Les Christianismes Disparus : Bart D. Ehrman
April 27, 2017 | Author: Abdallah ibn ali | Category: N/A
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Les Christianismes Disparus...
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Pour la traduction française : © Bayard, 2007 EAN 978.2.227.48987.5 Le traducteur remercie Pierre-Emmanuel Dauzat pour ses conseils et avis toujours judicieux. Titre original : Lost Christianities. The Battles for Scripture and the Faiths We Never Knew © 2003 by Oxford University Press, Inc. 3 et 5, rue Bayard, F-75393 Paris Cedex 08 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Pour Sarah
SOMMAIRE Couverture Titre Copyright Préface Les principaux apocryphes chrétiens évoqués - Dates et contenus Introduction : Retrouver ce qui a disparu La diversité du christianisme antiqueLes écritures disparuesPertes et gainsLes enjeux du conflitNotre démarche Première partie - Faux et découvertes 1 - La découverte ancienne d’un faux : Sérapion et l’Évangile de PierreEusèbe, sérapion et l’évangile de pierreLa découverte de l’évangile de pierreL’évangile de pierreL’évangile de pierre et les traditions sur ponce pilateLa popularité de l’évangile de pierreL’apocalypse de pierreL’évangile de pierre et autres écrits du christianisme primitif2 - Le faux antique d’une découverte : les Actes de Paul et de ThècleLa pratique du faux dans l’antiquitéLa fabrication des actes de saint paulL’histoire de thècleActes apocryphes et idéologie chrétienneLes femmes dans paul et les actes apocryphesQuelques autres actes apocryphesIdées perdues de renonciation3 - La découverte d’un faux antique : l’Évangile copte de ThomasQuelques découvertes spectaculairesLa découverte de la bibliothèque de nag hammadiLes propos de thomasInterpréter l’évangile selon thomas4 - La fabrication d’une découverte antique ? Morton Smith et l’Évangile secret de MarcLa découverteAuthentifier et interpréter la lettreLa question de la falsificationLes questions à se poserÉtant donné les possibilités Deuxième partie - Hérésies et orthodoxies 5 - Aux pôles opposés du christianisme primitif : les ébionites et les marcionitesPaul et ses opposants judaïsantsDes chrétiens qui voulaient être juifs : les ébionitesDes chrétiens qui rejettent tout ce qui est juif : les marcionitesLa vie et les enseignements de marcionLa production littéraire de marcionLe destin de marcionChristianismes en contraste et en compétition6 - Des chrétiens « dans la connaissance » : les univers du gnosticismeLa bibliothèque de nag hammadiLes origines du gnosticismeLes sources de notre « connaissance » du gnosticismeLes dogmes du gnosticismeQuelques textes gnostiquesLes religions gnostiques et la question de la prédominance7 - Sur la route de Nicée : le vaste domaine du christianisme proto-orthodoxeLes martyrs proto-orthodoxes comme témoins de la véritéLes successeurs apostoliques dans la tradition proto-orthodoxeLa proto-orthodoxie et les traditions juivesLa proto-orthodoxie et la tradition prophétiqueLe développement de la théologie proto-orthodoxeLes débuts de la trinité Troisième partie - Les gagnants et les perdants 8 - La quête de l’orthodoxieOrthodoxie et hérésie : la vision classiqueAssauts contre la vision classiqueLa victoire de la proto-orthodoxie9 - L’arsenal des conflits : traités polémiques et insultes personnellesLes ébionites contre paul le proto-orthodoxe : la littérature pseudo-clémentineLes assauts gnostiques contre la proto-orthodoxieLes proto-orthodoxes à l’attaque10 - Des armes auxiliaires dans l’arsenal polémique : faux et falsificationsFalsifications avec programme non théologiqueFaux contre les hérétiquesDes faux proto-orthodoxes plus subtilsLa falsification des textes sacrésQuelques informations sur le contexteModifications anti-adoptianistesModifications antiséparationistesModifications antidocétistes11 - L’invention de l’Écriture : la constitution du Nouveau Testament proto-orthodoxeCommencer par la fin : le canon après trois cents ansLe commencement du processusAuteurs et autoritésÉtapes incertaines vers un canonMotifs de l’établissement du canonLe canon muratorien et les critères de canonicitéEusèbe et le canon au début du ive siècleLe canon à la fin du ive siècle12 - Les gagnants, les perdants et la question de la toléranceLa signification de la victoireLes vestiges de ce qui a été perduQuand les gagnants sont les perdantsTolérance et intolérance dans
la lutte pour le pouvoirDécouvrir ce qui a été perdu Bibliographie Index
Préface Le sujet de cet ouvrage est la grande diversité du premier christianisme et de ses textes sacrés. Certains de ces textes furent incorporés au Nouveau Testament. D’autres furent rejetés, attaqués, interdits et détruits. Mon but est d’examiner quelques-uns de ces écrits non canoniques, de voir ce qu’ils peuvent nous apporter sur différentes formes de foi chrétienne et leurs pratiques durant les IIe et IIIe siècles, et de considérer comment l’un des premiers groupes chrétiens prit le dessus et détermina, pour les siècles à venir, ce que les chrétiens devaient croire, pratiquer et lire comme Écritures sacrées. Je voudrais remercier un certain nombre de personnes qui m’ont apporté leur généreux soutien, sans lequel cet ouvrage n’aurait pu être écrit. Et tout d’abord, Bruce Nichols qui suggéra ce travail et m’aida, au départ, à en définir les grandes lignes. Robert Miller, directeur éditorial d’Oxford University Press et Laura Brown, présidente d’Oxford University Press USA qui me convainquirent qu’Oxford était le mieux indiqué pour cette publication ; je leur suis reconnaissant de leur soutien durant toute la rédaction, et spécialement de l’aide considérable que Robert m’a apportée durant toutes ces années. Dans les premières phases de ma recherche, j’ai été aidé par mes étudiantes de troisième cycle, aussi sérieuses que perspicaces : Stephanie Cobb, qui enseigne maintenant à Hofstra University, et Diane Wudel, aujourd’hui enseignante à Wake Forest Divinity School. Une incroyable somme de recherches reposa sur les épaules de Carl Cosaert, mon étudiant de troisième cycle, qui supporta ce fardeau avec une remarquable aisance. J’ai reçu des avis d’un intérêt inestimable de la part de ceux qui ont lu le manuscrit de cet ouvrage, Robert Miller et Peter Ginna d’Oxford University Press, et des universitaires et amis qui allèrent bien au-delà de ce que réclame le devoir d’assistance universitaire : Elisabeth Clark à Duke, Michael Holmes au Bethel College, Andrew Jacob à l’université de Californie Riverside, Dale Martin à Yale et Elaine Pagels à Princeton. Le monde serait un endroit bien plus agréable si tous les auteurs avaient autant d’amis et de lecteurs consciencieux, savants, concernés et généreux. Enfin, je souhaiterais remercier ma femme, Sarah Beckwith, médiéviste du département d’anglais de Duke. Son intelligence brillante, la prodigieuse curiosité intellectuelle qui est la sienne et son immense générosité font d’elle, non seulement une interlocutrice extraordinaire, mais aussi une femme avec laquelle j’ai l’intention de passer le reste de ma vie. Je lui dédie cet ouvrage.
Les principaux apocryphes chrétiens évoquésDates et contenus Évangiles Les Épîtres des Apôtres. Milieu du IIe siècle. Dialogue antignostique entre Jésus et ses disciples après la Résurrection, soulignant la réalité de la chair et de la résurrection corporelle de Jésus.
L’Évangile des ébionites. Début du IIe siècle. Un évangile utilisé par les Juifs chrétiens ébionites, reflétant leurs inquiétudes antisacrificielles ; peut-être une fusion de récits canoniques.
L’Évangile des Égyptiens. Début du IIe siècle. Un évangile dans lequel Salomé est mise en évidence ; utilisé par des chrétiens non juifs en Égypte et soulignant des idéaux ascétiques.
L’Évangile des Hébreux. Début du IIe siècle. Un évangile rapportant les événements de la vie de Jésus, peut-être influencé par les idées gnostiques, utilisé par les Juifs chrétiens d’Égypte.
L’Évangile de Marie. IIe siècle. Dialogue de Marie Madeleine avec les apôtres dans lequel elle révèle une vision qu’elle a eue, transmettant l’enseignement sacré de Jésus.
L’Évangile des nazaréens. Début du IIe siècle. Une version araméenne de l’Évangile de Matthieu, dont manquent, sans doute, les deux premiers chapitres ; utilisé par des Juifs chrétiens.
L’Évangile de Nicodème. Ve siècle. Récit légendaire du procès de Jésus devant Pilate, de sa crucifixion et de sa descente à l’Hadès (peut contenir une forme ultérieure des Actes de Pilate).
L’Évangile de Pierre. Début du IIe siècle. Narration fragmentaire du procès de Jésus, de sa mort et de sa résurrection, avec un récit de la sortie de Jésus du tombeau ; probablement l’Évangile interdit par l’évêque du IIe siècle, Sérapion.
L’Évangile de Philippe.
IIIe
siècle. Recueil de réflexions mystiques gnostiques enregistrées par
Philippe, disciple de Jésus ; découvert à Nag Hammadi.
L’Évangile du Sauveur. Fin du IIe siècle. Évangile copte fragmentaire racontant les dernières heures de Jésus, incluant sa prière avant son arrestation et une allocution finale à la croix.
L’Évangile de Thomas (copte). Début du IIe siècle. Collection de 114 maximes de Jésus, peut-être authentiques, d’autres reflétant des préoccupations gnostiques ; découvert à Nag Hammadi.
L’Évangile de Thomas (l’enfance du Seigneur). Début du miraculeux de Jésus entre l’âge de cinq et douze ans.
IIe
siècle. Récit divertissant des actes
L’Évangile de Vérité. Milieu du IIe siècle. Célébration gnostique des joies du salut apporté par la révélation par le Christ de la vraie connaissance ; découvert à Nag Hammadi.
Le Papyrus Egerton 2. Début du IIe siècle. Récit fragmentaire d’un autre évangile inconnu de quatre épisodes de la vie de Jésus, trois ayant de fortes ressemblances avec le Nouveau Testament.
Le Protévangile de Jacques. Milieu du IIe siècle. Histoire influente de la naissance, des jeunes années et des fiançailles de Marie, la mère de Jésus, et de la naissance miraculeuse de Jésus luimême.
L’Êvangile secret de Marc. ? 1758 ? 1958 ? Découvert par Morton Smith en 1958, version d’un prétendu Évangile de Marc écrit pour l’élite spirituelle, avec de possibles accents homoérotiques.
Actes Les Actes de Jean. Seconde moitié du IIe siècle. Un récit épisodique des activités missionnaires et des actes miraculeux du disciple de Jésus, Jean le fils de Zébédée, à Éphèse.
Les Actes de Paul. Fin du IIe siècle. Un texte composite des activités missionnaires et des miracles effectués par l’apôtre Paul, incluant les Actes de Thècle et 3 Corinthiens.
Les Actes de Pierre. Fin du IIe siècle. Un récit des activités missionnaires de l’apôtre Pierre, et spécialement de son pouvoir miraculeux sur son adversaire hérétique, Simon le Magicien.
Les Actes de Pilate. Milieu du IIe siècle. Récit du procès de Jésus, qui disculpe Pilate et montre la supériorité de Jésus sur les idoles païennes.
Les Actes de Thècle. Fin du IIe siècle. Un récit de la conversion, des persécutions, et des fuites miraculeuses de la plus fameuse femme convertie.
Les Actes de Thomas. IIIe siècle. Un récit des activités missionnaires et des actes miraculeux du frère de Jésus, Thomas, missionnaire en Inde.
Épîtres et littérature en relation 1 Clément. Vers 96. Envoyé par les chrétiens de Rome aux chrétiens de Corinthe pour pousser à la restauration de l’unité en réinstallant les membres du conseil presbytéral qu’ils avaient déposés.
2 Clément. Milieu du IIe siècle. Homélie chrétienne proto-orthodoxe célébrant le salut venant de Dieu, basée sur une interprétation d’Isaïe 54,1.
3 Corinthiens. Seconde moitié du IIe siècle. Écrit par « Paul » aux Corinthiens pour riposter contre les affirmations de deux prêcheurs gnostiques et pour insister sur des doctrines protoorthodoxes au sujet de Dieu, de la Création et de la chair.
La correspondance de Paul et de Sénèque. IVe siècle. Quatorze lettres entre Paul et le philosophe romain, fabriquées pour montrer le statut élevé de Paul dans les cercles philosophiques de son époque.
La Didachè. Vers l’an 100. Manuel de l’Église proto-orthodoxe traitant de l’éthique (les « deux passages »), des rituels comme le baptême et l’eucharistie, et de la vie de la communauté.
L’Épître de Barnabé. Vers l’an 135. Lettre proto-orthodoxe prétendument de Barnabé, le compagnon de Paul, soutenant que le judaïsme est une religion fausse et que l’Ancien Testament est un livre chrétien.
La Lettre aux Laodicéens. Seconde moitié du IIe siècle. Contient un pastiche de phrases de Paul. Évidemment inspirée d’une référence dans Colossiens 4,16 à une lettre aux Laodicéens, peutêtre fabriquée pour riposter à un faux marcionite.
La Lettre de Pierre à Jacques et sa réception. Début du IIIe siècle. Lettre portée au crédit de Pierre
exhortant à accepter la loi judaïque comme essentielle pour le salut, et attaquant son « ennemi » (apparemment Paul) ; comprend la réponse positive de Jacques, le frère de Jésus.
La Lettre de Ptolémée à Flora. Milieu du IIe siècle. Lettre du fameux gnostique Ptolémée à un investigateur proto-orthodoxe, dans laquelle il détaille une interprétation ouvertement gnostique de l’Ancien Testament.
La littérature pseudo-clémentine. IIIe siècle. Un ensemble d’homélies et de récits biographiques sur, et prétendument de, Clément de Rome, qui décrivent ses voyages et son association avec Pierre, et embrassent une perspective juive-chrétienne, antipaulinienne.
Le Sermon de Pierre. Début du IIe siècle. Connu seulement par des citations d’auteurs ultérieurs ; une défense de la croyance chrétienne contre les attaques païennes.
Le Pseudo-Tite. Ve siècle. Lettre prétendument écrite par le compagnon de Paul, Tite, qui prêche pour une vie strictement ascétique et s’oppose à toute forme d’activité sexuelle.
Le Traité de la Résurrection (Épître à Rhéginus). Seconde moitié du IIe siècle. Sous la forme d’une lettre à un chrétien proto-orthodoxe, Rhéginus, une explication gnostique de la mort et de la résurrection spirituelle.
Apocalypses et littérature en relation L’Apocalypse de Paul. IVe siècle. Une description de la montée au ciel de Paul, où est montré le destin des âmes individuelles ; basée en partie sur l’Apocalypse de Pierre.
L’Apocalypse de Pierre. Milieu du IIe siècle. Une vision proto-orthodoxe des destins des bienheureux et des damnés, racontée par l’apôtre Pierre.
L’Apocalypse de Pierre (copte). IIIe siècle. Une révélation gnostique faite à Pierre, qui montre l’erreur de la croyance proto-orthodoxe selon laquelle le salut vient par le biais de la mort physique réelle de Jésus. L’Hymne de la Perle. Seconde moitié du IIe siècle. Conte d’un adolescent oriental qui est envoyé en Égypte, pour sauver une énorme perle d’un dragon ; quelquefois pris comme une représentation gnostique de la descente de l’âme dans le monde de la matière.
Le Livre secret de Jean. Milieu du IIe siècle. Traité de Nag Hammadi qui présente un mythe totalement gnostique de la Création et de la Rédemption, montrant comment le royaume divin
et le monde matériel en vinrent à exister.
L’Origine du Monde. IIIe siècle. Une description détaillée d’un mythe gnostique expliquant comment le royaume divin, le monde matériel, et les humains vinrent à exister ; basée sur une interprétation des premiers chapitres de la Genèse.
Le pasteur d’Hermas. Milieu du IIe siècle. Ouvrage proto-orthodoxe qui renferme des visions interprétées par des personnages angéliques, dont l’un ayant l’apparence d’un berger, et que reçut l’auteur.
La Première Pensée en Trois Formes. Seconde moitié du IIe siècle. Document mythologique dans lequel la « Première Pensée », la première émanation du vrai Dieu, décrit ses trois descentes dans le monde pour révéler la connaissance du salut aux humains.
Le Second Traité du Grand Seth. IIIe siècle. Une révélation gnostique qui donne une interprétation docétiste de la mort du Christ, en opposition explicite aux vues protoorthodoxes.
Introduction : Retrouver ce qui a disparu Il est difficile d’imaginer un phénomène religieux plus diversifié que le christianisme d’aujourd’hui. Il y a les missionnaires catholiques romains dans des pays en voie de développement qui se vouent à une pauvreté volontaire pour l’amour des autres, et des téléévangélistes qui, pour de l’argent, sont à l’affiche d’une douzaine de chaînes de télévision. Il y a les presbytériens de Nouvelle-Angleterre et les dresseurs de serpents des Appalaches. Il y a les prêtres grecs orthodoxes qui se consacrent au service liturgique de Dieu, qui se gavent de prières, d’incantations et d’encens, et les prêcheurs fondamentalistes qui considèrent la liturgie de la Haute Église comme une invention démoniaque. Il y a les activistes politiques méthodistes libéraux, ne songeant qu’à transformer la société, et les pentecôtistes qui pensent que la société va bientôt s’effondrer et que Jésus reviendra. Et aussi les disciples de David Koresh qui – aujourd’hui encore – pensent que le monde va vers sa fin, commencée avec les événements de Waco, aboutissement des prophéties de l’Apocalypse. Nombre de ces groupes chrétiens refusent, bien sûr, de prendre en considération les autres groupes chrétiens. Toute cette variété de croyances et de pratiques, et l’intolérance qui parfois en résulte, rend difficile de savoir si nous devons considérer le christianisme comme une chose ou comme beaucoup de choses, si nous devons parler de christianisme ou de christianismes. Que pourrait-on trouver de plus bigarré que ce christianisme naissant dans le monde moderne ? Peut-être y a-t-il une réponse : le christianisme dans le monde antique. Comme les historiens en ont pris conscience, les pratiques et les croyances que l’on trouve parmi ceux qui s’appelaient eux-mêmes chrétiens étaient si variées que les différences entre catholiques romains, baptistes primitifs et adventistes du septième jour pâlissent par comparaison. La plupart de ces formes anciennes du christianisme sont inconnues de nos contemporains, puisqu’elles finirent par être réformées ou par disparaître. En fin de compte, les textes sacrés auxquels se réfèrent certains des premiers chrétiens pour fonder leurs croyances religieuses furent proscrits, détruits ou oubliés, c’est-à-dire, d’une manière ou d’une autre, perdus. Beaucoup de ces textes étaient censés avoir été écrits par les disciples les plus proches de Jésus. Les opposants à ces textes soutenaient qu’il s’agissait de faux. Cet ouvrage est consacré à ces textes et aux formes disparues de christianisme qu’ils tentaient de légitimer.
La diversité du christianisme antique La grande diversité du premier christianisme se perçoit par-dessus tout dans les croyances théologiques adoptées par des gens se considérant eux-mêmes comme des disciples de Jésus. Aux IIe et IIIe siècles il y avait, bien sûr, des chrétiens qui croyaient en un seul Dieu. Mais il y en avait d’autres qui maintenaient qu’il y en avait deux. Certains soutenaient qu’il y en avait trente, d’autres allaient jusqu’à 365. Aux
IIe
et
IIIe
siècles, il y avait des chrétiens qui croyaient que Dieu avait créé le monde. Mais
d’autres croyaient que ce monde avait été créé par une divinité secondaire et ignorante. (Pourquoi, sans cela, le monde serait-il accablé d’autant de misères et d’épreuves ?) D’autres chrétiens, cependant, pensaient que c’était pire encore, et que ce monde était une erreur cosmique, l’œuvre d’une divinité malveillante, un lieu d’emprisonnement destiné à prendre les humains au piège et à les soumettre à la peine et à la souffrance. Aux IIe et IIIe siècles, il y avait des chrétiens qui croyaient que la Bible juive (l’« Ancien Testament » des chrétiens) avait été inspirée par le seul et véritable Dieu. D’autres croyaient qu’elle avait été inspirée par le Dieu des Juifs qui n’était pas le vrai Dieu. D’autres croyaient qu’elle avait été inspirée par une divinité maléfique. D’autres croyaient qu’elle n’avait pas été inspirée. Aux IIe et IIIe siècles, il y avait des chrétiens qui croyaient que Jésus était à la fois divin et humain, Dieu et homme. D’autres chrétiens affirmaient qu’il était totalement divin, et n’avait rien d’humain. (Pour eux divinité et humanité étaient des entités incommensurables : Dieu ne peut pas plus être un homme qu’un homme ne peut être un rocher.) D’autres prétendaient que Jésus était un être de chair et de sang, adopté par Dieu pour être son fils, mais pas divin en luimême. D’autres encore tenaient pour vrai que Jésus Christ était deux choses : un être entièrement de chair et de sang, Jésus, et un être entièrement divin, le Christ, qui avait temporairement habité le corps de Jésus durant son ministère et l’avait abandonné avant sa mort, inspirant son enseignement et ses miracles mais évitant de souffrir par la suite. Aux IIe et IIIe siècles, il y avait des chrétiens qui croyaient que la mort de Jésus avait apporté le salut au monde. D’autres pensaient que la mort de Jésus n’avait rien à voir avec le salut du monde. D’autres encore disaient que Jésus n’était jamais mort. Comment certaines de ces idées ont-elles pu être considérées comme chrétiennes ? Ou pour poser le problème différemment, comment des gens se considérant eux-mêmes comme chrétiens ont-ils pu cultiver ces croyances ? Pourquoi n’ont-ils pas consulté les Écritures pour constater qu’il n’y avait pas 365 dieux, ou que le vrai Dieu avait créé le monde, ou que Jésus était mort ? Pourquoi n’avaient-ils pas simplement lu le Nouveau Testament ? Parce qu’il n’y avait pas de Nouveau Testament. Les livres qui ont été finalement rassemblés sous ce titre étaient certes écrits au IIe siècle, mais n’avaient pas encore été recueillis dans un canon d’Écritures autorisées et largement reconnues 1. Et il y avait d’autres livres en plus, avec des généalogies également impressionnantes – d’autres évangiles, actes des Apôtres, épîtres et apocalypses, prétendument écrits par les apôtres terrestres de Jésus.
Les écritures disparues Les Évangiles qui furent intégrés au Nouveau Testament ont tous été écrits anonymement ; ce n’est que plus tard qu’ils furent appelés par le nom de leurs supposés auteurs : Matthieu, Marc, Luc et Jean. Mais à l’époque où ces noms ont été associés à ces textes, d’autres évangiles étaient disponibles, des écrits sacrés qui étaient lus et révérés par différents groupes chrétiens à travers le monde : un évangile, par exemple, prétendument écrit par la disciple de Jésus, Marie Madeleine ; un autre par son frère jumeau, Didyme Judas Thomas 2. Quelqu’un décida que quatre de ces premiers évangiles, et aucun autre, seraient acceptés comme faisant partie du canon (la collection des livres sacrés de la Bible). Mais comment la décision a-t-elle été prise ? Quand ? Comment peut-on être sûr qu’ils disaient vrai ? Et qu’arriva-t-il aux autres livres ?
Lorsque le Nouveau Testament fut finalement constitué, il incluait les Actes des Apôtres, un récit des activités des disciples après la mort de Jésus. Mais il y avait d’autres Actes écrits durant les premières années de l’Église : les Actes de Pierre et de Jean, les Actes de Paul, les Actes de Thècle, la disciple de Paul, et d’autres. Pourquoi ne furent-ils pas incorporés en totalité à la Bible ? Le Nouveau Testament actuel contient un certain nombre d’épîtres, qui sont des lettres écrites par des dirigeants chrétiens à d’autres chrétiens, treize d’entre elles étant réputées écrites par Paul. Les spécialistes débattent pour savoir si Paul a réellement écrit ces lettres. Et il y a d’autres lettres qui ne sont pas dans le Nouveau Testament et qui auraient aussi été écrites par Paul, notamment celles au philosophe romain Sénèque, à l’Église de Laodicée, et la troisième aux Corinthiens (le Nouveau Testament contient la première et la deuxième). De plus, il y avait des lettres écrites au nom d’autres apôtres, dont l’une que l’on présume de Simon-Pierre, adressée au frère de Jésus, Jean, et une autre du compagnon de Paul, Barnabé. Pourquoi ontelles été exclues ? Le Nouveau Testament se termine par une apocalypse, une révélation concernant la fin du monde dans un cataclysme provoqué par Dieu, écrite par un dénommé Jean et intégrée au Nouveau Testament seulement après que les dirigeants chrétiens eurent été convaincus que l’auteur n’était autre que Jean, le fils de Zébédée, le propre disciple de Jésus (bien que l’auteur ne dise jamais être ce Jean). Mais pourquoi d’autres apocalypses non admises dans ce canon, comme celle prétendument écrite par Simon-Pierre, dans laquelle on trouve une visite guidée du ciel et de l’enfer qui permet de voir les extases glorieuses des saints et, décrits en détail et imagés, les tourments horribles des damnés ? Ou, populaire parmi les lecteurs chrétiens du IIe siècle, Le pasteur d’Hermas, qui, comme l’Apocalypse de Jean, contient les visions d’un prophète ? Nous savons maintenant que, une fois ou l’autre, à un endroit ou à un autre, tous ces ouvrages non canoniques, et beaucoup d’autres, furent révérés comme sacrés, inspirés et bibliques. Nous possédons certains d’entre eux, d’autres ne sont connus que de nom. Seuls vingt-sept des premiers livres chrétiens furent finalement inclus dans le canon, copiés à travers les siècles, et traduits en de nombreuses langues. D’autres livres furent rejetés, méprisés, diabolisés, attaqués, brûlés, presque oubliés, perdus 3.
Pertes et gains Il peut être utile de réfléchir à ce que l’on a perdu et à ce que l’on a gagné lorsque ces livres, et les perspectives chrétiennes qu’ils représentaient, disparurent de la scène. Une chose perdue, bien entendu, c’est la grande diversité des premiers siècles du christianisme. Comme je l’ai déjà souligné, le christianisme moderne, avec son large échantillon de théologies, de liturgies, de pratiques, d’interprétations des Écritures, de vues politiques, de positions sociales, d’organisations, d’institutions, etc., ne manque pas de diversité en lui-même. Mais presque toutes les formes du christianisme moderne, qu’elles soient reconnues ou pas, renvoient à une forme du christianisme qui sortit vainqueur des conflits des IIe et IIIe siècles. Cette forme unique du christianisme décida quelle était la perspective chrétienne « correcte » ; elle décida qui pouvait exercer son autorité sur les croyances et les pratiques chrétiennes ; et elle détermina quelles formes de christianisme seraient marginalisées, mises de côté, détruites. Elle décida aussi quels livres figureraient dans le canon des Écritures et lesquels seraient déclarés « hérétiques » parce qu’enseignant des idées fausses. Puis, en une sorte de coup de grâce, ce parti victorieux réécrivit l’histoire de la controverse,
faisant apparaître qu’il n’y avait jamais eu de conflits, soutenant que ses propres idées avaient de tout temps été celles de la majorité des chrétiens, à commencer par l’époque de Jésus et de ses apôtres. Sa perspective, en effet, avait toujours été « orthodoxe » (c’est-à-dire « la vraie croyance »), et ses adversaires, avec leurs textes bibliques autres, avaient toujours représenté de petits groupes dissidents, occupés à pousser les gens dans l’hérésie (mot qui signifie littéralement « choix » ; un hérétique est quelqu’un qui choisit délibérément de ne pas croire ce qui est correct). Ce que le christianisme a gagné au terme de ces conflits initiaux, ce fut une sorte de confiance d’avoir, et d’avoir toujours eu, « raison ». Il a aussi gagné un credo, qui est toujours récité par les chrétiens d’aujourd’hui, et qui conforte les croyances justes contre celles qui sont hérétiques. De manière connexe, il gagna une théologie, où il est affirmé que le Christ est à la fois totalement divin et totalement humain, et une doctrine de la Trinité, qui affirme que Dieu consiste en trois personnes – le Père, le Fils et le Saint-Esprit – distinctes en nombre mais égales en substance. De plus, cela permit d’établir une hiérarchie au sein de laquelle les dirigeants pourraient organiser l’Église et garantir son adhésion à la croyance et à la pratique justes. De tout ce processus résulta un canon de l’Écriture – le Nouveau Testament – comprenant vingtsept livres qui fondent la vision des chefs de l’Église et leur interprétation de la doctrine, de l’éthique et du culte. Ces gains sont évidemment importants et relativement bien connus. Moins familières sont les pertes encourues lorsque ces conflits particuliers s’achevèrent. Il est frappant que, durant des siècles, presque tous ceux qui étudièrent l’histoire du premier christianisme aient simplement accepté la version des premiers conflits écrite par les orthodoxes, qui avaient gagné. Un changement significatif est opéré au XIXe siècle lorsque des spécialistes commencèrent à remettre en question l’« objectivité » de certains des premiers écrivains chrétiens comme Eusèbe, l’auteur orthodoxe appelé le père de l’histoire de l’Église, qui au IVe siècle retraça les commencements du christianisme. Cette interrogation initiale sur l’exactitude d’Eusèbe se transforma, dans certains cercles, en une véritable attaque contre le personnage. Ainsi des chercheurs du XXe siècle commencèrent à soumettre son œuvre à une critique idéologique qui exposa ses préjugés et leur rôle dans sa présentation. La réévaluation d’Eusèbe fut provoquée, d’abord, par la redécouverte – due à la fois à des archéologues qualifiés les recherchant, et à des Bédouins les découvrant par hasard – de livres antiques additionnels, c’est-à-dire, par exemple, d’autres évangiles présumés avoir été écrits au nom de certains apôtres. Dans cet ouvrage, nous examinerons ces livres perdus qui ont été redécouverts récemment, en même temps que d’autres qui ont été marginalisés par le parti vainqueur mais qui étaient connus par les érudits depuis des siècles. Nous examinerons aussi comment les vingt-sept livres du Nouveau Testament en vinrent à être acceptés comme Écritures canoniques, en nous demandant sur qui a effectué ce choix, sur quelles bases et quand. Et nous explorerons la nature de ces conflits originels, pour voir quel en était l’enjeu, quelles étaient les idées qui s’opposaient, comment se sont comportées les parties impliquées, quelles stratégies elles ont utilisées, et quelle littérature elles vénéraient, copiaient et rassemblaient d’un côté, et méprisaient, rejetaient et ont détruite de l’autre. Ce faisant, nous concentrerons notre attention sur les multiples formes empruntées par le premier christianisme – il serait plus conforme de parler des premiers christianismes –, une diversité qui s’est perdue, pour être redécouverte, en partie seulement, à l’époque moderne.
Les enjeux du conflit
Avant de me lancer dans ces investigations, je dois peut-être dire un mot de ce qui est, ou du moins de ce qui était, en jeu. Durant toute mon enquête, je me poserai la question : et si ça s’était passé autrement ? Et si une autre forme de christianisme était devenue dominante à la place de celle qui l’a emporté 4 ? Par anticipation sur ces questions, je peux signaler que si une quelconque autre forme de christianisme avait gagné ces premiers combats, les doctrines du christianisme qui nous sont familières n’auraient jamais pu devenir le Credo de millions de personnes, y compris la croyance qu’il y a un seul Dieu, qu’il est le Créateur et que son fils, le Christ, est à la fois humain et divin. La doctrine de la Trinité n’aurait jamais pu se développer. Le Credo que l’on entend à l’église aujourd’hui n’aurait jamais été élaboré. Le Nouveau Testament, en tant que collection de livres sacrés, n’aurait jamais vu le jour. Ou bien il aurait été complètement différent, avec un autre ensemble de livres comprenant par exemple l’Évangile de Thomas à la place de celui de Matthieu, ou l’Épître de Barnabé plutôt que celle de Jacques, et l’Apocalypse de Pierre au lieu de celle de Jean. Si le vainqueur avait été un autre groupe, les chrétiens n’auraient jamais eu un Ancien Testament ; et si c’en avait été un autre encore, les chrétiens n’auraient peut-être eu que l’Ancien Testament (qui, alors, ne se serait pas appelé l’« Ancien » Testament, puisqu’il n’y en aurait pas eu de « Nouveau »). De plus, nous verrons que, aussi vitales que les conséquences de ces premières batailles chrétiennes l’aient été pour le caractère interne de la religion, elles furent encore plus significatives pour leur résonance dans le monde, c’est-à-dire pour l’histoire de la civilisation elle-même. Il est probable que si la forme de christianisme qui s’est établie comme dominante n’y était pas parvenue, le christianisme ne serait pas devenu l’une des principales religions de l’Empire romain. Si c’était arrivé, l’empire n’aurait jamais adopté le christianisme comme religion officielle, et dans ce cas, il ne serait jamais devenu la religion dominante de l’Europe médiévale jusqu’à la Renaissance, la Réforme et notre époque. Si les conflits s’étaient terminés autrement, aussi bizarre que cela puisse paraître, les Occidentaux – c’est-à-dire nous-mêmes – auraient pu demeurer polythéistes jusqu’à aujourd’hui, adorant toujours les anciens dieux gréco-romains. D’un autre côté, l’empire aurait pu se convertir à une forme différente de christianisme, et le développement de la société et de la culture occidentales se serait déroulé d’une manière que nous ne pouvons imaginer. On peut jouer avec de telles hypothèses, mais il est clair que la victoire de cette forme de christianisme fut un événement significatif à la fois pour les mécanismes internes de la religion et pour l’histoire de la civilisation, spécialement occidentale. Ce fut une victoire qui eut aussi un coût. Dans cette étude, comme je l’ai indiqué, nous explorerons à la fois ce qui a été gagné et ce qui a été perdu une fois que les conflits des premiers siècles chrétiens ont été réglés.
Notre démarche Pour ceux qui aiment préparer leur voyage en ayant une carte routière sous les yeux, je vais expliquer comment cet ouvrage a été organisé. Il contient trois parties principales. La première, « Faux et découvertes », s’intéresse à plusieurs textes littéraires intrigants : a) un évangile que l’on dit écrit par Pierre, disciple de Jésus ; b) un récit légendaire de Thècle, la disciple de l’apôtre Paul ; c) un évangile prétendument écrit par Judas Thomas, le supposé frère jumeau de Jésus ; d) une version plus longue, mais retrouvée récemment, de l’Évangile selon Marc. Quoique sensiblement différents les uns des autres, ces textes apparaissent tous comme étant des faux, trois d’entre eux anciens, et l’autre, sans doute, moderne ; de plus, ils défendent tous des interprétations de Jésus et/ou des formes de christianisme qui n’étaient pas destinées à se mêler au courant principal. Sur ce point, ils peuvent être considérés comme représentatifs d’un
grand nombre de récits fabriqués dans les premiers siècles chrétiens, certains déjà reconnus comme des faux dans l’Antiquité, d’autres non découverts (ou redécouverts) jusqu’à une époque relativement récente. Comme nous le verrons, c’est essentiellement à travers de tels textes littéraires – nombre d’entre eux perdus, et quelques-uns seulement aujourd’hui retrouvés – que nous connaissons les différents « courants » qui se sont affrontés au sein du christianisme naissant, car il y a très peu de découvertes archéologiques (bâtiments, pièces de monnaie ou œuvres d’art) pour affiner à notre savoir. Après avoir examiné assez longuement ces quatre exemples de faux, nous passerons à la deuxième partie du livre, « Hérésies et orthodoxies », afin d’étudier des phénomènes sociaux plus généraux, basés sur l’information tirée de tels faux et, plus généralement, d’un ensemble impressionnant de sources autres. En particulier, nous aborderons les croyances très disparates de plusieurs groupes chrétiens importants : les ébionites judéo-chrétiens, les marcionites antijuifs et divers groupes appelés « gnostiques ». Surveillant et s’opposant à chacun de ces groupes, régnait une forme de christianisme qui souscrivait à des croyances et à des pratiques qui en vinrent finalement à dominer la nouvelle religion vers le milieu du IIIe siècle. Près de vingt siècles plus tard, ce groupe – ou ces groupes – peut être considéré comme l’ancêtre de l’orthodoxie chrétienne ; nous appellerons ses membres les « proto-orthodoxes ». Ce qui nous amènera à la troisième partie, « Les gagnants et les perdants », où nous irons audelà des divers textes, croyances et pratiques de ces différents groupes pour nous intéresser aux conflits qui les opposèrent, alors que chacun combattait pour convaincre que ses idées étaient les bonnes, et celles des autres, erronées. En particulier, nous verrons comment les chrétiens proto-orthodoxes engagés dans ces batailles intestines finirent par gagner. Ces confrontations se déroulèrent en grande partie sur le terrain littéraire, les membres de ce groupe orthodoxe produisirent des traités polémiques en réponse à d’autres opinions chrétiennes, fabriquèrent de faux textes sacrés pour appuyer leurs propres points de vue (faux supposés avoir été écrits par les propres apôtres de Jésus), et réunirent d’autres écrits dans un canon sacré d’Écriture pour défendre leurs opinions et contrer celles des autres. C’est de ces conflits que sortit le Nouveau Testament, un ensemble de vingt-sept livres considérés comme sacrés, inspirés et faisant autorité. Cette étude se terminera par quelques réflexions sur la signification de la victoire finale de cette voie du christianisme, sur ce qui fut accompli et sur ce qui fut sacrifié lorsqu’un si grand nombre de formes de christianisme, et les textes qu’elles avaient adoptés, eurent été perdus pour la postérité, pour être partiellement retrouvés, à l’époque moderne.
1. Le terme canon vient d’un mot grec signifiant « perche de mesure » ou « baguette droite ». Le sens évolua ensuite vers « règle » et enfin « liste de livres sacrés faisant foi ». 2. Sur Jésus ayant un frère jumeau, voir ci-après p. 73. Pour de plus larges discussions sur l’Évangile de Pierre et l’Évangile de Thomas voir les chapitres 1 et 3. 3. Pour un ensemble de textes chrétiens perdus et retrouvés, traduits en anglais, voir l’autre volet de cette étude, Lost Scriptures de B. D. Ehrman. Pour les références des livres cités, voir ici la bibliographie en fin de volume. 4. Bien sûr, à un certain niveau, il est impossible de savoir comment un résultat différent aurait affecté l’histoire, exactement comme il est impossible de savoir ce qui serait arrivé si César n’avait pas traversé le Rubicon, ou si Hitler n’avait pas perdu la guerre. Mais il est toujours possible d’imaginer ce qui aurait, sans doute, été différent.
PREMIÈRE PARTIE
FAUX ET DÉCOUVERTES
Presque tous les textes « disparus » des premiers siècles chrétiens étaient des faux. À ce sujet, les spécialistes de tous bords, libéraux comme conservateurs, fondamentalistes comme athées, sont d’accord. Le livre maintenant connu comme le Protévangile de Jacques est censé n’avoir été écrit par nul autre que Jacques, le frère de Jésus (voir Marc 6,3 ; Galates 1,19). C’est un texte insolite dans lequel, entre autres choses, Marie, la mère de Jésus, est dite être restée vierge même après avoir donné naissance, comme le prouve un examen post-partum par une sage-femme zélée qui la trouva « intacte ». Mais celui qui a écrit le livre n’est pas Jacques. Ou encore, un livre maintenant appelé Pseudo-Tite, que l’on dit écrit par le Tite connu dans le Nouveau Testament comme compagnon de l’apôtre Paul. C’est aussi un livre intéressant, polémiquant page après page contre l’amour sexuel, même dans le cadre du mariage, avec l’argument que l’intimité physique conduit à la damnation : « Pourquoi, interroge-t-il, luttezvous contre votre propre salut pour trouver la mort dans l’amour ? » Mais celui qui a vraiment écrit ce livre n’est pas Tite. C’est la même chose pour presque tous les textes exclus du canon : des faux sous la signature des apôtres et de leurs compagnons. Que des chrétiens aient fabriqué de tels livres dans les premiers siècles ne serait pas surprenant. Les spécialistes ont depuis longtemps reconnu que même certains des livres acceptés dans le canon étaient probablement des faux. Les érudits chrétiens, bien sûr, peu désireux de les qualifier tels, s’y référaient souvent comme à des écrits « sous pseudonyme ». Si cette appellation est plus neutre, elle ne contribue pas pour autant à résoudre le problème d’une supercherie éventuelle, car un auteur qui tente de faire passer ce qu’il a écrit pour l’œuvre d’une personne célèbre a bel et bien commis un faux 1. Ce n’est pas moins vrai de la lettre que l’on dit avoir été écrite à Tite par Paul et qui figure dans le Nouveau Testament (Épître à Tite) que du livre supposé être de Tite qui n’y figure pas (Pseudo-Tite), les deux se donnant pour avoir été écrits par des apôtres (Paul et Tite), et les deux à l’évidence rédigés par quelqu’un d’autre 2. Le faux, bien entendu, n’est pas la seule sorte d’écrit sous pseudonyme qui existe. Dans le monde moderne, du moins, le pseudonyme apparaît sous deux formes. D’un côté, il y a les simples noms de plume, usuellement considérés comme plutôt innocents. Lorsque Samuel Clemens écrivit Huckleberry Finn et signa Mark Twain, personne ne protesta. Lorsque Maryann Evans publia Middlemarch et Silas Marner sous le nom de George Eliot, il n’y eut pas de scandale public (quoique, en l’occurrence, cela provoqua, d’abord, un mouvement de curiosité). D’un autre côté, il y a des travaux écrits sous un faux nom avec l’intention de tromper. En 1983, lorsque les Carnets d’Hitler firent leur apparition, le monde fut dupé pendant un moment. Un faussaire allemand désormais (tristement) célèbre avait fait un travail crédible, et pendant plusieurs jours, même les experts et les magnats de presse furent prêts à croire qu’il s’agissait des journaux manuscrits authentiques conservés par le Führer lui-même jusqu’aux derniers jours d’avril 1945. La supercherie, une fois découverte, ne fut guère appréciée – spécialement parmi les experts et le monde des médias 3. Dans le monde antique on n’aimait pas plus les faux qu’aujourd’hui et les sources grecques et latines témoignent de nombreuses discussions sur ce sujet. Dans presque tous les cas, la pratique fut condamnée comme trompeuse et mal inspirée, quelquefois même dans des documents qui étaient, eux-mêmes, des faux ! Un exemple intéressant nous est fourni par un texte chrétien du IVe siècle, les Constitutions apostoliques, un livre donnant des instructions sur la croyance chrétienne et la pratique, écrit sous le nom des douze disciples. Le livre prévient ses
lecteurs de ne pas lire les ouvrages qui proclament avoir été écrits au nom des douze disciples alors que ce n’est pas le cas. Mais pourquoi un faux prend-il la peine de condamner les faux ? Peut-être pour ôter au lecteur la sensation de sa propre tromperie. Un cas parallèle intéressant peut même être déniché dans les pages du Nouveau Testament. Un livre écrit sous le nom de Paul, la seconde Épître aux Thessaloniciens, met en garde contre une lettre prétendument écrite par Paul, qui a perturbé certains de ses lecteurs (2,2). Dans un intéressant retournement, les spécialistes d’aujourd’hui ne sont plus du tout sûrs que la seconde Épître aux Thessaloniciens elle-même ait été écrite par Paul 4. D’où l’ironie de la situation : soit l’Épître a été écrite par Paul et quelqu’un d’autre a produit des faux sous le nom de Paul, soit la seconde Épître aux Thessaloniciens elle-même est un faux condamnant la production de faux sous le nom de Paul. Dans les deux cas, quelqu’un a fabriqué des faux signés Paul. La seconde Épître aux Thessaloniciens mise de côté, les spécialistes sont à peu près sûrs que d’autres faux ont été introduits dans le Nouveau Testament. Cela ne s’applique pas à un évangile quelconque dont les auteurs choisirent de rester anonymes et furent réputés être l’un ou l’autre des disciples de Jésus (Matthieu le collecteur d’impôts ou Jean le fils de Zébédée) ou des compagnons des apôtres (Marc le secrétaire de Pierre ou Luc le compagnon de voyage de Paul), seulement des décennies plus tard. Ni le Livre de Jacques, ni l’Apocalypse de Jean ne peuvent être appelés des faux. Le premier a été écrit par quelqu’un s’appelant Jacques, mais ne prétendant pas être le frère de Jésus, et le nom était des plus communs chez les Juifs du Ier siècle (ainsi beaucoup de gens s’appellent Jacques dans le Nouveau Testament). De même pour l’Apocalypse : elle a été écrite par quelqu’un nommé Jean, mais qui, nulle part, ne prétend être un Jean particulier. D’autres livres, cependant, sont souvent considérés comme des faux. L’auteur de celui qu’on appelle 2 Pierre prétend explicitement être Simon-Pierre, le disciple de Jésus, qui vit la transfiguration (1,16-18). Mais les spécialistes sont quasi unanimes à penser qu’il n’a pas été écrit par lui. Même chose pour les épîtres pastorales de 1 et 2 Timothée et de Tite, censées avoir été écrites par Paul, mais paraissant dater de bien après sa mort 5. Comment des faux pourraient-ils figurer dans le Nouveau Testament ? Peut-être serait-il préférable de renverser la question : pourquoi n’y aurait-il pas des faux dans le Nouveau Testament ? Qui a rassemblé les livres ? Quand cela a-t-il été fait ? Et comment aurait-on pu savoir qu’un livre que l’on dit écrit par Pierre fut effectivement écrit par Pierre ou si un livre prétendument écrit par Paul était effectivement de Paul ? Autant en être conscient, aucune de ces lettres, une fois écrite, ne fut incluse dans un canon de textes sacrés avant des décennies, et le canon du Nouveau Testament n’a atteint sa forme finale que deux siècles plus tard. Comment quelqu’un, des centaines d’années après, pouvait-il savoir qui avait écrit ces livres ? Les débats pour décider quels livres incorporer au canon furent déterminants pour la formation du christianisme orthodoxe. Nous étudierons quelques-uns de ces débats dans les chapitres suivants. Mais avant tout, je souhaiterais dire un mot sur ces termes. Comme je l’ai fait remarquer, des spécialistes se réfèrent parfois à des documents falsifiés comme à des écrits pseudepigrapha sous pseudonymes, ou bien ils utilisent le terme technique de (pseudépigraphes), signifiant « écrits faux », employé pour signifier « livres écrits sous un faux nom ». Ce n’est pas un terme vraiment utile, puisqu’il ne sert habituellement qu’à désigner les livres non canoniques qui réclament, et parfois reçoivent, le statut biblique (par exemple, l’Évangile de Pierre, que nous étudierons dans le prochain chapitre). Mais, à juste raison, il recouvre certains des livres du Nouveau Testament, y compris la lettre 2 Pierre.
Quelquefois, ces livres non canoniques sont appelés apocryphes. Ce terme aussi peut se révéler trompeur, car il se réfère à des écrits « secrets » qui ont été découverts (le mot grec signifie « recouvert » ou « caché »), et il n’y avait rien de particulièrement secret sur nombre de ces écrits : ils étaient utilisés, et écrits pour être utilisés, dans des cadres communs aux textes autorisés. Ce dernier terme a été pris dans un sens plus large de « documents non canoniques du même type que ceux se trouvant dans le canon (c’est-à-dire évangiles, épîtres, etc.) ». Dans mon propos, j’emploierai le terme d’apocryphes chrétiens dans ce sens. Dans les quatre chapitres qui suivent, nous étudierons plusieurs de ces textes apocryphes, des documents fabriqués qui dévoilent des croyances chrétiennes disparues, auxquelles a dû s’affronter le christianisme tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ces chapitres serviront à dresser, dans la deuxième partie, le décor d’un examen plus large des groupes sociaux qui ont incarné certaines de ces interprétations de la foi. La plupart de ces groupes furent en fin de compte réformés ou réprimés, et leurs traces effacées, jusqu’à ce que des érudits de la période moderne commencent à les redécouvrir et à reconnaître de nouveau la riche diversité et l’importance de ces christianismes disparus.
1. Je n’inclus pas dans les falsifications les fausses attributions de livres, c’est-à-dire les attributions ultérieures d’un livre anonyme à un personnage célèbre (par exemple, comme lorsque dans le Nouveau Testament, l’Épître aux Hébreux fut attribuée à l’apôtre Paul, ou lorsque le premier Évangile fut attribué à Matthieu, le collecteur d’impôts). Dans ces cas-là nous n’avons pas affaire aux revendications de l’auteur mais à celles de ses lecteurs arrivant plus tard, ce qui est un cas de figure tout à fait différent. Le terme de faux ne s’applique pas non plus, comme nous le verrons plus loin, à l’usage d’un nom de plume, voir p. 60. 2. Pour l’auteur de l’Épître à Tite du Nouveau Testament, voir New Testament de B. D. Ehrman, p. 389-394 et la bibliographie citée p. 395. 3. Pour une discussion plus complète de Konrad Kujau et de ses Carnets d’Hitler, voir p. 113-114. 4. Voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 377-379. 5. Pour la discussion des questions fondamentales ayant conduit les spécialistes à ces jugements, voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 389-394.
La découverte ancienne d’un faux : Sérapion et l’Évangile de Pierre
1
Les premiers chrétiens connaissaient beaucoup plus d’évangiles que les quatre finalement intégrés au Nouveau Testament. La plupart ont disparu et ne nous ont laissé que leurs noms. Certains sont cités sporadiquement par des écrivains de la première Église qui s’opposaient à eux. Quelques-uns ont été découverts à l’époque moderne. Nous pouvons présumer, et dans certains cas nous savons, que les chrétiens qui lisaient, préservaient et estimaient ces autres évangiles les considéraient comme des textes sacrés. Les chrétiens qui les rejetaient soutenaient qu’ils étaient hérétiques (répandant de mauvais enseignements) et, dans de nombreux cas, des faux. Les chrétiens qui sortirent vainqueurs des premiers conflits, et imposèrent leurs idées vers le siècle, non seulement nous léguèrent le Credo qui nous a été transmis 1, mais décidèrent aussi quels livres appartiendraient aux Écritures. Une fois que leur combat fut gagné, ils affirmèrent leur succès en se dénommant eux-mêmes « orthodoxes » (c’est-à-dire ceux qui ont les « bonnes croyances ») et marginalisèrent leurs opposants en les appelant « hérétiques ». Mais comment devons-nous nommer les chrétiens qui portèrent les idées du parti victorieux jusqu’à la victoire ultime ? Le mieux est, peut-être, de les appeler les « proto-orthodoxes », c’est-à-dire les précurseurs de l’orthodoxie. IVe
Les chrétiens proto-orthodoxes acceptèrent les quatre Évangiles, qui seront intégrés au Nouveau Testament, et considérèrent les autres comme hérétiques. Comme le prétendait le fameux théologien de la première moitié du IIIe siècle, Origène d’Alexandrie : « L’Église a quatre Évangiles, mais les hérétiques en ont beaucoup d’autres » (Homélie sur Luc I) 2. Il continue en énumérant plusieurs des évangiles hérétiques qu’il a lus : l’Évangile selon les Égyptiens, l’Évangile selon les douze apôtres, l’Évangile de Basilide, l’Évangile selon Thomas et l’Évangile selon Matthias. Nous ne savons presque rien des Évangiles des douze apôtres et de Basilide, un fameux hérétique gnostique du IIe siècle 3. Les Évangiles des Égyptiens et de Matthias ne sont connus que par quelques citations du contemporain plus âgé d’Origène, Clément d’Alexandrie. Ces citations donnent une idée de ce que l’on a perdu lorsque ces textes ont disparu. L’Évangile des Égyptiens s’oppose apparemment à la notion de sexe procréateur. Dans un passage, une disciple de Jésus, Salomé, qui apparaît brièvement dans les Évangiles du Nouveau Testament (voir Marc 16,1) dit à Jésus : « Alors j’ai bien fait en n’enfantant pas » et Jésus de lui répondre : « Mange de toutes les herbes, mais ne mange pas de celle qui est la plus amère » (Clément d’Alexandrie, Stromates 3, 9, 66). À un moment antérieur, il est réputé avoir déclaré : « Je suis venu pour défaire les travaux de la femme » (Stromates 3, 9, 63). L’Évangile selon Matthias peut avoir été une affaire bien plus mystique. À un moment Clément cite ces mots intrigants : « Regardez les choses qui sont devant vous, en en faisant la première marche vers plus de
connaissance » (Stromates 2, 9, 45) 4. L’autre évangile qu’Origène cite, l’Évangile de Thomas, a été découvert dans son intégralité à l’époque moderne et représente sans doute la plus importante découverte archéologique chrétienne du XXe siècle. C’est un document fascinant, objet d’une immense littérature moderne ; nous l’examinerons longuement dans un chapitre à venir 5. Clément et Origène ne furent pas les seuls à reconnaître l’existence d’autres évangiles et à les attribuer à des faussaires hérétiques. Le Père de l’Église Eusèbe de Césarée, au début du IVe siècle, mentionne aussi les Évangiles de Thomas et de Matthias, avec l’Évangile selon les Hébreux et celui de Pierre (Histoire ecclésiastique 3, 25). Ce dernier est d’un intérêt particulier, parce qu’Eusèbe fournit un récit étendu de la manière dont il fut utilisé, questionné et rejeté comme hérétique par un dirigeant proto-orthodoxe, pour être finalement abandonné sur le tas d’ordures des évangiles refusés. Mais il réapparut, dans la tombe d’un moine égyptien, il y a déjà plus d’un siècle.
Eusèbe, sérapion et l’évangile de pierre Avant sa découverte, tout ce que nous savions ou presque au sujet de l’Évangile de Pierre venait du récit d’Eusèbe. Dans son Histoire ecclésiastique, en dix livres, il raconte l’histoire de l’Église chrétienne depuis les années de la vie de Jésus jusqu’à sa propre époque, le début du IVe siècle. Cet écrit est notre meilleure source pour l’histoire de l’Église après la période du Nouveau Testament sous le règne de l’empereur Constantin, le premier empereur romain à s’être converti au christianisme. L’œuvre est remplie d’anecdotes et, d’un plus grand intérêt encore pour les historiens, de longues citations des premiers écrits chrétiens. À de multiples reprises, les citations d’Eusèbe sont notre unique source de connaissance de textes chrétiens des IIe et IIIe siècles. Le récit qui nous intéresse ici concerne Sérapion, un évêque protoorthodoxe de la ville d’Antioche en Syrie, un des centres de l’activité chrétienne dans les premiers siècles, et sa rencontre avec Pierre 6. Sérapion est devenu évêque en 199 ap. J. C. Sous sa juridiction, il n’y avait pas seulement les Églises d’Antioche, mais aussi les communautés chrétiennes des alentours, dont une dans la ville de Rhossos. Sérapion avait fait une visite aux chrétiens de Rhossos, essayant, en bon proto-orthodoxe, de corriger leurs mauvaises perceptions du vrai message évangélique. À cette occasion il apprit que l’Église de Rhossos utilisait comme texte sacré un évangile prétendument écrit par Simon-Pierre. Ne connaissant pas la nature du livre, mais supposant qu’il devait être acceptable si Pierre lui-même l’avait écrit, Sérapion en permit l’usage, avant de retourner chez lui à Antioche. Mais certains « informateurs » firent part de leurs doutes sur l’authenticité du livre, l’enjoignant à le lire par lui-même. Quand il le fit, il réalisa que cet évangile était susceptible d’interprétation hérétique, et notamment que certains des passages pouvaient être utilisés pour soutenir une christologie docétiste. Le docétisme était une croyance ancienne qui fut très tôt proscrite comme hérétique par les chrétiens proto-orthodoxes parce qu’elle déniait la réalité des souffrances et de la mort du Christ. Deux formes de cette croyance étaient bien connues. Selon les docétistes, le Christ était si totalement divin qu’il ne pouvait être humain. En tant que Dieu, il ne pouvait avoir un corps matériel comme nous tous ; en tant qu’être divin, il ne pouvait souffrir et mourir réellement. Cela exprimait donc l’idée que Jésus n’était pas réellement un être de chair et de sang mais paraissait seulement être ainsi (le mot grec pour « sembler » ou « paraître » est dokeo, d’où les
termes de docétiste/docétisme). Pour ces docétistes, le corps de Jésus était une apparition. D’autres chrétiens accusés d’être docétistes avaient une position légèrement différente. Pour eux, Jésus était un être réellement de chair et de sang. Mais le Christ était une personne différente, un être divin qui, comme Dieu, ne pouvait faire l’expérience de la souffrance et de la mort. Dans cette manière de voir, le Christ divin était descendu du ciel sous la forme d’une colombe au baptême de Jésus et était entré en lui 7 ; le Christ divin avait alors permis à Jésus de réaliser des miracles et de délivrer son lumineux enseignement, jusqu’à la fin lorsque, avant que Jésus ne meure (puisque le divin ne peut mourir), le Christ l’abandonna à nouveau. C’est pourquoi Jésus s’écria : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (voir Marc 15,34). Ou comme on peut le traduire plus littéralement : « Pourquoi m’as-tu laissé en arrière ? » Pour ces chrétiens, Dieu avait laissé Jésus derrière lui, en remontant au ciel, et en abandonnant l’homme Jésus seul sur la croix 8. Pour les chrétiens proto-orthodoxes, les deux formes de docétisme étaient strictement prohibées. En ce qui concerne la première – Jésus apparition – ils demandaient : si Jésus n’avait pas de corps réel, comment a-t-il pu mourir réellement ? Et s’il n’est pas mort, comment sa mort a-t-elle pu apporter le salut ? S’il n’avait pas de véritable sang, comment a-t-il pu le répandre pour les péchés du monde ? Quant à la seconde idée – Jésus et le Christ comme des êtres distincts – ils demandaient : si l’élément divin dans Jésus n’a pas souffert et n’est pas mort, comment sa mort fut-elle différente de celle de n’importe quel autre homme crucifié ? Comment cette mort pourrait-elle être rédemptrice ? Cela peut être une erreur judiciaire, ou une mauvaise fin pour un homme bon. Mais ce serait sans réel intérêt pour le plan de Dieu quant au salut. Les chrétiens proto-orthodoxes dénonçaient ces différents types de docétisme comme hérétiques et les combattaient de toutes leurs forces. Ce n’était pas juste leurs vies qui étaient en jeu, mais leurs vies éternelles, le salut de leur âme. Lorsque Sérapion lut l’Évangile de Pierre par lui-même, il se rendit compte qu’il pouvait être utilisé pour soutenir une christologie docétiste. Et ainsi, il écrivit un court pamphlet, « Le prétendu Évangile de Pierre », dans lequel il expliqua le problème du texte, montrant que, alors que la plus grande partie de l’Évangile était théologiquement acceptable, il comportait des ajouts à l’histoire évangélique qui pouvaient être exploités pour étayer des opinions docétistes. Sérapion concluait que le livre était potentiellement hérétique et ne pouvait avoir été écrit par Pierre – s’appuyant sur l’hypothèse douteuse que si un texte était en désaccord avec la vérité comme lui et ses compagnons chrétiens proto-orthodoxes la voyaient, alors il était impossible qu’il soit apostolique. C’est regrettable, car maintenant on ne peut savoir à coup sûr si l’Évangile de Pierre découvert au XIXe siècle est l’ouvrage condamné par Sérapion et connu d’Eusèbe. La plupart des spécialistes, cependant, présument que c’est le cas car ce livre lui aussi aurait été acceptable dans l’ensemble pour les penseurs proto-orthodoxes et renferme plusieurs passages qui auraient pu se prêter à une interprétation docétiste. Et il est écrit à la première personne par quelqu’un qui se nomme lui-même Pierre. Personne aujourd’hui ne pense que Pierre, le disciple de Jésus, a écrit le livre. Sur ce point Sérapion avait raison. Il avait découvert un faux.
La découverte de l’évangile de pierre Le texte, connu seulement par le bref récit d’Eusèbe, fut oublié durant des siècles. Cela changea spectaculairement à l’occasion d’une fouille archéologique conduite par une équipe française
travaillant, durant l’hiver 1886-1887 9, dans la ville d’Akhmin, en Haute-Égypte. Sous la direction de M. Grébant, l’équipe découvrit la tombe d’un moine dans la partie chrétienne du cimetière de la ville. La tombe pouvait être datée entre le VIIIe et le IXe siècle. Toutefois l’événement ne fut pas tant la découverte de la tombe elle-même que ce qui s’y trouvait. Le moine avait été enterré avec un manuscrit. Le manuscrit datait probablement du VIIe ou du VIIIe siècle, et l’on peut présumer qu’il était la précieuse propriété du moine. C’est un document étrange. Soixante-six pages de parchemin en tout, renfermant des fragments de plusieurs textes apocryphes, pas tous chrétiens mais tous significatifs. Le premier texte, sur les pages 2-10 (sur la page 1 figure le dessin d’une croix), est une partie de l’Évangile de Pierre, dont je vais parler tout de suite. Le suivant, sur les pages 1319, cousu dans le livre tête-bêche (accidentellement peut-on supposer), est une copie fragmentaire de l’Apocalypse de Pierre, un récit curieux, désormais mieux connu grâce à une ancienne traduction éthiopienne, dans laquelle Pierre décrit la glorieuse vie outre-tombe des saints et l’éternel tourment des pécheurs. Puis il y a deux passages pris dans le livre juif apocryphe, 1 Énoch, qui est le récit, connu plus complètement par d’autres sources, d’une révélation prétendument faite à Énoch, le fameux personnage de la Bible hébraïque qui ne mourut pas mais monta vivant au ciel (Genèse 5,21-24). Pour finir, s’y trouve un texte fragmentaire tiré des Actes de saint Julien. Il s’agissait d’une découverte remarquable, notamment par son témoignage silencieux et totalement inattendu sur le microcosme d’unité et de diversité chrétiennes, de tolérance et d’intolérance. Tolérance : il s’agissait d’un moine du Moyen Âge, enterré avec des livres interdits, un ensemble de textes, à la fois juifs et chrétiens, orthodoxes et hérétiques. Et cependant intolérance : les manuscrits contiennent l’Apocalypse de Pierre dont l’auteur condamne aux feux de l’enfer quiconque est en désaccord avec ses idées sur la manière de se comporter (y compris les femmes qui se font des nattes pour se rendre attirantes, ceux qui désobéissent à leurs parents et les banquiers qui prêtent de l’argent avec intérêt) ; et l’Évangile de Pierre, qui est intolérant au sujet des Juifs – qui sont dépeints comme ignominieux et responsables de la mort de Jésus –, fut lui-même condamné à l’oubli par d’intolérants dirigeants chrétiens qui s’opposaient à ses idées théologiques.
L’évangile de pierre Il est regrettable que le manuscrit ne présente qu’un fragment de l’Évangile de Pierre. Non pas que le document retrouvé dans la tombe soit lui-même fragmentaire : il est complet. Mais la première ligne du texte évangélique commence (après l’ouverture décorative) au milieu d’une phrase et se termine aussi, avant deux pages blanches, au milieu d’une phrase. Celui qui a copié cet évangile, au VIIe ou au VIIIe siècle, avait devant lui un fragment qu’il a transcrit dans la brève anthologie avec les autres textes fragmentaires dont il disposait. Les fragments qu’il nous reste de l’Évangile contiennent un récit du procès de Jésus, de sa crucifixion et de sa résurrection 10. Il est impossible de savoir si le livre original contenait plus que cela, et si c’était un évangile « complet » comme ceux du Nouveau Testament, commençant avec, soit le baptême de Jésus (Marc et Jean), soit sa naissance (Matthieu et Luc), et contenant ses paroles et le récit de ses actes à côté de celui de la Passion et de la Résurrection. Les spécialistes assurent, habituellement, que l’Évangile de Pierre contenait originellement plus que la description de la Passion et de la Résurrection qui a survécu dans le fragment d’Akhmin, et qu’il s’agissait d’un récit plus complet comme ceux des Évangiles du Nouveau Testament – avec aussi des histoires du sacerdoce public du Christ. Assurance fondée
sur plusieurs minuscules fragments des paroles de Jésus qui ont été découverts ailleurs en Égypte et qui peuvent aussi provenir de l’Évangile. Ces fragments comprennent des conversations entre Jésus et Pierre racontées à la première personne, conversations qui ne se trouvent pas dans le fragment de l’Évangile découvert dans la tombe du moine 11. En tout cas, le fragment de l’Évangile tel que nous le possédons commence par les mots suivants : […] mais aucun des Juifs ne se lava les mains, ni Hérode ni aucun de ses juges. Parce qu’ils ne souhaitaient pas se les laver, Pilate se leva. C’est un début significatif pour deux raisons. Il montre que, juste avant que le fragment ne débute, l’Évangile commençait par la description de Pilate se lavant les mains – un récit que l’on trouve dans le Nouveau Testament, seulement dans Matthieu 27,24. Cependant, il marque une différence notable avec le passage de Matthieu qui ne dit mot de qui que ce soit ayant refusé de se laver les mains. Donc dans l’Évangile de Pierre, Hérode, le « roi des Juifs », et ses juges juifs, contrairement au gouverneur romain Pilate, refusent de se déclarer eux-mêmes innocents du sang de Jésus. Ce qui suggère un important aspect du reste du récit. Car, en l’occurrence, ce ne sont plus les Romains qui sont responsables de la mort de Jésus. Ce sont les Juifs. Ce fragment est, de loin, plus hostile aux Juifs que n’importe quel texte du Nouveau Testament. L’impression d’une perspective hostile aux Juifs est confirmée par le tout dernier vers : Alors le roi Hérode ordonna qu’on éloigne le Seigneur et leur dit : « Faites tout ce que je vous ordonnerai de lui faire. » Ici, c’est le roi des Juifs, et non pas le gouverneur romain, qui ordonne la mort de Jésus. La narration se poursuit avec la requête de Joseph (d’Arimathie) de récupérer le corps de Jésus, les railleries à son encontre et sa crucifixion. Ces récits sont à la fois semblables à ceux des Évangiles canoniques, et différents. Par exemple, dans le verset 10, il est dit, comme dans les autres Évangiles, que Jésus est crucifié entre deux criminels, mais là nous trouvons la précision insolite qu’« il était silencieux comme s’il ne souffrait pas ». Cette précision pouvait être prise comme d’essence docétiste : peut-être que Jésus apparaît comme n’ayant aucune souffrance parce qu’il n’en ressent pas (savoir si l’auteur suggérait cela pour que ce soit interprété de cette manière ou différemment est une tout autre question). Certains spécialistes ont considéré cette précision comme une preuve que ce fragment provenait de l’Évangile hérétique, connu de Sérapion. De plus, une confirmation peut en être trouvée plusieurs versets plus loin. Lorsque Jésus est sur le point de mourir, il pousse son « cri de déréliction » dans des termes semblables, mais non identiques, à ceux que l’on trouve dans le récit de Marc. Là il est dit : « Ma force, ô force, tu m’as abandonné » (v. 19 ; voir Marc 15,34) ; il est ensuite dit être « emporté », même si son corps reste sur la croix. Jésus est-il ici en train de se lamenter sur le départ du divin Christ avant sa mort, ce qui était l’opinion, nous l’avons vu, de certains chrétiens docétistes ? Ce récit évangélique de la crucifixion du Christ a une autre particularité intéressante. Comme dans l’Évangile de Luc, seule l’un des deux criminels dit quelque chose de désobligeant 12, non pas à Jésus, mais aux soldats le crucifiant. Il leur dit que lui et l’autre criminel ont mérité leur châtiment, mais il demande : « Celui-ci, qui est devenu le Sauveur des hommes, quel mal vous a-t-il fait ? » (v. 13). Ulcérés par le reproche, les soldats ordonnent que « ses jambes ne soient pas brisées, afin qu’il meure dans les souffrances 13 ».
Après que Jésus fut mort, le récit se poursuit par la description de son ensevelissement, puis, à la première personne, par la détresse de ses disciples : « Nous jeûnions et demeurions assis dans les larmes, et ce nuit et jour, jusqu’au shabbat » (v. 27). Comme dans l’Évangile de Matthieu, les dirigeants juifs demandèrent à Pilate que des soldats gardent le tombeau (voir Matthieu 27,62-66). Cet Évangile, cependant, fournit plus de détails. Le centurion responsable se nomme Petronius, avec un certain nombre de soldats il roule une énorme pierre devant l’entrée du tombeau et y appose sept scellés. Puis ils dressent leur tente et montent la garde (v. 29-33). Ensuite survient le passage peut-être le plus frappant du récit : la résurrection de Jésus et sa sortie du tombeau, qui ne se trouve dans aucun autre des premiers Évangiles. Une foule est venue de Jérusalem et des environs pour voir le tombeau. Durant la nuit, ils entendent un grand bruit et voient les cieux s’ouvrir ; deux hommes en descendent dans une grande lueur. La pierre devant le tombeau roule au loin, d’elle-même, et les deux jeunes gens entrent. Les soldats montant la garde réveillent le centurion, qui sort pour voir l’incroyable spectacle. Du tombeau émergent trois hommes ; les têtes de deux d’entre eux atteignent le ciel. Ils soutiennent le troisième, dont la tête dépasse les cieux. Derrière lui apparaît une croix. Une voix alors descend du ciel : « As-tu prêché à ceux qui dorment ? » La croix répond : « Oui » (v. 41-42). Les soldats se précipitent chez Pilate et lui racontent ce qui vient de se passer. Les dirigeants juifs le prient de garder l’affaire secrète, par peur d’être lynchés une fois que le peuple juif aura compris ce qu’ils avaient fait en mettant Jésus à mort. Pilate ordonne le silence aux soldats, mais seulement après avoir rappelé aux dirigeants juifs que la crucifixion de Jésus était de leur responsabilité, et pas de la sienne (v. 45-49). Le jour suivant, à l’aube, Marie Madeleine va, avec d’autres femmes, jusqu’au tombeau pour organiser des funérailles plus adaptées au corps de Jésus. Mais la tombe est vide, à l’exception d’un visiteur céleste qui leur dit que le Seigneur s’est relevé et s’en est allé. Le manuscrit se termine alors, au milieu du récit qui apparemment décrit l’apparition de Jésus à quelques-uns de ses disciples (peut-être semblable au passage de Jean 21,1-14) : « Quant à moi, Simon-Pierre, et à André, mon frère, nous prîmes nos filets et allâmes à la mer ; et il y avait avec nous Lévi, fils d’Alphée, que le Seigneur… » (v. 60). Et le manuscrit s’interrompt. C’est cette fin qui montre que l’auteur essaye de se faire passer pour un disciple de Jésus. En dépit des bons chrétiens de Rhossos, les spécialistes contemporains n’ont pas été dupes. Ce récit fut probablement écrit après les Évangiles canoniques, longtemps après la mort de Pierre. Avant de donner les raisons qui fondent mon opinion, je voudrais dire quelques mots du contexte. De nombreux spécialistes pensent que l’Évangile selon Marc, écrit vers 65 ou 70 ap. J. C., est le premier récit de la vie de Jésus ; que ceux de Matthieu et de Luc furent écrits dix ou quinze ans plus tard, vraisemblablement en 80-85 ap. J. C. ; et que celui de Jean, le dernier des récits canoniques, date de 90-95 ap. J. C. Selon les traditions les plus anciennes, la mort de Pierre date de la persécution des chrétiens sous Néron, en 64 ap. J. C. L’auteur de l’Évangile de Pierre peut avoir utilisé les Évangiles du Nouveau Testament pour son propre récit, mais il est difficile d’en être certain. Il n’y a pas, par exemple, d’accords approfondis, au mot à mot, entre son récit et l’un des quatre canoniques, et en dehors d’indices de ce genre, il est difficile d’établir qu’un auteur en a utilisé un autre comme source. Il se peut simplement que cet auteur, comme ceux du Nouveau Testament, ait entendu un certain nombre d’histoires sur la vie – et la mort – de Jésus et les ait racontées à sa façon, en y ajoutant sa touche personnelle. Dans ce cas-là, les ajouts entraînent quelques additions intrigantes à la
légende – spécialement sur les géants qui ont ressuscité Jésus et sur la croix qui marche et parle aux cieux.
L’évangile de pierre et les traditions sur ponce pilate Une des raisons de penser que l’Évangile de Pierre fut écrit après les récits canoniques (et donc longtemps après la mort de Pierre) concerne le traitement réservé aux Juifs dans le récit. Cette sorte d’antijudaïsme, ici plus marquée, correspond aux idées qui étaient développées dans des cercles chrétiens du IIe siècle, une période où l’antijudaïsme chrétien commença à s’affirmer avec une particulière vigueur. De cette animosité grandissante il résulta entre autres que des chrétiens commencèrent à exonérer Pilate de la mort de Jésus et à blâmer, de plus en plus, les Juifs, tous les Juifs. C’est un exercice éclairant que de suivre la manière dont Pilate est traité dans les Évangiles qui nous sont parvenus. Plus il est excusé, plus les Juifs sont blâmés. Notre premier récit, dans Marc, montre Pilate et les Juifs parvenant à une sorte d’accord sur la décision de crucifier Jésus. Pilate, alors, l’ordonne, et Jésus est immédiatement conduit à sa mort (Marc 1,1-15). Dans l’Évangile de Matthieu, écrit quelque temps plus tard, Pilate est prévenu par sa femme, qui a fait un mauvais rêve, de ne pas se mêler de l’affaire ; Pilate, alors, montre qu’il n’est pour rien dans la mort de Jésus en se lavant les mains. « Je suis innocent du sang de cet homme. Prenezvous-en à vous-mêmes », déclare-t-il. La foule juive répond alors : « Son sang est sur nous et sur nos enfants » (Matthieu 27,25), une réponse vouée à faire des ravages aux mains des persécuteurs des Juifs durant tout le Moyen Âge. Mais c’est aussi en complète harmonie avec les idées qui se sont développées au début du christianisme : si Pilate est innocent, alors les Juifs sont eux-mêmes responsables d’avoir tué leur propre Messie (Matthieu 27,11-26). Dans l’Évangile de Luc, écrit à peu près à la même époque que celui de Matthieu, Pilate déclare Jésus innocent à trois reprises, en vain, et essaye de pousser le roi Hérode, qui est en ville pour la Pâque juive, à faire le sale boulot à sa place. Mais à nouveau il échoue. De manière quelque peu bizarre, Pilate cède aux demandes des dirigeants juifs et ordonne que Jésus soit crucifié (Luc 23,1-15). Dans l’Évangile de Jean, le dernier récit canonique à avoir été écrit, Pilate déclare à nouveau et à trois reprises que Jésus est innocent, et puis finalement quand il s’est fait forcer la main, remet Jésus, non pas aux soldats romains mais aux Juifs. Jésus est alors crucifié (Jean 18,28 ; 19,16). Et donc, dans le plus tardif Évangile de Pierre, où la culpabilité des Juifs est encore accentuée, Pilate joue les donneurs de leçons à la fois envers Hérode, le roi des Juifs, et envers le peuple juif. C’est Hérode qui a ordonné l’exécution, et c’est le peuple juif qui a pris sa pleine responsabilité dans ce qui est arrivé : « Alors, les Juifs, les anciens et les prêtres, ayant reconnu quel mal ils s’étaient fait à eux-mêmes, se mirent à se frapper la poitrine et à dire : “Malheur à nos péchés ! Le jugement et la fin de Jérusalem approchent” » (v. 25). Il faut noter que ce fut aux IIe et IIIe siècles que des chrétiens commencèrent à rendre les Juifs responsables de la destruction de Jérusalem par les armées romaines en 70 après J. C., non pas à cause d’un soulèvement imprudent contre le pouvoir de Rome, mais pour avoir tué le Christ dont la mort fut vengée par la destruction de la ville et le massacre de ses habitants 14. La tradition de l’innocence de Pilate ne s’arrête pas là. Quelques années plus tard, vers 200 ap. J. C., Tertullien, apologiste chrétien proto-orthodoxe (c’est-à-dire défenseur intellectuel de la foi), hérésiologue (découvreur d’hérésies) et moraliste, mentionne l’information légendaire selon laquelle Ponce Pilate aurait envoyé une lettre à l’empereur romain Tibère, indiquant que celui qui avait été crucifié était réputé, du fait de ses actes miraculeux, avoir été d’essence
divine. Tibère, précise Tertullien, fut complètement convaincu et déposa une motion devant le Sénat romain pour que Jésus soit déclaré divin. Le Sénat, cependant, se montra hostile, bien que l’empereur ait reconnu la divinité du Christ, à accueillir le Christ dans le panthéon romain (Tertullien, Apologie 5). Pilate, toutefois, était réputé s’être converti et être devenu chrétien après la résurrection de Jésus. Tout cela relève de la légende, et n’a jamais été confirmé par la moindre source non chrétienne. Toute une littérature émergea finalement dans les cercles romains autour de Pilate, y compris la lettre qu’il était censé avoir envoyée à l’empereur 15, et plus tard, des récits plus longs sur la manière dont celui-ci réagit lorsqu’il apprit que l’un de ses gouverneurs avait exécuté le fils de Dieu. Selon une légende médiévale, appelée « La livraison de Pilate » (Paradosis Pilati), l’empereur rappela Pilate à Rome et le fit passer en justice : « En osant un tel acte malveillant tu as détruit le monde entier ! » Pilate répondit, comme on pouvait s’y attendre : « Toutpuissant souverain, je suis innocent de ces choses ; c’est la foule des Juifs qui a été imprudente et coupable 16. » Pourtant, l’empereur ordonna l’exécution de Pilate. Avant de placer sa tête sur le billot, cependant, Pilate, maintenant devenu un pieux chrétien, pria le Christ de ne pas le blâmer pour avoir cédé, dans l’ignorance, aux manœuvres des Juifs. Une voix alors vint du ciel : « Toutes les générations et les familles de gentils t’appelleront bienheureux […] et tu apparaîtras comme mon témoin lors de ma seconde venue » (v. 10). Dans certaines parties de l’Église, l’exonération de Pilate alla même plus loin. Dans l’Église copte, sa mort en vint à être vue comme celle d’un martyr chrétien ; il finit, dans l’une des plus remarquables métamorphoses de l’histoire, par être considéré comme un saint chrétien. Tout cela nous a éloignés de l’Évangile de Pierre. Mais nous pouvons déjà percevoir la trajectoire : Pilate est exonéré pour mieux impliquer les Juifs ayant tué leur propre Messie.
La popularité de l’évangile de pierre Nous avons vu un certain nombre de caractéristiques curieuses de l’Évangile de Pierre : ses similarités avec les récits évangéliques du Nouveau Testament sur la mort de Jésus, ses ajouts légendaires, son virulent antijudaïsme, son caractère potentiellement docétiste, son interdiction par l’évêque proto-orthodoxe Sérapion, son importance pour les chrétiens de Rhossos. Mais a-t-il été utilisé seulement à Rhossos ? L’Évangile de Pierre est-il seulement une production locale, avec un impact limité sur le reste de la chrétienté ? On n’en savait pratiquement rien, jusqu’à ce que des archéologues français le découvrent dans la tombe d’un moine. Néanmoins, certains indices laissent à penser que l’Évangile de Pierre a été populaire dans l’Église naissante, peut-être aussi populaire que l’un des Évangiles du Nouveau Testament, celui selon saint Marc 17. Il faut noter que l’Évangile de Marc lui-même n’est guère cité durant les premiers siècles de la chrétienté, même dans les écrits proto-orthodoxes. Peut-être parce qu’étant le plus bref des quatre Évangiles inclus dans le Nouveau Testament, il n’a pas été autant lu que les autres. Comme des lecteurs l’ont noté, presque toutes les anecdotes que l’on trouve chez Marc se trouvent aussi dans Matthieu et/ou dans Luc. C’est pourquoi Marc en est venu à être considéré comme un condensé de Matthieu, une sorte de version Reader’s Digest. Peut-être n’a-t-il pas été lu autant que les autres, parce que leurs récits plus fournis offraient les mêmes histoires que lui, et d’autres en plus. Les découvertes archéologiques des premiers manuscrits chrétiens confirmèrent la conclusion que l’Évangile de Marc n’avait pas été beaucoup lu. Durant le dernier siècle, de nombreuses copies fragmentaires d’anciens écrits chrétiens sont apparus, principalement dans les sables
égyptiens où le climat très sec en a permis la conservation durant tous ces siècles. Les premiers manuscrits de la première chrétienté furent écrits comme la plupart des autres textes de la littérature païenne, juive et chrétienne, sur des papyrus, une plante qui pousse sur les bords du Nil et dont la tige sert à fabriquer des « feuilles » pour écrire, qui ressemblent à du papier ordinaire. Depuis les années 1880, trente manuscrits des Évangiles du Nouveau Testament datant des IIe et IIIe siècles ont été découverts. La plupart d’entre eux contiennent seulement l’un ou l’autre des Évangiles, qui circulaient donc séparément et non pas réunis. Dans ces trente manuscrits (fragmentaires) d’évangiles, il y en a seulement un de l’Évangile de Marc. Par contraste, cinq évangiles – partiels – non identifiés de la même époque ont été découverts ; ce sont des textes qui restituent les paroles du Christ et les récits de ses actes mais qui sont trop fragmentaires pour que l’on puisse savoir à quel évangile ils se rattachent, sauf pour dire qu’ils n’appartiennent à aucun de ceux que l’on connaît de nom. De plus, il existe trois exemplaires fragmentaires de l’Évangile de Thomas censé avoir été écrit par le frère jumeau de Jésus, Didyme Judas Thomas (voir chap. 3). Auxquels s’ajoutent deux exemplaires fragmentaires d’un évangile que l’on dit écrit par Marie Madeleine, dans lequel elle révèle les secrets que Jésus lui a confiés en tant que sa plus proche compagne. De la même période nous proviennent aussi trois exemplaires fragmentaires de l’Évangile de Pierre (sans compter celui plus récent trouvé dans la tombe du moine à Akhmin). Il est donc intéressant de poser la question : quel était l’évangile le plus populaire de la première chrétienté, Marc ou Pierre ? C’est assez difficile à dire. Mais si le matériau restant peut servir d’indicateur, on pourrait donner la palme à Pierre avec trois fois plus de manuscrits, à nous être parvenus, ayant survécu, que Marc. Ces trois fragments de l’Évangile de Pierre sont brefs (l’un ne consiste qu’en sept lignes incomplètes). Mais les fragments, pris comme un tout, ont une signification qui transcende leur taille. L’un d’eux apparaît comme provenant d’un exemplaire du IIe siècle – ou du début du IIIe – qui contenait le même récit de Joseph d’Arimathie réclamant le corps de Jésus que l’on trouve dans l’exemplaire plus complet découvert dans la tombe du moine à Akhmin. C’est important parce que cela montre que l’exemplaire plus tardif du VIIe ou du VIIIe siècle peut être conforme au texte dont on disposait à l’époque de Sérapion. Les deux autres fragments reproduisent d’autres parties de l’Évangile, et il y a débat pour savoir s’ils proviennent du même Évangile de Pierre ou d’un autre. La question est difficile à trancher car les fragments de la taille d’une carte de crédit contiennent très peu de textes, ce qui rend leur reconstitution complexe. Mais deux d’entre eux paraissent rapporter une conversation entre Jésus et Pierre, dans laquelle Pierre parle à la première personne. Le premier (celui qui a seulement sept lignes) montre Jésus prédisant que tous les disciples – y compris Pierre – le trahiront. Ce pourrait donc être le récit familier de la Cène, mais raconté par Pierre lui-même. Le second contient des paroles qui ne se trouvent pas dans les Évangiles canoniques mais sont connues des spécialistes de l’Antiquité chrétienne d’après un autre document appelé 2 Clément, un écrit proto-orthodoxe du milieu du IIe siècle qui, néanmoins, rapporte un échange assez particulier entre Jésus et Pierre 18. Selon 2 Clément, la conversation fut celle-ci : Puis le Seigneur dit : « Tu seras comme le mouton au milieu des loups. »Mais Pierre lui répondit : « Et si les loups déchirent le mouton ? »Jésus dit à Pierre : « Après qu’ils seront morts, le mouton n’aura plus peur des loups. De même pour toi : n’aie pas peur de ceux qui te tuent et ne peuvent rien de plus contre toi ; mais crains celui qui, après ta mort, a le pouvoir d’emporter ton corps et ton âme dans les feux de l’enfer » (2 Clément 5, 2-4).
Le fragment de l’Évangile de Pierre qui nous intéresse, et qui fut publié en 1994, contient un récit similaire, avec deux différences importantes. D’abord, dans ce cas, les paroles de Jésus sont données dans un contexte plus large. Cela commence par Jésus disant à ses disciples qu’ils doivent être « aussi innocents que des colombes et aussi avisés que des serpents » et qu’ils seront comme « des moutons au milieu des loups ». Ils répondent la même chose : « Mais si nous sommes déchirés ? » Puis vient la seconde différence : « Et Jésus me répliqua… » Ce qui suit est la phrase disant que le mouton n’a rien à craindre des loups, et ainsi de suite. De même que dans la version de 2 Clément, cela est une réponse à Pierre, dans ce fragment, c’est une réponse à quelqu’un parlant à la première personne ; il semble probable que le fragment provienne d’un évangile dans lequel l’auteur parle au nom de Pierre lui-même, comme dans le texte plus long découvert dans la tombe du moine. La façon dont l’auteur anonyme de 2 Clément a eu connaissance de cette conversation n’est pas complètement claire puisque cela ne figure dans aucun autre évangile. Peut-être a-t-il aussi lu l’Évangile de Pierre et l’a-t-il considéré comme un récit autorisé des paroles de Jésus 19. Une autre découverte archéologique intéressante se rapporte à l’Évangile de Pierre et montre que le livre a continué à être lu et révéré comme Écriture durant des siècles. En 1904 fut publiée une reproduction d’un petit ostracon, un tesson de poterie de terre cuite utilisé pour écrire ou dessiner. Il n’a pas beaucoup attiré l’attention des spécialistes, mais c’est un des fragments les plus bizarres de l’Antiquité chrétienne qui ait survécu. Il semble dater du VIe ou du VIIe siècle. Un des côtés du tesson triangulaire (en gros 3 x 4 x 5,5 cm) est le portrait brut d’un homme avec des yeux vides, un long nez, des cheveux au sommet du crâne, une barbe (ou un collier) au menton, des épaules, et des bras graciles avec des mains minuscules, l’une ouverte dans un geste de prière, l’autre tenant un bâton – ou une crosse – (avec une croix à l’extrémité) dressé au-dessus de sa tête. L’ostracon contient plusieurs fragments d’écriture, tous en grec. Sur la mince tête du personnage est écrit « Pierre » ; sur la gauche « Le Saint » ; et à droite « L’Évangéliste ». Ce qui est notable, c’est que Pierre est identifié non pas simplement comme un apôtre ou un disciple mais comme l’auteur d’un des Évangiles, un évangéliste. Plus surprenant encore, ce qui figure au verso : « Vénérons-le, recevons son Évangile. » Quelqu’un révérait Pierre et son Évangile, quelqu’un vivant en Égypte quelque quatre ou cinq cents ans après que Sérapion eut interdit l’Évangile. Et l’Égyptien n’était pas le seul. Elle ou lui devait avoir appartenu à une communauté qui possédait un exemplaire contemporain de l’Évangile et le considérait comme un texte sacré. La communauté du graveur de l’ostracon non plus n’était pas unique : un fragment de l’Évangile fut enseveli, sans doute comme texte sacré, dans la tombe d’un moine un siècle – ou plus – plus tard. L’Évangile de Pierre peut avoir été perdu pour nous, mais il fut largement consulté durant les premiers siècles chrétiens, et il continua à l’être dans certaines fractions de l’Église jusqu’au début du Moyen Âge.
L’apocalypse de pierre La communauté – ou les communautés – qui utilisa l’Évangile de Pierre s’est sans doute servie d’autres textes non canoniques. Comme je l’ai dit, l’Évangile de Pierre est relié dans un volume contenant d’autres documents, y compris l’un que nous retrouverons dans notre propos, puisqu’il s’est situé à la périphérie du canon du Nouveau Testament durant des siècles. Comme l’Évangile, il est aussi attribué à Pierre. Il s’agit d’une « apocalypse », une révélation des réalités célestes qui peuvent donner du sens à la vie sur cette terre. Dans ce cas, les réalités ne sont pas vraiment les catastrophes futures que Dieu enverra sur cette planète, comme on peut les trouver dans l’Apocalypse de Jean, la seule qui en parle dans le Nouveau Testament.
L’Apocalypse de Pierre, elle, montre le destin de ceux qui sont morts : ceux qui ont suivi la volonté de Dieu et ceux qui s’y sont opposés. Ces destins sont décrits en termes remarquablement concrets et officiels, car Jésus lui-même emmène son disciple Pierre dans une visite guidée des demeures des bienheureux et des damnés, du ciel et de l’enfer. Dante n’inventa pas l’idée d’une telle visite ; La divine comédie s’inscrit dans une longue tradition chrétienne, remontant au moins à l’Apocalypse de Pierre, à l’époque perdue, et aujourd’hui retrouvée 20. Le récit commence avec Jésus prêchant à ses disciples sur le mont des Oliviers et ceux-ci lui demandant quand viendrait la fin (voir Matthieu 24). Jésus répond par la parabole du figuier : « […] aussitôt que ses pousses seront sorties et que ses rameaux seront devenus tendres, la fin du monde surviendra » (chap. 1). Pierre et les autres sont logiquement perdus : « Et moi, Pierre, je répondis et lui dis : Interprète-moi le figuier : comment pouvons-nous comprendre ? Car tous les jours le figuier bourgeonne et chaque année il donne des fruits » (chap. 2). Jésus continue et explique que le figuier fait référence à Israël et que, dans l’avenir, y pousseront de faux Christ et de faux prophètes. C’est donc le début de la fin que Jésus décrit, non pas tant en termes de désastres terrestres – même s’il y en a quelques-uns, certes – qu’en termes de destins des individus outre-tombe. C’est la destinée des damnés et leurs diverses tortures éternelles qui ont suscité le plus d’intérêt dans ce texte. Les tourments sont particulièrement atroces, avec des descriptions de châtiments correspondant aux crimes des pécheurs. Les blasphémateurs sont pendus pour l’éternité par la langue au-dessus d’un feu insatiable ; les femmes qui se font des nattes pour se rendre plus attirantes aux hommes sensuels sont pendues par les cheveux, les hommes qui se livrent à la fornication avec ces femmes sont pendus par les parties génitales. Ceux qui croient aux richesses sont maintenus à jamais sur une colonne de feu tranchante comme un rasoir ; les banquiers qui pratiquent le prêt à intérêt resteront éternellement agenouillés dans la saleté ; les enfants qui désobéissent seront dévorés par des oiseaux sauvages ; les esclaves qui s’opposent à leurs maîtres seront obligés d’inlassablement ronger leur propre langue. Les faveurs des bienheureux sont naturellement moins imagées. Quelqu’un doué d’un peu d’imagination peut inventer de nombreuses tortures, mais il y a peu de manières de décrire le bonheur éternel. Pour ce texte, les récompenses des bienheureux ayant subi quelque épreuve temporaire sur la terre valent manifestement la peine. C’est une extase éternelle réservée à un petit nombre. L’auteur du texte de première main, soi-disant Pierre lui-même, livre clairement son récit non pas simplement pour distraire ses lecteurs chrétiens, mais aussi pour avancer plusieurs idées théologiques. En particulier, bien sûr, il montre que celui qui se tient aux côtés de Dieu recevra une récompense, alors que celui qui s’oppose à lui paiera un prix éternel et effrayant. Presque aussi important : l’auteur souligne que Dieu est maître de tout ce qui se passe dans ce monde. En d’autres mots, ce récit, comme d’autres « apocalypses » du christianisme naissant, n’a pas seulement pour intention d’effrayer les gens afin de les détourner de certains comportements – mentir, commettre l’adultère, blasphémer, dépendre de la richesse, etc. – mais aussi d’expliquer que le mal et les souffrances de cette époque se résoudront à la suivante, que ce qui arrive ici sera renversé là-bas, que ceux qui ont du succès par le mal en paieront le prix éternel plus tard, alors que ceux qui souffrent maintenant pour faire le bien seront récompensés pour l’éternité, car Dieu le montre une fois pour toutes : lui, et lui seul, règne sur le monde.
L’évangile de pierre et autres écrits du christianisme primitif Cette incursion initiale dans les apocryphes chrétiens du IIe siècle montre que les chrétiens lisaient bien plus de littérature sacrée qu’on ne pouvait l’imaginer. Ils ne lisaient pas seulement les livres qui constituèrent finalement le Nouveau Testament. Il n’y a aucun moyen de savoir si à l’époque de Sérapion d’Antioche (fin du IIe siècle) les chrétiens de Rhossos avaient jamais entendu parler de Matthieu, Marc, Luc et Jean. Leur évangile était celui de Pierre, jusqu’à ce que l’évêque use de son autorité et en interdise l’usage. Nous ne saurons jamais si son interdiction fut suivie d’effets. Tout ce que l’on sait, c’est que l’évangile n’était pas seulement lu en Syrie, mais aussi en Égypte, peut-être à un stade avancé, car les papyrus qui le contiennent sont à peu près contemporains de Sérapion. Il est plus largement attesté que certains de nos livres canoniques, y compris l’Évangile de Marc. Les chrétiens lisaient aussi d’autres textes. Certains pratiquaient les Actes de Pilate, un livre que je n’ai pas encore mentionné. C’est un récit du procès de Jésus plus complet que celui figurant dans le fragment qui nous est parvenu de l’Évangile de Pierre, montrant la culpabilité des Juifs et la supériorité de Jésus sur tout ce qui est païen. Dans ce récit, auquel fait référence l’auteur du IIe siècle Justin Martyr, les statues des dieux romains s’inclinent devant Jésus lorsqu’il entre dans la pièce. À une date ultérieure, ce récit fut associé à une description détaillée de la descente de Jésus dans l’Hadès, qui prenait place entre sa mort et sa résurrection pour former ce qui est aujourd’hui connu comme l’Évangile de Nicodème. Tertullien a-t-il lu la première version de la lettre que Pilate a envoyée à l’empereur romain ? Il a certainement lu une version ou l’autre de la lettre que Pilate retourna à l’empereur romain, proclamant l’innocence de Jésus et sa divinité. Et comme nous l’avons vu au début, son contemporain Origène avait déjà lu d’autres évangiles – ceux des Égyptiens, des douze apôtres, de Matthias, de Basilide et de Thomas. Et nous connaissons des apocalypses ayant aussi été lues, y compris celle prétendument écrite par Pierre et perdue jusqu’à sa découverte dans la tombe du moine en même temps que l’Évangile du même Pierre. Quelles autres Écritures ont pu lire les premiers chrétiens ? En fait, un grand nombre de textes, la plupart interdits, brûlés, perdus. Que ne donnerions-nous pas pour disposer d’un exemplaire complet de l’Évangile de Pierre, ou des histoires de Pilate, ou des évangiles et des apocalypses que nous ne connaissons que de nom. Mais seuls quelques-uns de ces premiers écrits chrétiens ont survécu aux interdits de leurs ennemis proto-orthodoxes, quelquefois en circulant sous forme de copies clandestines au Moyen Âge, parfois en étant cités par l’un ou l’autre des Pères de l’Église pour des raisons qui leur étaient propres. Et puis il y eut ces véritables découvertes, jusque dans les sables égyptiens, faites par des archéologues professionnels fouillant des dépôts d’ordures de villes antiques ou, par hasard, par des Bédouins vaquant à leurs affaires, et grâce auxquelles nous en savons plus sur les chrétientés disparues de l’Antiquité.
1. Par exemple, et le Credo des Apôtres et le Credo nicéen, toujours récités dans les églises d’aujourd’hui, proviennent de credo du IVe siècle. 2. Origène, Homélies sur Luc ; Fragments sur Luc, p. 5-6 de la version anglaise. 3. Sur les premiers gnostiques chrétiens, voir chap. 6. 4. D’après la traduction de J. K. Elliott, Apocryphal New Testament, p. 20. 5. Pour une traduction de l’Évangile de Thomas en anglais, voir Lamdin, dans B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 1928. Évangile selon Thomas, trad. de C. Gianotto in Écrits apocryphes chrétiens, p. 25, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1997. 6. Une traduction accessible d’Eusèbe en anglais est celle de G. A. Williamson, Eusebius : The History of the Church from Christ to Constantine ; l’histoire de Sérapion et celle de l’Évangile de Pierre se trouvent dans l’Histoire ecclésiastique 6, 12. 7. Voir, par exemple, Marc 1,10. En grec, le verset dit littéralement que l’Esprit saint descend « dans » Jésus. 8. Cette interprétation de la relation de Jésus et du Christ était dominante dans les cercles gnostiques ; nous en discuterons au chapitre 6. 9. On peut trouver un bon exposé de la découverte, ainsi qu’une reproduction du manuscrit lui-même, dans Four Other Gospels de J. D. Crossan, p. 125-130, et dans P. Mirecki, « Peter, Gospel of », in Anchor Bible Dictionary, vol. 5, p. 278-281. Mirecki propose aussi une importante bibliographie. 10. Pour une nouvelle, et lisible, traduction en anglais de l’Évangile de Pierre, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 31-34. 11. Le compte rendu le plus complet de tous les manuscrits de l’Évangile de Pierre n’est, malheureusement, pas disponible en anglais : E. Schlarb et D. Lührmann, éd., Fragmente apokryph gewordener Evangelien in griechiescher und lateinischer Sprache, p. 72-95. 12. Dans l’Évangile de Marc, les deux criminels insultent Jésus, mais dans Luc, un seul le fait. Voir Marc 15,32 et Luc 23,39-43. 13. Lorsque les jambes étaient brisées, la personne crucifiée ne pouvait plus pousser pour soulager la pression sur sa poitrine et, donc, continuer à respirer. Pour prolonger l’agonie, les soldats refusèrent de briser les jambes du criminel. 14. Cette tradition est reprise, par exemple, chez Origène, Père de l’Église, dans sa défense du christianisme, le Contre Celse (4,22) [trad. fr. M. Borret, Paris, Cerf, 1976]. Les racines de cette accusation se trouvent, déjà, dans le Nouveau Testament ; voir Matthieu 21,33-41 ; 22,1-7. 15. La plus ancienne version de cette lettre est anachroniquement adressée à Claude, qui ne deviendra empereur que onze ans après la mort de Jésus. 16. J’ai utilisé la traduction de J. K. Elliott, Apocryphal New Testament, p. 209. 17. Il est, bien sûr, impossible de tenir de tels jugements pour certains. Notre information sur le christianisme primitif provient d’écrits des chrétiens de la période ayant survécu et des découvertes archéologiques de manuscrits et d’objets matériels. Les deux catégories de sources sont problématiques, chacune à leur manière. Les écrits chrétiens qui nous sont parvenus sont presque en totalité ceux des proto-orthodoxes. Leurs adversaires écrivirent sûrement autant qu’eux. Ainsi, par exemple, nous ne pouvons guère faire plus que souhaiter avoir une copie de la lettre que le pasteur de l’Église de Rhossos peut avoir adressée en retour à Sérapion, lui disant – pouvons-nous imaginer – que l’Évangile de Pierre fut réellement écrit par Pierre, qu’il n’était pas hérétique, qu’il était une Écriture sacrée, en dépit des suspicions de Sérapion. Mais aucune lettre, ni rien de comparable, ne nous est parvenue. 18. Une nouvelle traduction de 2 Clément figure dans B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 185-190.
19. Sur 2 Clément, voir p. 362-363. 20. Pour une traduction lisible de l’Apocalypse de Pierre par J. K. Elliott, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 280288.
Le faux antique d’une découverte : les Actes de Paul et de Thècle 2
De nombreux textes célébrés comme sacrés par les anciens chrétiens ont disparu. Quelquesuns ont été redécouverts à l’époque moderne, mais la majorité est toujours perdue et connue seulement de nom, et quand nous avons eu de la chance, par une idée générale de ce à quoi ils devaient ressembler. Plusieurs, cependant, ont été longtemps disponibles, même s’ils sont presque entièrement oubliés aujourd’hui. Ils sont oubliés, pour le monde en général, mais pas vraiment pour les spécialistes de l’Antiquité qui passent leur vie à apprendre d’anciens et obscurs langages, plongés dans de vieux manuscrits et d’énormes volumes imprimés à étudier les dossiers du passé. Un des plus anciens textes célèbres chez les spécialistes de l’Antiquité chrétienne, mais quasi inconnus des autres, est un fascinant document du IIe siècle appelé les Actes de Thècle, un récit des exploits d’une disciple de l’apôtre Paul. Il fut un temps – il y a mille cinq cents ans – où Thècle était un nom connu de tous, tout au moins dans les familles chrétiennes. Son prestige était immense. Les pèlerins affluaient dans ses mausolées, en Asie Mineure, en Syrie et en Égypte. Des dévots consacraient leur vie à son culte. Révérée comme martyre modèle et adorée comme une sainte, Thècle rivalisa durant des siècles, dans certaines parties du monde chrétien, avec Marie, la mère de Jésus elle-même, pour être la personne la plus importante en dehors de la Trinité 1. Les histoires de la miraculeuse vie de Thècle, tout à fait comme les histoires de Jésus, circulèrent initialement par la tradition orale, sans doute à partir du début du IIe siècle. Mais elles étaient bien connues par un récit écrit, les Actes de Thècle, finalement inclus, en partie, dans un corpus plus large d’écrits, connu sous le nom d’Actes de Paul, qui racontent les voyages et les aventures miraculeuses de l’apôtre. Un des traits les plus frappants des récits de Paul et de Thècle est qu’il s’agit de faux. Bien sûr, nous savons que l’Évangile de Pierre aussi est un faux, de même que d’autres livres que nous avons déjà mentionnés – l’Évangile de Thomas, l’Évangile de Philippe ou l’Apocalypse de Pierre – et nombre d’autres livres du monde antique. Mais ce cas présente une particularité : l’auteur qui a fabriqué les Actes de Paul et de Thècle fut attrapé et avoua son acte.
La pratique du faux dans l’antiquité Les gens de l’Antiquité, non seulement suspectaient la falsification, mais avaient aussi les moyens de la détecter 2. On a tort de dire – comme on l’entend parfois, même dans la bouche d’érudits bien placés pour le savoir – que la falsification était si répandue dans l’Antiquité que personne ne la prenait au sérieux et que peu de gens étaient influencés par elle. Les sources anciennes en discutent la pratique et la critique ; et si personne n’avait été sous l’emprise de la tromperie, il n’y aurait pas eu de raisons de l’employer. Beaucoup de faussaires étaient si
habiles qu’ils réussirent complètement dans leur entreprise ; même aujourd’hui les spécialistes discutent l’autorité de nombreuses œuvres de l’Antiquité, y compris certaines qui finirent par être intégrées au canon sacré des Écritures. Les moyens de détection dans le monde antique étaient assez semblables à ceux dont on se sert de nos jours, bien qu’ils soient employés beaucoup plus efficacement maintenant étant donné nos technologies avancées et les systèmes de traitement de l’information. Si une œuvre fait référence à un événement qui s’est produit des siècles après que son auteur supposé fut mort, ce peut être une bonne indication que quelque chose ne va pas. S’il emploie des mots, des idées ou des notions philosophiques qui n’existaient pas encore à l’époque de la vie du supposé auteur, cela peut être un indice. S’il recourt à un style d’écriture complètement différent de celui des œuvres indiscutables de l’auteur, cela constitue une piste. Une anecdote amusante de la période qui nous intéresse, les IIe et IIIe siècles chrétiens, illustre ce point. Le fameux médecin romain Galien (129-199) était un auteur prolifique dont les livres touchaient un vaste public. Un jour, marchant dans une rue de Rome, il passa devant une boutique qui vendait un livre de « Galien » et il surprit une discussion entre deux acheteurs potentiels, l’un d’eux déclarant, en se basant sur le fait qu’il n’était pas écrit dans le style caractéristique de Galien, que le livre était un faux. Cela plut à Galien et lui donna une idée : il écrivit à toute vitesse un fascicule titré Au sujet de ses propres livres, une œuvre décrivant comment l’on pouvait distinguer les véritables livres de Galien des contrefaçons. Le fascicule a survécu jusqu’à nos jours. Quelles étaient les motivations des faussaires de l’Antiquité ? Des sources anciennes discutent la question et avancent plusieurs réponses 3. Comme dans le cas du faux de Galien, cela pouvait être pour le profit. C’était spécialement vrai lorsque de nouvelles bibliothèques se créaient dans des villes importantes et que les souverains étaient en compétition pour posséder la mieux achalandée. À une époque, avant que les textes puissent être parfaitement reproduits par des moyens mécaniques, on pensait que les documents originaux étaient supérieurs aux exemplaires ultérieurs qui risquaient, et c’était presque toujours le cas, de comporter des erreurs dues aux copistes. Un nombre remarquable de textes « originaux » d’Aristote pouvaient apparaître lorsqu’ils avaient des chances d’atteindre un bon prix. Il est arrivé que les faussaires soient mus par l’animosité et le simple dépit. Nous connaissons par exemple un auteur grec du IVe siècle av. J. C., Anaximène, qui fabriqua des lettres au nom et dans le style de son ennemi juré, l’historien Théopompe, des lettres pleines d’invectives à l’encontre des plus grandes cités de Grèce. Puis il envoya les lettres aux conseils de gouvernement de chacune de ces cités, faisant de Théopompe une persona non grata partout où il voulait se rendre 4. Exactement à l’opposé de cette motivation, des documents furent occasionnellement fabriqués sous le nom de quelqu’un par admiration et en signe d’humilité. Un bel exemple nous est donné avec l’école de philosophes du IIe siècle ap. J. C. qui étaient des adeptes modestes du philosophe grec classique Pythagore. Ces néopythagoriciens, très instruits et eux-mêmes tout à fait compétents, produisirent des traités philosophiques significatifs, mais les écrivirent sous le nom de Pythagore. Pourquoi ? Parce que, prétendaient-ils, leurs propres idées étaient simplement le prolongement du système énoncé par le plus grand esprit que le monde ait jamais connu. Signer de leurs propres noms eût été un acte d’orgueil et, en un sens quelque peu ironique, une attribution fausse. Donner une plus large diffusion à ses propres idées était probablement la plus commune raison
de fabriquer un document sous le nom de quelqu’un d’autre dans le monde antique. Supposez que vous ayez été un jeune philosophe complètement inconnu qui croyait avoir quelque chose à dire au monde et que celui-ci devait absolument l’entendre. Il était délicat de publier vos idées sous votre propre nom, que personne ne connaissait et dont nul ne se souciait. Si vous vouliez être lu, il était préférable de signer le traité « Platon ». Ou pour transposer la situation sur le terrain chrétien : s’il y avait des problèmes d’organisation ou d’enseignement fautif dans votre Église, vous pouviez produire une lettre et la faire circuler, non pas sous votre propre nom, mais sous celui de quelqu’un qui serait pris au sérieux, l’apôtre Paul par exemple. C’est ainsi que nous avons une lettre appelée 3 Corinthiens, s’opposant à l’opinion docétiste 5, prétendument écrite par Paul, mais en réalité datant du IIe siècle. Nous avons trois autres lettres censées avoir été écrites par Paul, mais apparemment de la fin du Ier siècle, traitant en grande partie de problèmes d’organisation de l’Église, appelées Timothée et 1 et 2 Tite. Et il y a eu d’autres lettres prétendument de Paul, dont plusieurs écrites au philosophe romain Sénèque, dans lesquelles l’apôtre apparaît comme l’un des plus grands esprits philosophiques de son époque, et une autre à l’Église de Laodicée, toutes d’époques ultérieures 6. D’autres fabriquées sous le nom de Paul n’existent plus, y compris celle aux chrétiens d’Alexandrie en Égypte. Certaines de ces lettres « pauliniennes » furent considérées, par un groupe chrétien ou un autre, comme appartenant aux Écritures sacrées.
La fabrication des actes de saint paul Nous avons aussi les Actes de Paul qui incluent les récits de Thècle. Dans ce cas particulier nous savons que le livre est un faux parce que, dans un des rares exemples qui nous soient parvenus depuis l’Antiquité dans ce domaine, le faussaire fut pris la main dans le sac. L’histoire est racontée par le Père de l’Église proto-orthodoxe Tertullien à qui, sur ce point au moins, on peut faire confiance comme source d’information fiable 7. Parmi les nombreuses œuvres de Tertullien qui ont été conservées, se trouve un traité qui discute en détail la pratique du baptême, expliquant sa logique et sa signification biblique et théologique. À un moment dans son traité (« Sur le baptême », chap. 17), Tertullien parle de la question de savoir qui est habilité à administrer ce sacrement. Ce passage contribua pendant des siècles à la réputation de Tertullien d’être l’un des pires misogynes de l’histoire du christianisme. Entre autres, Tertullien veut interdire strictement aux femmes, considérées comme inférieures aux hommes, d’administrer le baptême. Il signale que certains chrétiens ont évoqué l’exemple de Thècle comme celui d’une femme qui était autorisée à enseigner aux hommes et à baptiser, mais il détruit cet exemple en indiquant que les récits de Thècle ont été fabriqués par un presbytre (un ancien de l’Église) en Asie (c’est-à-dire en Asie Mineure). De plus, Tertullien indique que ce faussaire chrétien a été reconnu coupable par un tribunal ecclésiastique et que durant son procès il a avoué l’avoir fait « par amour de Paul ». Ce qui signifie, à ses propres yeux, que les motivations du faussaire étaient pures comme la neige qui tombe. Il avait apparemment l’intention de rendre hommage à la vie de l’apôtre Paul et pour ce faire, il fabriqua des récits merveilleux ayant pour cadre ses voyages missionnaires, et incluant les récits de Thècle, sa fameuse disciple. Le tribunal de l’Église qui jugea le cas ne trouva pas l’argument convaincant ; elle blâma le coupable et lui retira sa charge. Nous pouvons supposer que l’histoire de Thècle telle que nous la connaissons aujourd’hui est la même que celle fabriquée par ce prêtre d’Asie Mineure. Nous ne pensons pas cependant qu’il ait inventé l’histoire de toutes pièces. Il y a des raisons de penser qu’il a compilé des histoires entendues, des traditions orales qui circulaient depuis des années, et qu’il les a exploitées pour composer un récit littéraire 8. Le texte intégral des Actes de Paul comprend non seulement le
récit des aventures de Paul, celles d’un apôtre qui accomplit des miracles, et l’histoire de Thècle, mais aussi la lettre 3 Corinthiens, mentionnée ci-dessus, et en réalité publiée sous le nom de Paul comme s’il l’avait écrite. Nous nous trouvons là face à une évidente supercherie. Mais comment le faussaire a-t-il fait passer son travail pour un véritable et authentique récit de Paul et une reproduction fidèle d’au moins l’un de ses écrits, le 3 Corinthiens 9 ? Nous ne pourrons jamais en être totalement sûrs. Un stratagème répandu chez les faussaires antiques était de proclamer avoir « trouvé » un écrit très ancien qu’ils avaient reproduit pour que le monde puisse en prendre connaissance pour la première fois. De telles affirmations étaient quasiment impossibles à prouver, et donc constituaient une manière idéale de présenter ses propres écrits comme étant l’œuvre de quelqu’un d’autre. Si c’est la manière dont l’ecclésiastique malhonnête d’Asie Mineure procéda, alors il ne fabriqua pas seulement un récit, mais il inventa aussi une découverte. D’ailleurs, même s’il utilisa d’autres subterfuges pour présenter son œuvre au monde, il inventa forcément une découverte. Avec l’apparition de ces écrits, le monde pouvait pour la première fois découvrir de nouveaux éléments de la vie de Paul et, bien plus important pour notre propos, des épisodes de la vie de sa fameuse disciple, Thècle 10.
L’histoire de thècle Le récit de Thècle est plein de singularités. On peut comprendre comment, même après la divulgation de sa nature réelle, il continua à exciter les imaginations et à inspirer de l’admiration aux lecteurs jusqu’au Moyen Âge. Paul n’y est pas dépeint comme dans le Nouveau Testament, en missionnaire chrétien prêchant les gentils sur la mort et la résurrection du Christ qui sauvera le monde ; il tient un discours sur la renonciation sexuelle dans lequel il affirme que ceux qui choisissent une vie de chasteté seront sauvés. Thècle est sa principale disciple et elle appliqua à elle-même le précepte d’abstinence sexuelle, pour le plus grand chagrin de son fiancé et d’au moins un autre homme dans sa vie. Le récit comprend quatre scènes principales. La première a lieu dans une ville d’Asie Mineure, Iconium, où Paul arrive pour prêcher dans la maison d’un chrétien, Onesiphorus. Jour après jour, il déclare : Bénis soient ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. Bénis soient ceux qui ont conservé leur corps chaste, car ils deviendront un temple de Dieu. Bénis soient ceux qui se maîtrisent, car Dieu leur parlera. Bénis soient ceux qui ont des femmes, comme s’ils n’en avaient pas, car ils seront les héritiers de Dieu […]. Bénis soient les corps des vierges, car celles-ci plairont à Dieu et ne perdront pas la récompense de leur chasteté (Actes de Thècle 5-6). Le message attira un grand nombre d’auditeurs fascinés, y compris Thècle, la voisine d’Onesiphorus. Pendant trois jours et trois nuits, elle se tint à une fenêtre, totalement immobile, écoutant Paul et buvant ses paroles. Sa mère s’inquiéta de son comportement et appela à l’aide son fiancé, Thamyris. Les deux, bien sûr, avaient beaucoup à perdre si le message de Paul triomphait : l’homme perdait une épouse et la mère, on peut le supposer, la sécurité financière et sociale d’une alliance conjugale. Mais les tentatives de Thamyris pour faire entendre raison à Thècle furent sans effet. Elle n’avait d’yeux que pour Paul et son message de renonciation sexuelle. Les scènes suivantes concernent les poursuites judiciaires à l’encontre de Paul et de Thècle. Thamyris, acharné à vouloir sa perte, traîne Paul devant le gouverneur d’Iconium afin qu’il soit jugé pour avoir provoqué du désordre. Les hommes mariés de la ville, comme on pouvait s’y
attendre, appuient son action de tout cœur. Thècle, toutefois, parvient à soudoyer les gardiens et rejoindre la prison de Paul où elle passe la nuit assise à ses pieds, écoutant ses éloquentes paroles, et « embrassant ses chaînes » (Actes de Thècle 18). L’histoire, comme les commentateurs l’ont remarqué depuis longtemps, porte autant sur le déplacement du désir sexuel que sur la renonciation. Lorsque Thamyris apprend où est sa bien-aimée, il accourt et la trouve en compagnie de Paul « liée à lui par une affection réciproque » (Actes de Thècle 18). On emmène Paul pour le juger, pendant que Thècle reste derrière, rôdant autour de l’endroit où l’apôtre est emprisonné. Elle est aussi arrêtée, et les deux sont jugés. Parce qu’il est un étranger, Paul est fouetté et expulsé de la ville comme fauteur de troubles. Le mal qui ne vient pas de l’extérieur mais qui réside à l’intérieur mérite une expulsion plus drastique : la propre mère de Thècle plaide pour l’exécution de sa fille. Le gouverneur ordonne que Thècle soit conduite au bûcher. Alors que l’exécution commence, comme on peut l’escompter pour une sainte dévouée à Dieu, se produit une intervention miraculeuse. Le feu qui entoure Thècle épargne son corps, et Dieu envoie un orage surnaturel qui éteint le feu et permet à Thècle de s’enfuir.
Elle retrouve Paul et l’implore de l’accompagner dans ses voyages, lui proposant de couper ses cheveux (pour ressembler à un compagnon de voyage masculin ?) et « de te suivre partout où tu iras ». Mais Paul refuse de baptiser Thècle, par crainte qu’elle ne change d’avis et se révèle indigne. La scène suivante montre Paul et Thècle à Antioche où une autre épreuve les attend. Marchant dans les rues, ils rencontrent un citoyen influent de la cité, Alexandre, qui s’enflamme immédiatement pour Thècle et la veut là et tout de suite. Il essaye de soudoyer Paul, mais celuici – ne se montrant pas lui-même sous son meilleur jour – répond : « Je ne connais pas la femme dont vous me parlez, elle n’est pas la mienne. » Alexandre alors s’attaque à Thècle qu’il empoigne avant de tenter d’abuser d’elle. Elle l’humilie publiquement, repoussant ses avances, elle lui arrache son manteau et lui enlève sa couronne. La foule qui accourt trouve tout cela amusant (Actes de Thècle 26). Alexandre, cependant, ne désarme pas. Il l’emmène au juge local, qui la condamne à être livrée aux fauves pour avoir agressé un des citoyens importants de la ville. S’ensuit une série d’aventures dans l’arène où Thècle est à plusieurs reprises protégée de toute agression et où des spectatrices montrent leur véritable personnalité de partisanes de la vérité et d’ennemies de l’injustice. L’une d’entre elles, nommée Tryphène, héberge Thècle avant la séance avec les bêtes sauvages, la prenant sous sa protection comme une « seconde fille » à la place de celle qu’elle avait perdue de maladie. D’autres accourent et protestent contre la scandaleuse condamnation à mort. Une lionne lâchée contre Thècle s’approche d’elle, et au lieu de la déchiqueter, se met à lui lécher les pieds. Le spectacle s’achève sur Thècle saine et sauve. Au cours des festivités prévues les jours suivants, Thècle est assise dans l’arène et les fauves sont lâchés. Durant un moment, elle est protégée par une lionne féroce qui tue un ours pour la défendre avant d’être, elle-même, tuée dans un combat avec un lion. D’autres animaux sont amenés. Se rendant compte qu’elle n’a aucune chance de salut, Thècle remarque une cuve remplie d’eau et de phoques carnivores. À la consternation de la foule, elle se précipite dans la cuve, s’écriant : « Au nom de Jésus Christ, en mon dernier jour, je suis baptisée » (Actes de Thècle 24). C’est un acte de désespoir, mais cela réussit. Dieu une fois encore intervient, envoyant la
foudre dans la cuve pour tuer tous les phoques et permettre à Thècle de ressortir vivante, couverte d’un nuage qui dissimule sa nudité à la curiosité des spectateurs. D’autres interventions miraculeuses se produisent dans l’arène, jusqu’à ce que finalement le gouverneur la gracie et la relâche. La scène finale est quelque peu décevante. Maintenant que sa condamnation est annulée et qu’elle a été baptisée, « Paul manque » à Thècle et elle entreprend de le retrouver. Elle s’habille en homme 11 et finalement le retrouve dans une autre ville. Le mettant au courant de ses aventures, y compris de son baptême, elle annonce qu’elle retourne à Iconium. Paul non seulement la laisse partir, mais lui donne une mission : « Va et enseigne la parole de Dieu » (Actes de Thècle 41). Chez elle, Thècle découvre (ce qui est bien pratique pour l’intrigue) que son ex-fiancé est mort. Elle réconforte sa mère, puis s’en va pour Séleucie, près de la côte sud de l’Asie Mineure, où elle passe le reste de sa longue vie à prêcher l’Évangile chrétien afin « d’éclairer le plus grand nombre ».
Actes apocryphes et idéologie chrétienne Comme je l’ai indiqué, bien que l’histoire de Thècle ne soit plus très connue aujourd’hui en dehors du cercle des spécialistes du christianisme et de leurs étudiants, elle fut extrêmement populaire : du IIIe siècle jusqu’au Moyen Âge son culte était largement répandu, souvent dans des régions reculées. Déjà au début du IIIe siècle, peu de temps après avoir été écrit, le texte avait eu un large impact. Et si Tertullien s’en préoccupe, c’est qu’il était utilisé pour légitimer l’autorisation donnée aux femmes d’enseigner et d’administrer le baptême dans les églises – activités jusque-là réservées aux hommes dans la chrétienté proto-orthodoxe. Quelque temps après, l’histoire de Thècle s’enrichit des récits de miracles survenus lorsqu’elle arriva à Séleucie ; des récits de sa « mort » dans lesquels elle n’est jamais vraiment morte mais ensevelie vivante ; des récits de sa réapparition, jaillissant du sol, dans des endroits sacrés où lui sont consacrés des lieux de culte ; et encore d’autres histoires sur sa vie de renonciation et ses actes miraculeux. Au milieu du Ve siècle, l’empereur romain Zénon, qui avait été temporairement privé de sa fonction, fit un rêve dans lequel Thècle lui annonçait qu’il retrouverait bientôt son trône. Plein de gratitude pour son assistance surnaturelle, il fit construire une grande église en son honneur à Séleucie. D’autres suivirent. Ainsi au VIe siècle, il y avait deux églises supplémentaires au même endroit, accompagnées d’un bain public et de nombreuses citernes. L’endroit devint l’une des principales destinations des pèlerinages internationaux. Et ce n’était pas le seul : le culte de Thècle s’étendait jusqu’en Égypte, en Syrie et même à Rome 12. Mais revenons-en à notre point de départ : pourquoi, à l’origine, le prêtre d’Asie Mineure fit-il un faux ? Pourquoi a-t-il déclaré avoir découvert une série d’aventures de la disciple de Paul, Thècle ? Étant donné la qualité des récits, on peut supposer qu’il les écrivit avec le dessein de se divertir : une sorte de roman chrétien. Des spécialistes ont depuis longtemps noté que les différents Actes apocryphes, c’est-à-dire les récits ayant survécu des activités de chacun des apôtres comme ceux de Paul, Pierre, Thomas, Jean et André (que nous possédons tous), ont été écrits sur le modèle d’anciens poèmes ou de romans païens que nous a légués l’Antiquité grecque ou romaine 13. Cinq romans (païens) grecs et deux romains nous sont parvenus, qui, comme les Actes apocryphes, parlent d’individus en relation avec la vie civique et représentent leurs voyages, des catastrophes, des expériences post-mortem, des fuites miraculeuses, des rencontres avec d’impitoyables tyrans, des séparations douloureuses et des retrouvailles
joyeuses. Les thèmes structurant ces romans antiques, cependant, sont totalement différents de ce que l’on trouve dans les Actes apocryphes chrétiens. Les romans grecs comme Les amours de Chéréas et de Callirhoé et Leucippé et Clitophon sont presque toujours l’histoire de deux amants maudits par le sort, tragiquement séparés avant de pouvoir accomplir leur amour, et qui vivent des épreuves leur brisant le cœur et des tourments douloureux (naufrages, attaques de pirates, emprisonnements, enlèvements et expériences post-mortem) avant de finalement triompher des fantaisies capricieuses des dieux, ou du destin, pour être réunis et pouvoir jouir des étreintes sexuelles de leur partenaire depuis longtemps perdu de vue, dans un mariage bien sûr officiel. Les histoires célèbrent donc l’amour hétérosexuel comme le ciment qui maintient la société, qui unit les familles, qui permet l’unité sociale de la cité et qui conserve la société en bonne santé, prospère et civilisée 14. Les Actes chrétiens apocryphes parlent aussi de l’amour sexuel et des relations de l’individu avec la société au sens large. Et ils emploient, dans leurs récits, nombre des mêmes ressorts narratifs. Mais le programme de ces ouvrages chrétiens est en forte opposition avec les œuvres païennes, parce qu’ici l’amour sexuel n’est pas le but à atteindre mais le piège à éviter. Le bien ultime n’est pas l’état de bien-être mais le fait d’y renoncer. Les familles dans ces récits ne sont pas unies dans l’harmonie sociale, mais mises à part. Ce n’est pas la vie dans ce monde qui importe, mais la vie dans l’au-delà. Les plaisirs de la vie ne doivent pas être recherchés, mais négligés. Les chrétiens qui écrivaient et aimaient ces œuvres ne souhaitaient pas faire de l’ordre social traditionnel une condition du bonheur grâce à laquelle les gens pourraient aimer la vie pleinement ; ce qui les intéressait, c’était d’échapper à ce monde et à tous ses signes sociaux, pour bénéficier de l’union spirituelle avec Dieu et former leurs propres sociétés chrétiennes distinctes, bâties sur un ensemble de valeurs différentes. En se servant du roman antique, ils en ont transformé le message. Donc, même si les Actes de Thècle avaient pour intention de divertir, il s’agissait aussi d’instruire et d’encourager. Mais en plus du renversement du programme païen apparemment salutaire des romans de l’Antiquité, quelles autres leçons spécifiques les lecteurs pouvaient-ils en tirer ? Tertullien, bien sûr, interpréta ce récit comme autorisant les femmes à exercer un rôle de dirigeant de l’Église, et il soutint que, de son temps, il commençait à être exploité à cette fin. On peut certainement voir comment le récit fonctionnerait de cette manière. Certes, les relations des sexes dans le texte ne sont pas complètement fixes et stéréotypées. Les hommes ne sont pas tous mauvais et les femmes toutes bonnes, comme cela est parfois soutenu. C’est la mère de Thècle, Théoclia, après tout, qui demande la première son exécution, et Paul est représenté comme l’apôtre de Dieu. Mais même Paul ne sort pas indemne de tout cela, ainsi lorsqu’il ment en prétendant qu’il ne connaît pas Thècle, ce qui amène son quasi-viol à Antioche. Et la plupart des autres hommes – Thamyris, Alexandre, les magistrats locaux – sont loin d’être des modèles de comportements honnêtes. Des femmes, d’un autre côté, prennent valeur de modèle : Thècle, la fervente prosélyte de la renonciation sexuelle, à chaque moment préservée de tout mal par Dieu ; sa protectrice à Antioche, Tryphène, qui la défend face à une force masculine implacable ; les femmes d’Antioche qui réclament justice à grands cris et finalement gagnent les administrateurs à leur cause. Même parmi les bêtes sauvages, ce sont les lionnes qui se tiennent aux côtés de Dieu et dans sa bénédiction ; les animaux mâles sont comme les hommes, féroces et avides de prendre ce qu’ils pensent être leur dû : la vierge pure de Dieu.
Un autre but idéologique de la narration est de rattacher Thècle à l’acte de baptiser (elle-même) et d’enseigner (aux autres), rôles que Tertullien réserve, avec insistance, aux hommes. Chose intéressante, dans son traité sur le baptême, Tertullien cite les écrits de Paul pour soutenir ses propres opinions. L’ironie est que Paul lui-même – le Paul historique – peut, sur cette question, avoir été d’un avis tout à fait opposé.
Les femmes dans paul et les actes apocryphes Les spécialistes de Paul ont discuté son point de vue sur les femmes dans l’Église. Pendant longtemps, la question était considérée comme simple. Tertullien lui-même cite l’Épître aux Corinthiens (14,34-35) pour montrer que les femmes doivent rester silencieuses dans l’Église et ne doivent exercer aucune autorité sur les hommes. Comme le disent les textes : Que les femmes soient silencieuses dans les églises, car il ne leur est pas permis de parler ; et qu’elles soient soumises comme la Loi le recommande ; mais si elles veulent apprendre quelque chose, qu’elles interrogent leur mari au foyer. Pour cela, il est honteux pour une femme de parler à l’église. Le passage coïncide plutôt bien avec les (trop) fameuses instructions de Paul à Timothée : Je ne permets pas à une femme d’enseigner, ni d’exercer de l’autorité sur un homme ; elles doivent être tranquilles. Car Adam fut créé le premier, et ensuite Ève. Et Adam ne fut pas trompé, mais la femme fut trompée et transgressa un interdit. Mais elle fut sauvée en portant des enfants – si elles restent dans la foi, l’amour, et la sainteté avec modération (1 Timothée 2,12-15). En d’autres termes, les femmes gagnent leur salut en restant tranquilles et enceintes ; ce sont les hommes qui ont l’autorité pour enseigner. C’est ce que dit Paul. Mais est-ce exact ? Les spécialistes aujourd’hui n’en sont plus si convaincus. Comme je l’ai déjà souligné, de nombreux critiques érudits pensent que 1 Timothée est un faux : son vocabulaire, son style, les modes d’expression théologique et la situation historique présupposée 15 diffèrent de manière significative de ce que l’on trouve dans les lettres authentiques de Paul 16. Et quant au passage de 1 Corinthiens, personne ne met en doute le fait que Paul ait écrit cette lettre, même s’il y a de bonnes raisons de penser que Paul n’a pas écrit le passage du chapitre 14 sur le fait que les femmes doivent rester silencieuses 17. Pour la raison que, juste trois chapitres auparavant, Paul accepte la pratique des femmes parlant à l’église. Elles doivent avoir la tête couverte, insiste-t-il, quand elles prient et prophétisent – activités pratiquées à voix haute durant l’Antiquité. Comment Paul peut-il accepter une pratique (les femmes parlant à l’église) au chapitre 11 et la condamner au chapitre 14 ? On a souvent noté que le passage du chapitre 14 apparaît aussi importun dans son propre contexte littéraire : aussi bien avant qu’après ses instructions sur les femmes devant garder le silence, Paul ne parle pas des femmes à l’église mais des prophètes à l’église. Les versets sur les femmes supprimés, le passage est nettement plus fluide. Cela suggère que ces versets furent insérés dans le texte a posteriori. De plus, il est frappant que les versets en question apparaissent à des endroits différents dans certains des manuscrits survivants de la lettre de Paul, comme si au départ, ils avaient été considérés comme une note marginale (tirée de l’enseignement de la fausse lettre à 1 Timothée ?) et insérés de manière appropriée dans diverses parties du chapitre. Prenant ces éléments en compte, de nombreux spécialistes ont conclu que les instructions de Paul sur les femmes devant rester silencieuses dans 1 Corinthiens
ne pouvaient être de Paul, exactement comme la lettre à Timothée n’est pas de lui. Mais alors, quelle était l’attitude de Paul envers les femmes à l’église ? Dans ses lettres non remises en cause, Paul indique qu’« il n’y a plus l’homme ou la femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Galates 3,28), c’est-à-dire qu’hommes et femmes sont complètement égaux dans le Christ. De plus, alors que des spécialistes de la fin du XXe siècle commençaient à insister sur ce point, des Églises liées d’une manière ou d’une autre à Paul sont apparues ayant des femmes comme dirigeantes. Dans les salutations à l’Église de Rome, par exemple, Paul mentionne plusieurs femmes qui travaillent avec lui comme missionnaires chrétiennes (Romains 16,3.6.12), une autre qui dirigea une réunion de l’Église chez elle (16,3), une autre, nommée Phoebé, qui était diacre dans l’église de Cenchrées (16,1), et la plus surprenante de toutes, Junias, que Paul qualifie de « la plus importante des apôtres » (16,7) 18. Il se pourrait que Paul et ses Églises aient été plus ouverts aux femmes et à leur rôle de dirigeante que beaucoup, et notamment Tertullien, l’ont traditionnellement pensé. Rien d’étonnant à ce que des membres des Églises de Paul (principalement des femmes ?) aient raconté des histoires sur les aventures de ses disciples féminines comme Thècle. Et rien d’étonnant si les hommes dans les Églises ont décidé, en fin de compte, de donner un coup de frein au phénomène, en fabriquant sous le nom de Paul des documents qui condamnaient le rôle des femmes parlant à l’église (1 Timothée). Et cela, en insérant des passages dans des lettres authentiques de Paul, poussant les femmes à se taire (1 Corinthiens 14,34-35), et en appelant les conseils de paroisse à condamner un ancien d’une Église paulinienne qui avait osé recueillir des histoires sur la disciple de Paul, Thècle, et les avait fait passer pour des écrits de Paul. Certains spécialistes se sont demandé si les histoires de Thècle avaient provoqué des problèmes dans les Églises pauliniennes avant que ce faussaire les ait écrites. Ils se posèrent la question de savoir si c’était l’existence de telles histoires qui avait poussé l’auteur de 1 Timothée à rédiger sa lettre sous le nom de Paul. Il est bien entendu surprenant que la lettre prédise que dans « des temps à venir » il y aurait des gens qui condamneraient la pratique du mariage (4,1-4) : « Paul » lui-même s’élève contre cette pratique dans les Actes de Thècle. De plus la lettre canonique de 1 Timothée appelle explicitement ses lecteurs à ne pas écouter « les contes sacrilèges des vieilles femmes » et condamne les femmes plus jeunes qui sont « des paresseuses, allant de porte en porte […] avec leurs ragots et leur curiosité déplacée, disant des choses qu’elles ne devraient pas » (4,8 ; 5,13). Les femmes les plus jeunes qui ont perdu leur mari doivent « se remarier, avoir des enfants, s’occuper de leur maison, et ne fournir aux ennemis aucune source de reproches à notre encontre » (5,14). Ce n’est certainement pas la position des Actes de Thècle, lesquels incitaient les femmes à ne pas se marier, à ne pas avoir d’enfant, et à quitter leur foyer. Pour ce « Paul », le Paul des Actes de Thècle, « bénis sont ceux qui s’abstiennent, car Dieu parlera avec eux » et « bénis sont les corps des vierges, car ils plairont à Dieu et ne perdront pas la récompense de leur chasteté ». Il se peut que les histoires de Thècle, et d’autres comparables, soient ce qui a conduit l’auteur de 1 Timothée à écrire sa lettre sous le nom de Paul.
Quelques autres actes apocryphes L’idée de la renonciation sexuelle qui se trouve dans les Actes de Thècle apparaît dans d’autres Actes apocryphes. Parmi les plus bizarres, les Actes de Thomas, un récit des exploits de l’apôtre Thomas probablement écrit en Syrie durant le IIIe siècle 19. Il s’agit d’un récit célèbre en ce qu’il est le premier à présenter la légende bien connue de Thomas devenu missionnaire en Inde. Un
des traits les plus frappants du texte est qu’il avance que Thomas était le frère de Jésus. Le nom de Thomas est un équivalent araméen du mot grec Didyme, qui signifie « jumeau ». Thomas aurait été le vrai jumeau de Jésus, ailleurs présenté sous le nom de Jude (Marc 6,3) ou de Didyme Judas Thomas. On peut se demander comment certains des premiers chrétiens ont pu penser que Jésus avait un frère jumeau. Si, après tout, sa mère était une vierge, et que, vraisemblablement, Jésus était le fils unique de Dieu qu’elle porta, comment pouvait-elle en même temps porter un frère mortel, son vrai jumeau ? Malheureusement, aucun des textes qui présentent ou présupposent la tradition ne nous donne un quelconque indice. Nous connaissons une situation parallèle dans la mythologie antique grecque et romaine : un fils de Dieu qui est né d’une mortelle et qui a un jumeau dont le père était un humain. Le meilleur exemple en est le demi-dieu grec Héraclès (l’Hercule romain), dont le jumeau humain était Iphiclès. L’histoire de leur conception a intrigué les conteurs antiques. Une femme nommée Alcmène a conçu un enfant avec son mari Amphitryon, mais Zeus fut irrésistiblement attiré par elle, puis la rejoignit et s’unit charnellement à elle sous une forme humaine, la forme humaine de son mari, Amphitryon. Elle ne fit jamais la différence. Les deux enfants se développèrent dans son utérus et naquirent, l’un fils de mortel, l’autre fils d’un dieu 20. Les Syriens qui considéraient Thomas comme le jumeau de Jésus imaginaient-ils quelque chose de tel ? Que Joseph et Marie aient conçu un enfant par le biais d’une relation sexuelle et qu’ensuite (ou peut-être auparavant) elle en ait conçu un autre par l’entremise du Saint-Esprit ? On ne peut pas vraiment objecter que cela ne figure pas dans le Nouveau Testament qui à l’époque, rappelons-le, n’existait pas encore. En tout cas, les Actes de Thomas racontent les aventures de Thomas, le frère de Jésus, dans son travail de missionnaire durant le voyage et en Inde même. L’intrigue est assez élémentaire. Les apôtres tirèrent au sort pour décider de qui irait dans telle ou telle région pour répandre l’Évangile. Le sort désigna Thomas pour l’Inde, qui dit à ses compagnons que c’était le dernier endroit sur la terre où il souhaitait aller : « Envoyez-moi n’importe où, mais pas là. Car je ne veux pas aller chez les Indiens ! » (Actes de Thomas 1) 21. Jésus monté au ciel, cependant, avait d’autres projets pour son frère mortel. Un marchand indien arriva à Jérusalem, à la recherche d’un charpentier qualifié pour construire un château pour le roi des Indes. Jésus descendit des cieux sous une forme humaine, apparut au marchand, et lui dit qu’il y avait un esclave qui serait parfait pour le travail (il était, après tout, apprenti depuis des années chez son père, Joseph le charpentier). Jésus écrivit un acte de vente au marchand, qui aborda Thomas et lui demanda s’il était bien l’esclave de Jésus. Il n’avait d’autre solution que de répondre sans mentir : « Oui, il est mon Seigneur. » L’accord fut conclu et Thomas emmené aux Indes. L’histoire a pour dessein de montrer que Thomas, comme les autres apôtres, est surnaturellement habilité à accomplir des miracles. Il peut prédire le futur, chasser les démons, guérir les maladies, ressusciter les morts. Le but est aussi de montrer qu’une source du pouvoir surnaturel, et en fait de toute bonne relation avec Dieu, réside dans une vie de renonciation, libre de toute activité sexuelle même dans le contexte du mariage. Dans l’un des plus mystérieux récits du début du christianisme, Thomas et son propriétaire marchand arrivent dans la ville d’Andrapolis au moment d’une grande fête. Le roi de la ville a une seule fille dont c’est le mariage, où tout le monde est invité. Thomas est entraîné à la cérémonie, contre son gré, et, alors que les jeunes épousés sont sur le point de consommer leur union dans la
chambre nuptiale, il demande à prier pour le bienheureux couple afin de lui apporter la santé et que la communauté connaisse un avenir brillant. Après une prière plutôt évasive, dans laquelle il implore le Seigneur Jésus de « leur donner ce qui peut les aider, leur bénéficier et leur être favorable », il s’en va avec les autres invités, et ainsi l’épouse et le marié peuvent entreprendre de faire connaissance intimement. Le jeune marié soulève alors les rideaux de la chambre nuptiale pour serrer son aimée dans les bras, et il la trouve en conversation avec Thomas – ou tout au moins avec quelqu’un ressemblant exactement à Thomas. Cela, inutile de le dire, provoque une certaine consternation non seulement parce que le marié attendait avec impatience ce moment mais aussi parce qu’il a bien vu Thomas s’en aller et qu’il ne comprend pas comment il a bien pu revenir. En fin de compte, ce n’est pas Thomas mais son frère jumeau Jésus qui est descendu du ciel pour persuader l’épouse et le jeune marié de s’abstenir de consommer le mariage : « Si vous vous abstenez de cette relation dégoûtante, vous deviendrez des temples de la sainteté et de la pureté, libérés des souffrances et des ennuis, connus et inconnus, et vous ne serez pas atteints par les charges de la vie, et le souci des enfants dont le destin est de disparaître » (Actes de Thomas 12) 22. Jésus continue à montrer que les enfants sont un énorme fardeau, qu’ils peuvent être possédés par le démon, mourir ou devenir des fainéants, voués à d’atroces péchés et à la condamnation finale. Il vaut mieux, insiste Jésus, s’abstenir du sexe et vivre dans la pureté, et ne pas ajouter de nouveaux pécheurs à l’humanité en se mariant, en fin de compte, avec Dieu. Comme on peut l’attendre d’un récit chrétien, Jésus est tout à fait persuasif et convainc le couple sur-le-champ. Pendant toute la nuit « ils s’abstiennent de toute activité sexuelle dégoûtante », pour la plus grande peine du roi qui arrive au matin et trouve sa fille joyeuse et intacte. Comme elle le dit elle-même à son père : « je ne tiens pas compte de ce mari et de ce mariage […] parce que j’ai noué une autre sorte de mariage. Je n’ai eu aucune relation conjugale avec un mari temporaire dont la fin est le repentir et l’amertume de l’âme parce que j’ai été uni à mon véritable époux » (Actes de Thomas 14). Furieux, le roi ordonne que l’on arrête Thomas, « ce sorcier », mais trop tard, il est déjà reparti. Il est clair que, comme pour les Actes de Thècle, cet ouvrage se situe en opposition directe à la célébration de l’amour conjugal comme ciment de la société des romans grecs. Ici, le sexe, même au sein du mariage, est décrit comme immonde et devant être évité à tout prix. Pour ces Actes chrétiens, le bien de la société n’est pas le but final. Il existe un monde plus grand que le nôtre qui ne peut être vu, et qui est de loin supérieur à celui-ci, et la vie terrestre doit être entièrement dirigée vers l’autre vie de peur que nous ne soyons pris au piège des désirs matériels de notre époque et que nous n’en supportions les terribles conséquences dans les temps à venir. Un message comparable apparaît dans d’autres Actes apocryphes, les derniers que nous étudierons dans ce chapitre. Les Actes de Jean racontent l’aventure légendaire de Jean, le fils de Zébédée, un des plus proches disciples de Jésus dans les Évangiles du Nouveau Testament. Il continue à être un personnage important après la mort de Jésus, selon les premiers chapitres des Actes des Apôtres canoniques, mais il disparaît rapidement du récit lorsque le livre concentre toute son attention sur les activités missionnaires de Paul. Les chrétiens qui viendront ensuite, frustrés par le silence sur le reste de la vie de Jean, remplirent ce vide par plusieurs histoires, certaines figurant dans les Actes de Jean qui est un apocryphe du IIe siècle 23. Une fois encore nous déplorons de ne pas avoir le texte complet. C’était, bien sûr, un livre non canonique dont certaines parties étaient, pour les proto-orthodoxes, théologiquement suspectes. Il fut finalement condamné comme hérétique au deuxième concile de Nicée au
siècle, ce qui entraîna la perte ou la destruction de nombreux manuscrits 24. Un des passages choquants se trouve dans la description que Jean fait de Jésus, qui a un parfum indéniablement docétiste, car Jean déclare que Jésus apparaît à différentes personnes sous diverses apparences au même moment (comme vieillard et comme jeune homme), qu’il ne cligne jamais des yeux, que parfois sa poitrine semble douce et tendre et d’autres fois dure comme la pierre. Comme Jean le dit plus loin : « Parfois lorsque je voulais le toucher, j’avais affaire à un corps matériel et solide ; à d’autres reprises je le ressentais comme une substance immatérielle et sans corps et comme s’il n’existait pas du tout » (chap. 93). Une fois, précise Jean, il remarqua que Jésus ne laissait aucune empreinte – exactement comme si Dieu arpentait la terre. VIIIe
Cette vision de la christologie penchant vers le docétisme est perturbante pour la compréhension orthodoxe de la mort de Jésus comme une expiation en plus. Ici Jésus dit à ses disciples : Vous croyiez que je souffrais, alors que je ne souffrais pas ; que je ne souffrais pas alors que je souffrais ; que j’étais transpercé, alors que je n’étais pas blessé ; suspendu, alors que je ne l’étais pas ; que du sang coulait de moi, alors qu’il ne coulait pas ; et en un mot, ces choses qu’ils ont dites de moi, je ne les ai pas endurées, et les choses qu’ils n’ont pas dites, j’en ai souffert (chap. 101). De tels points de vue peuvent être acceptables pour des chrétiens réfléchissant aux mystères de la divinité du Christ. Mais pour les orthodoxes, ils créaient d’énormes problèmes au sujet de la doctrine de la Rédemption, parce que si Jésus n’avait pas réellement souffert et saigné, et n’était pas mort, alors il était difficile de croire qu’il avait payé la rédemption de son sang. Presque rien dans les Actes de Jean, cependant, ne relève de ces subtilités théologiques. Ce texte se compose principalement de récits divertissants des aventures de Jean lui-même. Parmi les plus fameuses, il y a l’histoire des punaises de lit. Arrivant dans une auberge tard dans la nuit et s’écroulant sur son lit à la recherche d’un sommeil bien mérité, Jean est consterné de découvrir le matelas infesté de ces insectes. Ayant besoin de se reposer à tout prix, et au grand amusement de ses compagnons, Jean ordonne aux punaises de s’en aller. L’amusement tourne à la stupéfaction lorsque, au réveil, les compagnons de Jean trouvent les punaises docilement rassemblées dans l’encadrement de la porte, attendant la permission de retourner à leur domicile dans la paille. Jean se réveille et les y autorise ; elles reviennent et il poursuit sa route (chap. 60-61).
Les pouvoirs surnaturels de Jean apparaissent aussi dans des manifestations plus spectaculaires comme l’anéantissement des païens grâce à un seul mot prononcé, et aussi par sa capacité à ressusciter les morts. Un épisode particulièrement insolite est tiré d’un récit qui a inspiré conteurs et artistes durant tout le Moyen Âge, avec notamment une magnifique illustration de Giotto, toujours visible dans la chapelle Peruzzi de l’église Santa Croce à Florence. C’est l’histoire bizarre de Drusiana, la chaste et belle épouse d’Andronicus, une histoire mettant en scène une chasteté presque inconnue jusque-là et une immoralité crasse, une histoire au parfum de nécrophilie, avec intervention surnaturelle, résurrection miraculeuse et conversion à une vie de pureté. C’est une histoire longue et quelque peu complexe. Andronicus est un citoyen important d’Éphèse. Drusiana et lui se sont convertis au christianisme suite au prêche de l’apôtre Jean, et en signe d’engagement envers le Christ, ils demeurent chastes l’un avec l’autre. Mais comme c’est souvent le cas dans ce genre de récits, un autre citoyen important d’Éphèse, Callimaque,
tombe amoureux de Drusiana et veut commettre l’adultère avec elle. En tant que récente convertie à une vie de chasteté, elle ressent une immense culpabilité d’avoir provoqué chez lui un tel désir coupable. Cette culpabilité la rend malade et elle en meurt. On l’enterre dans le tombeau familial. Mais sa mort n’éteint pas la passion de Callimaque, qui soudoie l’intendant de la famille pour qu’il le laisse entrer dans la crypte où il pourra posséder le corps de Drusiana. Avant qu’il n’ait le temps d’accomplir son acte monstrueux, un énorme serpent apparaît qui pique – et tue – l’intendant, et s’enroule autour de Callimaque. Aussitôt après, l’apôtre Jean et Andronicus arrivent à la crypte pour rendre hommage à la défunte. Découvrant les portes ouvertes, ils entrent pour trouver un ange qui les informe de ce qui est arrivé. Près du corps de Drusiana, ils découvrent l’intendant décédé, et Callimaque étouffé par le serpent. Ce qui suit est une série de résurrections successives. D’abord Jean ressuscite Callimaque qui confesse tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il avait l’intention de faire, et, dans la foulée, se convertit à la vraie foi. Puis Jean ressuscite Drusiana. Elle, à son tour, souhaite que l’intendant se réveille de la mort et elle a le pouvoir d’accomplir ce miracle. Une fois ressuscité, toutefois, l’intendant, plutôt que de se convertir à la foi du Christ, les maudit tous et émet le souhait de mourir vraiment. Il sort du tombeau en courant. Ils le retrouvent plus tard, son vœu a été exaucé : il a été tué par la morsure empoisonnée d’un autre serpent. Et ainsi, finalement, la chasteté est préservée, dans la vie et dans la mort. Ceux qui restent chastes ont une puissance incommensurablement plus grande que les humains ordinaires. Quant à ceux qui s’opposent à la chasteté et refusent cette voie, non seulement ils échouent à vivre bien mais ils sont tués pour s’être opposés à Dieu et à ses représentants sur terre.
Idées perdues de renonciation Nous avons vu que, aussi agréables soient-ils à lire, les Actes apocryphes chrétiens étaient plus qu’un simple divertissement. Ils parlaient d’une nouvelle manière de vivre, d’une nouvelle manière de se comporter et d’être au monde, d’une nouvelle sorte d’existence humaine ne reposant pas sur ce que la presse moderne appelle les « valeurs familiales » de la communauté, des enfants et de la vie au foyer. Ces textes visaient une coupure avec la société traditionnelle ; ils étaient conçus pour découper le tissu de la vie en commun et disperser la famille. Les valeurs qu’ils incarnaient ne sont pas celles de ce monde : la chaude protection des forces sociales bienveillantes et les plaisirs satisfaisants de la vie. Ceux qui écrivaient ces textes et ceux qui en adoptaient les perspectives ne recherchaient pas le bonheur dans ce monde mais dans le monde d’en haut, celui de Dieu, qui requiert la renonciation au monde terrestre et à ses plaisirs, et l’établissement de communautés distinctes de chrétiens partageant un même idéal. Dans cette intention, ces textes mettaient l’accent sur la communauté, la famille et le sexe mais dans le but de perturber les valeurs de la vie quotidienne et de ses plaisirs. L’insistance sur la vie ascétique – la vie sans les plaisirs de la chair – peut avoir été un facteur déterminant de la rédaction de ces textes. Mais où cette doctrine de la renonciation a-t-elle elle-même pris naissance 25 ? Pour les premiers chrétiens, cela a pu venir de Jésus lui-même, qui annonçait que ce monde et la vie que nous y menons connaîtraient une fin brutale lorsque, au Jugement dernier, Dieu apparaîtrait pour chasser les forces du mal qui dominent cette terre et instaurer son propre royaume, le royaume de Dieu, dans lequel il n’y aurait plus d’oppression, d’injustice, de pauvreté, de mort, de famine, de désastre naturel ni de mal 26. Si ce monde est proche de disparaître, pourquoi être attaché à ses plaisirs ? Il vaut mieux se préparer à la venue du Royaume et vivre simplement et humblement dans l’attente du dernier jour. « Recherchez d’abord le royaume de Dieu […] et toutes les autres choses vous seront données de surcroît »
(Matthieu 6,3). Quand cela ? « En vérité je vous le dis, quelques-uns parmi vous ne goûteront pas à la mort avant que le royaume de Dieu ait triomphé » (Marc 9,1). Il ne sert à rien de s’attacher à ce monde s’il doit bientôt être dépassé et refait. Certainement, les premiers disciples de Jésus n’étaient pas des hédonistes. Paul paraît avoir espéré que lui aussi vivait la fin d’un âge et que Dieu interviendrait bientôt dans un acte cataclysmique de jugement, pour qu’il soit emporté par Jésus lui-même (1 Thessaloniciens 1,1418 ; 1 Corinthiens 15,51-55). Comment devrait-on vivre, alors, à la lumière de cette réalité annoncée ? Venons-en à ce que vous m’avez écrit. Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme. Toutefois, pour éviter tout dérèglement, que chaque homme ait sa femme et chaque femme son mari […]. Je dis donc aux célibataires et aux veuves qu’il est bon de rester ainsi, comme moi. Mais s’ils ne peuvent vivre dans la continence, qu’ils se marient ; car il vaut mieux se marier que brûler […]. Je pense que cet état est bon à cause des angoisses présentes, oui je pense qu’il est bon pour l’homme de rester ainsi. Es-tu lié à une femme ? Ne cherche pas à rompre. N’es-tu pas lié à une femme ? Ne cherche pas de femme. Si cependant tu te maries, tu ne pèches pas ; et si une vierge se marie, elle ne pèche pas. Mais les gens mariés auront de lourdes épreuves à supporter et moi je voudrais les épargner. Voici ce que je dis, frères : le temps est écourté. Désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas […]. Car la figure de ce monde passe (1 Corinthiens 7,1 ; 8,26-31). Malgré la vision apocalyptique de Jésus, puis de Paul, le style de vie ascétique, disparu, perdu pour la plus grande partie de la chrétienté, est encouragé à être mis en pratique. Un changement survient dans la pensée du christianisme naissant. L’idée que ce monde sera détruit dans un acte futur de colère divine est abandonnée pour celle de ce monde seulement considéré comme une terre transitoire et difficile, reflet d’une réalité plus grande, véritable ombre du monde qui importe vraiment, le « vrai », celui de Dieu. Les chrétiens pour la plupart cessèrent de penser en termes chronologiques distinguant l’âge actuel mauvais de l’âge à venir, et commencèrent à penser en termes d’espace : ici-bas, le pauvre monde actuel et, là-haut, le monde meilleur de Dieu. La vie dans le vrai monde, celui d’en haut, ne pouvant être comparée à la vie artificielle ou fantomatique d’ici-bas. Les plaisirs de la vie étaient des pièges à éviter si l’on voulait faire l’expérience d’une existence spirituelle avec Dieu. Quelque chose qui rattachait de manière trop étroite à ce monde devait, pour cette raison, être évité à tout prix. C’était particulièrement vrai des plaisirs du corps et, notamment, du sexe. Idée qui devint par la suite un fil conducteur du christianisme paulinien, à travers les âges ; notamment chez Tertullien et, après lui, dans les communautés monastiques qui célébraient l’abstinence ainsi que chez les moines du désert qui s’efforçaient de discipliner leur chair en vue de sauver leur âme. Mais, par une ironie de l’histoire, ce fil ascétique du christianisme est aussi fortement relié aux formes de christianisme disparues combattues par Tertullien et d’autres. L’idéal ascétique travailla en étroite collaboration avec ce que nous pourrions considérer – avec le recul – comme la forme « libérée » du christianisme antique, qui soulignait l’égalité des femmes et des hommes dans le Christ. Pour les hérauts de l’Apocalypse comme Jésus, Paul et leurs disciples directs, une époque était en train de disparaître avec ses conventions sociales. Cela incluait la distinction entre les sexes. Ainsi n’est-il pas surprenant que Jésus ait eu la réputation d’avoir eu des femmes disciples qui se présentaient avec lui en public, mangeaient avec lui, le côtoyaient et le soutenaient. Et pas étonnant que des femmes aient dirigé les Églises de Paul et qu’il ait soutenu que dans le Christ « il n’y a ni homme ni femme 27 ».
Mais ni Jésus ni Paul n’appelaient à une révolution sociale. Pourquoi se révolter contre le système actuel dans l’intention de rendre la société meilleure après une longue route alors que la fin surviendra bientôt. Le mieux à faire est de s’y préparer. On perçoit comment le message de Jésus et de ses disciples pouvait attirer les femmes. Dans le Royaume annoncé il n’y aurait ni oppression ni injustice ou inégalité. Hommes et femmes seraient égaux. Certains des disciples de Jésus commencèrent à appliquer les idéaux de ce Royaume au présent, s’efforçant de soulager la pauvreté et la souffrance, travaillant pour la justice, luttant pour l’égalité. Cette mise en œuvre des idéaux du Royaume fut évidente dans les premières Églises où esclaves et hommes libres, Grecs et Barbares, hommes et femmes avaient le même statut. C’est pourquoi les récits de Thècle et d’autres femmes ascètes n’étaient pas une anomalie dans le mouvement du christianisme naissant. Elles étaient la manifestation significative d’un important courant du premier christianisme. Il y avait des femmes qui refusaient de participer aux contraintes de la société patriarcale. Elles restaient célibataires et non sous la contrainte d’un mari. Elles voyageaient et ne restaient pas au foyer sous l’autorité d’un pater familias, d’un père, d’un chef de famille. À la vie ascétique était associée la liberté de décider ce qu’elles faisaient de leur corps, la façon dont elles en disposaient, la manière de vivre en lui ; ce qui allait de pair avec la liberté de mouvement, sans les obstacles inhérents à la famille, aux travaux ménagers et aux soins et à l’éducation des enfants qui occupaient la majeure partie du temps des femmes. Ainsi l’ascétisme préconisé par les textes des Actes apocryphes manifestait-il une sorte de libération des femmes chrétiennes, et y participait. Il n’est pas surprenant que les femmes apparaissent autant dans les récits ni que certains spécialistes aient suspecté qu’elles aient été les principales responsables de leur diffusion, et peut-être même de leur invention. Pas surprenant non plus que d’autres chrétiens aient détesté ces histoires, les aient déclarées illégales et brûlées. Ce furent ces autres chrétiens – les puissants dirigeants proto-orthodoxes et des écrivains comme Tertullien – qui, à la fin, se révélèrent les plus puissants, car c’est en raison de leurs manœuvres que ce courant du premier christianisme fut oublié, pour être seulement redécouvert à l’époque moderne.
1. Thècle reste populaire dans certaines régions du monde chrétien d’aujourd’hui, spécialement en Europe orientale. Un exposé plus complet de son culte, voir S. Davis, The Cult of Saint Thecla. 2. Malheureusement, il n’y a pas beaucoup d’études complètes du phénomène dans l’Antiquité chrétienne qui soient disponibles en anglais. On peut trouver un panorama solide et intéressant dans B. M. Metzger, « Literary forgeries and canonical pseudepigrapha ». Le meilleur traitement, et le plus complet, est en allemand : W. Speyer, Die literarische Fälschung im heidnischen und christlichen Altertum. L’étude classique du phénomène jusqu’à la période moderne est, en anglais, J. A. Farrer, Literary Forgeries. Parmi les ouvrages les plus récents, un des plus fascinants est A. Grafton, Faussaires et critiques. 3. Sur celles-ci, voir B. M. Metzger, « Literary forgeries », p. 5-12. 4. L’histoire est racontée par l’historien antique Pausanias dans l’Histoire de la Grèce. 5. Pour une traduction lisible de 3 Corinthiens, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 157-159. 6. Sur les lettres pseudo-pauliniennes à, et de, Sénèque, 3 Corinthiens, et aux Laodicéens, voir p. 319-321, 325-326, 330-332. Pour les traductions en anglais, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 157-166. Pour une traduction française, voir Écrits apocryphes chrétiens, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1997, p. 1581. 7. Tertullien est, cependant, parfois suspecté d’avoir fabriqué l’histoire du presbytre faussaire, précisément afin de lutter contre la popularité des histoires de Thècle. 8. Sur l’arrière-plan des histoires que l’on trouve dans les Actes de Thècle, voir les études insolites de V. Burrus, Chastity as Autonomy : Women in the Stories of the Apocryphal Acts ; S. Davies, The Revolt of the Widows ; et D. R. MacDonald, The Legend and the Apostle. Pour un état plus récent de la question, voir S. Davis, Cult of Saint Thecla, p. 13-18. 9. Il doit avoir existé plus de textes (par exemple des lettres) écrites au nom de Paul dans les œuvres plus complètes ; malheureusement, nous n’avons apparemment les Actes de Paul complets dans aucun des manuscrits ayant survécu. 10. Pour une nouvelle traduction des Actes de Thècle, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures. 11. Il ne nous est pas dit pourquoi Thècle se travestit. Est-ce afin de voyager plus facilement ? Est-ce parce que, comme nous le verrons, au prochain chapitre, dans l’Évangile de Thomas (Propos 114), « chaque femme qui se transforme en homme entrera au royaume de Dieu » ? 12. Voir S. Davis, Cult of Saint Thecla. 13. Pour la traduction des passages clefs de ces Actes apocryphes, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 91-154. 14. Les romans grecs en anglais sont tous rassemblés en poche dans un volume de B. P. Reardon, Collected Ancient Greek Novels. Pour une analyse de leur signification, voir spécialement son introduction. 15. Dans laquelle les églises sont fréquentées par des ministres ordonnés, plutôt que par l’Esprit qui passe par tous les individus de la communauté rendus égaux par la distribution de dons. Pour la structure de l’Église des propres communautés de Paul, voir, par exemple, 1 Corinthiens 12. 16. Voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 389-394. 17. Pour un exposé complet de ces questions, voir le commentaire sur ce passage de G. D. Fee, The First Epistle to the Corinthians. 18. Pour une brève discussion du point de vue de Paul sur les femmes et leur rôle dans ses Églises, voir B. D. Ehrman, New Testament, chap. 24. Parmi les nombreuses études plus complètes, voir R. Kraemer, Her Share of the Blessings et K. J. Torjesen, When Women were Priests. 19. Des extraits des Actes de Thomas dans une traduction accessible figurent dans B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 122-134 (traduction de J. K. Elliott).
20. Pour une nouvelle version humoristique du récit, voir la pièce comique romaine de Plaute, Amphitryon. 21. En suivant la traduction anglaise de J. K. Elliott dans Apocryphal New Testament. 22. D’après la traduction de J. K. Elliott dans Apocryphal New Testament. 23. Il est largement admis que les Actes de Jean qui ont survécu proviennent de plusieurs sources ; la plupart des spécialistes reconnaissent qu’une large partie des textes (chap. 87-105, ou juste 94-102) dans la forme où ils se présentent maintenant fut insérée dans le récit à une date plus tardive. Voir la discussion dans J. K. Elliott, Apocryphal New Testament, p. 303-304. Pour une traduction en anglais de certains des récits les plus intrigants des Actes de Jean, voir les extraits de J. K. Elliott dans B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 93-108 ; c’est la traduction que nous suivons ici. 24. Voir la traduction anglaise dans J. K. Elliott, Apocryphal New Testament, p. 303-307. 25. Pour un superbe survol de l’abondante production récente d’études sur la montée de l’ascétisme chrétien, voir E. A. Clark, Reading Renunciation, p. 14-42. 26. Voir B. D. Ehrman, Jesus : Apocalyptic Prophet of the New Millenium. 27. Voir B. D. Ehrman, New Testament, chap. 24.
La découverte d’un faux antique : l’Évangile copte de Thomas 3
Comme dans les conflits politiques et culturels, au sens large, les vainqueurs des batailles pour la suprématie religieuse propagent rarement les véritables opinions de leurs opposants. Que se passerait-il si celles-ci se révélaient convaincantes ? Il est préférable de présenter les choses soi-même, et de montrer combien les idées opposées sont absurdes, problématiques et dangereuses. Tout est juste dans l’amour et la guerre, et la domination religieuse n’est qu’une question d’amour et de guerre. Et ainsi, au début du christianisme, comme nous l’avons vu, la plupart des écrits des partis vaincus furent détruits, oubliés ou simplement non reproduits pour la postérité, c’est-à-dire, d’une manière ou d’une autre, perdus. De si nombreux textes perdus ! Certains spécialistes donneraient tout pour les récupérer. Mais relativement peu ont été retrouvés. Et le petit nombre à nous être parvenu est, bien entendu, spectaculaire. Des découvertes significatives ont commencé à se produire dès le XVIIe siècle. Et elles s’intensifièrent au cours des siècles, dans des bibliothèques monastiques de Grèce, d’Égypte et d’ailleurs où furent menées des campagnes archéologiques aboutissant à des découvertes inespérées. Ainsi que grâce aux Bédouins tombant par hasard sur des écrits dépassant nos rêves les plus fous.
Quelques découvertes spectaculaires Il peut y avoir discussion sur ce que l’on peut considérer comme le manuscrit le plus important trouvé à l’époque moderne. Mais peu nieront la prééminence des manuscrits de la mer Morte, découverts totalement par hasard en 1947 dans une grotte, à une vingtaine de kilomètres de Jérusalem, par un jeune berger recherchant une chèvre égarée. D’autres grottes furent fouillées ; onze contenaient des manuscrits 1. Il s’agissait de véritables trésors : des manuscrits appartenant — et ayant été écrits par eux — aux membres d’une secte juive vivant à peu près à la même époque et au même endroit que Jean Baptiste et Jésus ; des copies des Saintes Écritures hébraïques d’un siècle antérieures à ce que l’on connaissait jusqu’alors, permettant aux spécialistes de vérifier la précision des scribes qui copièrent le texte dans l’intervalle ; des documents qui décrivent et réglementent la vie quotidienne de cette secte ascétique de moines juifs, connus des historiens sous le nom d’« esséniens » ; des livres qui exposent leur vision apocalyptique du monde et sa fin proche ; des textes qui révèlent leur culte et leur vie liturgique. C’est une réserve de manuscrits qui occupera les érudits durant encore des dizaines d’années, et peut-être des siècles 2. L’importance des manuscrits de la mer Morte pour la connaissance du premier christianisme ne peut être minimisée, mais elle est indirecte. Malgré ce que l’on peut lire dans des publications à sensation et dans des théories parfois avancées par des érudits, par ailleurs, compétents, les manuscrits ne mentionnent jamais Jean Baptiste ou Jésus ni aucun de ses disciples ; ils ne contiennent rien de chrétien. Ils sont importants pour les études sur le premier christianisme
(par opposition aux études sur les débuts du judaïsme, dont ils relèvent directement) parce qu’ils nous donnent un aperçu de première main de la société, de la culture et de la religion, à l’endroit et au moment même où le christianisme est né. Mais qu’est-ce que ces textes nous ont appris sur la naissance du christianisme ? Pendant longtemps, la découverte la plus significative sur ce sujet fut celle d’un document qui, d’ailleurs, a rapidement cessé d’être une référence familière ou un objet d’intérêt pour les profanes attirés par la période, mais qui conserve toute son importance. Le livre connu sous l’appellation de Didachè (« enseignement » en grec ; le titre complet est « Doctrine des douze apôtres à l’adresse des Nations ») fut découvert dans la Bibliothèque patriarcale de Constantinople en 1873 3. À sa publication une décennie plus tard, son impact fut immense car c’était un écrit chrétien très ancien, probablement aussi ancien que certains textes du Nouveau Testament, et connu pour avoir été considéré comme canonique par certains groupes chrétiens dans les premiers siècles. C’est pourtant un document totalement différent des livres qui ont été intégrés au canon. Il s’agit d’« instructions ecclésiastiques », c’est-à-dire d’un ouvrage qui fournit des règles sur la vie éthique devant être suivies par les chrétiens et, plus important encore, avec des indications concernant leur vie liturgique : la manière de baptiser (à l’extérieur dans une eau courante et froide autant que possible), de jeûner (les mercredis et vendredis, et non pas les lundis et les jeudis comme les Juifs), de prier (dire le Notre Père trois fois par jour) et de célébrer l’eucharistie (avec des prières fournies par l’auteur, d’abord avec le vin puis avec le pain, c’est-à-dire dans l’ordre inverse de ce que l’on fait de nos jours). De plus, le document fournit des instructions détaillées sur ce qu’il convient de faire avec les apôtres itinérants, les enseignants et les prophètes, qui sont présumés être d’une grande aide, et dont certains vivaient aux frais (importants) des communautés qu’ils visitaient. Le document tente de mettre de tels parasites prophétiques sous contrôle. La Didachè fournit donc des informations précieuses sur la vie interne de l’Église à l’époque de sa rédaction, c’est-à-dire probablement vers la fin du Ier siècle. D’autres découvertes peuvent être considérées comme encore plus révolutionnaires pour notre connaissance du premier christianisme et de ses Écritures. Certains souligneront celles, tout au long du XXe siècle, de manuscrits du Nouveau Testament plus anciens de plusieurs centaines d’années que les manuscrits dont disposaient les premiers traducteurs de la Bible, comme ceux qui constituent la King James Bible 4. Ces premiers manuscrits montrent notamment que les livres du Nouveau Testament n’étaient pas toujours copiés avec le soin que l’on peut imaginer ou espérer. En fait, les premiers copistes paraissent n’avoir pas été préparés, et s’être révélés relativement inaptes à cette tâche ; ils ont commis nombre d’erreurs, et ces erreurs ont été recopiées par les copistes suivants (qui disposaient seulement d’exemplaires fautifs pour effectuer leur travail) jusqu’à la fin du Moyen Âge. Les manuscrits les plus anciens, récemment découverts, cependant, sont plus proches des livres originaux du Nouveau Testament et plus aptes à donner du sens au contenu original de chaque ouvrage. Malheureusement, aucun exemplaire original d’un quelconque livre du Nouveau Testament ne nous est parvenu, ni aucune des premières copies ou copies de copies. À la fin du XIXe siècle, avant les plus récentes découvertes, nos plus anciens textes complets du Nouveau Testament dataient du IVe siècle, c’est-à-dire de trois siècles après que les textes originaux furent rédigés, trois siècles durant lesquels des copistes de divers tempéraments et d’habileté inégale ont copié, de manière souvent fautive, les Écritures. Des découvertes de papyrus au XXe siècle ont, toutefois, amélioré nos connaissances de manière significative, de sorte que maintenant nous possédons des exemplaires fragmentaires de certains écrits du Nouveau Testament datant de la fin du IIIe siècle et d’avant. L’exemplaire du Nouveau Testament le plus ancien est un petit
fragment appelé P 52 (parce que c’était le cinquante-deuxième manuscrit catalogué). Détaché d’une page plus grande qui à l’origine représentait une partie d’un manuscrit complet de l’Évangile de Jean, il est de la taille d’une carte de crédit. Il fut découvert en Haute-Égypte, dans un dépôt d’ordures, probablement dans la cité d’Oxyrhynchus, et se trouve aujourd’hui dans la bibliothèque John Rylands de Manchester, en Angleterre. Écrit recto verso 5, il contient plusieurs versets du récit, par saint Jean, du procès de Jésus devant Pilate (Jean 18). Des paléographes ont pu dater le fragment ; il paraît avoir été écrit durant la première moitié du IIe siècle, en l’an 125, à vingt-cinq ans près, et donc, peut-être, juste vingt-cinq ou trente ans après que Jean luimême fut publié pour la première fois 6. Celui-ci, et d’autres papyrus de la même époque, nous ont aidés à reconstituer les mots originaux des livres du Nouveau Testament, un travail capital, car il faut reconnaître qu’il n’est pas possible de savoir ce que le Nouveau Testament signifie si l’on ne sait pas ce qu’il dit. D’autres spécialistes ont considéré la découverte de textes non canoniques comme aussi importante pour comprendre l’histoire du premier christianisme, y compris l’Évangile de Pierre déjà évoqué et connu par des fragments à peu près aussi vieux que certains textes de notre Nouveau Testament (excepté le remarquable mais minuscule P 52). Certains placent en tête de la liste des découvertes non canoniques le curieux fragment d’un « évangile inconnu » que les spécialistes désignent comme le papyrus Egerton 2. Nous ne possédons pas un seul passage assez long de ce texte pour déterminer de quel évangile il provient, ou son intitulé (d’où le titre d’Évangile inconnu). Il fut découvert parmi d’autres papyrus figurant dans les collections du British Museum et publiés pour la première fois en 1935 ; le manuscrit lui-même paraît dater de l’an 150, à vingt-cinq ans près, et contient quatre fragments qui relatent des paroles et des actes de Jésus : une controverse avec des dirigeants juifs, la guérison d’un lépreux (un pauvre homme se plaignant d’avoir attrapé la maladie par inadvertance en voyageant avec un groupe de lépreux), une controverse sur le fait de savoir s’il faut payer un tribut aux autorités de l’État, et l’histoire d’une sorte de miracle effectué par Jésus sur les rives du Jourdain. Une histoire qui, à la différence des trois autres, n’a pas d’équivalent dans les Évangiles du Nouveau Testament 7.
Mais même les trois autres sont racontées d’une manière totalement différente des versions plus familières des livres canoniques. Cela a conduit certains spécialistes à déclarer que cet évangile inconnu avait été écrit avant ceux de Matthieu, Marc, Luc et Jean. D’autres pensent qu’il fut écrit plus tard que ces évangiles, mais qu’il a subi l’influence de la tradition orale sur Jésus, qui continua à circuler longtemps après que les Évangiles du Nouveau Testament eurent été écrits. Nous ne devons jamais oublier que ces Évangiles canoniques ne furent pas considérés comme sacro-saints ou inviolables durant de longues années après avoir été pour la première fois mis en circulation ; personne, excepté peut-être les auteurs eux-mêmes, ne les considérait comme le « dernier mot » sur l’enseignement et les actes de Jésus. Cela est devenu plus évident encore avec la découverte récente d’un évangile non canonique publié en 1999, et appelé par ses éditeurs l’Évangile du Sauveur 8. Découvert parmi des papyrus achetés et plus ou moins oubliés par le Musée égyptien de Berlin en 1967, ce texte ne fut reconnu comme un évangile perdu qu’au début des années 1990. Il est écrit en copte. La plupart des trente pages ayant survécu sont très lacunaires et contiennent juste quelques lignes incomplètes avec peu de mots lisibles. Mais il y a quelques pages presque complètes, suffisantes pour comprendre ce que cet évangile perdu contenait. Il donnait au moins un récit des dernières heures de Jésus. La portion du texte ayant subsisté rapporte les dernières instructions de Jésus à ses disciples, sa prière à Dieu pour que le « calice » soit écarté de lui, puis une adresse finale à la croix elle-même.
Ces passages diffèrent de la plupart des récits parallèles du Nouveau Testament par quelques traits remarquables. Par exemple, lorsque Jésus demande à son père d’« écarter ce calice de lui », il ne le fait pas dans le jardin de Gethsémani (comme dans les récits canoniques) mais au cours d’une vision dans laquelle il a été transporté dans la chambre du trône de Dieu lui-même. De plus, ce récit rapporte les réponses de Dieu aux requêtes de Jésus. Mais le passage probablement le plus singulier est celui de la fin, lorsque Jésus (qui est appelé « le Sauveur » tout au long du récit) s’adresse à plusieurs reprises directement à la croix. À un moment par exemple, il s’écrie : « Oh ! Croix, ne sois pas effrayée ! Je suis riche. Je te couvrirai de ma richesse. Je monterai à toi. Je serai suspendu à toi » (fragment 5H). Nous n’avons aucun moyen de savoir ce que la croix répondit, et si elle le fit. Pourtant, c’est évidemment comparable à l’Évangile de Pierre, où, à la résurrection de Jésus, Dieu parle à la croix depuis les cieux, et la croix répond. Il est impossible de déterminer si l’Évangile du Sauveur contenait beaucoup plus que ces événements et que ces paroles ultimes de la vie de Jésus (par exemple, un récit complet de son ministère). Dans d’autres cas, cependant, les textes complets d’évangiles précédemment perdus ont été découverts. Et pour la majorité des spécialistes du premier christianisme, il s’agit des découvertes de manuscrits les plus importantes des Temps modernes. C’est, en particulier, le cas d’une bibliothèque de textes découverte en Haute-Égypte, près du village de Nag Hammadi, et qui a provoqué un grand intérêt chez les érudits et la plus grande attention des médias. C’est une découverte d’une valeur inestimable, aussi importante pour la connaissance du premier christianisme que les manuscrits de la mer Morte pour celle du premier judaïsme. Si les manuscrits de la mer Morte n’avaient pas été découverts, ceux de Nag Hammadi seraient considérés comme la découverte la plus considérable des Temps modernes. Et parmi les livres de Nag Hammadi, aucun n’a suscité une attention et provoqué une ferveur et une excitation intellectuelle aussi importantes que l’Évangile de Thomas, le plus important et singulier livre non canonique à avoir jamais été retrouvé, un recueil de paroles de Jésus, certaines devant être authentiques, la plupart étant inconnues auparavant.
La découverte de la bibliothèque de nag hammadi C’est une curieuse histoire que cette découverte fortuite (en 1945) d’une cachette de documents chrétiens antiques, dans une contrée lointaine de Haute-Égypte, une histoire de chance, d’ineptie, de secret, d’ignorance, d’intelligence savante, de meurtre et de revanche acharnée. Même aujourd’hui, alors que les spécialistes ont passé des années à essayer d’assembler tout cela, des détails de la découverte demeurent lacunaires 9. Nous savons ce qui s’est passé en décembre 1945 – environ un an et demi avant la découverte des manuscrits de la mer Morte à des centaines de kilomètres dans le désert de Judée –, alors que sept Bédouins étaient en train de creuser pour trouver du sabakh, un engrais riche en nitrate, près d’une falaise appelée Jabal al-Tarif, près du Nil, en Haute-Égypte. L’engrais était utilisé pour les cultures de leur petit hameau de al-Qasr, de l’autre côté du fleuve en face du plus grand village de la région, Nag Hammadi, à quelque quatre cent cinquante kilomètres au sud du Caire et à soixante kilomètres au nord de Louxor et de la Vallée des Rois. Le chef du groupe, responsable de la découverte, qui plus tard en divulgua les détails, s’appelait, ça ne s’oublie pas, Mohammed Ali. C’est toutefois le plus jeune frère d’Ali qui fit réellement la découverte, en heurtant de sa pioche quelque chose de dur dans le sol. Il s’avéra qu’il s’agissait d’un squelette humain 10. Creusant autour, les ouvriers découvrirent près du squelette une grande jarre de terre cuite, d’environ cinquante centimètres de haut, dont le couvercle était fermé hermétiquement avec du bitume.
Mohammed Ali et ses compagnons hésitaient à ouvrir la jarre par peur qu’elle ne contienne un mauvais génie. Après réflexion, ils pensèrent qu’elle pouvait aussi contenir de l’or, et donc finirent par la briser avec leurs pioches. Mais il n’y avait ni génie ni or, juste une liasse de vieux livres en peau, de peu d’intérêt pour des Bédouins illettrés. Ali partagea la découverte, déchirant les livres pour que chacun ait sa part. Ses compagnons apparemment refusèrent leur part, et il enveloppa le tout dans son turban, retourna chez lui et les déposa dans le bâtiment où ils abritaient leurs animaux. Au matin, sa mère utilisa apparemment quelques-unes des feuilles sèches pour allumer son feu. L’histoire se complique à ce moment, car la vie réelle s’en mêle, mais d’une manière presque irréelle. Mohammed Ali et sa famille étaient impliqués dans une vendetta avec une tribu d’un village voisin. Cela avait commencé six mois plus tôt lorsque le père d’Ali, alors gardien de nuit dans une importante installation d’irrigation allemande, avait tiré sur un intrus et l’avait tué. Le jour suivant le père d’Ali avait été tué par la famille de la victime. Environ un mois après qu’ils eurent découvert la jarre de livres, Mohammed Ali et ses frères apprirent que l’assassin de leur père dormait sur le bord de la route, près d’une jarre de mélasse de sucre de canne. Ils empoignèrent leurs pioches, trouvèrent l’homme qui était toujours endormi et le battirent à mort. Puis ils lui ouvrirent la poitrine pour en extraire son cœur encore chaud, et le mangèrent, ce qui est l’acte suprême de la vendetta. Il se trouve que l’homme qu’ils avaient tué était le fils d’un magistrat local. Mohammed Ali finit par penser que les vieux livres qu’il avait découverts valaient peut-être quelque chose. De plus, il eut peur que ses frères et lui puissent être les premiers suspects du meurtre en question et que sa maison soit fouillée pour trouver des preuves. Il donna un des livres au prêtre copte local pour qu’il le sauvegarde jusqu’à ce que le danger s’éloigne. Ce prêtre avait un beau-frère qui était un enseignant itinérant d’anglais et d’histoire, qui venait chez lui une fois par semaine lorsqu’il faisait la tournée des écoles paroissiales des environs. Le professeur d’histoire se rendit compte que les livres pouvaient être assez importants pour en tirer un bon prix, et il alla au Caire pour essayer de vendre le volume en sa possession. La tentative fut infructueuse, car le livre fut d’abord confisqué par les autorités, puis finalement autorisé à être vendu au Musée copte. Le directeur du musée eut rapidement une idée de la nature du livre, et s’arrangea, en collaboration avec un jeune Français spécialiste de l’Antiquité en visite, Jean Doresse, qu’il avait connu en France, pour trouver la plupart des volumes restants qu’il acquit pour le musée. Doresse eut la chance de les voir le premier en tant que spécialiste. Une équipe internationale fut constituée par l’Unesco pour les photographier, les étudier, les traduire et les publier. L’équipe internationale était dirigée par un Américain, James Robinson. Le travail fut finalement accompli, et nous avons maintenant des éditions anglaises de qualité du recueil disponible ; on peut se les procurer par Internet ou dans n’importe quelle bonne librairie 11. Qu’est-ce que cette collection de livres anciens ? La réponse rapide est qu’il s’agit de la plus riche collection d’écrits chrétiens perdus, réapparus dans les Temps modernes 12. Elle inclut plusieurs évangiles sur Jésus qui n’avaient jamais été vus auparavant par aucun spécialiste occidental, des ouvrages connus pour avoir existé dans l’Antiquité mais perdus depuis près de mille cinq cents ans. La cachette contenait douze volumes en parchemin, avec les pages arrachées d’un treizième, maintenant perdu, attachées et insérées à l’intérieur de la couverture d’un des autres. Les pages sont composées de papyrus. Les livres eux-mêmes sont des anthologies, des collections de textes compilés et ensuite reliés ensemble. On compte en tout
cinquante-deux traités préservés dans ces volumes. Mais six sont en double, ce qui donne un recueil de quarante-six documents différents. Ils comprennent des évangiles de gens comme Philippe le disciple de Jésus, et des révélations secrètes faites à son disciple Jean et d’autres à Jacques ; ils comportent des spéculations mystiques sur le commencement du royaume divin et la création du monde, des réflexions mystiques sur la signification de l’existence et les splendeurs du salut ; et encore des exposés sur d’importantes doctrines religieuses ainsi que des attaques polémiques contre d’autres chrétiens à cause de leurs erreurs et de leurs idées hérétiques, spécialement des chrétiens que nous appellerons proto-orthodoxes. Les documents sont écrits en copte ancien. Mais il y a de fortes raisons de penser que chacun était originellement écrit en grec. Pour certain de ces écrits la question ne se pose même pas : parmi les textes, par exemple, se trouve un bref extrait de la République de Platon. Pour d’autres œuvres, y compris l’Évangile de Thomas, nous avons des fragments grecs datant d’une époque antérieure 13. Pour certaines œuvres, les linguistes ne peuvent déterminer si le copte est une « traduction » ou si elles ont été directement écrites dans cette langue. Les livres reliés en cuir ont été fabriqués dans la seconde moitié du IVe siècle. Nous le savons à cause du dos des reliures en cuir qui ont été renforcés avec des morceaux de papier dont quelques-uns proviennent de reçus datant des années 341, 346 et 348. Les livres ont donc été fabriqués quelque temps après 348. La date des livres n’est, évidemment, pas la même que celle des documents qu’ils contiennent, exactement comme la Bible (une autre anthologie) posée sur mon bureau a été fabriquée en 1998, alors que les documents qu’elle contient ont été écrits environ mille neuf cents années plus tôt. Il en est de même des textes de Nag Hammadi : ils ont été écrits bien avant la fin du IVe siècle. Les fragments grecs de l’Évangile de Thomas que je viens de mentionner datent du IIe et du IIIe siècle. Quand les textes de ces livres furent-ils écrits ? Évidemment, ils furent produits à des époques et dans des lieux différents (la République de Platon, par exemple au IVe siècle av. J. C.) ; mais la plupart d’entre eux paraissent dater, au plus tard, du IIe siècle chrétien. Des spécialistes se sont engagés dans d’intenses discussions sur la datation de certains de ces livres, spécialement pour savoir s’ils ont été composés dès le Ier siècle, c’est-à-dire avant les livres du Nouveau Testament. Parmi ces discussions, celles portant sur l’Évangile de Thomas ont probablement été les plus intenses. Nous ne savons pas exactement qui a écrit ces livres ni pourquoi ils ont été dissimulés sous la falaise de Jabal al-Tarif, juste au-dessus d’une courbe du Nil, au nord de Louxor. Il n’est peutêtre pas innocent qu’un monastère chrétien, fondé par le fameux moine chrétien saint Pacôme, au IVe siècle, soit situé à environ quatre kilomètres plus loin. Les spécialistes ont eu tendance à penser que ces livres pouvaient venir de la bibliothèque du monastère, une hypothèse soutenue par la teneur des bouts de papier de leurs reliures. Mais pourquoi les moines se seraient-ils défaits de ces livres ? Comme nous le verrons plus complètement dans un chapitre ultérieur, l’an 367 est une date importante dans l’histoire de la formation du canon du Nouveau Testament, à la fin du IVe siècle donc. C’est à ce moment que le puissant évêque d’Alexandrie, Athanase, écrivit aux Églises d’Égypte qui étaient sous sa juridiction une lettre dans laquelle il traçait en termes stricts les contours du canon des Écritures. C’était la première fois que quelqu’un indiquait officiellement que les vingt-sept livres qui composent notre Nouveau Testament, et seulement ces vingt-sept textes, seraient considérés comme les Écritures. De plus, Athanase précisait que les autres livres « hérétiques » ne devaient plus être lus. Est-il possible que des moines du monastère pacômien près de Nag Hammadi aient ressenti une pression venant d’en haut et aient
« nettoyé » leur bibliothèque pour être en conformité avec les instructions du puissant évêque d’Alexandrie ? Si oui, pourquoi ont-ils choisi de cacher les livres au lieu de les brûler ? Il est possible que ceux qui ont caché les livres dans une jarre de terre cuite dans une région sauvage aient en fait été des partisans de ces ouvrages, et aient décidé de les cacher pour les sauvegarder jusqu’à ce que les tendances privilégiées en matière d’Écritures changent, et qu’ils puissent être récupérés pour leur bibliothèque de textes sacrés. Nous ne le saurons jamais. Nous discuterons d’autres livres de ce qu’on appelle la bibliothèque de Nag Hammadi plus tard, lorsque nous examinerons une forme du premier gnosticisme chrétien, peut-être la plus importante et certainement l’une des plus fascinantes versions du christianisme qui se soit « perdue ». Pour l’instant, nous ne nous intéresserons qu’à un seul de ces livres, celui que les historiens du premier christianisme ont trouvé le plus singulier et le plus important, un faux connu sous son nom depuis les temps anciens, perdu et redécouvert récemment. C’est un faux contenant des enseignements de Jésus écrits sous le nom de quelqu’un qui devrait l’avoir mieux connu que quiconque : son frère jumeau, Didyme Judas Thomas.
Les propos de thomas L’Évangile selon Thomas est un texte complet : nous possédons son commencement, sa fin et tout ce qui figure entre les deux 14. Il se compose de 114 propos de Jésus et, en dehors du verset introductif de l’auteur, de presque rien d’autre. Il n’y a pas d’histoires racontées sur Jésus : pas de naissance, pas de baptême, pas de miracles, pas de procès, pas de mort ni de Résurrection, aucune anecdote d’aucune sorte. La plupart des propos sont introduits par les mots : « Jésus a dit… » suivis d’un autre verset commençant par : « Jésus a dit… » En quelques occasions, on trouve un dialogue entre Jésus et les disciples dans lequel ils disent ou demandent quelque chose et où Jésus répond, ou bien c’est lui qui dit quelque chose et eux qui répondent. Ce sont les éléments les plus narratifs de l’ouvrage. Il n’y a pas de système d’organisation évident du recueil. Quelques-uns des propos sont reliés par un thème ou une idée mais, en fait, l’ordre paraît complètement aléatoire. Plus de la moitié des propos que l’on trouve dans l’Évangile de Thomas ont des équivalents dans les Évangiles du Nouveau Testament (79 sur 114, pour être précis). À quelques reprises, ces similitudes sont tout à fait étroites. Ici, par exemple, on peut trouver la célèbre parabole du grain de sénevé : Les disciples dirent à Jésus : « Dis-nous à quoi est semblable le royaume des cieux. » Il leur répondit : « Il est semblable à un grain de sénevé, la plus petite de toutes les semences. Mais lorsqu’il tombe sur un sol labouré, il produit une grande branche et devient un abri pour les oiseaux du ciel » (propos 20 ; voir Marc 4,30-31) 15. Et, dans une forme plus concise que dans le Nouveau Testament, le commentaire sur l’aveugle guidant l’aveugle : Jésus a dit : « Si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tombent dans un fossé » (propos 34 ; voir Matthieu 15,14). Et l’une des Béatitudes : Jésus a dit : « Heureux vous, les pauvres, car le royaume des cieux est à vous » (propos 54 ; voir Luc 6,20). Nombre de ces propos sont plus vigoureux et plus succincts que leurs équivalents canoniques. Il
est possible que Thomas présente une version plus juste que Matthieu, Marc et Luc – il y a moins de parallèles avec Jean. S’agit-il d’une forme très proche de ce que Jésus a réellement dit ? D’autres propos commencent d’une manière familière, semblable à un passage des Évangiles du Nouveau Testament, mais introduisent une différence, une tonalité quelque peu bizarre. Par exemple, le propos 2 : Jésus a dit : « Que celui qui cherche ne cesse pas de chercher, jusqu’à ce qu’il trouve. Et, quand il aura trouvé, il sera émerveillé, et il régnera sur le Tout. » La parabole commence comme Matthieu 7,7-8 : « Cherchez, vous trouverez. » Mais qu’est-ce que cela signifie lorsqu’il parle d’être inquiet, d’être étonné et de régner sur « tout » ? Ou encore le propos 72 : Un homme lui dit : « Dis à mes frères de partager avec moi les biens de mon père. » Il lui répondit : « Ô hommes, qui a fait de moi un partageur ? » Il se tourna vers ses disciples et leur dit : « Suis-je donc un partageur ? » (voir Luc 12,13-14.) Ou prenons un exemple près de la fin, le propos 113 : Ses disciples lui demandèrent : « Quand adviendra le Royaume ? » [Jésus répondit :] « Il ne viendra pas parce qu’on l’attend ; on ne dira pas : “Voici qu’il est ici” ou “Voici qu’il est là.” Plutôt, le royaume du Père est répandu sur la terre, et les hommes ne le voient pas. » À nouveau, le passage débute d’une manière familière (voir Marc 13,4 ou Luc 17,20-21), mais se termine d’une autre manière. Puis il y a un grand nombre de paroles qui résonnent de façon encore plus éloignée de ce que l’on trouve sur les lèvres de Jésus dans les Évangiles canoniques (excepté pour quelques phrases toutes faites). Juste pour donner trois exemples plutôt frappants : Jésus a dit : « Ce ciel passera, et celui qui est au-dessus de lui passera ; ceux qui sont morts ne vivent pas, et ceux qui vivent ne mourront pas. Les jours où vous mangiez ce qui est mort, vous en faisiez quelque chose de vivant ; lorsque vous serez dans la lumière, que ferez-vous ? Le jour où vous étiez un, vous êtes devenus deux ; mais quand vous serez devenus deux, que ferezvous ? » (propos 11).Ses disciples dirent : « Quand est-ce que tu te manifesteras à nous et quand pourrons-nous te voir ? » Jésus répondit : « Lorsque, pareils à de petits enfants, vous vous déshabillerez sans avoir honte et que vous prendrez vos vêtements et les piétinerez, c’est alors que vous verrez le fils du Vivant ; et vous n’aurez pas peur » (propos 37).Jésus a dit : « Lorsque vous produirez ceci en vous-mêmes, ce que vous avez vous sauvera, ce que vous n’avez pas en vous vous tuera » (propos 70). Que faut-il penser de ces paroles bizarres ? Que signifient-elles ? Et d’où viennent-elles ? Voyons d’abord d’où elles proviennent. Un si grand nombre de ces paroles sont semblables à celles des Évangiles du Nouveau Testament qu’il s’est toujours trouvé des spécialistes pour soutenir que « Thomas » (personne ne pense qu’il s’agissait réellement de Thomas, le frère de Jésus, mais pour des raisons pratiques nous lui conservons son pseudonyme) se servit des Évangiles du Nouveau Testament comme source, en modifiant leurs propos et en en ajoutant quelques autres 16. Pour expliquer cette position de manière plus complète, une digression est nécessaire. Les
passages les plus proches de l’Évangile de Thomas se trouvent chez Matthieu, Marc et Luc. Ces trois-là sont connus comme les Évangiles synoptiques (littéralement : « vus ensemble »), parce qu’ils ont tellement d’anecdotes et de propos en commun qu’ils peuvent être mis en colonnes parallèles et comparés soigneusement les uns avec les autres. Longtemps avant que l’Évangile selon Thomas ne fût découvert, les spécialistes furent intrigués par la question de savoir pourquoi les Synoptiques étaient si semblables les uns aux autres, pourquoi ils racontaient souvent exactement les mêmes histoires, dans le même ordre, et quelquefois exactement avec les mêmes mots, alors qu’en d’autres occasions, ils différaient dans les histoires racontées, l’ordre et le vocabulaire. La solution qui fut finalement imaginée pour ce « problème synoptique », et qui est toujours acceptée par la majorité des chercheurs aujourd’hui, est que Matthieu et Luc contiennent un certain nombre de passages supplémentaires presque entièrement constitués de paroles qui ne se trouvent pas dans Marc. Marc ne pouvait donc pas être la source de ces passages. Mais d’où Matthieu et Luc les ont-ils tirés ? La théorie est que Matthieu et Luc prirent ces passages, principalement des propos de Jésus, à une autre source qui s’est perdue. Les érudits allemands qui émirent cette théorie décidèrent d’appeler cette autre source Quelle – fréquemment appelée Q –, mot allemand signifiant « source ». Q procura du matériau à Matthieu et Luc mais pas à Marc. Il est largement accepté que Q était un document authentique, écrit en grec, et en circulation dans l’Église des premiers temps. Un document qui rapportait au moins deux actes de Jésus (l’histoire des tentations de Jésus est dans Q, comme l’histoire de la guérison du fils du centurion) et certains de ses enseignements, y compris la Prière au Seigneur, les Béatitudes et d’autres paroles familières 17. Au XIXe siècle, l’une des principales objections à l’existence de cet hypothétique évangile perdu, Q, était qu’il était difficile d’imaginer – et pour certains spécialistes, tout simplement impossible – qu’un chrétien quelconque ait écrit un évangile contenant presque exclusivement des enseignements de Jésus. Plus surprenant est le fait que dans aucun texte de Q (c’est-à-dire dans aucun des passages trouvés dans Matthieu et Luc, mais pas dans Marc), il n’y a un récit de la mort et de la résurrection de Jésus. Comment, se sont demandé les érudits sceptiques, un chrétien pourrait-il avoir écrit un évangile qui insiste sur les paroles de Jésus sans parler de sa mort et de sa résurrection ? Alors que le sujet des Évangiles est assurément la mort de Jésus pour les péchés du monde et sa résurrection comme justification de Dieu et de sa mission. Ce fut un argument courant contre l’existence de Q, jusqu’à ce que l’Évangile selon Thomas fut découvert. Car là, on était en présence d’un recueil de 114 propos de Jésus, sans aucun récit de sa mort ni de sa résurrection. Bien plus, c’était un évangile qui s’intéressait au salut mais qui ne considérait pas la mort et la résurrection de Jésus comme importantes pour le salut, un évangile qui suggérait que ce dernier devait venir par d’autres voies. Le salut par d’autres voies ? Mais quelles voies ? L’interprétation correcte des propos de Jésus. Le début de l’Évangile selon Thomas est tout à fait surprenant, en ce qu’il révèle l’intention de l’auteur et sa compréhension de l’importance du recueil de propos, notamment en ce qui concerne la manière d’accéder à la vie éternelle : Voici les paroles secrètes que Jésus le Vivant a dites et que Didyme Judas Thomas a écrites. Et il a dit : « Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas à la mort » (propos 1). Les propos rapportés ici sont déclarés devoir rester secrets ; ils ne sont pas évidents, autoexplicatifs ou de sens commun. Ils sont cachés, mystérieux, incompréhensibles, secrets ; Jésus les a prononcés et Didyme Judas Thomas, son frère jumeau, les a notés. Et la voie pour accéder
à la vie éternelle consiste à découvrir leur véritable signification. Rarement un auteur a mis une telle pression sur ses lecteurs. Si vous voulez vivre éternellement, vous devez découvrir ce qu’il a voulu dire. Avant de proposer une interprétation des Évangiles, une interprétation qui a soudainement pris une telle importance, je voudrais dire un dernier mot sur Thomas en rapport avec les Synoptiques. Personne ne pense que Thomas est la source Q depuis longtemps perdue. Un grand nombre de propos figurant dans Q ne sont pas dans Thomas, et un certain nombre de propos de Thomas ne sont pas dans Q. Mais ils peuvent avoir été des documents similaires avec des opinions théologiques comparables. L’auteur de Q, aussi, a pu penser que c’était les propos de Jésus qui étaient la clef d’une bonne relation avec Dieu. S’il en est ainsi, en perdant Q, nous avons perdu une voix alternative importante du tout début du christianisme. De nombreux spécialistes datent Q des années 50 de la nouvelle ère, c’est-à-dire avant l’écriture des Évangiles synoptiques – Marc se situe dix ou quinze ans plus tard ; Matthieu et Luc dix ou quinze ans encore après – et du temps de Paul. Paul, bien sûr, insiste sur la mort et la résurrection de Jésus comme voie du salut. Est-ce que l’auteur de Q a souligné les propos de Jésus comme étant la voie ? Nombre de gens encore aujourd’hui ont du mal à accepter une croyance littérale en la résurrection de Jésus ou la traditionnelle interprétation de sa mort comme une expiation, mais se considèrent comme chrétiens parce qu’ils essaient de suivre l’enseignement du Christ. Peutêtre existait-il des premiers chrétiens du même avis, peut-être l’auteur de Q était-il l’un d’eux. S’il en a été ainsi, l’idée se perdit, et le document fut enfoui. Pour partie, il fut enfoui dans les Évangiles plus tardifs de Matthieu et de Luc qui transformèrent et, de ce fait, nièrent le message de Q en y incorporant un récit de la mort et de la résurrection de Jésus. Une forme supplémentaire de christianisme perdue jusqu’à sa redécouverte à l’époque moderne. Nous ignorons toujours l’origine des propos rapportés par l’auteur pseudonymique de l’Évangile selon Thomas, supposé être le jumeau de Jésus, Didyme Judas Thomas. La question continue à être débattue parmi les spécialistes, et la plupart pensent qu’il n’utilisa pas les Évangiles synoptiques comme source : il n’y a pas assez de concordances mot à mot pour supposer qu’il le fit (à la différence des larges similitudes entre les Synoptiques eux-mêmes). La plupart estiment, au contraire, qu’il eut connaissance des propos de Jésus parce qu’ils avaient été transmis oralement, par le bouche-à-oreille (exactement comme Marc, par exemple, entendit ces histoires). Puis qu’il en rassembla quelques-uns, certains semblables à ceux que l’on trouve dans les Synoptiques mais avec quelques distorsions, et d’autres totalement différents.
Interpréter l’évangile selon thomas Si interpréter ces propos correctement est la condition préalable à la vie éternelle, comment le faire ? Peu de sujets ont été aussi chaudement débattus dans les années récentes par les spécialistes du premier christianisme 18. Comme nous le verrons dans un chapitre à venir, une majorité des documents découverts à Nag Hammadi est étroitement rattachée à l’une ou l’autre des diverses formes de croyance et d’identité religieuse que les spécialistes ont identifiées sous le terme général de gnosticisme. Sur ces bases, depuis le début, une majorité d’interprètes a considéré l’Évangile selon Thomas comme une sorte d’évangile gnostique. Plus récemment, cette opinion a été attaquée, principalement par des savants qui avaient peur qu’interpréter Thomas d’un point de vue gnostique amène à introduire du gnosticisme dans un texte qui ne présente pas lui-même des indices d’opinions gnostiques. Les débats ont donc
été centrés sur le fait de savoir si oui ou non il y avait des aspects gnostiques évidents dans le texte lui-même. Je soutiendrai, ci-dessous, qu’il y en a et que cela peut justement nous aider à interpréter quelques-uns des propos les plus mystérieux de l’Évangile 19. Je fournirai une explication plus complète de ce système plus tard. Pour l’instant, il est suffisant de l’indiquer dans ses grandes lignes et de montrer comment cela peut éclairer quelques-uns des propos les plus particuliers de ce livre fascinant 20. Les chrétiens gnostiques différaient grandement entre eux sur des points fondamentaux 21. Mais beaucoup paraissent avoir cru que le monde matériel dans lequel nous vivons est mauvais, au mieux, et exécrable, au pire, qu’il résulte en partie d’une catastrophe cosmique, et que les êtres spirituels qui le peuplent (c’est-à-dire les esprits humains) sont en fait pris au piège ou emprisonnés ici-bas. La plupart des gens emprisonnés dans la matérialité du corps n’ont cependant pas conscience du véritable état des choses ; ils sont comme une personne soûle ayant besoin de cuver son vin ou comme quelqu’un d’endormi qui doit se réveiller. En fait, l’esprit humain ne vient pas de ce monde ; il vient du monde d’en haut, du royaume divin. C’est seulement lorsqu’il prend conscience de sa vraie nature et de son origine qu’il peut échapper à ce monde et retourner à l’existence bienheureuse de sa maison éternelle. Le salut, en d’autres mots, advient par une connaissance salvatrice. Le terme grec pour connaissance est gnosis. C’est pourquoi ces gens sont appelés gnostiques, « ceux qui savent ». Comment acquièrent-ils la connaissance leur permettant de trouver le salut ? Dans les textes gnostiques chrétiens, c’est Jésus lui-même qui descend du royaume céleste pour révéler la connaissance nécessaire au salut de ceux qui ont l’étincelle de l’esprit divin en eux. Je ne pense pas que l’Évangile selon Thomas essaye de décrire un point de vue gnostique à ses lecteurs ou d’expliquer son soubassement mythologique. Je pense qu’il présuppose certains points de vue et que si des lecteurs lisent le texte avec ces présupposés à l’esprit, ils peuvent trouver une signification à presque tous les propos abscons du livre. Par exemple : le premier propos affirme que celui qui trouve l’interprétation des paroles secrètes de Jésus ne connaîtra pas l’expérience de la mort. Les propos sont donc secrets ; ils ne sont pas accessibles au public mais seulement à ceux qui savent. Mieux encore, leur interprétation – leur signification – procure un moyen d’échapper à la mort dans ce monde. Le deuxième propos (voir plus haut) parle de chercher et de trouver. La connaissance est à rechercher, et lorsque vous réalisez que chaque chose que vous croyez savoir sur ce monde est fausse, vous vous inquiétez. Mais ensuite vous vous rendez compte de la vérité, et vous êtes stupéfait. Et quand cela arrive, vous retournez au royaume divin d’où vous provenez et vous régnez avec les autres êtres divins sur tout ce qui existe. Ou pour le dire autrement : « Celui qui a connu le monde a trouvé un cadavre, et celui qui a trouvé un cadavre, le monde n’est pas digne de lui » (propos 56). Ce monde matériel est mort ; il n’y a pas de vie en lui. La vie est affaire de l’esprit. Une fois que vous avez compris ce que le monde est en réalité – c’est-à-dire, la mort –, vous êtes supérieur au monde et vous pouvez le dépasser. C’est pourquoi le premier qui parvient à cette compréhension « ne goûtera pas la mort » (propos 1). Parvenir à cette compréhension de l’absence du monde matériel, et ensuite lui échapper, est comme enlever les habits de la matière (le corps) et se libérer de ses contraintes. Donc une image réelle du salut : « Lorsque, pareils à de petits enfants, vous vous déshabillerez sans avoir honte et que vous prendrez vos vêtements et les piétinerez, c’est alors que vous verrez le fils du Vivant ; et vous n’aurez pas peur » (propos 37). Le salut signifie échapper aux contraintes du corps.
Selon cet évangile, les esprits humains n’ont pas leur origine dans ce monde matériel mais dans celui d’en haut : Jésus a dit : « S’ils vous disent : “D’où êtes-vous issus ?”, répondez-leur : “Nous sommes venus de la lumière du lieu où la lumière est issue d’elle-même ; elle s’est dressée et elle s’est manifestée dans l’image des hommes.” S’ils vous disent : “Est-ce vous ?”, répondez : “Nous sommes ses fils et les élus du Père vivant” » (propos 50). Donc nous venons du monde d’en haut, du monde de la lumière où il n’y a pas d’ennemi, pas de division, pas d’obscurité ; nous-mêmes venons du Dieu unique et sommes ses élus, et il est notre ultime destination : Jésus a dit : « Heureux les solitaires et les élus, car vous trouverez le Royaume. En effet, vous êtes issus de lui, et vous y retournerez » (propos 49). Il est en effet surprenant que ce monde matériel en arrive à être un endroit de réclusion pour des esprits divins. Mais aussi surprenant que ce soit, il aurait été complètement impossible pour lui d’être l’autre voie et que les esprits humains en viennent à être une création de la matière : Si la chair est venue à l’existence à cause de l’esprit, c’est une merveille ; mais si l’esprit est venu à l’existence à cause du corps, c’est une merveille des merveilles. Mais moi, je m’émerveille de ceci : comment cette grande richesse a-t-elle habité dans cette pauvreté ? (propos 29). Pour les esprits enfermés dans ce monde matériel, c’est comme d’être soûl et de ne pas être capable de penser normalement, ou d’être aveugle et de ne pas être capable de voir. Jésus est venu d’en haut, selon cet évangile, pour offrir la connaissance qui donne à réfléchir ou la perspicacité nécessaire au salut, et ceux qui étaient prisonniers ici-bas en ressentaient un besoin désespéré : Jésus a dit : « Je me suis tenu debout au milieu du monde, et je me suis manifesté à eux dans la chair ; je les ai trouvés tous ivres ; je n’ai trouvé aucun d’entre eux qui eût soif. Et mon âme s’est affligée pour les fils des hommes, parce qu’ils sont aveugles dans leur cœur, et n’arrivent pas à voir […] mais en ce moment ils sont ivres. Quand ils auront rejeté leur vin, alors ils se convertiront » (propos 28). Pourquoi alors est-ce que « ceux qui sont morts ne vivent pas, et ceux qui vivent ne mourront pas » (propos 11) ? Parce que les morts sont simplement de la matière ; et ce qui n’est pas matière mais esprit ne peut mourir. Comment est-il possible que « le jour où vous étiez un, vous êtes devenu deux » (propos 11) ? Parce qu’autrefois vous étiez un esprit unifié, mais en devenant prisonnier d’un corps, vous devenez deux choses – un corps et un esprit – et non plus une seule. L’esprit doit s’échapper, et alors il sera un à nouveau. Le salut ne sera donc pas ce qui vient dans ce monde ; il y aura salut à partir de ce monde. Le monde lui-même, l’existence matérielle, n’est pas naturellement bon (contrairement aux théories des proto-orthodoxes). C’est une catastrophe cosmique, et le salut signifie lui échapper. Pour cette raison, le royaume de Dieu n’est pas quelque chose venant dans ce monde comme une entité physique qui peut vraiment être dite appartenir à ce monde de matière. Le Royaume est quelque chose de spirituel : Si ceux qui vous guident vous disent : « Voici, le Royaume est dans le ciel », alors les oiseaux du
ciel vous précéderont ; s’ils vous disent qu’il est dans la mer, alors les poissons vous précéderont. Mais le Royaume est à l’intérieur de vous ; et il est à l’extérieur de vous. Lorsque vous vous reconnaîtrez, alors on vous connaîtra ; et vous saurez que c’est vous les fils du Père vivant (propos 3). Il faut noter une fois encore la clef : vous connaître vous-même, savoir qui vous êtes réellement. Comme ce monde est un endroit dont il faut s’échapper, personne ne doit être attaché aux choses matérielles : « Ne vous inquiétez pas du matin au soir ni du soir au matin au sujet de ce dont vous vous vêtirez » (propos 36). Au contraire, tout ce que ce monde doit offrir, tout ce que cela peut offrir aux riches devrait être rejeté dans le souci d’échapper à ce monde : « Celui qui a trouvé le monde et est devenu riche, qu’il renonce au monde » (propos 110). Et donc, on ne devrait être attaché à quoi que ce soit dans ce monde ; ainsi que cela est dit dans le plus bref des propos de l’évangile : « Devenez des passants » (propos 42).
La clef du salut apporté par Jésus est d’avoir la connaissance exacte, la gnose-connaissance de son identité véritable : Lorsque vous vous connaîtrez, alors on vous connaîtra, et vous saurez que c’est vous les fils du Père vivant. Si au contraire, vous ne vous connaissez pas, alors vous êtes dans la pauvreté, et c’est vous la pauvreté (propos 3b). Jésus lui-même est celui qui peut apporter cette connaissance, connaissance que l’esprit humain est divin, aussi divin que Jésus lui-même et faisant un avec lui : « Celui qui s’abreuvera à ma bouche deviendra comme moi. Moi-même, je deviendrai lui et ce qui est caché lui sera révélé » (propos 108). Et ainsi, Jésus apporte la connaissance nécessaire pour que les esprits divins soient réunis au Royaume d’où ils viennent. C’est pourquoi Jésus n’est pas un « partageur » (propos 72). Il n’est pas un partageur mais un unificateur. C’est pour insister sur le fait de devenir « un », réunifié avec le royaume divin dans lequel il n’y a ni conflit ni division, que le texte souligne si fortement l’identité, la détermination et la solidarité : « Car beaucoup des premiers seront les derniers, et ils deviendront un » (propos 4) ; « Bienheureux soient les solitaires et les élus, car ils entreront dans le Royaume » (propos 22). Ou comme Jésus l’explique en réponse à ses disciples qui l’interrogent (« Alors en devenant petits, nous entrerons dans le Royaume ? ») : Lorsque vous ferez des deux un, et que vous ferez l’intérieur comme l’extérieur, et l’extérieur comme l’intérieur, et le haut comme le bas, et que vous ferez du mâle et de la femelle un seul et même être, de façon que le mâle ne soit plus mâle et que la femelle ne soit plus femelle ; lorsque vous ferez des yeux au lieu d’un œil, une main au lieu d’une main, un pied au lieu d’un pied, une image au lieu d’une image, c’est alors que vous entrerez dans le Royaume (propos 22). Rendre à toute chose son unité originale, où il n’y a pas de parties mais seulement un tout, ni dessus ni dessous, ni extérieur ni intérieur, ni mâle ni femelle. C’est là que se trouve le salut pour ceux qui ont été séparés, mis à l’écart du royaume divin. C’est peut-être l’idée qui peut faire comprendre ce qui est le propos sans doute le plus particulier et certainement le plus controversé de l’Évangile selon Thomas, le 114 :
Simon-Pierre leur dit : « Que Marie nous quitte, car les femmes ne sont pas dignes de la Vie. » Jésus dit : « Voici que moi je l’attirerai pour la rendre mâle, de façon qu’elle aussi devienne un esprit vivant semblable à vous, mâles. Car toute femme qui se fera mâle entrera dans le royaume des cieux. » Ce propos a provoqué un certain étonnement, spécialement parmi les historiennes féministes du premier christianisme qui ont tendance à considérer, avec de bonnes raisons, que nombre de groupes gnostiques étaient plus ouverts aux femmes et que leur rôle dirigeant était plus important dans leurs Églises que chez les proto-orthodoxes. Mais comment interpréter ce verset selon lequel les femmes doivent devenir des mâles si elles veulent entrer au Royaume ? Il est impossible de comprendre ce que le verset signifie sans rappeler que dans le monde antique, le monde de ce texte, on comprenait les relations entre les deux sexes différemment d’aujourd’hui. Désormais nous avons tendance à penser qu’hommes et femmes sont deux aspects de la même chose. Il y a des humains et ils sont soit mâles soit femelles. Dans le monde antique, les genres n’étaient pas vus ainsi. Pour les peuples antiques, mâles et femelles n’étaient pas deux sortes d’humains : ils étaient deux degrés de l’humain. Comme nous le savons par des philosophes, des poètes, des médecins et d’autres, les femmes dans les mondes grec et romain étaient largement considérées comme des hommes imparfaits. Elles étaient des hommes qui ne s’étaient pas totalement développés. Dans l’utérus, le pénis n’avait pas poussé. Quand elles naissent, elles ne sont pas complètement développées, elles ne sont pas musclées, n’ont pas de poils sur le visage, n’ont pas une voix profonde. Les femmes sont littéralement le sexe faible. Et dans un monde obéissant à une idéologie de pouvoir et de domination, tout cela faisait des femmes des êtres asservis et, nécessairement, soumis aux hommes. Le monde entier, croyait-on, opère selon un processus de perfectionnement. Les choses sans vie sont moins parfaites que les choses vivantes, les plantes moins parfaites que les animaux, les animaux que les humains, les femmes que les hommes et les hommes que les dieux. Trouver le salut, être uni à Dieu, demandaient aux hommes d’être parfaits. Pour certains penseurs du monde antique, les implications étaient claires : pour qu’une femme soit parfaite, elle devait d’abord passer par l’étape suivante du processus, et devenir un homme. Et ainsi, le salut, pour l’Évangile de Thomas, qui présuppose l’unification de toute chose de telle manière qu’il n’y ait plus de haut ni de bas, de dedans ni de dehors, de mâle ni de femelle, réclame que tous les esprits divins retournent à leur lieu d’origine. Mais pour que les femmes accomplissent leur salut, elles doivent évidemment d’abord devenir des mâles. La connaissance que Jésus révèle permet cette transformation, de telle sorte que chaque femme qui à travers son enseignement devient un mâle, entre ensuite dans le Royaume. Comme je l’ai souligné, dans cet évangile c’est Jésus lui-même qui apporte cette connaissance. « Quand vous verrez celui qui n’a pas été engendré par une femme, alors prosternez-vous, la face contre terre et adorez-le : c’est lui votre père » (propos 15). Ou comme il le dit plus loin dans l’évangile : « C’est moi la lumière qui est au-dessus d’eux tous ; c’est moi le Tout. Le Tout est issu de moi, et c’est à moi que le Tout est parvenu. Fendez du bois, et je suis là ; soulevez une pierre, et c’est là que vous me trouverez » (propos 77). Jésus, le tout du tout, imprègne le monde et cependant vient au monde comme la lumière du monde qui peut faire sortir l’esprit humain hors de l’obscurité afin qu’il retourne à sa maison céleste en acquérant la connaissance de lui-même, nécessaire à son salut.
Tout figure donc dans l’Évangile selon Thomas, un précieux recueil de 114 propos de Jésus, la plupart reflétant son enseignement mais tous paraissant devoir être considérés dans le cadre des réflexions gnostiques plus tardives sur le salut que Jésus a apporté. À la différence des Évangiles du Nouveau Testament, Jésus ici ne parle pas du Dieu d’Israël, ni du péché contre Dieu, ni de la nécessité de se repentir. Dans cet évangile, ce n’est pas la mort de Jésus et sa résurrection qui apportent le salut. Dans cet évangile, il n’y a pas d’annonce d’un royaume de Dieu à venir sur terre. Au lieu de cela, l’Évangile selon Thomas présume que certains humains ont en eux l’étincelle divine qui a été séparée du royaume de Dieu et enfermée dans ce pauvre monde matériel, et qui a besoin d’être délivrée par l’enseignement secret d’en haut que Jésus apporte lui-même. C’est en apprenant la vérité de ce monde et, spécialement, le propre caractère divin de chacun d’entre nous, que l’on peut échapper à cette prison corporelle et retrouver le Royaume de lumière d’où nous venons, le royaume de Dieu qui transcende ce monde matériel et tout ce qui est en lui. Il s’agit d’un document remarquable, d’un faux antique condamné comme hérétique par les premiers chrétiens proto-orthodoxes et perdu jusqu’à la formidable découverte de la bibliothèque copte près de Nag Hammadi conservée pour nous comme des propos secrets de Jésus pouvant, s’ils sont correctement interprétés, apporter la vie éternelle.
1. Pour le meilleur exposé de la découverte, dans une perspective archéologique, mais traitant aussi de la question controversée de l’identification de la communauté des manuscrits de la mer Morte avec les esséniens, voir J. Magness, The Archaeology of Qumran and the Dead Sea Scrolls. 2. Parmi les nombreuses introductions aux manuscrits de la mer Morte, deux des meilleures sont : J. Fitzmyer, Responses to 101 Questions on the Dead Sea Scrolls et J. VanderKam, The Dead Sea Scrolls Today. Pour un exposé complet de chaque aspect des manuscrits, voir L. Shiffman et J. C. VanderKam éd., Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls. 3. Pour une introduction à la Didachè, une traduction et une importante bibliographie, voir B. D. Ehrman, Apostolic Fathers, vol. 1. La doctrine des douze apôtres (Didachè), trad. de W. Rordorf et A. Tuilier, Paris, Cerf, 1998. 4. Pour un récit approfondi et autorisé des premiers manuscrits chrétiens et leurs relations avec le texte « original », voir B. M. Metzger, The Text of the New Testament : Its Transmission, Corruption, and Restoration. Pour un exposé curieux et lisible des nouveautés dans le domaine, voir D. C. Parker, The Living Text of the Gospels. 5. On voit ici que cela vient d’un codex, c’est-à-dire ce que nous entendons par un livre normal, avec des pages reliées entre elles, plutôt qu’un rouleau. 6. Les paléographes peuvent dater réellement la production d’un manuscrit dans une tranche de cinquante ans. Une plus grande précision est en général impossible en se fondant seulement sur l’écriture parce que certains scribes produisirent des manuscrits sur une période de cinquante ans – en écrivant de la même manière du début à la fin. Sur ce manuscrit en particulier, voir B. M. Metzger, The Text of the New Testament, p. 38-39. 7. Pour une nouvelle traduction du texte, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 29-30. 8. C. W. Hedrick et P. Mirecki, Gospel of the Savior. Une reconstruction plus précise du texte et une traduction anglaise lisible se trouvent dans S. Emmel, « The recently published Gospel of the Savior ». Cette traduction figure dans B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 52-56. 9. Pour le récit insolite d’un des principaux acteurs de l’histoire, voir l’introduction de J. M. Robinson à The Nag Hammadi Library in English. Voir aussi l’exposé distrayant et lisible de J. Dart et R. Riegert, Unearthing the Lost Words of Jesus, p. 1-35. 10. Cette information sur le squelette ne se trouve généralement pas dans les rapports publiés. Je la tiens d’une conversation privée que j’ai eue au Scriptorium Conference, Hereford, Angleterre, avec Bastiaan van Elderen (mai 1998), qui était à la tête de l’équipe archéologique, plus tard, responsable de l’exploration du site près de Nag Hammadi. 11. La traduction anglaise faisant autorité est toujours celle de J. M. Robinson, Nag Hammadi Library in English. 12. Parmi les nombreuses études sur ces textes, la plus populaire et, sans doute, la plus influente, a été E. Pagels, Gnostic Gospels. 13. Dans ce cas, les spécialistes n’ont pas vu que ces fragments grecs isolés des propos de Jésus, découverts quelque cinquante années plus tôt, venaient de l’Évangile de Thomas, jusqu’à ce que le texte entier ait été découvert près de Nag Hammadi. 14. Voir la traduction anglaise et la bibliographie dans J. K. Elliott, Apocryphal New Testament, p. 123-147, et les études controversées mais notables de J. D. Crossan, Four Other Gospels, p. 15-62 et H. Koester, Ancient Christian Gospels. 15. Je suis la traduction anglaise de T. Lambdin qui se trouve dans J. M. Robinson, Nag Hammadi Library in English. La traduction française des citations de l’Évangile selon Thomas est celle de C. Ginotto in Écrits apocryphes chrétiens, p. 33 sq., Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1997. 16. Pour un état récent et solide de la question, voir J. P. Meier, A Marginal Jew, 1, p. 130-139. 17. Pour une explication plus complète du problème synoptique et la preuve de l’existence de Q, voir B. D.
Ehrman, New Testament, p. 83-91. 18. Voir la bibliographie et le commentaire de T. Fallon et R. Cameron, « The Gospel of Thomas : A Forschungsbericht and analysis » ; les essais in R. Uro éd., Thomas at the Crossroads ; R. Valantasis, The Gospel of Thomas ; et plus récemment, E. Pagels, Beyond Belief. 19. Je soulignerais que la question n’est pas de savoir si la signification doit être importée, ou prise, dans ce texte ou dans un autre. Chacun, bien sûr, veut savoir ce qu’un texte signifie en lui-même, et non pas seulement ce qu’un interprète veut qu’il signifie. Mais il y a certaines hypothèses sur un texte particulier qui peuvent avoir plus de sens que d’autres. Et ce n’est jamais simplement une question de « laisser le texte parler pour lui-même », un argument commun chez ceux qui proposent une nouvelle interprétation. Mais comme les théoriciens de la littérature le savent depuis longtemps, les textes ne parlent pas. Ils sont écrits et lus. Et ils sont écrits et lus par des gens qui ont des pensées, des opinions, des points de vue, des croyances, des visions du monde, des valeurs, des priorités, des goûts, des dégoûts – des gens vivants, respirant, qui doivent donner du sens au monde, y compris à tous les textes qu’il contient, seulement à la lumière de qui ils sont déjà et de ce qu’ils pensent être. Il est naïf de soutenir que nous pouvons interpréter un texte dans le vide. Et si vous lisez un jour une tentative d’interpréter un texte simplement « en le laissant parler de lui-même », vous verrez qu’il n’est pas suffisant de le vouloir pour que ce soit possible. 20. Tellement que certains spécialistes récents ont soutenu que, tout compte fait, nous devrions arrêter d’utiliser la catégorie « gnosticisme ». Voir spécialement l’étude impressionnante et solide de M. A. Williams, Rethinking Gnosticism : An Argument for Dismantling a Dubious Category. Tout le monde, cependant, n’a pas été convaincu, alors qu’il y a beaucoup de mouvements religieux qui sont extrêmement différents mais qui sont habituellement désignés par des termes génériques : le christianisme, par exemple ! Une des meilleures vues d’ensemble des diverses religions gnostiques est celle de K. Rudolph, Gnosis ; voir aussi la perspicace introduction et les traductions de B. Layton, The Gnostic Scriptures. 21. Considérez la phrase du philosophe juif du Ier siècle Philon d’Alexandrie : « Car le progrès n’est rien d’autre que l’abandon du genre féminin qui doit se changer en mâle, puisque le genre féminin est matériel, passif, corporel et sensuel, alors que le mâle est actif, rationnel, incorporel et plus apparenté à l’esprit et à la pensée » (Quaestiones in Exodum 1,8). Voir aussi D. B. Martin, The Corinthian Body, p. 33.
La fabrication d’une découverte antique ? Morton Smith et l’Évangile secret de Marc 4
Les Carnets d’Hitler sont indubitablement le plus célèbre des faux récents 1. À la une des quotidiens et magazines en avril 1983, à la fois avant et après la divulgation de leur fabrication, ils sont importants en ce sens qu’ils montrent que l’art du faux est toujours bien vivant à notre époque, que certaines personnes sont capables d’aller très loin pour monter une escroquerie et que même des experts peuvent être floués. Dans ce cas, il y a peu de doutes sur la motivation. Le faussaire allemand qui écrivit les Carnets, Konrad Kujau, toucha 4,8 millions de dollars (4 millions d’euros) pour les soixante volumes qu’il produisit en trois ans. Finalement convaincu de fraude et condamné à la prison ferme, il en sortit ruiné mais pas brisé ; il monta une affaire de « faux authentiques » de chefs-d’œuvre de peintres comme Monet, Rembrandt ou Van Gogh, qu’il signait de deux noms, celui de l’artiste et le sien, et vendait comme curiosités pour un prix raisonnable. En fin de compte, dans ce qui apparut un certain temps comme une histoire sans fin, un sous-marché du faux s’organisa dans lequel des imitateurs de Kujau vendaient des faux de ses œuvres imitées. Pour couronner le tout, Kujau écrivit le récit autobiographique de ses exploits qui devait paraître en 1998 ; au lieu de cela, un autre livre fut publié sous son nom, avec le titre Die Originalität der Fälschung (« L’originalité de la falsification »). Comme il se doit, il prétendit, apparemment sincère, ne pas en avoir écrit un mot. Ce sont cependant plus les faux Carnets d’Hitler, vendus au magazine Stern pour une publication en feuilletons, qui le rendirent célèbre. Les droits en langue anglaise furent cédés au Sunday Times et à Newsweek. Il y eut, bien entendu, quelques doutes sur l’authenticité de ces surprenants documents qui étaient censés être un journal de la propre main d’Hitler tenu de juin 1932 jusqu’à la fin de sa vie, en avril 1945. Kujau prétendait que les Carnets avaient été retrouvés dans un avion abattu alors qu’il essayait de s’échapper de Berlin en 1945 et qu’ils avaient été conservés en Allemagne de l’Est jusqu’à ce qu’ils en soient sortis clandestinement par son frère, un officier de l’armée est-allemande. Dès les premiers jours de la « découverte », certains suspectèrent une machination est-allemande ou néonazie, car les Carnets donnaient un côté humain à Hitler et l’exonéraient de toute responsabilité directe dans la Solution finale. Mais par contre, les Carnets semblaient authentiques. Ils furent authentifiés par un historien britannique fameux, Hugh Trevor-Roper, auteur de The Last Days of Hitler. C’est sur la recommandation de Trevor-Roper que le Times accepta de payer d’énormes droits de publication. Mais le jour précédant la première livraison, Trevor-Roper exprima des doutes. Il n’avait vu les Carnets que brièvement sous haute surveillance, et pensait, un peu tard, que plus de précautions étaient nécessaires. Des experts furent consultés. Et l’on découvrit que les Carnets étaient indéniablement des faux. Kujau expliqua plus tard comment il les avait fabriqués : en versant du thé sur les pages et en les frappant sur sa table pour les faire paraître anciens et fatigués, en utilisant un style d’écriture gothique pour faire authentique, en empruntant massivement aux biographies publiées pour les éléments de base de la vie quotidienne d’Hitler,
et en ajoutant des détails prosaïques, et par moments insipides, sur ses pensées et sentiments, pour enrober le tout. Aucune motivation politique à l’origine de la supercherie. Kujau voulait juste de l’argent.
D’autres falsifications ont été commises à l’époque moderne, en relation directe avec notre sujet : les apocryphes du premier christianisme. On pourrait penser que de nos jours personne ne serait assez malhonnête pour faire passer pour authentiques des récits de première main sur Jésus. Mais rien n’est plus éloigné de la vérité. D’étranges évangiles apparaissent régulièrement si l’on sait où les chercher 2. Souvent ceux-ci rapportent des événements des « années perdues » de Jésus, par exemple des récits de Jésus enfant ou jeune homme, avant son ministère public, un genre qui remonte au IIe siècle. Ces récits décrivent parfois les voyages de Jésus en Inde afin d’apprendre la sagesse des brahmans (comment autrement aurait-il pu être aussi sage ?) ou ses exploits dans la nature sauvage où il rejoignit des moines juifs pour apprendre les voies de la sainteté. Ces nouveaux évangiles ne devraient pas trop nous intéresser ; la plupart d’entre eux sont aussi artificiels que l’on peut imaginer et ont pour principal intérêt de révéler la crédulité des lecteurs modernes. Ils donnent lieu à des articles de journaux grand public et montrent qu’il y a toujours, à notre époque, des faussaires n’ayant aucun scrupule à inventer des mensonges complets, même sur leur propre religion, avec l’intention de faire sensation et si possible de faire passer leur point de vue. Ou, au moins, de gagner quelques royalties. Et quant au faux de qualité fabriqué par des universitaires chevronnés, par des experts en langues anciennes et en histoire ? Une chose pareille s’est-elle jamais produite à l’époque moderne ? Les érudits ont-ils jamais fabriqué des faux documents pour leurs propres desseins, quels qu’ils aient pu être ? La réponse, ici encore, est tout à fait dépourvue d’ambiguïté, car cela arrive de temps en temps et les faussaires, à l’occasion, sont découverts. Il est plus difficile de faire porter la responsabilité d’une telle entreprise sur un spécialiste que sur un profane imaginatif mais inexpérimenté : personne ne tente le coup sans se sentir raisonnablement confiant sur ses chances d’y parvenir, et étant donné l’ingénuité suffisante des universitaires, il est quelquefois possible de se tenir une marche au-dessus des sceptiques. Mais pas toujours. Un exemple amusant nous est donné par un article publié en 1950 dans une revue universitaire fort respectée 3. L’article avait pour titre, de manière quelque peu ironique, « Un amusant agraphon ». Le terme agraphon signifie littéralement « non écrit », mais c’est un terme technique utilisé par les spécialistes du Nouveau Testament pour désigner un propos de Jésus qui est rapporté dans quelque source antique autre que les Évangiles canoniques. Il y a un grand nombre de tels propos, par exemple, dans les évangiles non canoniques (comme nous le verrons) et ailleurs 4. Dans les Actes des Apôtres, Paul cite Jésus disant : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Actes 20,35). Jésus a peut-être prononcé ces paroles, mais elles ne se trouvent pas dans les récits de son enseignement dans l’Évangile canonique, et ainsi c’est un agraphon. L’« amusant agraphon » fut, paraît-il, trouvé dans un manuscrit qui contenait un ensemble de sermons sur l’Évangile selon Matthieu. L’auteur de l’article était un respecté professeur de lettres classiques de l’université de Princeton, Paul Coleman-Norton, qui indiqua qu’en 1943, alors qu’il se trouvait avec l’armée américaine dans la ville de Fedhala au Maroc français, il avait visité une mosquée et on lui avait montré un étrange petit volume relié, comme on peut
s’attendre à en trouver dans ce genre d’endroit, écrit en arabe. Mais insérée entre les pages, se trouvait une feuille de parchemin isolée contenant un texte grec, un exemplaire fragmentaire de la traduction grecque d’un ensemble d’homélies, à l’origine en latin, de Matthieu 1,13 et 19,25. Étant donné la situation – l’époque de la guerre au Maroc français – et les contraintes du moment, il ne lui fut pas possible de photographier la feuille, mais il put en faire une transcription soigneuse. Plus tard, lorsque Coleman-Norton étudia le texte dans de meilleures conditions, il découvrit qu’il contenait un agraphon surprenant et jusque-là inconnu. Dans Matthieu 24,51, après le célèbre avertissement sur celui qui sera « chassé dans les ténèbres extérieures où sont les pleurs et les grincements de dents », le manuscrit indiquait que la conversation avec Jésus se poursuivait. Un de ses disciples, intrigué par les paroles de Jésus, posa une question qui, au cours des siècles, en a sans doute intrigué d’autres : « Mais rabbi, que se passera-t-il pour ceux qui n’ont pas de dents ? » Après quoi Jésus aurait répondu : « Oh ! homme de peu de foi ! Ne sois pas inquiet. Si quelqu’un n’a pas de dents, alors ses dents pousseront. » C’était un terrible petit agraphon, presque trop beau pour être vrai. Et en fait, il était trop beau pour être vrai. Mon propre professeur d’études supérieures, Bruce Metzger, avait été un étudiant de Coleman-Norton dans le département de lettres classiques de Princeton avant la guerre. Comme Metzger le racontait, son respecté professeur de latin avait l’habitude d’amuser sa classe (dans les années 1930) avec la plaisanterie selon laquelle la dentition pousserait après la vie chez tous ceux qui étaient édentés, pour qu’ils puissent « pleurer et grincer des dents ». Personne d’autre, au Maroc français, n’avait vu la page de texte grec qui, selon ses dires, contenait le verset. Metzger concluait – et tout le monde paraît partager son avis – que Coleman-Norton avait inventé l’histoire et l’avait publiée avec une analyse philologique érudite, dans le respecté Catholic Biblical Quarterly. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il pensait que ce serait une bonne plaisanterie à faire à ses collègues universitaires. Et puis, pour voir s’ils marcheraient. Et ç’a presque été le cas 5. Si j’ai commencé ce chapitre avec ces récits de falsifications modernes, ce n’est pas parce que je pense que le texte dont je veux discuter maintenant appartient à la même catégorie – un faux réalisé par un érudit moderne pour tromper le monde académique –, mais parce que des universitaires en nombre croissant ont commencé à suspecter que c’était le cas. Autant que je sache, il n’y a toujours pas de jury. La personne au centre de la controverse n’est plus là pour répondre aux accusations – une des raisons, sans doute, pour qu’elles aient proliféré. C’était l’un des plus brillants spécialistes du christianisme antique de la fin du XXe siècle : d’une immense érudition, très bon lecteur et, pour parler franchement, un intellectuel bien au-dessus de la plupart des universitaires auxquels il eut affaire. Et il le savait. Connu pour son esprit acerbe, sa réticence à supporter les imbéciles, avec un côté parfois mesquin, Morton Smith n’était pas quelqu’un avec qui il faisait bon croiser le fer. Morton Smith passa la majeure partie de sa carrière comme professeur d’histoire ancienne à l’université de Columbia. Son enseignement universitaire couvrait plusieurs champs : les classiques grecs et latins, le Nouveau Testament, la patristique, le judaïsme du second Temple, le rabbinisme. Peu de spécialistes eurent un champ d’étude aussi étendu et approfondi que le sien. Mais il est probablement mieux connu pour une remarquable découverte faite relativement tôt dans sa carrière académique : celle d’une lettre jusque-là inconnue de Clément d’Alexandrie, un célèbre Père de l’Église, proto-orthodoxe, du début du IIIe siècle, dont nous possédons pas mal d’autres textes. Dans cette lettre récemment découverte, Clément indique que l’Église d’Alexandrie a plusieurs versions de l’Évangile selon Marc. L’une était destinée aux
chrétiens ordinaires, l’autre à ceux qui étaient spirituellement plus avancés. Mais cette dernière version avait été dérobée par un groupe d’hérétiques qui corrompirent son enseignement pour le rendre conforme à leurs propres pratiques religieuses, illégales et licencieuses. Clément écrivit cette lettre pour expliquer la situation et pour décrire ce que la seconde version de l’Évangile de Marc (pour l’élite spirituelle) contenait. En faisant ainsi, il cite deux passages de cette autre version, des passages qui ne figurent pas dans le Nouveau Testament. Si elle était authentique, cette lettre soulèverait des questions importantes pour l’étude du Nouveau Testament et l’histoire du premier christianisme. Elle nous obligerait à réviser notre interprétation des récits les plus anciens qui nous sont parvenus sur la vie de Jésus. Cela nous conduirait à reconsidérer notre reconstruction du Jésus historique. Ce serait l’une des plus importantes découvertes du XXe siècle. Si elle était authentique.
La découverte Nous devons commencer par l’histoire de la découverte. Morton Smith l’a racontée dans ses diverses publications sur l’Évangile secret de Marc, et spécialement dans les deux ouvrages publiés quinze ans après la découverte : l’un pour le grand public, un très beau morceau de littérature se lisant comme un roman policier, l’autre pour les spécialistes, une analyse linguistique et philologique détaillée du texte et de son interprétation 6. En 1941, alors qu’il était étudiant de troisième cycle, Smith se rendit en Terre sainte grâce à une bourse de la Divinity School d’Harvard. Malheureusement, la Méditerranée était inaccessible pour cause de guerre, et il resta coincé à Jérusalem. Durant son séjour il fit connaissance d’un des supérieurs de l’Église grecque orthodoxe qui l’invita à l’office de la célèbre église du SaintSépulcre, et en fin de compte, l’emmena au fameux monastère orthodoxe de Mar Saba, à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Jérusalem. Mar Saba fut créé au Ve siècle de l’ère chrétienne et a été la scène d’une activité monastique presque sans arrêt depuis lors. Smith fut fasciné par la vie liturgique des moines qui consacraient leur vie à l’adoration de Dieu, commençant leurs offices quotidiens six heures avant le lever du soleil. Durant son séjour, il visita l’endroit, et vit, entre autres choses, la bibliothèque du monastère, plutôt délaissée par les moines qui avaient autre chose en tête que d’étudier. Après deux mois, Smith retourna à Jérusalem et à son travail. Il écrivit une thèse en hébreu moderne, plus tard traduite en anglais sous le titre de Tannaitic Parallels to the Gospels, un ouvrage d’une grande érudition 7. Lorsque la guerre se termina, Smith retourna à Harvard, et rédigea une seconde thèse sur la Palestine antique. À l’époque il travaillait sous la direction d’un universitaire bien connu, et s’intéressait aux manuscrits grecs, à leur découverte et à leur déchiffrement. Finalement il eut un poste d’enseignant puis un autre et enfin devint professeur d’histoire ancienne à Columbia. En 1958, Smith bénéficia d’un congé sabbatique et décida de retourner à Mar Saba, non plus comme doctorant mais comme universitaire reconnu. Son intérêt avait évolué avec les années ; maintenant, il était beaucoup moins intéressé par le modèle monastique de liturgie, et beaucoup plus par la bibliothèque. Tous ceux qui étaient en relation avec le monastère savaient que ses trésors littéraires avaient été transportés depuis longtemps à la bibliothèque du patriarcat grec de Jérusalem. Mais Smith se souvenait que la bibliothèque était dans un grand désordre et que ses collections n’avaient jamais été cataloguées. Il décida de passer son congé sabbatique à en faire le catalogue, en partie avec l’espoir de trouver quelque chose d’intéressant, soit parmi les vieilles éditions imprimées soit dans les rares manuscrits encore là. Il travailla quotidiennement, parcourant peu de volumes à la fois. Produire un catalogue de
cette sorte n’est pas chose aisée ; les livres sont en grec ou en latin, certains sont dépourvus de couverture ou de page de titre, et c’est seulement en les parcourant que l’on peut savoir de quoi il s’agit. Mais Smith était extraordinairement doué pour les langues et capable d’aller de l’avant, un volume après l’autre, déterminant l’identité de chaque livre et établissant les fiches pour un catalogue complet. Et il trouva quelques articles intéressants et de valeur, par exemple des fragments d’un manuscrit du XVe siècle d’une œuvre par ailleurs perdue de Sophocle, des fragments qui avaient été utilisés pour renforcer la reliure d’un livre de prière du XVIIIe siècle 8. Rien de ce qu’il découvrit, cependant, ne le préparait à ce qui devint la découverte majeure de sa vie et peut-être l’une des plus importantes du XXe siècle. Feuilletant un volume auquel manquait la couverture et la page de titre, mais qu’il identifia comme étant une édition ancienne des écrits d’Ignace d’Antioche, un évêque proto-orthodoxe du début du IIe siècle, Smith découvrit, griffonnée sur les pages blanches de la fin, la copie écrite à la main d’une lettre. C’était du grec, dans un style d’écriture qui paraissait du XVIIIe siècle 9. Le texte écrit à la main commençait par ces mots : « Des lettres du très saint Clément, l’auteur des Stromates. À Théodore… » Après avoir déchiffré ces mots, Smith comprit qu’il avait fait une découverte. Les spécialistes du christianisme antique en savaient beaucoup sur « Clément, auteur des Stromates ». Il s’agit de Clément d’Alexandrie, un fameux théologien et moraliste qui vécut et écrivit aux environs de l’an 200. Il nous reste un grand nombre de ses écrits, y compris un livre d’instructions morales concernant la manière dont les chrétiens devaient mener leur vie quotidienne et un ouvrage appelé Les Stromates, qui signifie quelque chose comme « les miscellanées », un recueil de réflexions théologiques et morales disparates. Smith savait déjà que parmi tous les écrits de Clément qui avaient survécu, aucun n’était une correspondance personnelle, une lettre. Il s’agissait donc de la découverte d’un document perdu depuis l’origine du christianisme. Combien de fois cela arrivait-il ? Pour la plupart des spécialistes, jamais. Sur-le-champ, Smith décida de photographier les trois pages qui contenaient la copie manuscrite de la lettre de Clément, mais choisit de remettre la traduction intégrale du texte à plus tard, se disant que si quelque trésor avait été découvert, il pouvait y en avoir d’autres ; étant donné son temps limité, il ne voulait rien manquer. Utilisant un appareil manuel, il prit des photos, trois séries pour être sûr. Ensuite, il reprit sa chasse à d’autres découvertes importantes et son catalogage des résultats. Rien d’une importance comparable ne se produisit. Et Smith ne réalisa la pleine signification de la lettre manuscrite, et n’en découvrit le contenu véritable, que lorsqu’il se mit à sa traduction. La lettre était adressée à un inconnu nommé Théodore. Elle était écrite en réponse à quelquesunes de ses interrogations sur une secte particulièrement célèbre de premiers chrétiens, les « carpocrates », ainsi nommés d’après le nom de leur fondateur, Carpocrate. Nous connaissons Carpocrate et ses disciples d’après les autres écrits de Clément et ceux de son aîné Irénée, l’évêque de Lyon, et quelques années plus tard, d’Hippolyte de Rome 10. Les carpocrates étaient particulièrement vilipendés par de tels auteurs proto-orthodoxes parce qu’ils étaient connus pour participer à des activités totalement licencieuses qui faisaient partie de leurs offices liturgiques, et avaient la réputation de n’être rien d’autre que des orgies sexuelles pratiquées sous couvert de religion. En un endroit Clément indique que les carpocrates avaient inventé une théologie pour justifier leurs activités lubriques, proclamant que depuis que Dieu avait créé toutes choses, toutes ces choses devaient être considérées comme communes au peuple de Dieu. Donc personne ne devait posséder quoi que ce soit ou garder la moindre chose pour lui-même. Même pas son épouse. Pour célébrer la souveraineté
de Dieu sur toutes choses, les carpocrates exhortaient donc à une sorte d’échangisme liturgique, dans lequel chacun pouvait coucher avec l’épouse de son prochain dans le cadre de l’office (Stromates 3, 2). Irénée indique aussi que les carpocrates enseignaient une étrange doctrine de la réincarnation, selon laquelle l’âme devait être successivement enfermée dans les corps humains jusqu’à ce qu’elle ait fait l’expérience de tout ce qu’un corps pouvait ressentir, après quoi elle pouvait être relâchée. La manière d’assurer une libération rapide était donc de permettre au corps de participer à toutes sortes de débauches. Et ainsi, sur des bases religieuses, se plaignait Irénée, les carpocrates prônaient toutes les expériences corporelles imaginables, y compris sexuelles, tout cela faisant partie d’un plan de salut (voir Contre les hérésies 1, 25). Les carpocrates, en bref, n’étaient pas considérés comme vraiment moraux. Et c’est la secte chrétienne dont Clément parle dans sa lettre. Il commence par féliciter Théodore, qui était vraisemblablement un dignitaire de l’Église, pour avoir « réduit au silence les carpocrates et leur enseignement épouvantable ». Il continue en indiquant qu’ils étaient les hérétiques prophétisés dans l’Écriture comme habitant les ténèbres, pleins de faussetés et esclaves de leurs désirs serviles. Et puis il note que les carpocrates revendiquent l’autorité sacrée de l’Évangile de Marc pour leur enseignement, mais qu’ils ont falsifié ce que Marc disait et mal interprété d’autres choses. Clément continue, alors, en clarifiant quelques aspects importants de l’Évangile de Marc et en montrant comment les carpocrates l’avaient falsifié. Clément indique que Marc avait écrit un récit du ministère public de Jésus fondé sur ses relations avec l’apôtre Pierre à Rome ; dans son évangile, cependant, Marc ne divulgue pas les enseignements secrets du Christ à ses disciples. Mais après que Pierre eut été martyrisé, Marc se rendit à Alexandrie et là composa un second « évangile plus spirituel » pour ceux qui étaient spirituellement plus avancés. Bien qu’il n’ait toujours pas divulgué les plus grands secrets de l’enseignement de Jésus, il ajouta des récits à son évangile pour aider l’élite chrétienne dans son approche de la vérité. Après que Marc fut mort, Carpocrate réussit à persuader un ancien de l’Église d’Alexandrie de lui procurer une copie de cet évangile secret, qu’il interpréta selon ses propres infâmes doctrines et, pire, modifia en lui ajoutant certains de ses propres enseignements. Selon cette lettre, en d’autres mots, il y avait trois versions de l’Évangile de Marc disponibles à Alexandrie : l’original de Marc (vraisemblablement la version canonique qui nous est familière) ; un évangile secret, à destination de l’élite spirituelle ; et une version carpocrate, remplie des faux enseignements de la secte licencieuse. Et maintenant arrivait la partie capitale. Clément continuait en citant deux passages de la deuxième version de Marc, la version secrète. Ici, vraisemblablement, nous avons accès à deux récits véritablement antiques sur Jésus, connus par aucune autre source, jusqu’à ce que cette lettre soit réapparue. Clément indique que le premier passage se trouve immédiatement après ce qui est aujourd’hui Marc 10,34, et contient ce qui suit : Ils arrivèrent à Béthanie, et une femme se trouvait là dont le frère venait de mourir. Elle vint et se prosterna devant Jésus, lui disant : « Fils de Dieu, aie pitié de moi. » Mais ses disciples la repoussèrent. Jésus se mit en colère et se rendit avec elle au jardin où se trouvait la tombe.Immédiatement une voix puissante s’éleva de la tombe. Jésus s’approcha et fit rouler la pierre dégageant l’entrée du tombeau. Immédiatement il entra là où se trouvait le jeune homme, étendit sa main et le fit se lever en saisissant sa main.Le jeune homme le regarda intensément et l’aima ; et il commença à le supplier de pouvoir l’accompagner. Lorsqu’ils
sortirent du tombeau ils allèrent à la maison du jeune homme, car il était riche.Et après six jours, Jésus lui donna un ordre. Et quand ce fut le soir, le jeune homme vint à lui, portant un vêtement de lin sur son corps nu. Il resta avec lui cette nuit-là, car Jésus lui enseignait les mystères du royaume de Dieu. Quand il partit de là, il retourna sur l’autre rive du Jourdain. C’est cette histoire qui provoqua le plus d’émoi dans la découverte de Smith. Quoiqu’elle soit proche d’histoires contenues dans les Évangiles canoniques, comme la résurrection de Lazare (Jean 11) ou l’histoire du jeune homme riche (Marc 10), il y a des différences importantes. Et certaines de ces différences, spécialement vers la fin, sont apparues à des interprètes, et en particulier à Smith lui-même, comme ayant une tonalité clairement homoérotique. Jésus fait connaissance d’un jeune homme qui l’aime et qui vient à lui le corps nu seulement recouvert d’un vêtement de lin. Jésus passe alors la nuit à lui enseigner le mystère du Royaume. Qu’est-ce que cela signifie ? Avant de discuter la propre interprétation de Smith qui provoqua les premiers émois au sujet de sa découverte, nous allons d’abord voir ce que Clément dit du texte. Il cite plusieurs mots sur lesquels Théodore s’est interrogé, des mots qui clairement suggèrent les allusions homoérotiques déjà signalées. Mais Clément insiste fortement sur le fait qu’ils ne se trouvaient pas dans l’Évangile secret lui-même, mais étaient une déformation carpocrate. Les mots étaient : « homme nu avec homme nu ». Après tout cela, le passage final cité de l’Évangile secret apparut comme un peu décevant. Clément signale qu’après Marc 10,46 vient un autre passage additionnel qui dit simplement : « Et la sœur du jeune que Jésus aimait était là, avec sa mère et Salomé. Et Jésus ne les reçut pas. » La lettre continue en disant que les autres passages sur lesquels Théodore avait posé des questions (mais qui ne sont pas cités) étaient des falsifications du texte. Elle se conclut par : « Maintenant l’interprétation vraie et ce qui est en accord avec la vraie philosophie… » Et le texte s’interrompt là. Nous ne savons pas ce que Clément a dit ensuite.
Authentifier et interpréter la lettre Morton Smith consacra beaucoup de ses recherches durant les dix-neuf années qui suivirent à étudier cette découverte. Son travail impliquait d’établir l’authenticité de la lettre et de déterminer le sens des passages cités de l’évangile secret. En 1973, Smith publia le résultat de ses recherches dans deux ouvrages, l’un de vulgarisation, avec de nombreuses et intéressantes anecdotes, qui est toujours très lu : The Secret Gospel : The Discovery and Interpretation of the Secret Gospel According to Mark. L’autre est un compte rendu érudit de ses recherches, destiné aux spécialistes du sujet : Clement of Alexandria and a Secret Gospel of Mark, un livre surprenant d’érudition mais impénétrable pour la plupart de ceux n’ayant pas une connaissance suffisante des langues anciennes et de l’Antiquité chrétienne. En ce qui concerne l’authentification de la lettre, il y avait, et il y a toujours, des questions importantes qui se posent : la lettre dans les pages blanches du livre a-t-elle réellement été écrite par un scribe du XVIIIe siècle ? Si oui, avait-il une copie fragmentaire d’une lettre de Clément à sa disposition ? Cette lettre fut-elle écrite par Clément, ou bien a-t-elle été fabriquée ? Si elle a été écrite par Clément, celui-ci a-t-il réellement eu connaissance des deux, ou trois, versions de l’Évangile de Marc présentes dans sa communauté d’Alexandrie ? Si c’est le cas, est-il exact de penser que les deux évangiles de Marc, le canonique et le secret, ont eu le même auteur ? Et si c’était le cas, étaient-ils dans le bon ordre ? C’est-à-dire, Clément avait-il
raison de penser que l’évangile secret était une expansion de l’évangile canonique de Marc ? Ou est-il possible que Clément ait cru que l’évangile secret était en fait la version originale, et que les histoires en question furent éliminées par des scribes qui n’aimaient pas ce qu’ils impliquaient (peut-être leur tonalité homoérotique), donnant naissance, de ce fait, à l’Évangile de Marc que nous trouvons dans le Nouveau Testament ? De telles questions devaient être posées avant même que Smith puisse continuer à interpréter les passages de l’évangile secret que Clément cite. La première chose à établir était qu’un scribe du XVIIIe siècle avait écrit la lettre sur les pages blanches du livre. Le livre lui-même, Smith le découvrit plus tard, était un ouvrage rare. Quelques recherches supplémentaires montrèrent qu’il s’agissait de l’édition des lettres d’Ignace publiée à Amsterdam au XVIIe siècle par l’imprimeur Isaac Voss. Ignace était un célèbre évêque proto-orthodoxe d’Antioche en Syrie qui mourut juste après que le Nouveau Testament eut été écrit. Il était lui-même un personnage étrange : les écrits que nous possédons de sa main sont tous des lettres qu’il a rédigées dans la précipitation lorsqu’il était prisonnier à Rome où il devait être livré aux bêtes sauvages dans l’arène ; Voss publia cette édition spéciale des lettres d’Ignace en 1646, et c’est une édition importante. Durant le Moyen Âge, il y eut treize – ou plus – lettres qui circulèrent sous le nom d’Ignace, y compris l’une prétendument écrite par personne d’autre que la mère de Jésus, la Vierge Marie. Au début du XVIIe siècle, des érudits en étaient venus à soupçonner que certaines lettres – ou toutes – étaient en réalité des faux. Les discussions furent animées parce que les lettres préconisaient d’avoir un évêque à la tête de chaque Église, et que, comme les puritains et les anglicans en Angleterre se déchiraient sur la question de la légitimité théologique de la charge d’évêque dans l’Église d’Angleterre, la correspondance d’Ignace fut évoquée par les anglicans pour montrer qu’il y avait eu des évêques dans les Églises depuis l’origine. Un des plus importants acteurs de cette controverse fut le jeune John Milton, des années avant qu’il ne commence à travailler à son Paradis perdu. Milton, qui était un ardent puritain, soutenait que les lettres d’Ignace étaient des faux. Le monde académique se dressa contre lui, alors qu’il fut en fin de compte établi, sans le moindre doute, que si certaines lettres écrites sous le nom d’Ignace étaient des faux, ce n’était pas le cas de toutes. Certaines étaient authentiques 11. L’édition de 1646 d’Isaac Voss était la première édition ne comprenant que les lettres originales en grec et aucune des fausses 12. C’est dans un exemplaire de cet ouvrage que Smith avait découvert la lettre de Clément. Évidemment la lettre ne pouvait avoir été copiée à la fin du livre avant que celui-ci ne fût imprimé ; avec comme conséquence logique, que cette copie de la lettre ne pouvait dater d’avant la fin du XVIIe siècle. Mais comment déterminer une date plus précise ? Smith ne pouvait montrer aux paléographes le livre lui-même qui était toujours dans la bibliothèque de Mar Saba. Mais il avait les photographies. Et il les montra à un certain nombre d’experts, la plupart s’accordant sur le fait que le style de l’écriture apparaissait effectivement être bien d’une main du XVIIIe siècle. Il y avait quelques désaccords – certains trouvaient que l’écriture était plutôt de la fin du XVIIe siècle ; d’autres penchaient pour le début du XIXe ; d’autres trouvaient qu’il y avait des lettres de formes étranges, comme si le scribe avait été influencé par des styles d’écriture occidentale. Mais pour la plupart, ils étaient d’accord : c’était un style d’écriture grecque datant approximativement de 1750, plus ou moins 50 ans. Le scribe de la lettre était généralement considéré comme un érudit qui avait écrit son texte dans l’urgence. La question suivante était de savoir si ce copiste avait réellement reproduit une lettre authentique de Clément d’Alexandrie. Il n’y a pas de difficulté à croire qu’un scribe du XVIIIe siècle ait pu avoir la copie fragmentaire d’une lettre antique à sa disposition – peut-être une page détachée dans la bibliothèque connue pour ses fameux textes antiques – et que plutôt que de
s’en débarrasser simplement, il ait décidé d’en préserver le contenu en la copiant sur les seules pages disponibles qu’il ait trouvées, celles la fin d’un livre qu’il avait en main. Mais comment pouvait-on établir que la lettre était de Clément plutôt que, disons, un faux prétendant être de Clément et datant de plusieurs siècles plus tard (qui, alors, dupa le scribe du XVIIIe siècle qui copia la lettre) ? La première chose que fit Smith pour répondre à cette question fut de montrer la lettre aux experts qui avaient passé leur vie à étudier Clément, et qui pouvaient reconnaître une nouvelle œuvre de leur auteur simplement sur la base de son sujet et de son style littéraire. La majorité des experts fut d’accord : le texte ressemblait beaucoup à quelque chose écrit par Clément. Si quelqu’un l’avait fabriqué, le résultat se révélait très crédible. Mais comment pouvait-on être sûr ? La seule manière de trancher était de faire une comparaison point à point du vocabulaire, du style écrit, des modes d’expression et des idées que l’on savait être avec certitude de Clément. Un vrai travail de spécialiste, que Smith entreprit. Mot après mot. Ce fut lent, ardu, pénible, un labeur de plusieurs années. Le résultat, impressionnant, fut publié dans son volume érudit. Il était possible de vérifier le vocabulaire clémentin et le style de la lettre car des spécialistes s’étaient déjà consacrés à de nombreux écrivains importants du début du christianisme. En particulier, au début du XXe siècle, un universitaire allemand du nom d’Otto Stählin avait publié une édition critique en quatre volumes des œuvres de Clément, fondée sur une analyse méticuleuse de tous les manuscrits de ses écrits nous étant parvenus. Le volume final de Clemens Alexandrinus parut en 1936. Il comprenait les index détaillés de tout le matériau clémentin, y compris un inventaire complet de son vocabulaire, avec des indications sur la fréquence et les occurrences de chaque mot dans les écrits de Clément. Sans ordinateur, ce n’était pas une tâche facile à réaliser. Mais Smith put utiliser ce travail ainsi que d’autres ressources comparables pour déterminer si sa découverte respectait le style écrit et le vocabulaire habituel de Clément ou si au contraire on y trouvait un style et des mots non caractéristiques de Clément. Le résultat final fut que cette lettre ressemblait beaucoup à quelque chose que Clément aurait écrit. En fait, cela ressemblait tellement à du Clément qu’il paraissait quasi impossible que quelqu’un d’autre que Clément ait pu l’écrire avant que des outils comme ceux produits par des spécialistes modernes de Clément tel Stählin aient été disponibles. Le verdict de Smith fut que la lettre avait réellement été écrite par Clément d’Alexandrie. Mais qu’en était-il des citations de l’Évangile secret de Marc ? Était-il réellement possible que celles-ci proviennent d’une édition différente de celles qui avaient été intégrées au canon ? La première chose à signaler est que face à ces éléments, il n’y a rien d’invraisemblable quant à l’idée que l’Évangile de Marc ait circulé dans des versions différentes. En fait, nous savons ce qu’il en était, puisque nous avons de nombreux manuscrits de l’Évangile de Marc – autant que de tous les autres livres du Nouveau Testament –, et il n’y en a pas deux qui, dans le détail, soient exactement les mêmes. Dans tous, l’un ou l’autre verset est rédigé différemment. Et certaines de ces différences sont notables. Par exemple, lorsque Jésus est abordé par un lépreux qui veut être guéri (Marc 1,41), plutôt que d’indiquer que Jésus ressent de la compassion (comme dans la plupart des manuscrits), certains des premiers manuscrits disent, au contraire, qu’il se montra irrité. Cela indique clairement une version assez différente des autres. Les douze derniers versets de Marc sont d’une signification plus grande encore, dans lesquels Jésus apparaît à ses disciples après la Résurrection et leur demande de prêcher les Évangiles à
toutes les nations, en indiquant que ceux qui croiront en lui parleront des langues bizarres, et tiendront des serpents dans leurs mains et boiront du poison sans dommages pour eux. Mais cette fin surprenante, et assez prégnante, ne se trouve pas dans les meilleurs, et les plus anciens, manuscrits de Marc. Au lieu de cela, ces manuscrits se terminent à Marc 16,8, où il est dit aux femmes qui se trouvent près du tombeau que Jésus s’est relevé, et où elles reçoivent pour instruction d’informer Pierre, mais ensuite, quittent le tombeau et ne disent rien à personne « car elles sont effrayées ». Et c’est la fin de l’histoire. Pour de nombreux lecteurs cette fin est encore plus déconcertante que l’autre, parce que dans ces manuscrits ne figure pas le récit de Jésus apparaissant à ses disciples après la Résurrection. En tout cas, dans l’Église primitive, il y avait différentes versions de Marc disponibles, lues par différentes personnes en différents endroits. En conséquence, il n’y a rien d’impossible à ce que deux versions de l’Évangile de Marc se soient trouvées dans une cité aussi importante qu’Alexandrie. Mais les citations de l’Évangile secret de Marc dans cette lettre de Clément ont-elles réellement été écrites par l’auteur de l’Évangile de Marc ? Là encore, c’est une question de vocabulaire, de style d’écriture, de modes d’expression et de théologie. Une analyse soigneuse des citations de Clément indique que ces passages, qui ne sont pas dans le style de Clément lui-même, sont très proches du style de Marc que l’on trouve dans le Nouveau Testament. Quelle version est donc la première, l’Évangile secret de Marc ou l’Évangile canonique ? Ici Smith effectue une déduction que plusieurs autres érudits ont trouvée convaincante. Les citations que Clément pensait être d’une deuxième édition, l’Évangile secret de Marc, étaient en fait, soutient Smith, une partie de l’Évangile original, enlevée ultérieurement par des scribes. Et ainsi les deux versions de Marc ne furent pas, techniquement parlant, toutes deux produites par lui. Il écrivit une version plus longue, et elle fut raccourcie par des scribes qui ensuite copièrent son texte 13. Clément se trompa sur la véritable relation entre ces deux versions. Il y a peu d’éléments intéressants dans la version la plus courte – celle du Nouveau Testament –, ce qui peut s’expliquer par le fait que la version la plus longue était l’originale, et c’est un peu l’indice que Smith et d’autres ont évoqué pour appuyer leur point de vue. Pour prendre la deuxième citation en premier, Clément indique qu’elle figurait après la première partie de Marc 10,46 : « Ils arrivent à Jéricho. Comme Jésus et ses disciples quittaient Jéricho… » C’est un étrange verset pour différentes raisons. Pourquoi dit-il qu’« ils arrivent à Jéricho » mais n’indique pas ce qui s’y est passé ? En d’autres mots, pourquoi mentionne-t-il leur arrivée dans la ville s’ils l’ont quittée sans que rien ne s’y passe ? Et pourquoi le texte dit-il qu’« ils » arrivent mais que « Jésus et ses disciples » sont repartis ? Pourquoi ne dit-il pas simplement qu’« ils » sont venus et qu’« ils » sont repartis ? Cela peut sembler un point tout à fait mineur mais c’est le genre de détail sur lequel on doit s’arrêter. Notons ce qui arrive lorsque le second passage cité par Clément est inséré dans le récit. Ils viennent à Jéricho, Jésus rencontre trois femmes mais refuse de les revoir (ce n’est pas la première fois dans l’Évangile de Marc que Jésus apparaît comme un peu brutal ; voir Marc 3,3135). Puis lui et ses disciples s’en vont. Le passage semble avoir plus de sens et les petits problèmes de détail disparaissent. Ou considérons l’autre citation que fait Clément de l’Évangile secret. Un passage proche de la fin, qui a toujours laissé perplexes ceux qui étudiaient la version canonique de l’Évangile de Marc : lorsque Jésus est arrêté dans le jardin de Gethsémani. Quand les soldats se saisissent de lui, tous ses disciples s’enfuient. Mais il y a quelqu’un d’autre, « un jeune homme » qui est
« vêtu d’un habit de lin sur son corps nu ». Les soldats empoignent l’inconnu, mais celui-ci s’échappe nu, abandonnant sa robe de lin entre leurs mains (Marc 14,51-52). Qui est cette personne, ce disciple de Jésus qui n’a jamais été mentionné auparavant ? Que fait-il à Gethsémani ? Et pourquoi porte-t-il seulement une robe de lin ? Les interprètes ont proposé, au cours des siècles, une multitude de solutions à ces questions mais il n’y a jamais eu le moindre consensus 14. Une fois que le plus long passage de l’Évangile dénommé secret est inséré, cependant, le texte, tout d’un coup, prend du sens car dans cette histoire aussi il y a un jeune homme qui vient à Jésus simplement vêtu d’une robe de lin. C’est quelqu’un que Jésus a ressuscité. Il est devenu le disciple de Jésus. C’est l’homme empoigné par les soldats dans le jardin. Peut-être ce passage faisait-il originellement partie de l’Évangile de Marc. Smith, cependant, allait plus loin. Non seulement, selon lui, ce passage était à l’origine dans Marc, mais c’est une clef pour comprendre le ministère du Jésus historique. Smith donne une explication du texte qui, en fin de compte, laisse la plupart des spécialistes sans voix, et un certain nombre d’autres exaspérés. Selon Smith ce passage reflète une pratique réelle du Jésus historique. Nous savons d’après d’autres sources anciennes que Jésus était largement considéré comme un « magicien ». Dans un contexte antique cela ne signifiait pas quelqu’un comme David Copperfield aujourd’hui, apte à faire des tours avec des miroirs et des truquages sophistiqués. Un magicien était quelqu’un qui pouvait manipuler, réellement, les forces de la nature grâce à des pouvoirs mystiques le reliant au royaume divin. Pour Smith, Jésus était véritablement un magicien. Et effectivement, Smith écrivit un autre livre consacré au sujet, sous le titre approprié de Jesus the Magician. Et cette identification de Jésus devait beaucoup à ce texte. Smith est frappé, de manière compréhensible, par le fait que le jeune homme soit venu à Jésus ne portant rien d’autre qu’une robe de lin. Cela ressemble à quelqu’un venant se faire baptiser puisque dans l’Église primitive on était baptisé adulte et nu après avoir ôté une simple robe portée durant la cérémonie. Les Évangiles synoptiques de Matthieu, Marc et Luc ne signalent pas que Jésus ait baptisé qui que ce soit. Mais l’Évangile de Jean indique qu’il a pu le faire (Jean 3,22 ; 4,1-2) 15. De plus, l’apôtre Paul parle du baptême et indique que lors de la cérémonie, la personne est d’une manière ou d’une autre « unie » au Christ (Romains 6,1-6). Est-ce que Paul, après la mort de Jésus, invente, de lui-même, une telle idée ? Non, soutient Smith, c’était une idée connue des disciples de Jésus avant sa mort, parce que c’était la propre idée de Jésus. Jésus lui-même baptisait des gens, et par ce baptême, ils s’unissaient à lui. Cet être uni à Jésus est d’une certaine manière en rapport avec le royaume de Dieu parce que le texte de l’Évangile secret indique que ce jeune homme passa la nuit entière avec Jésus à être initié au royaume de Dieu. Smith pense que ceci comporte une information historique sur Jésus : celui que Jésus baptisait expérimentait une union spirituelle avec lui qui impliquait un voyage visionnaire, magique, avec lui au royaume de Dieu. De plus, ce n’était pas simplement une sorte d’extase spirituelle. Non, cette expérience mystique du Royaume permettait à la personne, disait Smith, d’être « libérée des lois d’ici-bas ». Bien sûr « la libération de la Loi peut avoir résulté de l’achèvement de l’union spirituelle par l’union physique ». En d’autres mots, lorsque Jésus baptisait un homme, leur union spirituelle culminait en un accouplement physique. Smith exprime quelques incertitudes en ce qui concerne les cérémonies qu’impliquait cette union de Jésus et de l’homme qui était baptisé, mais il indique dans l’une de ses notes de bas de page que la « manipulation physique, aussi, était probablement pratiquée ; les histoires des miracles de Jésus donnent une large place à l’usage de ses mains 16 ».
Les mains d’un guérisseur prennent ici une signification tout à fait nouvelle. Dans ce fragment de Clément, Smith découvre que Jésus était un magicien qui pratiquait le sexe avec les hommes qu’il baptisait.
Je ne veux pas aller plus avant dans la discussion de chacun des aspects de l’interprétation que fait Smith de l’évangile secret. La plupart des spécialistes n’ont pas trouvé son explication vraiment convaincante ; certains, comme c’était prévisible, furent scandalisés. Et Smith semble avoir adoré cela. Il a été indiqué, avec une certaine justice, que le texte ne dit rien de l’usage de la magie par Jésus. Il ne fait pas mention du baptême. Il n’y a pas un mot sur une vision extatique ou une unité spirituelle avec Jésus, et encore moins sur quelqu’un ayant une relation sexuelle avec le Fils de Dieu. Certains critiques conclurent que Smith avait trouvé dans le texte ce qu’il y avait apporté et notèrent qu’il avait été intéressé par les visions extatiques, les voyages célestes, la moralité libre et Jésus le magicien, des années avant de publier ses livres sur l’Évangile secret 17. Et, de manière prévisible, d’autres érudits ont interprété les textes différemment. Certains y ont vu un simple pastiche d’autres récits évangéliques empruntant, par exemple, des phrases aux évangiles de Marc et de Jean (un jeune homme riche ; la résurrection de Lazare) et l’interprétèrent comme un récit plus tardif faussement attribué à Marc, une histoire qui simplement donnait un autre récit de Jésus ressuscitant quelqu’un et lui donnant des instructions sur les mystères du Royaume (voir Marc 4,10-12) 18. Et néanmoins, il est nécessaire de prendre dans le récit certains détails particuliers. Pourquoi le texte souligne-t-il que ce jeune homme était complètement nu sous son habit de lin et que Jésus avait passé la nuit avec lui ?
La question de la falsification Plutôt que de poursuivre sur cette question, je voudrais aborder la suivante : s’agit-il d’une lettre authentique de Clément ou d’un faux, et s’il s’agit d’un faux qui en est l’auteur ? Je suis désolé d’avouer que, pour des raisons déjà évoquées, je suis incapable de fournir une réponse définitive. Dès maintenant, cependant, je voudrais souligner que la majorité des érudits que Smith a consultés pendant qu’il effectuait ses recherches étaient convaincus de l’authenticité de la lettre. Un plus petit nombre était probablement d’accord sur le fait que les citations de l’évangile secret provenaient réellement d’une version de l’évangile authentique. Même aujourd’hui, il s’agit de l’opinion la plus répandue. Mais elle n’a jamais fait l’objet d’un consensus général. Certains spécialistes ont pensé que la lettre avait été fabriquée, soit dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, soit à l’époque moderne. Certains ont, depuis le début, soupçonné Smith d’en avoir été l’auteur. Ceux qui supposent cela sont en nombre croissant ou, tout au moins, s’expriment plus librement, maintenant que Smith n’est plus là pour répondre 19. Parmi les premiers ayant douté, il y eut l’un des plus grands spécialistes au XXe siècle de l’Antiquité chrétienne, le propre professeur de Smith à Harvard, Arthur Darby Nock, une des rares personnes de la spécialité pouvant, sans doute, faire preuve d’une certaine supériorité intellectuelle sur Smith dans plusieurs de ses propres champs d’expertise. Nock fut l’un des premiers érudits à qui Smith montra les photographies. Et il fut plutôt impressionné, et même stupéfait par ce qu’il lut. Mais à la fin de sa vie, son instinct – il était célèbre pour son instinct – lui dit que non, ce n’était pas un document authentiquement clémentin. Selon lui, il s’agissait
d’une « mystification pour l’amour de la mystification », c’est-à-dire d’un faux d’une personne voulant vérifier si quelqu’un s’en apercevrait. Mais Nock, apparemment, ne pensait pas qu’il s’agissait d’un faux moderne et donc provenant de Smith. D’autres en ont jugé autrement. Il y a plusieurs facteurs à prendre en compte. Le premier, presque aussi surprenant que la découverte elle-même, a été la source de discussions passionnées dès son annonce même. Depuis que Smith a pris ses photographies, aucun autre spécialiste n’a pu soumettre le livre à un examen minutieux et contrôlé. Il n’y a aucun doute que le livre ait existé ni que Smith ait photographié les pages en question. Il n’y a aucun doute que le style de l’écriture soit celui de Clément. Et il n’y a aucun doute que les citations de l’Évangile sacré de Marc ressemblent beaucoup à du Marc. Mais personne n’a pu examiner le livre avec soin. Quelle importance cela a-t-il ? Après tout, nous avons les photographies ! Cela importe parce que le seul moyen de voir si un contemporain a fabriqué le texte, c’est d’avoir le manuscrit et de l’analyser. Au niveau le plus élémentaire, jusqu’à ce que l’on ait une analyse chimique de l’encre, on ne peut savoir si le scribe en question a écrit cela à la fin des années 1750 ou à la fin des années 1950. Il est vrai qu’une falsification moderne serait un exploit surprenant. Car il faudrait que quelqu’un ait imité un style d’écriture grecque du XVIIIe siècle, ait produit un texte qui ressemble assez à du Clément pour que cela trompe des experts ayant passé leur vie à étudier Clément, lequel cite un passage précédemment perdu de Marc qui ressemble tellement à du Marc que cela tromperait des experts ayant passé leur vie à étudier Marc. Si c’est un faux, il s’agit d’un des plus extraordinaires exercices d’érudition du XXe siècle, effectué par quelqu’un qui y consacra une incroyable somme de connaissances. Mais cela n’est pas impossible. Ce qui semble le plus invraisemblable à la plupart d’entre nous, c’est que quelqu’un soit parvenu à imiter un style d’écriture manuscrite du XVIIIe siècle ! En fait, ce n’est pas du tout impossible. Nous connaissons de nombreux faussaires depuis la Renaissance qui ont eux-mêmes appris différents styles écrits grecs et latins et ont produit des documents ayant trompé les experts durant des années. Certains de ces documents n’ayant d’ailleurs toujours pas été suspectés. Dans les années 1850 et 1860, un érudit grec nommé Constantin Simonidès fabriqua des dizaines de faux textes antiques (y compris certains en hiéroglyphes) et acquit une petite fortune par ce moyen. Durant longtemps, il réussit à convaincre un bon nombre de gens qu’en fait, il avait fabriqué le fameux manuscrit de la Bible, le Codex Sinaiticus, découvert par le grand chasseur de manuscrits Constantin von Tischendorf dans le monastère de Sainte-Catherine au mont Sinaï. C’était le plus notable manuscrit du Nouveau Testament découvert au XIXe siècle, et Simonidès soutenait qu’il l’avait écrit lui-même. Et il était d’une telle habileté, qui était de notoriété publique, que les sociétés savantes d’Angleterre discutèrent de ses affirmations durant des mois 20. Une personne douée d’une certaine habileté et d’une dose suffisante de patience peut apprendre à imiter un style d’écriture 21. De plus, il faut noter que dans le cas de la lettre de Clément, il n’y avait pas à imiter la main d’un scribe en particulier, mais simplement une main qui soit comme n’importe quelle autre main du XVIIIe siècle. Nous ne pourrons savoir si cette main du XVIIIe siècle a réellement écrit au XVIIIe siècle jusqu’à ce que nous puissions examiner l’encre. Et le manuscrit n’est pas disponible. Je ne veux pas dire qu’il a toujours été indisponible, même si c’est ce que les spécialistes du
domaine soutiennent invariablement. Que ce soit dans des publications sérieuses ou dans des récits de vulgarisation, presque personne ne discute l’authenticité de cette lettre de Clément qu’aucun érudit occidental, excepté Smith, n’a jamais eue sous les yeux. Mais ce n’est pas vrai. Car par une de ces bizarres coïncidences de la vie, le soir même où je terminais le premier jet de ce chapitre, je rencontrai le dernier spécialiste occidental encore vivant à avoir vu le livre. J’étais à une soirée chez ma collègue Elisabeth Clark. Il y avait un universitaire nommé Guy Stroumsa, un professeur de religions comparées à l’Université hébraïque de Jérusalem, expert respecté du christianisme primitif. La réception était organisée autour de la visite de Stroumsa. Il fit un bref exposé sur Clément d’Alexandrie, puis il y eut une collation accompagnée des habituelles mondanités et conversations académiques. Lui et moi ne nous étions jamais rencontrés auparavant, mais nous connaissions nos travaux respectifs. Je lui racontais que j’écrivais un livre sur les christianismes disparus, et que j’étais juste en train de finir la première version de mon chapitre sur l’Évangile secret de Marc. À mon étonnement – et à celui de tous les présents – Stroumsa me dit que des années auparavant il avait retrouvé le livre et l’avait vu de ses propres yeux. Il pouvait confirmer que la lettre était dans les dernières pages (ce dont, bien sûr, personne ne doutait). Mais il soupçonnait que personne ne verrait jamais la lettre à nouveau. J’ai immédiatement arrêté de boire et de manger pour mieux l’écouter. En 1976, Stroumsa, étudiant de troisième cycle, se trouva en train de discuter de l’Évangile secret avec son professeur à Jérusalem, David Flusser, un spécialiste très érudit du Nouveau Testament et du judaïsme primitif. Flusser avait soutenu que la lettre était probablement un faux. Stroumsa suggéra qu’ils essayent de la trouver. Après tout, ils étaient seulement à quarante-cinq minutes en voiture de Mar Saba. Ils appelèrent un autre professeur de l’université et un moine grec orthodoxe qui était en train de préparer un Ph.D. et qui les mit en relation avec le monastère (et qui pouvait leur faire ouvrir les portes une fois qu’ils y seraient). Ils s’entassèrent dans la voiture de Stroumsa et se rendirent au monastère. La poussière était épaisse dans la bibliothèque en haut de la tour où Smith avait travaillé à son catalogue, quelque dix-huit années auparavant. Stroumsa soupçonnait que personne n’était jamais entré dans la bibliothèque depuis. Les moines avaient peu de goût pour la lecture des ouvrages compliqués que l’on trouvait dans cet endroit insolite. Les quatre commencèrent leur recherche, ouvrant chaque livre l’un après l’autre, cherchant une édition d’Ignace avec un texte écrit à la main dans les pages finales. Au bout d’environ une quinzaine de minutes l’un d’eux le trouva. Il était juste là sur l’étagère où Smith l’avait laissé. Les professeurs persuadèrent les moines de leur permettre de ramener le livre à la bibliothèque du patriarcat grec à Jérusalem où ils pourraient trouver quelqu’un capable de faire une analyse chimique de l’encre. Mais une fois qu’ils eurent rapporté l’ouvrage, les choses se compliquèrent. Personne à la Bibliothèque nationale n’était capable de pratiquer le test nécessaire. On dit à Stroumsa que le seul service capable de le faire était celui de la police. Quand il en informa le bibliothécaire qui gardait le livre, celui-ci lui répondit : « Non, merci. » Les Grecs chrétiens orthodoxes n’avaient pas envie de confier une de leurs possessions de valeur – qu’ils lisent le livre ou pas, c’était toujours un des volumes sacrés de leur bibliothèque – aux autorités israéliennes, et donc juives. Et le dossier fut clos. Quelques années plus tard, quelqu’un rapporta une rumeur à Stroumsa selon laquelle la lettre avait été découpée et ôtée du livre pour sa « sauvegarde ». Stroumsa appela le bibliothécaire du patriarcat grec et il lui dit que c’était vrai. Il l’avait fait lui-même. Et il ne savait pas où les pages se trouvaient à présent.
Et c’est la fin de l’histoire. Le bibliothécaire a-t-il caché les pages pour éviter que les spécialistes ne fouillent dans les possessions conservées précieusement par les moines pour retrouver des évangiles perdus ? A-t-il brûlé les pages simplement pour qu’elles ne tombent pas dans leurs mains ? Où sont-elles maintenant ? Existent-elles toujours ? J’ai bien peur que personne ne puisse le dire. Peut-être cela changera-t-il un jour. Ce qui est certain, c’est que personne n’a soigneusement examiné le livre lui-même, et il se peut que personne ne le fasse jamais.
Les questions à se poser Il y a plusieurs sujets à prendre en considération quand on réfléchit à la question de savoir si la lettre de Clément pourrait être un faux moderne. Lorsque Smith fut critiqué pour ne pas avoir préservé le livre, il répondit à juste raison que ce n’était pas à lui de le préserver. Il supposa qu’il était toujours dans la bibliothèque où il l’avait découvert. C’est assez juste. Mais on doit cependant s’étonner. Smith était un brillant universitaire ayant passé quinze ans de sa vie à vérifier le style clémentin du texte. Il connaissait très bien le problème des faux. Et il savait que le seul moyen de certifier l’authenticité d’un document était d’examiner le document luimême. Même s’il n’est pas possible de pratiquer des tests chimiques, on peut l’examiner avec soin et voir ce que les photographies ne révèlent pas, spécialement celles prises avec un appareil manuel des années 1950 : d’infimes marques sur la page, des dentelures indiquant où la plume s’est arrêtée puis est repartie, de minuscules dégoulinades d’encre… Nombre de faux ont été découverts grâce à une analyse précautionneuse du spécimen physique réel. Mais, en l’occurrence, personne n’a pu vérifier cet extraordinaire document. Et l’on s’étonne que Smith lui-même ne soit pas retourné sur place pour l’examiner à nouveau. Il était un expert en manuscrits. Il savait ce qu’il devait chercher. Il savait qu’il n’avait pas réellement observé les pages elles-mêmes, par exemple sous un verre grossissant, mais qu’il les avait simplement photographiées. Pourquoi passer tant d’années d’une vie à vérifier un texte sans faire la démarche la plus importante ? Afin d’être certain que le texte avait été réellement écrit au XVIIIe siècle, il était nécessaire d’examiner le manuscrit. Étant donné le fait que nous ne l’avions pas, j’aborderai plusieurs importantes questions soulevées par des spécialistes sceptiques quant aux affirmations de Smith (et pas seulement en ce qui concerne son interprétation), et j’en ajouterai quelques-unes de mon propre fait. Si c’est une lettre authentique de Clément, pourquoi aucune autre source antique n’y fait-elle allusion ? Certes de nombreux écrits antiques ne s’y sont jamais référés. Mais on pourrait imaginer qu’un document d’une telle importance ait été connu d’au moins quelqu’un parmi tous les chasseurs d’hérétiques chrétiens de l’Antiquité. Pourquoi Clément lui-même ne mentionne-t-il jamais la lettre, ou l’évangile secret, ou les manipulations que lui ont fait subir les carpocrates, dans aucun de ses autres écrits ? Il a certainement parlé à de nombreuses reprises des carpocrates, attaquant leurs points de vue et détaillant leurs atroces activités. Pourquoi ne mentionne-t-il pas l’évangile secret qu’ils ont falsifié ? Pourquoi ce texte prend-il sur l’élite spirituelle une position différente de celle de Clément dans ses autres écrits ? Ailleurs, il maintient que ceux qui ont avancé dans la « connaissance », c’està-dire ceux qui sont au-dessus du chrétien ordinaire, ont plus d’interprétations spirituelles des textes lus dans l’Église ; nulle part il n’indique qu’ils ont des versions différentes du même texte. Mais il s’avère, comme il le dit ouvertement, qu’ils ont, en réalité, un évangile spirituel écrit juste pour eux. Pour certains éminents spécialistes de Clément, cela ne sonne pas comme
du Clément 22. Et pourquoi contredit-il ici ce qu’il défend ailleurs quant au fait de prêter serment ? Dans ses autres écrits, il est tout à fait explicite : on ne doit pas parjurer 23. Dans ce texte, il admet que lorsqu’on affronte les carpocrates au sujet de l’existence d’un Évangile secret de Marc, on peut « même le dénier par serment », c’est-à-dire faire un mensonge flagrant sous serment dans le but de l’emporter dans la discussion. Clément, par ailleurs, est clair sur le fait que l’on ne doit pas mentir pour découvrir la vérité ; la lettre n’entre-t-elle pas alors en contradiction avec son enseignement ? De plus, si les éléments de la lettre semblent assez éloignés de Clément à deux reprises, pourquoi est-ce que, d’un autre côté, le vocabulaire et le style écrit de ce document ressemblent-ils tant à du Clément ? Une étude impressionnante a montré qu’en fait cette lettre de Clément est plus « clémentine » que Clément ne l’a jamais été 24. Cela peut sembler étrange à première vue, mais je vais m’expliquer. Supposez que vous ayez une amie qui emploie souvent le mot génial, et que vous vouliez l’imiter. Si vous faisiez le compte exact, il s’avérerait qu’elle emploie le mot génial, disons, tous les trois cents mots. Mais lorsque vous l’imitez, vous l’utiliserez tous les cinquante mots afin que chacune de ses connaissances habituées à sa manière de s’exprimer puisse reconnaître son mot caractéristique et penser : « Oui, c’est tout à fait elle. » Nous sommes ici en présence d’un phénomène comparable : il y a trop de choses caractéristiques de Clément dans une lettre aussi brève, plus qu’il n’y en a dans n’importe quel passage de la même longueur dans tout Clément. Mais comment quelqu’un a-t-il pu aussi bien imiter Clément, en utilisant les mots rares qu’il emploie, par exemple, mais plus fréquemment que lui-même ? On ne doit pas oublier les études modernes sur Clément, et notamment les volumes de Stählin avec son index de tout son vocabulaire. Comme d’autres l’ont remarqué, si Smith pouvait vérifier si ce vocabulaire ressemblait à celui de Clément en utilisant Stählin, alors quelqu’un avait fort bien pu utiliser Stählin pour fabriquer un vocabulaire ressemblant à celui de Clément 25. Un autre point intrigant provient de la manière dont la lettre se termine. Après avoir discuté les infâmes manières des hérétiques carpocrates, l’auteur indique : « Maintenant la véritable explication et ce qui s’accorde avec la vraie philosophie… » Et c’est là que le texte s’interrompt. Certains lecteurs ont considéré cela comme le moment parfait pour terminer un faux car la phrase interrompue provoque chez le lecteur une curiosité qui ne sera jamais satisfaite. Par ailleurs, que doit-on penser des dédicaces des deux ouvrages de Smith ? Le volume érudit est dédicacé à Arthur Darby Nock, le brillant universitaire qui pensait que la lettre était une « mystification pour l’amour de la mystification ». L’autre volume, de manière assez surprenante, était dédicacé à « Celui qui sait ». Comme l’un des critiques l’a dit : « Qui est “Celui qui sait” ? Et que sait-il 26 ? » Un autre aspect plus technique. Comme je l’ai signalé à plusieurs reprises dans cette étude, lorsque des textes du christianisme antique ont été copiés à la main au cours des siècles, les copistes ont, bien entendu, commis des erreurs, lesquelles ont été ensuite recopiées par les copistes ultérieurs. Si cette lettre de Clément est authentique, elle a été écrite au début du IIIe siècle, et copiée au cours des siècles jusqu’à la copie reproduite par le scribe du XVIIIe siècle qui écrivit sur les pages blanches du livre découvert par Smith. Mais il s’avère que la lettre découverte par Smith ne comporte aucune erreur importante de copie. Comment est-ce possible ? Un spécialiste, Charles Murgia, un expert de l’activité de copiste des scribes et des faux, a conclu que ce que nous avons n’est pas la copie d’un texte, mais une édition originale.
C’est-à-dire que celui qui a placé cela à la fin du volume n’a pas copié un texte mais en a composé un, et donc la lettre est un faux, soit du XVIIIe siècle soit plus tardif, disons du XXe 27. Il y a encore deux points à relever. Quoique non remarqués par d’autres sceptiques, ceux-ci, de mon point de vue, sont soit des indices de falsification, soit des signes d’une terrible ironie. D’abord, il est très étrange que cette lettre apparaisse dans ce livre en particulier : l’édition Voss de 1646 des lettres d’Ignace. Si la lettre est authentique, sa présence dans ce volume est d’une brillante ironie ; l’édition de Voss fut la première à retirer de la tradition manuscrite grecque d’Ignace les documents falsifiés et les interpolations faites dans le texte d’Ignace par des scribes théologiquement motivés. Et quel est le texte nouvellement découvert de Clément ? Une lettre qui décrit des documents fabriqués et des interpolations faites dans le texte de Marc par des scribes théologiquement motivés. Et c’est une lettre qui peut elle-même avoir été fabriquée ! S’agit-il d’une empreinte digitale astucieusement placée ou d’une étrange coïncidence ? Ensuite, la lettre commence sur la première page blanche de la fin du livre. De manière surprenante les spécialistes n’ont jamais parlé de ce qui se trouvait au recto de la page en question : la dernière page de texte imprimé du volume de Voss. Peut-être qu’ils ne l’ont pas remarquée parce que ladite page ne figure pas dans les photographies de Smith de l’édition érudite, la seule qui ait intéressé les spécialistes, mais dans l’édition populaire où le lecteur visé, parce que c’est un commentaire en latin sur des textes écrits en grec, ne peut évidemment y prêter l’attention requise. Mais le contenu de la page est surprenant. Dans son texte, l’auteur, Voss, note un ensemble de falsifications des manuscrits de l’Épître de Barnabé, un autre texte du premier christianisme. Il vitupère les scribes qui ont altéré le texte en faisant des ajouts. Il souligne qu’Ignace ne fut pas le seul dont les textes ont été falsifiés par quelqu’un qui voulait les augmenter ; ainsi de Barnabé. Et il dit : « Exactement comme Ignace a eu ses propres manipulateurs, qui ont altéré le texte, de même il y en eut d’autres qui crurent que la même chose était permise pour les lettres de Barnabé. » Il continue de citer quelques-uns de ces ajouts falsifiés dans l’un des manuscrits disponibles, et conclut en disant qu’il en a assez fourni pour donner à ses lecteurs une idée de ce qu’il veut dire. Il conclut en disant, en référence au scribe qui ajouta des éléments falsifiés : « Cet effronté collègue a rempli des pages supplémentaires avec ces bagatelles. » Puis il discute une autre falsification textuelle, dont il précise qu’elle a trompé des érudits du passé dans leur interprétation du texte. Et c’est la fin de la discussion. Mais ensuite, au verso, commence la lettre de plusieurs pages de Clément que la plupart des spécialistes ont crue authentique mais que d’autres considèrent comme une falsification, et qui suit donc de près les plaintes sur les falsifications textuelles, les prétendus « ajouts » (interpolations) d’un autre texte chrétien antique, l’Évangile de Marc. Y a-t-il eu un « effronté confrère » impliqué dans ces interpolations, à l’époque antique ou dans les Temps modernes ?
Étant donné les possibilités De nombreux universitaires qui ne sont pas sûrs que Smith, ou quelqu’un d’autre, ait fabriqué la lettre de Clément, ont émis l’hypothèse qu’elle était originale, puis ont donné leur propre interprétation et évaluation de son importance historique. Que se passe-t-il si nous renversons le processus et présumons, à titre d’hypothèse, qu’elle a été fabriquée ? Elle devrait, presque certainement, avoir été fabriquée après que l’édition de Clément eut été publiée en 1936. Elle devrait avoir été fabriquée par quelqu’un ayant eu accès à la bibliothèque de Mar Saba (où personne n’est admis). Si l’ironie de son emplacement dans le livre n’est pas seulement une
circonstance intrigante mais une empreinte digitale, alors cela dut être l’œuvre de quelqu’un qui savait que le livre était là dans la bibliothèque, qui comprit que c’était la place idéale pour copier la lettre, par exemple un visiteur antérieur de la bibliothèque. Celui qui a commis la fraude aurait dû passer de nombreuses années à y réfléchir et à travailler sur le contenu de la lettre pour qu’elle ressemble à un texte de Clément, et aux mots des citations de l’Évangile secret de Marc, pour qu’ils puissent être considérés comme un texte de Marc. Cette personne aurait dû devenir un expert en manuscrits grecs et aurait dû apprendre à écrire dans une graphie du XVIIIe siècle. Lui, ou elle, aurait dû avoir du temps, après de longues heures de pratique, pour écrire la lettre à la fin du livre. Et lui, ou elle, aurait inventé un récit plausible de sa découverte. Quel plaisir cela a dû être de photographier le texte, puis de le soumettre à quelques spécialistes pour voir s’il était probant. Si les premiers à voir les photos ne sont pas convaincus, on arrête ! On laisse tomber l’affaire. Mais s’ils marchent, peut-être montrer les photos à un peu plus de gens. Et puis à d’autres encore. Et ensuite, encore plus curieux, décider d’analyser ce que l’on a soi-même écrit et faire un tas de découvertes à ce sujet, reconnaître les quelques endroits où le faux n’est pas parfaitement dans le style de Clément, les signaler, et faire remarquer que c’est un signe certain que la lettre n’est pas un faux, parce que personne ne ferait intentionnellement une telle gaffe. Est-il concevable qu’un universitaire ait fabriqué cette lettre juste pour voir si c’était possible ? Pour « faire une mystification pour l’amour de la mystification » ? Dans les annales du faux, il en a déjà été ainsi. Un des premiers exemples connus est une histoire assez drôle. Au IVe siècle avant l’ère chrétienne, un philosophe connu dans l’histoire sous le nom de Denys d’Héraclée dit « le Renégat 28 » écrivit et publia une pièce sous le nom de Sophocle, le dramaturge du Ve siècle. La pièce fut citée comme authentique par le principal rival personnel de Denys, le philosophe Héraclide de Pont. Lorsque Denys se moqua d’Héraclide pour ne pas savoir reconnaître un faux quand il en rencontrait un, ce dernier affirma qu’elle était authentique. Denys proclama qu’il avait écrit la pièce lui-même, et signala à Héraclide que les premières lettres de certaines lignes se suivant formaient un acrostiche du nom de Pankalos, qui était l’amant de Denys. Héraclide persista, disant qu’il s’agissait d’un hasard. Denys lui répondit que s’il lisait mieux il trouverait d’autres messages cachés, comprenant cette ligne : « Un vieux singe ne se laisse pas piéger. Oh ! si, il se laisse finalement attraper, mais cela prend du temps. » C’était probablement assez convaincant, mais un dernier acrostiche portait le coup de grâce : « Héraclide ne connaît pas ses lettres et n’a pas honte de son ignorance 29. » Je ne veux pas dire que Smith fut un Denys le Renégat attardé, qu’il a fabriqué la lettre de Clément qu’il a prétendu avoir découverte. Dès que je dirai que je suis sûr de cela, ces pages découpées dans le livre apparaîtront, quelqu’un analysera l’encre, et elle datera du XVIIIe siècle ! Mais peut-être que Smith l’a fabriquée. Peu de gens à part lui avaient, au XXe siècle, la compétence pour cela. Peu de gens avaient assez de mépris envers les autres universitaires pour vouloir les berner. Peu d’autres se seraient autant réjouis du plaisir extrême d’avoir dupé tant d’« experts », démontrant une fois pour toutes leur propre supériorité. Peut-être Smith procéda-t-il ainsi. Ou peut-être s’agit-il d’une lettre authentique de Clément d’Alexandrie, et y a-t-il réellement eu différentes versions de l’Évangile de Marc disponibles dans l’Alexandrie antique, l’une d’elles étant perdue jusqu’à l’époque moderne, puis partiellement redécouverte en partie dans la bibliothèque d’un vieux monastère. Si c’est ainsi, alors la lettre nous fournit un aperçu d’une
autre forme disparue de christianisme, un groupe de carpocrates qui utilisaient une version augmentée de l’Évangile de Marc qu’ils avaient modifiée pour leur propre dessein, peut-être pour justifier leurs activités communes moralement douteuses. D’une manière ou d’une autre, fausse ou authentique, la lettre de Clément nous fournit un des documents les plus intéressants à avoir été découverts au XXe siècle sur le christianisme primitif.
1. Il y eut, bien sûr, à l’époque de nombreux récits journalistiques ; pour une vue d’ensemble, voir I. Haywood, Faking It : Art and the Politics of Forgery, p. 1-5. Un récit plus complet se trouve dans la nécrologie de K. Kujau, London Time, 14 septembre 2000. 2. Comme « The Unknown Life of Jesus Christ », « The Aquarian Gospel » et « The Crucifixion of Jesus, by an Eyewitness », tous résumés et discutés dans le formidable petit ouvrage de E. J. Goodspeed, Strange New Gospels. Voir aussi les exposés plus récents de P. Beskow, Strange Tales about Jesus. 3. Voir B. M. Metzger, « Literary forgeries », p. 4. 4. Pour une vision d’ensemble des agrapha, voir W. D. Stroker, Extracanonical Sayings of Jesus. 5. En plus du travail signalé en note 3, voir le récit plus complet dans l’autobiographie de B. M. Metzger, Reminiscences of an Octogenarian, p. 136-139. 6. Le récit populaire : The Secret Gospel : The Discovery and Interpretation of the Secret Gospel according to Mark ; le volume le plus lu : Clement of Alexandria and a Secret Gospel of Mark. 7. Publié dans le Journal of Biblical Literature Monograph Series, vol. 6, Philadelphie, Society of Biblical Literature, 1951. 8. La copie du XVe siècle d’une pièce de Sophocle (qui vécut au Ve siècle av. J. C.) fut considérée comme n’ayant plus d’autre valeur que celle du papier et donc fut utilisée, trois siècles plus tard, pour renforcer la reliure d’un autre livre. Pour les spécialistes de Sophocle, cependant, la bribe d’une pièce par ailleurs perdue est évidemment d’une réelle importance. 9. Les paléographes – c’est-à-dire les experts en écritures anciennes – sont habituellement capables de dater l’écriture manuscrite à cinquante années près. Smith n’était pas un expert de ce domaine, mais il avait une idée approximative de la datation de l’écriture. 10. Clément, Stromates 3, 1-2 ; Irénée, Contre les hérésies 1, 25 ; Hippolyte, Réfutation 7, 20. 11. Pour un exposé plus complet et plus académique de ces débats du XVIe siècle, voir J. B. Lightfoot, The Apostolic Fathers : Clement, Ignatius, and Polycarp, 2e partie, Ignatius and Polycarp, 1, p. 237 sq. 12. L’édition de Voss ne comprenait pas la lettre d’Ignace aux Romains, qui fut d’abord découverte et publiée dans un texte grec non interpolé, deux siècles plus tard. 13. M. Smith, The Secret Gospel, p. 61. 14. La plupart des gens que j’ai rencontrés sont troublés par le passage, ou ont trouvé une solution qui a tellement de sens pour eux qu’ils ne sont pas intéressés par le fait d’en entendre une autre. 15. Le texte de Jean dit que Jésus baptisait, mais ensuite se corrige pour dire que Jésus lui-même n’a réellement administré aucun baptême. Il se peut que la première déclaration soit (historiquement) correcte et que la « correction » ultérieure soit en fait incorrecte. 16. M. Smith, The Secret Gospel, p. 113, n. 12. 17. Voir par exemple, la recension de Q. Quesnell citée à la note 19. 18. Ce point de vue se trouve dans la sobre analyse – ce qui est assez inhabituel dans cette controverse – de R. B. Brown, « The relation of “The Secret Gospel of Mark” to the Fourth Gospel ». 19. L’un des rares à s’attaquer à Smith directement, non pas en affirmant explicitement qu’il avait fabriqué le document, mais en déclarant sans se démonter que toute l’affaire était hautement suspecte, fut Q. Quesnell, « The Mar Saba Clementine : A question of evidence », in Catholic Biblical Quarterly 37, 1975, p. 48-67. Cela conduisit à un intense échange entre les deux érudits, que l’on trouve dans Catholic Biblical Quarterly 38, 1976, p. 196-203. Une approche similaire, dans laquelle les soupçons sont évoqués mais sans accusation explicite, est celle de B. M. Metzger dans Reminiscences, p. 128-132 (où le fait qu’il s’agit d’une fabrication de Smith est au moins
suggéré : le passage se trouve dans un chapitre qui traite de « faux littéraires » modernes). Parmi ceux qui ont soutenu que la lettre était un faux (sans affirmer que Smith lui-même en était l’auteur) il y a E. F. Osborn dans « Clement of Alexandria : A review of Research, 1958-1982 », qui pense que cela est l’œuvre d’un « faussaire pieux », et A. H. Criddle, « On the Mar Saba letter attributed to Clement of Alexandria ». Parmi ceux qui, maintenant, affirment que Smith avait fabriqué le document, il y a son propre étudiant, J. Neusner, avec lequel il eut une fameuse dispute sur un autre sujet (Are There Really Tannaitic Parallels to the Gospels? A Refutation of Morton Smith, p. 27-31), qui l’appela « le faux du siècle » (28) et, plus récemment, et avec véhémence, D. H. Akenson (Saint Saul : A Skeleton Key to the Historical Jesus, p. 83-89), qui voit toute l’entreprise – y compris les deux livres de Smith – comme une « belle et gaie plaisanterie pleine d’ironie au détriment de tous les spécialistes imbus d’eux-mêmes qui non seulement manquent d’humour, mais qui croient que ce prétendu fragment d’évangile nous vient de la première lettre connue du grand Clément d’Alexandrie » (88). Akenson paraît avoir fondé son accusation sur le fait que Smith était gay. Pour une estimation antérieure des réactions académiques à son travail, lequel était largement approuvé, voir M. Smith, « Clement of Alexandria and Secret Mark : The score at the end of the first decade », in Harvard Theological Review 74, 1982, p. 449-461. 20. Voir J. K. Elliott, Codex Sinaiticus and the Simonides Affair. 21. Un exemple plus amusant est un manuscrit grec « antique » fabriqué par deux séminaristes dans les années 1930 qui réussirent à tromper un des grands experts des manuscrits onciaux grecs antiques. Voir B. M. Metzger, Reminiscences of an Octogenarian, chap. 11. 22. C’est le point auquel s’est attaché Osborn, une des autorités sur Clément, dans son article « Clement of Alexandria ». Il conclut : « Il n’y a rien dans Clément qui permette à ceci d’être un évangile secret, ou d’être quelque chose que Clément aurait pu écrire… Le style de Clément, ajouté à une incapacité d’appréhender ses idées, suggère fortement une falsification » (p. 224). 23. Par exemple, Stromates 7, 16, 105, en parlant aux chrétiens : « Nous ne devons jamais dénaturer la vérité. » 24. A. H. Criddle, « On the Mar Saba letter ». 25. Voir, par exemple, Q. Quesnell, « The Mar Saba Clementine ». 26. Q. Quesnell, « The Mar Saba Clementine », p. 65. 27. C. Murgia, « Secret Mark : real or fake ? » 28. Il reçut ce surnom parce qu’il tourna le dos à l’enseignement éthique strict de l’école stoïque, qu’il avait embrassé plus tôt, et devint un infâme débauché. 29. Ce récit provient des Vies de philosophes illustres (5, 92-93) de Diogène Laërce, parues au Grafton, Forgers and Critics, p. 3-4.
IIIe siècle.
Voir A.
DEUXIÈME PARTIE
HÉRÉSIES ET ORTHODOXIES
Beaucoup plus de choses existent sur la question des christianismes disparus que les quelques textes que nous avons déjà examinés – plus même que les dizaines d’autres que nous n’avons pas éxaminés –, des textes perdus, oubliés, considérés comme ayant été détruits, ne réapparaissant à l’époque moderne que grâce aux recherches des archéologues ou, plus généralement, grâce au hasard. Car les christianismes disparus impliquent aussi des groupes sociaux qui ont utilisé ces textes, des groupes de chrétiens qui, comme d’autres groupes de chrétiens, de tout temps et en tout lieu, se sont considérés comme les héritiers de la vérité transmise à eux par leurs prédécesseurs qui avaient reçu leur compréhension de Dieu, du Christ, du monde et de notre place en lui, de gens qui avaient connu, en bout de chaîne, les apôtres de Jésus et à travers eux Jésus lui-même, celui qui a été envoyé par Dieu. Tout le monde ne pouvait pas avoir raison, bien sûr, dans cette compréhension, car les différents groupes de chrétiens du monde antique avaient des opinions différentes, quand elles n’étaient pas totalement opposées. À moins que Jésus n’ait fourni une panoplie entière d’enseignements autocontradictoires, certains, la plupart, ou tous ces groupes présentaient des perspectives qui n’étaient pas les siennes. Des groupes qui soutenaient qu’il y avait un seul Dieu (et que Jésus l’avait enseigné) ne pouvaient avoir raison si les groupes soutenant qu’il y en avait deux (et que Jésus l’avait enseigné) avaient raison. D’une certaine façon, cette question d’avoir « raison » fut un souci propre au christianisme. L’Empire romain était peuplé de religions de toutes sortes : des religions familiales, des religions locales, des religions citadines, des religions étatiques. Chacun, pratiquement, dans cette complexité laissant rêveur, excepté les Juifs, vénérait de nombreux dieux de nombreuses façons 1. Autant qu’on puisse le savoir, cela n’a presque jamais été considéré comme un problème. Personne, en fait, ne pensait qu’il était contradictoire, ni même problématique, d’adorer Jupiter et Mars et certains autres « grands » dieux, en même temps que les dieux locaux de sa cité et les dieux secondaires qui s’occupaient de vos récoltes, de vos affaires quotidiennes, de votre femme en couches, de votre fille malade et aussi de la vie amoureuse de votre fils. La multiplicité engendrait le respect et, la plupart du temps, la pluralité provoquait la tolérance. Personne n’avait le sentiment que s’il avait le droit d’adorer ses dieux par les moyens appropriés, vous aviez, par là même, tort d’adorer les vôtres par les moyens appropriés. De plus, une caractéristique marquante de ces religions antiques – à l’exception, à nouveau, du judaïsme – est que vénérer n’impliquait jamais d’accepter ou de rendre doctrinalement acceptables des affirmations au sujet d’un dieu. Il n’y avait pas de croyances conçues pour proclamer la vraie nature des dieux et leur interaction avec le monde, ni de professions de foi doctrinalement précises destinées à être récitées durant les offices, rien de comparable à une « orthodoxie » (des croyances correctes) ou à une « hérésie » (de fausses croyances). Ce qui importait, c’était des actes d’adoration entérinés par la tradition, non des croyances. Puis arriva le christianisme. Aussitôt que certains disciples de Jésus affirmèrent leur croyance qu’il était revenu de la mort, les chrétiens commencèrent à comprendre que Jésus lui-même était, d’une certaine manière, le seul chemin correct pour parvenir à Dieu, la seule voie du salut 2. Mais une fois que cela se produisit, un nouveau facteur survint sur la scène religieuse de l’Antiquité. Les chrétiens de par leur nature même devinrent intolérants, prétendant avoir raison d’une telle manière que tous les autres avaient tort. Comme certains des premiers écrits chrétiens le prétendaient : « il n’y a aucun salut ailleurs qu’en lui ; car aucun autre nom sous le ciel n’est offert aux hommes, qui soit nécessaire à notre salut » (Actes 4,12) et « Celui qui croit en le Fils a la vie éternelle ; celui qui n’obéit pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de
Dieu demeure sur lui » (Jean 3,36). Ou, comme il est rapporté que Jésus lui-même l’a dit : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi » (Jean 14,6). De plus, puisque les chrétiens soutiennent que a) ce qui importe finalement c’est une bonne relation avec Dieu ; b) qu’une bonne relation avec Dieu requiert de croire ; et c) que la croyance doit être en quelque chose, plutôt que dans le flou d’une foi abstraite selon laquelle les choses sont en accord (ou en désaccord) avec le monde, les chrétiens, avec leurs affirmations exclusives, doivent donc décider ce que le contenu de la foi doit être. Que doit-on exactement croire sur Dieu afin d’être juste avec lui ? Qu’il est le Dieu suprême au-dessus de tous les autres dieux ? Qu’il est le Dieu unique et qu’aucun autre n’existe ? Qu’il a créé le monde ? Qu’avant aujourd’hui il n’a eu aucune influence sur le monde ? Qu’il a créé le mal dans le monde ? Qu’il est très éloigné du mal ? Qu’il a inspiré les Écritures juives ? Que des divinités secondaires ont inspiré ces Écritures ? Que doit-on croire sur Jésus ? Qu’il est un homme ? Un ange ? Un être divin ? Était-il un dieu ? Si Jésus est Dieu, et que Dieu est Dieu, comment peut-on être monothéiste et croire à un seul Dieu ? Et si l’Esprit est Dieu, aussi, alors pourquoi n’a-t-on pas trois Dieux ? Ou que Jésus est Dieu le Père lui-même venu sur la terre pour le salut du monde ? Et ainsi, lorsque Jésus priait Dieu, se parlait-il à lui-même ? Et qu’est-ce qui en Jésus apportait le salut ? Ses enseignements publics qui, s’ils étaient suivis, indiquaient la voie de la vie éternelle ? Ses enseignements secrets, destinés uniquement à l’élite spirituelle, et dont la compréhension correcte était la clef de l’unité avec Dieu ? Sa manière de vivre, qui devait être formalisée par des disciples qui comme lui avaient décidé d’abandonner tout ce qu’ils possédaient pour l’amour du Royaume ? Sa mort sur la croix ? Était-il mort sur la croix ? Pourquoi serait-il mort sur la croix ? Les questions ont pu sembler sans fin, mais leur importance était éternelle. Pour une fois que cela concernait justement ce qu’une personne croyait – si important que la vie éternelle en dépendait –, les débats commencèrent. Et différents points de vue émergèrent. Toutes les opinions disaient s’appuyer, bien entendu, sur les enseignements de Jésus – même les opinions soutenant qu’il y avait 365 dieux, que Jésus n’était pas réellement un être humain ou que sa mort était simplement une ruse destinée à vaincre les puissances cosmiques. Aujourd’hui, nous pouvons trouver que c’est un non-sens de dire que Jésus et ses disciples terrestres enseignèrent de telles choses, puisque après tout, nous pouvons vérifier dans les Évangiles du Nouveau Testament que ce n’est pas vrai. Mais nous devons toujours poser les questions historiques : d’où à l’origine tenons-nous nos Évangiles du Nouveau Testament ? Et comment savons-nous que ceux-là, plutôt que les dizaines d’évangiles qui ne furent pas intégrés au Nouveau Testament, révèlent la vérité sur ce que Jésus enseigna ? Que serait-il arrivé si le canon avait contenu les Évangiles de Pierre, de Thomas et de Marie plutôt que ceux de Matthieu, de Marc et de Luc ? Dans la perspective des historiens, il est frappant de constater que toutes les formes du premier christianisme aient cherché la légitimité de leurs idées en retraçant leur chemin jusqu’à Jésus par le biais des apôtres. Les écrits de Jésus lui-même, bien sûr, ne furent jamais une solution, puisque autant que nous le savons, il n’a jamais rien écrit. Pour cette raison, l’autorité apostolique prit une importance primordiale pour les premiers chrétiens. Rien d’étonnant donc si tant de faux circulèrent parmi tous ces groupes, les proto-orthodoxes compris. Mais les autres groupes ? Nous nous sommes penchés sur quelques importants écrits des premiers siècles chrétiens, les Évangiles de Pierre et de Thomas, et, s’ils sont authentiques,
l’Évangile secret de Marc, les Actes de Paul et de Thècle, les Actes de Thomas, les Actes de Jean, une Apocalypse de Pierre et plusieurs autres livres importants, perdus et jamais retrouvés. En poursuivant notre étude, nous en prendrons en compte un plus grand nombre encore. Ces documents sont non seulement importants en eux-mêmes, mais aussi quant aux groupes sociaux qui les produisirent, les lurent et les révérèrent. Car, à l’origine, il y eut beaucoup de groupes chrétiens, la plupart d’entre eux reconnaissant la signification éternelle des vérités théologiques qu’ils revendiquaient, et cependant la plupart d’entre eux également en désaccord non seulement avec les religions romaines environnantes et la religion juive d’où elles émergeaient, mais les uns avec les autres. Ces disputes internes sur la forme de la religion qui était « la bonne » furent longues, dures et quelquefois sordides. Certaines des découvertes fascinantes des érudits de l’époque moderne ont permis d’établir que ces groupes chrétiens étaient fort différents les uns des autres ; chacun était persuadé d’avoir « raison », et considérait ses propres opinions comme supérieures à celles des autres. Cependant un seul groupe gagna ces premières batailles. Et ce groupe lui-même n’était pas monolithique car il y avait d’immenses territoires non explorés et de gigantesques domaines de pénombres doctrinales à l’intérieur des larges contours du consensus théologique qu’il s’efforçait de créer, des aires obscures où des questions restèrent non résolues jusqu’à des séries ultérieures d’épreuves et d’erreurs, de dogmatismes et de chasses à l’hérésie qui conduisirent à un débat encore plus poussé et à sa résolution partielle. Nous ne sonderons pas les profondeurs de ces débats après le IVe siècle. Leurs subtilités sont, pour nombre de lecteurs modernes, difficiles à apprécier ou même à comprendre. Nous concentrerons notre attention sur les premiers siècles, lorsque certaines des plus importantes questions de la doctrine du premier christianisme furent débattues. Combien y a-t-il de dieux ? Le monde matériel fut-il créé par le vrai Dieu ? Jésus était-il humain, d’essence divine ou les deux ? Ces questions, au moins, furent résolues, qui conduisirent aux croyances récitées aujourd’hui et au Nouveau Testament standardisé, maintenant lu par des millions de personnes de par le monde. Dans cette seconde partie de notre étude, nous nous intéresserons à divers groupes qui avaient des opinions variées sur de tels sujets, des groupes attestés par de nombreuses sources antiques qui incluent des écrits d’opposants chrétiens trouvant leurs opinions, au mieux choquantes, au pire conduisant tout droit à la damnation. Quatre groupes occuperont notre attention dans les chapitres qui suivent : les ébionites judéo-chrétiens, les marcionites antijuifs, certains gnostiques chrétiens et le groupe que l’on a baptisé « proto-orthodoxe ». Une fois que nous aurons décrit les différentes croyances, et dans une moindre mesure, les pratiques connues de ces groupes, nous pourrons continuer, dans la troisième partie, à étudier comment ils s’engagèrent dans la bataille pour le pouvoir, qui entraîna l’élimination du monde chrétien de tout groupe autre que celui à qui la victoire a permis de s’autodéclarer « orthodoxe ».
1. Cela bien que la nature fondamentale de la religion, consistant en prières et en actes cultuels de sacrifices aux dieux, ait été la même partout. Pour des vues d’ensemble des religions dans le monde gréco-romain, voir M. Beard, J. North et S. Price, Religions of Rome ; R. Lane Fox, Païens et chrétiens et R. MacMullen, Le paganisme dans l’Empire romain. 2. Par exemple, à cause de sa mort et de sa résurrection, comme dans saint Paul, ou à travers ses enseignements secrets, comme dans l’Évangile copte de Thomas.
Aux pôles opposés du christianisme primitif : les ébionites et les marcionites 5
Dire que l’un des résultats garantis de l’érudition historique est que Jésus était un Juif peut sembler banal, comme de dire que l’un des résultats assurés de la science moderne est que le papier est combustible. Mais il y a encore moins d’un siècle, la judaïcité de Jésus était un véritable sujet de discussion parmi les spécialistes les plus sérieux du christianisme antique. De plus, au cours de l’histoire de l’Église chrétienne, même lorsque l’identité juive de Jésus n’a plus été déniée, elle a été contestée, négligée ou ignorée. Personne travaillant dans le domaine du Nouveau Testament ne tient, aujourd’hui, la judaïcité de Jésus pour controversée ni sans signification. Jésus était juif et n’importe quelle évaluation de ses mots, de ses actes et de sa destinée doit en tenir compte. Bien sûr, déterminer quelle sorte de Juif il était est une autre question : les discussions savantes peuvent être longues et rudes entre initiés, et difficiles à saisir pour les non-spécialistes. Le Jésus historique est-il mieux compris en tant que rabbin qui, comme d’autres rabbins, enseigna à ses disciples la véritable signification de la Loi de Moïse ? Ou en tant que saint juif qui, comme d’autres saints, pouvait exciper d’une relation spécifique avec Dieu pour justifier ses pouvoirs extraordinaires ? Ou encore, en tant que révolutionnaire juif qui, comme d’autres révolutionnaires, poussait à la rébellion armée contre les occupants romains ? Ou en tant que Juif réformateur social qui, comme d’autres réformateurs sociaux, prônait un style de vie alternatif, opposé aux normes et aux valeurs de la société de son temps ? Ou en tant que magicien juif qui, comme d’autres magiciens, pouvait manipuler les forces de la nature de façon à impressionner ? Ou en tant que Juif féministe qui, comme d’autres féministes, soutenait la cause des femmes et poussa à des structures égalitaires dans le monde ? Ou en tant que prophète juif qui, comme d’autres prophètes, annonça l’imminente interaction de Dieu avec le monde afin de triompher des forces du mal et de le faire entrer dans un nouveau Royaume où il n’y aurait plus de souffrance, de péché ni de mort 1 ? Toutes ces propositions ont leurs défenseurs chez les spécialistes ayant consacré de longues années de leur vie à ce sujet, mais ils ne peuvent toutefois tomber d’accord sur le moindre fait aussi élémentaire soit-il au sujet de Jésus Christ, excepté qu’il était juif. De plus, la plupart des spécialistes contemporains reconnaissent non seulement que Jésus était un Juif, mais aussi qu’il a été élevé dans une famille juive, dans le village juif de Nazareth en Palestine juive. Il a grandi dans la culture juive, a accepté la voie juive, a appris la tradition juive, et est resté fidèle à la Loi juive. Il a été circoncis, respectait le shabbat et les fêtes rituelles, et mangeait probablement kasher. Adulte, il entreprit un ministère de prêche itinérant dans la Galilée rurale, rassemblant autour de lui un certain nombre de disciples qui étaient tous juifs. Il leur enseigna son interprétation de la Loi juive et de ce Dieu qui appelait les Juifs à être son peuple. La plupart des spécialistes seraient d’accord sur le fait que certains de ces disciples, alors que Jésus était toujours vivant, le considéraient probablement comme le Messie juif venu pour délivrer le peuple de Dieu de l’oppression de Rome. Pour une raison ou pour une autre, les dirigeants de
son peuple, les maîtres du pouvoir à Jérusalem, le considéraient comme un fauteur de troubles, et lorsqu’il apparut dans la capitale pour la Pâque juive autour de l’an 30, ils le firent arrêter et remettre au gouverneur romain. Il fut jugé pour sédition contre l’État puis exécuté pour s’être proclamé roi des Juifs. Ainsi, Jésus fut juif du début à la fin, de même ses disciples, tous nés et élevés comme des Juifs. Peu après sa mort, certains d’entre eux en vinrent à considérer Jésus comme plus qu’un maître juif (ou saint homme, révolutionnaire, réformateur social, féministe, magicien, prophète ou n’importe quoi d’autre). Pour eux, Jésus était celui qui avait indiqué aux autres la position qu’il fallait avoir face à Dieu. Quelques-uns de ses disciples pensaient que le salut viendrait à travers la mort et la résurrection de Jésus ; d’autres disaient qu’il viendrait de son enseignement divin. En tous les cas, ses disciples déclarèrent très rapidement que le salut apporté par Jésus n’était pas réservé aux Juifs, mais était ouvert au monde, aux Juifs comme aux gentils.
Paul et ses opposants judaïsants Dans cette proclamation aux non-Juifs, les gentils, personne n’eut un rôle plus important que l’apôtre Paul. Paul, à l’origine, était un Juif pharisien venant de l’extérieur de la Palestine, qui avait entendu la proclamation chrétienne de Jésus, l’avait trouvée blasphématoire et s’y était opposé de tout son cœur et de toutes ses forces, comme l’un des premiers et des plus enragés persécuteurs de la nouvelle foi (Galates 1,13 ; voir Actes 8,3). Mais Paul lui-même eut ensuite une sorte de vision de Jésus (Galates 1,15-16 ; 1 Corinthiens 15,8-11), qui le changea du tout au tout, et de chef des adversaires du mouvement chrétien il devint son principal avocat. De persécuteur, il se transforma en thuriféraire. Paul, de façon précise, se définissait comme l’apôtre du Christ auprès des gentils. Dans ses efforts de missionnaire apportant l’Évangile aux gentils, un problème majeur apparut d’emblée à Paul. Les gentils, bien entendu, étaient des « païens », c’est-à-dire des polythéistes adorant un certain nombre de dieux. Pour accepter le salut par Jésus, ils devaient renoncer à leurs dieux et n’accepter que le Dieu d’Israël et son fils, Jésus, dont la mort et la résurrection, proclamait Paul, les mettaient dans une situation juste vis-à-vis de Dieu. Mais afin d’honorer le Dieu des Juifs, ne devaient-ils pas devenir juifs ? Le Dieu juif, après tout, avait donné la Loi juive au peuple juif. Et la manière pour son peuple de savoir qu’il était son peuple était de suivre sa Loi, une Loi qui fixait des lignes de conduite spécifiques sur la manière dont ils devaient l’adorer et vivre ensemble en communauté. Cette Loi stipulait que le peuple de Dieu devrait éviter de vénérer les idoles païennes et devrait obéir à certaines règles éthiques en général admises, comme de ne pas tuer ou de ne pas commettre l’adultère. Mais cela indiquait aussi que son peuple serait mis à part des autres peuples de manière particulière, par exemple, en ne travaillant pas le septième jour pour pouvoir l’adorer ; en suivant certaines lois alimentaires et en évitant des nourritures comme le porc et les coquillages ; et, s’ils étaient mâles, en recevant le signe de l’alliance que Dieu avait établie avec son peuple : la circoncision. Et c’était le problème que Paul rencontrait pour convertir les gentils à la foi de Jésus, le fils du Dieu juif. Les gentils qui se mirent à croire en Jésus avaient-ils besoin de devenir juifs afin d’être chrétiens ? Devaient-ils adopter la loi juive pour eux-mêmes ? On peut imaginer que c’était une question plutôt urgente, spécialement pour les hommes, une majorité d’entre eux n’étant pas circoncis. Certains des disciples juifs de Jésus maintenaient que les convertis devaient adopter la voie du judaïsme. Paul paraît cependant avoir été le principal avocat d’une attitude modérée sur la question. Paul soulignait que les gentils qui devenaient des disciples de Jésus devaient accepter
le Dieu des Juifs et n’adorer que lui. Mais il était également catégorique sur le fait qu’ils ne devaient pas adopter les « manières juives » ou, comme nous pourrions les appeler, les « marqueurs caractéristiques juifs » énoncés dans la loi juive. Ils n’avaient pas à observer le shabbat ou les fêtes juives, manger kasher ou être circoncis. En fait, selon saint Paul, pour les gentils adopter les voies du judaïsme signifiait ne pas avoir de doute sur le fait que le salut divin passait par la mort de Jésus ; c’était Jésus seul, et pas la loi juive, qui plaçait quelqu’un dans une position correcte vis-à-vis de Dieu (Romains 3,10–8,3 ; Galates 2,15-16). En se penchant après coup sur ces débats nous avons tendance à penser que le sujet fut facilement, rapidement et réellement résolu. En réalité, même les textes du Nouveau Testament qui parlent de la question montrent que ce n’était pas une affaire simple et que l’opinion de Paul n’était pas universellement acceptée, ni même, on peut le supposer, largement acceptée. Le récit de la conférence qui se réunit à Jérusalem pour décider de la question, en partie à travers les activités de missionnaire de Paul chez les gentils (Actes 15), signale que des groupes de chrétiens non nommés soutenaient le point de vue opposé, à savoir que les gentils pour devenir chrétiens devaient d’abord devenir juifs. Et même, encore plus frappant, des lettres de Paul lui-même indiquent qu’il y avait des dirigeants chrétiens francs, sincères et actifs qui s’opposaient avec véhémence à lui sur ce point et considéraient ses opinions comme une corruption du vrai message du Christ. Certains de ces dirigeants firent leur apparition dans les Églises de Galatie et convainquirent les chrétiens de se faire circoncire s’ils voulaient être membres à part entière du peuple de Dieu. Et ils pouvaient citer l’Écriture pour appuyer leurs opinions, car Dieu avait donné le signe de la circoncision au père des Juifs, Abraham, et lui avait dit que c’était une alliance éternelle (et non pas un accord temporaire pouvant être annulé plus tard) et que la circoncision s’appliquait non seulement à ceux qui étaient nés juifs mais aussi à toute personne étrangère à Israël désireuse d’appartenir au peuple de Dieu (voir Genèse 17,9-14). Paul envoya une lettre de froide colère en réponse à ses opposants « judaïsants » en Galatie ; il s’y attaquait à ces « faux maîtres » qui, selon lui, avaient corrompu le véritable Évangile du Christ et se comportaient de manière exécrable vis-à-vis de Dieu. Cette lettre, bien entendu, figura dans le Nouveau Testament et ainsi la plupart des gens la prirent simplement pour argent comptant : les opposants de Paul étaient des corrupteurs de l’Évangile et étaient maudits par Dieu. Mais assurément eux-mêmes ne voyaient pas les choses ainsi. Ils étaient, après tout, des missionnaires chrétiens, résolus à répandre l’Évangile de Jésus à travers le monde. Une des lacunes que nous déplorons le plus, c’est l’absence d’une réponse écrite de l’un d’entre eux. Si une telle réponse a été envoyée, elle a disparu à jamais. Cela ne signifie pas nécessairement, cependant, qu’à l’époque ils représentaient la position minoritaire. On doit toujours garder à l’esprit que dans cette lettre aux Galates, Paul indique qu’il s’oppose à Pierre sur de telles questions (Galates 2,11-14). Il est, donc, en désaccord sur ce sujet avec le disciple le plus proche de Jésus. Mais qu’a pu répondre Pierre ? Malheureusement, une fois encore, nous ne le saurons jamais, puisque tout ce que nous avons, c’est la version de Paul 2. Selon Paul, une personne était en règle avec Dieu seulement en ayant foi dans la mort et la résurrection de Jésus et non pas en suivant une quelconque prescription de la loi juive. Et cela s’applique aux Juifs et aux gentils. Puisque Jésus seul est la voie du salut, alors quelqu’un qui suit la loi juive afin d’être en règle avec Dieu n’a pas compris l’Évangile et a probablement perdu son salut (Galates 1,6-9 ; 5,4). Là se présente un choix difficile : personne dans le premier christianisme ne pouvait surpasser Paul pour imaginer une solution à la fois claire et convaincante. Bien qu’aujourd’hui, seul le récit par Paul de sa confrontation avec Pierre et les missionnaires
juifs ait survécu, en leur temps, de nombreuses positions furent représentées. Malgré le fait que la plupart des autres aient été perdues, il est possible que ce n’ait pas été le cas de toutes. Une lecture attentive des sources ayant survécu montre que l’un des Évangiles, au moins, paraît présenter un point de vue différent. Avec de bonnes raisons, l’Évangile de Matthieu est souvent présenté comme le plus « juif » des Évangiles du Nouveau Testament. Ce récit de la vie et de la mort de Jésus s’attarde sur la judaïcité de Jésus. Il commence par donner la généalogie de Jésus qui remonte, en passant par David, le plus grand roi des Juifs, jusqu’à Abraham, le père des Juifs. À plusieurs reprises il cite les Écritures juives pour montrer que Jésus était le Messie juif envoyé par le Dieu juif en accomplissement des Écritures juives (voir Matthieu 1,23 ; 2,6.18). Jésus réalise à présent les Écritures (un point que Paul lui-même a concédé) ; Matthieu insiste, au contraire de Paul, sur le fait que les disciples de Jésus doivent faire de même. Dans l’une des plus frappantes affirmations de l’Évangile, qui se trouve seulement dans cet Évangile du Nouveau Testament, il est rapporté que Jésus dit : N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger mais accomplir. Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne disparaissent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur le i ne disparaîtra de la Loi que tout soit arrivé. Dès lors, celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le royaume des cieux ; au contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le royaume des cieux. Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux (Matthieu 5,17-20). Pour Matthieu la loi juive doit être entièrement conservée, jusqu’à la plus petite lettre. Les pharisiens, en fait, sont blâmés non pour avoir gardé la Loi mais pour ne pas l’avoir assez bien gardée. Il est important de noter que dans cet évangile, lorsqu’un homme riche parvient jusqu’à Jésus et lui demande comment atteindre la vie éternelle, Jésus lui répond que s’il veut vivre éternellement, il doit respecter les commandements de la Loi (19,17). On peut s’interroger : si la même personne s’était adressé à Paul avec la même question vingt ans plus tard, que lui aurait-il répondu ? Lui aurait-il dit de respecter la Loi ? Ses propres écrits donnent une réponse claire : assurément non (voir Romains 3,10 ; Galates 2,15-16). Il est difficile d’imaginer que Paul et Matthieu n’aient jamais vu cette question d’un même œil. De toute façon, dans une perspective historique, il est intéressant de noter qu’après leur mort, les avocats de leurs positions respectives sur la Loi développèrent ces points de vue avec quelques difficultés. Nous connaissons des groupes chrétiens qui, vers le IIe siècle, ont pris sur le judaïsme des positions exactement opposées, certains soutenant que la loi juive ne pouvait être suivie si on voulait le salut. Tous ces groupes prétendaient suivre les idées de Jésus luimême.
Des chrétiens qui voulaient être juifs : les ébionites Grâce à des sources datant du IIe au IVe siècle, nous connaissons des chrétiens appelés ébionites 3. Nous ne savons pas d’où vient exactement le nom. L’« hérésiologue » (c’est-à-dire opposé aux hérésies) proto-orthodoxe, Tertullien, soutenait que le groupe avait été nommé ainsi d’après le nom de son fondateur, Ébion. Cette hypothèse fragile est fondée sur la croyance de Tertullien que chaque hérésie commençait avec un fondateur identifiable. D’autres hérésiologues, comme Origène d’Alexandrie, étaient probablement plus près de la vérité quand ils faisaient dériver le nom du terme hébreu ebion, qui signifie « pauvre ». Origène et d’autres
auteurs proto-orthodoxes s’en donnèrent à cœur joie avec ce nom, précisant que les ébionites étaient « pauvres en compréhension 4 ». Ce n’est sans doute pas ce qu’ils pensaient d’euxmêmes. Peut-être le nom remonte-t-il aux débuts de la communauté. Il se peut que des membres de ce groupe aient abandonné ce qu’ils possédaient et se soient engagés ensemble dans une vie de pauvreté volontaire pour l’amour des autres, comme les premières communautés mentionnées dans les Actes des Apôtres (2,44-45 ; 4,32-37). Jésus lui-même, bien sûr, était pauvre. Peut-être s’agissait-il de gens le prenant au sérieux quand il disait que l’on devait aimer son prochain comme soi-même, et conscients qu’ils pourraient difficilement agir ainsi en vivant dans le luxe, alors qu’autour d’eux des gens mouraient de faim. En tout cas, ils furent appelés ébionites, et vers le IIe siècle aucun de leurs opposants ne paraît plus savoir pourquoi. Et comme il ne semble pas que le moindre écrit de l’un de leurs membres ait survécu, nous ne pouvons être sûrs de rien. Cette absence d’information de première source est vraiment à regretter. Il est certain qu’une partie de ces personnes écrivirent des traités qui exposaient leurs idées et les défendaient autant que possible. Mais comme aucun écrit n’a survécu, nous devons fonder notre compréhension sur les paroles de leurs opposants, quelquefois en ne prenant pas leurs arguments au pied de la lettre. Comme certains de ces rapports sont en contradiction avec les autres, il se peut qu’il y ait eu toute une variété de groupes ébionites, chacun ayant sa propre approche particulière de certains aspects de leur foi. Les auteurs proto-orthodoxes s’accordent clairement sur le fait que les ébionites étaient des disciples juifs de Jésus, et se considéraient eux-mêmes comme tels. Il ne s’agit pas du seul groupe de chrétiens juifs connus pour avoir existé à l’époque, mais c’est le groupe qui provoqua la plus forte réaction. Les chrétiens ébionites sur lesquels nous sommes le mieux informés croyaient que Jésus était le Messie juif envoyé par le Dieu juif en accomplissement des Écritures juives. Ils croyaient aussi qu’appartenir au peuple de Dieu exigeait que l’on soit juif. À cause de cela, ils insistaient sur le respect du shabbat et de la nourriture kasher, et sur la circoncision pour tous les hommes. Cela ressemblait fortement à la position des opposants de Paul en Galatie. Il se pourrait que les ébionites aient été leurs descendants, physiques ou spirituels. Une source ancienne, Irénée, rapporte aussi que les ébionites continuaient à vénérer Jérusalem de manière manifeste, en priant dans sa direction lors de leurs actions rituelles quotidiennes 5. Leur insistance sur l’obligation de rester (ou de devenir) juif ne semble pas spécialement remarquable dans une perspective historique, puisque Jésus et ses disciples étaient juifs. Mais la judaïcité des ébionites ne les fit pas aimer de la plupart des autres chrétiens qui croyaient que Jésus leur avait accordé de pouvoir contourner les exigences de la Loi pour obtenir leur salut. Les ébionites, cependant, maintenaient que leurs idées avaient la faveur des premiers disciples de Jésus, spécialement Pierre et Jean, le propre frère de Jésus, à la tête de l’Église de Jérusalem après la Résurrection. Un autre aspect du christianisme des ébionites qui les mettait à l’écart de la plupart des autres groupes était leur conception de ce que Jésus était. Les ébionites ne souscrivaient pas à la notion de préexistence de Jésus ou de sa naissance virginale. Ces idées étaient, à l’origine, distinctes l’une de l’autre. Les deux évangiles du Nouveau Testament qui parlent de Jésus né d’une vierge (Matthieu et Luc) n’indiquent pas qu’il existait préalablement à sa naissance, exactement comme les livres du Nouveau Testament qui paraissent présupposer sa préexistence (voir Jean 1,1-3.18 ; Philippiens 2,5-11) ne mentionnent jamais sa naissance virginale. Mais quand tous ces livres furent inclus au Nouveau Testament, les deux notions furent affirmées simultanément, et aussi que Jésus était supposé avoir été avec Dieu dans le passé éternel (Jean, Paul) et s’être fait chair (Jean) en naissant de la Vierge Marie (Matthieu et
Luc). Les chrétiens ébionites, cependant, n’avaient pas notre Nouveau Testament et comprenaient Jésus différemment. Pour eux, Jésus était le Fils de Dieu, non pas à cause de sa nature divine ou de sa naissance virginale mais à cause de son « adoption » par Dieu comme son fils ; cette sorte de christologie est, en conséquence, quelquefois appelée « adoptianiste ». Pour exprimer les choses plus complètement, les ébionites croyaient que Jésus était un être humain réellement de chair et de sang comme nous-mêmes, né comme fils aîné de l’union sexuelle de ses parents, Joseph et Marie. Ce qui rendait Jésus différent de tout le monde, c’est qu’il suivait la loi de Dieu à la perfection et était donc le plus parfait des hommes sur terre. À proprement parler, Dieu le choisit pour être son fils et lui donna une mission spéciale : se sacrifier lui-même pour l’amour des autres. Jésus alors monta sur la croix, non pas en punition de ses propres péchés mais pour tous les péchés du monde ; un sacrifice parfait en accomplissement des promesses de Dieu dans les Écritures sacrées à son peuple, les Juifs. Comme signe de son acceptation du sacrifice de Jésus, Dieu alors le ressuscita et l’éleva au ciel. Il apparaît que les chrétiens ébionites croyaient aussi que puisque Jésus était le sacrifice parfait et ultime pour les péchés, il n’y avait plus aucun besoin de sacrifices animaux. Les sacrifices juifs étaient donc considérés comme une mesure temporaire et imparfaite fournie par Dieu comme expiation des péchés jusqu’à ce que le sacrifice parfaitement expiatoire advienne. Pour cette raison, si ces Juifs (chrétiens) avaient vécu avant la destruction du Temple juif en 70 ap. J. C., ils n’auraient pas participé à ses pratiques cultuelles ; plus tard ils restèrent, tout au moins pour certains d’entre eux, végétariens, puisque dans le monde antique l’abattage des animaux pour la nourriture était presque toujours effectué à l’occasion d’un acte cultuel. À quelles Écritures ces ébionites firent-ils appel pour appuyer leurs théories ? Quels livres révéraient-ils, étudiaient-ils et lisaient-ils pour leurs services religieux ? Évidemment, ils considéraient la Bible hébraïque (l’Ancien Testament) comme l’Écriture par excellence. Ces gens étaient des Juifs, ou des convertis au judaïsme, qui comprenaient que les traditions juives antiques révélaient l’interaction continue de Dieu avec son peuple et sa Loi. Presque aussi évidemment, ils n’acceptaient aucun écrit de Paul. En fait, pour eux, Paul n’avait pas seulement tort sur quelques points mineurs. Il était l’ennemi, l’hérétique qui s’était tellement dévoyé en soutenant qu’une personne était en règle avec Dieu sans respecter la Loi, et qui interdisait la circoncision, le « signe de l’alliance », à ses disciples. Les ébionites avaient cependant d’autres textes « chrétiens » qui faisaient partie de leur canon. De manière non surprenante, ils paraissent avoir accepté l’Évangile de Matthieu comme principale autorité écrite 6. Leur propre version de Matthieu peut toutefois avoir été une traduction en araméen. Jésus lui-même parlait araméen en Palestine, comme d’ailleurs ses premiers disciples. Il était logique qu’un groupe de disciples juifs de Jésus venant de Palestine continue de citer ses paroles et des histoires à son sujet dans sa langue natale. Il semble probable que ce Matthieu araméen ait été quelque peu différent du Matthieu figurant maintenant dans le canon. L’Évangile de Matthieu utilisé par les chrétiens ébionites, en particulier, ne comprenait pas les deux premiers chapitres qui racontaient la naissance de Jésus d’une vierge, une idée que les ébionites chrétiens rejetaient. Il y avait sans doute d’autres différences avec notre version de Matthieu. Nous ne savons pas ce que les ébionites appelaient leur version de l’Évangile de Matthieu. Elle peut avoir été identique à un livre connu de certains écrivains de la première Église : l’Évangile des nazaréens. « Nazaréen » était un nom quelquefois utilisé pour des groupes de chrétiens juifs comme il y en avait aux côtés des ébionites 7.
Nous avons la preuve d’une autre autorité évangélique utilisée par certains groupes de chrétiens juifs, ou par tous. La preuve nous vient des écrits du IVe siècle d’un opposant violent à toutes ces manifestations d’hérétisme, Épiphane, l’évêque orthodoxe de Chypre. Dans un gros livre qui détaille puis attaque violemment quatre-vingts groupes hérétiques différents, Épiphane consacre un chapitre aux ébionites et cite un évangile qu’ils sont réputés avoir utilisé 8. Il donne sept brèves citations, ce qui n’est pas autant que nous le souhaiterions, mais ce qui est suffisant pour avoir une impression générale de cet évangile, encore une fois, disparu 9. Sur un point cet évangile particulier des ébionites paraît avoir été une « harmonisation » des évangiles du Nouveau Testament (Matthieu, Marc et Luc). La preuve qu’il a harmonisé les premières sources vient du récit qu’il donne du baptême de Jésus. Comme les lecteurs attentifs l’ont noté depuis longtemps, les trois évangiles synoptiques rapportent les mots prononcés par une voix venant du ciel alors que Jésus sort de l’eau ; mais la voix dit des choses différentes dans les trois textes : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir » (Matthieu 3,17) ; « Tu es mon Fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir » (Marc 1,11) ; et dans le témoignage plus tardif de l’Évangile de Luc : « C’est toi mon fils. Moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » (Luc 3,23). Qu’est-ce que cette voix dit réellement ? Dans l’Évangile des ébionites, le sujet est assez facilement résolu. Mais ici la voix parle trois fois, en disant quelque chose de différent à chaque reprise. Les idées antisacrificielles des ébionites nous parviennent aussi à travers quelques fragments cités par Épiphane. Dans l’un d’eux, les disciples demandent à Jésus s’il veut manger l’agneau pascal avec eux (voir Marc 14,12), et il répond : « Je ne désire pas manger la chair de cet agneau pascal avec vous. » À un autre endroit, il s’exprime de manière un peu plus directe : « Je suis venu pour abolir les sacrifices ; si vous n’arrêtez pas de sacrifier, la colère de Dieu ne cessera pas de peser sur vous. » S’il n’y a pas de sacrifice, il n’y a pas de nourriture. Le plus intéressant dans les modifications des récits familiers du Nouveau Testament sur Jésus est probablement, dans les évangiles des ébionites, la description de Jean Baptiste qui, manifestement, comme son successeur, Jésus, pratique une cuisine strictement végétarienne. Dans cet évangile, avec le changement d’une seule lettre du mot grec approprié, le régime de Jean Baptiste est dit avoir consisté non pas en sauterelles (nourriture ?) et miel sauvage (voir Marc 1,6), mais en galettes et miel sauvage. C’est un changement qui peut avoir été préférable sur plusieurs plans. Cet évangile des ébionites fut à l’évidence écrit en grec (d’où l’habileté à transformer les sauterelles en galettes), et fondé dans une certaine mesure sur Matthieu, Marc et Luc (d’où les tendances à l’harmonie). Il aura été utilisé par des chrétiens ébionites qui ne connaissaient plus l’araméen, et qui, donc, étaient installés en dehors de la Palestine. Et il aura intégré les propres perspectives des ébionites sur la nature de la vraie religion (d’où la condamnation du sacrifice animal). Raison de plus pour regretter de ne disposer que d’aussi maigres éléments à son sujet. C’est un évangile de plus, perdu pour la postérité, détruit ou oublié par les vainqueurs protoorthodoxes dans le combat pour décider ce que les chrétiens devaient croire et lire.
Des chrétiens qui rejettent tout ce qui est juif : les marcionites Vivant à la même époque et jouissant aussi de l’attention intempestive des opposants protoorthodoxes quoique se situant à l’exact opposé du spectre théologique, se trouvait un groupe de chrétiens connus sous le nom de marcionites 10. Dans ce cas, l’origine du nom est claire. Ceux-ci étaient des disciples de l’évangéliste/théologien du IIe siècle Marcion, connu de la chrétienté ultérieure comme l’un des hérétiques majeurs de son époque, mais considéré par
tous comme l’un des penseurs et auteurs les plus importants des premiers siècles. Nous avons plus d’informations sur les marcionites que sur les ébionites, parce que leurs adversaires les considéraient comme une menace beaucoup plus sérieuse pour le bien-être de l’Église en général. Comme je l’ai laissé entendre, les convertis potentiels venant des rangs des païens ne se précipitaient pas en masse vers la forme ébionite de la religion, laquelle signifiait des restrictions d’activité le samedi, l’abandon du porc et d’autres nourritures populaires et, pour les hommes, l’ablation du prépuce. Les marcionites, de leur côté, présentaient une religion très attractive pour de nombreux païens convertis parce qu’elle était, de leur propre aveu, chrétienne sans rien de juif. En fait, tous les éléments juifs en avaient été ôtés. Les Juifs, reconnus dans le monde pour leurs coutumes qui semblaient bizarres à de nombreux païens, avaient des difficultés à reconnaître dans la religion marcionite un surgeon de la leur. Non seulement les coutumes juives étaient rejetées, mais aussi les Écritures juives et le Dieu juif. D’un point de vue historique, il est bizarre qu’une religion de ce genre ait pu se réclamer d’une continuité historique directe avec Jésus. Puisque le christianisme marcionite était vu comme une menace importante pour le mouvement proto-orthodoxe naissant, les hérésiologues écrivirent abondamment sur lui. Tertullien par exemple consacra cinq livres à la réfutation des idées de Marcion. Ces livres constituent les sources originales sur le conflit, complétées par les attaques de successeurs de Tertullien comme Épiphane de Salamine. On doit cependant passer au crible ce qui est dit ; on ne peut jamais compter sur les paroles des adversaires pour avoir une présentation fidèle et désintéressée. Et une fois encore, les propres écrits de Marcion et de ses disciples furent il y a bien longtemps voués à la fosse d’ordures ou au feu de joie. Toutefois, il semble que nous puissions nous faire une idée assez précise de la vie et de l’enseignement de Marcion grâce aux sources polémiques qui nous sont parvenues 11.
La vie et les enseignements de marcion Marcion est né aux alentours de l’an 100, dans la ville de Sinope, sur la rive sud de la mer Noire, dans la région du Pont. Son père est réputé avoir été l’évêque de l’Église locale – une hypothèse tout à fait plausible, car elle expliquait la familiarité intime de Marcion avec la Bible juive qu’il en vint plus tard à rejeter, ainsi que sa pleine et précoce compréhension de certains aspects de la foi chrétienne. Adulte, négociant maritime et peut-être constructeur de navires, il était manifestement riche. Des rapports ultérieurs indiquent qu’il y eut rupture avec son père qui procéda à son renvoi de l’Église. La rumeur était qu’il « avait séduit une vierge ». De nombreux spécialistes considèrent cela comme une séduction métaphorique, Marcion aurait corrompu des membres de la congrégation (l’Église considérée comme la vierge du Christ) par de faux enseignements. En tout cas, en 139, Marcion paraît avoir voyagé de son Asie Mineure natale à Rome qui en tant que capitale et, à l’époque, plus grande cité de l’empire, attirait toutes sortes de populations, et donc toutes sortes de chrétiens. Il fit une bonne impression à l’Église en place – déjà l’une des plus grandes du monde (si ce n’est la plus grande) – en donnant 200 000 sesterces pour sa mission 12. Quoique reconnu pour ses largesses, Marcion paraît avoir eu de plus larges desseins. Mais il se cacha et accomplit son plan en cinq ans, en produisant deux ouvrages littéraires. Avant de discuter ces livres, je voudrais dire un mot sur la théologie que Marcion développa, qui fut considérée comme particulière, révolutionnaire, convaincante et donc dangereuse. Parmi tous les textes et auteurs chrétiens à sa disposition, Marcion a été particulièrement
influencé par les écrits de l’apôtre Paul et notamment par la distinction qu’il faisait dans sa lettre aux Galates et ailleurs entre la loi des Juifs et l’Évangile de Dieu. Comme nous l’avons vu, Paul soutenait qu’une personne était en accord avec Dieu par sa foi dans le Christ, et non pas en accomplissant les travaux de la Loi. Cette distinction devint fondamentale pour Marcion, et il en fit son absolu. L’Évangile est la bonne nouvelle de la délivrance ; il implique amour, indulgence, pitié, pardon, réconciliation, rédemption et vie. La Loi, elle, est la mauvaise nouvelle qui rendait les Évangiles nécessaires avant tout ; elle impliquait ordre sévère, culpabilité, jugement, inimitié, punition et mort. La Loi est donnée aux Juifs. L’Évangile est donné par le Christ. Comment le même Dieu pourrait-il être responsable de ces deux attitudes ? Ou en d’autres termes : comment le Dieu de colère et de vengeance des Juifs pourrait-il être le Dieu d’amour et de pitié de Jésus ? Marcion soutenait que ces attributs ne pouvaient appartenir à un seul Dieu, car ils n’étaient pas en accord l’un avec l’autre : haine et amour, vengeance et pardon, jugement et pitié. Il concluait qu’il devait, en fait, y avoir deux Dieux : le Dieu des Juifs, que l’on trouve dans l’Ancien Testament, et le Dieu de Jésus, celui des écrits de Paul. Une fois que Marcion en arriva à cette conclusion, chaque chose se mit naturellement en place. Le Dieu de l’Ancien Testament était le Dieu qui avait créé ce monde et chaque chose en lui, comme il est dit dans la Genèse. Le Dieu de Jésus, par conséquent, n’a jamais été impliqué dans ce monde mais n’y est venu que lorsque Jésus lui-même descendit du ciel. Le Dieu de l’Ancien Testament était le Dieu qui appelait les Juifs à être son peuple, et qui leur donna sa Loi. Le Dieu de Jésus ne considérait pas les Juifs comme son peuple (pour lui, ils avaient été choisis par l’autre Dieu) et il n’était pas un Dieu donnant des lois. Le Dieu de l’Ancien Testament insistait sur le fait que le peuple devait respecter sa Loi, et il punissait ceux qui ne s’y conformaient pas. Il n’était pas le mal, mais était juste avec rigueur. Il avait des lois et infligeait des châtiments à ceux qui ne les respectaient pas. Mais cela en faisait nécessairement un Dieu de colère, puisque personne ne pouvait respecter toutes ses lois parfaitement. Chacun devait payer le prix de ses transgressions, et la sanction suprême était la mort. Le Dieu de l’Ancien Testament était donc complètement justifié à exercer ses punitions et à condamner tout le monde à mort. Le Dieu de Jésus vint sur la terre afin de sauver les gens du Dieu vengeur des Juifs. Il était auparavant inconnu de ce monde et n’avait jamais eu le moindre rapport avec lui. D’où le fait que Marcion se réfère parfois à lui comme à Dieu l’Étranger. Pas même les prophéties du futur Messie ne viennent de ce Dieu, car celles-ci se rapportent non pas à Jésus mais au Messie d’Israël envoyé par le Dieu des Juifs, créateur de ce monde et Dieu de l’Ancien Testament. Jésus vint tout à fait à l’improviste et fit ce que personne n’aurait pu imaginer : il paya pour les péchés des autres, pour les sauver de la juste colère du Dieu de l’Ancien Testament. Mais comment Jésus lui-même, qui représentait le Dieu immatériel, a-t-il pu venir dans ce monde matériel – créé par l’autre Dieu – sans en faire partie ? Marcion enseignait que Jésus ne faisait pas réellement partie de ce monde. Il n’avait pas un corps de chair et de sang. Il n’était pas réellement né. Il ne faisait qu’apparaître comme un être humain avec une existence matérielle comme chacun de nous. En d’autres mots, Marcion, comme certains gnostiques chrétiens, était un docétiste qui enseignait que Jésus « semblait » avoir un corps de chair. Venant dans la « semblance de notre chair de péché », comme l’auteur favori de Marcion l’a dit (Romains 8,3), Jésus payait pour les péchés des autres en mourant sur la croix. En ayant foi dans sa mort, on pouvait échapper aux tourments du Dieu de colère des Juifs et atteindre la vie
éternelle avec le Dieu d’amour et de pitié, le Dieu de Jésus. Mais comment Jésus a-t-il pu mourir pour les péchés du monde s’il n’avait pas un corps réel ? Comment son sang versé a-t-il pu apporter l’expiation s’il n’avait pas un sang réel ? Malheureusement, nous ne savons pas exactement comment Marcion développa sa théorie de l’expiation. Peut-être pensa-t-il, comme certains chrétiens après lui, que la mort de Jésus était une sorte de piège ayant trompé l’être divin qui avait le contrôle des âmes humaines perdues par le péché, et que le Dieu des Juifs était forcé de renoncer aux âmes de ceux qui croyaient en la mort de Jésus, non conscients qu’en fait la mort n’était qu’une apparence. Mais nous ne savons pas quelles subtilités théologiques élabora réellement Marcion. Ce que nous savons, c’est qu’il fonda tout son système sur des textes sacrés que possédait son Église. Parmi eux, les écrits de Paul. Tertullien indique, par exemple, que Marcion aimait particulièrement la phrase de Jésus sur le fait que l’arbre se reconnaît à ses fruits (Luc 6,43-44) : les bons arbres ne produisent pas de fruits malades, et les arbres malades ne donnent pas de bons fruits. Qu’est-ce que cela donne lorsque ce principe est appliqué au royaume divin ? Quelle sorte de Dieu crée un monde ravagé par la douleur, la misère, les désastres, la maladie, le péché et la mort ? Quel sorte de Dieu dit qu’il est celui qui « a créé le mal » (Amos 3,6) ? Sûrement un Dieu lui-même mauvais. Mais quelle sorte de Dieu apporte amour, indulgence, pitié, salut et vie ? Un Dieu qui fait ce qui est doux, généreux et bon ? Un Dieu qui est bon. Il y a deux Dieux, donc, et selon Marcion, Jésus lui-même le dit. De plus, Jésus explique que personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon, les vieilles outres éclatent et elles et le vin sont perdus (Marc 2,22). L’Évangile est une chose nouvelle qui a fait son entrée dans le monde. Ce ne peut être dans les vieilles outres de la religion juive.
La production littéraire de marcion Dès que Marcion eut élaboré son système théologique, il l’incorpora dans ses deux œuvres littéraires. La première était sa propre création, un ouvrage qui n’a pas survécu, excepté par les citations qu’en font ses adversaires. Marcion appelait ce livre les Antithèses. C’était apparemment une sorte de commentaire de la Bible, dans lequel Marcion exposait ses théories doctrinales sur le fait que le Dieu de l’Ancien Testament ne pouvait être le Dieu de Jésus. Une partie du livre peut avoir consisté en la mise en relief d’éléments antithétiques opposant les deux Dieux. Par exemple, le Dieu de l’Ancien Testament dit au peuple d’Israël d’entrer dans la ville de Jéricho et de tuer hommes, femmes, enfants et animaux (Jos 6) ; mais le Dieu de Jésus dit aux disciples d’aimer leurs ennemis, de prier pour leurs persécuteurs, de présenter l’autre joue (Luc 6,27-29). S’agit-il du même Dieu ? Quand Élisée, le prophète du Dieu de l’Ancien Testament, fut moqué par un groupe de jeunes gens, Dieu lui accorda d’appeler deux ourses pour les attaquer et les déchiqueter (2 Rois 2,23-24). Le Dieu de Jésus dit : « Laissez venir à moi les petits enfants » (Luc 18,15-17). Est-ce le même Dieu ? Le Dieu de l’Ancien Testament dit : « Maudit soit celui qui se pend à un arbre » (Deutéronome 27,26 ; 28,58). Mais le Dieu de Jésus, lui, a ordonné que celui qui a été béni soit pendu à un arbre. Est-ce le même Dieu ? De nombreux chrétiens, aujourd’hui, peuvent avoir de la sympathie pour la théorie de Marcion, où l’on entend souvent parler du Dieu de colère de l’Ancien Testament et du Dieu d’amour du Nouveau. Marcion, cependant, pousse l’idée jusqu’à sa limite, d’une manière que beaucoup de modernes ne peuvent accepter. Pour lui, il y avait réellement deux Dieux, et il entreprend de le démontrer en faisant appel à l’Ancien Testament. Dans ce livre des Antithèses, Marcion expose qu’il ne voulait pas expliquer ces passages en leur attribuant une interprétation figurative ou symbolique ; pour lui ils devaient être pris au sens littéral. Et quand ils étaient lus ainsi, le
contraste était saisissant avec les enseignements clairs de Jésus et de son Évangile d’amour et de pitié. Le second ouvrage de Marcion n’était pas une création originale mais une nouvelle édition d’autres textes. Marcion rassembla un canon d’Écritures, c’est-à-dire une collection de livres qu’il considérait comme sacrés. En fait, Marcion est généralement considéré comme ayant été le premier chrétien à avoir ainsi constitué un canon finalisé d’Écritures, et ce, longtemps avant que le Nouveau Testament n’ait la forme que nous lui connaissons. Certains spécialistes pensent que la décision de Marcion de créer un canon peut avoir incité les chrétiens protoorthodoxes à en faire de même. En quoi le canon de Marcion consistait-il ? Premièrement, et évidemment, il ne comprenait aucune des Écritures juives (l’Ancien Testament), car il s’agissait de livres écrits par, et sur le Dieu de l’Ancien Testament, créateur du monde et Dieu des Juifs. Ce ne sont pas des textes sacrés pour ceux qui ont été sauvés de sa colère vengeresse par la mort de Jésus. Le Nouveau Testament est totalement nouveau et surprenant. Le Nouveau Testament de Marcion comprend onze livres. La plupart sont des lettres de son cher Paul, le seul prédécesseur auquel Marcion faisait confiance pour comprendre les affirmations radicales de l’Évangile. Pourquoi, demande Marcion, Jésus est-il revenu sur terre pour convertir Paul par le biais d’une vision ? Pourquoi ne pas avoir simplement permis à ses propres disciples de proclamer son message fidèlement à travers le monde ? Selon Marcion, c’est parce que les disciples de Jésus – eux-mêmes juifs, adeptes du Dieu juif, lecteurs des Écritures juives – n’ont jamais correctement compris leur maître. Troublés par ce que Jésus leur avait enseigné, pensant à tort qu’il était le Messie juif, même après sa mort, ils continuèrent à ne pas le comprendre, interprétant ses paroles, ses actes et sa mort à la lumière de leur lecture du judaïsme. Jésus alors dut repartir de zéro, et il appela Paul pour lui révéler « la vérité de l’Évangile ». C’est pourquoi Paul eut à affronter Pierre, le disciple de Jésus, et son frère humain Jacques, comme cela apparaît dans la lettre aux Galates. Jésus avait révélé la vérité à Paul, et les autres, simplement, ne l’avaient jamais comprise. Paul comprit, toutefois, et lui seul. Marcion, en conséquence, inclut dix lettres dans son canon d’Écritures, en fait, toutes celles qui finirent par figurer dans le Nouveau Testament à l’exception des épîtres pastorales, 1 et 2 Timothée et Tite. Nous ne saurons jamais pourquoi ces trois ne furent pas incluses comme les autres. Il se peut qu’elles n’aient pas autant circulé à l’époque de Marcion et que lui-même ne les ait pas connues 13. Paul, bien sûr, parle de son « évangile », par quoi il signifie son message évangélique. Marcion, cependant, croyait que Paul avait vraiment un livre d’évangile à sa disposition. Par conséquent, Marcion inclut un évangile dans son canon, une version de l’Évangile de Luc. La raison pour laquelle Marcion choisit Luc comme son évangile n’est pas claire. Est-ce parce que son auteur était censé avoir été un compagnon de l’apôtre Paul 14, ou parce que c’est celui qui montrait le plus d’intérêt pour la place des gentils dans le ministère de Jésus, ou peut-être, de manière encore plus plausible, parce que c’était l’évangile avec lequel il avait été élevé dans son église familiale de Sinope ? En tout cas, cet évangile et les dix lettres pauliniennes formaient le canon sacré d’Écritures. Mais même un canon aussi bref – pas d’Ancien Testament et seulement onze lettres – posait un problème à Marcion, parce que ces onze livres qui paraissaient affirmer le monde matériel comme étant la création du vrai Dieu, citaient des passages de l’Ancien Testament, et montraient des liens avec le judaïsme historique. Marcion était pleinement conscient de ce
problème et œuvra durement pour le résoudre. Selon lui, si ces livres comportaient de tels passages, ce n’était pas que leurs auteurs considéraient le judaïsme important pour le message de Jésus. Non, c’est seulement après que les auteurs eurent produit ces œuvres que les passages incriminés furent insérés dans des copies de leurs livres, par des scribes qui ne comprenaient toujours pas le vrai message de Jésus. Afin de présenter les Écritures dans leur forme originale parfaite, Marcion fut alors amené par la logique de son système à corriger les passages qui affirmaient que le monde matériel était une création du vrai Dieu, ainsi que ceux qui citaient l’Ancien Testament et sentaient le judaïsme. D’une manière annonçant la Bible Jefferson, Marcion supprima tous les passages opposés à ses idées. Selon l’expression de son adversaire proto-orthodoxe Tertullien, Marcion interpréta ses Écritures « avec un canif » (Prescription 38).
Le destin de marcion Après que Marcion eut achevé ses deux ouvrages, il s’efforça de faire accepter ses vues par le monde chrétien en général. Peut-être cela fit-il partie des raisons de son établissement à Rome. Il semble que Marcion réunit un concile de dirigeants d’Églises dans la capitale de l’empire pour exposer ses idées ; le premier concile romain de la sorte dont on ait trace. Mais après avoir entendu ce qu’il avait à dire, les Anciens, loin de s’enthousiasmer, décidèrent de l’exclure de leur communauté, le chassèrent et refusèrent même ses dons considérables. Marcion quitta l’Église de Rome, momentanément vaincu, mais ne fut pas vraiment ébranlé, et pas moins assuré de la vérité de son Évangile. Il retourna en Asie Mineure pour répandre sa version de la foi, et eut un immense succès. Il est difficile de savoir pourquoi, mais Marcion connut un succès presque sans égal dans son activité missionnaire, établissant, en seulement quelques années, des Églises partout où il allait, ce qui fit dire à l’un de ses opposants proto-orthodoxes, l’apôtre et théologien romain Justin, qu’il avait enseigné ses opinions hérétiques à « de nombreuses personnes de toutes les nations » (Apologie 1,26). Pendant des siècles, les Églises marcionites se développèrent ; dans certaines parties de l’Asie Mineure, elles constituèrent la forme originale du christianisme et regroupèrent pendant de longues années le plus grand nombre de personnes se déclarant chrétiennes. Au Ve siècle encore, des évêques orthodoxes conseillent aux membres de leurs congrégations de se montrer prudents lors de leurs voyages, de crainte qu’ils n’entrent dans une ville étrangère, qu’ils n’aillent à l’église locale le dimanche matin, et qu’ils ne découvrent, consternés, qu’ils se trouvaient au milieu d’hérétiques marcionites 15.
Christianismes en contraste et en compétition Notre étude de diverses formes du christianisme des IIe et IIIe siècles permet de considérer un ensemble de contrastes entre les deux groupes de chrétiens déjà traités ici. Les ébionites et les marcionites prétendaient tous être les disciples du Christ et à travers lui du Dieu véritable ; ces deux courants pensaient que la mort de Jésus était la voie du salut (ce en quoi ils étaient en désaccord avec d’autres groupes : – voir l’Évangile de Thomas) ; les deux proclamaient que leurs idées remontaient jusqu’à Jésus à travers ses apôtres. Mais à de nombreux autres égards, ils se situaient aux deux extrêmes des positions théologiques possibles.
— Les ébionites étaient des Juifs qui soutenaient qu’être juif était fondamental pour être dans une bonne position face à Dieu. Les marcionites étaient des gentils qui soutenaient que la
pratique juive était fondamentalement préjudiciable à une attitude correcte vis-à-vis de Dieu. — Les ébionites soutenaient qu’il y avait un seul Dieu, les marcionites qu’il y en avait deux. — Les ébionites s’en référaient aux lois de l’Ancien Testament et le considéraient comme la révélation du seul Dieu véritable. Les marcionites rejetaient les lois de l’Ancien Testament, un livre à leurs yeux inspiré par le dieu inférieur des Juifs. — Les ébionites voyaient Jésus comme un être complètement humain et en rien divin. Les marcionites considéraient Jésus comme totalement divin et en rien humain. — Les ébionites voyaient Paul, et son enseignement de la justification par la foi en le Christ à l’écart des œuvres de la Loi, comme le support hérétique de l’Église. Marcion voyait Paul comme l’unique et seul apôtre du Christ. — Les ébionites acceptaient une version de Matthieu comme leur Écriture (sans ses deux premiers chapitres qui montraient Jésus naissant d’une vierge), peut-être en même temps que d’autres livres, comme leur propre évangile. Marcion acceptait une version de Luc dans son canon (à nouveau, peut-être sans ses deux premiers chapitres montrant que Jésus était né), avec dix lettres de Paul.
Nous avons donc deux groupes avec des idées diamétralement opposées, les deux ne proclamant pas seulement être chrétiens mais être les vrais chrétiens. Les deux finissant par être condamnés comme hérétiques, non seulement par le groupe opposé mais aussi par celui qui les vainquit, les chrétiens proto-orthodoxes qui prirent le dessus et déterminèrent ce que les futurs chrétiens devaient penser de Dieu, du Christ, du salut et de la Bible. Et si cela avait tourné différemment ? Et si les ébionites avaient gagné cette bataille, ou bien les marcionites ? D’un point de vue historique, avec tous les avantages et les handicaps de la vision rétrospective, on doit admettre qu’il est difficile d’imaginer l’un de ces deux groupes s’établissant comme l’une des religions dominantes, et devenir la seule religion « officielle » de l’Empire romain à la manière du christianisme proto-orthodoxe. Si les ébionites étaient devenus le groupe dominant, alors les choses auraient été radicalement différentes pour les chrétiens d’aujourd’hui. Le christianisme n’aurait pas été une religion séparée du judaïsme, mais une secte du judaïsme, une secte acceptant les lois, les habitudes et les coutumes juives, une secte pratiquant la circoncision, observant les jours sacrés comme Yom Kippour et Rosh ha-Shana et les autres fêtes, une secte respectant les lois de la nourriture kasher et adoptant probablement le régime végétarien. Comme secte du judaïsme, le christianisme aurait connu ses principales batailles en interne, avec d’autres juifs qui n’auraient pas accepté Jésus comme le Messie ; l’antisémitisme, comme il s’est développé, avec des chrétiens opposés aux juifs, parce que membres d’une religion différente, ne serait peut-être jamais survenu. Ce que nous savons du développement historique à partir de la chute de la Rome chrétienne jusqu’au Moyen Âge chrétien aurait été différent, de même que la Renaissance et la Réforme protestante qui ont fait suite à un ensemble spécifique d’événements du Moyen Âge chrétien. On peut donc soutenir que le monde aurait été totalement méconnaissable.
Il ne s’agit là, bien sûr, que de spéculation. Nous n’avons aucune idée de ce qui se serait exactement passé, ni si la vie sur cette terre aurait été meilleure, pire ou équivalente. Mais elle aurait été très différente. Il est toutefois difficile d’imaginer qu’une telle victoire ait pu se produire. Le christianisme ébionite souffrait d’un sérieux désavantage quand il s’est agi d’en appeler aux masses. Il attira quelques Juifs, et quelques non-juifs qui trouvaient le judaïsme séduisant. Mais de tels convertis ne furent jamais majoritaires dans le monde antique. L’idée de conversion, à une large échelle, à une religion exigeant une nourriture kasher et la circoncision, semble un peu farfelue. Si le christianisme ébionite avait « gagné » la bataille interne pour le pouvoir, le christianisme lui-même se serait probablement terminé par une note de bas de page dans les livres d’histoire des religions des universités occidentales. En tout cas, le christianisme ébionite fut « dépassé » assez tôt dans l’histoire de l’Église. Les Pères proto-orthodoxes comme Irénée et Tertullien le mentionnent et disent un certain nombre de choses à son sujet, mais, dès la fin du IIe siècle, ils ne le considéraient plus comme une menace sérieuse. Et un christianisme marcionite ? Ici on peut à la fois imaginer et témoigner d’un réel succès au sein du christianisme lui-même. Le christianisme marcionite fut un mouvement fort de l’Église primitive, et l’on peut aisément comprendre pourquoi. Il prit ce que la plupart des habitants de l’empire trouvaient de plus engageant dans le christianisme, l’amour, l’indulgence, la pitié, l’émerveillement, l’opposition à ce monde matériel et cruel, le salut, et le poussa à son extrême, tout en se débarrassant des aspects les moins attrayants du christianisme : la Loi, la culpabilité, le jugement, le châtiment éternel et les liens avec les Juifs et le judaïsme. Si le christianisme marcionite avait triomphé, l’Ancien Testament aurait été considéré par les chrétiens actuels non pas comme l’Ancien Testament mais comme les Écritures juives, un ensemble de textes pour les Juifs, sans véritable intérêt pour le christianisme. Les chrétiens n’auraient pas eu l’impression d’avoir des racines juives. Cela aurait ouvert la voie à de violentes hostilités, car Marcion semble avoir détesté les Juifs et tout ce qui était juif ; ou peutêtre même plus probablement, cela aurait pu conduire à un simple abandon bienveillant des Juifs et de leur religion, jugés comme sans le moindre intérêt, et certainement pas comme des concurrents pour les chrétiens. Toute l’histoire de l’antisémitisme aurait pu être évitée, ironiquement grâce à une religion antijuive. D’autres aspects de l’histoire occidentale auraient sûrement été tout à fait différents, mais il n’est pas facile d’imaginer de quelle manière. La tradition intellectuelle du christianisme aurait été tout autre car l’Ancien Testament n’aurait pas été une source d’inspiration, et les modes d’interprétation figuratifs, spirituels, allégoriques n’auraient pu se développer dans les cercles chrétiens (puisque Marcion était un littéraliste), ce qui aurait conduit à une histoire de l’analyse littéraire et à des pratiques de lecture entièrement différentes de celles dont nous avons hérité. L’histoire économique et politique aurait pris d’autres voies, car il n’y aurait rien eu dans les Écritures sacrées pour, par exemple, s’opposer au prêt à intérêt ou promouvoir le principe d’« œil pour œil, dent pour dent ». Qui sait ce qui serait arrivé à l’environnement, étant donné que tant d’inquiétudes en la matière sont le résultat de la conviction – filtrée à travers de nombreuses strates mais ayant des racines judéo-chrétiennes – que Dieu est le créateur de ce monde et que nous en sommes les gardiens. Différent, aussi, aurait été le socialisme moderne, et même (aussi bizarre que cela puisse paraître) la plus grande partie de la théorie marxiste car elle est finalement enracinée dans des notions de justice économique, de probité et d’opposition à l’oppression qui remontent aux prophètes hébreux. Mais une fois encore, il est impossible de savoir où nous serions si le christianisme marcionite avait triomphé dans les batailles internes entre groupes chrétiens. En même temps, dans cette
hypothèse, il est extrêmement difficile d’imaginer le christianisme marcionite devenant la religion dominante de l’Empire romain à la manière dont le christianisme proto-orthodoxe y est parvenu. Cela à cause d’une caractéristique unique qui rendait le christianisme initialement compatible avec les goûts religieux romains (et pour triompher finalement, bien sûr, cela devait d’abord être conciliable). Contrairement à aujourd’hui, dans le monde romain antique régnait une grande suspicion sur toute philosophie ou religion nouvelles. Dans les domaines de la philosophie et de la religion, à la différence de celui de la technologie militaire, c’est l’ancien qui était apprécié et respecté, pas le nouveau. Un des plus sérieux obstacles pour les chrétiens dans leur mission de conversion des Romains était la perception très répandue – et entièrement fondée – que leur religion était « récente ». Rien de nouveau ne pouvait être vrai. Si c’était vrai, pourquoi cela n’était-il pas connu depuis longtemps ? Comment était-il possible que personne, jusqu’alors, n’ait compris la vérité ? Pas même Homère, Platon ou Aristote ? La stratégie que les chrétiens imaginèrent pour éviter cet obstacle à la conversion fut d’affirmer que si Jésus avait vécu seulement quelques décennies ou un siècle auparavant, la religion fondée par lui était plus vieille, beaucoup plus vieille, car cette religion était la réalisation de tout ce que Dieu avait prêché dans les plus anciens livres de notre civilisation ayant survécu. Commençant avec Moïse et les prophètes, Dieu avait prédit la venue de Jésus ainsi que la religion fondée en son nom. Moïse vivait quatre siècles avant Homère, huit siècles avant Platon. Et Moïse annonçait Jésus et le salut qui devait advenir avec lui. Le christianisme n’était pas une chose nouvelle, d’une époque récente, affirmaient les penseurs chrétiens proto-orthodoxes. Il était plus vieux que tout ce que pouvaient offrir les mythes et la philosophie grecque ; il était plus vieux que Rome elle-même. En tant que religion ancienne, il méritait de l’attention 16. En embrassant le « vrai » judaïsme, c’est-à-dire en reprenant les Écritures juives et en les revendiquant comme leurs, les chrétiens triomphaient de la seule objection importante des païens quant à l’apparence de nouveauté de cette religion. Sans cette argumentation plausible sur l’ancienneté de leur religion, le christianisme n’aurait pas triomphé dans l’empire. Et Marcion et ses disciples ? Ils proclamaient que Jésus et le salut qu’il avait apporté étaient flambant neufs. Dieu n’était jamais venu dans ce monde auparavant. Il était un Étranger en ce lieu. Cette religion n’avait pas de racines anciennes, pas de précurseur, pas d’antécédents. Le salut du Christ venait, inattendu et inespéré, inconnu de toute la philosophie antique et différent de tout ce que l’on trouvait dans l’ancienne religion. Étant donné la révérence de l’Antiquité pour ce qui était ancien, le christianisme marcionite, dans sa quête pour la domination ultime, n’avait probablement aucune chance.
1. Pour des spécialistes représentant ces différentes positions, voir B. D. Ehrman, Jesus : Apocalyptic Prophet, p. 21-22, n. 1. 2. Même les Actes sont écrits depuis cette perspective par un des propres disciples de Paul et ainsi sont généralement reconnus comme ne fournissant pas un récit historiquement exact de l’opinion de Pierre. Voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 289-292. 3. Entre autres Irénée, Contre les hérésies 1, 26, 2 ; et 5, 1, 3 ; Tertullien, Prescription 33 ; Hippolyte, Réfutation 7, 34 et 9, 13-17 ; Eusèbe, Histoire de l’Église 3, 27 ; et Épiphane, Panarion 30. Pour un résumé complet et la liste de toutes les discussions chez les Pères de l’Église, voir A. F. J. Klijn et G. J. Reinink, Patristic Evidence, p. 19-43. 4. Origène, Sur les premiers principes 4, 3, 8. 5. Voir les références à la note 3. 6. Irénée, Contre les hérésies 3, 11, 7. 7. Voir A. F. J. Klijn et G. J. Reinink, Patristic Evidence, p. 44-52. Pour les complications introduites par la question de savoir quel groupe juif chrétien utilisa quels évangiles, voir A. F. J. Klijn, Jewish-Christian Gospel Tradition, p. 2741. 8. Épiphane, Panarion 30. Voir A. F. J. Klijn et G. J. Reinink, Patristic Evidence, p. 154-196. 9. Pour une traduction anglaise de ces citations, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 12-14. 10. Voir, par exemple, Irénée, Contre les hérésies 1, 37, 2-3, et Épiphane, Panarion 42. Notre principale source d’information, cependant, est l’ouvrage en cinq livres de Tertullien, Contre Marcion, qui nous est parvenu intact. L’étude classique, et sous plusieurs angles la meilleure, est celle de A. von Harnack, Marcion, l’Évangile du Dieu étranger. Voir aussi les études plus anciennes et influentes de E. C. Blackman, Marcion and his Influence, et J. Knox, Marcion and the New Testament. Pour une approche plus récente, voir P. Lampe, From Paul to Valentinus. 11. Voir les travaux cités à la note 10. 12. Il est très difficile d’exprimer d’anciennes devises en monnaies modernes, car les valeurs, autrefois comme aujourd’hui, sont changeantes. Il y a, au moins, un moyen de mettre ce montant en perspective : un membre de l’aristocratie romaine du rang le plus élevé souhaitant devenir un « chevalier », ce qui était le rang juste audessous de sénateur, devait démontrer qu’il possédait 400 000 sesterces. Marcion distribua la moitié de cette somme pour entrer dans l’Église romaine. 13. La plupart des spécialistes pensent, aujourd’hui, que Paul ne les a pas écrites, qu’elles ont été fabriquées à une époque ultérieure quoique, probablement, avant l’époque de Marcion. Voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 389394. 14. Cette option aurait un sens, mais Marcion n’a jamais appelé ce livre « Luc » ou ne paraît pas savoir, autant que nous puissions le dire, qu’il était attribué à Luc. 15. Pour des références au succès de Marcion, voir R. J. Hoffman, Marcion : On the Restitution of Christianity, p. 33. 16. C’était un argument courant parmi les « apologistes » chrétiens, c’est-à-dire les défenseurs intellectuels de la foi, apparu, au moins, avec Justin qui était le contemporain proto-orthodoxe de Marcion à Rome. Pour un exposé complet, voir A. J. Droge, Homer or Moses?
Des chrétiens « dans la connaissance » : les univers du gnosticisme 6
Aucune forme de christianisme disparu n’a autant intrigué et fasciné les lecteurs et les spécialistes modernes que le gnosticisme chrétien. C’est facile à comprendre, notamment à cause de la découverte de la bibliothèque de Nag Hammadi (voir p. 92). Lorsque les travailleurs manuels dirigés par Mohammed Ali découvrirent la cachette de livres en Haute-Égypte, le monde fut soudain confronté au témoignage déterminant d’autres groupes chrétiens du monde antique si différents de n’importe quel christianisme familier. Il n’y avait pas là de Jésus de vitrail, ni de Jésus du Credo – pas même un Jésus du Nouveau Testament. Ces livres étaient fondamentalement différents de tout ce que nous connaissions, et presque rien ne nous y avait préparés.
La bibliothèque de nag hammadi La bibliothèque comprenait un large ensemble de livres, nombre d’entre eux comportant des interprétations de Dieu, du monde, du Christ et de la religion qui différaient non seulement des idées proto-orthodoxes mais aussi les unes des autres 1. Il y avait de nouveaux évangiles rapportant des paroles de Jésus, certains d’entre eux contenant son secret et des enseignements « très véridiques », délivrés après sa résurrection, des évangiles prétendument écrits par ses disciples Philippe et Jean le fils de Zébédée, par son frère Jacques et par son jumeau Thomas. Bien qu’étant des faux, ces livres étaient apparemment écrits avec sérieux et devaient être pris en compte, comme offrant un guide vers la vérité. De même pour les autres livres de la collection qui comprenaient des réflexions mystiques différentes et variées sur la manière dont le royaume divin se réaliserait. La plupart de ces documents affirmaient qu’il n’y avait pas simplement un Dieu au-dessus de tout qui aurait créé le monde et l’aurait fait bon. Certains étaient très explicites : cette création n’était en fin de compte pas bonne. Elle était le résultat d’une catastrophe cosmique, le fait d’une divinité inférieure et ignorante qui s’était imaginée à tort être le Dieu tout-puissant. De tels documents, en conséquence, exprimaient ce que de nombreux humains dans le cours de l’histoire avaient si bien connu de première main – l’affamé, le malade, l’estropié, l’opprimé, l’abandonné, le cœur brisé. Ce monde est misérable. Et s’il y a un quelconque espoir de délivrance, il n’adviendra pas par des moyens terrestres, par exemple en instituant un État providence, en mettant plus de professeurs dans les salles de classe ou en consacrant plus de ressources à combattre le terrorisme. Ce monde est un cloaque d’ignorance et de souffrance, et le salut ne surviendra pas en essayant de le rendre meilleur mais en s’en échappant totalement. Certains des documents de la bibliothèque de Nag Hammadi non seulement expriment cette vision du monde, mais racontent aussi comment un tel monde est né, comment nous, les humains, en sommes venus à l’habiter (une autre catastrophe cosmique), et comment nous
pouvons nous en échapper. Pour beaucoup de ces textes, cette délivrance du monde matériel ne peut se produire que lorsque l’on apprend le savoir secret qui peut apporter le salut. (Rappel : gnosis est le terme grec pour connaissance ; les gnostiques sont ceux qui « savent ».) Certains de ces textes – ceux qui sont les plus chrétiens dans leur orientation 2 – précisent que Jésus est le seul qui apporte cette connaissance. Mais connaissance de quoi ? Ce n’est pas le genre de connaissance à laquelle on peut accéder par l’observation empirique et l’expérimentation, par l’explication des phénomènes extérieurs et de la manière de les manipuler. C’est la connaissance de nous-mêmes. Nombre de ces textes préservent et présentent l’idée connue pour être celle des groupes des premiers gnostiques, que la connaissance salvatrice est « la connaissance de qui nous étions et de ce que nous sommes devenus, d’où nous étions et où nous sommes tombés, d’où nous avons été précipités et où nous serons sauvés, de quelle naissance il s’agit, et de quelle renaissance 3 ». Selon cette vision des choses, nous n’appartenons pas à ce monde affreux. Nous sommes venus d’un autre endroit, le royaume de Dieu, et nous sommes emprisonnés ici. Et quand nous apprendrons qui nous sommes, et comment nous pouvons nous échapper, nous pourrons retourner à notre maison céleste. Il n’est pas surprenant que ces expressions de religiosité gnostique aient trouvé un écho chez les lecteurs modernes, nombre d’entre eux, aussi, se sentant aliénés par un monde qui n’a pas de sens ; des lecteurs qui se rendent compte, d’une manière profonde et significative, qu’ils n’appartiennent pas réellement à ce monde. Pour certains groupes de premiers chrétiens gnostiques notre aliénation est réelle, et ici n’est pas chez nous. Nous sommes venus d’en haut et en haut nous retournerons. En dépit de leur intérêt intrinsèque, beaucoup de ces textes gnostiques ne sont pas simples à comprendre. En effet, si la connaissance nécessaire au salut était simple et facile, nous serions tous parvenus à la comprendre depuis longtemps. Mais c’est un savoir secret réservé à l’élite, à quelques-uns, à ceux qui ont une étincelle divine en eux, une étincelle qui a besoin d’être ranimée et ramenée à la vie à travers la gnose (la connaissance) venue d’en haut, apportée par celui qui est descendu du royaume divin pour nous rappeler notre véritable identité, notre véritable origine et notre véritable destinée. Cet émissaire divin n’est pas seulement un mortel. Il est un être du royaume d’en haut, un émissaire envoyé par le vrai Dieu (pas le créateur ignorant qui fit d’abord ce monde matériel) pour nous révéler le véritable état des choses et les moyens de lui échapper. Ceux qui reçoivent, et comprennent, et acceptent ces enseignements seront alors les « gnostiques », ceux « qui savent ». La structure de ces systèmes gnostiques est donc évidente aux yeux du lecteur. Mais pourquoi, comme je l’indiquais au départ, ont-ils créé une telle complexité d’érudition ? L’explication la plus évidente est peut-être que, alors que c’est une chose de résumer l’essentiel des enseignements d’un groupe gnostique ou d’un autre, c’en est une autre de sonder la profondeur des textes eux-mêmes. Et il y a rarement eu une littérature religieuse écrite, dans n’importe quelle langue et à n’importe quelle époque, qui laisse aussi perplexe et soit aussi délibérément obscure que certains des écrits gnostiques de l’Antiquité chrétienne. Il est facile de le vérifier en anglais car ils sont tous disponibles dans de bonnes traductions. Mais même si les traducteurs essayent de présenter ces textes dans des termes compréhensibles aux lecteurs modernes, ils restent abscons sur des sujets comme le détail des relations complexes entre les innombrables divinités qui sont décrites avec de subtiles nuances de langage hautement symboliques. Quelquefois, on peut soupçonner une mauvaise traduction, mais la plupart du temps, la traduction anglaise est plus claire que le copte des textes originaux.
Non seulement certains éléments de ces textes sont difficiles à comprendre individuellement, mais ils sont aussi difficiles à relier les uns aux autres. Les spécialistes ont conclu qu’il y avait de nombreuses perspectives religieuses représentées dans les divers documents gnostiques qui ont survécu depuis l’Antiquité et que ces perspectives n’étaient pas toujours cohérentes entre elles. Il est probable que ces documents viennent de diverses communautés aux visions du monde, systèmes mythologiques, croyances et pratiques différents. Certains des textes trouvés dans la bibliothèque de Nag Hammadi présentent ou présupposent des systèmes sans liens de parenté avec quoi que ce soit de connu dans le monde antique ; certains d’entre eux ne sont apparemment même pas gnostiques ; certains ne sont, probablement, pas chrétiens. Plutôt qu’une seule chose, on peut donc dire que Nag Hammadi en contient plusieurs : des perspectives multiples présentées dans un ensemble de textes incluant toute une série de christianismes disparus. Il est impossible de synthétiser les idées, les présupposés, les perspectives religieuses de ceux-ci dans un système unique et monolithique 4. C’est d’ailleurs pourquoi les spécialistes ont eu de vives – et toujours actuelles – disputes à leur sujet (en ce qui concerne et les documents individuels et le phénomène général traditionnellement appelé gnosticisme). Certaines des principales questions sont : gnosticisme est-il un terme approprié à toutes les religions que nous rangeons habituellement sous ce nom ? Ou bien est-ce que ces religions sont si disparates que nous nivelons leurs différences en les appelant toutes gnostiques ? Quand ces différentes religions sont-elles nées ? Certaines d’entre elles existaient-elles avant le christianisme ? Est-ce qu’elles sont les surgeons d’un certain judaïsme ? Ou bien sont-elles des ramifications du christianisme ? Ou encore, sont-elles des religions apparues en même temps que le christianisme et qui se sont mutuellement influencées (c’est-à-dire avec des chrétiens non gnostiques empruntant des idées aux gnostiques et inversement) ? Pouvons-nous attribuer certains textes chrétiens gnostiques à des sectes chrétiennes gnostiques connues ? Y avait-il des dizaines de mythes gnostiques ou juste un mythe fondamental décliné en une variété de formes ? Etc. 5. Par bonheur, je n’ai pas à approfondir ces questions d’érudition ici, la plupart impliquant des points extrêmement techniques. Mes intérêts sont plus généraux. Je supposerai que le gnosticisme est un phénomène complexe avec des manifestations nombreuses (comme le christianisme passé et présent), mais qu’un certain nombre de textes de la bibliothèque de Nag Hammadi étaient cohérents entre eux parce que enracinés dans la même vision gnostique du monde – même lorsque cette vision se manifestait sous de multiples formes. De plus, je supposerai, en me fondant sur ces textes qui sont cohérents (par opposition à d’autres qui présupposent des perspectives différentes), que nous pouvons décrire des caractéristiques générales de certaines religions gnostiques (en admettant simultanément que d’autres caractéristiques peuvent à leur tour s’appliquer à d’autres sortes de religions gnostiques), que ces caractéristiques peuvent elles-mêmes aider à expliquer les textes, et que nous pouvons en tirer une idée générale sur la façon dont certaines formes de christianismes gnostiques se relient à des christianismes non gnostiques, et s’il y avait ou pas des groupes gnostiques avant ou indépendamment du premier christianisme. Lorsque je parlerai de « textes gnostiques » dans ce qui suit, je me référerai à ces seuls documents (provenant principalement de Nag Hammadi) qui sont cohérents entre eux et paraissent donc représenter une perspective religieuse particulière. On ne doit pas oublier que même si je parle d’une forme de la religion gnostique, je ne veux pas dire que la gnose était un tant soit peu plus uniforme que ne l’était le christianisme.
Les origines du gnosticisme
Avant d’aborder les principales croyances d’une catégorie de gnosticisme à laquelle nous nous consacrerons, je dirai quelques mots sur ses origines géographiques apparentes et fournirai un récit plus extensif de ce qui nous permet maintenant de mieux le connaître. La question « d’où vient-il ? » se pose aux spécialistes depuis très longtemps 6. Deux particularités des textes gnostiques ont notamment suscité de nombreuses questions. D’une part, ces textes supposent clairement que le monde matériel n’est pas un endroit favorable, que ce n’est pas une création du Dieu bon qui a fait toutes les choses et les a, ensuite, déclarées bonnes comme dans la Genèse. Bien sûr, les Juifs et les chrétiens n’ont jamais pensé que le monde était parfait, pas même les Juifs ni les chrétiens responsables d’avoir écrit la Bible. Le mal et les souffrances sont constamment à leur esprit et généralement au premier plan de leurs écrits. Mais en majeure partie, les écrivains bibliques soutiennent que le mal dans ce monde résulte du péché humain qui a conduit à la corruption de la création de Dieu qui, originellement, était bonne. La plupart des auteurs gnostiques supposent, eux, que le mal était inscrit dans la conception même du monde ; ce qui peut résonner comme une opinion antijudéo-chrétienne. D’un autre côté, ces textes gnostiques chrétiens sont reliés au matériau juif et chrétien ; le Christ est l’ultime rédempteur, le Dieu créateur est supposé être le Dieu de l’Ancien Testament, et un certain nombre de textes présentent les premiers chapitres de la Genèse (la Création, Adam et Ève, le Déluge, etc.) 7. Si les écrivains étaient antijuifs, pourquoi ont-ils présupposé les enseignements du judaïsme ? S’ils venaient d’un milieu antijuif, pourquoi ont-ils écrit des commentaires sur la Genèse ? Une manière de résoudre le problème est de situer les origines du christianisme gnostique non pas en dehors du judaïsme mais à l’intérieur, comme une sorte de mouvement de réaction aux formes de judaïsme qui se sont développées à l’époque où le christianisme est apparu, formes de judaïsme qui influencèrent Jésus et ses disciples. Pour donner une image, même simplifiée, de la façon dont cela s’est produit, un retour en arrière est nécessaire, en revenant aux témoignages de théologiens juifs ayant essayé de comprendre pourquoi il y avait de la souffrance dans le monde ; et cela en remontant jusqu’aux premiers de ces témoignages que nous possédons, c’est-à-dire des centaines d’années avant Jésus. D’une manière ou d’une autre, une partie significative de la théologie juive remonte aux traditions sur l’Exode d’Égypte sous Moïse, racontées dans les premiers livres de la Bible hébraïque. Selon ces récits, après que les enfants d’Israël furent réduits en esclavage, Dieu entendit leurs cris et leur envoya un prophète, Moïse, qu’il utilisa pour s’opposer au pharaon égyptien, infligeant dix plaies aux Égyptiens pour lui forcer la main et libérer son peuple. Après que les Israélites se furent enfuis, Pharaon poursuivit ses anciens esclaves, mais fut vaincu par la mer Rouge dont les eaux s’ouvrirent miraculeusement, et que les enfants d’Israël traversèrent à pied sec alors que les armées égyptiennes étaient englouties par les flots. Pour les Juifs de l’Antiquité, cette tradition de l’Exode avait un sens théologique : Dieu avait choisi Israël comme son peuple et il intervenait dans son intérêt lorsqu’il était dans une situation désespérée. Que pensèrent les théologiens, et les autres spécialistes, lorsque plus tard le peuple d’Israël souffrit mais que Dieu n’intervint pas ? Une grande partie de la Bible hébraïque traite de cette question. La réponse la plus commune se trouve dans les écrits de prophètes hébreux comme Isaïe, Ézéchiel, Josué et Amos. À leurs yeux, Israël subit des revers militaires, politiques, économiques et sociaux parce que le peuple a péché contre Dieu qui en retour l’a puni. Mais quand il revient dans sa voie, suivant les directions de la vie commune et de la vénération indiquées à Moïse par la Loi, Dieu se laisse fléchir et le rend à sa vie heureuse et prospère.
Cette vision « classique » de la souffrance continue à soutenir la théologie de l’Exode, que Dieu est le Dieu d’Israël qui interviendra dans son intérêt, et explique aussi le problème de ses souffrances en cours. Mais qu’arrive-t-il lorsque le peuple juif revient à Dieu, essaye de respecter sa voie, et souffre toujours ? La difficulté de la vision classique et prophétique est qu’elle n’explique pas pourquoi les mauvais prospèrent et les vertueux souffrent. Cette lacune conduit à un certain nombre de théologies différentes dans l’ancien Israël, incluant les livres de Job et les Ecclésiastes (les deux directement opposés à cette vision prophétique), et ceux d’un groupe de penseurs juifs que des spécialistes modernes ont appelés « apocalyptiques ». Ils employaient le terme qui vient du mot grec apocalypsis signifiant « dévoilé » ou « révélé », car ils croyaient que Dieu leur avait « révélé » les ultimes secrets du monde qui expliquent pourquoi il comporte tant de maux et de souffrances 8. L’« apocalypticisme » juif est survenu dans un contexte de souffrance intense, quelque deux siècles avant Jésus, lorsque le souverain syrien qui contrôlait la Palestine, la patrie juive, persécuta les Juifs justement parce qu’ils étaient juifs 9. Par exemple, la circoncision – le symbole central de l’union avec Dieu – fut interdite sous peine de mort. Pour de nombreux penseurs juifs, cette sorte de souffrance contraire à la vision classique des prophètes ne pouvait pas, à l’évidence, venir de Dieu parce qu’elle était la conséquence directe de l’obéissance à son égard. Il devait y avoir d’autres raisons à cette souffrance, et quelque autre agent responsable. Les apocalypticistes juifs développèrent l’idée que Dieu avait un adversaire personnel, le diable, qui était responsable de la souffrance, qu’il y avait des forces cosmiques dans l’univers, des puissances du mal avec le diable à leur tête, qui persécutaient le peuple de Dieu. Selon cette perspective, Dieu, toujours créateur de ce monde, serait son ultime rédempteur. Mais pour le temps présent, les forces du mal se sont déchaînées et ont fait des ravages dans le peuple de Dieu. Les « apocalypticistes » juifs soutenaient cependant que Dieu interviendrait bientôt et renverserait ces forces du mal, y compris les royaumes qui persécutaient son peuple, et qu’il les transporterait dans un nouveau royaume où il n’y aurait plus de péché, de souffrance, de mal ni de mort. Ces « apocalypticistes » affirmaient que ceux qui souffraient devaient tenir encore un peu plus longtemps car Dieu leur rendrait raison et leur donnerait une récompense éternelle dans son royaume. Mais dans quel délai cela se produirait-il ? « En vérité je vous le déclare, certains ne mourront pas avant de voir le règne de Dieu venu avec puissance. » Ce sont les paroles de Jésus (Marc 9,1), probablement le plus célèbre « apocalypticiste » juif de l’Antiquité. Ou comme il l’a dit plus tard : « En vérité je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive » (Marc 13,30). Jésus et ses premiers disciples étaient des « apocalypticistes juifs » attendant l’intervention imminente de Dieu pour renverser les forces du mal. Dans cette mesure ils étaient comme beaucoup d’autres Juifs du Ier siècle, y compris ceux qui ont rédigé les manuscrits de la mer Morte. Jésus semble avoir pensé que Dieu avait déjà envoyé le Fils de l’homme depuis le ciel comme un juge contre tous ceux qui se dressent eux-mêmes contre Dieu (voir Marc 8,38 ; 9,1 ; 13,24-30) ; en cela aussi, il était en accord avec d’autres prophètes apocalyptiques de son époque. Mais après que Jésus fut mort, ses disciples en vinrent à penser que c’était Jésus luimême qui reviendrait bientôt sur la terre comme juge cosmique. L’apôtre Paul, notre premier auteur chrétien, croyait que Jésus reviendrait pour le jugement alors qu’il serait toujours en vie (voir 1 Thessaloniciens 4,14-18 ; 1 Corinthiens 15,51-52). Qu’arriverait-il à une vision du monde apocalyptique si, contrairement à l’attente, la fin ne venait pas « bientôt » ? Ou, pire encore, si elle ne venait jamais ? Que feraient, alors, des gens fermement engagés dans une vision apocalyptique ? Est-ce que leur pensée changerait ?
Certaines de ces personnes pouvaient tout à fait opérer une modification radicale de leur pensée, au moins aussi radicale que celle consistant à passer d’une vision prophétique (Dieu provoque des souffrances) à une vision apocalyptique (l’ennemi de Dieu, le diable, est la cause des souffrances). Ces deux visions présupposent que le monde a été créé par Dieu qui est la bonne et toute-puissante force agissante. Mais si ces opinions sont remises en question par la réalité permanente des souffrances du monde, alors que penser ensuite ? Peut-être que la théorie tout entière est fausse. Peut-être que ce monde n’est pas la création du vrai Dieu. Peutêtre que la souffrance de ce monde n’est pas une punition de la part de ce Dieu bon ou en dépit de sa bonté. Peut-être que le Dieu de ce monde n’est pas bon. Peut-être cause-t-il la souffrance, non parce qu’il est bon et veut que les gens partagent sa bonté, mais parce qu’il est mauvais, ou ignorant, ou inférieur, et qu’il veut que les gens souffrent, ou que ça lui est égal, ou peut-être encore qu’il n’y peut rien. Mais si cela est vrai, alors le Dieu de ce monde n’est pas le vrai Dieu. Il doit exister un Dieu plus grand au-dessus de ce monde, un Dieu qui n’a pas créé ce monde. Dans cette façon de voir, le monde matériel lui-même – l’existence matérielle sous toutes ses formes – est au mieux, inférieur, et au pire, mauvais, et alors ainsi est le Dieu qui l’a créé. Il doit y avoir un Dieu immatériel sans rapport avec ce monde, au-dessus du Dieu créateur de l’Ancien Testament, un Dieu qui n’a ni créé ce monde, ni ne lui a apporté la géhenne, et qui veut soulager son peuple de ses souffrances – non par la rédemption de ce monde, mais en délivrant ses habitants, en les libérant de leur enfermement dans cette existence matérielle. C’est une vision gnostique. Elle peut bien avoir dérivé, en fin de compte, d’une sorte d’« apocalypticisme » ayant échoué. Il n’est donc pas surprenant qu’elle reprenne des textes juifs. Elle provient d’une vision juive du monde. Et il n’est pas étonnant que dans ses formes chrétiennes elle attribue un tel rôle central au Christ en le réinterprétant loin de ses propres racines apocalyptiques. Ce serait une erreur, cependant, de voir le gnosticisme purement et simplement comme un « apocalypticisme » raté, car il y a d’autres facteurs qui ont affecté le mélange complexe que nous trouvons dans les religions gnostiques. Je n’en signalerai qu’un seul. Un des traits les plus frappants du gnosticisme est son dualisme radical, dans lequel le monde matériel est mauvais et le monde de l’esprit bon. D’où proviennent ces idées ? Certains lecteurs ont immédiatement été frappés par le parallèle avec certaines religions orientales, et il peut être intéressant de suivre cette piste. Mais les spécialistes de l’Antiquité sont habituellement bien plus intéressés par les similarités avec d’autres notions philosophiques connues de la même période, spécialement parmi les penseurs de la tradition platonicienne. Platon aussi avait insisté sur une sorte de dualisme de l’ombre et de la réalité, de la matière et de l’esprit. Et un certain nombre de philosophes des Ier et IIe siècles de la même région élargirent les idées de Platon et développèrent des cosmologies entières – des explications de notre monde – par rapport à elles. Ces penseurs sont habituellement appelés les « moyen-platoniciens », pour les distinguer des platoniciens plus anciens ayant immédiatement succédé à Platon (qui mourut au IVe siècle av. J. C.) et, à partir du IIIe siècle, des néoplatoniciens, mieux connus 10. Comme les gnostiques, les moyen-platoniciens pensaient qu’il y avait une divinité suprême éloignée de tout ce que nous pouvons penser ou imaginer, complètement ineffable (c’est-àdire que les mots ne peuvent décrire Dieu, même les mots les plus nobles que nous puissions trouver), absolument parfaite, totalement étrangère à ce monde et à ses catégories. Ce Dieu est complet et éternel en lui-même, en relation avec rien d’autre, sans limite d’espace et de temps, et non pas intrinsèquement attaché à quelque élément du temps et de l’espace. Vous ne pouvez pas dire qu’il est « grand » parce que cela signifierait qu’il participe de quelque chose d’autre que lui-même, appelé « grandeur ». Vous ne pouvez pas dire qu’il est « bon », pour la
même raison. Il n’est pas « immense », car cela impliquerait qu’il ait une taille. Comme les gnostiques, les moyen-platoniciens étaient obsédés par le fait de comprendre comment ce monde matériel pouvait avoir été créé si, à l’origine, la seule chose qui existait était l’Un parfait et auto-existant. Ils développèrent des systèmes philosophiques pour l’expliquer. Ces mythes ne supposaient pas que le Dieu unique ait décidé de créer le monde. Ils soutenaient que, de cet Un, avait résulté une série déconcertante d’autres divinités qui s’étaient répandues comme l’eau d’une fontaine, de manière telle que, entre le véritable Esprit unique et ce monde matériel, il y avait de nombreuses et différentes sortes d’intermédiaires divins, nous séparant de l’Un par un gouffre infranchissable. Ces moyen-platoniciens étaient spécialement influencés par le Timée, le dialogue dans lequel Platon lui-même décrit la création du monde matériel à partir du monde immatériel. Il est intéressant que l’un des Juifs philosophiquement les plus fins, Philon d’Alexandrie, ait écrit un commentaire du livre de la Genèse dans lequel il essaie, ayant trouvé la bonne explication, de montrer que Moïse était dans la continuité directe de Platon. Philon lui-même peut-être considéré comme un moyen-platonicien employant les notions du moyen-platonisme d’un Dieu suprême spirituel et d’un royaume des intermédiaires divins entre Dieu et ce monde, et les appliquant à son interprétation de l’Écriture. Peut-être les gnostiques se situaient-ils dans cette lignée intellectuelle, et poussés par l’échec des espoirs apocalyptiques qui auraient dû se matérialiser, firent-ils dériver du moyenplatonisme leur interprétation du monde, à la lumière d’une transformation d’une vision traditionnelle du judaïsme. La forme chrétienne du gnosticisme aurait alors été influencée par les affirmations chrétiennes sur le Christ comme étant celui par qui le salut arrive, celui qui révèle la vérité, celui qui vient de Dieu au-dessus de nous (voir, par exemple, Jean 3,12-13 ; 6,41-42 ; 8,32). Cela constitue donc au moins une direction pour comprendre d’où provient cette énigmatique vision du monde du gnosticisme chrétien.
Les sources de notre « connaissance » du gnosticisme Qu’était plus précisément cette vision gnostique ? Une des difficultés pour la résumer est de le faire à partir des sources anciennes disponibles. Depuis des siècles – en fait, toute l’époque antérieure à la découverte des documents gnostiques originaux –, nos seules sources d’information sur le gnosticisme étaient les écrits des Pères de l’Église orthodoxes et protoorthodoxes qui s’étaient opposés à lui et parmi ceux-ci, des écrivains comme Irénée, l’évêque de Lyon, qui vers l’an 180 composa un ouvrage en cinq livres : Réfutation et renversement de la gnose, faussement appelée ainsi (habituellement titré Contre les hérésies) ; Tertullien de Carthage, qui environ vingt ans plus tard écrivit plusieurs traités contre différents hérétiques ; et son contemporain, Hippolyte de Rome, dont l’ouvrage, Réfutation de toutes les hérésies, ne fut lui-même découvert qu’au XIXe siècle. Ces auteurs donnent des descriptions complètes, parfois interminables, du gnosticisme. Mais ils n’en disent rien de particulièrement pertinent. Les gnostiques sont constamment moqués pour avoir adopté des mythes absurdes et complexes, pour avoir corrompu l’enseignement limpide de l’Écriture (c’est-à-dire limpide pour les proto-orthodoxes), pour avoir soutenu des opinions contradictoires, pour avoir encouragé des activités insensées et licencieuses qui révélaient leur nature véritable : dépravée et déviante. Nous nous pencherons sur certaines de ces violentes polémiques dans un chapitre ultérieur.
Pour le moment, il suffit de noter que si nous voulons savoir en quoi les gnostiques croyaient réellement, il est difficile de faire confiance aux affirmations de leurs ennemis jurés. Il est vrai que ces auteurs proto-orthodoxes utilisaient parfois des documents gnostiques authentiques et paraissent, à l’occasion, les avoir résumés plus ou moins fidèlement. Quand ils procèdent ainsi, c’est tant mieux. Mais il n’est pas toujours facile de savoir dans quel cas nous sommes en présence d’un compte rendu fiable et dans lequel il s’agit d’une vulgaire calomnie, ou d’un mélange intelligent des deux. Heureusement, nous disposons d’autres sources pour notre étude du gnosticisme chrétien. Même avant la découverte de la bibliothèque de Nag Hammadi, plusieurs documents gnostiques originaux, découverts aux XVIIIe et XIXe siècles, étaient disponibles. Au moment de leur découverte, toutefois, ces documents n’eurent qu’un impact limité dans le monde des spécialistes (ne parlons pas du reste du monde), en partie parce que les récits qu’ils contiennent ne concordaient pas vraiment avec ceux fournis par les hérésiologues protoorthodoxes comme Irénée et ses successeurs. Dans un mouvement remarquable, auquel nous devrions être maintenant habitués, des spécialistes étudiant le phénomène décidèrent que ces textes gnostiques originaux étaient moins fiables que les comptes rendus des ennemis protoorthodoxes du gnosticisme, et que les textes gnostiques étaient d’une certaine manière des aberrations par rapport à la « norme » gnostique. Et ainsi leur imprimèrent-ils une « orientation ». Cela n’est plus possible depuis la découverte des textes de Nag Hammadi, car nombre d’entre eux, écrits par des gnostiques, pour des gnostiques, présupposent des perspectives gnostiques. Ces documents soulèvent toutefois certains problèmes quant à l’éclairage du phénomène. Et pour la raison suivante : certains de ces textes présupposent des opinions gnostiques, ce qui les rend difficiles à comprendre. C’est un peu comme de lire dans un journal un article sur une rencontre sportive. Ce dernier ne fournit ni les règles du sport concerné, ni son histoire. Il est écrit pour les initiés qui ont déjà une certaine connaissance du contexte nécessaire à la compréhension du compte rendu. Il en est ainsi de nombreux textes provenant de Nag Hammadi. Ce sont des livres pour initiés. Et il y a d’autres problèmes. Certains de ces textes sont incomplets. Ils ont été, au cours des siècles qui se sont écoulés depuis leur production, totalement usés par endroits. Plusieurs de ces manuscrits sont lacunaires, les mots manquants doivent être devinés. Si la restitution du texte est parfois aisée, d’autres fois elle reste énigmatique. Dans l’Évangile de Philippe, par exemple – qui est une suite apparemment aléatoire de réflexions et de dialogues de Jésus et de ses disciples sur les secrets de l’univers, la signification du monde et la place que nous y occupons –, les disciples sont troublés par la relation de Jésus avec Marie Madeleine et demandent : « Pourquoi l’aimes-tu plus que nous ? » Ils réagissent à quelque chose que Jésus a fait, mais quoi ? Le texte précédent est très lacunaire. Ainsi : « Et le compagnon de la [brève lacune dans le manuscrit] Marie Madeleine elle plus que [brève lacune] les disciples [brève lacune] l’embrasse [brève lacune] sur le [brève lacune] » (Évangile de Philippe 55). En dépit de notre curiosité, nous ne pouvons simplement pas savoir ce qu’il y avait dans les intervalles. Le plus gros problème avec les textes de Nag Hammadi reste cependant celui auquel j’ai déjà fait allusion : ils ne contiennent pas une image cohérente de mythes, de croyances ou de pratiques gnostiques, mais offrent des interprétations largement divergentes et disparates du monde, du royaume divin, des humains, du Christ, etc. Nous devrions probablement parler de gnosticismes plutôt que de gnosticisme 11.
Cependant, lorsque l’on entrecroise ces textes, d’une part les uns avec les autres et d’autre part avec les accusations de leurs adversaires, quelques grands principes se dégagent de leur vision du monde fondamentale et des systèmes qu’ils semblent présupposer. Je vais exposer quelques-unes des principales croyances pouvant être considérées comme communes à ces systèmes gnostiques particuliers, je discuterai certaines des mythologies utilisées pour présenter ces perspectives, et donnerai une idée générale de plusieurs des textes les plus intéressants ayant été découverts.
Les dogmes du gnosticisme Comme nous l’avons vu, les gnostiques soutenaient que, à l’origine, il y avait seulement l’Un. Ce Dieu Un était totalement esprit, totalement parfait, impossible à décrire, au-delà de tout attribut et qualité. Ce Dieu est non seulement inconnu des humains ; il est inconnaissable. Les textes gnostiques n’expliquent pas pourquoi il est inconnaissable, sauf pour suggérer qu’il est tellement « autre » que des explications – lesquelles requièrent de rendre quelque chose d’inconnu connu en le comparant à quelque chose d’autre – ne peuvent absolument pas fonctionner. Selon différents mythes gnostiques, ce Dieu inconnaissable, pour certaines raisons inconnaissables, créa un royaume divin à partir de lui-même. Dans certains de ces mythes, les essences parfaites de cet Unique devinrent d’une certaine manière auto-existantes. Ainsi cet Un passe-t-il l’éternité à penser. Il pense, bien sûr, seulement à lui-même, puisqu’il est tout ce qui est. Mais sa pensée elle-même doit exister, puisqu’il pense. Et ainsi sa pensée devient sa propre entité. De plus cet Un existe toujours. Et ainsi son existence éternelle, son éternité, existe. Et ainsi, il devient sa propre entité. Cet Un est vivant ; en fait, il est la Vie. Et ainsi sa vie elle-même existe. La vie ensuite devient sa propre entité. Etc. Donc, émergent de cet Un d’autres entités divines, émanations de l’Unique, appelées éons (pensée, éternité, vie, etc.) ; de plus, certains de ces éons produisent leurs entités, jusqu’à ce qu’il y ait un royaume entier des éons divins, parfois appelé la Plénitude ou, en utilisant le terme grec, le Plérôme. Les mythes gnostiques sont destinés à montrer non seulement comment ce Plérôme en est venu à exister dans l’éternité du passé mais comment le monde dans lequel nous vivons en est venu à être et comment nous-mêmes en sommes venus à nous trouver là. Ce que ces mythes paraissent avoir en commun, c’est l’idée qu’il y a une sorte de mouvement descendant de l’esprit à la matière, et que la matière est un dénigrement de l’existence, le résultat d’une perturbation dans le Plérôme, une catastrophe dans le cosmos. Dans certains de ces systèmes, c’est l’éon final qui est le problème, un éon appelé Sagesse ou, selon le terme grec, Sophia. Les mythes ont diverses manières d’expliquer comment la chute de Sophia du Plérôme a conduit aux affreuses conséquences du monde matériel. Un des mythes les plus familiers se trouve dans le Livre secret de Jean, le récit d’une révélation faite à Jean, le fils de Zébédée, par Jésus après sa résurrection. Ce livre fut l’un de ceux découverts, en plusieurs versions, près de Nag Hammadi en 1945 ; une version de son mythe se trouve aussi dans les résumés d’Irénée. Dans ce mythe gnostique, Sophia décide d’engendrer un être divin sans l’assistance de son mâle époux, ce qui aboutit à un rejeton malformé et imparfait. De peur que son méfait ne soit découvert, elle transporte son rejeton du royaume divin jusqu’à une sphère plus basse où personne ne peut le voir, et elle le laisse se débrouiller. Elle l’a appelé Yaldabaoth, un nom rappelant « Yahweh, Seigneur des Sabbaths », d’après l’Ancien Testament, car cette divinité malformée et imparfaite est le Dieu des Juifs.
Selon cette forme du mythe, Yaldabaoth d’une manière ou d’une autre parvient à voler le pouvoir à sa mère. Ensuite, il s’éloigne d’elle et utilise son pouvoir pour créer d’autres entités moins divines – les forces cosmiques du mal – et le monde matériel lui-même. Parce qu’il est le créateur, il est souvent appelé le Démiurge (mot grec pour « artisan »). Yaldabaoth est ignorant du royaume d’en haut, et ainsi il déclare imprudemment : « Je suis Dieu et il n’y a pas d’autre Dieu à côté de moi » (Isaïe 45,5-6), mais, avec ses partisans divins qui l’ont aidé à créer le monde, il a une vision du vrai Dieu ; alors ils déclarent entre eux : « Créons un homme selon l’image de Dieu » (c’est-à-dire le vrai Dieu qu’ils ont juste aperçu – voir Genèse 2,7). Et ainsi ils firent Adam. Mais Adam, n’ayant pas d’esprit en lui, était complètement immobile. Le seul vrai Dieu, alors, trompe Yaldabaoth en transmettant le pouvoir de sa mère dans l’être inanimé, en lui transmettant le souffle de vie, attribuant de ce fait le pouvoir de Sophia aux humains, les animant et leur donnant un pouvoir plus grand même que les forces cosmiques moindres que Yaldabaoth avait créées. Lorsque les forces cosmiques s’aperçoivent que l’homme qui a été créé est plus grand qu’elles, elles l’enferment dans le piège de la matière. Mais le seul vrai Dieu envoie sa propre pensée dans l’homme, pour l’informer de ce qui concerne sa vraie nature divine, des conditions de sa descente dans le royaume de la matière, et de la manière dont il peut lui échapper. D’autres mythes ont des façons différentes de décrire la création du monde matériel et des êtres humains. Ce qu’ils partagent, c’est la notion que le monde dans lequel nous vivons n’était pas l’idée ou la création du monde matériel du vrai Dieu, mais le résultat d’un désastre cosmique, et que dans quelques humains subsiste une étincelle de divin devant être libérée afin de pouvoir retourner à son véritable domicile. La seule manière dont ce salut peut advenir est que l’étincelle divine acquière la connaissance secrète qui peut la libérer de sa captivité dans le monde de la matière. Dans ces systèmes, la connaissance est donc centrale, la connaissance de qui l’on est réellement. Comme Jésus le dit à son frère, Judas Thomas, dans l’un des traités de Nag Hammadi : « Pendant que tu m’accompagnes, bien que tu ne comprennes pas, tu es déjà parvenu à savoir et tu seras appelé “celui qui se connaît lui-même”. Car celui qui ne se connaît pas lui-même ne connaît rien, mais celui qui se connaît est déjà parvenu à la connaissance de la profondeur de tout » (Livre de Thomas l’athlète 2, 138, 14-18) 12. Cette connaissance ne peut venir que de la révélation. On ne peut se contenter de regarder le monde et parvenir à comprendre comment être sauvé. Ce monde est mauvais, et n’importe quelle connaissance que l’on y acquiert est une connaissance purement matérielle. La véritable connaissance vient d’en haut, grâce à une révélation. Dans les cercles gnostiques chrétiens, c’est le Christ qui apporte cette connaissance. Ainsi dans les paroles d’un hymne gnostique cité par l’hérésiologue Hippolyte, d’un groupe connu comme les naassènes : Mais Jésus dit : « Père, considère cet être [c’est-à-dire l’humain] poursuivi par les maux, qui va sans but sur la terre, loin de ton souffle. Il cherche à échapper à l’amer chaos et ne sait pas comment l’emporter. Pour son salut envoie-moi Père ! Possédant les sceaux je descendrai, je passerai à travers tous les éons, je révélerai tous les secrets, je divulguerai les formes des Dieux, et j’enseignerai les choses cachées de la sainte voie que j’ai appelée “connaissance”, je leur enseignerai » (Réfutation 5, 10, 2) 13. Mais comment le Christ peut-il entrer dans ce monde de matière sans être corrompu par lui ? C’est l’une des énigmes que les gnostiques devaient résoudre, et ils le firent de diverses façons. Certains prirent la voie que nous avons déjà trouvée chez Marcion et d’autres, et soutinrent que Jésus n’était pas un être de chair et de sang, mais semblait seulement l’être. Ces
gnostiques prirent les mots de l’apôtre Paul tout à fait au sérieux : le Christ vint « dans une chair semblable à celle du péché » (Romains 8,3). Comme un fantôme envoyé du royaume divin, il vint pour transmettre la connaissance nécessaire au salut, et quand il eut terminé, il retourna au Plérôme d’où il venait. La plupart des gnostiques, toutefois, prirent une autre voie, soutenant que le Christ était un émissaire divin venu d’en haut, un pur esprit, et qu’il habita l’homme Jésus de manière temporaire afin de transmettre la connaissance capable de libérer les étincelles de leur prison matérielle. Pour ces gnostiques, Jésus lui-même était en fait un humain, même si certains pensaient qu’il n’était pas fait comme les autres, et qu’il pouvait recevoir l’émissaire divin ; certains, par exemple, pensaient qu’il avait un « corps-âme » plutôt qu’un « corps-chair ». De toute façon, au baptême, le Christ entra dans Jésus (sous la forme d’une colombe, comme dans les Évangiles du Nouveau Testament) ; et à la fin il le laissa pour qu’il supporte sa mort tout seul. C’est pourquoi Jésus s’écria : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (littéralement « Pourquoi m’as-tu laissé en arrière ? »). Ou, comme il est dit dans l’Évangile de Philippe : « “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi ô Seigneur m’as-tu abandonné ?” Il prononça ces paroles sur la croix ; parce qu’il s’était retiré de cet endroit » (Philippe 64) 14. Selon l’un des mythes rapportés par Irénée, une fois que Jésus fut mort, le Christ alors revint et l’enleva à la mort (Contre les hérésies 1, 30, 13). Dans chacun de ces systèmes, le Christ fournit la connaissance nécessaire au salut. Comme le dit l’Évangile de Philippe : « Celui qui possède la connaissance [gnose] de la vérité est libre » (Philippe 93). Tout le monde ne peut cependant espérer cette connaissance libératrice. En fait, la plupart des gens ne l’ont évidemment jamais reçue. Et jamais souhaitée. Certains gnostiques soutenaient qu’il y avait trois sortes d’humains. Certains sont des créations pures et simples du Démiurge. Comme d’autres animaux, ils n’ont pas d’esprit en eux ; comme eux, lorsqu’ils dorment, leur existence entière est annihilée. D’autres ont une âme en eux, mais pas l’étincelle de l’esprit divin. De telles personnes ont la possibilité de vivre après la mort, s’ils ont la foi et font les bonnes choses. Ils sont, en réalité, les chrétiens normaux, ceux qui croient en le Christ mais n’ont pas la compréhension complète de ce qui conduit au salut ultime. Le troisième groupe a cette connaissance. Ce sont les gnostiques, ceux qui sont « dans la connaissance », qui ont en eux une étincelle du divin, qui ont appris qui ils sont réellement, comment ils sont arrivés ici, et comment ils peuvent en repartir. Ceux-là auront une fantastique après-vie, car ils retourneront au royaume divin d’où ils sont venus et vivront éternellement en présence de Dieu comme appartenant au Plérôme. On serait enclin à penser que les chrétiens qui avaient une telle vision des choses, dans laquelle le moyen de salut était d’échapper au corps, pourraient être poussés – ou au moins autorisés – à une approche plutôt désinvolte de l’existence corporelle. Si le corps n’a pas d’importance, alors il est certain que ce que l’on fait avec lui n’est pas très important ! Et c’est exactement le reproche que font aux gnostiques leurs adversaires proto-orthodoxes, comme nous le verrons plus loin (chap. 9). Mais il s’avère que les chrétiens gnostiques eux-mêmes paraissent avoir pris la perspective exactement opposée. C’est un aspect des religions gnostiques que leurs ennemis semblent n’avoir pas compris (ou, peut-être, s’être mal représenté). Tout ce que nous pouvons dire à partir des écrits de Nag Hammadi, c’est que, au lieu d’avoir une vision libertine de l’éthique (tout est permis puisque rien n’a d’importance), les gnostiques étaient ascétiques, et préconisaient le strict contrôle et une sévère discipline du corps. Leur logique était que puisque le corps est le mal, il devait être puni ; puisque l’attachement au corps est le problème de l’existence humaine et puisqu’il est si aisé de devenir prisonnier du corps à travers le plaisir, le corps doit se détourner de tout plaisir. Donc, il semble que le comportement gnostique typique
vis-à-vis du corps ait été plutôt strict. Avant de se pencher sur les textes gnostiques les plus intéressants, que pouvons-nous dire des différents chrétiens gnostiques en tant que groupes sociaux ? Les marcionites et les ébionites paraissent avoir eu leurs propres Églises, séparées de celles des autres, évidemment, et de celles des proto-orthodoxes. Mais les gnostiques ? L’un des traits les plus frappants du gnosticisme chrétien est qu’il paraît avoir opéré principalement de l’intérieur des Églises chrétiennes existantes, car les gnostiques se considérant comme étant l’élite spirituelle de ces Églises, ils pouvaient partager les croyances des autres chrétiens, lire les Écritures des autres chrétiens, participer au baptême et à l’eucharistie, mais ils croyaient avoir une compréhension plus profonde, plus spirituelle, plus secrète de ces croyances, des Écritures et des sacrements. Ceci peut être la raison pour laquelle les Pères de l’Église proto-orthodoxe les jugeaient si insidieux et, comme nous le verrons au chapitre 10, trouvaient si difficile de traiter avec eux. Les gnostiques n’étaient pas « en dehors », formant leurs propres communautés. Les gnostiques étaient « dedans », avec nous, au milieu de nous. Et vous ne pouvez pas en reconnaître un simplement en le regardant. Il semble vraisemblable que ces « cercles internes » gnostiques étaient fréquents dans certaines parties de la chrétienté. En plus des Écritures utilisées par l’Église en général, interprétées à la manière gnostique (par exemple la réinterprétation de la Genèse que j’ai déjà mentionnée), ils se servaient de leurs propres écrits, incluant certains des traités mythologiques et des réflexions mystiques découverts à Nag Hammadi. Ils peuvent avoir eu des sacrements supplémentaires : l’Évangile de Philippe, par exemple, fait allusion à cinq sacrements, sans expliquer de quoi il s’agissait ou comment ils se déroulaient : le baptême, l’onction (avec l’huile), l’eucharistie, la rançon et la chambre nuptiale (Philippe 60). Il est difficile de savoir ce que tout cela impliquait – spécialement le sacrement de la « chambre nuptiale ». Malheureusement l’Évangile de Philippe ne fait que le mentionner, sans doute parce que ses lecteurs, eux, savaient parfaitement de quoi il s’agissait.
Quelques textes gnostiques J’ai déjà parlé de plusieurs textes gnostiques et j’en ai mentionné d’autres en passant, par exemple l’Évangile de Thomas (que, comme je l’ai indiqué, je tiens comme gnostique), l’Évangile de Marie, le Livre secret de Jean, l’Évangile de Philippe. Une manière de se forger une appréciation plus complète de cette forme de christianisme disparu – ou plutôt des diverses formes qu’il prend – est de prendre en compte plusieurs autres textes intéressants. Dans les prochains chapitres, je voudrais en présenter trois qui éclairent des aspects déterminants des religions gnostiques, et en considérer plusieurs autres, comme l’Apocalypse copte de Pierre et le Second Traité du Grand Seth, dans les prochains chapitres.
L’ÉVANGILE DE VÉRITÉ L’un des documents les plus mystérieux trouvés à Nag Hammadi ne comporte pas de titre. En raison de ses premières lignes, il est habituellement appelé l’Évangile de Vérité. Ces lignes d’ouverture contredisent ceux qui pourraient considérer le gnosticisme comme une sorte de religion austère, intellectualisante, moralement douteuse, car ici la joie du salut est célébrée sans frein : L’Évangile de Vérité est joie pour ceux qui ont reçu du Père de Vérité la grâce de le connaître, à travers le pouvoir du Mot qui est venu du Plérôme, celui qui est dans la pensée et dans l’esprit du Père, c’est-à-dire celui qui s’est adressé au Sauveur (Évangile de Vérité 16) 15.
Nous ne sommes pas certains de qui a écrit cet incroyable petit traité qui présente une interprétation gnostique du salut dans des termes exceptionnellement clairs. Mais ses façons de penser coïncident sur plusieurs points avec les sermons d’un fameux prêcheur gnostique du IIe siècle, un nommé Valentin, qui enseigna à Rome et qui, à cause de son charisme et de son habileté rhétorique, connut un grand succès parmi les chrétiens qui se trouvaient là. Le christianisme valentinien a été considéré comme l’un de leurs principaux ennemis par des auteurs proto-orthodoxes comme Irénée et Tertullien, mais le fait de savoir s’il s’agissait, comme ils le soutenaient, d’une tentative insidieuse de pervertir la vérité, est une autre question. Les rares fragments que nous possédons de la main de Valentin lui-même sont à la fois réfléchis et d’une pensée provocante. De nombreux spécialistes pensent que cet Évangile de Vérité est aussi de sa plume 16. Bien que dénommé « Évangile », il ne s’agit pas d’un récit des paroles de Jésus et de ses actes. C’est plutôt une célébration du salut que Jésus a apporté au monde en offrant la vérité qui peut libérer l’âme de ses liens avec les choses matérielles. Nombre de sujets importants sont discutés dans ce texte : la nature de Dieu, le caractère du monde, la personne du Christ, l’œuvre de salut qu’il a apportée, et comment y répondre. En particulier, ses idées se situent à l’opposé de celles qui finirent par être dominantes dans le christianisme et ont été transmises jusqu’à nous. Le christianisme « orthodoxe » soutenait que ce monde était la création intentionnelle du seul vrai Dieu et donc qu’il l’avait créé bon – même si le péché était arrivé plus tard et l’avait corrompu. Cet évangile gnostique déclarait que le monde matériel était advenu, au contraire, à la suite d’un conflit dans le royaume divin, avec pour résultat l’ignorance, la guerre, le tourment et l’erreur : L’ignorance du Père [c’est-à-dire l’opposé de la « gnose »] apporta le tourment et la terreur ; et le tourment devint un véritable brouillard si épais que personne ne pouvait plus rien voir. Pour cette raison l’erreur devint toute-puissante ; n’ayant point connu la vérité, elle a travaillé de manière insensée sur sa propre matière. Elle a commencé par une création, préparant avec le pouvoir et la beauté un substitut de la vérité (Évangile de Vérité 17). Le christianisme orthodoxe prétendait que le Christ était mort pour les péchés du monde et que cette mort et la Résurrection qui avait suivi avaient apporté le salut. Dans cet évangile, cependant, il est dit que Jésus avait offert le salut en délivrant la vérité capable de rendre l’âme libre. De plus, c’est sans colère pour le fait d’avoir livré cette connaissance que les ignorants souverains de ce monde l’avaient, à tort, mis à mort : Jésus, le Christ, a éclairé ceux qui étaient dans l’obscurité de l’oubli. Il les éclaira ; il leur montra une voie ; et la voie est la vérité qu’il leur a révélée. Pour cette raison l’erreur les mit en colère contre lui et ils le persécutèrent […]. Il fut cloué à un arbre et devint un fruit de la connaissance du Père (Évangile de Vérité 18). Le christianisme « orthodoxe » souligne que les hommes – et les femmes – se mettent en règle avec Dieu par la foi en la mort et en la résurrection de Jésus. Cet évangile soutient que les hommes sont sauvés en recevant la connaissance de qui ils sont réellement. Là vinrent les hommes sages dans leur propre opinion, le soumettant à examen. Mais il les maudit parce qu’ils étaient insensés. Ils le haïrent parce qu’ils n’étaient pas réellement sages. Après ceux-ci, vinrent les petits enfants, ceux à qui la connaissance du Père appartient. Ayant été fortifiés, ils apprirent des choses sur les impressions du Père. Ils savaient, ils n’étaient plus
ignorants ; ils étaient exaltés, ils exultaient… Mais ceux qui doivent recevoir l’enseignement sont la vie, ceux qui sont inscrits dans le livre de la vie. C’est au sujet d’eux-mêmes qu’ils reçoivent des instructions (Évangile de Vérité 19-21). Le christianisme « orthodoxe » comprit que Dieu rachèterait ce monde coupable et le recréerait comme un endroit utopique de vie éternelle. Cet évangile déclare que, une fois la connaissance salvatrice parvenue aux âmes prisonnières de ce monde, le monde de l’ignorance disparaîtra. Puisque le manque s’est introduit dans l’être parce que le Père n’était pas connu, en conséquence, à partir du moment où le Père est connu, le manque devrait disparaître. Comme dans le cas de l’ignorance d’une personne, lorsqu’il lui advient la connaissance, son ignorance disparaît, de même que l’obscurité disparaît quand la lumière se fait, ainsi le manque disparaît dans la perfection (Évangile de Vérité 24-25). Le livre se conclut sur une exhortation à partager la vraie connaissance du salut avec ceux qui cherchent la vérité, et à ne pas retourner à leurs croyances antérieures (proto-orthodoxes ?) qu’ils avaient déjà dépassées. Dites, alors, du fond du cœur que vous êtes à l’époque parfaite et qu’en vous demeure la lumière qui ne vacille pas. Parlez de la vérité avec ceux qui la cherchent, et de la connaissance à ceux qui, dans leur erreur, ont commis le péché […]. Ne retournez pas à ce que vous avez vomi pour le manger. Ne soyez pas des mites. Ne soyez pas des vers, car vous vous êtes déjà débarrassés de cela […]. Faites la volonté du Père, car vous venez de lui. Car le Père est doux, et dans sa volonté est ce qui est bon (Évangile de Vérité 32). Quoi que l’on puisse dire de cette forme de christianisme, je ne pense pas que nous puissions l’appeler insincère ou manquant de sensibilité. Elle est chaleureuse et intense, pleine de joie et de passion. Ses ennemis la trouvaient atroce, pourtant, et firent de leur mieux pour à la fois la détruire et souiller la réputation de son fondateur.
LA LETTRE DE PTOLÉMÉE À FLORA Nous avons vu que les chrétiens gnostiques, en plus d’utiliser leurs propres écrits, n’hésitaient pas à accepter, jusqu’à un certain point, les Écritures utilisées aussi par d’autres chrétiens. Mais comment comprenaient-ils ces textes ? Un des documents gnostiques les plus intéressants que nous possédions est une lettre écrite par l’un des principaux disciples de Valentin, un enseignant nommé Ptolémée, qui subit le plus grand nombre d’attaques dans les cinq livres d’Irénée contre la lecture gnostique des Écritures. La lettre n’est toutefois pas citée par Irénée, et ne fut pas découverte dans les écrits de Nag Hammadi. Elle nous est connue par l’œuvre du vaillant défenseur de l’orthodoxie au IVe siècle, Épiphane de Salamine, qui la cite dans son intégralité. La lettre fournit un exposé clair et cohérent de cette interprétation gnostique particulière de l’Ancien Testament. Il est frappant que Ptolémée ne formule pas simplement ses opinions comme la « vérité évangélique ». En fait, il raisonne avec sa lectrice, il la pousse à prendre conscience combien ses opinions sont sensées et même convaincantes. Nous pourrions lui répondre qu’il y avait toute une gamme d’interprétations de l’Ancien Testament parmi les premiers groupes chrétiens : pour les chrétiens ébionites, il s’agissait des Écritures par excellence, le cœur et l’âme du canon chrétien ; pour Marcion, c’était les Écritures du Dieu juif, pas celles du Dieu de Jésus, et elles n’avaient à être acceptées d’aucune manière comme canoniques. L’interprétation par Ptolémée de l’Ancien Testament est basée à la fois sur les hypothèses gnostiques et sur les paroles de Jésus. Son point central est la loi de Moïse, c’est-à-
dire les cinq premiers livres de l’Ancien Testament (la Torah, connue aussi comme le Pentateuque). Ptolémée commence par préciser quelles idées des Écritures il estime absolument fausses. Certains, souligne-t-il, soutiennent que « la Loi fut dictée par Dieu le Père », cependant que d’autres disent qu’« elle a été établie par son adversaire, le démon pernicieux 17 ». Il est permis de supposer que la première idée est celle de la plupart des Juifs, des chrétiens protoorthodoxes et des ébionites, etc. La seconde n’est pas exactement celle de Marcion ; peut-être était-elle celle d’autres gnostiques. En tout cas, Ptolémée insiste sur le fait que les deux opinions « sont complètement erronées […] et ne disent pas la vérité sur la question ». D’un côté, l’Ancien Testament ne peut avoir été inspiré par le seul vrai Dieu, puisqu’il n’est pas parfait. Il contient, par exemple, des commandements qui ne sont pas appropriés à Dieu : ainsi, lorsque Dieu donne à son peuple, les Israélites, la Terre promise et leur ordonne de tuer de sang-froid les Cananéens qui y étaient déjà installés. De plus, puisqu’une partie de l’Ancien Testament a été « accomplie » par Jésus (par exemple les prophéties selon lesquelles le Messie devait naître à Bethléem, d’une vierge), cela montre que certaines parties de l’Ancien Testament étaient incomplètes et donc imparfaites. Mais l’Ancien Testament ne peut pas non plus avoir été inspiré par le diable, puisqu’il contient des lois qui sont justes et bonnes. Un être mauvais ne peut pas produire quelque chose qui soit contraire à sa nature. Le résultat est que l’Ancien Testament doit avoir été inspiré par quelque autre entité divine, c’est-à-dire, ni le véritable Dieu parfait, ni son adversaire, le diable, mais une déité entre les deux. On peut voir, ici, la « logique » de la nécessité d’intermédiaires entre Dieu et les forces cosmiques de ce monde. Ptolémée continue en affirmant, sur la base des propres paroles de Jésus, qu’il y a, en fait, trois sortes de lois dans l’Ancien Testament : En effet, les paroles de notre Sauveur nous apprennent que la loi de l’Ancien Testament se divise en trois parties. L’une appartenant à Dieu lui-même et à ses législations [Ptolémée désigne ici le dieu intermédiaire, et non le vrai Dieu unique]. Une autre appartenant à Moïse […] non comme Dieu, lui-même, l’a ordonnée à travers lui, plutôt basée sur ses propres pensées […] et une troisième qui appartient aux anciens du peuple (4, 1-2). Comme il l’explique, les dix commandements ont dû être écrits par le Dieu (intermédiaire). Mais il y a d’autres lois que Jésus évoque clairement, par exemple la loi du divorce qu’il rejette en disant : « À cause de la dureté de votre cœur, Moïse a autorisé le divorce […]. Mais à l’origine, il n’en était pas ainsi » (4, 4 ; cité par Matthieu 19,8). Cette sorte de loi vient donc non pas de Dieu mais de Moïse. Et d’autres lois viennent non pas de Moïse, mais des « anciens du peuple », par exemple celle qui indique qu’un don à ses parents pouvait, à la place, être fait au Temple ; Jésus soutient que cette loi « des anciens » viole le commandement « honore ton père et ta mère » (4, 11-12, cité par Matthieu 15,4-5). Et ainsi, seules quelques lois de l’Écriture proviennent réellement de Dieu (l’intermédiaire). Mais même ces lois divines sont de trois sortes. Quelques-unes sont parfaites, par exemple, les dix commandements. D’autres sont souillées par la passion humaine, par exemple la loi du talion, « œil pour œil, dent pour dent », qui est « entrelacée avec l’injustice », puisque comme Ptolémée le souligne : « celui qui est le second à agir injustement agit aussi injustement, différant seulement dans l’ordre relatif dans lequel il agit, et commettant exactement le même acte » (5, 4). Troisièmement, il y a certaines lois de l’Écriture qui sont clairement faites pour
être prises symboliquement, et non pas littéralement. La loi de la circoncision ne porte pas sur le fait de couper le prépuce des bébés mais sur celui de se mettre aux côtés de Dieu ; la règle du shabbat ne consiste pas à s’abstenir de travailler le septième jour mais à s’abstenir de faire ce qui est mal ; la loi du jeûne ne consiste pas à avoir faim, mais à s’abstenir de mauvaises actions (5, 11-13). Ptolémée conclut que l’enseignement de la Loi par Jésus présuppose, donc, un être seulement divin qui n’est pas le Dieu unique vraiment parfait. Celui-ci est le Démiurge, le concepteur du monde, qui est un stade intermédiaire entre Dieu et le diable, « inférieur au Dieu parfait » mais « meilleur et plus autorisé que le diable » (7, 6 ; observez que Ptolémée, ici, diffère des autres gnostiques en donnant une évaluation plutôt positive du Démiurge). Il termine sa lettre en indiquant que dans un futur traité il expliquera ce monde divin habité par plus d’un Dieu, précisant que ses opinions viennent de la « tradition apostolique » et sont fondées sur « les enseignements de notre Sauveur » (7, 9). On est clairement en présence d’un croyant sincère qui considérait ses idées comme étant celles des apôtres et, à travers eux, de Jésus. Cela ne s’applique pas juste à ses idées sur l’Écriture mais à celles sur le monde divin et la place humaine qui lui est faite. Ici, nous avons la preuve supplémentaire – comme s’il en fallait encore ! – que, dans la bataille pour établir la « vraie » forme du christianisme, les perdants étaient résolus à découvrir la vérité et étaient certains que leur compréhension de la foi résidait dans les enseignements des propres apôtres de Jésus. Si les idées de Ptolémée n’avaient pas été citées dans les écrits d’Épiphane – qui les énonçait simplement pour pouvoir les attaquer –, nous n’aurions jamais su combien elles étaient réellement claires, passionnées et profondes.
LE TRAITÉ DE LA RÉSURRECTION L’une des questions logiquement soulevées par l’interprétation gnostique du monde est celle de la nature de l’au-delà. Si le salut survient en échappant au corps, quelle sorte d’existence nous attend après la mort ? Comment une existence sans corps peut-elle être imaginée ? De plus, si le christianisme est fondé sur l’idée que le Christ fut « enlevé à la mort », qu’est-ce que cela pourrait bien signifier pour quelqu’un qui ne pensait pas que le Christ avait un corps de chair ou pour quelqu’un qui soutenait que Jésus et le Christ étaient deux êtres séparés ? C’est le genre de questions que l’on trouve dans une autre lettre gnostique, encore adressée à un chrétien non gnostique, et qui apparut pour la première fois parmi les écrits de Nag Hammadi. Elle est parfois appelée du nom de son destinataire : la Lettre à Rhéginus ; mais elle est plus communément nommée le Traité de la Résurrection. C’est un court écrit, censé soutenir que la Résurrection n’est pas du tout une illusion, mais qu’elle n’implique pas non plus une sorte de revivification grossière du corps matériel, qui est, lui-même, une illusion. Non, la Résurrection implique le salut de l’esprit alors qu’il monte jusqu’à sa demeure céleste. La lettre aborde des questions soulevées par Rhéginus concernant la Résurrection 18. L’auteur indique que le Christ était à la fois Fils de Dieu et Fils de l’homme, « possédant l’humanité et la divinité […] originellement d’en haut, un germe de la vérité, avant que cette structure du cosmos ne soit venue dans l’être » (Traité de la Résurrection 44). Il prétend qu’à la résurrection de Jésus, « le Sauveur engloutit la mort […] car il mit de côté le monde qui est frigorifié. Il se transforma en un impérissable éon et s’éleva lui-même, ayant fait engloutir le visible par l’invisible, et il nous a donné la voie de notre immortalité » (Traité de la Résurrection 45). En d’autres termes, ce qui est éternel, c’est l’invisible ; ce qui est périssable est aboli au profit de la vie de l’immortalité. Et la résurrection de Jésus pave, ensuite, la voie des chrétiens : « Nous
sommes conduits au ciel par lui, comme les rayons du soleil, en n’étant retenus par quoi que ce soit. C’est la résurrection spirituelle […]. La pensée de ceux qui sont sauvés ne périra pas. L’esprit de ceux qui l’ont connu ne périra pas » (Traité de la Résurrection 45-46). L’auteur continue en montrant qu’avant qu’ils apparaissent dans ce monde, les hommes n’étaient pas de chair, et une fois qu’ils auront quitté ce monde, ils laisseront leur chair derrière eux (v. 47). Ce qui est mort (la chair) ne sera pas sauvé, mais seulement ce qui est vivant (l’esprit) le sera (v. 48). L’auteur insiste cependant sur le fait que bien que ce soit l’invisible qui est élevé, la Résurrection n’est pas une illusion. Au contraire, c’est ce monde qui est illusion, apaisant faussement les gens en leur faisant imaginer qu’il s’agit de la réalité ultime. Mais ce monde matériel disparaîtra ; c’est l’esprit qui survivra (v. 48). Cette idée que la chair disparaîtra mais que l’esprit vivra a des implications clairement éthiques pour l’auteur : « Par conséquent, ô Rhéginus, ne vis pas conformément à cette chair […] mais fuis les divisions et les entraves et déjà tu as la Résurrection […]. Il est approprié à chacun de pratiquer de plusieurs façons, et il sera libéré de cet Élément qu’il ne peut pas laisser tomber dans l’erreur, mais lui-même retrouvera à nouveau ce qu’il était à l’origine » (Traité de la Résurrection 49). Et ainsi, pour achever ce retour au royaume d’où nous venons, nous devons refuser de satisfaire les désirs de notre chair. Celle-ci constitue tout juste le billet vers l’immoralité flagrante que les proto-orthodoxes imaginaient ; alors que nous devrions avoir une vie de liberté de l’esprit, ne cédant plus aux exigences du corps.
Les religions gnostiques et la question de la prédominance On pourrait évoquer tellement plus de choses sur les formes gnostiques du christianisme. Mais peut-être en a-t-on dit assez pour donner une idée de cet étrange, et même séduisant, ensemble de pratiques et de croyances religieuses. Le christianisme sous toutes ses formes a toujours eu son élite spirituelle, des initiés dotés d’une perspicacité particulière quant à la véritable signification de la foi, une compréhension nuancée, nettement supérieure à la nôtre, de Dieu, de l’univers et de notre place en son sein. Les gnostiques étaient quasiment obsédés par cette notion d’élite, c’est-à-dire d’un petit groupe d’individus détenteurs de la connaissance de la nature véritable de la profession de foi de l’Église, de ses Écritures, de ses sacrements. Ceux qui étaient en dehors de ce cercle d’initiés étaient souvent effrayés par lui au point que ceux qui prétendaient être dans la connaissance étaient objets de mépris et de dérision. Nous étudierons quelques-unes de ces réactions dans un chapitre à venir, et verrons comment certains gnostiques ont, à leur tour, réagi. Car les proto-orthodoxes n’étaient pas les seuls à penser qu’ils avaient raison et que les autres avaient tort. Chaque groupe avait la même conviction, même quand il s’agissait de groupes relativement restreints, établis et marginalisés comme les ébionites, ou à croissance rapide et progressistes comme les marcionites, ou encore initiés et élitistes comme les gnostiques. Est-il raisonnable d’imaginer que le christianisme gnostique ait pu éventuellement gagner la bataille et devenir prédominant ? Les chefs de file proto-orthodoxes ressentaient certainement la pression de ces « concurrents » ; nous aurions sinon du mal à expliquer la dépense de temps et d’énergie qu’ils ont consacrée à combattre les « hérétiques » gnostiques, en rejetant leurs idées, en médisant sur leur compte, en détruisant leurs écritures, en éliminant leur influence. On peut ainsi comprendre pourquoi les idées gnostiques gagnèrent des partisans. On avait là des groupes chrétiens qui n’avaient pas peur de dénoncer notre existence matérielle : ce
monde ne s’est pas simplement écroulé, il est héréditairement mauvais et il résulte d’une catastrophe cosmique, c’est un endroit qu’il faut fuir et non pas aimer. Il peut sembler acceptable, à certains égards, de dire que les humains l’ont corrompu. On peut expliquer la guerre, l’oppression et l’injustice simplement en désignant quelqu’un d’autre. Mais la souffrance de ce monde est bien plus profonde : la sécheresse et les famines qu’elle entraîne, les inondations, les volcans qui tuent des populations entières, la maladie qui décime à grande échelle, la douleur qui torture le corps, l’infirmité, la mort. Les gnostiques prenaient la souffrance du monde au sérieux et lui tournaient le dos. Cela, affirmaient-ils, ne peut être déposé aux pieds de Dieu. Dieu est bon, vrai et parfait. Et certains d’entre nous lui appartiennent. Nous pouvons nous sentir exclus ici-bas. S’il en est ainsi, c’est pour de bonnes raisons. Nous sommes exclus ici-bas. Nous ne sommes pas de ce monde ; nous appartenons à un autre monde. L’histoire de notre présence ici est pleine de mystères ; elle ne peut être racontée que comme un mythe, non comme l’exposé de faits historiques. Nous sommes arrivés ici par une déchirure cataclysmique du tissu de la réalité, un désastre cosmique, une erreur tragique. Mais nous pouvons échapper à ce monde et à tout ce qu’il comporte ; nous pouvons retourner à notre demeure céleste ; nous pouvons faire un avec Dieu, à nouveau, comme à l’origine. C’est un message puissant et, évidemment, attirant. Mais je ne sais pas s’il aurait jamais pu l’emporter. Un des handicaps des religions qui insistent sur l’importance d’une élite spirituelle, c’est leur difficulté à convaincre les masses. Si le christianisme gnostique y était parvenu, il en aurait sans doute résulté quelques changements dans notre monde. Qui sait quelle sorte de programme social aurait pu se constituer à long terme, avec un groupe qui rejetait l’importance de la vie sociale terrestre ? Quelles réponses aux problèmes de pauvreté et de maladie, d’injustice et d’oppression, alors que l’idée était d’échapper à la chair plutôt que de l’endurer ? C’est une véritable question puisque d’autres groupes, tenants d’une autre temporalité, ont lutté pour améliorer la vie sur terre. À un niveau moins urgent mais plus fondamental : qui sait comment les modes de discours communs qui se seraient développés, ayant la connaissance de révélations secrètes, accessibles seulement à quelques-uns et plutôt embrouillées pour les intéressés eux-mêmes, se seraient révélés les arbitres ultimes de la vérité ? Une forme de philosophie occidentale enracinée dans les choix d’Aristote, qui nous fournit aujourd’hui ce que nous estimons être le « sens commun » (par exemple la loi aristotélicienne de la « non-contradiction »), eût-elle semblé bizarre ou même pittoresque ? Qui sait comment les façons de lire les textes qui nous semblent évidentes et très claires, les lectures littérales dans lesquelles nous suivons les mots et acceptons leurs significations communément avérées dans leurs contextes, auraient été modifiées si un groupe insistant sur l’interprétation figurative comme premier mode d’interprétation avait gagné et exercé son influence ? Mais, peut-être la haine du monde aurait-elle incité les gens à s’efforcer de le changer au lieu de l’abandonner. Peut-être la dévalorisation du corps aurait-elle finalement conduit les hommes à s’efforcer de le contrôler. Nous l’ignorons. Ce que nous savons, c’est que ces précieux systèmes de croyances et de pratiques, ces autres formes du christianisme, avaient beaucoup à dire au monde de l’Antiquité. Et qu’étant donné la fascination pour les gnostiques que l’on constate chez ceux qui s’intéressent au premier christianisme, ils ont encore beaucoup de choses à dire aux hommes et aux femmes de notre temps. Ils finirent néanmoins par être sévèrement défaits dans la bataille pour la prééminence entre les groupes de premiers chrétiens. Pour cette raison, ils disparurent quasiment, excepté dans les réfutations polémiques de leurs adversaires proto-orthodoxes, jusqu’à ce que, par le plus grand des hasards, quelques
textes réapparaissent à l’époque moderne.
1. Pour une sélection de quelques-uns de ces documents de Nag Hammadi, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures. Des traductions complètes en anglais sont disponibles dans J. M. Robinson, Nag Hammadi Library in English. 2. Comme je le montrerai dans ce chapitre, il est important de souligner que ces documents sont, en eux-mêmes, fort disparates. Bien qu’ils soient tous présumés avoir été utilisés par une communauté qui les interprétait dans une vision chrétienne, les textes furent produits dans des circonstances différentes par des auteurs de tendances philosophiques et théologiques diverses. Certains de ces auteurs, par exemple, n’étaient en rien chrétiens. Il est intéressant de noter que plusieurs de ces textes non chrétiens donnent l’impression d’avoir été « christianisés » par les éditeurs ultérieurs. En tout cas, les livres de cette collection ne sont pas monolithiques. Ils représentent, dans leur ensemble, une large gamme de croyances religieuses et de pratiques gnostiques. 3. Théodote, selon Clément d’Alexandrie, Extraits de Théodote, 78, 2. 4. Voir notamment l’étude incisive de M. A. Williams, Rethinking Gnosticism. 5. La meilleure description des diverses religions gnostiques est, probablement, Gnosis de K. Rudolph. On peut trouver, du même auteur, un excellent et succinct panorama de la question, avec une bibliographie de base, dans l’Anchor Bible Dictionary, vol. 2, p. 1033-1040. Parmi les ouvrages plus récents, spécialement destinés aux néophytes en la matière, on pourra se référer à R. Roukema, Gnosis and Faith in Early Christianity. Une approche spécialisée plus difficile, qui se penche sur le terme véritable de « gnosticisme », est l’ouvrage Rethinking Gnosticism de M. A. Williams. Pour des traitements plus succincts, voir les introductions de B. Layton, Gnostic Scriptures et J. M. Robinson, Nag Hammadi Library in English. Ces volumes proposent aussi une traduction anglaise fiable et accessible des principaux textes. 6. Pour de brefs survols, voir K. Rudolph, Gnosis, p. 275-294 et R. Roukema, Gnosis and Faith, p. 55-101. 7. Pour une fascinante exploration de certains de ces matériaux, voir E. Pagels, Adam et Ève et le serpent. 8. Pour un exposé plus complet de l’apocalypticisme, voir les articles et les bibliographies de P. Hanson et al., « Apocalypses and Apocalypticism », in Anchor Bible Dictionary, vol. 1, p. 279-292. 9. Les événements historiques sont racontés dans les livres apocryphes, 1 et 2 Maccabées de l’Ancien Testament. 10. Pour un exposé sur l’importance du moyen-platonisme, voir R. Roukema, Gnosis and Faith, p. 75-92, et l’article plus ardu mais curieux de G. P. Luttikuisen, « The thought pattern of gnosis mythologizers and their use of biblical traditions ». 11. Voir M. A. Williams, Rethinking Gnosticism, qui pense, toutefois, que nous devrions simplement renoncer définitivement au terme. 12. D’après la traduction anglaise par J. D. Turner, dans J. M. Robinson, Nag Hammadi Library in English. 13. D’après la traduction anglaise de K. Rudolph, Gnosis, p. 152-153. 14. D’après la traduction anglaise de B. Layton, Gnostic Scriptures, légèrement modifiée. 15. Toutes les traductions en anglais de l’Évangile de Vérité sont celles de H. W. Attridge, dans J. M. Robinson, The Nag Hammadi Library in English, reprises dans B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 45-51. 16. Voir B. Layton, Gnostic Scriptures, p. 250-252. 17. Les traductions en anglais de la lettre de Ptolémée à Flora sont celles de B. Layton, Gnostic Scriptures, reprises dans B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 201-206. 18. Les traductions en anglais du Traité de la Résurrection sont celles de H. W. Attridge, dans J. M. Robinson, Nag Hammadi Library en English, reprises dans B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 207-210.
Sur la route de Nicée : le vaste domaine du christianisme protoorthodoxe 7
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En Amérique aujourd’hui les chrétiens nouvellement arrivés en ville ont du mal à choisir la bonne Église. S’ils sont épiscopaliens, préféreront-ils la Haute ou la Basse Église ? S’ils sont méthodistes, celle qui est socialement libérale ou éthiquement conservatrice ? Si ce sont des évangélistes, la grande et technologiquement sophistiquée ou la petite et intime ? Sera-t-elle une Église prêchant la Bible ou une Église liturgiquement orientée ? Politiquement active ou sachant spirituellement où elle va ? Avec un bon programme de musique ou avec des sermons musclés ? Doit-elle avoir un ministère social solide ? Une organisation de jeunesse active ? Un programme d’aide sociale dynamique ? Toutes ces questions se posent à ceux qui sont concernés par de tels sujets. Imaginez le choix se présentant aux chrétiens du IIe siècle. Que valait-il mieux : l’Église ébionite ou marcionite ? La gnostique ou la proto-orthodoxe ? Une Église croyant en un, en douze ou en trente dieux ? Une Église qui acceptait les Évangiles de Matthieu, Marc et Luc ou ceux de Thomas, Philippe et Marie ? Une Église qui croyait que Dieu avait créé le monde, ou bien que le monde était une erreur mystique ? Une Église qui adhérait aux lois juives de la kashrout, au respect du shabbat et à la circoncision ou une Église qui condamnait ces lois comme ayant été inspirées par une divinité inférieure ? Par comparaison, cela rend secondaire le choix d’un bon programme musical ! Nous avons parlé de plusieurs des premiers groupes chrétiens, mais comme nous l’avons vu, il y en avait en réalité beaucoup plus. Les groupes gnostiques avaient tellement de points de vue, de théologies et de systèmes mythologiques que même les chasseurs d’hérésies ne pouvaient les suivre. Et il y avait des combinaisons : des chrétiens juifs influencés par des gnostiques, des gnostiques influencés par des marcionites, des proto-orthodoxes influencés d’une manière ou d’une autre par tout le monde. Mais une seule forme de christianisme, celle du groupe que nous avons appelé protoorthodoxe, en sortit vainqueur, et c’est à cette victoire que nous devons les traits les plus familiers de ce que nous appelons aujourd’hui christianisme. Cette victoire nous a légué quatre Évangiles qui nous disent presque tout ce que nous savons sur la vie, la mort et la résurrection de Jésus. En fait, cette victoire nous a valu le Nouveau Testament tel que nous le connaissons : vingt-sept livres qui sont les seuls ouvrages produits par les chrétiens et admis comme Écritures. À côté de ces « nouvelles » Écritures se trouvait l’« Ancien » Testament, toujours accepté dans le canon, bien que quelquefois considéré comme ayant été supplanté par le Nouveau. La victoire proto-orthodoxe a aussi instauré une hiérarchie de l’Église – aujourd’hui, différentes sortes de hiérarchies et différentes dénominations. Mais pendant des siècles (dans certaines parties de l’Église) cette hiérarchie a été largement acceptée, et sans problème, avec des évêques, des anciens, des diacres et des charges encore plus élevées, jusqu’au rang de
pape, ainsi que des grades inférieurs. De plus, la victoire proto-orthodoxe conféra à l’histoire chrétienne un ensemble de pratiques et de croyances, dont des « sacrements » presque partout pratiqués par les chrétiens : le baptême et l’eucharistie. Et des doctrines familières à toute personne connaissant le christianisme : le Christ comme étant à la fois divin et humain, pleinement Dieu et pleinement homme. Et la Sainte Trinité, les trois en un : le Père, le Fils et le Saint-Esprit, trois personnes, mais un seul Dieu, le mystère au cœur de la foi traditionnelle chrétienne. Tout cela, et bien plus encore, fut légué au monde par la victoire de la proto-orthodoxie. Nous sommes maintenant à un moment de notre étude où il faut regarder de plus près ce que les proto-orthodoxes représentaient et, dans une certaine mesure, à quoi ils s’opposaient. À de nombreux égards, ce fut leur opposition aux perspectives « concurrentes » qui conduisit les chrétiens proto-orthodoxes à adopter les voies qu’ils ont prises. Mais plutôt que de se concentrer sur les conflits avec d’autres groupes, nous nous pencherons sur quelques-uns des grands principes qui apparaissent dans les écrits proto-orthodoxes. Comme les autres formes de christianisme que nous avons examinées, ce groupe n’était pas monolithique. Ici aussi nous trouvons un large spectre d’opinions, même si toutes ont en commun un certain nombre de paramètres, de frontières séparant les proto-orthodoxes des autres groupes et déterminant leur acceptabilité par les chrétiens à venir qui établirent les croyances ainsi que le canon des Écritures du christianisme. Mais dans ces paramètres très larges, de nombreuses tendances étaient représentées – et non pas une perspective unique qui pourrait être retracée jusqu’à Jésus et à ses disciples. Et ce, malgré les affirmations des proto-orthodoxes eux-mêmes, affirmations qu’ils firent quelquefois assez ironiquement, même lorsqu’elles exprimaient des points de vue que leurs collègues proto-orthodoxes trouvaient douteux ou problématiques. De plus, même les paramètres de la proto-orthodoxie ne délimitaient pas des frontières fermes, définitives et statiques. Ils évoluèrent au fil du temps, le tracé occasionnel de nouvelles frontières amenant à réviser les anciennes en conséquence. Cependant, nous pouvons nous faire une idée assez exacte des contours généraux du christianisme proto-orthodoxe en examinant les écrits de certains de ses premiers champions, des auteurs qui plus tard furent considérés comme les ancêtres des orthodoxes. Aucun de ceuxci ne peut mieux servir notre propos qu’Ignace d’Antioche dont les lettres annoncent nombre des questions qui seront posées par ses successeurs chez les proto-orthodoxes.
Les martyrs proto-orthodoxes comme témoins de la vérité Ignace a longtemps été une source de fascination pour ceux qui étudiaient le premier christianisme, à la fois pour ce qu’il disait dans ses lettres et pour le contexte dans lequel il le disait 2. Évêque d’Antioche au début du IIe siècle, il a été arrêté, apparemment pour activités chrétiennes, et envoyé à Rome pour être livré aux bêtes sauvages. Nous ne sommes pas sûrs des raisons pour lesquelles il fut envoyé à Rome plutôt que d’être exécuté sur place comme c’était fréquemment le cas pour les criminels reconnus coupables dans les provinces romaines. Il se pourrait que le gouverneur de Syrie ait choisi de l’envoyer, peut-être en même temps que d’autres condamnés, comme un cadeau pour les jeux romains du cirque où les criminels devaient « combattre » des animaux féroces et exotiques lors de spectacles publics offerts à une foule de spectateurs enthousiastes. En tout cas, il semble clair qu’il n’a pas été appelé à Rome dans des conditions analogues à celles de son héros, l’apôtre Paul, qui, selon les Actes des Apôtres, en appela à l’empereur pour
avoir un procès loyal comme citoyen romain et fut ainsi envoyé dans la capitale pour passer devant le tribunal impérial (voir Actes 25,10-12). Dans le cas d’Ignace, il ne s’agit pas d’un procès ou d’un tribunal équitable. Il parle de lui-même comme étant déjà condamné, et non dans une procédure judiciaire en cours, et il n’est absolument pas intéressé par un recours en grâce. Dans une de ses lettres adressées aux chrétiens de Rome, il leur demande de ne pas intervenir dans les événements parce qu’il est enthousiasmé à l’idée d’être dévoré par des bêtes sauvages : en supportant cette sorte de mort il « accédera à la puissance de Dieu ». Pour la plupart des oreilles modernes, sa passion pour une mort violente relève du pathologique : Accorde-moi de servir de pain aux bêtes sauvages ; à travers elles je peux parvenir à Dieu. Je suis le blé de Dieu et je serai moulu par les dents des bêtes sauvages, pour que je puisse devenir le pur pain du Christ. Cajole plutôt les bêtes sauvages, qu’elles puissent devenir une tombe pour moi et ne laissent subsister aucune partie de mon corps, que je n’en sois plus ennuyé, une fois que je serai mort (Ignace, Romains 4).Puis-je avoir le plaisir absolu des bêtes sauvages s’apprêtant pour moi ; je prie pour qu’elles soient prêtes pour moi. En effet, je les enjôlerai pour qu’elles me dévorent rapidement […]. Et même si elles ne souhaitent pas agir ainsi volontiers, je les y forcerai […]. Puisse rien de visible ou d’invisible montrer quelque envie envers moi, que je puisse parvenir à Jésus Christ. Le feu et la croix et des bandes d’animaux, des morceaux et le dépècement, des poignées d’os, la mutilation des membres, le corps entier broyé, les mauvais tourments du diable – laissez-les venir à moi, seulement que je puisse parvenir à Jésus Christ (Ignace, Romains 5). Une pathologie personnelle peut cependant se révéler être le sens commun de quelqu’un d’autre. Pour Ignace, et d’autres martyrs ayant marché sur ses traces, vouloir mourir d’une manière violente pour la foi n’était pas du tout déraisonnable. C’était une façon d’imiter le Fils de Dieu et de montrer au monde que ni les souffrances ni les plaisirs de la vie ne comptaient par rapport aux splendeurs du salut, en attendant les plaisirs qui étaient accordés, non pas dans ce monde, mais dans le monde d’en haut, le monde de Dieu 3. Les auteurs proto-orthodoxes considéraient cette volonté de mourir pour la foi comme l’une des marques de leur religion, et en fait l’exploitaient comme une démarcation entre les véritables croyants (c’est-à-dire ceux qui s’accordaient avec leurs perspectives théologiques) et les « hérétiques » qui les préoccupaient tant. Certains de leurs adversaires étaient d’accord sur le fait qu’il s’agissait bien d’une frontière : un des traités gnostiques de Nag Hammadi, le Testament de Vérité, prend par exemple la position exactement opposée, soutenant que le martyre pour la foi était un signe d’ignorance et de folie. Dans cette perspective gnostique, un Dieu qui requiert un sacrifice humain pour lui-même serait totalement vaniteux (Testament de Vérité 31-37). Nous ne possédons pas de récit historique du martyre d’Ignace bien que nous ayons un récit légendaire ultérieur fabriqué par certains de ses successeurs proto-orthodoxes. Dans ce récit, Ignace est montré passant en jugement devant l’empereur Trajan lui-même (qui justement se trouvait à Antioche à ce moment-là) et faisant sa profession de foi, avec de nombreuses références proto-orthodoxes. Condamné alors à l’amphithéâtre de Rome, il entreprend son voyage puis est livré aux bêtes, accomplissant ainsi tous ses désirs. Ou presque tous. Car selon ces récits ultérieurs, les bêtes ne consommèrent pas complètement son corps (rappelons ce qu’il avait écrit aux Romains : « Je souhaite qu’elles ne laissent rien subsister de mon corps ») : certaines des « parties les plus dures de ses restes sacrés furent laissées ». Et, comme il se devait à une époque qui vit croître l’engouement pour les reliques des saints, elles furent enveloppées dans du lin et renvoyées à Antioche comme objets de vénération (Martyre d’Ignace 6).
Les martyrologes – c’est-à-dire les récits écrits des martyres – devinrent communs dans les cercles proto-orthodoxes après Ignace. Le premier récit complet d’un chrétien condamné à être exécuté pour sa foi est fondé sur un témoignage visuel de la mort de Polycarpe, l’évêque de Smyrne, en Asie Mineure, le seul individu à avoir reçu une lettre d’Ignace (les autres étaient toutes adressées à des Églises). La lettre d’Ignace à Polycarpe fut écrite, comme les autres, durant son voyage vers le martyre. C’était probablement vers l’an 110, juste après que la plupart des livres du Nouveau Testament eurent été écrits. Polycarpe était un évêque d’âge mûr, et il vécut encore quarante-cinq ans avant d’être la victime de persécutions locales qui aboutirent à sa mort. Le récit du martyre de Polycarpe est insolite à cause de son caractère historique et de ses traces légendaires 4. Du côté historique, il montre que Polycarpe n’était pas enthousiasmé par l’idée d’être martyrisé pour sa foi. Lorsque les autorités décident de l’arrêter, il se cache avec les encouragements de ses paroissiens. D’un autre côté, il refuse d’être intimidé et ne fait pas d’efforts pour résister aux forces qui veulent le faire mourir, principalement la populace de la cité qui apparemment voit les chrétiens comme une nuisance et une maladie sociale, et qui veulent en être débarrassés, particulièrement de leur évêque adulé. Plutôt que de retarder l’échéance, Polycarpe se laisse arrêter dans une ferme à la campagne. Et quand il est jeté dans l’arène et effrayé de mourir, plutôt que de se défendre lui-même, il refuse fermement de faire ce qu’on lui demande : renier le Christ et adorer l’empereur. Il a peur de la torture et des bêtes sauvages, mais rien ne le fait céder. Le gouverneur ordonne qu’il soit brûlé sur un bûcher, et la sentence est immédiatement appliquée. Comme je l’ai indiqué, le récit paraît avoir été écrit par un témoin visuel, et il n’y a pas de raison de douter que pour l’essentiel il soit authentique. En même temps, l’auteur expose explicitement sa volonté de montrer comment la mort de Polycarpe était « en conformité avec l’Évangile » (Martyre de Polycarpe 1, 1) et, en effet, il y a d’importantes analogies avec la mort de Jésus : comme Jésus, Polycarpe ne se rend pas lui-même mais attend d’être trahi ; il avait prévu son exécution et l’avait prédite à ses disciples ; il pria intensément avant son arrestation ; souhaita que « la volonté de Dieu soit faite » ; l’officier chargé de l’arrêter s’appelait, de manière remarquable, Hérode ; il entra en ville sur un âne ; etc. De plus, Dieu fit un miracle pour son champion de la foi proto-orthodoxe : Polycarpe reçut un secours tel qu’il paraît ne pas avoir peur et ne pas ressentir d’angoisse. Sur le bûcher, il n’a pas besoin d’être fixé au montant avec des clous, mais seulement attaché, et il se tient là de son propre gré. Lorsque le feu prend, un miracle se produit : les flammes ne touchent pas son corps mais l’enveloppent comme un linceul. Et plutôt que d’émettre une odeur de chair brûlée, son corps semble exsuder une senteur douce comme du parfum. Lorsque les flammes commencent à consumer son corps, un bourreau lui donne le coup de grâce avec un poignard, ce qui a pour effet de libérer une colombe de son flanc (son esprit sacré retournant au ciel ?), en même temps qu’une telle quantité de sang que les flammes s’éteignent. Les détails légendaires du récit, en d’autres mots, sont destinés à montrer l’approbation de Dieu pour un martyre de cette sorte. C’était le genre de mort pour la foi célébrée par les auteurs proto-orthodoxes dont les écrits nous sont parvenus, et qui comprennent de nombreux martyrologes de l’époque et des essais écrits sur les martyrs par ceux qui furent épargnés. Aucun n’insiste plus sur le fait que le martyre est un signe de vérité que Tertullien, qui écrivit plusieurs traités sur le sujet, dont l’un exhorte les martyrs à la mort. Dans un langage rappelant ses ennemis, les gnostiques, Tertullien parle du monde – et non pas du cachot – comme de la véritable prison à laquelle il faut échapper : « Ne laisse pas cette séparation du monde
t’effaroucher ; car si nous réfléchissons que le monde est la véritable prison, nous verrons que vous êtes sortis de prison plutôt qu’enfermés » (Aux martyrs 2). Les chrétiens pensaient à leur demeure céleste, même quand ils étaient enchaînés, car « la jambe ne doit pas sentir la chaîne quand l’esprit est dans les cieux ». Cela peut résonner comme une théologie en chambre : c’est bien beau de proclamer qu’être torturé à mort n’est pas un sujet d’une importance fondamentale, lorsque l’on est soi-même destiné à vivre longtemps et plutôt confortablement. Mais il y a plus pour Tertullien, comme pour d’autres auteurs proto-orthodoxes avant et après lui, le secours divin offert aux vrais martyrs dans les moments de tourments était une preuve positive de leur foi. Et ainsi ce n’est pas un hasard si Tertullien utilise les martyrs protoorthodoxes comme un moyen de différencier les vrais et les faux croyants. Comme il le précise, les « hérétiques » refusent de payer le prix ultime pour leur foi. Nous n’avons aucun moyen de connaître le nombre de chrétiens proto-orthodoxes qui ont été réellement martyrisés, ou, inversement, combien ont choisi de renier le Christ plutôt que d’affronter des tortionnaires renommés pour leur inventivité en matière de torture. Nous ne savons pas non plus combien de gnostiques, marcionites, ébionites ou autres furent prêts à affronter la mort pour ce qui, à leurs yeux, était la vérité. Mais il est clair que l’une des marques distinctives de la proto-orthodoxie, du moins dans leurs propres esprits, était leur prétention non seulement à représenter la vérité mais aussi à vouloir mourir pour elle. En cela, comme de tant d’autres manières, Ignace nous fournit un trait marquant du christianisme protoorthodoxe dans les premiers siècles.
Les successeurs apostoliques dans la tradition protoorthodoxe Nous avons déjà vu qu’à une époque bien ultérieure, au début du XVIIe siècle, les lettres d’Ignace sont devenues une source de controverses, non pour les passages sur le martyre, mais pour leurs vues sur l’organisation de l’Église. Cela était particulièrement vrai en Angleterre où, dans le sillage de la Réforme, traditionalistes et non-conformistes se disputaient continuellement sur la validité des « charges ecclésiales ». Des anglicans comme James Ussher, un des savants les plus érudits de son époque, soutenaient que la charge épiscopale était en place quasiment depuis les origines 5. Ses adversaires, y compris le jeune et déjà combatif John Milton, prétendaient que les lettres d’Ignace étaient des faux datant des temps anciens, fabriqués en partie précisément afin de justifier la création plus tardive de la charge. Parmi tous les participants au débat, c’est Ussher lui-même qui trancha le nœud gordien : des treize lettres diffusées d’Ignace, six étaient des faux et le reste avait subi des ajouts illicites par les auteurs des falsifications. Mais il existait des lettres authentiques d’Ignace, et nous les possédons encore, préservées dans leur forme originale plus courte, plusieurs manuscrits ayant survécu. Il y a consensus aujourd’hui parmi les spécialistes, avec quelques légères nuances, sur cette appréciation 6. Nous avons sept lettres d’Ignace. Même en éliminant les ajouts, elles donnent une image claire de la vision de la structure ecclésiale d’un auteur proto-orthodoxe. Ignace était un avocat passionné et déclaré du mono-épiscopat (un seul évêque). Chaque communauté avait un évêque, et la parole de cet évêque faisait loi. L’évêque devait être suivi comme s’il était Dieu lui-même. Ignace exhorte ses lecteurs de diverses Églises : « Obéissez à l’évêque comme au commandement » (Ignace, Tralliens 13, 2) ; « Nous sommes clairement obligés de considérer l’évêque comme le Seigneur lui-même » (Ignace, Éphésiens 6, 1) ; « Vous ne devez rien faire en dehors de l’évêque » (Ignace, Magnésiens 7, 1). Ce principe fut une marque de la tradition proto-orthodoxe, un accent mis sur l’ordre ecclésial
garanti par une structure très solide de l’Église, avec au sommet une personne prenant les principales décisions. Il n’en a pas toujours été ainsi. À peu près soixante ans avant Ignace, lorsque l’apôtre Paul avait écrit à l’Église de Corinthe, une Église en proie à des problèmes de divisions, de luttes intestines, d’immoralités flagrantes, de rassemblements chaotiques, et d’erreurs doctrinales, il ne s’adressa pas au « pasteur » de l’Église ou à l’« évêque » pour lui demander de résoudre les problèmes de l’Église. Il écrivit à l’Église dans son ensemble avec des instructions sur la manière d’arranger la situation. Pourquoi ne s’est-il pas adressé à la personne en charge ? Tout simplement parce qu’il n’y avait pas de personne en charge. Les Églises de Paul, comme on peut le constater dans 1 Corinthiens, étaient organisées comme des communautés charismatiques, dirigées par l’Esprit de Dieu qui donnait à chaque membre un talent spécial (en grec : charisma) pour les aider à vivre et à fonctionner ensemble comme un corps commun, des talents d’enseignement, de prophétise, de générosité, de capacité à diriger, etc. (1 Corinthiens 12). Une organisation comme celle-là pouvait fonctionner à court terme, par exemple, dans ce que Paul imaginait être le bref intervalle entre la résurrection de Jésus et son imminent retour en gloire. Mais comme Jésus n’est pas revenu immédiatement, l’Église a eu le temps de se développer et de grandir, et n’avoir personne de responsable pouvait conduire à un vrai chaos. D’ailleurs survint un véritable chaos, spécialement à Corinthe. Après la disparition de Paul, un auteur en herbe de l’une de ses Églises écrivit les épîtres pastorales (1 et 2 Timothée et Tite) au nom de Paul 7. Ces livres n’étaient pas destinés aux Églises dans le trouble, mais aux pasteurs de ces Églises auxquels il était demandé de traiter les problèmes et de ramener leur population à leur propre ordre. Ces livres donnaient aussi des instructions aux dirigeants des Églises, indiquant les qualifications pour les charges d’évêque et de diacre, par exemple, et les directives pour la vie ecclésiale commune. Nous avons ici la voie qui mène à une hiérarchie de l’Église proto-orthodoxe. Il est intéressant de noter que la route passe par Corinthe. Un des documents proto-orthodoxes les plus insolites de ces premiers temps est une lettre anonyme écrite par l’Église de Rome à l’Église de Corinthe, traditionnellement appelée 1 Clément 8. Ce fut un livre très important pour nombre de proto-orthodoxes des IIe et IIIe siècles, lu, à l’évidence, comme appartenant à l’Écriture durant les services liturgiques à Corinthe dans les années 170 ; ainsi le rapporte Denys, évêque de Corinthe à l’époque (Eusèbe, Histoire ecclésiastique 4, 23). Plus tard, certains chrétiens orthodoxes continuèrent à considérer 1 Clément comme un livre du Nouveau Testament. Il fait partie, par exemple, du canon d’un des plus vieux manuscrits du Nouveau Testament qui nous soient parvenus, le Codex Alexandrinus, du Ve siècle. Bien que le livre ne soit pas signé, il fut plus tard attribué à un nommé Clément, dont on pense qu’il fut évêque de Rome. Tertullien indique que Clément a été le deuxième évêque de Rome, ordonné par l’apôtre Pierre lui-même (Prescription 32) ; de manière plus générale, on a pensé, dès Irénée, qu’il avait été le troisième évêque de Rome, ayant succédé à Linus et à Anacletus (voir Irénée, Contre les hérésies 3, 3, 1). Le livre lui-même, cependant, ne désigne pas Clément comme étant son auteur et ne cite même pas son nom. Il fut probablement écrit vers la fin du Ier siècle. Son importance tient non seulement au fait que c’est un ouvrage proto-orthodoxe au moins aussi vieux que certains des livres qui constituèrent le canon mais aussi à ce que c’est l’un des premiers exemples d’une Église s’occupant des problèmes internes d’une autre (ou s’y ingérant selon sa propre perspective). Les spécialistes n’ont pas tardé à noter que c’était précisément l’Église romaine qui agissait ainsi, l’Église qui plus tard devait devenir le centre de la chrétienté, l’Église dont l’évêque allait, en fait, devenir le pape. Peut-être cette lettre marque-t-elle le début de choses plus importantes.
En tout cas, il y avait à Corinthe une situation qui nécessitait d’intervenir. Les dirigeants de l’Église (les membres du conseil presbytéral ou Anciens) avaient été démis de leurs fonctions et d’autres nommés à leur place (1 Clément 3, 4 et 47). Nous ne savons pas si tout cela fut violent (ce qui semble quelque peu improbable), ou s’il s’agissait d’une élection annulée (ce qui semble anachronique), ou bien d’une autre sorte de jeu de pouvoir. Mais les chrétiens romains qui écrivirent la lettre n’approuvaient pas la situation, et voulaient qu’elle change. La lettre critique l’Église de Corinthe pour sa désunion, déclare les membres du parti coupables d’erreurs de conduite, et leur enjoint de rendre leur position d’autorité aux dirigeants déchus. En plus de fournir de larges citations de l’Écriture, principalement de l’Ancien Testament, afin de montrer les méfaits de la jalousie et des dissensions au centre de la querelle, la lettre avance un argument particulier pour réinstaller les dirigeants de l’Église. C’est un argument qui, dans une forme convenablement modifiée, était destiné à devenir partie intégrante de la vision proto-orthodoxe de la structure de l’Église. Un siècle, ou presque, après la rédaction de 1 Clément, les chrétiens proto-orthodoxes auront pris l’habitude de s’opposer aux formes « aberrantes » du christianisme en soutenant que les évêques des Églises les plus importantes pouvaient retracer leur lignage à travers leurs prédécesseurs personnels jusqu’aux apôtres euxmêmes, les ayant désignés. Cet argument de la « succession apostolique » ne se trouve pas formulé tel quel dans 1 Clément, comme il n’y a pas trace dans la lettre d’un évêque unique à la tête des Églises, aussi bien de Rome que de Corinthe. Mais l’argument est déjà là in nuce : selon l’auteur, le Christ a choisi les apôtres qui ont désigné les dirigeants des Églises qui ensuite choisirent avec soin leurs successeurs (chap. 42 et 44). Les dirigeants (démis) de Corinthe appartenant au lignage des dirigeants choisis par les apôtres, s’opposer à eux signifiait s’opposer aux successeurs désignés par les apôtres qui avaient été choisis par le Christ, luimême envoyé par Dieu. Un argument puissant, donc, spécialement lorsque les dirigeants des Églises que vous avez à l’esprit parviennent à s’accorder à votre propre compréhension de la foi 9. Dans les cercles proto-orthodoxes, on en vint à insister fortement à la fois sur la nécessité d’une stricte hiérarchie de l’autorité dans laquelle l’évêque contrôlait le travail des membres du conseil et des diacres (qui pouvaient avoir à s’occuper, respectivement, des sujets les plus spirituels et de l’aspect le plus matériel des choses), et en même temps à s’assurer que seuls ceux qui avaient une interprétation appropriée de la foi seraient autorisés à recevoir ces charges. La compétence administrative était importante, mais une compréhension correcte de la vérité constituait une condition sine qua non. À l’occasion de ces développements, Irénée, Tertullien et leurs successeurs utilisèrent l’argument de la « succession apostolique » pour contrecarrer toute prétention des gnostiques, ou d’autres, à la vérité : personne, excepté les évêques désignés par les héritiers du Christ, ne pouvait avoir raison sur les vérités de la foi. L’argument négligeait le cas gênant d’évêques – y compris celui de Rome – qui, dès les IIe et IIIe siècles, furent eux-mêmes déclarés hérétiques par des théologiens proto-orthodoxes bien intentionnés (et souvent ambitieux). Mais la force rhétorique d’un argument ne devrait jamais être confondue avec les réalités pratiques compromettant sa logique, comme n’importe quel participant à un débat politique contemporain le sait bien.
La proto-orthodoxie et les traditions juives Certains écrits proto-orthodoxes essayent de résoudre le conflit de l’Église en prônant le respect de l’autorité des représentants officiels de l’Église (comme l’évêque) sans entrer dans le contenu des disputes, avec la conviction que si les gens adéquats sont en charge, ils sauront
quoi faire. C’est la voie prise, par exemple, par les épîtres pastorales, 1 et 2 Timothée et Tite, bien plus soucieuses d’assurer le bon choix des dirigeants que d’expliquer pourquoi les vues erronées devant être vaincues constituent un problème. Ignace est différent, il s’attaque aux problèmes de front et plaide une cause. À part sa lettre aux chrétiens de Rome, dans laquelle il les pousse à ne pas intervenir dans sa sanglante et prochaine épreuve, les lettres d’Ignace sont toutes adressées aux Églises (sauf l’une à Polycarpe) qu’il a rencontrées sur son chemin vers le martyre, soit personnellement, en passant par la ville, soit indirectement, en recevant des représentants envoyés pour le saluer et lui apporter un secours moral. À l’occasion de ces rencontres, il a pris connaissance de divers problèmes dans les Églises. Certains pouvaient être résolus simplement en rappelant l’autorité de l’évêque et en insistant sur le fait que chacun devait suivre ses instructions. Mais d’autres nécessitaient d’être examinés. L’un des plus intéressants impliquait la relation du vrai christianisme au judaïsme. C’était un problème que les proto-orthodoxes traitaient d’une manière totalement différente des chrétiens ébionites (qui continuaient, plus ou moins, à adhérer au judaïsme), des marcionites (qui rejetaient tout ce qui était juif) et des divers groupes de gnostiques (qui rejetaient le judaïsme historique mais lisaient les textes sacrés juifs à travers le prisme de leur propre et complexe mythologie). Même parmi les proto-orthodoxes il y avait différentes attitudes et approches des Juifs et de leur Écriture, avec des paramètres généraux. Il est clair qu’Ignace comprend ces paramètres dès le début du mouvement protoorthodoxe. Une des dernières lettres qu’Ignace a écrites est adressée aux chrétiens de la ville de Philadelphie en Asie Mineure, par laquelle il est passé durant son voyage vers Rome. De manière typique, il parle élogieusement de l’évêque de Philadelphie et il est enthousiasmé par le fait que l’Église soit tout entière derrière lui. Il semble que lorsqu’il s’y trouvait, Ignace ait vu des divisions au sein de l’Église et qu’il ait trouvé une solution simple : « Lorsque j’étais parmi vous, parlant d’une voix forte, la voix de Dieu, je me suis écrié : “Portez attention à l’évêque, et au presbyterium et aux diacres !” » (7, 1). Il poussa la communauté à « ne rien faire sans l’aval de l’évêque ; à garder votre chair comme le temple de Dieu ; à aimer l’unité ; à éviter les divisions » (7, 2). Les divisions venaient apparemment des différences de points de vue théologiques et pratiques entre quelques membres de la congrégation. Parmi les Philadelphiens, il y avait des non-juifs croyants qui en étaient venus à penser que les chrétiens devaient suivre les pratiques du judaïsme. Il est difficile de savoir si ces gens étaient des descendants spirituels des adversaires de Paul, de la proche Galatie 10, des convertis au christianisme ébionite, ou juste des sympathisants juifs avec un programme propre. En tout cas, leur position ne pouvait susciter que peu de sympathie de la part d’Ignace, qui affirmait : « Si quelqu’un vous interprète le judaïsme, ne l’écoutez pas. Car il vaut mieux apprendre le christianisme d’un homme qui est circoncis que le judaïsme de quelqu’un qui n’est pas circoncis » (6, 1). Et lorsque ses adversaires proclamèrent ne pas accepter quoi que ce soit qui ne s’appuie sur leurs « documents anciens » (c’est-à-dire la Bible hébraïque), Ignace affirma : « Ces documents anciens, c’est Jésus Christ » (8, 2). Quoique, évidemment, il ne le dise pas ainsi, leur réplique (qu’il a notée) peut l’avoir piqué au vif : « C’est justement la question ! » Mais pour Ignace, les patriarches et les prophètes de l’Ancien Testament attendaient le Christ avec impatience et croyaient que le salut ne viendrait que par lui (9, 1-2). Les chrétiens proto-orthodoxes se trouvaient eux-mêmes dans une situation difficile face aux Écritures juives. D’un côté, ils n’étaient pas du tout enclins à adopter les voies du judaïsme.
Même du temps d’Ignace, la grande majorité des chrétiens étaient des convertis du paganisme et considéraient que les Juifs et leur religion n’avaient rien à voir avec le salut apporté par le Christ. En même temps, comme eux-mêmes le savaient, Jésus et ses disciples étaient juifs, et depuis le commencement, la Bible juive représentait les Écritures chrétiennes, la révélation du seul vrai Dieu, le Dieu des Juifs. De plus, comme nous l’avons vu, sans les Écritures juives, les chrétiens manquaient de la seule chose permettant de légitimer leur religion dans le monde antique : une affirmation d’ancienneté. C’est seulement en proclamant être enracinés dans les traditions antiques – celles qui se trouvent dans les Écritures juives et dont les parties les plus anciennes sont antérieures à Homère, sans parler de Platon – que les chrétiens pouvaient être considérés comme respectablement anciens dans un monde antique qui plaçait ce critère au premier plan. Mais suivre vraiment les lois du judaïsme et devenir juifs, cela était hors de question. Comment les chrétiens ont-ils résolu le problème ? La voie la plus commune est celle proposée par Ignace, qui écrivait que le Christ est lui-même le but de la Bible juive. Cela pouvait bien paraître peu convaincant, pour ne pas dire invraisemblable aux Juifs non chrétiens, mais devint un signe caractéristique des chrétiens non juifs parmi les proto-orthodoxes. Et comme on peut l’imaginer, ce point de vue conduisit à d’énormes tensions avec les Juifs voisins, qui disaient que les chrétiens étaient en train d’usurper leurs traditions : comment vous chrétiens pouvezvous prétendre être les héritiers des Écritures juives, alors que vous n’en avez jamais suivi les lois ? C’est exactement ce que les chrétiens prétendaient, cependant, quelquefois avec des manières qui, avec le recul, peuvent paraître insidieuses et provocatrices. Nous subissons encore aujourd’hui les répercussions de cet antijudaïsme naissant. Un des plus fameux écrits proto-orthodoxes à traiter du sujet est un autre livre qui a été presque intégré au Nouveau Testament. L’Épître de Barnabé fut quelquefois citée comme Écriture dans les premiers siècles de l’Église, et elle était incluse dans le Nouveau Testament de l’un de nos plus anciens manuscrits, le fameux Codex Sinaiticus 11. L’épître fut attribuée à Barnabé, le compagnon de voyage de l’apôtre Paul, même si elle a été écrite anonymement. Si elle avait été finalement admise dans le canon, l’histoire des relations entre chrétiens et juifs aurait peut-être été plus horrible qu’elle ne l’a été. Parmi tous les écrits de l’aube du christianisme rivalisant pour prendre place dans le canon, celui-ci est le plus violemment antijuif dans son message, soutenant que c’était les chrétiens, et non les Juifs qui étaient les héritiers des promesses d’alliance faites aux patriarches d’Israël, que l’Ancien Testament était un livre chrétien et non juif et que, à cause de cela, les Juifs avaient toujours adhéré à une fausse religion 12. Comme cela devint la règle chez les proto-orthodoxes, l’auteur de la lettre ne rejette pas les Écritures juives per se. Au contraire, il les adopte, soulignant que lorsque les prophètes des Écritures attaquent le peuple d’Israël pour son opposition à Dieu, leurs mots doivent être pris comme une vérité littérale. Parce que les Juifs se sont rebellés contre Dieu depuis le début, affirme cet auteur, ils se sont fourvoyés en pensant que les lois concernant la manière de vivre et de le vénérer étaient à prendre littéralement (4, 6-8). Mais ces lois bibliques concernant les rites sacrificiels, les pratiques rituelles, et les institutions sacrées devaient, déclare-t-il, être prises de manière figurative, en regardant vers le salut promis au monde par le Christ. Ainsi l’auteur procure une « véritable » interprétation des passages clefs, informé par la connaissance spéciale (de manière assez intéressante, il utilise le mot gnosis) qu’il prétend avoir reçue de Dieu, afin de ne pas tenir compte de l’interprétation juive d’aspects significatifs
de leur propre religion : l’alliance, le jeûne, les sacrifices, la circoncision, la nourriture kasher, le Temple, etc. Le malentendu juif, affirme l’auteur, remonte au tout commencement, lorsque Moïse reçut la loi de Dieu sur le mont Sinaï. Apprenant que le peuple, qui venait d’être délivré de son esclavage en Égypte, avait déjà recommencé à adorer ses idoles, Moïse de colère brisa les deux tablettes remises à lui par Dieu et contenant les commandements. Pour cet auteur, l’alliance brisée n’a jamais été restaurée – jusqu’à la venue de Jésus et à la formation du vrai peuple de Dieu, ses disciples (4, 6-8 ; 14, 1-5). Les Juifs, eux, furent exclus de l’alliance, et induits en erreur par un ange mauvais qui les amena à penser qu’ils étaient membres de la communauté d’alliance de Dieu et que la Loi dont ils avaient hérité devait être interprétée littéralement (9, 4). Barnabé consacre beaucoup de son énergie à faire admettre ce point de vue fondamental, donnant, à maintes reprises, la véritable interprétation de la loi juive par opposition à l’interprétation littérale de celle-ci par ses destinataires naturels. Par exemple, quand Dieu parlait d’honorer le jour du shabbat et de le considérer comme sacré, il ne voulait pas dire que les Juifs devaient s’abstenir de travailler le septième jour. Comme peuple impie, soutenait Barnabé, les Juifs ne pouvaient pas considérer le jour lui-même comme sacré. Dieu faisait, en fait, référence à son propre acte de création où il passa six jours à faire le monde avant de se reposer le septième. De plus, comme les Écritures elles-mêmes en témoignent : « Avec le Seigneur un jour est comme un millier d’années, et un millier d’années est comme un jour » (2 Pierre 3,8 ; voir Psaumes 90,4). Les « six jours » de la Création font donc référence à une période de six mille ans au cours de laquelle Dieu est activement impliqué dans le monde, pour être suivi par un « septième jour » de repos où finalement il mettra un point final au péché et apportera la paix sur la terre une fois pour toutes. L’injonction de garder le shabbat comme jour sacré n’est donc pas à interpréter comme une injonction à ne pas travailler ; c’est une instruction concernant la future apocalypse dans laquelle le royaume millénaire de Dieu viendra sur terre. Seulement alors, il y aura un peuple complètement sacré qui pourra observer « le jour sacré » (15, 1-8). C’est le premier exemple d’un écrivain chrétien indiquant que le monde durerait six mille ans 13. Barnabé est particulièrement résolu à montrer que les Juifs ont tort de prendre au sens littéral les lois alimentaires de l’Ancien Testament. Dieu ne voulait pas dire que son peuple ne devait pas manger du porc, du lapin ou de l’hyène, toutes nourritures interdites par la Torah. L’injonction de ne pas manger du porc signifie, en réalité, de ne pas vivre comme des pourceaux, qui grognent bruyamment lorsqu’ils ont faim mais gardent le silence quand ils sont rassasiés. Les gens ne doivent pas traiter Dieu de cette manière, venant à lui avec de grandes requêtes quand ils sont dans le besoin, et l’ignorant quand ils ne le sont plus (10, 3). Ne pas manger du lapin signifie ne pas vivre comme ces animaux dont l’appétit sexuel croît sans cesse et – ce que nous précise Barnabé dans un très étrange passage – qui chaque année se voient pourvus d’un nouvel orifice, leur permettant de se propager au hasard et même de commettre l’inceste (10, 6). De même, ne pas manger de l’hyène signifie ne pas vivre licencieusement, comme cet animal aux mœurs dissolues qui change de sexe chaque année, devenant alternativement mâle et femelle (10, 7). Plus particulière encore est l’interdiction de manger de la belette 14. Barnabé indique (sans doute sur la foi, comme en d’autres exemples, de preuves avancées par un bestiaire antique) que la belette conçoit par la bouche ; il émet ce commandement, donc, pour interdire le sexe oral. Ne faites pas, dit-il, « comme ceux qui sont réputés accomplir une action immorale dans leur bouche parce qu’ils sont impurs, et n’enlacez pas des femmes qui accomplissent l’action immorale avec leur bouche » (10, 9). Pour Barnabé, les lois de Dieu signifient adopter un comportement éthique et l’on s’égare si on
les prend à la lettre. Cela s’applique aussi à la loi juive la plus spécifique de toutes, la loi de la circoncision, car Dieu n’a pas littéralement demandé à son peuple de couper le prépuce de leurs bébés masculins. Le signe de la circoncision donné à Abraham était en fait complètement différent : cela signifiait que le salut serait accordé au monde à travers la croix de Jésus. Pour parvenir à cette insolite interprétation, Barnabé indique que le premier récit de circoncision dans la Bible est celui où le père des Juifs, Abraham, prit ses 318 serviteurs dans le désert pour secourir son neveu Lot qui avait été capturé par une armée d’envahisseurs (Genèse 14). Avant de partir se battre, il avait fait circoncire les 318 membres de sa maison (Genèse 14,14 et 17,23). Ce qui est significatif pour Barnabé, c’est le nombre 318 lui-même, un mystérieux et très symbolique nombre qu’il explique par la méthode d’interprétation connue dans des sources antiques juives comme « gematria ». La gematria était une manière d’interpréter des mots en fonction de leur valeur numérique. Dans les langues antiques, les lettres de l’alphabet remplissaient une double fonction puisqu’elles étaient aussi des chiffres – à la différence du français ou de l’anglais où nous utilisons les lettres romaines mais des chiffres arabes (sauf lorsque nous utilisons des chiffres romains). Dans le cas du grec ancien et de l’hébreu ancien, chaque lettre avait une valeur numérique, et ainsi en grec alpha était un, bêta deux, gamma trois, etc. Pour cette raison, chaque mot écrit dans ces langues avait un équivalent numérique – la somme des nombres représentés par ses lettres. Réciproquement, chaque nombre était représenté par une séquence de lettres. Que signifie, alors, la circoncision par Abraham de ses 318 serviteurs ? En grec, 318 est représenté par les lettres tau, iota et êta (TIH). Pour Barnabé, c’est tout à fait significatif car il montre clairement que la circoncision préfigure la religion chrétienne. Le tau (T), indique-t-il, a la forme de la croix, et iota êta (IH) sont les deux premières lettres du nom de Jésus (IHSOUS en grec). La véritable circoncision n’est donc pas l’ablation littérale du prépuce. C’est la croix de Jésus. L’adhésion à cette croix est ce qui rend une personne membre du peuple de Dieu. Et selon Barnabé, cela se trouve dans les Écritures juives, dans l’histoire d’Abraham, le père de la circoncision (9, 1-8). Barnabé assure à ses lecteurs que personne n’a jamais entendu une meilleure leçon de lui (9, 8). La lettre de Barnabé fut probablement écrite autour de 130 ap. J. C. Un peu plus tard, des écrivains proto-orthodoxes suivirent sa stratégie de base de rejeter le judaïsme mais d’accepter les Écritures juives non seulement pour leur témoignage sur le christianisme mais, de manière assez notable, aussi pour leur rejet des Juifs. Justin Martyr et Tertullien, par exemple, admettaient que la circoncision était un signe mettant les Juifs à part des autres peuples. Mais pour Justin il s’agissait de les mettre à part pour les persécuter, et pour Tertullien, c’était montrer qui ne serait pas admis dans la ville sacrée. (Tertullien écrivait après que les Romains eurent rendu illégal pour les Juifs de vivre à Jérusalem suite aux violences de la seconde révolte en 132-135 ap. J. C.) D’autres auteurs placèrent même la barre plus haut. Une des homélies les plus éloquentes du siècle fut celle d’un orateur proto-orthodoxe nommé Méliton, qui vivait dans la cité de Sardes, en Asie Mineure. Le sujet de son sermon était la Pâque juive dans le livre de l’Exode, et son mode d’interprétation était figuratif. Il voyait Jésus comme le véritable agneau pascal rejeté et tué par son propre peuple. Mais pour Méliton de Sardes, Jésus était plus que cela ; il était aussi Dieu lui-même. Les implications, pour Méliton, sont graves : Israël est coupable de meurtre sur son propre Dieu. En effet, les Juifs qui continuent à rejeter le Christ sont eux-mêmes coupables de cette action haineuse 15. IIe
Avec Méliton de Sardes nous sommes au commencement d’une forme de haine antijuive qui n’était jamais apparue sur la scène historique humaine avant l’avènement du christianisme ; elle est bâtie sur l’idée proto-orthodoxe que les Écritures juives témoignent du Christ qui a été rejeté par son propre peuple et dont la mort, à son tour, conduit à leur condamnation.
La proto-orthodoxie et la tradition prophétique À l’évidence, les Écritures – originellement l’Ancien Testament et, en fin de compte, les livres du Nouveau Testament – constituaient l’autorité suprême pour les chrétiens proto-orthodoxes. Mais Dieu ne s’exprime-t-il pas, aussi, ailleurs que dans ces textes écrits ? Ignace paraît l’avoir pensé. À nouveau, dans sa lettre aux habitants de Philadelphie, il indique que lui-même fut le destinataire direct d’une révélation de l’Esprit saint, une révélation qui confirmait ses propres convictions sur l’importance de l’évêque : Car même si certains ont cherché à me tromper selon la chair, l’Esprit n’est pas trompé, parce qu’il vient de Dieu. Car il sait d’où cela vient et où cela va, et il montre les choses qui sont cachées. Lorsque j’étais parmi vous, parlant d’une voix forte, la voix de Dieu, je me suis écrié : Portez attention à l’évêque, et au presbyterium et aux diacres. Mais certains suspectaient que je disais ces choses parce que je savais à l’avance qu’il y avait une division parmi vous. Mais celui avec lequel je suis lié est mon témoin que je connaissais de source non humaine ; mais l’Esprit prêchait, disant : « Ne faites rien sans l’aval de l’évêque ; gardez votre chair comme le temple de Dieu ; aimez l’unité ; fuyez les divisions ; soyez des imitateurs de Jésus Christ comme il l’est de son Père » (Ignace, Philadelphiens 7). Ignace, une fois encore, se situait là dans une solide tradition, comme les chrétiens ayant un lien de parenté avec les Églises pauliniennes – les premières Églises chrétiennes sur lesquelles nous ayons quelques témoignages écrits – s’estimaient eux-mêmes sous la direction de l’Esprit. Certains dans ces Églises avaient le pouvoir de « prophétie », c’est-à-dire la capacité de recevoir des révélations directement de Dieu sous l’influence spontanée de l’Esprit (voir 1 Corinthiens 14). Pendant un temps, cet accent mis sur la révélation directe eut du succès chez les chrétiens proto-orthodoxes. Certaines de ces révélations furent notées par écrit. La plus célèbre est, bien sûr, la révélation de l’Apocalypse faite à un prophète nommé Jean qui, après quelques considérables controverses entre ceux qui estimaient le livre et ceux qui se méfiaient de lui, en vint à être inclus dans le canon d’Écritures comme le dernier livre du Nouveau Testament. Mais il y eut d’autres révélations, y compris celle, déjà évoquée, attribuée à Pierre dans l’Apocalypse qui porte son prénom : la visite guidée du ciel et de l’enfer qui faillit aussi appartenir à l’Écriture. Et puis, il y eut une série de visions d’un prophète proto-orthodoxe, Hermas, dont le récit écrit, Le pasteur, fut accepté comme livre autorisé par de nombreux chrétiens des premiers siècles 16. Cité par plusieurs Pères de l’Église comme appartenant aux Écritures, le livre, comme l’Épître de Barnabé, fut inclus dans le Nouveau Testament du IVe siècle, le Codex Sinaiticus. Il fut finalement exclu, en partie parce qu’il était réputé avoir été écrit, non par un apôtre, mais par le frère de Pie, l’évêque de Rome au milieu du IIe siècle. Le livre tient son nom d’un médiateur angélique qui apparaît à Hermas sous la forme d’un pasteur. D’autres êtres angéliques apparaissent aussi, en particulier une vieille femme qui s’identifie elle-même comme personnification de l’Église chrétienne. Ces diverses figures
transmettent des révélations divines à Hermas et, à sa demande, lui en révèlent la signification. C’est un long livre – le plus long texte chrétien datant des deux premiers siècles à avoir survécu – divisé en une série de cinq visions, douze commandements et dix paraboles. Les visions et les paraboles sont énigmatiques et symboliques ; elles sont habituellement expliquées à Hermas comme ayant une signification spirituelle pour les chrétiens sur la terre. Les commandements sont un peu plus faciles à interpréter, et consistent principalement en exhortations explicites à dire la vérité, à faire l’aumône et le bien, et à éviter l’immoralité sexuelle, l’ivrognerie, la gloutonnerie et autres vices du même genre. En effet, le livre entier est guidé par un souci éthique : que peuvent faire les chrétiens s’ils tombent dans le péché après avoir été baptisés ? Nombre de chrétiens proto-orthodoxes soutenaient que ceux qui retournaient à leur vie de péché après être entrés dans l’Église avaient perdu tout espoir de salut (voir Hébreux 6,4-6). Une autre vision des choses est avancée par Le pasteur. Ce livre prétend, sur la base de sa divine révélation, que les chrétiens qui sont tombés dans le péché après leur baptême ont une seconde chance (mais seulement une seconde) de se repentir et de retourner dans les bonnes grâces de Dieu. Ceux qui ont refusé de saisir cette occasion ou qui sont revenus au péché auront à affronter le jugement de Dieu au jour du Jugement dernier qui adviendra bientôt. Ce n’est pas le seul « mouvement prophétique » dans le christianisme proto-orthodoxe qui ait été guidé par des soucis éthiques stricts. Le plus fameux est d’un intérêt particulier parce que, quoique complètement orthodoxe dans ses opinions théologiques, il en vint à être considéré comme sectaire par ses collègues proto-orthodoxes, en partie à cause de sa confiance en une révélation directe de Dieu plutôt qu’en l’Écriture. Le mouvement était appelé montanisme par ses adversaires, et son orthodoxie est rendue évidente par son organisation 17. Son plus fameux converti n’est autre que Tertullien, un strict moraliste dont les références théologiques ne pouvaient être niées par aucun chrétien proto-orthodoxe. Les montanistes recevaient leur nom d’un chrétien proto-orthodoxe nommé Montanus, un personnage sur lequel nous devons en dire plus. Des rapports ultérieurs indiquent que Montanus venait de la ville de Pepuza, une petite cité plutôt insignifiante de la région de Phrygie, c’est-à-dire au centre ouest de la Turquie actuelle. Il se considérait lui-même comme un prophète recevant des révélations directement de Dieu. Une vieille tradition indique que très tôt Montanus eut comme disciples deux prophétesses nommées Maximilla et Prisca. Nous connaissons leurs déclarations prophétiques presque entièrement car elles ont été citées dans les écrits d’auteurs ultérieurs, mais aucun de leurs livres ne nous est parvenu – encore des textes de l’aube du christianisme perdus pour nous. Comme on peut s’y attendre de la part d’un groupe par lequel Tertullien fut attiré, les montanistes étaient éthiquement tout à fait stricts, soutenant, par exemple, qu’un chrétien ne devait pas se remarier après le décès de son épouse, mais devait en profiter pour se dévouer entièrement à son Église. Tertullien lui-même adopta cette idée, et écrivit une lettre à sa propre épouse lui interdisant de se remarier s’il quittait avant elle ce mortel séjour 18. Cette éthique stricte provient peut-être des idées montanistes – notamment leurs déclarations prophétiques – selon lesquelles la fin de toutes choses était proche, les gens devant s’y préparer. Certes, on peut imaginer que la fin imminente de toutes choses en ait conduit certains à profiter autant qu’ils le pouvaient de la vie : « mangez, buvez et soyez joyeux car demain vous serez morts » ; mais cela ne s’appliquait pas à ceux qui attendaient la fin comme heure du jugement plutôt que comme moment de l’anéantissement. Les montanistes incitaient les hommes et les femmes à se préparer à rencontrer leur créateur, sans leur cacher que ce
n’était pas une perspective réjouissante. Montanus croyait, par ailleurs, que la nouvelle Jérusalem, qui devait remplacer l’ancienne, caractérisée par l’incroyance des Juifs, descendrait du ciel à Pepuza. C’est là que le royaume de Dieu prendrait place et que le Christ régnerait alors. Les chrétiens devaient se consacrer à sa venue et se dresser pour leur foi, même au point d’être martyrisés si nécessaire. De plus, cette fin des âges devait arriver bientôt. D’où les mots de la prophétesse Maximilla : « Après moi il n’y aura plus de prophétie, mais la fin. » Cependant, la fin ne vint pas, et cela créa des problèmes. D’une manière tout à fait spécifique, cela a toujours créé des problèmes aux prophètes ayant annoncé une intervention divine dans la course future des événements. Mais en termes plus généraux, la non-réalisation rendit les chrétiens proto-orthodoxes conscients de la question plus importante des révélations directes. Comment imaginer que Dieu ait parlé à ses prophètes, même à ses prophètes théologiquement corrects, si leurs prédictions ne se réalisent pas ? Et comment l’enseignement divin peut-il être contrôlé si c’est un sujet d’inspiration personnelle ? Qu’est-ce qui empêche une personne, même bien intentionnée et complètement orthodoxe, de proclamer une révélation divine qui soit complètement stupéfiante par rapport à la révélation divine de quelqu’un d’autre ? Ou pire encore, que peut-on faire d’une révélation personnelle que contredit la révélation contenue dans l’Écriture ? Et quelle sorte de manœuvre tactique peut-on appliquer aux hérétiques qui prétendent avoir une révélation directe de Dieu ? Les gnostiques, bien sûr, soutenaient la connaissance secrète. Pourquoi leurs prétentions seraient-elles moins plausibles que celles des proto-orthodoxes ? En bref, comment peut-on déterminer si une « prophétie » vient de Dieu ou pas ? Et si elle s’accorde à l’Écriture ? Mais si l’Écriture est la clef de toute chose, pourquoi a-ton besoin de prophéties ? Il ne se passa pas beaucoup de temps avant que les proto-orthodoxes ne commencent à poser ces questions et à reconnaître le problème avec le montanisme et d’autres mouvements prônant l’inspiration directe des prophètes divins. À cause de cela, le mouvement fut bientôt marginalisé dans la proto-orthodoxie, en dépit de sa défense par un porte-parole aussi important que Tertullien. Les déclarations inspirées furent rétrogradées d’une position autorisée à un statut complètement secondaire et hautement douteux. Dans les cercles protoorthodoxes, ce sont les mots écrits, les textes des Écritures, qui devinrent l’arbitre ultime de la vérité théologique et pratique 19.
Le développement de la théologie proto-orthodoxe Dans ce bref survol des principaux traits définissant la proto-orthodoxie, j’ai gardé pour la fin ce que beaucoup considèrent comme le plus important de tout. L’« orthodoxie » et la « protoorthodoxie », bien sûr, sont des catégories théologiques, comme le sont leurs équivalents négatifs, l’« hétérodoxie » (autre opinion) et l’« hérésie ». L’orthodoxie et l’hérésie font référence à des opinions qui sont théologiquement correctes et théologiquement incorrectes. Les catégories théologiques ne sont pas nécessairement la meilleure manière de décrire des groupes sociaux – les presbytériens et les épiscopaliens, par exemple, sont classés non selon ce qui est théologiquement correct ou dans l’erreur, mais selon leurs structures ecclésiastiques, comme ayant des Églises gouvernées, en fin de compte, par les Anciens (presbytériens) ou par les évêques (épiscopaliens). Et les débats dans l’Antiquité chrétienne entre les divers groupes chrétiens portaient sur des structures ecclésiastiques, exactement au même titre que des principes éthiques, des systèmes d’autorité et nombre d’autres choses. Mais une composante majeure de ces débats était la théologie au sens pur : des doctrines que l’on vous impute, des croyances que l’on soutient. En fait, probablement rien n’était plus important dans les premiers siècles du christianisme proto-orthodoxe que d’affirmer sa propre croyance en Dieu et au
Christ. Ce fut le développement et le raffinement de ces croyances qui finalement conduisirent à la doctrine orthodoxe du Christ comme étant pleinement Dieu et pleinement homme, et au signe de la croyance orthodoxe, la doctrine de la Trinité, un Dieu en trois personnes distinctes en nombre et égales en substance. Nous pouvons retracer les débats sur la doctrine jusqu’aux premiers temps de la protoorthodoxie, en évoquant à nouveau Ignace. Ignace parlait du Christ comme divin, par exemple, en se référant à « notre Dieu Jésus Christ [qui] est dans le Père » (Ignace, Romains 8, 3), ou comme « Dieu fait chair » (Ignace, Éphésiens 7, 2), ou « du sang de Dieu », par lequel il signifie le sang du Christ (Ignace, Éphésiens 1, 1). Mais il était également et ardemment attaché à l’idée d’un Christ être humain, comme c’est évident dans deux de ses lettres, l’une envoyée aux chrétiens de Tralle et l’autre à ceux de Smyrne. Il savait que dans les deux villes, il y avait opposition à la doctrine proto-orthodoxe selon laquelle Jésus était, d’une manière ou d’une autre, divin et humain ; les adversaires étaient les docétistes, qui maintenaient que Jésus était divin et pas du tout humain. Et ainsi dans sa lettre aux Tralliens, Ignace met en garde contre ceux qui affirment que Jésus « a seulement semblé souffrir » (10, 1) et fait remarquer, en réponse, que Jésus était « réellement né, qu’il mangeait et buvait ; qu’il fut réellement persécuté à l’époque de Ponce Pilate, qu’il fut réellement crucifié et qu’il mourut […] et qu’il se releva réellement de la mort » (9, 1-2). De même, dans la lettre aux Smyrniotes, Ignace attaque ceux qui soutiennent que la passion de Jésus a été une imposture, qu’il ne fut pas un véritable être humain de chair et de sang ayant réellement souffert (2, 1). Ignace, à nouveau, dément que de telles personnes soient des « croyants » (2,1) et conseille à ses lecteurs de ne pas les fréquenter et de ne pas parler avec elles (4, 1). En opposition à leurs idées, il soutient que Jésus est « réellement né » (1, 1) et a été « réellement crucifié […] dans sa chair » (1, 2), qu’il a « réellement souffert » et « réellement ressuscité » (2, 1). Même après sa résurrection il était « de chair » (3, 1), comme en témoigne le fait que ses disciples purent le toucher et l’observer mangeant et buvant (3, 2-3). Certains ont suggéré qu’Ignace ait pu personnellement être troublé par ce trait christologique, qui à certains égards rappelait sa propre situation 20. Il était lui-même sur la route du martyre. Si le Christ n’avait pas réellement souffert dans sa chair, il y aurait eu peu de raison pour Ignace de faire de même : « Si ce que notre Seigneur a fait est une apparence, alors c’est en apparence que je suis enchaîné. Pourquoi alors me suis-je offert complètement à la mort, au feu, à l’épée et aux bêtes sauvages ? » (4, 2). Cela paraît faire partie du programme plus large des protoorthodoxes : l’accent mis sur l’existence réelle de chair et de sang et, en conséquence, la souffrance réelle qui est rattachée à l’idée que la volonté de souffrir le martyre physique est, d’une certaine manière, la preuve de ses propres vues théologiques. Certains des proto-orthodoxes, donc, poussèrent l’humanité de Jésus jusqu’à l’extrême et pour cette raison, finirent par être expulsés de l’Église. Nous avons déjà vu les ébionites, par exemple, se comporter ainsi, et considérer Jésus comme ayant été pleinement humain et non divin. Nous ne pouvons être certains de ce qui les a amenés à insister sur ce point, mais l’on peut supposer que leur judaïcité résistante les ait poussés à affirmer le monothéisme à un tel degré qu’ils ne pouvaient concevoir Jésus aussi comme Dieu. Mais ils n’étaient pas les seuls dans ce camp. Vers la fin du IIe siècle est apparu à Rome, venant des rangs proto-orthodoxes, un certain Théodote, un simple cordonnier mais apparemment un homme inhabituellement profond et instruit. Soutenant que ses opinions représentaient celles transmises par les disciples de Jésus aux vrais croyants, Théodote affirmait que Jésus était un « homme véritable »
né de l’union sexuelle de Joseph et de Marie, mais choisi par Dieu à son baptême pour être le sauveur du monde. Théodote fit un bon nombre de disciples à Rome, spécialement parmi les intellectuels qui connaissaient la logique, les mathématiques et la philosophie, et les appliquaient à leurs perspectives théologiques. Et la prétention des théodotiens à représenter les opinions des chrétiens ayant une position élevée dans la hiérarchie romaine jusqu’à l’époque de l’évêque Victor (189-198) fut prise assez au sérieux pour être attaquée par l’un des principaux hérésiologues romains de l’époque 21. Ces « adoptianistes » romains furent finalement expulsés et leurs idées sévèrement critiquées par ceux qui affirmaient que, si Jésus était un homme, il n’était pas un homme « véritable » ; il était Dieu aussi. Ce avec quoi Ignace aurait été d’accord. Mais si le Christ est Dieu, et si Dieu est Dieu, comment peut-il y avoir un seul Dieu ? Question qui provoqua de graves problèmes chez les proto-orthodoxes de Rome et d’ailleurs, suscitant de graves dissensions dans leurs rangs. Personne ne fut plus déterminant dans la querelle qu’Hyppolite de Rome, qui soutenait dans Contre Noetus que, après les théodotiens, les dirigeants de l’Église romaine étaient allés trop loin dans l’autre direction en affirmant la divinité de Jésus et ses liens étroits avec Dieu ; même l’évêque de Rome (le « pape ») était visé par sa critique. La conséquence fut remarquable. Ce fut la première fissure connue dans les plus hauts échelons de l’Église romaine. Hyppolite, soutenu par ses propres disciples, se présenta comme le premier antipape – c’est-à-dire le premier à affirmer que les opinions théologiques du vrai pape l’avaient disqualifié pour remplir sa fonction, et à être, alors, intervenu afin d’assumer les devoirs papaux. Les évêques romains en question étaient d’abord le successeur de Victor, Zéphyrin (évêque de 198 à 217), puis le successeur de Zéphyrin, Calliste (de 217 à 222). Hyppolite lui-même est l’une des principales sources d’informations sur le conflit, et il eut l’honnêteté d’admettre que la majorité des chrétiens de Rome était favorable aux opinions christologiques auxquelles il s’opposait. Les deux partis qui s’affrontaient approuvaient, je le souligne, la notion protoorthodoxe essentielle d’un Christ à la fois Dieu et homme. Et les deux étaient fermement partisans du monothéisme : il y a seulement un Dieu. Mais comment le Christ pouvait-il être Dieu et Dieu le Père être Dieu s’il y avait seulement un Dieu ? Les adversaires d’Hippolyte résolvaient le problème plutôt nettement. Le Christ était Dieu le Père lui-même, venu en chair sauver le monde qu’il avait créé. Hippolyte ne fut pas le seul proto-orthodoxe à trouver cette opinion indéfendable. Dans l’opposition, il y avait également Tertullien. Ensemble ils soulevèrent un grand nombre d’objections bibliques et logiques : pourquoi les Écritures affirment-elles que Dieu envoya son fils, plutôt que de s’être envoyé lui-même ? Comment quelqu’un peut-il être son propre père ? À qui Jésus parle-t-il quand il prie ? Comment Jésus peut-il parler du fait d’aller chez son père (Jean 20,17) s’il est le Père ? Et est-il réellement concevable que Dieu le Père fut tué ? Cette dernière question devint un point de ralliement pour ceux qui étaient opposés à l’opinion générale et ils se moquèrent de ceux qui pensaient que le « Père souffrait », ils inventèrent le terme de « patripassianiste » (partisan du Père souffrant) pour désigner quiconque souscrirait à une telle notion 22. L’autre bord, bien entendu, refusait d’être raillé et précisait que l’interprétation de l’adversaire était irrecevable. L’Écriture affirme à maintes reprises qu’il y a un seul Dieu (par exemple Isaïe 44,6 et 45,18). Si le Christ est Dieu, il doit être celui-là. S’il ne l’est pas, c’est qu’en fait il y a deux dieux. Quiconque pense ainsi n’est plus un monothéiste mais un dithéiste.
Zéphyrin et Calliste devaient finalement perdre le combat, et les penseurs proto-orthodoxes en vinrent à considérer la relation de Dieu le Père et de Dieu le Fils plus compliquée qu’une simple identification. Le Christ peut être égal au père, mais il n’est pas identique à lui. Et c’est une grande différence. Mais comment pourrait-il avoir un statut égal à celui de Dieu, afin que lui aussi soit Dieu, s’il y a seulement un Dieu ? Les théologiens qui commencèrent à travailler sur ce problème sont ceux qui développèrent les doctrines traditionnelles de la Trinité. Non seulement le Christ et le Père étaient des personnes séparées, les deux également divines, mais il y avait aussi la question de l’Esprit, dont Jésus parle comme d’un « autre Consolateur » devant venir à sa place (Jean 14,16-17 ; 16,7-14) et qui déjà était vu comme l’Esprit de Dieu au commencement de la Genèse, où « l’esprit de Dieu rôdait sur les eaux » (Genèse 1,2). Les passages de l’Écriture portant sur le Christ, son Père et l’Esprit furent soigneusement examinés, combinés, reliés entre eux – tout cela pour donner du sens au mystère de la Trinité. Ainsi, l’Écriture affirmait que le Christ et le Père étaient « un » (Jean 10,30), et aussi que « celui qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14,9). Et le Père était encore « dans » le Christ exactement comme le Christ était « dans » le Père (Jean 14,11), et le Père « envoya » le Christ exactement comme plus tard, il « envoya » l’Esprit (Jean 14,26). D’une manière ou d’une autre, il y a trois êtres – et pas seulement un ou deux – qui sont très étroitement reliés et cependant distincts. Égaux mais pas identiques. Comment cela peut-il fonctionner ? Les premiers chrétiens proto-orthodoxes développèrent des modèles pour comprendre la divinité, qui allaient dans la bonne direction mais sans la moindre nuance, ce qui heurta leurs descendants intellectuels. Ignace, par exemple, paraît n’avoir jamais fourni d’explication précise sur la manière dont le Christ pouvait être à la fois divin et humain. Peut-être n’avait-il pas les talents intellectuels requis pour résoudre une énigme philosophique aussi difficile. En tout cas, sa propre formulation paradoxale doit avoir semblé désespérément fruste aux générations proto-orthodoxes à venir : Car là il y a un seul médecin, charnel et spirituel, engendré et inengendré, Dieu venu dans la chair, vraie vie dans la mort, à la fois de Marie et de Dieu, premier sujet à souffrir et ensuite, au-delà de la souffrance, Jésus Christ notre Seigneur (Ignace, Éphésiens 7, 2). Un peu plus tard se firent jour diverses tentatives de résoudre le problème, certaines d’entre elles totalement acceptables chez les proto-orthodoxes de l’époque mais devant être condamnées comme hérétiques par les théologiens orthodoxes des siècles à venir. Le meilleur exemple provient du théologien le plus célèbre des trois premiers siècles chrétiens, l’érudit et prolifique Origène d’Alexandrie (185-254) 23. Origène était un véritable génie, dont l’érudition et les capacités extraordinaires furent reconnues par un riche chrétien d’Alexandrie, Ambroise, qui devint son mécène et lui procura les ressources suffisantes pour lui permettre de poursuivre ses recherches théologiques. Origène écrivit des commentaires retentissants sur l’Écriture, et sur les Ancien et Nouveau Testaments, de copieuses homélies sur des textes spécifiques, une longue « Apologie » défendant la foi contre les intellectuels qui la méprisaient, des travaux antihérétiques contre ceux qui épousaient de fausses doctrines, ainsi que des traités théologiques sur les principales questions de son époque. Il paraît avoir écrit une centaine d’ouvrages – assisté d’Ambroise et d’une armada de sténographes qui enregistraient les réflexions qu’il dictait, et de calligraphes pour préparer leur publication. La plupart de ces ouvrages ont malheureusement été perdus ou détruits. Bien qu’Origène ait été le champion de l’orthodoxie de son époque, il fut, plus tard, condamné comme hérétique, et ses travaux furent mis au ban. Ce qui n’est pas surprenant pour quelqu’un qui essaya de percer pour la première fois les mystères de l’univers sur une nouvelle base théologique.
La théologie d’Origène était, d’un bout à l’autre, enracinée dans la Bible. Elle souscrivait à l’idée que Dieu était le créateur de toutes choses et affirmait que ce « toutes choses » incluait le Christ. L’essence du Christ accéda à l’existence à un certain moment du passé éternel. En fait, cela se produisit lorsque tous les êtres intelligents du royaume divin en vinrent à exister – les anges, les archanges, les démons, les diables, les âmes humaines. Toutes ces créatures de Dieu étaient, à l’origine, des esprits désincarnés, créés pour adorer Dieu à jamais et qui, cependant, avaient la liberté d’agir autrement. Certains esprits choisirent de se séparer de Dieu – par exemple les diables et les démons dont le goût pour le pouvoir les conduisit à la « chute ». D’autres simplement ne purent entretenir la vénération de Dieu pour l’éternité ; ceux-ci, aussi, tombèrent de leur situation divine et devinrent des âmes en souffrance et furent placés dans des corps humains dans l’attente de leur rédemption. Un esprit, cependant, était en contact direct et intense avec Dieu, depuis le passé éternel. Il était si connexe à Dieu qu’il faisait un avec lui. Exactement comme le fer placé dans un feu prend finalement toutes les caractéristiques du feu, celui-ci prit toutes les caractéristiques de Dieu. Il s’inspira tellement de la sagesse de Dieu qu’il devint la sagesse de Dieu, il était si inspiré des mots de Dieu qu’il devint les mots de Dieu. Dans un sens très réel, par toutes ses apparences extérieures et par la profondeur de son être, cet esprit fut Dieu. Cet esprit alors devint une âme de chair humaine et demeura parmi nous sous forme humaine. Le Christ est l’incarnation de l’être divin qui vint à l’existence dans le passé éternel ; le Christ est le verbe de Dieu fait chair ; le Christ est Dieu, il fait un avec le Père, distinct en personne mais égal en substance, il est celui par lequel Dieu fit le monde (Origène, Des principes premiers 2, 6). Mais – et c’est un point clef – s’il est l’égal de Dieu, c’est par le transfert de l’être divin ; en fin de compte, il est subordonné à Dieu et il est « moins que le Père » (Des principes premiers 1, 3). Origène fut finalement condamné pour cette résolution novatrice de la relation de Dieu et du Christ quand les penseurs orthodoxes des siècles ultérieurs affinèrent leurs catégories et en vinrent à rejeter toute notion de subordination du Christ à Dieu, ce qui, forcément pour eux, signifiait que dans son essence il n’était pas l’égal de Dieu. Origène fut condamné aussi pour d’autres idées, notamment son opinion selon laquelle les âmes préexistaient et que toute création, y compris le diable, céderait finalement à la souveraineté de Dieu et donc serait sauvée 24. Origène montre qu’aux IIe et IIIe siècles, non seulement certaines frontières entre protoorthodoxes et « hérétiques » étaient clairement définies, mais qu’il en était aussi d’autres plus vagues entre ce qui est considéré comme orthodoxe et ce qui ne l’est pas. L’orthodoxie d’une époque peut devenir l’hérésie de la suivante. Les ébionites furent peut-être les premiers à apprendre cette maxime théologique, alors qu’ils représentaient une forme très ancienne de christianisme, remontant peut-être jusqu’aux croyances des propres apôtres juifs de Jésus. Ils eurent plus tard de nombreux successeurs malchanceux, des avocats d’opinions autrefois acceptables et plus tard condamnées comme hérétiques.
Les débuts de la trinité Ni Tertullien ni Hippolyte n’abordèrent la question de la nature du Christ en tant que Dieu et homme, et celle de la relation des membres divins de la Divinité, avec l’érudition, le sens des nuances et l’acuité d’Origène. Mais d’une certaine façon, leurs approches moins intrépides devinrent plus utiles aux penseurs orthodoxes des siècles à venir. Leur opposition aux interprétations patripassianistes (croyance que « le Père souffrait ») les obligeait à parler en termes trinitaires de Dieu, comme étant distinctement trois en expression bien que un en essence. Ainsi qu’Hippolyte le dit : « en ce qui concerne la puissance, Dieu est un ; mais quant à
l’économie (c’est-à-dire comment ce pouvoir s’exprime lui-même) la manifestation est triple » (Réfutation 8, 2). Dans la formulation de Tertullien, Dieu est trois en degré, pas en condition ; en forme, pas en substance ; en aspect, pas en pouvoir (Contre Praxeas 2). Tertullien fut le premier théologien latin à employer le terme de Trinité. Ensuite, on peut voir son développement et sa diversité dans les larges contours de la protoorthodoxie. Au fur et à mesure que le temps passa les théologiens furent plus concernés par le mystère de la Trinité et développèrent un vocabulaire adapté. Mais ce fut longtemps après que les points principaux eurent été résolus, à savoir si le Christ était homme et pas Dieu (les ébionites et les théodotiens), Dieu mais pas homme (les marcionites et certains gnostiques) ou les deux, homme et Dieu (la plupart des gnostiques). Les proto-orthodoxes n’optèrent pour aucune de ces solutions. Le Christ était Dieu et homme, et cependant il était un être et non pas deux 25. Une fois que ce fut admis, les détails devaient encore être précisés. Et ils le furent au cours des siècles. Si cela avait été facile, cela n’aurait pas été un mystère. Les théologiens commencèrent à être obsédés par la question de savoir comment et de quelle manière le Christ pouvait être à la fois humain et divin, et complètement les deux. Avait-il une âme divine à la place d’une âme humaine ? Son corps était-il réellement comme le corps de n’importe qui ? Comment Dieu pouvait-il avoir un corps ? Était-il le subordonné du Père, comme dans Origène 26 ? S’il n’était pas subordonné au Père, pourquoi était-ce lui qui avait été envoyé ? Et ainsi de suite, de manière quasi infinie. En ces temps originaires, cependant, les débats furent à la fois plus élémentaires et plus fondamentaux. À cause de cela, diverses tendances dans la tradition proto-orthodoxe – par opposition à celles séparant les proto-orthodoxes des autres groupes – étaient moins claires et moins évidentes. Tout cela changea lorsque les proto-orthodoxes se trouvèrent être les derniers survivants et furent forcés d’avancer vers les formes orthodoxes du christianisme des IVe et Ve siècles.
1. Par « Nicée », je fais référence au concile réuni dans cette ville par l’empereur Constantin en 325, un concile qui établit un credo qui devint la base du christianisme orthodoxe durant les siècles qui suivirent. En fin de compte ce credo aboutit au Credo de Nicée ; voir chap. 9. 2. Voir l’introduction et la bibliographie aux Lettres d’Ignace dans B. D. Ehrman, Apostolic Fathers. 3. Voir les observations intéressantes de E. Pagels, « The Passions of Christ and the persecution of Christians », in The Gnostic Gospels, p. 70-101. 4. Voir l’introduction et la bibliographie du Martyre de Polycarpe dans B. D. Ehrman, Apostolic Fathers. 5. Malheureusement, Ussher subit ensuite des attaques ignominieuses pour avoir été celui qui a déterminé que la Terre fut créée en 4004 av. J. C., une date toujours prise en compte par certains chrétiens et que l’on trouve dans les marges de certaines versions de la King James Bible. Pour un récit intéressant de sa chronologie du monde, voir S. J. Gould, Questioning the Millenium, chap. 1. 6. Voir la note 2. 7. Sur l’auteur pseudonymique des épîtres pastorales, voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 389-394. 8. Voir l’introduction et la bibliographie de la Première Lettre de Clément aux Corinthiens dans B. D. Ehrman, Apostolic Fathers. 9. Je dois souligner que d’autres groupes ont leur propre version du débat sur la succession apostolique. Les gnostiques valentiniens, par exemple, maintenaient que leurs croyances venaient de Valentin, le disciple de Theudès, lui-même disciple de Paul ; les chrétiens ébionites soutenaient que leurs croyances venaient directement de Jacques, le frère de Jésus. 10. Voir p. 253-254. 11. Ainsi nommé parce qu’il fut « découvert » dans le monastère Sainte-Catherine du mont Sinaï au milieu du par un spécialiste fameux de la Bible, Constantin von Tischendorf, qui affirmait qu’on lui en avait fait cadeau ; aujourd’hui les moines affirment qu’il s’est enfui avec. Pour les détails, voir B. M. Metzger, The Text of the New Testament, p. 42-46.
XIXe siècle
12. Voir l’introduction et la bibliographie de l’Épître de Barnabé dans B. D. Ehrman, Apostolic Fathers. 13. Ce fut un point d’une certaine importance jusqu’à récemment, c’est-à-dire jusqu’à l’année 2000. Les fondamentalistes qui pensaient que le monde avait été créé environ en 4000 av. J. C. étaient persuadés que l’on était proche de la fin. Ussher avait, en fait, établi que le monde avait été créé en 4004 av. J. C., le 23 octobre à midi. Et donc, sur cette base, le monde devait disparaître avant le changement de millénaire, en fait, vers la fin du mois d’octobre 1997. 14. En fait, il n’y a pas un tel commandement dans l’Écriture, ce qui provoque le soupçon croissant qu’il y a plus qu’un peu de voyeurisme chez Barnabé. 15. Voir l’excellente traduction en anglais de G. Hawthorne, reprise dans B. D. Ehrman, After the New Testament, p. 115-128. 16. Voir l’introduction et la bibliographie du Pasteur d’Hermas dans B. D. Ehrman, Apostolic Fathers. 17. Le groupe se désignait lui-même comme la « Nouvelle Prophétie » ou juste « La Prophétie ». Pour une bonne introduction au montanisme, avec une bibliographie, voir l’article de R. Heine sur « Montanus and Montanism » in Anchor Bible Dictionary, vol. 4, p. 898-902. 18. Tertullien, « À sa femme ». Pour une traduction anglaise, voir B. D. Ehrman, After the New Testament, p. 399404. 19. Sur l’importance du montanisme pour la constitution du canon de l’Écriture, voir spécialement l’étude érudite et maintenant classique de H. von Campenhausen, La formation de la Bible chrétienne.
20. Voir E. Pagels, Les Évangiles secrets, chap. 4. 21. Par exemple, un auteur anonyme cité longuement par Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique, 5, 28 ; voir aussi Épiphane, Panarion 54. 22. Voir le libelle caractéristique de Tertullien, Contre Praxeas, et le traité polémique d’Hippolyte, Contre Noetus. 23. Il existe une immense littérature sur Origène. Les meilleures introductions sont probablement celles de H. Crouzel, Origène, et celle de J. W. Trigg, Origen : The Bible and Philosophy in the Third-Century Church. 24. Pour une étude complète des dernières controverses sur l’enseignement d’Origène, voir E. Clark, The Origenist Controversy. 25. Pour des textes importants et une vue d’ensemble de ces débats, voir R. A. Norris, The Christological Controversy et W. Rush, The Trinatarian Controversy. 26. Plus tard, au début du IVe siècle, les idées du théologien Arius sur cette question furent débattues au concile de Nicée. Le concile se termina en privilégiant l’idée que le Christ était de la même « substance » que le Père, et qu’il avait toujours existé, plutôt qu’un être qui bien que divin aurait été créé dans un second temps.
TROISIÈME PARTIE
LES GAGNANTS ET LES PERDANTS
Maintenant que nous avons examiné quelques-uns des textes fabriqués à l’aube du christianisme (première partie) et observé plusieurs groupes de premiers chrétiens ayant produit ces textes et d’autres (deuxième partie), nous pouvons considérer plus en détail les conflits qui eurent lieu entre ces groupes et étudier les stratégies qui se révélèrent déterminantes pour la conquête du pouvoir. Le résultat de ces batailles chrétiennes internes fut significatif. Le groupe qui en sortit victorieux et se déclara lui-même orthodoxe détermina la forme du christianisme pour la postérité – organisant sa structure interne, écrivant son Credo, et compilant ses textes à respecter dans un canon sacré d’Écritures. Si les choses avaient tourné autrement, non seulement l’Église chrétienne mais toute l’histoire auraient été différentes. Avant d’examiner les spécificités de ces disputes internes, je dirai un mot sur de tels conflits en général. Vers le IIe siècle il y avait déjà une longue tradition de querelles dans la tradition chrétienne. Jésus lui-même avait des ennemis qui avaient tendance à être ceux avec lesquels il avait le plus en commun. Durant son ministère public, il eut pour principaux adversaires les pharisiens, un groupe de Juifs qui insistaient pour garder la Loi de Dieu intégralement et complètement. Les pharisiens n’étaient pas les hypocrites professionnels qu’en a fait plus tard la tradition chrétienne. C’était des experts des lois que Dieu avait données à Moïse – lois que Dieu avait données précisément pour qu’elles soient suivies –, et qui pensaient que ces lois devaient être observées 1. Les pharisiens développèrent un ensemble de traditions qui devaient aider à respecter ces lois. Si le shabbat est sacré et si l’on ne doit pas travailler ce jour-là, alors on doit définir ce qu’est le travail pour pouvoir se l’épargner. Si la dîme doit être payée aux prêtres du Temple, alors on doit déterminer ce qu’est la dîme et comment quelqu’un peut être certain qu’elle est juste. Et ainsi de suite. Les pharisiens avaient de sérieuses discussions entre eux sur la manière d’interpréter et d’appliquer ces lois. Jésus aussi eut des différends avec eux. Certaines choses dites dans la chaleur de la bataille ne furent pas vraiment aimables. Dans la tradition, les pharisiens en vinrent à être traités de « sépulcres blanchis à la chaux » ; propres et attirants de l’extérieur et remplis de chairs pourries à l’intérieur (Matthieu 23,27). Ils étaient hypocrites, eux qui « ôtaient un moucheron de leur boisson pour ensuite avaler un chameau » (Matthieu 23,24). Pas de doute que ces insultes chrétiennes eurent leurs réciproques de la part des pharisiens qui, après tout, faisaient leur possible pour comprendre ce que Dieu souhaitait et pour le mettre en pratique. Dans un conflit religieux, c’est toujours un problème de prendre et de donner. Pourtant, on aurait pu imaginer que Jésus s’oppose aux interprétations pharisiennes parce qu’elles se trouvaient tellement à part sur nombre de questions. En fait, ils étaient extrêmement proches. D’où la rhétorique émotionnelle. Nous avons tendance à débattre plus fréquemment et plus intensément avec ceux qui nous sont le plus proches. Lorsque nous avançons le calendrier de vingt ans jusqu’à Paul, l’apôtre au franc-parler, nous trouvons une situation semblable. Mais désormais les conflits « internes » impliquaient des batailles avec la communauté chrétienne fondée après la mort de Jésus. Chaque Église que Paul a fondée paraît avoir subi des troubles. Ses lettres cherchaient à résoudre les problèmes ; nous y trouvons une opposition acharnée et directe à ceux qui enseignent des erreurs. Mais il est important de noter que ceux qui enseignaient dans les Églises de Paul étaient des chrétiens. Parfois, les lecteurs négligeaient de prendre en compte les implications : ces « professeurs d’erreurs » se considéraient eux-mêmes comme perpétuant la même tradition chrétienne que Paul, faisant ressortir les implications du message évangélique et fournissant un récit plus complet de ce que Paul avait enseigné lorsqu’il traversait la ville en faisant des convertis. Paul,
cependant, les voyait comme surveillant son message évangélique et s’y opposant, et il les attaqua avec une véhémence sans commune mesure avec ses commentaires sur les païens ou les Juifs. Cela n’apparaît nulle part plus nettement que dans la Lettre aux Galates. Paul a établi, dans cette région du centre de l’Asie Mineure, des Églises fondées sur son message que la mort et la résurrection de Jésus sont les voies de Dieu pour le salut de tous les êtres humains, Juifs et gentils. Il est reparti pour accomplir sa mission ailleurs, et d’autres missionnaires chrétiens sont arrivés. Ils ont apparemment essayé de « corriger » certaines des choses enseignées par Paul et d’y ajouter quelques informations importantes. En particulier, ils ont souligné que pour être membres à part entière du peuple du Dieu juif, les convertis devaient devenir juifs. Pour nombre des auditeurs ce point de vue avait beaucoup de sens : ils vénéraient le Dieu des Juifs qui avait fourni la Loi et qui ordonnait à tout son peuple – les initiés comme les autres – de respecter ses commandements, y compris celui de la circoncision. Assurément le Seigneur souverain de tout ne changerait pas d’avis en ce qui concernait la manière dont son peuple devait communiquer avec lui, spécialement lorsqu’il demandait la confirmation de l’alliance « éternelle » qu’il avait établie avec les ancêtres juifs. Pour vénérer ce Dieu et croire en son Messie, les missionnaires chrétiens qui marchaient dans les pas de Paul soutenaient que les disciples de Jésus devaient rejoindre son peuple dans les voies qui étaient indiquées dans ses Écritures 2. Ces adversaires avaient beaucoup en commun avec Paul. Ils vénéraient le Dieu des Juifs. Ils considéraient Jésus comme le Messie envoyé par le Dieu des Juifs. Ils croyaient que la mort de Jésus et sa résurrection étaient l’accomplissement des promesses faites dans l’Écriture. Et ils croyaient que cela s’appliquait à tous, Juifs et gentils. Si semblables mais différents sur un point clef, à savoir si les gentils devaient devenir juifs pour devenir chrétiens. La différence était suffisante pour rendre Paul furieux. Sa Lettre aux Galates est bouillonnante de rage. Ses adversaires sont de faux maîtres qui attirent la malédiction de Dieu. Ils ont « ensorcelé » leurs auditeurs. Ceux qui suivent leurs instructions perdront leur salut. Paul espère que lorsqu’ils se circonciront eux-mêmes, le couteau dérapera et qu’ils se castreront (Galates 1,6-9 ; 3,1-5 ; 5,2-4.12). On se demande seulement ce qu’ils peuvent avoir répliqué. La tradition de telles attaques au vitriol persista après Paul, dans d’autres écrits finalement incorporés au Nouveau Testament aux IIe et IIIe siècles, alors que les chrétiens se disputaient avec ceux qui leur étaient le plus proches, ceux qu’ils pouvaient considérer comme presque, mais pas tout à fait, leurs confrères chrétiens. Ces débats avaient souvent pour sujet : quelles croyances soutenir et quelles pratiques suivre. Chaque parti était persuadé que ses opinions étaient les bonnes. Et ils pensaient qu’elles ne s’appliquaient pas seulement pour la vie sur terre mais aussi pour sa récompense au ciel. Les perdants de ces batailles payeraient un prix éternel. Et ainsi les batailles furent rudes et longues. Quand elles se terminèrent, les vainqueurs choisirent quelles versions de l’affaire garder et décidèrent de la manière de raconter l’histoire du conflit. C’est seulement à l’époque moderne que nous sont parvenues les voix des perdants et que l’on a pu commencer à les percevoir avec une certaine netteté.
1. Pour un excellent panorama de l’histoire, de la théologie et des pratiques des pharisiens, voir J. Sanders, Judaism : Practice and Belief, p. 380-451. 2. Pour une approche plus complète de l’arrière-plan des Galates, voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 332-337.
8
La quête de l’orthodoxie
Il fut un temps, pas si éloigné, où orthodoxie et hérésie n’étaient pas des termes problématiques et où la relation entre les deux était sans complication. L’orthodoxie était la croyance correcte, enseignée à ses disciples par Jésus et transmise par eux aux dirigeants des Églises chrétiennes. Dans sa forme la plus élémentaire, cette orthodoxie s’exprimait dans les paroles des credo de l’Église, par exemple le Credo nicéen qui émergea des grands conciles du IVe siècle et fut plus tard reformulé en mots familiers à de nombreux chrétiens d’aujourd’hui : Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant,Créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible,Je crois en un seul Seigneur, Jésus Christ,Le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles :Il est Dieu, né de Dieu,Lumière, né de la lumière,Vrai Dieu, né du vrai DieuEngendré, non pas créé,De même nature que le Père ;Et par lui tout a été fait.Pour nous les hommes, et pour notre salut,Il descendit du ciel ;Par l’Esprit saint, il a pris chair de la Vierge Marie, et s’est fait homme.Crucifié pour nous sous Ponce Pilate,Il souffrit sa passion et fut mis au tombeau.Il ressuscita le troisième jour,Conformément aux Écritures, et il monta au ciel ;Il est assis à la droite du Père.Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les mortsEt son règne n’aura pas de fin.Je crois en l’Esprit saint, qui est Seigneur et qui donne la vie ;Il procède du Père et du Fils.Avec le Père et le Fils, il reçoit même adoration et même gloire ;Il a parlé par les prophètes.Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique.Je reconnais un seul baptême pour le pardon des péchés.J’attends la résurrection des morts, et la vie du monde à venir.Amen 1. L’hérétique était toute personne déviant de cette croyance correcte, par exemple celui qui soutenait qu’au lieu d’un Dieu il y en avait deux, ou onze, ou trente, celui qui niait que le Christ était pleinement Dieu, et qu’il était devenu un véritable être humain. Ou qui niait la résurrection future. Selon cette manière de voir, n’importe quelle doctrine falsifiée existait nécessairement avant sa falsification, et n’importe quel hérétique qui altérait la vérité devait l’avoir connue pour pouvoir l’altérer. Pour cette raison, l’orthodoxie était considérée comme antérieure à l’hérésie et les vrais croyants, antérieurs aux faux. Par définition, donc, l’orthodoxie était la forme originale de la croyance chrétienne, respectée par la majorité des croyants depuis le commencement, et l’hérésie en était une perversion, créée par des individus obstinés et des disciples peu nombreux et pernicieux. Donc, selon cette opinion, l’orthodoxie signifie vraiment ce que son étymologie suggère : la « croyance exacte ». De plus, cela implique une opinion à la fois originale et majoritaire. L’hérésie, du mot grec signifiant « choix », se réfère à la décision volontaire de s’écarter de la bonne croyance ; cela implique une corruption de la foi que l’on trouve seulement chez une minorité.
Orthodoxie et hérésie : la vision classique Cette manière de voir la relation entre orthodoxie et hérésie domina les études chrétiennes durant de nombreux siècles. Son expression classique peut être trouvée dans les premiers récits écrits de l’histoire de l’Église – comprenant l’histoire des conflits chrétiens internes –, ceux du « Père de l’histoire de l’Église », Eusèbe de Césarée. Son Histoire ecclésiastique en dix livres raconte le chemin parcouru par le christianisme depuis ses débuts jusqu’à sa propre
époque (l’édition finale date des années 324/325) 2. Le récit commence avant la naissance de Jésus, par un exposé sur la double nature du Christ, à la fois Dieu et homme, et un autre sur sa préexistence. C’est une manière non usuelle de commencer une narration historique, et cela sert à mettre en valeur les supports théologiques du récit. Ce n’est pas une chronique indifférente aux noms et aux dates. C’est une histoire guidée par un programme théologique du début à la fin, un programme impliquant la propre interprétation qu’Eusèbe a de Dieu, du Christ, des Écritures, de l’Église, des Juifs, des païens et des hérétiques. L’orientation est clairement orthodoxe et Eusèbe s’oppose à quiconque préconise une interprétation différente de la foi. Cette opposition déterminait à la fois ce qu’Eusèbe avait à dire et comment il le disait. Une remarquable peinture à la sanguine des trois premiers siècles du christianisme ressort du récit d’Eusèbe, une peinture encore plus frappante à la vue des épreuves extérieures et des tensions internes. Les chrétiens, durant cette période, ont vraiment souffert ! Mais Eusèbe pouvait déceler, derrière la scène, à chaque événement, la main de Dieu dirigeant la mission et la destinée de l’Église. Les croyants qui étaient inspirés et soutenus par l’Esprit de Dieu affrontèrent les persécutions sans peur, si bien que l’Église grandit en dépit des difficultés 3. Et l’hérésie fut rapidement et effectivement vaincue par l’enseignement original et apostolique de la grande majorité des Églises, un enseignement qui, pour Eusèbe, était par définition orthodoxe. Comme beaucoup de ses prédécesseurs hérésiologues, Eusèbe soutenait que l’hérésie chrétienne avait commencé avec une vague figure mentionnée dans les Actes des Apôtres du Nouveau Testament, Simon le Magicien. Les Actes, un livre canonique aux yeux d’Eusèbe, indiquent que Simon était un grand magicien de la cité de Samarie qui joua de son habileté pour convaincre les Samaritains que lui-même était « la Puissance de Dieu, celle que l’on appelle la Grande ». Mais alors, selon les Actes 8, quelqu’un doté de véritables pouvoirs arriva en ville, l’évangélisateur chrétien Philippe, qui prêchait l’Évangile de Dieu, conduisant nombre de ses auditeurs à se convertir et à se faire baptiser. Cela concerna aussi Simon qui fut stupéfié par les miracles de Philippe qui étaient vraiment divins et non pas obtenus par des manipulations magiques (Actes 8,9-13). Lorsque les apôtres de Jérusalem apprirent que les Samaritains s’étaient convertis et s’étaient fait baptiser, ils leur envoyèrent deux des leurs, Pierre et Jean, pour transmettre aux convertis le don de l’Esprit par imposition des mains (8,14-17) 4. Il ne nous est pas dit comment la présence de l’Esprit fut manifeste à ce moment-là, mais si sa première apparition le jour de la Pentecôte (Actes 2) peut être une indication, cela dut être un moment spectaculaire. Simon, en particulier, fut impressionné, mais sa nature vicieuse reprit le dessus. Il essaya de soudoyer les apôtres pour être accepté dans le cercle des initiés et partager leur pouvoir : « Accordez-moi à moi aussi ce pouvoir, afin que ceux à qui j’imposerai les mains reçoivent l’Esprit saint » (8,19). Pierre le réprimanda pour son insolence et le chassa en lui faisant honte, lui enjoignant de se repentir de sa vilenie. Avec humilité Simon demanda aux apôtres de prier pour lui. C’est la fin de l’histoire dans les Actes. Mais elle se développa considérablement dans la tradition chrétienne ultérieure. Vers le milieu du IIe siècle, se répandirent des bruits sur Simon, selon lesquels il ne s’était jamais repenti mais avait continué sur la voie du péché, se consacrant au pouvoir surnaturel et convainquant les autres qu’il le possédait. Selon Justin Martyr, qui vécut au milieu du IIe siècle à Rome, Simon était tout à fait persuadé d’être de nature divine. Justin précise que les Romains élevèrent une statue à Simon sur l’île Tibère, avec une épitaphe en latin : « Simoni deo sancto », signifiant « À Simon, le dieu saint » (Apologie 1,26).
Malheureusement, Justin paraît s’être embrouillé. En fin de compte l’inscription fut découverte des siècles plus tard, en 1574 et, en réalité, elle se lit : « Semoni Sanco Sancto Deo ». Quelle différence à un mot près ! Semo Sancus était en réalité une divinité païenne vénérée des Sabins de Rome, et la statue lui était dédiée. Justin s’est trompé en attribuant l’inscription à Simon le Magicien 5. Les premiers hérésiologues chrétiens racontèrent cependant des histoires plus complètes sur Simon après son brutal renvoi par les apôtres. Selon Irénée et ses successeurs, Simon était un gnostique original enseignant qu’il était personnellement le rédempteur divin envoyé depuis le royaume des cieux pour révéler les vérités nécessaires au salut. De plus, il avait apporté sa « Pensée primordiale » avec lui, le premier éon qui émanait du seul vrai Dieu. Cette pensée primordiale s’était matérialisée en une femme appelée Hélène, que, nous disent les hérésiologues, Simon avait tirée d’un bordel local. Pour ces hérésiologues, qui se régalent à faire la comparaison, les gnostiques se prostituaient eux-mêmes de plus d’une façon 6.
Eusèbe prend ces histoires trouvées dans les Actes, et chez Justin et Irénée, et les développe davantage, établissant un précédent des portraits de prêcheurs hérétiques que l’on trouve dans les dix livres de son histoire. Selon Eusèbe, Simon était un adversaire des apôtres, inspiré par le démon. Il apparut au cours de la première mission chrétienne, se livrant à la magie noire et faisant croire qu’il était de nature divine. Simon ne se contentait pas de défendre des doctrines blasphématoires et fausses ; il se livrait à une vie de débauche, s’affichait ouvertement avec Hélène la prostituée et était impliqué dans des rituels secrets et infâmes. Ceux qu’il induisait en erreur acceptaient son enseignement hérétique et, comme lui, se livraient à des pratiques scandaleuses : « Car tout ce qui pourrait être imaginé de plus dégoûtant que les crimes connus les plus infects a été dépassé par l’hérésie tout à fait révoltante de ces hommes qui fréquentèrent des femmes misérables, accablées de vices de toutes sortes » (Histoire ecclésiastique 2, 13, 8) 7. Eusèbe indique cependant que Dieu avait une réponse pour ce vulgaire hérétique et poussa l’apôtre Pierre à le rencontrer en Judée : Éteignant les flammes du diable avant qu’elles ne se répandent […]. En conséquence ni Simon ni aucun de ses contemporains ne parvinrent à former un corps organisé dans cette époque apostolique car chaque tentative était vaincue et dominée par la lumière de la vérité et par la Parole divine elle-même qui avait récemment illuminé les humains, active dans le monde et immanente chez ses propres apôtres (Histoire ecclésiastique 2, 14, 2-3). Vaincu en Judée, Simon s’enfuit à Rome, où il obtint du succès jusqu’à ce que Pierre entre à nouveau en scène et se débarrasse, une fois pour toutes, de ce suppôt de Satan grâce à une démonstration éclatante et puissante de la vérité. Il y a plus de vitriol que de substance dans le récit d’Eusèbe. L’histoire néanmoins présente un cadre schématique de la nature de l’hérésie chrétienne, un cadre qui prévaudra chez les historiens de l’Église de la fin de l’Antiquité jusqu’à la fin du Moyen Âge, et même jusqu’à l’époque moderne. C’est la vision classique de conflits doctrinaux internes exposés ci-dessus, et pour lesquels l’orthodoxie est « l’opinion correcte » enseignée par Jésus et ses apôtres, et depuis lors adoptée par la majorité des croyants, et l’hérésie une « fausse croyance » créée par des personnes obstinées dans leurs mensonges. Dans beaucoup de ces récits les corruptions de la vérité se produisent sous la pression d’une autre influence – non chrétienne – soit de la tradition juive, soit plus communément de la philosophie païenne.
Bien qu’Eusèbe fût le principal responsable de la popularisation de cette opinion, même à grand recours d’imagination, il fut le premier à l’exprimer. En fait, comme je l’ai laissé entendre, on trouve déjà une perspective similaire dans les Actes des Apôtres du Nouveau Testament où la vraie foi est dépeinte comme fondée sur le témoignage visuel des apôtres qui la répandirent de par le monde grâce au pouvoir de l’Esprit saint. Les Églises étaient établies – toutes nécessairement des Églises apostoliques – en complète harmonie avec les autres sur chaque point important de la doctrine et de la pratique ; même de relatifs retardataires comme Paul s’accordèrent avec les premiers disciples de Jésus sur tous les points essentiels de la foi. Certes des problèmes internes se produisirent à l’occasion. Mais, dans presque chaque exemple des Actes, ces problèmes viennent de la cupidité et de l’avarice de certains chrétiens (comme les infâmes Ananias et Saphira ; 5,1-11) ou de la soif de pouvoir d’individus qui sont parvenus à infiltrer l’Église (comme Simon le Magicien ; 8,4-25). La plupart des convertis sont réputés rester fidèles à l’autorité apostolique qui, même après débats et réflexions, révèle l’unité la plus remarquable 8. Selon les Actes, les désunions dans l’Église peuvent être attribuées aux enseignements faux d’individus dégénérés, dépeints comme des loups affamés qui infiltrent le troupeau de moutons du Christ pour faire beaucoup de dégâts mais ne peuvent finalement triompher d’une Église unifiée derrière l’enseignement apostolique original (10,28-31). Cette façon de voir, légitimée par le statut canonique des Actes, devint la norme chez les chrétiens proto-orthodoxes des IIe et IIIe siècles qui, comme nous l’avons vu, transforma la notion de succession apostolique en une arme puissante avec laquelle mener les batailles pour la vérité.
Assauts contre la vision classique La compréhension « classique » de la relation entre orthodoxie et hérésie resta en grande partie incontestée jusqu’à la période moderne. Plutôt que d’en présenter une histoire exhaustive, j’ai décidé de me consacrer à trois points clefs de sa disparition, chacun impliquant une question fondamentale : Jésus et ses disciples ont-ils enseigné une orthodoxie qui fut transmise aux Églises des IIe et IIIe siècles ? Les Actes fournissent-ils un récit fiable des conflits internes de l’Église à l’aube du christianisme ? Et Eusèbe donne-t-il un résumé honnête des disputes faisant rage dans les communautés chrétiennes postapostoliques ? La réponse aux trois questions, comme on le sait maintenant, est probablement non. Les spécialistes qui les premiers avancèrent cette réponse se livrèrent à des travaux historiques audacieux et même risqués. Mais leurs conclusions sont maintenant assez largement considérées comme des quasiévidences.
H. REIMARUS, LE JÉSUS HISTORIQUE ET LES ÉVANGILES La première question met en cause les enseignements de Jésus et de ses apôtres et la fiabilité des documents du Nouveau Testament. De sérieuses inquiétudes sur l’exactitude historique de la Bible ont commencé à apparaître à l’époque des Lumières lorsque des doctrines supranaturelles de la révélation divine garantissant la vérité de l’Écriture devinrent l’objet de débats savants. Les doutes qui apparurent ne portaient pas seulement de plus en plus sur les discours séculaires sur les sciences mais aussi sur les réflexions chrétiennes internes quant à la nature de la Vérité, à la valeur de l’histoire et à l’importance de la raison humaine. Le scepticisme relatif à la doctrine de l’Église qui enfiévra les intellectuels occidentaux du XVIIIe siècle s’infiltra dans les rangs de l’érudition biblique et ecclésiastique, en dehors de la tradition chrétienne mais aussi à l’intérieur. D’une certaine manière, l’amorce de la démarche peut être attribuée à un remarquable ouvrage publié en Allemagne en sept fascicules entre 1774 et 1778.
Ceux-ci, appelés « fragments », représentaient à peu près quatre cents pages de texte et constituaient une partie seulement de l’œuvre plus vaste écrite par un érudit nommé Hermann Reimarus (1694-1768). Reimarus eut le bon sens professionnel de ne pas publier ces fragments lui-même 9. C’est seulement après sa mort que le philosophe G. E. Lessing les dévoila et les mit à la disposition du public 10. Il agit ainsi non parce qu’il approuvait ces opinions mais parce qu’elles soulevaient des questions qui, pensait-il, méritaient des réponses. Reimarus, fils d’un pasteur luthérien de Hambourg, était diplômé de philosophie, de théologie et de philologie, et avait passé les quarante dernières années de sa vie comme professeur d’hébreu et de langues orientales au Gymnasium – établissement comparable aux classes préparatoires d’un lycée – de Hambourg. Cette position lui laissait le temps d’écrire, et il produisit plusieurs ouvrages importants dans le champ de la recherche académique. Mais aucun ouvrage ne se révéla aussi influent que ses fragments posthumes sur la religion, la Bible et l’histoire du premier christianisme. Et parmi ces fragments, aucun ne fut aussi controversé que le dernier : « L’intention de Jésus et de ses disciples 11 ». Tôt dans sa vie académique, Reimarus avait voyagé jusqu’en Angleterre où il fut intrigué par les idées proposées par les déistes anglais. Comme eux, il en vint à affirmer la suprématie de la raison humaine sur une révélation prétendument divine. Il rejeta l’existence des miracles et soutint que les contradictions dans les récits historiques, même dans la Bible, compromettaient leur crédibilité. Ces principes furent rigoureusement appliqués dans les Fragments aux discussions sur le Nouveau Testament, conduisant à une remise en cause complète de la fiabilité historique des récits évangéliques de la résurrection de Jésus (qui lorsqu’on les compare les uns avec les autres fourmillent de contradictions) et des affirmations des apôtres selon lesquelles Jésus était un être surnaturel. Selon Reimarus, Jésus avait proclamé la venue du royaume de Dieu. Mais pour Jésus, comme pour tous les Juifs vivant à cette époque, ce devait être une entité politique, un vrai « royaume » sur cette terre. Jésus affirmait qu’il y aurait un soulèvement victorieux des Juifs contre l’oppression romaine qui conduirait à une nouvelle situation politique en Palestine. Jésus lui-même serait à sa tête comme Messie. Cela arriverait dans un futur proche, lorsque les masses juives se rallieraient à Jésus, soutien de leur propre libération. Malheureusement quand les autorités romaines eurent connaissance des prêches révolutionnaires de Jésus, ils le perdirent brutalement et efficacement aux yeux de l’opinion publique et le crucifièrent en tant qu’agitateur politique. Les disciples, cependant, s’étaient accoutumés à leur vie itinérante de partisans de Jésus. Déterminés à perpétuer la cause, ils décidèrent de fonder une religion au nom de Jésus. Et ils inventèrent l’idée selon laquelle Jésus était le Messie – non pas le Messie politique que tout le monde attendait, mais un Messie spirituel qui était mort pour les péchés et s’était relevé de la mort. Pour prévenir la réfutation de leurs affirmations, ils volèrent le corps de Jésus dans son tombeau, comme le laissent entendre les récits évangéliques (Matthieu 28,13). Donc, pour Reimarus, les disciples créèrent la religion chrétienne, mais ce n’était pas du tout l’intention de Jésus. Jésus alors n’était pas le Messie, que ce soit au sens physique ou spirituel – et encore moins le préexistant fils de Dieu ou, comme des théologiens l’avanceront ultérieurement, Dieu lui-même, de la « même substance que le Père ». Jésus était un Juif qui prêchait un message révolutionnaire qui le mettait hors la loi et le conduisit à une mort violente. Et ce fut la fin de l’histoire. Aucun spécialiste aujourd’hui n’est d’accord avec cette reconstruction historique de Jésus 12. Mais comme Albert Schweitzer le notait dans son étude classique de 1906, Geschichte der
Leben-Jesu-Forschung, Reimarus, plus que n’importe qui d’autre, a entrepris une recherche critique pour établir ce qui s’est réellement passé dans la vie de Jésus Christ, en partant du principe que les récits évangéliques ne sont pas des comptes rendus exacts mais des récits ultérieurs écrits par des croyants personnellement impliqués dans ce qu’ils affirment 13. Le fondement de cette affirmation tient à des points majeurs que Reimarus a lui-même indiqués : certaines différences entre les récits des Évangiles ne peuvent être conciliées. Il y en a de mineures : Jésus est-il mort l’après-midi avant que le repas de Pâques ait eu lieu comme chez Jean (19,14), ou le matin suivant comme chez Marc (14,12 ; 15,25) ? Joseph et Marie se sont-ils enfuis vers l’Égypte après la naissance de Jésus comme dans Matthieu (2,13-23), ou sont-ils retournés à Nazareth comme dans Luc (2,39) ? La fille de Jairos était-elle mourante quand il vint demander l’aide de Jésus comme dans Marc (5,21-35), ou était-elle déjà morte comme dans Matthieu (9,18) ? Après la résurrection de Jésus, les disciples sont-ils restés à Jérusalem jusqu’à son ascension comme dans Luc (24,1-52), ou sont-ils tout de suite allés en Galilée comme dans Matthieu (28,1-20) ? De telles contradictions (dont beaucoup semblent secondaires mais finissent par être significatives lorsqu’on les observe de près) imprègnent les traditions évangéliques. Certaines de ces différences sont plus importantes, influant sur le but de la mission de Jésus et l’interprétation de son caractère. Ce que toutes ces différences montrent plus ou moins, c’est que chaque auteur d’évangile a un projet – un point de vue qu’il veut faire passer, une interprétation de Jésus qu’il veut faire partager à ses lecteurs. Et il organise son récit de telle sorte qu’il corresponde à ce programme. Mais une fois que nous avons commencé à suspecter l’exactitude historique de nos sources évangéliques, et que nous trouvons des preuves qui corroborent nos soupçons, où cela nous mène-t-il ? Par rapport à nos interrogations sur la nature de l’orthodoxie et de l’hérésie dans le premier christianisme, cela nous conduit loin de l’idée classique que l’orthodoxie s’enracine dans l’enseignement des apôtres rapporté avec exactitude dans les Évangiles du Nouveau Testament. Nous sommes amenés à prendre conscience que les doctrines du christianisme orthodoxe ont dû se développer à une époque plus tardive que celle du Jésus historique, plus tardivement même que nos premiers écrits chrétiens. Ce point de vue qui s’appuie sur des analyses en profondeur des traditions évangéliques effectuées depuis l’époque de Reimarus est généralement partagé par les spécialistes actuels 14.
F. C. BAUR ET LES PREMIÈRES HISTOIRES DU CHRISTIANISME L’intérêt académique pour le Nouveau Testament à l’époque des Lumières ne se concentrait pas uniquement sur Jésus et les Évangiles mais portait aussi sur la fiabilité historique du reste de l’Écriture chrétienne. Des questions d’un intérêt particulier pour la compréhension traditionnelle de l’orthodoxie et de l’hérésie se sont posées quant à l’exactitude de la description des premières communautés chrétiennes dans les Actes. Un autre moment clef dans l’histoire de ces études fut, quelque soixante ans après la publication des Fragments de Reimarus, l’œuvre d’un autre spécialiste allemand, F. C. Baur (1792-1860) 15. Baur fut une figure phare de l’histoire biblique et théologique au XIXe siècle. Spécialiste du Nouveau Testament et de la théologie historique à l’université de Tübingen, de 1826 jusqu’à sa mort, il fut le fondateur de l’école dite de Tübingen, avec son interprétation caractéristique de l’histoire des trois premiers siècles du christianisme comprenant une complète réévaluation de la fiabilité des textes du Nouveau Testament. Des discussions concernant les arguments de cette « école », pour et contre, dominèrent les discussions de spécialistes allemands – et même
anglais – durant toute une génération, et influencent les recherches encore aujourd’hui. Baur était un universitaire à tous égards remarquable – brillant, d’une grande envergure et travailleur acharné. Les histoires sur sa carrière académique relèvent de la légende. À son bureau, chaque matin, à 4 heures, jusqu’à son dernier jour, il a produit l’équivalent de 400 pages de livre chaque année pendant quarante ans. Un de ses premiers écrits donna le ton de l’interprétation de l’histoire de l’Église qui devint le pivot de sa carrière et des travaux de ses étudiants. Dans un ouvrage appelé Le parti du Christ dans la communauté corinthienne, Baur soutenait que le premier christianisme, avant que les livres du Nouveau Testament eurent été achevés, était caractérisé par un conflit entre « Juifs chrétiens » qui demandaient à conserver les liens traditionnels avec le judaïsme et ainsi de garder le christianisme comme une religion particulière (elle était juive), et les « gentilschrétiens » qui demandaient à rompre ces liens pour instaurer une religion universelle (elle était pour tout le monde). Les deux partis en présence avaient à leur tête les deux figures clefs de la première Église, Pierre, pour la faction Juifs chrétiens, et Paul, le chef de file des gentilschrétiens. Selon Baur, il n’y eut pas de net vainqueur entre ces deux groupes, mais une sorte de compromis historique qui émergea, et dans lequel à la fois l’insistance juive-chrétienne pour respecter la Loi et celle des gentils-chrétiens sur le salut pour tous étaient mêlées dans ce qui devint, finalement, l’Église catholique des Juifs et des gentils. Quiconque est familier de la philosophie européenne reconnaîtra là l’influence de Hegel, le philosophe qui comprit que l’histoire procédait dialectiquement, avec une thèse (le christianisme juif) et une antithèse (le christianisme des gentils) ayant abouti à une synthèse (le christianisme catholique). Cette interprétation hégélienne, cependant, ne fut pas simplement appliquée par Baur en termes généraux ; elle fut développée par une analyse très détaillée de textes spécifiques. Les deux clefs de l’argumentation de Baur étaient son affirmation que l’histoire des premiers conflits était dissimulée par la synthèse qui en avait résulté et que les premiers écrits chrétiens ne pouvaient être situés dans leur contexte historique authentique qu’en analysant leur inclination idéologique. L’Apocalypse de Jean, par exemple, est tout à fait juive chrétienne dans son orientation apocalyptique et particulariste (position de la thèse) et les Lettres de Paul aux Galates et aux Romains sont sévèrement antijuives (l’antithèse) 16. Ces livres arrivent très précocement dans le conflit et représentent les deux partis en compétition. Mais les Actes - pour prendre un exemple célèbre et, pour nous, déterminant – sont une force médiane, montrant Pierre et Paul essentiellement d’accord sur les points les plus importants et travaillant à une solution de compromis sur le problème du particularisme et de l’universalisme. Il est frappant, comme les membres de l’école de Tübingen l’ont noté, que les sermons de Pierre (par exemple Actes 2) et de Paul (par exemple Actes 13) ont presque exactement la même teneur. Pierre ressemble à Paul et Paul ressemble à Pierre. D’après la version des Actes, plutôt qu’être en désaccord sur la manière dont Juifs et gentils doivent réagir les uns par rapport aux autres vis-à-vis du Christ, comme ils l’étaient selon le propre récit de Paul dans Galates 2,11-14, les deux apôtres, et tous les autres, sont dépeints en parfait accord sur le sujet (Actes 10–11 ; 15). Les Actes ne sont donc pas un récit historique de ce qui est réellement arrivé mais une tentative d’aplanir les sujets de discorde. Il s’agit d’une œuvre plus tardive, pas du tout de l’époque de Paul mais écrite par quelqu’un qui choisit de montrer que la solution catholique était en place depuis le commencement. Personne, aujourd’hui, ne souscrit plus aux opinions précises de Baur et de l’école de Tübingen. Mais son argument fondamental, à savoir que les Actes, comme les Évangiles, suivent un
programme idéologique qui parfois affecte leur exactitude historique, est largement reconnu. La manière la plus facile de démontrer ce point est, probablement, de comparer ce que les Actes disent de leur principal protagoniste, l’apôtre Paul, et ce que Paul a dit lui-même dans ses lettres. Non seulement il y a de petites différences de détail concernant l’endroit où Paul se trouvait, quand, et avec qui, mais il y a aussi des divergences majeures dans des passages importants sur les activités de Paul, la nature de ses déclarations et la description générale de sa personnalité. Par exemple, Paul a-t-il consulté les apôtres avant d’entreprendre ses activités missionnaires ? Les Actes disent oui (Actes 9,26 sq.), mais Paul dit clairement le contraire (Galates 1,17). Et que Paul pense-t-il des païens qui adorent des idoles ? Sont-ils coupables devant Dieu de violer ce qu’ils savent être vrai à son sujet (selon Romains 1,18-32), ou sont-ils innocents devant Dieu parce qu’ils sont ignorants de la vérité à son sujet (selon les Actes 17,22-31) ? En termes de compréhension générale du message de Paul et de sa mission : Paul se dépeint lui-même comme un missionnaire auprès des gentils ayant cessé, en grande partie, d’adhérer à la loi juive pour accomplir cette vocation ; les Actes, eux, décrivent Paul comme un bon Juif qui n’a jamais rien fait contre la Loi. Et au sujet des interactions de Paul avec ses prédécesseurs apostoliques ? Paul se dépeint comme étant en désaccord avec les apôtres à Jérusalem, spécialement avec Pierre (voir Galates 2,11-14) ; les Actes décrivent les chrétiens complètement en harmonie du début à la fin de la mission de Paul (voir Actes 15,1-24). Ce qui ressort de cette confrontation des textes relève, quant à notre étude, de l’évidence. Les spécialistes reconnaissent largement que les Actes des Apôtres obéissent autant à un programme théologique qu’à un souci d’exactitude historique. Pour cette raison, leur lecture exige un regard critique si l’on veut en faire une base historique de l’interprétation classique des relations entre l’orthodoxie et l’hérésie 17.
W. BAUER AU SUJET DE L’ORTHODOXIE ET DE L’HÉRÉSIE DANS LE PREMIER CHRISTIANISME La troisième question à traiter concerne les comptes rendus d’Eusèbe lui-même, et le crédit qu’on peut accorder à son récit des relations entre chrétiens proto-orthodoxes et hérétiques durant les trois premiers siècles. Dans les premiers temps de l’académisme des Lumières, Eusèbe fut parfois attaqué pour avoir présenté un récit biaisé et non historique 18. À l’appui des nouvelles découvertes de sources primaires montrant la grande variété des christianismes précoces, les spécialistes du XIXe siècle allèrent quelquefois plus loin et soutinrent que son récit était inexact et théologiquement orienté. Mais le récit d’Eusèbe ne fut pas sérieusement examiné avant le début du XXe siècle où sa description de l’unité et de la diversité du premier christianisme subit des critiques dévastatrices. L’étude majeure a été publiée par un autre spécialiste allemand, presque du même nom que le fondateur de l’école de Tübingen, mais ne devant pas être confondu avec lui. Walter Bauer (1877-1960) était un savant d’une vaste et profonde érudition ; son lexique grec reste un outil fondamental pour tous les étudiants du Nouveau Testament en grec. Son ouvrage le plus controversé et influent est une étude des conflits théologiques dans l’Église primitive. Orthodoxie et hérésie au début du christianisme (1934) fut peut-être le livre le plus important du XXe siècle sur l’histoire du premier christianisme. Son but précis est clair : remettre en question le modèle eusébien de la relation entre orthodoxie et hérésie. L’argumentation est incisive et fondée, menée par un maître de toute la littérature survivante de l’aube du christianisme. Certains spécialistes reculèrent horrifiés devant les idées de Bauer, d’autres s’en firent les défenseurs acharnés, mais aucun ne fut indifférent. Les répercussions de l’ouvrage sont encore ressenties aujourd’hui, et les analyses de Bauer ont transformé pour toujours la
manière dont nous considérons les controverses théologiques antérieures au IVe siècle 19. Bauer soutenait que l’Église du premier christianisme ne consistait pas en une orthodoxie unique d’où émergeait une variété de minorités hérétiques concurrentes. A contrario, aussi loin que l’on remonte aux sources du premier christianisme, on peut trouver un certain nombre de formes divergentes, aucune d’entre elles ne représentant une majorité claire et toutepuissante de croyants. Dans certaines régions de l’ancienne chrétienté, ce qui par la suite fut appelé « hérésie » était en réalité la première et principale forme de christianisme. Dans d’autres régions, des opinions plus tard considérées comme hérétiques coexistaient avec des opinions qui finirent par être adoptées par l’Église tout entière, et la plupart des croyants n’établissaient pas de lignes de démarcation nettes entre elles. Dans cette mesure, l’« orthodoxie », dans le sens d’un groupe unifié préconisant une doctrine apostolique partout acceptée par la majorité des chrétiens, n’existait tout simplement pas aux IIe et IIIe siècles. Il n’y avait pas non plus d’« hérésie » accessoirement dérivée d’un enseignement original par l’injection d’idées juives ou de philosophie païenne. Des croyances qui ensuite furent acceptées comme orthodoxes ou hérétiques étaient des interprétations concurrentes du christianisme, et les groupes qui les soutenaient étaient dispersés à travers l’empire. Finalement, l’un de ces groupes ayant plus d’adeptes que tous les autres et s’affirmant comme représentant la vraie foi, s’autoproclama dominant. Sa victoire assurée, il put se qualifier d’« orthodoxe » et marginaliser les partis opposés comme hérétiques. Il réécrivit ensuite l’histoire, faisant apparaître ses idées, et les gens qui les avaient adoptées, comme ayant été majoritaires depuis les temps apostoliques. Comme il ressort clairement de ce croquis rapide, Bauer s’opposait aux termes mêmes du débat entre orthodoxie et hérésie, mais néanmoins les utilisait. Pour lui, les historiens ne pouvaient pas employer le mot orthodoxie pour parler de la croyance correcte et hérésie pour la croyance erronée. Il s’agit de jugements de valeur sur des « vérités » théologiques et l’historien ne peut pas plus se prononcer sur une « vérité » ultime que n’importe qui d’autre. C’est-à-dire que les historiens ne peuvent pas décider qui a raison sur la question de savoir s’il y a un ou deux Dieux ; ils peuvent simplement montrer ce que différentes personnes ont pensé à divers moments. Plus encore, Bauer refusait les implications des termes orthodoxie comme se référant à une certaine position majoritaire et hérésie comme renvoyant à des corruptions ultérieures. La plus grande partie de son livre s’efforce de montrer que ces implications sont complètement fausses. Pourquoi alors continue-t-on à utiliser ces termes ? Pour Bauer, ils demeuraient pratiques pour désigner non pas tant des conflits des IIe et IIIe siècles que de la manière dont ces conflits en vinrent à être compris rétrospectivement. C’est seulement après que les gnostiques, les marcionites, les ébionites et les autres eurent été plus ou moins éliminés, qu’une opinion majoritaire s’imposa ; il y a donc du sens à parler d’orthodoxie, c’està-dire d’un ensemble de croyances adoptées par la majorité des croyants. Parler d’orthodoxie dans la période des tout débuts est une sorte d’anachronisme d’intention qui éclaire le problème en reprenant ses propres termes. Les idées de Bauer ne reposaient pas sur de simples assertions. Son livre présente une analyse détaillée de toutes les sources appropriées dont il disposait. Soixante-dix ans après sa publication, il constitue toujours une lecture incontournable pour les spécialistes du domaine. Bauer continue en étudiant certaines régions géographiques du premier christianisme pour lesquelles nous avons des éléments – particulièrement la ville d’Édesse à l’est de la Syrie, celle d’Antioche à l’ouest de la Syrie, l’Égypte, l’Asie Mineure, la Macédoine et Rome. Pour chaque endroit, il examine les sources chrétiennes disponibles et les soumet à un examen scrupuleux, démontrant que contrairement à ce que dit Eusèbe les formes de christianisme les plus
précoces et/ou prédominantes dans la plupart de ces régions étaient hérétiques (c’est-à-dire des formes que le parti victorieux condamna, par la suite). Le christianisme à Édesse, par exemple, un centre important de l’orthodoxie, était à l’origine marcionite ; les premiers chrétiens d’Égypte appartenaient à différentes catégories de gnostiques, etc. Les chrétiens orthodoxes plus tardifs, une fois qu’ils eurent assuré leur victoire, essayèrent de dissimuler la véritable histoire du conflit. Mais ils ne réussirent pas complètement, et laissèrent des traces qui ont été retrouvées. Mais comment cette forme de christianisme, celle qui est à l’origine des principales branches de l’Église chrétienne jusqu’à notre époque, a-t-elle imposé sa domination ? Pour Bauer, ce fut la sorte de christianisme que l’on trouve principalement, mais pas exclusivement, dans l’Église de Rome, la capitale de l’empire destinée à devenir celle de la chrétienté. Est-ce une surprise que ce soit la forme romaine du christianisme qui soit devenue le christianisme de tout l’empire ? Bauer ne suggère pas simplement que Rome était l’endroit évident d’où l’orthodoxie irait de l’avant et conquerrait le monde chrétien ; à nouveau, il avance des preuves et des arguments. Nous avons déjà vu que le premier écrit chrétien non canonique que nous possédons, 1 Clément, est une lettre des chrétiens de Rome essayant d’influencer le fonctionnement interne de l’Église de Corinthe et appelant dans les termes les plus forts à ce que les presbytres soient réinstallés. Mais pourquoi les chrétiens de Rome étaient-ils concernés par la situation de l’Église de Corinthe ? Est-ce parce que les presbytres déposés, opposés à la nouvelle direction, étaient en fait des tenants de l’interprétation romaine du christianisme ? Peuvent-ils avoir été des chrétiens proto-orthodoxes, alors que leurs adversaires ne l’étaient pas ? En l’occurrence, nous connaissons de faux enseignants rivalisant pour le pouvoir à Corinthe depuis le début – les « super-apôtres » auxquels font allusion les Lettres de Paul aux Corinthiens (2 Corinthiens 11,5), qui paraissent avoir pensé qu’il n’y aurait pas de résurrection future des croyants. Ceux-ci peuvent avoir été des précurseurs des chrétiens gnostiques, qui dévalorisaient l’existence de la chair. À l’époque de 1 Clément, quelque trente années après les lettres de Paul, ce groupe l’avait-il finalement emporté grâce à un coup d’État ? Et les chrétiens romains ont-ils agi pour rétablir la situation ? Il apparaît, en tout cas, que la lettre proto-orthodoxe de 1 Clément eut de l’effet. Le livre luimême finit par avoir un statut sacralisé parmi les chrétiens de Corinthe et fut lu comme Écritures dans leurs services liturgiques quelque soixante-dix ans plus tard selon l’évêque désormais proto-orthodoxe, Denys. Cela ne serait guère vraisemblable si les usurpateurs gnostiques avaient gardé le pouvoir. Il est donc clair pour Bauer que les conflits entre chrétiens étaient aussi des luttes de pouvoir et pas seulement d’ordre théologique. Plus spécifiquement, Bauer souligne que la communauté chrétienne de Rome était, en comparaison avec les autres villes de l’empire, relativement importante. De plus, située dans la capitale, elle avait hérité d’une tradition d’habileté dans le fonctionnement administratif,qui, par un effet de répercussion, profitait à tous. Exploitant les compétences administratives de ses dirigeants et ses vastes ressources matérielles, l’Église de Rome essaya d’exercer de l’influence sur les autres communautés chrétiennes. Entre autres, les chrétiens romains étaient partisans d’une structure assez hiérarchisée, et d’un seul évêque par communauté. L’évêque adéquat une fois en place, certaines idées théologiques pouvaient alors être prêchées et renforcées. De plus l’influence romaine, pour Bauer, était économique : en payant pour la manumission des esclaves et le rachat des prisonniers, l’Église romaine attirait en son sein un grand nombre de convertis reconnaissants, cependant que l’usage judicieux de
dons et d’aumônes permettait un accueil facilité à leurs idées dans les autres Églises. Comme Denys de Corinthe pouvait le dire à Soter, évêque de Rome : Depuis le début il a été dans vos habitudes d’envoyer des contributions à de nombreuses églises dans chaque cité, quelquefois en soulageant la détresse de ceux qui étaient dans le besoin, quelquefois en subvenant aux besoins de vos frères dans les mines par les contributions que vous avez envoyées (Eusèbe, Histoire ecclésiastique 4, 23). Avec le temps, les idées proto-orthodoxes de la communauté romaine devinrent de plus en plus dominantes dans les villes reliées d’une manière ou d’une autre à la capitale, ce qui signifiait, en fin de compte, puisque tous les chemins mènent à Rome, la plupart des villes de l’empire. Vers la fin du IIIe siècle, la forme romaine du christianisme avait établi sa domination. Tout cela fit que quelqu’un comme Eusèbe écrivit le récit, non seulement de la théologie protoorthodoxe romaine mais aussi de la vision romaine de l’histoire du conflit qui, ainsi, fut établie pour les siècles à venir.
RÉACTION À BAUER Les spécialistes reconnurent immédiatement l’importance de la réécriture radicale de l’histoire du premier christianisme. Malheureusement l’ouvrage ne fut pas traduit en anglais avant 1971. La plus grande partie du monde anglo-saxon n’en eut donc connaissance que de seconde main et principalement à travers les réfutations des adversaires de Bauer. Même dans ces conditions, l’impact de l’ouvrage fut immense 20. Des détails spécifiques de la démonstration de Bauer furent immédiatement considérés comme problématiques. Bauer fut accusé, à juste raison, d’attaquer des sources orthodoxes avec un zèle inquisitorial et d’exploiter jusqu’à un degré presque absurde l’argumentation du silence 21. De plus, au sujet de ses affirmations, chacune des régions qu’il a examinées fut l’objet d’examens plus poussés qui n’ont pas toujours confirmé ses conclusions. La plupart des spécialistes d’aujourd’hui pensent que Bauer a probablement sous-estimé l’étendue de la proto-orthodoxie à travers l’empire et surestimé l’importance de l’Église romaine pour le cours des événements 22. Pourtant, des études ultérieures tendirent à montrer encore plus de problèmes dans la position eusébienne sur l’hérésie et l’orthodoxie, et ont confirmé que, pour l’essentiel, les intuitions de Bauer étaient correctes. Le premier christianisme était encore moins ordonné et plus diversifié qu’il ne l’a aperçu 23. Le résultat de ces recherches est qu’aujourd’hui on accepte largement que la proto-orthodoxie ait simplement été une des nombreuses interprétations du premier christianisme. Ce n’était ni une interprétation allant de soi ni une vision apostolique originale. Les apôtres, par exemple, n’enseignaient pas le Credo nicéen ou quelque chose lui ressemblant. En effet, aussi loin que l’on remonte dans le temps, le christianisme fut remarquablement varié dans ses expressions théologiques.
EN SOUTIEN DE LA THÈSE FONDAMENTALE DE BAUER : UNE ÉVALUATION MODERNE DE LA DIVERSITÉ DU PREMIER CHRISTIANISME La pièce fondamentale de cette immense variété vient probablement, de façon quelque peu ironique, des sources proto-orthodoxes mêmes. Eusèbe et ses successeurs citent ces sources longuement, y compris les livres du Nouveau Testament, afin de montrer qu’à chaque tournant, leurs ancêtres proto-orthodoxes furent victorieux et déposèrent les faux maîtres et leurs disciples hérétiques. Mais ce qu’ils ont négligé de souligner, c’est que ces « victoires »
présupposaient l’influence grandissante, et même envahissante, desdits faux maîtres dans les premières communautés chrétiennes. Prenons l’exemple des plus anciens écrits chrétiens, les lettres de Paul. Dans presque toutes ses Églises, celles qu’il a fondées lui-même, il y eut de dangereux « faux maîtres » proposant une interprétation de l’Évangile que Paul trouvait répréhensible et même exécrable. À plusieurs reprises, l’opposition l’emporta et Paul fut contraint d’intervenir pour inverser le courant. Dans sa Lettre aux Galates, par exemple, il a affaire à des « judaïsants », des missionnaires chrétiens expliquant aux convertis de Paul que pour être des vrais membres du peuple de Dieu, ils doivent adopter les usages du judaïsme y compris la circoncision. Le succès de ces prêcheurs est évident dans la réponse furieuse de Paul ; il craint vraiment que la communauté entière soit en train de s’égarer (Galates 1,6-8 ; 3,22-24). Dans sa Lettre aux Corinthiens, il doit à nouveau affronter au sein de sa propre Église des chrétiens qui croient avoir déjà reçu les pleins bénéfices du salut et régner désormais aux côtés de Jésus comme des humains hyperspirituels. Certaines de leurs croyances ressemblent à celles des gnostiques ; Paul a affronté plusieurs de ses adversaires verbalement à Corinthe et s’est vraisemblablement fait humilier en public, ce qui suggère qu’il ait eu le dessous dans la discussion (Romains 1,8-15 ; 15,22-24). Il menace d’une nouvelle visite dans laquelle, promet-il, les choses seront différentes. Sa Lettre aux Romains est adressée à une Église qu’il n’a pas fondée, et est écrite pour les convaincre que son message évangélique est légitime, ainsi le soutiendront-ils dans ses efforts missionnaires plus à l’ouest, en Espagne (voir Romains 1,8-15 ; 15,22-24). Mais pourquoi a-t-il besoin de les convaincre ? Évidemment parce qu’ils le soupçonnent d’enseigner, lui, un faux évangile. Et cela, quelqu’un doit bien le leur avoir dit 24. Des lettres plus tardives écrites au nom de Paul présupposent des tensions internes ultérieures dans ses Églises : une sorte d’étrange mysticisme juif touchant les chrétiens de Colosse (Colossiens 2,8-23), une sorte de millénarisme enfiévré dans 2 Thessaloniciens où les gens ont quitté leur travail pour attendre la fin du monde (2 Thessaloniciens 2,1-12 ; 3,6-15), une sorte de protognosticisme dans 1 Timothée (1 Timothée 1,3-7). Des problèmes d’interprétation erronée de la foi apparaissent aussi dans des livres non pauliniens du Nouveau Testament. Jacques s’oppose brutalement à des chrétiens qui ont adopté la doctrine de la justification par la foi pour signifier que de bonnes actions sont sans rapport avec le salut. La révélation attaque des groupes antinomiens (sans loi) pour renverser la foi. Jude et 2 Pierre fustigent les faux prêcheurs qui ont infiltré les Églises avec leur enseignement trompeur. Je ne peux insister suffisamment sur le fait que tous ces adversaires dans toutes ces communautés se considéraient eux-mêmes comme des disciples du Christ. Les judaïsants de Galatie, les protognostiques de Corinthe, ceux se méfiant de Paul à Rome, les mystiques juifs de Colosse, les millénaristes de 2 Thessaloniciens, les paulinistes extrémistes de Jacques, les libertins de la Révélation et les sans-nom calomniés de Jude et de 2 Pierre : qu’est-ce que tous ces groupes de chrétiens devaient dire d’eux-mêmes ? Nous ne serons jamais sûrs de le savoir. Dans certains cas, peut-être les plus nombreux, ils peuvent avoir prétendu représenter des opinions venant des propres apôtres de Jésus, des opinions chrétiennes originales. On peut penser que les judaïsants de Galatie, au moins, constitueraient un bon exemple. Même après que les livres du Nouveau Testament eurent été écrits, la tendance se poursuivit. Il
y a les Églises connues par le biais d’Ignace en Asie Mineure, toutes mises en danger par des faux prêcheurs, qu’ils soient judaïsants ou docétistes ou les deux. Il y a les hérétiques de la Gaule que l’on connaît par Irénée, qui sont si nombreux que ce dernier avouait ne pas pouvoir compter toutes leurs sectes et encore moins en évaluer le nombre, et si infâmes qu’il lui a fallu cinq livres pour réfuter leurs idées. Il y a les hérétiques d’Afrique du Nord connus par Tertullien qui fustige ses collègues proto-orthodoxes parce qu’il est « scandalisé par le fait véritable que les hérésies règnent à un tel point » (Prescription 1), admettant à contrecœur, par là même, que l’on pouvait trouver des hérétiques absolument partout. Il y a ceux connus par Hippolyte à Rome, si influents que leurs idées fausses avaient atteint les échelons les plus élevés de l’administration de l’Église, influençant les idées de l’évêque de Rome lui-même et menaçant, donc, de se répandre dans toute l’Église. Et cela se poursuivit durant les décennies suivantes. Non seulement l’immense diversité du premier christianisme, mais aussi les frontières indistinctes entre ce qui était considéré comme orthodoxie et hérésie – un des autres sujets de Bauer – paraissent être confirmées par les témoignages. Bien entendu, il y avait certaines lignes de bataille claires, spécialement pour les proto-orthodoxes. Quelqu’un prétendant qu’il y avait trente dieux ou que Jésus ne s’était pas fait chair n’aurait pas échappé aux lourdes attaques d’Irénée ou à l’esprit acerbe de Tertullien. Mais, au IIe et même au IIIe siècle, de nombreux sujets restaient vagues et non résolus. Même des questions aussi fondamentales que la nature de l’existence du Christ n’étaient pas encore bien définies. Nous avons vu comment cela joua dans la controverse patripassianiste. Mais sur des points plus fondamentaux il y avait aussi une certaine absence de clarté. Les christologies docétistes, bien sûr, étaient strictement interdites chez les proto-orthodoxes. Mais à la fois Origène et son prédécesseur Clément d’Alexandrie, champions de la protoorthodoxie de leur époque, exprimaient certaines idées tout à fait singulières sur le corps de Jésus, du moins pour les théologiens qui vinrent plus tard. Les deux soutenaient, par exemple, que le corps de Jésus pouvait facilement changer d’apparence à volonté (par exemple Origène, Sur le sermon sur la montagne 100). Clément allait même plus loin : Mais dans le cas du Sauveur, il serait absurde [de supposer] que le corps, comme tout corps, ait réclamé les aides nécessaires pour sa survie. Car il mangeait, non pas pour le bien du corps, qui était entretenu par une énergie sacrée, mais afin qu’il puisse ne pas venir à l’esprit de ceux qui étaient avec lui une opinion différente de lui ; de telle manière qu’ensuite on ait pu supposer qu’il était apparu sous une forme fantomatique. Mais il était entièrement impassible ; inaccessible à toute émotion, qu’il s’agisse de plaisir ou de peine (Stromates 6, 71, 2). En d’autres termes, Jésus mangeait simplement pour éviter que les gens n’aient des opinions docétistes à son sujet, même si en fait il n’avait pas besoin de manger et ne pouvait ressentir de plaisir ou de souffrance. Il est difficile d’imaginer que cela soit cohérent avec le fait d’avoir un vrai corps de chair et de sang. Et il est même difficile d’imaginer qu’une affirmation pareille puisse être acceptable pour l’orthodoxie des siècles suivants. Mais il s’agit bien de Clément, éminent porte-parole proto-orthodoxe d’une christologie pleine d’ombres mais totalement acceptable pour les autres chrétiens proto-orthodoxes de son époque. Il est nécessaire de faire un dernier point sur la thèse fondamentale de Bauer à propos des relations de l’orthodoxie et de l’hérésie. Il travaillait, bien sûr, uniquement avec les éléments disponibles à son époque, c’est-à-dire au début des années 1930. Depuis, de nouvelles découvertes comprenant des documents complets ont brillamment confirmé sa perspective fondamentale, spécialement ceux de la bibliothèque de Nag Hammadi. On a là une collection de textes conservés précieusement par au moins un groupe de chrétiens, des textes
représentant un large champ de chrétientés différentes, par des auteurs qui supposent, bien sûr, que leurs idées étaient correctes et celles des autres erronées. Certains de ces textes attaquent les chrétiens proto-orthodoxes pour leurs idées fausses. Le christianisme fut encore plus diversifié, les lignes de bataille encore plus floues, le combat encore plus intense que nous pourrions l’imaginer en ne considérant qu’Eusèbe et la vision classique de la relation entre orthodoxie et hérésie.
La victoire de la proto-orthodoxie Se pose toujours une question qui rendait Bauer, et beaucoup d’autres depuis, perplexes. D’accord sur le fait que le premier christianisme ait été aussi diversifié, mais comment le parti que nous avons identifié comme proto-orthodoxe est-il devenu dominant ? Nous avons déjà observé différents facteurs ayant contribué à cette victoire finale :
1) Les proto-orthodoxes revendiquaient des racines anciennes pour leur religion – à la différence des marcionites – en se raccrochant aux Écritures du judaïsme, qui, soulignaient-ils, annonçaient le Christ et la religion établie en son nom. 2) En même temps, ils rejetaient les pratiques du judaïsme contemporain telles qu’énoncées dans ces Écritures – à la différence des ébionites –, permettant à leur forme de christianisme d’être une foi universelle séduisante et praticable pour la majorité des hommes et des femmes du monde antique. 3) Les proto-orthodoxes poussaient à une hiérarchie de l’Église – à la différence de certains gnostiques qui croyaient que chacun (dans les communautés gnostiques) ayant un égal accès à la connaissance secrète qui apporte le salut, chacun avait une égale position dans la foi. La hiérarchie de l’Église était investie d’une autorité qui déterminait ce qui devait être cru, ordonnait le règlement des affaires de l’Église (y compris le culte et la liturgie) et indiquait les livres qui devaient être acceptés comme autorités écrites. 4) Les proto-orthodoxes déterminés à établir une communion générale étaient en constante communication les uns avec les autres. En témoignent les alliés que rencontre Ignace sur sa route vers le martyre et les lettres qu’il écrit en retour, les lettres écrites de Rome à l’Église de Corinthe, ainsi que les récits des martyrs chrétiens envoyés par l’Église de Smyrne à l’occasion de la mort de leur pasteur bien-aimé, Polycarpe. Les proto-orthodoxes étaient intéressés non seulement par ce qui arrivait localement dans leurs propres communautés mais aussi par ce qui se passait dans d’autres communautés ayant le même état d’esprit. Et ils avaient la volonté de répandre leur foi à travers tout le monde connu 25.
D’autres facteurs encore ont joué un rôle, que nous examinerons dans les chapitres suivants ; mais ils se rattachent, d’une manière ou d’une autre, à ceux que nous venons d’énoncer. Il est frappant que tous aient une chose en commun : impliquer des textes écrits. D’ailleurs – simple accident de l’histoire ? –, les traces qui nous sont parvenues sont principalement textuelles. Mais plus encore, il apparaît que la plupart des groupes de premiers chrétiens, peut-être tous, tenaient les textes en haute estime, et considéraient la littérature comme un élément clef des
conflits en cours. Par ailleurs, les membres des différents groupes écrivaient des traités polémiques attaquant leurs adversaires, fabriquaient des documents au nom des apôtres pour justifier leurs propres points de vue, falsifiaient des textes qui étaient en circulation pour les rendre plus conformes à leurs propos et rassemblaient des ensembles d’écrits pour les constituer en une autorité sacrée soutenant leurs propres perspectives. La bataille pour les convertis fut, d’une certaine manière, une guerre des textes, et le parti proto-orthodoxe gagna la bataille la plus ancienne en gagnant la dernière. Un des résultats fut la canonisation des vingt-sept livres que nous connaissons sous le nom de Nouveau Testament. Dans les chapitres qui suivent, nous examinerons différents aspects de la bataille littéraire pour la suprématie, nous verrons plus loin comment ce groupe est sorti vainqueur et, par la suite, a établi le type de christianisme qui nous est parvenu.
1. Traduction œcuménique. 2. Pour des études utiles, voir R. M. Grant, Eusebius as Church Historian, G. Chesnut, The First Christian Historians, et les essais de H. Attridge et G. Atta, Eusebius, Judaism and Christianity. 3. C’est comparable à l’affirmation que « c’est une semence que le sang des chrétiens ». Voir Tertullien, Apologétique, L, 13, trad. de J. P. Waltzing, introduction et notes de P.-E. Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 228-229. 4. Pour l’auteur des Actes des Apôtres, Philippe n’était pas un des douze apôtres d’origine. Voir Actes 6,1-6. 5. Voir R. M. Grant, Greek Apologists of the Second Century, p. 46-48. 6. Voir Irénée, Contre les hérésies 1,23. 7. Les citations d’Eusèbe sont celles de G. A. Williamson, Eusebius. 8. Comme dans la conférence de Jérusalem, appelée à déterminer si les gentils avaient besoin de devenir juifs afin d’être chrétiens. Voir Actes 15,1-29. 9. Pour une présentation de la vie et de la pensée de Reimarus, il est possible de se reporter à l’introduction de C. H. Talbert, in Reimarus : Fragments, édit. par Charles H. Talbert, trad. anglaise de Ralph S. Fraser, Philadelphie, 1970. 10. De 1774 à 1778, sous le titre Les fragments d’un inconnu, Lessing, alors bibliothécaire à Wolfenbüttel, publia des extraits du travail inédit de Reimarus. 11. D’après la traduction anglaise de R. Fraser, in Reimarus : Fragments. 12. Mais pour un livre en particulier qui fait du sensationnel sur un point de vue similaire, voir H. J. Schonfield, The Passover Plot. 13. Voir Geschichte der Leben-Jesu-Forschung [Histoire des recherches sur la vie de Jésus], chap. 2. 14. Pour plus d’informations, voir B. D. Ehrman, Jesus, p. 21-40. 15. Pour un panorama de la vie et de la pensée de Baur, voir P. Hodgson, The Formation of Historical Theology. 16. Ces deux-là, en même temps que 1 et 2 Corinthiens, étaient les seuls livres que Baur acceptait comme authentiquement pauliniens ; les neuf autres étaient des faux, écrits ultérieurement. 17. Pour de plus amples informations sur la fiabilité des Actes des Apôtres, voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 289-292. 18. Attaque déjà bien en vue dans le classique de E. Gibbon, Le déclin de l’Empire romain (1776-1788). Voir, par exemple, sa discussion de l’acceptation naïve par Eusèbe de la version de Constantin de sa victoire sur Maxence, grâce aux mots « Par ce signe tu vaincras » placés sur ses étendards à la suite d’une vision eue en rêve, un récit que Gibbon appelle « la fable chrétienne d’Eusèbe » (vol. 2, chap. 20). 19. Pour certaines des premières réactions à Bauer, voir l’annexe 2 de la traduction anglaise, « The reception of the book », écrite par G. Strecker, révisée et mise à jour par R. Kraft. Une bibliographie additionnelle peut être consultée dans B. D. Ehrman, The Orthodox Corruption of Scripture, chap. 1. 20. Voir, par exemple, l’essai complémentaire de G. Strecker (trad. de R. Kraft), « The reception of the book », dans la traduction anglaise d’Orthodoxie et hérésie, p. 286-316. En complément, voir D. Harrington, « The reception of Walter Bauer’s Orthodoxy and Heresy in Earliest Christianity during the last decade ». 21. Un exemple : pourquoi ni Ignace, ni Polycarpe n’écrivirent-ils de lettres aux chrétiens de Thessalonique ? La réponse de Bauer : parce que les Thessaloniciens devaient être des gnostiques ! Mais comment pouvons-nous savoir qu’ils ne leur ont jamais envoyé de lettres ?
22. On peut signaler, par exemple, que ni les lettres de Paul écrites à Rome, ni la lettre 1 Clément écrite de Rome ne négocient explicitement avec l’hérésie. Et Le pasteur d’Hermas, aussi écrit à Rome, mais au milieu du IIe siècle, se concentre non pas sur la théologie proto-orthodoxe mais sur les considérations éthiques sur ceux qui tombent dans le péché après avoir été baptisés. De plus, il ne semble pas y avoir encore eu une hiérarchie proto-orthodoxe à Rome : Ignace pousse au mono-épiscopat, mais dans sa lettre aux Romains il ne suppose pas qu’il y ait un seul évêque. Pas plus que 1 Clément ou Hermas. Et même, pour défendre Bauer, la théologie « correcte » (proto-orthodoxe) devient importante dans les cercles romains au milieu du IIe siècle : Marcion, par exemple, fut excommunié de l’Église vers 144 ap. J. C., comme le furent les théodotiens, quelques décennies plus tard. Et Hippolyte s’érigea en antipape, précisément parce que l’évêque Calliste s’en tenait à une christologie patripassianiste. 23. Voir, par exemple, les essais érudits et captivants de H. Drijvers, East of Antioch. 24. Pour plus de détails, voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 350-352. 25. En cela, ils n’étaient pas les seuls. Les marcionites utilisaient aussi cette stratégie, mais, apparemment, beaucoup moins efficacement.
L’arsenal des conflits : traités polémiques et insultes personnelles 9
Les disputes doctrinales du premier christianisme ne furent pas menées à coups de pioche et de sabre. Ce fut une bataille de mots. Les mots prononcés étaient critiques, nous pouvons le supposer, et les conversations quotidiennes, les sermons, les instructions hebdomadaires, les discussions privées et les débats publics doivent avoir influencé les opinions d’une manière ou d’une autre. Malheureusement, nous n’avons accès à rien de ce qui s’est réellement dit dans la chaleur de la bataille, sauf lorsque quelqu’un s’est chargé de le noter 1. Mais les mots écrits étaient eux-mêmes aussi importants puisque les adversaires théologiques croisaient le fer métaphoriquement, s’attaquant aux idées de l’autre, jetant l’opprobre sur sa personne, faisant appel à des écrits autorisés antérieurs pour soutenir leurs opinions, fabriquant des documents au nom de ces autorités lorsque cela était nécessaire ou utile, rassemblant des livres sacrés dans des canons et leur assignant un statut divin. Nous avons eu connaissance, depuis le début, des attaques écrites des proto-orthodoxes à l’encontre des chrétiens d’autres obédiences. Les écrits d’hérésiologues tels qu’Irénée et Tertullien, par exemple, ont longtemps été disponibles même si d’autres, ainsi ceux d’écrivains du IIe siècle tels Hégésippe et Justin, ont en grande partie disparu. Mais jusqu’à récemment, nous n’étions pas très bien informés des offensives contre les proto-orthodoxes ; on ne disposait que de quelques indications éparpillées révélant combien les batailles avaient dû être virulentes. Cette littérature polémique ayant été presque complètement détruite ou perdue, ce qui nous reste de la période ne vient que d’un seul parti – au point que de nombreux lecteurs ont simplement accepté l’idée que les « hérétiques » avaient peu à dire et étaient plus ou moins obligés de se soumettre à une littérature cinglante à laquelle ils ne savaient que répondre. Un regard plus attentif sur les textes ayant survécu, cependant, qui en incluent certains découverts depuis peu, suggère une vision plus réaliste : ceux qui pensaient avoir raison – c’est-à-dire chacun des partis en cause – s’élevèrent et combattirent pour leurs idées, et la bataille des mots fut partout menée de bon cœur. Simplement, ce n’est pas parce que l’un des partis a triomphé que nous devons supposer que sa victoire était assurée d’emblée ou que ses adversaires ont été facilement battus. Même si son nom, sa corpulence, sa force et sa dextérité ne sont pas parvenus à la postérité, le perdant d’un combat de poids lourds peut tout à fait avoir été un rude cogneur.
Les ébionites contre paul le proto-orthodoxe : la littérature pseudo-clémentine Un des indices d’une bataille littéraire intense – plutôt qu’un assaut à sens unique – ayant fait rage durant les premiers siècles du christianisme nous est parvenu par le biais d’écrits connus depuis de nombreuses années mais admis comme polémiques contre les chrétiens protoorthodoxes seulement à l’époque moderne 2. Nous avons déjà vu que les chrétiens des IIe et IIIe
siècles étaient friands d’histoires sur les apôtres et leurs aventures missionnaires après l’ascension de Jésus, recueillies à l’époque dans des récits apocryphes comme les Actes de Jean et les Actes de Pierre. Des récits circulaient aussi, à l’occasion, sur des compagnons des apôtres, comme les Actes de Thècle. Parmi cette dernière catégorie de récits figurent les histoires légendaires sur Clément, l’évêque de Rome, l’auteur célèbre de 1 Clément. Il existe, en fait, deux ensembles ayant survécu en même temps que d’autres écrits. Le premier est constitué de vingt Homélies que l’on dit avoir été prononcées par Clément, et dans lesquelles il parle de ses voyages et de ses aventures, et notamment de ses contacts étroits avec l’apôtre Pierre qui l’avait converti à la foi en le Christ. L’autre ensemble important est un récit en dix livres des voyages de Clément motivés par la recherche de ses parents perdus. La quête finit heureusement, donnant son nom au récit : les Reconnaissances. La relation entre les Homélies et les Reconnaissances est très complexe, il s’agit de l’un des sujets les plus épineux que les spécialistes de la littérature chrétienne antique aient eu à traiter. Les deux récits paraissent provenir d’une sorte de document plus ancien qui aurait été modifié et édité de différentes manières selon les époques ; de plus, ils s’opposent parfois tout à fait ouvertement à d’autres formes de christianisme, y compris proto-orthodoxe. Prises ensemble, ces différentes œuvres sont connues sous le nom de littérature pseudoclémentine 3. L’intrigue de base de ces livres est la recherche par Clément de sa famille et de la vérité. Clément appartenait à une famille aristocratique de Rome. Lorsqu’il était jeune, sa mère eut une mystérieuse vision qui lui fit quitter la ville avec ses deux jumeaux, les frères aînés de Clément. Finalement, son père partit pour les retrouver ; lui non plus, ne revint pas. Pendant ce temps, Clément grandit et se consacra lui-même à une quête religieuse qui le fit aller d’une forme de philosophie païenne à une autre, aucune d’entre elles ne satisfaisant sa curiosité intellectuelle. C’est alors qu’il entend dire que le Fils de Dieu est apparu en Judée et qu’il part pour le rencontrer. Mais il est trop tard. Lorsque Clément arrive, Jésus a déjà été exécuté. Clément rencontre l’apôtre Pierre, se convertit à la foi en le Christ et accompagne Pierre dans ses voyages missionnaires. Ils sont riches en aventures, parmi lesquelles, notamment, plusieurs confrontations de Pierre avec Simon le Magicien, que Pierre remporte avec l’aide miraculeuse de Dieu. À la fin, Clément parvient à retrouver toute sa famille, et ainsi l’harmonie est reconstituée. Il a trouvé la vraie foi, en même temps que ses parents et ses frères. L’hérétique Simon le Magicien occupe une place importante dans ces récits. Mais par endroits, il apparaît que la personne à laquelle s’oppose Pierre n’est pas le magicien que nous connaissons par les Actes des Apôtres 4. Celui-ci paraît être un nom de code pour nul autre que l’apôtre Paul. C’est-à-dire que, dans une certaine mesure, c’est Paul qui est désigné comme l’ennemi attaqué dans ces livres. L’Évangile de Pierre, qui insiste sur la validité intacte de la loi de Moïse pour tous les chrétiens, Juifs et gentils, est ici opposé aux opinions hérétiques de Paul, accusé de prêcher une version du message chrétien littéralement illégale. La controverse entre Pierre et Paul présupposée dans ces récits fictionnels est fondée sur un conflit réel, historique, entre eux, dont témoignent les propres écrits de Paul. Dans sa lettre aux Galates, en particulier, Paul parle d’une discussion publique avec Pierre dans la cité d’Antioche sur la question de savoir si les gentils devenus chrétiens ont le devoir d’observer la loi juive (Galates 2,11-14). Paul rapporte la rencontre et énonce, dans les termes les plus durs, son propre point de vue : les gentils n’ont aucune raison d’observer la Loi. Comme les spécialistes l’ont depuis longtemps noté, toutefois, Paul n’indique pas le résultat de l’altercation publique – ce qui conduit à soupçonner que ce fut un débat perdu par lui, au moins aux yeux de ceux qui y assistaient. Les écrits pseudo-clémentins reprennent la discussion pour montrer Pierre soutenant la validité
persistante de la Loi contre Paul, déguisé de manière à peine voilée en Simon le Magicien. Les livres sont préfacés par une lettre prétendument de Pierre à Jacques, le frère de Jésus à la tête de l’Église de Jérusalem (une des nombreuses lettres que nous possédons qui ont été fabriquées au nom de Pierre). Pierre y parle de son « ennemi » qui enseigne aux gentils de ne pas obéir à la Loi, et il expose sa propre position en contraste : Car certains parmi les gentils ont rejeté mes sermons légitimes et ont préféré une doctrine illégale et absurde de l’homme qui est mon ennemi. Et, en effet, certains ont tenté, pendant que j’étais encore vivant, de déformer mes mots en les interprétant de différentes manières, comme si j’enseignais la dissolution de la Loi […]. Mais cela peut-il empêcher Dieu ! Car faire une telle chose signifie agir contrairement à la loi de Dieu qui fut donnée à Moïse et confirmée par notre Seigneur dans sa continuation éternelle. Car il a dit : « Le ciel et la terre disparaîtront, mais pas un iota ne disparaîtra de la Loi » (lettre de Pierre à Jacques 2,3-5) 5. La Loi de Moïse, par conséquent, doit toujours être observée par les Juifs et les gentils. Cela suffit pour reconnaître de quel « ennemi » de Pierre il s’agit, le seul qui s’oppose à cette vision des choses « parmi les gentils ». L’apôtre Paul se dépeint constamment lui-même comme l’apôtre des gentils et insiste pour qu’ils n’observent pas la Loi (Galates 2,15 ; 5,2-5). Comme pour celui qui peut avoir soutenu que Pierre lui-même poussait « à la dissolution de la Loi », on n’a pas besoin de chercher loin : le livre des Actes du Nouveau Testament, que l’on dit avoir été écrit par le compagnon de voyage de Paul, Luc, dépeint Pierre comme prenant justement cette position (Actes 15,10-11). Malgré ses efforts, Paul et les Actes furent finalement intégrés au canon orthodoxe, alors que pour cet auteur ce sont des textes hérétiques. Cet écrit pseudoclémentin, ensuite, paraît inclure une polémique ébionite contre la position adoptée par le christianisme proto-orthodoxe. Les attaques contre Paul et ce qu’il défend deviennent cependant plus évidentes dans certaines parties des Homélies. Dans un chapitre, en particulier, on lit que Pierre a développé la notion que dans le plan de Dieu pour les humains, le moins précède toujours le plus. Et ainsi, Adam eut deux fils, le meurtrier Caïn et le vertueux Abel ; deux aussi sont advenus à Abraham, le paria, Ismaël, et l’élu, Isaac ; et d’Isaac naquirent Ésaü, l’impie, et Jacob, le béni. À une époque plus récente, deux hommes apparurent dans le champ de la mission des gentils, Simon (Paul) et Pierre, qui était bien sûr le plus grand des deux et « qui apparut plus tard [que Paul] et se heurta à lui comme la lumière aux ténèbres, la connaissance à l’ignorance, la guérison à la maladie » (Homélies 2, 17). Un dernier exemple de la polémique se trouve dans une scène imaginaire où Pierre reproche à Paul, de manière à peine voilée, de penser que sa brève rencontre visionnaire avec le Christ pourrait l’autoriser à émettre un message évangélique différent de ceux qui ont passé un temps considérable avec Jésus alors qu’il était toujours vivant et parmi eux. Et si notre Jésus t’est apparu aussi et que tu l’as connu en une vision et que tu l’as rencontré aussi en colère qu’un ennemi [rappel : Paul a eu sa vision alors qu’il était encore en train de persécuter les chrétiens ; Actes 9], cependant il ne t’a parlé que par des visions et des rêves ou des révélations extérieures. Mais quelqu’un peut-il acquérir la compétence d’enseigner à travers une vision ? Et si tu penses que c’est possible, pourquoi alors notre Maître a-t-il passé une année entière avec nous, alors que nous étions éveillés ? Comment pouvons-nous même être sûrs qu’il t’est bien apparu ? […] Mais si tu as été visité par lui pendant une heure et instruit par lui et de ce fait es devenu un apôtre, alors proclame ses mots, expose ce qu’il a enseigné, sois l’ami de ses apôtres et ne lutte pas avec moi qui suis son confident ; car tu as de l’hostilité à mon encontre, qui suis un roc solide, la pierre de fondation de l’Église (Homélies
17, 19). Pierre, et non pas Paul, est la véritable autorité pour interpréter le message de Jésus. Paul a corrompu la vraie foi fondée sur une brève vision qu’il a sans doute mal interprétée. Paul est donc l’ennemi des apôtres, non leur chef. Il est hors de la vraie foi, c’est un hérétique à bannir, non pas un apôtre devant être suivi. Les écrits pseudo-clémentins, alors, spécialement dans leur forme plus ancienne qui fut modifiée au cours des siècles, paraissent présenter une sorte de polémique ébionite contre le christianisme paulinien et contre les proto-orthodoxes des IIe et IIIe siècles qui continuent à suivre Paul en rejetant la loi de Moïse. Pour ces chrétiens ébionites, la Loi fut donnée par Dieu, et, contrairement aux affirmations de Paul et de ses successeurs proto-orthodoxes, elle continue à être nécessaire pour le salut dans le Christ.
Les assauts gnostiques contre la proto-orthodoxie De toute la littérature polémique qui a dû être écrite contre les proto-orthodoxes par leurs adversaires, celle sur laquelle nous en savons le plus est sans doute celle produite par les gnostiques. C’est la conséquence directe de la découverte de la bibliothèque de Nag Hammadi, qui contient plusieurs traités attaquant les positions proto-orthodoxes. Avant cette découverte nous pressentions que des batailles devaient avoir fait rage, mais nous ne connaissions que les nombreuses attaques d’Irénée, de Tertullien, d’Hippolyte et de leurs successeurs – des pages et des pages de polémique acharnée destinées à détruire leurs ennemis gnostiques et à éliminer leurs idées. Nous examinerons ces tactiques proto-orthodoxes dans un moment. Pour l’instant étudions ce que l’autre partie avait à dire 6. La polémique gnostique est un peu différente de ce à quoi on pourrait s’attendre. Les gnostiques – du moins ceux sur lesquels nous sommes informés – ne soutenaient pas que les idées proto-orthodoxes étaient complètement fausses. Ces idées étaient plutôt considérées comme inadéquates et superficielles – en réalité, ridiculement inadéquates et superficielles. Ce qui signifie que les gnostiques ne déniaient pas la validité des affirmations doctrinales protoorthodoxes en elles-mêmes ; au lieu de cela, ils les réinterprétaient d’une manière qu’ils considéraient plus spirituelle et pénétrante. Les gnostiques pouvaient accepter les croyances proto-orthodoxes, lire les Écritures proto-orthodoxes, accepter les sacrements protoorthodoxes. Mais ils interprétaient toutes ces choses différemment car ils avaient une vision plus complète grâce à leur connaissance (gnosis) supérieure de la vérité divine. Et ainsi, comme les hérésiologues proto-orthodoxes eux-mêmes s’en plaignaient, les gnostiques n’étaient pas des ennemis extérieurs. Ils étaient des ennemis de l’intérieur, fréquentant les Églises protoorthodoxes mais se considérant eux-mêmes comme une élite spirituelle, un cercle d’initiés qui reconnaissait la signification spirituelle plus profonde des doctrines, des Écritures, des rituels, que les proto-orthodoxes considéraient (simplement) sur leurs apparences. Parmi les attaques gnostiques sur la superficialité des idées proto-orthodoxes, aucune n’est plus fascinante que l’Apocalypse copte de Pierre découverte à Nag Hammadi. À ne pas confondre avec l’Apocalypse proto-orthodoxe de Pierre dans laquelle Pierre fait une visite guidée du ciel et de l’enfer. L’« Apocalypse » de Nag Hammadi, ou la « Révélation », dépeint la vraie nature du Christ et fustige l’ignorance des simples d’esprit (les proto-orthodoxes) qui ne la reconnaissent pas. Le livre commence par les enseignements du « Sauveur » qui informe Pierre qu’il y a beaucoup de faux maîtres qui sont « aveugles et sourds », qui blasphèment la vérité et enseignent ce qui
est mauvais. Pierre, d’un autre côté, recevra la connaissance secrète (Apocalypse de Pierre 73). Jésus persiste à dire à Pierre que ses adversaires n’ont « aucune perspicacité ». Pourquoi ? Parce qu’« ils s’en tiennent fermement au nom d’un homme mort 7 ». En d’autres mots, ils pensent que c’est la mort de Jésus qui importe pour le salut. Cela, bien sûr, avait été l’opinion proto-orthodoxe depuis le début. Mais pour cet auteur, ceux qui soutiennent une telle chose « blasphèment la vérité et répandent l’enseignement du mal » (74). Effectivement, ceux qui se confessent à un homme mort adhèrent à la mort et non pas à la vie immortelle. Ces âmes sont mortes et furent créées pour la mort. Toutes les âmes ne viennent pas de la vérité ni de l’immortalité. Car toutes les âmes de ces époques sont assignées à la mort. En conséquence, c’est toujours une esclave. Elle est créée pour ses désirs et leur éternelle destruction, pour lesquels et dans lesquels elles existent. Elles [les âmes] aiment les créatures matérielles qui vont de l’avant avec elles. Mais les âmes immortelles ne sont pas comme celles-là, ô Pierre. Mais effectivement, aussi longtemps que l’heure n’a pas sonné, elle [l’âme immortelle] ressemblera à la mortelle (75). Dans la société, les gnostiques peuvent paraître semblables aux autres, mais ils sont différents, détachés des biens matériels ou mus par leurs désirs. Leurs âmes sont immortelles ; même si cela n’est pas très connu : « Les autres ne comprennent pas les mystères, mais ils parlent de ces choses qu’ils ne comprennent pas. Néanmoins, ils se vanteront que le mystère de la vérité soit uniquement à eux » (Apocalypse de Pierre 76). Qui sont ceux qui ne parviennent à comprendre, qui n’enseignent pas la vérité ? « Et il y en aura d’autres de ceux qui ne sont pas des nôtres, de ceux qui se nomment eux-mêmes “évêques” et aussi “diacres”, comme s’ils avaient reçu leur autorité de Dieu […]. Ces gens sont des canaux asséchés » (79). Voilà qui est peu flatteur pour les dirigeants des Églises chrétiennes. Ils ne sont pas des fontaines de connaissance et de sagesse mais des lits de rivière asséchés. Mais qu’est-ce que cette connaissance accessible aux âmes immortelles qui ne sont pas attachées aux choses matérielles ? C’est la connaissance de la vraie nature du Christ lui-même et de sa crucifixion, laquelle est seulement pensée de manière erronée (par les protoorthodoxes) comme se référant à la mort du Christ pour nos péchés. En fait, le véritable Christ ne peut être touché par la douleur, la souffrance et la mort, et se situe bien au-dessus de tout cela. Ce qui a été crucifié, ce n’est pas le Christ divin mais sa coquille physique. Dans une scène captivante, Pierre est décrit assistant à la crucifixion, et admet être troublé par ce qu’il voit : Quand il eut dit ces choses, je le vis être apparemment saisi par elles. Et je dis : « Qu’est-ce que je vois, ô Seigneur ? Est-ce vous-même dont ils s’emparent ? Qui est celui sur la croix qui est heureux et riant ? Et est-ce une autre personne dont ils clouent les pieds et les mains ? » Jésus fait alors une réponse stupéfiante qui montre la vraie signification de la crucifixion : Le Sauveur me dit : « Celui que tu vois sur la croix, heureux et souriant, est le Jésus vivant. Mais celui dont les mains et les pieds sont en train d’être cloués est sa partie matérielle, qui en est le substitut. Ils sont en train de faire honte à ce qui lui ressemble. Mais regarde-le et regardemoi » (Apocalypse de Pierre 81). C’est seulement l’apparence physique de Jésus qui est mise à mort. Le Christ vivant transcende la mort, et littéralement transcende la croix. Car il est ici, dessus, riant de ceux qui pensent qu’ils peuvent le blesser, de ceux qui pensent que l’esprit divin qui est en lui peut souffrir et
mourir. Mais l’esprit du Christ est au-dessus de la peine et de la mort, comme le sont les esprits de ceux qui comprennent qui il est réellement, ceux qui connaissent la vérité sur qui ils sont réellement – des esprits incarnés dans une apparence physique qui ne peuvent subir la mort. La vision continue : Et je vis quelqu’un sur le point de s’approcher de nous et qui lui ressemblait, encore lui qui était riant sur la croix, et était plein d’un esprit pur, et il était le Sauveur […]. Et il me dit : « Sois fort ! Car tu es celui à qui ces mystères ont été offerts, pour savoir à travers la révélation que celui qu’ils ont crucifié est le premier-né, et la maison des démons, et l’abri de terre dans lequel ils habitent, appartenant à Élohim (c’est-à-dire le Dieu de ce monde) et appartenant à la Croix qui est sous la Loi. Mais celui qui se tient près de lui est le Sauveur vivant, la première partie de lui qu’ils ont saisie. Et il a été relâché. Il se tient joyeux regardant ceux qui l’ont persécuté […]. En conséquence, il rit de leur manque de perception. En effet, celui qui souffre doit rester, puisque le corps est le substitut. Mais ce qui fut libéré était mon corps incorporel » (Apocalypse de Pierre 82). Le corps est juste une coquille, appartenant au créateur de ce monde (Élohim, le mot hébreu pour Dieu dans l’Ancien Testament). Le véritable moi est à l’intérieur et ne peut être touché par la souffrance physique. Ceux qui n’ont pas cette vraie connaissance pensent qu’ils peuvent tuer Jésus. Mais le Jésus vivant s’élève au-dessus de tout cela et rit d’eux avec mépris. Et qui est réellement l’objet de sa dérision ? Le proto-orthodoxe qui pense que la mort de Jésus est la clef du salut. Pour cet auteur, c’est une idée risible. Le salut ne vient pas dans le corps ; il vient en échappant au corps. Ce n’est pas la mort de Jésus qui sauve mais Jésus vivant. Des soi-disant croyants qui ne comprennent pas ne sont pas les bénéficiaires de la mort de Jésus ; celle-ci se moque d’eux.
On peut trouver une attaque contre les proto-orthodoxes, relatée de manière proche, dans un autre traité de Nag Hammadi, le Second Traité du Grand Seth qui, comme l’Apocalypse de Pierre, ridiculise ceux qui ont une compréhension superficielle, littérale de la mort de Jésus : Pour ma mort, qu’ils pensent arrivée, arrivée à [la place d’]eux dans leur erreur et leur aveuglement. Ils clouent leur homme à leur [propre] mort. Car leurs esprits ne me voyaient pas, car ils étaient sourds et aveugles […]. Comme pour moi, d’un côté ils me voyaient ; ils m’ont puni. Un autre, leur père, fut celui qui a bu l’amertume et le vinaigre ; ce n’était pas moi. Ils me frappaient avec le roseau ; un autre était celui qui portait la croix sur son épaule, qui était Simon. Un autre était celui qu’ils ont couronné de la couronne d’épines. Mais je fus réjoui dans les hauteurs au-dessus de toutes les richesses des archontes […] riant de leur ignorance […]. Car je continuais à changer mes formes au-dessus, me transformant d’apparence en apparence (Second Traité du Grand Seth 55-56) 8. Cette notion de Jésus changeant de formes rappelle l’une des versions les plus perturbantes de la crucifixion à avoir été proposées par un prêcheur gnostique, et que l’on ne trouve pas dans les traités découverts à Nag Hammadi mais dans les écrits de Basilide, aujourd’hui perdus, rapportés par Irénée. Les récits du Nouveau Testament indiquent que sur la route de la crucifixion, Simon de Cyrène fut obligé de porter la croix de Jésus (voir Marc 15,21). Selon Basilide, Jésus profita de l’opportunité d’effectuer un échange surnaturel, se transformant luimême pour ressembler à Simon, et transformant l’apparence de Simon pour qu’il lui ressemble. Les Romains s’apprêtèrent alors à crucifier Simon, alors que le vrai Jésus se tenait sur le côté, s’amusant de son subterfuge (Contre les hérésies 1, 24, 3). Simon, apparemment, ne trouva pas
cela drôle. Mais le rire de Jésus n’a pas pour seul objet les tours qu’il peut jouer. Dans ces récits le rire est directement dirigé contre ceux qui n’ont pas d’yeux pour voir et ne comprennent pas la vraie nature de Jésus ou la signification de sa prétendue mort sur la croix. Les vrais « gnostiques », d’un autre côté, comprennent : ils savent d’où ils viennent, comment ils sont arrivés là et comment ils repartiront. Après la mort de cette coquille mortelle, ils retourneront à leur demeure céleste, n’ayant trouvé le salut ni dans le corps ni en ce monde. Quelqu’un qui ne parvient pas à comprendre la nature de ce salut, qui regarde seulement la surface des choses, seulement l’extérieur, le côté matériel de la réalité, est à juste raison risible, et pour Jésus et pour ceux qui ont reçu cette vérité.
Les proto-orthodoxes à l’attaque Dans un autre sens, cependant, ce sont les proto-orthodoxes qui eurent le dernier mot. Par leurs attaques polémiques, les proto-orthodoxes sont parvenus à expulser les gnostiques de leurs églises, à détruire leurs Écritures spécifiques et à annihiler ceux qui les suivaient. La destruction fut si efficace que ce n’est qu’à une époque récente que nous avons pu nous faire une idée un peu plus précise de ce que représentaient en fait les gnostiques durant les premiers siècles du christianisme et de la manière dont ils essayèrent de se défendre. La trace principale, sinon unique, de leur confrontation, c’était les virulentes diatribes écrites par leurs adversaires proto-orthodoxes. Certes, ces attaques littéraires suffisaient à faire soupçonner que les proto-orthodoxes s’élevaient contre quelque chose qu’ils craignaient réellement ; et nous avions de bonnes raisons de penser que les craintes reposaient sur une réalité sociale substantielle. Mais avant la découverte de Nag Hammadi, nous étions plus ou moins dépourvus d’éléments sur les arguments des adversaires gnostiques. La stratégie des hérésiologues proto-orthodoxes, elle, est assez évidente. Ils répétaient, dans leurs écrits, encore et encore les mêmes accusations jusqu’à ce qu’elles deviennent des stéréotypes.
UNITÉ ET DIVERSITÉ La stratégie proto-orthodoxe impliquait, notamment, d’insister sur la notion d’« unité » à tous les niveaux. Les proto-orthodoxes insistaient sur l’unité de Dieu avec sa création : il y a un seul Dieu, et il a créé le monde. Ils insistaient sur l’unité de Dieu et de Jésus : Jésus est le seul Fils du seul Dieu. Ils insistaient sur l’unité de Jésus et du Christ : il est « un et le même ». Ils insistaient sur l’unité de l’Église : les divisions sont provoquées par les hérétiques. Et ils insistaient sur l’unité de la vérité : la vérité n’est pas contradictoire ou en désaccord avec elle-même. Plus encore, comme nous l’avons vu, les auteurs proto-orthodoxes soulignaient que leurs idées étaient les mêmes depuis le tout début : il y avait donc une continuité dans l’histoire de leur croyance qui prenait naissance dans l’unité de Jésus et de ses apôtres, et des apôtres avec leurs successeurs, les évêques. Partout où il y a eu désunion, il y a eu problème. Et le problème ne se situait pas simplement au niveau social de la communauté ; c’était un problème qui devenait profond, aussi profond que la vérité de l’Évangile. La désunion montre la division et la division ne vient pas de Dieu. Cette interprétation fut appliquée très tôt aux « hérésies », car les hérésies étaient réputées apporter non pas l’unité mais la division. Elles séparaient Dieu de sa création, le créateur de Jésus, Jésus du Christ. Elles divisaient les Églises et divisaient la vérité. Et le fait que les
hérétiques soient divisés entre eux était le signe évident que leurs idées ne pouvaient venir de Dieu. À un moment, Irénée se lamente sur sa propre incapacité à affronter les sectes de l’intérieur, les gnostiques valentiniens : « Ils diffèrent tellement entre eux, à la fois sur le respect de la doctrine et celui de la tradition, et ceux qui sont reconnus comme étant les plus modernes font tellement d’effort pour imaginer de nouvelles opinions et répandre ce que nul n’avait jamais entendu auparavant, qu’il est difficile de décrire leurs opinions » (Contre les hérésies 1, 21, 5) 9. Non seulement il n’était pas évident de décrire toutes leurs opinions, mais la diversité que l’on trouvait chez les gnostiques valentiniens montrait à Irénée que le système entier n’était que mensonge : « Les vrais pères de cette fable [le mythe gnostique] diffèrent entre eux, comme s’ils avaient été inspirés par divers esprits trompeurs. Cela constitue une preuve a priori que la vérité proclamée par l’Église est inébranlable et que toutes les théories de ces hommes sont un tissu d’erreurs » (Contre les hérésies 1, 9, 5). Ou, comme Tertullien le dit un peu plus sobrement : « Où l’on trouve la diversité de doctrine, on peut être sûr de trouver la corruption des Écritures et de leur expression » (Prescription 38) 10.
SENS ET NON-SENS Ce ne sont pas simplement les contradictions internes des hérétiques qui étaient attaquées, mais aussi les contradictions avec ce que les proto-orthodoxes considéraient comme étant logique et de bon sens. Nombre de ces contradictions impliquaient des mythes compliqués sous-tendant les idées des différents groupes gnostiques. Avant d’examiner dans le détail certaines objections proto-orthodoxes, je voudrais montrer que certains spécialistes en sont venus à suspecter que les chrétiens gnostiques, en fait, ne traitaient pas leurs mythes comme des descriptions littérales du passé, à la manière dont les fondamentalistes chrétiens modernes peuvent traiter les chapitres d’ouverture de la Genèse. À l’époque moderne, la plupart des Églises chrétiennes non fondamentalistes s’accordent sur le fait que la Genèse contient des récits mythiques et légendaires et que l’on n’a pas à croire littéralement en la création de l’univers en six jours, ni en l’existence d’Adam et Ève comme personnages historiques, pour appartenir à l’une de ces communautés. Les chrétiens gnostiques, apparemment, avaient la même approche de leurs mythes. Les proto-orthodoxes, les hérésiologues, cependant, interprétaient leurs mythes d’une manière littérale, les considérant comme des affirmations sur le passé et montrant, par là même, combien ils étaient ridicules. Il pourrait s’agir d’un exemple d’attaque qui, bien que complètement à côté de la cible, se révéla, d’un point de vue rhétorique, convaincante pour un large public. Simplement raconter les mythes longuement, l’un après l’autre, peut les faire paraître absurdes, et Irénée et ses disciples semblent l’avoir compris. Comment des descriptions aussi complexes de la Création pourraient-elles être correctes ? De plus, soulignent-ils, un ensemble de mythes ne peut être concilié avec un autre – en supposant que les deux contiennent des révélations sur ce qui s’est produit dans le passé. Mais les hérésiologues ne se contentèrent pas de fournir tous les détails, page après page. Ils continuèrent à mettre les mythes en pièces pour montrer qu’ils ne pouvaient pas être vrais. Par exemple, en discutant la théogonie (le récit sur l’origine du royaume divin) gnostique valentinienne, Irénée observe que dans l’un des principaux mythes, parmi les premiers groupes d’éons qui émergèrent du seul vrai Dieu, il y avait à la fois le Silence (Sige) et la Parole (Logos) ; or cela n’a aucun sens, puisqu’une fois qu’il y a une parole, il n’y a plus de silence (Contre les hérésies 2, 12, 5). Autre exemple, entre mille : la manière dont le désastre cosmique a conduit à la création de la Terre, et le douzième éon, Sophia (la Sagesse), frustrée par son ignorance, qui tente de comprendre le Père du Tout,
présume de ses forces, et s’écroule. Mais cela est un non-sens, affirme Irénée, car la Sagesse, par nature, ne peut être ignorante (Contre les hérésies 2, 18, 1) 11. Certaines des objections proto-orthodoxes à l’encontre de la logique des systèmes ne portaient pas sur des détails aussi mineurs, mais s’efforçaient d’atteindre le cœur du sujet. Les cinq livres de Tertullien qui s’attaquent à Marcion, par exemple, commencent par s’en prendre directement à la question de savoir s’il est logiquement possible d’avoir deux dieux. Tertullien énonce le principe qu’il soutiendra : « Dieu n’est pas, s’il n’est pas un » (Contre Marcion 3). La logique de Tertullien est que pour n’importe quelle discussion théologique, on doit s’entendre sur une définition de « Dieu ». De plus, indique-t-il, chacune des consciences reconnaîtra ce qu’est cette définition : « Dieu est le grand Suprême existant pour l’éternité, non engendré, non fait, sans commencement et sans fin. » Mais une fois que cela est admis (et Tertullien suppose, bien sûr, que chacun l’admettra, puisque sans cela il n’y a pas de « conscience »), il y a une insurmontable difficulté à avoir plus d’un seul Dieu. Il est impossible d’avoir deux dieux qui soient « suprêmes » parce que s’il y en a deux, il n’y en a pas un de suprême. Et si l’un des deux est plus grand que l’autre, alors l’autre ne peut être Dieu puisqu’il n’est pas suprême. Tertullien continue en écrivant que l’on ne peut affirmer que deux dieux pourraient être suprêmes chacun dans sa propre sphère (par exemple, l’un suprême en bonté, et l’autre en justice), parce que cela signifierait, dans le schéma global des choses, que chacun est seulement partiellement suprême ; mais Dieu, pour être Dieu, doit être totalement suprême. L’échec, ou le refus, de leurs adversaires hérétiques à voir la logique conduit à l’occasion les hérésiologues proto-orthodoxes au sarcasme et à la moquerie. Les quolibets de Tertullien, en particulier, donnent à ses écrits un caractère particulièrement enlevé. Les deux dieux de Marcion, indique-t-il, proviennent du fait qu’il voit double : « pour des hommes à la vision défectueuse, même une lampe semble double » (Contre Marcion 1, 2). Les réalités physiques contredisent les idées de Marcion (maintenant mort) sur le fait d’être sauvé par le Dieu créateur : « En quoi te crois-tu libéré de ce royaume quand ses mouches se promènent sur ton visage ? » (1, 24). Le Christ fantôme de Marcion est comme l’intelligence fantôme de Marcion : « Tu peux, je t’assure, plus facilement trouver un homme né sans cœur ou sans cerveau, comme Marcion lui-même, que sans corps comme le Christ de Marcion » (4, 1).
VÉRITÉ ET ERREUR Un argument un peu plus substantiel se trouve dans l’affirmation proto-orthodoxe que la vérité précède toujours l’erreur. Cet argument se manifeste sous différents aspects. Au niveau le plus élémentaire, les hérésiologues montrent que les points de vue distinctifs de chaque hérésie furent créés par leur fondateur : par exemple Marcion, le fondateur des marcionites, Valentin, le fondateur des valentiniens, et pour Tertullien, au moins, Ébion, le fondateur des ébionites. Mais si ces maîtres furent les premiers à avancer leur propre interprétation de la vérité de l’Évangile, qu’en est-il de tous les chrétiens ayant vécu avant ? Avaient-ils seulement tort ? Cela n’a pas de sens pour les proto-orthodoxes. Pour eux la « vérité précède sa copie, l’image succède à la réalité » (Tertullien, Prescription 29). Une autre manière dont l’argument fut exploité impliquait une sorte de théorie de la « contamination », qui apparaît à plusieurs reprises dans les écrits proto-orthodoxes. Sous cet angle, la vérité originale du message chrétien a été corrompue par des éléments étrangers qui lui furent adjoints après coup et l’ont altérée, la rendant parfois méconnaissable. En particulier, ces auteurs étaient exaspérés par les hérétiques qui avaient recours à la philosophie grecque afin d’expliquer la vraie foi. Tertullien était particulièrement furieux :
En effet, les hérésies sont elles-mêmes inspirées par la philosophie. De cette source proviennent les éons (gnostiques), et je ne sais combien de formes infinies, et la trinité de l’homme (c’est-à-dire la division tripartite de l’homme en chair, âme et esprit, correspondant aux gens qui sont « animal », « psychique » et « spirituel ») dans le système de Valentin, qui était de l’école de Platon. De la même source vient le dieu meilleur de Marcion avec tout son calme ; il provenait des stoïques (Prescription 7). Tertullien rejette totalement l’apport de la philosophie à la vérité de l’Évangile chrétien ; d’où sa célèbre interrogation : « Qu’a effectivement à faire Athènes avec Jérusalem ? Quelle harmonie y a-t-il entre l’Académie et l’Église ? Laquelle entre les hérétiques et les chrétiens ? » (Prescription 7). Irénée estime fâcheux le recours aux notions philosophiques, et compare ceux qui prennent « les choses qui ont été dites par tous ceux qui étaient ignorants de Dieu, et par ceux qui sont appelés philosophes », à ceux qui « cousent ensemble un vêtement disparate à partir d’un tas de pauvres chiffons, et aboutissent, de ce fait, à un manteau qui n’est pas réellement le leur » qui, en réalité, est « vieux et inutile ». Si la philosophie pouvait révéler la vérité sur Dieu, demande Irénée, pourquoi envoyer le Christ sur la terre ? (Contre les hérésies 2, 14, 6-7). Personne ne s’est élevé plus énergiquement contre les éléments « philosophiques » de l’hérésie qu’Hippolyte de Rome, dont les dix livres de la Réfutation de toutes les hérésies sont entièrement consacrés à montrer que l’hérésie dérive des traditions de la philosophie grecque. Les quatre premiers livres de l’ouvrage discutent des philosophes grecs selon leurs propres termes ; les six derniers montrent comment chacune des hérésies connues leur emprunte ses idées directrices. Pour certains lecteurs, la démonstration a semblé un peu excessive, surtout en ce qu’Hippolyte (pour rester dans la métaphore d’Irénée) devait tailler sur mesure nombre d’hérésies pour les faire correspondre à leur modèle philosophique supposé. Les hérésiologues proto-orthodoxes exploitèrent un autre aspect de la théorie de la contamination : l’idée que, avec le temps, un hérétique corrompt l’œuvre déjà corrompue de son prédécesseur, de sorte que dans les cercles hérétiques les modifications deviennent plus fortes, la vérité s’éloignant au fur et à mesure que le temps passe. Cette notion de la perversion progressive de la vérité explique pourquoi les hérésiologues ont consacré tellement de temps aux racines généalogiques de l’hérésie. Pour Irénée et ses successeurs, Simon le Magicien était le père de tous les hérétiques 12, et il fut suivi par Saturnin et Basilide, et ainsi de suite (voir Irénée, Contre les hérésies 1, 23 sq.). Selon cette manière de voir, les hérétiques sont tellement créatifs qu’aucun d’entre eux ne peut se satisfaire de simplement reprendre le faux système de son maître ; chacun doit corrompre la vérité encore plus selon sa propre imagination. Et ainsi des hérésies commencent à surgir en duplications sauvages et incontrôlées et en permutations ; l’hydre à laquelle de nouvelles têtes poussent plus vite que l’on n’a le temps de les couper. Cette multiplicité des idées hérétiques semble avoir été pénible aux hérésiologues. D’un autre côté, ils pouvaient garder l’assurance qu’ils combattaient pour la vérité, une fois pour toutes révélée aux saints, l’orthodoxie enseignée par Jésus à ses disciples et transmise inchangée et sans souillures jusqu’à leur propre époque.
LA SUCCESSION APOSTOLIQUE Comme nous l’avons vu à diverses reprises, la demande de relations apostoliques avec la vérité a joué un rôle central dans les débats sur l’hérésie. Les proto-orthodoxes disposaient d’une
variété de stratégies pour relier leurs idées à celles des apôtres. L’argument le plus simple faisait référence à la « succession apostolique », déjà rencontrée sous une forme tout à fait précoce dans 1 Clément. L’Église romaine insiste pour que les Corinthiens restaurent les presbytres qu’ils ont déposés parce que les dirigeants des Églises (y compris ces presbytres) ont été nommés par des évêques eux-mêmes triés sur le volet par des apôtres choisis par le Christ, lui-même envoyé par Dieu. S’opposer aux chefs des Églises signifie donc s’opposer à Dieu (1 Clément 42-44). Chez Tertullien, la notion de succession apostolique est développée d’une manière un peu différente, elle ne se réfère pas seulement à l’autorisation des offices ecclésiastiques mais aussi à l’autorisation d’enseignement ecclésiastique. Comme Tertullien est parvenu à le comprendre, après la Résurrection le Christ a demandé aux apôtres de prêcher son Évangile à toutes les nations ; ils firent ainsi, établissant des Églises importantes de par le monde, fondées partout sur le même prêche du même Évangile. Ces Églises que les apôtres établirent envoyèrent ensuite des missionnaires en créer d’autres. « Par conséquent les Églises, bien qu’elles soient si nombreuses et si grandes, ne constituent que l’Église primitive, fondée par les apôtres, de laquelle elles proviennent toutes. De cette manière toutes sont primitives et toutes sont apostoliques » (Prescription 20). Voici les conclusions de Tertullien : De ceci, par conséquent, nous tirons notre règle. Puisque le Seigneur Jésus Christ a envoyé les apôtres prêcher, notre règle est que ne doivent être reçus comme prêcheurs que ceux qui ont été désignés par le Christ […]. Si, ensuite, ces choses sont ainsi, c’est au même degré manifeste que toute doctrine qui est en harmonie avec les Églises apostoliques […] doit être estimée pour la vérité, comme contenant indubitablement ce que lesdites Églises reçoivent des apôtres, les apôtres du Christ, le Christ de Dieu (Prescription 21). Il continue en nommant les Églises qui peuvent tracer leur lignage direct jusqu’aux apôtres, quoiqu’il soit surprenant, et peut-être révélateur, qu’il n’en cite que deux : Smyrne (dont l’évêque Clément fut désigné par l’apôtre Jean) et Rome (dont l’évêque Clément fut nommé par Pierre). Il défie les « hérétiques » de trouver une seule de leurs Églises dont on puisse dire la même chose, et paraît confiant qu’aucune ne sera capable de relever cette gageure (chap. 32). Cela semble un argument efficace. Mais il est important de noter que d’autres groupes, à côté des proto-orthodoxes, pouvaient affirmer un lignage direct de leur enseignement avec les apôtres. Nous savons par Clément d’Alexandrie, par exemple, que Valentin était un disciple de Theudès, qui se disait disciple de Paul ; et le gnostique Basilide étudia avec Glaucias, un supposé disciple de Pierre (Stromates 7, 17, 106). Ces filiations ne furent tout simplement pas prises en compte par les proto-orthodoxes.
LA RÈGLE DE LA FOI ET LES CROYANCES La prétention proto-orthodoxe de représenter l’enseignement apostolique s’est concrétisée par un ensemble d’affirmations doctrinales qui exprimaient quelle était la vraie nature de la religion. Vers le IIe siècle, avant qu’il s’agisse de croyances universelles s’imposant à tous les chrétiens de toutes les contrées, ce corps de croyances en vint à être connu comme la regula fidei, littéralement « la règle de la foi ». La règle comprenait les croyances fondamentales auxquelles, selon les proto-orthodoxes, tous les chrétiens devaient souscrire puisqu’elles avaient été enseignées par les apôtres eux-mêmes. De nombreux auteurs proto-orthodoxes ont proposé la regula fidei, y compris Irénée et Tertullien, et elle n’a jamais abouti à une forme définitive. Mais c’était clairement dirigé, dans chaque cas, contre ceux qui s’opposaient à l’un
ou l’autre de ses aspects. Habituellement incluses dans les nombreuses formulations de la règle, la croyance en un seul Dieu, créateur du monde, qui créa chaque chose à partir de rien ; la croyance en son Fils, Jésus Christ, annoncé par les prophètes et né de la Vierge Marie ; la croyance en sa vie miraculeuse, en sa mort, en sa résurrection et son ascension ; et la croyance en l’Esprit saint dont la présence sur terre se perpétuera jusqu’à la fin, lorsqu’il y aura un Jugement dernier où le juste sera récompensé et le pécheur condamné à d’éternels tourments (voir Tertullien, Prescription 13). En fin de compte, en plus de la regula fidei se constitua le corpus des croyances chrétiennes pouvant être récité, éventuellement à l’extérieur, par des convertis ayant suivi un programme d’éducation chrétienne (catéchisme) au moment de leur baptême. Les croyances peuvent avoir commencé par une série de questions posées et résolues en trois parties conformément à la triple immersion dans l’eau comme le suggère Matthieu (28,19-20) : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit… » Les croyances devinrent ensuite tripartites, insistant particulièrement sur la doctrine correcte au sujet du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Comme la regula fidei, elles étaient dirigées contre les doctrines impropres adoptées par d’autres groupes. Finalement, vers le IVe siècle, les croyances familières aux chrétiens se sont développées jusqu’à aujourd’hui sous une forme rudimentaire, notamment les Actes des Apôtres et le Credo nicéen. Il est intéressant de remarquer que celles-ci ont été formulées contre des idées hérétiques spécifiques. Si l’on prend l’ouverture du Credo nicéen : « Je crois en un seul Dieu, le Père toutpuissant, créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible. Je crois en un seul Seigneur, Jésus Christ, le Fils Unique de Dieu. » À travers l’histoire de la pensée chrétienne, de tels mots n’ont pas été seulement significatifs mais aussi générateurs de profondes réflexions théologiques. Nous devons toutefois reconnaître qu’ils représentent des réactions contre les affirmations doctrinales faites par des groupes de chrétiens en désaccord avec eux, des chrétiens, par exemple, qui croyaient qu’il y avait plus d’un seul Dieu, ou que le vrai Dieu n’était pas le créateur, ou que Jésus n’était pas le fils du créateur, ou que Jésus n’était pas un seul être mais deux. Il est spécialement intéressant de noter que, comme résultat du contexte de la formulation, nombre des idées adoptées dans ces croyances sont profondément paradoxales. Le Christ est-il homme ou Dieu ? Il est les deux. S’il est les deux, est-il deux personnes ? Non, il est « le » Seigneur Jésus Christ. Si le Christ est Dieu et son père Dieu le Père, sont-ils deux Dieux ? Non, « nous croyons en un seul Dieu. » La raison de ces paradoxes est claire à partir de ce que l’on a vu. Les chrétiens protoorthodoxes étaient contraints de combattre les adoptianistes, d’un côté, et les docétistes, de l’autre, c’est-à-dire Marcion et à l’opposé différentes sortes de gnostiques. Quand on affirme que Jésus est divin, contre les adoptianistes, le risque d’apparaître docétiste est réel. Aussi doiton affirmer que Jésus est humain contre les docétistes. Mais cela pourrait faire croire que l’on est adoptianiste. La seule solution, alors, est d’affirmer les deux points de vue d’un seul coup : Jésus est divin et Jésus est humain. Et l’on doit aussi dénier les implications potentiellement hérétiques des deux affirmations : Jésus est divin, mais cela ne doit pas signifier qu’il n’est pas aussi humain ; Jésus est humain mais cela ne doit pas signifier qu’il n’est pas aussi divin. Et ainsi il est à la fois, et dans le même temps, divin et humain. Et donc, les affirmations paradoxales proto-orthodoxes font partie intégrante des croyances sur Dieu qui est le créateur de toutes choses, mais pas du mal ni des souffrances que l’on trouve dans sa création ; sur Jésus qui est à la fois complètement humain et complètement divin et pas la moitié de l’un ou de l’autre mais les deux à la fois, et qui, néanmoins, est un être et pas deux ; au sujet du Père, du Fils et du Saint-Esprit qui sont trois personnes séparées et qui
cependant forment un seul Dieu.
L’INTERPRÉTATION DE L’ÉCRITURE Un aspect significatif de la polémique proto-orthodoxe contre divers hérétiques est qu’elle n’implique pas simplement de faire ressortir ce que les doctrines pouvaient affirmer, mais aussi les interprétations des textes sacrés sur lesquels ces doctrines étaient fondées. Il y avait certes des désaccords sur les livres devant être acceptés comme sacrés, sujet sur lequel nous nous pencherons dans un autre chapitre. Mais il fallait aussi savoir comment interpréter des textes qui avaient été acceptés. Cela a constitué un véritable problème depuis le début du christianisme puisque Jésus et ses disciples, Paul par exemple, citaient considérablement les Écritures, et les interprétaient dans leurs prêches. Dans le monde antique, il n’y avait pas plus d’unanimité sur l’interprétation d’un texte qu’aujourd’hui. En effet, si la signification des textes allait de soi, nous n’aurions pas besoin de commentateurs, d’experts juridiques, de critiques littéraires ou de l’herméneutique en général. Il suffirait de lire pour comprendre. Il est possible de penser qu’il y a une manière relevant du bon sens pour expliquer un texte. Mais mettez une douzaine de personnes à lire un texte des Écritures, de Shakespeare ou la Constitution américaine, et voyez le nombre d’interprétations qu’ils en tireront. Ce n’était pas différent dans l’Antiquité. Tôt dans les controverses sur l’hérésie et l’orthodoxie, on comprit que bénéficier d’un texte sacré et l’interpréter étaient deux choses distinctes. Afin de parvenir à l’unanimité sur ce qu’un texte signifie, il est nécessaire que certaines contraintes textuelles soient imposées de l’extérieur, d’instaurer des règles de lecture, des pratiques acceptées d’interprétation, des modes de légitimation et tout ce qui va avec. La question devint de plus en plus importante lorsque plusieurs maîtres de différentes tendances théologiques en vinrent à interpréter les mêmes textes de diverses manières, et ensuite se servirent de ces textes pour défendre leurs points de vue. Marcion, pour prendre un exemple célèbre, poussait à une interprétation littérale de l’Ancien Testament, qui le conduisit à conclure que le Dieu de l’Ancien Testament était inférieur au Dieu véritable. Il montrait que le Dieu de l’Ancien Testament ne savait pas où se trouvait Adam dans le jardin de l’Éden, que durant un laps de temps il hésita à détruire Sodome et Gomorrhe, qu’il ordonna le massacre de tous les hommes, femmes et enfants innocents de Jéricho, et qu’il promit de cruelles sanctions à l’encontre de quiconque ne respecterait pas sa loi. En d’autres mots, si on lit les Écritures juives littéralement, on constate que le Dieu juif, de temps en temps, se révèle ignorant, indécis, colérique et rancunier. Pour Marcion, ce n’est pas à cela que ressemble le Dieu de Jésus, et il lui suffit pour le montrer de prendre le texte au pied de la lettre. L’adversaire proto-orthodoxe de Marcion, Tertullien, souligne cependant que les passages qui parlent de l’ignorance et des émotions de Dieu ne devaient pas être pris au pied de la lettre, mais au sens figuré. Puisque Dieu ne peut pas réellement être ignorant, indécis ou mesquin, ces passages doivent être interprétés à la lumière de la pleine connaissance de ce à quoi Dieu ressemble réellement. Tertullien, en fait, interprète un grand nombre de passages de manière symbolique afin d’illustrer ses propres interprétations de Dieu et du Christ. Un seul exemple : un passage important du Lévitique 16 décrit deux boucs offerts par les prêtres juifs le jour du Grand Pardon. Selon le texte, un de ces boucs doit être rendu à l’état sauvage, et l’autre doit être sacrifié. Les deux boucs, nous dit Tertullien, font référence aux deux avènements (c’est-àdire les apparitions sur terre) du Christ – la première fois venant comme quelqu’un qui est
maudit (abandonné à sa sauvagerie) et la fois suivante (à sa « seconde venue ») apportant le salut à ceux qui appartiennent à son temple spirituel (Contre les hérésies 3, 7). Ou examinons Irénée qui interprète les nourritures « saines ou pas » de la loi de Moïse. Les enfants d’Israël ont la permission de manger des animaux qui ont les sabots fendus et qui ruminent, mais pas les animaux sans sabots fendus ou ceux qui ne ruminent pas (Lévitique 11,2 ; Deutéronome 14,3, etc.). Qu’est-ce que cela signifie ? Pour Irénée le passage indique les sortes de peuples auxquels les chrétiens sont associés. Les animaux aux sabots fendus sont sains parce qu’ils représentent ceux qui avancent progressivement vers Dieu et son Fils à travers la foi (Dieu + le Fils = les sabots fendus). Les animaux qui ruminent mais n’ont pas les sabots fendus sont malsains car ils représentent les Juifs qui ont les paroles des Écritures dans la bouche mais n’avancent pas peu à peu vers la connaissance de Dieu (Contre les hérésies 5, 8, 4). En privilégiant, par endroits, une interprétation figurative, Tertullien et Irénée suivaient un précédent important chez leurs ancêtres proto-orthodoxes. Rappelons les interprétations figuratives de Barnabé attaquant les Juifs qui s’en tenaient à une interprétation littérale de leurs lois. En d’autres occasions, cependant, des auteurs proto-orthodoxes affrontèrent certains gnostiques qui interprétaient l’Écriture figurativement, en insistant avec force sur le fait qu’une interprétation littérale du texte s’imposait. Irénée en particulier s’oppose aux modes interprétatifs figuratifs des gnostiques utilisés pour appuyer leurs points de vue, et donne des exemples spécifiques : les gnostiques, qui croyaient en trente éons divins, faisaient appel à l’Évangile de Luc selon lequel Jésus commença son ministère à trente ans, et à la parabole de la vigne où le propriétaire embauche des travailleurs à la première heure, et aux troisième, sixième, neuvième et onzième (jusqu’à trente). Ils affirmaient aussi que ces trente éons étaient divisés en trois groupes, le dernier en comprenant douze, le tiers de celui qui était Sophia, l’éon qui tombant du royaume de Dieu provoqua la création du monde. Cette notion de Sophia, le douzième éon, est confirmée par l’apparition de Jésus au Temple à l’âge de douze ans pour être confronté aux maîtres de la Loi (mettant en avant sa « sagesse »), et par le fait que Judas Iscariote, voué à devenir un traître, était le douzième disciple (voir Contre les hérésies 2, 2026). Irénée considérait ces interprétations comme ridicules. À ses yeux, les gnostiques ne faisaient que fabriquer des textes disant ce qu’ils voulaient leur faire dire, et ignorant les enseignements « clairs et entiers » du texte qui, pour Irénée, incluait l’idée qu’il y a un seul Dieu, qu’il est le bon créateur de la bonne création qui a été gâchée, non par la chute d’un éon divin mais par le péché d’un humain. Dans une image cruelle mais efficace, Irénée compare l’usage fantaisiste de l’Écriture chez les gnostiques à une personne qui, observant une belle mosaïque, décide de démonter les tesselles et de les rassembler pour former l’image d’un chien bâtard, en prétendant que c’était ce que l’artiste avait l’intention de faire (Contre les hérésies 1, 8). Pour les observateurs modernes de ces débats antiques, il peut sembler problématique que les proto-orthodoxes aient insisté sur les interprétations littérales du texte, en même temps qu’ils ont recouru aux interprétations figuratives lorsque cela les arrangeait. Il est sans doute juste de dire que pour ces auteurs proto-orthodoxes, l’interprétation littérale du texte devait primer, et que les interprétations figuratives devaient seulement être utilisées pour soutenir des idées établies sur des bases littérales. C’était vrai même du plus fameux allégoriste de tous les protoorthodoxes, Origène d’Alexandrie, qui était un fervent adepte des interprétations figuratives profondes et riches de l’Écriture, mais qui soulignait que la méthode devait seulement être
appliquée lorsque les significations du texte paraissaient contradictoires ou absurdes (Origène, Sur les premiers principes, livre 4). En tout cas, que la discussion sur la primauté de l’interprétation littérale ait convaincu les gnostiques ou pas, elle a transmis une sorte de force d’authentification aux participants du débat, spécialement les sympathisants proto-orthodoxes. Pour eux, l’Écriture devait être interprétée suivant des méthodes littérales d’interprétation, et il fallait laisser les mots dire ce qu’ils signifiaient normalement, et suivre les pratiques largement acceptées de la construction grammaticale. Lorsqu’ils sont interprétés ainsi, les mots livrent l’intention de l’auteur. Et puisque ces auteurs étaient tous censés être des apôtres, cette sorte de pratique interprétative peut révéler l’enseignement apostolique délivré une fois pour toutes aux Églises se situant dans la tradition apostolique de Jésus.
LES ACCUSATIONS D’ACTIVITÉ RÉPROUVÉE De toutes les armes de l’arsenal littéraire proto-orthodoxe, l’une fut particulièrement efficace. Les hérétiques, nous est-il constamment répété, non seulement corrompent la vérité et l’Écriture mais corrompent aussi les autres et se corrompent eux-mêmes. Les hérésiologues soulignent que leurs adversaires sont moralement répréhensibles et sexuellement pervers. Leurs pratiques infectes menacent l’Église, car ils s’emparent des innocents et les dépravent. L’affirmation d’Eusèbe, déjà évoquée, que Simon le Magicien et ses disciples se livraient à des activités « plus dégoûtantes que le plus infect crime connu » est typique de ces accusations. Irénée, par exemple, dit que les disciples gnostiques de Valentin chargent ceux qui possèdent la semence divine (c’est-à-dire les gnostiques possédant une étincelle divine en eux) de donner leur esprit aux choses spirituelles et leur chair aux choses de la chair, faisant de la copulation indiscriminée non seulement une chose autorisée mais un desideratum pour ceux qui sont authentiquement spirituels (Contre les hérésies 1, 6, 3-4) ; que les carpocrates – ceux qui se trouvaient en accord avec l’Évangile secret de Marc 13 – pratiquent le sexe indiscriminé car leur théologie les pousse à violer toutes les lois morales concevables ainsi que la norme éthique afin d’éviter d’être réincarnés encore et encore (puisqu’ils doivent tout expérimenter avant d’obtenir le salut ; 1, 25, 4) ; et que l’hérétique Marcus excitait les femmes attirantes en les incitant à énoncer des prophéties, après quoi elles étaient sans volonté aucune entre ses mains lascives (1, 13, 3). En portant de telles accusations, Irénée paraît appliquer des techniques hérésiologues que l’on trouve déjà dans les textes du Nouveau Testament. Par exemple, la brève Épître de Jude, qui attaque des chrétiens déviants (il ne nous est jamais dit ce que ces gens croyaient réellement ou professaient – juste qu’ils étaient blâmables) en indiquant qu’ils sont licencieux (v. 4), vivent dans la luxure (v. 7), corrompent la chair (v. 8), s’enivrent ensemble (v. 12) et obéissent à des passions impies (v. 18). Comme un des commentateurs l’a montré, il semble difficile d’imaginer que des gens d’une telle sauvagerie puissent s’emparer d’une congrégation à l’improviste (v. 4), ce qui fait apparaître que l’auteur de cette lettre est lui-même retombé dans la rhétorique traditionnelle pour attaquer ses adversaires anonymes 14. Tapie derrière de tels dénigrements, se trouve l’idée que ceux qui sont aux côtés de Dieu mèneront des vies morales et droites et seront incapables de faire quelque chose d’avilissant pour eux-mêmes ou pour les autres. Les champions de la cause proto-orthodoxe sont des martyrs préférant supporter les tortures de la chair plutôt que de faire quoi que ce soit en violation des lois sacrées de Dieu. En contraste absolu avec les dépravés que l’on trouve chez les hérétiques, spécialement les gnostiques qui constituent la cible principale de ces attaques
– probablement de manière injuste, étant donné les principes de vie ascétiques qu’eux-mêmes paraissent avoir respectés. Et les accusations d’immoralité continuèrent longtemps encore puisqu’il y avait des polémistes orthodoxes pour les réitérer. On les retrouve aujourd’hui, dans les groupes chrétiens enclins à accuser les autres d’hérésie. Souvent leur enseignement erroné est réputé correspondre à leurs vies dissolues. Peut-être que l’exemple le plus choquant du monde antique se trouve à la fin du IVe siècle dans les écrits d’Épiphane, et son propos sur un groupe de gnostiques appelés (entre autres) les phibionites. C’est un récit insolite à plus d’un titre parce que Épiphane affirme avoir connu des membres du groupe et avoir lu leurs écrits. Dans le Livre 26 de son Panarion (Livre des remèdes contre les hérésies), Épiphane énonce dans les grandes lignes les croyances de ce groupe et décrit, avec des précisions choquantes, leurs pratiques orgiaques et cannibales. Tout cela n’a pas manqué d’étonner les spécialistes : ce récit pouvait-il être authentique ? Il est important pour nous cependant de considérer la polémique d’Épiphane en détail, comme un exemple extrême du penchant orthodoxe à calomnier la personnalité des adversaires hérétiques 15. Épiphane affirme que les phibionites se livrent à des fêtes somptueuses qui débutent par un salut très spécial : les hommes serrent la main des femmes, en leur caressant et leur chatouillant secrètement la paume par en dessous (Panarion 26, 4, 2). Sa description de ce rituel d’admission peut être délibérément ambiguë : il a été interprété à la fois comme un geste érotique, et comme un code destiné à alerter les membres de la présence d’un intrus. Mais les festivités ne commencent réellement que lorsque la compagnie est assise avec nourriture et boisson. Les couples mariés se séparent pour s’engager dans une liturgie de rapports sexuels, chacun avec un autre membre de la communauté (Panarion 26, 4, 4). L’union n’est pas destinée à aboutir cependant, car l’homme se retire avant l’orgasme. Le couple alors recueille la semence dans ses mains et l’avale ensemble en s’écriant : « Ceci est le corps du Christ. » Lorsque c’est possible le couple collecte aussi, et consomme, le sang menstruel de la femme, en disant : « Ceci est le sang du Christ » (Panarion 26, 4, 5-8). Si par hasard la femme tombe enceinte, on laisse le fœtus se développer jusqu’à ce que l’on puisse pratiquer un avortement manuel. Ensuite, affirme Épiphane, il est démembré, enrobé de miel et d’épices, et dévoré par la communauté comme un repas eucharistique spécial (Panarion 26, 5, 4-6). Les dirigeants du groupe qui sont déjà parvenus à la perfection n’ont plus besoin de femmes pour ces réjouissances. Ils se livrent à des relations homosexuelles entre eux (Panarion 26, 11, 8). Par ailleurs, nous informe Épiphane, les adeptes pratiquent la masturbation sacrée. Ils peuvent alors consommer le corps du Christ dans l’intimité de leur propre chambre (26, 11, 1). Cette activité serait justifiée par un renvoi à l’Écriture : « Travaillez de vos propres mains, afin d’avoir de quoi partager avec celui qui est dans le besoin » (voir Éphésiens 4,28). Il est clair en lisant le récit d’Épiphane que ces réunions ne sont pas du tout sans rapport avec l’interprétation du cosmos par les phibionites et leur libération de celui-ci. Ils sont réputés souscrire à l’idée, que l’on trouve chez d’autres groupes gnostiques, que ce monde est séparé du royaume divin par 365 ciels, chacun ayant son propre archonte régnant. Exactement comme le rédempteur divin qui apporta la connaissance secrète du salut au monde descendit à travers les 365 ciels et ensuite remonta, de manière que les rédimés doivent passer par tous les archontes à deux reprises. Le voyage est annoncé ici sur terre grâce à une sorte d’empathie, comme l’homme, au cours de la liturgie sexuelle, prononce le nom secret de l’un des archontes régnants et effectue ainsi une sorte d’identification avec lui qui permet le passage sain et sauf à
travers son royaume. Puisque chaque archonte doit être passé deux fois, comme Épiphane s’empresse de le montrer, chacun des phibionites mâles peut espérer séduire des adeptes féminines à au moins 730 occasions. Les connexions entre ces pratiques supposées et la théologie phibionite ne se restreignent pas à l’idée d’une ascension à travers les royaumes célestes. Épiphane lui-même le suggère, elles se rattachent aussi à la notion gnostique fondamentale que la semence divine a été implantée dans les humains et a besoin d’être libérée de ce monde matériel. Le but de l’existence humaine est de retourner au royaume de Dieu, un retour rendu possible seulement par la réunification des semences divines actuellement dispersées à travers le monde. Puisque la semence est passée à travers les fluides corporels, c’est-à-dire la semence masculine et le sang féminin, ceux-ci doivent être recueillis et consommés, permettant ainsi la réunification requise. Lorsque, cependant, la semence est laissée à l’intérieur du corps féminin, elle se développe en un autre être humain qui représente ensuite, à nouveau, une particule du divin capturée. La procréation, par conséquent, est la défaite de l’existence et conduit à plus d’emprisonnement et de servitude, alors que l’ingestion rituelle de semences et de menstrues, ou de fœtus, provoque la libération. Ce récit de luxure débridée et de cannibalisme ritualisé peut-il être vrai ? Comme de règle, Épiphane doit être traité avec une certaine dose de scepticisme. Il exagère constamment, invente des liens entres des événements historiques que nous savons par ailleurs sans rapport, et affirme explicitement que ses récits horribles (il y en a d’autres) sont destinés à éloigner ses lecteurs des hérésies qu’il décrit (Panarion, Préface 1, 2). Mais de nombreux spécialistes ont cru en ses récits sur les phibionites, en partie parce qu’il affirme avoir été personnellement lié à la secte. Jeune homme, en Égypte, il a rencontré deux femmes phibionites qui tentèrent de le convertir aux croyances de leur groupe. Sa description de la rencontre – écrite longtemps après – est insolite, notamment à cause de l’emploi de termes ouvertement sexuels. Les femmes étaient attirantes et essayèrent de le séduire. Après avoir pris connaissance de certains éléments de leurs croyances, Épiphane parvint avec succès à repousser leurs avances (Panarion 26, 17). Il indique aussi, comme nous l’avons vu, qu’il a acquis alors, et lu, certains de leurs textes, ce qui lui permit de discuter leur enseignement à partir de leurs propres Écritures. En dehors de tout scepticisme général de notre part, y a-t-il des raisons particulières de s’interroger sur la fiabilité de la description des festivités sacrées des phibionites par Épiphane ? Il faut commencer par les sources d’Épiphane. Je ne pense pas que quelqu’un doute qu’étant jeune homme, il ait eu des contacts personnels avec des membres du groupe. Il raconte explicitement les avances des deux « séductrices », et il semble qu’il y ait peu de raisons de penser qu’il a inventé l’histoire. Par ailleurs, de tels contacts ne sauraient être considérés comme un critère de fiabilité de ce qu’il raconte sur les rites sexuels privés du groupe. Épiphane ne dit à aucun moment avoir participé réellement aux activités du groupe quand il était jeune homme, ou même en avoir été témoin. Au contraire, il déclare explicitement avoir repoussé ces femmes avant qu’elles l’aient attiré dans la secte. Entre autres choses, cela doit signifier qu’il n’a jamais été admis aux cérémonies. Et il va sans dire que les cérémonies de cette sorte n’étaient pas ouvertes au public. Nous ne pouvons pas plus imaginer que les femmes lui aient vraiment divulgué ce que le groupe faisait lorsque les portes étaient fermées. Épiphane dit qu’elles lui ont parlé de leur groupe (Panarion 26, 18, 2). Mais il est remarquablement vague sur ce qu’elles lui ont dit, et il ne précise pas qu’elles lui ont révélé leurs rituels secrets. Il semble peu vraisemblable que ces procédés illicites aient été exposés à des convertis potentiels durant les phases précédant leur
entrée dans le groupe. Même si les membres du groupe se livraient à de telles activités, ils devaient le garder secret pour tout le monde excepté les initiés. Et Épiphane nous dit, dans des termes sans équivoque, qu’il s’éloigna du groupe longtemps avant d’y être admis (26, 17, 5-7). Est-il possible alors qu’Épiphane ait découvert des descriptions de rituels phibionites dans des livres sacrés du groupe ? Il connaît visiblement bien leur littérature. Dans son commentaire, il parle de plusieurs de leurs livres et cite certains de leurs enseignements 16. Mais il n’affirme jamais avoir trouvé dans ces écrits les pratiques orgiaques et cannibales du groupe. Ces livres ne peuvent guère avoir été des « manuels pratiques ». Ni une telle littérature avoir été disponible pour un large public. Étant donné les problèmes posés par les sources supposées d’Épiphane, nous pouvons nous demander pourquoi il commence à en parler. En fait, sa rencontre avec des membres du groupe et la possibilité de s’en référer à certains de leurs écrits servent à authentifier sa description, non seulement de leurs croyances mais aussi de leurs pratiques bizarres. Cette authentification s’est révélée remarquablement fructueuse. Même jusqu’à nos jours ses lecteurs ont accepté son compte rendu comme digne de confiance – en négligeant le fait qu’il ne dit jamais avoir réellement vu la moindre de ces choses sur place, ou même décrites dans les propres livres des phibionites. Il semble bien qu’Épiphane ait inventé ses descriptions de phibionites lascifs, peut-être en imaginant des activités rituelles bizarres à partir de ce qu’il savait de leurs croyances théologiques. En lien avec cela, je soulignerai une fois encore que depuis la découverte de Nag Hammadi nous avons pu étudier de près les véritables écrits, d’une variété déconcertante, de gnostiques chrétiens. Et loin d’excuser, moins encore d’encourager, de tels comportements moralement barbares, ces écrits recommandent, et supposent, des comportements personnels et sociaux exactement opposés. Une des constantes de tous les traités de Nag Hammadi est leur orientation ascétique. Les chrétiens gnostiques paraissent avoir cru en la punition du corps et non à sa satisfaction. Apparemment, donc, les gnostiques furent constamment attaqués par les chrétiens orthodoxes comme étant sexuellement pervers, non parce qu’ils étaient réellement pervers mais parce qu’ils étaient des ennemis.
Et ainsi les combats pour la prééminence dans le premier christianisme se déroulèrent en grande partie sur le champ de bataille littéraire. Nous avons vu certains des principaux stratagèmes utilisés dans les textes ouvertement polémiques de l’époque, la plupart de ceux ayant survécu provenant du camp proto-orthodoxe, quoique quelques vestiges des forces opposées soient désormais disponibles. La littérature fut cependant exploitée à d’autres fins que des attaques directes. Il y eut aussi des polémiques indirectes, visibles par exemple dans la fabrication de documents apostoliques pour appuyer un point de vue ou un autre, dans la falsification de textes existants afin de leur faire attester plus clairement une perspective privilégiée ou pour prévenir leur « emploi erroné » par ceux prenant d’autres voies, et dans le rassemblement de textes sacrés en un canon autorisé d’Écritures devant être révéré et suivi par tous ceux souscrivant à la vraie foi. Ce sont ces stratagèmes moins directement polémiques que nous étudierons dans les chapitres qui suivent.
1. Cela arriva de temps en temps. Voir Le dialogue avec Héraclide d’Origène, un débat public qui fut enregistré pour la postérité ; disponible en anglais dans R. J. Daly, Treatise on the Passover. En français, trad. et notes de J. Schérer, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes » 67, 2002. 2. Ces textes étaient importants pour F. C. Baur et l’école de Tübingen qu’il fonda, car ils montrent une étape primitive du christianisme juif. 3. Pour une introduction et une traduction lisible, voir J. Irmscher et G. Strecker, « The Pseudo-Clementines », in W. Schneemelcher, New Testament Apocrypha, 2, p. 483-541 ; pour quelques-uns des extraits importants, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 191-200. 4. Voir p. 328-330. 5. Les traductions en anglais sont celles de J. Irmscher et G. Strecker, « The Pseudo-Clementines ». Pour la traduction intégrale de la lettre de Pierre à Jacques, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 191-194. 6. Je rappellerai ici, une fois encore, que le gnosticisme lui-même était un phénomène extrêmement diversifié ; quand je parle d’idées gnostiques dans ce chapitre, je me réfère, à nouveau, à cette sorte de pensée et de croyance gnostique dont je traçais les grandes lignes dans le chapitre 3, sans prétendre que ces pensées et ces croyances aient été celles de tous les groupes gnostiques. 7. D’après les traductions en anglais de l’Apocalypse copte de Pierre de B. Pearson, dans Nag Hammadi Codex VII. Voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 78-81. 8. Les traductions en anglais du Second Traité du Grand Seth sont celles de B. Pearson, dans Nag Hammadi Codex VII. Voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 82-86. 9. Je suis l’ancienne, mais toujours utilisable, traduction de Contre les hérésies d’Irénée, dans le reprint du volume 1 de The Ante-Nicene Fathers, éd. Roberts et Donaldson. 10. C’est un point intéressant qui a convaincu de nombreux lecteurs. On s’étonne, tout de même, de la manière dont cela pouvait être retourné contre les proto-orthodoxes eux-mêmes qui avaient aussi une large gamme d’opinions sur divers sujets. Ou mieux encore, si les chrétiens ébionites considéraient tous les marcionites, les gnostiques et les proto-orthodoxes ensemble et déclaraient qu’aucun d’entre eux ne pouvait avoir raison parce qu’ils étaient en désaccord les uns avec les autres, où était la différence ? La traduction en anglais des œuvres de Tertullien vient du reprint du volume 3 de The Ante-Nicene Fathers, éd. Roberts et Donaldson. 11. Comme je l’ai suggéré, une fois que ces mythes sont compris comme des descriptions métaphoriques du monde et de la place que nous y occupons, cette sorte d’objection peut sembler hors de propos. C’est un peu comme de protester contre les affirmations vraies du journal du matin quand il indique que le lever du soleil est à 6 h 36, puisque toute personne raisonnablement intelligente sait que le soleil ne se lève jamais, ou comme de soutenir que « Jabberwocky » (qui figure à la fin de la première partie de De l’autre côté du miroir de L. Carroll) ne peut être un poème anglais puisque brillig n’est pas un mot anglais. 12. Voir p. 328-330. 13. Voir p. 113-145. 14. Voir F. Wisse, « The Epistle of Jude in the history of heresiology », p. 133-143. 15. Une bonne traduction en anglais du Panarion est celle de F. Williams, The Panarion of Epiphanius of Salamis. 16. Parmi les livres qu’il mentionne par leur nom : « Noria », « L’Évangile de la Perfection », « L’Évangile d’Ève », « Les plus grandes questions de Marie », « Les moindres questions de Marie », « Le Livre de Seth », « L’Évangile de Philippe » et la « Naissance de Marie ».
Des armes auxiliaires dans l’arsenal polémique : faux et falsifications 10
Un des traits caractéristiques du premier christianisme sous toutes ses formes fut son caractère littéraire. La littérature servait à conférer de l’autorité sacrée à la pratique et à la croyance chrétiennes, pour défendre la religion contre ses détracteurs cultivés, pour unir les communautés locales de croyants dans une Église partout présente, pour les distraire avec des récits sur les héros de la foi, et pour les prévenir contre des ennemis de l’intérieur en favorisant certaines formes de la foi et en en dénonçant d’autres. À l’exception partielle du judaïsme, aucune autre religion de l’Empire romain ne fut aussi enracinée dans des textes littéraires. Cela ne signifie pas que les chrétiens aient été nécessairement plus instruits que les autres. Il est extrêmement difficile de jauger les niveaux d’alphabétisation dans l’Antiquité, mais les estimations les plus convaincantes pour le monde gréco-romain indiquent un taux de 10 à 15 % de la population dans le meilleur des cas (c’est-à-dire au Ve siècle av. J. C. à Athènes) 1. Les taux peuvent s’être situés plus bas ou dans la moyenne de cette fourchette durant les IIe et IIIe siècles chrétiens. De plus, si les auteurs païens qui attaquèrent les chrétiens peuvent être crus (leurs interlocuteurs chrétiens concédaient ce point), la majorité des chrétiens venait des classes sociales les moins éduquées. Aussi, il est possible que les taux d’alphabétisation chez les chrétiens aient été plus bas que dans la population en général. Cela, toutefois, a peu de rapport avec la question de l’importance de la littérature pour le mouvement, puisque dans le monde antique un texte était lu à haute voix, et que « lire » un livre signifiait, le plus souvent, « entendre » le livre lu par quelqu’un d’autre. Ce qui était très fréquent pour les chrétiens, à l’occasion des services religieux à l’église, du catéchisme, des réunions en société ou domestiques 2. Étant donné l’empreinte littéraire dont est marquée la religion, il n’est pas surprenant que nombre de conflits entre interprétations concurrentes de la foi aient surgi par le biais de l’écriture, de traités polémiques, de textes sacrés, d’histoires légendaires, de documents et de récits fabriqués, tous ayant leur rôle à jouer. Nous avons déjà vu les arguments polémiques échangés, avec des vestiges de ce qui doit avoir été d’intenses attaques juives-chrétiennes et gnostiques contres les chrétiens proto-orthodoxes, et des attaques encore plus agressives venant du parti vainqueur, les proto-orthodoxes, contre toutes sortes d’hérétiques. Dans une certaine mesure, nous avons aussi vu comment les faux étaient importants dans ce va-et-vient. Mais sur ce point nous avons principalement insisté sur des faux « hérétiques » : les Évangiles de Thomas, Pierre, Philippe et Marie, l’Apocalypse copte de Pierre, la lettre de Pierre à Jacques et la littérature pseudo-clémentine. Les chrétiens proto-orthodoxes, généralement, accusaient les groupes hérétiques de fabriquer de tels écrits au nom des apôtres et des compagnons des apôtres. Les représentants de ces autres groupes employaient sans aucun doute le même argument, accusant les protoorthodoxes de fabriquer eux-mêmes de faux documents. Malheureusement, comme nous
l’avons signalé à de multiples reprises, la plupart des affirmations polémiques de ces autres groupes se sont perdues. Mais la pratique de la falsification s’était répandue des deux côtés, et pas moins chez les proto-orthodoxes que chez les autres. Il faut, cependant, souligner d’emblée que les falsifications proto-orthodoxes (ou hérétiques dans ce domaine) n’avaient pas pour seuls fondements des raisons théologiques. L’intérêt des premiers chrétiens de toutes tendances dépassait la simple doctrine. Certains des faux qui nous sont parvenus suggèrent ces autres intérêts. À l’occasion cela rend difficile de déterminer l’identité et l’affiliation théologique du faussaire. C’est vrai pour quelques-uns des plus insolites faux en notre possession.
Falsifications avec programme non théologique Comme exemple, nous pouvons examiner un évangile non canonique qui s’accorde avec une période de l’existence de Jésus en grande partie négligée par les textes canoniques. Les Évangiles du Nouveau Testament présentent seulement quelques histoires concernant la jeunesse de Jésus, par exemple le récit chez Matthieu de l’adoration des Mages et de la fuite en Égypte, et chez Luc celui de la visite de Jésus au Temple à l’âge de douze ans. Après que les Évangiles du Nouveau Testament eurent été écrits – et peut-être plus tôt, quoique nous n’ayons aucune preuve –, les chrétiens commencèrent à raconter des histoires sur Jésus enfant. Nous avons la chance que des auteurs plus tardifs aient rassemblé certaines de ces histoires par écrit, les évangiles dits « de l’Enfance », qui commencent à apparaître dans la première moitié du IIe siècle 3. Le caractère en grande partie légendaire de ces fictions est facile à détecter. Un des premiers est appelé l’Évangile d’Enfance de Thomas (à ne pas confondre avec l’Évangile copte de Thomas découvert à Nag Hammadi) 4, un récit divertissant des activités de Jésus débutant alors qu’il avait cinq ans. Derrière l’histoire, une question qui intrigue encore certains chrétiens aujourd’hui : « Si Jésus fut le Fils de Dieu faiseur de miracles lorsqu’il était adulte, à quoi ressemblait-il quand il était enfant ? » Le récit s’ouvre sur le jeune Jésus jouant près du gué d’un ruisseau. Prenant un peu d’argile, il façonne douze moineaux. Mais, nous dit-on, c’était le shabbat. Un Juif passant par là voit ce que Jésus avait fait et va rapidement prévenir Joseph que son fils a profané le shabbat (en « fabriquant » des choses). Joseph vient et réprimande Jésus pour avoir violé la Loi. Au lieu de s’excuser ou de se repentir pour avoir commis un péché, Jésus tape dans ses mains et s’écrie : « Partez ! » Les oiseaux prennent vie et s’envolent en pépiant. Cette histoire inaugurale est indicative de ce qui va suivre : Jésus ne peut être puni pour avoir rompu le shabbat (il a effectivement détruit tout indice de malfaisance !), et déjà comme jeune enfant, il est considéré comme l’auteur de la vie, non soumis aux règles et aux normes humaines. On pourrait s’attendre à ce qu’avec de tels pouvoirs surnaturels, Jésus ait été un utile et distrayant camarade de jeux pour les autres garçons de la ville. Il s’avéra qu’en fait le gamin avait du tempérament et qu’il valait mieux ne pas le contrarier. Lorsqu’un autre enfant le cogne accidentellement en courant dans la rue, Jésus se met en colère et déclare : « Tu ne peux pas faire attention. » L’enfant meurt. (Jésus, plus tard, le relève de la mort, de même que d’autres qu’il a maudits à une occasion ou une autre.) Et la colère de Jésus n’est pas réservée aux autres enfants. Joseph l’envoie à l’école pour apprendre à lire, mais Jésus refuse de réciter l’alphabet (grec). Son instituteur le supplie de coopérer, jusqu’à ce que Jésus réponde par un défi méprisant : « Si vous êtes réellement un maître et que vous connaissez bien les lettres, dites-
moi le pouvoir d’alpha et je vous dirai celui de bêta. » Assez perturbé, l’instituteur gifle l’enfant, ce qui est la plus grande erreur de sa carrière d’enseignant. Jésus le fait mourir sur-le-champ. Joseph est accablé de chagrin et ordonne à sa mère : « Ne le laisse pas sortir. Quiconque le met en colère meurt. » Avec le temps qui passe, cependant, Jésus commence à utiliser ses pouvoirs pour faire le bien – sauver son frère d’une mortelle morsure de serpent, guérir les malades, et se montrer remarquablement adroit de ses mains dans la maison : quand Joseph découpe mal une planche et risque de perdre un client important, Jésus fait un miracle pour rattraper l’affaire. Le récit se termine par Jésus au Temple à l’âge de douze ans, entouré de scribes et de pharisiens qui l’écoutent enseigner et bénissent Marie pour l’enfant merveilleux qu’elle a offert au monde. Un Père de l’Église, le proto-orthodoxe Irénée, affirmait que cet Évangile de l’Enfance de Thomas avait été fabriqué par un groupe de gnostiques qu’il nomme marcosiens, et qui, dit-il, « ont fourni un nombre considérable d’écrits apocryphes, qu’ils avaient fabriqués eux-mêmes, pour dérouter l’esprit des personnes fragiles » (Contre les hérésies 1, 20, 1). Il continue en évoquant « cette histoire fausse et malveillante » dans laquelle le jeune Jésus déconcerte son instituteur sur la nature de l’alpha et du bêta. Pour Irénée, le récit est lié à l’amour des marcosiens pour les lettres et les chiffres qu’ils invoquent pour soutenir leur interprétation hérétique du royaume divin. À l’appui de cette théorie, on peut dire que, puisque Jésus humilie ses maîtres – cela se produit à deux autres occasions –, le livre le dépeint comme quelqu’un d’une gnosis supérieure. D’un autre côté, il n’y a rien de particulièrement gnostique dans ce texte : ici, Jésus est un véritable enfant qui souffre, par exemple lorsque son père en colère lui tire l’oreille. En effet, le texte en général ne semble pas promouvoir un programme théologique d’une branche spécifique du christianisme – gnostique, proto-orthodoxe ou autre. Il vaut probablement mieux penser qu’il s’agit d’un faux au nom du célèbre frère de Jésus, Thomas, simplement dérivé de l’imagination chrétienne, un ensemble d’épisodes distrayants se demandant à quoi pouvait bien ressembler le Fils de Dieu faiseur de miracles lorsqu’il était un enfant grandissant au foyer de Joseph et de Marie.
Un second exemple de faux « non théologique » concerne un ensemble de lettres prétendument écrites à, et par, l’apôtre Paul, qui devinrent célèbres au Moyen Âge. Le supposé correspondant de Paul dans ces lettres n’était nul autre que le grand philosophe romain Sénèque. Le Paul historique, bien sûr, ne connaissait pas Sénèque qui fréquentait des cercles plus huppés : il fut le tuteur et le conseiller politique de l’empereur Néron, et l’auteur très prolifique d’essais sur la morale, de traités philosophiques, d’œuvres poétiques et d’ouvrages scientifiques. À une époque ultérieure (sans doute au IVe siècle) les chrétiens furent gênés que les figures les plus importantes de leur religion, et spécialement Jésus et Paul, soient complètement inconnues des principaux dirigeants politiques et intellectuels de leur époque (aucun d’eux n’est jamais mentionné par aucun auteur romain du Ier siècle). La fausse correspondance entre Paul et Sénèque tente de redresser cette situation. Quatorze lettres nous sont parvenues, huit que l’on dit de Sénèque à Paul et six dans l’autre sens. Dans cette correspondance, Sénèque et Paul sont décrits comme de proches compagnons, avec Sénèque exprimant son admiration et son étonnement devant l’intelligence et l’érudition de Paul. En retour, Paul est dépeint comme un maître ayant convaincu Sénèque
de la vérité du message chrétien. Tôt dans la correspondance, Sénèque reconnaît la supériorité des pensées de saint Paul : « Elles sont si éminentes et si brillantes avec de nobles sentiments que, selon moi, des générations d’hommes pourraient à peine suffire à devenir aussi solides et parfaits qu’elles » (Lettre 1) 5. Grand éloge du plus grand philosophe de l’époque de Paul ! Plus que cela, Sénèque indique qu’il a lu les textes de Paul à l’empereur Néron lui-même qui a été stupéfait et bouleversé de la compréhension de la vérité par Paul : « [L’empereur] a été sensible à tes idées […]. Il s’est étonné qu’il fût possible que quelqu’un sans instruction particulière soit capable de telles pensées » (Lettre 7). Ces lettres contiennent plusieurs passages destinés à les faire paraître authentiques – une démarche fréquente chez les faussaires. Sénèque, en particulier, évoque l’incendie de Rome que, selon l’historien romain Tacite, Néron avait lui-même fait allumer afin de détruire une partie de la ville, lui permettant ainsi d’appliquer son propre plan architectural, tout en rejetant la responsabilité sur les chrétiens afin d’éviter les soupçons : « Mais ce bandit quel qu’il soit, dont la volonté est d’être un bourreau et qui se réfugie dans le mensonge, son terme est fixé. Et de même que chez les meilleurs chacun s’est sacrifié pour la multitude, de même aussi cet homme-là est voué pour tous au feu qui le consumera » (Lettre 11). Les objectifs principaux de ces lettres, toutefois, étaient de montrer que Paul était reconnu et apprécié par l’un des penseurs les plus influents de son époque, que ses idées étaient supérieures aux traditions philosophiques païennes, et que son influence se faisait sentir jusqu’aux échelons les plus élevés du pouvoir et de l’autorité romaine. Comme elles semblent avoir été fabriquées au IVe siècle, leur auteur, évidemment, n’adhérait à aucune forme de christianisme perdu déjà rencontrée, mais justement son faux n’était pas destiné à soutenir un point de vue théologique particulier. Parfois, les faussaires avaient d’autres intentions.
Faux contre les hérétiques Il existe cependant de nombreux autres exemples de falsifications proto-orthodoxes dans lesquelles la fraude servait des intentions clairement polémiques, s’opposait à de « fausses » interprétations de la religion et défendait la cause de la proto-orthodoxie. Pour prendre un exemple tiré des évangiles non canoniques, nous allons parler d’un livre qui fut peut-être aussi important pour la piété et l’art du Moyen Âge que n’importe lequel appartenant au canon, le Protévangile de Jacques 6. Le livre est appelé un « protévangile » parce qu’il raconte des événements antérieurs et aboutissant à la naissance et à l’enfance de Jésus. Il narre, pour une grande part, la naissance, de l’éducation et de l’adolescence de la mère de Jésus, Marie, récit destiné à montrer comment elle a été choisie par Dieu pour être le réceptacle précieux de son Fils 7. Selon ce récit, Marie elle-même eut une naissance surnaturelle très comparable à – et inspirée de – celle du prophète Samuel dans la Bible hébraïque (1 S 1-2). Dans le premier récit de l’ouvrage, sa mère Anne (la mère de Samuel s’appelait Hannah) ne peut avoir d’enfant. Mais après qu’elle et son mari, Joachim, eurent beaucoup pleuré et imploré le Seigneur, celui-ci répondit à leurs prières et lui permit de concevoir. Transportée de joie par la bonne nouvelle, Anne donna naissance à une petite fille qu’elle appela Marie, et qu’elle voua à une vie au service de Dieu. Enfant, Marie est gardée à l’abri de toute mauvaise influence de la vie quotidienne, et Anne transforme sa chambre en une sorte de sanctuaire. À trois ans, conformément à l’engagement d’Anne, Marie part vivre au temple de Jérusalem. Là, elle grandit, dans une absolue pureté, nourrie chaque jour par la main d’un ange. Quand elle atteint ses douze ans, sans doute avec le début de ses règles, les prêtres
s’inquiètent qu’elle puisse profaner le Temple. Ils décident de la donner en mariage à un veuf du pays d’Israël. À la demande du grand prêtre, les candidats se rendent à une réunion spéciale, et Dieu révèle que Marie doit être offerte à Joseph, un veuf âgé qui a déjà élevé des enfants et qui, d’ailleurs, est plutôt réticent à l’idée de cette mission 8. Joseph s’engage à respecter la chasteté de Marie, et agit ainsi. Aussitôt qu’ils arrivent dans leur foyer, il s’en va immédiatement pour un long voyage afin de s’occuper d’un projet de construction. En son absence, Marie conçoit par le Saint-Esprit, ce qui choque et horrifie Joseph lorsqu’il revient. Cependant, Dieu parvient à le convaincre – de même que les prêtres juifs (qui de manière compréhensible imaginent que l’un d’entre eux s’est livré à des activités illicites avec elle) – que Marie est toujours vierge.
L’histoire se poursuit avec le récit de Joseph et Marie se rendant à Bethléem pour être recensés. Mais en route la naissance s’annonce, et Marie descend de son âne et s’apprête à accoucher. Joseph trouve rapidement une grotte en dehors de la ville, et la laisse aux bons soins de ses fils. Il tâche de trouver une sage-femme pour aider à la naissance de l’enfant. Puis survient une scène remarquable, racontée à la première personne, décrivant comment le temps s’immobilisa lorsque le Fils de Dieu apparut au monde : Or moi, Joseph, je me promenais et je ne me promenais pas. Et je levais les yeux vers la voûte du ciel et je vis qu’elle était immobile, et vers l’air, et je vis que l’air était figé d’effroi et que les oiseaux du ciel ne bougeaient pas. Et je jetai les yeux sur la terre, et j’y vis placée une écuelle et des ouvriers couchés pour le repas, et leurs mains étaient dans l’écuelle. Et ceux qui mâchaient ne mâchaient pas, et ceux qui portaient la nourriture à la bouche ne l’y portaient pas, mais tous avaient le visage qui regardait vers le haut. Et je vis des moutons qu’on faisait avancer, et les moutons restaient sur place ; et le berger leva la main pour les frapper, et sa main resta en haut. Et je jetai les yeux sur le courant de la rivière, et je vis des chevreaux et leur museau placé au-dessus de l’eau et qui ne buvaient pas. Et, soudain tout était de nouveau emporté (Protévangile de Jacques 18). Une scène encore plus remarquable s’ensuit. Joseph trouve une sage-femme, elle vient dans la grotte et voit un nuage qui brille au-dessus d’elle et alors un enfant apparaît. Comprenant qu’il s’agit d’une naissance « miraculeuse », la sage-femme se précipite à l’extérieur, trouve une autre sage-femme nommée Salomé, et la met au courant : « Salomé, Salomé, je peux t’annoncer une chose merveilleuse. Une vierge a donné naissance ! » Salomé, toutefois, refuse de croire son amie. La seule manière d’avoir une certitude est de se livrer à une inspection post-partum. Et donc, Salomé dit : « Comme mon Seigneur mon Dieu vit, si je ne mets pas ma main pour examiner son état, je ne croirai pas qu’une vierge ait pu donner naissance. » Salomé a commis une sérieuse erreur de jugement ; on ne doit jamais mettre en doute les miracles du Seigneur. Aussitôt qu’elle avance la main pour vérifier si Marie est toujours intacte, sa main se consume comme si elle avait pris feu. Elle s’agenouille devant l’enfant Jésus et prie : « Dieu de mes pères, souviens-toi de moi, je suis de la descendance d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Ne me livre pas en exemple aux fils d’Israël, mais rends-moi aux pauvres. Car tu sais Maître que j’ai prodigué les soins en ton nom et que mon salaire, je le recevrai de toi » (Protévangile de Jacques 20). Un ange apparaît et dit à Salomé de soulever l’enfant ; elle le fait et sa main est guérie. Le récit continue par la description de la visite des Mages ; le massacre de tous les bébés de
Bethléem par Hérode ; la fuite miraculeuse du cousin de Jésus, Jean Baptiste et de sa mère, Élisabeth, tous deux engloutis par la brume d’une montagne pour qu’ils soient préservés des soldats ; et l’assassinat du père de Jean, Zacharie, dans le Temple. Cela finit par un commentaire du soi-disant auteur affirmant être « Jacques ». Mais qui est ce Jacques ? Est-il le frère de Jésus lui-même (voir Galates 1,19) ? Qui pourrait connaître mieux que lui l’histoire de la famille et la naissance de son (demi-)frère ? L’auteur réel, toutefois, vivait probablement dans la seconde moitié du IIe siècle. Il avait des intérêts théologiques clairement compatibles avec un programme proto-orthodoxe. Jésus est ici présenté comme le Fils de Dieu à sa naissance, en opposition, disons, aux descriptions des marcionites qui soutenaient que Jésus, au début de son ministère, était descendu du ciel comme un adulte accompli mais fantomatique. Ici, Jésus est né d’une vierge, par opposition au point de vue des ébionites qui pensaient qu’il était le fils de Joseph et de Marie. En fait, dans ce texte, Marie non seulement a conçu en étant vierge mais elle est demeurée vierge (c’est-à-dire physiquement intacte) même après avoir donné naissance, comme Salomé l’a constaté en des termes sans ambiguïté. La virginité perpétuelle de Marie devint un point important de la doctrine dans le christianisme ultérieur, intimement relié à sa propre « assomption, » c’est-àdire son ascension au ciel sans mourir, rendue possible par le fait qu’elle n’a jamais péché – notamment en pratiquant le sexe. De plus, étant donné sa virginité perpétuelle, les « frères » de Jésus, également mentionnés dans les Évangiles du Nouveau Testament (par exemple Marc 6 ; Jean 7), ne sont pas décrits ici comme ses frères véritables, nés de Joseph et de Marie. Ce sont les enfants du premier lit de Joseph. Ce point de vue créa des problèmes pour la réception du Protévangile de Jacques au Ve siècle, et le plus grand savant chrétien de l’époque, Jérôme, affirma que Jacques, Jude et les autres n’étaient pas ses demi-frères, mais ses cousins. L’opposition de Jérôme à ce récit évangélique fut suffisante pour gêner son influence sur le christianisme occidental de langue latine 9. Mais cette version eut beaucoup de succès dans le christianisme oriental, comme en témoigne le nombre abondant de manuscrits grecs qui l’ont rapportée (près d’une centaine) et son influence sur l’art chrétien.
Dans une autre lettre, censée avoir été écrite par Paul, se trouve un second exemple de falsification proto-orthodoxe produite afin de contrer les opinions hérétiques, mais celui-ci (à la différence de la correspondance avec Sénèque) porte surtout sur des problèmes théologiques. La lettre figure dans les Actes de Paul en réponse aux questions que les Corinthiens soulevèrent, apparemment, dans une lettre aussi fabriquée pour l’occasion. La réponse de Paul est communément appelée 3 Corinthiens 10. Les lecteurs du Nouveau Testament sont familiers de 1 et 2 Corinthiens, mais beaucoup n’ont jamais entendu parler de 3 Corinthiens. Le texte se trouve néanmoins dans nombre de manuscrits antiques du Nouveau Testament et fut, finalement, accepté dans le canon des Arméniens et dans celui de certains chrétiens syriens. D’une certaine manière, 3 Corinthiens poursuit la conversation des lettres canoniques entre Paul et les Corinthiens. Comme nous l’avons vu, l’Église de Corinthe a rencontré quelques difficultés importantes dès que Paul l’eut fondée, et les lettres authentiques de Paul reflètent ces problèmes. La communauté connut un important différend entre ses membres, au point que certains tentèrent de mettre les autres de leur côté. Il y avait des problèmes dans les services liturgiques, y compris pour les repas communs rituels lors desquels certains s’empiffraient et se soûlaient alors que d’autres n’avaient presque rien à manger et à boire. S’y manifestaient des indices de grande
immoralité : certains hommes de l’Église fréquentaient les prostituées et s’en vantaient à l’Église, un autre vivait avec sa belle-mère. Plusieurs vraies questions se posèrent concernant le comportement à observer : était-il correct, par exemple, de manger de la nourriture qui avait déjà été sacrifiée à des idoles païennes ? Et si les plaisirs du corps devaient être combattus, était-il permis d’avoir des relations sexuelles avec son épouse ? Cette question ne fut sans doute pas posée par les hommes qui fréquentaient les prostituées 11. Le plus grand problème à Corinthe, cependant, était l’un de ceux que Paul choisit d’évoquer à la fin de sa première lettre : certains parmi la congrégation ne comprenaient pas, n’acceptaient pas ou ne croyaient pas en une résurrection future de la chair. Selon eux, la Résurrection était un événement spirituel qui avait déjà eu lieu pour les croyants, vraisemblablement à leur baptême. Ces croyants, par conséquent, affirmaient vivre déjà une existence spirituelle transcendant les nécessités et les restrictions inhérentes à leur corps. C’était le problème majeur de la communauté, celui qui était à l’origine de tous les autres. Cela explique pourquoi ils étaient désunis (différents chrétiens essayaient de montrer leur supériorité spirituelle) et comment ils pouvaient justifier leur comportement immoral (si le corps n’a pas d’importance, alors ce que vous faites avec votre corps n’a pas d’importance). Dans 1 Corinthiens, cependant, Paul souligne que le salut n’est pas complet mais est encore à venir. Le salut adviendra lorsque Jésus retournera sur terre pour rédimer ce corps en l’élevant de la mortalité à l’immortalité (1 Corinthiens 15). La vie éternelle sera donc une existence corporelle, et pas seulement spirituelle. En conclusion, ce que l’on fait du corps, à la fois le corps individuel du croyant et le corps collectif de l’Église, est important 12. Quelques problèmes similaires sont manifestes dans la fausse correspondance 3 Corinthiens. Comme je l’ai indiqué, la lettre est introduite dans les Actes de Paul par une lettre réputée avoir été écrite par des Corinthiens à Paul. Les Corinthiens écrivent qu’ils ont été perturbés par les enseignements de leurs deux maîtres, Simon et Cléobios, qui soutiennent que les prophètes de l’Ancien Testament ne sont pas autorisés, que le Dieu de ce monde n’est pas le vrai Dieu, que le vrai Dieu n’a pas créé les humains, qu’il n’y a pas de résurrection future de la chair, que Jésus n’était pas réellement de chair et de sang et n’était pas réellement né de Marie. En d’autres mots, ces adversaires supposés sont une sorte de docétistes comme Marcion ou peut-être même des gnostiques. Mais pour les premiers chrétiens proto-orthodoxes, y compris l’auteur de 3 Corinthiens, il était important de penser que Dieu avait créé ce monde matériel mais aussi qu’il le rédimerait en même temps que tout ce qu’il contient, et donc le corps humain aussi. Le corps serait relevé de la mort, et non pas abandonné ; 3 Corinthiens traite une par une les déclarations hérétiques de Simon et Cléobios. « Paul » ici insiste sur le fait que Jésus était réellement né de Marie, qu’il était réellement un être humain de chair et de sang, et que Dieu était le créateur de tout ce qui était, qu’il avait envoyé les prophètes juifs et Jésus afin de vaincre le diable qui avait corrompu la chair. Car je vous ai livré d’abord tout ce que j’ai reçu des apôtres qui étaient toujours avec Jésus Christ, que notre Seigneur était né de Marie de la descendance de David, le Père ayant envoyé l’Esprit du ciel par elle afin qu’il puisse venir sur la terre et sauver toute chair par la sienne et qu’il puisse relever notre chair de la mort […]. Car le Dieu tout-puissant, qui a fait le ciel et la terre, envoya d’abord les prophètes aux Juifs pour les délivrer de leurs péchés [… Ceux] qui affirment que le ciel et la terre et tout ce qui leur appartient ne sont pas l’œuvre de Dieu […] ont la croyance exécrable du serpent […]. Et ceux qui disent qu’il n’y a pas de résurrection de la chair ne ressusciteront pas. Quiconque dévie de cette règle, le feu sera pour lui et pour ceux qui l’ont précédé, parce qu’ils sont un peuple impie, une génération de vipères (3 Corinthiens 4-
9,24-25,37-38) 13. Ici donc, nous avons un faux proto-orthodoxe créé précisément afin de répondre aux opinions des maîtres « hérétiques » du IIe siècle.
Des faux proto-orthodoxes plus subtils D’autres faux proto-orthodoxes servirent aux mêmes desseins, mais y parvinrent par des moyens plus subtils. On peut affirmer que la plupart des Actes apocryphes ne furent pas écrits dans des intentions théologiques mais pour d’autres raisons, notamment pour fournir des lectures divertissantes et faciles sur les héros de la foi chrétienne, ou pour favoriser une vision particulière de l’ascétisme (par exemple les Actes de Thomas), en particulier chez les femmes chrétiennes (par exemple les Actes de Thècle). Mais certaines de ces histoires ont pour fonction d’appuyer une position doctrinale proto-orthodoxe et, spécialement dans les Actes de Pierre, les aventures du disciple en chef de Jésus. Ces récits, comme ceux des autres Actes apocryphes, peuvent avoir leur origine dans les traditions orales sur les disciples de Jésus ; peut-être furent-ils écrits vers la fin du IIe ou au début du IIIe siècle. Leur ligne narrative est semblable à celle déjà rencontrée dans la littérature pseudo-clémentine car, ici aussi, on trouve un ensemble continu de confrontations entre Pierre, à la tête du groupe apostolique et représentant fidèle du Seigneur Christ, et Simon le Magicien, l’infâme père des hérétiques. En l’occurrence, cependant, Simon n’apparaît pas être une sorte d’image codée de l’apôtre Paul ; ici, il est l’homme du diable lui-même, le gnostique original, capable, selon cet auteur, de bassesses en tout genre. La fonction doctrinale de ces confrontations est claire : le représentant de la proto-orthodoxie, Pierre, évêque de l’Église de Rome, se révèle à tous égards supérieur à Simon, le père des gnostiques. Cette supériorité est démontrée par les nombreux concours de miracles entre les deux hommes essaimant le récit. Dans ces histoires, les bons gagnent toujours, et la vérité est confirmée par les actes de toutepuissance. Une bonne partie du texte raconte ensuite une série de miraculeuses supériorités parfois lors de confrontations en tête à tête de l’apôtre et de l’hérétique. Et les enjeux sont plutôt élevés. À un moment le Sénat romain au complet se trouve dans l’arène, avec Pierre et Simon pareils à des combattants sur le ring. Défi est lancé par Pierre à Simon de faire son possible pour que triomphent ses idées. Les opinions de Pierre sont claires : « Je crois dans le Dieu vivant, par lequel je détruirai tes arts magiques 14. » Simon qui, à l’occasion, a déjà subi quelques corrections de la part de l’apôtre, relève néanmoins le défi : « Tu as l’impudence de parler de Jésus de Nazareth, le fils d’un charpentier, lui-même charpentier, dont la famille est de Judée. Écoute, Pierre. Les Romains ont compris. Ils ne sont pas fous. » Alors, s’adressant à la foule, il dit : « Hommes de Rome, est-ce qu’un Dieu naît ? Est-il crucifié ? Celui qui a un Seigneur n’est pas un Dieu » (Actes de Pierre 23). Nous avons là une déclaration gnostique type à l’encontre d’une théologie proto-orthodoxe de l’incarnation réelle et de la mort de Jésus. Mais il reste à en apporter la preuve, et celle-ci se trouve dans les pouvoirs miraculeux. Le préfet romain demande aux adversaires de montrer lequel est supérieur. Envoyant un esclave dans l’arène, il demande à Simon de le faire mourir et à Pierre de le ramener à la vie. Évidemment, il est plus facile de tuer quelqu’un que de le ressusciter, mais Simon accomplit son acte avec un certain panache : il se contente de prononcer quelques mots à l’oreille du malheureux. Avec un don encore plus grand, Pierre le ramène à la vie grâce au pouvoir de Dieu.
Le Dieu de Pierre est le Dieu de la vie. Et pour faire bonne mesure, il en profite pour ressusciter aussi le fils d’une veuve solitaire, que l’on a apporté dans l’arène pour l’occasion. Le peuple présent comprend la situation et proclame qu’« il y a seulement un Dieu, le Dieu de Pierre » (Actes de Pierre 26). D’autres démonstrations miraculeuses un peu plus drôles impliquent des animaux : Pierre prenant un chien pour corriger le chef des hérétiques en présence de la foule, ou bien la résurrection impressionnante d’un hareng fumé : Or Pierre, s’étant retourné, aperçut un hareng suspendu à une fenêtre, il le prit et dit au peuple : « Si vous voyez maintenant celui-ci nager comme un poisson, pourrez-vous croire en celui que je prêche ? » Eux répondirent d’une seule voix : « Oui, nous te croirons. » Un bassin se trouvant tout près, il dit alors : « En ton nom, Jésus Christ, puisque jusqu’à présent on ne croit pas, devant tous ceux-ci [je dis] : “Vis et nage comme un poisson.” » Et il jeta le hareng dans le bassin, et il redevint vivant et se mit à nager. Et la multitude vit le poisson nager, et Pierre ne le fit pas nager seulement à ce moment-là, mais pour qu’il ne fût pas dit que c’était une illusion, il le fit nager assez longtemps pour attirer les foules de tous côtés et leur montrer le hareng redevenu poisson. Certains, même, dans la foule, lui jetèrent du pain, et le hareng le mangea. Voyant cela, un très grand nombre devinrent disciples et crurent dans le Seigneur (Actes de Pierre 13) 15. Dans l’ultime confrontation entre le sorcier hérétique et l’homme de Dieu, Simon le Magicien annonce qu’il utilisera ses pouvoirs pour s’élever dans les airs et pour voler comme un oiseau au-dessus des temples et des collines de Rome. Mais, une fois que l’impressionnant spectacle aérien a débuté, Pierre montre qu’il n’a pas l’intention de se laisser surpasser. Il en appelle à Dieu pour abattre Simon en plein vol. Dieu y consent, au grand désarroi de Simon. Ne s’attendant pas à un atterrissage aussi brutal, Simon plonge vers la terre et se brise les jambes. Voyant cela, la foule se rue pour le lapider comme un scélérat. Il succombe finalement à ses blessures. Un usage plus subtil et certainement moins distrayant de la falsification peut être observé dans une composition proto-orthodoxe connue comme la lettre de Paul aux Laodicéens. Nous avons vu que fabriquer des lettres au nom de Paul était un exercice répandu. C’était déjà arrivé à l’époque de 2 Thessaloniciens puisque l’auteur y mentionne une lettre « réputée » être de Paul (2,2). De plus, il semble que les épîtres pastorales du Nouveau Testament furent écrites par quelqu’un d’autre que Paul, comme le furent les correspondances avec Sénèque et 3 Corinthiens. La Lettre aux Laodicéens, cependant, est un cas particulier. Il y a, dans la plupart des autres exemples, des raisons claires et évidentes de penser qu’on est en présence d’un faux, comme les lettres qui expriment un point de vue déterminé contre l’enthousiasme apocalyptique. Mais la Lettre aux Laodicéens paraît banale et anodine ; elle n’a pas de but particulier à servir, pas de points majeurs à mettre en valeur. En fait, elle paraît n’être qu’un simple pastiche de phrases pauliniennes s’enchaînant les unes avec les autres. Typique est le passage suivant : Car pour moi la vie est en Christ et mourir est une joie. Et il produira en vous cela même par sa miséricorde de telle sorte que vous ayez le même amour et les mêmes sentiments. Ainsi, mes bien-aimés, comme vous avez entendu parler de ma venue, ainsi restez fermes et agissez dans la crainte de Dieu et vous aurez la vie pour l’éternité. Car c’est Dieu qui agit en vous. Et faites sans arrière-pensée ce que vous faites (v. 8-12) 16. Il s’agit là en grande partie d’une réminiscence des Philippiens, mais qui ne conduit pas
vraiment à une leçon sévère. Un moment avant, l’auteur dit : « Ne vous laissez pas tromper par les vains discours de certaines personnes qui s’insinuent pour vous écarter de la vérité de l’Évangile prêché par moi » (v. 4). Cela semble plus prometteur d’une perspective hérésiologue, mais l’auteur n’indique jamais ce que ces beaux parleurs disent dans leurs multiples histoires. Pourquoi un auteur fabriquerait-il une lettre qui paraît n’obéir à aucun programme ? Les spécialistes ont depuis longtemps reconnu une pièce de ce puzzle, mais ils n’en ont pas considéré une autre qui, je pense, peut fournir la réponse. La motivation largement reconnue pour ces lettres se trouve dans sa requête finale : « Faites lire ceci aux Colossiens et faites lire la lettre des Colossiens parmi vous » (v. 20). Il s’agit d’une phrase importante parce qu’elle reflète l’avis trouvé dans la lettre du Nouveau Testament aux Colossiens (qui, assez ironiquement, est aussi suspectée par les érudits critiques de ne pas être de Paul) : « Quand vous aurez lu ma lettre, transmettez-la à l’Église de Laodicée, qu’elle la lise à son tour. Lisez, de votre côté, celle qui viendra de Laodicée » (Corinthiens 4,16). Il se peut que quelqu’un, sachant que Paul, prétendument, avait écrit une lettre aux Laodicéens, en ait fabriqué une pour combler le vide créé par cette absence connue. Mais il peut y avoir eu une autre motivation, légèrement plus subtile, à faire ce faux en apparence anodin et empreint d’une intention proto-orthodoxe. Comme nous le verrons dans un chapitre ultérieur, la plus ancienne « liste canonique » ayant survécu jusqu’à nous – c’est-àdire une liste de livres qu’un auteur du christianisme primitif a considérés comme Écriture canonique – est appelée le Canon muratorien, nommé ainsi suite à sa découverte par un érudit du XVIIIe siècle, L. Muratori. En plus des livres recensés comme appartenant à l’Écriture, l’auteur anonyme de ce fragment cite aussi un certain nombre d’écrits à exclure dont des faux hérétiques. Parmi ceux-ci il cite une lettre aux Laodicéens, qu’il affirme être un « faux marcionite 17 ». Certains spécialistes ont soutenu que la Lettre aux Laodicéens qui nous est parvenue est justement ce faux. Peu en ont toutefois été convaincus parce qu’il n’y a rien de particulièrement marcionite dans cette lettre, rien qui laisse entendre une interprétation marcionite de Dieu, du Christ ou de l’Écriture. Cependant, si ce n’est pas le faux marcionite mentionné dans le Canon muratorien, comment expliquer la création de ce pastiche de phrases pauliniennes ? Une solution serait qu’il s’agisse d’une production antimarcionite – non pas en ce qu’elle s’attaque directement aux idées marcionites, mais en ce qu’elle a été produite par un auteur proto-orthodoxe comme la Lettre de Paul aux Laodicéens, de manière à montrer que le faux marcionite, qui était en circulation mais ne nous est pas parvenu, n’était pas cette lettre. Un simple collage d’idées pauliniennes familières convenait parfaitement au propos. Une fois que ce document fut produit, l’autre aurait pu être considéré comme un faux, et le programme proto-orthodoxe, de ce fait, rempli.
La falsification des textes sacrés Nous avons cité un certain nombre d’armes mises à profit dans les batailles littéraires pour la suprématie chrétienne : les réfutations polémiques, la publication d’attaques personnelles, la création de faux documents au nom des apôtres. Cela n’épuise pas toutefois l’arsenal des différents combattants. Dans le prochain chapitre nous verrons comment la formation d’un canon d’autorités sacrées se révéla un instrument particulièrement efficace dans la bataille. Pour le moment nous allons en considérer un autre, qui n’impliquait pas la création de « nouveaux » (c’est-à-dire fabriqués) documents au nom des apôtres mais la falsification d’écrits qui avaient déjà été produits, c’est-à-dire l’altération du contenu de documents
considérés comme sacrés afin de les rendre plus clairement opposés aux « faux » enseignements et plus nettement favorables aux « vrais ». Une fois encore, ce fut une stratégie à la disposition de tous les partis en conflit, et il y a de bonnes raisons de croire que tous en ont usé ; d’ailleurs tous les partis furent accusés de trafiquer leurs textes pour leur faire dire ce qu’ils voulaient. Nous avons déjà vu certaines de ces accusations. Les plus célèbres, bien sûr, étant celles de Marcion et de ses disciples qui non seulement rejetaient l’intégralité de l’Ancien Testament, mais soutenaient aussi que les écrits de Paul et l’Évangile (de Luc) avaient été modifiés par des chrétiens aux sympathies juives comme en témoignent les allusions au Dieu créateur, les citations de l’Ancien Testament et l’affirmation de la bonté de la Création, insérées dans ces textes où, originellement, elles ne figuraient pas. Leur solution fut de supprimer ces insertions falsifiées pour revenir au premier état du texte. Les proto-orthodoxes, bien sûr, ne virent dans cette tentative de restauration qu’une volonté de mutilation et soutinrent que les marcionites avaient falsifié leurs textes simplement parce qu’ils ne correspondaient pas à leur propre programme théologique. Marcion ne fut pas le seul à être accusé. À l’opposé de Marcion sur le spectre théologique, les théodotiens, des chrétiens de Rome au IIe siècle qui étaient les disciples de Théodote le Cordonnier, soutenaient que Jésus était un être humain, purement et simplement (alors que les marcionites le pensaient divin). Selon un traité anonyme cité par Eusèbe, les théodotiens, comme les marcionites, falsifiaient volontairement les textes de l’Écriture, modifiant les paroles sacrées à la lumière de leurs propres idées adoptianistes. Les versions contradictoires de l’Écriture produites par les chefs du groupe venaient à l’appui de cette accusation. Si quelqu’un prend la peine de rassembler leurs différentes copies et de les comparer, il découvrira de nombreuses divergences ; par exemple, les exemplaires d’Asclépiade ne correspondent pas à ceux de Théodote […] et ceux-ci diffèrent de celui d’Hermophile. Comme pour Appoloniade, dont la version ne peut être harmonisée avec aucune des autres, il est possible de collationner celles que les disciples ont faites en premier et celles qui ont subi plus tard des manipulations, et de trouver des contradictions innombrables (Eusèbe, Histoire ecclésiastique 5, 28). Donc, les théodotiens sont accusés de trafiquer leurs textes sacrés de différentes manières, mais toujours dans le but de servir leur propos. Les ébionites, des Juifs chrétiens homologues de nos adoptianistes romains, furent aussi accusés d’avoir supprimé les deux premiers chapitres de l’Évangile selon Matthieu pour l’adapter à leur rejet de la doctrine de la conception virginale de Jésus. Divers groupes gnostiques purent être soupçonnés de tels actes, même si dans leur cas on pourrait s’attendre à moins d’activités de ce type étant donné leur troublante habileté (du moins aux yeux de leurs adversaires proto-orthodoxes) à découvrir leurs idées dans quasiment n’importe quel texte, sans vraiment tenir compte de son contenu. Néanmoins, il leur arriva d’être condamnés sur une telle base, comme lorsque Tertullien prétendit que les valentiniens avaient changé la forme verbale de Jean 1,13 du singulier au pluriel. À l’origine, soutenait Tertullien, le verset faisait référence à la naissance miraculeuse de Jésus (« qui était né non pas du sang ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu ») ; les valentiniens, pourtant, avaient modifié le texte pour le faire correspondre à leur propre génération surnaturelle à travers la gnose (« qui étaient nés non pas du sang… »). Ce qui est révélateur dans cet exemple particulier, c’est que Tertullien avait clairement tort :
c’est lui qui protège la corruption. De tous les manuscrits grecs de l’Évangile de Jean ayant survécu, aucun ne donne le verset dans la forme citée par Tertullien, et de tous les manuscrits en latin, un seul le fait. D’où l’observation intéressante qu’en dépit du fait que les « hérétiques » aient été communément accusés de modifier les textes de l’Écriture, il n’y a presque aucune trace dans les manuscrits ayant survécu qui l’attestent. Cela ne signifie pas que les autres formes de christianisme aient été innocentes en la matière. Les vainqueurs n’écrivent pas seulement l’histoire, ils reproduisent aussi les textes. Même s’il y eut sûrement des cas où les manuscrits des livres qui finirent par être inclus dans le Nouveau Testament ont été modifiés pour justifier les idées hérétiques des uns ou des autres, ces manuscrits particuliers n’ont pas été préservés ou recopiés pour la postérité. Brûler des livres hérétiques ne signifiait pas seulement détruire des livres créés par des hérétiques ; cela signifiait aussi détruire (ou ne pas reproduire) des livres modifiés par les hérétiques. Si les textes « hérétiquement modifiés » de l’Écriture n’ont pas survécu, qu’en est-il des textes modifiés par les proto-orthodoxes ? Les scribes inscrits dans la tradition et qui ont, en fin de compte, obtenu la victoire n’ont-ils jamais falsifié leurs textes afin de les rendre plus conformes à la cause proto-orthodoxe en leur faisant dire ce qu’ils étaient déjà censés signifier ? En fait, cela arriva et on en a de multiples traces dans la tradition manuscrite du Nouveau Testament. Je vais en donner quelques exemples, mais je dois, d’abord, fournir quelques informations sur le contexte pour aider à mieux comprendre mon propos 18.
Quelques informations sur le contexte Nous ne possédons aucun « original » des textes qui furent inclus dans le Nouveau Testament, ni bien sûr d’aucun autre livre chrétien de l’Antiquité. Ce que nous avons, ce sont des copies de copies des originaux. La plupart des copies ayant survécu datent de centaines d’années après que les originaux eurent été écrits. Je peux expliquer la situation en donnant un seul exemple de la manière dont les choses se passèrent 19. Lorsque les Thessaloniciens reçurent la première lettre de Paul, un membre de la communauté a dû la copier à la main, mot pour mot. La copie elle-même fut à son tour copiée, peut-être à Thessalonique, peut-être dans une autre communauté où une copie a été effectuée ou envoyée. Cette copie de copie fut aussi copiée, puis la copie de la copie de la copie. Il y eut donc rapidement de nombreuses copies de la lettre qui circulèrent dans les communautés répandues autour de la Méditerranée, ou plutôt un grand nombre de copies de copies, toutes effectuées à la main à une vitesse qui semble outrageusement lente pour nous qui sommes habitués au traitement de texte, au photocopieur, à la microédition et au courrier électronique. Dans ce processus de recopiage du document à la main, qu’arriva-t-il à l’original de 1 Thessaloniciens ? Pour une raison inconnue, fut-il finalement jeté, brûlé ou détruit d’une autre manière ? Peut-être qu’ayant été lu trop souvent, il finit tout simplement par s’effacer. Les premiers chrétiens ne voyaient aucun intérêt à le conserver comme « original ». Ils avaient des copies de la lettre, pourquoi conserver l’original ? Ils auraient sans doute vu les choses autrement s’ils avaient vraiment su ce qui arrive à un texte qui est copié et recopié à la main – spécialement par des scribes qui ne sont pas des professionnels mais simplement des gens sachant lire et écrire et ayant le temps et l’argent pour faire le travail. Les copistes, même s’ils étaient d’habiles spécialistes, commettaient inévitablement des fautes. De plus, lors de copies successives, les fautes qui s’ajoutent à chaque reproduction se multiplient ; les scribes non seulement introduisent leurs propres
erreurs, mais aussi, nécessairement, reproduisent les fautes de la copie à copier – à moins qu’ils n’essaient de « corriger » la faute, ce qui le plus souvent conduit à une correction « incorrecte ».
Nous n’avons pas l’original de 1 Thessaloniciens (c’est-à-dire le texte que Paul a réellement écrit) ou d’un autre texte du Nouveau Testament. Ni des copies faites directement à partir des originaux, ni des copies faites à partir des copies des originaux, ni des copies de copies de copies. Nos plus anciens « manuscrits » des lettres de Paul datent d’environ 200 ap. J. C., c’està-dire près de 150 ans après qu’il les eut écrites. Les plus anciens manuscrits complets (ou presque) des Évangiles datent à peu près de la même époque, quoique nous ayons quelques fragments de manuscrits plus anciens, notamment P 20, un fragment du format d’une carte de crédit, habituellement daté de la première moitié du IIe siècle, des versets de Jean 18 découverts dans un tas d’ordures en Égypte. Mais même les manuscrits les plus complets de la fin du IIe siècle présentent des lacunes. Des pages, voire des livres entiers ont été perdus. C’est donc à partir du IVe siècle, près de trois siècles après que le Nouveau Testament a été écrit, que nous avons des manuscrits de tous ses livres. Après le IVe ou le Ve siècle, les copies du Nouveau Testament deviennent plus communes. Si l’on compte tous les manuscrits du Nouveau Testament qui ont été découverts, on atteint un nombre impressionnant. Nous possédons près de 5 400 copies en grec de l’intégralité ou d’une partie du Nouveau Testament, allant du minuscule fragment grand comme la paume de la main et contenant un ou deux versets, à des volumes rassemblant l’ensemble des vingt-sept livres. Ces copies datent du IIe siècle jusqu’à l’invention, et même après, de l’imprimerie au XVe siècle. Nous possédons plus de manuscrits du Nouveau Testament que de n’importe quel autre livre de l’Antiquité. Il existe par exemple moins de 700 exemplaires de l’Iliade d’Homère, moins de 350 des pièces d’Euripide, et seulement un exemplaire des six premiers livres des Annales de Tacite. Ce qui est troublant pour ceux qui veulent savoir ce que le texte original disait, ce n’est pas le nombre de manuscrits du Nouveau Testament mais leurs dates de réalisation et les différences qui les distinguent. Bien sûr, il n’est pas étonnant que le Nouveau Testament ait été plus fréquemment copié au Moyen Âge qu’Homère, Euripide ou Tacite ; les copistes les plus qualifiés étaient les scribes chrétiens, le plus souvent des moines qui s’occupaient principalement de copier des textes à caractère religieux. Mais le fait que nous ayons des centaines de manuscrits du Nouveau Testament ne signifie pas en lui-même que nous puissions être sûrs de savoir ce que disait le texte original. Si nous possédons très peu des copies les plus anciennes – pour ainsi dire aucune –, comment pouvons-nous être sûrs que le texte n’a pas été modifié de manière significative avant que le Nouveau Testament ne commence à être reproduit en autant d’exemplaires ? La plupart de ceux qui ont survécu datent du bas Moyen Âge, c’est-à-dire d’un millier d’années après que Paul et ses compagnons furent morts. Je soulignerai ceci : dire que les mots du Nouveau Testament ont changé durant le processus de copiage n’est pas seulement un sujet de spéculations savantes. Nous savons qu’ils ont été modifiés, parce que nous pouvons comparer ces 5 400 exemplaires les uns avec les autres. Ce qui est frappant, c’est que lorsque nous procédons ainsi, nous ne trouvons pas deux exemplaires (excepté pour les fragments les plus minuscules) se correspondant parfaitement. Il ne peut y avoir qu’une raison à cela. Les scribes qui ont copié ces textes les ont modifiés.
Personne ne sait exactement le nombre de ces changements, parce que personne n’a été capable de compter toutes les différences entre les manuscrits. Certains les estiment à 200 000, d’autres à 300 000 ou plus. Peut-être est-il plus simple d’exprimer la situation en termes comparatifs : il y a plus de différences entre ces manuscrits qu’il n’y a de mots dans le Nouveau Testament. La plupart de ces variantes sont des négligences aisément repérables et corrigeables. Les scribes chrétiens commettent souvent des erreurs simplement parce qu’ils sont fatigués ou inattentifs ou, quelquefois, stupides. En effet, l’erreur la plus fréquente dans nos manuscrits est « orthographique », ce qui montre que les scribes de l’Antiquité n’épelaient pas mieux les mots que la plupart d’entre nous aujourd’hui. En plus, nous avons de nombreux manuscrits dans lesquels les scribes ont sauté des mots entiers, des versets ou même des pages d’un livre, sans doute accidentellement. Quelquefois les scribes ont modifié l’ordre des mots sur la page, par exemple en omettant un mot et en le réinsérant plus loin dans le texte. Et d’autres fois, ils ont trouvé une note marginale gribouillée par un scribe les ayant précédés et ont pensé qu’elle devait être introduite dans le texte, et ainsi ont rajouté un verset supplémentaire. Ces sortes de modifications accidentelles furent en partie facilitées par le fait que les scribes antiques n’utilisaient pas de ponctuation et de séparation du texte en paragraphes, et ne détachaient pas les mots les uns des autres sur la page, maislesinscrivaientaccolésfaisantducoupdeserreursdelectureassezfréquentes. D’autres sortes de modifications sont à la fois plus importantes et plus difficiles à détecter pour les spécialistes modernes. Il y a, notamment, celles que les scribes « semblent » avoir faites intentionnellement. Je dis qu’ils « semblent » simplement parce que les scribes ne sont plus parmi nous pour qu’on puisse les interviewer sur leurs intentions. Mais certaines de ces modifications peuvent difficilement être attribuées à la fatigue, à l’inattention ou à des bévues ; au contraire, elles suggèrent l’intention et la préméditation. Il est parfois difficile de savoir ce qui a poussé un scribe à modifier le texte, mais souvent il semble qu’il y ait eu dans le texte lui-même un problème qui l’a perturbé. Parfois, par exemple, les scribes tombent sur un passage qui leur semble erroné. Cela arrive par exemple dans Marc 1,2 où une citation du livre de Malachie est donnée comme venant d’Isaïe. En une autre occasion, les scribes ont pensé qu’un passage qu’ils étaient en train de copier en contredisait un autre. Par exemple Marc 2,25 indique qu’Abiathar était le grand prêtre lorsque David entra dans le Temple pour manger le pain béni, alors que l’histoire dans la Bible hébraïque elle-même (1 Samuel 21,1-7) nous dit que ce n’était pas Abiathar mais son père, Ahimelech. Dans de tels cas, les scribes paraissent avoir eu peu de scrupules à modifier le texte pour le rendre correct : Marc 1,2 et Marc 2,25 furent souvent modifiés. Et ainsi un verset trouvé dans certains manuscrits paraîtra comporter une erreur, une contradiction ou une construction maladroite, mais ailleurs il sera formulé autrement pour éviter le problème. Les spécialistes doivent décider alors quelle forme du verset fut probablement l’originale et laquelle provient d’une modification du scribe. Certaines modifications du texte peuvent être déterminantes pour son interprétation. Par exemple, les premiers manuscrits de l’Évangile de Marc se terminent en 16,8 avec la scène des femmes qui s’enfuient du tombeau vide, effrayées, et ne disent à personne ce qu’elles ont vu ou entendu car « elles ont peur ». Mais des manuscrits ultérieurs ajoutent une douzaine de versets dans lesquels Jésus ressuscité apparaît devant ses disciples et leur fait une remarquable déclaration dans laquelle il dit, entre autres choses, que ceux qui croient en lui seront capables de saisir des serpents venimeux de leurs mains et de boire des poisons mortels, sans que cela
ne leur fasse aucun mal. Ces versets sont-ils originaux, les scribes les ont-ils ajoutés à un texte qui, sans cela, leur semblait se terminer de manière trop abrupte ? Il est important de se souvenir que la question n’est pas de savoir si les scribes ont changé le texte. Certains l’ont sûrement fait puisque les manuscrits diffèrent de l’un à l’autre. La seule question est de savoir si un scribe a omis les douze versets ou si un autre scribe les a rajoutés. La plupart des spécialistes pensent que l’Évangile se terminait originellement en 16,8. L’auteur du quatrième Évangile a-t-il écrit la fameuse histoire de la femme adultère, ou s’agit-il de l’ajout d’un scribe bien intentionné ? L’histoire se trouve dans nombre de nos manuscrits plus récents entre les chapitres 7 et 8, mais pas dans les plus anciens ; de plus, le style d’écriture est significativement différent du reste de l’Évangile. Presque tous les spécialistes s’accordent à juger que l’histoire fut rajoutée au manuscrit de l’Évangile de Jean après qu’il eut commencé à circuler. En dépit des différences remarquables entre les manuscrits, les spécialistes sont convaincus qu’il est possible de reconstituer les plus anciennes formes des paroles du Nouveau Testament avec une fiabilité raisonnable (pas absolue). Les spécialistes tendent à rechercher quels textes figurent : a) sur les plus anciens manuscrits, avec l’hypothèse que plus ancien il est, moins grands sont les risques que des mains de scribes aient interféré entre lui et l’original, et donc que le texte ait été modifié ; b) sur les manuscrits d’origine géographique diverse, de sorte qu’un texte ne soit pas simplement une variante locale ; et c) sur les manuscrits devant offrir la meilleure lecture, avec pour hypothèse que les manuscrits connus pour comporter de nombreuses erreurs ne peuvent être pris avec autant de confiance que ceux qui en comportent moins. De plus, les spécialistes tiennent compte de facteurs comme l’adéquation du texte au style littéraire d’un auteur, à son vocabulaire et à sa théologie (cela peut jouer en sa faveur), et aussi du fait que le texte corresponde au programme théologique des scribes (ce qui peut indiquer que les scribes ont créé les textes). Prendre parti en la matière est évidemment une chose complexe et subsistent de nombreux cas de variations textuelles où les érudits continuent à être en désaccord sur la question de la forme « originale » du texte. Quelques exemples suffiront à illustrer cette question, qui seront classés selon les points de vue hérétiques qui paraissent avoir motivé la modification 21.
Modifications anti-adoptianistes Je commencerai par des altérations textuelles qui paraissent avoir été motivées par l’opposition aux christologies adoptianistes, par exemple celles des ébionites ou des théodotiens romains qui soutenaient que Jésus était complètement humain, qu’il était né de l’union sexuelle de Joseph et de Marie et n’avait rien de divin. Après que Jésus est né, dans l’Évangile de Luc, ses parents l’emmènent au Temple « pour le présenter au Seigneur » (Luc 2,22). Ils y rencontrent un prophète, Siméon, qui reconnaît Jésus comme étant le « Christ du Seigneur », et loue Jésus comme celui qui sera « une lumière pour la révélation aux païens, et pour la gloire de ton peuple d’Israël » (2,32). Cet éloge amène la réponse attendue : « Et son père et sa mère s’émerveillèrent à ce qui avait été dit à son sujet » (Luc 2,33). Mais la réponse provoqua la consternation chez les scribes proto-orthodoxes, parce qu’elle paraissait suggérer que Joseph était le père de Jésus. Or, c’était exactement ce que les adoptianistes disaient : Joseph et Marie étaient les vrais parents de Jésus. Percevant le problème, certains scribes ont modifié le texte. Dans ces manuscrits altérés, il est écrit que : « Sa mère et Joseph s’émerveillèrent de ce qu’on leur dit à son sujet. » Et là, il n’y a plus de problème : Joseph n’est pas appelé le père de Jésus. Et personne ne peut espérer utiliser le
texte pour prouver le contraire. Il s’agit là d’une « correction » proto-orthodoxe impliquant une altération textuelle. De même, pour le récit de la visite de Jésus âgé de douze ans au Temple. Jésus se rend à Jérusalem avec ses parents pour célébrer la Pâque juive. Quand c’est fini, ils retournent chez eux ; mais Jésus, à leur insu, est resté en arrière. Lorsqu’ils se rendent compte de sa disparition, ils retournent à Jérusalem et, après trois jours, le retrouvent au Temple en train de discuter certains points de la Loi avec les maîtres juifs se trouvant là. Sa mère est froissée par l’attitude de son précoce rejeton et dit : « Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Vois, ton père et moi, nous t’avons cherché, pleins d’angoisse ! » (Luc 2,48). Ton père et moi ! Une fois encore il y a un problème. Et une fois encore certains scribes ont changé le texte, cette fois pour qu’on lise : « Nous avons été inquiets de te retrouver ! » Prenons une catégorie de modifications différente, quoique partant des mêmes motivations. Les adoptianistes croyaient que Jésus était divin non par nature mais bien entendu par adoption. Nombre d’entre eux croyaient que c’était lors de son baptême que Dieu en avait fait son fils. Comme il se doit, il y a une intéressante variante textuelle dans le récit par Luc du baptême de Jésus. Dans les trois Évangiles de Matthieu, Marc et Luc, on trouve le même enchaînement d’événements : les cieux se déchirent, l’Esprit saint descend sur Jésus sous la forme d’une colombe et une voix provient du ciel. Mais qu’est-ce que dit la voix ? Dans Marc et Matthieu, elle fait allusion à Isaïe 42. Dans Marc, elle dit : « Tu es mon Fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir », et dans Matthieu, où la voix s’adresse à la foule plutôt qu’à Jésus en particulier, elle dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. » Dans le témoignage plus ancien de l’Évangile de Luc, cependant, la voix cite les paroles du psaume 2,7 : « C’est toi, mon Fils. Moi, aujourd’hui je t’ai engendré » (Luc 3,22). Ce qui intéresse notre propos, ce n’est pas la question de ce que la voix a réellement dit (comme si nous pouvions jamais en décider historiquement !), mais de ce qui est rapporté avoir été dit chez Luc : c’est au baptême de Jésus que Dieu fit de Jésus son fils. Pas de surprise ensuite quand le texte finit par être largement modifié dans les manuscrits du Nouveau Testament. Il aurait été difficile aux scribes de changer la formulation de Matthieu puisque la voix s’y adresse à la foule plutôt qu’à Jésus. La manière la plus simple d’éviter que le texte ne soit (mal) utilisé par les adoptianistes était de l’harmoniser avec celui que l’on trouve chez Marc. Et ainsi la plupart des manuscrits de Luc sont maintenant réputés dire : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur. » C’est une des modifications proto-orthodoxes qui eut le plus de succès. Bien que la forme potentiellement dangereuse (« hérétique ») du texte se trouve dans presque tous les plus anciens témoignages et qu’il soit moins facile de l’expliquer comme une altération de scribe, c’est la version modifiée du texte que l’on trouve dans la majorité des manuscrits nous étant parvenus, celle qui est reproduite dans la plupart des traductions anglaises. Comme nous l’avons constaté, la clef du débat entre les proto-orthodoxes et les ébionites ou les théodotiens porte sur la nature du Christ, à savoir s’il était d’essence divine ou simplement un homme choisi, une fois adulte, pour avoir une relation spéciale avec Dieu. Les protoorthodoxes soutenaient qu’il était lui-même Dieu. Les écrits originaux du Nouveau Testament, cependant, comportent rarement une déclaration aussi audacieuse que : « Jésus est Dieu. » Et ainsi les scribes proto-orthodoxes copiant leurs manuscrits les modifièrent à l’occasion pour clarifier la nature divine de Jésus. Un exemple frappant apparaît dans les premières lignes de l’Évangile de Jean, qui parlent du « Verbe » de Dieu qui était au commencement, qui était avec Dieu, et qui est Dieu lui-même (1,1-2). Ce Verbe, par lequel Dieu a créé toutes choses (1,3), est devenu un être humain (1,14) et devint, bien sûr, Jésus Christ lui-même, le Verbe de Dieu fait
chair. Ce cantique d’ouverture se conclut par les mots familiers : « Personne n’a jamais vu Dieu ; Dieu Fils unique, qui est dans le sein du Père, tu nous l’as dévoilé » (Jean 1,18). Une vision tout à fait exaltée du Christ. Lui, le Fils unique de Dieu, est le seul qui réside dans le propre sein de Dieu le Père, il est celui qui explique Dieu. Mais aussi élevée que l’idée soit, ce n’était pas assez pour certains scribes qui procédèrent à une modification remarquable du texte, qui maintenant dit : « Personne n’a jamais vu Dieu ; mais le seul Dieu, qui est dans le sein du Père, celui-là l’a fait connaître. » Il est lui-même l’unique Dieu. Pas d’ambiguïté ici sur le caractère divin de Jésus. Cela paraît être une modification proto-orthodoxe dirigée contre une christologie adoptianiste « faible », pas suffisamment impressionnée par son statut divin.
Modifications antiséparationistes Une deuxième catégorie de modifications proto-orthodoxes des textes considérés comme l’Écriture est dirigée non pas contre les adoptianistes mais contre les gnostiques qui établissaient une différence entre l’homme Jésus et le Christ divin. Cette sorte de christologie pourrait être appelée « séparationiste », en ce qu’elle envisage deux personnes clairement séparées, l’être humain Jésus et le divin éon, le Christ, qui loge temporairement en lui. Selon certaines de ces idées gnostiques, le Christ descendit dans Jésus à son baptême, lui conférant les pouvoirs de son ministère, et par la suite l’abandonna avant sa mort. Le Christ divin échappant à la douleur, Jésus, dans cette vision des choses, a souffert seul. Cette interprétation gnostique paraît avoir affecté les scribes proto-orthodoxes qui, à l’occasion, ont modifié les textes à la lumière de la controverse. Un exemple plutôt particulier se trouve dans la lettre de 1 Jean où l’auteur s’attaque à quelques faux maîtres de son époque : « Chaque esprit qui avoue que Jésus Christ s’est transformé en chair, vient de Dieu ; et chaque esprit qui ne le fait pas, ne vient pas de Dieu ; il s’agit de l’esprit de l’Antéchrist » (1 Jean 4,3-4). Il se peut que l’auteur de cette lettre ait lui-même lutté contre une certaine forme de christologie « docétiste » selon laquelle Jésus était considéré comme étant tellement divin qu’il n’était pas du tout humain, n’ayant pas réellement un corps de chair et de sang (« devenu chair »). Une intéressante variante textuelle de ce verset existe, rarement attestée mais datant évidemment du IIe siècle. Dans cette formulation modifiée, il est dit : « Chaque esprit qui avoue que Jésus est devenu chair vient de Dieu ; et chaque esprit qui perd Jésus ne vient pas de Dieu ; c’est l’esprit de l’Antéchrist. » Chaque esprit qui perd Jésus ? Qu’est-ce que cela signifie ? En fait, c’est plutôt difficile à savoir en dehors des controverses gnostiques faisant rage lorsque le premier texte fut modifié. Mais à l’intérieur de ces controverses, cette modification peut se comprendre. Ceux qui « perdent » Jésus sont ceux qui le séparent du Christ, proclamant qu’il y avait, en fait, deux êtres différents au lieu du « seul Seigneur Jésus Christ ». La modification, alors, apparaît comme une falsification faite pour attaquer une certaine sorte de docétisme. Un autre exemple de ce genre de modifications se trouve exactement où l’on peut s’y attendre, dans la scène de la crucifixion de l’Évangile de Marc. Irénée nous dit que l’Évangile de Marc était celui choisi par ceux qui « séparent Jésus du Christ » (Contre les hérétiques 3, 11, 7). Cela ne paraîtra pas surprenant à ceux qui connaissent bien l’Évangile de Marc où il est dit que lors de la scène du baptême, l’Esprit saint est entré « dans » Jésus (en grec ; Marc 1,10) ; et à la fin de sa vie, sur la croix, Jésus s’écrie « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » – ou plus littéralement : « Pourquoi m’as-tu laissé en arrière ? » (Marc 15,34). Nous savons que certains gnostiques interprétaient le verset comme indiquant que le Christ avait abandonné Jésus pour qu’il affronte la mort tout seul. L’Évangile gnostique de Philippe, par exemple, interprète les paroles de Jésus de cette manière : « C’est sur la croix qu’il prononça ces paroles,
car c’est là qu’il fut séparé » (v. 68). Reconnaître l’interprétation du verset peut aider à expliquer pourquoi il fut modifié dans certains manuscrits, où au lieu de s’écrier : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Jésus s’écrie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi t’es-tu moqué de moi ? » Il s’agit d’une modification fascinante, en partie parce qu’elle correspond si bien à ce qui est arrivé dans un autre passage de Marc où tout le monde se moque de Jésus : les soldats, les deux criminels devant être crucifiés avec lui, les passants. Et ici à la fin, même Dieu se moque de lui. Cependant, ce n’était pas ce que le texte original disait. Presque tous nos manuscrits préservent le texte qui nous est le plus familier, à savoir la traduction correcte des mots araméens qui ont été cités dans le verset précédent : « Eloï, Eloï, lama sabachtani ? » Pourquoi, ensuite, le verset a-t-il été changé ? Apparemment parce que la forme originale du texte s’est révélée si précieuse pour l’interprétation de la crucifixion. Et ainsi, la variante textuelle peut avoir été une falsification gnostique du texte. La modification de Marc 15,34 n’eut pas un immense impact sur la tradition manuscrite, parce que, comme je l’ai indiqué, la plupart des témoignages retiennent le texte original. La même chose peut être dite du dernier exemple que je citerai, et qui vient non pas des Évangiles mais de l’Épître aux Hébreux. Dans un très intéressant passage de cette lettre, l’auteur indique que Jésus mourut pour tous les hommes « par la grâce de Dieu » (Hébreux 2,9). Mais est-ce bien ce que l’auteur a dit ? Dans plusieurs manuscrits, le texte indique que Jésus mourut « à l’écart de Dieu ». Mais que signifie que Jésus mourut « à l’écart de Dieu » ? Dans l’Épître aux Hébreux, la déclaration est parfaitement sensée, puisque ailleurs cela souligne que Jésus vécut ses souffrances tout à fait comme un être humain, sans le secours divin dont il aurait pu bénéficier. Il souffrit juste comme nous autres, à l’écart de toute intervention divine ou d’analgésique surnaturel (voir Hébreux 5,7 ; 12,2-3). Mais plus tard, aux IIe et IIIe siècles, cette sorte de déclaration pouvait être problématique car les gnostiques disaient que Jésus, littéralement, était mort « à l’écart de Dieu », en ce que l’élément divin qu’il avait en lui l’avait quitté. Évidemment pour cette raison, des scribes de l’époque modifièrent le texte au profit d’une phrase plus familière, fréquente dans les écrits de Paul mais pas dans cette lettre en particulier, disant que Jésus mourut par la « grâce de Dieu ». Leur modification, dans ce cas, eut un succès remarquable ; c’est l’expression que l’on trouve encore dans la plupart des traductions anglaises.
Modifications antidocétistes Finalement nous pouvons considérer ces modifications destinées à combattre les interprétations docétistes de Jésus juste comme celles préconisées par Marcion et certains gnostiques qui soulignaient que Jésus était si complètement divin qu’il n’était pas du tout humain. Les altérations proto-orthodoxes de leurs textes sacrés s’efforçaient, ainsi que l’on pouvait s’y attendre, de souligner exactement le contraire : Jésus était vraiment un humain, il a réellement souffert, saigné et succombé à ses blessures, il fut vraiment un homme de chair. Un certain nombre de modifications dans nos manuscrits vont dans ce sens. J’en citerai seulement deux particulièrement intéressantes. Un des plus fameux passages de l’Évangile de Luc concerne les scènes précédant immédiatement l’arrestation de Jésus, lorsqu’il est en prière et commence à « suer sang et eau » : « Alors lui apparut, venant du ciel, un ange qui le réconforta. En proie à la plus grande détresse, il priait de façon plus fervente, et sa sueur était comme des gouttes de sang tombant à terre » (Luc 22,43-44). C’est là une scène poignante de Jésus angoissé, tout à fait humain,
effrayé de sa mort prochaine. Le problème, toutefois, est que l’on ne trouve pas ces versets dans nos plus anciens et meilleurs témoignages de l’Évangile de Luc (et qu’ils ne figurent dans aucun autre Évangile). Les scribes ont-ils supprimé les versets du texte parce qu’ils les trouvaient bizarres, ou les ont-ils ajoutés parce qu’ils les trouvaient nécessaires ? Il y a de bonnes raisons de penser que des scribes les aient ajoutés, y compris celle que j’ai mentionnée, c’est-à-dire qu’on ne les trouve pas dans les plus anciens manuscrits. Il est particulièrement important de noter, dans ce cas, comment les versets furent utilisés chez les premiers auteurs qui les citent. Chaque fois, on les trouve chez des hérésiologues proto-orthodoxes (Justin, Irénée et Hippolyte) qui citent les versets pour montrer que contrairement à l’opinion de certains maîtres hérétiques, Jésus était vraiment un être humain de chair et de sang qui ressentait des émotions tout à fait humaines, et d’angoisse transpirait du sang lorsqu’il attendait d’être arrêté. Il apparaît alors que la scène de la trahison et de l’arrestation chez Luc fut modifiée par des scribes proto-orthodoxes voulant souligner l’humanité de Jésus face à des chrétiens docétistes qui la niaient. Le second exemple se trouve deux chapitres plus loin, lorsque Jésus se relève de la mort. Les femmes qui se rendent au tombeau apprennent l’étonnante nouvelle. Quand elles la rapportent aux disciples, elles sont ridiculisées pour avoir dit des inepties. Mais leur dire est confirmé par l’apôtre en chef, Pierre, qui a couru jusqu’à la tombe et a vu de ses yeux qu’il était vide à l’exception des habits sépulcraux en lin (Luc 24,12). Jésus alors apparaît aux deux pèlerins sur la route d’Emmaüs, et ensuite à tous ses disciples. Mais qu’en est-il de Pierre trouvant lui-même le tombeau vide ? En fait, le verset ne se trouve dans aucun texte témoin important. À l’examiner soigneusement, on constate un nombre disproportionné de mots et de caractéristiques grammaticales que l’on ne trouve nulle part ailleurs chez Luc (ou dans les Actes des Apôtres). De plus, cela semble très proche d’un récit que l’on trouve chez Jean 20,3-10, qui est presque comme un résumé ou un synopsis de cette histoire. Quelle est la raison de tout ceci ? L’explication la plus simple est probablement que le verset est un ajout au récit original de Luc. En considérant les raisons pour un scribe de l’ajouter, on ne doit pas oublier comment le verset pouvait appuyer la cause protoorthodoxe. Ici, Jésus se relève corporellement de la mort ; ce n’est pas une sorte de résurrection spirituelle comme certains docétistes pouvaient l’avancer. La preuve en est les habits de lin, indices concrets de la nature tangible de la Résurrection. Et qui voit cela ? Pas seulement des femmes « stupides », mais Pierre, chef des apôtres, futur évêque de Rome à la tête de l’Église proto-orthodoxe. Cela apparaît alors être une modification proto-orthodoxe du texte, faite pour s’opposer à une interprétation docétiste de Jésus.
Nous avons parcouru une large gamme de stratégies utilisées par les différents protagonistes de la bataille littéraire pour le pouvoir durant le christianisme primitif : traités polémiques avec attaques stéréotypées mais cruelles contre les idées des opposants, documents fabriqués au nom des autorités apostoliques soutenant de tout cœur une forme de religion ou en critiquant une autre, et falsification de textes déjà acceptés comme sacrés par l’un ou l’autre des partis en présence. Il y eut, cependant, une stratégie qui fut plus particulièrement utilisée, avec un effet spécifique, par le parti vainqueur. Ce fut le regroupement d’un certain nombre de textes dans un canon d’Écritures, désormais investi d’une autorité sacrée comme venant de Dieu. La stratégie ultime eut des effets significatifs à long terme, plus importants que tous ceux déjà rencontrés. Car cela a abouti à notre Nouveau Testament, ces vingt-sept livres acceptés par les chrétiens comme Écriture canonique depuis le IVe siècle jusqu’à nos jours. La bataille pour cette collection d’écrits fut cependant longue et difficile, nous en considérerons les aspects clefs dans
le chapitre qui suit.
1. Voir l’étude, maintenant classique, de W. Harris, Ancient Literacy. Sur la littérature dans les cercles juifs durant cette période, voir C. Hezser, Jewish Literacy in Roman Palestine, qui affirme que la littérature juive, au moins dans les territoires juifs, était – contrairement à ce que l’on pourrait penser – à un niveau, en fait, plus bas que dans la société gréco-romaine dans son ensemble. 2. Pour un exposé complet de la littérature, de l’usage des textes, de la nature des bibliothèques disponibles et des questions traitées durant le christianisme primitif, voir H. Gamble, Books and Readers in Early Christianity. 3. La plus grande partie de ce qui suit est empruntée à ce que je dis des évangiles de l’Enfance dans B. D. Ehrman, New Testament, p. 207-208. 4. Pour une nouvelle traduction en anglais de l’Évangile de l’Enfance de Thomas, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 57-62. 5. Traduction en anglais de J. K. Elliott : Apocryphal New Testament, p. 48-52. 6. Voir, plus récemment, D. R. Cartlidge et J. K. Elliott, Art and the Christian Apocrypha, chap. 2. 7. Pour une nouvelle traduction en anglais du Protévangile de Jacques, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 63-72. Traduction française de A. Frey in Écrits apocryphes chrétiens, t. I, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1997, p. 72 sq. 8. La description traditionnelle de Joseph en vieil homme au moment de leurs fiançailles provient de ce récit. 9. Voir J. K. Elliott, Apocryphal New Testament, p. 48-52. 10. Pour une traduction en anglais de 3 Corinthiens, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 157-159. 11. Pour en savoir plus sur la situation à Corinthe et la réponse de Paul, voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 317327. 12. Voir l’ouvrage de D. B. Martin, The Corinthian Body. 13. Traduction en anglais de J. K. Elliott, Apocryphal New Testament. 14. Les traductions en anglais des Actes de Pierre sont celles de J. K. Elliott, Apocryphal New Testament. Pour une traduction d’extraits importants des Actes de Pierre, voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 135-154. 15. D’après l’édition anglaise de W. Schneemelcher, New Testament Apocrypha, tr. de R. M. Wilson, vol. 2, légèrement modifiée. 16. La traduction en anglais est celle de J. K. Elliott, Apocryphal New Testament. Voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 165-166. 17. Pour une traduction en anglais, voir B. M. Metzger, dans B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 331-333. 18. Pour une étude complète du phénomène, voir B. D. Ehrman, Orthodox Corruption of Scripture. 19. Pour un état un peu plus complet de la situation, voir B. D. Ehrman, New Testament, chap. 29. Pour une excellente approche d’une partie du livre portant sur les Évangiles, voir D. C. Parker, Living Text ; pour un récit complet et faisant autorité, voir B. M. Metzger, The Text of the New Testament. 20. Il y a certains passages qui sont très proches de celui-ci (par exemple, Jean 8,58 ; 10,30 ; 14,9) – ce qui est une des raisons pour lesquelles les proto-orthodoxes aimaient ces passages – mais aucun d’eux ne désigne explicitement Jésus comme Dieu. 21. Il semble que tous les changements que je mentionne ici remontent aux IIe et IIIe siècles. Pour une documentation plus complète et de nombreux autres exemples, voir B. D. Ehrman, The Orthodox Corruption of Scripture.
L’invention de l’Écriture : la constitution du Nouveau Testament proto-orthodoxe 11
La victoire du christianisme proto-orthodoxe dans la conquête du pouvoir a laissé beaucoup de marques indélébiles dans l’histoire de la civilisation occidentale. De celles-ci aucune ne s’est révélée aussi significative que la constitution du Nouveau Testament comme canon d’Écritures. Il est sûr que le développement d’une Église hiérarchisée fut important, mais s’y côtoient, aujourd’hui, de nombreux cultes, avec toute une gamme de structures ecclésiales. La formulation des croyances orthodoxes fut, elle aussi, significative, mais dans certaines Églises de nouvelles croyances ont remplacé les anciennes, et presque aucune n’a de séance hebdomadaire sur le Credo pour discuter comment les affirmations de Nicée peuvent intervenir dans leur vie. Le Nouveau Testament est d’un autre ordre : il est accepté et lu par des millions de personnes dans le monde et considéré par la plupart des chrétiens comme étant la parole de Dieu, l’Écriture inspirée, la base ultime de la foi et de la pratique, et cela même pour les chrétiens qui sont attachés à la « tradition ». Dans l’interprétation chrétienne commune, il y a vingt-sept livres donnés par Dieu à son peuple pour guider chacun dans sa vie et sa connaissance. Cela fut un choc pour la plupart de constater que l’Église n’avait pas toujours eu le Nouveau Testament à sa disposition. Mais les Écritures chrétiennes ne sont pas descendues des cieux quelques années après la mort de Jésus. Les livres qui finalement composèrent le sacré canon furent écrits par une variété d’auteurs sur une période de soixante à soixante-dix ans, à différents endroits pour différents publics. D’autres livres furent écrits durant la même période, certains par les mêmes auteurs. Par la suite, l’Église vit apparaître une abondance de textes prétendument écrits par les premiers disciples de Jésus, des faux signés du nom des apôtres, produits pendant des décennies, des siècles même, longtemps après que les apôtres furent morts et enterrés. Quasiment toute cette littérature a été détruite, oubliée ou perdue. Seule une fraction des écrits du christianisme primitif a été immortalisée par leur insertion dans le sacré canon. Mais pourquoi y a-t-il vingt-sept livres et pas plus ? Qui a décidé quels livres devaient être inclus ? Sur quelle base ? Et quand ? C’est une chose pour les croyants d’affirmer, sur des bases théologiques, que la décision sur le canon, comme les livres eux-mêmes, fut d’inspiration divine, mais c’en est une autre de considérer l’histoire réelle du processus et de réfléchir à la longue discussion au sujet de ceux à inclure et à être rejeter. Le processus n’a pas pris quelques mois ou quelques années, il a duré des siècles. Et même alors, il n’y a pas eu unanimité.
Commencer par la fin : le canon après trois cents ans Pour entamer nos réflexions sur la constitution du canon du Nouveau Testament, peut-être ferions-nous bien de situer le contexte et de commencer par la fin 1. La plupart des livres du
Nouveau Testament furent écrits au Ier siècle de notre ère, depuis les lettres de Paul, écrites vers l’an 50, une vingtaine d’années après la mort de Jésus 2, à 2 Pierre, généralement accepté comme le dernier texte du Nouveau Testament, qui date d’environ 120 ap. J. C. Les controverses que nous avons examinées se sont produites, pour la plupart, au cours des deux siècles suivants. Mais même à la fin de cette période de deux cents ans, le canon du Nouveau Testament n’était pas encore fixé. Le premier auteur chrétien à préconiser le canon de vingt-sept livres, et pas plus, du Nouveau Testament, fut Athanase, évêque d’Alexandrie, au IVe siècle. La liste figure dans une lettre écrite en 367, presque trois siècles après les textes de Paul, le tout premier auteur chrétien. En tant qu’évêque d’Alexandrie, Athanase envoyait une lettre annuelle aux Églises d’Égypte sous sa juridiction. L’objet de ces lettres était d’indiquer la date de Pâques qui n’était pas, comme dans notre calendrier moderne, établie à l’avance, mais fixée chaque année par les autorités de l’Église. Athanase profitait de ces lettres annuelles pour donner à ses Églises avis pastoraux et conseils. Dans sa fameuse lettre de 367, la trente-neuvième, il indique les livres que, selon lui, ses Églises pouvaient accepter comme Écriture canonique. Il énumère d’abord les livres de l’Ancien Testament, y compris des apocryphes (devant être lus seulement comme de la littérature dévotionnelle et non pas comme autorités canoniques). Puis il nomme précisément les vingt-sept livres que nous retrouvons dans le Nouveau Testament, précisant que « dans ceux-là seuls, l’enseignement du divin est proclamé. N’en ajoutez aucun à ceux-ci ; n’en enlevez aucun 3. » De nombreux spécialistes ont prétendu, sans réfléchir, que cette lettre d’Athanase représentait la « clôture » d’un canon qui, de ce moment-là, ne donna plus lieu à discussion sur les livres à inclure. Mais il continua à y avoir débats et divergences d’opinion, même dans l’Église locale d’Athanase. Par exemple, Didyme l’Aveugle, le fameux enseignant de la fin du IVe siècle à Alexandrie 4, prétendait que 2 Pierre était un « faux » qui ne devait pas être inclus dans le canon. De plus, Didyme citait d’autres livres, y compris Le pasteur d’Hermas et l’Épître de Barnabé, comme des autorités 5. Si l’on avance un peu plus dans le temps, au début du Ve siècle, l’Église de Syrie finalisa son canon du Nouveau Testament et exclut 2 Pierre, 2 et 3 Jean, Jude et l’Apocalypse de Jean, constituant un canon de vingt-deux livres plutôt que de vingt-sept. L’Église d’Éthiopie accepta finalement les vingt-sept livres d’Athanase mais en ajouta quatre autres peu répandus ailleurs : Sinodos, le Livre de Clément (à ne pas confondre avec 1 et 2 Clément), le Livre de l’Alliance et les Didascalies. Cela faisait un canon de trente et un livres. D’autres Églises ont aussi eu d’autres canons. Et ainsi, lorsque nous parlons de la version « finale » du Nouveau Testament, nous le faisons entre guillemets, car il n’y a jamais eu d’accord complet sur le canon à travers le monde chrétien. Il y a, toutefois, eu accord dans la majorité des traditions romaine catholique, orthodoxe orientale et protestante. Les vingt-sept livres cités par Athanase ont constitué le « Nouveau Testament ». Même ainsi, le processus ne parvint pas à une conclusion définitive par une ratification officielle du canon d’Athanase dans un concile réuni à ce sujet 6. Il n’y eut pas de déclaration officielle de l’Église entière sur le sujet jusqu’au concile de Trente au milieu du XVIe siècle (qui, en tant que concile catholique romain, ne concernait que les catholiques romains). Mais à ce moment-là, les vingt-sept livres étaient considérés comme l’Écriture. Donc, le canon du Nouveau Testament fut ratifié par un large consensus plutôt que par une proclamation officielle. Cependant, au commencement du Ve siècle, la plupart des Églises du monde chrétien s’entendaient sur ses contours.
Le commencement du processus Comment ce processus débuta-t-il ? Pourquoi mit-il tellement de temps à aboutir (si toutefois nous pouvons le considérer comme abouti) ? Comment les dirigeants chrétiens décidèrent-ils quels livres inclure ? Quels furent les facteurs déterminants, l’impulsion ? Nous avons déjà vu ce qui motiva la formation du canon, du moins en partie. Étant donné la nature du christianisme primitif, comme religion insistant sur sa propre croyance et réclamant une autorité sur laquelle fonder cette croyance, les textes littéraires revêtirent très rapidement une importance inhabituelle. Les apôtres de Jésus, bien sûr, étaient considérés comme faisant autorité sur ce que Jésus lui-même avait dit et fait. Mais les apôtres ne pouvaient pas être présents partout à la fois dans toutes les Églises éparpillées aux quatre coins de l’empire. Les textes tenaient donc lieu de présence apostolique, et le mot écrit devint ainsi un élément déterminant. Il y avait une autre motivation derrière la formation d’un canon sacré d’Écritures, et cela avait commencé longtemps avant la mission chrétienne visant à fonder de nouvelles Églises. Dans un certain sens, le mouvement chrétien avait, dès le début, un canon d’Écritures, avant même l’écriture de n’importe quel texte apostolique. Jésus et ses disciples terrestres, en tant que Juifs, disposaient d’une collection d’écrits sacrés et ils acceptaient totalement l’autorité des livres qui appartenaient à ce que les chrétiens appelleront plus tard l’« Ancien Testament ». Il n’y a pas de doute que durant son ministère public Jésus accepta, suivit, interpréta et enseigna les Écritures hébraïques à ses disciples. Cela ne signifie pas que le canon hébraïque d’Écritures avait atteint sa forme définitive à l’époque de Jésus. Il semble, au contraire, que le canon de vingt-deux livres aujourd’hui agréé par les Juifs était lui-même en voie de formation ; il ne sera définitif qu’au début du IIIe siècle de notre ère 7. Pourtant, presque tous les Juifs de l’époque de Jésus acceptaient l’autorité sacrée des cinq premiers livres de ce qui est maintenant la Bible hébraïque, connus sous le nom de Torah ou loi de Moïse et quelquefois appelés le Pentateuque (ce qui signifie les cinq rouleaux). Beaucoup de Juifs, Jésus inclus, reconnaissaient également l’autorité sacrée des prophètes hébreux (Isaïe, Jérémie et les autres) en même temps que certains autres textes, comme les Psaumes. Jésus connaissait bien ces livres des Écritures, et son enseignement en est, dans une large mesure, une interprétation. Dans les traditions les plus anciennes il est appelé « rabbi » (ce qui signifie « maître » de l’Écriture). Il se dispute avec ses adversaires, les pharisiens, sur l’interprétation des lois de l’Écriture, par exemple sur ce que signifie honorer le shabbat 8. Lorsque quelqu’un lui demande comment atteindre la vie éternelle, il répond qu’il doit respecter les commandements – et alors il énumère certains des dix commandements pour illustrer son propos (voir Matthieu 19,17-19). Quand il est interrogé sur les commandements clefs de la Loi, il répond en citant le Deutéronome (6, 4) : « tu dois aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces », et le Lévitique : « tu dois aimer ton prochain comme toi-même » (voir Matthieu 22,34-40). Il ne s’agit pas de commandements que Jésus invente ; il cite l’Écriture. Même lorsqu’il paraît abolir la loi de Moïse dans ce qui est appelé les Antithèses du Sermon sur la montagne, il agit ainsi afin de souligner ce qui est, à son jugement, leurs véritables signification et intention : la Loi dit de ne pas tuer, Jésus dit de ne pas être en colère ; la Loi dit de ne pas commettre l’adultère, Jésus dit de ne pas convoiter ; la Loi dit « œil pour œil », Jésus dit de tendre l’autre joue (Matthieu 5,21-48). Les intentions profondes de ces lois sont, pour Jésus, de n’être pas suivies simplement sur leur signification apparente. Il considère la Loi comme une indication venant de Dieu sur la manière de vivre et
de pratiquer son culte. Ses premiers disciples firent de même. Comme lui, ils étaient des Juifs observant la Loi, et possédant, dès le départ, un ensemble d’Écritures. C’est vrai aussi des auteurs chrétiens à venir, dont les livres furent finalement inclus dans le Nouveau Testament : Paul, Matthieu, Luc, les auteurs des Hébreux et la plupart des autres citent les Écritures juives comme des textes faisant autorité pour la vie et la pratique des communautés chrétiennes auxquelles ils s’adressent. Ces auteurs citent les Écritures dans leur traduction grecque (appelée le Septuagin) parce que leurs lecteurs parlaient le grec. Pour la plupart des premiers chrétiens cette traduction a autant d’autorité que l’original en hébreu 9. De plus, ces chrétiens voyaient Jésus, non pas comme le créateur d’une nouvelle religion remplaçant l’ancienne, mais comme l’achèvement de l’ancienne, apportant quelque chose de nouveau à une compréhension de Dieu, et déjà annoncé dans la Bible hébraïque. La plupart des Juifs, bien sûr, rejetaient l’idée que Jésus soit l’accomplissement des anciennes prophéties concernant le Messie, et refusaient le message chrétien. Cela poussa les premiers chrétiens à organiser leurs propres autorités sacrées pour les séparer des Juifs qui refusaient d’accepter les interprétations chrétiennes « faisant autorité » de l’Écriture juive 10. Le mouvement pour l’établissement d’un ensemble distinctement chrétien d’autorités peut déjà se percevoir dans les textes du Nouveau Testament. Jésus, lui-même, bien sûr, présentait ses interprétations des Écritures comme faisant autorité, signifiant ainsi qu’elles constituaient une norme que ses disciples devaient suivre ; elles n’étaient pas seulement fondées et vraies mais inspirées divinement. Après la mort de Jésus, ses enseignements – pas seulement ses interprétations de l’Écriture en soi, mais toute chose qu’il avait dite – furent considérés par ses disciples comme investis d’une autorité sacrée. En fait, très rapidement les enseignements de Jésus furent largement estimés comme ayant autant de poids que les Écritures juives ellesmêmes. Nous percevons déjà ce mouvement dans les textes de Paul qui, à plusieurs – quoique rares – occasions, citent les enseignements de Jésus pour résoudre des questions éthiques dans ses Églises : À ceux qui se marient j’ordonne, non pas moi mais le Seigneur : que la femme ne se sépare pas de son mari […] et que le mari ne répudie pas sa femme (1 Corinthiens 7,10-11). Jésus enseigne que les couples mariés ne doivent pas se séparer, et ce bien que la loi de Moïse le permette. Mais Jésus affirme que Moïse a accordé cette possibilité en raison de « la dureté de notre cœur » (Marc 10,2-11). Pour les chrétiens, l’enseignement de Jésus pouvait l’emporter sur les dispositions de la Loi. Vers la fin du Ier siècle, les paroles de Jésus Christ furent interprétées par des auteurs chrétiens comme « Écriture ». Dans un passage étonnant de 1 Timothée (5, 18) l’auteur (qui prétend être Paul) pousse ses lecteurs à payer des honoraires doubles aux presbytres de l’Église, et il cite deux passages de l’« Écriture » pour soutenir ce qu’il dit. Le premier est le Deutéronome 25,4 (« Ne muselle pas le bœuf en train de fouler le grain »), mais l’autre est une parole de Jésus, que l’on trouve maintenant en Matthieu 10,10 (« L’ouvrier mérite son salaire »). Dans ce cas, la parole de Jésus est mise au même niveau que l’Écriture. Dans certains cercles, l’enseignement de Jésus n’était pas simplement placé au même niveau que l’Écriture, il la dépassait de loin. Nous avons déjà vu cela dans l’Évangile copte de Thomas, la collection de 114 sentences de Jésus dont l’interprétation correcte est censée conduire à la vie éternelle. Dans les cercles proto-orthodoxes, cependant, ce n’était pas les enseignements
secrets mais ceux que l’on trouvait chez les autorités apostoliques qui étaient considérés comme faisant autorité. Et aussi importants que ses enseignements, il y avait les événements de sa vie. Les récits de la vie de Jésus – ses mots et ses actes, sa mort et sa résurrection – furent finalement mis en circulation et acceptés comme une Écriture sacrée, au moins aussi légitime pour les chrétiens proto-orthodoxes que les textes de la Bible juive. Faisant autorité, à côté de ces récits, il y avait les écrits de ses apôtres auxquels avait été accordés un statut sacré avant la fin de la période du Nouveau Testament. Le dernier livre du Nouveau Testament à avoir été rédigé est probablement 2 Pierre, presque universellement reconnu par les spécialistes comme écrit sous pseudonyme et qui serait donc l’un des nombreux faux de l’apôtre au IIe siècle (voir l’Évangile de Pierre, l’Apocalypse de Pierre, la Lettre de Pierre à Jacques, etc.). Un des traits surprenants de cette lettre est qu’elle discute les textes de l’apôtre Paul et les considère, déjà, comme une Écriture faisant autorité. En attaquant ceux qui interprètent mal les écrits de Paul et transforment leur signification pour leur propre propos (des sortes de protognostiques ?), l’auteur dit : Paul, notre frère et ami, vous a écrit selon la sagesse qui lui a été donnée. C’est aussi ce qu’il dit dans toutes les lettres où il traite de ces sujets : il s’y trouve des passages difficiles dont les gens ignares et sans formation tordent le sens, comme ils le font aussi des autres Écritures pour leur perdition (2 Pierre 3,16). En regroupant les écrits de Paul avec le « reste des Écritures », cet auteur fait un geste significatif. Les textes apostoliques sont déjà respectés et placés dans un recueil de livres des Écritures. Et ainsi, vers la fin de la période du Nouveau Testament, nous avons un mouvement vers un canon du Nouveau Testament bipartite, consistant en paroles (ou récits) de Jésus et en écrits des apôtres. En désignant cela comme un « mouvement », nous devons mettre en garde contre le risque de l’anachronisme. Les chrétiens à l’époque, nous l’avons vu à maintes reprises, n’étaient pas tous d’accord à ce sujet, et personne n’a imaginé qu’ils formaient un « mouvement » se dirigeant vers un but. Ces auteurs considéraient que certaines autorités étaient de poids égal à l’enseignement de l’Écriture (juive). Ils ne pouvaient imaginer qu’il y aurait, un jour, un canon de vingt-sept livres. Mais, avec le recul du temps, en considérant rétrospectivement la question, nous voyons que leurs affirmations eurent un profond effet sur le développement du christianisme proto-orthodoxe, comme finalement certains de ces écrits autorisés qui finirent par être intégrés dans un canon d’Écritures.
Auteurs et autorités Chaque groupe chrétien des IIe et IIIe siècles attribua de l’autorité à des textes écrits, et chaque groupe en vint à placer cette « autorité » dans le statut de l’auteur du texte. Ces auteurs étaient censés être très étroitement liés à l’autorité suprême, Jésus lui-même qui représentait Dieu. Différents groupes soumirent leurs idées aux autorités apostoliques de différentes manières : les ébionites, par exemple, affirmaient représenter les idées défendues par Pierre, le plus proche disciple de Jésus, et par Jacques, son propre frère ; les marcionites soutenaient appliquer les idées de Paul qu’il avait, lui-même, reçues de par sa relation spéciale avec Jésus ; les gnostiques valentiniens affirmaient aussi porter les enseignements de Paul qui auraient été transmis à son disciple Theudès, le maître de Valentin. Les proto-orthodoxes s’en référaient aux apôtres : Pierre, Jacques, Paul et bien d’autres. Mais aucun des livres utilisés par les Églises proto-orthodoxes ne fut écrit par des apôtres, et ils ne le
prétendaient même pas. Et par exemple, les quatre Évangiles finalement intégrés au Nouveau Testament sont tous anonymes ; ils sont tous écrits à la troisième personne au sujet de Jésus et de ses compagnons. Aucun d’eux ne contient un récit à la première personne (« Un jour, Jésus et moi, nous allâmes à Capharnaüm… »), ou n’affirme être écrit par un témoin ou le compagnon d’un témoin. Pourquoi, alors, les appelons-nous Matthieu, Marc, Luc et Jean ? Parce que, parfois, au IIe siècle, lorsque les chrétiens proto-orthodoxes reconnurent la nécessité d’autorités apostoliques, ils attribuèrent ces livres à des apôtres (Matthieu et Jean) et à des compagnons proches des apôtres (Marc, le secrétaire de Pierre, et Luc, le compagnon de voyage de Paul). La plupart des spécialistes, aujourd’hui, ont abandonné ces identifications 11 et reconnaissent que les livres ont été écrits durant la seconde moitié du Ier siècle par des chrétiens relativement éduqués parlant (et écrivant) le grec, et par ailleurs inconnus. D’autres livres seront autorisés qui n’étaient pas anonymes, mais homonymes, c’est-à-dire écrits par un auteur de même nom qu’un autre auteur bien connu dans les cercles chrétiens. Celui qui a écrit le livre de Jacques dans le Nouveau Testament, par exemple, ne donne aucune indication qu’il est Jacques, le frère de Jésus. Bien au contraire, il ne dit rien d’un lien spécial avec Jésus. De plus, le nom de Jacques était très commun au Ier siècle, au point que sept hommes nommés Jacques figurent dans le Nouveau Testament 12. En tout cas, le livre de Jacques fut plus tard accepté comme apostolique pour la raison que l’auteur était le frère de Jésus, quoiqu’il n’ait jamais soutenu l’être. Le nom de Jean était aussi fort commun. Même si les Évangiles et les Épîtres de Jean ne se donnaient pas pour avoir été écrits par quelqu’un de ce nom, l’Apocalypse le fait (voir Apocalypse 1,9). Mais l’auteur ne prétend pas être Jean le fils de Zébédée, un des apôtres de Jésus. En fait, dans une scène, « Jean » a une vision du trône de Dieu entouré par vingt-quatre vieillards qui le vénèrent éternellement (Apocalypse 4,4.9-10). On considère habituellement ces vingt-quatre vieillards comme faisant référence aux douze patriarches d’Israël et aux douze apôtres. Mais l’auteur ne donne aucune indication sur le fait qu’il les voit lui-même. Probablement n’était-ce pas l’apôtre. Et ainsi, le livre est anonyme, et fut plus tard accepté par les chrétiens comme canonique parce qu’ils croyaient que l’auteur était le disciple terrestre de Jésus. D’autres encore sont pseudonymiques – des faux d’auteurs prétendant explicitement avoir une identité autre. Dans cette catégorie figurent, presque certainement, 2 Pierre, probablement les épîtres pastorales de 1 et 2 Timothée et de Tite, de même que les Épîtres deutéro-pauliniennes de 2 Thessaloniciens, Colossiens et Éphésiens, et peut-être 1 Pierre et Jude. Mais pourquoi un auteur prétendait-il être un personnage fameux du passé ? Comme nous l’avons vu, c’était principalement afin d’offrir une meilleure audience à ses opinions. Et ces idées de l’auteur n’étaient pas seulement entendues ; elles étaient acceptées, respectées, pourvues d’une autorité et incluses dans l’Écriture sacrée. Certains livres appartenant au Nouveau Testament ont-ils réellement été écrits par des apôtres de Jésus ? Les spécialistes, nous l’avons vu, s’accordent sur le fait que Matthieu n’a pas écrit le premier Évangile ni Jean le quatrième, que Pierre n’a pas écrit 2 Pierre et sans doute pas 1 Pierre. Aucun autre livre du Nouveau Testament ne se donne pour avoir été écrit par un des disciples terrestres de Jésus. Il y a les livres de l’apôtre Paul bien sûr. Treize figurent sous son nom dans le Nouveau Testament, et au moins sept sont considérés comme authentiques par la quasi-unanimité des spécialistes 13. Si, alors, par livre « apostolique » nous entendons « livre écrit par un apôtre », la plupart des livres qui ont été inclus dans le Nouveau Testament ne sont pas apostoliques. Mais si le terme est pris au sens plus large de « livre contenant des enseignements apostoliques définis par l’Église proto-orthodoxe émergente », alors les vingt-
sept sont acceptables.
Étapes incertaines vers un canon Revenons-en maintenant à la question de savoir comment, quand et pourquoi les vingt-sept livres de notre Nouveau Testament furent intégrés au canon. Le processus était déjà en cours à la fin de l’époque du Nouveau Testament, mais n’aboutit pas à un résultat définitif avant la fin du IVe siècle, près de trois siècles plus tard. Pourquoi autant de temps et qu’est-ce qui a régi le processus ? Il peut sembler étrange que les chrétiens des premiers temps, tout en reconnaissant la nécessité de textes faisant autorité pour fournir un cadre à ce qu’il fallait croire et à comment vivre, n’aient pas vu la nécessité de fixer un certain nombre d’écrits apostoliques, un canon délimité. Mais il n’y a aucun indice d’efforts concertés dans le christianisme proto-orthodoxe (ou n’importe où ailleurs) pour fixer un canon d’Écritures au début du IIe siècle, lorsque les textes chrétiens furent mis en circulation et investis d’une autorité. En fait, les textes sacrés furent l’objet de nombreuses considérations chez les chrétiens proto-orthodoxes des premiers temps. On peut illustrer ce phénomène en considérant les opinions que l’on trouve chez trois auteurs proto-orthodoxes du deuxième quart du IIe siècle 14. Il est difficile d’attribuer des dates précises à ces textes, mais la Lettre de Polycarpe semble avoir été écrite vers 130 ap. J. C., Le pasteur d’Hermas entre 110 et 140 et le sermon appelé 2 Clément vers 150 15. Tous trois sont des productions proto-orthodoxes. Les deux derniers furent occasionnellement acceptés comme Écriture canonique par les chrétiens orthodoxes des siècles ultérieurs (les deux sont inclus dans les premiers manuscrits du Nouveau Testament), mais ils représentent des interprétations extrêmement disparates d’autorités textuelles sacrées. La Lettre de Polycarpe est en réalité un pastiche de citations et d’allusions tirées d’écrits qui furent finalement inclus dans le Nouveau Testament : presque une centaine de citations pour une lettre de quatorze chapitres relativement courts, alors qu’il n’y en a qu’une douzaine tirées de l’Ancien Testament. En une occasion Polycarpe peut vraiment se référer au livre des Éphésiens comme « Écriture », mais l’interprétation du passage fait débat. Et quelquefois, il fait référence à une autorité explicite (c’est-à-dire « Souvenez-vous de ce que le Seigneur a dit… »). Dans la plupart des cas, toutefois, Polycarpe emploie simplement des phrases et des mots familiers des textes du Nouveau Testament sans les attribuer ; ce sont notamment des passages des œuvres de Paul, de l’Épître des Hébreux, de 1 Pierre et des Évangiles synoptiques. Si sa lettre était le seul texte proto-orthodoxe de la période à notre disposition, nous pourrions penser que l’on peut y détecter le mouvement constant vers l’autorité attribuée aux premiers écrits, ceux qui furent inclus dans le Nouveau Testament. Mais que cela n’ait pas été un mouvement constant dans cette direction est suggéré par Le pasteur d’Hermas qui atteignit, probablement, sa forme définitive après la Lettre de Polycarpe. C’est un livre très long, plus long qu’aucun de ceux du Nouveau Testament. Et donc, l’on pourrait s’attendre, proportionnellement, à un plus grand nombre de citations et d’allusions. Au contraire, alors que le livre est plein d’enseignements autorisés et d’exhortations éthiques, on n’y trouve qu’une seule citation explicite d’un texte faisant autorité. Et celle-ci provient d’une apocalypse juive aujourd’hui perdue et donc inconnue, appelée le Livre d’Eldad et Modat. Certains lecteurs ont suspecté qu’Hermas connaissait et avait été influencé par le livre de Jean, et peut-être par Matthieu et les Éphésiens, mais les arguments sont assez minces. Contrairement à Polycarpe, Hermas ne semble pas du tout s’être
investi dans les autorités textuelles sacrées ou dans un canon émergeant de l’Écriture 16. Avec le troisième exemple nous rencontrons encore un nouveau cas de figure qui n’est ni l’abondance de Polycarpe, ni la famine d’Hermas. Le sermon du milieu du IIe siècle connu sous la dénomination de 2 Clément comporte plusieurs passages qui présentent des analogies verbales avec certaines des épîtres du Nouveau Testament (c’est-à-dire 1 Corinthiens et Éphésiens), mais il ne cite pas ces livres comme des autorités. Avec une fréquence relativement plus grande, il cite les paroles de Jésus (« le Seigneur dit »), mais il le fait sans attribuer ces mots à aucun des évangiles écrits. Ce qui est, peut-être, encore plus remarquable, c’est que des onze citations de Jésus, cinq ne figurent pas dans les Évangiles canoniques. Une des plus intéressantes, que nous avons déjà signalée : Car le Seigneur dit : « Vous serez comme les brebis au milieu des loups. » Mais Pierre lui répondit : « Et si les loups mettent en pièces les brebis ? » Jésus répondit à Pierre : « Une fois qu’elles seront mortes, les brebis n’auront plus peur des loups. De même pour vous : n’ayez pas peur de ceux qui vous tuent et alors ils ne pourront plus rien contre vous ; mais craignez celui qui, après votre mort, aura le pouvoir d’emporter votre corps et votre âme dans les flammes de l’enfer » (2 Clément 5,2-4). La source de cet étrange dialogue est inconnue, quoiqu’il puisse provenir de l’Évangile de Pierre. Encore plus notable pour notre sujet est le propos que l’on trouve en 2 Clément 12,2 : Car lorsque le Seigneur lui-même fut interrogé par quelqu’un sur le moment où son royaume adviendrait, il répondit : « Lorsque les deux seront un, et l’extérieur comme l’intérieur, et le mâle avec la femelle ne seront ni mâle ni femelle. » Cela ressemble beaucoup à un propos que l’on trouve, non pas dans un Évangile canonique, mais dans l’Évangile copte de Thomas (Propos 22) : Ils lui dirent : « Serons-nous alors comme des enfants entrant au paradis ? » Jésus leur répondit : « Quand le deux sera un, et quand l’extérieur sera l’intérieur, et que l’intérieur sera comme l’extérieur, et le dessus comme le dessous, et quand le mâle et la femelle seront un et le même, et qu’il n’y aura plus ni mâle ni femelle […] alors vous entrerez dans le royaume 17. » Loin d’imiter Polycarpe en montrant une dépendance vis-à-vis des livres qui, par la suite, devaient être intégrés au canon, et d’oublier les autorités textuelles plus anciennes comme Hermas, 2 Clément paraît accepter une large gamme d’autorités, spécialement des propos de Jésus dont certains qui ne furent même pas inclus dans le canon d’Écritures. Et ainsi, vers le milieu du IIe siècle, la question du canon était toujours en suspens dans les cercles proto-orthodoxes. Cette conclusion coïncide bien avec une autre de nos investigations : les chrétiens de Rhossos acceptent l’Évangile de Pierre, comme l’a fait, tout d’abord, leur évêque Sérapion, pour le rejeter ensuite 18 ; certains chrétiens admettent l’Apocalypse de Pierre ou la lettre de Paul 3 Corinthiens comme Écriture, d’autres pas 19 ; certains considèrent l’Épître de Barnabé ou 1 Clément comme canoniques, d’autres pas ; l’Apocalypse et les Épîtres aux Hébreux sont sujettes à des débats constants.
Motifs de l’établissement du canon Il y a peu de doute que les événements de la seconde moitié du IIe siècle ont montré la nécessité d’un canon proto-orthodoxe d’Écritures. Parmi les facteurs motivants, on trouve, d’abord, des mouvements prophétiques comme le montanisme à l’intérieur des cercles proto-orthodoxes
et l’opposition à des forces hérétiques en dehors de ces cercles. Nous avons déjà vu l’effet du montanisme. Aussi longtemps que des chrétiens protoorthodoxes comme Montanus et ses deux disciples féminines purent prétendre avoir des révélations venant directement de Dieu, il n’y eut pas trop de contraintes apparentes pour empêcher les chrétiens hérétiques de faire de semblables déclarations. Donc, bien que les montanistes – au premier rang desquels Tertullien – aient été orthodoxes dans leur théologie, leurs activités devaient être proscrites. La conscience de possibles abus (exacerbée sans doute par l’échec de la prophétie montaniste sur la fin imminente de toutes choses) conduisit les dirigeants chrétiens à accroître les instruments d’autorité. Il s’est agi d’instruments écrits, solides et permanents, préférables aux prophéties fluctuantes et changeantes, inspirées par l’Esprit. Il y avait une autorité reposant sur la vérité transmise par Jésus et ses apôtres, et elle était écrite avec une validité durable, et pas seulement temporaire. Surtout, les interactions avec les formes hérétiques du christianisme poussaient à la solution du canon. Pour cela, personne ne fut aussi important que Marcion, à notre connaissance le premier chrétien à avoir promu un canon fixe d’Écritures, avec sa publication des versions modifiées de Luc et des dix épîtres pauliniennes. Il est possible d’évaluer l’importance de Marcion en considérant les idées de deux de ses adversaires proto-orthodoxes, l’un qui écrivit alors qu’il commençait à toucher un vaste public et l’autre juste après. Justin Martyr fut l’un des auteurs proto-orthodoxes les plus prolifiques du IIe siècle. Ont survécu deux « Apologies », des défenses intellectuelles de la foi contre ses détracteurs païens et une œuvre appelée le Dialogue avec Tryphon dans laquelle il essaye de montrer la supériorité du christianisme sur le judaïsme en faisant largement appel à une interprétation chrétienne des Écritures juives. Ses autres écrits ont été perdus. Ils comprenaient une attaque des hérésies de son époque qui, plus tard, fut utilisée par Irénée. En dépit de ses fréquents appels aux textes autorisés, Justin, dans les textes qui nous sont parvenus, ne montre aucune attirance pour un canon établi du Nouveau Testament 20. Il cite les Évangiles une douzaine de fois, mais se réfère habituellement à eux sous la désignation de « Mémoires des apôtres ». Il ne nomme pas les auteurs de ces livres comme étant des autorités ; pour Justin, les livres paraissent tenir leur autorité du fait – pour lui, c’est un fait – qu’ils rapportent fidèlement les paroles et les actes de Jésus. De plus, il n’est pas vraiment évident de savoir si ces citations proviennent des évangiles séparés comme nous les possédons, ou d’une sorte d’évangile compact que Justin, ou quelqu’un d’autre à Rome aussi, aurait constitué en accolant les évangiles disponibles en un seul long récit 21. Ses citations reprennent souvent une phrase de Matthieu et une phrase de Luc, les combinant d’une manière que l’on ne trouve dans aucun manuscrit de l’Évangile ayant survécu 22. Plus notable encore que son usage décousu des Évangiles comme autorité, le fait que Justin ne cite jamais l’apôtre Paul. Est-ce parce que Marcion, qui était actif à Rome lorsque Justin s’y trouvait, utilisait presque exclusivement Paul, que Justin l’associa aux hérétiques ? Bien que Justin parle de l’influence de Marcion s’étendant déjà à travers le monde (Apologie 1, 26), son impact réel ne dura pas. Et donc, il est intéressant de comparer l’usage relativement léger que Justin fait de l’autorité écrite avec ce que l’on trouve chez Irénée, un autre auteur proto-orthodoxe bien connu qui s’est opposé aux hérésies en citant des textes autorisés. Mais maintenant, quelque trente ans après Justin, la notion de canon est claire, du moins jusqu’à ce qu’il soit question d’un canon d’Évangiles sacrés. Dans un passage célèbre, Irénée se lamente du fait que les hérétiques non seulement fabriquent leurs propres évangiles mais qu’ils
comptent, justement, sur l’un ou l’autre de ceux appartenant au canon pour justifier leurs opinions aberrantes. Donc, dit-il, les ébionites n’utilisent que l’Évangile de Matthieu, ceux qui « séparent Jésus du Christ » (c’est-à-dire la plupart des gnostiques) utilisent Marc, les marcionites, seulement Luc, et les gnostiques valentiniens, uniquement Jean. Pour Irénée, cependant, ce raccourcissement de l’Évangile est aussi mauvais que la fabrication de textes faux : Il n’est pas possible que les Évangiles soient plus ou moins nombreux que ce qu’ils sont. Car, puisqu’il y a quatre zones du monde dans lequel nous vivons, et quatre vents principaux, alors que l’Église est éparpillée de par le monde, et que le pilier et la base de l’Église sont l’Évangile et l’esprit de vie, il est approprié qu’elle ait quatre piliers, soufflant l’immortalité de chaque côté (Contre les hérésies 3, 11, 7). Et ainsi, exactement comme il y a quatre points cardinaux et quatre vents, il doit y avoir quatre Évangiles, ni plus ni moins. Ce qui est intéressant à observer ici, c’est que Justin a une idée très libre de l’autorité sacrée enracinée dans des « Mémoires » anonymes, non spécifiés et non énumérés, produits par des apôtres de Jésus, alors que chez Irénée qui écrit trente ans plus tard, nous avons un ensemble établi d’Évangiles pourvus d’un nom d’auteur, spécifiés et énumérés. Qu’est-ce qui sépare Irénée de Justin ? Trente ans de christianisme marcionite, trente ans d’une sorte de christianisme proposant un canon de seulement onze livres édités 23. Il faut aussi remarquer que, tandis que Justin ne cite jamais Paul, Irénée le fait abondamment. Certains spécialistes ont pensé que c’était une tentative de la part d’Irénée de retirer Paul aux hérétiques car il était l’un des préférés de Marcion mais aussi des gnostiques 24. Si ce point de vue est exact, il pourrait y avoir un sens à ce que le canon proto-orthodoxe inclue 1 et 2 Timothée et Tite en même temps que les dix lettres connues à Marcion. Nulle part dans le Nouveau Testament, on ne trouve un Paul plus proto-orthodoxe que dans ces épîtres pastorales, avec leur insistance sur l’élection des hommes riches comme évêques et diacres, et leur opposition aux fausses gnosis et aux « spéculations mythologiques » non fondées (voir 1 Timothée 1,4 ; 6,20). Il y a ici un Paul fabriqué pour une proto-orthodoxie allant de l’avant et cherchant à vaincre toute opposition hérétique 25.
Le canon muratorien et les critères de canonicité Étant donné ces raisons de former un canon d’Écritures, comment les chrétiens protoorthodoxes ont-ils procédé pour choisir les livres à inclure et à exclure ? Une des meilleures manières de suivre leur raisonnement est de considérer la première liste canonique ayant survécu, le Canon muratorien, un texte fragmentaire qui a fait l’objet de débats considérables ces dernières années 26. Ce « canon » est une liste de livres que son auteur anonyme considérait comme comptant parmi les Écritures du Nouveau Testament. Il porte le nom de l’érudit L. A. Muratori, qui l’a découvert dans une bibliothèque de Milan au XVIIIe siècle. En 1740, Muratori publia le manuscrit comprenant la liste, non pas tant pour permettre l’accès aux différents documents qu’il contient – principalement des traités de Pères de l’Église des IVe et Ve siècles –, mais afin de montrer combien les copistes du Moyen Âge pouvaient être négligents. Dans un traité d’Ambroise, par exemple, le scribe a, par inadvertance, copié les mêmes trente lignes à deux reprises. Et ce qui est pire, la seconde copie de ces lignes diffère de la première en trente endroits, ce qui signifie au moins une faute par ligne. Mais comment savoir à quel point le
scribe travaillait mal, alors que nous ne disposons pas de la copie qu’il avait pour modèle ? En tout cas, le Canon muratorien fait partie de ces manuscrits médiocrement transcrits. La plupart des spécialistes datent le manuscrit, et son scribe maladroit, du XVIIIe siècle. Le texte est en latin – un latin vraiment épouvantable ! –, mais c’est une traduction de l’original grec. Les débats de ces dernières années concernent la date et la localisation de l’original. L’opinion commune en la matière, depuis l’époque de Muratori, est qu’il fut écrit aux alentours de Rome, dans la seconde moitié du IIe siècle, peut-être à l’époque d’Hippolyte. Des spécialistes contemporains ont essayé de soutenir que le texte était plutôt du IVe siècle et venait de la partie orientale de l’empire. Mais aucune des deux hypothèses ne s’est révélée vraiment convaincante 27. Le début du texte est perdu. Il y a cependant peu de doutes sur les livres qui étaient décrits à l’origine, étant donné la forme que prend le début du fragment : […] auquel cependant il était présent, et ainsi il [les] plaça [dans son récit]. Le troisième livre de l’Évangile est celui selon Luc 28. L’auteur continue en disant qui était Luc, puis évoque le « quatrième Évangile » qui « est celui de Jean ». Cette liste, en d’autres termes, commence par discuter les quatre Évangiles, le troisième et le quatrième étant ceux de Luc et de Jean. Il est assez clair qu’elle devait commencer en mentionnant Matthieu et Marc, ce dernier étant allusivement évoqué dans le bout de phrase par lequel s’ouvre le fragment. Donc le Canon muratorien inclut les quatre Évangiles qui au final constituèrent le Nouveau Testament et aucun autre. Après avoir évoqué Jean, le canon nomme les Actes des Apôtres, puis les épîtres de Paul en en mentionnant sept adressées à sept Églises (les Corinthiens, les Éphésiens, les Philippiens, les Colossiens, les Galates, les Thessaloniciens et les Romains), dont deux (les Corinthiens et les Thessaloniciens), nous dit l’auteur, auxquelles Paul écrivit deux fois ; et aussi quatre autres lettres où il s’adresse à des individus (Philémon, Tite et les deux à Timothée). Ce canon, en d’autres mots, inclut la totalité des treize épîtres de Paul. Il rejette explicitement, toutefois, les Épîtres « aux Laodicéens » et « aux Alexandrins », toutes deux ayant été « fabriquées au nom de Paul suite à l’hérésie de Marcion ». Celles-ci, indique-t-il en une image mémorable, « ne peuvent être reçues dans l’Église catholique, car il n’est pas conseillé que le fiel soit mélangé au miel ». La liste continue à énumérer comme pouvant être acceptées l’Épître de Jude, les deux Épîtres de Jean, la Sagesse de Salomon (un livre qui évidemment ne figure pas dans le Nouveau Testament) 29, l’Apocalypse de Jean et l’Apocalypse de Pierre, indiquant que certains chrétiens ne veulent pas que cette dernière soit lue à l’église. Elle affirme que Le pasteur d’Hermas pouvait être lu, mais pas à l’église comme Écriture, puisque « Hermas [l]’écrivit très récemment, à notre époque, dans la ville de Rome, alors que l’évêque Pie, son frère, occupait la chaire épiscopale de l’Église de la ville de Rome » (lignes 73-76). En d’autres mots, Le pasteur est une production récente (« à notre époque ») et n’a pas été écrit par un apôtre (mais par le frère d’un évêque récent). À cause de cela il ne peut être inclus dans le canon. La liste se termine par la mention d’autres livres rejetés : Nous n’acceptons rien provenant d’Arsinoé ou de Valentin ou de Miltiade, qui a aussi composé un nouveau livre de psaumes pour Marcion avec Basilide, le fondateur asiatique des cataphrygiens (c’est-à-dire Montanus)...
Et la liste s’interrompt comme elle avait commencé sur une phrase coupée. Quand on fait le total, cet auteur proto-orthodoxe acceptait vingt-deux des vingt-sept livres qui ont finalement figuré dans le Nouveau Testament. Ceux qui manquent sont les Hébreux, Jacques, 1 et 2 Pierre et l’une des épîtres de Jean (il prend deux des trois que nous possédons, mais n’indique pas lesquelles). En plus, il accepte la Sagesse de Salomon et, provisoirement, l’Apocalypse de Pierre. Finalement, il rejette certains livres, soit parce qu’ils sont hérétiques – les fausses Lettres de Paul aux Alexandrins et aux Laodicéens qui sont d’origine marcionite, et d’autres faux attribués aux gnostiques et aux montanistes –, soit parce qu’ils ne répondent pas aux critères de la canonicité. Mais quels sont ces critères ? À ce qu’il apparaît, ce sont les quatre mêmes critères qui ont été utilisés par une grande diversité d’auteurs proto-orthodoxes des IIe et IIIe siècles. Pour ces auteurs, un livre ne pouvait être admis dans le canon proto-orthodoxe d’Écritures que s’il était :
a) Ancien : les auteurs proto-orthodoxes affirmaient qu’une autorité canonique devait avoir été écrite à l’époque de Jésus. Nous avons vu au cours de notre étude une partie du raisonnement : la suspicion envers tout ce qui est nouveau et récent dans la religion antique où l’ancienneté était plus respectée que la nouveauté. Bien sûr, Jésus lui-même n’était pas « ancien », même pour les IIe et IIIe siècles. Mais une partie de la valeur de l’ancienneté est que cela ramène au point d’origine, et puisque cette religion a son origine en Jésus Christ, alors un texte sacré pour être accepté comme une autorité doit dater d’une époque proche de la sienne. Et ainsi Le pasteur d’Hermas ne peut être accepté dans le Canon muratorien parce qu’il était – tout est relatif – une production récente. b) Apostolique : une autorité doit avoir été écrite par un apôtre ou tout du moins par un compagnon des apôtres. Ainsi, le Canon muratorien accepte l’Évangile de Luc (écrit par le compagnon de Paul) et celui de Jean, en même temps que les écrits de Paul. Mais il rejette les faux fabriqués par les marcionites sous le nom de Paul. Nous avons rencontré un critère similaire dans le cas de l’Évangile de Pierre : à l’origine, il a été accepté par les chrétiens de Rhossos à cause de son sceau apostolique. Une fois qu’il fut décidé que Pierre ne pouvait l’avoir écrit, il fut exclu. Des arguments similaires sont apparus au sujet de livres appartenant au Nouveau Testament. L’Apocalypse de Jean, par exemple, fut largement rejetée par des chrétiens proto-orthodoxes de la partie orientale de l’empire durant les quatre premiers siècles, parce que n’ayant pas été écrite par l’apôtre. Le Livre des Hébreux, d’un autre côté, ne fut pas accepté par la plupart des Églises occidentales parce qu’elles pensaient qu’il n’avait pas été écrit par Paul 30. En fin de compte, chaque parti persuada l’autre que les livres avaient été écrits par les apôtres (dans les deux cas, il s’avéra que les sceptiques avaient raison), et les deux livres furent inclus. c) Catholique : les livres doivent faire l’objet d’un usage très répandu dans les Églises « établies » pour être acceptés dans le canon proto-orthodoxe. Pour le dire autrement, les livres canoniques doivent être catholiques, le terme grec pour « universel ». De là le laïus dans le Canon muratorien sur le statut de l’Apocalypse de Pierre. Notre auteur paraît être favorable au livre, mais il reconnaît que les autres dans la communauté proto-orthodoxe n’acceptent pas « qu’il soit lu à l’église » (c’est-à-dire comme une autorité écrite, par opposition au matériau dévotionnel). Une des raisons pour lesquelles certaines des épîtres « catholiques » les plus courtes ont eu de telles difficultés pour intégrer le Nouveau Testament – 2 et 3 Jean, 2 Pierre, Jude – est simplement qu’elles n’étaient pas très largement utilisées. Mais elles furent
finalement estimées avoir été écrites par les apôtres, et la difficulté due à leur relative confidentialité fut surmontée. d) Orthodoxe : le plus important critère pour les chrétiens proto-orthodoxes décidant que le canon exigeait un livre à caractère théologique. Dans une certaine mesure, les autres critères étaient secondaires par rapport à celui-ci. Si un livre n’était pas orthodoxe, il n’était évidemment pas apostolique (« évidemment » s’entend pour celui en jugeant), ou ancien (il ne devait pas avoir été écrit récemment), ou catholique (en ce que la plupart des autres Églises « orthodoxes » n’avaient rien à voir avec lui). Pour en revenir à l’évaluation par Sérapion de l’Évangile de Pierre : comment savait-il que Pierre ne l’avait pas écrit ? C’est parce que le livre contenait quelque chose ressemblant à de la christologie docétiste qu’évidemment Pierre ne pouvait avoir écrit une telle chose. Ce n’est pas la manière dont les questions d’autorité sont abordées par les historiens actuels, mais pour les proto-orthodoxes il s’agissait d’un facteur significatif. Et ainsi, le critère d’orthodoxie est clairement au premier plan du Canon muratorien, d’où les faux d’origine gnostique et montaniste sont exclus, comme le sont les faux marcionites au nom de Paul, parce que l’on ne peut pas « mélanger le fiel et le miel ».
Eusèbe et le canon au début du IV siècle e
Les débats sur les contours du canon firent rage après l’établissement de la liste muratorienne à la fin du IIe siècle. Presque tous les proto-orthodoxes acceptèrent, finalement, que les quatre Évangiles, les Actes des Apôtres, les treize épîtres pauliniennes, 1 Pierre et 1 Jean soient inclus. Mais il y eut de grands désaccords sur d’autres livres. Pour certains (les plus courtes épîtres catholiques) les débats furent relativement feutrés, car peu de monde était concerné. Mais d’autres livres, l’Épître aux Hébreux ou l’Apocalypse de Jean, provoquèrent des désaccords importants ; il s’agissait de livres longs, et il importait de savoir s’ils devaient être considérés comme canoniques ou pas. L’affirmation de l’Épître aux Hébreux selon laquelle ceux qui avaient perdu la grâce n’avaient aucune chance de la retrouver devait-elle être acceptée comme un enseignement inspiré par Dieu (Épître aux Hébreux 6,1-6) ? La révélation selon laquelle le Christ règne sur la terre depuis un millier d’années (Apocalypse 20,1-3) devait-elle être prise au sérieux ? Les débats publics sur ces livres tendaient à se fixer sur l’identité de leur auteur : Paul a-t-il écrit l’Épître aux Hébreux ? Est-ce Jean, le fils de Zébédée, qui a écrit l’Apocalypse ? Mais la substance des débats allait au-delà de la doctrine : ainsi, pouvons-nous accepter une opinion éthique aussi sévère ou une vision aussi grossièrement millénariste que celles de l’Apocalypse ? Et que penser de l’Apocalypse de Pierre et de l’Épître de Barnabé ? Il est évident que ces questions n’ont pas été rapidement résolues lorsqu’on lit les auteurs plus tardifs de la tradition proto-orthodoxe. Écrivant un siècle et demi après le Canon muratorien, par exemple, Eusèbe montre à quel point les débats sur le canon étaient toujours très vifs 31. À un endroit de son œuvre en dix livres, Eusèbe dit son intention de « résumer les écrits du Nouveau Testament » (Histoire ecclésiastique 3, 25, 1). Pour ce faire, il propose quatre catégories de livres. La première est celle des livres « reconnus », ce qui signifie les livres acceptés par tous les partis de la tradition proto-orthodoxe (la seule qui soit concernée à ce moment) : les quatre Évangiles, les (quatorze) Épîtres de Paul (il inclut les Hébreux), 1 Jean, 1 Pierre, et si elle semble réellement correcte, dit-il, l’Apocalypse de Jean. Ici, certains spécialistes ont noté qu’Eusèbe brouille ses propres catégories, puisque l’Apocalypse, un de ses livres « reconnus », n’est justement pas universellement reconnu ; Eusèbe continue à dire que « nous devons donner les différentes opinions [sur l’Apocalypse de Jean] au bon moment ». Sa deuxième catégorie concerne les livres qui sont « discutés », ce qui signifie les textes qui
peuvent être considérés comme canoniques mais dont le statut est débattu. Il place dans ce groupe Jacques, Jude, 2 Pierre, et 2 et 3 Jean. Eusèbe, ensuite, nomme les livres qu’il estime « spécieux », un mot qui habituellement signifie « fabriqué », mais qui dans le contexte paraît signifier « inauthentique, quoique parfois considéré comme canonique ». Ceux-ci comprennent les Actes de Paul (souvenons-nous ce que Tertullien disait sur Paul et Thècle), Le pasteur d’Hermas, l’Apocalypse de Pierre, l’Épître de Barnabé, la Didachè des Apôtres et l’Évangile selon les Hébreux. De manière quelque peu surprenante, Eusèbe inclut aussi dans cette catégorie, « si elle semble correcte », l’Apocalypse de Jean, ce qui est curieux parce que l’on pouvait s’attendre à ce qu’elle soit plutôt « contestée » que « spécieuse ». Finalement, Eusèbe fournit une liste de livres qui sont hérétiques : les Évangiles de Pierre, Thomas et Matthieu, les Actes d’André et de Jean. En rapport avec les livres de cette catégorie, Eusèbe commente : Aucun de ceux-ci n’a quelque chose qui appartienne à la succession des auteurs ecclésiastiques aux écrits desquels il a toujours été considéré correct de se référer. De plus, le caractère du style est très éloigné de l’usage apostolique, et la pensée et la teneur de leurs propos sont complètement en disharmonie avec la véritable orthodoxie et clairement montrent qu’il s’agit de falsifications venant des hérétiques 32. Ces livres ne sont pas, en d’autres mots, catholiques, apostoliques ou orthodoxes.
Le canon à la fin du iv SIÈCLE e
Il se passa encore soixante ans – des années d’allers et de retours, de débats intenses à l’intérieur du camp orthodoxe – avant que quelqu’un n’aboutisse à une liste définitive de livres à inclure dans le canon de la fameuse lettre athanasienne de l’an 367. Même le puissant Athanase, comme nous l’avons vu, ne put régler la question une fois pour toutes. Mais sa liste correspond assez bien à ce que d’autres chrétiens orthodoxes de l’époque disaient devoir triompher. Le plus grand théologien orthodoxe de l’Antiquité, Augustin d’Hippone (saint Augustin), pesa de tout son poids et poussa à l’acceptation de la liste au synode d’Hippone en 393. Nous ne possédons plus le texte des débats de la conférence, mais nous avons celui du troisième synode de Carthage, qui s’est tenu quatre ans plus tard et résumait les débats précédents : Les Écritures canoniques sont celles-ci [là vient une liste de livres de l’Ancien Testament]. Du Nouveau Testament : les Actes des Apôtres, un livre ; les épîtres de Paul, treize ; du même aux Hébreux, une épître ; de Pierre, deux ; de Jean, apôtre, trois ; de Jacques, un ; de Jude, un ; l’Apocalypse de Jean. Concernant ce canon, l’Église de l’autre côté de la mer doit être consultée 33. Et ainsi le canon paraît être fixé en Afrique du Nord, mais il est toujours nécessaire de consulter l’Église de Rome sur le sujet. Dans certaines parties de l’Église, il fut établi un peu différemment. Mais à l’intérieur de la tradition orthodoxe, celle qui fut à l’origine de la plupart des formes de christianisme qui nous sont familières aujourd’hui – catholique romaine, orthodoxe orientale, protestante –, le sujet fut résolu pour tous les aspects de la pratique religieuse. La proto-orthodoxie avait triomphé et dut simplement résoudre quelques questions marginales.
Certes, les débats théologiques des derniers siècles furent au moins aussi intenses et, aux yeux des participants, aussi considérables que les disputes les ayant précédés, même si pour nous les sujets devinrent de plus en plus circonscrits et les différences entre adversaires de plus en plus ténues. Mais ces ultimes débats pouvaient tous présupposer et consolider le résultat des disputes des premiers siècles chrétiens, puisque la proto-orthodoxie devint l’orthodoxie, et que les théologiens allèrent de l’avant pour affiner leurs opinions.
1. On peut trouver un exposé accessible de la formation du canon chrétien dans H. Gamble, The New Testament Canon. L’ouvrage de B. M. Metzger, The Canon of the New Testament, constitue une excellente somme sur le sujet. 2. Comme nous l’avons déjà noté, les lettres de Paul furent produites avant les Évangiles du Nouveau Testament, qui datent de 65-70 (Marc) à 90-95 (Jean). 3. D’après la traduction anglaise de B. M. Metzger, Canon, p. 212. 4. Il devint aveugle à l’âge de quatre ans mais acquit une incroyable mémoire et une véritable passion pour l’Écriture, dont il mémorisa la majeure partie. 5. Voir B. M. Metzger, Canon, p. 213-214. 6. Les vingt-sept livres du canon furent occasionnellement sanctionnés lors de tel ou tel synode ou concile. Mais ces conciles étaient considérés comme des affaires locales, et leurs actes ne s’appliquaient pas à l’Église tout entière. Le premier synode pour ratifier le canon d’Athanase eut lieu à Hippo Regius, en Afrique du Nord, en 393. Voir B. D. Ehrman, Lost Scriptures, p. 341-342. 7. Les vingt-deux livres de la Bible hébraïque sont les mêmes trente-neuf livres de l’Ancien Testament chrétien, mais ils sont numérotés et rangés différemment. Les douze « prophètes mineurs » dans la plupart des traductions anglaises, par exemple, forment dans la Bible hébraïque un seul livre : « Les Douze ». Sur la formation du canon de la Bible hébraïque, voir J. Sanders, « Canon ». 8. Il faut noter que Jésus et les pharisiens sont d’accord sur le fait que le shabbat doit être honoré ; la différence est dans la manière de le faire. 9. À l’exception, bien sûr, de ceux qui, comme les marcionites, dénient toute autorité à l’Ancien Testament. 10. Les spécialistes ont depuis longtemps noté que les chrétiens préféraient utiliser les codex pour leurs écrits (c’est-à-dire des feuilles écrites sur les deux faces, cousues entre elles comme nos livres actuels) plutôt que des rouleaux. Avant le christianisme, quasiment tous les textes littéraires étaient écrits sur des rouleaux. Il est possible que les chrétiens aient commencé à utiliser la forme du codex afin de différencier leurs textes sacrés de ceux des Juifs qui se présentaient justement sous forme de rouleaux. Sur les codex et les rouleaux, voir H. Gamble, Books and Readers, p. 42-66. 11. Voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 58-59. 12. Deux d’entre eux étaient des disciples : Jacques le fils d’Alphée et Jacques le fils de Zébédée. 13. Voir B. D. Ehrman, New Testament, p. 287-289. 14. Pour un examen plus complet de ces auteurs, voir B. M. Metzger, Canon, chap. 3. 15. Pour la datation de ces œuvres et des questions s’y rattachant, voir mon édition en deux volumes des Apostolic Fathers. 16. On peut être tenté d’attribuer l’absence de références aux textes faisant autorité dans Le pasteur au fait que c’est une apocalypse, c’est-à-dire une révélation faite directement par Dieu à un prophète. Pourquoi citer l’Écriture alors que la vision elle-même fait autorité ? Il y a une certaine part de vérité dans cet argument, mais il faut aussi noter que d’autres textes apocalyptiques font de longues allusions aux textes de l’Écriture. L’Apocalypse de Jean, par exemple, bien qu’elle ne cite pas directement l’Ancien Testament, y fait abondamment référence ; et l’Apocalypse de Pierre montre la nette influence de textes primitifs chrétiens, comme les Évangiles. Étant donné la longueur inusitée du Pasteur et les nombreuses occasions qu’avait Hermas de citer l’Écriture (par exemple, quand il donne les « commandements »), il peut sembler étrange qu’il ne le fasse pas. 17. Traduction en anglais de T. Lambdin dans J. M. Robinson, Nag Hammadi Library in English. 18. Voir p. 37-40.
19. Voir p. 60-62 et 325-327. 20. Voir B. M. Metzger, Canon, p. 143-148. 21. Un « condensé » d’évangiles de cette sorte fut constitué par un disciple de Justin en Syrie, Tatien. Il était appelé le Diatesseron, ce qui signifie « à travers les quatre », parce qu’il était fait en combinant et en entremêlant des récits des quatre évangiles finalement canonisés en un seul long récit. Le Diatesseron fut l’évangile utilisé en Syrie durant plusieurs siècles (plutôt que les Évangiles « séparés » de Matthieu, Marc, Luc et Jean). La question de savoir si le maître de Tatien, Justin, a lui aussi constitué un condensé similaire a été l’objet d’intenses débats parmi les spécialistes. 22. Il y a un passage qui ressemble à une citation de Jean (« le Christ dit aussi : “Jusqu’à ce que vous soyez nés à nouveau vous n’entrerez pas dans le royaume du ciel” », 1 Apologie 61,4), mais Justin ne l’attribue pas à un évangile écrit. 23. Trente ans les séparent des autres mouvements hérétiques, comprenant la progression des diverses religions gnostiques. Mais puisque celles-ci ne semblent pas insister sur l’importance d’un canon délimité, ils peuvent ne pas avoir eu autant d’influence sur les idées d’Irénée en faveur de quatre Évangiles, et seulement quatre. 24. Voir E. Pagels, Gnostic Paul. 25. Voir aussi D. R. MacDonald, The Legend and the Apostle. 26. Voir B. M. Metzger, Canon, p. 191-201. 27. La présentation la plus complète de cette position est celle de G. M. Hahneman, The Muratorian Fragment and the Development of the Canon. Les difficultés qu’il pose sont, de façon convaincante, exposées par plusieurs spécialistes ayant discuté son travail, spécialement E. Ferguson, M. W. Holmes et B. M. Metzger. 28. D’après la traduction en anglais de B. M. Metzger, Canon, p. 305. 29. C’est l’un des livres deutérocanoniques de l’Ancien Testament dans les traditions catholique romaine et orthodoxe orientale. 30. Il faut noter que l’Épître aux Hébreux ne figure pas dans le Canon muratorien, alors que l’Apocalypse, si. C’est un indice que cette liste venait d’Occident, comme c’est généralement admis, et non pas d’Orient. 31. Eusèbe embrouille les choses à merveille, à moins que lui-même ne soit embrouillé, dans la manière dont il délimite les catégories des livres (potentiellement) sacrés dans cette discussion. Voir B. M. Metzger, Canon, p. 201-207. 32. D’après la traduction en anglais de B. M. Metzger, Canon, p. 310. 33. D’après la traduction en anglais de B. M. Metzger, Canon, p. 315.
Les gagnants, les perdants et la question de la tolérance 12
On ne saurait trop insister sur la signification historique de la victoire du christianisme protoorthodoxe. La forme de christianisme qui émergea des conflits des IIe et IIIe siècles était destinée à devenir la religion de l’Empire romain. À partir de là, elle s’est transformée en une institution religieuse, politique, économique, sociale et culturelle, dominant l’Occident pour des siècles jusqu’à aujourd’hui. Les chrétiens qui ont vécu ces conflits ne pouvaient imaginer combien le résultat en serait important pour le devenir même de la civilisation occidentale. Les répercussions s’en ressentent encore de nos jours à des degrés que nous avons encore du mal à appréhender.
La signification de la victoire Tout au long de cette étude, j’ai essayé d’imaginer ce qui se serait passé si le camp opposé l’avait emporté. Si les chrétiens marcionites avaient eu le dessus, les gens auraient-ils demandé : « Croyez-vous en Dieu ? » Ou bien : « Croyez-vous aux deux Dieux ? » Est-ce que quelqu’un, en dehors des spécialistes de l’Antiquité, aurait entendu parler des Évangiles de Matthieu, de Marc et de Jean ? Aurions-nous un Ancien Testament ? Comment les relations sociales et politiques des Juifs et des chrétiens auraient-elles évolué durant ces siècles ? Les chrétiens qui auraient rejeté le Dieu des Juifs et tous leurs concepts religieux auraient-ils ressenti le besoin de polémiquer avec les Juifs et de les attaquer ? L’antisémitisme aurait-il été pire, ou inexistant ? Si les ébionites avaient eu le dessus, le christianisme serait-il resté une secte interne au judaïsme ? Le jour du culte des chrétiens d’aujourd’hui serait-il le samedi plutôt que le dimanche ? Mangeraient-ils kasher ? Ces Juifs chrétiens auraient-ils voulu – ou été capables de – convertir des foules de gens à leur message de salut, alors que la conversion aurait exigé des hommes qu’ils se fassent circoncire ? Le christianisme aurait-il été plus qu’une note de bas de page dans l’histoire universelle des religions ? Nous pouvons dire avec certitude que si une autre fraction avait gagné – marcionite, ébionite, gnostique – il n’y aurait pas eu de doctrine du Christ à la fois pleinement divin et pleinement humain. Par conséquent, il n’y aurait pas eu de doctrine de la Trinité. En quoi cela aurait-il affecté la vie intellectuelle du Moyen Âge, le développement des modes d’argumentation scolastiques, les débats chrétiens modernes sur la relation entre la révélation divine (c’est-àdire le mystère religieux) et la raison humaine (qui ne peut comprendre les profondeurs du mystère) ? Ces questions touchent chacun de nous, et pas seulement ceux qui se qualifient de chrétiens. Les croyances, les pratiques et les institutions du christianisme ont joué un immense rôle pour la civilisation occidentale dans son ensemble, et non pas juste pour les membres de l’Église. Prenons par exemple le Nouveau Testament, considéré par la plupart des gens durant tout le cours de son histoire comme un livre unique, avec un message unifié, base ultime pour la foi et la pratique religieuse. Le Nouveau Testament a été et continue à être le livre le plus révéré et le
plus lu de l’histoire de l’Occident. Il continue à inspirer la croyance, à stimuler la réflexion, et à procurer de l’espoir à des millions de personnes. Il est prêché du haut des chaires ; il est étudié dans les universités ; il est attaqué par les sceptiques ; il est révéré par les croyants. Aux ÉtatsUnis, il est largement considéré comme ayant constitué un document fondamental pour les fondateurs de la nation ; il est cité au Sénat afin de justifier les actes de guerre ou, au contraire, les rassemblements pacifistes ; les adversaires et les partisans des droits des femmes à l’avortement se réfèrent à son autorité, tout comme les adversaires et les partisans de la peine de mort, ou les adversaires et les partisans des droits des homosexuels. Il a été utilisé pour justifier l’esclavage et ensuite pour l’abolir. Il a été utilisé pour justifier le capital et le socialisme. Il a été utilisé pour le bien et pour le mal. Mais d’où ce livre est-il venu ? Il est issu de la victoire des proto-orthodoxes. Et si un autre groupe avait gagné ? Et si le Nouveau Testament ne contenait pas le Sermon sur la montagne mais les enseignements gnostiques de Jésus délivrés à ses disciples après sa résurrection ? Et s’il comprenait non pas les lettres de Paul et de Pierre mais celles de Ptolémée et de Barnabé ? Et si n’y figuraient pas les Évangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean, mais ceux de Thomas, Philippe, Marie et Nicodème ? Et s’il n’existait pas du tout ? Sur un plan encore plus fondamental : si certains groupes autres que les proto-orthodoxes avaient gagné, en quoi nos méthodes de lecture des textes et nos manières « naturelles » de penser auraient-elles été différentes ? Beaucoup ont adopté une méthode de lecture de sens commun : nous savons ce que les mots signifient, nous voyons comment ils sont employés dans un texte, nous prêtons attention aux relations grammaticales qui les lient, et en les lisant les uns après les autres, au vu de notre connaissance du langage, nous reconstituons le sens voulu par l’auteur. Et pourtant, si cette manière « littérale » de lire avait été marginalisée comme constituant un mode inadéquat d’interprétation ? Si les traditions religieuses et intellectuelles qui ont traversé les siècles, traditions qui déterminent comment nous lisons et donnons du sens aux textes, si ces traditions avaient privilégié non pas la lecture littérale, mais la lecture symbolique, comme si les mots avaient des significations cachées seulement accessibles à ceux ayant une approche spécifique, par exemple inspirée d’en haut ? Pourrions-nous lire un journal comme nous le lisons aujourd’hui ? En considérant l’importance de la victoire du christianisme proto-orthodoxe, nous devrions aussi réfléchir à ses implications historiques plus larges. On peut dire, en tout cas, que cette victoire fut l’un des événements les plus significatifs de l’histoire sociale et politique de la civilisation occidentale. On peut affirmer que, s’il ne s’était pas produit, l’immense majorité des hommes et des femmes qui ont adhéré au christianisme – quelque deux milliards de personnes selon de récentes estimations, c’est-à-dire la plus importante religion sur la planète – seraient toujours païens et appartiendraient à l’une ou l’autre des religions polythéistes. L’histoire de la civilisation occidentale, comme nous la connaissons depuis l’Antiquité tardive en passant par le Moyen Âge, jusqu’à la Renaissance, la Réforme, et les Temps modernes, aurait suivi un tout autre cours. Les bases de cette argumentation sont à relier à la conversion de l’Empire romain. Aucune décennie ne fut peut-être aussi importante pour le destin du christianisme que celle des années 303-313 ap. J. C., bien après que les conflits que nous avons évoqués eurent été résolus et que la proto-orthodoxie se fut révélée la forme dominante de la foi chrétienne. Cette période au début du IVe siècle vit un changement dans la politique impériale romaine qui s’éloigna d’une proscription massive et de la persécution des chrétiens, avec la conversion de l’empereur luimême et l’attribution d’une énorme quantité de faveurs impériales aux chrétiens. Ce changement conduisit, finalement, à des conversions à grande échelle et, quelques dizaines
d’années plus tard, à la déclaration du christianisme comme religion d’État officielle. L’histoire politique de la période, incluant les relations Église-État, est complexe, mais pour notre propos un bref schéma sera suffisant, en commençant par un mot sur l’arrière-plan 1. Les chrétiens de toutes sortes ont été l’objet de persécutions locales depuis l’origine (2 Corinthiens 11,23-25) ; mais ce ne fut qu’au milieu du IIIe siècle qu’une tentative officielle d’éliminer la religion au niveau de l’empire vit le jour. À partir d’environ 249 ap. J. C., avec le court règne de Dèce (249-251), commencèrent des périodes de persécutions sporadiques entremêlées de périodes d’accalmie. Dans leur majorité, ces persécutions, comme celles, locales, des périodes antérieures, furent occasionnées non par un sentiment antireligieux, mais précisément par un sentiment religieux. De nombreux païens prenaient leur religion au sérieux. La croyance était largement répandue que les dieux étaient bons et bienveillants, mais que, lorsqu’ils étaient offensés, ils se mettaient en colère et devaient être apaisés. Et rien ne les irritait plus que de voir les gens cesser de les honorer par les actes de sacrifices requis. Les chrétiens, bien sûr, refusaient de faire des sacrifices aux dieux païens, même aux dieux officiels. Ils étaient alors parfois incriminés à cause des désastres qui en résultaient – famines, sécheresses, maladies, séismes, revers politiques, difficultés économiques –, et les persécutions avaient pour but de les obliger à abjurer et à montrer la déférence requise aux dieux depuis longtemps honorés par l’État. En 303 ap. J. C., l’empereur païen de la partie orientale de l’empire, Dioclétien, ordonna la persécution des chrétiens, qui s’accompagna, à un moindre degré, d’une persécution dans la partie occidentale de la part de son homologue, l’empereur Maxime. Plusieurs édits impériaux appelaient à brûler les livres chrétiens, à détruire les églises, à supprimer les privilèges de classe pour les chrétiens, et, finalement, à emprisonner le clergé chrétien de haut rang. En 304, un édit supplémentaire requérait de tout citoyen romain qu’il accomplisse des sacrifices aux dieux ; ne pas obtempérer signifiait la mort ou les travaux forcés. Cette « Grande Persécution », comme elle est appelée, continua plus ou moins durant une décennie, c’est-à-dire après le départ de Dioclétien et de Maxime en 305. Mais la persécution échoua à forcer la majorité des chrétiens à abjurer. Pour diverses raisons, la tolérance officielle de la religion fut déclarée vers 315, à la fois dans les parties occidentale et orientale de l’empire. Dans tout l’empire, les gens obtinrent la liberté du choix religieux, et les propriétés des chrétiens furent rétablies. L’empereur le plus ancien était, à l’époque, Constantin. En 312, Constantin avait commencé à attribuer son ascendant militaire et politique au Dieu des chrétiens, et se considérait lui-même, par conséquent, comme chrétien 2. Une fois que les assises de son pouvoir furent assurées, Constantin se montra très actif dans les affaires de l’Église, se mêlant aux diverses controverses afin de lui conserver son unité. Certains historiens pensent que Constantin vit dans l’Église chrétienne une manière de favoriser l’unité de l’empire lui-même. En 325, il convoqua le concile de Nicée, le premier concile appelé œcuménique, c’est-à-dire le premier concile où les évêques du monde entier se réunirent afin d’établir un consensus sur les principaux sujets de la foi et de la pratique. Tous ces évêques adhérèrent aux principales positions théologiques élaborées par leurs ancêtres proto-orthodoxes ; ainsi que je l’ai noté, les formes de « christianisme disparu » que nous avons abordées avaient, à l’époque, déjà été supplantées, supprimées, réformées ou détruites. C’est donc la forme survivante du christianisme – que nous pouvons maintenant appeler orthodoxie – que Constantin reconnut et soutint. En raison des faveurs que Constantin accorda à l’Église, la conversion à la foi chrétienne devint bientôt « populaire ». Au commencement du IVe siècle, les chrétiens pouvaient représenter de 5 % à 7 % de la population ; mais avec la conversion de Constantinople, l’Église grandit à pas de géant. Vers la fin du siècle, elle semble avoir été la religion choisie par la moitié de l’empire.
Après Constantin, tous les empereurs, sauf un, furent chrétiens 3. Théodose (empereur de 379 à 395) fit du christianisme (spécifiquement chrétien romain, avec l’évêque de Rome comme autorité religieuse ultime) la religion officielle de l’empire. Il lutta contre les religions païennes survivantes et bannit les sacrifices. Naturellement, encore plus de conversions s’ensuivirent jusqu’à ce que le christianisme devint la religion qui se transmettrait jusqu’au Moyen Âge et au-delà. Rien de ceci ne se serait produit sans la « conversion » de Constantin. Et maintenant se pose la question de la pertinence de notre approche. Si une autre forme du christianisme primitif s’était établie comme dominante, Constantin l’aurait-il adoptée ? Aurait-il souhaité adopter une forme juive du christianisme qui aurait requis de lui et de ses compagnons convertis de devenir juifs, de se soumettre à la circoncision, d’observer un régime alimentaire kasher et de respecter les autres traditions de la loi juive ? Ou aurait-il eu tendance à accepter une forme marcionite du christianisme qui, refusant l’héritage du judaïsme, n’aurait pas eu de racines « anciennes » ? Aurait-il été vraisemblable qu’il adopte l’une ou l’autre des formes gnostiques du christianisme qui soutenaient que seule une élite spirituelle pouvait réellement comprendre la révélation de Dieu, et que la majorité des croyants se trompait sur le véritable enseignement de Jésus ? Il est difficile de percevoir en quoi certaines de ces possibilités auraient pu séduire l’empereur ou auraient contribué à unifier l’empire. Si l’une de celles-ci était devenue dominante, Constantin se serait-il converti à cette foi et l’aurait-il promue dans ses territoires ? S’il ne l’avait pas fait, le christianisme serait-il devenu la religion « officielle » de l’empire ? Du Moyen Âge ? De l’Occident moderne ? Et sinon, ceux qui se sont finalement déclarés chrétiens – la grande majorité des populations du nord et du sud de la Méditerranée –seraient-ils, ou plutôt serions-nous, restés païens ? La majorité de la population actuelle honorerait-elle plusieurs dieux en leur offrant périodiquement des sacrifices animaux ? Tout cela bien pesé, il est difficile d’imaginer un événement plus considérable que la victoire du christianisme proto-orthodoxe.
Les vestiges de ce qui a été perdu Cela ne signifie pas, toutefois, que les chrétiens proto-orthodoxes eurent un succès absolu et obtinrent un consensus sur chaque point important de la foi et de la pratique. En effet, aussitôt que les principales questions théologiques des IIe et IIIe siècles furent plus ou moins résolues, d’autres apparurent. Les batailles des siècles suivants ne furent pas moins rudes et les polémiques contre les « faux maîtres » pas moins venimeuses. Tout au contraire, lorsque les options se réduisirent, les débats s’intensifièrent. Pour prendre un seul exemple : une fois que la proto-orthodoxie eut établi que le Christ était à la fois humain et divin, il restait à déterminer la relation entre son humanité et sa divinité. Comment le Christ pouvait-il à la fois être un homme et un Dieu ? Avait-il un corps humain, alors que son âme humaine était remplacée par une âme divine ? S’il en était ainsi, alors comment était-il « pleinement » humain ? Ou bien le Christ incarné était-il deux personnes séparées, une divine et une humaine ? Si c’était le cas, est-ce que ça ne signifierait pas qu’il était à moitié humain et à moitié divin, plutôt que pleinement les deux ? Ou est-ce qu’il était une personne unique, mais qu’en cette personne il avait deux natures, une pleinement divine et une pleinement humaine ? Ou avait-il une seule nature à la fois, et en même temps, pleinement divine et pleinement humaine ? Toutes ces propositions furent avancées et chaudement débattues au cours des IVe et Ve siècles 4.
L’intensité de ces controverses montre qu’il y aura toujours différentes croyances tant qu’il y aura différents croyants. Cette diversité montre aussi que la victoire proto-orthodoxe, en dépit de toutes les tentatives, n’a jamais vraiment complètement éradiqué les idées hérétiques. Celles-ci persistèrent, même si ce fut seulement dans de petits groupes de croyants isolés. Certaines des croyances et des pratiques que j’ai décrites comme « disparues » sont, en fait, réapparues dans le christianisme moderne où, par exemple, existent différents groupes de « Juifs messianiques » qui insistent, un peu comme leurs ancêtres ébionites, sur le maintien des coutumes juives comme le shabbat, la kashrout et l’observation de la Pâque juive, tout en croyant à la mort de Jésus pour notre salut. De même que l’on trouve toujours – ou plutôt à nouveau – dans le monde actuel nombre d’Églises « gnostiques », notamment en Californie. Ce qui est moins évident, mais peut-être plus notable historiquement, c’est que les idées des divers groupes de chrétiens proscrits et perdus persistent même au sein du christianisme orthodoxe. Dans certains cas, ce sont des opinions qui étaient « la base commune » de diverses communautés chrétiennes ; dans d’autres, ce sont des idées que les chrétiens orthodoxes ont reprises à des groupes « aberrants » qui, par ailleurs, ont été réformés ou supprimés. Parfois, il est impossible de savoir ce qu’il en est, et si une opinion a été « partagée » ou « empruntée ». Dans l’un ou l’autre cas, la survivance de ces idées montre la capacité, dans une certaine mesure, du christianisme proto-orthodoxe non seulement à attaquer mais aussi à incorporer des interprétations disparates de la foi. Par exemple, le christianisme orthodoxe partageait avec les ébionites – ou leur empruntait – un profond respect pour les traditions d’Israël ; il acceptait les textes sacrés de la Bible hébraïque, soulignait l’unité de Dieu et insistait sur l’humanité de Jésus. Tous ces éléments continuent à caractériser le christianisme d’aujourd’hui. D’un autre côté, le christianisme orthodoxe partageait avec les marcionites – ou leur empruntait – le sens de la nouveauté de la révélation de Dieu dans le Christ ; il acceptait l’idée d’un canon délimité de l’Écriture, la primauté de l’interprétation littérale du texte et l’accent mis sur la divinité du Christ. En même temps, il partageait avec les marcionites – ou en avait hérité – un dédain et une certaine méfiance pour tout ce qui était juif, avec l’idée, que l’on trouve toujours chez les chrétiens d’aujourd’hui, que le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu de colère, alors que celui du Nouveau Testament est un Dieu d’amour et de pardon. Ainsi, le christianisme orthodoxe s’est accordé avec certains groupes gnostiques sur l’idée – ou la leur a empruntée – qu’il y a une élite spirituelle dans l’Église chrétienne dans son ensemble, dotée d’une perception spéciale de la nature de Dieu ; peut-être a-t-il aussi hérité de l’insistance sur l’interprétation symbolique des textes, et du sentiment que le monde matériel doit être rejeté en faveur du spirituel, ce qui conduit à une logique de comportement ascétique punissant l’être matériel et privant le corps de ses désirs et même de ses besoins. Certains de ces « emprunts » ou de ces « bases communes » ont forcément été en tension avec d’autres, et plusieurs aspects typiques de la proto-orthodoxie en résultèrent. Par exemple, alors qu’ils affirmaient l’autorité des Écritures juives (avec les ébionites mais contre les marcionites), les proto-orthodoxes rejetaient le judaïsme historique (avec les marcionites contre les ébionites) ; alors qu’ils affirmaient la divinité de Jésus (avec les marcionites contre les ébionites), ils affirmaient aussi son humanité (avec les ébionites contre les marcionites). Alors qu’ils maintenaient que le seul Dieu véritable était le créateur de ce monde (contre Marcion et les gnostiques), ils dénigrèrent souvent ce monde et s’acharnèrent à échapper aux pièges matériels grâce à des pratiques ascétiques (avec Marcion et les gnostiques).
Quand les gagnants sont les perdants
Et ainsi, à cause de ces bases communes, ou de ces emprunts, pour ne pas mentionner les diverses autres formes de christianisme à travers les âges, la victoire proto-orthodoxe ne peut être considérée comme complète. Toutefois, d’un point de vue strictement proto-orthodoxe, la victoire fut somme toute trop complète. Car les vainqueurs eux-mêmes finirent par être vaincus lorsque la rhétorique exclusive à laquelle ils recouraient pour s’opposer aux idées de leurs adversaires se retourna contre eux. Le christianisme orthodoxe s’étant efforcé d’améliorer ses positions théologiques à un niveau non prévu par ses ancêtres, les idées de la protoorthodoxie ne furent pas simplement surpassées mais proscrites. En un sens, la protoorthodoxie elle-même devint un christianisme disparu. Nous avons vu cela plusieurs fois au cours de notre étude. D’un point de vue historique, il apparaît que les ébionites enseignèrent, bien sûr, une interprétation de la foi proche de celle des disciples d’origine de Jésus – des Juifs parlant araméen qui restaient fidèles à la loi juive et respectaient les coutumes juives même après avoir admis que Jésus était le Messie. Mais les ébionites finirent par être déclarés hérétiques par les proto-orthodoxes. De même, les adoptianistes romains, disciples de Théodote le Cordonnier, peuvent bien avoir professé un point de vue christologique semblable à celui des disciples terrestres de Jésus et dire qu’il fut complètement humain (et non pas divin) mais fut adopté par Dieu pour réaliser sa mission de mourir pour l’amour des autres. Eux aussi furent désignés comme hérétiques et excommuniés. La croyance que le Christ était à la fois divin et humain s’imposant, les chrétiens protoorthodoxes durent expliquer comment cela était possible. Vers la fin du IIe siècle, une des solutions admises était que le Christ lui-même était Dieu le Père venu sur terre sous une forme humaine. Cette opinion était répandue chez les proto-orthodoxes de Rome, adoptée également par l’évêque romain lui-même au commencement du IIIe siècle. Puis elle fut combattue comme une vision « patripassianiste » (c’est-à-dire faisant « souffrir le père »), critiquée comme étant fausse et considérée comme hérétique. Tertullien, l’un des porte-parole importants de la proto-orthodoxie de l’époque, fut l’un des principaux adversaires du patripassianisme. Mais, plus tard, il rejoignit le mouvement prophétique des montanistes et sa propre réputation finit par en souffrir par association, l’idée que la révélation directe de Dieu pouvait précéder les Écritures écrites conduisant à la condamnation du mouvement. Un destin encore pire fut réservé au plus grand penseur proto-orthodoxe des trois premiers siècles chrétiens, Origène, dont les tentatives d’explorer la relation de Dieu et du Christ, fondées sur une compréhension complète de la révélation écrite, étaient innovantes. Elles le conduisirent à conclure que le Christ était un être créé qui, en dernier recours, était subordonné à Dieu le Père même si, en raison de son intime relation et de sa fusion avec Lui dans l’éternité du passé, il était en substance le Verbe et la Sagesse divine. Mais la christologie subordinationiste d’Origène, en même temps que sa notion de préexistence des âmes humaines et celle de « salut » de toute la création, y compris le diable, conduisit finalement à sa condamnation comme hérétique. D’autres exemples pourraient être choisis où les premiers partisans de la foi tentèrent de découvrir ses mystères de manière à poser les fondations des réflexions à venir. Ils furent euxmêmes condamnés par leurs propres successeurs qui affinèrent leur interprétation à un point tel que leurs affirmations partiellement développées, imprécises, prétendument insensées furent nécessairement considérées non seulement comme inadéquates mais comme hérétiques et ne pouvant, de ce fait, être tolérées. Bien que la proto-orthodoxie ait conduit à l’orthodoxie, elle n’est pas simplement devenue l’orthodoxie. D’une certaine manière,
l’intolérance qui amena la victoire de la proto-orthodoxie conduisit à sa propre disparition.
Tolérance et intolérance dans la lutte pour le pouvoir Cette intolérance n’était pas quelque chose que le christianisme tenait de son milieu romain. À vrai dire, les religions polythéistes se toléraient tout à fait les unes les autres. Aucune n’affirmait que si elle avait raison les autres devaient avoir tort. Ces religions soutenaient l’existence de nombreux dieux et reconnaissaient l’importance de les vénérer. Pour les païens de l’empire, puisqu’il y avait tellement de dieux dans le monde, et que ces dieux méritaient d’être encensés, il était parfaitement légitime – et c’était même un précepte de bon sens – qu’ils soient honorés 5. Certains, aujourd’hui, peuvent penser que les Romains étaient intolérants envers les autres religions puisqu’ils ont persécuté les chrétiens. Mais, comme nous l’avons vu, le problème posé par les chrétiens n’était pas qu’ils adoraient leur propre Dieu, ou qu’ils considéraient Jésus comme Dieu, ou qu’ils possédaient leurs propres rituels et pratiques. Le problème était que les chrétiens refusaient les autres dieux, et spécialement les dieux officiels. Si les dieux officiels avaient permis à l’empire de devenir ce qu’il était, ils méritaient assurément d’être honorés. Pourquoi quelqu’un le refuserait-il ? De plus, puisque les dieux punissaient parfois les individus ou les communautés qui refusaient de les reconnaître, les chrétiens pouvaient être considérés comme coupables lorsque des désastres se produisaient. Comme Tertullien l’a déclaré : Ils [les païens] pensent que les chrétiens sont la cause de tous les désastres publics, de toute la souffrance dont les gens sont victimes. Si le Tibre monte aussi haut que les murs de la cité, si le Nil n’arrose plus les champs, si la pluie cesse de tomber, s’il y a un tremblement de terre, si se produit une famine ou une épidémie de peste, immédiatement s’élève le cri : « Assez des chrétiens, aux lions ! » (Apologétique 40). Les Juifs n’étaient pas tenus responsables de telles catastrophes bien qu’eux non plus n’adorassent pas les dieux, parce qu’ils suivaient des traditions ancestrales leur interdisant de se livrer à de telles pratiques. Puisque l’ancienneté de la tradition religieuse était si importante dans le monde antique, et puisque les Juifs pouvaient justifier leurs pratiques par une vieille tradition, on n’exigeait pas d’eux qu’ils abandonnassent leur engagement religieux pour participer au culte civil 6. Les chrétiens présentaient un cas de figure différent. Ils croyaient aussi que le Dieu juif était le seul vrai Dieu. Mais ils ne suivaient pas les coutumes ancestrales des Juifs, et donc n’étaient pas censés avoir une excuse légitime pour négliger les dieux officiels, ce qui entraîna leur persécution occasionnelle. Pourtant, comme je l’ai souligné, ces persécutions furent sporadiques et isolées, et presque toujours locales, jusqu’aux persécutions de la seconde moitié du IIIe siècle. Durant les IIe et IIIe siècles, dans la plupart des régions de l’empire, même les chrétiens étaient livrés à eux-mêmes, tolérés par l’État et par la majorité de la population. Cette attitude de tolérance, cependant, n’était pas partagée en retour par les proto-orthodoxes – tout au moins pas par les auteurs proto-orthodoxes qui nous ont laissé des textes. Ces chrétiens étaient totalement exclusifs sur un point. Ils croyaient que l’unique et seul vrai Dieu avait donné une voie de salut, et que cette voie unique était la mort et la résurrection de Jésus. Cette exclusivité, comme nous l’avons vu, entraînait le refus de toute diversité religieuse. Puisqu’il n’y avait qu’une seule voie de salut, toutes les autres religions étaient dans l’erreur. Et être dans l’erreur avait des conséquences éternelles. Ceux qui n’acceptaient pas le seul vrai Dieu en croyant à la mort et à la résurrection de son fils pour le salut seraient condamnés aux
flammes éternelles de l’enfer. Il est très difficile, étant donné les textes épars ayant survécu, de savoir si d’autres groupes chrétiens étaient plus tolérants que les proto-orthodoxes. Ils s’opposaient certainement aux proto-orthodoxes eux-mêmes sur de nombreux points. Mais il y en a peu qui indiquent s’ils défendaient leurs idées avec acharnement ou comment ils parvenaient à les convaincre que les différences entre eux étaient d’une importance décisive et absolue. Il n’est cependant pas difficile d’apprécier le niveau de tolérance de la proto-orthodoxie : les proto-orthodoxes, en tant que groupe, n’étaient pas tolérants du tout. Ils n’étaient certainement pas tolérants envers les païens. Sur ce point, les aventures des héros apostoliques et des martyrs proto-orthodoxes sont sans la moindre ambiguïté : les adorateurs des autres dieux devaient être convertis à la croyance en Jésus, le Fils de Dieu, ou subir les tourments éternels. Ils n’étaient pas non plus tolérants envers les Juifs. Ici, aussi, les textes proto-orthodoxes sont clairs : les Juifs qui rejetaient Jésus comme Messie avaient rejeté leur propre Dieu ; lui à son tour les avait rejetés 7. Encore de plus grand intérêt pour notre étude, ils n’étaient pas tolérants envers les hérétiques. Les chrétiens proto-orthodoxes soutenaient que le salut dépendait de la foi et que la foi n’était pas seulement une vague sensation de la bonté de Dieu ou une dépendance générale de la grâce de Dieu. La foi était dans quelque chose ; elle avait un contenu. Le contenu était donc important. La regula fidei, et donc les croyances qu’elle développait, était une manière d’indiquer ce que les gens devaient croire. Ceux qui rejetaient les vraies croyances adhéraient, nécessairement, aux mauvaises. Mais puisque seule la croyance correcte peut apporter le salut, la fausse croyance ne peut rien apporter d’autre que la damnation. À cause de cela, les hérétiques paieraient leurs enseignements erronés d’un tourment éternel.
Découvrir ce qui a été perdu Cette sorte d’intolérance religieuse peut nous sembler insupportable aujourd’hui. Même si nous sommes les héritiers de la victoire proto-orthodoxe, les temps ont changé, et avec eux l’appréciation de ce qui dans le dialogue religieux est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Certes, pour beaucoup aujourd’hui – des centaines de millions de personnes –, les idées religieuses héritées de la première tradition chrétienne sont des vérités à chérir. Les théologiens chrétiens continuent à sonder les profondeurs mystérieuses de ces vérités ; les chrétiens continuent à réciter le Credo, à lire les Écritures, à écouter la proclamation, à suivre les enseignements. Ces enseignements stimulent la pensée et la réflexion ; ils guident l’action et influencent les comportements ; ils procurent espoir et réconfort. Aujourd’hui encore, bien des chrétiens sont moins enclins que leurs ancêtres proto-orthodoxes à condamner ceux qui sont en désaccord avec leur enseignement. Quoi qu’il arrive, il y a un plus grand souci – évidemment pas universel – d’une nécessaire tolérance. Un intérêt contemporain plus grand et une appréciation plus forte des diverses manifestations de l’expérience religieuse, de la croyance et de la pratique ont contribué à renouveler l’intérêt pour les diverses expressions du christianisme à différentes étapes de son histoire et, particulièrement, à ses débuts. Cet attrait n’est pas simplement d’ordre archéologique. Il y a, au contraire, le sentiment que les interprétations « autres » du christianisme qui nous viennent du passé, peuvent être appréciées de nos jours, et permettent des regards nouveaux sur le monde et la place que nous y occupons. Ceux qui sont sensibles à cet attrait ressentent souvent un sentiment de perte en prenant conscience du nombre d’idées avalisées par des croyants
intelligents, sincères, les ayant correctement interprétées et qui finirent par être abandonnées, détruites et oubliées – comme l’ont été les textes que ces croyants avaient produits, lus et révérés. Mais un tel sentiment débouche sur la joie de la découverte lorsque certains de ces textes, et le christianisme perdu qu’ils représentent, sont retrouvés et nous sont restitués. Car notre propre histoire religieuse n’englobe pas seulement les formes de croyance et de pratique sorties victorieuses des conflits du passé mais aussi celles qui ont été vaincues et ont finalement disparu.
1. De nombreuses études sont disponibles. Pour une bonne introduction, détaillée et faisant autorité, voir W. H. C. Frend, The Rise of Christianity, chap. 13 et 14, ainsi que la bibliographie. Sur les persécutions en particulier, voir l’étude classique de W. H. C. Frend, Martyrdom and Persecution in the Early Church et R. Lane Fox, Pagans and Christians, p. 419-492. Pour des études sur la « christianisation » de l’Empire romain, voir R. Lane Fox, Païens et chrétiens, R. MacMullen, Christianizing the Roman Empire et R. Stark, The Rise of Christianity. 2. Les spécialistes ont longtemps débattu pour savoir si Constantin s’était complètement converti au christianisme, alors qu’il continuait à montrer de la dévotion aux dieux païens et qu’il ne reçut pas le baptême avant d’être sur son lit de mort. Pour notre propos, le sens de la conversion n’est pas aussi intéressant que l’engagement de Constantin à accorder des faveurs à l’Église chrétienne et à rechercher son unité intérieure. 3. L’exception fut le neveu de Constantin, Julien l’Apostat, empereur de 361 à 363, qui avait été élevé dans le christianisme mais qui, ensuite, embrassa le paganisme et tenta sans succès de l’imposer à ses sujets. 4. Pour une vue d’ensemble de ces débats, les différentes positions adoptées et une bonne traduction des textes originaux, voir R. A. Norris, The Christological Controversy ; pour les débats sur la nature de la Trinité, voir W. Rusch, The Trinitarian Controversy. 5. Pour des panoramas pratiques de la « religiosité » païenne, voir R. Lane Fox, Païens et chrétiens et R. MacMullen, Le paganisme dans l’Empire romain. 6. Il est aussi intéressant de noter que les Juifs, dans leur majorité, n’étaient pas « monothéistes » de la manière dont nous le concevons aujourd’hui, soutenant que puisque leurs idées sur Dieu étaient vraies, chacun devait les accepter, et adorer leur Dieu, ou alors qu’elles étaient fausses et qu’ils devaient en assumer les conséquences. Les Juifs n’étaient pas intéressés par le fait de convertir les autres à leur religion. C’était leur religion, pour eux, les Juifs ; d’autres peuples avaient d’autres religions. Le Dieu juif était le seul Dieu à être vénéré par les Juifs. 7. Un argument convaincant peut être que cette intolérance religieuse a joué un rôle significatif dans le succès missionnaire du christianisme. À la différence d’autres religions, lorsque les gens acceptaient celle-ci, ils étaient convaincus d’abandonner leurs pratiques religieuses antérieures. En conséquence, le christianisme détruisit les religions concurrentes en même temps qu’il bâtissait la sienne. Voir R. MacMullen, Christianizing the Roman Empire.
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Index
A
Abraham, 233, 234 Actes apocryphes, 19, 20, 67, 68, 73, 76, 79, 83, 327, 328 Actes des Apôtres, 76, 258, 260, 261, 265, 267, 268, 286, 287, 374 Adoptianistes, 164, 242, 303, 304, 333, 340, 341, 342, 343 Agraphon, 116 Alexandriens, Épître aux, 369 Alliance juive, 159, 231, 253 Alliance, Livre de l’, 352 Ambroise, 367 Anaximène, 60 André, Actes d’, 373 Antijudaïsme, 46, 189, 230, 234 Antisémitisme, voir Antijudaïsme Apocalypse, en tant que genre, 53 Apocalypticisme, 80, 81, 82, 190, 191, 192, 193 Apocryphe chrétien, voir Pseudepigrapha Apôtres, succession des : – point de vue des proto-orthodoxes, 226, 301, 302 – point de vue des valentiniens, 358 Aristote, 59, 180, 214 Ascétisme, 81, 82, 83, 202, 314, 327. Voir aussi Renonciation sexuelle Athanase, 96, 351, 352, 374 Augustin, 374
B Baptisme, 61, 62, 66, 67, 69, 87, 131, 132, 203, 236, 303, 326 Barnabé, Épître de, 20, 24, 142, 143, 230, 231, 232, 233, 234, 236, 351, 363, 372
Basilide, 293, 300, 302, 369 – Évangile de, 36, 55 Bauer, Walter, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 277, 278, 279 Baur, F. C., 265, 266, 267 Bible hébraïque, 18, 164, 229, 233, 321, 353, 355, 385
C Canon : – Ancien Testament, 353 – Nouveau Testament, 21, 22, 23, 24, 33, 96, 173, 174, 280, 348, 350, 351, 352, 354, 355, 356, 357, 358, 359, 360, 361, 363, 365, 367, 369, 371, 372, 374 Carpocrates, 121, 122, 123, 139, 308 Carthage, troisième synode de, 374 Christianismes, variétés d’anciens, 18, 20, 21, 23, 150, 152, 153, 215, 216, 269, 270, 275, 277, 279, 382, 386 Circoncision, 156, 158, 159, 163, 168, 216, 229, 231, 233, 234, 253, 254, 382. Voir aussi Loi juive Clark, Elisabeth, 137 Clément (évêque de Rome), 285, 302 Clément d’Alexandrie, 36, 37, 118, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 132, 133, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 278, 302 Clément Ier, voir Clément (évêque de Rome) Clément II, 51, 360, 362, 363 Clément, Livre (arménien) de, 352 Codex Alexandrinus, 225 Codex Sinaiticus, 230, 236 Coleman-Norton, Paul, 116, 117 Colossiens, 331, 359 Conception de la différenciation sexuelle, 108, 109 Concile de Trente, 352 Constantin (empereur), 37, 381, 382 Constitutions apostoliques, 31
Corinthiens, deuxième épître aux, 325 Corinthiens, première épître aux, 224, 276, 325, 326, 362 Corinthiens, troisième épître aux, 20, 60, 62, 325, 326, 327, 330, 363 Credo chrétien, 303, 391. Voir aussi Credo des apôtres, Credo de Nicée Credo de Nicée, 255, 275, 303, 349 Credo des apôtres, 303 Critique textuelle, 338, 340 Croix de Jésus, 44, 233 Crucifixion : – point de vue des gnostiques, 291, 292, 293 – point de vue des proto-orthodoxes, 43, 44
D Dèce (empereur), 380 Denis (évêque de Corinthe), 225, 273 Denys le Renégat, 144, 145 Didachè, 87, 373 Didascalie, 352 Didyme l’Aveugle, 351 Dioclétien (empereur), 381 Docétisme, 38, 43, 48, 77, 171, 240, 278, 303, 304, 326, 346, 347 Dualisme, 193
E Ébionites : – altération supposée de l’Écriture par les, 333 – canon des, 165, 207, 208, 366 – christologie des, 164, 241, 246, 247, 324, 333, 340, 342, 385 – Églises des, 202 – évangile des, 166, 167, 176 – idée de Dieu, 176
– observation de la Loi juive, 162, 176, 177, 228, 279, 384, 385, 386 – origine des, 161, 162, 163, 299 – points de vue antisacrificiels, 166 – polémique contre les proto-orthodoxes, 284, 288, 289 – revendication de représenter les idées de Pierre, 357 Écritures juives, voir Bible hébraïque Égyptiens, l’Évangile selon les, 36, 55 Eldad et Modat, Livre d’, 361 Empire romain, 380, 381, 382 Enoch, première épître à, 41 Éphésiens, 359, 361 Épiphane, 165, 166, 168, 207, 210, 309, 310, 311, 312, 313 Esséniens, 86 Euripide, 337 Eusèbe, 23, 37, 39, 40, 257, 258, 259, 260, 261, 269, 271, 273, 279, 308, 333 – points de vue sur le canon du Nouveau Testament, 372, 373 Évangile de Vérité, 204, 205, 206, 207 Évangile du Sauveur, 90, 91 Évangile inconnu, voir Papyrus Egerton Évangile selon les douze apôtres, 36, 55 Évangiles : – auteurs des, 358, 359 – Voir aussi Évangiles individuels, Évangiles non canoniques Évangiles de l’Enfance, 317. Voir aussi les Évangiles de l’Enfance individuels
F Falsification de textes, accusations de, 332, 333, 334, 344, 345, 348 Faux, 29, 30, 31, 32, 57, 58, 62, 67, 113, 114, 115, 136, 137, 152, 317, 321, 327, 332. Voir aussi Pseudepigrapha
G Galates, 253, 254, 275, 276, 277, 286
Galien, 59 Glaucias, 302 Gnosticisme, 26, 103, 105, 107, 109, 110, 183, 184, 187, 188, 189, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 200, 201, 203, 205, 207, 212, 213, 228, 247, 279, 289, 292, 294, 306, 307, 308, 309, 313, 316, 319, 333, 343, 344, 345, 369, 371, 378, 379, 383, 386 – dogmes du, 185, 186, 187, 197, 200, 201, 202, 203 – Voir aussi Évangile de Thomas, Marcosiens, Phibionites, Ptolémée, Simon le Magicien, Theudès, Valentin Grand Pardon (fête du), 306
H Hébreux, Épître aux, 345, 361, 363, 369, 372, 374 Hébreux, Évangile des, 37, 373 Hegel, G.W.F., 266 Hégésippe, 284 Héraclide, 144, 145 Hérésies, vision classique de l’, 22, 256, 257, 259, 261, 265, 268, 271, 279. Voir aussi Adoptianistes, Docétisme, Gnose, Proto-orthodoxe (le christianisme) Hermas, voir Pasteur d’Hermas Hérode Antipas, 42, 43, 46 Hiérarchie ecclésiale, voir Clergé Hippolyte de Rome, 121, 195, 200, 242, 243, 246, 247, 277, 289, 300, 346, 368 Hitler (Journaux de), 30, 113, 114 Homère, 180, 229, 337
I Ignace d’Antioche, 120, 125, 126, 142, 143, 217, 218, 219, 220, 222, 223, 224, 227, 228, 229, 235, 240, 241, 242, 277, 280 Interprétation de l’Écriture, 304, 306, 307 Irénée : – interprétation de l’Écriture, 306, 307 – la regula fidei dans, 302 – la succession apostolique chez, 225, 227
– le canon de l’Évangile, 365, 366 – le mythe gnostique chez, 201 – les carpocrates chez, 121, 122 – les ébionites chez, 163, 178 – les écrits d’, 196 – les écrits de Basilide chez, 293 – les marcosiens chez, 319 – opposition à Ptolémée, 207 – opposition au christianisme valentinien, 204, 295, 297, 308, 309 – utilisation des écrits de Paul par, 366
J Jacques, Épître de, 32, 276, 358, 369, 373, 374 Jacques, Protévangile de, 29, 321, 323, 324 Jean, Actes de, 20, 76, 77, 78, 152, 284, 373 Jean, Épîtres de, 352, 359, 369, 371, 373, 374 Jean, Évangile de, 45, 46, 55, 89, 90, 98, 131, 133, 334, 359 Jean, Livre secret de, 94, 198, 203 Jérôme, 324 Jésus : – comme apocalypticiste, 80, 81, 191 – historique, 131, 155, 156, 157, 263, 264, 265 – mort de, voir Crucifixion – naissance de, 163, 240, 241, 321, 322, 324, 341 – parents de, 241, 321, 322, 324, 341 – préexistence de, 243, 257 – récits de l’enfance de, 317, 318, 319, 341 – récits du baptême de, 341, 342 – unité de, 294, 385 Judaïsme, 150, 158, 161, 174, 177, 180, 187, 228, 229, 266, 315, 388
Jude, Épître de, 276, 277, 309, 352, 359, 371, 373, 374 Juifs chrétiens, 163, 266, 267, 286, 288, 316. Voir aussi Ébionites Julien, Actes de saint, 41 Justin Martyr, 55, 175, 234, 258, 259, 284, 346, 364, 365, 366
K Kasher (nourriture), 156, 158, 163, 168, 215, 231, 306, 378, 383, 384. Voir aussi Loi juive, Juif Kujau, Konrad, 113, 114
L Laodicéens, Lettre de Paul aux, 61, 330, 331, 332, 369 Lessing, G. E., 262 Lettre à Flora, 207. Voir aussi Gnosticisme, Ptolémée Lettre à Rhéginus, voir Traité de la Résurrection Littérature, 315, 316 Littérature païenne, 67, 68 Loi juive, 157, 160, 161, 164, 165, 170, 177, 208, 209, 230, 231, 233, 252, 253, 268, 286, 305, 306, 318. Voir aussi Circoncision, Shabbat, Alliance juive, Kasher Luc, Évangile de, 43, 45, 46, 49, 55, 90, 98, 100, 101, 102, 131, 152, 166, 167, 174, 306, 332, 346
M Manuscrits du Nouveau Testament, 49, 88, 334, 336, 337, 339, 340, 355 Marc, Évangile de, 46, 49, 50, 55, 90, 98, 99, 100, 101, 102, 118, 122, 123, 125, 128, 129, 130, 131, 133, 135, 145, 152, 166, 167 Marc, Évangile secret de, 25, 118, 123, 124, 125, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 137, 139, 140, 143, 144, 152, 308 Marcion : – écrits de, 171, 172, 173, 174 – vie de, 167, 168, 169, 170, 174, 175, 177, 274 Marcionites : – canon des, 173, 174, 177, 332, 333, 364, 366 – christologie des, 171, 176, 247, 304, 324, 326, 333, 346, 347, 377, 378, 385
– Églises des, 176, 202 – idées antijuives des, 26, 153, 167, 168, 170, 176, 179, 207, 208, 228, 279, 378, 383, 385 – idées des, 332, 333, 358 – interprétation de l’Écriture, 305 – les faux présumés, 332, 333, 369, 371 – théologie des, 171, 172, 173, 176, 181, 332 – Voir aussi Docétisme Marcosiens, 319. Voir aussi Gnosticisme Marie (mère de Jésus), 321, 322, 323, 324 Marie, Évangile de, 20, 50, 152, 203, 316, 379 Martyre chrétien, 218, 219, 220, 222, 241, 309 Martyre de Polycarpe, 220, 221 Matthias, Évangile de, 36, 37, 55, 373 Matthieu, Évangile de, 24, 44, 45, 46, 49, 55, 90, 98, 100, 101, 102, 116, 131, 152, 160, 161, 165, 166, 167, 333, 359, 361, 366 Maximien (empereur), 381 Méliton de Sardes, 234 Mer Morte (manuscrits de la), 86 Metzger, Bruce, 117 Miltiadès, 369 Milton, John, 126, 223 Moïse, 180, 207, 231, 286, 287, 288, 306 Montanisme : – condamnation du, 387 – éthique stricte du, 238 – les faux supposés dans le, 369, 371 – révélations prophétiques dans le, 237, 239, 387 – rôle dans le développement du canon du Nouveau Testament, 364 Montanus, 237, 238. Voir aussi Montanisme
Moyen-platonisme, 193, 194 Muratorien (canon), 331, 332, 367, 370, 371 Murgia, Charles, 142 Mythologie gréco-romaine, 73
N Nag Hammadi, bibliothèque de, 91, 92, 93, 95, 96, 183, 187, 188, 196, 197, 279, 289, 290, 313, 314. Voir aussi Gnosticisme Nazaréens, Évangile des, 165 Néoplatonisme, 193 Néopythagoriciens, 60 Néron (empereur), 45, 319, 320 Nicée, premier concile de, 247, 382 Nicée, second concile de, 77 Nicodème, Évangile de, 55, 379 Nock, Arthur Darby, 134, 135, 141
O Origène, 36, 55, 162, 244, 245, 246, 247, 278, 307, 387 Orthodoxie, vision classique de l’, 22, 23, 255, 256, 260, 263, 265, 268, 269, 271, 272, 278. Voir aussi Proto-orthodoxe (christianisme)
P Papyrus, 90, 91, 94, 337. Voir aussi Manuscrits du Nouveau Testament Papyrus Egerton, 88, 89, 90 Pâque juive, 384 Pasteur d’Hermas (le), 21, 236, 351, 360, 361, 362, 363, 369, 370, 373 Pastoraux, Épîtres, 31, 32, 224, 227, 359, 367 Patripassianistes, 243, 247, 278, 387 Paul : – comme apocalypticiste, 81, 82 – épîtres de, 20, 252, 267, 275, 350, 374, 379 – message missionnaire, 158, 159, 160, 161, 169, 286, 288
– opinions sur les femmes, 70, 71, 72, 82 – vie de, 157 Paul, Actes de, 20, 57, 58, 61, 62, 64, 65, 152, 325, 326, 373 Persécution des chrétiens, 380, 381, 389. Voir aussi Néron Persécution des juifs, voir Antijudaïsme Pharisiens, 161, 251, 252, 355 Phibionites, 309, 310, 311, 312, 313 Philippe, Évangile de, 58, 94, 196, 201, 203, 316, 344, 379 Philippiens, 330 Philon d’Alexandrie, 104, 194 Pierre, Actes de, 20, 284, 328, 329 Pierre, Apocalypse copte de, 204, 290, 291, 292 Pierre, Apocalypse de, 21, 24, 40, 41, 53, 54, 58, 152, 236, 290, 356, 362, 363, 369, 371, 373 Pierre, Évangile de, 25, 33, 35, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 52, 53, 55, 56, 58, 89, 91, 152, 316, 356, 362, 363, 370, 371, 373 Pierre, première épître de, 359, 361, 373, 374, 379 Pierre, seconde épître de, 32, 33, 276, 277, 350, 352, 356, 357, 359, 369, 371, 374, 379 Platon, 60, 95, 180, 193, 194, 229, 299. Voir aussi Moyen-platonisme, Néoplatonisme Polycarpe, 220, 221, 280, 360, 361, 362, 363 Polycarpe, Lettre aux Philippiens de, 360, 361 Ponce Pilate, 42, 46, 47, 48, 55, 56, 89, 240 Prophétie dans le christianisme primitif, 235, 236, 237, 239. Voir aussi Montanisme Proto-orthodoxe, christianisme : – attaques contre, 284, 285, 287, 288, 289, 290, 292, 294 – critères du canon, 369, 370, 371 – développement théologique du, 217, 219, 221, 222, 223, 226, 227, 229, 230, 234, 235, 237, 239, 240, 241, 243, 244, 247, 248 – incorporation de points de vue disparates, 383, 385 – interprétation de l’Écriture, 304, 306 – la victoire et sa signification, 22, 216, 217, 278, 279, 280, 377, 379, 382
– opposition aux ébionites, 162, 177 – opposition aux gnostiques, 212 – opposition aux marcionites, 167 – polémique contre les adversaires, 26, 35, 56, 195, 294, 295, 296, 298, 299, 300, 302, 303, 304, 307, 314, 315, 316, 321, 326, 334, 341, 346, 347 – rôle des femmes dans le, 67 – vision classique de l’orthodoxie et de l’hérésie interne, 255, 257, 261 Pseudepigrapha, 32, 58, 62, 222, 316, 319, 321, 327, 330, 331, 332 Pseudo-clémentine, littérature, 284, 285, 286, 288, 316, 328 Pseudo-Tite, 29, 30 Ptolémée, 207, 208, 209, 379. Voir aussi Gnosticisme Pythagore, 60
Q Q sources, 100, 101, 102
R Règle de foi, voir Regula fidei Regula fidei, 302, 303, 390 Reimarus, Hermann, 262, 263, 265 Religion gréco-romaine, 150, 388 Renonciation sexuelle, 63, 64, 68, 69, 73, 75, 76, 78, 79, 80, 81, 82. Voir aussi Ascétisme Résurrection de Jésus, 44, 210, 211 Révélation de Jean, voir Apocalypse de Jean Robinson, James, 94 Romains, Lettre de Paul aux, 276
S Sagesse de Salomon, 369 Saturnin, 300 Schweitzer, Albert, 264 Second Traité du Grand Seth, 204, 292, 293 Sénèque, 20, 61, 319, 320, 325, 330
Sérapion (évêque d’Antioche), 37, 38, 39, 43, 48, 49, 52, 55, 363, 371 Shabbat, 158, 163, 168, 216, 231, 252, 318, 384. Voir aussi Loi juive Simon le Magicien, 258, 259, 260, 261, 286, 300, 308, 328, 329, 330 Simonidès, Constantin, 136 Sinodos, 352 Smith, Morton, 118, 119, 120, 121, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 141, 142, 143, 145 Sophocle, 120, 144 Souffrance, vision juive classique de la, 190, 191. Voir aussi Apocalypcisme Stroumsa, Guy, 137, 138 Synoptiques, le problème des, 100
T Tacite, 320, 337 Témoignage de la Vérité, 220 Temple juif, 231, 318, 322 Tertullien : – antijudaïsme chez, 234 – contre les marcionites, 168, 171, 175, 297, 298 – contre les théodiciens, 243, 246, 247 – contre les valentiniens, 204, 289, 295 – croyance que la vérité précède l’erreur, 299 – écrits de, 195, 283 – interprétation de l’Écriture, 305, 306, 334 – la regula fidei chez, 302 – opinions sur le martyre, 221, 222, 388 – opposition à l’histoire de Thècle, 61, 62, 67, 69, 70, 83, 373 – récit légendaire de Pilate, 47, 55 – relation avec le montanisme, 237, 239, 364, 387 – renonciation chez, 82 – succession apostolique chez, 225, 227, 301
– sur les origines des ébionites, 161, 178, 298 Thècle, 20, 25, 57, 58, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 69, 72, 73, 76, 82, 152, 285, 327, 373 Théodose Ier (empereur), 382 Théodote : – christologie de, 242, 247, 333, 386 – vie de, 241 Théodotiens : – accusation de falsification de textes, 333 – christologie des, 340, 342 – excommunication des, 274 – Voir aussi Adoptianistes, Théodote Théopompe, 60 Thessaloniciens, Première épître aux, 335, 336 Thessaloniciens, Seconde épître aux, 31, 330 Theudès, 226, 302, 358 Thomas, Actes de, 73, 74, 75, 76, 152, 327 Thomas, Évangile d’enfance de, 317, 319 Thomas, Évangile de, 24, 25, 36, 37, 50, 55, 58, 91, 95, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 105, 106, 107, 108, 110, 152, 176, 203, 316, 317, 356, 363, 373, 379 Tibère (empereur), 47 Timothée, Première épître de, 32, 61, 70, 71, 72, 73, 276 Timothée, Seconde épître de, 32, 61 Tischendorf, Constantin von, 136 Tite, Lettre de, 29, 30, 32, 61 Traité de la Résurrection, 210, 211 Trajan (empereur), 220 Trinité, 22, 24, 243, 244, 246, 247 Tübingen, École de, 266, 267, 269
U
Ussher, James, 223, 232
V Valentin, 204, 207, 369. Voir aussi Gnosticisme, Valentiniens Valentiniens, 334, 366 – accusations d’activité réprouvée, 308 – diversité chez les, 295 – opinions théologiques, 204, 297 – vision de la succession apostolique, 226, 302, 358 – Voir aussi Gnosticisme, Valentin Voss, Isaac, 125, 126, 142
Z Zénon (empereur), 67
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Table of Contents Titre Copyright Sommaire Préface Les principaux apocryphes chrétiens évoqués - Dates et contenus Introduction : Retrouver ce qui a disparu La diversité du christianisme antiqueLes écritures disparuesPertes et gainsLes enjeux du conflitNotre démarche Première partie - Faux et découvertes 1 - La découverte ancienne d’un faux : Sérapion et l’Évangile de PierreEusèbe, sérapion et l’évangile de pierreLa découverte de l’évangile de pierreL’évangile de pierreL’évangile de pierre et les traditions sur ponce pilateLa popularité de l’évangile de pierreL’apocalypse de pierreL’évangile de pierre et autres écrits du christianisme primitif2 - Le faux antique d’une découverte : les Actes de Paul et de ThècleLa pratique du faux dans l’antiquitéLa fabrication des actes de saint paulL’histoire de thècleActes apocryphes et idéologie chrétienneLes femmes dans paul et les actes apocryphesQuelques autres actes apocryphesIdées perdues de renonciation3 - La découverte d’un faux antique : l’Évangile copte de ThomasQuelques découvertes spectaculairesLa découverte de la bibliothèque de nag hammadiLes propos de thomasInterpréter l’évangile selon thomas4 - La fabrication d’une découverte antique ? Morton Smith et l’Évangile secret de MarcLa découverteAuthentifier et interpréter la lettreLa question de la falsificationLes questions à se poserÉtant donné les possibilités Deuxième partie - Hérésies et orthodoxies 5 - Aux pôles opposés du christianisme primitif : les ébionites et les marcionitesPaul et ses opposants judaïsantsDes chrétiens qui voulaient être juifs : les ébionitesDes chrétiens qui rejettent tout ce qui est juif : les marcionitesLa vie et les enseignements de marcionLa production littéraire de marcionLe destin de marcionChristianismes en contraste et en compétition6 - Des chrétiens « dans la connaissance » : les univers du gnosticismeLa bibliothèque de nag hammadiLes origines du gnosticismeLes sources de notre « connaissance » du gnosticismeLes dogmes du gnosticismeQuelques textes gnostiquesLes religions gnostiques et la question de la prédominance7 - Sur la route de Nicée : le vaste domaine du christianisme proto-orthodoxeLes martyrs proto-orthodoxes comme témoins de la véritéLes successeurs apostoliques dans la tradition proto-orthodoxeLa protoorthodoxie et les traditions juivesLa proto-orthodoxie et la tradition prophétiqueLe développement de la théologie proto-orthodoxeLes débuts de la trinité Troisième partie - Les gagnants et les perdants 8 - La quête de l’orthodoxieOrthodoxie et hérésie : la vision classiqueAssauts contre la vision classiqueLa victoire de la proto-orthodoxie9 - L’arsenal des conflits : traités polémiques
et insultes personnellesLes ébionites contre paul le proto-orthodoxe : la littérature pseudo-clémentineLes assauts gnostiques contre la proto-orthodoxieLes proto-orthodoxes à l’attaque10 - Des armes auxiliaires dans l’arsenal polémique : faux et falsificationsFalsifications avec programme non théologiqueFaux contre les hérétiquesDes faux proto-orthodoxes plus subtilsLa falsification des textes sacrésQuelques informations sur le contexteModifications anti-adoptianistesModifications antiséparationistesModifications antidocétistes11 - L’invention de l’Écriture : la constitution du Nouveau Testament proto-orthodoxeCommencer par la fin : le canon après trois cents ansLe commencement du processusAuteurs et autoritésÉtapes incertaines vers un canonMotifs de l’établissement du canonLe canon muratorien et les critères de canonicitéEusèbe et le canon au début du ive siècleLe canon à la fin du ive siècle12 - Les gagnants, les perdants et la question de la toléranceLa signification de la victoireLes vestiges de ce qui a été perduQuand les gagnants sont les perdantsTolérance et intolérance dans la lutte pour le pouvoirDécouvrir ce qui a été perdu Bibliographie Index
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