Medievales - Num 5 - Novembre 1983.pdf
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Revuepubliéeim le ooneoaisdu C.NJLS.
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O PU V, Saint-Denis 1983
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MEDIEVALES Revue semestrielle publiée par les Presses et Publications de l'Université de Paris VIII - Vincennes à Saint Denis, avec le concours du Centre National de la Rercherche Scientifique
COMITE DE REDACTION François-JérômeBEAUSSART Bernard CERQUIGLINI Mireille DEMAULES
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Réimpression PRESSES UNIVERSITAIRES DE VINCENNES CENTRE DE RECHERCHE DE L'UNIVERSITE DE PARIS -VIII 2, ruede la Liberté
93526 SAINT-DENISCedex02
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SOMMAIRE
N° 5/ NOVEMBRE 1983
NOURRITURES Page
Présentation, par Odile REDON Brouets,potages et bouillons Jean-LouisFLANDRIN De l'usage des épices dans l'alimentationmédiévale BrunoLAURIOUX Cuisine à la cour de l'empereur de Chine: les aspects culinairesdu Yinshan Zhengyaode Hu Sihui FrançoiseSABBAN Valeurs, symboles,messages alimentairesdurant le Haut MoyenAge Massimo MONTANARI Exil et retour: la nourrituredes origines Danielle REGNIER-BOHLER Les appétitsmélancoliques Marie-Christine POUCHELLE Documents : Les ustensilesde cuisineen Provencemédiévale(XIIIe-XVes.) Pascal HERBETH Une recettedu XVe siècle MaguelonneTOUSSAINT-SAMAT
5 15 32 57 67 81
89 94
ENTREMETS Les masques du clerc Jean-CharlesHUCHET Qu'est-ceque le MoyenAge ? François JACQUESSON
117
FRIANDISES Notes de lecture: Genevièved'HAUCOURT,La vie au MoyenAge; RobertDELORT, La vie au MoyenAge; Jean DUFOURNET, Le garçon et l'aveugle; Jean-LouisFLANDRIN, Un temps pour embrasser; Jean-PaulROUX, Les Barbares
125
96
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NOURRITURES Qui va se pourléche Qui restese dessèche (Proverbeitaliendu XIVe sièclecité par FrancoSACCHETTI.)
Mangerest un acte individuel,à la fois nécessaireà la subsistance et, dans certainesconditions,générateurde plaisir. Cependant,le plus souvent,l'hommene mangepas seul, mais avec ses semblables,suivant déterminés.La des règleset usages économiquementet culturellement pratique convivialeet la recherchedu plaisir confèrentà l'acte de mangerdes sens multiplesqui dépassent largementla simple solution d'un problèmede subsistance. Ce numéro de Médiévales veut précisémentcontribuer à une recherchedes multiplessens de l'acte de mangerau MoyenAge. Il est relié au travail qui se fait depuis plusieurs années au département d'Histoirede l'UniversitéParis VIII, avec Jean-LouisFlandrinet moimême: recherchesd'un côté sur l'évolutiondes pratiques culinaires et du goût en Europe, depuis le MoyenAge jusqu'au XVIIIe siècle, de l'autre sur les usages de cuisine et de table et sur le sens des actes alimentairesdans l'Italie médiévale. Parce qu'il fallait bien choisir, dans l'ampleur d'un champ trop vaste, nous n'avons pas ouvert ce numéro - en tout cas pas direcNous avons plutôt tement- aux aspects économiquesde l'alimentation. tenté, sur un point de départ historique, et en faisant appel à plusieursdisciplines,d'allerdans deux directions.D'abord des recherches sur le travail proprementculinaire et sur les goûts médiévaux; et sur cette voie il était particulièrementséduisant d'aller jusqu'à l'au-delà des épices. Ensuite des réflexionssur le l'Extrême-Orient, sens des comportements dans des systèmessocio-politiques, alimentaires, littéraireset scientifiques(médicaux) qui engagenttoute la personne de l'homme. Nous souhaitonsque ce numérode Médiévales, auquel ont participé des historiens,sinologue,littéraire,anthropologue,soit un jalon dans l'étude pluridisciplinairede l'alimentationmédiévale. Odile REDON.
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Jean-Louis FLANDRIN
BROUETS,
POTAGES
ET BOUILLONS
Passant à Lindau, le 10 octobre 1580,Montaigne notait que les Bavarois « mettenttantôtle rôtile premieret le potage à la fin,tantôt au rebours». Mais il ne semble pas s'être demandé si le concept de potage existaitdans ce pays, ni s'il désignaitla même chose que dans la France de l'époque. Pour jious, Français du XXe siècle, un potage est un mets salé et non sucré, de consistanceplus ou moins liquide, que l'on sert dans des assiettescreuses au début du repas. Cette définition, valable dès le milieu du XVIP siècle, l'était peut-êtredéjà au temps de Montaigne. Mais elle ne l'étaitpas dans la France des XIVe et XVe siècles,ni dans le reste de l'Europe occidentale. Pour ce qui concernela consistance,il y avait certes des potages très liquides - avec ou sans tranches de pain ou autres éléments solides immergésdedans - mais beaucoup d'autres ressemblaient plutôtà des ragoûts,en sauces souvent liées et parfois très courtes. Au chapitre des « potages communs sans espices et non lians », le Ménagierde Paris mentionnaitmême des « porrées» de légumesdont il n'est pas évidentqu'elles étaientmoins sèches que nos purées. Du point de vue du service, même ambiguïté: certains potages étaient présentés avant les rôts - les sorringueset les civés, par exemple- mais d'autres l'étaientsouventavec, comme les cretonnées ou les rosées, voire même après, à l'entremetsou à l'issue de table, toutcommeces potages bavarois qui étonnerontMontaigneà la findu XVIe siècle : voyezles menus III, XI et XIV du Ménagierde Paris. Les choses ne vont pas mieux si l'on entendpar « potage» tout ce qui était cuit dans un pot. Car on cuisait dans des pots les fromentées, millot,avenat,riz engoulé,que les livres de cuisine français (1) clas1. Cetteétudeprenden considération : 10 Le Ménagier cinq livresfrançais de Paris, composéen 1393et édité en 1847par JérômePICHON (reprint DanielMorcrette, à Luzarches,s. d.). 2° Les Enseignements qui enseignent appareillertoutesmanièresde viandes(vers 1300).3° Le Viandierde TailleNationale.4° Le Viandierde Taillevent, Ms. de vent,Ms. de la Bibliothèque la Bibliothèque du Vatican.5° Le Viandierde Taillevent, imprimévers1490. Cesquatrederniers traitésontétépubliésparJ.PICHONet GeorgesVICAIRE au XIXosiècleet rééditéspar Slatkine: Le Viandierde Taillevent(Genève, 1967).
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6 saient parmi les entremets,de même que les gelées de toutes sortes. Il arrivaitd'ailleursque des plats classés hors du chapitredes potages fussent cependant appelés « potage» : voyez par exemple, dans le menu XVI .du Ménagier,ce « Potage pour faire yssue appelé gelée» ; ou, au chapitredes « Entremets», le « Potage parti ou faulx grenon» (p. 216). On se demande donc quelle définitioncohérenteles Français de ce tempspouvaientbien donnerde leurs potages. En Angleterre, à la mêmeépoque, le conceptde potageexistaitaussi et ne paraît pas plus clair. Il est, au reste plus difficileà cerner,parce structurés que les livresde cuisineanglais (2) n'étaientpas explicitement en chapitreset que, dans les repas,l'ordrede présentationdes mets est très difficile à comprendre- ou même inexistants'il fauten croireles historiensqui en ont parlé (3). En Italie, aucun mot de la famillede « potage» ne se rencontredans les recueils de recette (4). Et en Catalogne,si le Libre de sent sovi (5) a un chapitreintitulé« Qui parla con se deuen donar los potatgesen convit», ce chapitrene traiteque des viandes rôties! Dans tous ces livres,cependant,on trouve des plats analogues à certains types de potages français,au moins par leurs appellations («brodo», «brodetto», « civiero» italiens,par exemple,proches des « Bouillon», « brouet» et « civé » français); et des plats inconnusen France (comme les plats de pâtes) mais que les voyageursfrançais ont pendant des siècles considérés comme des potages - pour des raisons qu'ils n'ont malheureusement pas expliquées. 2. Cinq livresanglaisontété utilisés,que nous désignerons par les titres : Io The Formeof Cury(v. 1390); 2° AncientCookeryA.D. 1381; suivants 3° Ancient n° 3 (écriture du débutXVes.) ; 4° HarleianMs. 279(vers Cookery 1430); 5° HarleianMs. 4016(vers 1450).Les troispremiersont été publiés Richard WARNER dans Culinariae(London,1791; fac simile par Antiquitates ProspectBooks,Londons.d. (1981); les deux autrespar ThomasAUSTIN, dans Two Fifteenth-Century CookeryBooks (OxfordUniversity Press,1888; reprint1964). 3. Par exempleBridgetAnnHENISCH,Fast and Feast; Food in Medieval State University Park and Society (The Pennsylvania Press, University London,2eed., 1978)p. 146. 4. Pour l'Italie, on a utilisé les quatre livres de cuisine suivants : 1° Librodella cucinadel secolo XIV, édité par F.-ZAMBRINI,1863; réim« 1968. Il sera ici le livre toscan ». 2° Libro di pressionBologna, appelé cucina del secolo XIV, édition L. FRATI, Livorno,1899; réimpression ». 3o Libro de arte Bologna,1970.Il sera appelé ici « le livre vénitien coquinaria,écritvers 1450par le maîtreMARTINO,cuisinierdu patriarche d'Aquilée,et publiépar E. FACCIOLIdans Artedella cucina(Milano,1966), 4° Liberde coquina: manuscrit latin du XIVe siècle publié I, pp. 119-204. par MarianneMULONdans le BulletinPhilologiqueet Historique( jusqu'à et scientifiques. Année1968,Actes 1610)du Comitédes Travauxhistoriques du 93eCongrèsnationaldes SociétésSavantestenuà Tours.Volume1 : Les problèmesde l'alimentation (Paris,Bibliothèque Nationale,1971)pp. 396-420. Ce traitélatin,très prochedu livre toscan,me paraît incontestablement italien. 5. Librede sentsovi,éditépar RudolfGREWE(EditorialBarcino,1979) avec introduction, noteset indexen catalan moderne.
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7 Finalement,pour faireprogresserl'étude comparéede la cuisine et du servicede table dans les divers pays d'Europe occidentale,il faut, - la notiongénérale abandonner- au moinsprovisoirement semble-t-il, de potage,et examinerplutôtdes typesde potage plus facilesà définir, dont l'existenceou le concept,par ailleurs,sont attestésdans tous les pays d'Europe occidentale aux XIV* et XVe siècles. L'examen des brouetset bouillons,que nous allons présenterici, constitueun premier pas dans cettevoie. Ou peut-êtreserait-ilplus juste de dire que nous allons étudierles brouets en France, en Angleterre,en Catalogne et en Italie. Car si « brouet» est l'équivalentdu « brewet» (ou « bruet» ou « bruette») anglais,du « brouvet» (ou « broet») catalan, du « brodetto» italien et du « brodium» latin,« bouillon», en revanche,n'est ni linguistiquement ni réellementcelui de « broth», ni de « brou», ni de « brodo». Etymologiquement,en effet,« bouillon» a pour origine le latin « bulliré», tandis que tous les autres mots que je viens d'énumérerviennentdu germanique« brod», latiniséen « brodium» vers la findu IVe siècle (6). Réellement,« bouillon» n'apparaîtdans l'appellationd'aucun plat français de l'époque considérée, alors qu'on trouve « broth», « brou», « brodo» et « brodium» dans celle de nombreusesrecettesdes livres de cuisineanglais,catalan,italienset latins.Le bouillon,dans les livres français,n'était mentionnéque comme ingrédient,ou comme une sorte de bière hygiéniquepour malades (7). Si, dans le françaisd'aujourd'hui,« broth», « brou », « brodo», « brodium», peuventdans le titre d'une recette,être parfois traduitspar « bouillon», dans le français des XIVe et XVe siècles, en revanche,ils correspondentà « brouet», ou « potage», ou encore « chaudeau», ces trois mots pouvant au contrairede bouillondésignerdes plats aussi bien que la partieliquide de certainsd'entreeux (8). de QUICHERATet de BLAISE en 6. Les dictionnaires latin-français un premieremploidans un sermonde S. Gaudence,évêque mentionnent de Bresciaversla findu IVe siècle. 7. Le Ménagierde Paris, p. 238. 8. Pour « brouet» et « potage», on en trouveraune infinite d exemples dans le Ménagierde Paris. Ainsi,p. 166,à la finde la recettedu brouet : «... au drécier,metteztrois ou quatre morceauxde vostre d'Allemagne grainen l'escuelleet du brouetdessus» ; ou p. 168,à la finde la recette du « rapé» : « puis dreciezvostregrain par escuelleset du potage par ne sont pas tributaires dessus». Les deuxmotsparaissentinterchangeables, de l'appellation du plat,et peuventêtreremplacéspar « bouillon», comme à la p. 155: « quand le grainsera dressépar platz,vous mettrezle bouillon dessus». Dans cet exemple,le bouillonn'est pas seulementl'eau où a cuit une viande,mais un liquidecomplexequ'on a auparavantappelé « potage». Il semble;cependant,qu'on utilise plus volontiers« bouillon» pour les simplesbouillonsde viande,et « brouet» ou « potage» pour les liquides plus complexes.Quant à « chaudeau», c'est une eau de cuisson encore claire que les bouillonsde viande: par exemplel'eau de cuissonde Elus oudinsou de tripes(p. 158et 161).Mais parfoisc'est un bouillonde viande normal,commeà la p. 168.Ce motn'apparaîtqu'unefoisdans l'appellation d'un mets: le « chaudeauflament », constituéd'eau bouillieoù l'on répand en filetdes jaunes d'oeufsbattusavec du vinblanc.
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8 Plus concrètement, cette étude porte sur 52 recettesfrançaisesde brouets; 53 recettes anglaises dont 37 de brewet et 18 de broth; 4 recettescatalanes dont 1 de brouvetet 3 de brou; 21 recettesitaliennes dont 8 de brodettoet 13 de brodo; et 6 recettes latines de brodium.Au totalcela nous faitun corpus de 137recettes: aucun autre type de potage n'en comptait autant dans les livres de cuisine des XIVe et XVe siècles. En France,ces brouetsformaientune catégoriehomogènedu point de vue de leur place dans le repas : sur les vingt-cinq menusqu'a notés le Ménagierde Paris, on trouvevingt-quatre mentionsde brouets,dont vingt-deuxavant les rôts. Les deux restant,s'ils étaient présentésau servicedu rôt,n'infirment pas vraimentla règle,car il s'agissait d'un « rôt maigre», composé de poissons bouillisou en sauce, et non pas de véritablesrôtis.Nous ne pouvonsmalheureusement élargircetteconclusion aux autres pays d'Europe,fautede recherchessuffisantes sur leur manièrede servir. Pour ce qui concerne la manière de cuisinier - du moins celle dont parlentles livres- deux faits attestentson caractèrecosmopolite. C'est d'une part que nombrede brouets,en France,en Angleterre, en Italie, portaientle nom d'un pays étranger; d'autre part que les mêmes appellationsse retrouvaientparfoisen français,en anglais,en italienet en latin.Voyez l'appendice.Il montrequ'on trouvaitdans les livresfrançaisun « brouetde Savoie » et, plus fréquemment, un « subtil » ; dans les livres d'Italie (en toscan et en latin) brouet d'Angleterre un « brouet provençal», un « brouet français» et un « brouet espagnol» ; dans un livre anglais un « brouet de Lombardie» ; et, de tous ». côtés, un « brouet sarrasin» et plusieurs « brouets d'Allemagne D'autres appellationscomme « brouetvert» ou « vergay», ou « brouet blanc », se retrouvaient dans les livresde pays différents, de même que des « brouet de chapon», « brouet de gélines», « brouet de poullets», « brouet d'anguilles», « brouet de poisson», « brouet d'œufs et de fromage», etc.,qui sont,à vrai dire,moins significatives. Mais ces ressemblancesou influenceséventuellesne signifient pas que dans tous les pays - ou toutes les cours - d'Europe occidentale on mangeait la même cuisine, comme semblent le croire plusieurs auteurs anglais, américains et canadiens (9) : il est facile de s'en convaincreen examinantles brouets.Pour ce qui concernel'appellation des plats, on ne trouvait qu'en France des « brouet georgië», des « brouet rousset», des « brouet houssié», un « brouet rappé», des the 9. Voir par exempleColinS. DENCE, « Herbsand spices throught , winter1978,p. 11-23 ; dans une certainemesureFast ages», HerbalReview and Feast,de BridgetA. HENISCH; et surtoutConstanceB. HIEATT et 1977). SharonBUTLER,Pain vinet veneison(Montréal, Editionsde l'Aurore, Pour une critiquede cetteidée,voir déjà dans L'Histoire(n° 5, oct. 1978, « Variationsfranco-britanniques ». p. 102-103)
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9 « brouetde cannelle», des « brouet de verjus», des brouets « de daintiers de cerf» ou de « fressurede pourcel». Les livres anglais, eux, sont seuls à présenterdes « cold brewet», des « bruettesaake » (ou brouetrecherché),des brouetsde connin(« connyngesin clere broth»), de foie de chevreuil(« roo broth»), de soles, de tanches,d'esturgeon, de lamproies,de moules, d'huîtres,de buccins; et des brouets aux noms mystérieuxcomme « browet tuskay» et, plus fréquent,« ballok broth». Moins richesen brouets,les livresitalienssont cependantseuls à présenterun brouet de perdrixgrises,un brouet de pois chiches rougeset un « brodo granato» dont une seule des trois recettesexplicite un peu le nom. Enfin,bien que le chevreau et plus encore les amandesaient été utilisésdans les brouetsde bien d'autrespays, ceux de Catalogneétaientseuls à en tirerleurs noms. Même impressionde diversitéet de spécificitésnationalesou régionales lorsqu'on examine les ingrédientsutilisés et les procédés de cuisson.Non pas que cettecuisinedes livresait mis en œuvreles seuls produitslocaux : partout,au contraire,elle utilisaitabondammentles épices importéesd'Orient; et les Anglaisn'étaientpas les derniersà utiliserle sucre,les amandes et les raisins de Corinthe.Mais, relativementlibre à l'égard des contraintesnaturelles,cette cuisine aristocratiqueétaittributairedes cultureset des goûtsnationaux.Et il me paraît nationalesou régionales intéressant de soulignercombiences spécificités étaientplus marquéesen cuisinequ'en d'autresdomainesmieuxconnus de la culture. ^ Précisonscela sur quelques exemples.Les deux recettesfrançaises de « brouet sarrasinois» prennentpour ingrédientde base - pour « grain», commeon disait alors - des anguilles,ce qui est surprenant, ce poisson sans écaille n'appales poissons et plus particulièrement raissant guère dans les livres de cuisine arabes ; les deux recettes italiennesde « brodo saracenico» font un brouet à base de chapon rôti, ce qui serait plus musulman si l'on n'y ajoutait « du lard à » ; quant aux recettes anglaises, moins homogènes,l'une suffisance prendpour viande du bœuf,l'autre du porc, et la troisième,fastueuse des conninsou des lapins,ou des cailles ou des perdrix et extravagante, et... des anguilles.Comme liquide de cuisson, les cuisiniersfrançais utilisaientun mélange de vin et de verjus; les italiens « des sucs du vin blanc ; et les anglais,avec ensemble aigres» et éventuellement cette fois,du lait d'amandes.Certainsd'entreeux y ajoutaient du vin, voire du vinaigre. Pour ce qui concernel'assaisonnement,Anglaiset Italiens usaient d'épices plus ou moins nombreuseset d'ingrédientsdoux : dattes et raisin secs en Italie ; sucre,raisins secs, et parfoisvin doux en Angleterre.Les cuisiniersfrançais,en revanche,s'ils multipliaientles épices orientales- gingembre,cannelle,girofle,graine de Paradis, garingal, poivre long et safran - n'admettaientaucun ingrédientsucré. Cela seulementpar la plus grandefidélitédes Italienset des s'expliquerait-il
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10 Anglaisà un modèle originalarabe ? En fait,des recettesdont nous n'avons encore rien dit parce qu'elles ne portent pas le nom de brouet(10), montrentque les cuisinierscatalans et napolitains,généralement plus proches des pratiques arabes que les Anglais et les Toscans, n'utilisaientpas non plus de sucre. Au reste,les statistiques faitessur des livresde cuisineentiers,attestentque d'une d'ingrédients manièregénéraleles Italiens et les Anglais des XIVe et XVe siècles avaient beaucoup plus de goût pour les viandes sucrées et les préparationsaigres douces que les Français de leur temps. Si les diversesrecettesdu « brouetsarrasin» présententde grandes différences quant à la cuisson et à la consistancefinaledu plat, ces différences ne semblentpas révélerde spécificiténationale.Peut-être n'est-cepas par hasard, mais parce qu'on voulait,pour ce brouet au nom exotique,opérer de manièreinhabituelle.En revanche,lorsqu'on examinelivrepar livreles modes de cuisson de l'ensembledes brouets, des tendancesnationalesou régionalesse dessinent. Un détail, pour commencer: les recettesfrançaiseset italiennes, lorsqu'il y est question d'oignonspour l'assaisonnement,commencent toujours par les faire revenirdans un corps gras pour en concentrer le goût. Au contraire,les Anglais les faisaienttoujours bouillir dans l'eau ou autre liquide non gras,et cela, même lorsqu'ily avait dans la recetteconsidéréedes phases de cuisson à la graisse pour d'autres de pratiques - qui se retrouve ingrédients.Derrièrecette différence dans la préparationde toutes sortes d'autres préparationsque les brouets(11), il y a évidemmentune oppositiondes goûts. Pour ce qui concerneles brouets,précisonsd'abordque tous étaient, à un momentou l'autre de leur préparation,l'objet d'une cuisson en milieu humide,puis cherchonslesquels faisaienten outre l'objet d'un rôtissageou d'une fritureet lesquels n'étaientque bouillis (cf. tableau). A cet égard, ce ne sont plus les Anglais mais les Français qui se : 29 % seulementde leurs brouetsn'étaientque bouillis singularisaient tandis que dans 71 % l'un des ingrédientsau moins avait été rôti ou frit.Chez les Anglais,au contraire,les quatre cinquièmesdes brouets n'étaientque bouillis. Plus inattendu,le fait qu'il en était de même de tous les brouetscatalans - qui ne sont que quatre, il est vrai et des trois quarts des brouetsitaliens.Plus précisément,on pourrait distinguerdeux groupesparmi les livresitaliens: le premier,constitué 10.RudolfGREWE,p. 56 de son introduction au Libre de sent novi, » à la recettecatalane de « salsa sarazinesca compareune recettenapolitaine n° 181: « Con cuynaretz earn a la sarreynesca » (p. 188).Or ni l'une ni l'autrede ces recettesne mentionne sucré. Il suggèred'ailleurs d'ingrédient que ce plat exotique,bien que toutesses recettes,aux quatre coins de 1Europe occidentale,utilisentdes ingrédients interditsaux musulmans, n'est peut-êtrepas un pur produitde l'imagination chrétienne. Car la recettenapolitainese terminepar ces mots: « fa piatellipieni de deta salsa et mandatavolade sarazini». 11.Voir « Variationsfranco-britanniques ».
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11 du Liber de coquina et du livre toscan, tend vers le modèle français, quoique 56% de leurs brouetsne fussentque bouillis; l'autre groupe, constituédu livre vénitienet du Libro de arte coquinaria de Martino - lequel nous renseignepeut-êtresur les pratiques et les goûts dans la régionromaine (12) - ne connaît pour les brouets que la cuisson à l'humide. Cuisson des brouets Sans rôtissage Avecrôtissage Totaux ni friture ou friture FRANCE(52 recettes) Enseignements Ms. de la B.N. Taillevent, Ms. du Vatican Taillevent, Taillevent 1490 imprimé, Ménagierde Paris
15 1 3 4 3 4
29% 50% 30% 31% 27% 25%
37 1 7 9 8 12
71% 50% 70% 69% 73% 75%
52 2 10 13 11 16
ANGLETERRE(53 recettes) The Formeof Cury A.D. 1381 AncientCookery, Ancient Cookeryn° 3 HarleianMs. 279 HarleianMs. 4016
42 9 8 7 12 6
79% 100% 67% 54% 92% 100%
11 0 4 6 1 0
21% 0% 33% 46% 8% 0%
53 9 12 13 13 6
ITALIE (28 recettes) Ā B A. Liberde Coquina LivreToscan B. Livrevénitien Librode arte coquinaria
9 12 3 6 5 7
56% 100% 50% 60% 100% 100%
7 0 3 4 0 0
44% 0% 50% 40% 0% 0%
16 12 6 10 5 7
4
100% 100%
0
0% 0%
4 4
CATALOGNE (4 recettes) Librede sentsovi.
Les procédésde cuisson ne pouvantnous fournirune définition des brouetsvalable dans toutesles régionsd'Europe occidentale,examinons maintenantleur consistancefinale.Faute de connaîtreles proportions des ingrédients solides et liquideset les duréesde cuisson,il est,certes, impossiblede savoir avec exactitudece qu'elle était; mais nous ne sommespas non plus désarmésface à ce problème. 12.Le patriarche d'Aquilée,dontMartinoétaitle cuisinier, tenait,dit-on, tablede Rome. la meilleure
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12 - car c'est écritdans nombrede recettes On peut d'abord affirmer - que beaucoup de brouets devaientêtre « liants». Partout,à cette époque, on liait au pain longuementbouilli; mais on utilisaitaussi des amandes pilées ou du lait d'amandes qui s'épaississaiten cuisant,des foies de volaille écrasés, des jaunes d'œufsbattus,voire du sang. Les Anglaisépaississaientparfoisencorele lait d'amande avec de la farine de riz, ce qui, dans tous les pays, était la manière de lier le « blanc manger». En France et en Italie, où l'on faisait volontiersrevenirla viande avec des oignons dans un corps gras avant de faire cuire le tout à l'humide,cela favorisaitpeut-être,comme dans nos braisés modernes et contemporains,une liaison par émulsion. Quoiqu'il en soit,on a souventle sentimentque la liaison du brouetne pouvait se faireque si l'on avait versé le liquide avec discrétionou si on l'avait longuementfaitréduire.De sorteque ces potages liants devaientforcémentressemblerà nos braisés plutôtqu'à nos potages. On arriveà la même conclusionlorsque l'on considèreces brouets - en particulieritaliens- faits sans eau ni bouillon mais seulement avec du vin, du vinaigre,du verjus ou autre jus acide que l'on jetait sur l'ingrédientprincipalpréalablementrevenudans la graisse. Voyez par exemplele « brodo saracenico» ou le « brodo del pesce » première façon,du livre toscan - bien que l'on prescrivede détremper« fortement» de vin et de vinaigrele mélangefritet de le fairebouilliravant de le jeter sur le poisson. Aussi amateur que l'on soit des saveurs aigres, on ne peut faire un potage de vinaigreni de verjus. Et le « brodo del pesce » ressemblaitsans doute plus à nos sardines en escabèche qu'à nos potages. Il y avait aussi des brouets non liants, comme le « bruet of Almayne» de AncientCookeryA.D. 1381, constituéd'oiseaux baignants dans un chaudeau (« cawdel») ; ou comme les lamproiesen brouetet les soles en brouetdu mêmelivre; ou les poules en brouet,les poulets en brouet,les tenchesen brouet,les buccins en brouetet le « bruette saake » du Harleian Ms. 279. Les formes « in bruet» ou « in broth», dans les livresanglais,semblentdonc un indicede ces consistancesnon liées. Mais l'exemple du brouet d'Allemagnetémoignequ'elles ne les on trouvaitsous ces appelsignalaientpas toujours; et, inversement, lations des brouets liés : par exempleles poules en brouet à' A.C.1381, ou les huîtresen brouetet les moules en brouet,dans tous les livres qui les mentionnent. Au reste, si les « Connyngesin clere broth» étaient une viande baignée d'un bouillon clair, de même que certains « ballok broth», « roo broth», « storionin broth» et « venysonin broth», il ne faudrait pas en conclureque « broth» peut toujours être opposé à « brewet», commeun bouillonclair à un brouetlié. Car selon les livres,le même plat s'appelait « muskelysin bruette» ( HarleianMs. 279) ou « muscules in broth» ( HarleianMs. 4016); et le « roo broth», le « gelinein broth» et le « sturgeonin broth» étaient,dans certainslivresdes brouetsliés.
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13 En somme « broth» comme « brewet» - et comme « potage» pouvaitselon les cas désignerun bouillon clair ou ime sauce liée, ou le plat constituéde cet élémentliquide et des élémentssolides qui y baignaient.Il en était de même,en français,pour « brouet», potage et « chaudeau» (mais pas pour « bouillon») ; en latin pour « brodium» ; en italienpour « brodo» (mais pas, semble-t-il, pour « brodetto») ; et en catalan pour « brou». notrecorpus, des centtrente-sept brouetsqui constituent Finalement, deux seulementétaientliquides comme nos potages actuels: ce sont deux consommés,le « brodo consumatode capponi» de Martino,et le » du Libre de sent sovi. Quelle qu'ait « brou de gualinesper confortar pu être la proportionde l'élémentliquide par rapport aux éléments solides- et nous avons vu qu'elle était parfoistrès faible- les autres brouets étaient constituésde morceaux de viandes, poisson ou œufs baignantdans un liquide qui pouvait être un bouillon clair ou une sauce liée. De sorte que s'ils formaientune catégorie plus réduite que les potageset plus homogènedu point de vue du service- du moins en France - les brouets n'étaient,du point de vue de la consistance, guèremoinshétéroclites.
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14 APPENDICE. LES APPELLATIONS DES BROUETS » ; MénaBROUET SARRASIN: TailleventVat.,n° 83: « Brouetsarrasinois » ; Liber, II, n° 8, « De brodiosarragier,p. 172,« Brouetsarrasinois » ; Harleian cénico» ; Livre toscan , p. 32, « Del brodo saracenico Ms. 279,n° 66, « Bruetsareson» ; AncientCookery1381,n° 54, « Bruet of Sarcynesse. BROUETS D'ALLEMAGNE.TV. B.N., n° 22, «Brouet Ailmengne de char ou de conis ou de poulaille» ; TV.Vat.,n° 22, « Brouetd'Allemaigne de chair,de conninet de poulaille» ; n° 87, « Brouet d'Alemagne » ; Ménagier, n° 3, « Blanc brouetd'Alemagne d'œufs» ; TV. imprimé, » ; p. 172, « Brouetd'Alemaigne d'œufs p. 165,« Brouetd'Allemagne » « » pochés ; Liber, II, 6, De brodiotheutonico; The Formeof Cury, » ; A.C. 1381,n° 13, « Blanchebrewetde n° 47, « Brewetof almony » ; n° 31, « Bruet of Almayne » ; A.C.3, p. 292, « Browetof Alyngyn » ; p. 295,« Blaunchebruetof almayn» ; p. 388,« Browetof almayne »; almavneforX mees» ; HarleianMs. 279,n° 67, « Bruetof Almayne n° 68, « Bruetof Almayne in lente». n° 18, « Soubtilbrouetd'EngleBROUETD'ANGLETERRE.Enseignements, » ; TV. Vat.,n° 24, terre» ; TV. B.N.,n° 24, « SutilBrouetd'Engleterre « Soustil brouet d'Angleterre » ; Ménagier,p. 166, « Subtil brouet ». d'Angleterre BROUETDE SAVOIE.Ménagier, p. 166,« Brouetde Savoie». » ; Toscan, BROUET DE PROVENCE.Liber,II, 4, « De brodoprovincialico ». a la provenzale p. 33, « Altramente » ; Toscan,p. 33, BROUET D'ESPAGNE,Liber II, 9, « De brodo yspanico « Altramente a la spagnuolasi fa brodoverde». ». BROUETDE LOMBARDIE.A.C. 1381,n° 32, « Brouetde Lombardie BROUETS BLANCS. Enseignements, n° 17, « Blanc brouetde gelines» ; TV.B.N.,n° 19,« Blancbrouetde chappons» ; TV. Vat.,n° 19,« Blanc brouetde chapon» ; TV. imprimé, n° 1, « Brouetblancde chapons» ; » ; n° 158,« Blancbrouetde chapons» ; n° 3, « Blancbrouetd'Alemagne Ménagier,p. 165, « Brouetblanc» ; p. 173, « Brouetblanc» ; MARTINO, n° 43, « di brodettobiancho» ; A.C.3, p. 295,« Blaunchebruet ». of almayn» ; A.C. 1381,n° 13, « ...blanchebruetde Alyngyn » ; n° 75, BROUETSVERTS ET VERGAY.TV. B.N.,n° 26, « Brouetvergay » ; n° 79, « Brouetvergayd'anguilles » ; TV. Vat.,n° 26, « Brouetvergay « Brouetvergayd'anguilles » ; n° 89, « Brouetvertd'œufset de fro, n° 13,« Pourfairebrouetvert» ; Ménagier, p. 167, mage» ; TV. imprimé » ; p. 171,« Brouetvergayd'anguilles » ; p. 172,« Brouet « Brouetvergay « » la Altramente a vertd'œufset de fromage; Toscan, p. 34, spagnuolasi fa brodo verde» ; (Liber, II, 9, « Ad brodiumyspanicum viride») ; MARTINO,n° 44, « Brodettoverde». BROUETS DE CHAPON.TV. B.N., «Blanc brouet.de chappons»; TV. n° 1, « Blanc Vatican,n° 19,« Blancbrouetde chapon» ; TV. imprimé, brouetde chapon» ; n° 158,« Blanc brouetde chapons» ; Ménagier, p. 149,« Brouetde chapon» ; Toscan,p. 33, « Del brododei caponi» ; Venitien,n° 12, « Brodettocamelinoa caponi» ; MARTINO,n° 41, « Brodoconsumatode capponi». BROUET DE GELINES. Lib. sent,sovi.,n° 185,« Brou de gualinesab let de amelles» ; n° 186,« Brouvetde gualinesab amelles,ho de cabrit» ; » ; Enseignements, n° 17, n° 188, « Brou de gualinesper confortar « Blanc brouetde gelines» ; TV. Vat., n° 25, « Brouetde verjus et de poulaille» ; Ménagier, p. 167,« Brouetde verjuset de poulaille» ; A.C. 1381,n° 7, « Hennysin Bruet» ; HarleianMs: 279,n° 65, « Henny or henin clerebroth» ; in bruette» ; HarleianMs. 4016,n° 61,« Conyng ». n° 64,« Gelynein brothe
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Bruno LAURIOUX
DANS
DE L'USAGE DES L'ALIMENTATION
ÉPICES MÉDIÉVALE
L'utilisationintensivedes épices dans l'alimentationet la cuisine médiévales est un phénomèneconstaté et reconnu de longue date. Cependant,l'appréhensionen a été obscurcie par des considérations a prioriet des idées reçues qui consistaientsoit à exagérerl'ampleur de ce phénomène(pour mieux soulignerle caractèrebarbare attribué aux temps médiévaux,et par contrastela conquête civilisatriceque représenteraitla cuisine bourgeoise du XIX* siècle) (1), soit, au contraire,à minimisercette ampleur,en cherchantà tout prix à faire entrer la cuisine médiévale dans des cadres qui sont ceux de la cuisineou de la gastronomieactuelles (2). L'appréhensioncorrecte du phénomène exige d'abord qu'on le mesure,et cela à traversles sources qui s'y prêtentle mieux: les traitésculinairesde la findu MoyenAge. Ces recueilsde recettesprésententen effetune série assez importante,dont la répartitionchronologique et géographiqueautorise des comparaisons. Ils permettent de précisionle poids que représentent d'analyseravec suffisamment les épices dans la cuisine,les hiérarchies,les associations,les oppositionset les emploisentrelesquels celles-cise répartissent(3). 1. Cf. A. FRANKLIN,la vie privée des Français d'autrefois , t. III, Paris1888,p. 48 et 51.W.É. MEAD,The englishmedievalfeast,Londres1931, d. 74 et 77. 2. C.B. HIEATT-S.BUTLER,Pain, vin et veneison, 1977,IntroMontréal, duction,p. IV : « le cuisiniermédiévalemployaitles épices comme son ». c est-à-dire avec modération du XXesièclese sertdu poivrier, homologue Cetteprise de positionexpliquesans doute certainesadaptations« radi» de le reste cales dans l'ouvrage. : Le Viandier, 3. Les traitésutilisesdans cetteétude sont les suivants édit. A. PICHON-G.VICAIRE, Paris 1892,2 vol. (mss de cet ouvrage conservésà la BN de Paris,du XIVe siècle,et à la Bibliothèque Vaticane, ca 1490; éditionde P. Alainet A. Chauvin, du XVesiècle,ainsique première ms du ancien Le utiliséesici: TV-BN,TV-VT,TV-ED). abréviations plus Viandier(Bibliothèquedu Valais, finXIIIe-débutXIVe siècle) a été édité valaisandu Viandierattribuéà Taillepar P. AEBISCHER,« Un manuscrit vent», Vallesia1953,pp. 73-100 siècle), (TV-SI). Le Ménagierde Paris (XIVe édit.Ó.E. BRERETON-J.M. FERRIER,Oxford1981(abrégéMP). « Les Enseintoutesmanièresde viandes», conservés à appareiller qui enseingnent fnemens la BN de Paris,du toutdébutdu XIVe siècle,éditéspar G. LOZINSKI, Paris La Bataillede Caresmeet Charriage 1933,pp. 181-18/ (ENS). Le « Trac, tatusde modo praeparandiet condiendiomniacibaria» et le « Liber de et coquina» (XIVe s.) ont été éditéspar M. MULON,BulletinPhilologique : TR et LIB). « The form (abréviation Historique1968(1971),t. I pp. 369-435 » « XIVesiècle), vers1390)et Ancient ofeury» (Angleterre cookery (Angleterre, tractson culinary dansl'éditionR. WARNER, affairs culinariae, Antiquitates du 1791 et Deux Londres mss old the (FC AC). anglais XVe siècle english, of 1888 Londres Two Th. books, AUSTIN, fifteenth century cookery publiéspar : Harl.279et Harl.4016). (abréviations
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16 Jevoudraiscependantattirerl'attentionsur les dangersqu'il y aurait à se contenterdes traitésculinaires,ou à leur accordertrop de crédit. C'est ainsi que, de l'apparitionde ces traitésau tournantdes XIIIe ët XIV* siècles, certains ont tiré la conclusionqu'il y avait eu à cette époque une véritablerévolutionculinaire; et l'utilisationmassive des épices auraitété un des axes de cette « nouvellecuisine» du XIV* s. (4). J'essaieraide montrerqu'il y a eu au contraireune évolutionprogressive à partir des pratiques culinaires et alimentairesde la BasseAntiquité. Mais les traitésculinairesdes XIIP-XIV* siècles ne sauraientnon plus rendrecompteabsolumentdes pratiquesalimentairesde l'époque où ils ont été écrits,y comprisen ce qui concernel'emploides épices. La confrontation avec d'autres sources (comptes,tarifscommerciaux, œuvres littéraires) confirmeque cet emploi est assez largement répandudans la société de la findu MoyenAge,mais elle suggèreen même temps des niveaux sociaux dans la consommationdes épices (selon une plus ou moins grandevariété,ou une plus ou moins grande régularité). Avant de repérer et d'analyser les emplois des épices dans les traitésculinairesde la findu MoyenAge, il convientde délimiterun tant soit peu cette catégorie« épices». Les listes que fournissentdeux des manuscritsdu Viandiernous y aident (5), mais il fautleur ajouter des substancesemployéesdans les traités,que d'autres énumérations, notammentd'originecommerciale,désignentcomme « épices» (6). De façon générale,les épices sont des substances aromatiques d'origine orientale(7), et donc produitsdu grand commerceinternational ; elles serventdans la cuisine mais ont égalementdes utilisationsdans la etc. médecine,la parfumerie, dans les trois Cela défini,on constateque ces épices interviennent quarts des recettesdes traités pris en considération.La proportion montejusqu'à 90 °/odans les traitésanglais du XIVe siècle; mais nul On doute que l'utilisationmassive du sucre ne gonfleici les chiffres. pourraitexpliquer ces pourcentagesimpressionnantsd'épices par la de certaines préparations,utilisant des produits sous-représentation 4. C'est la thèsedéveloppéerécemment par T. PETERSON, « The arab t. 6, influence on westerneuropeancooking»,Journalof medievalhistory, n° 3, 1980,pp. 317-341. la graine la cannelle,le clou de girofle, 5. Ces listescitentle gingembre, de paradis,le poivrelong,le macis,la fleurde cannelle,le safran,le galanga, le sucre. la noixde muscade; le ms de la B. Vaticaney ajoute notamment 6. On a doncajouté aux listesdu Viandier,le poivrerond,le cumin,le le le le le le sumac, cubeb,la coriandre, cardamome, citoal,l'espic, santal, fûtde girofle. 7. Le safranet la canneà sucresontcultivesaussi en Occident(bspagne, : Italie, Sicile), mais les meilleuresqualités sont réputéesvenird'Orient Ciliciepour le safranet Chyprepour le sucre: cf. W. HEYD, Histoiredu et 680 ss. 668 ss. 1866 du Levantau MoyenAge.T. II, Leipzig commerce pp.
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17 jugés trop plébéiens: c'est ainsi que le Viandierne contientque peu de recettesde légumes,de porées. Mais la proportiondes recettesqui dans le Ménagierde Paris comportentdes épices n'est guère différente et le Liber de Coquina qui consacrentun chapitreentierà ces produits horticoles(8). Ce qui frappe surtout,c'est la diversitédes substances utilisées: nous ne trouvonspas moins d'une vingtained'épices,sans compterles poudres,sauces et mélangesdifférents qui multiplientles combinaisons et les saveurs.Cette grande diversitédes épices est une spécificitéde la cuisinemédiévalequi la distinguenettementde ses consœursd'aval ou d'amont.La cuisinede la findu XVIIe et du XVIII* siècles emploiera surtoutle poivre,et dans une moindremesure le clou de girofleet la cannelle.Quant à la cuisineantique,telle que nous la fait connaîtrela compilationde la fin du IVe siècle, transmisesous le nom d'Apicius, elle n'utilise,en fait d'épices exotiques,que le poivre et le silphium/ laser,l'essentieldes assaisonnementsétantréalisé grâce à des aromates indigènes(livèche,origan,etc.) (9). Du reste,on saisit,par la comparaisondes traitésmédiévauxentre à l'œuvre.Les Enseingnemenset plus encore eux, cette diversification le Liber de Coquina, traitésdu début du XIVe siècle sont étonamment pauvresen épices par rapportaux recueilsplus tardifs: on n'y trouve ni macis,ni grainede paradis,ni même,dans le Liber, de poivrelong. Cette diversification semble se poursuivreà un rythmeralenti au XVesiècle : la grainede paradis,jusque-làabsentede la cuisineanglaise, faitune timideentréedans le traitéHarl. 279 (à peine plus de 1 % des recettes).Au vrai l'évolutionau XVe siècle est limitée et le stock d'épices constituéau XIV* reste en gros fixeau siècle suivant,voire jusqu'au XVI*. La diversitédes épices utilisées explique sans doute qu'aucune d'entreelles ne soit vraimentdominantedans la cuisine des traités médiévaux.Et cela fait encoreune fortedifférence avec la domination affirmée du poivredans la cuisinequi suivra (le poivreentredans 61 % des recettesde la Nouvelle Maison Rustique de 1755) (10) ou, plus encore,dans celle qui a précédé(80% des recettesd'Apiciuscomportent du poivre).Il est vrai que le Bas MoyenAge représente,au niveau des traitésculinaires,une véritableépoque de dépressionpour le poivre: ses meilleursscores,au XIVe siècle, atteignent23 °/o(AC) ; mais dans les traités françaisil disparaît presque: seulement2 °/odans MP et rien du tout dans TV ; le poivre long, substitutéventuel,n'entreau plus que dans 7 % des recettes,et encoren'est-ilpas présentdans tous les traités.
8. TV = 80% ; MP = 66% ; TR = 77% : LIB = 79%. 9. Apicius,L art culinaireedit.J. ANDRE,Pans 1974. 10.Cité d après des travauxinéditsde J.-L.FLANDRIN.
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18 Le poivre est donc, au XIVe siècle, dépassé par le gingembre,le safran, le sucre, la cannelle. Mais son antique dominationn'a été de pays relayéepar aucune autre et les hiérarchiesnouvellesdiffèrent à pays. En France (ou plutôtdans les traitésfrançais),la primautérevient au gingembrequi intervientdans plus du quart des recettes (27%). Cetteprimautéest en faitencoreplus marquantepuisqu'il fautmettre à son compte les multiplessauces auxquelles participele rhizomedu , et notammentla cameline(qui accompagne9 % des zingiberofficinalis recettesdes traités français,15% dans TV). Il ne fait aucun doute que la cuisine françaisede l'époque a une préférencepour la saveur « cameline» (gingembre+ cannelle): celle-ci constitueégalementla base des « aulx camelins», de la poudre d'ypocras, de la poudre fine,etc. (11). A côté de cette saveur majeure s'affirmeune grande diversité,avec une importanceparticulièredu safran,du clou de girofle, de la grainede paradis (qui est une spécialitéfrançaise)(12). Les traitésanglais n'accordentguère moins de place au gingembre que leurs homologuesfrançais (23% des recettes; 25 % dans FC, ce qui est trèsprochedes « scores» français),mais celui-ciest ici dépassé par le safran (40 %) et le sucre (30 %). La cuisine « anglaise» semble donc construitesur un triptyqueépicé, ce que confirment tout à fait les traités du XV* siècle (safran: 36 à 50% dans les traités Harl., : 44 °/o,sucre: 32 à 46 %). Les autres substancesont moins gingembre moins de 10°/odes d'importance; ainsi la cannelle représente-t-elle recettesdes traitésanglais du XIVe siècle. Les recueilsen provenanced'Italie se caractérisentpar la part relativementfaible du gingembre(moins de 5 % dans LIB et dans le livre toscan qui lui est apparenté,moins de 20 % dans un recueil vénitien du XIVe siècle) (13). En revanche,le safran s'y affirmecomme la premièreépice (de 25 à 45 % des recettes),sans que cela aboutisseà une dominationincontestée.Ce sont peut-êtrelà des traits d'archaïsme, comme l'est égalementla forte proportionde poivre dans le livre toscan (21 %). Car ces hiérarchies,ces équilibresne sont pas figés,statiques. Ils ne sont eux-mêmesque le résultat d'une certaine évolution qui ne s'arrêterapas là. C'est ainsi qu'on peut suivrele « déclin» du poivredans les traités français tout au long du XIVe et du XVe siècles (ENS : 17% des 11.Poudrefine: MP n° 314,p. 270; poudred'ypocras : ibid. 317,p. 270. » des traitésitaliensne comportent En revanche,les « camelines généralementpas de gingembre. 12.Safran,18% des recettesdes traitésfrançais clou de 15% ; ; girofle, grainede paradis,13%. 13.Livretoscan= « Libro della cucina» (XIVe siècle) édit. ZAMBRINI, : « Librò di cucina» (XIVe), édit. FRATI, Bologne,1863.Livre vénitien Livourne1899.Cf. J.-L.FLANDRIN,O. REDON, « Les livresde cuisineitaliensdes XIVeet XVesiècles», in Archeologia Medievale1981,pp. 393-408.
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19 recettesauxquelsil fautajouterles 7 % de poivrelong; MP : 2 °/o+ 5 % ; TV-ED: 2 % H-2 °/o).Mais le phénomènen'est pas général: en Angleterre,le poivrevoit au contrairecroîtreson importance(23 % tout au plus (14) des recettesdu XIVe siècle; plus de 30 °/oau XVe siècle; jusqu'à 40 % au XVIe siècle). Au reste la cuisine anglaise, en cette extrêmefindu Moyen Age, s'orienteplus volontiersvers les saveurs brûlantes: le macis passe, du XIVe siècle au siècle suivant,de 6 à 20%, le cubeb de 2 à 4 %, etc. Parallèlements'affirmela croissance régulièredu sucre dans tous les traitésoccidentaux.Dans le traité Harl. 279, le sucre entre dans presquela moitiédes recetteset dans un recueilflamanddu XVIe siècle, cité par T. Peterson,il devientl'épice la plus employée(15) (mais est-ce vraimentencore une épice ?). La percée du sucre est particulièrement remarquable dans les traités français où il était peu employé au XIVe siècle; seulement3,5% dans ENS (au mêmeniveauque le galanga ou le spicnard),5 % dans TV-SI, 9 % dans MP, quelque 19% dans TVED. Le sucre est passé d'un usage encorelargementmédicinal(dans le ms du Viandierde la BibliothèqueNationalede Paris, il n'entreguère que dans les mets destinésaux malades) à une utilisationproprement culinaire(cf.le ms de la BibliothèqueVaticanedu mêmeViandier). Les deux épices principalesdu XIVe siècle,le gingembre et le safran, ne voientpas leur position menacée au siècle suivant.Le gingembre pénètremême de plus en plus la cuisine: il est présentdans la moitié des recettesde TV-ED,40 % de celles des traitésanglais du XVe siècle. A la findu MoyenAge,le gingembres'affirmedonc bien commel'épice la plus employéedans les traitésculinaires,assez loin devantle safran qui reste relativementstable. De même que les cuisiniers médiévaux n'utilisentpas n'importe quelles épices,on vientde le voir,ils n'emploientpas ces épices avec n'importequoi. T. Petersona fait justice, une fois pour toutes, des vieillesidées reçues qui traînentencoreçà et là, et selon lesquelles les pauvresqueux de ces temps barbares auraientété contraintsde combattre,par des amoncellements incroyablesd'épices,la mauvaisequalité, voire l'état de putréfactionavancée de leurs viandes (16). En fait les et précis. épices ont des emploisdifférentiels Il est vrai que le gingembreest utilisé presque partout (au moins dans les traitésfrançais): il s'allie à peu de choses près avec toutesles autresépices,avec une faveurparticulièrepour la cannelle,le clou de girofle,la graine de paradis, le sucre; il accompagneà peu près tous les typesde plats,de produitset de préparations. 14.Book of Cookrie(1591)et The good huswifesjewel (1596): travaux inéditsde J.-L.FLANDRIN. 15.T. PETERSON,art.cité,tableaup. 334.Il s'agitde « Eenennyeuwen coockboeck» (1560). 16.Ibid. pp. 319sq.
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20 En revanchele safranet le sucre ont des emploisbien spécifiques. Le safranest un isolé, qui intervientseul ou tout à fait à part dans le processusculinaireque décritla recette.Cela est lié évidemmentà sa fonctionparticulièrede colorant (qui est sans doute sa fonctionprinet peut-êtreaussi à son coût très cipale dans la cuisinefini-médiévale) élevé (au moinspour le safrand'origineorientale).Ce qui ne l'empêche pas de releverde préférencela viande de porc,l'anguilleet les céréales, mets pourtantfortplébéiens.Quant au sucre,il garde de ses origines médicinales,une préférencepour les mets délicats, tendres,aptes à conforterles malades (chapon,œufs,amandes) (17), et un « dégoût» : la « grossechar», pour les substancesgrossièreset tropnourrissantes le porc,le gros gibier. Les utilisationsdu poivre (toujours uniquementdans les traités résiduelles.Le poivre(rond) est l'épice obligée français)sontmarginales, de tout ce qui se rapporteau sang et aux entrailles: boudin,fressure, etc. Seule sa forcepeut contrebattre la forceputréfiante que possèdent le sang et les viscères.En même temps,il s'agit là probablementde mets communs,vulgaires: cela a peut-êtreun lien avec le fait que le poivre semble considéré comme ime épice « commune» aux XIV*XVe siècles (cf.plus loin). On le voit, l'emploi des épices offreune certainecohérence.Mais quels en sontles critèresde base ? Ceux-cine relèventcertainement pas de notre « gastronomie» moderne; c'est que les épices ont une fonction ostentatoireévidente: d'où la relative universalitéde certaines sauces particulièrement riches (en épices « fines»), comme la « cameline», qui semblentemployéesun peu à tort et à travers.Mais dans le détail,on discernedes cohérencesdiététiquesaffirmées, en rapport avec la théoriedes humeurs; le gingembre, épice relativement équilibrée, ni tropchaude ni tropsèche,tirepeut-êtresa primautéde ces préoccupations diététiques. De quand date la configuration qui vient d'être décrite? Sous sa formeachevée,sans doute de l'époque où l'on peut la saisir à travers les traités culinaires,c'est-à-diredu tournantdes XIIP-XIV* siècles. Mais cela ne signifiepas qu'elle soit née toute entièred'un coup. C'est pourtantce qu'a cru T. Peterson.ComparantApicius et les traités occidentauxdu XIIP-XIV* siècle, il a bien vu les différences qui les séparaient(notammenten ce qui concernel'emploides épices),et il en a conclu un peu viteque ces traitésseraientl'expressiond'une révolution
17.Dans la Provencedes XIVe et XVe siècles,les alimentspour les maladessont: le pouletou la poule,le bon pain, les fruitset légumes et alimentationen Provenceaux XIVe et (L. STOUFF, Ravitaillement XVesiècles,Paris 1970,p. 252tableau34).
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21 en ce tournantmême des XIIP-XIV* siècles, sous culinaireintervenue, arabe (18). l'influence Or,entrele De Re coquinariaet nos traités,il ne s'écoule pas moins d'un millénaire,durantlequel, si l'on suit la thèse de M. Peterson,soit il n'y a pas eu de cuisine, soit la cuisine romaine (c'est-à-direcelle d'Apicius)a perduré.Les quelques textes qu'on peut rassemblersur à mon avis, la deuxièmehypothèse(la première cettepériodeinfirment, n'étantévidemment pas sérieuse).Certes,il n'existepour le Haut Moyen Age aucun corpus culinaire comparable à celui du Bas Moyen Age, mais d'autresdocumentspermettentd'y suppléeren partie,et en tout cas de soutenirl'hypothèsed'une évolutionprogressivedes pratiques culinaires,et notammentde l'emploides épices, aboutissantà la situationreprésentéepar les traitésfini-médiévaux. Qu'il n'y ait eu aucun traitéculinairedurant le Haut Moyen Age, c'est du restece qu'on peut contester.Nous connaissonsdeux ouvrages considérercommetels. des V*-VPsiècles qu'on peut légitimement Il y a d'abordla lettre(Epistola), consacréeau régimedes aliments (de observationeciborum),dédiée par le médecingrecAnthimusau roi francThierryIer,et qui doit dater du début du VI#siècle (19). Cet ouvrage a évidemmentdes visées médicales,mais il ne s'agit pas à proprementparler d'un traité médical: il ne donne pas des recettes de médecinemais des recettesde cuisine. Son objectifest en effetde désignerles bons aliments,et de déterminerla manièrede les préparer pour qu'ils ne nuisentpas à la santé. Il traite donc des problèmes spécifiquementculinaires de cuisson et de composition des mets. Anthimusne cherchepas à guérirdes maladies, mais à mainteniren bonne santé grâce à ime alimentationéquilibrée, selon les critères diététiquesde l'époque. La diététiqueest d'ailleurs probablementune des « voies de passage » des épices de la sphère médicale à la sphère culinaire: ainsi, selon les médecinsantiques,le gingembrecombat la mauvaisedigestion(20) ; de là à considérerqu'il est l'auxiliaireobligé de toutedigestion,c'est-à-dire de toutecuisine,il n'y a qu'un pas. le gingembreest l'une des épices prescritespar AnthiPrécisément, mus (alors qu'Apiciusne l'utilise guère,cf. plus loin). Mais il en cite d'autres et notamment,à côté des substances « classiques» dans la cuisine romaine,comme la coriandre(19 % des recettesd'Apicius) et l'aneth (7 %), on trouveun nouveau venu, le clou de girofle,et cela intro18.T. PETERSON,art.cité,pp. 328ss. Parmijes autresproduits, selon duits dans la cuisine occidentalesous l'influencearabe, figurent, le cédratet la grenade qui étaientutilisésdès M. Peterson,notamment l'époqueromaineet sont cités dans la liste qui précèdeles « Excerpta» d'Apicius(cf. plus loin). 19.Edit. E. LIECHTENHAN,De observa:ioneciborum...,« Corpus medicorum latinorum », VIII, 1, Berlin1928. ». « De medicamentis liber» 20.Cf.ses emploisdans MarcellusEmpiricu (ca 400), édit. G. HELMREICH, Teubner1889 contreles maladies de l'estomac(ch. XX), contreles calculsrénaux(ch. XXVI),contreles coliques (ch. XXVIII), etc.
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22 par deux fois (21). On a beaucoup discuté pour savoir si les auteurs », antiques connaissaientbien le clou de girofleet si le « caryophyllon que citent quelques-unsd'entre eux, correspondbien à cette substance (22). A ma connaissance,Anthimusest le premierà témoignerde l'emploide cette épice dans la cuisine occidentale. Un texte contemporaind'Anthimusoffreencore plus d'intérêt.Il 4 s'agit des Excerpta,qui se donnentcomme des « extraits» d'Apicius copiés par un certainVinidarius,illustre(23). La langueen est de la fin du V*ou du VIe siècle (24). Or,par rapportau De re coquinariad'Apicius (qui est lui-mêmeime compilationtardive,de la findu IV* siècle), les en ce qui des évolutionssignificatives, Excerptamanifestent précisément concerneles épices. La plus remarquableest l'emploi du safran dans une recettede « rascasses aux raves» où cette épice est quasimentla seule utilisée,et de plus dans ce qui sera son usage médiéval,c'est-à-dire en tantque colorant(« proptercolore») (25). Or, dans Apiciusle safran a toujoursun usage exclusivement médical(« conditusparadoxus», « sel aux épices...», « absintheromaine») (26) et sa fonctioncoloranten'est dans Apicius,a égalementde nombreux jamais spécifiée.Le gingembre, médicaux aux («sel usages épices...», « oxyporum», «quenelles à la féculepour prendreà la sortiedu bain », « pour la digestion,les ballonnements... ») (27),et, dans ses utilisationsculinaires,il n'apparaîtjamais comme une épice déterminante : il est noyé dans ime longue liste de produitsrares (sauces pour rôtis) (28) et on peut aisémentle remplacer (dans le «poulet farci» et le «porcelet deux fois farci», la farce est semblable,les épices sont les mêmessauf...le gingembre, remplacépar l'origan) (29) ; enfinil ne semble accompagnerque les pois, le poulet, le porc,les farceset quelques sauces pour rôtis.Les Excerptal'emploieront de manière nouvelle,avec une sauce au garum destinée à un ragoût(30). Surtout,les Excerpta sont précédés d'une liste de produits,parmi lesquels de nombreusesépices : « brevispimentorumque in domo esse debeant ut condimentisnihil desit» (« liste des épices indispensables dans une maison afin de pourvoirà tous les assaisonnements ») (31). 21.Gingembre : lièvres(§ 13). Coriandre : foie de porc (§ 21); perdrix : vache § 28); asperge(§ 54); lentilles(§ 67).Aneth(§ 55). Clou de girofle (§ 3) : lièvres(§ 13). 22.Cf. F.A. FLUCKIGER-D.HANBURY,Histoiredes droguesďorigine végétale,Paris 1878,t. I, pp. 498 ss. et J.I. MILLER, The spice tradeof the romanempire,Oxford1969,pp. 47 ss. 23. Pubi,par J. ANDREà la suitede son éditiond'Apicius,Paris 1974, pp. 124-132. 24.J. ANDRE,ibid. p. XVI. 25.Ibid. p. 127,n° 7. 26.Ibid,p. 3 n° 1 ; p. 4 n° 3 : pp. 9-10n° 29. 27.Ibid. p. 9-10n° 29: p. 11 n° 37: p. 16 n° 55: p. 29 n° 111. 28.Ibid. p. 76 n° 269et 271. 29.Ibid. p. 70 n° 250et p. 96 n° 367. 30.Ibid. p. 126n° 6. 31.Ibid. p. 124.
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23 Cette liste mentionne,à côté du laser, du nard, du poivre, épices courammentemployéesdans Apicius,le gingembreet le safran, le cardamomeet surtoutle clou de girofle,qui n'apparaît dans aucune recettedes Excerpta. L'évolutionattestéepar Anthimusse trouvedonc confirmée. De quand date cette liste? Le manuscritqui conserveles Excerpta est du VIP-VIIP siècle (32). La liste, qu'on a de bonnes a donc été écrite raisonsde croirepostériéureaux Excerptaeux-mêmes, entrela findu V* et le VIIIe siècle. Après le VIII* siècle au plus tard les documentsproprementculinaires disparaissent.On sait, par de multiples témoignages,qu'on continueà utiliser des épices dans la cuisine (33), mais ces témoignages omettentde préciser de quelles épices il s'agit. Il faut donc se tournervers d'autres typesde textes,notammentceux qui ont été rassembléslors de la polémiquesuscitéepar les thèses de Pirennesur l'arrêtdu grandcommerceoriental(et donc du commercedes épices) à l'époque carolingienne. De ce point de vue, il y a un exemple célèbre et privilégié,celui en épices de ce monastère, dé Corbie.Concernantl'approvisionnement nous possédons en effetdeux textes que sépare au moins un siècle : un diplôme délivrépar ChilpéricII en 716, mais qui doit remonter, pour l'essentielde son contenu,à la fin du VIP siècle (puisqu'il ne un diplôme de ClothaireIII) (34) ; d'autre part, le fait que confirmer Brevisde melle, copié à la suite des fameuxStatuts d'Adalhard(datés de 822),dans un manuscritréalisé peu après 986 ou 987 (35). L'opinion de Pirennequi fait remonterle Brevis de melle à l'époque mérovingienne,sous le prétextequ'il copierait le diplôme de 716, s'écroule lorsqu'onprendla peine d'examinerde près ce Brevis: loin de copier le diplômede ChilpéricII, il lui ajoute des produitsnouveaux,tandis
32.Ibid. p. XVI. 33.Cf. par exempleThéodulfe,« Carminaad Carolumregem» (MGH, sis prope mensa'cibi». Ou Poetae...,t. I p. 487),v. 198: « Sed pigmentati ad mensas» d'EkkehardIV de St-Gall,composées encoreles « Benedictiones des Antiquarischen Gesellschaft versl'an mil(édit.KELLER,in Mittheilunçen in Zurich , t. III, pp. 97 ss.) qui ne mentionnent guèreque le poivreou la « piperade » (w. 65-66, v. 154,etc.). et 34.Edit.L. LEVILLAIN,Examencritiquedes chartesmérovingiennes de l'abbayede Corbie ClothaireIII , Paris 1902,pp. 235-237. carolingiennes a régnéde 657à 673. de l'abbé Irminon,t. II Paris 35.Publiépar B. GUERARD,Polyptyque 336.Ce Brevisde melle,ainsique diversautrestextes,se trouvedans 1844, p. » pour le mememanuscritqu'une des versionsdes « Statutsd'Adalhard Corbie.Pour L. LEVILLAIN,« Les statutsd'Adalhard », MoyenAge 1900, a été copiépeu après987.E. LESNE, « L'économie ce manuscrit pp. 336-337, d'un monastère au IXe s. d'aprèsles Statutsd'Adalhard, abbé domestique de Corbie», MélangesF. LotxParis 1925,p. 386,n. 3 semblepenserqu'une En tout cas, premièrepartieen a été écriteaprès 986 plus précisément. notretextea été composéentre822 (date de rédactiondes « Statuts») et 986-987.
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24 que certainesdes épices citées en 716 ont disparu (36). Le Brevis de melle est donc bel et bien le témoin d'une évolutionimputableaux IX'-X* siècles. notables avec Déjà l'énumérationde 716 présentaitdes différences le stock d'épices caractéristiquede la fin de l'Antiquité.Certes on y constatetoujours une présenceaffirméedes épices «favorites» d'Apicius : poivre et cumin (ce dernier entrait dans 25 % des recettes d'Apicius).Elles constituentles quantitésles plus importantesque les moinespourrontse procurerdans les entrepôtsroyauxde Fos (respectivement30 et 150 livres) et ce sont les seules à être aussi servies aux employésdu monastèrechargésd'aller récupérer quotidiennement ces marchandises.La cuisine héritéede l'Antiquitésemble donc encore en faveur: le diplômeaccorde à Corbie 10000 litresd'huile d'olive (qui sert aussi cependant pour le luminaire),une certaine quantité de garum et de fruitssecs (dattes, amandes, pistaches),produits également typiquement« romains». Mais, en même temps, d'autres substances connaissentune certainepromotion: le costus et le spienard, très"peu employés par Apicius (respectivementà 2 et 4 reprises), surtoutle clou de girofleet la cannelle,mais ces dernierssont encore achetés en quantitéstrès limitées(seulement2 et 1 livres). Prenonsmaintenantle Brevis de melle. Les « fonds» de la cuisine antique y ont disparu: l'huile ďolive (qui a été remplacée,pour le luminaire,par la cire), mais aussi le garum et les fruitssecs. Corrélativementon voit apparaîtrede nouvellesépices, qui ne se trouvaient pas dans le diplôme de 716: galanga, gingembre,rhubarbe,zédoaire, mastix,etc. (les substancescitées dans la liste n'ont donc pas toutes un emploi culinaire: elles peuventaussi servirde colorants,de médicaments, de parfums). Surtout les rapports de quantité entre les épices ont été sensiblementmodifiéspar rapport à 716: le poivre est maintenantà égalité avec le cumin,qui semble donc quelque peu perdre de sa faveur; le clou de girofleet la cannelle prennentplus ; mais le cas du gingembreest le plus frappant: nouveau d'importance à Corbie,il représentepourtantla moitié des achats de poivre v
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