Metaphysiques Cannibales

November 4, 2018 | Author: Ana Carvalho | Category: Baruch Spinoza, Gilles Deleuze, Colonization, Metaphysics, Nature
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Eduardo Viveiros de Castro...

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Métaphysiques cannibales. Viveiros de Castro, Deleuze et Spinoza. (à paraître dans le numéro spécial « Tous cannibales » du magazine Artpress)

Par Jean-Christophe Goddard 1

En 1664, à peine plus d’un siècle après ce que Oswald de Andrade appellera en 1928 dans son fameux  Manifeste Anthropophage fondateur du modernisme brésilien, la « Déglutition de l’Evêque Sardinha » (le dépeçage et la dévoration en 1556 du premier évêque portugais du Brésil par les Indiens Caeté), le philosophe marrane portugais Bento de Espinosa, dont la famille avait préféré la Hollande au Brésil comme terre d’exil, écrivait au « très sage et très prudent » Pierre Bailling pour lui confier une singulière hallucination visuelle : l’image insistante, au réveil, d’autant plus vive que faiblissait l’attention, d’un « Brésilien noir et crasseux », dont Bento de Espinosa tenait à préciser qu’il « ne l’avait jamais vu auparavant ». Pierre Bailling s’était adressé au philosophe pour lui demander d’expliquer l’hallucination qu’il avait eu des gémissements d’agonie de son fils alors que celui-ci était encore en bonne santé. Or, on peut penser que si ce Bento de Espinosa, qui tenait aussi beaucoup à se faire appeler Benedictus de Spinoza, et qui entra en Europe au Panthéon des philosophes sous ce nom, s’inquiéta tant de cette affaire de présage hallucinatoire et mit tant de soin à répondre à Bailling, ce fut d’abord dans le dessein de mettre clairement à part son propre cas de celui de son correspondant. D’un côté la puissance psychique, que confère l’amour, d’imaginer avec vivacité les événements qui peuvent se produire dans la vie de l’être aimé ; de l’autre, la simple persistance rétinienne, à l’état de veille, d’une image du rêve, le simple effet sur l’imagination d’une altération du corps, tout comme la fièvre est cause de délire. Spinoza métis Le déni est flagrant. Comme cette image du Brésilien est aussi, quelques lignes plus bas, celle d’un « Ethiopien », on a à juste titre interprété le déni comme un déni de judéité. Le caractère insultant des adjectifs « noirs et crasseux », repris dans le mot « éthiopien », qui en grec signifie « gens au visage brûlé », a été souligné, et l’on pourrait facilement compléter l’analyse en disant que l’image de cette altérité totale d’un homme « jamais vu auparavant » est l’image la plus insultante qui soit : celle d’un « sale juif ». On a encore souligné ème que le Brésil et l’Ethiopie sont au 17 siècle deux espaces de colonisation portugaise, mais on pas assez insisté insisté sur une dimension particulière particulière commune aux deux insultes (« brésilien » et « éthiopien ») lorsqu’elles s’appliquent aux

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marranes : l’hybridation. L’image du « sale » brésilien-éthiopien est d’abord pour Bento de Espinosa (conformément au sens du mot « falasha » qui, en amharique, désigne les juifs éthiopiens) l’image péjorative d’un « exilé », d’un « immigré », qui, à la différence de ce que le Siècle d’Or néerlandais permet à Benedictus Spinoza, n’a pu se libérer de son caractère marrane, hybride, ni juif, ni chrétien. Une hybridation, pour ainsi dire, redoublée du fait de la colonisation, le marrane brésilien, ni portugais ni juif, n’étant du coup ni colon ni colonisé. C’est-à-dire à dire proprement « Brésilien » au sens même où l’identité paradoxale du « brésilien » se comprend à partir de son origine anthropophage et du brouillage qu’elle implique entre le colonisé et le colonisant ; car, comme le souligne l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, la dévoration des colons par les Tupinambas – dont le fait était largement connu en Europe à l’époque de Spinoza par le récit, traduit en latin, néerlandais et portugais, qu’en avait fait Hans Staden ( Nus, féroces et anthropophages ) – avait tout autant pour fin le devenir-blanc des Tupinambas que le devenir-Tupinamba des blancs. En témoignent les nombreuses lettres de jésuites qui dénoncent les colons « going native » (selon l’expression de Viveiros de Castro), se mariant avec les indiennes, tuant les ennemis dans les terreiros, et devenant eux-mêmes anthropophages. Le surgissement de cette image renaissante (d’ailleurs indatable, si l’on songe au fait que Spinoza situe l’épisode hallucinatoire dans une ville qu’il n’habitait plus à la date supposée de l’événement) est bien lié à l’histoire du colonialisme portugais. Comme l’a souligné Gilles Deleuze, toute machine binaire, comme l’est la machine de pouvoir coloniale, n’est pas sommairement dualiste, mais dichotomique, produisant le métissage lui-même comme un nouvel élément binaire : si tu n’es ni juif ni chrétien, ni juif ni éthiopien, ni juif  ni portugais, ni colonisateur ni colonisé, alors tu as encore le choix entre le philosophe Benedictus de Spinoza (ou Baruch Spinoza) et le métis Bento de Espinosa. C’est cette machine dichotomique – qui dépasse de loin la personnalité du philosophe – qui fait naître l’image hallucinatoire du Brésilien : une image de soi, du Soi brésilien, métissé, hybride, de tous ceux qui sont pris dans une telle machine. « Tupi or not Tupi, that is the question », écrivait Oswald de Andrade dans le  Manifeste anthropophage : car, cette dichotomie est celle du Cannibale et du Non-cannibale. « L’image symptôme » du spinozisme, dirons-nous (en appliquant à Spinoza le concept mobilisé par Didi-Huberman pour rendre compte de la construction dans la folie de la théorie warburgienne de la culture), est celle de l’hybridation, du métissage, de la dévoration indigène de la culture et de la religion de l’Occident et de leurs polarités (elle est d’ailleurs la même que celle d’Aby Warburg, tant il est vrai que l’image du serpent-éclair libère

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l’affirmation d’un « satanische Fresslust » (un plaisir satanique de dévorer ou de bouffer)). C’est dans la folie de cette image brésilienne-indigène que Spinoza construit sa philosophie.  Anthropologie cannibale et philosophie

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On s’est trop intéressé à l’explication du présage hallucinatoire de la mort du fils par la puissance qu’aurait l’imagination d’exprimer la participation, dans l’amour, du père à l’essence du fils. L’apport remarquable de l’anthropologie amérindienne de Viveiros de Castro et de son esquisse de ce pourraient être des « métaphysiques cannibales », peut ici être exactement mesuré. La communication inconsciente du père et du fils qui est au fondement de l’hallucination véridique présente trois traits caractéristiques de la métaphysique occidentale d’après Viveiros de Castro : elle est intra-spécifique (elle a lieu entre des humains) ; elle est fondée sur une production filiative ; elle répète l’expression prototypique d’Autrui sous la figure de l’Ami ou de l’Aimé qui fait de la philia l’élément du savoir. L’explication-écran présentée à Bailling est bien celle de Benedictus versus Bento. L’image répugnante de l’hybride qui se présente aux yeux de Bento (comme aimait à l’appeler le philosophe brésilien contemporain, Bento Prado Junior), l’image du brésilien crasseux qui signifie son propre devenir-indigène, porte en elle d’autres possibilités métaphysiques que l’Occident n’aurait jamais rencontrées s’il n’avait fait l’expérience coloniale de sa Déglutition. La tentative de faire un usage philosophique de la pensée indigène implique, pour Viveiros de Castro, qu’on fasse du point de vue de l’Ennemi, et non plus de l’Ami, le point de vue privilégié de la vision de soi (être soi par l’incorporation de l’ennemi) ; qu’on substitue aux rapports de filiation et de reproduction héréditaire les mouvements de capture, de prédation, les rapports de symbiose et de connexions transversales entre hétérogènes ; qu’on substitue à la communication intra-spécifique le devenir inter-spécifique (comme relation intensive, affective, de l’humain au non-humain). Or, il est remarquable que ces caractères d’une philosophie cannibale, Viveiros de Castro les rencontre tout particulièrement à l’œuvre dans le chapitre X de  Mille Plateaux de Deleuze et Guattari : « Devenir-intense, devenir-animal, devenir imperceptible… ». Il est encore plus remarquable que dans ce chapitre Deleuze et Guattari les mettent à l’œuvre précisément en se souvenant de Spinoza (« Souvenirs d’un spinoziste, I et II ») : tout d’abord « l’unité d’un plan de nature qui vaut aussi bien pour les inanimés que pour les animés, pour les artificiels et les naturels » et sur lequel « l’infinité des modifications sont parties les unes des autres », appartenant à tel ou tel individu selon le rapport de mouvement et de repos dans lequel elles entrent ; ensuite, des circulations d’affects qui sont des devenirs (des

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participations « contre nature » : l’homme qui devient rat, le rat qui devient homme) selon les rapports de composition ou de décomposition qui ont lieu sur le même plan de nature. Comment expliquer la singulière coïncidence de l’anthropologie cannibale de Viveiros de Castro avec la métaphysique deleuzienne de la nature, sinon par Spinoza, c’est-à-dire déjà par le Brésil ? Par la traduction philosophique de la pensée indigène, déjà effectuée, sous la forme d’une métaphysique des devenirs, des hybridations, des participations et des agencements aberrants à même une nature conçue comme multiplicité de multiplicités. Cette dimension indigène du spinozisme, de leur spinozisme, n’est-ce pas aussi ce qu’expriment Deleuze et Guattari, dans ce même dixième chapitre de  Mille Plateaux, en présentant leur propre manière d’opérer comme celle de sorciers, et en écrivant à plusieurs reprises « nous, les sorciers » ? L’image hallucinatoire du « Brésilien crasseux » était l’image de la pensée cannibale que Bento de Espinosa allait introduire en Europe, de façon encore souterraine, sous les traits de Benedictus de Spinoza, avant que le spinozisme longtemps occulté par les lectures que lui imposaient les problématiques de la métaphysique blanche ne révèle son vrai visage métis. Cannibalisme littéral et cannibalisme global  Est-ce à dire que de l’image insultante et violente du sale hybride à l’édification conceptuelle de la pensée indigène a été accompli ce même passage accompli par le Brésil moderne de l’anthropophagie littérale (manger des hommes) à l’ontologie anthropophage (l’anthropophagie comme mode d’être) : la capture de toutes les altérités, le métissage, la déglutition des différences, le pillage, la multiplicité, comme instruments d’une création pacifique de soi ? La disparition du cannibalisme littéral renforçant, pour Viveiros de Castro, sa dimension générale, ontologique. La victoire de l’anthropophagie indienne, sa vengeance guerrière appliquée au colonisateur occidental, culminant ainsi peutêtre dans l’émergence de ce que Suel Rolnik appelle une « subjectivité flexible », essentiellement traversée par l’Autre, engagée au XXème siècle dans l’expérimentation systématique de tout processus d’hybridation et de fusion, de déterritorialisation et de création de nouveaux agencements, depuis le mouvement moderniste Anthropophage de Oswald de Andrade (années 20), en passant par le mouvement de la Poésie concrète (années 50), le Néoconcrétisme dans les arts plastiques (fin des années 50, début des années 60), le Tropicalisme en musique (années 60) et jusqu’à certains aspects de la politique du Président Lula que Giuseppe Cocco a pu analyser dans un récent ouvrage ( MundoBraz) comme caractéristiques d’une « politique cannibale ». Or, Suel Rolnik a aussi démontré quelle pourrait être l’ambiguïté de cette victoire si elle consistait dans une telle victoire de l’ontologique sur le littéral ;

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elle a montré comment à partir des années 80, grâce au développement des technologies nouvelles de la production et de la reproduction d’images, le capitalisme, devenu « culturel-informationnel », a tiré parti de la flexibilité anthropophage du sujet moderne, de son essentiel métissage, pour produire et vendre des modèles prêt-à-porter de subjectivations hybrides indifféremment adoptables par chacun et indéfiniment renouvelables. Elle a surtout montré comment cette globalisation de l’anthropophagie a eu pour effet pervers d’abolir l’inquiétude, l’inconstance, qui accompagne naturellement tout processus d’hybridation en garantissant, à travers la nouvelle économie du capitalisme cognitif multipliant les images-mondes susceptibles de structurer temporairement la subjectivité, plutôt une « espèce d’existence hédoniste, lisse et sans turbulences, éternellement stable ». Là est peut-être l’enjeu d’une défense de l’anthropophagie littérale. Les déclarations de Oswald de Andrade d’après lesquelles la dévoration cannibale n’avait pas pour principe la faim semblent plaider contre l’anthropologie littérale et en faveur de sa dimension principalement ontologique. C’est pourtant encore le  Manifeste Anthropophagique qui inspire l’« esthétique de la faim » de Glauber Rocha, le fondateur dans les années 60 du cinéma Novo brésilien. Gilles Deleuze, qui voyait dans le cinéma de Rocha le cinéma politique moderne (anti-colonial) par excellence, a noté « l’étrange positivité » de la faim chez Rocha : la violence de l’affamé, bouffeur de terre, bouffeur de racines, qui vole et tue pour bouffer, est proprement la violence anthropophage, celle qui, dans une communication aberrante de toutes les violences (celle des propriétaires, des bandits, des prophètes et des saints), met en transe tous les états sociaux, dévore les différences dans un mouvement qui abolit toute perspective de progrès et d’ordre. « Voici pourquoi », confiait Rocha, « dans  Antonio das Mortes, il existe une relation anthropophage entre les personnages: le professeur mange Antonio, Antonio mange le cangaceiro, Laura mange le commissaire, le professeur mange Laura, les assassins mangent le peuple, le professeur mange le cangaceiro. Cette relation anthropophagique est de liberté ». Il faut souligner que dans le portugais populaire que parle Rocha, manger veut aussi bien dire « baiser ». La scène cannibale d’ Antonio das Mortes est le corps à corps des ennemis-amants entrelacés, roulant ensanglantés l’un sur l’autre sur le sol poussiéreux du Sertao. Cette collusion de la violence meurtrière et de la prédation sexuelle au préjudice de l’ordre social ne doit pas surprendre : on sait ce que l’Ogre Gille de Rais faisait aux enfants. C’est à rendre au cannibalisme sa littéralité, au cœur même de l’anthropophagie globale du capitalisme cognitif, que s’est employé Glauber Rocha en « imposant la violence de ses images et de ses sons dans 22 festivals internationaux ». Le moyen de laisser insister l’image du « Brésilien noir et

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crasseux », sans laquelle Bento de Espinosa ne nous aurait pas légué en héritage le spinozisme.

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