Mounin, Georges-Les Problèmes Théoriques de La Traduction

July 16, 2017 | Author: 140871raph | Category: Translations, Multilingualism, Linguistics, Science, Semiotics
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Descripción: linguistique...

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Georges Mounin

Les problèmes théoriques de la traduction PRÉFACE DE DOMINIQUE AURY

Gallimard

Ce livre a initialement paru dans la « Bibliothèque des Idées » en novembre 1963.

© Éditions Gallimard, 1963.

Dans l’armée des écrivains, nous autres traducteurs nous sommes la piélaille; dans le personnel de l’édition, nous sommes la doublure interchangeable, le besogneux presque anonyme. Sauf en France et en Angleterre quelques hono­ rables exceptions, si la couverture d’un livre traduit porte le nom de l’auleur et le nom de l’éditeur, il faut chercher à la page de litre intérieure, et plus encore face à celle page, tout en haut ou tout en bas, dans le plus petit caractère possible, le mieux dissimulé possible, le misérable nom du traducteur. L ’opération par laquelle un texte écrit dans une langue se trouve susceptible d’être lu dans une aulre langue est sans doute un acte vaguement indécent, puisque la poli­ tesse exige qu’on ne le remarque pas. Là-dessus tout le monde est d’accord, et aussi bien les critiques que les lecteurs. Quelques maniaques tentent parfois de signaler des mer­ veilles fil y en a) et plus souvent de crier au massacre, mais ces maniaques sont toujours des traducteurs, et qui les écoule? d’autres traducteurs... Nous vivons en circuit fermé. Le fléau de l’espéranto et du volapuck ne nous hante plus, mais la machine à traduire nous guette, qui traduira plus vile et plus juste que nous, disent les prophètes de malheur — el voici venir la traduction presse-boulon. Si bien que les temps difficiles que nous vivons seraient encore un paradis. Il faut ajouter que nous sommes, comme tout prolétariat, coincés entre l’offre et la demande, et coincés une deuxième fois entre la qualité et le rendement. Nous ne sommes même pas sûrs de nous entendre entre nous: les « techniques », comme nous disons dans notre jargon, envient les « littéraires », parce que les littéraires n’ont pas de diffi-

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cultés de vocabulaire, et les littéraires envient les techniques, parce que les techniques n’ont que des difficultés de vocabu­ laire. Nous nous efforçons tout de même, comme nous pouvons, d’améliorer notre métier, et de temps en temps, peur nous encourager ou nous consoler, nous allumons un cierge devant l’effigie de nos saints patrons: saint Jérôme, qui fil quel­ ques contresens et saint Valéry Larbaud, qui n’en fit aucun, saint Étienne Dolet, qui nous donna notre première charte, et le bienheureux Jacques Amyot, et Chapman, et Galland, et Burlon, et Schiller, et Nerval, et Baudelaire, qui nous ont prouvé l'existence du miracle. Ces faiseurs de miracle, nous en avons besoin. Car s'il s’agit effectivement de métier sur le plan du travail quoti­ dien, lorsque le résultat de ce travail atteint à une rigueur indiscutable (ce qui est rare), à une permanence univer­ sellement reconnue (ce qui est encore plus rare), c’est qu'entre le travail et le résultat du travail quelque chose de peut-être indicible s’est passé. Par exemple, il ne viendrait à l’idée de personne de traduire, après Amyot, Daphnis et Cliloé, après Baudelaire, les Histoires extraordinaires d’Edgar Poe. Baudelaire avait du génie, mais Amyot? L ’élément indicible n’est pas le génie. D ’autre part, pour ne pas quitter ces deux exemples, on a relevé dans Amyot des contresens et dans Baudelaire des faux sens, d'où il ressort que l’impar­ faite connaissance de la langue que l’on entreprend de traduire n’est pas toujours un obstacle. Et pourquoi tant d’admirables anglicistes, dans les cinquante dernières années, ont-ils vainement traduit Shakespeare, vainement, puisqu'il faut recommencer? Ils ne commettaient, eux, ni contresens, ni faux sens, ni fautes de français. On répondra qu’ils n’étaient pas écrivains. André Gide était écrivain, savait honorablement l’anglais, s’entourait des plus justes conseils. Ses traductions de Shakespeare ne ressemblent pas à Sha­ kespeare. Il n’a pas, lui non plus, franchi l’obstacle. Où est l’obstacle? Une chose est de le forcer, de le tourner, de l’effacer, enfin d’en venir à bout, à quoi chacun de nous tâche à l’aveugle de parvenir, une autre de le connaître. Personne, apparem­ ment, en dehors de quelques rares traducteurs, ne s’était avisé de poser le problème. Pour la première fois chez nous un linguiste fait aux traducteurs l’honneur de prendre leur activité au sérieux. C'est Georges Mounin. Avec la

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thèse que Georges Mounin a soutenue sur Les Problèmes théoriques de la Traduction, nous nous sentons tous dans la peau de M . Jourdain. Que M . Jourdain traducteur ouvre par hasard à la page 55 et du premier coup, il va s’écrier : « Comment, lorsque je traduis: He swam across the river par: il traversa la rivière à la nage, j ’accomplis une opération linguistique? » Mais bien sûr, puisque vous remarquez aussitôt, monsieur Jourdain, faisant passer le propos d’une langue dans l’autre, que la linguistique ( même inconsciente) vous est nécessaire pour ne pas traduire en palagon : il nagea à travers la rivière. La linguistique vous apprend ce qu’un vieux professeur d’anglais enseignait avant tout aux grands commençants, comme disent les universitaires: en anglais la pensée ne court pas sur les mêmes rails qu’en français. L ’anglais ici commence par le mouvement du corps (he swam), notion concrète que le verbe exprime, le lieu de ce mouvement étant confié à une simple préposition (across). Le français relègue le mouvement du corps à ce que l’ancienne analyse grammaticale appelait un complément circons­ tanciel (à la nage), et pour lui le mouvement est un dépla­ cement abstrait (il traversa). Le point fixe et commun aux deux langues se trouve être cette fois l'objet. Mais ici le mot qui désigne l’objet reste indécis, faute de contexte, puis­ que l’anglais nomme indistinctement du même mol river ce que nous séparons en fleuve et rivière. El voilà pour­ quoi M . Jourdain fait de la linguistique, voilà pourquoi le détail seul, l’exemple seul prouvant quelque chose, toute discussion sur des problèmes de traduction s’enlise en géné­ ral dans les détails. Passer du détail à l’ensemble, de la pratique à la théorie, c’est se colleter, pioche en mains, avec des montagnes de déblais, construire sur les précipices, creuser dans le roc, être à la fois géomètre et bâtisseur de ponts. Georges Mounin s’y prend comme un brave: retrous­ sons nos manches. Dans un impressionnant monceau de documents, d’ouvrages de linguistique pure et de linguis­ tique comparée aussi bien étrangers que français, il a trié, compté, classé. Il a procédé par catégories, confronté points de départ et conclusions, et trouvé moyen d’être clair dans une démarche compliquée. On avance avec lui dans l’émer­ veillement et dans l’inquiétude. Dans l’émerveillement, comme l’honnête matelot qui navigue à l’estime et voit arriver

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le camarade sorti des écoles, muni du calendrier des marées, de la dernière édition des caries, el d’un sextant perfectionné. Dans l’inquiétude, parce que ces magnifiques moyens démon­ trent cent et mille fois que le métier de traducteur est impos­ sible, el qu’on avait raison de se méfier. Qu'on en juge. Il s’agit donc, puisque le passage d’une langue à l’autre ne va pas de soi, de définir en quoi consiste l’obstacle, opé­ ration à la fois d’analyse (de quoi est fait tel ou tel obstacle) el de synthèse (quel est l’élément que ces obstacles ont en commun). Divisant son sujet par ordre, Georges Mounin expose d’abord de quelle nature est l’obstacle proprement linguistique (ayant trait aux structures de tel langage par rapport à tel autre), dont relève l’exemple de la rivière tra­ versée à la nage: une même expérience peut être vue, et découpée, d’une manière différente. « L ’action regardée, la même dans le monde de l’expérience, n’est pas la même dans l’analyse linguistique. » Tant pis, on sait que nous sommes prêts à nous contenter d’approximations. Mais il y a plus grave. Que se passe-t-il lorsqu'il faut « décrire dans une langue un monde différent de celui qu’elle décrit ordinaire­ ment? Comment traduire la parabole évangélique du bon grain et de l’ivraie, comment faire comprendre le compor­ tement du semeur, dans une civilisation d’indiens du désert où l’on ne sème pas à la volée, mais où chaque graine est individuellement déposée dans un trou du sable? (...) Com­ ment traduire désert dans la forêt subéqualoriale amazo­ nienne? » Même lorsque les disparates sont moins éclatants, l’ensemble de l’expérience pour un peuple ou pour un pays donné, que les ethnologues appellent culture, ne recouvre jamais entièrement un autre ensemble, fûl-ce dans l’ordre seulement matériel : on ne traduit pas dollar, on ne traduit pas rouble parce que la chose en France el en français n'existe pas; et comment traduire en anglais ne serait-ce que trois ou quatre des cinquante mois qui désignent dans la région d'Aix en 1959 tel ou tel genre de pain (baguette, flûte, couronne, fougasse, fusée, elc.) el dont Georges Mou­ nin donne une liste à faire frémir? Inversement, dans un registre plus modeste, quand on aura traduit le scone écos­ sais el le muffin anglais par petit pain, on n’aura rien traduit du tout. Alors que faire? Mettre une noie en bas de page, avec description, recette de fabrication et mode

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d’emploi? La noie en bas de page est la honle du traduc­ teur... Mais il y a pire. On se croyait tranquille avec une notion aussi simple que celle des couleurs; pour tous les hommes, après tout, le vert est vert, le rouge est rouge. Il suffit de savoir de quel vocable chaque langue le désigne, et là au moins un terme peut exactement recouvrir l'autre. Erreur, illusion! « Le grec a le même mot pour un vert jaune et pour un rouge, le même mot pour un vert jaunâtre et pour un brun grisâtre. » On est surpris parce qu’il s’agit du grec, que l’on respecte a priori, mais l’anglais aurait dû nous habituer : les habils rouges des soldais anglais, qui demeurent l’uniforme des cavaliers des chasses à courre, ils hes appellent pink habits, pink, comme les yeux du Lapin blanc d’Alice, pink-eyed (ils sont rouges, bien sûrJ, et sauf l’innocent étranger qui se fie à la logique et au bon sens, tout le monde sait que pink, adjectif, veut ici dire rouge, et partout ailleurs rose, honnêtement, comme dans le dictionnaire. Ces glissements de signification, sou­ vent infiniment plus subtils, à l’intérieur d’un même lan­ gage, ont été baptisés par certains linguistes « connotations », terme barbare et conception confuse que Georges Mounin parvient à rendre claire, comme il rend claire une concep­ tion nouvelle des universaux appliquée au langage. Mais les universaux ne résolvent rien, puisqu’ ils ne se préoccupent que de ce qui est suffisamment général pour être identique chez tous les hommes : soleil, lune, pluie, par exemple. La difficulté reparaît tout de suite, avec neige, glace, verglas. Si l’on se débarrasse des latitudes, comment esquiver le temps? A deux siècles près, les mêmes mots n'ont pas tou­ jours le même sens : l’ennui de Racine, le cœur de Cor­ neille. Nous revoilà dans les connotations. Et personne ne parle des variations qui ne se peuvent percevoir que par l’oreille. Must I remember? dit Hamlet dans le célèbre monologue où il évoque la mort de son père. Faute de prendre garde à la scansion du vers shakespearien, on ne s’aper­ çoit pas que le I souligné par un temps fort veut dire moi, et non je. « Faut-il, moi, me souvenir? » (moi, et non pas elle...) tout le ser.' est changé. Entre tous ces pièges, pièges des structures linguistiques, pièges des cultures, pièges des vocabulaires, pièges des civi­ lisations, le traducteur est rejeté de l’outrecuidance (tout

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peut se traduireJ au désespoir (rien ne peut se traduire). Au terme de sa longue élude, la conclusion du linguiste que la passion de traduire n’aveugle pas, est plus nuancée. « La linguistique contemporaine, dit Georges Mounin, aboutit à définir la traduction comme une opération relative dans son succès, variable dans les niveaux de la commu­ nication qu'elle atteint. » Un autre linguiste dit que « la traduction consiste à produire dans la langue d’arrivée /'équivalent naturel le plus proche du message de la langue de départ, d’abord quant à la signification, puis quant au style ». Mais Georges Mounin remarque avec justesse que cet équivalent naturel le plus proche est rarement donné une fois pour toutes. Et il est vrai qu’on n’en a jamais fini, que chaque traducteur a souvent envie de recommencer les traductions des autres, et toujours de recommencer les siennes. Le livre de Georges Mounin est passionnant pour nous, ne serait-ce que parce qu’il nous délivre de l’ inquié­ tude muette ou criante à laquelle notre travail nous voue: ce n’est pas nécessairement notre maladresse qui est en cause. Un métier qu’on fait d’instinct, comment en avoir une vue juste? Nous ne savions rien sur les fondements de notre métier. Avec Les Problèmes théoriques de la Traduction, notre univers familier devient un nouveau monde. Nous apercevons enfin dans son entier ce mons­ trueux obstacle de Babel, dont nous rencontrons tous les jours les pierres éparses. Nous en renversons parfois quel­ ques-unes. Il faudra bien essayer de continuer, et les machines ne nous aideront guère; oui, tout ce qui peut réellement se traduire sera traduit par elles. Mais la marge est minime. A nous tout le reste, à nous les approches plus ou moins accomplies, les fureurs de fidélité, les enthousiasmes mal récompensés, à nous l'impossible. L'impossible, c’est le désespoir, mais c’est aussi la revanche du traducteur. Dominique Aury.

PREMIÈRE

PARTIE

Linguistique et traduction

CHAPITRE

PREMIER

La traduction comme contact de langues

i Selon Uriel Weinrcich, « deux ou plusieurs langues peuvent être dites en contact si elles sont employées alter­ nativement par les mêmes personnes1 ». Et le fait, pour une même personne, d’employer deux langues alternati­ vement est ce qu’il faut appeler, dans tous les cas, bilin­ guisme. Selon Weinreich aussi, du seul fait que deux langues sont en contact dans la pratique alternée d’un même individu, on peut généralement relever dans le langage de cet individu des « exemples d ’écart par rapport aux normes de chacune des deux langues2 », écarts qui se produisent en tant que conséquence de sa pratique de plus d’une langue. Ces écarts constituent les interférences des deux langues l’une sur l’autre dans le parler de cet individu. Par exemple, ayant comme langue première le français, qui dit : un simple soldat, cet individu transférera le même concept en anglais sous la forme : a simple soldier, au lieu de la forme anglaise existante : a private. Weinreich insiste sur ce point, que le lieu de contact de langues, c’est-à-dire le lieu où se réalisent des interfé­ rences entre deux langues — interférences qui peuvent se maintenir, ou disparaître — est toujours un locuteur individuel. L ’observation du comportement des langues dans des situations de contact, à travers les phénomènes d’inter­ férence (« et leurs effets sur les normes de chacune des 1. Weinreich, I.anguages in mnincl, p. I. hl., ibhi., p. I. '

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Les problèmes théoriques de la traduction

deux langues exposées au contact1 ») offre une méthode originale pour étudier les structures du langage. Pour vérifier, notamment, si les systèmes — phonologiques, lexicaux, morphologiques, syntaxiques — constitués par les langues sont bien des systèmes, c’est-à-dire des ensem­ bles tellement solidaires en toutes leurs parties que toute modification sur un seul point [toute interférence, ici] peut, de proche en proche, altérer tout l’ensemble1 23 . Ou pour vérifier, de plus, si tels ou tels de ces systèmes, ou parties de système, la morphologie par exemple, sont impéné­ trables les uns aux autres de langue à langue. il Pourquoi étudier la traduction comme un contact de langues? Tout d’abord, parce que c ’en est un. Bilingue par définition, le traducteur est Bien, sans contestation possible, le lieu d’un contact entre deux (ou plusieurs) langues employées alternativement par le même individu, même si le sens dans lequel il « emploie » alterna­ tivement les deux langues est, alors, un peu particulier. Sans contestation possible non plus, l’influence de la langue qu’il traduit sur la langue dans laquelle il traduit peut être décelée par des interférences particulières, qui, dans ce cas précis, sont des erreurs ou fautes de traduction s, ou bien des comportements linguistiques très marqués chez les traducteurs : le goût des néologismes étrangers, la tendance aux emprunts, aux calques, aux citations non traduites en langue étrangère, le maintien dans le texte une fois traduit de mots et de tours non-traduits. ni La traduction, donc, est un contact de langues, est un fait de bilinguisme. Mais ce fait de bilinguisme très spécial pourrait être, à première vue, rejeté comme inin­ 1. Weinreich, Ouvr. cit., p. 1. 2. ■ Tout enrichissement ou appauvrissement d'un système entraîne nécessairement la réorganisation de toutes les anciennes oppositions dis­ tinctives du système. Admettre qu’ un élément donné est simplement ajouté au système qui le reçoit, sans conséquences pour ce système, ruinerait la notion même de système >. Vogt H., Dans quelles conditions, p. 35. 3. Bréal avait déjà bien noté cette parenté des contacts de langues danB le bilinguisme, et dans la traduction : < Partout où deux populations diffé­ rentes sont en contact, écrit-il, les fautes et les erreurs qui se commettent de part et d'autre [...] sont au fond les mêmes fautes qu’on fait au collège, et que nos professeurs estiment au jugé ». Sémantique, p. 173.

Linguistique et traduction

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téressant parce qu’aberrant. La traduction, bien qu’étant une situation non contestable de contact de langues, en serait décrite comme le cas-limite : celui, statistiquement très rare, où la résistance aux conséquences habituelles du bilinguisme est la plus consciente et la plus organisée; le cas où le locuteur bilingue lutte consciemment contre toute déviation de la norme linguistique, contre toute interférence — ce qui restreindra considérablement la collecte de faits intéressants de ce genre dans les textes traduits. Martinet cependant souligne, concernant les bilingues qu’on pourrait appeler « professionnels » en général1, cette rareté du phénomène de résistance totale aux inter­ férences : t Le problème linguistique fondamental qui se présente, eu égard au bilinguisme, est de savoir jusqu’à quel point deux structures en contact peuvent être maintenues intactes, et dans quelle mesure elles influeront l’une sur l’autre [...] Nous pouvons dire qu’en règle générale, il y a une certaine quantité d’influences réciproques, et que ta séparation nette est l’exception. Cette dernière semble exiger de la part du locuteur bilingue une attention soutenue dont peu de personnes sont capables, au moins à la longue * ». Martinet oppose également par un autre caractère aber­ rant ce bilinguisme « professionnel » — qui inclut les traducteurs — au bilinguisme courant (lequel est toujours la pratique collective d’une population). Le bilingue professionnel est un bilingue isolé dans la pratique sociale : « Il apparaît que l’intégrité des deux structures a plus de chances d’être préservée quand les deux langues en contact sont égales ou comparables en fait de prestige, situation qui n’est pas rare dans des cas que nous pouvons appeler bilinguisme ou plurilinguisme individuels ®. » Il revient à la même idée dans sa Préface au livre de Wcinreich, où il met à part encore une fois le cas de « ces quelques virtuoses linguistiques qui, à force de constantI.*3 I. A. Meillet et A. Sauvageot avaient déjà senti le besoin de distinguer du bilinguisme ordinaire < le bilinguisme des hommes cultivés •, — c'est le titre de leur article double dans : Con/érences de l'Institut de linguistique, II, 11)34, pp. 7-9 et 10-13. ‘I. Martinet, Diffusion of tanguage, p. 7. Les parties soulignées le sont par lo cilaleur. 3. Martinel, Art. cit., p. 7. Les passages soulignés le sont par le cltateur.

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exercice, parviennent à maintenir nettement distincts leurs deux (ou multiples) instruments linguistiques ». « Le conflit, dans le même individu; de deux langues de semblable valeur culturelle et sociale, poursuit-il, peut être psycho­ logiquement tout à fait spectaculaire, mais, à moins que nous n’ayons affaire à quelque génie littéraire, les traces linguistiques permanentes d’un tel conflit seront nulles L » L ’étude de la traduction comme contact de langues ris­ querait donc bien d’être inutile parce que pauvre en résultats. Cette opinion se voit corroborée par celle de Hans Vogt, spécialiste lui aussi des études sur les contacts de langues : « On peut aller jusqu’à se demander s’il existe un bilin­ guisme total, à cent pour cent; cela signifierait qu’une personne puisse employer chacune de ses deux langues, dans n’importe quelle situation, avec la même facilité, la même correction, la même capacité que les locuteurs indigènes. Et si de tels cas existent, il est difficile de voir comment ils pourraient intéresser le linguiste, parce que les phénomènes d’interférence se trouveraient alors exclus par définition 2. » iv Mais si Martinet écarte — et Vogt après lui — l’étude de ces faits de bilinguisme individuel parce qu’ils n’offrent qu’une matière d’intérêt secondaire, c’est d’un point de vue qui n’est pas le seul possible, et qui n’est pas celui où l’on se propose, ici, de se placer. Ce qui intéresse les deux linguistes, c’est que l’étude du bilinguisme — outre que celui-ci est une réalité linguis­ tique — est un moyen particulier de vérifier l’existence et le jeu des structures dans les langues. Notons que les bilinguismes individuels, quelque secondaires qu’ils soient, restent à cet égard un fait digne d’étude aux yeux de Martinet : « Ce serait une erreur de méthode, écrit-il, que d’exclure de telles situations dans un examen des pro­ blèmes soulevés par la diffusion des langues3 ». Cette atténuation de son jugement sur l’intérêt des bilinguismes1 3 2 1. Wcinreich, Ouvr. cit., pp. vm el vu. 2. Vogt H., Contact o/ languages, p. 369. Les passages soulignés le sont par le citateur. 3. Martinet, Diffusion of language, p. 7.

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individuels se trouve aussitôt délimitée, toutefois, par l’exemple donné : « Le fait que Cicéron était un bilingue lutin-grec a laissé des traces indélébiles dans notre voca­ bulaire moderne *. » On admettra donc, ici, que la traduction, considérée comme un contact de langues dans des cas de bilinguisme assez spéciaux, n’offrirait sans doute au linguiste qu’une moisson maigre d’interférences ®, en regard de celle que peut apporter l’observation directe de n’importe quelle population bilingue. Mais au lieu de considérer les opérations de traduction comme un moyen d’éclairer directement certains problèmes de linguistique générale, on peut se proposer l’inverse, au moins comme point de départ : que la linguistique - et notamment la linguistique contemporaine, structu­ rale et fonctionnelle — éclaire pour les traducteurs euxmémes les problèmes de traduction. Au lieu de récrire (foutes proportions gardées) un traité de linguistique générale à la seule lumière des faits de traduction, on peut se proposer d’élaborer un traité de traduction à la lumière des acquisitions les moins contestées de la linguis­ tique la plus récente. Un tel projet se justifie au moins pour trois raisons : 1. L ’activité traduisante, activité pratique, importante, augmente rapidement dans tous les domaines, ainsi qu’en témoignent les chiffres publiés, particulièrement depuis l'.KJ2 par l’ Institut de coopération intellectuelle, et depuis Hl-18 par l’U.N.E.S.C.O. dans son Index Translationum annuel. Il serait paradoxal qu’une telle activité, portant1 1. Martinet, Diffusion'o/ language, p. 7. 7. Surtout si l'on ne perd pas de vue que, pour les spécialistes des contacts dn langues, l'interférence relient uniquement l’attention comme une saisie du moment initial de ce qui deviendra un emprunt, i La majorité de tels phéno­ mènes d’interférence sont éphémères et individuels •, dit H. Vogt (art. cité, p. ,'IGD). < Dans le langage, dit Weinreich, nous trouvons des phénomènes d'interférence qui, s'étant reproduits fréquemment dans la parole des lilllngucs, sont devenus habituels, Axés. Leur emploi ne dépend plus du hum­ anisme. Quand un locuteur du langage X emploie une forme d'origine étran­ gère non pas comme un recours fortuit au langage Y , mais parce qu’il l’a entendue employée par d'autres dans des discours en langue X , alors cet élément d’emprunt peut être considéré, du point de vue descriptif, comme èlunl devenu partie intégrante du langage X . > (Languages, p. 11.)

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Les problèmes théoriques de la Iraduclion

sur des opérations de langage, continue d’être exclue d’une science du langage, sous des prétextes divers, et qu’elle soit maintenue au niveau de l’empirisme artisanal. 2. L ’utilisation des calculatrices électroniques comme possibles machines à traduire pose et va poser des pro­ blèmes linguistiques liés à l’analyse de toutes les opérations de traduction considérées comme telles. 3. L ’activité traduisante pose un problème théorique à la linguistique contemporaine : si l’on accepte les thèses courantes sur la structure des lexiques, des morpholo­ gies et des syntaxes, on aboutit à professer que la tra­ duction devrait être impossible. Mais les traducteurs existent, ils produisent, on se sert utilement de leurs pro­ ductions. On pourrait presque dire que l’existence dé la traduction constitue le scandale de la linguistique contem­ poraine. Jusqu’ici l’examen de ce scandale a toujours été plus ou moins rejeté. Certes l’activité traduisante, impli­ citement, n’est jamais absente de la linguistique1 : en effet, dès qu’on décrit la structure d’une langue dans une autre langue, et dès qu’on entre dans la linguistique comparée, des opérations de traduction sont sans cesse présentes ou sous-jacentes; mais, explicitement, la tra­ duction comme opération linguistique distincte et comme fait linguistique sui generis est, jusqu’ici, toujours absente de la science linguistique enregistrée dans nos grands traités de linguistique2. On n’imaginait peut-être qu’une alternative : ou condam­ ner la possibilité théorique de l’activité traduisante au nom de la linguistique (et rejeter ainsi l’activité traduisante dans la zone des opérations approximatives, non scienti­ fiques, en fait de langage) ; ou mettre en cause la validité des théories linguistiques au nom de l’activité tradui1. Roman Jakobson soutient même qu'il n’y a pas de comparaison possible entre deux langues, sans recours de (ait à des opérations constantes de traduction. (Linguistic aspects, p. 2 3 i). J. R. Firth a de son cé ti tenté d’attirer l’attention sur l'usage et l’abus des opérations non explicites de tra­ duction dans l’analyse linguistique (Linguistic analysis, p. 134). 2. A notre connaissance, J. P. Vinay et J. Darbelnet sont les premiers & s’être proposés d'écrire un précis de traduction se réclamant d’ un statut scienti­ fique. Mais ils intitulent encore leur ouvrage : Stylistique comparée du fran­ çais et de l’anglais.

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santé l. On se propose, ici, de partir d’un autre point : qu’on ne peut pas nier ce qu’apporte la linguistique fonc­ tionnelle et structurale, d’une part; et qu’on ne peut pas nier non plus ce que font les traducteurs, d’autre part. Il faut donc examiner ce que veut dire et ce que dit exacte­ ment la linguistique quand elle affirme, par exemple, que « les systèmes grammaticaux sont [...] impénétrables l’un à l’autre a. » Examiner aussi ce que font exactement les traducteurs quand ils traduisent : examiner quand, comment et pourquoi la validité de leurs traductions n’est pas réellement mise en cause par la pratique sociale, alors que — théoriquement — la linguistique tendrait à la récuser.

CHAPITRE

II

U étude scientifique de l'opération traduisante doit-elle être une branche de la linguistique?

i Contrairement à ce que laisserait supposer le chapitre précédent, jusqu’à ces dernières années quiconque entre­ prenait d’étudier les problèmes posés par l'opération traduisante dans leur ensemble s’apercevait d’un fait assez surprenant : considérée comme un ordre de phéno­ mènes particuliers, comme un domaine de recherches ayant un objet sui generis, la traduction restait un secteur inexploré, voire ignoré. Elle souffrait de la même situation qu’un certain nombre de régions du savoir humain : se trouvant à l’intersection de plusieurs sciences — notam­ ment de la linguistique et de la logique, de la psychologie sans dou.te et de la pédagogie certainement — elle n’était considérée comme objet propre d’investigations par aucune de ces sciences. Certes, il y avait depuis longtemps des apprentissages d’interprètes, des cours d’interprètes, dont Cary a pu même esquisser l’histoire à grands traits, depuis l’École de Tolède ( x i i ® siècle)1 et le recrutement des drogmans français près de la Sublime Porte, jusqu’aux cours de l ’École des Langues Orientales1 2. Et — depuis moins de vingt ans presque toutes, cependant — les universités de Genève, Turin, Vienne, Paris, Louvain, Heidelberg, Mayence ont leurs instituts d’interprètes, comme celle de Naples a son cours d’interprètes à 1’ lslituto Orientale. Mais ces ,orga1. Dunlop D. M., The work of translation al Toledo, dans Babel, VI, 2, I960, pp. 55-59. 2. Cary, La traduction dans le monde moderne, pp. 137-140, notamment.

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nismes enseignent la pratique des langues et la traduction comme activité pratique, sans qu’il soit jamais sorti de leur enseignement ni une théorie de la traduction, ni une étude des problèmes au moins que poserait cette théorie. Chose plus singulière encore concernant l’étude scien­ tifique de l’opération traduisante : alors que tout traité de 1 philosophie complet se doit d’inclure une théorie du langage, , cette dernière n’ofïrc jamais une étude sur la traduction considérée comme une opération linguistique, spécifique et courante cependant, révélatrice peut-être concernant le langage et sans doute la pensée. Les grands ouvrages récents de synthèse sur la linguistique, eux-mêmes, restent muets sur ce point. La traduction, comme phénomène et comme problème distinct de langage, est passée sous silence1. Chez Ferdinand de Saussure, chez Jespersen, chez Sapir et chez Bloomfield, il est difficile de relevér plus de quatre ou cinq mentions épisodiques, où le fait de la traduction comparaît de façon marginale, à l’appui d’un point de vue sans rapport avec lui, presque jamais pour lui-même : et le total de ces indications couvrirait à peine une page. Le corollaire parlant de cette ignorance est l’absence d’un article traduction dans les grandes encyclopédies : ni la française, ni l’anglaise, ni l’italienne, ni l’allemande 1 2 (qui consacrent un article à l’hérésie théolo­ gique minuscule du traducianisme) n’accordent une ligne à la traduction, son histoire et ses problèmes. Le Larousse du X X e siècle, seul, lui dédie vingt lignes un peu vieillottes. (En regard, il est intéressant de noter que l’Encyclopédie de Diderot lui consacrait un long article, qui faisait le point pour l’époque, avec des renvois nombreux et d’impor­ tance.) Les traducteurs n’ont donc disposé, sur leur activité, depuis deux millénaires, que de témoignages, certains très étendus, presque tous instructifs, plusieurs importants. 1. Une exception : dans Language and realilg (N. Y., 1951) ouvrage dont le sous-titre est : La philosophie du langage et les principes du symbolisme, Urban, \V. M., a consacré 5 pages (pp. 736-740) au Problème de la traduction en linguistique générale. 2. L’ Encyclopédie soviétique, 2* éd., 1955, résume à son article Perevod les idées de Fédorov, dont il sera parlé ci-dessous, et les discussions qu’elle9 ont suscitées. L’article traduction apparaît dans l’édition 1960-61 de la Britannica.

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Les noms de Cicéron, d’Horace, de saint Jérôme, de Dante, d’Erasme, d’Étienne Dolet ,de Joachim du Bellay, d’Amyot, de Luther, de La Motte-Houdar, de Montesquieu, de Mm® Dacier, de Rivarol et de Pope; ceux de Chateau­ briand, de Paul-Louis Courier, de Goethe, de Schlegel et de Schopenhauer, de HumboI (note 1, p. 21). 1. Cité par Cary, E., Théories soviétiques de la traduction, p. 187. 2. /3 occupe ici, cette formule, supposant donné (par la psychologie) le rapport qui unit les concepts aux choses, substituerait seulement le répertoire des concepts au répertoire des choses. « Quand j'affirme simplement qu’un mot signifie quelque chose, quand je m’en tiens à l’association de l’image acoustique avec un concept (précise Saussure lui-même), je fais une opération qui peut dans une cer­ taine mesure être exacte et donner une idée de la réalité; mais en aucun cas je n’exprime le fait linguistique dans son essence et dans son ampleur1 23 . » Quelle est donc cette opération complexe (qui seule révélerait l’ampleur et l’essence du fait linguistique), au moyen de quoi le sens s’associe au mot, le signifié au signi­ fiant? Pour Saussure, le sens d’un mot dépend étroitement de l’existence ou de l’inexistence de tous les autres mots qui touchent ou peuvent toucher la réalité désignée par ce mot : le sens du mot redouter se voit délimité par l’exis­ tence d’autres mots tels que craindre, avoir peur, etc... dont l’ensemble forme, non pas un inventaire par addi­ tion, mais un système, c’est-à-dire une espèce de filet dont toutes les mailles sémantiques sont interdépendantes. Si l’on déforme une maille, toutes les autres se déforment par contrecoup : r La partie conceptuelle de la valeur [d’un terme] est constituée uniquement par des rapports et des différences avec les autres termes de la langue*. » Si certains mots du système redouter, craindre, avoir peur, être effrayé, trembler que, n’êlre pas tranquille pour, etc... n’existaient pas en français, le sens du signifiant « craindre », par exemple, recouvrirait toute l’étendue de ces signi­ fications apparentées. Saussure exprime ce fait, essentiel aux yeux de la linguistique, de la façon suivante : r Dans 1. Saussure, Ouvr. clt., p. 98. 2. Id., ibid., p. 162. 3. Id., ibid., p. 162.

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tous ces cas nous surprenons donc, au lieu d’idées données d’avance, [des valeurs émanant du système. Quand on dit qu’elles correspondent à des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement différentiels, définis non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système. Leur plus exacte caractéristique est d’être ce que les autres ne sont pas L » Prenons encore un exemple très simple pour illustrer cette vue capitale. Un petit citadin moyen de dix ans, pour désigner toutes les productions végétales qu’il classe très vaguement comme herbacées dans la campagne, dispose en général de deux mots, mettons : blé, herbe. Toute production herbacée, dans un terrain bien délimité, visiblement travaillé, pour lui, c’est du blé; dans un ter­ rain, même bien délimité, mais dont le sol ne parait pas avoir subi de façon culturale, pour lui, c’est de l’herbe. Tout ce qui n’est pas l'herbe est du blé; tout ce qui n’est pas du blé, de l’herbe. Si notre petit citadin, par hasard, apprend à distinguer l'avoine à son épi, par différence tout ce qui n’est pas avoine reste blé. Mais s’il apprend encore à distinguer l’orbe à son épi, le blé, ce sera toujours le reste, qui n’est ni orge ni avoine. Enfin, le jour où il distinguera le seigle è son épi, le blé sera ce qui n’est ni orge, ni avoine, ni seigle ; le seigle, ce qui n’est ni blé ni orge, ni avoine, etc... Au lieu du système à un seul terme indifférencié (l’herbe du petit citadin de six ans, par exemple), il possède un système lexical à cinq termes interdépendants, se définissant chacun par opposition à tous les autres, et ceci dans les limites de ses besoins réels de communication linguistique : à Paris, il ne savait pas nommer chaque céréale par son nom, parce qu’il n'était pas en situation d’avoir besoin de la nommer. (Son système risque encore de lui faire nommer blé un champ de riz jeune en Camargue, ou de jeune maïs en Dordogne ou de sorgho dans le Vaucluse.) Maintenant, son pouvoir de nomination différentielle des céréales correspond à sa pratique sociale de petit citadin en vacances au nord de Lyon, capable de nommer ce qu’il voit. Mais1 1. Saussure, Ouvr. clt., p. 162.

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le même système des céréales, ou des herbes, est suscep­ tible, selon le même processus, de se compliquer encore, pour des gens — ce petit garçon devenant ingénieur agro­ nome, ou vendeur de semences — dont la pratique sociale est liée à une détermination différentielle plus poussée du même champ de réalité à nommer. De ce filet à une seule maille du petit citadin qui débarque à la campagne, ils feront un filet à dizaines de mailles, de formes et de tailles différentes, qui couvrira la même surface sémantique; c’est-à-dire qui désignera la même quantité de réalité dans le monde extérieur, mais connue, c’est-à-dire orga­ nisée, ou qualifiée autrement, — ordonnée de plus en plus, selon des différenciations de plus en plus poussées. Saus­ sure a pleinement raison quand il définit la valeur d’un terme comme étant ce que tous les autres termes (du système) ne sont pas. Là où le petit citadin dit : de l’herbe, le producteur distingue et nomme cinquante-trois variétés de vingt-trois espèces : agroslide, alpiste, brome, canche, carthame, crolelle, cynodon, dactyle, féluque, fléole, fromental, lotier, lupin, mélilol, millet, minette, palurin, pimprenelle, psylle, ray-grass, spergule, trèfle et vulpin \ par le processus génétique qui vient d’être analysé : système dont tous les termes se tiennent, car si le spécialiste ne sait pas distinguer les sept variétés de flouves, par exemple, six mailles sautent dans son système à cinquante-trois mailles, mais la maille unique restante couvre la même surface sémantique que les sept noms de flouve qui seraient pos­ sibles. On apercevra sans doute mieux, par ces exemples, l’abîme qui sépare la notion saussurienne de la nomination comme « système », d’avec la notion traditionnelle de la langue comme nomenclature, ou répertoire. Notion tra­ ditionnelle qui remontait peut-être à la Bible, décrivant la nomination des choses comme une attribution de noms propres : « Et Dieu nomma la lumière Jour, et les ténèbres, Nuit [...]. Et Dieu nomma l’étendue, Cieux [...] Et Dieu nomma le sec, Terre; il nomma l’amas des eaux, Mers » (Genèse, I, 5-8-10). « Or l’Éternel Dieu avait formé de la terre toutes les bêtes des champs, et tous les oiseaux1 1. Gramlniet el ligumlneu«e* Catalogue Vilmorin, 1959.

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des deux : puis il les avait fait venir vers Adam, afin qu’il vît comment il les nommerait : et que le nom qu’Adam donnerait à tout animal vivant fût son nom. Et Adam donna les noms à tous les animaux domestiques, et aux oiseaux des cieux, et à toutes les bêtes des champs... » (Genèse, II, 19-20) 1. A ce propos, quelle que soit l’intention finale de Platon dans le Cralyle, il faut aussi souligner la place énorme, dans ce dialogue, des exemples tirés des noms propres (quarante-neuf exemples sur cent trenteneuf, plus du tiers) pour exposer une théorie des noms communs, c’est-à-dire de la nomination des choses en général; et plus important que le nombre d’exemples, le fait que Platon parte du nom propre, base tout son exposé sur le nom propre, passe indifféremment du nom propre au nom commun, comme si ces deux opérations de nomination pouvaient être assimilées. La Bible et le Cratyle, qui tiennent une grande place dans l’origine de notre notion traditionnelle de langue-répertoire, illus­ trent aussi le processus mental archaïque par lequel l’assi­ gnation des noms aux choses (et des sens aux mots), se voyait conçue comme un baptême et comme un recen­ sement. La critique de Saussure ébranle donc profondément la vieille sécurité des personnes pour qui la langue est une nomenclature, un répertoire, un inventaire. Toutefois, l’analyse saussurienne de la notion de sens n’entame pas la validité des opérations de traduction, parce que, fondée sur la psychologie classique, elle ne met vraiment nulle part en doute la nature universelle des concepts — quel qu’en soit le découpage en valeurs — qui reflètent l’expé­ rience humaine universelle. Tout au plus cette analyse, précieuse en soi, démontre que, dans le signe linguistique, le rapport entre l’image acoustique et le concept est beau­ coup moins simple qu’on ne l’imaginait. Comme dit aussi Z. S. Harris qui combat, à son tour, en 1956, la même vieille notion, la langue n’est pas a bag of uiords a, un sac1 2 1. La Sainla Bible, à Genève, pour la Compagnie des Libraires, 1712, pp. 1-3. 2. Harris, Dislribulional Structures, p. 156. B. L. Whorf a aussi combattu l’erreur de ceux qui supposent que le langage n’est rien d ’autre qu’ un empi­ lement de noms [a piling up of teintions] [Language, p. 83).

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de mots, c’est-à-dire un sae-à-mots, où l’on pourrait puiser les mots un par un, comme on puise les caractères d'imprimerie un par un dans la casse du typographe : c’est une suite de tables de systèmes, à partir desquelles on doit, dans chaque cas particulier, recalculer des corres­ pondances. La critique saussurienne du sens explique tout au plus, scientifiquement, pourquoi la traduction mot pour mot n’a jamais pu fonctionner de façon satis­ faisante : parce que les mots n’ont pas forcément la même surface conceptuelle dans des langues différentes. ii La critique de Bloomfield, elle, apparaît radicale. Afin de fournir à la notion de sens une base objective, en effet, Bloomfield élimine, en premier lieu, tout recours aux mots pensée, conscience, concept, image, impression, sentiment, comme autant de notions non encore véri­ fiées scientifiquement. Pour avoir le droit d ’utiliser ces mots dans une sémantique scientifique (une science des significations), nous devrions avoir une psychologie scien­ tifique, c ’est-à-dire une explication totale des processus dont le cerveau du locuteur est le siège. Or, dit Bloom­ field, nous en sommes encore très loin. Voulant donc éviter toute définition mentaliste de la notion de sens, il a recours à la définition behaviouriste : le sens d’un énoncé linguistique est « la situation dans laquelle le locuteur émet cet énoncé, ainsi que le comportement-réponse que cet énoncé tire de l’auditeur1 ». Cette définition, méthodologiquement, ne laisse pas d’être remarquable. C’est elle, à bien considérer les choses, qui fonde les recherches au terme desquelles on peut parler de la communication animale. C’est elle aussi qui rend compte de l’acquisition fondamentale du contenu du langage par l’enfant, type d’acquisition qui devrait chaque fois étonner, si l’on y songeait bien : l’enfant qui naît arrive aussi étranger à la terre que l’habitant d’une autre planète. Comparée aux autres moyens dont nous disposons pour apprendre des langues, l’originalité de ce qui se passe chez l’enfant nous est dissimulée quand nous disons qu’il apprend à parler, comme nous disons 1. Bloomfield, Language, p. 139.

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des adultes qu’ils apprennent à parler le russe ou l’anglais. En fait, chose toute différente, il apprend à communi­ quer, pour la première fois. Mais, disait déjà Jespersen, pour ce faire, « l’enfant bénéficie d’un autre avantage inestimable : il entend la langue dans toutes les situa­ tions possibles, et dans de telles conditions que langage et situation correspondent toujours exactement l’un à l’autre et s’illustrent mutuellement l’un l’autre 1 ». La définition de Bloomfield se trouve matérialisée dans le fait que nous pouvons lire certaines langues mortes sans pouvoir les traduire parce que toutes les situations qui pouvaient nous donner le sens de ces langues ont disparu avec les peuples qui les parlaient. Mais sa définition, de l’aveu de Bloomfield lui-même, amène à dire que la saisie du sens des énoncés linguis­ tiques est scientifiquement impossible, puisqu’elle équi­ vaut, reconnaît-il, à postuler « guère moins que l’omni­ science 2 1 ». En effet, « l’étude des situations des locuteurs et des comportements-réponses des auditeurs est équi­ valente à la somme totale des connaissances humaines 3 ». « Les situations qui poussent les gens à proférer des énon­ cés linguistiques comprennent tous les objets et tous les événements de leur univers. Afin de donner une défi­ nition scientifiquement exacte de la signification de chaque énoncé d’une langue, il nous faudrait avoir une connais­ sance scientifique exacte de toute chose dans le monde du locuteur 4 », dit Bloomfield. Et dans la connaissance de ce monde du locuteur, il inclut non seulement « les processus macroscopiques qui sont à peu près les mêmes chez tout le monde et qui présentent une importance sociale » (marcher, rire, avoir peur, avoir mal à la tête, etc...), mais aussi « ces sécrétions glandulaires et ces mouvements musculaires obscurs, hautement variables et microscopiques [...], très différents de l’un à l’autre locuteur, mais qui n’ont pas d’importance sociale immé­ diate et ne sont pas représentés par des formes linguis­ 1. Jespersen, O., Languagc, p. 142. 2. Bloomfield, Language, p. 74. 3 Id., ibld., p . 74. 4 . Id., Ibid., p . 139.

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tiques conventionnelles 1 ». Tout le monde sera d’accord avec Bloomfield pour conclure que « l’étendue véritable de la connaissance humaine est très petite en comparai­ son * ». Concernant le sens des énoncés linguistiques ainsi défini, force nous est également de reconnaître que « notre connaissance du monde dans lequel nous vivons est si imparfaite que nous ne pouvons que rarement rendre un compte exact de la signification d’un énoncé® »; et que « la détermination des significations [des énoncés] se trouve être, par conséquent, le point faible de l’étude du langage, et qu’elle le restera jusqu’à ce que la connais­ sance humaine ait progressé bien au-delà de son état présent1 4 ». 3 2 La théorie bloomfieldienne en matière de sens impli­ querait donc une négation, soit de la légitimité théorique, soit de la possibilité pratique, de toute traduction. Le sens d’un énoncé restant inaccessible, on ne pourrait jamais être certain d’avoir fait passer ce sens d’une langue dans une autre. Mais une telle définition du sens, aux yeux de Bloom­ field lui-même, exprime une procédure idéale, un absolu qui sera très progressivement approché par le chemine­ ment de l’humanité vers plus de connaissance à travers des siècles et de3 siècles. C’est actuellement, pour des raisons méthodologiques et provisoires, que la saisie du sens est, scientifiquement parlant, impossible; c’est donc actuellement que la traduction est, au sens scientifique, impossible. En attendant, Bloomfield, en tant que lin­ guiste, passe outre à sa propre exigence théorique en tant qu’épistémologiste. Il renonce à fonder la séman­ tique et la linguistique en vérifiant la signification de chaque énoncé par sa récurrence constante entre tel énoncé linguistique et telle situation objective, toujours la même, exhaustivement connue. Il existe un véritable postulat de Bloomfield (jamais assez mis en relief au cours des discussions) qui justifie la possibilité de la science 1. Bloomfleld, Language, pp. 142-143. 2. Id., ibid., p . 139. 3. H , ibid., p . 74. 4. Id., ibid., p . 140.

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linguistique en dépit de la critique bloomfieldienne de la notion de sens, postulat qu’on doit toujours remettre au centre de la doctrine bloomfieldienne après l’avoir critiquée : « Comme nous n’avons pas de moyens de défi­ nir la plupart des significations, ni de démontrer leur constance, nous devons adopter comme un postulat de toute étude linguistique, ce caractère de spécificité et de stabilité de chaque forme linguistique, exactement comme nous les postulons dans nos rapports quotidiens avec les autres hommes1. Nous pouvons formuler ce pos­ tulat comme l’hypothèse fondamentale de la linguistique, sous cette forme : Dans certaines communautés (commu­ nautés de langue), il y a des énoncés linguistiques qui sont les mêmes quant à la forme et quant au sensa. » Ce qui signifie, en d’autres termes, que « chaque forme linguistique a une signification spécifique et constante 1 3 ». 2 En fin de compte, après un long circuit, qui n'a pas été inutile en ce qu’il nous a mieux renseignés sur les limites scientifiques de la notion de sens, Bloomfield aboutit à légitimer tous les moyens que la pratique sociale utilise afin de s’assurer de la constance (relative) et de la spécificité (relative) de la signification propre à chaque forme linguistique : désignation de la chose, ou bien définition du terme, ou bien même sa traduction4. La critique bloomfieldienne, elle non plus, ne peut pas être considérée comme fondant théoriquement l’impossibi­ lité de traduire; et là traduction reste pratiquement possible pour la même raison que la linguistique bloomfieldiennc reste possible : en vertu du postulat de Bloom­ field. iii Sur les traces de Bloomfield, essayant d’aller plus loin dans la rigueur en se passant du postulat de Bloomfield, une autre école essaie de fonder ses analyses du langage en faisant abstraction du Sens : il s’agit de la linguistique distributionnellc. Cette condamnation de tout recours au sens, ici aussi, 1. 2. 3. 4.

Souligné par le cilatcur. Bloomfield, Ouvr. cit., p. 141. Id., ibid., p. 145. Id., ibid., p. 140.

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vise à donner plus de rigueur scientifique encore à lu description des structures qui constituent les langues. Comme Bloomfield, on récuse ici la sémantique, non pour des motifs a priori, mais pour des raisons de fait : parce que c’est la partie de la linguistique où les acquisitions sont les moins solides et les moins nombreuses. L ’analyse distributionnelle, en face d’un corpus lin­ guistique, se place donc volontairement dans la situa­ tion qui, par force, est celle d’un décrypteur en face d’un cryptogramme. Au lieu que le sens fournisse le point de départ de l’analyse du texte, c’est l’analyse formelle du texte qui doit permettre de remonter finalement jusqu’au sens. Comme le décrypteur fonde sa recherche sur la statistique des fréquences des lettres, des lettres doubles et des groupements de lettres dans le crypto­ gramme, pour la rapprocher des corrélations statistiques connues entre les fréquences et les configurations des diverses lettres, fréquences et configurations caracté­ ristiques dans chaque langue, — ainsi l’analyse distribu­ tionnelle essaie de retrouver l’ensemble des structures qui gouvernent une langue donnée, par l’étude des dis­ tributions des éléments dans le texte. Une analyse, ainsi conduite, du français comme une langue inconnue, révé­ lerait assez vite des séries de formes linguistiques telles que, par exemple : imprime, comprime, déprime, prime, réprime, supprime, qui permettraient d’isoler l’élément formel prime; tandis qu’une série : comprime, compare, comprend, combat, commue, dégagerait l’élément com, et ainsi de suite. Toute la langue du corpus en question, théoriquement, se trouverait décrite par l’inventaire de toutes les distributions de tous les éléments isolés, les uns par rapport aux autres. Même en admettant qu’on puisse analyser ainsi l’ensemble de tous les systèmes de corrélations qui constituent la structure d’une langue, et sans introduire aucune préconception d’aucune sorte, surtout quant au sens, Martinet fait justement cette remarque préjudicielle : « En fait, aucun linguiste ne semble s’être avisé d’analyser et de décrire une langue à laquelle il ne comprendrait rien. Selon toute vraisem­ blance, une telle entreprise réclamerait, pour être menée à bien, une consommation de temps et d'énergie qui

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a fait reculer ceux-là mêmes qui voient dans cette méthode la seule qui soit théoriquement acceptable K » De plus |Martinet2, puis Frei3, ont démontré que le critère distributionnel ne décrit pas exhaustivement, ni toujours à coup sûr, les structures d’une langue : il ne peut pas distinguer, par exemple, les différences de fonction de l’élément de dans la même série distributionnelle : (to) déclaré, debauch, décrépit, demenled, etc..., ni de l’élément ceive dans la série : conceive, deceive, receive, etc...; tandis que sa méthode devrait lui faire isoler les éléments fl et gl dans des séries telles que /lare, flimmer, et glare, glimmer. Rien, dit Frei, ne peut permettre au di'stributionaliste de deviner que les analyses formelles des termes é-tager et par-lager, é-taler et dé-taler, en-tamer et ré-tamer sont agencées selon des corrélations distributionnelles entièrement fausses à partir d’éléments non reconnus, donc mal isolés; d’ailleurs, dit aussi Frei, si Harris ne connaissait pas le sens des mots par ailleurs, il pourrait isoler, dans les termes, d’autres éléments tels que : conc-eive et rec-eioe, cons-ist et res-isl. Harris, à qui l’on doit l’exposé le plus notoire sur l’analyse linguistique distributionnelle, a donc été conduit à réintroduire la prise en considération du sens comme critère adjoint de cette espèce d’analyse. Après avoir posé que # la principale recherche de la linguistique des­ criptive et la seule relation que nous accepterons comme pertinente dans la présente étude est la distribution ou l’arrangement à l’intérieur de la chaîne parlée, des différentes parties ou particularités les unes par rapport aux autres 4 », il écrit que le sens peut être utilisé « au moins comme une source d’indices * ». Ensuite, comme complément de l’analyse distributionnelle (« Étant donné un nom, par exemple doclor, on emploiera les adjectifs qui font sens avec lui ») ®. Enfin, comme une des procé1. Martinet, Éléments, p. 40. 2. ld., Compte rendu de E. Nida, Morphology: The descriptive analysis 0/ mords, dans : Word, l. VI (année 1950), n° 1, pp. 84-87. 3. Frei, Critères de délimitation, pp. 136-145. 4. Harris, Melhods, p. 5. i 5. ld., ibid., p. 365, note 6. 6. Harris, Dislribulional structure, p. 155. Les mots soulignés le sont par le cilateur : le chapitre dont la citation est extraite s'intitule : Meaning as a funclion oj distribution, pp. 155-158.

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dures possibles entre d’autres : « Les méthodes qui ont été présentées dans les chapitres précédents, dit-il, pro­ posent les investigations distributionnelles [sur un corpus] comme solutions de rechange [alternatives] aux consi­ dérations sur le sens1 ». L ’examen des tâtonnements et des repentirs théoriques de Harris concernant l’emploi de la notion de sens en linguistique descriptive, si l’on voulait le traiter comme un problème en soi, pourrait être plus détaillé. Signalons encore que Harris convient sur un point de l’impossi­ bilité d’une analyse linguistique sans recours au sens : « En acceptant ce critère de la réponse du locuteur [pour dégager des phonèmes], admet-il, nous rejoignons l’appui sur le sens, qui est habituellement requis par les linguistes. Quelque chose de cet ordre est inévitable, au moins à l’étape actuelle de la linguistique : outre les données concernant les sons nous avons besoin de données rela­ tives à la réponse du locuteur1 2 ». Plus loin, dans un Appen­ dice de dix pages intitulé : Le critère du sens3, il tente de minimiser ce recours : « On notera que même quand la signification est prise en considération, il n’est nulle­ ment besoin d’une formulation détaillée et complète de la signification d’un élément, et encore moins de ce que le locuteur entendait signifier quand il l’a énoncé. Tout ce qui est nécessaire, c’est que nous trouvions une différence régulière entre deux ensembles de situations [...] Naturellement, plus cette différence est exactement, finement, détaillément établie, mieux cela vau t45 . » Se fondant sur l’intuition du linguiste pour apprécier des « différences régulières » entre ensembles de situations non linguistiques (et même des différences exacte­ ment, finement, détaillément établies) Harris ne voit pas son erreur logique : déterminer des différences de sens suppose résolus les problèmes de détermination du sens lui-même6. Harris minimise aussi le rôle du sens 1. Harris, Melhods, p. 365, note 6. 2. / pour désigner ce que Saussure appelait des signes « relativement motivés >, donc pour des mots ordinaires isolés, et non des énoncés complets minima.

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tique, (visant à dégager, dans les unités minima lexicales, d’autres unités plus petites de contenu, dites ligures ou traits pertinents de contenu), sont essentiellement celles qu’a formulées Martinet. Tout d’abord celles qu’il formulait en 1946 à l’endroit du principe d’isomorphisme hjelmslévien, réserves qui se trouvent renouvelées et précisées dans Arbitraire linguistique et double articulation : « Ce qui paraît généralement critiquable dans l’isomorphisme, écrit-il, c’est le caractère absolu que lui prête la glossématique1 ». Pourquoi Martinet met-il en question ce caractère absolu de l’isomorphisme des deux plans? Sa raison centrale paraît être qu’il doute de la validité du concept de trait pertinent de contenu. Dans une publication postérieure il répète « qu’il serait hasardé d’opérer avec des traits pertinents de sens dont il reste à voir s’ils s’imposent ou non dans l’analyse du contenu linguistique * ». On notera que, par un réalisme prudent, Martinet limite sa négation des traits pertinents de sens au domaine de Y analyse linguistique du contenu ; ce qui laisse toute latitude de les rechercher dans d’autres domaines ; par exemple dans celui d’une analyse logique des contenus sémantiques des unités signifiantes minima, ana­ lyse dont nous rencontrerons plus loin des exemples. Mais sur quoi se fonde cette réserve de Martinet quant aux traits pertinents de sens? Il semble bien que, depuis 1946, on n’ait pas levé son objection première, sur la nature des produits qu’on obtient quand on recherche, dans des signes tels que jumenl, vir, dürfen, des unités de contenu plus petites, comme cheoal et femelle, homme et mâle, possi­ bilité et morale. « Nous admettons volontiers, disait Marti­ net, qu’on puisse aboutir de cette façon à des inventaires, limités aussi bien pour le contenu 1 3 que pour l’expression, 2 mais nous comprenons moins bien que les unités obtenues soient des non-signes, et par conséquent des figures 4 ». Martinet répète en outre inlassablement que le caractère propre de l’opération fondamentale en linguistique struc­ turale, la commutation, c’est de dégager des unités succes1. Martinet, Article cité, p. 105. 2. Martinet, Substance phonique, p. 85. 3. C ita it déjà pressentir tout ce que peut donner la t description séman­ tique > de SOrensen, avec ses < primitifs >, que nous retrouverons ci-dessous. 4. Martinet, A u sujet des Fondements, p. 39.

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sioes : il y a deux unités signifiantes minima dans travaillons. donc deux unités linguistiques de signifiés minima, parce que l’unité de signifié : un certain type d’action, et l'unité de signifié : celui qui parle et une ou plusieurs autres per­ sonnes, correspondent à deux tranches de sonorité dis­ tinctes, et commutables : /travaj / + /O /. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse il est vrai qu’on peut dégager dans le signifié : jument, les deux unités de signification « cheval » et « femelle »; mais il est également vrai que ces deux unités n’ont pas de marque linguistique formelle corres­ pondant à des tranches de sonorité distinctes et successives qui découperaient le signifiant /fümSL / ; également vrai, de plus, que « cheval » et « femelle » restent aussi des signes, des unités signifiantes. L ’analyse proposée par Hjelmslev et Prieto procède bien par commutation, d’une part, et dégage bien des unités linguistiques formelles, d’autre part — mais ce n’est pas une analyse linguistique for­ melle — qui prenne appui sur des marques linguistiques formelles. Le problème n'esl pas de nier les résultats visibles, de cette analyse: il est d’en trouver le caractère et la signifi­ cation véritables, c’est-à-dire la vraie place dans l’analyse structurale du langage. C’est pourquoi Martinet, qui formule toutes ces réserves, est aussi le linguiste qui suit et soutient « l’intéressante tentative de Luis Prieto1 ». ni Quelles réponses ces réserves ont-elles provoquées? Chez Hjelmslev, un emploi de formules plus nuancées quant à l’isomorphisme des deux plans : dans La Stratifi­ cation du langage, il en parle comme « d’une hypothèse de travail » et « d’une relation fondamentale analogue à certains égards 2 » entre les deux plans (et les strates qu’il y distingue). Il essaie objectivement d’examiner les diffé­ rences entre ces plans et ces strates, avant de considérer leurs analogies. Mais, sans être des concessions de pure forme, ces formules plus nuancées ne vont pas jusqu’à reconnaître l’asymétrie profonde des deux plans du langage. Cette asymétrie des deux plans, Prieto, non seulement l’admet, mais, à la suite de Martinet, il l’analyse et l’appro-1 2 1. Martinet, Arbitraire linguistique, p. 108. 2. Hjelmslev, Article cité, p. 165.

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fonditL Toutefois, pour ce qui est de l’objection-clé (que les unités minima de contenu dégagées dans les signes ne sont pas des non-signes, ne sont pas des figures), Prieto l’écarte : « Si nous nous plaçons strictement Bur le plan du contenu, à notre avis, le fait que les figures obtenues par commutation aient à leur tour une expression, c’est-à-dire soient à leur tour le signifié d’un autre signe ou non, ce fait n’importe pas1 23 ». Bien que cette affirmation sans justification ne soit pas du tout convaincante, on comprend son attitude : il lui suffit de mettre en évidence une orga­ nisation de la substance du contenu, quelle qu’elle soit, en unités plus petites que le signe saussurien. Son problème n’est pas, d’abord, de déterminer la nature de ces unités, ni de dire si elles sont de même nature que les unités minima d’expression : c’est de prouver qu’elles existent. iv On rencontre chez Martinet deux autres réserves concernant la possibilité de constituer le système des contenus d’une langue (ce que Prieto nomme le système plérologique) de la même façon qu’on en constitue le système des expres­ sions ou système phonologique. La première de ces réserves touche au fait que le système phonologique est un ensemble fini, tandis que le système plérologique pourrait ne pas l’être . « Le linguiste ordinaire, écrit Martinet, conçoit bien qu’il puisse exister de profondes analogies entre les systèmes de signes et les systèmes de phonèmes, et que le groupement de ces unités dans la chaîne puisse présenter de frappantes similitudes, encore que les tentatives pour pousser un peu loin le parallélisme se heurtent vite à la complexité bien supérieure des unités à deux faces et à l’impossibilité où l'on se trouve d’en clore jamais la liste * »: Cette remarque oriente la critique du principe d’isomor­ phisme dans une voie inexplorée, probablement très intéressante 4 : celle qui suggère une étude des différences 1. Dans Figurai, pp. 246-249; et dans D'une asymétrie 2. Figuras, p. 245. 3. Arbitraire linguistique, p. 107. La partie soulignée l'est par le citateur. Cette phrase est citée telle quelle, sans la correction dont A. Martinet la fait suivre pour expliquer qu’il faudrait plutôt concevoir la pensée de Hjelmslev comme une profonde analogie entre tystimei de signifiés et sys­ tèmes de phonèmes. 4. Déjà signalée ci-dessus, ch. vi, pp. 89 et 92.

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de nature profonde, dans une même langue — (est-ce à dire dans un même code?) — entre ce qu’on pourrait appeler le code des unités dont l’inventaire est illimité, le lexique, donc la sémantique, d’une part; et, d’autre part, le code des unités dont l’inventaire est limité (phonologie, morphologie). Cette voie parcourue, on retrouverait pro­ bablement, justifiée par des analyses nouvelles, la vue de Martinet selon laquelle l’absence de parallélisme entre les deux plans de l’expression et du contenu « n’est pas for­ tuite1 », mais provient du fait que « l’expression est un moyen, le contenu une fin a ». Dans le domaine des inven­ taires limités (linguistique interne, structurale), la variété des langues elle-même illustre bien ce caractère de moyen des structures de l’expression, par la variété des « codes », illustration parfaite de leur « arbitraire ». Dans le domaine des inventaires illimités (du lexique, de la sémantique), les structures, si structures il y a, ne peuvent pas être arbitraires en totalité, puisqu’elles doivent signifier le3 structures non-arbitraires (traduites par une langue) dans l’expérience du monde; expérience, de plus, jamais achevée. Prieto voit très bien cette réserve de Martinet, l’explicite même avec bonheur : « Un système de signes, écrit-il, requiert que certaines différences dans une substance [ici la substance du contenu sémantique,. l’expérience du monde] correspondent à certaines différences dans une autre (substance) [ici, la substance phonique de l’expres­ sion]. Cependant, dans l’une de ces substances [celle du contenu], les termes des différences intéressent positive­ ment, c ’est-à-dire pour eux-mêmes [...] tandis que dans l’autre substance [celle de l’expression], les traits perti­ nents n’intéressent que négativement, en tant que l’un n’est pas l’autre ». Et il ajoute en note ceci, qui clarifie parfaitement l’asymétrie profonde des deux plans de la langue : « une de ces substances [celle de l’expression ] peut être changée sans que change la fonction du système de signes comme instrument; l’autre [celle du contenu] non 8 ». Prieto voit donc et comprend bien l’objection de Martinet, mais nulle part il n’en tire aucun parti. Pourtant1 3 2 1. Arbitraire linguistique, p . 108. 2 . A propos des Fondements, p . 40.

3. Figuras, p. 246.

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cet avertissement va loin : suggérant que la structure du contenu n’est pas entièrement contingente (à la différence de celle de l’expression), mais nécessaire, qu’elle est une fin et non un moyen, Martinet souligne d’une autre manière, une nouvelle fois, que la structure des signifiés ne sera peut-être pas de nature essentiellement linguistique, mais qu’elle tiendra à l’analyse qui est faite du monde lui-même par le sujet parlant : ce qui est une manière de suggérer que l’analyse de la structure des signifiés pourrait être partiellement de nature épistémologique, ou logique. v Une autre réserve de Martinet, concernant toute tentative d’étudier les structures du contenu, c’est « la difficulté qu’on éprouve à manipuler la réalité sémantique sans le secours d’une réalité concrète correspondante, phonique ou graphique1 ». Il s’agit là d’un avertissement fondamental à tous ceux qui se proposent d’étudier la substance du contenu sémantique : comment faire pour étudier les signifiés linguistiques sans recourir aux signi­ fiants linguistiques, les contenus sans recourir aux conte­ nants? C’est le problème évoqué par Z. S. Harris en d’autres termes : apercevoir s’il existe une structure des significa­ tions [une structure de l’expérience du monde] qui soit étudiable indépendamment de la connaissance que nous en avons par le langage. Comment étudier, comment mesurer même, un liquide sans utiliser aucun récipient? C’est la question préalable à tout progrès dans l’étude du contenu. Redisons-le, ce serait la baguette magique en fait de traduction : si l’on pouvait définir la n surface d’un champ de signification » par des moyens indépendants du langage, il suffirait de superposer à cette surface, ensuite, les « champs sémantiques » qui la concernent en chaque langue pour vérifier dans quelle mesure ceux-ci la recou­ vrent, la débordent, la laissent découverte : on aurait le dictionnaire idéal des significations. Martinet lui-même suggère à Prieto l’un des instru­ ments possibles pour une telle investigation : considérer, suivant le point de vue bloomfieldien, que le contenu d’un énoncé, ce n’est pas l’inaccessible face signifiée de cet 1. Arbitraire linguistique, p. 107.

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énoncé dans la conscience du locuteur, mais la réaction que cet énoncé provoque chez l’auditeur. Dans son article D ’une asymétrie entre le plan de l’expression et le plan du contenu dans la langue1, Prieto a commencé à utiliser ce nouvel instrument d’analyse linguistique indiscutable­ ment valide ici, puisque c’est celui grâce auquel un enfant prend possession des contenus exprimés par la langue qu’il acquiert. Mais, dans cet article, le « comportement de l’auditeur », la « réaction de l’auditeur » sont très vite employés comme une convention de langage et non comme un moyen d’analyse des contenus. Dans tous les exemples cités, les « réactions de l’auditeur » sont postulées à partir du conteiiu linguistique de l’énoncé. Sans doute, il s’agit là d’un procédé d’exposition commode pour éviter de recourir au vocabulaire mentaliste ouvert des « contenus de conscience » du locuteur, et ce procédé se soutient dans l’exposé de Prieto, mais nous ne sommes pas en face, vraiment, d’un moyen d’étudier les contenus indépendam­ ment du langage, uniquement par l’analyse des comporte­ ments. vi Sur un autre point, les travaux de Martinet, bien qu’ils ne mettent pas en cause nommément la recherche de Prieto, contribuent néanmoins à la critiquer : quand ils précisent la notion de monème. Martinet nomme ainsi, on le sait, « les unités significatives successives minima * ». Prieto, pour analyser les « signes » saussuriens en unités de contenu plus petites que le signe, afin d’y trouver des figures hjelmsléviennes, part d’une notion trop floue du mot : signe. Il arrive ainsi qu’il dégage dans les signes qu’il analyse, non pas des figures ou des traits pertinents de contenu qui soient des unités plus petites que le signe, mais des monèmes (par exemple, dans l’analyse de take look). Reprenons la réponse de Prieto : le fait que les figures obtenues par commutation (sur le plan du contenu) aient à leur tour une expression, c’est-à-dire soient à leur tour le signifié d’un autre signe ou non, ce fait n'imporle pas.1 2 1. Prieto, Article cité, p. 87. 2. Voir Éléments, pp. 19 et 97.

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Cette réponse n’est pas convaincante. Dégager dans travaillons deux unités de contenu, travaill — qui désigne une certaine action, et ons qui désigne celui qui parle et une ou plusieurs autres personnes — c’est une analyse linguistique soutenue par des critères formels. Il semble que dégager dans kônnen les deux traits pertinents de sens /possibilité/et /matérielle/; ou bien dans jument les deux traits pertinents de sens /cheval / et /femelle /, est une autre espèce d’analyse, (est-elle encore linguistique demande précisément Martinet?). Ici, les traits pertinents de signification ne peuvent pas être mis en évidence par des marques formelles apparentes dans la face signi­ fiante des signes. Dans le premier cas d’analyse, quand il n’opère pas sur des monèmes, ne peut-on dire que Prieto dégage des monèmes (et non des figures ou des traits pertinents de sens), c’est-à-dire qu’il ne fait comme Cantineau que réinterprèter la morphologie dans une termino­ logie personnelle1? Dans le second cas d’analyse (à condi­ tion de partir toujours de monèmes, c’est-à-dire d'unités significatives successives minima formelles qu’on s’est assuré préalablement être telles), les unités plus petites de signification qu’on dégage (bien que n’étant peut-être pas des figures au sens hjelmslévien) sont sûrement des unités intéressantes à dégager quant à la structure séman­ tique. La notion de monème chez Martinet doit donc permettre une analyse plus serrée de la notion de trait pertinent de sens, analyse qui reste en suspens, jusqu’ici, chez Prieto. Notons, en rapport avec cette remarque, que dans ses exemples, l’analyse en traits pertinents de sens, pour un signe donné, n’est jamais exhaustive; et c’est une autre lacune grave quant à la recherche de structures du contenu. Le mot jument, par exemple, exigerait d’être caractérisé par tous ses traits pertinents qui, peut-être, impliqueraient : être, animal vertébré, mammifère, pachyderme, solipède, équidé, cheval, femelle, domestique. L ’analyse du contenu sémantique en traits pertinents semble devoir être un 1. Et, comme Cantineau, ne peut-on"*dire que Prieto, alors, analyse seulement la manière dont morphophonologie et morphologie structurent, è leur niveau, le contenu sémantique d ’ un énoncé?

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des points par où l’on passe de la structure linguistique à une structure des significations qui serait indépendante du langage. vu. Sur un dernier point, l’analyse structurale du contenu proposé par Prieto appelle des éclaircissements : c’est lorsqu’il est conduit, comme Cantineau, à la notion de signes minima qui sont en rapport isolé1 (c’est-à-dire en fait, et par définition, sans rapports entre eux quant à la forme du contenu). La crainte qu’on éprouve alors, c’est qu’une terminologie structurale ne dissimule préci­ sément une absence de relations structurées — ne dissimule précisément ce caractère « plus lâchement structuré » du domaine sémantique, signalé par tous les auteurs qui s’en sont occupé récemment (Martinet, Vogt, Ullmann, Weinreich). Pour s’en tenir à cette notion de « rapport isolé », par exemple, entre signes minima (qui semblent correspondre aux monèmes de Martinet) l’ana­ lyse structurale de Prieto ne peut en dire qu’une chose, très juste, comme on l’a déjà vu, c’est que seuls les signes minima sont arbitraires *. Mais c’est uniquement à partir de là que l’analyse des structures des significations devient intéressante : en effet, dire que les monèmes blé, orge, avoine, seigle, maïs, sorgho, sont des signes minima, non analysables en signes plus petits, qui, par conséquent ne peuvent se trouver qu’en rapport isolé (c’est-à-dire en absence de rapport), c’est rester sur le plan de l’analyse structurale formelle dont le terme final est, ici, précisé­ ment, par définition, le monème. Mais c’est dans le système linguistique seulement que ces monèmes sont en rapport isolé : dans le système des significations liées à l’expérience indépendamment de toute expression linguistique, ces termes sont liés par des rapports définissables dans un champ botaniquement structuré, celui des céréales. Exacte­ ment comme les monèmes, ou signes minima non-analy­ sables : maison, cabane, palais, villa soutiennent des rap­ ports structurés très précis dans le système technologique habitation ®. 1. P rieto, Signe articulé, p . 141. 2 . Id., ibid., p . 141.

3. Buyssens a formulé cette idée ainsi : < La méthode structurale vaut

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viii On a dû s’étendre longuement, détaillément, sur ces recherches de Prieto, parce qu’elles représentent, à la suite de Hjelmslev et de Martinet, l’effort à la fois le plus original et le plus ardu pour essayer d’atteindre la structure totale du lexique par une voie tout à fait nouvelle : la mise en évidence d’unités de signification, d’atomes sémantiques véritables — plus petites que le signe, ou plus exactement : plus petites que l’unité signi­ fiante minimum ordinairement considérée comme telle par les linguistes — qu’on l’appelle mot, morphème, ou monème. Le résultat fondamental est atteint par Prieto; c’est d’avoir établi que de telles unités existent bien. Si banale que paraisse l’observation, la chose est scientifiquement d’importance. Jument contient réellement ces deux traits pertinents de signification : la notion d’espèce cheval + la notion de sexe femelle; kônnen contient réellement ces deux traits pertinents de contenu : la notion de possibi­ lité + la notion que cette possibilité est matérielle. Mais toute la recherche de Prieto suggère aussi que la séparation de ces atomes de signification contenus dans le signe minimum, ne peut pas être effectuée par l’analyse linguistique formelle — celle qui s’attache à tous les éléments du signe dont l’existence est signalée par des marques formelles (éléments phonologiques, éléments morpholo­ giques). Toutes les fois que Prieto cherche des unités minima de signification par une analyse formelle (ex. : take et took; dominus, dominum, dominos), il n’atteint que des espèces d’unités signifiantes minima, certaines espèces de monèmes — dont les uns, et c’est sans doute ce qui l’a conduit à la confusion, ne contiennent apparem­ ment qu’un trait pertinent de signification (oo = prétérit; os = accusatif et pluriel, inséparables); mais dont'les autres (prendre, espèce, cheval, notion de possibilité) contien­ nent vraisemblablement plusieurs traits pertinents de sens que rien ne signale séparément dans la forme du signifiant. C’est en deçà des monèmes que commencerait la vraie recherche exhaustive des unités de signification pour [l’analyse de ] la • valeur », non pour le < désignant ». (Structuralisme H arbitraire, p. 408).

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plus petites que le signe, en général. Et c’est en deçà des monèmes que Prieto devrait définir la méthode d'analyse qui lui permet de dégager des traits pertinents de signication sans recourir à des marques formelles : dans les exemples qu’il donne (jument = cheval + femelle; kônnen = possibilité + matérielle), il pratique une analyse intuitive, dont il ne fournit nulle part les critères. ix Toutes les autres objections faites à Prieto recon­ duisent à la même suggestion : ce n’est pas au moyen de l’analyse linguistique formelle qu'on pourra mettre en évidence les unités de signification plus petites que le signe. Le fait que les inventaires lexicaux sont des inven­ taires illimités parce qu’ils reflètent une expérience non-linguislique du monde, elle-même toujours inachevée; le fait aussi que les unités de signification plus petites que le signe tendent à se trouver mises en évidence hors du domaine proprement linguistique, soit dans l’analyse des corrélations entre langage et comportement, soit dans l’analyse des classifications scientifiques, non-linguistiques (classification zoologique pour la totalité des traits per­ tinents de sens recouverts par le mot jument; classifica­ tion botanique pour blé, orge, avoine etc...; classification technologique pour immeuble, maison, gratle-ciel, etc...), tous ces faits mènent à proposer de transporter la recherche des unités de signification plus petites que le signe dans un autre domaine, où nous feront pénétrer maintenant les travaux de Jean-Claude Gardin.

CHAPITRE

VIII

La recherche des unités sémantiques minima : Jean-Claude Gardin i Malgré le nombre et l’intérêt des travaux qui la concernent depuis deux ou trois décennies (ceux de Trier, ou de Zinsli, de Matoré, de Quemada, par exemple, ceux de Guiraud), malgré ceux de Prieto, donc, on reconnaît généralement que la sémantique est le domaine linguis­ tique où l’on a le moins avancé depuis trente ou qua­ rante ans. Rien de comparable, ici, en effet, aux grandes constructions systématiques de la phonologie, ou de la linguistique descriptive formelle, ou structurale, ou distributionnelle. Rien qui ressemble à la mise en lumière d’éléments constituants de la sémantique (en tant que « système des significations »), constituants qui soient comparables aux phonèmes, aux morphèmes (ou aux monèmes) quant à leur importance fonctionnelle dans le système, rien de totalement comparable à la mise en évidence d’éléments derniers aussi fondamentaux q' les traits pertinents en phonologie. Les travaux de Jean-Claude Gardin sont foncièrement différents, par leur point de départ et leur objet, de ceux de Prieto. C’en est peut-être le premier intérêt pour un linguiste : la convergence des conclusions où conduisent l’un et l’autre est indépendante de toute contamination des idées de l’un par les idées de l’autre; elle n’en est que plus démonstrative. Le point de départ de Gardin, c’était, en effet, le besoin d’organiser le classement de documentations données, sur la base de leur contenu sémantique : comment cons­ truire les règles d’un inventaire d’objets archéologiques, de manière à couvrir tous les caractères de tous les objets

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considérés, que ce soient des outils de métal à l’âge du bronze depuis les Balkans jusqu’à l’ Indus, ou des formes de vases en poterie, ou des éléments décoratifs géomé­ triques sur ces vases, ou des ornements variés sur des monnaies grecques, ou des motifs de sceaux orientaux1. Le premier pas de Gardin, qui concerne directement le linguiste, c’est de ne pas utiliser, pour ce classement, le vocabulaire du langage ordinaire, c’est-à-dire le véhi­ cule ordinaire des contenus sémantiques. « On a délibé­ rément renoncé, dit-il, à nommer les outils, ou certains de leurs aspects fragmentaires, à l’aide des termes du langage courant. En effet, les frontières sémantiques entre ces termes sont généralement imprécises; tel est, par exemple, le cas des mots serpes, faucilles, couteaux courbes, qui désignent des outils souvent mal différenciés, d’un groupe à l’autre a. » Les codes constitués pour désigner les objets par des symboles mécanographiques doivent toujours « fournir une manière d’exprimer, par le moyen d’un ensemble relativement limité dé traits élémentaires non-ambigus, un très grand nombre de caractères intri­ qués les uns dans les autres dans les objets à décrire et classer, qui ont des noms très vagues ou qui n’ont pas de noms du tout dans l’usage ordinaire * ». il Comment va-t-il donc procéder pour obtenir une analyse sémantique * des objets qui soit indépendante de leurs noms dans les langues ordinaires? Il constitue, pour chaque sorte d’objets, le code des symboles qui noteront la présence ou l’absence de tous les traits distinctifs du type d’objet à décrire et classer. Le codage est donc précédé d’üne analyse technologique destinée à établir le recensement de tous les traits distinctifs nécessaires à la description d’objets de ce type, c’est-à-dire le cadre1 4 *3 1. Voir Gardin, Problèmes de la documentation, dans : Diogène, n° 2, 1965, pp. 107-124. 2> Voir Gardin, Le fichier, p. 3. 3. Gardin, On lhe Coding, p. 76. 4 . Gardin nomme cette analyse : mécanographique. « La mécanographie consiste, on le sait, à exprimer les éléments caractéristiques de la matière étudiée, quelle qu'elle soit, par des symboles — lettres ou chiffres — trans­ crits 6 l'aide de diverses combinaisons de positions perforées, sur des cartes d’un modèle particulier > (Gardin, Le fichier, p. 2.)

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exhaustif où tiendra la définition de chaque objet. Par exemple, pour constituer le fichier mécanographique de l’outillage en métal à l’âge de bronze, des Balkans à l’ Indus, qui contient plus de 4 000 fiches à l’ Institut Français d’Archéologie de Beyrouth, Gardin s’est constitué le cadre suivant : — A. Forme de la partie fonctionnelle de l’outil (15 types) — B. Mode d’emmanchement (15 types) — C. Dimensions (6 cotes) — D. Section des faces de l’outil (20 types) — E. Section des côtés de l’outil (15 types) — F. Contour de la partie fonctionnelle, côté supérieur (35 types) — G. Contour, côté inférieur (35 types) — H. Liaison du corps de l’outil et du tranchant (10 types) — I. Forme du tranchant (10 types) — J. Section du trou d'emmanchement (20 types) — K. Section longitudinale du talon de l’outil (20 types) — L. Coupe longitudinale du talon de l’outil (20 types) — M. & N. Talons, soies et appendices divers (20 types) — O. Profil du bord supérieur de la douille (10 types) — P. Profil du bord inférieur de la douille (10 types) — Q. Flancs de la douille (10 types) — R. Nervures et arêtes (50 types) — S. T. et U. Particularités diverses (210 types) — Décoration. En quoi ce travail intéresse-t-il le linguiste? D’abord, il aboutit à des définitions mécanographiques (en code) de chaque objet, qui sont une nouvelle nomination (méca­ nographique) des objets, véritable nom, grâce auquel « les ambiguités de la terminologie courante se trouvent, pour la plupart, résolues par la précision des caractères entre lesquels le choix doit s’opérer [...] D’autre part, le repérage même des traits distinctifs de l’outil est facilité par l’existence du cadre analytique exhaustif que cons­ titue le code 1 ». (Il faut répéter, ici, que ces traits dis1. Le fichier, p. 13.

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tinctifs, indiqués au nombre de vingt-deux, sous forme de termes du langage ordinaire, ont, en fait, une défini­ tion, métrique ou graphique, c’est-à-dire exprimable, et toujours exprimée, par des mensurations ou par des dessins schématiques, sans aucun recours au langage ordinaire). Voici, par exemple, le nom mécanographique de l’outil originaire d’Agha Evlar (talyche persan) de niveau Kourgan n° 2 ,de date supposée 1450-1350 (Schaef­ fer), et de dimension 16,6 centimètres : A 13 — B 34 — C 36 — D 1 2 — E 2 3 — F 123 — G 1258 — H 24 — I 138 — J 13 — K 12 — L 12 — O 12 — P 126 — Q 247 — T 167 — V 257. Cette nouvelle nomination mécanographique peut être considérée, d’abord, comme une définition référentielle au sens des logiciens, car elle définit l’outil d’abord en le montrant, c ’est-à-dire en permettant, comme un numéro d’inventaire ou de classement topographique, d’aller en chercher la reproduction (dans une fiche classée, dans un catalogue) ou l’échantillon (dans une vitrine). Mais elle est aussi autre chose, une définition logique opéra­ tionnelle : « ainsi, on peut extraire du fichier, en une seule opération mécanique, l’une ou l’autre des collections sui­ vantes : toutes les haches à moignons — les haches à moignons à côtés concaves — les haches à moignons à côtés concaves et talon droit, etc...1 ». Ces noms mécanographiques ont une valeur sémantique opérationnelle parce qu’ils contiennent leur propre analyse sémantique, leur propre définition : ce sont, à la fois, sous la même forme graphique, des signes dénotant cer­ tains objets, et des définitions de ces signes. Par rapport aux signes linguistiques que sont les mots des langues ordinaires, ces noms mécanographiques offrent cette différence de n’être pas des signes arbitraires de la même manière, ni au même degré (nous y reviendrons). Cette différence en entraîne, à son tour, une autre : tandis que les signes linguistiques ne sont pas susceptibles d’enre­ gistrer toutes les gradations distinctives des éléments sémantiques qui constituent la définition des objets qu’ils désignent (à part ces acceptions qui restent trop vagues : 1 Le fichier, p. 16.

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pûL_pichet, cruche, jarre, amphore, etc...) les mots méca­ nographiques de Gardin possèdent cette valeur classi­ ficatoire intrinsèque. Si l’on prend le code des traits dis­ tinctifs au moyen duquel il analyse les formes de vases, on trouve (définis graphiquement ou métriquement) les traits pertinents (« descriptive features ») suivants : base, corps, col, anse, bec. Le « corps » est lui-même analysé en deux demi-profils définis par six termes (géométriques) : droit, concave, convexe, divergent, convergent, paral­ lèle. La liaison entre les deux demi-profils est analysée par trois termes : courbe, angle, ressaut. Le résultat de ces analyses des traits sémantiques susceptibles de définir et de classer les formes de vases est celui-ci : « le nombre de formes qui peuvent être différenciées de cette manière s’élève à 12 150, par emploi de 8 termes dans chaque cas, choisis dans un total de 27. En fait, parmi ces 27 termes, 11 reviennent deux fois [. •.], de sorte que le nombre total de traits descriptifs s’élève réellement à 16 seulement1 ». Nous sommes en présence d’un véritable champ sémantique artificiel de la notion conceptuelle de vase en poterie, et structuré de telle sorte que n’importe quel vase, grâce à 8 traits pertinents, s’y trouve loca­ lisé automatiquement dans une mosaïque pourtant cons­ tituée par 12 150 petits éléments. Gardin, procédant toujours de la même manière, a constitué un code susceptible de décrire et de nommer d’une manière classificatoire tous les ornements et combi­ naisons d’ornements géométriques rencontrés sur des vases. Au moyen de 20 signes élémentaires seulement (dont chacun symbolise un élément d’ornement, point, droite, courbe, spirale, etc...) et de 30 signes combi­ natoires (indiquant l’arrangement géométrique des élé­ ments), le code peut nommer 600 ornements primaires, puis 18 000 ornements secondaires, puis 500 000 orne­ ments tertiaires : il pourrait nommer 15 000 000 d’orne­ ments du quatrième degré, de telle sorte que cette nomination définisse, dans chaque cas, « la spécificité d’un objet quelconque1 2 ». 1. Gardin, J. C., On lhe toding, pp. 81-84. 2. Id., ibid., pp. 77-79.

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ni Gardin, lui-même, à bien senti l’analogie des unités qu’il appelle « traits distinctifs » (distinctive features) ou « traits descriptifs » (descriptive features)1 — unités qui découpent le « nom mécanographique » — avec les unités minima de la linguistique structurale, les pho­ nèmes. Il voit bien que les codes qu’il a construits décou­ pent dans les noms des objets archéologiques — serpe, faucille, ou bien jarre, amphore, etc... — des unités séman­ tiques plus petites que les noms eux-mêmes. « Les codes [...] substituent à l’anarchie des apparences macrosco­ piques [les noms arbitraires des objets dans les langues naturelles] un système fait à partir d’un petit nombre d’unités micro graphiques [les traits distinctifs] 2. » Mais il marque aussitôt les limites de cette analogie entre ses traits distinctifs et des phonèmes. En fait, l’intuition de Gardin semble juste si on la reporte au domaine qui lui convient : non pas la phonologie, la linguistique structurale formelle, mais au contraire la sémantique structurale. Les signes de Gardin ne sont pas arbitraires par rapport au sens des mots qu’ils codent, bien qu’on puisse croire, à première vue, le contraire. Qu’il s’agisse des signes alpha-numériques d’ un dictionnaire automatique (exemple : « périodique » = 00A-0449, etc...), ou des éléments constituant un « nom mécanographique » chez Gardin (A 13 — B 14 — G 36, etc...), les représen­ tations semblent d’abord arbitraires comme dans n’importe quel signe : il n’y a en effet aucun rapport intrinsèque entre la représentation formelle A 13 et son contenu sémantique : telle forme de la partie fonctionnelle de l’outil. Mais la ressemblance des deux sortes de signes alpha-numériques s’arrête là. Les signes alpha-numériques, dans un dictionnaire électronique automatique (qu’on prend, ici, comme exemple, mais dont il ne s’agit pas de faire la critique en les opposant à ceux de Gardin, puisqu’ils n’ont pas le même objet) ces signes, donc, sont en fait des nombres ordinaux, dont l’analyse formelle ne donnerait aucun renseignement de nature sémantique concernant le mot qu’ils codent : seulement sa place dans le code. Les « noms 1. Gardin, Four Codes, pp. 335-357. 2. Id., ibid., p. 351.

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mécanographiques » de Gardin sont bien formés, eux aussi, par des unités minima dont la forme est choisie arbitrai­ rement (A, B, G, D, etc...). Mais ces unités minima for­ melles expriment de façon bi-univoque des unités minima sémantiques : donc les signes complexes de Gardin ne sont pas des signes arbitraires, leur analyse formelle nous renseigne sur le contenu sémantique de chaque « unité plus petite » qui les compose; ainsi que, par addition (Gardin appelle aussi ses « noms mécanographiques » des summarizing names)1, par addition, donc, sur le contenu sémantique du signe entier. Par comparaison, la diffé­ rence avec les phonèmes est visible aussi : la liaison des phonèmes entre eux, pour constituer un monème, est totalement arbitraire : ce qui se trouve nommé par la chaîne parlée /5 /v /a /I / ( cheval) aurait aussi bien pu se trouver désigné par les chaînes de phonèmes : Pferd, horse, Mad’, muslim, etc... sans changer le fait linguis­ tique : c’est l’arbitraire non seulement du phonème, mais du groupement des phonèmes en signifiants. Les noms mécanographiques de Gardin ressemblent, au contraire, au signe cheval, mais dans lequel C signifierait vertébré, H, mammifère, E, pachyderme, V, solipède, A, équidé, L, mâle. Alors qu’il n’existe aucun rapport linguistique formel entre serpe, faucille, couteau courbe et que celui qui ne sait pas le sens de ces mots ne peut pas les apparenter sur le vu de leurs seuls signifiants, chez Gardin, la présence du symbole A suivi de l’un des quinze numéros désignant les quinze types de formes de la partie fonctionnelle de l’outil, puis des symboles F et G, suffit pour le faire. Pour illustrer encore mieux l’originalité des codes cons­ truits par Gardin, on pourrait rappeler que les signes qu’il utilise ressemblent aux mots d’un hypothétique langage naturel qui a fait souvent parler de lui, depuis le Platon du Cralgle, en passant par le Président de Brosses et Court de Gébelin, puis Fabre d’Olivet, jusqu’à Jespersena, W horf1 3 et Harris 4 : un langage naturel où les phonèmes 2 1. 2. 3. 4.

Gardin, Four Codes, p. 153. Jespersen, Language, p p . 596 et S9. W horf, Language, notamment pp. 8-9, pp. 11-13-25 et 32. Harris, Melhods, pp. 192-193.

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ne seraient pas arbitraires, où chaque phonème aurait un sens (comme celui qu’on croit sous-jacent à certaines séries anglaises : th contiendrait une signification démons­ trative, wh. une valeur d’interrogation, si. une valeur de glissement, gl. une idée de lumière, etc...). De telles langues naturelles, même s’il en a jamais existé, n’existent plus. L ’expérience de Gardin montre qu’on peut en construire d’artificielles où le système des formes calque rigoureusement le système des significations : chaque élément de signe (A, B, C, D, etc...) constitue, à la fois, une unité formelle minimum E T une unité séman­ tique minimum. Contrairement à ce qui se passe dans les langues naturelles, les unités distinctives minima ont une face signifiante et une face signifiée, le système des signifiants reflète donc un système isomorphe des signi­ fiés. C’est là que réside, pour la recherche sémantique, l’intérêt des travaux de Gardin : s’il aboutit aux résultats qu’on vient de formuler, c’est parce qu’en réalité son système des signifiants (le code) est construit a posteriori sur un système de signifiés dont il calque étroitement l’orga­ nisation : or cette organisation du système des signifiés est une Systématique, fondée sur des critères sémantiques : c’est le classement scientifique non-linguistique des formes d’outils en bronze, ou de récipients. Cherchant une parenté « phonématique » à ses unités minima (traits distinctifs, ou traits descriptifs), Gardin semble avoir trouvé, plutôt que des unités minima distinctives non signifiantes (comme sont les phonèmes), des espèces d’unités minima signi­ fiantes, des espèces d’unités minima de contenu séman­ tique. Ou, tout au moins, une des méthodes pour mettre en évidence de telles unités. iv Les recherches de Gardin mènent donc le linguiste à des conclusions nouvelles, et précieuses. 1° Elles attirent, en premier lieu, l’attention sur l’exis­ tence d’autres faits analogues, dans d’autres domaines généralement connus, très connus même, et qui n'avaient jamais été considérés comme constituant des systèmes sémantiques artificiels, dont les structures ont des pro­ priétés révélatrices. C’est le cas des numéros de téléphone, qui ne sont pas

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de simples numéros d’un code arbitraire. Il est vrai que l’annuaire des téléphones est d’abord un code, où chaque numéro correspond d’une manière arbitraire à chaque nom propre (25-86 = Mounin). Mais ce numéro possède, en outre, d’autres propriétés proprement sémantiques. Pour les services techniques des P. T. T., qu’on peut appeler pour un dérangement de ligne, le numéro possède un second trait pertinent de signification, celui qui loca­ lise le jack de l’abonné dans le Central : 25-86 signifie le sixième jack dans la huitième rangée du meuble n° 25. Les numéros de téléphone à six chiffres, en province, contiennent un troisième trait pertinent de signification, qui classe l’abonné dans son département : ce trait s’exprime dans la tranche binaire de gauche du numéro : 28.49.00 indique l’abonné 49.00 du département 28 (Hérault)1. Le numéro de téléphone, arbitraire par rap­ port à l’état civil de l’abonné, ne l’est pas par rapport au système sémantique du réseau téléphonique : c’est un « nom mécanographique » exprimant la définition de l’identité téléphoniquea de l’abonné. Les numéros des assurés sociaux présentent le même caractère : la suite de groupes de chiffres qui les constitue est arbitraire par rapport au nom propre de l’assuré. Mais les tranches d’un numéro constituent des unités minima de signification. Dans le n° 1.10.06.76.739.001.23.506, par exemple, les tranches expriment de gauche à droite, le sexe de l’assuré, la fin du millésime de sa naissance (1910), le mois de sa naissance (juin), le département de sa nais­ sance (Seine-Maritime), le numéro administratif de sa commune natale dans le département, le numéro d’ordre de la déclaration de sa naissance sur le registre d’état civil de sa commune, etc... Ce numéro d’assuré se comporte donc à la fois comme un « nom propre mécanographique » et comme la définition de l’identité administrative de ce nom propre, pour l’administration intéressée : définition1 2 1. Voir : Sage, M., L'automatique interurbain, dans la Revue des P.T.T., 1958, n° 3, pp. 13-15. 2. C'est pourquoi ce numéro ne contient pas des traits sans intérêt pour la technique des communications; il n’exprime ni l'ordre chronologique des demandes d'abonnement satisfaites, ni la répartition géographique locale des abonnés.

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constituée par l’ensemble des traits descriptifs et dis­ tinctifs pertinents pour cette administration. Les numéros de la Classification de Dewey et la Déci­ male Universelle font pénétrer cette notion de système sémantique artificiel dans le domaine de la connaissance intellectuelle pure. Le n° 535.51-3, qui renvoie à « Polari­ sation de la lumière ultra-violette », se décompose en unités signifiantes plus petites d’après un système où chaque chiffre se lit, à la fois suivant sa place dans le symbole et suivant sa valeur numérique propre : 5 signifie 53 — 535 — 535.51 — 535.51-3 —

sciences pures sciences pures, physique sciences pures, physique, de la lumière polarisation de la lumière lumière ultra-violette.

La croix signifie la combinaison des deux branches 51 + 53 : polarisation de la lumière ultra-violette. C’est ainsi qu’un objet bien défini, localisable sur un rayon de bibliothèque — tel article traitant de la pola­ risation de la lumière ultra-violette, en français ( = 40), dans un périodique (045) — se trouve nommé par le sym­ bole suivant : 535.5-3 (045) = 40. Symbole décomposable en unités de signification plus petites que le symbole global lui-même, ce symbole étant à la fois le nom de l’objet et la définition utile de cet objet dans le domaine employant ce symbole. Il existe bien, donc, des systèmes sémantiques arti­ ficiels, mécanographiques ou non, constitués par des noms artificiels non-arbitraires, décomposables en unités minima de signification intercombinables, structurées elles-mêmes en définitions, ces définitions permettant de repasser du système sémantique artificiel au système sémantique des langues naturelles. 2° En second lieu, les systèmes sémantiques artifi­ ciels imaginés par Jean-Claude Gardin satisfont à l’exi­ gence fondamentale exprimée par André Martinet : pour instituer la méthodologie propre d’une véritable analyse sémantique, ils fournissent le moyen de tourner « la diffi­

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culté qu’on éprouve à manipuler la réalité sémantique sans le secours d’une réalité concrète correspondante1... »; ils fournissent vraiment, dans leur domaine, le moyen de « traiterf...] les faits sémantiques indépendamment de leurs supports [linguistiques] formels * ». 3° Si, comme les analyses de Prieto, celles de Gardin mettent bien en évidence, avec plus de rigueur méthodo­ logique, des unités de signification plus petites que le signe (ordinaire), elles ne lèvent pas, elles non plus, l’objec­ tion faite à Prieto par André Martinet : ces unités minima de signification plus petites que le signe sont aussi des signes. Il apparaît bien que, là aussi, l’observation de Martinet reste fondamentale. En effet, conduites avec une méthode, un point de départ, un objectif entièrement différents, d’autres recherches, celles de Sôrensen, tombent sous le coup de la même objection. Sôrensen essaie de constituer la « description séman­ tique » d’un signe, afin de la distinguer de la « description référentielle » de ce signe, qui consiste à rapprocher le signe de l’objet non-linguistique qu’il nomme; et de la distinguer aussi de la « description grammaticale » de ce même signe, qui consiste à décrire et classer ses règles d’emploi dans le système des signes dont il fait partie. Ceci le mène à concevoir la description sémantique d'un signe comme seulement possible en termes de synonymie, c’est-à-dire en termes d’identité de significations. Ce qu’il entend par là, c’est qu’un signe peut être décrit sémanti­ quement comme étant la somme [linguistique] d’un cer­ tain nombre d’autres signes. Les exemples qu’il donne sont très clairs® : Soit une série de descriptions sémantiques telles que : parent père enfant

= ancêtre du premier degré = ancêtre du premier degré, de sexe mas­ culin = descendant du premier degré1 3 2

1. Martinet, Arbitraire linguistique, p. 107. 2. Id., ibid., p. 107. 3. SOrensen, Word-classes, p p . 34-36 e t p p . 42-44.

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fils

= descendant du premier degré, de sexe masculin [mon] neveu = le descendant du premier degré, de sexe masculin, d'une personne qui a le même ancêtre du premier degré de sexe mascu­ lin et le même ancêtre du premier degré du sexe féminin [que moi]. On voit très bien que l’analyse de Sôrensen est parente de celle de Hjelmslev quand il pose : jument = cheval + femelle; de celle de Prieto, quand il pose : dürfen = possi­ bilité + morale; de celle de Gardin, quand il pose : tel outil = telle forme de la partie fonctionnelle + tel mode d’emmanchement + tel contour supérieur + tel contour inférieur, etc... On voit bien aussi que Sôrensen dégage la même espèce d’unités minima de signification que Hjelmslev, Prieto, et Gardin, — unités minima qui demeurent, ainsi que Martinet l’a dit, des signes eux aussi. Que ce soient des termes (ou leurs équivalents graphiques) tels que partie fonctionnelle, emmanchement, contour, section, profil, chez Gardin, descendant, degré, masculin, personne, ancêtre, chez Sôrensen, la « description séman­ tique » ne fournit, comme unités minima de signification constituant un signifié, que d’autres signes. 4° Mais confrontées avec l’objection de Martinet, toutes ces tentatives conduisent à la même conclusion : que ce soit chez Hjelmslev ou chez Prieto, d’une manière intui­ tive, que ce soit chez Sôrensen explicitement, que ce soit chez Gardin scientifiquement, nous observons la même démarche : le choix des traits descriptifs ou distinctifs, le choix des traits pertinents de sens, est un choix de carac­ tères définitoires, — c’est la constitution d’une définition. L ’analyse qui permettra probablement de (constituer (peut-être dans certains domaines seiuls) une sémantique structurale — un système des signifiés — n’est pas une analyse linguistique formelle des signifiants : .c’est une analyse (est-elle encore linguistique?) des définitions des signifiés.

CHAPITRE

IX

La recherche des unités sémantiques minima : définitions, terminologies, term inologies normalisées

i Nous avons vu, dans les deux chapitres précédents, que trois recherches totalement indépendantes l’une de l’autre, essayant de détecter ces unités minima de signifi­ cation dont serait constitué le sens d’un terme, se sont trouvées conduites à chercher toutes les trois ces espèces d’unités non pas dans les caractéristiques linguistiques formelles du terme, mais dans la définition de ce terme. Quand Hjelmslev opère en effet sur le mot jument comme étant composé de deux unités minima de contenu, cheval et femelle, il ne fait pas autre chose qu’analyser la définition du mot jument par rapport au mot cheval; et Prieto, quand il trouve dans dürfen les deux traits perti­ nents de signification possibilité + morale, ne fait pas autre chose non plus que d’analyser la définition de dürfen par rapport à kônnen (possibilité + matérielle) et surtout par rapport au français pouvoir (possibilité). L’analyse de Hjelmslev et celle de Prieto sont incom­ plètes de ce point de vue, même comme exemples, en ce sens qu’elles acceptent apparemment, l’une le terme cheval, l’autre le terme pouvoir, comme des unités de signification sémantiquement premières, indécomposables à leur tour. Sôrensen, lui, va jusqu’au terminus logique de la procédure. A force d’analyses régressives où des termes comme père sont remplacés par la somme de termes plus généraux ,qui leur équivaut (ancêtre + premier degré + mâle, etc...), il aboutit à des termes pour lesquels il n’est plus possible d’établir une description régressive au moyen d’autres

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termes plus simples. Il appelle ces résidus irréductibles de son analyse, — qui restent bel et bien des signes, ainsi que Martinet l’objectait à Hjelmslev en 1946 — des « signes sémantiquement primitifs », ou des « primitifs1 ». Il pose (sans le démontrer) que le nombre des primitifs ainsi définis, dans-une langue, est un nombre « restreint * ». La signification de ces primitifs est accessible suivant deux voies seulement : la description référentielle (en montrant ce que le signe dénote : eau, pierre, etc...); ou la description comportementale (en observant la situation dans laquelle est employée le signe : je, maintenant, ce, etc...1 34 2 ). Même si « la tâche de recenser les primitifs dans une langue ordinaire est réellement difficile », ajoute Sôrensen, c ’est une tâche absolument nécessaire, car « le développement de la lexicographie comme science systé­ matique en dépend1 ». Ceci revient à démontrer que la sémantique, pour être structurale [c’est-à-dire « systé­ matique »], doit être fondée sur les définitions des termes au moyen des « primitifs» considérés comme unités minima de signification. Quant à Gardin, c’est consciemment qu’il a substitué le traitement des définitions — sommes de traits descriptifs ou distinctifs, qui sont ses « primitifs » au sens de Sôrensen — au traitement des termes linguistiques pour constituer sa sémantique mécanographique. il La nouveauté de cette procédure en linguistique apparaîtra mieux si l’on considère quels sont, jusqu’ici, les matériaux sur lesquels opère la linguistique, et les unités qu’elle a dégagées comme constituant le langage. Elle connaît, quant aux premiers, le corpus linguistique et l’énoncé linguistique, ou la chaîne parlée ; pour les secondes, elle admet le message, la phrase, la proposition, le syn­ tagme, le mot ou signifiant, ou morphème, ou monème (selon les critères délimitatifs employés), la syllabe et le phonème. Nulle part, même en sémantique, même en lexicologie, n’est apparue cette idée que les définitions 1. 2. 3. 4.

SOrensen, I i., ibid., Id., ibid., Id., ibid.,

Ouvr. cité, p. 45. p. 46. pp. 53-54. pp. 46-47.

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des signifiés peuvent ou doivent constituer le matériau d'une analyse linguistique scientifique1. Or la démarche spontanée de Hjelmslev et de Prieto, la démarche techno­ logique empirique de Gardin, la démarche logique de Sôrensen tendent toutes à proposer que l’analyse de la définition des signifiés soit officiellement considérée comme une opération proprement linguistique. m Cette convergence impressionnante à réclamer pour la définition des termes le statut d’élément linguis­ tique reconnu se trouve renforcée par l’activité théorique des terminologistes et des normalisateurs depuis plus d’un quart de siècle. Si l’on prend les formulations d’ Eugen Wüster — l’un des pionniers dans ce domaine depuis trente ans, et l’une des deux ou trois autorités mondiales en la matière 1 3— 2 on voit qu’il pose comme principe fondamental de toute normalisation d’un vocabulaire scientifique ou technique ce fait que « les définitions doivent être traitées avant les termes3 ». L ’intérêt premier de cette observation, c’est qu’il s’agit là d’une règle imposée lentement par la pratique, née de la réalité des choses elles-mêmes. Avant la seconde guerre mondiale, VInternational Fédération of National Standards Association (I. S. A.), partant de l’expérience linguistique traditionnelle, collectionnait ou fixait d’abord les termes, qui renvoyaient ultérieurement à leurs définitions, lesquelles délimitaient les notions. C’est une expérience de vingt-cinq ans qui a conduit YInternational Organisation for Standardisation (I. S. O.), successeur de l’ I. S. A., à adopter, depuis 1953, la pro­ cédure inverse : aller des notions aux définitions, puis des définitions aux termes. C’est-à-dire à reconnaître que l'unité linguistique la plus propre à l’étalonnage des termes 1. Sauf chez HJeIm9lev, qui assimile sa recherche de • figures de contenu • dans les signes linguistiques ô l'opération définitoire. ■ Ces définitions, dit-il, avec lesquelles le9 mots 9ont traduits dans un dictionnaire unilingue sont en principe des unité9 de cette sorte >, Prolegomena, p. 45.

2. Voir : Wüster, Bibliography of monolingual and lechnical glossartes, vol. I : National Standards, P., Unesco, lst édition, (1955). Cet ouvrage analyse environ 1 600 dictionnaires. 3. Wüster, La normalisation du langage technique, p. 46. Cet article donne une abondante bibliographie des travaux de Wüster.

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dans des langues différentes (à la comparaison de leur surface sémantique), c’est la collection des caractéristiques qui décrivent la notion correspondante : la définition. Cette thèse, qui confère à la définition le statut d’un objet d’analyse linguistique (au même titre, répétons-le, que le morphème, ou le syntagme) est courante aujourd’hui1, n’est contestée par personne. Elle s’exprime aussi par cet adage — de plus en plus cité — que « les traductions [des termes scientifiques ou techniques] doivent être basées sur des définitions [et non sur les simples équivalents fournis par des dictionnaires abrégés bilingues*] »; et que, par conséquent, « les dictionnaires [scientifiques et techni­ ques] doivent toujours inclure les définitions [des termes ®] ». iv La linguistique générale n’aurait pas raison de rejeter cet ensemble de faits sur le prétexte qu’il s’agit là de phénomènes marginaux, linguistiquement non-typiques, appartenant à ce qu’on commence à nommer la linguistique appliquée, dont le domaine est restreint : celui d’une espèce de linguistique technologique et normative, dans lequel on essaie de faire échec aux lois d’évolution spon­ tanée des langues naturelles. En fait, ces procédures, dont on vient d’esquisser la signification méthodologique la plus générale, se révèlent apparentées dans la mesure où elles sont des applications d’une démarche plus fondamentale : celle de la logique contemporaine, lorsqu’elle construit la langue logique applicable dans un domaine défini (prélèvement, dans une langue naturelle, d’un vocabulaire constitué du plus petit nombre possible de termes premiers, explicitement énoncés, expressément définis, dénombrés en totalité; puis énon­ ciation de toutes les relations permises entre les termes,1 3 2 1. V oir : Jumpelt : Scienliflc lerminology, p. 11. V oir aussi : Jumpelt, Mullilingual spécial diclionaries pp. 4-8-9. Voir également Lang, A la recherche des principes de terminologie et de lexicographie, p. 112. 2. V oir : Jumpelt, Towards a FIT-Policy in Scienliflc and Technical Translation, dans Babel., vol. I, (1955), n° 1, p. 23. V oir aussi, du même auteur, Praclical Aspects of Terminological Services in International Orga­ nisations, dans Babel, vol. IV, 1958, n° 3, p. 169. 3. Voir : Holmstrom, Aslib conférence on Scienliflc and Technical Trans­ lation, dans Babel, vol. IV, (1958), n° 2, p. 115; Voir aussi Iannucci, James, E., Explanalory Maller in Bilingual Diclionaries, dans Babel, v ol. V , (1959), n° 4, pp. 195-198.

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définies et dénombrées limitativement). C’est d'ailleurs à ce point qu’on aperçoit nettement le vrai problème théo­ rique posé par la prise en considération de la définition des termes en linguistique : seul Jumpelt en a la claire intuition quand il observe que la procédure proposée pour la standardisation terminologique « est un problème de logique autant que de linguistique1 ». Cette observation capitale, les autres spécialistes de ces questions, sans la formuler dans toute sa netteté, la rencontrent et l’expriment sous des aspects différents, qui l’éclairent encore mieux, finalement, dans sa pleine signi­ fication : « Il est impossible de normaliser les termes d’une façon appropriée si l’on n’a pas, préalablement ou simultanément — dit Eugen Wüster — réduit en système toutes les notions apparentées a. » Jumpelt, lui-même, a dit ailleurs : « Ce dont nous avons besoin, par conséquent, c’est d’un système de classification des domaines auxquels les concepts [dont il s’agit de standardiser la délimitation et l’expression] appartiennents. » Et Friedrich Lang, rendant compte des travaux du Comité Technique 37 de l'I. S. O. (qui est le comité « Terminologie » de cette orga­ nisation mondiale) exprime également cette thèse lorsqu’il dit que « tout vocabulaire devrait rendre visible par la disposition des rubriques le système formé par les inter­ connexions des notions 4 ». Çette corrélation cherchée entre structuration logique des concepts dans un domaine de la connaissance ou de la technique, et structuration linguistique de sa terminologie standardisée, se reflète aussi, matériellement, dans un autre fait. Dans tous ces domaines où la structuration sémantique calque une structuration scientifique logique, le3 diction­ naires, ou lexiques, ou glossaires, optent généralement pour une présentation non-alphabétique : « Il existe un accord très large des opinions, note Jumpelt, pour préférer la disposition systématique ou logique de la terminologie à la disposition alphabétique* ». C’est aussi la thèse, Jumpelt, Mullilingual Spécial Diclionaries, p. 10. Wüster, La normalisation du langage technique, p. 46. Jumpelt, Scienliflc Terminology, p. 10. Lang, art. cité ci-dessus, p. 112. Jumpelt, Scienliflc Terminology, p. 10. Voir aussi du même auteur, Mullilingual Spécial Diclionaries, p. 12. 1. 2. 3. 4. 6.

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classique, de Wüster : (p. 68); mais il peut tou­ jours y avoir pour un signe < des significations additionnelles > (p. 120). Des usages secondaires des signes qu'il vient d'admettre, il ne parlera nulle part; et, bien qu’il ait critiqué les signes émotifs d'Ogden, il inscrit l’ usage évaluatif (poétique...) des signes parmi les quatre usages primaires (p. 94). 2. Miller, Langage et communication, p. 152. 3. Position du logicien Bar-Hillel, dans Three remarks, p. 325.

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aussi, tel individu bien connu comme étant Anderson est « dénoté par [le nom propre] Anderson1 ». Tel est l’usage enregistré et proposé par Colin Cherry, un an après Miller, dans un ouvrage sur le même thème de la communication humaine. Son Appendice donne la définition suivante : « Dénotation. La relation non-causale établie par conven­ tion [imputed] entre un signe et son référent, spécialement lorsque ce dernier est une chose, un fait, une propriété, physiques (un dénolalum) 3 ». Miller, lui, sans recourir au mot dénolalion, décrivait la même opération de la façon suivante : a On nomme symboles en général les stimuli arbitrairement associés aux objets1 34 2 5 ». Telle était aussi l’acception du terme dénolation chez Charles Morris : « Le signe dénote le dénolalum4 », c’est-à-dire indique, montre la réalité non-linguistique à laquelle il est associé. C’est le sens franchement courant du mot dénoter même hors de la linguistique anglo-saxonne 6. Hjelmslev dit en propres termes que la dénotation est la relation qui réunit les deux plans du langage : le plan du contenu et celui de l’expression ®. Quand Sôrensen dit que, comme relation, la dénotation [l’expression is denoted by] » est la relation fondamentale entre notre monde extra-linguistique et notre monde linguistique 7 », il dit la même chose 8. C’est, retrouvée et adoptée par les logiciens, la vieille position de Saussure énonçant que la fonction du signe est d’établir la relation linguistique fondamentale arbitraire, entre un signifié [un objet du monde extra-linguistique, du plan 1. Position de SOrensen, Word classes, p. 12. 2. Colin Cherry, ouvr. cité, p. SOS. 3. Miller, ouvr. cité p. 11. 4. Morris, ouvr. cité, p. 17. 5. C'est d’ailleurs le vieux sens général du mot, qui, à la différence de connotation, n’était jamais sorti du lexique : Littré note, après l’Académie Française (1694) : ■ Dénotation : désignation d'une chose par certains signes. Dénoter : désigner par certaines marques ou notes. > 6. Hjelmslev, La stratification du langage, p. 170. 7. SOrensen, ouvr. cité, p. 12. II dit explicitement que son analyse et sa terminologie partent de celles de Saussure, p. 11. 8. Usage commun. Martinet parle naturellement, sans guillemets ni commentaire, d’ unités signifiantes ■ dont la valeur dénolative est faible, et la valeur relationnelle élevée >(Structural linguislics, p. 582). Joshua Whatmough, comme on le verra plus loin, se sert aussi du terme dénolalion dans le même sens; ainsi que Roman Jakobson, avec des équivoques, relevées justement par l’article de Bar-Hillel, cité ci-dessus.

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du contenu] et un signifiant [un objet du monde linguis­ tique, du plan de l’expression]1. iv Cet accord assez largement constaté quant aux emplois actuels du mot dénolalion, ne se retrouve pas lorsqu’il s’agit de connotation, bien que les deux termes soient apparus comme complémentaires en quelque sorte. Tout d’abord, les logiciens modernes écartent toutes les valeurs affectives de langage, que Bloomfield a préci­ sément désignées sous le nom de connotations. « La conno­ tation, comme les logiciens la comprennent, est quelque chose d’objectif, et non quelque chose de subjectif [men­ tal] * » écrit Rulon S. Wells à propos des travaux de Russell. Et Weinreich, tout en marquant que le sens du mot connotation chez Stuart Mill est un sens technique aujour­ d’hui sorti de l’usage *, s’y tient pourtant sur le plan linguistique1 45 3 2 . Pour lui, la dénotation d’un terme reste la référence [que le signe fait à la chose], l’extension [du concept exprimé par le signe], la relation entre signe et chose. Au contraire, la connotation de ce même terme reste proprement sa compréhension au sens logicien du mot [inlension], sa signification, c’est-à-dire l’ensemble des caractères distinctifs qui définissent le concept atta­ ché à ce terme (« Les conditions, dit-il aussi, qui doivent être satisfaites si un signe doit dénoter quelque chose » ) ®. C’est toujours le pur sens logique de Stuart Mill, indiqué par les dictionnaires : « la connotation, c’est la 6ignifi1. La seule chose dont il faille tenir compte, quant aux différences entre le signifié de Saussure et le dénolalum ou le referenl des logiciens et des psychologues anglo-saxons, c ’est celle-ci : pour Saussure, le signifié est un concept, la réalité extra-linguistique est une réalité psychologique. Pour les Anglo-Saxons, la réalité extra-linguistique est généralement constituée par les objets du monde extérieur, les réalités « publiquement observables » de BorgstrOm. 2. Wells, Meaning and use., p. 238. 3. Weinreich, Travets through semanlic space, p. 359. 4. En 1958. Car l'exemple de Weinreich est parlant quant aux difllcullés d'emploi du mot connotation. En 1958, il dit que Bloomileld est coupable d ’avoir employé le mot dans une acception lâche et non technique; il estime que l’ opposition dénotation-connctatlon n’est qu’ une < dichotomie gros­ sière >. Mais en 1953, dans Languages in contact, il employait encore conno­ tation dans son acception bloomfleldlenne, parlait d’ • un mot patois ayant acquis une connotation vulgaire en devenant archaïque », et des « conno­ tations péjoratives » de certains mots, p. 56. 5. Weinreich, art. cité, p. 359.

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cation d’un terme défini par les qualités abstraites com­ munes à la classe d’objets ou de faits désignés par ce terme ». Et Weinreich a recours à l’exemple classique des traités de logique : la dénotation du terme citoyen américain, c’est son extension, la classe de tous les indi­ vidus qui possèdent ou peuvent obtenir le passeport du Département d’État; sa connotation, c’est l’ensemble des conditions qui définissent l’attribution de ce passe­ port, avec les droits, devoirs et privilèges qui s’y atta­ chent à l’intérieur comme à l’extérieur des États-Unis. De plus, les logiciens modernes utilisent le langage d’une façon propre aux analyses particulières de la réalité non-linguistique qu’ils conduisent. Ceci les amène à pous­ ser plus loin les spécifications de leur terminologie. La condition d'existence ayant une importance dans le calcul logique, ils doivent distinguer les signes qui dénotent une réalité vérifiable (chien) d’avec les signes qui ne dénotent pas ( licorne, sirène1). Cette distinction logique n’a pas de raison d’être en linguistique : sirène et chien, Jupiter, Napoléon, Julien Sorel, et Winston Churchill, linguisti­ quement parlant, se comportent de la même façon, bien que certains de ces termes dénotent au sens logique du terme, et d’autres non. Mais cette distinction conduit logiciens et sémanticiens à bien marquer la différence entre signes compris par définition référentielle, et signes com­ pris par définition linguistique. La définition référentielle ou déictique du signe exige que l’utilisateur du signe ait eu contact avec la chose dénotée par ce signe. Avec la définition linguistique du signe, celui-ci est compris par référence à un autre ensemble de signes. Alors qu’ils appellent dénotation la référence du signe à la chose, les logiciens et sémanticiens nomment signification la connaissance du signe seulement par référence à d’autres signes. Les signes qui ne dénotent pas, comme licorne ou Jupiter, ont néanmoins, selon cette terminologie, une signification *. 1. Ceci explique les réserves faites par la définition de Colin Cherry (« ... spécialement lorsque le signifié est une chose, un fait, une propriété, physiques >); et par celle de Weinreich (• ... les conditions qui doivent être satisfaites si un signe doit dénoter quelque chose ■). 2. C’est la position de C. Morris : < Habituellement, nous commençons par les signes qui dénotent. Ensuite nous tentons de formuler le aigrtifi-

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Russell aussi, toujours pour des raisons qui tiennent à la recherche logique, propose de bien distinguer, parmi les signes, ceux qui indiquent, en gros ceux qui dénotent au sens ci-dessus, d’avec ceux qui expriment •or (ou bien), nol (négation) : ces derniers ne dénotent pas, dit Russell, mais ils sont privés de dénotation d’une autre façon que les termes comme sirène. Il en résulte que, dit Rulon S. Wells, « ce qu’un signe indique correspond à ce qu’il dénote, mais ce qu’il exprime ne correspond pas à ce qu’il connote1 ». Ces nuances et ces fluctuations dans la terminologie des logiciens doivent être présentes à l’esprit quand on essaie de discerner les valeurs actuelles du mot conno­ tation chez les linguistes. Certains, comme Joshua Whatmough, s’en tiennent visiblement à l’acception bloomfleldienne : « La signification linguistique, écrit-il, s’est élargie par cette circonstance précisément que les mots connotent aussi bien qu’ils dénotent®. » Sa terminologie bloomfleldienne est pourtant contaminée par le souvenir approximatif de Stuart Mill, ainsi qu’il ressort de la phrase suivante : « C’est seulement si le langage était statique qu’il serait possible de confiner ses valeurs à la dénotation et à l’extension, excluant la connotation et la compréhen­ sion [intension] s. » Pourtant, la coloration bloomflel­ dienne reste dominante : la connotation, pour Whatmough, se réfère essentiellement aux valeurs émotives, affectives du langage, ainsi qu’en fait foi la première des trois mentions du mot dans l’ouvrage : « Il faut prendre en considération, dit-il, la différence entre connotation et dénotation, et c’est par les connotations que le discours esthétique est concerné4. » On peut affirmer que ce sens bloomfieldien du terme ealum d’ un signe en observant les propriétés de ses denolata [...]. Mais aux niveaux* les plus élevés [...] il est possible de fixer par décision le signiftcalum d'un signe (de poser les conditions pour lesquelles un signe déno­ tera), et dans ce cas le problème n'est pas ce que le signe signifie, mais s’il dénote ou non quelque chose > (ouvr. cité, p. 18). 1. Wells, art. cité, p. 238. 2. Whatmough, Joshua, Language, p. 233. C’est l'écho fidèle de la pre­ mière phrase de Bloomfleld sur la question. (Voir ci-dessus, p. 145, notes 2 et 3.) 3. h t., Ibid., p. 233. 4. Ib., ibid., p. 101.

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est actuellement le plus répandu, même si l’on perçoit quelque réserve dans la linguistique américaine (réserve compensée par l’expansion du terme, dans la linguis­ tique européenne). On trouve le mot chez des auteurs aussi difîérénts que Nida, qui parle des « significations lourdement connotatives1 » de certains mots; H. F. Muller qui mentionne l’emprunt fréquent de termes étrangers parce que « dépourvus des anciennes connotations* » dans le groupe qui les adopte, ils sont plus aptes à de nou­ velles fonctions; Delavenay, qui parle de « la connotation totale du terme français champignon », des « sens à forte connotation collective », du vocabulaire qui devient « plus connotatif et moins dénotatif », et de « la valeur connotative des mots, si importante en poésie * ». v Les critiques adressées à l’emploi du mot conno­ tation dans son acception bloomfieldienne n’en méritent pas moins d’être examinées. Celle de Rulon S. Wells* incrimine moins l’emploi du terme que le droit de Bloomfield à l’employer. Il est certain que celui-ci niait théori­ quement toute possibilité d’accès à la signification com­ plète d’un énoncé : il est par conséquent légitime de lui demander d’où il tire le droit théorique d’introduire dans son exposé la notion de « valeurs supplémentaires » de la signification. Il est certain aussi qu’il rejetait toute conta­ mination de la linguistique par le « mentalisme » : on est donc fondé à lui demander compte de cette introduction qu’il fait en cours de route, de valeurs purement psycho­ logiques, subjectives, associées à la signification. Mais il s’agit là d’objections méthodologiques opposables à Bloomfield, et non pas en général à toute notion de conno­ tation. Weinreich va plus loin. Pour lui, si le « pouvoir [qu’ont les mots] de produire des réactions émotionnelles extralinguistiques 1 5 » est improprement nommé connotation, ce 4 3 2 n’est pas seulement parce que Stuart Mill et la logique 1. 2. 3. 4. 6.

Nida, Linguislia and etlmologg, p. 201. Muller, L'tpoque mérovingienne, p. 222 (note). Delavenay, La machine à Induire, pp. 106, 119, 121. Wells, art. cité, pp. 238 et B9. Weinreich, art. cité, p. 359.

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emploient le terme autrement. Certes, « ce sont peut-être des connotations, pour3uit-iI, dans le sens lâche et nontechnique du terme (de l’emploi duquel, pour le dire en passant, Bloomfield est coupable lui aussi*) ». Mais pour Weinreich si l’emploi du mot connotation dans ce sens est impropre, c’est parce qu’il y a « une contradiction interne dans l’expression signification émotive * ». (Cette der­ nière n’apparaît pas chez Bloomfield, mais elle découle des termes émotifs ou évocalifs ou expressifs, etc... d’Ogden, Pollock, Mace, etc...). Weinreich accepte, sur ce point, les vues de Sôrensen (auxquelles il renvoie) : ces vues sont une critique explicite de l’ usage bloomfieldien de conno­ tation. Pour Sôrensen, les connotations bloomfieldiennes d’un terme ne font pas partie de sa signification. Père et papa, dit-il en substance3, ont des connotations différentes; cependant, ces deux mots sont strictement synonymes au regard de la signification. Si quelqu’un dit à la police que l'individu recherché pour meurtre est le père de Jacques, et si Jacques interrogé dit à la police : « En effet, c’est bien papa », la police a reçu la même information sur l’identité du meurtrier dans les deux cas, identité définie de la même façon dans les deux cas : par la relation paren­ tale. Les connotations ne font donc pas partie de la signi­ fication, parce qu’elles ne font pas partie de la sémantique au sens de la logique contemporaine, pour qui la séman­ tique désigne les relations entre les objets et les signes. Les connotations font partie de la pragmatique, qui désigne les relations entre les signes et leurs utilisateurs. Papa n’apprend rien de plus que père sur l’identité du meur­ trier, mais il ajoute à père une information sur l’attitude et l’identité de l’utilisateur qui dit papa. vi Des investigations nombreuses, instructives, quoi­ que dispersées, ont donc été menées par la linguistique1 3 2 1. W einreich, art. cité, p. 359. 2. Id., ibid., p. 359, note 12. 3. Sôrensen, Word-classes, p. 39. Il critique aussi l’usage, tout à fait personnel, que fait Hjelmslev des termes langue de dènolalion, et langue de connotation. Cet usage est sans rapport immédiat avec la discussion conduite ici.

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actuelle au sujet de la notion de connotation. De ces inves­ tigations découle une connaissance, plus approfondie qu’au temps de Bloomfîeld, des notions recouvertes par ce terme. Certaines conclusions peuvent en être aujour­ d’hui tirées. 1° Bloomfîeld, dont le texte doit être lu sans précipi­ tation, pose un premier problème que ses critiques ont souligné plus que lui, mais n’ont pas résolu mieux que lui : les connotations font-elles parties de la signification du mot? La position de Bloomfîeld est nuancée. Bien qu’à partir de sa définition de la signification, strictement behaviouriste, il eût pu inclure les connotations d’un terme dans sa signification, et bien qu’il parle de « signification dénotative », il n’emploie pas l’expression : signification connotative1. Il parle seulement de connotations, de facteurs connotatifs. En définissant les connotations comme des « valeurs supplémentaires » dans la signification, ne peut-on dire qu’il pose le problème plus qu’il ne prétend le résoudre? Il est certain qu’il dit également que « les connotations [...] ne peuvent être clairement distinguées de la signi­ fication dénotative ». Mais, là encore, ne peut-on dire que la phrase inclut moins les connotations dans la signi­ fication, qu’elle n’exprime le souhait de pouvoir les en exclure? Dans l’ensemble, lorsque Charles Morris parle de l’expressivité des signes comme d’une « propriété addi­ tionnelle » et de l’émotion comme d’une « information additionnelle », même s’il ajoute qu’elles sont « en plus et au-delà de la signification des signes », il ne dit pas plus que le petit mot de Bloomfîeld : supplémentaires. Les exemples de Bloomfîeld suggèrent, eux aussi, d’une autre façon, la complexité du problème : sans même parler de la stylistique, et sans sortir de la sémantique, toutes les valeurs affectives du langage ne sont peut-être pas assumées par les connotations. Certains termes déno­ tent, par définition même, des états affectifs : aimer, haïr, amitié, gentillesse, trisle, gai, heureux, joyeux, scru­ 1. A laquelle se laissent aller, comme nous l’avons vu, Nida, et, impli­ citement, Morris (quand il parle de lignifications additionnelles après avoir parlé des informations additionnelles émotives).

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puleux, difficile1. Si, dans certains énoncés, ces termes peuvent garder leur simple valeur dénotative de froide information intellectuelle (je sais qu’il ne l’aime pas; c’est un ami à eux), la plupart du temps, justement parce qu’ils ont une « dénotation affective », si l’on peut dire, pour le locuteur, les énoncés de ce genre ont des conno­ tations du même genre pour l’auditeur : c’est triste, je l'aime, lu le hais, c'est un scrupuleux, ne sont presque jamais des phrases froidement objectives, purement dénotatives * : elles renseignent à la fois l’auditeur sur jle rap­ port entre la chose et le signe, et sur le rapport entre le signe et le locuteur. Sôrensen écrit contre ce point de vue, pensant à Bloomfield : « On doit observer que les émotions et les signifi­ cations sont des phénomènes incommensurables. Des émotions peuvent être déclenchées par des significations [...] mais les émotions ne sont jamais des significations. L ’amour, la haine, la crainte, la joie et la peine sont des émotions, et comme telles elles ne sont pas des signifi­ cations de signes, mais des denolala de signes, les denotata, respectivement des signes « amour », « haine », « crainte », « joie » et « peine ». C’est un non-sens de dire que la joie est une signification, et c’est un non-sens également de dire que la signification du mot « joie » est une émotion s. » Ces formulations très impressionnantes distordent celles de Bloomfield qui ne dit ni que la joie est une signification, ni que la signification du mot « joie » est une émotion : seulement, que la signification du mot « joie » comprend, plus que celle d’autres signes, des « valeurs supplémen­ taires » émotives. En fait, il s’agit ici d’un conflit pure­ ment terminologique : si l’on accepte les définitions de Sôrensen, il a raison. Pour lui, la signification d’un terme, c’est sa définition, l’énumération d’un certain nombre de caractères distinctifs, faite au moyen d’autres termes, qu’il appelle « primitifs ». La signification ainsi définie n’est ni la définition référentielle, ni la définition déictique, 1. Ce sont des exemples de Bloomfield, ouvr. cité, p. 280. 2. Ce qui explique comment Morris inclut l’ usage évaluatif (qui Inclut lui-même par définition toutes les évaluations y compris les émotives, du locuteur) parmi les usage» primaires des signes. Le classement de Morris montre au moins que le problème n’est pas aussi simple qu’il parait. 3. Sôrensen, ouvr. cité, p. 39, note 4.

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ni la dénotation, qui renvoient toutes, pour expliquer l’usage du signe, à la chose qu’il désigne. Mais cette opé­ ration de Sorensen, en fait, est une opération logique1 a posteriori sur le langage. Ce n’est pas une analyse géné­ tique de la façon dont se constitue la signification d’un signe chez le sujet parlant. Par contre, si l’on reste dans le cadre de la pensée de Bloomfield, la signification d’un énoncé, c’est le contenu total de la situation dans laquelle un locuteur l’énonce et l’auditeur y répond par son com­ portement, définition qui nous maintient certainement sur le plan de la linguistique, et de l’analyse génétique de la notion de signification chez les sujets parlants. Mais alors, la valeur affective des mots, qui fait indubi­ tablement partie de la situation du locuteur et de l’audi­ teur, apparaît comme faisant partie de la signification ainsi définie. Sorensen, en fait, admet formellement que certains designalors (dans sa terminologie : certains, signifiants, ou mots) sont plus ou moins « chargés émo­ tionnellement* »; mais il ne dit nulle part ailleurs ce qu’il fait de cette partie reconnue du langage, qu’est sa charge émotionnelle; ce qui ne suffit pas à la supprimer. Les énoncés de Bloomfield à propos des connotations, les discussions qu’elles provoquent, et qu’elles exigeaient sans doute, ont. eu le mérite — il faut le répéter — d’attirer l’attention sur la difficulté de séparer les valeurs dénotatives d’avec des valeurs connotatives d’un même terme. Prenons le cas du mot français bouc. Son sens peut être acquis, soit par définition déictique ou référentielle (on montre à l’enfant l’animal); soit par définition linguis­ tique (on lui dit que le mot signifie : mâle de la chèvre); soit en extrayant la signification de ce terme des contextes variés dans lesquels il est apparu pour un locuteur (et rien n’empêche, à cet égard, que certains francophones ne conçoivent assez longtemps le bouc comme une espèce particulière, et non le mâle de la chèvre). Et déjà ces trois cas sont bien différents quant aux connotations qu’acquiert le terme : à qui n’a jamais senti l’odeur à la fois suffocante1 2 1. La signification chez SOrensen (ou chez Morris) équivaut à la comprihen• sion ou définition décisoire des logiciens. Elle exclut la compréhension totale; et la compréhension subjective, où réapparaîtraient les connotations. 2. SOrensen, ouvr. cité, p. 39, note 4.

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et nauséeuse, inimaginablement puissante aussi, du bouc, il manquera toujours une connotation capitale du terme, même si le locuteur en question sait que le bouc sent mauvais, particulièrement mauvais. Mais, de toute façon, la signification du mot bouc obéira, pour chaque locu­ teur, à la règle indiquée par Bloomfield : « la signification n’est rien de plus que le résultat des situations dans les­ quelles il a entendu cette form e1 ». Ceci implique que la signification au sens de Bloomfield tend vers la compréhen­ sion lotale du mot « bouc » au sens des logiciens, c’est-àdire l’ensemble des caractères inhérents à l’être dénoté par ce terme (y compris la compréhension subjeclive du terme, l’ensemble des éléments émotionnels, « addi­ tionnels », attachés au terme). La signification du terme est donc susceptible de s’enrichir indéfiniment. Si le locu­ teur est campagnard, de tout ce qu’il verra sur le compor­ tement, génital par exemple, du bouc. Ou, s’il est citadin, de tout ce qu’il arrivera qu’il lise sur la salacité du bouc. Lorsque le locuteur utilisera ou entendra l’expression : « c’est un vieux bouc », la connotation péjorative du terme ne sera pas du tout la même, en énergie, dans les deux cas. Nous voyons, sur un exemple, que les connotations d’un terme varieront, pour chaque locuteur, en fonction de la richesse des situations (non-linguistiques, ou lin­ guistiques) qui auront nourri la « signification dénotative » du terme. On peut, pour des raisons de méthode, abstraire entièrement, et a posteriori, la signification dénotative d’un terme d’avec toutes ses connotations, — décider que, pour des raisons de commodité dans la divi­ sion du travail scientifique *, les connotations relèveront plutôt de la pragmatique, ou de la stylistique, — que de la sémantique8. Mais Bloomfield a raison : génétiquement, linguistiquement, les connotations sont liées de manière indissoluble aux dénotations, c’est-à-dire qu’elles font1 *3 1. Bloomlicld, uuvr. cité, pp. lâl-lüC. îi. Ou des raisons pédagogiques : dans les vocabulaires, lexiques, manuels, dictionnaires, etc... 3. Weinreich écrit : « Les relations intimes entre signification et affec­ tivité méritent une investigation systématique, mais la démarche première serait d’opérer entre les deux une distinction théorique > (art. cité, p. 360). Le problème est de savoir si la nature des choses permet cette distinction.

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partie intégrante de la réalité non-linguistique à laquelle le signe qui la dénote renvoie globalement. Telle est, élucidée à partir de Bloomficld et de ses adver­ saires, la première source des difficultés suscitées par la définition et l’emploi du mot connotation. 2° Une seconde difficulté, dans l’emploi du terme, provient du fait que les connotations — même définies et traitées comme des valeurs affectives « supplémentaires », « additionnelles » des signes — désignent des valeurs affec­ tives dont les fonctions peuvent être très différentes lin­ guistiquement. Nous admettrons ici provisoirement que les connotations, pour des raisons de méthode, soient considérées non comme une notion de sémantique, mais comme une notion de pragmatique (traitant des relations entre les utilisateurs des signes et les signes eux-mêmes). Si, par utilisateurs des signes, on entend, comme il est normal, aussi bien l’auditeur que le locuteur, il apparaît plusieurs espèces de relations (très différentes) entre les utilisateurs et les signes : soit des relations exclusives entre le locuteur et le signe, soit des relations exclusives entre l’auditeur et le signe, soit des relations communes au locuteur et à l’auditeur avec le signe. Ces trois sortes de relations pragmatiques existent, et permettent de dis­ tinguer trois espèces de connotations. Qu’on les ait confon­ dues compte pour beaucoup dans le fait que la notion de connotation reste discutable, ou douteuse, aux yeux de certains. Par exemple, il existe des connotations qui sont l’expression de l’attitude affective du locuteur1 envers les signifiés de l’énoncé : les diminutifs, les péjora­ tifs, les augmentatifs, les hypocoristiques, etc... L ’audi­ teur enregistre ces connotations comme des informations sur le locuteur, sans partager pour autant l’attitude affec­ tive de celui-ci : c ’est ce qu’Ogden et Richards appellent tone 2 de l’énoncé. D’autres connotations sont, au contraire, l’expression de l’attitude affective (individuelle ou sociale) de l’auditeur seul envers les énoncés du locuteur : c’est 1. Ch. Morris appelle justement ce type de connotation • un signe sur l'utilisateur du signe • (ouvr. cité, p. 68). 2. Ogden et Richards distinguent ce tone (attitude du locuteur vis-à-vis du signifié) d’avec le feeling de l'énoncé (attitude du locuteur vis-à-vis de l’auditeur). Ce pourrait être une quatrième espèce de connotation, pragma­ tiquement et stylistiquement distincte de la précédente.

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le sens des connotations dites vulgaires, argotiques, pédantes, archaïques, provinciales, enfantines, etc... La règle, ici, c’est que ces connotations formulent des juge­ ments de valeur de l’auditeur sur l’énoncé du locuteur, indépendamment de celui-ci, qui ne les perçoit pas (quand il les perçoit, c’est avec un complexe d’infériorité, qui est une valeur affective différente de ce qu’on appelle la connotation de l’énoncé). Enfin, pour d’autres conno­ tations encore, les valeurs affectives de l’énoncé sont communes au locuteur et à l’auditeur : c’est le cas des connotations qui traduisent l’affectivité la plus socia­ lisée, les résonances, très différentes, par exemple, citées par Hjelmslev, que provoque le mot éléphant chez des Hindous et chez des Russes, le mot chien chez des Esqui­ maux, des Parsis et des Anglais, le mot sapin chez des montagnards alpins et des Soudanais. On comprend que cette diversité des « fonctions connotatives » n’ait pas facilité l’analyse d’une notion si controversée. vu De ce long périple, indispensable pour apercevoir comment s’est historiquement constituée la notion de connotation chez les linguistes, nous ne rapportons pas jusqu’ici de conclusion satisfaisante. L ’usage du terme ne fait apparaître aucune conver­ gence; le mot recouvre des faits linguistiques sans com­ mune mesure. L ’explication semble celle-ci : l’analyse des faits de connotation n’est jamais restée fermement sur le terrain de la linguistique seule. Bloomfield et Bally sont passés de la linguistique à la psychologie; Carnap et Sôrensen, de la linguistique à la logique. Quand Bloomfield définit le sens d’un énoncé comme le résultat d’ensemble de toutes les situations dans les­ quelles cet énoncé a été entendu, il définit la signification d’une unité linguistique généralement plus grande que le mot ou le monème : « l’énoncé-en-situation ». Mais il passe insensiblement, surtout par ses exemples, de la signification de cet énoncé libre minimum (ou phrase)1, à la signification de la forme signifiante libre minimum 1. Qu'il définit assez lâchement, comme le remarque Fries, The structure 0/ English, pp.- 20-22.

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(minimum free-form) qu’il appelle « morphème ». Il n’a pas vu nettement que son morphème n’a pas de signi­ fication réelle tant qu’il n’a pas de situation, tant qu’il reste isolé, dans une liste de formes. Quand Bloomfield oppose les connotations des morphèmes aux dénotations, c’est qu’il essaie de classer les significations de ces mor­ phèmes (et donc il recourt implicitement aux situations dans lesquelles elles ont été acquises) selon les vieux cri­ tères logiques et psychologiques qui opposent les élé­ ments de la vie intellectuelle aux éléments de la vie affec­ tive. Il le fait parce qu’il sait, en dehors de toute analyse linguistique explicite formelle, l’existence de ce vieux classement, bien qu’il eût dû s’interdire d’y recourir au nom de ses principes behaviouristes anti-mentalistes. Quant à Bally, il accepte et pose sans discussion l’exis­ tence de ces catégories psychologiques, lorsqu’il parle sans aucune démonstration de type saussurien, de « lan­ gage affectif » et de « langage intellectuel ». C’est chez Martinet, pourtant peu bloomfieldien, qu’on peut apercevoir la solution linguistique correcte (rigou­ reusement bloomfieldienne) : le sens d’un mot s’établit par audition ou lecture, dans certaines situations ou contextes : ceci vaut pour les connotations comme pour les dénotations. Comme ce sens, dans l’apprentissage premier des langues naturelles, n’est pas acquis par la transmission de définitions logiques, des enfants croient, par exemple, que les boucs sont une espèce différente des chèvres, ou, inversement, que les crapauds sont les mâles des grenouilles. Les mots appris dans des situations et des contextes particuliers sont réemployés dans des situations et des contextes également particuliers : les traits particuliers des situations et des contextes où le même locuteur dit père ou dit papa font partie, linguis­ tiquement, du sens de ces monèmes. « Sur l’opposition de dénotation à connotation repose en grande partie la dis­ tinction entre éléments a affectifs » et éléments « intel­ lectuels » du langage, écrit Martinet; la dénotation, nous dit-on, est la même pour angl. fiddle et violin, c’est-àdire qu’il s’agit bien du même instrument de musique; ce sont les connotations qui sont différentes, fiddle évo­ quant la contredanse et violin l’orchestre symphonique.

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Mais s’il est vrai qu’il n’y a de signification en linguistique qu’en rapport avec une situation déterminée, fiddle a une autre signification que violin, et l’identité substan­ tielle du « thing-meant » n’a rien à voir en l’occurrence. Sans doute l’emploi de crin-crin au lieu de violon peut-il, à l’occasion, marquer mon énervement, c’est-à-dire modi­ fier le ton du message, et non la valeur d’un segment particulier, comme ce serait le cas si je disais mandoline au lieu de violon. Mais dans la mesure où chaque segment ne reçoit tout son sens que de l’ensemble de l’énoncé et de la situation où il apparaît, et pour autant qu’il contri­ bue lui-même à fixer et à concrétiser le sens des autres segments de cet énoncé, il n’est pas possible de décréter que la différence entre crin-crin et violon est d’un ordre particulier, dit « affectif », parce que suprasegmentale, car l’apport sémantique du segment à l’énoncé ne se limite jamais au segment lui-même. Ceci revient à dire que les. conditions qui ont été attribuées au langage « affectif » sont en fait celles qui valent pour le langage en général1. » La façon dont le locuteur apprend à distinguer les usages de père et de papa, de fiddle et de violin, n’est pas diffé­ rente de celle dont il apprend à distinguer les usages d’étour­ neau et sansonnet, de maigre et maigrioi ou de grêle et gracile, d’inactif et paresseux2: l’opposition entre « lan­ gage affectif » et « langage intellectuel » ici n’est pas déga­ gée par une procédure linguistique spécifique1 3. 2 Si Sôrensen, après Carnap, exclut de la signification des monèmes leurs connotations c’est en vertu d’un pos­ tulat logique : il a d’abord posé que la signification d’un mot serait un ensemble de traits définitoires minima, publiquement observables, c’est-à-dire accessibles à tous les locuteurs — en fait, que la signification (linguistique) ne serait autre que la compréhension décisoire des logi­ ciens. Si ce passage d’une procédure linguistique à une procédure logique a pu se produire, c’est parce que la 1. Martinet, C. r. de Sandmann, < Subject and prédicats «, dans B. S. L. 64 (1959), faec. 2, pp. 42-43. 2. Exemple suggéré par A. Martinet; slgniflcatlf parce que inactif et paresseux sont des mots • intellectuellement > différents, mais différenciés fortement aussi par un Jugement de valeur • affectif >. 3. Voir Martinet, Éléments, p. 201.

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frontière entre logique et linguistique ne peut pas être tracée nettement dans le domaine sémantique. Il est vrai de dire que la signification (linguistique) d’un terme est, pour chaque locuteur, la somme des situations et des contextes dans lesquels ce locuteur a entendu et utilisé ce terme. Mais il faut tenir compte aussi du fait que dès l’âge de six ans, et même plus tôt, l’individu parlant acquiert toujours plus de significations par voie de défi­ nitions de type logique (écoles de toutes sortes, lectures didactiques de toutes sortes, consultations de diction­ naires ou de lexiques de toutes sortes, etc...). Poussant à l’extrême, on peut dire que l’humanité dans le déroule­ ment de son histoire a conçu des méthodes toujours plus rapides pour transmettre aux jeunes générations des stocks déterminés de signifiants avec leurs signifiés par voie logique : partout où il existe une instruction scolaire des jeunes locuteurs, les dénotations sont donc acquises assez massivement dans un système logique et linguistique, et en tant que système, plus vite que les connotations, dont l’acquisition reste liée à l’expérience naturelle des contextes et des situations, au hasard des messages. La position de Bloomfield serait la seule vraie si tous les locuteurs appre­ naient leur langue uniquement par les situations et les contextes naturels; la position des logiciens serait la seule juste, s’ils apprenaient au contraire leur langue unique­ ment par des définitions. L’analyse linguistique en séman­ tique est inextricablement compliquée par ce fait, qu’il faut bien accepter : l’apprentissage des significations sc fait par au moins trois ou quatre voies assez différentes : la voie déictique, et la voie situationnelle (on montre les choses; on perçoit les situations correspondantes aux énoncés); la voie “ linguistique” (les significations sont acquises par des contextes d’autres mots); la voie logique (les « situations » sont des contextes spéciaux minima, dits définitions, dont les propriétés sont très particulières). Il n’en reste pas moins qu’en fin de compte, linguisti­ quement parlant, les connotations font partie de la signi­ fication. La division séduisante que les logiciens proposent entre sémantique (rapports entre objets non-linguis­ tiques et signes), et pragmatique (rapports entre signes et utilisateurs de ces signes) n’est pas pertinente linguis­

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tiquement. Parfois le rapport entre l’utilisateur et le signe est un fait de lexique comme tous les autres (choix d’un monème, et non d'un autre : fiddle ou violin). Parfois ce rapport est un fait de morphologie comme tous les autres (choix de maisonnette au lieu de maison, de mai griot au lieu de maigre). Parfois ce rapport est un fait de syntaxe [je suis été au lieu de j ’ai élé, méridionalisme). « Ce pour quoi on pourrait, si on le désire absolument, retenir l’épithète d’affectif, écrit en conclusion Martinet, c’est Pensemble des traits qui, échappant en tout ou en partie à la double articulation du langage, et ne parti­ cipant plus au caractère discret des unités qui en résul­ tent, réalisent directement, par une modification paral­ lèle et proportionnelle de la phonie, une modification du message à transmettre : tels sont les modulations de la voix ou les allongements expressifs de voyelles (tous prononcé / tu : s /) ou de consonnes (affolant avec / f : /) L » En fin de compte, sous le terme passe-partout de conno­ tation, l’analyse la plus rigoureusement linguistique conduit à distinguer plusieurs catégories de faits, — et non pas suivant qu’il s’agit de rapports entre le locuteur et le signe; entre l’auditeur et le signe; entre le locuteur et l’auditeur; ou entre le locuteur, l’auditeur et le signe, — mais suivant des critères linguistiques : 1° Ou bien il s’agit de rapports, assez divers, entre les signes et leurs utilisateurs, et de rapports qui se trou­ vent exprimés dans le système de la langue, soit par son lexique (crin-crin, violon); soit par sa morphologie (maisonn-etle, tour-elle, barc-asse, etc...), soit par sa syntaxe (je suis élé, etc...). 2° Ou bien il s’agit de rapports entre les signes et leurs utilisateurs, mais de rapports qui sont exprimés au moyen d’une modification personnelle de la phonie de l’énoncé, de la part du locuteur — et d’une modification volontaire [affolant avec f : etc...). L ’expression de ces rapports est facultative, mais socialisée. Les formes phoniques de ce type sont employées par le locuteur avec intention de communiquer, et perçues comme telles par l’auditeur. 3° Ou bien il s’agit de rapports entre les signes et les1 1. Martinet, c. r. cité, p. 43.

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locuteurs, mais de rapports qui sont manifestés involon­ tairement par ces locuteurs, et qui sont perçus ou non par l’auditeur selon sa perspicacité psychologique ou ses connaissances de tous ordres. Ce type de rapports ne fait pas partie des moyens de communication de langue, ils sont, selon les termes de Martinet, des traits caractéris­ tiques mais non-fonctionnels de cette langueI. Cette analyse linguistique a l’avantage de clarifier les problèmes de traduction, qu’elle hiérarchise et distingue, au lieu de les nommer indifféremment connotations. D’abord, et d’une manière générale, elle sépare les rapports entre utilisateurs et signes qui n’ont de manifestations qu’orales1 2, des rapports entre utilisateurs et signes qui peuvent être écrits ou transcrits; la traduction classique n’aura de difficultés qu’avec ces derniers. Mais la traduc­ tion des rapports de la troisième catégorie ne s’impose que comme un problème très marginal, s’ils sont percep­ tibles pour le lecteur du texte original : 'alors surgit la question relativement simple de savoir s’il faut ou non traduire un argot par un argot, un patois par un patois, etc... La traduction des rapports de la deuxième catégorie est elle-même un débat à peine moins marginal : elle n’a de sens que si les connotations obtenues par altérations de la phonie disposent de transcriptions par écrit (usage des italiques, altération des orthographes, transcription plus ou moins phonétique des accents étrangers ou des défauts de prononciation, etc...); et dans ce cas, le tra­ ducteur dispose presque toujours d’équivalences, ou de transpositions. Les rapports pragmatiques de la première catégorie seuls, qui font partie du système même de la langue, posent les vrais problèmes, de traduction, nombreux et difficiles, dont la solution doit être recherchée par tous les moyens. vin De ce périple autour de la notion de connotation, la théorie de la traduction ne revient pas les mains vides. 1. Voir Martinet, Éléments, p. 53 (renseignements sur la personnalité, la place dans la société, la région d'origine du locuteur) et p. 13 (usage de la langue pour extérioriser l’état psychologique du locuteur dans intention de communiquer). 2. Dont la traduction peut faire problème pour les interprètes.

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Outre la connaissance plus précise, qu’elle y gagne, des notions recouvertes par ce terme, le périple a permis de constater l’unanimité sur un point fondamental. Qu’on les appelle connotations ou non; qu’on les juge plutôt du ressort de la pragmatique, ou de la stylistique, que de la sémantique; qu’on estime ou non qu’elles s’incorporent à la signification ou qu’elles s’y ajoutent, il existe bien des « valeurs particulières » 1 du langage qui renseignent l’audi­ teur sur le locuteur, sa personnalité, son groupe social, son origine géographique, son état psychologique au mo­ ment de l’énoncé. On les appelle, soit des valeurs supplé­ mentaires, comme Bloomfield, soit des informations addi­ tionnelles, ou des propriétés additionnelles des signes, comme Morris, soit des charges émotionnelles comme Sôrensen, soit des affecls comme Weinreich, soit des valeurs émotives, non-cognitives, évocatrices, expressives, sugges­ tives, communicatives, comme la terminologie américaine foisonnante. On peut penser que leur place dans un tableau systématique des faits de langue, et dans l’organisation des disciplines linguistiques, reste un problème. Mais ce qui intéresse la théorie de la traduction c’est que les connotations, où qu’on les classe et de quelque façon qu’on les nomme, font partie du langage, et qu’il faut les traduire, aussi bien que les dénotations. Le tableau des difficultés qu’opposent à la traduction Tes connotations.n’est, lui, plus à faire, il est inlassablement fait et refait depuis qu’il y a des traducteurs. Les analyses de la linguistique récente clarifient, en les classant, toutes 1. La netteté (le cette notion distincte, son acceptation par tous les linguistes aujourd’hui, ne doivent pas cacher qu’elle est récente histori­ quement. Bréal effleure à peine l'élément subjectif du langage dans son Essai de Sémantique; Saussure l’ignore dans son Cours, môme au chapitre des rapports associatifs, même au chapitre de la mutabilité du signe, où l'on pouvait attendre une allusion pour le moins. Cependant, elle était déjà vigoureusement marquée chez Humboldt : « Un échange de paroles et de conceptions n'est pas une transmission d’une idée donnée par une personne à une autre : chez celui qui assimile comme chez celui qui parle, cette idée doit sortir do sa propre force intérieure; tout ce que le premier reçoit consiste uniquement dans l’excitation harmonique qui le met dans tel ou tel état d'esprit. > Et, beaucoup moins obscurément : < Les paroles, même les plus concrètes et les plus claires, sont loin d'éveiller les Idées, les émotions, les souvenirs que présume celui qui les prononce. » Ueber die Verschiedenheil des menschlichen Sprachbaues, 2* éd., 1880. Cité suivant traduction de E. Roubakine, Psychologie üibliologique, t. II, pp. 26-27.

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ces difficultés : c’est le premier pas de la bonne méthode cartésienne pour essayer de les résoudre séparément. Mais une théorie de la traduction devra finalement répondre aux questions suivantes : faut-il traduire, et comment, les connotations totalement différentes qui s’attachent au terme éléphant pour un Russe ou pour un Hindou? Faut-il traduire, et comment, les connotations littéraires et poétiques, qui, selon Sapir1, attachent indissolublement pour les locuteurs anglo-saxons le mot tempest au souvenir de Shakespeare? On pourrait multiplier les exemples. L ’analyse des connotations comme notion relevant de la pragmatique est, sur ce point, capitale. Elle montre pourquoi, scientifiquement, cette « atmosphère affective » qui enveloppe les mots résiste à la traduction. C’est parce qu'elle est un rapport entre chaque signe et chaque locu­ teur individuellement, rapport instable au regard de chaque locuteur, et divers au regard de locuteurs différents ; parce que, selon le mot de Bloomfield, « en fait, jamais deux situations ne sont semblables1 23 *». Il en résulte que les 4 connotations du même terme « varient remarquablement, d ’un individu à l’autre, et [pour le même individu] d’un moment à l’autre8 ». (Même une connotation qui devrait être commune, étant donné sa base physiologique — puant comme un bouc — ne l’est pas : telle vieille paysanne, un peu sorcière, utilise journellement son bouc comme monture au retour du pacage. Il est donc difficile de croire qu’elle réagisse comme un citadin à la puanteur du bouc, et que l’expression ci-dessus ait pour elle la même conno­ tation *.) Au moment où la notion de définition — fondée, il est vrai, sur la logique (et sur la pédagogie empirique des dictionnaires) — apportait ses caractères distinctifs ou traits pertinents de contenu comme des sortes d’unités minima de signification qui semblaient permettre enfin la mesure — scientifique — de la surface sémantique d’un terme, les connotations viennent recreuser le fossé qui 1. Sapir, ouvi. cité, p. 43. 2. BloomQeld, ouvr. cité, p. 140. 3. Sapir, ouvr. cité, p. 43. 4. Spectacle vu par l’auteur, en 1917, au hameau de Basse-Coppette, commune de Campneuseville (Seine-Maritime).

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sépare les langues, fossé déjà creusé profondément par les différences les plus matérielles entre civilisations, par les différences les plus subtiles entre « visions du monde ». Faut-il traduire, et peut-on traduire, et comment? les connotations du mot train, c’est-à-dire mesurer la surface sémantique de ce terme dans un contexte donné, lorsque les connotations rendent floues les limites mêmes à partir desquelles mesurer cette surface sémantique : s’il est vrai que le mot train, quand un locuteur l’emploie, réfère (au sens logique du terme) trois auditeurs différents à la réalité non linguistique : suite de wagons tirés par une locomotive, mais de plus, pour l’un, à l’atmosphère joyeuse d’un départ en vacances, pour l’autre au souvenir ou à l’appréhension d’une catastrophe, pour le troisième, à la monotonie d’une navette quotidienne entre l’usine et la maisonl? Quand on dit que la traduction est impossible, neuf fois sur dix, on pense à ces connotations qui mettent en cause non seulement la possibilité de transfert de civilisation à civilisation, de « vision du monde » à « vision du monde », de langue à langue, mais,finalement, d ’individu à individu même à l’intérieur d’une civilisation, d’une « vision du monde », d’une langue qui leur sont communes. En fin de compte, la notion de connotation pose à la théorie de la traduction le problème, soit de la possibilité, soit des limites de la communication interpersonnelle intersub­ jective.

CHAPITRE

XI

Traduction, langage et communication interpersonnelle i Pendant des siècles, depuis Cicéron jusqu’à Leconte de Lisle, en passant par saint Jérôme, Étienne Dolet, Joachim du Bellay, les difficultés de la traduction se sont trouvées décrites comme des difficultés surtout de stylis­ tique et de poétique (opposition de la circonlocution tra­ duite à l’énergie du mot propre original; de la lourdeur de la construction traduite à la rapidité de l’original; de la platitude traduite à l’éclat de l’image originale; de la cacophonie traduite à la musicalité de l’original, etc...). Mais que ce soit Cicéron, Jérôme ou du Bellay, tous ceux qui traitent des difficultés de la traduction sont persuadés qu’ils saisissent le sens à traduire, persuadés qu’ils peuvent exprimer ce sens d’un texte, comme on exprime le jus d’une orange, même si c’est une opération malaisée, même si le résultat n’est pas littérairement comparable à l’original. Un postulat sous-tend tous les raisonnements des Anciens sur la traduction : le postulat qu’on peut toujours et tout communiquer tout de suite, le postulat de l’unité de l’expérience humaine, de l’identité de l’esprit humain, de l’universalité des formes de la connaissance. La linguistique récente a montré que ces difficultés étaient plus grandes qu’on ne l’avait cru, et qu’elles tenaient à la nature des choses linguistiques. Elle a même ajouté de nouvelles difficultés, celles qui tiennent à la différence des visions du monde, et des civilisations. Mais en maintenant que les hommes communiquent par les langues, en étudiant plus détaillément comment les hommes communiquent par les langues, la linguistique récente aide autant la traduction qu’elle la paralyse. Signalant les obstacles, elle empêche de

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les ignorer. Décrivant ces obstacles, elle indique en même temps dans quelle mesure et comment les vaincre. Ensei­ gnant des analyses plus fines des faits de langue, elle en­ seigne au traducteur à calculer plus finement sa fidélité relative, à mesurer consciemment sa marge d’infidélité, d’intraduisibilité même. Il reste à voir l’objection fondamentale que fait à la traduction tout un courant do pensée moderne, peu représenté chez les linguistes, et pour cause; moins rare chez les psychologues, plus commun chez les philosophes, et de plus en plus fréquent chez les littérateurs. Courant de pensée qui se définit par le postulat que la communi­ cation chez les hommes est impossible, qu’on ne peut rien communiquer, jamais. La traduction devient impossible parce que le langage lui-même n'assure pas la communi­ cation des hommes entre eux, même la communication unilingue. il Étudier les origines, l’histoire, et les composantes modernes de ce courant de pensée n’est pas la tâche qu’on s’est proposée ici. Il suffira de rappeler quelques énoncés typiques de cet état d’esprit, qui soient en même temps descriptifs, et signés de noms représentatifs, afin de le soumettre au jugement de la linguistique contemporaine. La solipsisme linguistique est déjà sensible chez Humbolt : « Un échange de paroles et de conceptions, dit-il, ainsi qu’on l’a déjà vu, n’est pas une transmission d’une idée donnée par une personne à une autre : chez celui qui assimile comme chez celui qui parle, cette idée doit sortir de sa propre force intérieure : tout ce que le premier reçoit consiste uniquement dans l’excitation harmonique qui le met dans tel ou tel état d’esprit. » Les paroles, ajoute Humboltd, « même les plus concrètes et les plus claires, sont loin d’éveiller les idées, les émotions, les souvenirs que présume celui qui les prononce1 ». Ici, le solipsisme linguistique est encore tempéré par le réalisme d’une pensée d’époque foncièrement positiviste : en parlant d'excitation harmonique, provoquée par un même énoncé I. Humboldt, Uebcr die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, 2® éd., 1880, trad. N. Roubakine, Psychologie bibliologique, p. 26.

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chez le locuteur et chez l’auditeur, Humboldt est encore sur le plan de l’universalité de l’expérience humaine. Mais on a quitté ce plan lorsqu’un poète comme Rilke affirme que « presque tout ce qui nous arrive est inexprimable », et que « au fond, et précisément pour l’essentiel, nous sommes indiciblement seuls1 ». Un disciple de Humboldt, au début de notre siècle, a formulé la théorie absolue de cette situation, c ’est Nicolas Roubakine. Il affirme « qu’un livre n’est pas autre chose que la projection extérieure de la mentalité du lecteur » (« un livre dit-il aussi, c’est ce qu’on pense de lui » [...]. « Personne ne sait rien des livres que les impressions et opinions qu’il en a. ») Ou encore : « Il est indispensable de se défaire de cette idée trop répandue que chaque livre possède un contenu qui lui est propre, et que ce contenu peut être transmis, lors de la lecture, à n’importe quel lecteur*. » Peut-être personne au monde n’a-t-il jamais réellement compris les fables de La Fontaine1 3? En France, l’œuvre entière d’un des 2 critiques littéraires le6 plus doués d’aujourd’hui, sinon l’un des plus connus, — Maurice Blanchot — s’appuie sur l’analyse éternellement reprise de ce paradoxe irritant pour la littérature, que « toute communication directe [au moyen du langage] est impossible 4 ». n i Que peut répondre la linguistique contemporaine à ce paradoxe? D’abord, qu’il est stimulant au départ, par les problèmes qu’il pose, les insatisfactions qu’il crée, les anomalies qu’il exploite, même s’il les grossit. Il aura été salutaire de perdre la naïve prétention des langages d’autrefois, qui croyaient qu’on peut dire tout ce qu’on veut dire; et que tout ce qu’on a bien conçu se transmet clairement. Mais, en même temps, la linguistique est en droit de faire observer que les tenants du postulat de la noncommunication corrigent l’excès du postulat de la commu­ nication par un excès inverse. Ils érigent, eux aussi, leurs intuitions sur le langage, et leur expérience empirique du 1. 2. 3. 4.

RUke, Lettres à un jeune poète, p. 26. Roubakine, Psychologie bibliologique, pp. 62, 12, 86. Cateseon, J., Dans ta mitée, p . 137, dans Le monde nouveau (1956). Blanchot, Faux-pas, Paris, N. R. F., 1943, pp. 21 et 30.

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langage, en dogme non scientifique. Sans compter Humboldt lui-même, il y a longtemps que la linguistique a combattu les vieilles vues simplistes qui postulent la communication totale. Le langage, avertissait déjà Bréal, « ce n’est point — il s’en faut — un miroir où se reflète la réalité : c’est une transposition de la réalité au moyen de signes particuliers, dont la plupart ne correspondent à rien de réel1 #. Et aussi : « Le langage n ’est pas et n’a jamais pu être la notation complète de ce qui se passe dans notre pensée*. » iv Mais la linguistique contemporaine permet, de plus, d’analyser les raisons qui fondent le paradoxe de la non-communication, et de marquer par où, à quel endroit, et à quel moment, les analyses sur la non-communication deviennent des paralogismes. Né comme une intuition sur le langage, grossi philo­ sophiquement par système, le solipsisme linguistique ne s’est jamais soumis à la vérification de l’analyse linguis­ tique, et n’a jamais suivi les progrès de cette analyse. Or celle-ci, depuis bientôt un demi-siècle, a renouvelé complètement la description du langage comme outil de communication. Tout d’abord, la linguistique contemporaine a vérita­ blement découvert et distingué, c ’est-à-dire délimité de manière enfin scientifique, et défini, les fonctions multiples du langage restées jusqu’alors dans une indivision qui fut la source de beaucoup de confusions *. Certes, on est encore loin d’un accord absolu sur une formulation classique des fonctions distinctes exercées par le langage 1 4, mais 3 2 1. Bréal, Sémantique, p. 329. 2. Id., ibid., p. 335. 3. Voir Martinet, Eléments, pp. 12-14. 4. Par exemple, J. Kurylowicz a posé que, dans le langage, < la fonclion de représentation ou fonction symbolique (Darsleltungs/unklion de Bühler) était ia seule qui méritât l’attention (...] tandis que les fonctions expressive et appeliative, dans la mesure où elles ont un caractère spontané et non conventionnel, [...] relèvent d’une théorie des activités humaines plus que d'une théorie des signes < (Linguistique et théorie du signe, p. 180) dans le Journal de Psychologie (2-1949). Par exemple aussi la corrélation du classe­ ment de Morris avec celui de Martinet demanderait une longue analyse critique de la terminologie du premier. Par exemple, enfin, les sept ou huit fonctions [sorts of work] que I. A. Richards découvre dans la communi-

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une convergence visible dessine suffisamment les grandes lignes sur lesquelles se fait et se fera cet accord : une fonc­ tion communicative de base, une fonction d’outil de la pensée logique, une fonction d’extériorisation ou de mani­ festation ou même de communication des états affectifs, une fonction esthétique, avec une coupure assez profonde entre les deux premières et les deux dernières fonctions. v Au lieu d’opposer à la vieille conviction commune (qu’on peut communiquer tous les messages et tout dans chaque message), une intuition nouvelle (qu’on ne peut rien communiquer d’aucun message), la linguistique contemporaine a donc opposé l’idée qu’on communique quelque chose; et cherché la nature et les degrés de ce quelque chose. Au lieu de s’hypnotiser sur la part non communiquée ou non communicable des messages, elle a donc entrepris l’analyse de la part communiquée. C’est cette analyse qui mène à la séparation de fonctions dis­ tinctes du langage. Et la séparation de ces fonctions dis­ tinctes, à son tour, aide à préciser l’analyse de la part communiquée des messages. L ’acquisition fondamentale ici, dans cette analyse, pour une théorie de la traduction, reste celle dont Bloomfield est probablement, comme nous l’avons déjà vu, le premier formulateur : il n’y a jamais eu deux situations semblables, disait-il, et par conséquent les sens de deux messages liés à deux situations qui paraissent semblables, ne le sont jamais non plus. Mais la communication reste quand même possible parce que ces situations et les mes­ sages afférents contiennent, du point de vue de la com­ munication, deux sortes d’éléments : des faits macros­ copiques [large-scale processes] « qui sont largement les mêmes chez différents locuteurs », et des traits « obscurs, hautement variables et microscopiques [...] très différents de l’un à l’autre locuteur, mais qui n’ont pas d’impor­ tance sociale immédiate1 ». Bloomfield pose donc qu’il y a dans deux situations « semblables » et les deux énoncés cation linguistique (indicaling, characlerizing, realizing, vatuing, inftuencing, conlrolling, purposing, et même venting) demanderaient une analyse ana­ logue (v. Towards a theory of translation, pp. 253 et 261-262 note 7). 1 BloomUeld, Language, pp. 142-143.

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qui leur correspondent — par exemple la notion de pomme chez un locuteur et son auditeur, qui n’ont peut-être jamais vu ensemble la même pomme — des traits cpmmunicationnellement non-distinctifs de la situation (taille, forme, couleur de la pomme, etc...) et des traits communicationnellement distinctifs*, ou sémantiques. Il atteint ainsi la première définition scientifique, réaliste, d’un fait déjà bien formulé grosso modo par Meillet par exemple, disant que le sens d’un mot ne se laisse définir que par une moyenne entre ses emplois linguistiques1 2 par les individus et les groupes d’une même société; ou par Bally, disant que « notre langage étant un fait social, ne peut exprimer des mouvements de l’être individuel que la face accessible à la connaissance des autres indi­ vidus 3 ». L ’intérêt de la formulation de Bloomfield est qu’elle permettait de prolonger l’analyse, à partir de la notion de traits sémantiquement pertinents parce qu’ils étaient socialement communs au locuteur et à l’auditeur. Et Borgstrôm a donné par exemple ce prolongement d’une façon très claire : Les locuteurs « ont certaines expé­ riences et ils essaient de les communiquer à d’autres indi­ vidus. En le faisant, ils postulent que d’autres individus peuvent avoir des expériences semblables. Mais les expé­ riences ne sont pas automatiquement communes à plu­ sieurs individus : dans beaucoup de cas, je suis sûr que je ne sais rien des expériences d’un autre homme, et qu’il ne sait rien des miennes. Quelquefois, cependant, je suis également sûr que cet autre homme et moi avons des expériences semblables, par exemple : quand il écrase une guêpe ou mange une pomme, alors que j ’aurais fait la même chose s’il ne l’avait faite avant moi. Le postulat que plusieurs individus ont des expériences semblables n’a de sens que s’il y a un moyen de mesure, accessible à tout le monde, grâce auquel nous pouvons nous mettre d’accord sur les expériences des uns et des autres. Notre milieu physique, à l’influence duquel nous ne pouvons échapper, est supposé nous donner ce moyen de mesure; nous disons que nos expériences sont les mêmes si elles 1. Bloomfield, Language, p. 141. 2. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, t. I, p. 256.

3. Bally, Stylistique, p. 6.

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découlent du même phénomène physique. Par conséquent, nous distinguons entre phénomènes publiquement obser­ vables, et phénomènes privés observables par le sujet qui en est le siège et lui seul : ces derniers ne peuvent être perçus que par l’individu dans l’organisme duquel ils se produisent. Les expériences sont des phénomènes pri­ vés; nous ne pouvons pas comparer directement les expé­ riences de deux individus; toutes les fois que je considère que telle de mes expériences est semblable à celle d’un autre homme, ou différente de celle-ci, mon jugement est fondé sur d’autres phénomènes, des phénomènes publique­ ment observables, par exemple la conduite manifeste de cet autre homme1 ». « Nous pensons habituellement, poursuit Borgstrom, que nous pouvons communiquer des expériences par le moyen d’énoncés linguistiques, mais il est évident que les expériences ainsi communiquées ne sont pas les expé­ riences des sons, ou des caractères écrits, qui sont les phénomènes publiquement observables des énoncés. Par conséquent, les individus qui communiquent par le moyen d’énoncés [linguistiques] doivent se mettre d’accord sur les catégories d ’expériences (phénomènes privés) qui doivent être communiquées par les diverses catégories d’énoncés. Si l’on admet ce qui a été dit plus haut, il semble que la seule manière de se mettre d’accord sur des significations, ce soit de se référer à des phénomènes publi­ quement observables. Il est certainement beaucoup de mots, soit d’usage quotidien, soit techniques, sur la signification desquels nous pouvons nous mettre d’accord assez facilement par l’emploi, comme illustrations, de phénomènes publique­ ment observables — par exemple, pomme, dent, etc..., mais il y a aussi de nombreux mots, mettons : peine, nation, beau, phonème, mol, expérience, dont apparemment nous connaissons la signification — sur laquelle nous sommes d’accord — mais qui ne peuvent pas être aussi aisément illustrés par référence à des phénomènes publi­ quement observables. Cependant, si nous pouvons réelle­ 1. BorgstrOm, A problem of melhod, pp. 191-192. Buyssen9 a exprimé cette Idée en disant que >la communication est [...] basée principalement sur lo désignant ». (Structuralisme et arbitraire, p. 408).

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ment nous accorder sur de telles significations, il est rai­ sonnable de penser qu’elles sont, elles aussi, fondées en dernier recours sur des phénomènes publiquement; obser­ vables; c’est, tout au moins, une hypothèse qui mérite considération1. » Les analyses les plus récentes et les plus approfondies de l’acte de communication en général, par exemple celle de Colin Cherry, restent dans cette ligne tracée par Bloomfield. Considérant que le même signal phonique, par exemple, le mot man, est utilisé pour des designala différents [des individus jamais les mêmes], dans des contextes très différents, par des locuteurs différents, Colin Cherry définit l’établissement de la communication, par le moyen de ce signal phonique, grâce à l’existence, sous tous ces changements, d’une « certaine invariance * ». A travers la totalité de ce qui est perçu dans des situations données, dit-il aussi, < certains invariants subsistent1 34 2 5 ». Par exemple, malgré l’infinité de leurs variétés indivi­ duelles, « les voix de tous les locuteurs anglais forment une classe ayant certaines propriétés acoustiques en commun [...]. Des écritures, bien que toutes différentes, ont des propriétés de forme en commun. Ces ultimes résidus fondamentaux, ou invariants, que l’on suppose exister, ont été appelés éléments porteurs d’information * ». Toute analyse des faits de communication se fonde sur ce fait : « Puisque des structures [patterns] visuelles, audi­ tives et autres sont reconnaissables à travers une grande quantité de transformations, de distorsions, de présen­ tations, c’est qu’elles maintiennent nécessairement des propriétés communes (des invariants) sous tous ces chan­ gements®. » vi De ces exposés — qui donnent les résultats de l’analyse linguistique contemporaine — on peut déduire 1. BorgstrOm, Ouvr. cit., pp. 191-192. 2. Cherry, C., On human communication, p. 269. 3. Id., Ibid., p. 259. 4. Id., Ibid., p. 259. 5. Id., Ibid., p. 289. Colin Cherry, après avoir exposé cette conception de l’acte de communication, la critique ou plutôt la nuance. 11 (ait remar­ quer que le processus d'identification des invariants, c ’est-à-dire la recon-

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plusieurs conclusions concernant le problème de la com­ munication interpersonnelle, ou inter-subjective : 1° La communication est possible, et la preuve expé­ rimentale en est fournie par la possibilité de provoquer une situation déterminée par l’emploi d’un énoncé lin­ guistique déterminé : la preuve que les hommes commu­ niquent par le langage, dit Bloomfield, c’est qu’un locu­ teur peut envoyer son auditeur à une adresse où celui-ci n’est jamais allé1. Les analyses de Borgstrôm et de Colin Cherry ne font que développer et codifier la procé­ dure indiquée par Bloomfield. Cette procédure permet de définir le contenu d’une signification par rapport à des vérifications pratiques et sociales : par des traits communicationnellement pertinents, c’est-à-dire en référence à des phénomènes publiquement confrontables par le locuteur et son auditeur; c’est-à-dire par des traits inva­ riants, communs à tous les emplois d’un signe, toujours présents dans le signe, quels que soient le locuteur, le contexte, et le signifié particulier d’un énoncé. Cette procédure d’analyse permet aussi, comme nous l’avons déjà vu, d’expliquer pourquoi les deux significations attachées à une situation, bien que subjectivement diffé­ rentes quand nous sommes le locuteur et quand nous sommes auditeur [nous ne parlons presque jamais de la même pomme que notre interlocuteur], fonctionnent comme une seule et même signification : nous savons, en tant qu’auditeur, que notre interlocuteur (quand nous sommes le locuteur), ne saisit de notre énoncé que les traits sémantiquement pertinents de la situation, les traits socialement nécessaires. 2° Cette analyse est la seule à pouvoir rendre compte, ainsi que nous l’avons vu également, de l’acquisition du langage par l’enfant. C’est par référence à la situation dans laquelle a lieu l’énoncé, par approximations succes­ sives des traits communicationnellement pertinents de cette situation, par élimination aussi de ses traits nonpertinents socialement, que l’enfant acquiert progressinaissance des signes comme signes, • ne reste pas stationnaire A mesure que la communication se poursuit » (p. 259). Mais cette nuance n'entame pas la validité de la conception d'ensemble qu’il expose. 1. BloomQeld, Language, p. 27.

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vement la signification du signe. Il fait l’apprentissage du langage en même temps que l’apprentissage de la communication; de même, il fait l’apprentissage du lan­ gage en général en même temps que l’apprentissage d’une langue particulière. 3° Cette analyse est la seule à pouvoir rendre compte d’un argument souvent donné, de manière intuitive, au moins depuis Schleicher1 : on peut traduire, parce qu’on peut apprendre une langue étrangère, et l’on peut apprendre une langue étrangère parce que (ou : puisque) on a pu apprendre une langue première *. Le logicien W. V. Quine a donné la théorie de cette procédure de l’apprentissage d’une langue totalement étrangère, par référence aux situations dans lesquelles elle est parlée par les locuteurs dont elle est la langue. Il appelle cette procédure : la traduction radicale®. (Il est même dommage que cette théorie n’ait jamais été soumise à l’expérimentation, qu'un linguiste, volontairement, n’ait jamais observé sa procédure d’acquisition d’une langue totalement incon­ nue, au contact de locuteurs naturels.) 4° Cette analyse de plus en plus fine de l’acte de com­ munication, finalement, conduit la linguistique contem­ poraine à la notion qu’il y a différents niveaux de réali­ sation de l’acte de communication (par conséquent aussi, des niveaux de traduction). Le solipsisme linguistique parle toujours de la communication comme d’un phéno­ mène justiciable de la loi du tout ou rien. La linguistique contemporaine, au contraire, en séparant des fonctions distinctes dans le langage, mène à cette thèse que la com­ munication est un phénomène dont le succès peut être approximatif, ou relatif, avoir des degrés. Quand je dis, citant Mallarmé : « La chair est triste, hélas! et j ’ai lu tous les livres », mon auditeur peut saisir cet énoncé : a) Soit au niveau de la fonction de communication1 3 2 1. Cité par Je9persen, Language, p. 74. 2. Cf. M. Cohen : « Tous les hommes peuvent se transplanter dans une société quelconque. Une marque en est la possibilité d'apprendre un langage étranger, de le comprendre parfaitement, et de s’en servir pour exprimer sa pensée. Ce simple fait, d’expérience courante, montre que l’individu n’est pas prisonnier de sa langue maternelle » (Faits linguistiques et /ails de pensée, p. 3S6). 3. Quine, Meaning and translation, p. 148.

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sociale minimum. (L’auditeur, un enfant doué du cours moyen deuxième année, comprend le vocabulaire et la syntaxe de la phrase. Il se demande presque sûrement pourquoi l’on peut dire que la chair est triste; et si quel­ qu’un peut vraiment dire qu’il a lu tous les livres); b) Soit au niveau, tout proche du premier, de la fonc­ tion d’élaboration de la pensée. (L’auditeur, un élève moyen de la classe de troisième, comprend que ta chair est triste est un jugement du poète sur la vie et les plaisirs de la chair, opposée à l’esprit; il comprend aussi que j ’ai lu tous les livres est une expression hyperbolique). c) Soit au niveau de la fonction d’expression des valeurs affectives. L ’auditeur, un élève doué de seconde ou de première, sait quelque chose de la vie de Mallarmé, de ses idées, notamment sa quasi-déification du Livre. Il connaît aussi les connotations culturelles en français, bibliques, religieuses, philosophiques, morales, du mot chair. Il saisit, ainsi, la valeur du second hémistiche, et comprend la plénitude du désespoir d’un poète qui dit, en somme : la chair est triste, et l’esprit aussi. d) Soit au niveau de la fonction esthétique du langage. Le même élève doué saisit peut-être, plus ou moins analyti­ quement, la solidité du vers, son équilibre dans l’antithèse, ses valeurs phoniques, la pesanteur qu’on peut donner à sa diction, malgré les liquides, grâce aux seules occlusives sourdes bien placées [tristes, tous] — peut-être aussi grâce au fait que le vers est constitué de dix monosyllabes sur onze mots. Naturellement, ces niveaux, séparés par l’analyse, peu­ vent eux-mêmes s’entremêler, avec des valeurs très diverses, chez le même locuteur : l’enfant du cours moyen peut saisir partiellement la tonalité du vers grâce à la « déno­ tation affective » des termes hélas et triste; il peut être intuitivement sensible aux valeurs de rythme et d’articu­ lation, qui peuvent lui faire sentir à son insu le poids du désespoir qu’il y a dans le vers. Chaque fonction du langage, dans le même énoncé, peut établir la communication à des niveaux qui dépendent à la fois de l’énoncé lui-même, et de l’expérience de chaque auditeur. Il reste que les lin­ guistes sont d’accord sur l’existence de ces niveaux dans la communication; d’accord aussi, comme nous l’avons

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vu, depuis Bloomfield1 jusqu’à Jakobson *, sur les possi­ bilités de communication pratiquement universelle concer­ nant les niveaux qui se réfèrent à des phénomènes publi­ quement observables1 *8. 3 2 v ii La plupart des tenants contemporains du solipsisme linguistique afHrment, cependant, qu’ils souscrivent à tout ce qui vient d’être dit sur la communication. Comme ce solipsisme est une thèse née sur le terrain littéraire et philosophique, il ignore totalement les travaux de lin­ guistique qui, depuis Humboldt jusqu’à Bloomfield et Whorf, auraient appuyé des enquêtes objectives sur les difficultés, les obstacles, les impossibilités partielles, les limites de la communication : par exemple, ce solipsisme linguistique ignore tout des thèses sur l’hétérogénéité des visions du monde selon les langues, sur la non-coïn­ cidence des expériences que les hommes ont du monde extérieur, suivant leurs civilisations diverses. II ignore même les travaux des linguistes sur la stylistique, comme ceux de Bally, qui pouvaient fonder des analyses sur la difficulté de communiquer les valeurs affectives de l’expé­ rience individuelle. Ce solipsisme (qu’on nomme donc linguistique unique­ ment parce qu’il affirme l’impossibilité de communiquer par le moyen du langage) est fondé sur une expérience intuitive souvent raffinée des valeurs affectives, émotion­ nelles, esthétiques du langage; et sur l’expérience intui­

1. « Quant à la dénotation, [c’ est-à-dire la référence à un phénomène publiquement observable], quoi que ce soit qui puisse être dit dans une langue peut sans aucun doute être dit dans n'importe quelle autre langue » (Language, pp. 277-78). 2. • Toute expérience cognitive, et sa classiQcation, sont référableB en n'importe quelle langue existante > (Linguislic aspects, p. 234). 3. ShirO Hattori dans The analysis o{ meaning, une fois de plus revient sur les différences de vision du monde et de découpage de l'expérience, selon les langues, et conclut : « Il est tout à fait évident que ni une traduction avec un mot étranger synonyme, ni un dessin, ne sont suffisants pour la description du sémème d’ un mot. Même si nous voyons les choses que le mot dénote, nous ne connaissons pas les traits de ces choses auxquelles les indigènes ont l’habitude d'accordcr leur attention >, p. 210. Observation très juste, mais le fait même qu’il ait pu distinguer les • sémèmes > de mots japonais et mongols dénotant les mêmes phénomènes publiquement obser­ vables (œil, puits, table, etc.), prouve qu’on peut accéder à ces sémèmes, qu’on peut communiquer.

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tive juste des difficultés que présente la pleine communi­ cation de ces valeurs. Cela mène les solipsistes du langage à séparer par un fossé qu’ils veulent infranchissable, d’une part, la fonction communicative pratique et la fonction intellectuelle ou logico-rationnelle du langage, et, d’autre part, sa fonction expressive et sa fonction esthétique. Si l’on prend les énoncés de Maurice Blanchot, le plus subtil et le plus cohérent, le plus intellectuellement probe et le plus profond de ces analystes du solipsisme linguistique actuel, on trouve partout cette opposition entre la connais­ sance discursive ou logique, et la connaissance non-dis­ cursive, alogique, supra-intellectuelle1; par cette dernière, il entend ce que les linguistes appellent les valeurs connotatives émotionnelles, affectives du langage — y compris quand ces valeurs affectives sont de nature religieuse, mystique, métaphysique. C’est l’aboutissement de la vieille dichotomie entre prose et poésie, systématisée par Paul Valéry, que Maurice Blanchot approuve : à la prose ainsi définie revient d’énoncer « les données de la connais­ sance discursive » ; à la poésie « les créations de l’être intime et les puissances de l’émotion 1 23 5». Le langage, dans 4 sa fonction communicative pratique et sa fonction intel­ lectuelle n’est qu’un outil quelconque; la vraie difficulté de la communication, c’est la transmission des valeurs affectives, et « la poésie est l’essai de représenter ou de restituer par les moyens du langage articulé ces choses ou cette chose que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs * ». Sur cette lancée, Blanchot pose « qu’il n’y a pas d’art possible sans une révélation non-rationnelle * », et que « l’une des prétentions de la littérature est de suspendre les propriétés logiques du langage, ou, du moins, d’y ajouter des propriétés alogiques 6 ». S’ils ne disaient rien de plus, les solipsistes du langage ne seraient pas des solipsistes : ils attireraient seulement 1. 141. 2. 3. 4.

Blanchot, Faux-Pas, notamment, pp. 13, 60, et 61 et pp. 57, 114 et

Valéry, Variété II, Paris, N R F, p. 166. Id., Morceaux choisis, Paris, N R F, p. 168. Blanchot, Faux-Pas, p. 57. 5 . Id., Ibid., p . 114.

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l’attention, de manière inlassable, à juste titre (et c’cBt le grand mérite d’un Blanchot) sur les difficultés de la com­ munication, sur les zones d’ombre du langage, sur ses franges d’incertitude. La paralogisme apparaît lorsqu’ils valorisent à l’absolu la fonction expressive et la fonction esthétique du langage, et dévalorisent jusqu’à les nier sa fonction communicative pratique et sa fonction logique. Ils décrètent que les deux fonctions qu’ils considèrent sont (ou seraient) la seule vraie communication, les deux premières n’étant « qu’une transmission banale, celle qu’exprime le terme de compréhension1 ». Cette suresti­ mation, Rilke la formule ên poète lorsqu’il dit que c’est pour l'essentiel que l’homme est indiciblement seul; et Blanchot, malgré ses concessions concernant la communi­ cabilité de la connaissance discursive, va jusqu’au bout de cette position : la tentative de communication véri­ table entre les hommes, celle des valeurs alogiques, échoue. La littérature et la poésie ne parviennent pas à leur but avoué. Elles permettent tout au plus de faire entrevoir indirectement, par cette tentative avortée elle-même, que chaque homme est enfermé dans une solitude et dans un silence infranchissables. On voit mieux comment la démonstration du solipsisme linguistique est fondée, en premier lieu, sur une manipu­ lation non explicite de la définition de la communication. Exprimée dans la terminologie de Bloomfield, cette mani­ pulation sè formulerait de la sorte : on accepte bien, dans un premier temps, que le langage véhicule des références aux traits macroscopiques des situations qu’il exprime, largement les mêmes chez différents locuteurs pour une même situation, traits qui, donc, ont une valeur sociale — et de plus, des références à des traits obscurs, hautement variables et microscopiques, de cette même situation, peut-être inaccessibles d’auditeur à locuteur, mais sans importance sociale immédiate. (Les termes, écrit Bloom­ field, qui se réfèrent à des états de l’organisme du locu­ teur, qui sont perceptibles pour lui seulement, tels que nauséeux, écœuré, triste, gai, joyeux, heureux, ne peuvent être définis que si nous possédons une connaissance 1. Blanchot, Ouvr. cité, p. 113.

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détaillée de ce qui se produit dans l’organisme d’une per­ sonne vivante1 »). Puis, dans un deuxième temps, l’on pose une définition de la communication qui exclut les premiers traits, qui la limite expressément aux seconds traits : communiquer signifie exclusivement transmettre ces mouvements internes, microscopiques, variables de locuteur à locuteur, ces traits qui justement ne sont acces­ sibles directement qu’au locuteur lui-même. Sur le plan de la communication esthétique, par conséquent, c’est poser que comprendre Mallarmé par exemple, ce serait connaître par le détail la chaîne ininterrompue des cir­ constances et des états obscurs ou clairs qui l’ont conduit à chacune de ses émotions, de ses idées, de ses phrases et de ses actions; comprendre Mallarmé signifierait donc recommencer consciemment Mallarmé, toute sa vie, tous ses rêves, toutes ses lectures et les impressions qu’il en tirait, tout ce qui l’a précédé sur la terre et l’a déter­ miné. Définir la communication de la sorte, c’est, en pro­ pres termes, exiger que je sois Mallarmé. Le solipsisme linguistique définit un mirage de la communication, puis prouve que ce mirage est inaccessible. Toutes les autres critiques qu’on peut faire au solipsisme linguistique sont secondaires à côté de celles-ci. Mais il faut signaler cependant deux autres de ses points faibles : a) Même en ce qui concerne la communication des états affectifs les plus profondément subjectifs, individualisés, rebelles à l’expression — le solipsisme linguistique néglige le fait qu’il existe des marques spécifiques et perceptibles extérieurement de beaucoup d’états affectifs. De la sorte, ils deviennent, en partie, des phénomènes publiquement observables : « La signification du mot douleur, écrit Borgstrom, peut être tirée, partie du comportement mani­ feste de quelqu’un qui souffre, et partie de coups ou de blessures reçues, avec l’expérience privée [personnelle, intime] de douleur, qui en découle [pour le sujet] * ». Le fait que la même personne, alternativement, se trouve en position de locuteur et d’auditeur, en ce qui concerne l’expérience de ces états affectifs, permet de socialiser1 2 1. Bloomfleld, Language, p. 280. 2. BorgstrOm, A problem of melhod, p. 192.

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l’expression de plus en plus fine d’au moins tous les traits de ces états affectifs qui sont communs à la majorité des locuteurs. Et le solipsisme linguistique, à cet égard, a négligé tous les traits communs d’affectivité qui découlent, pour tous les hommes, de ce fait qu’ils ont en commun au moins une situation : celle d’être homme, avec tous les universaux que cette situation comporte, comme nous le reverrons bientôt. b) Enfin, conséquence de ce qu'on vient d’exposer, la puissance des bons et des grands écrivains qui ont traité le thème si spécifiquement subjectif, individuel, intrans­ missible, de la solitude des consciences — cette puissance de suggestion même prouve la matérialité de la communi­ cation linguistique. Certes, cette communication n’est pas automatique, ni sans doute totale, comme l’a cru longtemps la conception naïve du langage, mais elle existe. Pour tous les* lecteurs qui ont une conception sommaire, mais claire, du système de Copernic (ou de Laplace, ou d’Einstein aujourd’hui) et qui ont contemplé le ciel étoilé — c ’est-à-dire pour tous les lecteurs qui se sont mis au centre de la situation où s’était mis Pascal — les pages des Pensées sur les deux infinis transmettent bien ce que Pascal a voulu transmettre en écrivant : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie ». Et même, si les lecteurs peuvent se remettre non seulement dans la situa­ tion matérielle, intellectuelle, psychologique, philosophique où était Pascal — mais également dans la situation histo­ rique — alors les lecteurs peuvent aussi saisir, au moins grosso modo, la différence entre ce que dit la phrase de Pascal pour Pascal, chrétien du xvn® siècle, et pour eux, lecteurs agnostiques ou même chrétiens du xx® siècle. De même, le fait que Kierkegaard, ou Maurice Blanchot, puissent obséder des lecteurs (avec lesquels ils ont eu en commun certaines situations psychologiques, ou intellec­ tuelles) par leurs descriptions minutieuses de l’insatisfac­ tion ou de l’échec dans la communication de telles ou telles situations, prouve qu’on peut communiquer. Que, par conséquent, on peut traduire. Peut-être trouvera-t-on qu’une telle discussion des thèses psychologiques et métaphysiques du solipsisme linguis­ tique — essentiellement littéraire, au demeurant, dans

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leur expression même — était superflue sur le plan scien­ tifique, ou sur le plan linguistique. Elle a paru nécessaire, en partie pour combler l’hiatus inter-disciplines déjà déploré, qui fait que ni la critique littéraire, ni l’histoire littéraire, ni l’esthétique n’ont vraiment pris possession des résultats de la linguistique récente. En outre, l’impor­ tance, claire ou dilTuse, de ces thèses dans le domaine de la culture littéraire française exigeait qu’on leur fît une place. Enfin, toute la discussion qui précède, on l’aura vu, ne tend pas à nier les apports du solipsisme linguistique. On souligne la nouveauté, l’importance même de cet apport, qui peut enrichir la stylistique, en approfondir les analyses-et les démarches. Mais on essaie de marquer l’empirisme non-scientifique de cette attitude et d’en contester surtout les énonciations portées à l’absolu. v m Cette lourde hypothèque levée, contre la possi­ bilité de la traduction, il reste une ultime objection, qui met en cause radicalement toute possibilité de traduction : car elle met en cause l’unité d’esprit même du bilingue qui possède deux langues, et qui exprime ou peut exprimer alternativement les mêmes choses, dans ces deux langues. Cette objection a été bien formulée par I. A. Richards qui, à la différence du courant solipsiste français, connaît bien les travaux de l’ethnologie américaine — et, de plus, est un logicien, linguiste et sinologue. « Pouvons-nous, se demande-t-il, maintenir deux systèmes de pensée, correspondant à deux langues exprimant deux visions du monde aussi éloignées que la chinoise et l’anglaise, dans notre esprit, sans qu’il se produise une contamination réciproque entre les deux, contamination qui par consé­ quent s’interpose [médiate] en quelque sorte entre ces deux systèmes de pensée? Est-ce qu’une telle médiation ne requiert pas un troisième système de pensée assez général et compréhensif pour inclure les deux premiers ? » Jusqu’ici, Richards semble formuler la théorie logique et psychologique d’une possibilité de traduire; mais il ajoute : « Et comment ferons-nous pour empêcher ce troisième système d’être seulement notre propre façon de traduire notre pensée, notre système de pensée fami­ lier, bien établi, mais habillé d’une terminologie toute

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neuve, ou de quelque autre travestissement * ? » Croyant traduire, nous ne ferions qu’adapter : la plus fidèle des traductions ressemblerait toujours à ces tragédies de Cor» neille ou de Racine où les Grecs et les Romains ne sont jamais des Grecs et des Romains, mais des contemporains de Corneille ou de Racine travestis en Grecs ou Romains. La plus fidèle des traductions serait toujours comme ces traductions d’Homère qui pendant des siècles francisaient et modernisaient tout ce qui, dans Homère, ou leur était inaccessible, ou leur était étranger, s’accrochant pour le faire au seul élément commun des situations décrites (régner, manger ou boire, être amoureux, jaloux, se mettre en colère, etc...). Mais le plus grave, dans l’hypothèse de Richards, c’est que les traducteurs feraient toujours, et sans le savoir, ce que les adaptateurs d’Homère faisaient consciemment, du moins au x v m e siècle, puisqu’ils ont explicitement formulé la théorie de leur pratique. L ’objection de Richards, comme celle du solipsisme linguistique, est importante pour les mêmes raisons que les leurs : elle avertit d’un risque longtemps ignoré, dont la réalité s’étale dans toutes les « belles infidèles », d’un risque aussi qu’on a sans doute minimisé depuis qu’on croit avoir dépassé l’époque de ces belles infidèles. Mais l'objection de Richards n’anéantit pas la théorie de la possibilité de la traduction : si le troisième système de pensée du bilingue anglo-chinois de Richards était pure­ ment le premier [c’est-à-dire l’anglais], le bilingue en ques­ tion n’aurait jamais pu apprendre le chinois, sinon comme un perroquet reproduit des sons, mais sans pouvoir se servir de leurs valeurs comme signes. La preuve qu’il existe des traits communs entre les énoncés du système de pensée de la langue anglaise, et les énoncés du système de pensée de la langue chinoise, c’est que le bilingue peut se servir de la langue chinoise, provoquer par ses énoncés en chinois les situations qu’il a prévues, réagir correcte­ ment aux énoncés en chinois qui lui sont adressés : la preuve de la communication des deux systèmes est la pratique sociale, c’est-à-dire encore une fois le recours aux situations bloomfleldiennes, aux phénomènes publiquement1 1. Richard», Menclut on the mind, pp. 86-87.

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observables qu’en a tirés Borgstrôm. Et Richards lui-même, dans une étude ultérieure, a défini très clairement cette preuve en termes bloomfieldiens : « Le langage, écrit-il, est notre tentative collective de minimiser les différences de signification personnelles » [entre] « des situations par­ tiellement semblables au cours desquelles des énoncés linguistiques partiellement semblables ont été proférés1 ». La traduction, comme la communication, n’en demande pas plus.1

1. Richards, Towardu a lheory of translation, p. 261.

QUATRIÈME

PARTIE

« Visions du monde » et traduction

CHAPITRE

XII

Les universaux du langage

i On a dressé jusqu’ici l’inventaire, aussi objective­ ment et aussi complètement que possible, de toutes les observations de la linguistique contemporaine qui sem­ blent asseoir définitivement l’opinion que la traduction n’est théoriquement pas possible. II reste à considérer pourquoi et comment, et surtout dans quelle mesure et dans quelles limites, l’opération pratique des traducteurs est, elle, relativement possible. Si l’on voulait reprendre un par un, polémiquement, les exemples types, ou les exemples classiques, allégués contre la possibilité de traduire, on ferait, avec un certain nombre d’entre eux, le catalogue intéressant déjà de la surlraduclion : la peur de ne pas traduire assez poussant à traduire tro p l. La perception aiguë des différences entre langue-source et langue-cible aboutissant à les exagérer (« les enseignants — reconnaît un linguiste pour­ tant convaincu de ces différences — ont depuis des siècles insisté sur les complications, qu’ils appellent beautés, des langues qu’ils enseignent * »). La perception de conno­ tations là où il n’y en a pas, comme chez cet Allemand cité par Bréal, qui s’en allait « répétant de livre en livre que le mot français ami est loin d’avoir la sincérité ni la profondeur de l’allemand Freund »; ou cet autre qui trouvait dans le français merci « quelque chose de blessant et de b as8 » (il pensait au latin mercedem). Mais ce cata­ logue n’est plus à faire, et la surtraduction se trouve, 1. Voir Vinay et Darbelnet, Stylistique comparée, riche en exemples. 2. Martinet, C.R. de M. Swadesh, dans Word, vol. IV (1949), p. 234. 3. Bréal, Sémantique, p. 281.

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aujourd’hui, décrite et définie comme une maladie bien connue de la traduction. Ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’on en ait fini avec elle. L ’article cité, par exemple, sur l’intradüisibilité de l’expression people’s capilalism1, est typique à cet égard. Si on se reporte à la définition donnée par l’auteur, on voit que les caractères de ce « people’s capitalism » sont la diffusion de la propriété des moyens de production (15 % des familles américaines possédant des actions) ; la participation large — et souhaitée toujours plus large — des consommateurs et des actionnaires à la direction de l’économie; la prépondérance de l’intérêt général dans la politique de chaque entreprise ; et le niveau de vie élevé. Un traducteur professionnel aurait sûrement vu que ces quatre caractères suggéraient une traduction du type : le capitalisme universel, par analogie avec suf­ frage universel— il aurait écarté cette version comme encore équivoque (le capitalisme universel, ce pourrait toujours être, en premier lieu, l’ensemble des capitalismes natio­ naux). Mais elle suggère, à son tour, la bonne : le capitalisme pour tous, comme on dit en français : lectures pour tous, bibliothèque pour tous, médecine pour tous, assurances sociales pour tous, exactement pour les mêmes caractères — l’exten­ sion démocratique d’une espèce de privilège, et la contri­ bution de ce fait à l’amélioration du sort de tous les hommes. il. D ’autres arguments vont plus loin que les surtra­ ductions, s’il s’agit de limiter cette thèse que traduire est impossible. Bien des exemples tendant à justifier l’existence de « visions du monde » irréductiblement différentes, ou de « civilisations » impénétrables peuvent être récusés par une observation de logique relativement élémentaire. La richesse des dénominations des Indiens Pyallup en matière de saumons, des Eskimos en fait de neige, de certaines sociétés africaines à propos de palmiers, des gauchos argentins quant à la robe des chevaux, nous étonnaient comme une façon différente de la nôtre de découper l’expérience du monde, comme une vue du monde 1. Voir ci-dessus, pp. 67-68 : l’article déjà cité : Table ronde à Yale.

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différente de la nôtre. Mais les mêmes analyses, conduites à l’intérieur d’une même langue, aboutissent à constater qu’il existe — reflétés par la structure de son lexique — des niveaux de l’expérience du monde différents pour des locu­ teurs différents dans cette même langue, sans qu’on puisse ici parler de vues du monde linguistiquement différentes. Toutes les fois que le niveau de l’expérience du monde n’est pas le même pour deux groupes donnés de locuteurs en une même langue, on pourrait collecter des faits aussi étonnants que ceux qu’on va chercher dans un autre hémisphère. Là où les petits citadins ne connaissent que les petits oiseaux, les paysans chasseurs différencient et nomment trente passereaux1. Là où le Français moyen ne connaît que la neige, le skieur français distingue et nomme, aussi bien que les Lapons ou les Eskimos les plus polaires, la poudreuse, la folle, la sèche — c’est-à-dire les soufflées — là pailletée, la collante, la neige humide, la cartonnée, la croûte de vent, différente de la plaque à vent (qui n’est pas la planche de neige), la tôle d’hiver, la mouillée, la croûte de soleil, la croûte de printemps, la neige de prin­ temps, la tôle de printemps, la croûte lisse, la croûle à pelli­ cule, la croûte perforée, la neige pourrie. Sans compter huit termes descriptifs, qui ne sont pas aussi proprement techniques : fraîche, farineuse, granuleuse, molle, fondante, gelée, dure, rugueuse. Sans compter quatre séries de termes, structurées suivant les techniques de fartage différentes qu’elles dénotent (un peu comme des séries de termes de couleur structurées selon les matières tinctoriales : pourpre, garance, cochenille, etc... guède, pastel, indigo, etc...) : la neige à Mix, c’est la « poudreuse », et c’est la neige qui vole »; la neige à Medium, c’est « l’humide », et c’est la neige qui « roule »; la neige à Klister, c’est la « mouillée », et c’est la neige qui « coule », la neige à Skare, c’est la « planche » et c’est la neige qui « glisse 1 2 ». Si l’ on prend, 1. Et P. Gardette fait observer, pour le domaine provençal et francoprovençal, t l’oubli rapide des noms d’oiseaux dès qu’on ne les chasse plus, comme des noms de plantes dès qu'on ne s'en sert plus d’ un point de vue médical » Actes et mémoires du I I « Congrès international de langue el littéra­ ture du midi de la France, Aix-en-Provence, 1961, p. 172. 2 . Voir Frendo, Ëd., Le ski par ta technique française, Chamonix, Ëd. Jean Landru, s. d. (1946), pp. 260-274 et 282-291. On peut mesurer le déve­ loppement d'un vocabulaire lié au développement d'une technique, c'est-à-

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de même, le vocabulaire de la robe des chevaux en français (ou en anglais, ou en italien), au même niveau de pratique de l’élevage du cheval que chez les gauchos, on trouve une terminologie de plus de deux cents termes L Exacte­ ment comme chez les gauchos. Ce sont des termes nominateurs, en même temps que classificateurs, en ce sens que chacun d’eux pourrait et peut servir de nom propre au cheval qu’il distingue, selon la vieille coutume toujours vivante au moins depuis Homère * : on peut dire le Noir, l’Alezan, le Blanc, l’ Isabelle, le Bai, le Souris, le Louvet, le Gris, l’Aubère, le Rouan, le Pie; mais aussi le Mal teint, l’ Isabelle foncé, le Bai Cerise, l’Alezan lavé, le Por­ celaine, le Fleur de Pêcher, le Vineux, etc... Puis, avec les particularités des robes, le Jais, le Zain, le Truité, le Tête en Cœur, Moustaches, Cape de Maure, Raie de Mulet, Trois Balzanes, etc... Tirer de la nomenclature du saumon chez les Pyallup, ou de celle de la neige chez les Eskimos des preuves d’une « vision du monde », ou d’une « civilisation » irréductibles aux nôtres est illégitime. On compare deux niveaux lexicaux qui ne sont pas compara­ bles. L’un représente une langue commune, certes, mais où tel vocabulaire technique d’un champ linguistique donné fait partie de la langue de tous parce que la techni­ que correspondante est pratiquée par tous les locuteurs ; l’autre, une langue commune où le même champ linguistique est traité d’après le niveau le moins technique qu’il ait dans cette langue, parce que la technique correspondante y est le fait d’un groupe restreint de locuteurs. ni Mais la discussion la plus pénétrante des « visions du monde » et des « civilisations » différentes prend appui sur une notion relativement nouvelle en linguistique dire au développement de notre expérience du monde, dans un domaine donné, par la comparaison du livre de Frendo avec le Manuel d’alpinisme (t. I, Partie scientifique), Chambéry : Darde) (1934). Celui-ci, au chapitre Neige el nivation (pp. 26-39) ne contient pratiquement rien sur le vocabu­ laire de la neige : à cette date le ski commence à peine sa carrière de sport. 1. Par exemple : 214 chez Amiot, F., Le cheval. Paris, P.U.F. (1949), pp. 37-38. Voir aussi : Jacoulet et Chomel, Traité d’hippologie, Saumur, 1900, 3 vol. (3* éd., revue, en 1 vol.). 2. Voir Delebecque, E., Le cheval dans l’ Iliade. Paris : Kllncksleck (1951), 2* partie, ch.m et ch. iv : Les noms des chevaux (Le Gris, l’Alezan, ie • Poil Brillant », l’Alezan Brûlé, « Crin Bleu >, p. 152).

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générale, celle des universaux de langage;et (chose entière­ ment distincte) celle des universaux anthropologiques et culturels qui sous-tendent les significations dans les langues. C’est une notion jeune, favorisée et gênée à la fois parce qu’elle s’exprime sous un vieux terme brusquement rajeuni (mais avec un sens entièrement nouveau) : les universaux des nominalistes médiévaux, qui survivaient en histoire de la philosophie1. Le terme n’apparaît à l’index d’aucun des grands ouvrages de linguistique générale de la première moitié du xx® siècle a. Il réappa­ raît, d’abord chez les auteurs anglo-saxons, dans la termi­ nologie des anthropologistes, des sociologues et des psycho­ logues — d’où il pénètre dans celle des linguistes. Alors que le terme est absent chez G. A. Miller en 1951 s, il occupe une place notable chez Colin Cherry (1957) * où l’on observe le passage de la notion psychologique à la notion linguistique. Joshua Watmough mentionne universals à son Index (en 1956), et dit, comme une chose normale aujourd’hui pour la linguistique américaine : « Aussi différents que soient les aspects du langage [...], il y a cependant des universaux fondamentaux, intrinsèques au langage, qui réapparaissent dans toutes les langues particulières examinées jusqu’ic i1 5 ». Le sens du terme est 4 3 2 clair : il est passé du sens de la logique classique, indiqué par le Vocabulaire de Lalande et par l'Oxford English Diclionary de la même façon (« une chose qui puisse être le

1. Le Vocabulaire de Lalande ne leur accorde pa9 même'un article séparé : on en trouve mention, cursivement, à l’article universel (substantif). Dans le Bulletin analytique [ultérieurement B. signalêlique] du C.N.B.S., entre 1947 et 1960, on ne trouve qu’une vingtaine de travaux sur ce sujet, pres­ que tous occupés d’histoire de la notion médiévale. 2. Serrus, Ch., dans Le parallélisme, examine, pour la mettre en doute, la notion recouverte par ce terme, mai9 il n’emploie pas le terme : il parle d 'invariants universels des langues du monde (pp. 6, 71-78), d'éléments uni­ versels des grammaires (p. 53), de fonctions universelles du discours (p. 248), de techniques invariantes dans le fonctionnement des langues (p. 270). Uni­ versaux ne figure pas dans le Lexique de Marouzeau, 3* éd., 1951. 3. Miller, Langage el communication. 4. Cherry, On human communication, ch. vu sect. 3. Becognillon of uni­ versale p. 267 ; sect. 6. • The search for Invariants ln pattern récognition •. p. 289. (Voir aussi pp. 259-260.) 5. Whatmough, Language, p. 16.

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prédicat de beaucoup d’autres1 »), au sens implicite chez Whatmough : les universaux sont les traits qui se retrouvent dans toutes les langues — ou dans toutes les cultures exprimées par ces langues. La recherche de tels traits se trouve avoir été tardive pour au moins deux raisons évidentes. D’abord, la linguistique comme science s’est constituée par une analyse qui tendait naturellement à mettre en relief tout ce qui différenciait chaque languç. Ensuite, la recherche philosophique sur les universaux s’était appuyée sur une métaphysique a priori de l’iden­ tité de l’esprit, de l’unicité de la pensée, de l’universalité de la logique, qui s’est trouvée discréditée dans tous les domaines à la fin du xix® siècle. Actuellement, s’il y a des universaux, au sens qui vient d'être défini, leur exis­ tence doit être établie par une enquête purement empiri­ que, sans préconception d’aucune sorte, sauf celle de vérifier cette existence ou non. iv En fait, la linguistique n’a pas ignoré totalement la notion que recouvre le terme récent d’universaux; mais la constatation de leur existence, toujours faite à propos d’autre chose, avait généralement le caractère d’une obser­ vation marginale, ou d’une précaution logique au moment d’aborder ce qui faisait presque toujours l’objet des ana­ lyses : une différenciation quelconque entre des langues ou des types de langues. Or, il est normal que ces consta­ tations, marginales pour la linguistique descriptive, devien­ nent centrales pour une théorie de la traduction, laquelle cherche à comprendre pourquoi et comment, en dépit de tout ce qui a été dit sur l’hétérogénéité radicale des divers systèmes linguistiques, les hommes communiquent de langue à langue. Une première espèce de ces universaux peut être nommée cosmdgonique : parce que « tous les hommes habitent la même planète », selon l’observation de Màrtinet, nous devons nous « attendre à découvrir un certain parallé­ lisme* » dans les idiomeB. Ceci parait une banalité dont1 2 1. Colin Cherry dit : • Une propriété, ou une classe [logique] supposée générale », p. 303. 2. Martinet, L'oppoailion ucrbo-nominale, p. 104.

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peu de linguistes ont osé se rendre coupables, tant la chose l’air d’aller de soi. Mais elle cesse de le paraître quand les traducteurs collectionnent, en les opposant, des « visions du monde » ainsi faites que le maya ne peut plus traduire notre notion de saison, de désert, de montagne, de rivière, de lac, etc. Alors, il devient nécessaire, afin de déterminer les limites dans lesquelles est vraie cette opposition, de compter les notions d’écologie communes à deux langues aussi éloignées que le grec de la Bible et le maya, pour les comparer statistiquement aux notions non-communes. Alors, en face de quelques notions exceptionnelles, on découvre toute la zone des universaux écologiques : le froid et le chaud, la pluie et le vent, la terre et le ciel, le règne animal et le règne végétal, les divisions planétaires du temps, jour et nuit, parties du jour, mois d’origine lunaire, année Iuni-solaire, cycles de la végétation. Quel que soit le découpage du champ sémantique des préci­ pitations atmosphériques, et quelle que soit la nomination de la neige en aztèque, par exemple (ce terme « non-motivé », sans rapport avec glace en français, est un terme « motivé », dérivé de glace en aztèque), la signification référentielle de base est la même, les cadres de référence au monde extérieur sont les mêmes : il y a des universaux cosmogo­ niques. Et l’on ne pourra parler de « visions du monde » irréductibles que pour un pourcentage déterminé de notions dans chaque cas (d’une langue à l’autre), après dénombrements, entiers. a

v II y a aussi des universaux biologiques, et les lin­ guistes qui l’ont dit sont déjà plus nombreux. L ’observa­ tion de Martinet déjà citée, disait en les englobant : « Comme tous les hommes habitent la même planète et ont en commun d'être hommes avec ce que cela comporte d'analogies physiologiques et psychologiques, on peut s’attendre à découvrir un certain parallélisme dans l’évo­ lution de tous les idiomes1 ». Dans un des premiers tra­ vaux expressément consacrés à l’esquisse de ce problème des universaux de langage, Ethel et BurtAginsky disaient aussi que « l’unicité fondamentale de l’espèce [humaine] X. Martinet, article cité ci-dessus, p. 104.

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et les conditions de vie sur notre planète > expliquaient la présence de ces universaux — parmi lesquels, au niveau biologique, ils dégageaient six (ou plutôt sept) champs linguistiques essentiels : nourriture, boisson, respiration, sommeil, excrétions, température et sexe, auxquels ils adjoignaient les universaux anatomiques*. Et Suzanne Ohman a exhumé les vieux travaux d’Esaïas Tegner (1874), qui, d’une part, avait bien vu que chaque langue divise le champ du vocabulaire à sa manière, mais d’autre part, avait su marquer « qu’il y a des domaines où c’est la nature elle-même qui trace les limites du découpage linguistique »; et que les langues, alors, « coïncident* ». Il est facile de trouver des langues où les diverses espèces de chênes ont des noms différents (rouvre, serre, yeuse, kermès...); plus difficile d’en trouver où la parenté bota­ nique entre ces noms ne soit pas sentie; mais on peut affirmer qu’il est impossible de trouver des langues où les diverses parties de l’ar&re auraient des noms distincts (racine, tronc, branche, feuille) tandis que l’unité linguis­ tique arbre comme somme des quatre autres n’existerait pas. « Tout mot doit être conçu comme une partie d’un groupe sémantique », dit von Wartburg, et c’est la pure doctrine saussurienne ; mais « ces groupes sont très diffé­ rents dans leur essence. Il y en a qui sont délimités de façon précise et qui restent à peu près constants : tels sont, par exemple, les parties du corps, les rapports de parenté, les phénomènes de température, les actions quotidiennes de la vie humaine (manger, boire, dormir)3 ». L ’exposé de von Wartburg est celui d’un linguiste réaliste qui, tout en acceptant les vues de Trier sur la prépondé­ rance du découpage linguistique de la réalité, n’en perd pas de vue les limites. On peut dire la même chose de Martinet : critiquant la notion de langue-répertoire, parce qu’elle « se fonde sur l’idée simpliste que le monde tout entier s’ordonne en catégories d’objets parfaitement distinctes, antérieurement à la vision qu’en ont les hommes » il ajoute aussitôt : « ceci [c’est-à-dire ce point de vue simpliste] [...] est vrai, jusqu’à un certain point, lorsqu’il1 3 2 1. Aginsky, Language universale, pp. 169 et 170. 2. Ohman, Théories, p. 130. 3. W artburg, Problèmes et méthodes, p. 141. V oir aussi p. ISO.

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s’agit [...] d’espèces d’êtres vivants1 ». Cette répugnance des linguistes réalistes à négliger tout un substrat d’uni­ versaux, même quand ces auteurs centrent leurs analyses sur des problèmes typiques ou classiques de différenciation linguistique, nous la retrouvons dans le domaine des études sur la couleur, pourtant si favorable, comme on l’a vu, aux démonstrations d'une hétérogénéité des « visions du monde » selon les langues. Au colloque déjà mentionné, presque tous les participants, tout orientés par principe vers les découpages spécifiques à chaque langue, ont cependant marqué l’existence de constantes dans la perception de la couleur, c’est-à-dire l’existence de ce substrat d’universaux physiologiques antérieurs à tous faits de nomination. « Il n’y a pas de raison, déclara Galifret, de supposer que les cellules rétiniennes ou celles du cortex fonctionnent différemment selon les races ou les latitudes1 23 ». Filliozat, qui provoquait cette mise au point d’un physiologiste, amenait le sinologue Gernet à convenir de ceci : « Quand vous dites que les Chinois ne voient pas les couleurs comme nous, vous entendez, je suppose, qu’ils les voient tout de même comme nous, mais qu’ils ont des habitudes de dénomination différentea. » « J e pense, disait-il aussi à propos du sanscrit, que la perception des couleurs a été, dans les temps anciens, aussi large qu’aujourd’hui 45 6»; tandis que Métais, pour le canaque, admettait que « toutes les nuances qui, chez nous, sont désignées par des adjectifs, sont certainement appréhendées par le Canaque e». Meyerson, en conclusion, reflétait cette allée-venue, dans le dialogue, entre la notion d’universaux et celle de découpages irréductiblement différents : « La couleur, énonçait-il, nous apparaît comme un fait humain, où les sociétés, les langues, les techniques, les arts ajoutent diversement à la physiologie8 ». Aussi 1. Martinet, Éléments, p. 15. 2. Voir, Problèmes de la Couleur, p. 300. 3. Ibid., p. 299. 4. Ibid., p. 311. 5. Ibid., p. 356. 6. Voir Problèmes de la Couleur, p. 358. La partie soulignée l’est par le citateur. Meyerson écrit aussi, reflétant le même balancement de l’ une A l’autre notion : • Les systèmes de nomination des couleurs ne se recouvrent pas d’une langue 6 l'autre. Sans doute il y a des faits de nomination communs

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minces que puissent paraître ces concessions, dans la perspective des linguistes surtout structuralistes, répétons qu’elles sont centrales dans une théorie de la traduction, parce qu’elles établissent ceci : dans un domaine aussi défavorable à première vue que celui de la nomination des couleurs, il existe un noyau de significations référen­ tielles (de références à des faits communs de physiologie de la perception), qui, même si toutes les valeurs connotatives ne sont pas transférables automatiquement de langue à langue, permet au moins la communication des dénotations, liées par définition à ces références physiologiques. En un domaine important, celui de la nomination de l’espace et du temps, la thèse des « visions du monde » diffé­ rentes, bien que solidement installée, n’est pas, non plus, à l’abri de toute discussion. La thèse de Whorf à cet égard est connue : « L ’espace, la matière et le temps newtoniens ne sont pas des intuitions. Ce sont des produits de la culture et du langage. C’est de là que Newton les a tirés1 ». Sur ce point, Suzanne ühman a produit une objection qui mérite réflexion : c’est celle qui découle des phénomènes obser­ vables concernant l’emploi d’unités de mesure de toutes sortes, quand le même locuteur passe d’une langue à l’autre. Elle fait observer comme il est difficile, par exemple, de penser une distance en milles, ou en verstes, quand on est habitué à la concevoir en kilomètres. A première vue, cette observation semble appuyer la thèse de Whorf : on dirait que la conception des distances est liée indissolu­ blement au langage à travers lequel est acquise, puis exprimée pour la première fois, l’expérience concrète. Mais les faits sont plus complexes. Suzanne Ohman fait observer que le locuteur français par exemple, peine à concevoir les distances en milles, même s’il connaît par­ faitement les règles de conversion. Ceci tend à prouver que le champ conceptuel distance n’est pas rigidement lié au champ linguistique, sinon l’acquisition d’un nouveau champ conceptuel organisant les unités de distance autrement comme il y a des faits d’atlenlion perceptive communs, etc...... La théorie de la traduction ne peut passer sur ce aussi vite que la linguistique classique. 1. Whorf, Language, p. 153.

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devrait permettre le maniement sans difficulté du nouveau système sémantique d’unités. Mais « le champ sémantique de distance est profondément lié à l’expérience totale de l ’individu », dit-elle. Elle ajoute : « Il y a autre chose que des composantes intellectuelles dans la signification d’un terme exprimant une distance1 ». La discussion de Suzanne ühman est conduite, ici, du point de vue des idées de Trier qu’elle critique, et non pas du point de vue des universaux. Ce qui l’intéresse est de prouver que certains champs linguistiques sont liés directement à la perception du monde, indépendamment de l’organisation conceptuelle : la perception des distances, par exemple, est pour elle indépendante en partie de sa conceptualisation dans un système de mesures. L ’argument prend toute sa valeur examiné du point de vue des universaux bio-physiologi­ ques. Si l’on analyse ses exemples dans cette nouvelle lumière, on pose le problème de savoir s’il y a des universaux de perception de la distance, s’ils sont indépen­ dants du langage (puisqu’ils résistent à la possession d’un second langage, même bien assimilé), pourquoi et comment se produit cette indépendance vis-à-vis du langage. On s’aperçoit alors que dans ce domaine, comme dans celui de tous les systèmes de mesure, la possession intellectuelle et linguistique parfaite des notions ne suffit pas, si elle n’est pas accompagnée de la pratique, de l’activité, de l’utilisation concrète de ces notions dans la vie concrète. Par exemple, l’Arabe d’Égypte divise l’heure en trois tiers (tilt), plutôt qu’en quatre quarts; l’acquisition lin­ guistique intellectuelle de cette notion ne présente aucune difficulté. Si l’on a souvent l’occasion de répondre en arabe à la question : quelle heure est-il? on acquiert l’habi­ tude, même en consultant la montre classique (le même cadran, d’ailleurs, sans marque distinctive pour le tilt, est employé par les Égyptiens), de répondre par rapport au tilt, et l’on acquiert l’habitude d’une évaluation intui­ tive de cette division du temps. De même, si l’on conduit assez longtemps dans un pays où les distances sont mar­ quées en milles 6ur les bornes routières, avec une voiture dont le compteur marque les vitesses en milles. Il suffit, 1. ühman, Théories, pp. 123-134, et notamment, p. 132.

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d’ailleurs, d’une brève enquête parmi les marins français pour confirmer que l’intuition des distances est liée aux technologies qui permettent de l’appréhender autant et plus qu’au langage qui l’exprime. Les distances à terre, en kilomètres, même pour un marin, sont liées à la marche à pied et au temps [rythme] de la marche (ainsi probable­ ment qu’à l’éducation terrestre de l’œil). En pleine mer, sans aucun repère, le marin évalue les distances en nœuds par référence à des perceptions de vitesse (aspect du sillage, mouvement de l’eau contre la lisse, cadence des vibrations du moteur transmise à la masse du pont), mais il ne voit pas des milles. Au contraire, dès que s’offrent des repères, côte ou navire, le même marin peut évaluer des distances marines en milles à vue. Le problème soulevé par Suzanne Ohman est complexe, il exigerait des vérifications de psychologues (assez faciles, mais auxquelles aucun des critiques de Whorf n’a songé sur ce point). Toutefois, l’examen le plus rapide amène — plutôt qu’à Whorf — à donner raison, sur ce point très précis, aux vues de Piaget pour qui « la logique du sujet parlant ne tient pas à son langage seul, mais avant tout aux modes de coordination de ses actions1 ». Il y a des universaux bio-physiologiques, il y a des universaux de sensation et de perception, liés à l’unicité bio-physiologique de l’espèce humainea. Et ces universaux fournissent forcément des significations référentielles communes — si minima soient-elles — à tous les hommes, à toutes les langues vi Les Aginsky ne s’étendent pas sur les « universaux psychologiques », (dont ils disent seulement « qu’il doit en exister dans la pensée et dans lé rêve ») 1 3 : universaux dont 2 l’existence est admise chez Martinet de manière explicite, chez Meyerson de manière implicite, ainsi qu’on l’a vu. Chez Serrus, tout tend à démontrer qu’il n’y a pas d’univer­ 1. Piaget, J., Mandelbrot, B. etc... Logique, langage et théorie de l'infor­ mation, p. U, Paris, P.U.F., 1957. 2. L'examen de la notion de temps mène aussi, contre Whorf, à la mise en évidence d’ universaux de temps, liés à l'équilibre biologique profond du corps humain. Voir Gaston Cohen : Fuseaux horaires et rythme de vie des aviateurs long-courriers, dans la Nature, déc. 1961, pp. 527-532. 3. Aginsky, Language universale, p. 170.

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saux logico-grammaticaux, parce que l’expression linguis­ tique est radicalement contingente, et parce que cette « contingence de l’expression » recouvre peut-être « une contingence — autrement grave pour le sort de la logique — des formes de la connaissance1 »; mais Serrus, en même temps qu’il rejette les universaux du domaine de la logique, leur offre le refuge de la psychologie : « A supposer cepen­ dant que l’on découvre des invariants dans les langues du monde, écrit-il, faudra-t-il les expliquer par une influence de la logique, qui ferait irruption dans la grammaire? Ne seraient-ils pas tout simplement des attitudes psychologiques, condition de toute connaissance, mais ne pouvant suffire à développer le mouvement de la pensées? » Et dans sa Conclusion : « S’il y a quelques attitudes très générales communes à toutes les langues du monde, elles tiennent au type mental de l’espèce humaine et il faut en demander l’explication à la psychologie1 3 ». Il reflète, en fait, les 2 idées courantes, et relativement peu développées sur ce point, de la linguistique générale de Meillet, pour qui la psychologie fait partie des « données constantes, qui sont partout sensiblement les mêmes4 », quant à leur action sur les langues. Ce qui importe ici aussi, c’est beaucoup moins de tirer argument (contre les universaux psychologiques) du carac­ tère sommaire ou rapide de toutes ces mentions — que de notér leur existence reconnue, et insuffisamment étu­ diée, tout au moins dans la perspective de cette question fondamentale : comment et pourquoi et jusqu’où les 1. Serrus, Le parallélisme, p. 72-73. 2. id., Ibid., p. 78. Bien qu’il cite, en cet endroit, H. Delacroix (< Le lan­ gage est un, et il n'y a qu’une langue humaine. Sous les procédés &elle propres que chaque langue met en jeu se retrouve un fond commun de conditions et de méthodes qui répondent à la constitution de l’esprit humain >, La pensée et la langue) Serrus se sépare nettement de la métaphysique pour qui l’identité de l’esprit humain est posée a priori. Pour lui, la preuve qu’il y a des < fonctions universelles du discours [...] est affaire de constatation empirique » (Ibid., p. 248J. Puis encore : ■Il appartient à la linguistique de nous apprendre si les langues sont particulières aux diiTèrents peuples, ou si elles comportent un certain nombre d'éléments universels > (ibid., p. 55). 3. id., Ibid., p. 388. 4. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 16. H. Berr, dans la Préface au Langage de Vendryes (p. xvm ), explique de la même manière ces similitudes entre les langues • ayant pour cause l'identité ini­ tiale de la vie représentative chez les êtres humains ».

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langues différentes communiquent-elles entre elles, en dépit de toutes les raisons qu’on aurait de craindre le contraire? vu Sur le problème de savoir s’il y a des traits com­ muns à toutes les langues du monde — c’est-à-dire des « universaux linguistiques » — on trouve beaucoup plus d’éléments de réponse qu’on ne le croirait d’après tout ce qui précède. Les Aginsky, là aussi, sont un peu brefs, et se contentent de dire « qu’il est facile d’être si frappé par les différences [entre langues] qu’on va jusqu’à décrire deux langues comme totalement différentes » mais que « ceci est une exagération1 ». Comme universaux de langage, ils mentionnent le nombre limité des phonèmes, la division des énoncés en morphèmes, l’usage des morphèmes en séquences, etc... Hjelmslev a longuement considéré la chose dans son rapport introductif à la question I du V Ie Congrès Inter­ national des Linguistes : Existe-t-il des catégories qui soient communes à Vuniversalité des langues du monde1 23 ? mais en limitant sa réponse aux universaux morphologiques. Toutefois, avant d’aborder cette réponse proprement dite, il avait proposé de distinguer les faits généraux des faits universels en linguistique, et d’écarter de la discussion ce qu’il appelait les faits universels, ceux qui sont constitutifs de la définition du langage en général (et sont inclus, par conséquent, dans toutes les langues, quelles qu’en soient les différenciations ultérieures). Il s’agissait, selon lui, des faits suivants : le fait que le langage véhicule une substance au moyen d’une forme ; l’opposition et l’interdépen­ dance entre signifiant et signifié, entre expression et contenu, entre système et texte, entre paradigmatique et syntagmalique ; les trois grandes fonctions syntaxiques (parataxis, hypotaxis et catataxis) ; certaines catégories sémantiques ®. Cette vue de Hjelmslev éliminait, de la catégorie des universaux recherchés, tout ce qui faisait aux yeux de Sapir, par exemple, l’essentielle universalité du langage — 1. Aginsky, Language universale, p. 169. 2. A cta du VI* C.I.L., pp. 419-431. 3. Ibid., p. 420.

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quand il écrivait < qu’il n’y a pas de particularité plus saisissante dans le langage que son universalité1 ». Mais il était dans la tradition linguistique la plus pure, celle de Meillet, qui, parlant de la diversité des langues, ne mentionnait qu’en passant leur universalité : < Sans doute le langage recourt chez tous les hommes à un même type de procédés : en ce sens, il est u n 1 ». La thèse explicite de Hjelmslev— implicite chez Meillet, chez Saussure aussi1 3 — doit être admise comme légitime 2 par rapport à l’objet de leur recherche, et à la méthode propre à délimiter cet objet; c'est-à-dire admise comme un point de vue relatif à une analyse donnée, non comme une vérité absolue. L ’universalité d'un certain nombre de types de procédés « élémentaires » (comme dit aussi Hjelms­ lev) est, au contraire, capitale pour une théorie de la com­ munication entre les langues. Il suffit de penser à ce que seraient les problèmes de la communication entre les diverses collectivités humaines, si ces collectivités, au lieu de posséder toutes des langues fondées sur l’emploi des mêmes types de procédés élémentaires4, possédaient seu­ lement, tantôt des systèmes de communication pourvus d’une première articulation en signes, mais sans la seconde articulation en phonèmes (dans ces systèmes phoniques, chaque signifié devrait être exprimé par un cri ou un sifflement distincts, sans éléments communs avec aucun autre cri ou sifflement) ; tantôt des systèmes de communica­ tion pourvus d’une seconde articulation en phonèmes, mais sans la première, en signes (dans ce système, l’unité de signification la plus petite serait le message global); tantôt des systèmes de communication non fondés sur l’usage de la voix articulée, mais sur l’usage de mimiques diverses, elles-mêmes susceptibles d’utiliser la première 1. Saplr, Le langage, p. 28. 2. Meillet, Encyclopédie française, t. I, I* 32-4. Encore un « sans doute » aur lequel une théorie de la traduction ne peut passer aussi vite que la lin­ guistique classique. 3. Lequel postule • une faculté plus générale [que celle qu'on a localisée dana la troisième circonvolution du cerveau] celle qui commande aux signes et qui serait la faculté linguistique par excellence ». Cours, p. 27. 4. Cette hypothèse a été exploitée, quelquefois brillamment, par les sciencefictions, depuis Cyrano de Bergerac, avec son (Ibid., p. 60). 3. Ce sont elles qui nourrissent la • stylistique comparée • de Malblanc, de Vinay, la < typologie linguistique > d'Uümann, etc.

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ment, d’autres linguistes (ou bien les mêmes) l’étendent bien au-delà. Depuis un siècle, au moins, force est de reconnaître qu’il n’y a plus de culture isolée. Sapir disait déjà — dans son chapitre intitulé : Comment les langues s'influencent réciproquement — qu’à cause de ce fait, * il serait difficile de citer une langue ou dialecte complètement isolés », et que « le fait serait encore plus rare parmi les peuples primitifs1 ». Les Aginsky le répètent, avec raison, car la chose cesse d'être une banalité dès qu’on la pose comme une tâche d’anthropologie culturelle ou de linguis­ tique à l’ordre du jour : « Depuis un certain temps les conditions des communications se sont trouvées tellement améliorées qu’il n’y a pratiquement pas de cultures isolées, ce qui permet dans le développement de l’époque moderne une diffusion de traits de culture universels * ». Lorsque Guiraud, cherchant à montrer les difficultés d’application de la méthode historique en matière de sémantique, écrit que ces difficultés s’expliquent par « les contacts [...] devenus si complexes qu’ils échappent à toute description et définition* », il constate la même chose d’une autre manière. Et c’est souligner l’un des universaux culturels les plus vastes et les plus voyants que de dire comme Benveniste : « C’est un fait que, soumise aux exigences des méthodes scientifiques, la pensée adopte partout les mêmes démarches, en quelque langue qu’elle choisisse de décrire l’expérience. En ce sens, elle devient indépendante, non de la langue, mais des structures linguistiques particulières. La pensée chinoise peut bien avoir inventé des catégories aussi spécifiques que le tao, le yin et le yeng : elle n’en est pas moins capable d'assimiler les concepts de la dialectique maté­ rialiste ou de la mécanique quantique sans que la structure de la langue chinoise g fasse obstacle* ». On ne saurait mieux caractériser la science comme un outillage universel, un des universaux technologiques et culturels les plus certai­ nement prouvés. Un tout autre biais, celui du problème d’une langue universelle artificielle auxiliaire, conduit Martinet vers la même constatation, non seulement des1 3 2 1. 2. 3. 4;

Sapir, Le langage, p. 182. Aginsky, Language univenale, p. 168. Guiraud, Lee champs morpho-sémantiques, p. 284. Benveniste, Catégories de langue, p. 429.

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universaux de culture en leur aspect statique, mais en leur dynamique : « Il s’agit, dit-il & propos d’une langue arti­ ficielle universelle auxiliaire, d’assurer les rapports linguis­ tiques entre des gens de même civilisation, ou qui ont atteint un degré d’évolution pratiquement identique [...] Une langue commune complète suppose un large fonds commun de civilisation [...] C’est pour cette forme de civilisation qu'on cherche aujourd’hui une langue com­ mune [...] El si celle langue doit être une langue mondiale, c’est que celle forme de civilisation tend aujourd'hui à être mondiale1 ». De tels points de vue montrent combien la notion de convergence des cultures, et celle d’universaux de culture ont, aujourd’hui, gagné, même en linguistique, le droit & l’existence reconnue. Rien de plus significatif à cet égard que le changement d’attitude enregistré devant les faits : lorsque Jespersen englobait l’étude de certains traits des langues, qu’on appellerait aujourd’hui des traits tendanciellement panchroniques ou des universaux linguisti­ ques2, dans la thèse discutable d’un progrès des langues, il recueillait le scepticisme s. Mais aujourd’hui, débarrassée de toute présupposition, l’étude des convergences linguis­ tiques est considérée comme un problème théorique légi­ time, important même. C’est le thème de l’article déjà cité de Vogt *. Martinet fonde, à deux reprises, la légitimité de cette étude en linguistique générale : en 1954, il insiste sur le fait que les dialectes naissent aussi bien par conver­ gence, par concentration d’une nébuleuse linguistique de patois de villages autour d’un bourg devenu centre — que par divergence. II pose nettement que « les linguistes doivent dorénavant se montrer pleinement conscients de ce fait que la divergence est seulement la moitié du tableau complet [de l’évolution linguistique], l’autre moitié étant la convergence 8 ». Il montre bien que la .1. Martinet, Langues artificielles, pp. 41-42. 2. Jespersen, Progress in language (Ch. ix). Par exemple : élimination des phonèmes dlfllciles, disparition graduelle des accents musicaux, raccour­ cissement des signes, syntaxe à ordre libre, élimination des types ilexlonnels, réduction du nombre des Irrégularités, etc... 3. Cf. Vendryes, Le langage, pp. 405, 409 et ss. 4. Vogt, Compte rendu de : Weinrelch, pp. 373-374. 5. Martinet, Dialeel, pp. 10-11.

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convergence linguistique est liée, comme la divergence, à une donnée fondamentale de l’acte de communication : la nécessité d’intercompréhension. Cette nécessité, sensible dans l’évolution linguistique au niveau du dialecte, ne cesse pas par décret au niveau des grandes langues et des grandes cultures. On pourrait presque dire : au contraire. « Le contact [des langues] engendre l’imitation, et l’imitation engendre la convergence linguistique, écrit Martinet en 1956. La divergence linguistique résulte de la sécession, de l’éloignement, de la perte de contact [entre communautés linguistiques]. En dépit des efforts de quelques rares grands linguistes, comme Hugo Schuchhardt, la recherche linguis­ tique a jusqu’ici favorisé l’étude de la divergence aux dépens de la convergence. Il est temps que le juste équi­ libre soit rétabli. La convergence linguistique doit être observée et étudiée dans tous les domaines et pour toutes les époques 1..> ». Martinet, certes, parle ainsi pensant aux dialectes, et aux langues considérées une à une, ou plutôt deux à deux. Toutefois, ce n’est pas extrapoler, ni déformer sa thèse que de vouloir aussi lui donner sa signification la plus générale, en donnant aux faits de convergence (culturels aussi bien que linguistiques) leur signification la plus générale aussi. Les effets de cette convergence des cultures (dont la convergence linguistique est un reflet partiel) ont été de plus en plus signalés par les ethnologues, dont LéviStrauss a résumé le drame en termes parlants : Voici « le cercle infranchissable, écrit-il : moins les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de se corrompre par leur contact, et moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la signification de cette diversité [des cultures]. En fin de compte, je suis prisonnier d’une alternative : tantôt voya­ geur ancien, confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque tout lui échappait, pire encore, inspirait raillerie et dégoût, tantôt voyageur moderne courant après les vestiges d’une réalité disparue *. » Il paraîtra peut-être littéraire, mais ce ne l’est pas, de résumer cette accélération de la convergence des cultures 1. Martinet, Préface, dans : Welnreich : Languages in contact, p. vin. 2. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 33.

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par une page de Teilhard de Chardin. Cette « planétisation > de l’espèce humaine, cette « noosphère » qui paraît encore aujourd’hui science-fiction philosophique, magie de savant visionnaire un peu trop poète, demain sera le chapitre introductif, presque banal, de tous les traités : c Depuis longtemps, sans doute, le groupe humain a réussi à couvrir la face de la Terre, et depuis longtemps aussi, cette ubiquité zoologique tend à se muer en totalité organique. Mais n’est-il pas évident qu’aujourd’hui seulement la transfor­ mation parvient à son point de maturité? Suivons, au long de l’histoire, les grandes étapes de cette agrégation. D’abord, s’élevant de la nuit des temps, une poussière de groupes chasseurs, disséminés un peu partout sur l’Ancien Monde. Puis, il y a environ quinze mille ans, une autre poussière (déjà bien plus grosse et plus distincte), celle des groupes agriculteurs, fixés en quelque vallée heureuse, centre de vie sociale, où l’ Homme, enfin stabilisé, achève de développer la force expansive qui lui permettra d’envahir le Nouveau Monde. Puis, il y a sept ou huit mille ans, apparition des premières civilisations couvrant chacune de larges morceaux de continents. Puis de véritables empires. Et ainsi de suite, par taches humaines de plus en plus larges, se rejoignant sur les bords, s’absorbant souvent pour se segmenter ensuite, mais bientôt après se reformer en taches plus larges encore. Ceci posé, de cet établissement, et de cette prise irrésis­ tible, ne voyons-nous pas, sous nos yeux, se réaliser les ultimes efforts? Sur la carte des peuples, les derniers « blancs » ont disparu. Tout est maintenant au contact, et combien serré 11... » x Tel est le vaste ensemble de raisons pour lesquelles on peut parler d’universaux de langage : cosmologie, biologie, physiologie, psychologie, sociologie, anthropo­ logie culturelle et linguistique elle-même contribuent à dresser ce vaste inventaire de traits communs, grâce auxquels le nombre des références et des dénotations communes permet le passage de toute langue en toute langue, pour de très vastes secteurs de l’expérience humaine, 1. Teilhard de Chardin, L’avenir de l’homme, pp. 222-223.

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qui vont s’élargissant. Les Aginsky ont raison, « l’inven­ taire complet ne pourra être fait que par une recherche inter-langues d’une ampleur considérable1 ». Mais, en même temps, peuvent-ils affirmer déjà : « les universaux sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le suppose * ». Une fois reconsidérées attentivement toutes les différen­ ciations entre systèmes linguistiques si souvent décrites, on peut conclure avec eux : « Nous insistons seulement sur ce fait qu’en regard de toutes ces différences, il reste néanmoins une masse importante et impossible à éviter dç traits universels communs [à toutes les langues] et de similitudes qui méritent l’étude la plus attentive *. » Et si l’on accepte cette conclusion mesurée, fondée sur des faits et des analyses difficilement récusables, il faut conclure aussi que la traduction de toute langue en toute langue est au moins possible dans le domaine des univer­ saux : première brèche dans un solipsisme linguistique absolu.1 3 2

1. Aginsky, Language universals, p. 170. 2. Id., ibid., p. 171. 3. Id., ibid., p. 171.

CINQUIÈME

PARTIE

Civilisations multiples et traduction

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XIII

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U ethnographie est une traduction

i II a fallu jusqu’ici centrer la discussion sur les rela­ tions de fait entre linguistique et traduction ; puis sur les apports de la linguistique moderne à la solution des pro­ blèmes de la traduction. Cette insistance a été nécessaire parce que ces apports dans beaucoup de travaux n’avaient jamais été rassemblés, ni discutés, ni synthétisés du point de vue de la traduction. Ce qu’on s’est proposé jusqu’ici, c’était donc de fonder ce droit, qu’a la traduction, de figu­ rer comme problème linguistique notable, dans un traité de linguistique générale. Cette tâche, dans la mesure où elle a été accomplie, a justifié contre certains traducteurs dont le porte-parole est Cary, le droit qu’a la linguistique de considérer la traduction comme un problème de son ressort. Mais ce serait commettre l’erreur inverse de celle qui vient d’être longuement combattue, que de vouloir enfer­ mer la traduction, ses problèmes et ses solutions, dans les frontières de la linguistique — et surtout dans les frontières de la région centrale de la linguistique : la linguistique descriptive moderne, la linguistique structurale. il Prétendre — puisque chaque langue est décrite comme un système algébrique de relations et de corréla­ tions formelles — que la traduction peut être réduite à des problèmes de conversions algébriques formelles, au passage mécanique des formules linguistiques d’un système (le russe, par exemple), aux formules linguistiques d’un autre système (le français), c’est une vue partielle qu’on prend pour une vue totale. Et cette erreur découle en grande

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partie d’un emploi métaphorique de l’expression système [algébrique], inconsciemment prise au sens propre. Il est bien vrai que par toute sa partie totalement réductible en système — la morphologie et la' syntaxe — chaque langue est une espèce d’algèbre. Mais il est non moins vrai, nous l’avons vu, que toute une autre partie de la langue — le lexique — a résisté jusqu’ici à ce traitement. Et par conséquent, laissant de côté la question théorique d’une possibilité de réduire ultérieurement le lexique à un ensem­ ble de structures formelles rigoureuses, nous pouvons considérer, ici et maintenant, qu’une théorie de la tra­ duction doit se passer par force de cet instrument — la structuration formelle de tout un lexique — non encore inventé, ou découvert. Les mathématiciens eux-mêmes d’ailleurs suggèrent que cette limite posée à l’emploi de l’expression système algé­ brique (appliquée aux langues) est peut-être de nature logique. En effet, qu’il s’agisse d’un théoricien classique comme Bouligand, ou d’un carnapien comme Bar-Hillel, ils insistent sur ce fait que la mathématique formelle, en tant que système de relations formelles, est une espèce de modèle vide, qui n’acquiert sa pleine validité que s’il est vérifié dans un monde de significations. Toute algèbre ne devient utilisable que finalement confrontée à ce monde des significations, qui est le monde des vérifications —- dans lequel on affecte, aux signes et symboles algébriques, des valeurs arithmétiques (numériques) qui les éprouvent. « On ne saurait, dit Bouligand, tirer de la mathématique elle-même une preuve de la cohérence de cette science envisagée globalement [...]. Les conclusions doivent être finalement confrontées avec les faits qui ont suscité la théorie1. » Et aussi : « la sérénité du travail mathématique ne peut [...] se fonder que sur des justifications d’ordre extérieur* ». A ces formules nettes, mais qu’on peut trouver trop générales (elles sont les conclusions de tout un traité), Bar-Hillel offre l’illustration d’une analyse logique de détail, à propos du langage scientifique, celui de la physique 1. Bouligand, G. et Desbats, J., La mathématique et ton unité, Paris, Payot, 1947, pp. 297-298. 2. Id., ibid., p. 297.

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étant pris comme exemple. Il insiste sur le fait que les modèles mathématiques (il les appelle un « sub-langage théorique ») qui décrivent abstraitement les phénomènes de la physique doivent être assortis de certaines règles de correspondance avec la réalité physique concrète, à propos desquelles il écrit ces lignes remarquables : « La théorie par elle-même, sans [ces] règles de correspondance, est un calcul non inlerprélé. Ses termes et ses phrases sont, jusque-là, privés de signification1, et le sub-langage théorique, jusque-là, est inutilisable comme moyen de communication. Avec l’adjonction des règles de corres­ pondance, les termes théoriques sont interprétés, les phrases théoriques acquièrent une signification, le langage théorique tout entier devient moyen de communica­ tion 1 ». Le caractère vide de ces grands modèles mathématiques abstraits se trouve illustré par la mise en évidence de systèmes isomorphes8, c’est-à-dire de modèles mathéma­ tiquement polyvalents. C’est ainsi, dit Mandelbrot, que les équations de la thermodynamique (le schéma mathéma­ tique de ces lois physiques) fournissent un modèle pure­ ment formel qui convient au traitement mathématique de la statistique linguistique, de l’économétrie, de la théorie des grands systèmes de neurones, des grands automates, des jeux de stratégie complexe, des théories sur la population, des problèmes de taxonomie 1 4*. On ne 3 2 1. L’inondation de Bar-Hillel est sans doute excessive. Les < phrases mathématiques • ne sont pas privées de toute signification. Leur nature formelle, c ’est-à-dire leur abstraction par rapport au concret (leur générali­ sation du concret) garde une certaine valeur de signification partielle : elles signifient des relations à des niveaux d’abstraction qui peuvent être très différents : i R j , relation logique (2 est en relation avec y) est plUB abstrait que 2 + y, 2 — y, x = y, x.y, 2 > y, 2 < y, relations algébriques sémantiquement concrètes. Le plan de construction d’un pont, sans aucune indication d'échelle, et sans aucune cote, signifierait l’idée abstraite d'un oertain type de pont : une seule cote, cependant, la plus quelconque, per­ mettrait de recalculer tout le pont de proche en proche, de lui donner sa signification concrète complète (longueur, largeur, hauteur, etc...). Le pont, sans échelle ni cote, est la figure d’un calcul non interprilt; la cote unique Introduit à elle seule toutes les règles de correspondances avec la réalité. 2. Bar-Hillel, Tkree remarks, p. 331. 3. Blanché, L'axiomalique, Paris P.U.F., 1955, pp. 37-39. 4. Mandelbrot, Logique, langage et théorie de la communication, Paris, P.U.F., 1957, pp. 7 et ss.

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saurait mieux marquer, que ces mathématiciens ne font, le côté par où les systèmes mathématiques formels méritent de se voir appliquer le dicton que Wittgenstein applique au langage : ils n’ont pas de signification [complète], ils n’ont que des usages — et c’est bien d’eux qu’il faut dire : don't look for the meaning, look for lhe use, ne cherchez pas leur signification, cherchez leur usage. Et le seul usage qu’on peut en faire, c’est de remplir leurs formes vides au moyen de règles de correspondance, avec des valeurs, ici arithmétiques et physiques, nombres, dis­ tances, vitesses, masses, etc..., ce qui les rend (pleinement) signifiantes. m Le parallèle avec la linguistique à cet égard n’est ni artificiel, ni superficiel. En effet, la linguistique descrip­ tive moderne (la structurale, la distributionnelle) obtient, ou pourrait obtenir, des formules vides, morphologiques et syntaxiques, de ce même type : on peut dire qu’elles reflètent la structure des langues comme des calculs non interprétés. Mais elles ne deviennent signifiantes que lors­ qu’on leur adjoint des valeurs concrètes qui les rattachent au monde de l’expérience non-linguistique : la sémantique (ou plutôt le lexique) est à la linguistique descriptive formelle, ce que l’arithmétique est à l’algèbre. Et la preuve que ces deux lectures linguistiques sont séparément possibles — celles des structures formelles non-interprélées, celles des structures formelles inter­ prétées par addition de valeurs sémantiques (la lecture algébrique, et la lecture arithmétique des formules) cette preuve est facile à fournir. Un premier exemple est donné par les langues encore insuffisamment déchiffrées. Ainsi on peut actuellement lire en palaïte des énoncés qui matérialisent, une fois transcrits et traduits, cette « demi-lecture » d’une langue : « Les kuwanis, dans le taJiura qu’ils soient en... ; les warlahis, dans le kuwàlima, qu’ils soient en ..., — toi, tâzzu (imp. sg. 2) les ittinanla; toi, tâzu les kartinanta!1 ». Un second exemple est donné par l’expérience courante, 1. Voir Kammenhuber, A, Esquisse de grammaire palatte, dans B.S.L., t. LIV (1655), lasc. I, p. 43. Autres exemples typiques, pp. 43-44.

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dans les langues étrangères au stade où l’on en connaît pratiquement le système morphologique et syntaxique complet, mais insuffisamment le vocabulaire. Un troisième exemple est apporté par les argots (« Lourde ta bafouille, tu m’enboucanes à jaspiner comme un cave »). Un quatrième exemple est fourni d’une manière qu’on pourrait appeler chimiquement pure par un jeu litté­ raire dont le modèle parfait doit être Henri Michaux : « Il l’emparouille et l’endosque contre terre; il le rague et le roupète jusqu’à son drâle; il le pratèle et le libuque et lui barufle les ouillais; il le tocarde et marmine, le manage râpe à ri et ripe à ra, enfin il l’écorcobalisse1 >. Un dernier exemple enfin, de ce double sens que peut prendre l’expression « Je sais le français », nous est donné brutalement par tous les énoncés apparemment moins étranges que nous reconnaissons pour être du français, dont nous lisons la structure formelle *, mais que nous ne com­ prenons pas faute de posséder les valeurs sémantiques qui les rendraient (pleinement) signifiants *. Soit quand un Neuchâtelois dit : « Les cantiques qui n’ont pas de fourre n’osent pas sortir des rangs », soit quand un phy­ sicien dit que « la famille F est formée par tous les inter­ valles de l’extension en phase G qui sont issus de pavés à extrémités rationnelles des espaces d'observation des diverses grandeurs observables *. » iv On pourra penser que tout ce qui précède est la démonstration trop laborieuse d’un truisme linguis­ tique, d’une vérité de fait universellement admise, au1 4 3 2 1. Michaux, Le Grand Combat, dans l'Espace du dedaru, Gallimard, 1944, p. 16. C.C. FrieB a longuement analysé ce procédé sur les exemples de < Jabberwocky verses > d’Alice au paye de» merveille», et précisément pour Illustrer la notion de a signification structurale > qu'on rejoint Ici par le biais de celle de a calcul non-interprété ■ (Voir : The tlruclure of Englith, pp. 70-72). 2. Voir les pages où C. C. Fries aboutit à poser catégoriquement qu’en linguistique il y a deux sortes de significations, les a lexicales > et les a struc­ turales a [The structure of English, p. 66). 3. Le langage enfantin fournirait aussi de bonnes démonstrations de cette dissociation nette entre acquisition des significations structurales et des significations lexicales, de même que la •grammaire des fautes a. 4. P. Destouches-Février, La structure de* théorie» physiques, P.U.F., 1951, p. 11,

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moins depuis Saussure1. Mais ce truisme, apparemment improductif en linguistique, est une vérité productive dans une théorie de la traduction. Il suggère à son tour — comme la tendance des structuralistes & retrancher la sémantique de la linguistique formelle proprement dite; comme la résistance du lexique à se laisser structurer sur le plan purement linguistique ; comme la persévérance des logiciens et logisticienB à mettre une coupure pro­ fonde dans leurs « langues • axiomatiques, entre syntaxe et sémantique — il suggère à son tour, donc, que le système de communication constitué par le langage pourrait bien être, en fait, la combinaison de deux familles au moins de systèmes sémiologiques d’espèce ou de nature différente : la famille des systèmes constitués par la phonologie, la morphologie et la syntaxe, d’une part, aisément forma­ lisés aujourd’hui — et le système « sémantique » formé par le lexique, système dont l’obscurité structurelle n’a pas été percée jusqu’ici, si structure il y a. La traduction, qui est une série d’opérations dont les matériaux initiaux et les produits finaux sont des signi­ fications, peut bien dans des opérations intermédiaires avoir recours à la linguistique formelle; mais elle ne peut pas demeurer dans ce domaine de l’algèbre linguis­ tique, du calcul non interprété — finalement, toujours, elle doit rentrer dans le domaine du calcul interprété, de l’arithmétique linguistique, assigner — c ’est-à-dire — des valeurs sémantiques concrètes aux formules vides : rentrer dans le monde des significations. Comme activité pratique, la traduction ne peut donc pas se contenter de cette position méthodologique, inattaquable scienti­ fiquement, de la linguistique moderne : attendre, pour les utiliser, que les lois de la structuration sémantique soient découvertes. v

Sur ce point, la linguistique américaine propose

1. Encore que cette division entre ■ l'algèbre « et • l'arithmétique ■ du langage ne coïncide pas exactement avec la division eaussurienne de la langue et de la parole. C'est une division qui passe entre phonologie-morphologle-syntaxe d'une part, et lexique de l’autre; tandis que la division saussurienne passe entre phonologie, morpholàgie, syntaxe et sémantique consi­ dérées comme systèmes abstraits d’ une part, et leur actualisation concrète dans un discours donné, d'autre part.

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une première solution du problème qu’elle fut la première à poser. Critiquant la notion traditionnelle de sens [meaning], et niant — depuis Bloomfield jusqu’à Z. S. Harris — toute possibilité d’accéder totalement aux significa­ tions, la linguistique américaine aboutissait à retrancher la sémantique de son domaine. C’est aussi cette opé­ ration qu’ont reflétée les termes qui définissent cette conception de la linguistique : linguistique descriptive, linguistique formelle, linguistique structurale, linguis­ tique distributionnelle, linguistique interne. Mais si l’on exclut de cette linguistique « interne » toute référence aux significations, c’est-à-dire à la sémantique, il faut réintroduire celle-ci sur un autre point du domaine de la linguistique générale, créer de nouvelles divisions dans ce domaine, ou lui annexer de nouvelles provinces. Cette étude des significations, que la linguistique interne écarte, s’est donc vue confiée à des spécialités neuves (ou vieilles, mais rebaptisées) de la linguistique générale : la psy­ chologie du « comportement significateur », la psycho­ linguistique; et surtout, la socio-linguistique, l’ethno­ linguistique, et même la « méta-linguistique ». Si l’on appelle ethnographie la-description complète de la culture totale d’une communauté donnée, et si l ’on appelle cultures l’ensemble des activités et des institutions par où cette communauté se manifeste (technologies, structure et vie sociale, organisation du système des connaissances, droit, religion, morale, activités esthétiques1), on peut souscrire à cette définition (que Trager a donné de sa « métalinguistique ») : < Les relations entre le langage et chacun des autres systèmes culturels contiendront toutes les significations des formes linguistiques et cons­ titueront la métalinguistique de cette culture* ». On peut critiquer ce terme de métalinguistique, et — comme nous l’avons vu à propos surtout de Whorf — l’idée que la « métalinguistique » américaine se fait des rap­ ports (d’analogie, de parenté, de causalité même) entre systèmes culturels et système linguistique; mais la lin­ guistique américaine a raison sur un point, le point de 1. Dana cette acception, le terme ethnographie correspond à la descrip­ tion de ce qui a été nommé civilisations dans le ch. v ci-dessua. 2. Trager, The field oj lingaistics, S. I. L., Occasional papers, n° 1, 1949.

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départ : le contenu de la sémantique d’une langue, c’est l’ethnographie de la communauté qui parle cette langue. Et ce nouveau truisme apparemment improductif en linguistique est, lui aussi, productif dans une théorie de la traduction, parce qu’il ouvre une voie d’accès, très mal explorée juBqu’ici, vers les significations. vi Quand on dit que, sur ce point, la linguistique américaine a raison, on veut souligner simplement que sa démarche méthodologique et ses excès mêmes abou­ tissent à la formulation la plus claire et la plus scienti­ fique. Mais on peut dire aussi qu’empiriquement cette idée a été connue de tout temps. C’est la vieille idée des traducteurs gréco-latins, que pour traduire le sens, il ne suffit pas de connaître les mots, mais qu’il faut aussi connaître les choses dont parle le texte; la vieille idée d’Étienne Dolet, qui réclamait du traducteur non seulement la connaissance de la langue étrangère, mais celle du « sens et matière » de l’ouvrage à traduire. C’est l’idée — partiellement juste, on le voit — qui pousse Edmond Cary à soutenir que la traduction n’est pas une opération linguistique (alors qu’il aurait raison s’il disait : n’est pas une opération seulement linguistique); mais qu’elle est une opération sur des faits liés à tout un contexte culturel (il aurait donc plus raison de dire : une opération sur des faits à la fois linguistiques et cultu­ rels, mais dont le point de départ et le point d’arrivée sont toujours linguistiques). C’est l’idée, brillamment exprimée par Paulo R ônai1, que si l’on a un manuel de géologie hongrois à traduire en portugais, il est impor­ tant de savoir le hongrois (et aussi le portugais), mais au moins autant la géologie. Cette bipartition tout empirique et spontanée que les traducteurs expérimentés ont toujours signalée1 2 (et qui

1. Rônai, Escola de iradulores, Rio de Janeiro, Livraria Sâo José, 2 ' éd. 1956, p. 84. 2. Voir Herbert, Jean, Manuel de l'interprète, où l’auteur explique que comprendre, pour un interprète, signille t connaître 6 fond la langue à partir de laquelle U traduit « (p. 14), < avoir un contact aussi intime que possible avec la culture du pays dont provient l’orateur • (p. 15); puis connaître le

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illustre, elle aussi, l’opposition profonde entre linguis­ tique formelle et sémantique), des linguistes également l’ont bien observée, clairement énoncée et décrite. « Sup­ posons, dit Bréal, que pour connaître les magistratures romaines, nous n’ayons que l’étymologie mais non l’his­ toire de termes comme consules (ceux qui siègent ensemble), praetor (celui qui marche en avant), tribunus (l’homme de la tribu), etc..., nous lirions les textes latins qui parlent de ces termes, mais nous ne les comprendrions pas1 ». Dire cela, c’est dire que « comprendre le latin » signifie deux choses distinctes, mais toujours confondues : savoir la langue latine, et connaître l’histoire — c’est-à-dire « l’ethnographie » telle qu’on l’a définie ci-dessus — du monde latin. « En même temps que l’histoire explique ces mots, dit aussi Bréal, elle y fait entrer une quantité de notions accessoires qui ne sont pas exprimées * ». Meillet a redit la même chose avec la même netteté : « Tout vocabulaire exprime une civilisation. Si l’on a, dans une large mesure, une idée précise du vocabulaire français, c ’est qu’on est informé sur l’histoire de la civi­ lisation en France3 ». Mais cette espèce d’observations, pour importante qu’elle soit en elle-même, n’a jamais eu sous la plume de ces linguistes la dimension théorique qu’elle mérite; il s’agit toujours d’une observation marginale, occa­ sionnelle, elle n’est jamais mise au centre d’un exposé; jamais énoncée Comme une des vérités cardinales de la sémantique générale *. Le caractère incident de ces obser­ vations reflète un fait propre à la culture européenne : depuis plus de deux millénaires, elle est un type de culture ouverte à la fois sur l’espace (voyages, relations de voyages, explorations, colonisations, sciences géographiques) et sur ■ujet traité, non seulement par les rapports et mémoires qui doivent être discutés durant la session, mais par les documents antérieurs, et même des ouvrages de fond (p. 2). 1. Bréal, Sémantique, p. 113. 2. Ib., ibid., p. 115. 3. Meillet, A., Linguistique historique el linguistique générale, t. II, p. 145. 4. Même chez Vinay et Darbelnet, dont l'ouvrage est une < méthode de traduction >, la disproportion reste visible entre l'ensemble du livre, et son ch. vii (de neuf pages.), qui considère rapidement ■l'Incidence •de ces faits mélallngulstlques [...] Bur la traduction (Stylistique comparée, pp. 258-266, •t notamment p. 265).

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le temps (sciences historiques). De ce fait, la culture européenne a depuis longtemps conçu, constitué, déve­ loppé toutes les branches de l’ethnographie, elle y a depuis longtemps recouru, mais sans se le dire. Le tra­ ducteur européen se sert sans cesse, au cours de son tra­ vail, de la ressource ethnographique, mais il l’a puisée empiriquement, inconsciemment, au hasard (même s’il exploite et cherche méthodiquement à accroître ce hasard), dans ses études ou lectures géographiques, économiques, sociologiques, historiques, dans des récits de voyage, des mémoires, des romans exotiques, toutes sortes d’iïnages, de photos, de films. Supposons un traducteur français qui travaille soit sur le domaine russe, soit sur le domaine japonais, soit sur le domaine brésilien : cette expérience multiple, inorganique, inégale, hasardeuse,' qu’il possède en fait, de l’ethnographie soit russe, soit japonaise, soit brésilienne, lui masque le fait théorique, qu’il faudrait énoncer ainsi, et qu’on peut énoncer ainsi : « pour tra­ duire une langue étrangère, il faut remplir deux condi­ tions, dont chacune est nécessaire, et dont aucune en soi n’est suffisante : étudier la langue étrangère; étudier (systématiquement) l’ethnographie de la communauté dont cette langue est l’expression ». Nulle traduction n’est totalement adéquate si cette double condition n’est pas satisfaite. L ’ignorance de cette double condition — mieux, de ces deux conditions égales en dignité théorique — se reflète aussi dans ce fait que l’on appelle indistinctement fautes de traduction les fautes qui ressortissent à l’insuffi­ sante connaissance de la langue étrangère, et celles qui ressortissent à l’ignorance de la civilisation dont cette langue est l’expression; dans le fait même qu’on reproche au traducteur qui commet ces dernières d’ignorer la < langue » qu’il traduit. Un autre fait marque également combien peu la connais­ sance distincte de la civilisation étrangère est aperçue comme une des deux conditions de base de la traduction : c ’est la manière dont est définie l’étude de cette civi­ lisation étrangère dans les Instructions officielles et dans les Programmes de l’enseignement des langues vivantes. En effet, l’acquisition de ces éléments de civilisation

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étrangère est toujours présentée comme un complément ou comme un supplément, distinct de l’étude de la langue elle-même, destiné à « contribuer à l’enrichissement inté­ rieur » des élèves, et non pas indispensable à l’enrichis­ sement de leur possession de la langue étrangère1. vu Ces analyses, de positions européennes courantes, marquent par contraste la force théorique de la formu­ lation américaine. Car, au contraire de ce qu’on vient de voir, c’est tout un courant dominant de la linguis­ tique américaine (sinon celle-ci tout entière) qui souscrit en fait à cet énoncé de Nida comme à un principe fonda­ mental : « Les mots ne peuvent pas être compris correc­ tement, séparés des phénomènes culturels localisés dont ils sont les symboles8 >. Et ce n’est pas un principe empirique, la codification d’une expérience pratique dont le succès soit purement d’ordre statistique : c’est un principe d’ordre véritable­ ment théorique, lié à l’analyse de la nature des choses elle-même. En effet, dire que l’accès aux significations véhiculées par une langue est possible par deux voies complémentaires, celle de la linguistique et celle de l’ethno­ graphie, c’est généraliser au niveau d’une langue tout entière des théorèmes linguistiques ou logiques déjà soli­ dement établis au niveau des analyses de détail : a) C’est généraliser les analyses sur l’acquisition des significations chez les unilingues : par la double voie de la « situation », et de l’explication ou définition lin­ guistique. Analyses résumées par Jespersen, déjà cité : ■ L ’enfant a un autre avantage inestimable dans l’appren­ tissage de sa langue première; il entend le langage dans toute» les situations possibles, et dans de telles conditions que langage et situation correspondent toujours exac­ tement l’une à l’autre et s’illustrent mutuellement l’une par l’autre8 ».1 3 2 1. Voir les Imtruclian» générale» peur renseignement de» langue» vivante* gu 1** décembre 1950. Celles de 1937 étalent plus explicites encore à oet égard. Empiriquement, les manuels de langues vivantes corrigent cette lacune théorique en multipliant les Tom in England. 2. Nida, Llnguitlie» and ethnology, p. 207. 3. Jespersen, Language, p. 142.

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b) C’est généraliser la thèse de Bloomfield sur la défi­ nition scientifique (exhaustive, idéale, jamais atteinte) de la meaning. Si la signification d’une forme linguis­ tique est bien, comme l’a dit Bloomfield, la situation dans laquelle le locuteur l’énonce et la réponse [compor­ tementale] qu’elle tire de l’auditeur, il s’ensuit que (surtout dans les cas où l’explication ni la définition linguistiques de l’énoncé ne semblent livrer totalement le sens) il reste toujours une voie d’accès vers l'exploration de ce sens total. Ce sera — pour le linguiste et pour le tra­ ducteur — d’aller collecter, d’aller vivre sur place les situations 1 qu’il a besoin de comprendre plus pleinement. Ce sera de se faire ethnographe (et c’est ce rôle, mal défini théoriquement, que jouent « les séjours à l’étran­ ger » tant prônés unilatéralement « pour acquérir une bonne prononciation »). c) C’est généraliser enfin (à toute une langue) la thèse des logiciens modernes qui distinguent soigneusement deux grandes classes de définitions : celle où le signe est expliqué par le recours à la chose qu’il dénote (la « this-descriplion », la « définition déictique », la « défini­ tion référentielle », la « signification ostensive » de Kotarbinska, la « désignation », la signification par « indica­ tion » de Russell etc...) ; puis celle où le signe est expliqué par le recours à d’autres signes du même système (« défi­ nition sémantique » de Sôrensen, « définition linguis­ tique » de la plupart des logiciens, « signification » de Morris, etc...). Là encore on peut dire que si l’étude d’une langue étrangère permet d’acquérir les définitions lin­ guistiques des énoncés, seule l’étude des définitions référentielles permet de lever toutes les incertitudes, d’éviter toutes les équivoques, de combler toutes les lacunes. Or, il n’y a pas moyen de décrire et de nommer la totalité des définitions référentielles concernant une1 1. Bréal avait bien senti le rôle que l'histoire Joue par rapport à la phi­ lologie — fournir au moins des descriptions de situations, quand on ne peut plus recourir aux situations elles-mêmes, rôle parallèle è celui de l'ethno­ graphie par rapport à la langue — lorsqu’il disait comme on vient de le lire : « En même temps que l'histoire explique les mots, elle y fait entrer une quantité de notions accessoires qui ne sont pas exprimées. • Elle ajoute les situations historiques.

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communauté donnée autrement que par Vethnographie de cette communauté. Aller chercher toutes les définir tions référentielles de la langue d’une communauté donnée sur place, pour comprendre et traduire le plus pleinement possible le sens des énoncés dans cette langue, c’est se faire ethnographe. Et tout traducteur qui, de mille maniè­ res empiriques, ne s’est pas fait aussi l’ethnographe de la communauté dont il traduit la langue, est un traduc­ teur incomplet. vin Si l’on admet que, pour des raisons méthodo­ logiques et théoriques à la fois, cette distinction des deux voies d’accès aux significations — la voie ethno­ graphique et la voie linguistique — est une distinction pleinement fondée en droit comme en fait, on peut aller plus loin. En effet, lorsqu’on a recensé tous leB obstacles opposés & la traduction par la différence des « visions du monde > et des « civilisations », on s’est maintenu sur le plan d’une seule voie d’accès aux significations, la voie linguistique. La possibilité d’accéder aux significations d’une autre « vision du monde » que la nôtre, d’une autre * civilisa­ tion » que la nôtre, par la voie « ethnographique », n’a jamais été explorée par les linguistes1. On peut la contes­ ter, mais il faut admettre alors qu’on situe le débat sur un autre terrain, dans un autre domaine. Nier qu’on puisse accéder aux significations par la voie « ethnogra­ phique », il faut s’en rendre clairement compte, c’ est nier la réalité et l’efficacité du processus par lequel un petit enfant (in-fans) accède à la communication par acquisition de sa langue première. C’est nier qu’aucune langue étrangère ait jamais été apprise, ni comprise. C’est même affirmer que dans le cerveau du même indi­ vidu qui parle deux langues, il y a deux consciences qui ne communiquent pas. C’est un problème sérieux, mais il faut l’appeler par son nom, le traiter à sa place.1 1. Elle l'a été par les ethnographes et les ethnologues; c’est le problème central de leur discipline. Et c'est toute l’histoire et tous les résultats de l'ethnologie qui répondent à la question de savoir si l’ on peut accéder aux significations d’une communauté donnée par la vole de l’exploration vécue des situations.

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C’est le problème de la réalité de la communication inter­ personnelle unilingue, très différent de celui de la possi­ bilité de traduire — et qui a été examinée dans un cha­ pitre précédent. Mais la thèse d’une voie d’accès « ethnographique » aux significations offre encore, avant d’être quittée, la preuve de sa validité sur un point particulièrement sen­ sible : elle explique pourquoi, malgré tant d’obstacles, les langues du vieux domaine indo-européen donnent matériellement l’impression de vaincre finalement toujours le mur des langues les plus éloignées de leur structure, et des civilisations les plus étrangères à la leur. Ce n’est pas par hasard que la formulation la plus claire de ce fait soit donnée par Nida, dont on ne sait jamais (comme avec bien d’autres Américains), s’il est un linguiste nourri d’ethnographie, ou un ethnographe nourri de linguis­ tique : c La plupart des traductions, dit-il, qui impli­ quaient des données provenant de cultures très différentes, ont été des traductions de langues représentant des cultures simples vers des langues représentant des cultures complexes, par exemple : des traductions de données folkloriques du zuni en anglais. Les cultures complexes ont tant d’équivalents de comportement, et ont acquis une telle connaissance des équivalents en d’autres cultures, que le travail de traduction n’est pas aussi compliqué, et que le traducteur n'est pas aussi conscient des traits de culture [dont la connaissance est ] impliquée dans sa traduction1 ». Cette observation remarquable explique pourquoi, toutes les conditions linguistiques étant égales d’ailleurs, un problème donné de traduction n’est pas le même entre deux langues dans les deux sens. S’il s’agit de traduire l’expression « jugement de divorce », le pro­ blème n’est pas le même dans le sens totonaque-anglais, par exemple, que dans le sens anglais-totonaque. Non parce que les langues indo-européennes auraient des vertus traductionnelles particulières, ou bien les langues amérindiennes des subtilités inextricables — mais pour la raison donnée par Nida : le problème n’est pas d’ordre linguistique, il est d’ordre ethnographique — l’anglais 1. Nida, Linguitlict and elhnographg, p. 194.

Civilisations multiples el traduction

241

ayant l’expérience de beaucoup de cultures différentes de la sienne, le totonaque non. * On. a dit parfois que la société occidentale était la seule à avoir produit des ethnographes1 », écrit Lévi-Strauss : autant que les lin­ guistes, ils ont fondé les possibilités d’une vraie théorie et d’une vraie pratique scientifique de la traduction.

1. Lévi-Strauss,

Triste» tropique»,

p. 420.

CHAPITRE

XIV

La philologie est une traduction

i L ’ethnographie s’est donc, ainsi qu’on vient de le voir au chapitre précédent, révélée comme un moyen (relativement mais vraiment efficace) de pénétrer les « visions du monde » et les « civilisation » des communautés différentes de' la nôtre. Mais il reste un cas où le recours à l’ethnographie comme moyen d’accès aux significations s’avère impossible : c’est celui des textes exprimant des « visions du monde » et des « civilisations » qui n’existent plus. La solution, connue en tant que telle dans la civilisa­ tion occidentale depuis un demi-millénaire, est le recours à l’histoire comme description ethnographique du passé, et particulièrement comme exploration ethnographique qu’une civilisation conduit elle-même sur son propre passé. C’est à cette solution que pensaient Bréal et Meillet, beaucoup plus qu’à l’ethnographie, quand ils distinguaient, dans la compréhension d’un texte, la connaissance de la langue, et la connaissance de la civilisation dont cette langue est le véhicule. Cette solution, bien connue, constitue une discipline bien délimitée : c’est la philologie. Mais il reste à la considérer, par rapport aux opérations de traduction, pour ce qu’elle est vraiment : comme l’ethno­ graphie, pour les mêmes raisons que l’ethnographie, la philologie esl une traduction — ou plus exactement, pour emprunter aux machines à traduire une notion très par­ lante ici : la philologie e3t une pré-édition du texte à tra­ duire (en ce qu’elle apporte à ce texte, dans ses éditions critiques, des éclaircissements sur les informations nonexplicites qu’il véhicule), ainsi qu’une posl-édition de

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ce même texte (en ce qu’elle ajoute au texte, original ou traduit, des notes qui complètent l’accès aux significations de ce texte). ii Mais le mot philologie comporte tellement d’accep­ tions qu’il est nécessaire d’expliciter l’usage qu’on en fait ici. C’est l’usage français courant traditionnel. On ajoutera cependant que toutes les acceptions du terme ont en commun la référence à son caractère essentiel : elle est une ethnographie non-organique du passé. C’est bien le sens des vieilles définitions naïves et concrètes du mot, qui font si vivement toucher du doigt ce caractère essentiel, inaperçu comme caractère, embar­ rassant justement de n’être pas aperçu. Par exemple, la définition de Rollin, dans la Grande Encyclopédie de Diderot, selon qui la philologie « est une espèce de science composée de grammaire, de poétique, d’antiquités, de philosophie, quelquefois de mathématique, de médecine, de jurisprudence, sans traiter aucune de ces matières à fond, ni séparément, mais les effleurant toutes ou en partie ». Cette espèce de science, on a peiné pendant des siècles à vouloir en démêler les éléments disparates. On aboutissait de la sorte à des bipartitions qui, de notre point de vue, sont parlantes, même si elles ne sont jamais tout à fait satisfaisantes. L ’une de ces bipartitions conduit à considérer la philo­ logie comme l’étude des écrits d’une langue, l’élude des textes. On met l’accent sur l’établissement, la restitution, la critique, l’interprétation, le commentaire de ces textes. C’est une bipartition qui semble rationnelle, et c’est celle qui, peu à peu, a dégagé la linguistique de la philologie. C’est l’opposition oral-écrit, présente encore aujourd’hui dans maintes définitions. Celle de Saussure, qui dit de la philologie qu’elle « veut avant tout fixer, interpréter, commenter les textes1 ». Celle de Sommerfelt, qui oppose la philologie, « étude des documents écrits et de leur langue », à la linguistique, « étude de langue elle-même, écrite ou n on 1 ». Celle de Marouzeau, dont l’une des trois1 2 1. Saussure, Cour», p. 13. 2. Sommerfelt, Tendancei récentes, pp. 77-78.

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définitions présente la philologie comme « l’étude des documents écrits, et de la forme de la langue qu’ils font connaître 1 ». Cette bipartition moderne, qui vise à séparer l’objet de la philologie de l’objet de la science la plus voisine, la linguistique, n’est pas totalement satisfaisante. Une autre bipartition tend à la compléter, celle qui se fonde sur l’opposition présent-passé. C’est la vieille idée, issue de la pratique elle-même, la philologie étant née comme une lutte pour la pleine compréhension des textes du passé. D ’où l’accent mis par Rollin sur l’étude des « antiquités », l’accent mis par la philologie réelle des Allemands sur l’étude de l’épigraphie, et de l’archéologie comme auxi­ liaires de la philologie. (Boeckh, au x ix e siècle, en arrive à définir la philologie comme « la science de l’antiquité »). Rollin lui-même définit le philologue comme celui qui a « travaillé sur les auteurs anciens pour les examiner, les corriger, les expliquer et les mettre au jour ». Cette oppo­ sition présent-passé se retrouve implicitement chez Max Müller, quand il définit la linguistique comme une « science physiologique » par rapport à la philologie qui serait une « science historique ». C’est dans le domaine anglo-américain que cette bipartition s’est sans doute affirmée le plus catégoriquement — jusqu’à l’excès, philology finissant par signifier « linguistique historique, et linguistique comparée », c ’est-à-dire réenglobant toute la « science du langage », à la fin du xix® siècle ; tandis que linguist était presque synonyme de polyglotte; et que linguislics aboutissait à désigner « quelque chose de tota­ lement différent, n’ayant que peu de liens, ou n’en ayant pas du tout, avec le passé a ». Mais cette bipartition présent-passé ne permettrait pas non plus de délimiter complètement l’objet de la philologie, ce qui explique la présence, dans les définitions de cette discipline, d’une troisième opposition, celle qui passe entre langue et non-langue. Par rapport à la linguistique, dont l’objet pur et bien défini est l’étude de la langue seule envisagée en elle-même et pour elle-même8 la philo1. Marouzeau, Lexique, p. 174. 2. Martinet, The unily of linguislics dans Word, vol. X , 2-3 (1954), p. 121. 3. Saussure, Coure, p. 317.

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logie reste toujours « l’espèce de science » décrite avec embarras mais avec précision par Rollin. « La langue n’est pas l’unique objet de la philologie, dit Saussure [...]. Cette première étude des textes l’amène à s’occuper aussi de l’histoire littéraire, des mœurs, des institutions, etc...1 ». Cette extension du domaine, sinon de l’objet de la philo­ logie, a presque toujours été ressentie comme un obstacle à la définition claire de la philologie en tant que science, plutôt que comme un problème théorique à résoudre. De là, chez Littré comme chez Saussure, et dans les grands dictionnaires encyclopédiques, la présence de plusieurs définitions, plus ou moins larges, de la philologie. Mais les difficultés qui surgissaient de cette opposition (langue et non-langue), lorsqu’on a tenté de les résoudre, se révèlent très intéressantes théoriquement, comme on va le voir. Ainsi chez Vittorio Santoli1 2. Pour lui, la philologie « n’est pas une discipline spéciale dans la mesure où ces problèmes (et en général tous ceux que peut présenter la tradition du passé) constituent les éléments d’un système qui est, précisément, le passé ». Santoli rappelle la vieille distinc­ tion, entre l’étude des mots (Yexplanalio) et l’étude des choses ( Yhermeneulica) , qui se trouvent combinées dans la philologie classique. En termes modernes, qui condensent les énumérations antérieures — sur cette « espèce de science » qui mêle des connaissances de grammaire, de rhéto­ rique, de prosodie, d’histoire, de philosophie, de mathé­ matique, de médecine, de jurisprudence, mais aussi de législation, de mythologie, d’épigraphie, d’archéologie — Santoli dit que la philologie est tout simplement «la connais­ sance intégrale de civilisations déterminées ». Jespersen aboutissait à la même formule : la philologie, considérée non comme science du langage, mais comme « érudition littéraire ou classique » ne pouvait être définie selon lui que comme « la compréhension de la culture totale d’une nation quelconque3 ». Et c’est là qu’en vient également Coquelin quand il définit la philologie comme « la science de la vie intellectuelle d’un ou plusieurs peuples », et, 1. Saussure, Cours, p. 13. 2. V. à l’article Filologia de VEnciclopcdia Ilaliana (Treccanl). 3. Voir Encyclopaedia Britannica, art. Phüology.

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Les problèmes théoriques de la traduction

plus largement, comme « l’ensemble des études nécessaires pour acquérir la connaissance littéraire d’une langue1 ». On ne saurait dire plus clairement que la philologie est, comme nous l’avons proposé, l’ethnographie du passé, non pas en tant que telle — ce serait alors une définition de l’histoire — mais au service de la lecture des textes du passé. Parallèlement à l’ethnographie, qui nous permet de pénétrer les « visions du monde » et les « civili­ sations » actuelles différentes des nôtres, la philologie nous permet de pénétrer les « visions du monde » et les « civilisations » passées par rapport aux nôtres. Elle est une réponse, incomplète peut-être, mais efficace, aux pro­ blèmes soulevés par une théorie de la traduction, quant à ces * visions du monde » et ces « civilisations ». m Cette analyse des opérations exécutées sous le nom de philologie permet une fois de plus de mettre en évidence la double nature des opérations de traduction elles-mêmes. Elle le permet en illustrant, une fois de plus, le fait que, dans les textes concernant le passé, nous pou­ vons comprendre les signifiants sans comprendre les signifiés. Aussi clairement que l’ethnographie, la philologie démontre que comprendre un texte signifie ces deux choses séparables^ et quelquefois séparées. Comprendre les signifiants^ sans comprendre les signifiés, c’est com­ prendre tout ce que permettent de comprendre les rela­ tions formelles qui constituent le système linguistique d’une langue, sa structure : lexicologique, morphologique, syntaxique — ce qui peut se faire sans atteindre les signi­ fiés. La compréhension des signifiés, c’est — ajoutée à la précédente, accessible par une autre opération : la connaissance des relations arbitraires, à travers le temps, cette fois, des mêmes signes avec leurs signifiés succes­ sivement différents. Soit des expressions telles que : « potenza spirituale », « virtù spirituale », « essenza spirituale », par le moyen des­ quelles Léonard de Vinci cherche à définir la notion de force. Une lecture non-philologique des textes de Léonard,

1. Voir Larousse du xx* siècle, art. Philologie.

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ou même une lecture philologique insuffisante1, persuadera que Léonard avait une conception vitaliste, ou spiritua­ liste de cette notion de force. Or une analyse philologique vraie des valeurs sémantiques des termes anima, spiriio, et spirituale chez Léonard a donné des résultats très diffé­ rents. Suivant une conception médicale et physiologique antique, qui va de Galien jusqu'à son époque — en passant par Pline, Macrobe, Jean Philoponos, Avicenne, Oresme, Buridan — Léonard ne conçoit l’esprit que comme une matière, subtile et mobile certes, mais une matière. Il combat la définition (de Ficin par exemple), qui veut que l’esprit soit « un corps quasiment non-corps »; et la défi­ nition de l’esprit comme « souffle ». Il démontre avec insistance qu’il ne peut exister d’ « instruments incorpo­ rels s. II aboutit à des définitions qui font toutes de l’esprit, non pas une substance différente de la matière, mais « una potenzia congiunta al corpo », c’est-à-dire un pouvoir, une faculté liée aux propriétés des corpj. Et de là vient qu’il essaie de donner des explications, fondées sur la mécanique, du mouvement chez les êtres vivants : « le mouvement matériel, écrit-il — celui qu’exécutent les muscles — a pour cause le mouvement spirituel, [il moto spirituale] qui parcourt les membres des êtres vivants, contractant leurs muscles, lesquels, étant contractés se raccourcissent et tirent les nerfs auxquels ils sont rat­ tachés... ». Quand Léonard définit donc la force comme ( una potenza spirituale, incorporea, invisible [...] impalpabile », Cesare Luporini démontre clairement que « la qualification de spirituale attribuée à la « force » semble résumer en soi les trois autres qualificatifs, incorporelle, invisible, impalpable * ». Traduire ces expressions léonardiennes signifie deux choses : en comprendre les rapports entre signifiants et signifiés dans le système linguistique italien d’aujourd’hui;1 2 1. • L’usage que fait Léonard du terme spirituale donne lieu, très souvent, à des malentendus et à des Interprétations désinvoltes. • C. Luporini, La mente di Leonardo, Firenze : Sansoni, 1953, p. 54. 2. Luporini, La mente di Leonardo : L’analyse ci-dessus résume les démons­ trations philologiques qu’on trouvera pp. 54-59 (concernant spiriio) ; pp. 6878 (concernant spirituale). On peut lire aussi, pp. 119-135, et surtout 132134, la solide correction philologique de tous les contresens infligés è cette autre formule célèbre de Léonard : < la pittura i cosa mentale ».

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Les problèmes théoriques de la traduction

en comprendre les rapports entre signifiants et signifiés, dans le système intellectuel et culturel du temps de Léonard, entièrement différent du nôtre, malgré la permanence des mêmes signifiants dans les deux systèmes sémantiques. La philologie est aussi une traduction.

SIXIÈME

PARTIE

Syntaxe et traduction

CHAPITRE

XV

Syntaxe et traduction

i La syntaxe a fourni des arguments de poids, peutêtre même les plus difficilement réfutables, contre la possi­ bilité de traduire1, ainsi qu’on l’a déjà vu lorsqu’ont été exposées les idées de Humboldt et de Whorf sur l'hétéro­ généité des < visions du monde » selon les langues — ou les idées de Charles Serrus ou celles de Harris sur l’absence de corrélations entre la logique et la grammaire *. h Ici non plus, pour une théorie de la traduction, il ne peut être question, ni de nier, ni d’esquiver, ni de feindre ignorer les difficultés mises en lumière par la linguistique contemporaine. Il faut chercher seulement les raisons théoriques à cause desquelles on a pu, pendant des siècles, pratiquement, traduire avec une approxima­ tion très acceptable, en dépit de ces difficultés; puis cher­ cher les moyens que l’analyse linguistique contemporaine elle-même offre pour résoudre ce problème qu’elle a posé, de l’incommensurabilité des langues, et singulièrement de l’impénétrabilité réciproque de leurs syntaxes.1 2

1. Un plan plus externe et traditionnel, aurait voulu que l’examen de la syntaxe vienne après celui du lexique. En fait, il n’a pas été possible de trouver une solution pour les problèmes posés par la syntaxe avant d ’avoir analysé la réponse des universaux, et celle des ■ situations > nonlinguistiques aux problèmes de traduction. 2. Voir cl-dessus, ch. iv (et, notamment, pp. 54-55, l'exemple tiré de Vlnay et Darbelnet). Bien qu’elle ait été formulée dans une perspecUve tout autre, des traducteurs linguistes auraient pu se sentir Inquiétés aussi par la formule de Meiilet : < Les systèmes grammaticaux de deux langues sont [...] impénétrables l'un & l’autre > (Linguistique historique, I, p. 82). Se demander le pourquoi de cette Impénétrabilité, sur ce point, pouvait peut-être conduire & Humboldt, ou k Whorf.

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L es problèmes théoriques de la traduction

ni Une première réponse est suggérée par la linguisti­ que : si l’on a toujours pu traduire, en dépit de l’hétéro­ généité quelquefois radicale des syntaxes, c ’est parce que, sous les différences voyantes entre ces syntaxes, il doit exister des universaux de syntaxe. En ce qui concerne la syntaxe, on peut dire, cependant, que c’est le secteur de la linguistique où l’on a le moins profité des renouvel­ lements récents du fonctionnalisme et du structuralisme linguistique. C’est à peine ces années-ci que les études des logisticiens, des statisticiens et des mathématiciens sur la phrase, et celles des structuralistes sur les articulations de l’énoncé, commencent à remettre la syntaxe au pre­ mier plan des recherches, et fournissent des faits nouveaux susceptibles d’être utilisés par une théorie de la traduction. Dans quelle mesure ces études récentes font-elles entre­ voir des universaux de syntaxe? En fait, ces universaux semblent avoir été recherchés dans trois directions. La première est encore trop rare­ ment prise, parce qu’elle rappelle fâcheusement les vieilles tentatives de fonder la grammaire générale sur des caté­ gories logiques, retrouvées dans toutes les langues. « On se détourne, écrivait à leur propos Benveniste, des recher­ ches sur une catégorie choisie dans l’ensemble des langues, et censée illustrer une même disposition de Yesprit humain1». Mais elle reste la direction des recherches de vérification pratique, auxquelles on ne pourra jamais se soustraire, et Benveniste lui-même en offre un modèle dans son étude sur «.La phrase relative, problème de syntaxe générale 1 3 ». 2 Il y montre que « ce qu'il y a de comparable dans des systèmes linguistiques complètement différents entre eux, ce sont des fonctions, ainsi que des relations entre ces fonctions indiquées par des marques formelles3 ». Et il conclut : « On a pu montrer, même d’une manière encore schématique, que la phrase relative, de quelque manière qu’elle soit rattachée à l’antécédent (par un pro­ nom, une particule, etc.), se comporte comme un « adjectif syntaxique » déterminatif. En somme, les unités complexes 1. Tendances riantes, p . 133. 2. Dans le B .S .L . 53, (1957-58), fasc. I, pp. 39-54. 3 . Id., ibid., p . 53.

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de la phrase peuvent, en vertu de leur fonction, se dis­ tribuer dans les mêmes classes de formes où sont rangées les unités simples, ou mots, en vertu de leurs caractères morphologiques1 ». Si l’on pouvait démontrer que, sous des syntaxes complètement différentes, on retrouve un minimum de grandes fonctions et de grandes relations syn­ taxiques communes, une théorie de la traduction ne pourrait qu’y gagner : ce seraient ces universaux de syntaxe, dont le chapitre consacré aux universaux linguistiques n’a rien dit, moins parce qu’il devait en être parlé ici, que parce que la récolte aujourd’hui même en reste encore très mince. La deuxième direction dans laquelle on voit apparaître des universaux de syntaxe, c’est celle où sont engagées certaines recherches structurales, mais au niveau le plus général de ce qu’on peut nommer la logique linguistique formelle, ou l’axiomatique linguistique — axiomatique et logique posées d’ailleurs comme des généralisations de faits empiriquement constatés, de manière non exhaustive. Ainsi, ce que dit Hjelmslev à propos des relations possibles entre signes linguistiques : il ne voit que trois types géné­ raux de ces relations, l’interdépendance (un terme présup­ pose l'autre et vice versa), la détermination (un terme présuppose l’autre, mais la réciproque n’est pas vraie), la constellation (les deux termes sont compatibles, mais aucun ne présuppose l’autre) *. Ces trois types de relations, Hjelmslev ne les énonce nulle part comme se référant spécifiquement à la syntaxe, parce qu’il nie la nécessité de constituer à part l’étude de la syntaxes, mais elles peuvent constituer la base de cette étude. Ces trois types généraux de relations, proprement référés à la syntaxe cette fois, se retrouvent en partie dans ce que Tesnière a nommé la jonction, la connexion (dépendance) et la translation1 4. Toute théorie de la traduction né pourrait 3 2 qu'accueillir avec beaucoup d’intérêt des démonstrations qui réduiraient n’importe quelle syntaxe à trois universaux.

1. 2. 3. 4.

Dans le B.S.L. 53, (1957-58). fasc. I, pp. 53-54. Hjelmslev, L., Prolegomena, pp. 14-15. Id., ibid., pp. 16, 37, 46, 54-64. Voir : Tesnière, Éléments de syntaxe, pp. 11 et sa., 323 et ss., 361 et ss.

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Mais Hjelmslev, et Tesnière1, à cet égard, suggèrent l’existence possible de tels universaux plus qu’ils ne la démontrent. Non loin d’eux, dans cette même direction, se situent les recherches de Chomski, qui se propose explicitement de construire à partir « d’un petit noyau de phrases de base [anglaises] (simples, déclaratives, actives, sans verbe complexe ou phrases nominales) * », un formalisme mathématique reflétant fidèlement la structure de base de ces phrases. Puis, cette construction faite, d’en déduire (au moyen des propriétés purement mathématiques de ce formalisme exploitées à fond) ®, toutes les autres phrases structuralement possibles et correctes en anglais, par une sorte de « grammaire transformationnelle » : espèce d’algèbre naturelle 1 4 permettant 3 2 d’opérer sur les formules symboliques des structures d’une langue comme sur les formules d’un calcul. Une telle méthode d’analyse, ou, plutôt, de représentation symbo­ lique de la syntaxe, suggère la possibilité de faire ensuite des comparaisons rigoureusement objectives sur les for­ malismes mathématiques obtenus à partir de deux ou plusieurs langues, ou toutes les langues. Ce qui, par un moyen différent, fournirait des universaux de syntaxe. Et c ’est bien quelque « ultime produit » * de cette sorte que Chomski lui-même attend de sa recherche — mais celle-ci n’en est qu’à son début. Des universaux de syntaxe paraissent également devoir être mis en évidence par des recherches conduites dans une troisième direction, celle où s’est engagée, depuis trente ans, la linguistique structurale proprement dite, celle des linguistes, non pas exploitée par des mathématiciens ou des logiciens, mais par les linguistes eux-mêmes. A partir du moment où la procédure de commutation, née de l’ana­ lyse phonologique, était étendue aux unités signifiantes — aux mots — ce qui constituait une analyse distribu1. On pourrait ausal mentionner les travaux de F. Mlkus sur la structure du syntagme. Voir, par exemple, son article : Le syntagme est-il binaireI, Word, 3, 1-2 (VIII- 1947), pp. 32-39. Voir aussi la réponse de H. Fret, dans Word, 4, 2 (VIII-1948), pp. 85-70. 2. Chomski, Synlaelie structures, pp. 106-107. 3. Id., ibid., p. 6. 4. Id., ibid., p. 44. B. Id., ibid., pp. 106-107.

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tionnelle élargie, on pouvait entreprendre une étude des » parties du discours » (au sens le plus matériel du mot : les divisions signifiantes trouvables dans l’énoncé) sans recourir aux classifications basées sur le sens. « Tous les mots, dit Fries, qui pourraient occuper le même ensemble de positions dans le3 patrons d’énoncés libres minima anglais, doivent appartenir à la même partie du discours1 ». Mais à partir du moment où l’on obtenait, par cette pro­ cédure, des parties du discours définies par leurs distri­ butions caractéristiques dans le discours, on pouvait commencer l’analyse des relations soutenues, dans le discours, par ces parties du discours entre elles. C’est-àdire, fonder l’analyse des « constituants immédiats » de la syntaxe des énoncés, sur ces mêmes critères distributionnels. Le livre de Fries fournit un modèle méthodologique à peu près unique encore aujourd’hui de cette sorte d’analyse. Mais il se limite à l’anglais, sans aucune référence à la valeur de la méthode en linguistique générale. Il est vrai qu’on peut trouver chez d’autres représentants de cette tendance linguistique américaine, chez Nida par exemple, une généralisation de cette analyse syntaxique distributionnelle, comme nous l’avons vu dans le chapitre consacré aux universaux. Nida tend à retrouver dans toutes les langues du monde quatre grandes « parties du dis­ cours » ou classes : « mots pour objets »; « mots pour évé­ nements »; « abstraits », modificateurs des deux premières classes; et « relationnels ». Les relations entre ces quatre classes de termes esquisseraient une syntaxe générale, linguistiquement plus précise que les trois relations de Hjelmslev, ou de Tesnière, et recouvriraient assez bien grosso modo les classes ou parties du discours chez Fries : les < mots pour objets » étant sa classe I; les « mots pour événements », sa classe 2; les modificateurs, ses classes 3 et 4 et ses groupes A, B, C, D, G, H ; tandis que les rela­ tionnels couvriraient ses groupes E, F, I, J. Cependant, la syntaxe générale de cette tendance américaine reste encore ambiguë : les parties du discours définies comme telles dans le domaine paradigmatique, deviennent des 1. Frie», The itrudure, p. 74.

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« constituants de l’énoncé » dans le domaine syntagmatique [... separate constituents, single constituents, immédiate constituents Mais ces constituants immédiats, définis clairement dans leur distribution comme parties du discours ne le sont pas aussi nettement dans leur fonction syntaxi­ que. L ’analyse de Fries peut donner la formule2 d’une phrase en parties du discours : Ex. : Take the uniforms of the régiment which are there 2 + f + 1 + f+ f + 1 + f + 2 + f Cette analyse peut aussi donner le schéma du découpage de la phrase en « constituants immédiats », par une pro­ cédure distributionnelle : 1* niveau : Take||the uniforme of the repiment which are there [loyer] ------2* niveau : Take| [the uniformB of the régiment) [which are there 3e niveau : Takej jthe uniforms| [of the regiment| |which| |are there 4* niveau : Take the| |uniforms| |of| |the regimentj jwhichj |are| |there

Mais nulle part l’analyse en « constituants immédiats » ne nous dit rien de différencié sur ces constituants. Tous, en tant que constituants, semblent égaux syntaxiquement. Nous ne savons pas le pourquoi des règles plus propre­ ment syntaxiques qui permettent ou qui excluent les combinaisons formelles de leurs positions réciproques, combinaisons que Fries décrit minutieusement (Ch. v u ) a. Même si nous savions que toutes les langues ont une syntaxe décomposable en constituants immédiats (comme elles ont toutes une forme phonique décomposable en phonèmes), nous saurions seulement qu’elles appartien-1 3 2 1. Fries, The structure, pp. 257, 264, 258. 2. Les chiffres symbolisent les • classes ■ ; « f » symbolise l’un des quinze groupes de « function words > chez Fries. La formule qui différencierait ces groupes serait : 2 + A + 1 + F + A + 1 + 1 + 2 + 4. 3. En fait, Fries, au ch. vu, est plus préoccupé d’identifier les < posi­ tions > qui constituent des marques ou caractéristiques formelles pour ses parties, du discours, que de rechercher la fonction syntaxique propre de ces < positions >.

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nent au même ensemble très général de systèmes où l’énoncé est divisible, en unités signifiantes plus petites que le message global, et dont les positions dans l’énoncé ont une signification. Mais nous ne saurions pas si ces unités plus petites, sur le plan syntaxique, se combinent selon des relations dont certaines pourraient être des universaux de syntaxe. iv C’est sans doute chez André Martinet qu’il faut voir, à l’heure actuelle, l’approche la plus détaillée de ce problème1 — c ’est-à-dire, la recherche la plus poussée pour différencier ces « constituants immédiats » de l’énoncé selon leur fonction proprement syntaxique. L ’analyse de Martinet marque bien, dès le départ, l’insuffisance à laquelle il veut remédier, celle de Sapir, et de Fries : « Il semble qu’on se soit toujours, en la matière, laissé guider beaucoup plus par la forme que par là fonction », dit-il *. Et aussi : « On analyse la chaîne en éléments signifiants : on en trouve un certain nombre; on considère a priori que ces éléments signifiants sont tous de même type, qu’ils appartiennent avant tout à une même catégorie, les élé­ ments signifiants, et c’est ultérieurement que l’on consi­ dère la possibilité de les classer, de les répartir en un cer­ tain nombre de classes [formelles] distinctes® ». La méthode préconisée par André Martinet, pourtant, comme celle des Américains, c’est l’analyse distributionnelle; mais sa découverte est çelle-ci : l’analyse distributionnellc en fait de syntaxe est inopérante si elle porte sur les unités signifiantes minima (ou monèmes), parce que la place du monème dans la chaîne parlée n’est pas toujours pertinente 1 4 : « si (écrit-il), dans je partirai demain, 3 2 je remplace demain par en voilure ou par avec mes valises, cela ne veut pas dire que j ’ai eu à choisir entre demain, en voiture et avec mes valises, l’emploi de l’un excluant celui des deux autres comme le choix de/m / à l’initiale 1. Voir Martinet, Éléments, pp. 104-127. Voir aussi, du même auteur, deux exposés légèrement dilTérenls du même point de vue : Quelques traits généraux de la syntaxe, et Éléments of (unctional syntax. 2. Martinet, Quelques traits, p. 10. 3. Id., ibid., p. 4. 4. Martinet, Éléments, p. 104.

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de mal exclut /b / . . . 1 ». Le caractère sur lequel il faut s’appuyer si l’on veut isoler et spécifier des fonctions syntaxiques, c’est « l’autonomie1 2 » relative de certains signes ou groupes de signes qui sont ces « constituants immédiats » de l’énoncé dégagés de manière indifférenciée par Fries, par exemple. Sur ces bases méthodologiques, Martinet dégage expres­ sément des faits de syntaxe générale, c’est-à-dire, des faits qui concernent « les façons dont les langues, en général, peuvent exprimer la fonction d’un des éléments de la chaîne [syntagmatique] »; des « faits fondamen­ taux de toute syntaxe 34 5». Quels sont ces faits? D'abord, il y a les procédés généraux dont les langues disposent pour marquer les rapports d’un élément de l’énoncé avec le reste de cet énoncé : du fait du caractère linéaire du langage *, ces procédés se réduisent à trois : ou' bien le sens,lexical de l’élément considéré implique son rap­ port avec le reste de l’énoncé (ex. : demain, vite, etc...); ou bien l’élément considéré n’implique pas son rapport avec le contexte, et s’adjoint un élément marquant ce rapport (ex. : à, pour, avec); ou bien le rapport de cet élément avec le reste de l’énoncé se trouve indiqué par sa place dans l’énoncé (ex. : Pierre bal Paul, Paul bal Pierre). Ensuite, ces éléments syntaxiques ou consti­ tuants immédiats de la chaîne syntagmatique peuvent être groupés dans cinq catégories générales. Des « monèmes ou des syntagmes autonomes » (ex. : hier). Des « monèmes ou des syntagmes non autonomes 6 » ou « dépendants • » (ex. : le recteur) : ils sont dépourvus par eux-mêmes de toute marque de leur fonction syntaxique, ils attendent cette marque soit de leur position (ex. : le recteur par­ 1. Martinet, Éléments, p. 105. 2. A propos de cette « autonomie > en général des constituants Immé­ diats de la chaîne syntagmatique, on peut dire ce que Martinet dit à propos de la diiTérenciation de deux de ces constituants : • mon seul critère ici est le critère de l’autonomie syntaxique. Il y a des éléments qui assurent l’autonomie syntaxique [...] il y a des éléments qui n’assurent pas l’auto­ nomie syntaxique [...] Voilé le critère formel, au fond distributionnel, qui me sert à établir une distinction... » (Quelques traits, p. 14.) 3. Martinet, Quelques traits, pp. 5 et 10. 4. ld., ibid., p. 1. 5. Id., ibid., pp. 104 et 116. 6. Idem.

Syntaxe et traduction

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lera), soit d’une autre catégorie (ex. : chez le recteur). Des « monèmes ou des syntagmes fonctionnels » (ex. : d, pour, avec, chez). Des < monèmes ou des syntagmes prédicatifs » qui constituent le noyau minimum dont le retrait détruirait l’énoncé en tant que tel (ex. : a parlé, dans hier le recteur a parlé dans le grand amphithéâtre; énoncé où l’on peut supprimer hier, et dans le grand amphithéâtre, mais non le syntagme prédicatif : le recteur a parlé). Enfin, des modificateurs (ou spécifications, ou modalités1), très différents des monèmes fonctionnels en ce qu’ils ne marquent pas la fonction d’un autre monème, mais l’actualisent, le spécifient, le complètent : ce sont des éléments centripètes du syntagme (ex. : le, dans : « le recteur »; grand et le, dans : < le grand amphithéâtre »). alors que les monèmes fonctionnels sont des éléments centrifuges de leur syntagme (ex. : chez, qui, dans « chez le recteur », oriente son syntagme vers une autre partie de l’énoncé.) v On peut soutenir, non sans raison, que de tels éléments de syntaxe générale n’apportent, en ce qui concerne la traduction, qu’une maigre moisson d’uni­ versaux. C’est, à première vue, peu de chose, dira-t-on, de prouver que toutes les langues du monde recourent â cinq catégories distinctes de constituants immédiats de la chaîne syntagmatique, et disposent de trois pro­ cédés formels pour marquer les relations proprement syntaxiques entre ces constituants immédiats. La réponse est, ici, encore une fois, celle qu’on a donnée dans le chapitre consacré aux universaux linguistiques en général. L ’universalité d’un certain nombre d’unités et de procédés élémentaires en matière de syntaxe est capitale pour une théorie de la traduction. Que toutes les langues humaines, sur ce point, recourent aux mêmes types de procédés, et constituent par là une même famille technologique d’outils de communication, ceci est un fait qui limite les difficultés ou les impossibilités de la traduction, exactement comme le fait que toutes les 1. Martinet, Quelques traita, p. 71. Éléments, p. 117. Eléments 0/ funclional synlax, p. 10.

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L es problèmes théoriques de la traduction

langues du monde recourent à la deuxième articulation en phonèmes, ainsi qu’à la première en monèmes1. vi La véritable objection qu’on peut faire aux uni­ versaux de syntaxe, c ’est celle de Whorf. Et Martinet la reprend de manière insistante, justement dans la perspective — au moins une fois — de la traduction. Sur le plan de l’expérience non-linguistique que les hommes ont du monde, les éléments de l’expérience ont entre eux des rapports. Par exemple, dit-il, vous avez présenté Pierre à Jean. Quels sont les éléments d'expérience que vous distinguerez dans ce fait? « Sans doute, vous (A) aurez une désignation pour une deuxième personne, (B), une désignation pour une troisième personne (C). Un autre élément de l’expérience, l’action de présenter (M. P.), trouvera également son expression linguistique * ». Il faut indiquer, par les moyens du langage, quels sont, dans l’expérience, les rapports non-linguistiques exis­ tant entre A, B, C, et M. P. « Ce qui correspond, sur le plan linguistique, à ces rapports, c’est ce qu’on appelle la fonction 1 34». Quelle que soit la langue, on a longtemps 2 pensé que les rapports entre les éléments de l’expérience devaient être les mêmes. Or, c ’est là qu’interviennent les analyses de Whorf. Il montre, par exemple, que la même « expérience » (celle qui consiste à nettoyer le canon d’une arme au moyen d’une baguette) est littéra­ lement vue de façon différente par la langue anglaise et la langue shawnee. L ’anglais dégage trois éléments d’expérience : nettoyer, avec, baguette, un sujet plus un objet : I clean it wilh a ramrod. Le shawnee a les mêmes éléments d’expérience pour l’agent de l'action (ni), l’objet de cette action ici (a), mais il dégage trois autres élé­ ments d’expérience dans la même action : place séchée (pèkw), intérieur d’un trou (âlak), par le mouvement d ’un instrument (h) ; d’où sa phrase : nipekwâlakha *. Whorf analyse de la même façon la phrase anglaise : 1. V. cl-dessus, ch. x i i , pp. 205-206. 2. Quelques traits, pp. 2-3. 3. /
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