Morin - Le Retour de L'événement

July 18, 2022 | Author: Anonymous | Category: N/A
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Edgar Morin

Le retour de l'événement In: Communications, 18, 1972. pp. 6-20.

Citer ce document / Cite this document : Morin Edgar. Le retour de l'événement. In: Communications, 18, 1972. pp. 6-20. doi : 10.3406/comm.1972.1254 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1254

 

E d g a r Morin Le

retour

de

l événem ent

II n'y pas points d'une 'est de science les plus du assurés vulgate a pasthéorique de scienceencore de l'événement, dominante. là una des singulier, il n'y I. LE RETOUR D E L ÉVÉNEMENT L événement a été chassé dans la mesure où il a été identifié à la singularité, la contingence, l'accident, l'irréductibilité, le vécu (nous interrogerons plus loin

le sens même de ce mot événement). Il a été chassé non seulement des sciences physico-chimiques, mais aussi de la Sociologie, qui tend à s'ordonner autour de lois, modèles, structures, systèmes. Il tend même à être chassé de l'Histoire qui est, de plus en plus, l étude de processus obéissant à des logiques systématiques o u structurales et de moins en moins une cascade de séquences événementi elles.

Mais selon un paradoxe que l'on retrouve souvent dans l'histoire des idées, c'est au moment où une thèse atteint les provinces les plus éloignées d u point de départ, c'est à ce moment même que s'opère une révolution, au point de départ précisément, qui infirme radicalement la thèse. C'est au moment o ù les sciences humaines se modèlent selon un schéma mécanistique, statistique et causaliste, issu de la physique, c'est à ce moment que la physique elle-même se transforme radicalement et pose le problème de l'histoire et de l'événement. Physis et Cosmos

Alors que la notion de cosmos, c'est-à-dire d'un univers un et singulier, avait été écartée parce qu'inutile, non seulement de la physique, mais de l'astronomie, on assiste dans ce domaine, depuis quelques années, à la réintroduction nécessaire et centrale d u Cosmos. Il ne s'agit même plus de se référer à la dispute doctrinale entre les tenants d un univers sans commencement ni fin, obéissant à des prin cipes dont on peut trouver la formule unitaire sans pourtant postuler pour autant l'unicité, et d'autre part les tenants d'un univers créé. En fait, depuis quelques années les phénomènes captés par l'astronomie d'observation, et, notamment le décalage des raies spectrales des quasars vers le rouge par effet Doppler, ont renforcé de plus en plus, non seulement la thèse de l'expansion de l'univers, mais la thèse d'un événement originaire, vieux approximativement

 

Le retour de Vévênement

de 6 milliards d années d où a procédé la dispersion explosive qu on nomme univers, et à partir duquel se déroule en cascade, une histoire évolutive. Il apparaît dès lors, que non seulement la physis rentre dans le cosmos, mais que le cosmos est un phénomène, mieux, un processus singulier se déroulant dans le temps (créant le temps?). Disons autrement : le cosmos semble être à la fois univers et événement. Il est univers (physique) constitué par des traits constants réguliers, répétitifs, et il est événement par son caractère singulier et phénoménal; dans ce dernier sens, l'univers est un événement qui évolue depuis 6 milliards d années. De par ce caractère, le temps apparaît, non seulement comme indissolublement lié à l espace comme l avait démontré la théorie einsteinienne, mais comme lié indissolublement à l'avènement-événement d u Monde. De plus, l'origine de l'univers, à partir d un état préalable (rayonnement? unité originaire?), ne peut être conçue, à nos yeux, autrement que comme l'événement à l état pur parce que ni logiquement concevable, ni statistiquement pensable. Il est remarquable que le caractère événementiel d u monde n empêche n u l l ement qu il obéisse à des relations nécessaires mais ces relations nécessaires n'excluent nullement accidents et événements, comme les explosions d'étoiles, o u les tamponnements de Galaxies. Par ailleurs, l idée que le cosmos soit un processus est d'importance capitale. Le cours cosmologique justifie le deuxième principe de la thermodynamique qui, dans le cadre de l'ancienne physique des phénomènes réversibles, semblait une anomalie. Du reste, il apparaît bien que « la matière a une histoire 1 », c'est-à-dire que la matière, par quelques aspects, est aussi histoire. O n peut faire l'hypothèse que les premières particules, en même temps que l'énergie se dissipait par rayonne ment,e sont agrégées en noyaux, puisque, « premiers pas vers la qualité et l'organisation », des atomes se sont formés, des propriétés individuelles sont apparues2. Il faut dire que c'est « l'échelle quantique d'énergie qui... propose et nous impose une hypothèse d évolution3 ». Cette hypothèse microphysique vient rejoindre l'hypothèse astro-macrophysique. Ainsi la nature singulière et évolutive du monde devient de plus en plus plaus ible.

La nature singulière et évolutive du monde est inséparable de sa nature acci dentelle et événementielle. Le cosmos ne devient pas ce qu il devrait être, à la

hégélienne, par développement autogéniteur d'un principe obéissant manière à une logique dialectique interne (celle de l'antagonisme ou d u négatif, encore que tout dans cette thèse ne saurait être rejeté). Mais il évolue en tant qu il est : a) une succession d'événements, à commencer par son surgissement physicospatio-temporel. b) Une gerbe de processus buissonnants avec associations, combinaisons, entrechoquements et explosions. c) U n devenir constitué par des méta-morphoses, c'est-à-dire des transports 1 . Jea Jean Ullmo, Pléiade, 1967. 2. Ibid., p. 686. 3. Ibid., p. 685.

a

Les Concepts physiques

»,

in Piaget, Logique

et

connaissance, La

 

Edgar Morin au-delà d u donné originel qui se modifie dans son déplacement à travers et par rencontres et ruptures (d où la possibilité de développements). Si l on considère maintenant l'ordre microphysique, il apparaît aujourd hui qu on ne peut plus distinguer la notion d'élément, c'est-à-dire la particuleunité de base des phénomènes physiques, de la notion d'événement. L élément de base, en effet, manifeste certains caractères événementiels : l actualisation

(sous certaines conditions d'observations ou d'opération), le caractère discontinu, l'indéterminabilité et l'improbabilité. Il y a donc, à un certain degré microphys ique, nalogie ou coïncidence entre élément et événement. nalogie Ainsi au niveau astronomique-cosmique, au niveau de l'histoire physique et au niveau de l'observation microphysique, on voit que les caractères propres et propices à l'événement : actualisation, improbabilité, discontinuité, accidentalité, s'imposent à la théorie scientifique. Il est erroné donc, d opposer une évolution biologique à un statisme physique. En fait, il y a une histoire [micro-macro-physico-cosmique où déjà apparaît le principe d évolution à travers « une création successive d'ordre toujours accru, d objets toujours plus complexes, et par là même improbables1 ». La

Vie

L évolution n'est donc pas une théorie, une idéologie, c'est un phénomène qu il faut comprendre et non escamoter. Or, les problèmes cruciaux que pose l évolution surgissent, de façon étonnante avec les associations actives nucléo-

protéinées nommées vie. Il est fort plausible qu un principe d'hétérogénéisation soit en œuvre dans le cosmos, et que la vie sur terre soit une des manifestations chanceuses de ce principe, dans des conditions données. Il n'est nullement exclu par ailleurs, que des organisations hétérogénéisantes d'un type inconnu, mais qui ne seraient pas assimilables à ce que nous appelons vie, puissent exister sur d'autres p l a nètes, ou même sur la terre. Mais ce que nous appelons vie, c'est-à-dire une orga nisation nucléoprotéinée disposant d un pouvoir d'auto-reproduction et se déterminant selon un double mouvement génératif et phénoménal, ceci semble avoir été un événement de la plus haute improbabilité. Comme dit Jacques Monod (le Hasard et la Nécessité, p. 160) : « La vie est apparue sur la terre : quelle était, avant V événement, la probabilité qu il en fût ainsi? l'hypothèse n'est pas exclue... qu un événement décisif ne se soit produit qu une fois. C e qui signifierait que sa a priori, nulle.des» En effet, l'unicité probabilité, presque du code génétique, l'identité à travers tousétait les êtres vivants et nucléiques, constituants protéiques tout ceci semble nous indiquer que ces êtres vivants descendent d'un unique et hasardeux ancêtre. Et, dès que la vie est apparue, celle-ci s'est manifestée s i m u ltanément comme accident-événement d'une part, et comme système-structure d'autre part. Alors que, l on tend habituellement à dissocier ces deux concepts antagonistiques, événement et système, il nous faut au contraire essayer de concevoir de quelle façon ils sont indissolublement liés. De toutes façons, tout ce qui est biologique est événementialisé : 1° L évolution à partir d u premier unicellulaire jusqu à la [gamme infinie des espèces végétales ou animales, est composée d une multitude de chaînes événe1. Ullmo, Logique 8

et

connaissance, p. 696.

 

Le retour de

V événement

mentielles improbables, à partir desquelles se sont constituées, dans les cas favo rables, les organisations de plus en plus complexes et de mieux en mieux inté grées.

a) L apparition d un élément ou trait nouveau a toujours un caractère improbable, parce qu il est déterminé par une mutation génétique. La mutation, c'est un accident qui apparaît au moment de la copie d u message héréditaire, et qui le modifie, c'est-à-dire modifie le système vivant qu il va déterminer.

La mutation, est provoquée soitnepar extérieures,Elle le carac par des radiationsquantique. névitablement aléatoire soit de l'indétermination peut appar tère aître autrement que comme accident. Or, nous voyons ici que, dans certains cas, rarissimes, certes, la mutation, c'est-à-dire l'accident, est récupérée par le système, dans un sens améliorant ou progressif, et fait apparaître un nouvel organe ou une nouvelle propriété. b) II n'y a pas que sur le plan de la mutation que l'évolution dépend de l é v énement. La « sélection naturelle » (ou d u moins, les facteurs d'élimination et de survie des espèces) se manifeste avec un certain degré d'événementialité. C e ne sont pas tellement des conditions statiques qui opèrent la sélection. Ce sont des conditions éventuellement dynamiques (les rencontres et interactions entre sy s tèmes mobiles), et certaines aléatoires, comme le climat, dont un faible change ment odifie faune et flore. Le milieu n'est pas un cadre stable mais un lieu de surgissement d'événements. Lamarck qu ont modifier déjà « Le milieu c'est leleslieu des rencontres de et inter toutes les remarquait options de la naturele». pouvoir circonstances actions événementielles d où vont découler disparition ou promotion des espèces. c) D ores et déjà, la biologie éclaire la nature de l'évolution. L évolution n'est ni statistiquement probable selon les causalités physiques, ni auto-générative selon un principe interne. Au contraire, les mécanismes physiques conduisent à l'entropie, et le principe interne livré à luilui-même même maintient purement et si sim m plement l'invariance. O r l'évolution dépend d'événements-accidents intérieursextérieurs et constitue à chaque étape un phénomène improbable. Elle élabore des différences, de l'individualisme, du nouveau. L'auto-génération de la vie (évolution des espèces) n'est rendue possible que par l'hétéro-stimulation de l'accident-événement. d) Enfin, il faut constater que l'événement ne joue pas seulement sur le plan des espèces, mais aussi sur celui des individus. L'être vivant va faire émerger au cours de l'évolution une duplicité qui ne se manifestait d abord qu à travers la duplication des premiers unicellulaires. Cette duplicité tient à ce que l'être vivant est un être géno-phénotypé. Selon ce double aspect, il faut considérer que l'événement-accident joue non seulement au niveau du génotype mais aussi au niveau d u phénotype : l'existence phénoménale est une succession d'événements : le learning, l apprentissage sont les fruits non seulement d'une éducation parent a l e , mais aussi des rencontres entre l'individu et l'environnement. Les traits les plus singuliers résultent de ces rencontres.

2° Et ici, nous arrivons peut-être à la zone théorique qui sera, sans doute, défrichée dans les années à venir, o ù la vie apparaît, dans ses caractères à la fois organisationnels et événementiels. C'est dire que l'organisation biotique (la vie) est, non seulement un système métabolique assurant, dans ses échanges avec l'environnement, le maintien de sa constance intérieure; non seulement un sy s tème cybernétique doué de feed-back, ou possibilité rétroactive d'autocorrection;

 

Edgar Morin la vie est aussi plus profondément un système événementialisé, c'est-à-dire apte à affronter l'événement (accident, aléa, hasard). a) L'organisation biotique est apte à réagir à l'événement extérieur qui

menace de l'altérer, apte à préserver, retrouver son homéostasie (feed-back). Elle est apte à modifier ses voies pour atteindre les fins inscrites dans son p r ogr mme (equi finality). Elle est apte à s'automodifier en fonction des événements qui surgissent sur le plan phénoménal (learning). Elle est apte, sur le plan géno-

en répondant aux accidents-événements qui altèrent restructurer le typique, messageà se génétique (mutations). b) Ainsi l'organisation biotique est commandée antagonistiquement par des structures de conservation (feed-back, homéostasie, invariance génétique) et par des aptitudes auto-modificatrices. Elle peut être conçue comme une d i a lectique entre la détermination et l'indétermination virtuelle qui s'ouvre géné tiquement dans la mutation, et, phénotypiquement, dans le learning. c) L'indétermination phénotypique, c'est-à-dire l aptitude à répondre aux événements, s'accroît avec le développement du cerveau. Comme le dit J.-L. Changeux x : « Ce qui semble très caractéristique des vertébrés supérieurs, c'est la propriété d échapper au déterminisme génétique absolu menant aux comportements stéréotypés, c'est la propriété de posséder à la naissance certaines structures cérébrales non déterminées qui, par la suite sont spécifiées par une rencontre (je souligne) le plus souvent imposée, parfois fortuite, avec l environn ement hysique social et culturel ». d) II faudrait considérer de plus près le problème des alternatives et des « choix », qui se posent au niveau des êtres vivants. Fuite /Agression, Régres s i o nProgression sont, par exemple, deux réponses possibles à l'événement pertur bateur. Dans la mesure o ù les deux réponses sont possibles dans le même système, on peut se demander si l'organisation biotique ne dispose pas d'un double dispos itif ntagoniste couplé, qui déclencherait la possibilité alternative chaque fois que l'inconnu, le hasard, l'événement se présenteraient. Et s'il y a effectivement cette aptitude du système à élaborer des alternatives, des choix, c'est-à-dire des incertitudes, alors on peut dire que la vie contient en elle, organisationnellement, Valêa lui-même. O n peut se demander si la seule façon qu a un système vivant de pouvoir répondre à l aléa n'est pas d'intégrer Valéa en lui. La « décision », le « choix », dans une situation où deux réponses possibles offrent chacune chance et, risque, sont eux-mêmes des éléments-événements aléa toires.

La décision est en quelque sorte l'événement intérieur propre au système biotique. C'est le choix qui résout in actu la contradicti contradiction on permanente p ermanente que p r o pose le dispositif couplé. Et, il y a ici à notre avis, nécessité de lier, en les modif iant, la thèse dialectique de l'unité des contradictoires de Hegel qui est comme un embryon de la théorie du double dispositif couplé, la thèse de l'antagonisme logico-structurel de Lupasco et aussi les théories concernant les jeux et la décision. Dans ce sens nous voyons déjà des liaisons possibles avec la théorie de Gregory Bateson sur le double bind, la double entrave, le double coincement qui caracté risent 'esprit d u schizophrène, lequel en chaque situation ressent de façon puis-

1. L Inné et l'Acquis dans la structure du cerveau in La Recherche, 70, p. 271. 10

3,

juillet-août

 

Le retour de V événement

santé deux injonctions contradictoires et s'en trouve paralysé. Ainsi le sc sch h serait l'homme « normal » parce qu il serait dans l'orthodoxie hiotique. izophrène Anormal dans le sens seulement où il ne pourrait surmonter la contradiction. Par contre, l'homme dit « normal », dans notre société, est l'homme unidimensionnel o u plutôt univoque qui élimine l'antagonisme, l'ambiguïté, la contra diction pour éviter le drame d u choix. De toutes façons, la vie se présente à nous non seulement comme phénomène aussi l'organisation l aléa. mais entre événementialisé, comme système événementialisé où surgit biotique, La relation écologique système ouvert, et le milieu qui englobe d'autres organisations biotiques, est une relation où événements et systèmes sont en interrelation permanente. La relation écologique est la relation fondamentale, o ù il y a connexion entre événement et système. J ajouterai même, pour ma part, que l'historicité profonde de la vie, de la société, de l'homme, réside dans un lien indissoluble, entre le système d'une part, et l aléa-événement d'autre part. Tout se passe comme si tout système biotique, né de la rencontre entre des systèmes physico-chimiques complexes, était constitué pour le hasard, pour l aléa, pour jouer avec les événements. (D où l'importance anthropobiotique du ludisme : on voit que le jeu est un apprentissage non, seulement de telle o u telle technique, de telle ou telle aptitude, de tel ou tel savoir-faire. Le jeu est un apprentissage de la nature même de la vie qui est jeu avec le hasard, avec l aléa).

3° L'événement est-il absent du le mieux programmé développement quiO nsemble presque c'est-à-dire le développement embryogénétique? ne sait rien d u processus même de multiplication-différenciation-cellulaire, qui part de l'œuf pour aboutir à une organisation complexe de parfois plusieurs milliards de cellules. Mais on peut se demander si un tel développement (autogénéré) n'est pas consti tué ar déclenchements, provocations, contrôles et régulations d'accidentsévénements. Un développement c'est la rupture de l homéostasie cellulaire, la rupture du système cybernétique, c'est l'organisation d'une multiplicité de catastrophes dont le système va tirer parti pour proliférer, différencier, consti tuer ne unité supérieure. Ainsi, il y aurait un parallèle saisissant entre l évo lution biologique, qui profite des accidents catastrophiques que sont les mutat ions, pour créer (parfois) des systèmes plus complexes et plus riches, et le déve loppement de tout être vivant, qui reconstitue d une certaine façon l évolution passée de l'espèce, c'est-à-dire les événements-catastrophes, mais cette fois, en. les guidant. Ce qui a déclenché le progrès de l'être supérieur est cette fois déclenché par celui-ci, dans son processus de reproduction. 4° Ainsi la biologie moderne est ce qui nous introduit de tous côtés à la notion de système aléatoire ou événementialisé. Avec l apparition de l'homme, les séquences événementielles deviennent c a s cades.

Anthropologie L apparition de l'homme est elle-même un événement. Dire qu une grande muraille structurelle sépare la Nature de la Culture c'est dire implicitement qu un grand Événement les sépare. Cet Evénement sans doute se décompose en enchaî nements d'événements, où a joué une dialectique génético-culturelle marquée entre autres par l apparition de l'outil et celle du langage. Il est possible, voire

11

 

Edgar Morin plausible que l'homme, plutôt que de surgir pluriellement en divers points du globe, soit né une seule fois, c'est-à-dire que l'origine de l'humanité, comme celle de la vie, soit un événement unique. Le cytogénéticien Jacques Ruffie a déve loppé à ce sujet l'hypothèse d une mutation chez un anthropoïde, dont le cariotype, à la suite de la fusion de 2 chromosomes acrocentriques, serait passé de 48 à 47 chromosomes, et d'où, par le jeu des unions incestueuses, seraient issus parmi une descendance à 48 et 47 chromosomes, quelques rejetons à 46 chromo

aptitude d une «une somes, bénéficié de sélection pression ancestrallesquels, auraients'ils présentaient nouvelle ».par rapport au type

1. L histoire et les sociétés Avec l'homme l'évolution va se transformer en histoire. Cela ne veut pas seulement dire que l évolution va cesser d'être physique pour devenir psychosocio-culturelle. C'est dire aussi que les événements vont se multiplier et que leur rôle va intervenir de façon nouvelle au sein des systèmes sociaux. Les lois génétiques de Mendel, les déterminations sélectives sélectives de Darwin ont un caractère statistique : elles jouent non sur des individus, mais sur des populat ions. 'est, pour la sélection naturelle, naturelle, l aptitude d'une population à assurer un taux de reproductio reproductionn supérieur à un taux de mortalité, dans des conditions é c o logiques données, qui décide de sa survie. Or, si les espèces biologiques constituent chacune une population, les groupes sociaux, et surtout les groupes historiques (états, nations, empires, cités) ne sont ni assez nombreux ni assez homogènes pour constituer autre chose que des lots d'individus. Il n'y a guère, en général plus de trois nations à se disputer le même territoire et évidemment la sphère d application de la statistique à l'histoire des relations entre groupes sociaux, est dépourvue de bases quantitatives. Il n'y a de déterminations statistiques possi bles que sur les populations d'individus, c'est-à-dire sur les phénomènes intrasociétaux. Ceux-ci certes jouent leur rôle dans les rapports intersociétaux et sur ethn ies, nations, empires, échappent l'histoire elle-même. Mais la vie et la mort des ethnies, à la loi statistique. D où le rôle crucial de l'événement dans l'histoire : alors que la survie d une espèce ne dépend pas d un ou de quelques combats douteux, le sort d une société peut dépendre de quelques événements heureux ou malheureux, notamment des guerres, dont le déroulement et l issue comportent toujours, sauf en cas d'inégalité écrasante dans le rapport des forces, quelque chose d aléa toire.

2. L intégration des événements La seconde grande différence entre histoire des sociétés et évolution biologique tient à la nature même des systèmes sociaux, qui à la différence du système nucléo-protéiné, sont aptes à incorporer au sein de leur capital génératif ou informatif (la Culture dans le sens anthropo-sociologique du terme) des éléments acquis au cours de l'expérience phénoménale. C'est-à-dire que les Sociétés p e u vent se modifier, non pas seulement par brusques mutations, mais par évolutions (dialectique entre le génératif et le phénoménal), et que des société sociétéss peuvent peuven t se trouver en évolution permanente, c'est dire d u même coup que des événements de tous ordres, depuis l'invention technique, la découverte scientifique, la r e n de deux civilisations, l'humeur d un tyran peuvent jouer un rôle modif contre icateur au sein d u système social lui-même. 12

 

Le retour de V événement 3. L h hiisto stoir iree auto-hétéro générée

L'histoire, dès lors qu elle s impose comme une dimension constitutive constitutive p e r manente de l'humanité, s impose d u même coup comme science cardinale. Elle est la science la plus apte à saisir la dialectique du système et de l événe ment. Dans son premier temps, l'histoire fut avant tout une description des cascades événementielles, et essaya de tout interpréter en fonction de l événe « événe aujourd hui, l'histoire au cours ment. et surtout d u dernier siècle, mentielle uis,» fut refoulée d'une évolution progressivement et réfutée au profit systématique, qui s'efforce de déterminer les dynamismes auto-générateurs au sein des sociétés. Une telle tendance, si elle est poussée à l'extrême, risque d'auto-détruire l his toire elle-même en détruisant l'événement. Si l'événement n'est plus qu un élément nécessaire au sein d un processus autogénéré, l'histoire verse dans l'hegelianisme, c'est-à-dire la réduction de l'historique au logique, alors que le logique se dessine, s ébauche, se fragmente, meurt, renaît dans l'historique. L'histoire comprehensive est celle pour qui le bruit et la fureur jouent un rôle organisationnel non pas parce que le bruit serait le masque d une information cachée, mais parce qu il contribue à constituer et modifier le discours historique. Le grand problème anthropologico-historique est de concevoir l'histoire comme une combinaison entre processus auto-génératifs et processus hétéro-génératifs (oùPoser évolution). le bruit, façon contribuent dec'est l'événement, décisive l'accident,auto-génératif, queà lles l'existence d'un processus supposer systèmes sociaux se développent d'eux-mêmes, non seulement selon des mécanismes de « croissance », mais aussi selon des antagonismes internes ou contradictoires, qui vont jouer un rôle moteur dans le développement, en provoquant des « catas

plus ou moins contrôlées (conflits sociaux, lutte des classes, crises). Autrement dit, les systèmes sociaux, du moins les systèmes sociaux complexes seraient générateurs d'événements. Ces processus autogénératifs seraient à mi-chemin entre le développement embryogénétique (où les catastrophes sont p r o voquées et contrôlées, c'est-à-dire programmées) et les développements accident els ivrés aux rencontres aléatoires entre systèmes et événements (mutations). On peut, dans un certain cadre, isoler une relative autonomie des processus autogénératifs, ce qui rend vigueur, on le verra plus loin, à la conception de Karl Marx, qui reste le théoricien le plus riche de l'autogénérativité historique 1. trophes

»

et anthropohistorique, Mais, à l'échelle a pas de processus planétaire n'ydéveloppement autoautonome génératif. A l'échelle contemporaine, il n'y a pasil de d'une Société, mais dialectique généralisée des processus autogénératifs et hétérogénératifs. Il nous faut trouver leur unité théorique dans une théorie systémoévénementielle qu il appartient d'édifier trans-disciplinairement, au-delà de la sociologie et de l'histoire actuelles.

4. L a réaction anti-événementielle et la vérité structuraliste Mais en attendant, il y a une formidable pression de rejet contre l'événement. Victimes d'un point de vue mécanico-physique aujourd hui dépassé dans la phy1. Parce qu'il n'a pas vu que des mécanismes à la base des développements, mais aussi des antagonismes. 13

 

Edgar Morin sique moderne, victimes d'un fonctionnalisme aujourd hui dépassé dans la b i o

moderne, les sciences humaines et surtout sociales s'efforcent d'expulser l'événement. L'ethnologie et la sociologie refoulent l'histoire chacune de leur côté, laquelle histoire s'efforce d'exorciser l'événement. On assiste aujourd hui encore aux effets d'une tentative profonde et multiple pour refouler l'événement hors des sciences humaines afin de gagner un brevet de scientificité. Or la véri table science moderne ne pourra commencer qu avec la reconnaissance de l é v logie

énement. Certes, nul ne nieetlaà réalité individuelle contingence la vie

de l'événement, à la mais celui-ci est en renvoyé Ce rejet de fait, tend privée. l'événement, à dissoudre, non seulement la notion d'histoire (réduite au concept dispersif de diachronie) mais celle même d'évolution, et ceci, non seulement dans le structur a l ais même dans le statistisme qui lui dispute l'empire des sciences humaines, et pour lequel il ne peut y avoir tout au plus que croissance. Dans les luttes hasar deuses que se livrent théories historico-évolutives et théories structuralo-systémiques, et qui aujourd hui sont, marquées par la victoire relative du structurel, ce dernier, dans son excès même, porte en lui, cachée, la clef de son dépassement. En effet, l'intuition profonde d u structuralisme est qu il n'y a pas de structures évolutives. Les structures effectivement ne sont que conservatrices, protectrices d invariances. En fait, ce sont les événements internes issus de « contradictions » au sein de systèmes complexes et très lâchement structurés et les événements externes issus des rencontres phénoménales qui font évoluer les systèmes, et final ement, des structures. dans la dialectique

systémo-événementielle, provoquent la modification

5. Entre le génétisme et le structuralisme Mais nous sommes encore loin de saisir cette dialectique qui situerait la théorie au-delà du génétisme et du structuralisme. Tandis que le structuralisme refoule l'événement hors de la science, l'historicisme génétique l'assimile comme élément et le désintègre. La théorie sociologique, quant à elle, n'arrive pas à dépasser les modèles mécanico-physique ou para-biologique (comme le fonctionnalisme). La domination de la statistique fait régner la probabilité c'est-à-dire les régula tions t les moyennes au sein de populations. Bien que contrainte à affronter le changement, puisqu elle veut appréhender la société moderne qui est en devenir rapide, la sociologie n'arrive pas à théoriser l évolution. Pour cette sociologie, tout ce qui est improbable devient aberrant, tout ce qui est aberrant devient anomique alors que l'évolution n'est qu une succession d'aberrations qui actualisent les improbabilités. Elle se trouve ainsi retardataire par rapport à une science comme l'économie, qui a dû reconnaître le problème des crises, et reconnaît aujourd hui l'existence de seuils événement i e lussein du développement (les « take off »). Bien plus, l'économie avancée doit concevoir de plus en plus que le développement n'est pas seulement un processus général, mais aussi un phénomène singulier dépendant d'un complexe de circonstances historiques situées et datées. « Les développements sont originaux, o u ils ne sont pas » dit Jacques Austruy (Le Monde, 8 mai 70). Le Sociologisme qui n'arrive pas à concevoir les structures, demeure pourtant aveugle au développement. Or le développement c'est quelque chose de bien plus, avons-nous dit, qu un mécanisme autogénératif. Il faudrait en outre se demander si nos sociétés en pleine évolution, c'est-à-dire en changement permanent, ne sont pas en même temps, nécessairement, des sociétés en « crises », des sociétés « catas14

 

Le retour de Vévénement

trophiques » qui utilisent, bien et (ou) mal, avec erreur et (ou) succès, avec régres sions t (ou) progressions, les forces déstructurantes en jeu, pour se restructurer sur un autre mode. Une société qui évolue est une société qui se détruit pour se récupérer, et c'est une société donc, o ù se multiplient les événements. Aujourd  h u i , a sociologie est la seule science qui dédaigne l'événement, alors que nos sociétés modernes sont soumises à une dialectique permanente et heurtée de l'événementiel et de l'organisationnel. La sociologie propose des modèles éconola sociétéshakespeariens que histoire le xxe faite moderne, alorsd une siècle dea cratiques — ou non technologiques surexcité refoulé — lesde caractères bruits et de fureur avec deux guerres mondiales et une suite ininterrompue de crises et de chaos.

Marx et Freud Si l'on considère les deux grandes doctrines transdisciplinaires en sciences humaines, celle de Marx et celle de Freud, on voit que non seulement l évolution autogénératrice y joue un rôle capital, mais aussi que l'événement peut trouver sa place dans les deux systèmes. Si dans Marx la notion de lutte de classes s accou e façon indéracinable à la notion de développement des forces de product ple ion,ela signifie que l'évolution n'est pas due seulement à une logique économicotechnique, se développant autogénérativement d'elle-même : elle comporte des

entre relations c'est-à-dire sujets acteurs les classes.actives, Il apparaît que leconflictuelles, développement historique produit d antago: est le historico-sociaux nismes, e « contradictions » (et ce mot né d une logique idéaliste exprime fort bien le caractère hétérogène des systèmes sociaux complexes), et c'est le choc contradictoire des antagonismes qui devient générateur. La notion même de lutte de classes, si on l'interroge un peu plus, révèle un aspect aléatoire, comme toute lutte, et renvoie à des événements, dont ces batailles décisives qui sont les révolutions ou contre-révolutions. Les révolutions — « locomotives de l'histoire » — sont des événements-clés, et dans ses œuvres historiques comme le 18 B r u maire, Marx a étudié stratégiquement, c'est-à-dire sur le plan des décisions, la lutte de classes. C'est par ce biais -là que l on peut faire le raccord qui sinon serait complètement manquant entre d un côté une théorie fondée sur des déterminismes absolument rigoureux, et de l'autre côté une pratique qui demande des décisions extrêmement hardies. Comment concilier en effet la hardiesse des déci sions de type léninien, c'est-à-dire les thèses d avril en 17, c'est-à-dire la décision de la révolution d'octobre 17, avec la conception d un mécanisme de forces écono mico-sociales. Il semble que c'est en développant les virtualités événementielles et aléatoires incluses dans la notion de lutte des classes que l on puisse faire ce raccord théorique. En ce qui concerne Freud, on se rend compte que la recherche d élucidation anthropologique tend, comme chez Rousseau à chercher un événement originel systématique ue humaine et sociale. Dans Totem et Tabou, d où serait issue toute la systématiq Freud envisage l'hypothèse du meurtre du père par le fils comme fondation de toute la société humaine par l'institution conjointe de la loi, de la prohibition, de l'inceste et du culte. Très justement, Freud sent très bien qu il y a dans toute l'évolution, peut-être depuis la création d u monde une relation entre un trau matisme et une remodification structurante générale d un système. Si l on consi dère maintenant le Freudisme par l'autre bout, c'est-à-dire non plus à partir de la recherche d'une théorie des origines du lien social, mais d u côté de la théorie 15

 

Edgar Morin

des individus, c'est-à-dire des personnalités au sein d un monde socialisé, on voit que la formation de la personnalité vient de la rencontre entre un développement autogénératif et l'environnement. Le rôle capital des traumatismes est mis en relief. Or les traumatismes sont précisément quelques-uns des chocs qui p r o viennent de la rencontre entre ce développement autogénéré et le monde exté rieur, représenté par les principaux acteurs qui interviennent dans le processus génératif, c'est-à-dire le père, la mère, les frères, les sœurs et autres figures substi la constitution, décisifs événements pas seulement la formation Une personnalité un développement autogénéré d'une n'estmarquent à partir d'une part, d une information génétique, d'autre part, d'une information socio-culturelle. D autre part notons que là conjonction de thèmes conflictuels, les uns issus de l'information génétique (hérédité) les autres de l'information sociologique (culture), est par elle-même potentiellement génératrice de conflits. Et déjà ces conflits constituent des événements internes invisibles. Ainsi le déve loppement est une chaîne dont les maillons sont associés par une dialectique entre événements internes (résultant des conflits intérieurs) et événements externes. C'est dans ces entrechocs perturbants qu apparaissent les traumatismes fixateurs qui vont jouer un rôle capital dans la constitution de la personnalité. C'est très fondamentalement que la thérapeutique freudienne demande, non seulement d'élucider la cause originelle du mal dont souffre l'organisme entier, c'est-à-dire de retrouver le traumatisme oublié (occulté), mais elle demande aussi un nouvel fois traumatique et qui soit à la fois la répéti tion t l expulsion à la de V événement qui détraumatisant, a déréglé et altéré le complexe psychosomat événement tutives. Des personnalité.

ique.

Ainsi, on peut avancer que la personnalité se forme et se modifie en fonction de trois séries de facteurs : a) hérédité génétique; b) héritage culturel (en symbiose et antagonisme avec le précédent) ; c) événements et aléas. Il conviendrait d'examiner comment le couplage antagoniste ou hétérogène de l'hérédité génétique et de l'héritage culturel, source permanente d'événements internes, permet à l événement-aléa de jouer un rôle dans la formation d u stème bioculturel que constitue un individu humain. Ces quelques indications nous montrent que les théories de Marx et de Freud laissent une place, parfois vide, parfois occupée à l'événement. Mais le marxisme et le freudisme contemporains ont, l'un et l'autre, dérivant en dogmatique et vulgatique, cherché à refouler le problème événementiel que contenaient fonda mentalement les théories géniales de Marx et de Freud. Sous l'influence du d é t e économistique, de la glaciation stalinistique et en dernier lieu d u struc rminisme turalisme althusserien l'événementialité, voire même l'événementialisé ont été éjectés des marxismes orthodoxes. Quant à la psychanalyse, elle a renoncé à considérer le problème de l'origine anthropologique et une nouvelle vulgate tend à envisager le processus œdipien comme un mécanisme où l'événement devient élément. Ici encore, nous nous rendons compte de la dégradation des systèmes explicatifs par la réduction de l'événement à l'élément, alors que nous devons rester dans l'ambiguïté, c'est-àdire dans la dualité, où le même trait phénoménal est à la fois élément constitutif et événement. 16

 

Le retour de V événement il. la notion d é vé ne m e nt

La notion d'événement a été utilisée dans ce qui précède, pour désigner ce qui est improbable, accidentel, aléatoire, singulier, concret, historique... Autre ment dit, cette notion apparemment simple, élémentaire, renvoie à d autres notions, les contient, est en fait une notion complexe. Nous ne saurons, ni ne v o u lons en proposer l analyse. Nous nous bornons à indiquer quelques lignes de force.

h a notion d'événement est relative 1. a) La notion d'élément relève d'une ontologie spatiale. La notion d'événement relève d'une ontologie tem porelle. Or, tout élément peut être considéré comme événement dans la mesure où on le considère situé dans l'irréversibil l'irréversibilité ité temporelle, comme une manifestation ou actualisation, c'est-à-dire en fonction de son appar ition et de sa disparition, comme en fonction de sa singularité. Le temps marque d'un coefficient d'événementialité toute chose. b) Autrement dit, il y a toujours ambivalence entre événement et élément. S il n'y a pas de « pur » élément (c'est-à-dire si tout élément est lié au temps), il n'y a pas non plus de « pur » événement (il s'inscrit dans un système) et la notion d'événement est relative. c) Autrement dit encore,delal'événement nature accidentelle aléatoire, concrète, historique dépend du système improbable, on le ière, selon lequel singul considère. Le même phénomène est événement dans un système, élément dans un autre. Exemple : les morts du week-end automobile sont des éléments prévisibles d avance, probables, d un système statistico-démographique qui obéit à des lois strictes. Mais chacune de ces morts, pour les membres de leur famille, est un accident inattendu, une malchance, une catastrophe concrète. 2. Les événements de caractère modificateur sont ceux qui résultent de r e n contres interactions entre, d une part un principe d'ordre o u un système organisé, d'autre part un autre principe d'ordre, o u autre système organisé, ou une pertur bation d'origine quelconque. Destructions, échanges, associations, symbioses, mutations, régressions, progressions, développements peuvent être la conséquence de tels événements.

Vers une science du devenir a) Ce sont évidemment les constitutions d'unités ou organisations nouvelles, les associations, les mutations, et surtout les régressions et les progressions qui constituent l aspect le plus original du problème posé par l'événement. C'est la t e n dance organisatrice d un grand ensemble complexe à pouvoir éventuellement profiter de l'accident pour créer une unité supérieure (et de ne pouvoir le faire sans accident) qui constitue le phénomène troublant, crucial, capital dont il faut tenter la théorie. b) Une telle théorisation qui s ébauche à partir des idées lancées par Von Foerster 1, formulées par ailleurs par Bateson 2, reprises par 1. Dans un texte fondamental « On self organizing-systems and their Environments », in Yovits, Cameron, Self Organizing Systems, Pergamon Press, New York, 1962. 2. « Tout ce qui n'est ni information, n i redondance, ni forme, ni contrainte, est bruit; la seule source possible de nouveaux patterns ».

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Edgar Morin

Henri Atlan1, permet de concevoir pour la première fois, la possibilité d'une science du devenir. En effet, dans la mesure où les structures n'évoluent pas, où les systèmes n e se modifient que sous le stimulant de l'événement, où le cha n gement est indissociable d'une relation système-événement, o ù donc, il n'y a plus disjonction entre structures o u systèmes d'une part, et d'autre part, événements (c'est-à-dire « bruit », improbabilité, individualité, contingence) alors il est p o s sible de théoriser l'histoire. Le bruit et la fureur shakespeariens sont très il neapparition c'estles facteurs événementiels d'histoire,formes, peut y avoir à-dire modification des lesquels systèmes, de nouvelles et évolutionsans enrichissement de l'Information (culture). c) Dans ce sens, les systèmes les plus développés sont des structures d'accueil de plus en plus ouvertes à l'événement, et des structures de plus en plus sensibles à l'événement. La société humaine est l'organisme, jusqu à ce jour, où la sensi bilité à l'événement est la plus ouverte ; elle n'est plus seulement limitée à l appar e i lhénoménal, mais concerne aussi le système informationnel-génératif, c'est-àdire la culture. Alors que chez les vivants le système informationnel-génératif (A.D.N., information génétique) n'est sensible qu à la mutation, c'est-à-dire l accident quantique, la culture des sociétés humaines modernes, sensible à tous événements en principe, est en évolution permanente. d) Les systèmes les plus sensibles à l'événement sont peut-être des systèmes qui comportent en leur sein une bipolarité antagoniste, voire un double circuit

stement

l aléa, l'événement qui contientchoix et secrète de possi lui-même couplé alternative, sous formequi bilité ou plusieurs entreendeux solutions possibles, ellesmêmes dépendent de l'interventi l'intervention on d'événements-facteurs aléatoires internes ou externes. Dans ce cas, la décision c'est l'événement qui vient de l'intérieur. e) L évolution (physique, biologique, humaine) peut être considérée non s e u l ement comme le produit des dialectiques entre principes d'organisation et processus désordonnés, mais aussi comme le produit de la dialectique entre systèmes et événements qui, à partir du moment o ù se constituent les systèmes se nourrissant d'énergie (systèmes vivants), fait apparaître les possibilités de régressions et celles de développements. /) Une science du devenir aurait à explorer la nécessaire relation entre les phénomènes autogénérés (qui se développent selon une logique interne, déclen chent les événements qui assurent le développement) et les phénomènes hétérogénérés qui ont besoin d'incitations événementielles-accidentelles pour se déve

que la dialectique de Hegel intègre l'hétérogénératif (ce qu il appelle le négatif) dans l'autogénératif et considère V événement comme un élément du nécessaire processus autogénératif, il ne nous faut concevoir la dialectique ni

lopper. Alors

comme réduction de l'hétérogénéré (cet agressif nommé « négatif » par Hegel) dans l'autogénéré, ni comme la dissolution des systèmes autogénératifs dans le désordre des rencontres. g) L évolution n'est pas une théorie, c'est un phénomène de nature c o s mique physique, biologique, anthropologique. Elle n'est pas seulement progres sion développement) mais aussi régression et destruction. Elle porte en elle la catastrophe comme force non seulement de destruction mais de création. La i. Rôle positif du bruit en théorie de l'information appliquée à une définition de l'organisation biologique, Ann. phys. Mol. et med., 1970, 1, p. 15-33. 18

 

Le retour de

V événement

théorie de l'évolution, c'est-à-dire d u devenir n'en est qu à ses premiers pas. La théorie de revolution est une théorie de l'improbabilité, dans la mesure où les événements y jouent un rôle indispensable en fait. « Tous les événements sont improbables » (J. Monod). L évolution physique déjà était « une création successive d'ordre toujours accru d objets toujours plus complexes et par là même plus improbables » (Jean Ullmo). « Pour autant qu un processus statistique ait une direction, c'est un mouvement vers la moyenne — et c'est exactement ce que n'est pas l'évolution » (J. Bronowsky).

CONCLUSION

I. Le rejet de l'événement était peut-être nécessaire aux premiers développe m e n t es la rationalité scientifique. Mais il peut correspondre aussi à un souci de rationalisation quasi-morbide, qui écarte l aléa parce que l aléa est le risque et l'inconnu. II. Ce rationalisme morbide, est, dans un sens l idéalisme même, c'est-à-dire une conception où les structures de l'esprit comprennent un monde transparent sans rencontrer de résidus irréductibles o u réfractaires. Et l'idéalisme historique de Hegel fait obéir le monde à un processus autogénéré qui coïncide totalement avec le développement avec le rationnel. de la dialectique spirituelle, c'est-à-dire que le Réel coïncide Le matérialisme a eu le sens d'une opacité, d'une irréductibilité, d'une insaisissabilité qui résistent à l'esprit, le précèdent, le débordent, voire le meuvent. Mais cet aspect ontologique irréductible s'est trouvé fixé spatialement dans la notion de matière, alors que cette irréductibilité, qui est effectivement Yactualisation, est aussi l'événementiel. C'est bien cette irréductibilité qu a rencontrée la micro-physique moderne, apparemment idéaliste parce qu elle dissout la notion de matière, mais anti-idéaliste en fait dans la mesure où élément et événement deviennent deux notions ambiguës complémentaires. C'est le matérialisme qui a versé dans l idéalisme quand il a voulu faire coïncider le réel avec la nécessité logique, retrouvant la Loi d u Logos. Le matérialisme n a pas v u que le réel était lié à l'événementiel, c'est-à-dire c'est-à-dire à l aléa. Ainsi rationalisme idéaliste et marxisme scolastique sont d u même versant de la réalité, et occultent l'un et l'autre le versant événementiel. Après avoir été mis en état d'illégalité scientifique et rationnelle, l'événement nous contraint à réviser son procès. Il a fallu l'expérience, c'est-à-dire l expér imentation microphysique, les découvertes de la biologie moderne pour réhabil i t e r'événement qui reste illégal seulement dans les sciences les moins avancées, les sciences sociales.

III. Il n'y a pas que la notion de système qui soit une plaque tournante cosmophysico-bio-anthropologique. C'est aussi la notion d'événement. Elle touche à toutes les sciences, et c'est la question limite de toutes les sciences. C'est en même temps le problème philosophique même de l'improbabilité ou contingence de l'être.

IV. IV . Système et événement ne devraient-ils pas enfin être conçus de façon couplée? La théorie des systèmes disposant d une information organisa19

 

Edgar Morin

trice génératrice (auto-organisés, autoprogrammés, autogénérés, automodifîcateurs, etc.) a besoin d'intégrer l'événement accident-aléa dans sa théorie. Peut-on entrevoir déjà la possibilité d'une théorie des systèmes événementialisés anacatastrophisables? Une telle théorie permettrait d'envisager enfin une science du devenir. Morin

Edgar Centre National de la Recherche Scientifique

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