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November 12, 2022 | Author: Anonymous | Category: N/A
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LA LÉGENDE D’ENSOR OU L’INVENTION D’UN « GRAND PEINTRE FLAMAND » Laurence Brogniez Klincksieck | « Études Germaniques » 2017/2 n° 286 | pages 231 à 243   ISSN 0014-2115 ISBN 9782252040737

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 Article disponible disponible en ligne à l'adresse l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2017-2-page-231.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------  Distribution électronique pour tous Klincksieck. © Klincksieck. Tous droitsCairn.info réservés pour pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Études Germaniques 72 (2017), 2 p. 231-243

Laurence BROGNIEZ*

La légende d’Ensor ou l’inv l’invention ention d’un « grand peintre flamand »

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This paper examines the way James Ensor refers to the great Flemish painters of the past (Bruegel, in particular) in his written work. Relations between Ensor’s  paintings and the Flemish Flemish tradition have often been stressed, but his writings deserve closer attention. Ensor created his artistic position in reference to these Flemish  painters.. Bruegel, among others  painters others,, appears as a strong identification figure for the  painter who seeks to create a modern oeuvre, while staying part of a tradition. This  study retraces the legend created by the artist and its influence on critical discourse and reception.

Dit artikel onderzoekt hoe James Ensor in zijn geschriften refereert aan de grote Vlaamse schilders. schilders . Opgeschreven deze relatiewerk is al isvaak met betrekking tot Ensors schilderijen, maar zijn noggewezen onvoldoende belicht. Ensor keek voor het bepalen van zijn artistieke positie naar deze schilders. Met name Bruegel komt naar voren als een figuur met wie de schilder zich identificeert. Hij wil een modern oeuvre creëren en zich toch in een traditie plaatsen. Dit artikel toont hoe Ensor zijn eigen legende schiep en het kritische discours en de ontvangst van zijn werk beïnvloedde.

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La « légende flamande » de la littérature belge

Depuis les arts origines du pays il apparaît que la relation entre verbaux et artsjusqu’à visuelsaujourd’hui, a particulièrement été investie sur le plan identitaire identi taire en Belgique. Bel gique. Sensibilit Sensibilitéé picturale, culture de l’image, 1 « prédestination merveilleuse »  pour les arts plastiques : nombreuses sont les expressions utilisées, à propos des auteurs belges, par des générations de critiques et d’historiographes, belges et étrangers, qui se sont attachés à souligner et à expliquer cette spécificité.

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1. Camil Camille le Lemonnie Lemonnierr : L’École belge de peinture 1830-1905 [1906], Bruxelles : Labor, 1991, p. 106.

* Laurence BROGNIEZ, professeur d‘histoire littéraire et de littérature comparée à l’Université libre de Bruxelles, Faculté de Lettres, Langues et Communication, CP 175, Avenue F. D. D. Roosevelt, Roosevel t, B-1050 BRUXELLES ; courriel  : : [email protected]

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La peinture, il est vrai, a joué un rôle capital dans l’émergence de la littérature littérat ure belge. Elle trace, dans l’histoire des lettres lettr es belges, une sorte de fil rouge – un « filon » – que l’on peut suivre jusqu’aux productions les plus récentes. Cette affinité, encouragée par le pouvoir dès les origines de l’État belge, revendiquée par les écrivains, assumée par des peintres

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qui, tour, ont la plume, plu me, a très ce rtainement certainem ent joué unune rôleidentité c apital capital dansàlaleur diffusion depris la culture belge à l’étranger, véhiculant d’autant plus exportable qu’elle ne passait pas que par les mots. Dans la culture visuelle convoquée par les écrivains belges, et à leur propos,, la peinture flamande occupe une place privilégiée et continue de propos produire un appel identitaire identitair e fort. Ainsi, dans un entretien accompagnant la publication d’un bref récit intitulé L’Entrée du Christ à Bruxelles  – titre d’une célèbre œuvre d’Ensor –, Amélie Nothomb affirme-t-elle que la prédilection qu’elle éprouve vis-à-vis de la peinture flamande est sa « manière d’être belge ».2 Une manière de voir – une sensibilité à la peinture flamande – constitue donc, pour l’écrivain belge, une manière d’être, voire une manière de dire.3 L’importance de la peinture flamande flama nde dans le discours nationaliste de la « jeune Belgique » de 1830 a déjà été bien étudiée. Rappelons ici, pour pour introduire notre sujet, que c’est sous les auspices des « grands flamands » que se développe en Belgique, Be lgique, dès les années 1860, 18 60, une forme de réalisme en peinture et en littérature qui s’émancipe de l’exemple français en cherchant à proposer une version locale et originale, issue de la tradition séculaire du pays. Cette assimilation entre tradition picturale et identité nationale est l’œuvre d’une série d’écrivains belges qui ont su profiter de l’émergence du courant réaliste pour s’inscrire dans la modernité en se réclamant d’une originalité « racique » dans la descendance des grands peintres du passé. Pour eux, être « flamand », au sens pictural du terme, c’est être moderne. En faisant du réalisme, revu etidentitaire, corr igé par leCamille corrigé souci deLemonnier la couleur c ouleur locale, le vecteur d’une revendication fut le principal promoteur, dans ses écrits d’art comme dans ses romans, d’un art national fondé, par tradition, « sur une conception réaliste », 4 que l’exemple d’un Courbet n’aurait fait que réveiller. D’où la volonté de

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2. Amélie Nothomb : « Les nouvell nouvelles es de l’été. L’Entrée du Christ à Bruxelles », dans : Elle, 5 juillet 2004, p. 57. 3. Sur cette question, question, nous nous permettons de renvoyer renvoyer à nos nos articles : L. Brogniez : « Nés peintres : la prédestination merveilleuse des de s écrivains belges », dans : La Belgique entre deux siècles : laboratoire de la modernité  (dir. N. Aubert), Actes du colloque international organisé par Oxford Brookes University (21-22 janvier 2004), Bern : Peter Lang, coll. Le romantisme et après en France, vol. 12, 2007, p. 85-105 ; Id. : « On the art of crossing borders : the double artist in Belgium, between myth and reality », dans : From Art Nouveau to Surrealism : Belgian Modernity in the Making (d  (dir. ir. N. Aubert, P.-P P.-P.. Fraiture, Frait ure, P. P. McGuinn McGu inness ess), ), Oxford : Legenda, 2007, p. 30-40. 4. C. Lemonni Lemonnier er (note 1), p. 75.

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construire une filiation entre les peintres du passé, de Bruegel et Bosch à Rubens et Jordaens, et les jeunes artistes réunis au sein de la Société libre des Beaux-Arts (les Artan, Dubois, Verwée, etc.) dont les œuvres, profondément enracinées dans leur terroir, contribuent à perpétuer le génie de la race. Pour Pour Lemonnier, art et race ra ce sont liés. Le mythe flamand qu’il élabore, à la suite de Charles De Coster, procède d’une lecture nationale, voire ethnique, de la peinture. L’évocation du XVIe siècle, si présente alors dans les œuvres littéraires et plastiques, recouvre dans cette perspective des enjeux esthétiques, mais aussi idéologiques. Ce mythe flamand fut particulièrement prégnant dans la culture belge et nombreux seront s eront les écrivains à l’exploiter, participant à l’autonomisation des lettres belges vers la fin du siècle. Selon Francis Nautet, auteur d’une Histoire des lettres d’expression française (1892), si ce sont les écrivains qui donnent le ton de la modernité dans les années 1880, et non plus les peintres comme dans les années a nnées 1860, la génération montante continue de se caractériser par la permanence de l’instinct pictural. Chez des écrivains tels que Verhaeren, Demolder ou encore Maeterlinck, le détour la peinture en effetlittéraire passage obligé, tant dans le par discours critiqueflamande que dansreste la création littun éraire. . Mais qu’en fut-il des peintres qui, eux aussi, en Belgique furent aussi prompts à prendre la plume que les écrivains à convoquer le pinceau, initiant une tradition tradi tion d’artistes d’artist es doubles dont Félicien Rops, Max Elskamp, Jean de Boschère comptent parmi les plus emblématiques représentants ? Comment ce mythe flamand, érigé par des critiques à la fois alliés et rivaux, a-t-il infléchi la posture de l’artiste moderne, son œuvre et ses prises de parole ? C’est à travers la figure de James Ensor, celui que Patrick Rogiers considère comme « le plus grand auteur belge »,5 que nous aimerions brièvement aborder cette question, poursuivant l’enquête sur le terrain des peintres. Un terrainoùoùles larelations littér ature littérature est néanmoins très présente : en amont, dans la mesure entre artistes et écrivains sont très étroites,, mais aussi parce que le discours critique contribue à enfermer étroites l’artiste dans un rôle et à modeler son œuvre, lui imposant un horizon d’attente d’atten te ; en aval, dans la mesure où le peintre, en réaction, est aussi conduit à prendre position, par l’écrit, pour conditionner, lui-même, la réception de son œuvre et ses modes de lecture lecture.. Dans cette perspective, Ensor constitue un cas d’étude emblématique : les écrivains critiques les plus novateurs ont misé sur son œuvre comme parangon d’une modernité « autochtone », héritière des « grands Flamands », faisant de l’artiste le porte-drapeau de leurs aspirations et

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5. Patric Patrickk Roegier Roegierss : Le Mal du pays. Autobiographie de la Belgique, Paris : Le Seuil, 2003, p. 536.

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stratégies avant-gardistes, le pliant au discours identitaire au prix de certains réajustements et, parfois, de distorsions et malentendus assez mal vécus par l’artiste. Ce dernier, se sentant en effet victime d’une forme d’incompréhension de la part des critiques, même les plus zélés, réagira par une féroce « critique de la critique » et l’élaboration, dans sa peinture comme dans ses écrits, d’une posture d’artiste maudit, usant à son tour, parfois de manière sarcastique et ironique, de la référence à la peinture ancienne ancienne.. La cohérence de sa démarche, picturale et scripturale qui, en dépit de ses apparences bouffonnes et carnavalesques carnavalesques,, constitue une réponse sérieuse au monopole des écrivains, mérite d’être interrogée. On tentera donc de comprendre, dans la présente étude, comment une manière de voir et de faire – l’œil et la main propres au peintre « de race », pour reprendre les mots de Lemonnier – devient, pour l’artiste, une manière d’être et de construire, con struire, à travers ses choix picturaux, pi cturaux, une posture au sein du champ artistique, mais aussi une manière de dire, élaborée par l’artiste l’ artiste pour prolonger cette posture, à travers le médium verbal. Ensor, « peintre flamand » : une fiction critique ?

Pour les critiques d’art de la fin du siècle – qui sont aussi les promoteurs de la jeune littérature –, la peinture d’Ensor offre un bel argument dans l’élaboration d’un discours à la fois moderniste et nationaliste ; le peintre se présente en effet comme un bon candidat pour servir de chef de file à l’école dite « moderne ». Les premières œuvres de l’artiste, illustrant illustra nt une forme d’impressionnis d’impre ssionnisme me autochtone, autochton e, riche en pâtes, s’inscrivent parfaitement dans la stratégie d’un Verhaeren, par exemple, qui a choisi de placer les anciens maîtres flamands au cœur de son projet littéraire, mais aussi dans sa critique d’art, où, souscrivant à la théorie de la continuité de la race, il veut faire des peintres contemporains les dignes héritiers du génie flamand. Aux côtés d’Ensor dès ses premières expositions expositi ons aux XX, en 1884 (mais il i l le mentionne mentio nne dès 1882), 188 2), Verhaeren restera fidèle à l’artiste et à ce credo, jusque dans l’importante monographie qu’il consacre à l’artiste en 1908, le plaçant parmi les « monstres sacrés de l’art flamand », Rembrandt et Rubens. Pour Verha Verhaeren eren,,6 à une époque où les débats vont bon train tra in pour définir l’identité de l’école belge de peinture, l’art d’Ensor – « une peinture objective, claire, colorée, savoureuse »,7 est profondément ancré dans son

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6. Sur la « relation critique » entre Verhaeren et Ensor, voir l’excellent mémoire de Master d’Hélène Bruyère : Émile Verhaeren–J Verhaeren–James ames Ensor (1882-1908). Discours sur l’art et critique 2012. de la critique, sous la dir. de D. Laoureux, Bruxelles : Université libre de Bruxelles, 7. [Émil [Émilee Verhae erhaeren] ren] : « James Ensor », dans : L’Art moderne moder ne, 23 décembre 1894, repris dans : Écrits sur l’art , tome 2 (1893-1916), éd. par P. Aron, Bruxelles : Labor, coll. Archives

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du futur, p. 624.

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« milieu flamand ». Minimisant l’ascendance anglo-saxonne du peintre, Verhaeren participe à l’élaboration d’une véritable doxa critique, qui aura la vie longue. L’écrivain L’écrivain rapproche en effet e ffet l’artiste de « l’admirable race des Pays-Bas », caractérisée par son instinct merveilleux des couleurs et

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de lumière, en lui le rejeton retejeton d’ancêtres « Rubens, Rlaubens, VanetDyck, Dsalue yck, Jordaens a vantd’une avant eux, Van Vglorieuse an Eyck, E yck, lignée Mem ling, Memling, Van der: Goes, Van der Weyden et Metsys ».8 Nombre de critiques perpétueront cette construction critique d’un peintre héritier des « grands Flamands » (mêlant d’ailleurs primitifs et baroques en fonction du propos critique), notamment dans les textes texte s du numéro spécial de la revue La Plume en 1899 : parmi les contributeurs, Pol de Mont affirme qu’Ensor, parmi les XX, est « le seul qui, dans une certaine mesure, se rattache à la vieille tradition de nos peintres flamands et hollandais »9 tandis que Maeterlinck le qualifie de « plus flamand des coloristes actuels, actuels, le seul peut-être qui se rattache directement aux maîtres tout à fait autochtones, tout à fait purs de la peinture des Flandres ; je veux dire les Bouts, les Bosch et surtout l’incomparable Breughel des paysans. » 10 Certes, le rapprochement n’est pas que l’effet d’une campagne de littérateurs soucieux de mettre la peinture d’un contemporain au service du « mythe flamand », constitutif de leur identité : l’admiration d’Ensor pour les peintres anciens transparaît dans ses écrits (et notamment dans sa correspondance) autant que dans sa peinture, qui emprunte à la tradition picturale motifs, techniques et mises en scène. Mais les critiques, dans la lignée de Verhaeren, tendent à expliquer toute l’œuvre par ce tropisme flamand, d’ailleurs utilisé tantôt sur le mode laudatif, tantôt sur le mode dépréciatif. Quand, autour de 1887, Verhaeren se détourne de l’art d’Ensor pour prendre rang en faveur du néo-impressionnisme français – Seurat expose alors aux XX – il critique en effet les débordements de son œuvre, au nom des mêmes maîtres flamands fantasmagoriques jusqu’alors convoqués pour chanter l’atavisme remarquable de l’artiste. En 1889, le verdict est sévère : « Les monstruosités falotes falot es et moyenâgeuses, qui peut-être effrayaient les contemporains des Bosch et des Bruegel et tentaient les saint Antoine de leur temps temps,, nous laissent indifférents – nous ne les trouvons même plus amusants amusants.. »11 Ensor répondra à l’incompréhension des critiques et à l’isolement qui le guette sur la scène de l’avant-garde artistique à travers une série

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8. Émile Verhae erhaeren ren : J  James ames Ensor , Bruxelles : Librairie nationale d’art et d’histoire G. Van Oest & Cie, 1908, repris dans Écrits sur l’art  (note  (note 7), p. 915. 9. Pol de Mont : « James James Ensor, peintr peintree et graveur », dans : La Plume 228-232, 1899, p. 85. 10. Mauric Mauricee Maeterlinck : « James James Ensor, peintr peintree et graveur », Ibid., p. 83.

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11. [Émil [Émilee Verhaere Verhaeren] n] : « Aux XX », L’Art moderne, 24 février 1889, repris dans Écrits  sur l’art , tome 1 (1881-1892) (note 7), p. 313.

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d’œuvres où il se dépeint en Christ malmené par la foule  (Les Auréoles du Christ ou les sensibilités de la lumière, 1885-1886), empruntant à la peinture ancienne – Bosch ou Bruegel – les scénographies foisonnantes foisonnantes de La Tentation Tentation de saint Antoine ou de la Chute des Anges rebelles. Dans sa monographie 1908, Verhaeren cherchera quant àenluiappelant à récupérer évolution en laderapportant à la tradition flamande, cettecette fois à Rembrandt, qui incarne alors la figure de l’artiste maudit, du martyr souffrant, perpétuant perpétuant un idéal romantique très prégnant au XIXe siècle. L’artiste lui-même engagera ses critiques et exégètes à diffuser cette image souffrante de lui-même, lui-m ême, tendance que l’on peut percevoir perce voir dans sa correspondance, correspon dance, avec Jules Du Jardin, par exemple, grand spécialist sp écialistee de l’art flamand : « Votre Votre jugement sera plus définitif définit if quand vous m’aurez m’aur ez vu talonné par mes inquiétudes et livré aux angoisses. Po Pour ur moi aussi l’art est fille de la douleur et sauf de rares instants, instants, j’ai pactisé avec l’amertume 12 et les désillusions. » Si l’artiste a pu compter sur des soutiens soutiens,, dont dont il cherchera à manipuler et àparfois orienter l’opinion et fidèles les discours, dis cours, ses rapports avecpas sestoujours commentateurs, commentateurs, avec ses plus zélateurs, ne furent sereins. Une grande partie de l’œuvre d’Ensor, picturale et littéraire, se construit précisément contre la critique, contre l’institution (fût-elle d’avant-garde, d’avant-gar de, comme les XX), contre la société bourgeoise de son temps, dont il aime à dénoncer les vices vic es.. À travers ses tableaux et ses textes, l’artiste élabore une posture qui lui permet d’énoncer un contre-discours contre-discours,, mettant à mal les conventions, les valeurs, les codes artistiques autant que sociaux. Dans cette perspective, le mythe flamand, si cher aux critiques tels que Verhaeren, se voit mis au service d’un tout autre propos et les images et motifs de la peinture flamande véhiculés par la critique sont détournés par le peintre et retournés contre ses exégètes, exég ètes, trop prompts à l’enfermer dans des catégories toutes faites. Dans l’une de ses diatribes, s’appropriant la parole critique pour la tourner en dérision, déris ion, il fera, tenir à son sujet, à Camille Lemonnier Lem onnier (dont il déforme le prénom en un « Kamiel » aux consonances plus flamandes) les propos suivants : « Nous avons tout fait, Maus, Picard et moi, etc., etc., pour maintenir cet ce t Anglais toujours rétif, ré tif, toujours saboté, dans le terreau gras, plantureux, puriné et coulant de nos beaux be aux peintres flamands ; non, non, wallons je veux dire ! Mais il en sort toujours inclassable. » 13 Quand l’artiste ne cherche pas à se substituer au critique, critique, lui soufflant ses mots dans l’échange l’ échange épistolaire, épis tolaire, il lui confisque la parole parole et la détourne, détour ne,

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12.: Lettres James Ensor : « X. Lettre à Jules Du Jardin, Ostende, 6 décembre [18]9 7du», Futur, [18]97 dans : James J1999, ames Ensor , éd. par Tricot, Bruxelles : Éditions Labor, coll. Archives

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p. 254. 13. J. Ensor : « Réflexions sur quelques peintres et lanceurs d’éphémères d’ép hémères », dans : Pourquoi pas ?, 21 décembre 1911, repris dans : James Ensor : Mes écrits, ou les suffisances matamoresques, éd. par H. Martin, Bruxelles : Labor, coll. Espace Nord, 1999, p. 39.

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la déforme à la manière d’un ventriloque, pour en souligner la partialité et la mauvaise foi. Face au verbiage des exégètes incompétents, l’artiste choisit de prendre la plume pour écrire sa propre légende, devenant à son tour auteur - auteur de son propre personnage. personnage. La « belle légende du moi » : Ensor, « auteur » d’Ensor

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La construction identitaire est au cœur de l’œuvre ensorienne ensorie nne et l’artiste a bien conscience d’y composer ce qu’il appelle appel le « la belle légende du moi, du moi universel, du moi unique, du moi ventru, du grand verbe Être ».14  Par sa peinture – il est l’auteur de plus d’une centaine d’autoportraits –, par son attitude de dandy fantasque et de fanfaron cloîtré dans son atelier ostendais, par les photographies où il prend la pose, souvent de manière très théâtrale, par ses écrits (discours, interviews, lettres, etc.), enfin, sur lesquels nous nous arrêterons, l’artiste élabore une posture, ou une par référence à ce masque portaientetlesporter acteurs dans le persona théâtre ,antique pour représenter unque personnage sa parole. Son goût pour les masques participe partici pe d’ailleurs également égal ement de cette construction identitaire. Le fait que plusieurs écrivains (Demolder, Des Ombiaux, Picard) feront de l’artiste le héros d’œuvres fictionnelles 15  atteste aussi la part d’autofiction dans ce processus d’élaboration de soi chez l’artiste. Ensor, qui parle souvent de lui-même à la troisième personne, s’invente un personnage. Pour construire cette posture (instance qui tient, comme le précise Jérôme Meizoz, à la fois des discours et des conduites16) qui lui permet de se rendre visible sur la scène artistique tout en revendiquant ses choix formels, Ensor se réfère à des modèles éthiques mais aussi picturaux, et notamment des modèles issus de la tradition flamande, flamande, qu’il qu’il pervertit ou détourne pour les mettre me ttre au service de sa légende. Citons L’Autoportrait au chapeau fleuri (1883/ca. 1888),

14. J. Ensor : « Discours pour la réception récepti on à l’Académie royale de Belgique Belgiq ue », prononcé en 1925. Paru dans : Écrits de James Ensor, de 1921 à 1926, Ostende-Bruges : La Flandre littéraire, 1926, repris dans :  Mes écrits… (note 13) , p. 22. Sur l’autoreprésentation chez Ensor, voir e.a. Gisèle Ollinger-Zinqu Ol linger-Zinquee : Ensor par lui-même, Bruxelles : Laconti, 1976 ; Laurence Madeline : Ensor – Le Carnaval de la vie, Paris : Gallimard, Gallima rd, 2009 ; Id. : « Ensor est fou, Ensor est mort, Ensor est éternel : le peintre et son image », dans : J  James ames (art) Ensor  –  – New York/ York/ Paris : The Museum of Modern Art / Musée d’Orsay, 2009 ; Erwig Todts : Ensor démasqué, Bruxelles : Espace culturel ING, 2010. 15. Eugène Demolder Demol der : « Saint Fridolin », dans : La Société nouvelle, avril 1895, repris dans : Le Royaume authentique du grand Saint Nicolas, Paris : Mercure de France, 1896 ; Maurice des Ombiaux : « La légende apocryphe de Saint-Dodon au pays de Thuin et de

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Lobbes », dans : Le Coq rouge, août 1895 ; « La légende de Saint-Dodon », dans : Le Coq rouge, mars-avril 1896 ; Histoire mirifique de Saint-Dodon, Paris : Ollendorff, 1899 ; Edmond Picard : Psukè. Dialogue pour le théâtre en un acte et neuf scènes , P. Lacomblez, 1903. Voir Xavier Tricot : « James Ensor et les lettres », dans : Ensoriana, Pandora, Cahier 1, 1994. 16.. Voir Jérôme Meizoz : Postures littéraires. 16 littérair es. Mises en scène modernes de l’auteur , Genève : Slatkine, 2007.

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référence à Rubens, Rubens, qui montre le peintre dans la pleine possession de ses moyens et au sommet de sa gloire, détourné plus tard, sur un mode ironique, ironiqu e, dans L’Autoportrait aux masques (1899), où il semble signer le

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constat propre «faillite. Dansdesessaœuvres christiques »,17 le calvaire, motif privilégié de la peinture ancienne, est réinvesti pour mettre en scène le martyre du peintre, tourmenté par les critiques et raillé ra illé par la foule. Dans Le Calvaire ou Ensor en croix (1886) , face à une foule carnavalesque et bigarrée, composée d’orientaux, de masques, de gueux, d’un Gilles de Binche et d’un personnage portant sur le dos le sigle des XX , Ensor est présenté à la fois en Christ et en spectateur contemplant sa propre agonie. Cette crucifixion, en même temps qu’elle atteste chez l’artiste le développement d’un imaginaire grotesque grotesque,, héritier des fantasmagories boschiennes ou bruegéliennes, révèle aussi la radicalisation de ses positions libertaires, libertaires,  irréductibles à toute doctrine artistique, ou autre. Notons également que l’œuvreserenvoie à l’expérience de l’exposition, le peintre voyant,métaphoriquement à travers son tableau, cloué aux cimaises, cimaises, livré aux moqueries d’un public stupide aux côtés duquel il grimace d’un rire sarcastique sarcastique.. Ainsi les frères Destrée représentent-ils l’artiste parmi la foule des visiteurs du salon des XX de 1889 : Il invente alors des fantaisies monstrueuses, se voue à des grotesques et aux incohérences, puis s’en va, méditatif, écouter les bêtises ineffables qu’entendent ses tableaux, rire avec ceux qui rient, douloureusement réjoui de la stupidité des spectateurs spectat eurs,, qui ne devinent pas combien cette peinture endiablée les bafoue et les méprise parce qu’ils ne discernent pas, de leurs gros yeux ronds, le talent en dépit des sarcasmes épais.18

Ensor devient héros et héraut de son œuvre : il fait parler sa peinture (où le texte critiques « autorisés est de plus », en comme plus présent) en témoigne et en la parle, sérieendelieu seset« place joyeuses des entréess ». La plus célèbre, entrée célè bre, qui fait date dat e dans son œuvre, œuvr e, L’Entrée du Christ Chri st à Bruxelles en 1889, mobilise mobilise des foules qui tiennent à la fois de la procession religieuse, du défilé militaire, du carnaval et de la manifestation politique, dans une polyphonie de discours (portés par les banderoles et calicots), voire une cacophonie, dans la mesure où elle rend insituable la parole de l’artiste l’artiste.. Nombre d’exégètes contemporains, comme Michel Draguet 19 par exemple, ont souligné la dimension carnavalesque propre à l’œuvre

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17. Voir Gisèle Ollinger-Zinque : « Le Christ-Ensor ou l’identification au Christ dans l’œuvre d’Ensor », dans :  James Ensor , Paris : Musée du Petit Palais, Paris-Musées, 1990, p. 27-34. 18. Jules et Georges Destrée Destré e : « Chroniques Chroniqu es d’art. I Le Salon des XX », dans : La Jeune Belgique, février 1889, p. 76. 19. Michel Draguet : J  James ames Ensor ou la fantasmagorie, Paris : Gallimard, 1999.

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d’Ensor, la rapprochant d’une tradition bruegélienne, celle du Combat entre Carnaval et Carême. Draguet renvoie très t rès à propos, dans son analyse, anal yse, au célèbre essai de Bakhtine, François Rabelais et la culture populaire

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au Moyen Âge et sous clé la Renaissance , convoquant notionDans de « carnavalisation » comme de lecture de l’œuvre du lapeintre. son essai, Bakhtine insiste en effet sur la dimension parodique propre aux manifestations carnavalesques, carnavalesques, qui proposent un monde à l’envers par le détournement des règles et codes sociaux. Cette dimension parodique parodique se perpétue également dans des prolongements littéraires, une littérature « carnavalesque » revendiquant reve ndiquant la liberté de ton et des sujets, sujets, la bouffonbouffonnerie, la fantaisie et la trivialité, mises au service d’une critique sociale ou philosophique. Bakhtine ajoute qu’il s’agit là d’une littérature qui se livre volontiers à l’imitation caricaturale des genres nobles et des auteurs consacrés, en jouant sur l’emphase et la stéréotypie, les ruptures de ton et l’utilisation de discours non littéraires (argot, injures, chansons, etc.).

tout fait dansprolonger la perspective de ce type littérature les S’inscrivent écrits d’Ensor quiàviennent et entretenir la «de légende » de l’artiste, dont l’inspiration, après 1890, se tarit dans la redite alors que nombre d’honneurs viennent sanctionner sa carrière, trop tard sans doute. Souvent, les artistes se tournent vers l’écriture dans les moments de crise, d’impasse ou de questionnement : la glossomanie d’Ensor, toute en diatribes et invectives, obsessionnelle et compulsive, semble venir compenser des années de « mauvais traitements » critiques alors qu’il cherche à négocier une place singulière dans le champ artistique et dans l’historiographie de la peinture belge belge.. Sa parole vient pallier ce qu’il ressent comme un déficit de reconnaissance (paradoxalement, à un moment où on ne la lui dispute plus) et, sans doute, une forme de blessure narcissique.

Comme il l’a fait dans sa peinture, Ensor reprend à son compte le « mythe flamand », poursuivant la lecture rabelaisienne du XVIe siècle entamée par Charles De Coster et, à sa suite, par Lemonnier, pour prolonger son travail de sape de l’institution, cette fois malmenée à travers la langue, investie en tant qu’instrument de pouvoir et de domination. Dans ce cadre, c’est la littérature qui est plus particulièrement visée, et surtout les littérateurs, ceux qu’il nomme les plumitifs borgnes (ou encore les « palabreurs marmottants »,20 « céphalopo céphalopodes des très encreux »,21  « lèche-plumes exaspérés », « vomisseurs de comptes-rendus »,22 « veaux

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20. J. Ensor : « Réflexions sur quelques peintres pein tres et lanceurs d’éphémères d’éphé mères », dans : Pourquoi pas ?, 21 décembre 1911, repris dans : Mes écrits… (note 13), p. 36. 21. J. Ens Ensor or : Ibid., p. 42. 22. J. Ensor : « Le Salon des écrivains-peintre écrivains- peintress », dans : L’Écho d’Ostende, 13 mai 1908, repris dans : Mes écrits…, (note 13), 13), p 60.

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vautrés de la littérature »23) qui se sont, même pour le défendre, arrogé le droit de le juger.

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Ensor défend « langue vive » du peintre « phraseurs conservateurs » etlaautres « gargouilleurs ternescontre »24 quiles cherchent à le censurer. Par de nombreux traits, la production « ensoréenne », comme il la qualifie lui-même, se rapproche de cette littérature carnavalesque convoquée par Bakhtine à propos de Rabelais : la syntaxe est bousculée, le lexique déformé, les bordées d’injures, les onomatopées et les jeux sonores trahissent la présence du corps de l’énonciateur l’énonciate ur qui invective et s’exclame. s’excla me. Pour parler d’art, Ensor refuse en effet effe t la forme canonique du texte critique criti que ou de l’essai : il privilégié le discours, disc ours, prononcé à l’occasion l’occa sion de manifestations ou célébrations organisées en son honneur, de banquets, de toasts toast s ou de bals. Dans ce cadre, ca dre, les conditions condi tions de l’énonciat l’é nonciation ion sont mises en scène et déterminent fortement le ton adopté, au point de l’emporter sur le message proprement dit.

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Par exemple, exemple, dans son Discours en noble languaige de chevalerie (1903), composé à l’occasion de sa nomination nom ination dans l’ordre de Léopold, il se présente en tant que « Messire James Ensor, franc chevalier pour célébrer les écus, blasons et devises devi ses de nostre joyeuse jo yeuse Compagnie du Rat mort, à l’occasion d’une manifestation organisée par la dite [ sic  sic] Compagnie à Ostende, le 2 de May 1903 »,25 jouant d’une graphie archaïsante qui évoque un ancien français frança is de fantaisie. Notons que plusieurs artistes artiste s de l’époque, comme Rops, par exemple, se plaisaient à ce type de jeux langagiers, renvoyant à un Moyen Âge de légende, permettant toutes les licences. Dans son Discours de kermesse (1899), Ensor convoque l’imaginaire du banquet, la situation d’énonciation autorisant les libertés de langage,  jusqu’à l’obscénité :

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Je bois à X., qui porte sur son écu le cul de Cujas, ogre débonnaire, broussailleux, suiffeux, roulant de gros yeux ronds allumés. Sanglier douillet douillet s’agitant dans sa bauge. bau ge. Triple Gorenflot Gore nflot chatouillant chat ouillant sa s a couenne rance, ra nce, fourra fourrant nt dans les plats ses pieds de pourceau. […] Ne chantons plus ces écus joyeux ou lamentables. Les damoiselles et les seigneurs se igneurs excuseront les paroles parole s redoutables ; cette fête qui nous comble de joie est un sûr garant d’impunité. 26

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Ensor est aussi l’auteur d’un Discours prononcé à l’occasion de la Commémoration Breughel à Bruxelles (1924), lors des premières fêtes

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23. J. Ensor : « Discours Discour s de M. le Baron James James Ensor Ens or », Manifestation en l’honneur du 75e anniversaire du Baron James Ensor , Ostende : Kunstkri Kunstkring ng Studio, 1935, repris dans : Mes écrits …(note 13), p. 76. 24.  Ibid., p. 77. 25. J. Ensor : « Discour Discourss en noble languaige languaig e de chevalerie », dans : Les Ecus, Ostende : Le Rat Mort, 1904, repris dans : Mes écrits… (note 13), p. 197. 26. J. Ensor, « Discours de kermesse kermes se », dans : La Plume, 1899, repris dans : Mes écrits… (note 13), p. 193 et 196.

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Bruegel dans les Marolles, Marolles, à l’occasion du 400 40 0e anniversaire de sa naissance, naissance, fêtes qui se sont achevées dans un plantureux banquet… bruegélien !

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Dans ce encomiastique discours emblématique, module façonsérieux les topoi du discours : si le texteEnsor commence suràlesamode et  solennel, enjoignant les auditeurs à rendre hommage au « phare » oublié par Baudelaire, les jeux de mots prennent rapidement le relais pour dynamiter le propos. Ainsi le phare majestueux devient « phare farouche », « phare faramineux », « phare des bons farocrates », 27 etc. Suit une énumération de motifs – de poncifs ? – propres au « Breughel des Marolles » qui sont autant de sujets également déclinés par Ensor lui-même dans son œuvre. On y retrouve même certains de ses titres, comme les « cuisiniers dangereux », « poissardes mélancoliques » ou « démons turlupinant ». La célébration vire à l’autocélébration, l’a utocélébration, mais aussi à l’autodérision, Ensor invitant Manneken-Pis à baptiser bap tiser peintres et écrivains au nom « du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » La prière se change d’ailleurs en libation (« glou-glou et les « bonnes eaux deénoncés Bruxelles » en bière, et une fois tous les lieux»)communs de la critique à propos de Breughel, le discours s’épuise de lui-même dans la répétition et l’exclamation, l’exclam ation, comme si le nom du peintre résumait à lui seul, dans sa scansion libatoire, toute argumentation (« Breughel ! Breughel ! Breughel ! »28). Même quand le texte n’est pas destiné à être prononcé en public, l’écrit, ensoréen, affiche des marques d’oralité qui renvoient à cette situation d’énonciation, cette scénographie, pour reprendre les termes de Dominique Maingueneau. Selon Maingueneau, pour conférer à un discours son impact, son autorité, l’auteur construit en effet une une scénographie, une situation de communication où se manifeste son ethos (à savoir l’image l’i mage de lui-même, ou la posture qu’il entend incarner dans son discours pour toucher le lecteur), qu’elle 29 légitime et qui la légitime en retour.  Le Prologue rédigé par Rabelais pour Gargantua (1534) en constitue un bel exemple qu’il n’est pas inintéressant d’analyser pour comprendre la démarche d’Ensor. L’auteur L’auteur s’y représente en effet festoyant joyeusement lors d’un banquet. Renvoyant aux discours symposiaques de l’Antiquité, cette scène d’énonciation autorise et légitime une prise de de parole assez libre, et justifie, par la nature spontanée des échanges, les libertés et audaces linguistiques que l’auteur se permet. Ce faisant, il détourne aussi la censure, camouflant le caractère subversif de

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certains propos sous les prétendus débordements d une une assemblée avinée.

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27. J. Ensor : « Discours prononcé à l’occasion de la commémoration Breughel à Bruxelles », prononcé le 31 mai 1924. Paru dans : Écrits de James Ensor, de 1921 à 1926, Ostende-Bruges : La Flandre littéraire, 1926, repris dans : Mes écrits… (note 13), p. 144. 28.  Ibid., p. 147. 29. Domini Dominique que Mainguen Maingueneau eau : Le Contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain,  société, Paris : Dunod, 1993 ; Le Discours littéraire. l ittéraire. Paratopie Paratopie et scène d’énonciation, Paris : A. Colin, 2004.

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Dans une œuvre graphique de 1896, Ensor, en appelant à l’iconographie du banquet, stigmatise sous forme imagée le pouvoir pouvoir des critiques, dépeint

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dangereux sous lespromoteurs des Cuisiniers on y voit Octave Mausd’accommoet Edmond Picard, ptraits romoteurs des XX, changés en :maîtres queux en train der à leur manière les artistes, parmi lesquels Ensor, saint Jean Baptiste de l’art, dont la tête est présentée sur un plat, avec la mention ART ART ENSOR. Les plats ainsi préparés sont servis à une tablée tablée de critiques : Édouard Édouard Fétis voisine avec Eugène Demolder, Camille Lemonnier est placé aux côtés de Max Sulzberger Sulzberger et d’Émile Verhaeren, Verhaeren, en train de vomir. Pris d’un accès de diarrhée, Théo Hannon se précipite précipit e vers les les toilettes, où il reçoit le l e contenu d’un pot de chambre sur la tête. Ces motifs triviaux seront également repris repris dans les écrits d’Ensor, où l’activité des critiques est métaphoriquement décrite en termes de vomissement, bavassement, gargouillis et pétarade. Outre ces motifs truculents, la mise en scène plastique, évoquant la scénographie du banquet à laquelle le peintre a également recours dans ses

textes textes, , n’est et pasdébraillées, sans rappeler la tradition flamandepictural : repas festif, attitudes truculentes bipartition de l’espace permettant de représenter deux scènes simultanées renvoient aux noces et aux kermesses d’un Bruegel ou d’un Bosch. Dans ses textes comme dans ses œuvres plastiques, et dans la perspective carnavalesque issue de tradition flamande, revue et corrigée par Rabelais, Ensor propose donc « un monde à l’envers » où ce sont les peintres, devenus écrivains, qui dictent la loi. Le Salon des « Violons d’Ingres », organisé organisé à Bruxelles en 1908, événement à l’occasion duquel les écrivains exposeront aux cimaises leurs tableaux sous l’œil critique des peintres, donnera à l’artiste l’occasion d’une véritable revanche pour clouer au pilori ses détracteurs. Car la posture, pour carnavalesque qu’elle soit, n’implique phétique n’impli propre que pas auxleœuvres renoncement christiques à la dimension de l’artiste,messianique même si celle-ci ou prose donne à lire sous la forme d’une devise bouffonne qui clôt la plupart des écrits, comme une pointe : « Les suffisances matamoresques appellent la finale crevaison grenouillère ». Ainsi Ensor a-t-il tenté, par le pinceau et par la plume, d’opposer au discours critique, un contre-discours retournant l’imaginaire du mythe flamand, ressassé par Verhaeren et autres écrivains d’art, contre ceux-ci et contre l’institution qu’ils représentaient, dénonçant, à grand renfort

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de vocables sonores, les « méprises », les « classements maladroits », les « fausses appréciations », les « appellations à faux de peintre flamand » promus par les « Flandrophyliseurs intempestifs ».30

5 1 3 2 0

Certes,belges la vision rabelaisienne marqué de l’identité flamande éla borée élaborée par les écrivains a profondément l’œuvre d’Ensor, mais l’artiste

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30. J. Ensor : « Une réaction artistique arti stique au pays de narquoisie narqu oisie », dans : La Ligue artistique, 18 juin 1900, repris dans : Mes écrits… (note 13), p. 27.

© K n

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ÉTUDES GERMA GERMANIQUES, NIQUES, AVRIL VRIL-JUIN -JUIN 2017

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parvient à lui donner une interprétation toute personnelle en reprenant à son compte les motifs, codes et images de la peinture flamande pour les mettren’en au service sa légende personnelle qui, pour pour être haute en couleurs, fut pasde pour autant une légende dorée.

D m e é é g d s w c rn n o U v s é P s 8

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