  pend antt que jjee don donnai naiss de la tête, pr presq esque ue asso assoupi, upi, soud soudain ain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la  porte  po rte de m maa cha chambr mbre. e. « C ’est que quelqu lquee vis visiteu iteur, r, mur murmu murairai-je, je, qui frap frappe pe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus ». 2. Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore la précieuse et rayonnante nommentperdue, Lénore,pour et qu’ici on ne nommera jamaisfille plus.que les anges 3. Et le soyeux, triste et vague bruisseme bruissement nt des rideaux pourprés me  pénétra  pén étrait, it, me re rem m pli plissa ssaitit de terr terreur eurss fan fantast tastique iques, s, inco inconnu nnues es po pour ur moi  juss q u ’à ce jou  ju jo u r ; si bie bienn q u ’enfin, po pour ur apa apaise iserr le bat battem temen entt de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; c’est cela même, et rien de plus. »

328

« The philoso phi losophy phy of the co comp mposi ositio tionn », Graham’s Magazine,  Baltimore, avril 

1846, pp. 163-167.

 

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ÉCLAIRAtil'.S

4. Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas  plus longt longtemps emps : « Mo Monsi nsieur eur,, dis-je, ou ma madam dame, e, en vérit véritéé j ’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous de êtesvous venuavoir taperentendu. à la porte» de ma chambre, qu’à peine étais-je certain lit alors j ’ouv ’ouvris ris la porte toute grande ; les ténèbr ténèbres, es, et rrien ien de plus ! 5. Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n ’a jam jamais ais osé rêver ; mais le silence ne fut pa pass troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » Purement cela, et rien de plus. 6. Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j ’entendis bientôt bien tôt un coup un peu pl plus us fort que le premier premier.. « Sûrement, dis-je, sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; c’est le vent, et rien de plus ». 7. Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la  porte  po rte de ma cha chamb mbre re ; il se perc percha ha sur un bu buste ste de Palla Pallass just ju stee audessus de la porte de ma chambre ; il se percha, s’installa, et rien de  plus. 8. Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, lui dis-je, soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonie plutonienne nne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! » 9. Je fus émerve émerveillé illé que ce disgracieux volatile entendît si facilement facilement

la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’u d ’unn grand secours ; car nous devons convenir que jama jamais is il ne

 

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fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que j jaa m a is p lu s   ! 10. Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne  profér  pro féraa que ce mo mott uniq unique, ue, com comme me si dans ce mo mott uniq unique ue il rép répand andait ait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une  plume,  plum e, jjuu sq squu ’à ce que je me pri prisse sse à mur m urmu murer rer fai faible bleme ment nt : « D ’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L ’oiseau di ditt alors : « Jamais plus ! » 11. Tressaillant au bruit de cette cette réponse jet jetée ée avec tant d’à-propos : Sans doute, dis-je, ce qu’il prononce estque toutleson bagageimpitoyable de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné Malheur a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le  D e p r o fu funn d is   de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus ! 12. Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire,  je rou roulai lai tout to ut de suite un siège à cou coussin ssinss en fac facee de l ’oiseau et du  buste  bu ste et de la pport ortee ; alors alors,, m ’en enfon fonça çant nt dan danss le velo velours, urs, je m ’appl ’appliquai iquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant de ce que cet augurai oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son j jaa m a is p lu s   ! 13. Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant  jusq  ju squu ’au fo fond nd du cœ cœur ur ; je che cherch rchais ais à de devin viner er ccela, ela, et plu pluss encore encore,, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, ah ! jamais plus ! 14. Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! m’écriais-je, ton Dieu t’a donné  parr ses anges,  pa ange s, il t ’a env envoy oyéé du rép répit, it, du rép répitit et du né népe penth nthès ès dan danss tes

ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

 

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ÉCLAIR/Uil'S

15. « Prophète ! dis-je, être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce llogis ogis par l ’Ho Horreur rreur hanté - dis dis moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! » 16. « Pro 16. Proph phète ète ! dis-je dis-je,, être êt re de ma malhe lheur ur ! oise oiseau au ou dém démon on ! toujou toujours rs  prophè  pro phète te ! pa parr ce ciel ten tendu du sur nos têtes, pa parr ce Die Dieuu qu quee tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore ». Le corbeau dit : « Jamais plus ! » 17. « Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! hurlai-je en me redressant. Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton  bec de mo monn cœ cœur ur et pré précip cipite ite ton spec spectre tre loin de ma po porte rte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! » 18. Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé surses le buste le de Pallas, ju juste ste au-dessus de d’un la porte de ma et yeux pâle ont toute la semblance des yeux démon quichambre rêve ; et; la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le  planc  pla nche herr ; eett mo monn âme, hors du cer cercle cle de cette om ombre bre qui gît flot flottant tantee sur le plancher, ne pourra plus s’élever, jamais plus ! Commentaire de la traduction

Selon la classification de Hendrik Van Gorp329, la traduction de Baudelaire serait à classer dans la catégorie de l’adjonction à côté de

la traduction explicite ou informative, « une sorte de traduction qui

329 Nous No us avons avon s consul con sulté té la grille gri lle utilisé util iséee par par Hendrik Van Gorp dans dans son étude sur sur  « La traduction littéraire parmi les autres métatextes », in  Literatu  Literature re an andd Translation,   op. cit.,   p. 101.

 

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 préte nd rév  prétend révél éler er le pro protot totex exte te au lecteur lec teur étran étr ange gerr » 33°. Po Popo povic vic appe appelle lle « pseudo » ce type de traduction, dans laquelle « gain et perte se tiennent en équilibre »331. Selon Etkind332, la traduction de Baude laire est à ranger à côté de celle de Mme de Staël, in  D  Dee l ’A llllee m a g n e, e,   dans la catégorie de la traduction-interprétation (T-INT), celle qui « combine la traduction avec la paraphrase et l’analyse ». « C’est de ce type que relève la traduction que Baudelaire a donnée du Corbeau Corbeau   d’Edgar Poe : prose et commentaires ». Dans notre analyse, nous marquerons notre désaccord avec cette catégorisation excessivement simplificatrice. Le projet et les intentions proprement dites de Baudelaire-traducteur (moi-je) sont largement explicités par ce dernier dans sa présentation, sous le titre « La genèse du poème »333 : Baudelaire rappelle l’im  portan  por tance ce dduu « trav travail ail » po poétiq étique ue che c hezz Poe, P oe, tou toutt en « anal analyse, yse, co com m bina bi nai i sons, calculs », et qui justifie le parti pris adopté, son projet de traduction : Dans le moulage de la prose appliqué à la poésie, il y a nécessairement une affreuse imperfection imperfection ; mais le mal serai seraitt encore plus grand dans un unee singerie rimée. Le lecteur comprendra qu’il m’est impossible de lui donner une idée exacte de la sonorité profonde et lugubre, de la puissante monotonie de ces vers, dont les rimes larges et triplées sonnent comme un glas de mélancolie334. Le « moulage en prose » est la seule forme capable de rendre toute la puissance du poème américain et on peut se demander pourquoi l’un des plus grands artisans du vers au XLXe siècle et grand admirateur du  poète  po ète am améric éricain ain fait un tel choix.

330 Edgar Poe,  Po  Poèm èm es, es ,   Paris, Poésie / Gallimard, 1982, pp. 161-164. 331 Anton Popovic, Popovic ,  D  Dic ictition on ary ar y ffoo r the A naly na lysi siss o f L Lite itera rary ry T ra rans nsla latio tionn , Edmonton, 

University of Alberta, 1976, p. 113. 332 « Mme de Staël en a donné le modèle dans son ouvrage, qui a conservé sa portée    jusqu’à nos jours, jours,  D  Dee l ’A lle llem m agne ag ne   (1810). » Efim Etkind, Un Art en crise, op. cit.,  cit.,  pp. 18-19. 333 Titre emprunté emprunté à Poe Po e lui-mê lui -même me,, traduit en français par « Mét Méthode hode de com c ompo posi si tion », voir  Edg  E dgar ar A lla llann Poe, Po e,   Paris, Bouquins, p. 1004 et  sq. 334 Charles Baudelaire, « La genèse d’un poème », in  Po  Poèm èmes, es,   d’Edga d’Edgarr Poe, Poe ,  op. cit cit.,.,   p. 160.

 

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ÉCLAlRACiliS

 Nou s aim  Nous aimerio erions ns ici fai faire re deux deu x rem remarqu arques. es. La pre premi mière ère con concer cerne ne le texte de Poe qui est un texte magistralement construit sur la mélopée (rythme, rimes, échos,paretc.) c’est là sa force :assonances, ce poème335, trèsrégularité imagé parmétrique, ailleurs, tient sonetossature. Les procédés prosodiques y sont essentiels. Pour Roman Jakobson (1963)336, dans ce poème, se trouve parfai tement illustrée la notion de fonction poétique, qui projette l’axe de la sélection (du paradigme phonico-syntaxique) sur l’axe de la concaténa tion (du syntagme). Cela se voit dans les rimes, dans les parallélismes, les répétitions sonores. De plus, ajoute le linguiste, les rimes de Poe rapprochent des mots syntaxiquement différents : « While I nodded, nearly  n  naa p p ing in g , suddenly there came a  ta p p in g l  As   As of someone gently  r  raa p p ing in g   » (somnolant/ heurt/ frappant). Jakobsonn passe ensuite en revue ll’’ensemble des procédés utilisés par Jakobso Poe pour la création de la fonction paronomastique, qui n’est pas seulement à chercher dans les allitérations nombreuses, et qui ont impressionné Valéry, mais aussi dans l’étymologie poétique : Ainsi,  th  thee p a l l i d b u s t o f P a llllaa s  (/pael/Pael/) non seulement rappelle le « Sculpt Sculptured ured on alaba ster obelisk »  (t/l/b//t/b/l/), de Shelley (« Sculpté sur un obélisque d’albâtre »), mais se retrouve dans  p  pll a c i d , véritable mot-valise et, de plus, dans la paronomase qui rapproche l’oiseau perché et son perchoir : «  b  bii r d o r b e a s î u pon po n th thee b u s t   » (b/b/b). Mais, la grande trouvaille de Poe, selon Roman Jakobson, est  ravv e n   dans le refrain  n  nev evee r,   image « en miroir la reprise inversée de  ra incarnée de ce “jamais” ». Il en va ainsi pour toutes les allitérations qui font image dans le poème où « l’ombre qui gît » (lies)  répond aux « yeux » (eyes ) du Corbeau « en une rime en écho astucieusement déplacée ». La deuxième remarque se réfère à la diégèse du poème337, par rapport à laquelle il faut tenir compte du contexte, de l’époque, du caractère « extraordinaire » des récits ddee Poe, auxquels il ressemble par 

335 Considéré tantôt comme la pièce la plus achevée de son recueil tantôt comme   « trop mécanique en ses effets répétitifs, et trop théâtrale de ton et d'atmosphère »,  Jean-Louis Curtis, préface aux  Poèmes, op. cit.,  p. 12.  Essais ais de Linguistiq Linguistique ue Générale, op. cit.,  pp. 238-242. 336 Roman Jakobson, Jakobson,  Ess 337 Car Car il s’agit s ’agit bien ici d ’un poème « narratif narratif ». Voir la l a distincti dist inction on chez ch ez Jacques  Roubaud entre « une nouvelle en vers » et « le poème sans narration » (Conférence   tenue à Aix-en-Provence, janvier 1998).

 

ÉCLAIRAGES

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son contenu. 11 11 s ’agit, en effet, dd’un ’un poèm poèmee « narra narratif tif » - ce qui a pu  plaire  pla ire à B Bau audel delair airee eett orie o riente nterr son trav travail ail - , tou toutt eenn ilillus lustran trantt un cert certain ain  prin cipee est  princip esthét hétiqu iquee en fav faveur eur de la forme, form e, rais raison on qui ex expliq plique ue sans doute son succès auprès des poètes parnassiens. Ce qui nous intéresse ici,, ce sont plutôt les transformations apportées par Baudelaire au texte ici anglais et qui relèvent d’une interprétation du texte, dans le sens dd’’une anticipation de la chute qui en contamine les effets dès le début. Par ailleurs, le choix entre source et public ne semble pas être la  préoc  pré occu cupat pation ion pri princ ncipa ipale le de Ba Baud udel elai aire re qui a plu plutôt tôt l’int l’inten entio tionn de donner du texte de Poe la version la plus fidèle possible , en d’autres termes, la sienne. Dès lors, le procédé de la substitution est largement employé de façon libre, en d’autres termes, la traduction s’avère sur interprétée. C’est le cas des adjectifs, comme quaint,   qui signifie « bizarre » ou « pittoresque », que Baudelaire traduit par « précieux », terme polysémique ;  n  naa m e le less ss,,  « sans nom ». C’est le cas aussi des noms lore,  « savoir », qu’il traduit par « doctrine » ; ember, « braise »,  parr « tiso  pa tisonn » ;  d  dir irgg es es,,  « chants funèbres », par  D  Dee P rofu ro funn d is ; fa n c y ,   « fantaisie », par « idées » (qui est une abstraction, contrairement aux autres, qui relèvent plutôt de la substitution imagée), etc. De même peut-on noter des  tr  traa n s p o s ititio ionn s 338, qui sont des substitu tions avec changement grammatical ; c’est le cas de  n  naa m e le less ss   qui est rendu au moyen d’une périphrase « Et qu’on ne nommera »..., mais whith th many a flirt and flutter   (« avec un certain émoi et aussi de whi agitation ») que Baudel Baudelaire aire traduit par « avec un tumultueux batteme battement nt d’ailes » et de «  N  Nig ighh ts p lu luto tonn ia iann s h o re » -   c’est la nuit qui devient  pluto  pl utonie nienn nnee dans la trad traduct uction ion ba baude udelair lairien ienne. ne. No Nous us pour pourrion rionss  pours  po ursuiv uivre re ce relevé. Tout en traduisant en prose, Baudelaire maintient la structure

strophique, la division du poème en dix-huit strophes, comportant chacune environ cinq ou six lignes. Par rapport à la ponctuation, on note - ce qqui ui est ttrès rès courant chez les traducteurs traducteurs ffrança rançais is - un us usage age  pluss gran  plu grandd du poin po intt d ’excl ’exclam amat ation ion que che chezz Poe (31 con contre tre 19), ainsi que des virgules et points-virgules (158 contre 126). La langue 338 Les deux chercheurs chercheu rs canadiens proposent propose nt dans un but pédagog péd agogique ique sept règles règle s  de traduction, Vinay et Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l’anglais,   Paris, Didier, 1977, p. 55.

 

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ÉCLAIRATII-S

française demeure, au XIXe siècle, analytique et clarifiante, ce à quoi ne peut échapper Baudelaire. Contrairement à ce qu’il fera dans scs  propres poè poème mess en prose, pro se, il n’ n’utili utilise se pas le tiret, alors que Poe l’emploie largement. Pour compenser la perte de l’élément prosodique, rimes, rythme et allitérations allitérat ions (paronomases), qui est l’élément l’élément primordial de la com composi posi tion de Poe, Baudelaire crée un système de  c  coo r re spo sp o n d a n c e s  au moyen de parallélismes et de répétitions, sonores et syntaxiques, quelquefois d’échos, qui remplace la rime interne, tout en maintenant le refrain.  Nous noton notonss ain ainsi si la ten tendan dance ce de Baud B audela elaire ire à co const nstitu ituer er de dess grou groupes pes ternaires identifiés par Suzanne Bernard339 (1959) comme l’une des caractéristiques de la phrase « musicale, sans rythme et sans rime » qui va marquer son poème en prose. Pour n’en citer qu’un exemple, Baudelaire traduit « d’étonnement, de crainte, de doute », là où Poe  place  pla ce une énu énumé mérati ration on à qu quatr atree term termes, es, wondering, fearing, doubting,  doubting,    drea  dr eam m ing. in g.

De même, crée-t-il des « vers » internes à la strophe 15 : « Prophète ! dis-je » (5) / « être de malheur ! » (5) / « oiseau ou démon ! » (5) / « mais toujours prophète ! » (5). Le schéma à la strophe 16 est du type  ta r a ta tann ta tarr a  (césure au centre, mais en nombre impair de vers) : « Proph Pr ophète ète ! disdis-je je »(5) / « être de ma malhe lheur ur ! » (5) / « ois oiseau eau ou démon ! » (5) / « toujours prophète » (4 ou 5).  Nou s noto  Nous notons ns des rép répéti étitio tions, ns, ainsi l ’adj ’adject ectif if « préc précieu ieuxx », chaq chaque ue fois différent en anglais. Baudelaire se sert davantage de la répétition que Poe sans doute pour compenser l’absence de rimes et pour configurer le cliché. A la strophe 17, il n’hésite pas à répéter « tempête », de la

strophe 15, « oiseau ou démon », des strophes précédentes. Gilles Deleuze, citant Kierkegaard, rappelle que l’on peut faire de la répétition quelque chose de nouveau, la poser comme objet suprême de la volonté ou de la liberté. Pour Nietzsche, elle enchaîne et libère, indiquant à la fois la perte et le salut, la mort et la vie, la maladie et la santé340. 339 Susanne Bernard,  Le P oèm oè m e en pro pr o se de Ba Baud udela elaire ire ju j u sq u 'à no noss jours jou rs,,   Librairie  Nizet, Paris, 1959, p. 103 et  sq. 340 Gilles Deleuze,  D  Diff iffére érenc ncee e t rép répét étiti ition on,,  Paris, PUF, 1968 (voir introduction).

 

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Pour résumer ce qui vient d’être dit, en traduisant le poème hypermétrifié (hyper-codé) de Poe Baudelaire opère d’une une série de transformations dont une partieenseprose, justifie par le passage langue à une autre, l’anglais étant comme on le sait, une langue à accents (d’où le mètre trochaïque, les hémistiches marqués, le système d’é d’échos, chos, de rimes internes). Le principe de la paronomase (Roman Jakobson :  thee ra  th rave ven, n, n eve ev e r)  n’est pas maintenu. Or, si la traduction est aussi une opération herméneutique, Baudelaire tire le poème de Poe (à la fois « morbide » et ironique, mathématique) vers une interprétation plus énigmatique et apparentée aux contes extraordinaires. En ajoutant des  procéd  pro cédés és qui lui son sontt pro propres pres,, il ob obtie tient nt une trad traducti uction on pro proche che et différente où sa marque est très nette. Ainsi, on se trouve devant un

 au  a u tre tr e   texte.

Ce qui est propre à Baudelaire, ce qu’il cherche sans avoir le sentiment de réussir, est une forme libre (préface des poèmes en prose) en rapport avec l’avènement des grandes villes. Il semblerait donc que l’on puisse voir dans la traduction en prose du « Corbeau » de Poe la naissance du genre poème en prose : en témoignent le maintien du schéma diégétique cher à Poe, mais aussi une organisation phrastique, un regroupement d’unités, le rythme ondulatoire, les arabesques, le rythme ternaire, qui seront les marques du nouveau genre. Certes, nous l’avons vu, l’attirance vers le poète américain s’expli que aussi par des rraisons aisons dd’« ’« espace-temps », pour reprendre les ter termes mes d’Annie Brisset. Une certaine thématique, mais surtout les antithèses, le less oppositions oppositions permettent à Baudelaire - par le détour de l’ l ’Autre (autre langue, autre voix) - de trouver une antidote au Romantism Romantismee

dont il est issu. De même, partage-t-il avec ses contemporains les effets de la « crise du vers » dont parlera Mallarmé341. La crise du vers peut être pointée comme un fait commun, un fait de culture à un mome moment nt donné - dont les raisons ne sont pas suffisam ment explicitées encore aujourd’hui (saturation de l’alexandrin, changement de l’horizon, découverte de l’Autre ...).

341 Que Que C Cha hatea teaub ubria riand nd tradu traduise ise le  Pa  Parad radis is Perdu   (mélange de prose et de poésie)   en prose, cela peut ne pas étonner. Mais, à la même époque, Leconte de Lisle traduit  Sophocle, Nerval le  Faust,  et Mallarmé Poe, en prose. Il semble donc que le XIX'   siècle, tout en produisant des artisans du vers, ne « supporte » plus de traduire en vers.

 

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Baudelaire n’est en aucun cas coupé de son « espace-temps », mais comme le signale Bourdieu : Il faut bien admettre que c’est à travers ce travail sur la forme que sc   projettent dans l’œuvre ces structures que l’écrivain (Baudelaire), comme   tout agent social, porte en lui à l’état pratique sans en détenir véritable ment la maîtrise, et que s’accomplit l’anamnèse de tout ce qui reste   enfoui d’ordinaire, à l’état implicite ou inconscient, sous les automatismes   du langage qui tourne à vide342.

Ce travail, Baudelaire l’accomplit, dans le « double refus » de « l’art  pour  po ur l ’art » et du réal réalism isme, e, pa parr « l’élim l’élimina ination tion imp impitoy itoyable able de toutes les idées idées reçues, de tous les lieux communs typiques d ’un groupe et de tous les traits stylistiques propres à marquer ou à trahir l’adhérence ou l’adhésion à l’une ou l’autre des positions ou prises de position attestées »343. Ainsi, tout en associant Baudelaire à un « groupe » d’artistes issus de la bourgeoisie cultivée mais à qui répugnent ses caractéristiques les plus mesquines (la vulgarité, le goût des apparen ces, l’étalage de la fortune), Bourdieu n’en montre pas moins l’aspect révolutionnaire du travail du poète (associé pour lui à celui de Flaubert). Les Baudelaire avecsur sonl’univers environnement sont liens de  ru  ruptu pture re,liens , et lederegard qu’il porte bourgeois estdes un regard « irréductible ».

Jacques Roubaud344 parle des poèmes en prose de Baudelaire comme de 1’« apparition d’un glacis de protection de la poésie autour du vers » (...) « En rompant l’identification de la poésie au vers »,  poursu  pou rsuit-i it-il,l, « la nai naissan ssance ce du poè poème me en prose prose,, loin de pré prépa parer rer l’effacement de la distinction prose / poésie, vise à la préserver en lui donnant un statut absolu, en essence ». Jacques Roubaud ajoute que Baudelaire, en introduisant cette séparation « à l’intérieur même du champ de ce qui est poésie » préserve la distinction fondamentale

342 Pierre Bourdieu,  Le  Less R èg ègle less de l ’Art, Art , op. cit., cit .,  p. 159. 343 Pierre Bourdieu,  Le  Less R èg ègle less de l ’Art, Ar t, op. cit., cit .,  p. 163. 344 Jacques Roubaud,  La V ie ieill illes esse se d ’Al Alex exan andr dre, e,   Paris, François Maspero, 1978,   p. 109.

 

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vers En fait, la polarité entre poésie prose etmais vers et vers /senon-vers. trouve ainsi déplacée : « La prose est et non-vers, ellenonest non-vers aussi dans la poésie. » La traduction du « Corbeau » permet à la prose de rester poésie, au-non-vers de reste resterr ve vers. rs. Baud Baudelaire elaire opère une traduction individuante. Il reste à évoquer le fait que Baudelaire en individuant sa pratique élabore un style qui lui est propre, ou comme le signale Jacques Derrida (1998) dans sa lecture de « la fausse monnaie », ce que « donne » Baudelaire, ce dernier ne le sait pas345. La théorie lacanienne du sujet peut nous éclairer ici346. Si le moi de Baudelaire s’articule avec le réel historique qui le conditionne, il n’est pas le seul dans ce cas. Que l’on puisse identifier ses fantasmes, (la femme, l’antique, la ville), il n’en demeure pas moins que le sujet  sujet   Baa u d elai  B el aire re,, c ' e s t le st styy le d e B a u d e la lair iree ,   singulier, dépendant du contexte, mais éclairant plus que tout autre le contexte, illuminant la modernité (Benjamin). Ce que nous voudrions avancer ici en dépit des déclarations de principe, en particulier parti culier dans ll’’exem exemple ple qui nous occupe, en dépit aussi et à cause des transformations apportées par Baudelaire au texte original, non pas dans le sens du goût de l’époque, mais dans celui d’un projet latent, en dépit de ses liens avec le contexte de l’époque, Baudelaire apparaît comme emblématique du sujet de la

traduction. Si l’on suit Henri Dumery et Catherine Clément347, « l ’extériorité est à l ’i ’intérieur ntérieur du sujet ». « L ’inconscient (selon Freud) introduit dans l’“autonomie” du sujet une série d’instances qui l’en dépossèdent : le sujet n’est plus face au monde, il est aussi, si l’on  peut  pe ut dire, face à lui-m lu i-mêm êmee ». À pa parti rtirr de ce q u ’on ppeut eut ap appe peler ler le style (Granger), sa pratique individuante, après un détour par l’altérité, 345 La citation exacte est : « Mais outre qu’il peut s’être trompé lui-même de milles   manières, il se place ou plutôt doit se tenir en tout cas dans une position de non-savoir   quant à la spéculation possible du mendiant, c’est-à-dire aux effets de ce qu’il a  donné, et donc quant à la question de savoir ce qu’il a en vérité donné et donc s’il a   en vérité donné », Jacques Derrida,  Do  Donne nnerr le Temps,  Paris, Galillée, 1998, p. 215.  34  346   Ainsi, dans  Les Psychos Psyc hoses, es,   livre III, Paris, Seuil, 1981, p. 91 : « La poésie est   création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde. » 347 Henry Dumery, Catherine Clément, « Le Moi »,  En  Encycl cyclopa opaedia edia Universalis,   1997.  

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s’affirme le sujet de la traduction. Ou, comme le dit Lacan : « Le sujet n’est justement pas le moi perceptible dans les données plus ou moins immédiates de la jouissance consciente ou de l’aliénation laborieu se. »348 Plus loin : « À mesure que le jeu des signifiants va le faire signifier (le sujet), il devient sujet véritable. »349 Pour la question qui nous intéresse, peut-être Baudelaire représe représente-t nte-t il un exemple privilégié du point de vue de sa « structure », mais il n’est pas dans notre propos de faire sa psychanalyse. Or, il semble qu’il est le premier à mettre en œuvre ses contradictions et à offrir un système d’ d ’oppositions et dd’oxymores ’oxymores (ce qui le rrapproch approchee de Poe) pour en dire le plus possible, pour relier l’éphémère à l’étemel, le quotidien à l’universel et à aboutir à une formulation esthétique, non moins oxymorique : celle d’un « formalisme réaliste », selon l’expression de Bourdieu. En effet, selon celui-ci, c’est sans doute parce qu’il a vécu, avec la lucidité des commen cements, toutes les contradictions, éprouvées comme autant de  d  doo u b le    b  bin in d s , qui sont inhérentes au champ littéraire en voie de constitution, que   personne n’a vu mieux que Baudelaire le lien entre les transformations   de l’économie et de la société et les transformations de la vie artistique   et littéraire350.

Ce qui fait de lui incontestablement le précurseur de la Modernité. Ainsi, l’anamnèse chez Baudelaire, peut-être à travers la loi du groupe, qu’il convoque sous la forme des figures du symbolique, opère-t-elle cette rencontre avec l’Autre, cette fois-ci, de son inconscient, et dès lors, de l’inconscient de Poe. Sans vouloir retomber dans une « conception essentialiste de la création artistique », qui survaloriserait « l’autonomie du sujet », comme le formule Annie Brisset351, et sans adhérer non plus à la 348 Éc  Écrit rits, s, op. ci cit., t.,   p. 416 349 Éc  Écrit rits, s, op. ci cit., t.,   p. 515. Le moi est celui du Cogito de Descartes dont Lacan dit   qu’« il ne s’agit pas de savoir si je parle de moi de façon conforme à ce que je suis   mais si, quand quand j ’en ’en parle, parle, je suis le même mê me que celu celuii dont je parle », in  Écri  Écrits, ts, op. cit., cit.,   p. 517. 350 Le  Less R èg ègle less de l ’Art, Art , op. cit.,   p. 97. 351 « L’identité culturelle de la traduction »,  op. cit.,  p. 44.  

ÉCLAIRAGES

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croyance d’une « liberté » absolue du traducteur, en réalité, ce que nous proposons ici irait plutôt dans le sens d’une épistémologie  du style, singularité ontologiquement hétérogène, qui laisse sa trace dans le champ littéraire. Et si le « moi » est toujours séparé de lui-même,  jam  ja m ais ai s dans le mê même me tem temps ps que « soi » et qu quee la « sing singula ularité rité » n ’a comme identité irréductible que son pouvoir de « différer », le sujet laissee sa tr laiss trace ace dans le style - entendu comme travail sur la forme - , ou, comme dirait Derrida, « la scène d’un don impensable pour aucun sujet »352.

352 Première Premi ère public pub licati ation on de notre articl articlee dans Traverses  (Langues en contact et  incidences subjectives, Colloque international, 16-17 juin 2000), Université Paul  Valéry, Montpellier, avril 2001.  

ANNEXE

THE RAVEN d'Ed gar d ’Allan Poe 353 Once upon a midnight dreary, while I pondered, weak and weary, Over many a quaint and curious volume volume o f forgotten lore  -   While I nodded, nearly napping, suddenly there came a tapping,  As  A s o f ssoo m e o n e g e n tltlyy rapp ra ppin ing, g, ra p p in g a t m y c h a m b e r do door or.. « ’Tis Tis some visitor, visitor, » I muttered, muttered, « tapping a t my cham ber do or Only this and nothing more. »  Ah , d is  Ah, istitinn c tly tl y I r e m e m b e r it w a s in th thee b le a k D e c e m b e r ;  An  A n d eac ea c h s e p a r a te d yi yinn g e m b e r w ro u g h t ititss g h o s t u pon po n th thee flo f lo o r .  Ea  E a g e rl rlyy I w is h e d th thee m o r r o w ; —v —vaa in ly 1 h a d so u g h t to b o r r o w    From  Fr om m y b o o k s s u rc e a se o f s o r r o w -s o r r o w f o r th thee lo s t L en o re -    F  Foo r the th e ra rare re a n d r a d ia n t m a id iden en w h om th thee a n g e ls na nam m e L en o re    Na  N a m e les le s s h ere er e f o r ever ev er m o re re..



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 An  A n d th thee silke sil ken, n, sad sa d , u n ce cert rtaa in ru st stlilinn g o f ea each ch p u r p le cu curt rtai ainn   Thrilled Thril led me - f illed me wit withh fan tastic terrors never fe lt before before ; So that now, to still the beating o f my hear heart, t, I stoo d repeating, repeating, « ’Tis some visitor entreating entrance at my chamber door -   Some late visitor entreating entrance at my chamber door ; This it is and nothing more. »

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 Pre  P re s e n tly tl y m y so u l g r e w s tr o n g e r ; h e si sita tatitinn g th then en no lo long nger er,, « Si Sir, r, » said I, « or Mada m, truly you r forg iven ess I implore ;

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 Bu  B u t the th e f a c t is I w a s n a p p in ingg , a n d s o g e n tltlyy y o u c a m e rap ra p pi pinn g,  A n d s o f a in tly tl y y o u ca m e ta tapp p in ingg , ta tapp p in g a t m y ch a m b e r d o o r, That I scarce w as sure I heard you » - here I open ed wide the door ;   Da  D a rk n e ss th e r e a n d n o th thin ingg m o re. re .

353  En  Engli glish sh Po Poet etry ry,, 111, Fro From m Ten Tennys nyson on to Whitma Whitman, n,  Massachusetts, The Harvard  Classics, 1909-1914, p. 756 et  sq.

 

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 D  Dee e p in into to th a t d a rk n e ss p e e ri rinn g , lo lonn g I s to o d th ere er e w o n d erin er ingg , f e a r in g 2 5    Do  D o u b tin ti n g , d re a m in g d re a m s no m o rt rtaa l e v e r d a r e d to d re a m b efo ef o re ;  Bu  B u t the th e s ile il e n c e w a s un unbr brok oken en,, a n d th thee st stililln ln es s g a v e no token tok en,,  A  Ann d the th e o n ly w o r d th thee re spo sp o k en w a s th thee w h isp is p e r e d w o rd, rd , « L en o re ? »  This I whispered, and an echo murmured back the word, « Lenore ! »    M e r e ly this th is a n d noth no thin ingg m ore. or e. 30  B  Baa ck into in to the th e c h a m b e r tu turn rnin ing, g, a ll m y sou so u l w ithin ith in m e bu burn rnin ing, g, Soon again I heard a tapping somewhat louder than before. « Surely, » said II,, " surely tha t iiss something som ething at my w indo w lattice ;  L  Lee t m e se see, e, then, the n, w h a t th e re a t is, a n d th this is m y ste st e ry e x p lo re   -   L  Lee t m y h e a r t b e st stililll a m o m e n t a n d th this is m y ste st e r y e x p lo re ; « ’Tis the wind and nothing more ! »

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Open here I flun g the shutter shutter,, when, when, with many a fl ir t aand nd flutter,  In th ere er e s t e p p e d a s ta t e ly R a v en o f th thee sa in tltlyy d a y s o f yo yore ;  N o t the th e la s t o b e is issa sa n c e m a d e h e ; n o t a m in inut utee s to p p e d o r s ta y e d he   ;   But, w ith it h m ine in e o f l o rd o r la lady dy,, p e r c h e d a b o v e m y c h a m b e r d o o r 40   P  Pee r c h e d up upon on a b u st o f P a llllaa s j u s t a b o v e m y c h a m b e r d o o r -  

 Pe  P e rch rc h e d , a n d sat, sa t, a n d n o thin th ingg m ore. or e. Then Th en this this ebon y b ird begu iling my sa d fa fanc nc y into smili smiling, ng,  By the th e g r a v e a n d s t e m d e c o ru m o f th thee cou co u n te tenn a n ce it w or ore, e, « Though thy crest be shorn and shaven, thou » I said, « art sure  [n o crav cr aven en,, 45  Ghastly grim and ancient Raven wandering tram the Nightly shore - Tel Telll me wha t thy thy lordly name is on the the Nig ht’s ht’s Plutonian shore ! »  Quoth the Raven, « Nevermore. »  M uchh I m a r v e llllee d th  Muc this is u nga ng a in inly ly f o w l to h e a r d isc is c o u r s e so p la lain inly ly,, Though Tho ugh it itss an swer lit little tle meaning - lit little tle relevancy bo re ;  F  Foo r w e c a n n o t h el elpp a g re e in g th a t no lilivi vinn g huma hu mann b ei einn g  

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 E v e r y e t w a s b le s s e d w itithh s e ei einn g b ir d a b o v e hi hiss c h a m b e r d o o r   -   B  Bir irdd o r b e a s t upon up on th thee s c u lp lptu tu re d b u st a b o v e hi hiss c h a m b e r d oo oor, r, With such name as « Nevermore. »  B  Buu t the th e R aven av en,, si sittttin in g lo lonn e ly on th thee p l a c i d bus bust,t, sp o k e o n ly 55 That one word, as if his soul in that one wo rd he did outpoor. outpoor.  N  Noo thin th ingg f a r th e r th then en he u ttttee r e d - n o t a ffee a t h e r th then en he f l u t te r e d -  Tilll I scar cely m ore than mutt Til muttered, ered, « O ther frien ds have flow n before  On the the m orrow he will leave me, as my H opes have flow n before » Then Th en the bir d said, « Neverm ore. » 60

 

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Startled at the stillness broken by reply so aptly spoken, « Doubtless, » said I, « what it utters is its Only stock and store   Caught from some unhappy ma ster whom unme unmerc rcif iful ul Disaster    F o llo ll o w e d ffaa s t a n d fo f o l l o w e d f a s t e r titillll hi hiss sa n g s o n e b u rden rd en b o r e -  Tilll the dirge s o f his H op e that melancho ly burden bore Til O f ''Neve Neverr - nev never ermore. more. »

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 B  Buu t the th e R a v en s titillll b e g u ililin in g m y s a d fa f a n c y in into to sm smililin ingg , Straight I whee led a cushioned sea t in fron t o f bird an d bust and do or ;  Then Th en,, upon the ve lvet sinking, sinking, I betoo k m ys elf to linking linking   F  Faa n cy un unto to fa f a n c y , thin th inkk in ingg w h a t th this is o m in inoo u s b ir d o f yo y o re 70 What this grim, ungai ungainly, nly, gha ghastly, stly, gaunt, an d ominous bird o f yo re    M e a n t in cr o a k in g « N ev e rm o re » This I sat engaged in guessing, but no syllable expressing   To the the fow l w hose fiery eyes now burned in into to my bosom 's core ; Thiss and mo re I sat divi Thi divining, ning, with my head at ease recl reclining ining On the cush ion’ ion’ss velv et lini lining ng that the lam p-light glo ate d o ’er,

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 B  Buu t w h o se v e lv e t- v i o le t lin in ingg w itithh the th e la lam m p -lig -l ig h t g lo a titinn g o ’er. She shall press, ah, nevermore ! Then,, methou Then methought, ght, the a ir grew denser, denser, pe rfum ed fro m an unsee unseenn censer   Swung by seraphim who se fo tt-falls tinkled on the tufted tufted floo r. 80 « Wretch, » I cried, « thy Got hath sent thee —by these angels he hath  [s  [ s e n t th thee ee  R  Ree s p ite it e - re s p ititee a n d n ep en th thee f r o m th thee m e m o rie ri e s o f L en o re ; Quaff Qua ff,, oh, oh, qu af afff this this kind nepenthe a nd fo rg e t this this los t Lenore ! » Quoth the Raven, « Nevermore. » « P ro p h e t! » said I, I, « thing thing of evil ! - pr op he t stil still, l, if bird or dev il ! 85   Whether Tempter sent, or wether tempest tossed thee here ashore,    D e s o la te y e t a ll un undd au nt nted ed,, on th this is d e s e r t la n d e n c h a n te tedd -  On this this home by H orror haunted - tell me truly truly,, I implore -   Is th e re - is th er eree b a lm in G ililee a d ? - te tellll m e — te ll m e, I im p lo re ! » Quoth the Raven, « Nev erm ermore. ore. » 90 « Proph et ! » said II,, « thing thing o f evil ! - pro ph et stil still, l, if bird o r devil !  By  B y th thaa t H ea eave ve n th a t b e n d s a b o v e us - b y th thaa t G o d w e b o th a d o r e   -  Tell this soul with sorrow laden if, within the distant Aidenn,  I sh a ll c la sp a sa in te d m a id idee n w h o m th thee a n g e ls n a m e L e n o re -  Clasp a rare and radiant maiden whom the ang els name Lenore. » 95   Quoth the Raven, « Nevermore. »

 

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¿CLAIRACiliS

« Be that wo rd sign o f parting, bird o r fien d ! » I shrieked, shrieked, upstart upstarting ing -  « Get thee back into the tempest and the Night’s Plutonian shore !  L  Lea ea v e no b lac la c k p lu m e a s a to tokk en o f th thaa t lie th thyy sou so u l hath ha th spo sp o k en !  L  Lea ea v e my lon lo n e lilinn e ss un unbr brok oken en ! —q —quu it th thee b u st a b o v e m y d o o r ! 100  Takee thy beak from out my heart, Tak heart, and take thy form from off my do or ! »  Quoth the Raven, « Nevermore. »  An  A n d th thee Ra Rave ven, n, n e v e r fl flitittitinn g , s titillll is sit sittin ting, g, s ti ll is sitt si ttin ingg   On the pa llid bust o f Pallas Pallas jus t above my chamber door ;  An  A n d his e y e s h a ve a ll th thee se e m in g o f a d e m o n 's th thaa t is d rea re a m in ingg , 105   An  A n d th thee lam la m p - liligg h t o ’e r him st stre re a m in g th thro ro w s his sh a d o w on th thee fl f l o o r ;   An  A n d m y so u l fr f r o m o u t th thaa t s h a d o w th a t liliee s flo f lo a titinn g on th thee fl f lo o r   Shalll be li Shal lifte ftedd - nevermore ! (1845)

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