Le Souci de l Art Levinas

September 15, 2017 | Author: Dana Kiosa | Category: Aesthetics, Phenomenology (Philosophy), Martin Heidegger, Metaphysics, Plato
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LE MARTEAU SANS MAÎTRE Collection dirigée par Jean-Jacques Gonzales et Éric Marty ______________________ « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience » (René Char)

LE SOUCI DE L’ART CHEZ EMMANUEL LEVINAS

DANS LA MÊME COLLECTION Collectif (sous la direction d’éric Marty) Lacan et la littérature, 2005 Arakawa/Gins Le corps architectural, 2005 Jean-Jacques Gonzales Albert Camus - L’exil absolu, 2007 Éric Marty L’Engagement extatique - Sur René Char -, 2008 Maurice Blanchot Lettres à Vadim Kozovoï suivi de La parole ascendante, 2009 Louis Althusser Sur le Contrat Social, 2009 Roland Barthes Questions, Une anthologie rassemblée par Persida Asllani, 2009 Pierre Musso Yves Klein. Fin de représentation, 2010 Gérard Dessons La manière folle, 2010

LE SOUCI DE L’ART CHEZ

EMMANUEL LEVINAS TEXTES RASSEMBLÉS ET PRÉSENTÉS PAR DANIELLE COHEN-LEVINAS

* Olivier Soutet, Jean-Luc Marion, Emmanuel Levinas, Rodolphe Calin, Danielle Cohen-Levinas, Guy Petitdemange, Éric Marty, Pierre Brunel, Denis Guénoun, Bruno Clément, Gilles Hanus, Orietta Ombrosi, Raphael Zagury-Orly, Stéphane Habib, Joseph Cohen, Gérard Bensussan, Georges Molinié, Michel Deguy, Françoise Armengaud, Jean-Luc Nancy

Éditions Manucius

ISBN (papier) : 978-2-84578-089-7 ISBN (ePub) : 978-2-84578-282-2 Ouvrage publié avec le concours du Centre National du Livre La version ePub de ce livre a été réalisée avec le soutien du Centre National du Livre © Le marteau sans maître, avec l’aimable autorisation de Marie-Claude Char. © Éditions Manucius, 2011 40, rue de Montmorency - 75003 Paris www.manucius.com

L’ART N’EST PAS ULTIME

On peut parler de l’art comme on parlerait d’un visage. Ceci n’est pas exclu, car il y a la possibilité du Beau, d’une fascination d’ordre esthétique qui n’appartient pas forcément à la contingence du Bien. Qu’est-ce qu’un Beau visage ? Cette percée du Beau dans le visage est-elle déjà de l’art, le visage de l’art par exemple ? Je dirai simplement, encore que la question n’appelle pas de réplique immédiate, que pour Levinas, la manifestation la plus haute et la plus pure du beau esthétique ne peut prétendre égaler et encore moins surpasser l’éveil à l’humanité biblique, l’urgence à la vocation éthique du visage qui ajourne d’emblée la réflexion sur l’art et sur le Beau. Par conséquent, d’où qu’on l’aborde, la question de l’art chez Emmanuel Levinas ne semble ni prioritaire ni présente au sein de sa réflexion, ou du moins, sa présence, si chargée qu’elle soit de chair et de représentations, apparaît d’emblée au regard du philosophe comme un lieu qui s’oppose au logos originaire, qui lui barre la route, comme si elle cherchait à consumer le monde par une vibration qui n’est autre que mensongère et irréductible à la fixation de l’image. Iconique ? L’art le serait de bout en bout. Il appellerait au leurre, à la saisie ontologique des choses et des êtres, bref, il dispenserait autour de lui une insuffisance irréconciliable : l’impossibilité de se déplacer vers autrui sans s’amener soi-même. Faut-il pourtant en rester à ce pli restrictif de la pensée sur l’art d’Emmanuel Levinas ? Pli historique, déployé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans « La réalité et son ombre » 1, texte désormais irréductible à l’expérience de la catastrophe et à la signification portée à l’art devant les puissances du mal. Aussi l’œuvre d’art est-elle d’abord érigée en cauchemar, en ce qui sursoit à la brisure de la totalité comme pouvant encore se prévaloir de ses atouts. Même dissimulé sous le visage de l’art, l’œuvre d’Emmanuel Levinas réitère le geste hégélien qui consiste à accorder la suprématie au langage, à considérer que l’accomplissement, y compris esthétique, appartient résolument à l’ordre du signe. Elle est œuvre du langage et non pas d’un support sensible qui viendrait lui ravir sa souveraineté. La parole serait donc toujours à retrouver ou à trouver par-delà tout art qui défait la tyrannie du repli, de l’enclos, du silence ; la tyrannie d’un art qui ne parle plus. Un art comme parole du monde, épurée de toute gangue ontologique, est-il possible ? Un art qui n’opposerait plus éthique et esthétique estil pensable, ou doit-il toucher le seuil de l’impensable pour gagner une chance de se faire entendre philosophiquement ? En posant la question du sens de l’art dans l’œuvre d’Emmanuel Levinas, nous retrouvons la structure ontologique du « souci » chère à Heidegger, qui révèle l’entièreté de l’être du Dasein. Comment l’art dévoile-t-il la temporalité du Dasein, comment se temporalise en lui la notion de « souci » ? Y a-t-il un In-der-Welt-Sein (l’être-au-monde) de l’art chez Levinas qui ne serait pas le chant des œuvres où l’inclinaison du poème vers le logos ? Le souci de l’art tel que Levinas nous invite précisément à le penser dans ses formes héritières du chaos, à peine pensables, à peine avouables, représente un moment décisif de la réflexion esthétique de la seconde moitié du XXe siècle. À la fois témoignage, philosophie critique et horizon de vérité qui viendraient comme dissimulés sous les oripeaux de l’intériorité. Les textes réunis dans ce volume 2 tentent chacun une incursion dans une région de la pensée de Levinas qui ne se laisse pas

réduire à des figures ou à une théorie critique. Nous avons tenu à ce que figurent des textes portant autant sur la littérature et la poésie que sur la peinture, voire la musique, tant deux de ces domaines – la littérature et la poésie – échappent pour Levinas au jugement sévère et à la méfiance éthique qu’il affiche dès lors qu’il est question d’art, comme objet qui s’érige en vrai sans le recours au verbe et à la parole. C’est pourquoi, il nous a paru nécessaire de répartir les textes selon une grille de lecture qui laisse d’emblée apparaître le jeu des différences et des singularités, non pas pour réduire les catégories esthétiques ou pour en indiquer la limite, mais au contraire, pour montrer comment chez Levinas s’opèrent les détours et les déplacements. Comme si la notion même de souci indiquait un autre régime d’interruption du conatus essendi, faisant émerger une structure éthique de la subjectivité qui échappe au concept d’art dont les résonances métaphysiques feraient miroiter un rapport au Beau et à la beauté de nature ontologique. S’il existe une structure éthique de l’art, celle-ci se narre et se temporalise dans les œuvres elles-mêmes, ajournant ainsi la pensée réfléchissante. Danielle Cohen-Levinas

1 Texte rédigé en 1948, paru pour la première fois dans Les temps modernes. Plusieurs auteurs présents dans ce volume se réfèrent à ce texte fondateur de la réflexion sur l’art d’Emmanuel Levinas. 2 Il s’agit des actes du colloque international « Levinas et les arts », organisé à l’occasion du centenaire Emmanuel Levinas par Danielle Cohen-Levinas et Georges Molinié, à Paris IV Sorbonne, l’école doctorale « Concepts et langages » et le Centre d’esthétique, musique et philosophie contemporaine, les 16 et 17 novembre 2006.

OUVERTURES

LEVINAS ET LES BEAUX-ARTS PAR OLIVIER SOUTET Le colloque, Le souci de l’Art chez Emmanuel Levinas – à côté de bien d’autres qu’organise ou patronne l’école Doctorale Concepts et Langages, qui réunit, faut-il le rappeler, philosophes, sociologues, musicologues, linguistes et spécialistes des techniques et des sciences modernes de la communication – manifeste la fécondité d’une authentique interdisciplinarité pensée non comme une formule administrative tentant avec maladresse de rassembler sous le voile d’une apparence d’unité des spécialités mutuellement indifférentes, mais comme un dialogue des savoirs fondé sur la conviction, éventuellement parfois déçue (c’est le prix de la vérité) mais jamais désespérée, non seulement que le croisement des savoirs vaut plus que leur somme, mais que l’ouverture, prudente, non factice à l’extériorité disciplinaire – ou, du moins à l’apparente extériorité disciplinaire – éprouve la force d’une pensée et en dévoile sa capacité d’irradiation. Il est vrai que tous les objets ne se prêtent pas avec la même souplesse et la même force d’évidence à ce dialogue – ni tous les objets, ni toutes les figures. Celle d’Emmanuel Levinas est indiscutablement l’une de ces figures. Certes, parce qu’il est sans doute impossible que de la notoriété académique – définie comme reconnaissance par les pairs et les proches, familiers par nature de la complexité de toute pensée de grande ampleur – à la « vulgarisation » scolaire et médiatique ne s’opère un processus de réduction conduisant à ramener cette pensée à ce que les linguistes appelleraient ses saillances prototypiques, Levinas se voit associé à un domaine spécialisé du champ philosophique : l’éthique. Certains considèrent même que la lecture de Levinas et l’explosion de sa notoriété extra-académique au début du dernier quart du XXe siècle ont favorisé le retour de l’éthique dans le champ du discours intellectuel – mieux en ont été les éléments déclencheurs dans un univers phénoménologique, au moins apparemment déserté alors par cette préoccupation éthique, notamment à partir d’une lecture majoritaire d’Heidegger. Sans insister sur le fait que cette prééminence de l’éthique, pensée en fait non comme champ particulier, ni même comme champ prioritaire de la philosophie, mais comme fondatrice du questionnement philosophique – l’éthique comme philosophie première – lui confère, au moins à titre de principe, une puissance d’embrassement de l’entier du champ philosophique (éthique, métaphysique, épistémologie, philosophie politique, esthétique), force est de constater, je dirais, en termes de simple indexation disciplinaire, que la lecture, même incomplète ou partiellement indiligente de Levinas, conduit très naturellement à modifier cette vision « unilatérale » de son œuvre. Mieux, nous sommes probablement un certain nombre à être allés vers Levinas sans passer « directement » par l’éthique, ou même par la philosophie. Sans doute est-ce, pour une part, affaire

de parcours universitaire. Pour ce qui me concerne, en un temps où je ne me préoccupais qu’assez peu de philosophie du langage et moins encore d’histoire de la langue ou de microsémantique grammaticale, mais où je travaillais sur Hölderlin, je suis allé vers Levinas par Blanchot et j’ai lu les textes de Levinas sur Blanchot et à partir de Blanchot avant de me tourner, sans doute parce que j’étais trop impressionné par eux, vers les ouvrages qu’on tient pour plus centraux : La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Totalité et infini, Difficile liberté, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, notamment. La relecture des textes réunis dans Sur Maurice Blanchot, où se croisent subtilement le regard de Levinas sur Blanchot et ses propres approches de l’esthétique, persuade aisément que la « question esthétique » est loin d’être marginale chez Levinas. Mais elle justifie aussi par certains côtés la moindre saillance de cette question esthétique constatée dans la réception qui a été faite, au moins dans la version « vulgarisée », de l’œuvre de Levinas. Sans considérer que le point de vue de Levinas se confonde avec celui de Blanchot, il n’est pas en effet sans intérêt de noter qu’au début de la contribution, « Le regard du poète », Levinas écrit ceci : « La réflexion de Maurice Blanchot a les ambitions les plus hautes. L’interprétation de Hölderlin, de Mallarmé, de Rilke, de Kafka, de René Char, qu’il donne dans son dernier ouvrage [L’espace littéraire], va plus profond que la critique la plus vigoureuse, l’ouvrage se situe en fait au-delà de toute critique et de toute exégèse. Et cependant il ne tend pas à la philosophie. Non pas que son dessein soit inférieur à une telle mesure – mais Blanchot ne voit pas dans la philosophie l’ultime possibilité, ni, d’ailleurs, dans la possibilité elle-même – dans le “je peux” – la limite de l’humain ». C’est donc vers un au-delà de la philosophie que conduirait la contemplation esthétique, avec ce que cela peut impliquer, du coup, de sentiment d’incapacité, d’intimidation chez le philosophe, qui pourrait expliquer la discrétion de Levinas sur la « question esthétique », comme si une « sacrée stupeur » se saisissait de lui face à « l’objet d’art ». Toutefois, le clivage n’est que pure apparence. Le questionnement esthétique n’entraîne pas l’abandon du projet éthique et c’est bien la question de l’Autre qui reste en cause dans l’approche esthétique. On peut même considérer cette approche esthétique comme la forme supérieure de « rencontre » avec l’Autre. « Le mode de révéler ce qui demeure autre malgré sa révélation n’est pas la pensée mais le langage du poème », écrit dès 1956 [« Regard du poète] Levinas, tandis que, dans une contribution bien plus tardive [1983], De l’oblitération, dialogue entre Levinas et notre collègue Françoise Armengaud, qui m’en a très obligeamment fait présent, Levinas va même jusqu’à écrire : « Penser le réel dans son image – dans son souvenir – et peutêtre ainsi dans son passé, c’est l’un des commencements de l’art : c’est l’être lourd, tangible et solide et bon à prendre, utilisable et utile, qui se dégage de ses poids ou de ses vertus ontologiques pour se laisser contempler. Contemplation qui est dés-inter-essement. N’est-elle pas dès lors, dans le moi, générosité, don à l’autre, bienveillance qui interrompt l’effort inter-essé de persévérer dans l’être ? » non sans quelque réserve, il est vrai, ce qui démontre qu’au cœur même de ce nouage entre esthétique et éthique, un risque demeure – Olivier Soutet celui que le désintéressement par la contemplation esthétique pensé d’abord comme « don à l’autre » (« Se désinter-esser. “ ne pas se tuerà-être ” […] C’est toujours positivement relation à autrui. Dans la mesure où il peut m’importer plus que mon être ») n’aboutisse, par une sorte de logique propre, de formalisme « esthétisant » au « désintérêt » pour l’autre : « Je me demande cependant, ajoute en effet Levinas, si cette condition éthique de l’esthétique n’est pas aussitôt compromise par ces joies du beau accaparant la générosité qui les aurait rendues possibles ».

On comprend dans ces conditions qu’il y a chez Levinas une méfiance vis-à-vis d’un certain beau, rassurant, comme se nourrissant de lui-même – générateur d’un esthétisme possiblement issu d’une lecture superficielle de Kant. Il faudrait donc se méfier de toute formule disant le dépassement de l’éthique par l’esthétique. Mieux vaudrait parler d’accomplissement sans perte de l’éthique dans l’esthétique. Sans doute est-ce ce qui explique que le Levinas de l’esthétique n’est pas celui qui parlerait de l’esthétique comme discipline fermée, fût-elle en relation avec l’éthique, mais celui qui dirait l’éthique par l’esthétique – mieux qui dit l’éthique par l’esthétique. Si on voulait simplifier les choses, on serait amené à parler ici du « style » de Levinas – style inhérent, bien entendu, et non ornemental. Bien sûr, à ce stade, impossible de ne pas « retomber » sur des « saillances prototypiques », mais ici non pas thématiques, mais d’écriture. Deux mots-clefs doivent ici être rappelés : visage et trace. Je ne reviendrais évidemment pas sur la signification de ces termes dans la pensée Levinasienne. Si le visage d’autrui est la forme que prend la transcendance extérieure au système de la pensée objectivante, se révélant au Moi dans son altérité absolue, le risque est ou qu’autrui soit l’absent absolu, ou qu’il soit de facto réintégré dans le champ de la présence par un processus d’identification (de retour à l’idem) qui nie son ipseité. L’aporie est dépassée par une forme d’absence maintenue mais sans entraîner l’effacement, l’oubli : cette absence, qui n’est pas effacement, se dit abstraitement dans le terme d’illeité, d’une troisième personne à penser non pas par référence à l’interprétation de Benvéniste, comme personne absente, mais comme personne anaphorisée ; elle se dit aussi, visuellement, dans le terme de trace. Le visage et la trace ont en commun le trait. Le visage, ce sont des traits, mais pas un portrait. Car un portrait se fixe alors que si je fixe le visage de l’Autre, je le dévisage, à proprement parler, je le prive de visage. Le suffixe –age signifiant en français une pluralité interne, c’est-à-dire résultant non d’une addition de constituants, identifiables mais non isolables, mais d’une perception globale, le mot visage – qui dit l’Autre dans son ipséité hors toute fixité (un Autre, toujours même, mais jamais le même) – renvoie à une forme d’opacité où les traits se mêlent et se croisent dans un entrelacs. La trace, elle aussi, est trait, mais un trait tendant – sans jamais y parvenir – vers l’effacement : une présence vivant de son absence. Le jeu complexe de la présence et de l’absence – celle de l’Autre – se rend donc par un phénomène de surimpression (les traits du visage, brossés dans une sorte d’esquisse, qui, surtout, n’appellerait aucun portrait dont elle serait le premier moment) ou de délitement (le trait de la trace, à peine visible, mais jamais complètement invisible), qui se prolongent dans la métaphore de l’oblitération : si, en effet, celle-ci renvoie, étymologiquement, à l’effacement, l’évolution du mot conduit à l’associer non à un effacement achevé mais à un chevauchement d’images : « L’art d’oblitération […] serait un art qui dénonce les facilités ou l’insouciance légère du beau et rappelle les usures de l’être, les usures de l’être, les “reprises” dont il est couvert et les ratures, visibles ou cachées, dans obstination à être, à paraître et à se montrer ».

Voilà autant de métaphores (mais s’agit-il vraiment de métaphores ?) qui sont autant de manière de dire le rapport à l’Autre. Il est bien banal de constater que visage, trait, oblitération, rature ou encore biffure procèdent tous d’une perception visuelle de l’éminemment abstrait rapport à l’Autre. Cet optocentrisme pose évidemment la question de savoir si le texte (rhétorique de l’écriture), le dessin,

les rapports de volumes (architecture / culture) définissent le spectre esthétique de l’imaginaire intellectuel et phénoménologique de Levinas. À l’évidence, c’est l’entier des formes esthétiques que vous avez souhaité prendre en compte en associant, sans doute très significativement à Levinas le terme beaux-arts.

L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE PAR JEAN-LUC MARION La tradition métaphysique moderne n’a cessé de tenter de reprendre le phénomène esthétique, pour ne pas dire les beaux-arts, dans le champ de la philosophie elle-même. Soit qu’il s’agisse de montrer que la connaissance la plus théorique fait aussi droit à l’irrationalité (supposée) de l’expérience esthétique, en assouplissant autant que possible les règles de la rationalité, soit qu’il s’agisse de redéfinir la rationalité elle-même en reconnaissant la dignité éminemment théorique de cette expérience esthétique. En un mot, soit le concept reprend d’une main ce qu’il abandonne apparemment de l’autre, soit la puissance du beau devient une nouvelle chance pour la philosophie. Ainsi Kant reconnaît dans l’universalité sans concept du beau ou dans la démesure du sublime des voies d’accès à une raison pure, qui ne se limite plus à l’objectivité, mais accéderait à la nouménalité. Ainsi Hegel pense l’art (avec la religion) comme une figure, certes seulement esquissée, mais authentiquement annonciatrice de l’Esprit, tel qu’il se pense, au niveau de la philosophie, par le travail du concept. Ainsi Heidegger reconduit le beau (soit de la statuaire grecque, soit de la peinture de Van Gogh, Cézanne ou Braque) à la vérité, et à la vérité de l’être de l’étant, qu’il manifeste au-delà de l’exactitude de l’objet, de la subsistance du permanent, voire de l’utilité de l’ustensile. Mais, dans tous les cas, l’expérience esthétique semble beaucoup trop importante, décisive et fascinante aux philosophes pour qu’ils la laissent au pouvoir des peintres, ou en général des artistes. Il n’est pas jusqu’aux derniers phénoménologues, comme Merleau-Ponty, Derrida et Henry, qui n’aient repris le tableau comme leur bien propre, en vertu du principe, d’ailleurs peu discutable, que rien du visible et de la phénoménalité ne saurait échapper à la phénoménologie. Et surtout pas le tableau, surcroît que l’artiste ajoute à la visibilité du monde – car le monde offrirait moins de visibles, donc une moindre visibilité, si les peintres n’avaient suscité de nouveaux visibles, qui, sans eux, fussent restés invus, inconnus sous le soleil et invisibles à nos yeux sans leur surgissement imprévisible sur la toile. Bref, la philosophie moderne n’a rien gardé, ou si peu, de la solennelle bataille que Platon avait livrée contre les poètes, les peintres et, en fait, les artistes en général. Une fois encore éclate ici la puissante originalité d’Emmanuel Levinas 3. Pour y introduire, nous nous en tiendrons à un article séminal, paru en 1948 dans Les Temps Modernes, sous le titre en apparence inoffensif (en apparence – tout est là) de « La réalité et son ombre ». Il commence sous le jour modeste, en fait déjà violent, d’une reprise de la position platonicienne : « … [s’attaquer] à l’événement artistique comme tel : à l’obscurcissement de l’être dans l’image, à son arrêt dans l’entretemps » (p. 147). Obscurcissement de l’être ? Sans doute, si l’on entend ici que la chose même, dans son être d’étant, se trouve comme recouverte ou mise à distance par une image, qui en devient comme l’idole – ce que l’on voit à la place de la chose. « L’image est idole » (p. 138) et, face à l’étant comme chose par soi, il faut reconnaître l’« … insuffisance foncière de l’idolâtrie artistique »

(p. 148). Dans ce cas, l’art non seulement manque d’être, mais il se substitue à lui, et donc, ne fût-ce que pour imposer l’illusion d’être, l’idole de l’art reste encore dans l’horizon de cet être même. Mais cette interprétation peut et doit se renverser. Car l’être lui-même, en philosophie moderne, se pense et s’accomplit selon Levinas (héritier ici en droite ligne de la thèse de Rosenzweig sur Hegel et l’état) comme une totalité sans reste, ni extérieur – la totalité même dont tentera de s’évader l’infini. Et c’est précisément cette totalité que l’œuvre pousse à son achèvement en s’imposant à son spectateur qu’elle repousse en quelque sorte comme close sur soi, par soi saturée. « L’artiste s’arrête, parce que l’œuvre se refuse à recevoir quelque chose de plus, paraît saturée. […] elle ne se donne pas pour un commencement de dialogue » (p. 125). L’œuvre d’art n’obscurcit donc pas seulement l’être (réel, authentique, essentiel) de la chose comme telle – le reproche que lui adressait Platon – mais obscurcit la chose même par sa saturation, par sa totalisation, par sa fin de recevoir signifiée à tout dialogue. L’œuvre d’art ne s’oppose pas à l’être de la chose, elle oppose l’être lui-même de la chose à toute extériorité. Il ne s’agit pas seulement d’une obscurité par de l’être, mais d’abord d’une obscurité par l’être même et directement, d’une obscurité encore ontologique. Loin de s’y opposer en l’offusquant, l’art reproduit la clôture de l’être sur lui-même par sa propre satisfaction de soi. « L’événement même de l’obscurcissement, une tombée de la nuit, un envahissement de l’ombre » (p. 126) redoublerait presque le il y a ontologique d’un il y a esthétique. Il s’ensuit qu’il devient possible, légitime même, de porter jugement sur l’expérience esthétique du point de vue, plus auguste et plus antique, de l’éthique. Un tel jugement, Levinas n’hésite pas à le formuler en 1948 : « Il y a quelque chose de méchant et d’égoïste et de lâche dans la jouissance artistique » (p. 146). Par quoi, il fait écho à un autre jugement, aussi radical et surprenant, à peine antérieur (1946 ?) porté cette fois sur l’être : « L’être est le mal, non pas parce que fini, mais parce que sans limites » 4. La « méchanceté » de la jouissance artistique décrit, du point de vue de la subjectivité entendue selon l’être, le « mal » que constitue en lui-même l’être. Contre Platon, l’art et la philosophie se trouvent du même côté de la ligne de bataille, mais contre Kant, Hegel ou Heidegger, l’un et l’autre se trouvent de l’autre côté de la ligne de bataille, adversaires de l’infini, qui les disqualifie également. Ce sera l’un des enjeux majeurs de ce colloque que d’essayer de comprendre cette « méchanceté », et comment elle s’articule sur le « mal » de l’être. Risquons deux remarques, esquisses de la contribution que nous aurions voulu pouvoir faire. – D’abord, comment peut-on concevoir et vérifier que « L’art n’appartient pas à l’ordre de la révélation » (p. 126) ? Au sens levinassien, la révélation porte toujours sur l’épiphanie (en un sens invisible) de la face, du visage. L’art devrait-il admettre qu’il ne peut rendre le visage – au double sens d’en atteindre la visibilité et de la libérer de toute possession et doit donc s’en abstenir respectueusement ? Il s’est trouvé à tout le moins un peintre, d’ailleurs contemporain de Levinas et, comme lui, juif en exil de l’Est européen, Mark Rothko, pour renoncer à rendre la face de l’homme, par effroi devant la violence inéluctable de la peinture. Il s’en expliqua en 1958 : « J’appartiens à une génération qui fut préoccupée par la figure humaine, et je l’ai étudiée. C’est bien à contrecœur que j’ai découvert qu’elle ne répondait pas à mes besoins. Quiconque en use la mutile. Personne ne peut peindre la figure comme elle était, en ayant le sentiment de pouvoir produire quelque chose qui exprime le monde. Je refuse de mutiler et j’ai dû trouver un autre mode d’expression. […]. Mes tableaux actuels s’occupent de l’échelle des sentiments humains, le drame humain, autant que je suis capable de l’exprimer » 5. Rothko, renonçant à peindre la face (pour éviter d’en faire une façade), résistait à « la méchanceté » de l’œuvre

et de sa jouissance en refusant de soumettre la face au « mal » de l’être, à la réduire à une façade. À l’encontre évidemment de Picasso. Jusqu’où cette ligne d’interprétation peut-elle conduire ? Telle sera la première question. Ensuite, ne conviendrait-il pas de demander, avec ou peut-être malgré le texte de 1948, si tous les arts tombent, dans l’optique de Levinas, sous la même critique ? Quel statut reconnaître à la littérature, puisque Shakespeare et Dostoïevski y apparaissent des alliés du philosophe, contre la « méchanceté » de la jouissance esthétique, voire contre « le mal » de l’être ? Et qu’en est-il de la poésie ? En particulier, en va-t-il pour la musique comme pour les arts plastiques ? En effet, dit le même texte de 1948, en présence de la musique, en « … écoutant, ne saisissons-nous pas “quelque chose”, mais nous sommes sans concepts » (p. 130). Autrement dit, la musique estelle ? Y a-t-il un sens à la prétendre ? Telle sera la deuxième question. Qu’il suffise d’avoir posé ces questions et que d’autres, plus compétents les reprennent ou les corrigent. En tous les cas, la pensée de Levinas y prendra encore une nouvelle dimension et une pertinence renforcée.

3 « La réalité et son ombre », Les Temps Modernes, 1948/38, repris dans Les imprévus de l’histoire, Cognac, P. Hayat (éd.), 1994. Nous citerons les pages de ce recueil. 4 Le temps et l’autre [1946/7, publié en 1948, ne fut étrangement repris qu’en 1979 à Montpellier, puis à Paris, PUF, 1983, cité ici selon l’édition de 1991, p. 29. – Il faut le comprendre à la lumière de cette autre remarque : « Ce n’est pas la finitude de l’être, qui fait l’essence du temps, comme le pense Heidegger, mais son infini » (Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 260). Voir le mot « Être sans être meurtrier », proposé comme un paradoxe par Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, 1961, p. 135. En écho à « …la liberté qui ne consiste pas à se nier, mais à se faire pardonner son être par l’altérité même d’autrui » (De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1947, p. 161). 5 Conférence au Pratt Institute, novembre 1958, repris dans Mark Rothko, Writings on Art, édités par M. Lopez-Remiro, Yale U. P., 2006, p. 125. Voir notre commentaire dans De Surcroît. études sur les phénomènes saturés, Paris, 2001, c. III, §5, p. 90 sq.

DE SHEYLOCK À SWANN 6 PAR EMMANUEL LEVINAS

6 Extrait des Nouveaux Cahiers, 2ème année, N°6, Juin-Juillet-Août 1966, publication de L’Alliance Israélite Universelle.

La vérité humaine est incertaine ou s’ouvre sur des mystères, toujours plus épais. La sainteté, suspecte de toutes les hypocrisies et de tous les « complexes », ne s’éprouve que dans l’humilité où, précisément, elle se conteste. Seule la beauté se manifeste parfaite et divine. Sur le tronc pourri de l’Homme déchu, branche verdoyante, miracle unique, sûr comme le plaisir. Les Occidentaux les plus sceptiques lui demandent une métaphysique et une morale. La littérature n’est elle pas à même de nous éclairer à travers les figures juives qu’on y rencontre de plus en plus souvent, sur l’essence du judaïsme ? On pouvait se le demander en écoutant cet hiver Jacqueline Mesnil-Amar à l’école Normale Israélite Orientale où, en un cycle de cinq conférences – de cinq méditations dont, nous l’espérons, un livre va sortir – après avoir évoqué l’ombre immense de Sheylock, elle a parlé de Balzac, de Zola, d’Anatole France, de Proust et de Kafka. Un monde accomplissait son destin à travers le réalisme souvent machiavélique et la bonne conscience de l’action politique, mais aussi à travers l’idéalisme de l’exploit chevaleresque ; il variait à peine sous des structures indubitables où l’inquiétude chrétienne elle-même perdait de son angoisse ; il bâtissait cathédrales et palais, supportant à côté de la magnificence de son art la misère de son peuple. Et voici qu’à la faveur d’une révolution qui déchire brusquement l’histoire – cette fameuse histoire dont on disait qu’elle se répète ! – les juifs, prétendus ennemis du genre humain, se joignent à l’humanité dont les ouvertures mêmes leur semblent messianiques. Mais ils y apportent l’excès même de leur impatience, le mépris de l’apparat, le goût du nouveau et cette aptitude d’agir à partir d’idées abstraites qu’est le don de la technique. De nouveau, ils inquiètent, comme si leur humanité n’était pas la même. Ils se présentent sous les traits d’un Gobseck ou d’un Nuncingen, portant encore la marque de l’ignominie ; ou, moins horribles, mais encore sui generis, dans l’Argent de Zola. Mais Jacqueline Mesnil-Arnar sait parler de ces univers, dits réalistes et naturalistes, en leur restituant leur mystère, leur indétermination, leurs possibles (comme si elle parlait déjà de Proust). Elle montre comment le génie poétique d’un Balzac fait apparaître plus que Balzac ne pouvait en croire ses yeux. Derrière l’ignominie conventionnelle où l’étrangeté des personnages juifs, se dessinent leur énergie farouche et souveraine ; leur liberté à l’égard des biens qui ne sont pas convoités et dont l’acquisition importe plus que la possession, plus que la jouissance ; leur noblesse – différente certes de celle qui consiste à préférer au but de l’action la beauté du mouvement ou du geste qu’elle dessine – mais une noblesse authentiquement humaine. Inadaptés et gaffeurs jusque dans les générations suivantes chez Anatole France, voire, malgré la grâce de Swann, chez Proust ! L’assimilation, si simple sur le plan de l’action raisonnable, échouerait-elle dans l’ordre de l’esprit de finesse ? On le prétendra. Les mots et les gestes auraient un deuxième sens, caché aux nouveauxvenus. Il faudrait des siècles d’apprentissage pour entrer dans le beau langage. J’ai pensé, en écoutant Jacqueline Mesnil à la Leçon de Ionesco où s’enseignent des différences imperceptibles entre des langues à expressions et à vocables, sur tous les points, identiques. Mais cela aboutit à des meurtres comme ceux qui, depuis plus de dix ans, se perpètrent chaque soir au théâtre de la Huchette. Tant pis pour le beau langage. L’ineffable secret des nations et des races allait en effet au national-socialisme dans cet Occident que les juifs revendiquaient cependant comme leur patrie – parfois au prix de reniements dont Anatole France peint merveilleusement les ridicules dans les volumes de son Histoire contemporaine. Les « gaffes » de ces nouveaux venus mettent en question tout un monde. L’affaire Dreyfus rappellera que seule la vérité universelle est idéal humain. L’hitlérisme montrera ce qui se cache au bout de la nuit. Entre les deux, Proust ira à la Recherche du Temps

Perdu et s’écriront le Procès et le Château. La crise purement sociale de l’assimilation devient un drame intérieur dans l’œuvre de Proust – (demi-juif, mais si peu !) dans celle de Kafka, reniant le judaïsme de son père, mais voisin des juiveries de l’Europe orientale et encore plus proche d’elles par son tourment et sa recherche. Ici la phrase et même la voix de Jacqueline Mesnil-Amar prennent leurs accents les plus profonds, les plus mystérieux, les plus personnels. Dire désabusé 7 mais confidentiel et quasi murmuré, comme dans une maison où quelqu’un vient de s’éteindre. La diseuse ne survit-elle pas elle-même à des mondes qu’elle a vus de ses yeux mourir ? En réalité, c’est à travers des souvenirs de famille et l’œuvre de Proust, devenue sol natal et source de visions, que Jacqueline Mesnil-Amar se rend contemporaine d’un retournement essentiel de l’expérience juive. En Proust se joue la dernière tentation d’entrer dans le cercle fermé qui se tient dans l’espace même que l’émancipation avait ouvert. Mais aussi les premiers actes de rupture. Le snobisme dont Proust a su faire une poésie aurait été l’amour exacerbé d’un monde absolument autre, devenu, de par son altérité même, rare, merveilleux et féerique. Sa vanité cruelle, son injustice, éclatent cependant. Dans la fameuse matinée chez Guermantes du Temps Retrouvé, Proust se venge de cette société superbe et impitoyable. Mais il n’a d’autres armes que la loi implacable de la nature, de la vieillesse et de la mort. Ces armes frappent les justes comme les injustes. Dans Sodome et Gomorrhe, tout est désordre et ambiguïté. Rien n’est dans son lieu naturel – selon l’ontologie du Procès et du Château. Les choses sont absolument dérangées et toutes les personnes déplacées. Déjà les barbelés des camps se dessinent à l’horizon. Mais c’est, peut-être, de ce dérangement même que Joseph K. se sent accusé. La convocation au Procès était certes impérative ; mais K apprendra que s’il n’avait pas répondu à l’ordre reçu, aucun pouvoir public ne serait venu le traîner devant les juges. À l’église, c’est dans la conscience de pouvoir se dérober qu’il donne ses réponses. Que diable est-il allé faire dans cette galère ? La vie aurait pu être si douce, si calme. Responsabilité pour un monde mal fait à la fois irrécusable et librement consentie – l’élection, c’est peut-être cela. Nous, le savons maintenant : les juifs sont des hommes qui ont voulu être juifs. Ne parlons pas de mystère d’Israël. Il s’agit en tout cela de la condition humaine. Même s’il est vrai qu’une collectivité qui depuis quatre mille ans s’appelle Israël enseigne cette étrange sagesse. Quand Jacqueline Mesnil-Amar termina son exposé, un élève de l’école Normale Israélite Orientale lui dit que le monde de Kafka, malgré les apparences, lui paraissait infiniment moins sombre que celui de Proust. Grâce au talent de la conférencière, des figures si séparées de la tradition vivante ont permis d’entrevoir quelques traits de l’essence du judaïsme. Mais liberté inséparable d’un haut et rigoureux enseignement, le judaïsme pleinement conscient de soi, se retire depuis deux siècles du milieu des juifs entrés dans la Cité. Ceux-ci égrènent des souvenirs qu’ils purent en garder en des termes chrétiens, démocratiques, marxistes, structuralistes. C’est à qui sera le plus moderne ! Le judaïsme intégral – judaïsme resté sans juifs, liberté qui n’est plus liberté de personne – descend lentement dans les nécropoles où dorment de leur glorieux sommeil les civilisations antiques. Demain quelque lettré escaladera-t-il la citadelle d’une ville de morts pour y prononcer, comme l’autre sur l’Acropole, une prière anachronique et impuissante ? À moins que ce judaïsme sans juifs – cette liberté qui n’est liberté de personne – n’enchaîne, comme une fatalité, des juifs sans judaïsme pour, en eux, un jour, ressusciter.

7 Cf. Ceux qui ne dormaient pas, éditions de Minuit. Cf. aussi une série d’articles dispersés dans diverses publications dont quelques-unes particulièrement remarquables, dans évidences.

UNE PENSÉE DE L’ESTHÉTIQUE CHEZ EMMANUEL LEVINAS : ART - LITTÉRATURE - POÉSIE

LA NON-TRANSCENDANCE DE L’IMAGE 8 PAR RODOLPHE CALIN Si l’image que l’art substitue au monde est un irréel, cet irréel se donne en même temps comme plus réel que la réalité donnée, et aussi comme une réalité plus haute. C’est à ce titre qu’elle suscite la passion, le culte, mais aussi la contestation, dans la mesure où cette réalité plus haute de l’image ne saurait faire oublier son irréalité, c’est-à-dire que c’est au prix d’une neutralisation, d’une mise entre parenthèses, voire d’une déréalisation du réel que l’on prétend passer au-dessus de lui. C’est pourquoi on peut se demander si l’image est véritablement transcendance. C’est la question que pose Levinas dans La réalité et son ombre, dont on va tenter ici la lecture : si l’art, en substituant à l’objet son image, se dégage du monde, « se dégager du monde, demande-t-il, est-ce toujours aller au-delà ? (…) Ne peut-on pas parler d’un dégagement en deçà ? » 9. Question subversive sans doute, car, en montrant à l’art qu’il ne va qu’en deçà du réel quand il prétend au contraire nous conduire au-delà, il s’agit bien, comme l’écrit Levinas, « de dénoncer l’hypertrophie de l’art à notre époque où, pour presque tous, il s’identifie avec la vie spirituelle » 10 ; mais question qui invite également à reconnaître à cet en deçà une signification positive, même si, on le verra, cette positivité n’est pas exempte d’ambiguïté. Positivité de l’en deçà Partons de la définition que Levinas donne de l’image. « La fonction élémentaire de l’art qu’on retrouve dans ses manifestations primitives consiste à fournir une image de l’objet à la place de l’objet lui-même » 11, ou encore, écrit-il ailleurs, à « substituer à l’objet son image » 12. Cette description du rapport de l’image à l’objet en termes de substitution, apparemment inoffensive, est en vérité significative. C’est là en effet, poursuit Levinas, « ce que Bergson appelle une vue prise sur l’objet, une abstraction et qu’il estime être moins que l’objet au lieu de voir en lui le plus de l’esthétique » 13. C’est à l’Introduction à la métaphysique dans La pensée et le mouvant que se réfère ici Levinas, dans laquelle Bergson rappelle les deux manières, relative et absolue que, selon la métaphysique, nous avons de connaître une chose. La seconde se transporte à l’intérieur de l’objet tandis que la première me place en dehors de lui, puisqu’elle n’est qu’un point de vue pris sur l’objet, ou sa traduction en symbole. Or « une représentation prise d’un certain point de vue, une traduction faite avec certains symboles, restent toujours imparfaites en comparaison de l’objet sur lequel la vue a été prise ou que les symboles cherchent à exprimer » 14. L’image est donc moins que l’objet. Substituer à l’objet son image c’est se placer en dehors de l’objet, c’est, pour reprendre une image de Bergson qui jouera un grand rôle dans l’esthétique levinassienne, ne présenter de l’objet qu’une ombre. Reste qu’il ne s’agit pas pour Levinas, comme le fait Bergson, d’exalter les pouvoirs de l’intuition

qui, à la différence de l’image et du concept, serait à même de coïncider avec l’objet dans ce qu’il a de propre et d’unique. En effet, s’il s’agit d’opposer quelque chose à l’image, ce n’est pas l’intuition, mais le concept. Dans La réalité et son ombre, qui, de tous les textes de Levinas où il est question de l’art, est le plus critique à l’égard des images, c’est le concept, ou l’idée platonicienne qui figure l’idée même d’au-delà : « aller au-delà, c’est communiquer avec les idées, comprendre » 15. Levinas est ici, plus qu’ailleurs dans son œuvre, platonicien. Autrement dit, il convient de le préciser, l’au-delà qu’il oppose à l’art n’est pas l’au-delà de l’être, il n’invite pas à une « sortie de l’être et des catégories qui le décrivent » 16, mais il est l’être lui-même comme lumière et compréhension. L’opposition n’est donc pas entre une saisie imparfaite de l’objet, imaginative ou conceptuelle et, d’autre part, une coïncidence intuitive. Elle ne joue pas entre deux manières de connaître l’objet, mais oppose connaître et ne pas connaître, comprendre et ne pas comprendre, saisir et ne pas saisir. « Le procédé le plus élémentaire de l’art consiste à substituer à l’objet son image. Image et non point concept. Le concept est l’objet saisi, l’objet intelligible. Déjà par l’action, nous entretenons avec l’objet réel une relation vivante, nous le saisissons, nous le concevons. L’image neutralise cette relation réelle, cette conception originelle de l’acte » 17. C’est donc relativement au concept que l’image est un moins, qu’elle est un en deçà. Toutefois, et c’est ici que Levinas est moins platonicien peut-être que phénoménologue, ce « moins » est aussi en un sens un « plus ». En effet, si l’art est la négation de la compréhension, cette négation est en même temps constitutive de son phénomène. L’obscurité de l’art n’en fait pas une connaissance obscure, mais le lieu d’une mise en question de la connaissance 18. Elle n’est pas une privation de lumière, mais tranche sur la lumière : « le commerce avec l’obscur, comme événement ontologique totalement indépendant, ne décrit-il pas des catégories irréductibles à celles de la connaissance ? » 19. La dénonciation de la prétention de l’image à aller au-delà s’accompagne donc d’une reconnaissance du caractère positif de l’en deçà où elle nous conduit en réalité. Il est positif parce qu’il est une possibilité même de l’être. Il est, pour l’être, la possibilité de ne pas s’offrir à la compréhension, de ne pas se dévoiler. Se dévoiler ou au contraire se dérober à la connaissance sont « deux possibilités contemporaines de l’être. À côté de la simultanéité de l’idée et de l’âme – c’est-à-dire de l’être et de son dévoilement – qu’enseigne le Phédon, il y a la simultanéité de l’être et de son reflet » 20. La nontranscendance de l’image a donc aussi une signification positive. Ne pas transcender c’est ici ouvrir une possibilité autre que la transcendance de la compréhension. Toutefois, il convient malgré tout de marquer d’emblée l’ambiguïté de cette positivité de l’en deçà, que le propos de La réalité et son ombre fait progressivement ressortir. Il en va de la positivité de l’en deçà comme de la positivité du mal. L’être est le mal, écrivait Levinas dans Le temps et l’autre, non parce que fini, mais parce que sans limites, non en raison de quelque défaut, mais en raison de sa positivité même 21. Mais du mal, nous devons sortir. Il en va de même de l’art, dont le mouvement en deçà qui est sa positivité est aussi, dit Levinas, une impuissance à aller vers le mieux, de sorte que sa valeur est aussi faite de son malheur 22. C’est pourquoi l’art, irréductible au concept, doit cependant réintégrer, par l’interprétation, la dimension de la compréhension et du concept. On comprend ici pourquoi Levinas est platonicien, c’est-à-dire penseur de la lumière, alors qu’à cette même époque De l’existence à l’existant et Le temps et l’autre invitent pourtant à ne plus penser en termes de lumière. En effet, ne plus penser en termes de lumière c’est, au sens fort du terme pour Levinas, tenter de penser à partir de la relation avec autrui une intelligibilité, une signifiance, et finalement, une vérité autres que celle de l’être, ce dont l’art est incapable, puisque sa rupture avec la

lumière consiste en une plongée dans l’obscurité et la non-vérité de l’être. Dit autrement : si ne plus penser en termes de lumière signifie pour Levinas penser l’altérité, il importe de distinguer deux manières pour l’altérité de se produire, l’altérité au-delà et l’altérité en deçà – autrement dit, il importe de distinguer l’éthique de l’art. Et c’est relativement à l’être comme phosphorescence, comme offert à la compréhension, que s’opère cette distinction. La musicalité de l’image Il est temps maintenant de suivre le mouvement de La réalité et son ombre. Ce que souligne Levinas dans un premier temps, c’est que, en rompant avec les catégories de la connaissance, l’image instaure un commerce avec la réalité dans lequel l’objet, qui n’est plus saisi par le concept, se convertit en non-objet, commerce qu’il s’agit de décrire à partir des notions de rythme et de musical. Levinas redéploie ici d’une autre manière la thèse qu’il avait développée dans De l’existence à l’existant, selon laquelle l’art communique aux objets ce caractère d’altérité qui les arrache et nous arrache au monde ; mais l’altérité prend maintenant explicitement le sens d’une altérité en deçà. S’arracher au monde, ce n’est pas aller au-delà du monde. Que l’art soit producteur d’altérité, c’est précisément ce qu’indique la description du rapport de l’image à l’objet en termes de substitution. En effet, en substituant l’image à l’objet, donc en se plaçant en dehors de l’objet, l’art ouvre la dimension même de l’altérité et du dehors. Il arrache l’objet au monde, c’est-à-dire qu’il le situe dans un dehors privé de sa référence à l’intériorité du sujet percevant. « Cette manière d’interposer entre nous et la chose une image de la chose a pour effet d’arracher la chose à la perspective du monde. Une situation peinte, un événement raconté doit d’abord reproduire la situation et le fait réel ; mais le fait que nous nous rapportons indirectement à eux, par l’entremise du tableau et du récit, leur apporte une modification essentielle. Elle ne tient pas à l’éclairage et à la composition du tableau, à la tendance à l’arrangement du narrateur, mais déjà à la relation indirecte que nous entretenons avec eux – à leur exotisme au sens étymologique du terme » 23. Ce pouvoir d’arracher l’objet au monde et, par là même, de le convertir en non-objet, ne se comprendrait pas sans un recours à la sensation. Arracher l’objet au monde c’est lui ôter toute forme, c’est le mettre à nu, « dans cette nudité véritable qui n’est pas l’absence de vêtements, mais, si on peut dire, l’absence même de formes, c’est-à-dire la non-transmutation de l’extériorité en intériorité que les formes accomplissent » 24. C’est le dissoudre dans ses pures qualités sensibles, libérées de leur adhérence à la substantialité de l’objet. En ce sens, « le mouvement de l’art consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation » 25. Pour Levinas, l’art est la vérité du sensible. Il l’est dans la mesure même où son procédé élémentaire consiste dans la substitution de l’image à l’objet. « Si l’art consiste à substituer l’image à l’être – l’élément esthétique est, conformément à son étymologie, la sensation » 26. Imaginer c’est sentir. Le pouvoir de l’imagination, pouvoir d’arracher l’objet à la perspective du monde, le pouvoir de détruire le monde, suppose la remontée en deçà de l’acte de perception et de conception, vers la pure sensation. Loin d’être tributaire de la perception, loin de n’être que la reproduction d’un réel perçu, l’imagination réveille un pur sentir que toujours déjà la perception dissimule. Elle lui donne d’apparaître. « Tout se passe comme si la sensation, pure de toute conception, cette fameuse sensation insaisissable pour l’introspection, apparaissait avec l’image (…) La sensibilité se pose comme un événement ontologique distinct, mais ne s’accomplit que par l’imagination » 27. À ce titre, le culte des images est inséparable du culte de la sensation. C’est

pourquoi Baudelaire, énonçant dans Mon cœur mis à nu sa primitive passion du culte des images, énonce sitôt après le « culte de la sensation multipliée, s’exprimant par la musique » 28. Cette expression musicale de la sensation trouve d’ailleurs un écho significatif dans l’œuvre levinassienne, qui souligne également la « musicalité de la sensation » 29. En effet, de toutes les sensations, la plus pure, la plus dégagée de l’objet, et par conséquent celle à partir de laquelle se voit le mieux la conversion de l’objet en non-objet accomplie par l’imagination, est la sensation du son. « Le son est la qualité la plus détachée de l’objet. Son rapport avec la substance dont il émane ne s’inscrit pas dans sa qualité. Il résonne impersonnellement. Même son timbre, trace de son appartenance à l’objet, se noie dans sa qualité et ne conserve pas sa structure de relation » 30. Alors que par exemple la couleur entretient un lien plus intime avec les choses, le son, en revanche, n’adhère pas à l’objet qui le produit. La sensation sonore est donc sensation par excellence, sensation ou qualité absolument pure, interrompant par elle-même le processus de la perception. Entendre un son ce n’est pas percevoir un objet ; pour l’objet, rendre un son, c’est devenir étranger à soi, se convertir en non-objet. En ce sens, si l’image est sensation, et si la sensation pure est sonore, alors l’image double l’objet perçu comme le son la substance dont il émane, et l’on comprend ainsi qu’elle détruise l’objet. Mais cette rupture avec les catégories de la perception qui permet à l’art et à l’imagination d’ouvrir la dimension même du dehors ou de l’ailleurs ne révèle pas l’imagination comme transcendance. À cet égard, il est possible d’opposer Bachelard et Levinas. Bachelard souligne également que l’imagination n’est pas tributaire de la perception, au sens où l’on verrait d’abord les choses pour les imaginer ensuite 31. Loin d’être la reproduction du perçu, l’imagination est « en avant même de la perception » 32. Seulement, on le voit, marquer l’irréductibilité de l’image à la perception c’est pour Bachelard souligner sa transcendance. C’est décrire un mouvement au-delà du donné perçu, qui d’ailleurs est aussi l’ouverture d’un avenir 33, quand, au contraire, l’image va en deçà pour Levinas, c’est-à-dire en direction de la pure qualité sensible et, de plus, marque « un arrêt du temps ou plutôt son retard sur lui-même » 34. Pour n’être pas reproductrice, pour rompre les catégories de la perception, l’imagination n’est pas non plus créatrice pour Levinas. Mais après avoir décrit comment l’image opérait la conversion de l’objet en non-objet, il convient maintenant d’ajouter que ce n’est pas seulement l’objet qui, dans l’art, est dehors, dans un dehors privé de sa référence à l’intériorité du sujet percevant ; c’est aussi le sujet lui-même – qu’il s’agisse de la subjectivité de l’artiste ou de celle du spectateur – qui s’altère, devient autre que lui-même. C’est là en effet également la signification de la musicalité de l’image, ou encore de son rythme. Si l’image déconceptualise la réalité, si donc elle désobjective le réel, cette désobjectivation est en même temps une désubjectivation. Imaginer c’est ne pas comprendre, et par conséquent, ne pas saisir, ce qui revient à mettre en cause la subjectivité comme pouvoir au profit d’une subjectivité passive, ou plutôt d’une pure passivité dans laquelle se dissout toute subjectivité. Loin de s’offrir à nos prises, l’image s’impose à nous sans que nous l’assumions, elle nous entraîne, nous saisit et nous emporte comme une musique, comme un rythme, et ce, précise Levinas, pas même malgré nous, « car dans le rythme il n’y a plus de soi, mais comme un passage de soi à l’anonymat » 35. Cette désubjectivation consiste pour le sujet à se retrouver dehors, parmi les objets mêmes qu’il se représente. « Il serait plus juste de parler d’intérêt que de désintéressement à propos de l’image. Elle est intéressante, sans aucun esprit d’utilité, au sens d’ “entraînante”. Au sens étymologique : être parmi les choses qui, cependant, n’auraient dû avoir que rang d’objets. “Parmi les choses”, distinct de l’ “être-au-monde”

heideggérien, il constitue le pathétique du monde imaginaire du rêve : le sujet est parmi les choses, non seulement par son épaisseur d’être, exigeant un “ici”, un “quelque part” et conservant sa liberté ; il est parmi les choses, comme chose, comme faisant partie du spectacle, extérieur à luimême (…) Extériorité de l’intime, en vérité » 36. Si imaginer c’est sentir, le sentir n’est pas ici de l’ordre de l’Urimpression, de l’ici et du maintenant qui « marque[nt] le caractère subjectif du sujet, le mouvement même du recul vers le point de départ de tout accueil » 37. Sentir c’est, pour le sentant, non pas être le point central de toute expérience, mais s’y trouver inclus, y être pris sans pouvoir s’y reprendre et s’y poser. C’est pourquoi, là encore, ce mouvement extatique de l’imagination n’est pas de l’ordre de la transcendance. Se dégager du monde, rompre avec le monde de la perception, ce n’est pas aller audelà, c’est en réalité y être voué d’une autre manière. C’est y être embourbé ou en être encombré. S’en dégager c’est ne plus le saisir, mais le subir, lui céder, se laisser envahir et envoûter par lui. Sur ce point, Levinas s’oppose radicalement à Sartre pour lequel l’imagination ne serait pas permise à un être enlisé dans le monde, incapable de le dépasser, c’est-à-dire de le néantiser : « … toute création d’imaginaire, écrit Sartre, serait totalement impossible à une conscience dont la nature serait précisément d’être “au-milieu-du-monde” (…) Cette conscience ne pourrait (…) contenir que des modifications réelles provoquées par des actions réelles et toute imagination lui serait interdite, précisément dans la mesure où elle serait enlisée dans le réel (…) Pour qu’une conscience puisse imaginer il faut (…) qu’elle puisse tirer d’elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot, il faut qu’elle soit libre » 38. Pour Levinas, c’est au contraire parce qu’elle est au milieu des choses, au sens où elle est elle-même chose parmi les choses, que la conscience se trouve plongée dans l’irréalité. Il s’agit moins d’exalter le pouvoir d’irréaliser de l’imagination que son impuissance à saisir les choses, à les conceptualiser – « comme si la force lui manquait pour soulever les réalités » 39. La philosophie de l’imagination n’est pas une philosophie de la liberté. Ressemblance et irréalité Mais après avoir souligné que la substitution de l’image à l’objet avait pour effet de le convertir en non-objet, d’en faire ressortir l’altérité, Levinas s’attache dans La réalité et son ombre à préciser la signification de cette altérité. Altérité de l’en deçà, l’altérité ne pourra signifier qu’une altération ou une érosion de l’être même de l’objet. C’est ce que va montrer l’analyse de la notion de ressemblance. En effet, l’image, qui convertit l’objet en non-objet, lui ressemble pourtant. C’est là ce qui la distingue du symbole ou du signe 40. Si, comme le remarquait déjà Sartre dans L’imaginaire, le signe est pure transparence, s’il n’est qu’un jalon au sens où « il éveille une signification [qui] ne revient jamais sur lui [mais] va sur la chose et laisse tomber le mot » 41, il n’en va pas de même de l’image. Celle-ci ressemble à l’objet, ce qui, précise Levinas, « suppose un arrêt de la pensée sur l’image ellemême et, par conséquent, une certaine opacité de l’image » 42. Mais demande Levinas, « faut-il donc en revenir à l’image comme réalité indépendante qui ressemble à l’original ? » 43. En effet, l’opacité de l’image à laquelle conduit la notion de ressemblance imposerait semble-t-il de revenir à la notion d’image mentale, c’est-à-dire à l’image comme tableau intérieur que laisserait en nous la perception de l’objet, et par l’intermédiaire duquel la conscience se rapporterait à lui. Or, c’est cette notion d’image mentale que la phénoménologie classique a contredite en insistant sur l’essentielle transparence de l’image. À travers l’image, comme à travers une fenêtre, la conscience, sortant d’elle-

même, vise directement l’objet lui-même dans toute sa transcendance, même si elle le fait selon une intentionnalité spécifique, consistant à neutraliser la position de l’objet. Toutefois, il est possible de penser la ressemblance sans pour autant faire de l’image une réalité indépendante qui ressemble à l’original, et ce, ajoute Levinas, à la condition « de poser la ressemblance, non pas comme le résultat d’une comparaison entre l’image et l’original, mais comme le mouvement même qui engendre l’image. La réalité ne serait pas seulement ce qu’elle est, ce qu’elle se dévoile dans la vérité, mais aussi son double, son ombre, son image » 44. L’image n’est pas une réalité indépendante de l’original dans la mesure où ce n’est pas l’image qui ressemble à l’original, mais l’original qui se ressemble. Il n’y a pas d’un côté l’image, et, de l’autre, l’original auquel elle ressemble, il y a plutôt, du côté de l’original lui-même, dans son être même, une dualité. Il est luimême et sa propre image. La théorie de l’imagination repose ici sur une ontologie de la ressemblance. Une ontologie pour laquelle l’identité de l’être, l’absolu de l’être « qui s’affirme sans se référer à rien d’autre » 45 est en même temps une dualité 46, et cette dualité, le fait de se ressembler, de jeter une ombre. Il en va de la ressemblance comme du dévoilement ou de la vérité de l’être, au sujet de laquelle Levinas soulignait qu’elle n’est pas quelque chose qui s’ajouterait à l’être du dehors, du fait de l’homme, mais un événement de l’être lui-même 47. En ce sens, c’est parce qu’il y a ressemblance qu’il y a imagination, et non l’inverse. Mais que signifie se ressembler, quand l’image, nous l’avons vu, s’« écarte aussi loin que possible » 48 de l’objet, le convertit en non-objet, c’est-à-dire le situe dans un dehors privé de sa référence à l’intériorité du sujet percevant ? La ressemblance comme mouvement même par lequel l’objet se double de sa propre image signifie que c’est l’original lui-même qui, en se faisant image, perd son intériorité. Comme le soulignait déjà De l’existence à l’existant, si « la réalité exotique de l’art (…) ne se réfère pas à notre intériorité », elle n’est pas non plus « l’enveloppe d’une intériorité » 49, au sens où l’on dit qu’une nature morte, un paysage ou un portrait ont une vie intérieure. Se ressembler c’est, pour la chose, se montrer en sa propre absence, être à distance de son être, bref, manquer de réalité : « Voici une chose familière, quotidienne, adaptée parfaitement à la main qui en a l’habitude – mais ses qualités, sa couleur, sa forme, sa position restent à la fois comme en arrière de son être, comme des “nippes” d’une âme qui s’est retirée de cette chose, comme une “nature morte”. Et cependant tout cela est (…) la chose. Il y a donc dans cette (…) chose une dualité, une dualité dans son être. Elle est ce qu’elle est et elle est étrangère à elle-même et il y a un rapport entre ces deux moments. Nous dirons que la chose est elle-même et est son image. Et que ce rapport entre la chose et son image est la ressemblance » 50. Toute image est, au sens littéral du terme, nature morte, c’est-à-dire tableau. Si la musique avait pu servir de paradigme de l’œuvre d’art en vue de montrer comment l’art conférait aux objets un caractère d’altérité, c’est maintenant la peinture qui nous fait assister à cette mort, cette érosion ou cette dégradation de l’être de l’objet dans l’image – à cette altération que signifie au fond ce caractère d’altérité. « C’est à partir de la phénoménologie du tableau, écrit Levinas, qu’il faut comprendre l’image et non pas inversement ». En effet, poursuit-il, « le tableau a, dans la vision de l’objet représenté, une épaisseur propre : il est lui-même objet du regard. La conscience de la représentation consiste à savoir que l’objet n’est pas là. Les éléments perçus ne sont pas l’objet, mais comme ses “nippes”, taches de couleur, morceaux de marbre ou de bronze. Ces éléments ne servent pas de symboles et, dans l’absence de l’objet, ils ne forcent pas sa présence, mais, par leur présence, insistent sur son absence » 51.

Comprendre l’image à partir du tableau, c’est-à-dire la décrire comme une dégradation de l’être, conduit ainsi à décrire l’image et avec elle la ressemblance comme la caricature même du réel. Levinas parle ici de caricature au sens où, comme il l’écrivait dans De l’existence à l’existant, le tableau « arrache et met à part un morceau de l’univers » 52, autrement dit, en accentue certains traits ; par conséquent au sens où l’image comme tableau souligne l’écart entre elle-même et la chose. À ce titre, toute ressemblance est caricature, loin que la caricature ne soit qu’un – faible – degré de ressemblance. Il convient de préciser la signification phénoménologique du tableau. Cette phénoménologie du tableau constitue bien en fait une critique de la transparence que la phénoménologie classique reconnaît à l’image, critique qui a pour effet de modifier le sens de l’irréalité que la phénoménologie classique attribue à la conscience d’image. Tout d’abord, l’insistance sur l’épaisseur propre du tableau est une mise en question de la conception de l’image comme fenêtre sur le monde d’image qu’avait développée Fink dans Re-présentation et image. Rappelons que pour Fink l’image est l’« ensemble unitaire (…) d’un support réal et du monde d’image qu’il porte » 53. Fink souligne que le monde que représente l’image, le monde d’image n’existe pas à part du support réal – par exemple la surface de la toile, les traits et les couleurs réelles – qui le présente. Certes, lorsque nous regardons le tableau, le support lui-même n’est pas le thème de notre regard, et c’est ce qui explique que l’on ait pu méconnaître jusque-là l’intentionnalité de la conscience d’image en « admettant la possibilité d’une existence à part du monde d’image » 54. Toutefois le support ne s’enfonce pas pour autant dans l’invisibilité ; le fait qu’il soit dissimulé est justement la manière même dont il est donné. Cette inséparabilité du monde d’image et du support réal, fût-il justement dissimulé, conduit Fink à décrire l’image comme fenêtre sur le monde d’image. Or, c’est bien cette fenestrité de l’image que conteste Levinas. Loin d’ouvrir sur le monde d’image, le support retient lui-même l’attention, et souligne l’absence même de l’objet représenté. Ce sont, pour reprendre l’exemple de Fink, les taches de couleur, c’est la couleur rouge enduite sur la toile et non la couleur du ciel crépusculaire du monde d’image qui sont le thème du regard. À Fink qui dénonçait l’absurdité d’une existence à part du monde d’image, Levinas oppose ce qui aux yeux de Fink constituerait l’absurdité inverse, à savoir l’indépendance du support. Mais celle-ci n’a en vérité rien d’absurde, dans la mesure où, s’il faut pour Levinas comprendre l’image à partir du tableau, c’est à la peinture moderne qu’il se réfère, quand Fink s’en tient à la peinture figurative, à une peinture représentant quelque chose. Ce qu’affirme Levinas est vrai d’ailleurs de toute peinture, pour autant que désormais nous voyons les tableaux classiques aussi avec notre regard de modernes, mais aussi parce que devenir image signifie, pour l’objet, quand même l’image serait représentative, se convertir en non-objet 55. On voit ainsi que, loin de donner accès à l’objet lui-même, fût-il objet irréel, neutralisé, suspendu, le tableau nous en éloigne, en interdit la visée. Le tableau n’est qu’une ombre de l’objet, au sens d’un double épais, bouchant le regard par son épaisseur propre. La critique de l’image comme ouverture sur le monde d’image nous conduit par conséquent à attribuer à l’irréalité de l’image un tout autre sens que la simple neutralisation de la thèse qui pose l’objet. L’irréalité ne réside pas dans la visée ou la monstration d’un quasi-étant ou d’un quasi-présent, d’un non-présent comme s’il était présent, mais au contraire dans l’insistance sur son absence, sur son manque de réalité : « La conscience de l’absence de l’objet qui caractérise l’image n’équivaut pas à une simple neutralisation de la thèse, mais à une altération de l’être même de l’objet, une altération telle que ses formes essentielles apparaissent comme un accoutrement qu’il abandonne en se retirant » 56.

En deçà et entretemps Toutefois cette description de l’image comme caricature, de la ressemblance comme dualité entre la chose et son ombre, est encore insuffisante. « Mais jusqu’alors, nous semblions baser notre conception sur une fêlure dans l’être entre lui et son essence, qui ne colle pas à lui, qui le masque et le trahit. Ce qui ne permet en réalité que d’approcher du phénomène qui nous préoccupe » 57. En effet, qu’en est-il des images parfaites de l’art classique ? « L’art dit classique – l’art de l’Antiquité et de ses imitateurs – corrige la caricature de l’être – le nez camus, le geste sans souplesse. La beauté – c’est l’être dissimulant sa caricature, recouvrant ou absorbant son ombre » 58. Qu’en est-il dès lors de l’irréalité de l’image quand la beauté dissimule l’altération que l’image fait subir à l’être même des choses ? Mais demande Levinas : « L’absorbe-t-il complètement ? (…) La caricature insurmontable de l’image la plus parfaite se manifeste dans sa stupidité d’idole. L’image comme idole nous amène à la signification ontologique de son irréalité. Cette fois-ci, l’œuvre d’être elle-même, l’exister lui-même de l’être se double d’un semblant d’exister » 59. L’idole, c’est la chose qui a l’air de se manifester pour de bon, mais qui en réalité fait semblant d’exister, n’offre d’elle-même qu’un simulacre, qu’une apparence. C’est pourquoi l’irréalité ne marque plus à proprement parler un écart ou une fêlure entre la chose et son essence : dans l’art des belles formes, la chose a l’air de se donner en personne, et non plus à travers un « accoutrement qu’[elle] abandonne en se retirant » 60. Ce n’est plus son ombre, ce ne sont plus ses « nippes » que nous contemplons, mais elle-même, bien qu’alors nous ne contemplions qu’un simulacre. Avec la détermination de l’image comme idole, l’irréalité de l’image s’entend désormais comme l’inscription de l’apparence au cœur même de l’apparaître, comme l’altération de l’apparaître par l’apparence. L’irréalité c’est, pour emprunter à une lecture talmudique, « l’apparence essentiellement mêlée au vrai » 61. C’est pourquoi c’est ici l’exister même de l’être qui se double d’un semblant d’exister : autrement dit, ce n’est plus « en dehors de son œuvre triomphale d’être » que l’être jette une ombre, « dégage cette essence fantomatique que rien ne permet d’identifier avec l’essence révélée dans la vérité » 62 : c’est ici l’œuvre même d’être, l’apparaître même de l’être qui se dégrade en apparence : comme l’écrira Totalité et Infini, « la possibilité de leur [les choses] chute au rang d’images ou de voiles, codétermine leur apparition (…) est constitutive de l’apparition comme telle » 63. En quoi l’idole est-elle un semblant d’existence, et en quoi révèlet-elle l’apparition comme étant toujours en même temps voile ou dissimulation ? En vertu de sa stupidité même, c’est-à-dire de son immobilité ou encore de sa plasticité. « Dire que l’image est idole – c’est affirmer que toute image est, en fin de compte, plastique et que toute œuvre d’art est, en fin de compte, statue – un arrêt du temps ou plutôt son retard sur lui-même » 64. C’est en effet cette plasticité qui transforme l’apparition en apparence. Si la chose, qui a l’air de se donner en personne pourtant déjà s’éloigne de son être, et n’offre ainsi qu’un semblant d’être, c’est parce qu’inévitablement elle se fige. Pour citer à nouveau Totalité et Infini, « l’apparition est une forme figée dont quelqu’un s’est déjà retiré, alors que dans le langage s’accomplit l’afflux ininterrompu d’une présence qui déchire le voile inévitable de sa propre apparition, plastique comme toute apparition » 65. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce rapport entre l’image et la parole. Il importe maintenant de préciser la signification de cette fixité de l’image. Cette fois, ce n’est plus le tableau, qui permettait de souligner l’épaisseur de l’ombre, mais la statue qui en fait ressortir l’immobilité, qui constitue le paradigme de l’image et donc de l’œuvre d’art. Et, avec elle, c’est la temporalité propre à l’œuvre d’art, autrement dit le mode de temporalisation propre

de l’en deçà, qu’il s’agit de souligner, afin de préciser le sens de cette immobilité. En effet, si la statue est un arrêt du temps, c’est au sens où elle « réalise le paradoxe d’un instant qui dure sans avenir » 66. Levinas, prenant un exemple à la fois sculptural et pictural, – mais n’oublions pas que c’est à partir de la statue qu’il faut maintenant comprendre les autres arts – écrit : « À l’intérieur de la vie ou plutôt de la mort de la statue, l’instant dure infiniment : éternellement Laocoon sera pris dans l’étreinte des serpents, éternellement la Joconde sourira. éternellement l’avenir qui s’annonce dans les muscles tendus de Laocoon ne saura devenir présent. éternellement le sourire de la Joconde, qui va s’épanouir, ne s’épanouira pas. Un avenir éternellement suspendu flotte autour de la position figée de la statue comme un avenir à jamais avenir. L’imminence de l’avenir dure devant un instant privé de la caractéristique essentielle du présent qu’est son évanescence. Il n’aura jamais accompli sa tâche de présent, comme si la réalité se retirait de sa propre réalité et la laissait sans pouvoir. Situation où le présent ne peut rien assumer, ne peut rien prendre sur soi – et, par là, instant impersonnel et anonyme » 67. Qu’est-ce qu’un instant privé d’évanescence ? Pour le comprendre, il faut se référer à l’instant tel que le décrivait De l’existence à l’existant, à l’instant dans lequel s’accomplit la subjectivation du moi comme assomption de l’existence par l’existant. Pour qu’une telle subjectivation s’accomplisse, il importe que l’instant ne dure pas. En effet, écrit Levinas, « parce que le présent ne se réfère qu’à soi, part de soi, il est réfractaire à l’avenir. Son évanescence, sa pâmoison rentrent dans sa notion. S’il durait, il se léguerait. Il aurait déjà tiré son être d’un héritage et non point de soi-même » 68. L’évanescence de l’instant n’est donc rien d’autre que son exclusive référence à soi-même, c’est-àdire son assomption de soi par soi ; elle est, non pas héritage, mais conquête de soi-même 69. Elle est, autrement dit, sa subjectivité même. « Son évanescence est la rançon de sa subjectivité, c’est-à-dire de la transmutation au sein du pur événement d’être, de l’événement en substantif, de l’hypostase » 70. Un instant privé d’évanescence est donc un instant dont l’arrêt ne signifie pas l’interruption de l’infini du temps par laquelle, libre à l’égard du passé et de l’avenir, l’instant se réfère à soi-même et se prend sur soi, mais purement et simplement une immobilisation du temps et donc la pétrification en soi de cet instant. Dans la mesure où il dure, il s’apparaît comme plus vieux que lui-même, comme s’il héritait de soi, de sorte que, s’il se réfère à soi, cette référence, au lieu d’être une conquête et une maîtrise de soi-même, est d’emblée un asservissement à soi-même et une pétrification en soi – pétrification dans laquelle, en réalité, il n’y a pas de soi, puisque le soi ne peut s’assumer. Tel est le paradoxe de cet instant qui dure, de ce présent pétrifié, captif de lui-même, dont la liberté « se fige en impuissance » 71, – paradoxe de cette vie sans vie, ou encore de cette vie dont l’élan se double d’une mort que réalise la statue. Ce paradoxe, comme le souligne Levinas, remet en question l’identification bergsonienne de la continuité et de la durée 72. On dira sans doute que cette critique de Bergson se fait au profit d’une étrange durée, d’une durée qui dure sans progrès, qui est incapable de mordre sur l’avenir – bref, d’un semblant de durée. Mais, précisément, cette critique de Bergson qui, reconnaissant une durée à l’instant lui-même, souligne que la durée peut se laisser penser à partir de l’instant, n’est pas celle que lui adressait Levinas dans De l’existence à l’existant. Il ne s’agit pas de savoir s’il convient de situer la réalité du temps dans la durée ou bien dans l’instant, s’il faut ou non prendre la « durée comme mesure de l’existence et contester au présent la plénitude de son contact avec l’être » 73. Et ce, non pas parce que la réalité du temps résiderait dans un mixte, dans un instant sans évanescence ou une durée sans progrès, mais plutôt parce que la question ne porte pas sur la réalité mais sur l’irréalité. Elle ne demande pas où se situe la réalité du temps, mais tente plutôt

de décrire le mode de temporalisation propre de l’irréalité. En effet, écrit Levinas, il y va là d’« une façon unique pour le temps de se temporaliser » 74, façon unique de se temporaliser qui est une « chute en deçà du temps, dans le destin » 75. Mais s’agit-il d’une temporalité de l’en deçà ou bien d’un en deçà du temps ? Les deux à la fois, dans la mesure où s’il est temps, ce temps de l’en deçà, le temps de l’irréalité, ne peut être qu’un temps irréel, un semblant de durée, ou encore, si l’on oppose son éternelle durée à l’éternité du concept ou de l’idée, un semblant d’éternité 76. Ce temps irréel, Levinas le nomme entretemps, ou encore temps de l’intervalle, parce qu’il se déploie entre l’instant et l’avenir éternellement suspendu qui flotte autour de lui, – « l’espace d’un temps où l’existence avait traversé comme un tunnel » 77. C’est ici que l’en deçà dans lequel l’art se déploie révèle sa signification ultime. Temps de l’entretemps, le temps de l’en deçà est tragique par excellence, parce qu’il introduit « dans l’être la mort de chaque instant » 78, parce qu’il est le temps du mourir ; plus encore, ce temps est « au-delà de la tragédie ou tragédie de la tragédie » 79 pour reprendre une expression de Le temps et l’autre, parce qu’il est celui d’une mort qui ne vient pas : « Le temps même du “mourir” ne peut pas se donner l’autre rive. Ce que cet instant a d’unique et de poignant tient au fait de ne pas pouvoir passer. Dans le “mourir”, l’horizon de l’avenir est donné, mais l’avenir en tant que promesse d’un présent nouveau est refusé – on est dans l’intervalle, à jamais intervalle ». Et il poursuit, quelques lignes plus bas : « comme si la mort n’était jamais assez mort, comme si parallèlement à la durée des vivants courait l’éternelle durée de l’intervalle – l’entretemps » 80. Le temps de l’entretemps est temps d’une mort qui ne vient pas, d’un néant impossible, temps de l’agonie. Dans l’image, le réel se fige, et agonise. Or, c’est ici que la dénonciation du caractère idôlatrique des images atteint son point culminant. Si l’art ouvre la dimension de l’en deçà, dimension qui en marque la valeur et le caractère unique, cet en deçà reçoit finalement une signification négative : l’instant dans lequel l’art se fige est une impuissance à aller au-delà. « Incapable de finir, il ne peut aller vers le mieux (…) La valeur de cet instant est ainsi faite de son malheur » 81. C’est pourquoi « la proscription des images est véritablement le suprême commandement du monothéisme, d’une doctrine qui surmonte le destin – cette création et cette révélation à rebours » 82. L’art au-delà de l’image Toutefois, tout ce qui vient d’être dit de l’art « est vrai de l’art séparé de la critique intégrant l’œuvre inhumaine de l’artiste dans le monde humain » 83. Or, que l’art soit aussi le lieu d’une telle critique est attesté pour Levinas par la littérature moderne : « La littérature moderne, décriée pour son intellectualisme et qui remonte d’ailleurs à Shakespeare, au Molière du Don Juan, à Goethe, à Dostoïevski – manifeste certainement une conscience de plus en plus nette de cette insuffisance foncière de l’idolâtrie artistique. Par cet intellectualisme l’artiste refuse d’être artiste seulement ; non pas parce qu’il veut défendre une thèse ou une cause, mais parce qu’il a besoin d’interpréter luimême ses mythes » 84. L’œuvre en effet, en vertu de sa plasticité, doit être traitée comme un mythe, car le mythe est « la plasticité d’une histoire » 85. Interpréter ce mythe c’est saisir les possibles qui l’entourent, mais qui se sont figés dans l’entretemps, c’est vivifier par la parole critique un apparaître qui sans elle, nous l’avons dit plus haut, ne peut que se figer. « Cette statue immobile, écrit Levinas, il faut la mettre en mouvement et la faire parler » 86. Par conséquent la critique de l’image n’équivaut pas à une condamnation de l’art. Car l’art est aussi capable de mener une « guerre contre l’image »,

pour reprendre une expression d’Yves Bonnefoy. Comme l’a montré ce dernier, si l’image ne suscite pas la passion sans susciter en même temps la contestation, le lieu de cette guerre menée contre l’image, c’est d’abord l’art lui-même. Cette guerre que l’art est capable de mener contre l’image, c’est d’abord, il est vrai, avec les images elles-mêmes qu’il la livre selon Bonnefoy. « À son plus haut, qu’on peut au moins pressentir, la poésie doit bien réussir à comprendre que ces images qui, absolutisées, auraient été son mensonge, ne sont plus, dès qu’on les traverse, que les formes tout simplement naturelles de ce désir si originel, si insatiable qu’il est en nous l’humanité, comme telle » 87, à savoir le désir de se délivrer du caractère mensonger et illusoire des images qui voilent le réel plus qu’elles n’ouvrent à davantage de réalité. C’est pourquoi, poursuit-il, « ce que le rêve oppose à la vie (…) elle le dément mais l’écoute, le condamne mais en le disculpant de sa faute : elle le réintègre éclairé à l’unité de la vie. En bref, elle a dénoncé l’Image mais pour aimer, de tout son cœur, les images » 88. Mais cette guerre menée contre l’image par l’image elle-même n’est pas étrangère à Levinas. Dans « éthique et esprit », article paru en 1952 et repris dans Difficile liberté, Levinas écrivait à propos de l’art. « Peut-être l’art cherche-t-il à donner un visage aux choses et c’est en cela que réside à la fois sa grandeur et son mensonge » 89. Son mensonge, parce que les choses n’ont pas de visage, ne se présentent jamais en personne et n’ont en ce sens pas d’identité ; mais sa grandeur, parce que donner un visage aux choses, c’est vouloir rompre la plasticité de leur forme, c’est redonner vie à l’être en le délivrant de sa forme. C’est pourquoi, au cours d’un entretien avec F. Armengaud qui lui rappelle cette formule, et lui demande si elle est une invitation à rédimer l’art, Levinas répond : « Quant à cette expression : “l’art qui donne un visage aux choses”, pour moi, elle ne devait pas dénoncer une quelconque idolâtrie. Je voulais tout au contraire dire ainsi l’animation de la matière par l’art… L’ “expression” allégeant le poids de la matière brute, sa lourdeur d’être là » 90. Si, selon La réalité et son ombre, l’image est idole, on voit maintenant qu’elle est aussi lutte contre sa propre idolâtrie. Si elle ne parle pas, elle est pourtant en même temps capable d’expression, capable de se reprendre sur sa propre plasticité. C’est aussi pourquoi elle n’est pas seulement, comme l’instant immobile de la statue, monstrueuse et inhumaine, mais aussi, dans sa volonté de donner un visage aux choses, ce qui mène vers l’humain. En ce sens, s’il importe, comme l’affirmait J. Rolland, de ne pas sous-estimer le « violent rejet de l’idolâtrie » 91 que contient La réalité et son ombre, il convient en même temps de ne pas faire de Levinas un iconoclaste.

8 Cet article a paru une première fois dans une traduction italienne, sous le titre : « La non-trascendenza dell’immagine. Una lettura di “La realtà e la sua ombra” », Massimo Durante (ed.), Responsabilità di fronte alla storia. La filosofia di Emmanuel Levinas tra alterità e terzietà, Genova, il melangolo, 2008, p. 105-123. 9 Levinas, Les imprévus de l’histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 126. 10 Ibid., p. 146. 11 Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1978, p. 83. 12 Les imprévus de l’histoire, op. cit., p. 127. 13 De l’existence à l’existant, op. cit., p. 83-84. 14 Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1987, p. 180. 15 Les imprévus de l’histoire, op. cit., p. 126. 16 De l’existence à l’existant, op. cit., p. 9.

17 Les imprévus de l’histoire, op. cit., p. 127. 18 Cf. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1979, éd. augmentée, p. 113 : « Chaque fois qu’un philosophe de type classique insiste sur l’imperfection d’un phénomène de connaissance, la phénoménologie ne se contente pas de la négation incluse dans cette imperfection, mais pose cette négation comme constitutive du phénomène ». 19 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 126. 20 Ibid., p. 135. 21 Cf. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 29, et De l’existence à l’existant, op. cit., p. 20. 22 Cf. Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 145. 23 De l’existence à l’existant, op. cit., p. 84. 24 Ibid., p. 84-85. 25 Ibid., p. 85. 26 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 130. 27 Ibid. 28 Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1975, p. 701. 29 De l’existence à l’existant, op. cit., p. 86. 30 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 130. 31 Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1947, p. 3. 32 Ibid., p. 4. 33 Cf. Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 10. 34 Les imprévus de l’histoire, op. cit., p. 138. 35 Ibid., p. 128. 36 Ibid., p. 129. 37 En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 118. 38 Sartre, L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1986, p. 353. 39 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 149. 40 Ibid., p. 132. 41 Sartre, L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, op. cit., p. 51. 42 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 133. 43 Ibid. 44 Ibid., p. 133. 45 Levinas, De l’évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1982, p. 73. 46 Ibid. 47 En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 93. 48 De l’existence à l’existant, op. cit., p. 85. 49 Ibid., p. 89. 50 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 133. 51 Ibid., p. 134. 52 De l’existence à l’existant, op. cit., p. 88. 53 Fink, De la phénoménologie, tr. fr. D. Franck, Paris, Minuit, 1974, p. 89. 54 Ibid. 55 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 131. 56 Ibid., p. 134. 57 Ibid., p. 137. 58 Ibid. 59 Ibid., p. 138. 60 Ibid., p. 134. 61 Levinas, Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1977, p. 90. 62 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 136 (nous soulignons). 63 Emmanuel Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 63. 64 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 138. 65 Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 71. 66 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 138. 67 Ibid., p. 139. 68 De l’existence à l’existant, op. cit., p. 125. 69 Ibid., p. 133. 70 Ibid., p. 125. 71 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 140.

72 « On est habitué depuis Bergson à se donner la continuité du temps comme l’essence même de la durée (…) Nous avons été, par contre, sensible au paradoxe même que l’instant puisse s’arrêter » (ibid., p. 142). 73 De l’existence à l’existant, op. cit., p. 132. 74 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 140. 75 Ibid. 76 Ibid., p. 143. 77 Ibid., p. 141. 78 Ibid., p. 145. 79 Le temps et l’autre, op. cit., p. 29. 80 Les imprévus de l’histoire, op. cit, p. 143. 81 Ibid., p. 145. 82 Ibid., p. 143-144. 83 Ibid., p. 146-147. 84 Ibid., p. 148. 85 Ibid., p. 141. 86 Ibid., p. 147. 87 Yves Bonnefoy, Lieux et destins de l’image. Un cours de poétique au Collège de France (1981-1993), Paris, Seuil, 1999, p. 36. 88 Ibid. 89 Levinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 2006, p. 22. 90 Levinas, De l’oblitération. Entretien avec Françoise Armengaud à propos de l’œuvre de Sosno, Paris, Ed. de la Différence, 1990, p. 8. 91 Jacques Rolland, Parcours de l’autrement, Paris, PUF, 2000, p. 252.

UN PAS DE PLUS VERS L’ÉTRANGER LEVINAS DEVANT CELAN PAR DANIELLE COHEN-LEVINAS « Toute chose, tout être, comme il chemine vers l’autre, sera figure, pour le poème, de cet autre » 92 C’est avec ces quelques mots de Paul Celan, cités par Emmanuel Levinas dans son essai consacré au philosophe, Paul Celan, de l’être à l’autre, que j’entrerai dans la lecture et l’interprétation que Levinas fait de l’œuvre du poète. Lecture qu’il place d’emblée dans son livre, dès les premières lignes, au registre de ce que Celan écrivit a Hans Bender : « Je ne vois pas de différence entre une poignée de main et un poème » 93. Jusqu’où cette respiration éthique à l’autre donnée par la main – respiration par laquelle l’intériorité s’excède et s’affranchit d’elle-même – s’avance-t-elle sur la voie d’une extériorité radicale, que Levinas entend chez Celan comme le dire même du poème, comme le mouvement centrifuge qui porte le poème vers le « temps de l’autre » 94 ? Ce temps n’appartient déjà plus à l’art et à l’ouverture sur l’être de l’étant. Il franchit un « pas de plus » 95, un « pas au-delà » (Blanchot), vers l’étrange, autrement dit, vers l’étranger ou le prochain. La poésie en vient alors à designer le motif de la fin de l’ontologie comme métaphysique de la grande allégorie de l’être. Elle en vient à désigner un monde désenchanté, qui cherche à écouter la voix ou le feulement de ce qui vient du dehors et de ce qui nous vient en partage, nous plaçant, de part le monde, en vigies errantes, nous empêchant de tomber dans la détresse de l’exil. Ce pas de plus vers l’étranger est comme le rebond d’âme à âme, de main à main, de visage à visage. Faire en sorte que la poésie ne soit plus seule avec elle-même, la sortir de la gangue de l’autopositionnement dans lequel elle est installée, desceller le langage de sa représentation au sein de lui-même, entendre dans la langue, aussi bien le chaos d’aujourd’hui que les promesses de sa plus ancienne histoire : la poésie de Celan le peut, et Levinas aura mesuré et toucher le tourment infini de cette quête. Plus qu’une quête, une responsabilité devant la parole poétique à laquelle Celan ne s’est pas dérobé. Il y aurait encore, dans la langue, de la poésie à poétiser ; poésie qui s’inclut dans celui qui se penche. La poésie a toujours présupposé une boucheoreille. Elle présuppose désormais avec Celan ce que Levinas appelle une « interpellation » 96. Cette interpellation, ce « pas hors de l’humain » dont parle Celan, depuis la poignée de main qui l’infléchit, se distingue-t-il de l’arrachement à l’essence, de « l’hémorragie du pour l’autre » cher à Levinas, sans retour et sans limite, depuis, non pas la main, mais le visage qui interrompt la prolifération du même ? Le dehors de Celan coïncide-t-il, dans la même instance, au dehors de Levinas, à savoir autrui. Cependant, contrairement à Celan, le motif du témoignage, plus exactement de l’impossibilité de témoigner pour le témoin, semble occuper une place moins

immédiatement éloquente chez Levinas, y compris dans le chapitre central d’Autrement qu’être intitulé « La substitution », dans lequel le mot témoignage n’est jamais prononcé. J’ajoute que cette question du témoignage, véritable idiome poético-éthique chez Celan, s’inscrivant dans un rapport avec le dehors dont Blanchot dira qu’il n’est « jamais déjà donné » 97, passera résolument au premier plan, toujours dans Autrement qu’être, dans la section du chapitre qui succède à celui sur la substitution : « La gloire de l’infini ». Il me semble – je formule ici une hypothèse – que l’importance accordée à la question du témoignage, bien que tardivement introduite par Levinas dans la partie finale d’Autrement qu’être, dont le dernier chapitre est intitulé « Hors tout », scelle chez Celan, comme chez Levinas, l’éloignement irréductible avec Heidegger, et qu’il s’agit bien de penser l’avenir de la poésie et de la philosophie hors du champ de l’ontologie. Qu’il soit question du l’un pour l’autre de Levinas, ou de ce que Celan cherche a exprimer dans son dire poétique – notamment lorsqu’il affirme que le poème chemine vers l’autre –, cela revient à affirmer une responsabilité pour cet autre qu’il faut désormais porter, parce que le monde après Auschwitz n’est plus. Cette responsabilité est bien de l’ordre, et pour Celan et pour Levinas, d’une assignation, et non d’une manifestation. Cependant, l’arrachement du soi au Cum demeure. C’est patent dans l’allocution de Brême de Celan. Chez Heidegger – et nous pourrions bien sûr le montrer, à une hauteur sans transcendance, correspond une extériorité sans altérite. C’est bien ce que Levinas et Celan reprocheront à Heidegger, tout en reconnaissant leurs dettes respectives. Quand Levinas prononce le mot Autre, ou quand Celan prononce le mot étranger, ils expriment chacun un rapport exorbitant à la langue, tel qu’il ne pouvait s’exprimer ou se ressaisir par une réflexion sur l’être et l’étant, et telle que l’histoire de la métaphysique s’en était détournée, afin de privilégier le rapport au Même, au Moi-Même, bref, à l’identité. Le pressentiment d’Autrui n’est donc pas une simple figure de rhétorique, un effet de langue. Elle est la figure de l’intempestif qui devance l’impatience du langage, qui suscite une diachronie irréductible à l’intérieur des idiomes propres aux usages des concepts et de la métaphore. D’une certaine manière, quand Levinas affirme qu’Autrui est toujours « plus près de Dieu que moi », il ne dit rien d’autre que cette intempestivité de la langue à être toujours décalée d’elle-même, jamais en synchronie, inthématisable dans ses formes d’invocation, maintenant en éveil la courbure et la dissymétrie des rapports entre le Dit et le Dire. Autrui pour Levinas, c’est l’étranger, le pauvre, celui qui précisément ne prend pas la parole. L’étranger pour Celan, c’est Autrui. La poésie comme la philosophie sont donc sommées d’assumer le temps de la non-coïncidence avec l’Autre, le temps de l’impossibilité d’être ensemble dans une simultanéité qui rend hommage à l’ipséité. La poésie comme la philosophie sont sommées d’inscrire la langue dans le laps de temps – le temps de l’autre et non plus du soi-même. C’est ce à quoi, ce vers quoi engagerait le Dire dans notre « pas de plus vers l’étranger ». Mais revenons à la place névralgique qu’occupe Heidegger dans la lecture croisée que nous faisons de Levinas et de Celan. Comment Danielle Cohen-Levinas résumer les principaux traits de la critique implicite qui lui est adressée ? Cette critique éclaire d’une complexité singulière, non seulement la dimension de témoignage commune à Celan et à Levinas, mais également l’idée que la responsabilité pour l’autre serait une immédiateté antérieure à la question ou à l’appel. Cette responsabilité constitue de manière effective la véritable proximité, au bout de laquelle perce le sujet (Levinas). Elle est une « inclinaison » 98, un « lieu où la personne, dans le saisissement du moi – comme étranger à elle – se dégage » 99. L’inclinaison, son angle, son arête, retiennent le Dit, l’empêche de retomber dans un ordre du monde où chacun est contemporain de l’autre. L’inclinaison nous pousse vers le

Dire, et en nous y poussant, il nous arrache et nous tire en direction de cette extrémité de la langue qui peut aller en effet jusqu’à la substitution, à l’expérience incommensurable, non pas d’une relation d’identification à l’autre, mais d’interruption, d’un pâtir immémorial dont la trajectoire étrange et étrangère ne passe pas par le verbe être. Donc : quel est l’essentiel de la critique adressée à Heidegger ? Tout d’abord, le fait que l’attestation de soi par soi serait assurée dans Être et temps 100 par la chaîne des existentiaux amenés par la question « qui » (chap. 9 et 25). Qu’ensuite, cette chaîne passerait par l’opposition entre le soi (Selbst) et le ON (chap. 25), puis, par cette conjonction très importante entre la problématique du souci et celle du soi (chap. 41 et 64). Le décrochage décisif se produit dans la deuxième section, au moment où Heidegger pose délibérément la question de savoir ce qui assure ou non la caractérisation ontologique du Dasein comme souci constituant une interprétation originaire de l’étant (chap. 45, 232). Ce décrochage représente clairement ce qui sépare une réflexion et une écriture intempestives et interrompantes du témoignage, des pensées qui identifient l’attestation de soi par soi à la conscience réflexive figurée chez Heidegger par le Gewissen. Disons, pour aller vite, qu’il s’agit de la voix de la conscience, qui n’a strictement rien à voir avec la voix de l’autre, avec sa main ou son visage. Pour Celan et Levinas, cette voix n’est pas la voix de l’être qui fait battre le cœur du Moi. C’est la voix entendue comme « veillée », « écart », (Levinas), pouvant aller jusqu’aux fissures du mourir et dire « Ich komm » (Celan) 101. Ce qui est pleinement présent chez Heidegger, ce n’est pas l’idée que la transcendance qu’implique le rapport à autrui nous imposerait silence ou nous maintiendrait dans des limites. Ce serait plutôt, dans une continuité avec la question de la « temporalité originaire » qui pourrait conduire au sens de l’être, « l’attestation d’un pouvoir-être authentique, c’est la conscience (Gewissen) qui la donne » 102. Un texte du début du paragraphe cinquante-quatre auquel je renvoie ici relie ces différents registres entre eux : Dasein, soi, souci, pouvoir-être soi-même 103. évidemment, la dimension de verticalité, la voix d’une conscience surplombante, n’a pas échappé à Levinas, puisqu’il s’agit d’une voix convoquante d’en haut, une voix qui appelle. Elle n’a pas non plus échappé à Celan. Contrairement à Levinas qui conservera fermement le motif de la verticalité auquel il donnera le nom de hauteur, Celan hyperbolisera la figure du témoin sans témoin, donnant ainsi une voix à ce qui n’en a plus, à une intériorité qui aura été dénucléisée, non pas au sens éthique du terme, mais meurtrier. C’est une voix qui ne se réfère plus à une temporalité humaine spatialisée d’en haut. Une voix sans direction surplombante et sans source : « … voix trempées de nuit, voix lorsqu’il n’y a plus de voix, seulement un bruissement tardif, étrangers aux heures, offert en présent à toute pensée » 104. Le point final est pour ainsi dire donné à une conception de la poésie gorgée de transcendance métaphysique ou relevant des théologies pré-kantiennes. La condition pour Celan de faire entendre, « in der Zeitenschrunde », « dein unumstössliches Zeugnis » 105, c’est de se dessaisir de l’interprétation heideggérienne de la dikè, comme lieu de rassemblement et d’harmonie au cœur de la langue. Il s’agit, à tout prix, d’interrompre ce qui obstrue le passage à l’incalculable de l’autre. Le témoignage dont parle Celan, c’est toujours et de manière irréductible le « tien » comme infigurable, comme non-phénomène absolu et non représentable. C’est le témoignage venu de l’autre, dont ici même, dans le poème, le poète témoigne, dans l’impossibilité dans laquelle il est de le faire, car, précisément, aucune voix convoquante d’en-haut ne le lui demande. C’est là que ce que j’appellerai volontiers la Justice du poème fait son apparition sans apparoir : Justice dont l’hétéronomie atteste du temps de l’autre comme événement éthique et poétique. D’où l’importance pour Celan de maintenir « l’Ouvert, le

vide, le libre » en tension. Si le poème cherche un lieu, c’est bien celui de l’Ouvert, sans jamais chercher à tirer bénéfice de la force supérieure d’authentification, de reconnaissance et de réparation issue du Gewissen ; sans jamais accorder au Gewissen le moindre statut ou parcelle de transcendance. Le décrochage entre Celan et Heidegger – entre Levinas et Heidegger dans une moindre mesure – est donc très net. Heidegger procède à une double réduction de transcendance. Tout d’abord, réduction du côté du contenu, du thème – Levinas dirait du « dit », et Celan, de la « parole », parce que précisément le « le poète parle », et le philosophe aussi. Réduction donc du côté du contenu : ce que la conscience atteste pour Heidegger, c’est le pouvoir-être soi-même, à la fois comme existential et comme existentiel, non quelque différence que ce soit entre le bien et le mal. Comme si la conscience se situait par-delà bien et mal. Pour le dire en termes levinassiens et celaniens, plus on soulignerait le sein de Dasein, moins on parlerait depuis « l’angle d’inclinaison » 106, ou depuis la force irrévocable et assignante de l’appel, de l’Anruf 107. Du côté de la teneur ou de la tonalité de sens de l’appel lui-même, la conscience ne dit rien, elle n’intime rien – pas de bruit, ni de vacarme, ni de message, mais bien plutôt un appel silencieux. Même pas le « souffle », ce mot cher à Celan ; même pas le « cri » de la subjectivité de Levinas. Même pas encore le gémissement, la plainte ou le Singbarer Rest de Celan – ce reste ou résidu chantable qui annonce « que quelque chose arrive encore, non loin de toi » (« unweit von dir ») 108. Ce qui marque encore davantage le différant entre Heidegger et Celan / Levinas, là où Levinas et Celan se retrouvent pleinement, est à chercher du côté de l’appelant. C’est là, du côté de l’appelant précisément, que la réduction de transcendance est la plus violente, car elle commande l’être-pourla-mort. L’appelant, c’est encore le Dasein, c’est encore les ressources de l’être comme lieu, comme il y a – même si le il y a de Levinas est à entendre en dehors de toute conjonction avec le es gibt : « Dans la conscience le Dasein s’appelle lui-même » 109 écrit Heidegger. Ce serait donc dans l’immanence totale du Dasein à lui-même que Heidegger reconnaîtrait qu’il existe une certaine dimension de supériorité. L’appel chez Heidegger ne vient pas de l’autre, ou d’un autre, il vient de moi : « aus mir und doch über mich » 110 – « et pourtant il me dépasse ». Dans l’angle d’inclinaison On comprend dès lors le nœud paradoxal dans lequel Levinas et Celan se retrouvent, se rencontrent, entrelacent leurs idiomes et leurs écritures. Il n’est d’ailleurs pas certain que Levinas ait rencontré Celan, comme on pourrait le supposer ou s’y attendre. C’est donc dans le poème, au travers lui, que leurs poignées de main se rejoignent, s’empoignent, se serrent et se serrent encore. Poignée de main par où la transcendance la plus haute et la plus inclinée entre. Car pour le poète et le philosophe, la subjectivité n’a plus comme caractère premier la conscience de soi, ou, plus exactement, la position de soi dans la conscience de soi – ce qui reviendrait à admettre qu’un savoir et une possession de soi sont encore possibles. Ce détrônement ne se fait pas au prix d’une unicité du moi, mais au prix d’une expulsion, une double expulsion même : expulsion du moi et expulsion hors de la « mondanité du monde » 111. Pour Levinas comme pour Celan, ce sera le motif de l’être juif qui viendra désensorceler le malin génie du Moi par un mouvement d’expulsion, comme une trace de la non-présence, comme une opacité tombée sur les lumières et la transparence de l’être. Là ou Levinas entend dans la poésie de Celan sa propre écoute de l’être juif après l’expérience de la guerre et de la captivité, là où il entend « l’insomnie dans le lit de l’être, impossibilité de se peletonner pour s’oublier (…), nudité de celui

qui emprunte tout ce qu’il possède » 112, Celan parlera dans l’Entretien dans la montagne de la figure du Juif qui empêche que tout événement ou avènement ne finisse dans la présence qui nous retient dans l’être. Ce passage, Levinas le relève, comme un déjà-écho de sa propre pensée : « … car le juif, tu le sais bien, que possède-t-il qui lui appartienne vraiment, qui ne soit prêté, emprunté, jamais restitué » 113. La scène se passe dans la montagne. Or, pour Celan, depuis toujours, depuis le passé le plus immémorial, le Juif et la nature n’ont jamais été en relation de contemporanéité, ils n’ont jamais été en phase. Levinas commente cette figure de judaïté désaproppriante, au prise avec la montagne de Hegel et de Heidegger : « Deux juifs s’y tiennent ou un seul juif tragiquement deux avec luimême » 114. Le moi du juif se reçoit dans le « pâtir », sans pour autant que sa mort comme juif ne lui fut reconnue par Heidegger – parole, nous le savons, qu’attendait Celan, et peut-être Levinas. Celan et Levinas n’en resteront pas à ce travail de négation par l’autre. Leurs syntaxes respectives sont articulées autour d’un « l’un-pour-l’autre » qui affecte les jeux entrelacés du Dit et du Dire. Il existe sûrement chez Celan, comme l’a parfaitement noté Levinas, la tentative, pour ne pas dire, la tentation, de penser une possible transcendance dans l’écriture poétique. Dans Le Méridien, il parlera de la poésie comme « conversion en infini de la mortalité pure et la lettre morte » 115. Mais ce processus de conversion – que l’on retrouve chez Levinas comme une question qui ne comporte pas, dans sa position de question, une trace ou un élément de réponse –, Celan en fait le principe même de la langue poétique. Il en fait le principe d’une passivité sans assomption, qui est tout à la fois angoisse devant ma mort (Heidegger) et crainte pour celle d’autrui. Dans L’ Allocution de Brême, Celan se risque à dire ce que signifie écrire de la poésie dans une langue dans laquelle la mort est advenue, non seulement sur ses proches, sa famille, mais sur les autres, tous les autres, juifs et non juifs. Pour lui, exactement comme chez Levinas, la langue avec laquelle se dit et s’écrit l’événement de la mort est murée dans le sans-réponse. Elle oblige l’autre, le témoin, à parler, fusse-t-il le dernier à le faire. Ce passage extraordinaire connu de tous n’est pas cité par Levinas dans son essai sur Celan, mais par Blanchot, dans le livre intitulé précisément, Le dernier à parler – référence faite à l’allocution de Brême. D’où le titre du livre. « Accessible, proche et non perdue, restait au milieu de tout ce qu’il avait fallu perdre, cette seule chose : la langue. Elle, la langue, restait non perdue, oui, en dépit de tout. Mais il lui fallait alors passer par ses propres absences de réponse, passer par un terrible mutisme, passer les mille épaisses ténèbres d’une parole meurtrière. Elle est passée sans se donner de mots pour ce qui avait eu lieu. Mais elle passa par ce lieu de l’événement. Passa et put à nouveau revenir au jour, enrichie de tout cela. C’est dans ce langage que, durant ces années et les années d’après, j’ai essayé d’écrire des poèmes : pour parler, pour m’orienter et apprendre ou je me trouvais et où il me fallait aller pour que quelque réalité s’ébauchât pour moi. C’était, nous le voyons, événement, mouvement, cheminement, c’était l’essai pour gagner une direction » 116. La parole ici invoquée par Celan est parole sans égale, en cela qu’elle passe par ses propres absences de réponse et qu’elle demeure une question qui, pour Levinas, n’est pas une modalité de la conscience. Ce n’est pas une parole sur, ou autour de. C’est une parole irruptive, comme l’est l’irruption originelle de tout questionnement ou parole saisie dans son pur soulèvement. Parole et question sans donnée, sans position, sans réponse ni souveraineté. « Question qui ne se pose pas » 117, écrit Blanchot dans L’Entretien infini. Levinas le dit autrement, toujours en réplique à la manière dont Heidegger s’enquiert fondamentalement de « l’être-en-dette du Dasein » ; toujours en réplique à la

manière dont il s’y enquiert, à savoir, sur le mode d’être. La parole qui dit la dette, depuis l’injonction biblique chère à Levinas du « tu ne tueras pas », restera chez Heidegger fermement, sourdement et muettement orientée vers les conditions ontologiques de la néantité. Je voudrais insister sur un motif qui me paraît tout à fait fondamental. La « poignée de main » pour Celan, comme le « visage » pour Levinas, n’invitent pas à la compréhension de ce qui n’aura pas été dit. Poignée de main et visage, au-delà de la phénoménalité de ce qu’ils touchent, invitent à la nécessité pour Celan de témoigner, et à la responsabilité pour Levinas de répondre, non pas à la question, mais à un des commandements bibliques les plus anciens, qu’Abraham, lorsqu’il n’était pas encore Abrahamm, prononça à l’appel de Dieu : Hi nenni – me voici. Les langues poétiques et philosophiques prennent dès lors une signification éthique, dans la mesure où nous ne pouvons pas échapper à la rencontre avec la mort lorsque nous rencontrons le visage d’autrui. Nous ne pouvons échapper à l’événement de ce qui vient. Un passage De Dieu qui vient à l’idée d’Emmanuel Levinas rend compte de ce que l’on pourrait appeler la fin d’un horizon, d’une prévision, d’une téléologie, au profit de l’inconditionnalité de l’événement que constitue la venue d’autrui : « Crainte et responsabilité pour la mort de l’autre homme, même si le sens ultime de cette responsabilité pour la mort d’autrui était responsabilité devant l’inexorable et, à la dernière extrémité, l’obligation de ne pas laisser l’autre homme seul en face de la mort. Même si, face à la mort ou la droiture même du visage qui me demande, révèle enfin pleinement et son exposition sans défense et son faire-face lui-même – même si, à la dernière extrémité, le ne-pas laisser-seull’autre-homme ne consiste, dans cette confrontation et cet impuissant affrontement, qu’à répondre “ me voici ” à la demande qui m’interpelle » 118. Il est impossible de ne pas entendre dans ces lignes la volonté de contester l’irrécusable déni du sacrifice dans Sein und Zeit. Cependant, il faut le rappeler, Levinas, en dépit de tout, n’a jamais caché ou dissimulé son admiration et sa dette à l’auteur de Sein und Zeit, tout en annonçant, dès 1935, dans son premier essai philosophique, De l’évasion, que « L’être du moi que la guerre et l’après guerre nous ont permis de connaître ne nous laisse plus aucun jeu » 119. Plus tard, dans l’avant-propos de Noms propres, en 1976, il dira combien Heidegger aura éduqué son oreille – et pas seulement la sienne –, combien il aura stimulé l’écoute de « l’être dans sa résonance verbale, sonorité inouïe et inoubliable » 120. S’évader d’une sonorité est une tâche encore plus impossible que s’évader d’une parole. Parlant de la poésie de Celan, Blanchot, par analogie avec certaines poésies du dernier Hölderlin, parlera d’un vide « saturé de vide : – quelque chose de strident, un son aigu au-delà de ce qui peut devenir chant » 121. Plus d’une analogie entre Celan et Levinas, plus d’une proximité, au sens où Derrida entend le « plus qu’un », au sens où commence l’aventure philosophique et poétique infinie de la rencontre avec un dehors hors de toute domiciliation et enracinement dans la langue de l’être-dumoi. On se souvient que, dans De l’existence à l’existant, ouvrage commencé en captivité et achevé en 1947, Levinas, dans le chapitre intitulé « Existence sans monde », aborde les questions de sensation et d’esthétique qui produisent selon lui « des choses en soi », des objets qui écartent l’objet, qui s’évade de lui, cherchant un ailleurs étranger à « toute distinction entre un dehors et un dedans » 122. Levinas qualifie cette sensation de musicale, car il s’agit d’une qualité dépouillée de toute objectivité sémantique. Il pense essentiellement au poème dont la sonorité fait résonner une signification plus profonde qui se détache du sens et se refuse à mourir. Le poème s’évade, lui aussi, parce qu’il s’attache à plus d’un sens, « se refusant même à la catégorie du substantif » 123.

S’évader de l’être du moi, oui, mais pour aller où ? « Il ne s’agit pas seulement de sortir, mais d’aller quelque part » précise Levinas dans De l’évasion. Quelque part comme un dehors, « un pas de plus vers l’étranger », qui ne saurait être confondu avec un élan vital ou le devenir créateur, ou encore avec le désir de rompre avec des conventions sociales, morales ou religieuses. Celan ne dira pas autre chose lorsqu’il rappellera, dans son Allocution de Brême (passage déjà cité), que l’écriture poétique représenta pour lui pendant toutes ces années, et bien après, un cheminement, un mouvement, que nous ne pouvons entendre que comme événement de sortie, d’évasion, « pour gagner une direction ». S’évader oui, mais pour aller où, se demandait Levinas en 1935 dans le pressentiment de l’horreur nazie ? Réponse sans thématisation de Celan : « Pour gagner une direction », pour permettre à la poésie de se ressaisir dans ce mouvement même de sortie, là où porte la langue, là ou face au « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen », le poète se doit de répondre « Hi nenni » (me voici). Deux injonctions impératives dont le frottement est une exposition non performative à la figure de l’autre. Levinas ne s’y est pas trompé. Le poème, comme la philosophie qui, dans la tradition occidentale, parlait essentiellement de l’être du moi, se met avec Celan à parler d’un autre, un tout autre, que j’appellerai ici l’être du toi, tel la phrase poétique de Celan qui dit : « Ich bin du, wenn ich ich bin » 124. Admirable surenchère du ich ; plus d’un ich – « je suis toi quand moi je suis moi ». Ou encore : « Wäre ich wie du. Warst du wie ich » 125 – « Si j’étais comme toi. Si tu étais comme moi ». Celan fait tenir le Ich et le Du dans un Wir qui par glissement sémantique devient : Wir sind Fremde – « Nous sommes des étrangers ». Car, comme l’indique Levinas dans Autrement qu’être (1974), l’écart irréductible entre l’être-du-moi et ce que j’appelle l’être-du-toi, entre le Ich et le Du, se portant l’un l’autre mais ne se portant pas soi-même, comme étrangers et en même temps unis l’un à l’autre, dessine ce que Levinas nomme dans une petite note que je trouve très significative, « le trope du lyrisme – chant d’amour, possibilité de la poésie, de l’art » 126. La poétique de Celan, commentée par Levinas, ouvre sur une liberté qui implique une responsabilité excessive dont nul ne saurait s’exonérer. De cette chose verbale qu’est le mot « l’autre », Celan et Levinas font émerger une hospitalité inconditionnelle qui sera reprise par Derrida. Celan situe la poésie, sans concession, au-delà du poème. Voilà sa dislocation dans le motif du « pas de plus vers l’étranger ». La poésie de Celan ne transmet pas un énoncé, ou une série d’énoncés. Elle passe à côté de lui, à côté d’eux, franchit le pas au-delà et se retrouve sur « l’autre rive » (Levinas). On peut sans doute passer à côté de cette ellipse de langue singulière, on ne peut cependant pas lui échapper. Parle, toi aussi, fusses-tu le dernier à parler. (Paul Celan)

92 Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, Montpellier, Fata Morgana, 2002, p. 26-27. 93 Ibidem, p. 15. 94 Ibid., p. 27. 95 Ibid., p. 29. 96 Ibid., p. 25. 97 Maurice Blanchot, Le dernier à parler, Montpellier, Fata Morgana, 1984, p. 23. 98 Paul Celan, de l’être à l’autre, op. cit., p. 24.

99 Paul Celan, Le Méridien, (1961, Discours prononcé à la remise du prix Georg Büchner en 1960), Montpellier, Fata Morgana, 2008, p. 29. 100 Je me réfère ici à la traduction d’Emmanuel Martineau, Paris, édition numérique hors-commerce, 1985. 101 Cité par Maurice Blanchot, Le dernier à parler, op. cit., p. 27. 102 Être et temps, traduction Emmanuel Martineau, op. cit. p. 234. 103 Ibid., p. 267. 104 Cité par Maurice Blanchot, Le dernier à parler, op. cit., p. 43. 105 « Dans la crevasse du temps », « ton irrécusable témoignage » cité par Maurice Blanchot, ibid., p. 40. 106 Cité par Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, op. cit., p. 25. 107 Terme utilisé par Heidegger, que Martineau traduit par ad-vocation. 108 Cité par Maurice Blanchot, Le dernier à parler, op. cit., p. 34. 109 Traduction d’Emmanuel Martineau, p. 275. 110 Ibid. 111 Paul Celan, cité par Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, op. cit., p. 32. 112 Ibid. 113 Ibid., p. 33. 114 Ibid., p. 32. 115 Le Méridien, op. cit., p. 39. 116 Le dernier à parler, op. cit., p. 45. 117 Maurice Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 20. 118 De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Librairie Vrin, 1982, p. 263. 119 De l’Evasion, Préface de Jacques Rolland, Montpellier, Fata Morgana, 1962, p. 71. 120 Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 9. 121 Le dernier à parler, op. cit., p. 11. 122 De l’existence à l’existant, Paris, Librairie Vrin, 1947, p. 87. 123 Ibid., p. 87. 124 Le dernier à parler, op. cit., p. 30. 125 Ibid. 126 Le Livre de poche, « Biblio Essais », 2004, p. 227 ; 1ére édition, La Haye, éd. Nijhoff, 1974.

COMME UNE COLONNE DE FEU PAR GUY PETIT DEMANGE Pour Miguel Abensour « L’animal doué de langage » d’Aristote n’a jamais été pensé, dans son ontologie, jusqu’au livre. 127 Ma condition – ou mon in-condition-est mon rapport aux livres. C’est l’à-Dieu même. Formule abstraite ? 128 Comme une colonne de feu qui le guide, de jour, de nuit, dans sa marche en avant, dans le mouvement de sa propre découverte, la réflexion de Levinas sur la lettre, l’écriture, le livre, anime l’œuvre sur toute son étendue. Ressac infatigable, perplexité jamais éteinte, elle secoue toutes les abstractions passagères de la représentation ou de l’aperception, d’une vision fixée des choses ou du sentiment de soi, elle met face à un nouveau monde. Jamais la lettre n’est l’élémental, comme « la terre, la mer, la lumière, la ville » 129. Dans Autrement qu’être (1974), de chapitre en chapitre, Levinas en rappelle le travail souterrain, avec rigueur, soucieux de ne pas tromper ou se mentir à soi-même, de ne pas faire fausse route, de ne pas indiquer de fausses routes, de ne pas déroger à l’unité laborieuse et ferme de sa propre « logique ». Mais cette exploration de la lettre ou du livre, sur un ton comme assourdi, en échos lointains ou en raccourcis synthétiques, avec la même rigueur, retentit aussi dans nombre de « petits écrits », de 1948 à 1984, qui, loin de n’être qu’hommages ou papiers de circonstances, évoquent la percussion constante de la même question. La lettre fait ouverture, elle engendre, telle une source, le langage. Sans aucun apodictisme sûr de soi, sans non plus de scepticisme, Levinas ne conclut pas, mais il fait entrevoir dans cette aventure « un au-delà de la raison donné à la raison » 130, un déplacement vers l’ailleurs qui ne laisse rien intact, avec une sorte d’humilité audacieuse et ce sens du « clignotement » qui est entre l’évidence et l’interrogation, entre l’inspiration et l’expiration, entre le souffle reçu et le souffle rendu par cet autre souffle d’autre vie, la lettre. Il n’y a pas là qu’un paradoxe ; ce serait l’aventure même de l’esprit : « Les lettres sont comme les ailes repliées de l’Esprit » 131. Tenter cela c’est reprendre à frais nouveaux tout ce que recouvre le couple la lettre et l’esprit. Levinas ne le sait que trop ; la polémique, latente ou de plein fouet, à chaque page, l’atteste. Toute écriture humaine le renouvelle. Et c’est par le détour de toute écriture humaine que Levinas rappelle l’union indissoluble : « Jamais l’esprit ne donne congé à la lettre qui le révèle » 132. Brève inspection, ressassant ce que d’autres ont mieux dit, autour de quelques actes qui nous approchent ou nous éloignent de la lettre, lire, voir, écrire. Lire L’enseignement et la nature de la lecture apparaissent en clair pour Levinas dans un cas à ses yeux

exemplaire, si particulier qu’il soit, la lecture rabbinique de l’écriture sainte. Divers textes 133, presque pédagogiques, y introduisent magistralement, avec autorité, avec conviction, avec toujours en point de mire à l’horizon la dimension philosophique. La lecture rabbinique n’est en rien à ses yeux une coutume, admirable ou étroite ; elle serait au contraire un comble, le passage du particulier à l’universel, aucunement par accident 134, mais dans son essence même et dans son intention, « l’éminence de l’universel » 135, « norme du sentir et du penser » 136, un universel qui certes déplace, enrichit peut-être la notion commune, admise, allant de soi, de l’universel. Lecture donc ni régionaliste, ni bien moins encore limitée à un enclos sacré, cette lecture fait déjà surgir l’éclat obscur de toute lettre humaine, le langage dans sa nature, c’est-à-dire « langage inspiré », lequel ne serait plus nature. Le Sanhédrin, nombril de l’univers ! 137. L’écriture ne révèle véritablement son sens que dans un commentaire, oral et à plusieurs, qui la restreint, donc par un retentissement, par une reprise, par un resserrement, « le navire des écritures porté par la mer immense de la dialectique talmudique » 138, par un regard aigu et mesurant, « de génération en génération », « commentaires des commentaires, la structure même de la Thora d’Israël » 139, tradition de commentaires qui protège en partie de l’impulsion subjective 140, ce qui n’a pas pour conséquence de neutraliser la place de chaque lecteur, puisque si sens total il doit y avoir, il ne peut être sans la parole du dernier des lecteurs. Que parait-il alors de l’écriture ? Non pas un sens obvie, comme si l’écriture n’était que signe ou document et non pas lettre, mais un croisement de significations, des résonances, que précisément le commentaire met au jour, dans la discussion, entre esprits libres et disponibles plus que tout à la contradiction, maintenus en haleine par les ressources de la lettre, qui apparaissent dans les joutes qu’elle suscite. Aucun magistère, aucune autorité ne sont les gardiens ou les garants d’un sens. Celui-ci n’est pas un « accomplissement » – mot à coup sûr lourd de sens – de la lettre, sa résorption en quelque sorte, son effacement ; il explicite, il clignote, il fait signe entre deux extrêmes : d’un côté, le tout de l’écriture, immaîtrisable, et, de l’autre, les exigences du quotidien, l’usage en quelque sorte, un acte ou une vue raisonnable, qui sanctionne, en public, une sollicitation du texte, hors de laquelle il reste dans une sacralité suspecte. La lettre, toute lettre, celle même de l’écriture, n’est pas un dépôt sacré, non touchable ; elle vit de ce qu’elle suscite, à distance et à plusieurs, ce qui est, si l’on peut dire, en calquant Levinas, « la façon d’être » de sa lumière. Elle ne perd pas, dans cette approche critique, de son autorité qui nous précède ; de ce « va et vient » absolument cardinal, elle renaît au contraire dans sa pénombre et sa force premières. Levinas n’a jamais mis en question cette approche du texte ; c’est à coup sûr une herméneutique, mais, bien que spécifique en son lieu propre, elle n’a pas la Bible comme seul champ d’application. Un étrange alliage est le cœur de cette exégèse, de cette approche de la lettre. Deux poussées en effet se croisent et se renforcent, d’un côté une lumière plus vive jetée sur le quotidien qui semble amputer l’écriture de son immensité et de son mystère, de l’autre, une lumière neuve qui en fait mieux ressortir ce qu’elle a d’unique ; d’un côté une rationalisation qui paraît restreindre, de l’autre, un excès de sens, un débordement, un surplus qui la rend proprement à elle-même, à sa « jeunesse ». Levinas n’a cessé d’y insister : « Le Talmud n’est pas un prolongement de la Bible. Il se veut une seconde couche de significations ; critique et pleinement conscient, il reprend les significations de l’écriture dans un esprit rationnel » 141, donc non pas une répétition, une réitération, mais une reprise à partir d’un autre point de vue, bref une lecture. Après le temps des prophètes arrive celui des sages 142, qui introduisent un dépassement radical de la lettre, puisqu’ils ont en vue de faire surgir de l’universel à partir du particulier, ceci à partir d’une sorte d’intuition partagée, reçue en héritage

depuis le don de la Loi : l’écriture contient un enseignement et ceci jusque dans les Psaumes, le livre par excellence de la prière, de l’invocation, de la plainte, de la louange, d’une parole qui jaillit d’audelà de tout souci immédiat de la Loi, sauf sans doute pour la célébrer encore 143. Et cet enseignement n’est pas une autre version théorique du monde, une nouvelle aurore de la contemplation ; l’enseignement a pour contenu la règle de conduite dans le quotidien chaotique qui laisse désorienté : « Le Talmud ne se comprend qu’à partir de la vie » 144. Si péremptoire et dur que cela résonne à beaucoup d’oreilles, l’écriture, sans s’y réduire, est toujours prescriptive et éthique ; tout credo est tardif ; et ce serait précisément la pratique, l’enseignement concret, bien plus que tout dogme, toute voyance, toute spéculation qui ferait l’unité du peuple juif, la plus haute de ces pratiques étant l’étude 145. Une affirmation aussi lapidaire peut choquer ou embarrasser ; Levinas la soutient sans faiblir : ce que le juif apporte au monde, ce sont les mitzvoth et hors de cette incurvation pratique, donc un temps d’arrêt dans le déferlement de la spontanéité naturelle, la lecture même juive peut être catastrophique : « Un juif sans mitzvoth est une menace pour l’univers » 146. La Loi donc est comme l’essence première de l’écriture et dans sa forme visible de la mitzva, rite et ordonnancement de la vie en ses divers compartiments, toujours les plus décisifs et simples. Il ne suffit pas que la Loi soit énoncée, il faut son effectuation concrète : « L’intériorisation pure et simple de la loi n’est que son absolution » 147. Cet avant tout propos n’invalide pas des considérations théologiques ultérieures ; la pratique primordiale tendrait plutôt, au final, vers « une raisonnable façon de parler de Dieu » 148. La rationalisation, étape sans supplément et processus éminemment discursif, jamais arrêté, n’est pas une lecture étroite qui affaiblirait la véhémence de l’écriture. Sans elle, l’écriture reste légende, même sublime, déconcertante, scandaleuse peut-être. La Loi est une porte, elle introduit de la lumière, mais plus et autrement que l’on ne croit. Toutefois ces significations acquises par l’étude ne sont que pénultièmes 149. Face à elles demeure, émerge l’énigme du texte, laquelle n’est pas imprécision 150. Il n’y a pas de sens premier qui devenu intelligible, saisi, maîtrisé dans l’interprétation, épuiserait la lettre par une sorte de traduction intégrale. La rationalisation, loin d’être une mise à plat, est semblable à une ligne de feux s’allumant sur des crêtes qui fait percevoir dans le flou qui entoure cette lumière l’immensité de ce qui reste inexploré : « C’est dans la distance entre sens que signifient les significations » 151. Et toute l’opération remet le texte en son entier dans la distance, le texte dans ses agencements, sa matérialité, les signes donnés, innombrables, en attente de luire. La notion d’intervalle, souvent avancée par Levinas, parallèle à l’asymétrie de la relation, est le principe et l’effet de la lecture, la condition de sa fécondité : « La distance qui sépare le texte du texte est l’intervalle où se loge le devenir même de l’esprit » 152. La rationalisation exégétique n’évente pas la lettre, elle révèle au contraire le surplus de sens qui s’abrite en elle, l’offrant indéfiniment à la lecture. La lettre est tout autre chose que le vêtement, la coque d’un signifié ; c’est tout autre chose que le véhicule d’un contenu qui mis au jour l’abolirait. Signifiant donc que la lettre. Le scrupule, l’acharnement, la discipline de la rationalisation n’est pas la conversion de la lettre en chose. Elle est la naissance, l’advenue, l’errance de l’esprit. « Méthode paradigmatique » 153 aux yeux de Levinas que ce mode de lecture qui tient, sans les séparer, deux extrêmes, celui de l’incidence de la loi dans le quotidien, celui d’une lettre jamais captive et jamais résorbée en autre chose qu’elle-même, que les plus audacieuses prouesses de l’intelligence laissent dans son énigme. Fragilité ou discrétion du texte, qui peut passer inaperçu, rester marginal, défiguré en simple document. Force du texte qui veille en son silence, sans vieillir.

Méthode paradigmatique puisque, dans un même mouvement, elle incite à l’effort de la « sollicitation » – leitmotiv levinassien – et déborde aussitôt, par le relief qui en ressort, en attention plus fine, en écoute plus inquiète, en parole neuve. Bien plus, tout au long de l’exercice, la parole se dévoile dans sa structure constitutive, un dire qui est adresse, un dit qui déroule des thèmes les uns après les autres. Et la parole ici trouverait même son « essence originelle » 154, « le dire comme approche du prochain » 155. Et sous cet angle justement, elle nous rejoindrait très loin en des régions que peut-être nous ne connaissions pas et ne connaîtrions que par elle, la servitude : « … dire permanent de la Bible : la condition – ou l’incondition – d’étrangers et d’esclaves en pays d’égypte… Les hommes se cherchent dans une incondition d’étrangers. Personne n’est chez soi. Le souvenir de cette servitude rassemble l’humanité » 156. La parole, un acte de parole se met à rassembler en autre chose qu’une foule ou une masse une cohorte d’étrangers les uns pour les autres et d’esclaves. « La parole coordonne avec autrui à qui je parle » 157. Un commencement. Curieuse expérience de la lettre qui sape les assises du monde. Levinas note ce déplacement des coordonnées. Il y a par le livre comme une dilatation de l’espace, « volume du livre en tant qu’espace vital » 158, espace sans bornes, « espace absolument non protégé du livre » 159, « quatrième dimension » 160 qui va « de l’intériorité la plus intime au-delà de toute extériorité », extension sans pareille. Recul aussi du temps, soudain troué dans sa linéarité, rompant avec la figure du cercle, ouvrant sur une antériorité proprement non concevable, l’immémorial, lui-même faisant flotter un avenir certes borné par la mort, mais que la mort peut-être n’avale pas. Ce puissant effet de la lettre n’est pas celui d’une puissance étrangère, mais d’une venue, d’une visite dans la lettre précisément, Verbe silencieux, tout comme vient le visage humain, nu. Cette autre spatialité, cette autre temporalité ne sont pas la substitution magique à ce monde-ci, mais une intrication, une déformalisation, un des-ordre dans ses limites qui se traduit a fortiori dans « l’état d’âme » de celui qui accueille la lettre. Levinas décrit, subtilement, diversement, fermement, la provocation du commencement, l’incursion, l’intrusion d’un silence au lieu du vide pur, si étonnamment évoqué par la notion d’antériorité au cœur même de l’expérience, du monde peut-être, du texte sûrement, « l’antériorité principielle du Verbe par rapport à l’Être » 161 : un « saisissement », un ravissement, une sorte de coup qui étourdit et libère ; il y a bien une soumission, mais un oui antérieur au jugement ; il y a bien obéissance, mais pas sans un consentement préalable ; il a bien commandement, mais il est antérieur à la liberté et à la non liberté 162. Un autre site que le chez soi familier se lève dans ce monde-ci, qui commence par plus loin en arrière que soi-même, « le commencement insupportable et dur de la passivité » 163, passivité qui suscite le soi et l’envoie comme il ne l’a jamais été peut-être, élection si le terme se comprend selon cette formule magnifique, « celle de moi pour servir, celle de l’Autre pour lui-même » 164. À divers registres Levinas évoque ce nouveau nouage des choses effectué par la lettre, ce facteur d’intrigue qui enchevêtre les plans et complique : « La Thora est cet ordre auquel le moi tient sans qu’il ait à y entrer » 165, ou encore, allusivement, pudiquement : « Dieu vous tient sans vous lâcher, mais sans vous asservir » 166. Ici ou là aussi il avoue une familiarité depuis l’enfance avec « les lettres carrées ». Faudrait-il ce voisinage, cet enveloppement qui coïncide avec sa propre vie pour supporter et bien entendre le décalage opéré par la lettre ? Celle-ci qui n’est jamais simple information objective, ce qu’elle est aussi, appelant à ce titre toutes les méthodes. Lire pourtant n’est jamais juguler les signes dans le quadrillage d’un savoir. Lire n’est pas voir. Voir

Le voir, l’inévitable voir, l’indispensable voir, l’impératif de la connaissance qui nécessairement objective, amortirait-il le choc de la lettre ? Commence là, a toujours commencé depuis que la philosophie existe, donc les Grecs, un débat irrésolu. Spinoza et Merleau-Ponty en sont chez Levinas des acteurs remarquables. – Spinoza Un texte assez tardif de Levinas (« L’arrière-plan de Spinoza » 167, 1979) sur Spinoza qui reprend pour une large part « Avez-vous relu Baruch ? » 168, mais qui commence par un condensé de tous les principes de son exégèse, dit non pas la fin d’une polémique avec « le génial Spinoza », mais la fin d’une hantise, comme si enfin était trouvé ce qui permet de comprendre Spinoza 169 : « Spinoza n’aura conféré aucun rôle dans la production de sens au lecteur du texte et, si l’on peut dire, n’aura prêté aucun don de prophétie à l’oreille » 170. Spinoza ne lit pas l’écriture, parce qu’il n’a pas appris à la lire selon la tradition rabbinique, « âme de la lecture », cette étude qui « répercute et amplifie le dynamisme affolant du texte », selon laquelle « le verset se renouvelle à partir de la clarté » 171 qu’apporte la mise en pratique du texte 172. L’argumentation se fait en deux étapes par où il est montré tout à la fois que Spinoza n’a pas compris l’écriture et n’en a pas manqué l’essentiel. Spinoza n’a pas compris parce que pour lui l’écriture n’est plus livre, elle est nature (ou Nature), objet maîtrisable et transparent : « Dès lors Spinoza ne ramène pas seulement la Bible au rang de tout texte, il assimile l’exploration de toute écriture à l’exploration de la Nature » 173. Ce qui d’elle nous échappe, échappe comme toutes les créations de l’imagination, emprisonnées, comme muettes, dans la particularité temporelle de leur production. Il est donc vain d’y chercher la moindre connaissance sûre et utile. Son but d’ailleurs n’est pas la connaissance ; il est d’ouvrir les cœurs, d’orienter vers la justice et l’amour, voies certaines du salut pour le philosophe. Et Levinas finit par honorer cette « lecture » mutilée. La réduction de l’écriture chez Spinoza n’est pas sa destitution. Dans son ordre, celui de l’imagination et quand on la prend sur son versant pratique, elle œuvre grandement pour le vrai et pour le bien. Elle est autre chose qu’un succédané. Au contraire, à bien la prendre dans son registre propre, si l’on sait ne pas se laisser emporter par les incohérences et les fantaisies issues de l’imagination et si on la considère dans la totalité des deux testaments, l’écriture est unique, miraculeusement unique, dans la visée, l’insistance, la persévérance du propos, l’impératif et la lumière de la justice et de l’amour. Et lui aussi, Spinoza, semblerait bien unique parmi les philosophes à reconnaître l’efficacité sans pareille de l’écriture, la justesse éthique, venue de bien plus loin que la lumière naturelle, la plus proche, la plus difficile aussi, la seule adéquate. Ce livre – la Bible – n’est pas le livre tel que Levinas le lit. Spinoza n’a aucun sens – la formule de Levinas est stupéfiante – de « l’ontologie de la lettre », tout autre que celle de la substance qu’est l’Être. La lettre coupe dans l’étoffe de la substance, elle disloque. Là où Spinoza ne voit que signes confus bien que non trompeurs, Levinas perçoit tout autre chose, de plus moderne aussi que l’approche historico-critique, point d’appui pour Spinoza « ce moment religieux de toute lecture et de toute jouissance poétique, la venue du sens de derrière les signes, donnés d’emblée » 174 « un dire qui fait vibrer en lui ce qui excède toute pensée », autrement que ce qui est donné au regard théorétique, au voir déployant le vrai. Le regard encore égologique, même s’il part chez Spinoza du plus loin qu’il est possible du moi, d’une distance presque insupportable, efface la distance que l’oreille, dans sa nuit et sa veille, laisse s’étendre.

– Merleau-Ponty La même question du voir, de la théorie, de la science, du langage surgit avec force dans quelques notes éparses sur Merleau-Ponty, extraordinairement perspicaces 175, Merleau-Ponty dont il note en passant « la pénétration extrême et la beauté subtile ». Le terrain est donc tout autre que celui du « grand rationalisme » selon Merleau-Ponty lui-même où se regrouperaient Descartes, Leibniz, Spinoza, Malebranche. La phénoménologie est une autre terre natale de Levinas ; il est en monde parfaitement connu et ce d’autant plus que s’attardant sur l’un des derniers textes de Merleau-Ponty, texte difficile et décisif « Le philosophe et son ombre » il est question de Husserl. Dans ses notes, Levinas ne s’y trompe pas, il entend et prend distance, « à pas de colombe », dans une proximité avouée, dans la différence tout autant affirmée. Y aurait-il chez Husserl, comme le pense Merleau-Ponty, une limite au transcendantalisme, une altération du sujet théorique, une ombre dans le donné pur à la vue et à l’ouïe ? Y aurait-il un « irréductible » – le mot dans le texte de Levinas est le point même de la discussion – qui ne soit ni de l’ordre d’une sorte d’épaisseur ou de densité des choses du monde que jamais le concept ne ressaisit, ni le dehors d’une extériorité, d’une absolue transcendance ? Merleau-Ponty répond oui, mais il formule sa réponse dans les termes mêmes de sa problématique. Toute vue sur le monde s’effectue à partir de la perspective du corps propre, une incarnation, une extension « mentale » donc d’une singularité nécessairement adjointe à un corps qui la limite. La notion de chair vivante, que Levinas se refuse à prendre comme une métaphore 176, traduit cette présence continue de la sensibilité jusque dans la pure pensée et la limite. Le corps propre – Levinas y voit là, à juste titre, le pivot de tout le raisonnement de Merleau-Ponty – est « l’articulation du sentant et du senti » et « du senti en tant que sentant » 177. Il est principe de limitation, puisque lié aux possibles de la perception – et celle-ci se relevant de tous les sens depuis la vue qui me donne à toucher jusqu’aux étoiles jusqu’aux plus troubles affleurements et entrelacements du toucher 178, – mais il est aussi principe d’une unité, puisque cette perception est en quelque sorte absorbante et résorbe toute altérité dans une sorte de possession des choses données à sentir et par là à connaître. Cette composition d’un monde mien qui fait place à la différence sentie, à l’expérience, du monde hors de moi et à partir de moi, vaut autant, sinon davantage, dans la relation avec autrui. Levinas répète et en partie approuve la forte affirmation de Merleau-Ponty : « Je m’emprunte à autrui, je le fais de mes propres pensées. Ce n’est pas là l’échec de la perception d’autrui, c’est la perception d’autrui ». Autrui, plus encore que le monde, serait-il cette parution à cette perception ? Pour Levinas c’est là encore une « gnose » 179, l’immixtion subreptice dans les chatoiements du sensible de la pulsion cognitive, une reprise de la conscience motrice et régulatrice. Merleau-Ponty a remarquablement mis en relief la révolution qu’opère le sensible qui rompt avec l’accès direct, abstrait de la seule intentionnalité, mais le dernier mot reste à l’appréhension, au geste de la conscience mesurante et appropriante. La réceptivité est contrôlée ; un intervalle ne se marque pas ; un saut ne se fait pas ou n’est pas obligé. « L’intersubjectivité n’est pas la modalité d’une sensation à laquelle, dans l’exemple de deux mains qui se touchent… aboutirait le pur savoir » 180. MerleauPonty s’en tient à « l’altérité relative du sensible », déplacement à coup sûr capital vers le corps et les corps, à l’ambiguïté foncière dès lors introduite, mais il ne surprend pas, dans le sensible même, l’énigme que pour Levinas il contient et le bouleversement qu’elle introduit… « ambiguïté du sensible… dès lors priorité de la chair s’affirmant dans la spiritualité humaine, et au détriment d’une autre ambiguïté ou ambivalence, au détriment de l’énigme sensation-sentiment qui se noue dans la

passivité des sens affectés du sensoriel, entre le pur subir ou la pâtir et l’éventuelle douleur et le su du savoir qui en reste comme résidu ou trace » 181. Ce faisant Merleau-Ponty manquerait « la nouveauté du social » 182, donc l’unicité du moi, événement de langage dans le sensible, qui en rompt la trame, « la radicale séparation… qui nous semble signifiée dans la nudité du visage éclairant la face de l’homme, mais aussi dans l’expressivité de tout son être sensible, même dans la main qu’on serre » 183. Dans une conclusion qui unit superbement ces deux aspects du sensible, Levinas fait entendre le débordement de la vision : « Mais voici que dans cet investissement universel se love le dessaisissement du dés-inter-essement sous la concrétude de la responsabilité, de la nonindifférence, de l’amour… Voici la vision retournant en non-vision, en insinuation d’un visage, en démenti de la vision au sein de la vision, en ce dont la vision qui déjà s’empare d’une forme plastique, n’est que l’oubli et la représentation » 184. Une telle avancée n’est évidemment sans retombées sur le langage et la littérature. Levinas n’ignore pas la place considérable qu’occupe chez Merleau-Ponty la littérature. Mais elle serait limitée, très logiquement, à une thématique de l’expression, donc à un formidable et magnifique investissement du seul moi qui se fie à tout ce qu’il sent et peut dire à partir de la vision, condensé de l’expérience sensible : « Une philosophie… a su s’étonner de la merveille d’une vision attachée essentiellement à un œil. En elle le corps sera pensé comme inséparable de l’activité créatrice, et la transcendance comme inséparable de l’activité créatrice… L’expression découlerait, tout entière, d’une pensée à elle antérieure ; l’expression irait de l’intérieur vers l’extérieur » 185 ; le même texte évoque le terme de ce langage : « (Chez Merleau-Ponty)… le corps est le fait que la pensée plonge dans le monde qu’elle pense et, par conséquent, qu’elle exprime ce monde en même temps qu’elle le pense… l’expression définit la culture, la culture est art… l’art ou la célébration de l’être constitue l’essence originelle de l’incarnation » 186. Pour Levinas la littérature serait autre chose que cette expression célébrante à partir, indubitablement, d’un soi dans la limite de sa chair et de ce qu’elle offre 187. La connaissance par le visuel, « dévoilement par excellence » mais le lieu aussi où, étonnamment, surgit un voile, n’est encore qu’un dégradé dans la connaissance de la vérité qui s’annoncerait par une autre porte d’entrée. Il faut que le regard soit brouillé, que la clarté ne soit plus la gloire de l’évidence, que le même se plie à de l’autre, que la passivité initiale corrige le champ et l’acte du savoir. C’est encore de toucher, de tact, de vibration qu’il s’agit, toutes notions centrales chez Merleau-Ponty. Qu’est cet autre bruit des mots, le poids du silence, la parole renaissant parlante, originelle ? Écrire Peut-être faut-il tous ces détours, – ou par l’attention vertigineuse portée à la lettre et à la lettre privilégiée entre toutes, la Bible, ou par l’esquive de l’écriture, qu’elle soit savante ou amortie dans la notion d’expression, – pour entrevoir l’énigme que figure la lettre chez Levinas ou l’énigme dont elle est chargée, énigme qui semble pour Levinas sa caractéristique même. Revenir à l’acte même d’écrire, à l’inscription, à la manière dont la lettre se produit et trace son chemin comme de soi et à l’effet qu’elle produit, tel que le montrent les écrivains et tels que Levinas les lit, peut aider à plus lumière en cet espace si obscur. Une chose est claire déjà. Levinas, de toute évidence, accorde le plus grand soin à sa propre écriture. Ce serait se tromper que d’y voir le souci académique de la belle composition, ce qu’elle n’est qu’à un second moment, précisément par tout ce qui s’y expose d’un corps à corps avec la sollicitation même, avec le rythme, de sa pensée à lui. Il y a une prise de

l’écriture sur qui s’y risque, chez le philosophe tout autant et quel philosophe n’a pas son style, si souvent avec quel éclat. L’intérêt si vif et constant apporté aux écrivains, une curiosité sans préjugé aucun pour la littérature, une sorte de louange spontanée qui n’est gênée par rien 188, sont sans doute l’hommage à cette chose si belle qu’est une œuvre, mais l’hommage plus profondément au secret de cette beauté et qui tient à ceci que la littérature elle aussi enseigne, à sa façon. Ce n’est pas là condescendance du philosophe, une distraction, une fantaisie volée, un fruit presque défendu. écrire n’est pas un métier ; c’est une traversée qui emporte ; l’œuvre est la cristallisation, dans son enclos, l’autre mise en scène, de cela même que cherche le philosophe, l’un dans le magma de l’écriture, l’autre s’attachant à « penser ». En un sens le philosophe juge, sans être à même hauteur. Mais il occupe une place nécessaire. Il serait même ici dans son rôle, celui de répondant, de celui qui apporte la voix du « critique », arrachant l’œuvre à son silence, la révélant dans sa démesure et sa puissance renouvelante. « Le son tout entier est retentissement, éclat, scandale. Alors que, dans la vision, une forme épouse le contenu et l’apaise, le son est comme le débordement de la qualité sensible par elle-même… Les sons et les bruits de la nature sont des mots qui déçoivent. Entendre véritablement un son c’est entendre un mot. Le son pur est verbe…Pour Robinson la rencontre avec Vendredi. Est le plus grand événement de sa vie insulaire » 189. Dans ce raccourci ou ce rappel un peu brutal mais impressionnant, Levinas voit même ce qui est radicalement requis pour que toute expression esthétique ne s’enlise pas dans une liturgie idolâtrique ou, plus prosaïquement et le plus souvent, une liturgie de snobs. Ici arrêtons-nous sur quelques notations autour de « l’obsession » par l’écriture, où se dit, en spirale, une seule chose : à travers la désubstantialisation de l’être, une autre présence au monde, à autrui et à soi, une autre présence de cela qui nous enveloppe. La rature Que se passe-t-il au commencement lorsque la main de l’écrivain se met confusément à écrire, cédant à l’invitation, à la tentation, à une étrange mise en train : écrire ? Une hésitation toujours brouillonne face au possible récit, à l’émotion, au désir, à l’idée brumeuse, à la contrainte sourde ; un mouvement avorté. Les mots viennent, ils se contrecarrent, ils se surajoutent, ils s’effacent ; coexistence pacifique et fragile, où les mots ni ne sont donnés, ni ne manquent ; ils se posent, oiseaux de passage, sans l’envol qui les rassemblerait ; pas encore de construction qui les encadre ou les exclut. Dans Biffures Michel Leiris aurait magnifiquement noté ce moment du commencement, fait surtout d’effacements, comme si toute intention faisait fausse route, comme si la marche à suivre ne provenait pas de soi. Levinas dans « La transcendance des mots » 190 accorde beaucoup de prix à ce retour sur soi de l’écrivain qui voit, étonné tous ces désordres, substitutions, déhanchements du texte à sa naissance, là où celui qui écrit est aussi celui qui assiste, au moins dans une tradition française, à ce qui lui arrive. Comme si une forme jamais vue se rêvait, nécessaire, désarçonnante. Un poème de Lermontov, cité ailleurs par Levinas, évoque cette « complicité pour rien » : « Il existe des propos – leur sens / est obscur ou négligeable – / mais sans émotion / on ne saurait les entendre / Comme leurs sont pleins / de la folie du désir ! / En eux les larmes de la séparation / en eux le frisson du revoir. / Point de réponse / dans le bruit du monde / au bruit qui naquit / de flamme et de lumière / Mais au temple, au combat / et où que je me trouve : dès que j’aurai entendu / je le reconnaîtrai partout / Sans finir la prière / je lui répondrai / Et hors du combat / je me jetterai à sa rencontre » 191. Un délire plus profond que la pensée porte la pensée dans des mots enchevêtrés… calligrammes, nouveaux regards, fleurs du mal, « divagations », dira Mallarmé.

En ce moment premier de l’écriture c’est encore de pensée pourtant qu’il s’agit, mais hors de la fluidité qu’on lui suppose naturelle : contiguïté et non pas devenir, une spatialité plus qu’une linéarité, « un multiple simultané », la juxtaposition et non pas l’engendrement, une pensée inhabituée, l’association : « le sens univoque de ces éléments est, à tout instant, corrigé, surchargé. Seulement, dans ces bifurs ou biffures, il s’agit moins de parcourir les nouveaux chemins qui s’ouvrent, ou de s’attacher au sens corrigé, que de saisir la pensée au moment privilégié où elle vire en autre chose qu’elle-même » 192. La conscience est désarçonnée par ce qu’elle voit sans d’abord le viser ; la pensée perd de son statut classique de représentation et d’identification, un autre régime de distribution s’impose : « la pensée est originellement biffure, c’est-à-dire symbole. Et parce que la pensée est symbolique, les idées peuvent s’accrocher les unes aux autres… ce réseau vaut, non parce qu’il fait passer d’une idée à d’autres, mais parce qu’il assure la présence d’une idée dans l’autre » 193. Forme enfantine de la pensée ainsi donnée à l’écriture ? « La liberté surréaliste ne s’oppose pas aux autres mécanismes de l’esprit – elle est leur principe suprême » 194. La composition partant de l’écriture avance ainsi au tout premier commencement par hachures, enjambements, agglutinations. C’est encore un voir, bien sûr, un « monde ici et maintenant », en désordre. Mais l’essentiel est infiniment plus que ce voir. écrire c’est partir d’un autre commencement, non pas redire et s’en tenir à un donné qui serait comme l’objet à circonscrire, mais créer, constituer du sens dans le désordre même 195. L’autre La littérature est ainsi jeu de possibles, c’est là sa condition d’existence. Aucun savoir, aucune prédétermination, aucune éthique ne la règle du dehors et par avance. Elle est abandon aux possibles, aux signes du milieu desquels peut-être se lèvera ce qui fait barrage ou heurte, irréductiblement, ce qui la travaillerait comme à son insu ou à son corps défendant, ce qui l’inspire dans son devenir comme halluciné. Finirait-elle par dire ce qu’elle ne cherchait pas, mais qui est ce qui mûrit en elle et la nourrit ? Une seule condition, ce chant de départ, l’adieu à toutes les préconditions, qui claque si beau et si pur, lorsque l’œuvre belle prend la mer, par tous les temps, la tristesse, la lassitude, la joie et qu’un seuil est franchi : « Sur les bois oubliés quand passe l’hiver sombre ». Pour Levinas, du moins à l’époque de son texte bref sur Proust (1949) 196, peu d’écrivains auraient comme Proust, aussi totalement, aussi innocemment, fait table rase. « Tout est vertigineusement possible » 197. La liberté est entière, le laisser-être est sans réserve, « l’indétermination absolue », « comme un Sabbat fantastique » ; rien que les reflets indéfinis des corps, des jours, des splendeurs, des ivresses, des promesses et des supplices de l’amour et de l’art, « la structure même des apparences qui sont à la fois ce qu’elles sont et l’infini de ce qu’elles excluent ». Proust l’apprend ; tout au long il est autant spectateur qu’il est acteur, agi, auteur, « un écart entre le moi et son état », « cette étrangeté de soi à soi qui est l’aiguillon même de l’âme », une sorte de pliure réflexive. Par là, à mesure s’élucide le mystère à l’œuvre dans la féerie enjouée, raffinée, aristocratique, spirituelle, tragique où il est emporté, mystère qui est celui de l’autre, inépuisable et vide, condensé dans la figure d’Albertine dans le temps : « le néant d’Albertine découvre son altérité totale ». Double altérité donc, un cratère en nous-mêmes et la dépossession de ce qui n’est pas nous, qui « fait jaillir tout le surplus de notre expérience de l’amitié et de l’amour » 198. « Le mystère de Proust est le mystère de l’autre. De là quelque chose d’unique et sans précédent dans la littérature » 199.

Du milieu donc de toute cette phosphorescence et des passions, des fougues et des déboires, on est conduit, par la passion jamais à bout de la main qui écrit, tout au dehors de la rigidité monumentale de l’être. « … l’enseignement le plus profond de Proust – si toutefois la poésie comporte des enseignements – consiste à situer le réel dans une relation avec qui demeure autre, avec autrui comme absence et mystère, à la retrouver dans l’intimité même du “Je”, à inaugurer une dialectique qui rompt définitivement avec Parménide » 200. L’écriture que rien ne commande au préalable ni n’empêche s’ouvre sur cette brèche. Elle est le travail de ce négatif qui la pose et la disperse indéfiniment, puisque jamais ni nulle part on ne sort de cette altération 201. Tout autre que le monde L’écriture aurait-elle même des audaces plus surprenantes encore ? celle de ruiner plus radicalement encore la représentation ? Jusqu’au « dénoyautage de la solidité ultime sous la plasticité des formes ». Dans l’un de ses textes les plus achevés, sibyllin, intime, rassemblant en lui des nostalgies, des frémissements, des deuils, des rêves, peut-être aussi les scrupules du survivant, Levinas évoque dans « Poésie et Résurrection. Notes sur Agnon » 202 cette possibilité extrême de l’écriture 203. D’où vient, par un côté au moins, le charme envoûtant d’Agnon tel que Levinas le lit et le fait lire ? L’insolite chez lui passe à son comble ; Gogol jetait la confusion dans la surface des choses, par des défigurations incongrues et géniales, Agnon ébranle, lui, les assises du monde. Il écrit sur la frontière, entre vie et mort, la mémoire encore pleine des massacres, « le Feu et le Bois », lorsque le monde s’est effondré, monde en quelque sorte millénaire. Sur cette ligne de fracture qui le traverse à vif, le poète ose un pas de plus, non pas vers le temps retrouvé, mais vers le temps délivré ; après la dispersion et l’éclatement et le feu, la grâce d’une vie nouvelle, résurrection. Qu’est ce qui porterait jusqu’à nous cet autre monde, qu’est ce qui le fait en quelque sorte et l’insinue, lui donne place maintenant, parmi nous ? Nullement une vision transfigurée, suspecte comme toute réminiscence qui enjolive, de la vie juive traditionnelle disparue, un souvenir donc, plutôt son essence, faite d’immémorial et d’utopie, « une modalité tout autre que l’être » 204, présente dans la vie rituelle, « tant de mots liturgiques » qui transmuait, dénaturalisait, destinait autrement les gestes, la terre, les corps, un « frou-frou de surréalité » 205, le rebond vers l’au-delà à partir du « non lieu de la synagogue, lieu d’élévation ». Mais cet autre du monde, cet autre dans la perspective, ce pays dans le débordement, Agnon ne les donne pas dans une vision, une dogmatique, une « fable » 206, une mise en scène ; il fait entendre cet « irreprésentable, ce tiers exclu » dans la langue (ici bien sûr l’hébreu) sous la forme qui « touche au plus intime du mot vivant », la sonorité 207. C’est dans le chant de la langue, dans le chant qu’est la langue devenue, où se répercutent « les sonorités claires mais mystérieuses de l’écriture », qui fait être en quelque sorte la résurrection, la laisse entendre sans rien montrer ou démontrer. Ce ne serait aucunement là un sortilège, mais la vertu la plus étonnante du langage, « langage du langage, le Cantique des Cantiques » 208, le don le plus extrême de la langue, la mélopée de la signifiance comme telle, de la Torah, la loi de justice et d’amour du prochain, une loi nouvelle et si mal entendue. Cette anticipation dans le temps de ce qui le précède et de ce qui le suit, Levinas le suggère dans une formule complexe, « trace antérieure à la marche, écho qui précéderait le retentissement d’une voix » 209. Il est difficile de se fier davantage au poème, sommet de l’écriture, comme d’y atteindre. Sur cette limite entre le temps et la mort, le philosophe tâtonne 210. La littérature, dans une telle « dialectique

de la simplicité » comme le note Scholem à propos d’Agnon, ne finit pas en discours, mais en langage qui n’est plus que modulation ; non pas syntaxe, qui flotte au-dessus du temps et met toutes choses les unes dans les autres, remet aux autres. Le poème, ce que Levinas appelle ainsi est cette donation pure, ce que traduit précisément le chant, l’apothéose du sonore, sans plus aucun référentiel, dès lors « l’acte spirituel par excellence » 211. Conclusion Est-ce incongru, voire indécent, de rapprocher le moins du monde, de faire comparaître ensemble écriture et écriture, Bible et littérature, tant le contraste semble criant ? Levinas ne le dément jamais. La reconnaissance de la littérature n’est pas une concession, ou la curiosité du philosophe pour un phénomène bien mondain, ou le tribut accordé, d’une main généreuse du haut d’une sagesse hautaine ancrée dans les hauteurs divines, à qui n’a pas le privilège de naissance d’être familier de l’écriture ou la lit autrement. Dans les méandres de toute lettre se joue pour lui « la même divine comédie d’une transcendance par-delà l’ontologie » 212, s’éprouve « l’à Dieu » que provoque la lettre, l’ouverture sur une tout autre connaissance ou conscience de soi, de ce que l’on est, de ce que à quoi on naît, sur l’horizon d’une ontologie du livre, non pas un destin, mais un Dire nouveau, dans une configuration générale bouleversée, celle « d’un Réel réfractaire au système » 213, lorsque les choses ne commencent ni par soi, ni par l’être, mais par de l’autre que l’être, qui est aussi un autre que soi, une figure autre de nous-mêmes, encombrante, libératrice. Pourtant différence il y a entre les écritures. Levinas lit l’exception biblique sur le fond accueilli, vécu, réfléchi de la tradition juive. En quoi réside « l’essence supplémentaire de la Bible » 214 ? Issu d’une révélation, événement luimême paradoxal, non dévoilement, mais « présence et dissimulation », avancée et retrait, le sens est intelligible par un autre filtre que le savoir gouverné par soi, il incurve par l’écoute qui interrompt le cours des choses, vers la primauté du prochain, dans l’enlacement du désir, dans l’obligation de servir. S’il s’agit de religion, celle-ci n’est pas d’abord croyance, vision théologique de toutes choses, dogmes. Revenant sans cesse sur l’ambiguïté du religieux, Levinas essaie de protéger des solipsismes de l’intériorisation ou de l’amour jugé trop facile ou hâtif par « la crainte de Dieu », laquelle tourne vers le dehors, délivre peut-être du souci dévorant de soi, intime, en tenant ferme le « tu peux ce que tu dois ». Mais, – il faut le redire – la Torah est « venue du sens à l’être », comme le résume sobrement une phrase 215. Est-ce donc un plus, est-ce là un plus, si l’on pense à la sagesse des nations ? L’injonction harcèle Levinas, mais il ne procède ni par addition, ni par soustraction ; entre les sagesses, il y a des variations, ici, ailleurs, non pas des configurations hostiles, plutôt des mises en relief, sur le même fond d’une condition humaine en proie à elle-même, pourtant différenciée. « Dans un monde qui ignorait les écritures, j’ai trouvé dans les Euménides une élévation qui me prouvait que tout a dû être dans le temps pensé » 216. Les nuances dans les textes montrent cependant « les abîmes qui séparent les messages ». Lesquelles ? Celles d’un monde concret autre, celui d’une « morale qui commence en nous non dans les institutions » 217, où l’essentiel est de « réaliser l’idéal et non de l’inventer » 218. Il y aurait bien là une autre clarté que la clarté grecque, un principe que les Grecs ignoraient. Cet enseignement, Levinas le voit, en premier lieu sans doute, avant que ne résonne la voix de l’écriture, survenir pour lui de l’exercice même de la philosophie en notre présent de l’histoire. La quasi équivalence entre la lettre et le visage, « seul à traduire la transcendance » 219, le visage révélant en quelque sorte la lettre, traduisant cet accord.

Pourtant, que de textes dispersés, récurrents chez Levinas où toute écriture semble à même hauteur. Les premières pages du Blanchot 220 s’ouvrent par des affirmations impressionnantes. N’empêche, l’écriture sainte est la table d’orientation, qui, bien qu’au conditionnel, ont un tranchant qui n’est pas salutation rhétorique. La lettre humaine simplement, la lettre vagabonde, le corps à corps avec « la matière première des mots », « la matière précieuse des mots » 221 ne semblent pas qu’un malheureux et futile décalque de hiéroglyphes sacrés. La lettre libertine, prise pour ellemême, fait aussi survenir l’esprit, nullement dans son thème, – pour reprendre la terminologie de Levinas –, le plus souvent à l’origine d’une non littérature, mais dans son geste, le se laisser prendre par la lettre, qui reconfigure autrement et soi et autrui, desserre, désidentifie, rend nomade. L’écriture n’est pas contemplation, elle est traversée, ce que Proust a si bien noté, d’un trait de plume où tout est dit, puisqu’il ne s’agit en rien de se justifier, mais simplement de dire ce qui est : « Quant aux vérités que l’intelligence – même les plus hauts esprits – cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très grande ; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n’ont pas de profondeur parce qu’il n’y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu’elles n’ont pas été recréées ». « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait », écrivait Montaigne, – si proche de Proust –, orfèvre des « bigarrures, rapiècements, escapades » lui aussi passé, – dans l’essai toujours recommencé de l’écriture, laquelle ne jamais ne fait nombre avec les saintes écritures qui l’imprègnent comme le font tout autant les auteurs antiques dans un mélange sans pareil –, de la lancinante question inaugurale « que sais-je ? » à celle, plus dramatique, le « puzzle », « qui suis-je ? », qu’est cette « indocile liberté » ? De cette proximité entre Bible et écriture, l’écriture par contrecoup n’en ressort que plus forte en son énigme, dans sa lettre même, dans sa puissance de signifiance donnée, cela même que, par-delà les appropriations idéologiques ou religieuses légitimes, Levinas reconnaît à juste titre inspirant toute la littérature – et même les philosophes 222 – de l’humanisme occidental peut-être aujourd’hui à son déclin.

127 E. Levinas, Au-delà du verset, Paris, Minuit, 1981, p. 8. 128 Ibid., p. 9. 129 E. Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 138. 130 Au-delà du verset, op. cit., p. 46. 131 Ibid., p. 162. 132 E. Levinas, Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1982, p. 21. 133 Ici principalement : Quatre lectures talmudiques (l’introduction, p. 9-25) et Au-delà du verset (notamment l’avant propos et le chapitre sur la Révélation). 134 « La Tora appartient à tout le monde », Au-delà du verset, op. cit., p.104. 135 Ibid., p. 231. 136 Ibid., p. 230. 137 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 163. 138 E. Levinas, Hors Sujet, Montpellier, Fata Morgana, 1987, p. 196. 139 Au-delà du verset, op. cit., p. 10. 140 Ibid., p. 164. 141 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 18. 142 Au-delà du verset, op. cit., p. 159. 143 Hors Sujet, op. cit., « les cordes et le bois », p. 189-201. 144 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 20. 145 Au-delà du verset, op. cit., p. 170.

146 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 176-183. 147 Ibid., p. 178. 148 Au-delà du verset, op. cit., p. 11. 149 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 47. 150 Ibid. 151 Hors Sujet, op. cit., p. 205. 152 Au-delà du verset, op. cit., p. 203. 153 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 21 et ailleurs. 154 Ibid., p. 41. 155 Hors Sujet, op. cit., p. 211. 156 E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 97. 157 Au-delà du verset, op. cit., p. 9. 158 Ibid., p. 159. 159 E. Levinas, Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 94. 160 Hors Sujet, op. cit., p. 197. 161 E. Levinas, En découvrant l’existence, Paris, Vrin, 1974, p. 212. 162 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 82. 163 Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 93. 164 Ibid., p. 96. 165 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 107. 166 Au-delà du verset, op. cit., p. 24. 167 Ibid., p. 201-209. 168 E. Levinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 148-160. 169 L’un des très explicites concentrés de Levinas sur Spinoza : « Philosophie et religion », Noms propres, op. cit., p. 122-125. 170 Difficile liberté, op. cit., p. 206, je souligne. 171 Ibid., p. 203. 172 Une biographie récente confirmerait ces vues des historiens. Steven Nadler, Spinoza, Paris, Bayard, 2003. 173 Au-delà du verset, op. cit., p. 295. 174 Difficile liberté, op. cit., p. 206, je souligne. 175 Essentiellement ici : « la signification et le sens », Humanisme de l’autre homme, et « Notes sur Merleau-Ponty », Hors Sujet, op. cit., p. 145-172. 176 Hors Sujet, op. cit., p. 146. 177 Ibid., p. 149. 178 Sur ce toucher, les problèmes posés, les critiques, les choses peut-être non vues, une polémique acerbe sur Merleau-Ponty : J. Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 1998. 179 Hors Sujet, op. cit., p. 151. 180 Ibid., p. 169. 181 Ibid., p. 170. La finesse de la lecture de Levinas est telle qu’elle éclaire parfaitement les textes les plus achevés et aventureux de Merleau-Ponty, là où il tient à son intuition de fond, là où peut-être se dit encore autre chose que Levinas ne peut « voir » : « … ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et sous mes actes… avec mon cœur se réveillent les autres, qui ne sont pas mes congénères, qui me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul Être actuel, présent, comme jamais animal n’a hanté deux de son espèce, son territoire ou son milieu ». L’œil et l’Esprit, 1964, p. 13. 182 Ibid. 183 Ibid., p. 151, je souligne. 184 Ibid., p. 171, je souligne. Cf. Didier Franck : « La défection de la phénoménologie », Philippe Fontaine et Ari Simhon, Emmanuel Levinas, phénoménologie, éthique, esthétique et herméneutique, Le Cercle herméneutique éditeur, 2007, p. 17-39. 185 Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 26-27. 186 Ibid., p. 28, je souligne. 187 Pour plus de précisions sur ce Merleau-Ponty, Emmanuel de Saint-Aubert et Clara Da Silva Charrak, Merleau-Ponty. Le corps et le sens, Paris, PUF, 2005. 188 « Essence religieuse du langage, lieu où la prophétie fera surgir les saintes écritures, mais que toute littérature attend ou commémore, qu’elle le célèbre ou qu’elle le profane. D’où le rôle éminent que jouent, dans l’anthropologie de l’humain et non seulement dans la superstructure et la fragilité de ses structures – les littératures dites nationales, Shakespeare et Molière, Dante et Cervantès, Goethe et Pouchkine », Au-delà du verset, op. cit., p. 8. 189 Hors Sujet, op. cit., p. 219. 190 Ibid., p. 213-223. 191 E. Levinas, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 41.

192 Ibid., p. 216, je souligne. 193 Ibid., p. 217. 194 Ibid. 195 Kafka ira au plus loin dans l’art de donner à lire ce qui, si désordonné que cela semble, éveille et fait sens, un sens perdu, mais davantage sens que tout ce qui se prétend tel, et Kafka le dit avec humour. Stéphane Mosès, Exégèse d’une légende. Lectures de Kafka. Éditions de l’éclat, 2006. 196 Noms propres, op. cit., p. 143-157. 197 Ibid., p. 152. 198 Ibid., p. 155. 199 Ibid., p. 152. Dans son livre magnifique, – Miroirs de l’identité. La littérature hantée par la philosophie, Hermann, 1996, Jean-François Marquet le note aussi, entre autres choses dans « Proust, la fête inconcevable » (p. 169-203) : « Autrui (et toute chose) n’est vraiment lui-même que là où je ne suis pas » (p. 171) et « … la révélation du corps d’autrui, dans sa souffrance, sa jouissance et sa mort me rend l’autre absolument étranger, mais en même temps l’arrache au plan des “phénomènes” maîtrisés pour me confronter à ce qui en lui est le plus irrévocablement lui-même » (p. 177). 200 Ibid., p. 155. 201 « Rien n’est plus étranger à moi qu’autrui. Rien n’est plus intime que moi à moi-même » (Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 178). 202 Noms propres, op. cit., p. 15-25. 203 Sur Agnon, rien de mieux que la présentation d’ensemble que Scholem : « Samuel Joseph Agnon : le dernier classique hébraïque ? ». Fidélité et utopie, Calmann-Lévy, 1978, p. 187-213. 204 Noms propres, op. cit., p. 18. 205 Ibid., p. 20. 206 Ibid., p. 21. 207 Scholem lui-même, économe dans l’éloge, parle d’« ahurissante réussite linguistique » (p. 210). 208 Noms propres, op. cit., p. 19. 209 Ibid., p. 16. 210 Dieu, la Mort et le temps, Grasset, 1993, en est comme le sillage. 211 Noms propres, op. cit., p. 65. Peut-être le motif profond de quelques pages tendues sur Celan (« De l’Être à l’Autre », p. 59-66). 212 Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 12. 213 Hors Sujet, op. cit., p. 95. 214 Au-delà du verset, op. cit., p. 204. 215 Noms propres, op. cit., p. 22. 216 Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 165. 217 Ibid., p. 174. 218 Ibid., p. 175. 219 Hors Sujet, op. cit., p. 142. 220 « Le mode de révéler ce qui demeure autre malgré sa révélation n’est pas la pensée mais le langage du poème… écrire, serait revenir au langage essentiel qui consiste à écarter les choses dans les mots et à faire écho à l’être…. » Sur maurice Blanchot, op. cit., p. 14 sq. 221 Ibid., p. 66 et 122. 222 Xavier Tilliette, Les philosophes lisent la Bible, Le Cerf, 2001.

EMMANUEL LEVINAS AVEC SHAKESPEARE, PROUST ET RIMBAUD PAR ÉRIC MARTY Shakespeare. Le XXe siècle n’a pas dérogé à cette vieille tradition française qui veut que la philosophie se commette avec la littérature et fasse chambre commune avec elle, assumant tout ce que cela comporte de malentendus, de captations d’héritage, de violence, de contresens, d’inceste, de fascination réciproque, d’alliances, d’inventaires, de mimétisme et d’admiration. On aura reconnu là Sartre, Camus, Bourdieu, Derrida, Deleuze, Althusser, Foucault, Rancière… Cette histoire de famille mériterait d’être interrogée plus profondément qu’elle ne l’a été, tant l’ambivalence et l’équivoque sont sa marque constituante. Mais il semble qu’avec Levinas, c’est une autre histoire. D’une certaine manière, il ressemble, c’est vrai, à tous ceux que l’on a cités. Pour lui aussi, la littérature est une réserve de pensées, de formules, d’attitudes, de situations immédiatement exploitables au profit de la philosophie, au point même que parfois on croit déceler chez lui un peu de cette coquetterie de lettrés si commune aux philosophes : ainsi quand la comtesse de Noailles vient à son secours pour expliquer la synesthésie 223… Le plus souvent, en fait, les citations littéraires chez Levinas n’ont rien d’illustratif ni d’ornemental. Elles surviennent à un moment où la description conceptuelle devient si vertigineuse que, peut-être, seul le monde de la fiction peut nous figurer ce qu’il tient à nous faire voir. Dans Totalité et Infini, abordant la question du langage et du silence sous l’intitulé prometteur de « L’anarchie du spectacle : le malin génie », il pose le rire comme le véritable envers du langage ou du moins, il pose que l’envers du langage est « comme un rire 224 », un rire qui cherche à détruire le langage, et par lequel l’émergence du monde silencieux des faits devient celle d’un monde ensorcelé : « Situation que créent des êtres ricanants, communiquant à travers un labyrinthe de sous-entendus que Shakespeare et Goethe font apparaître dans les scènes de sorcières où se parle l’antilangage et où répondre 225 serait se couvrir de ridicule ».

La référence littéraire est elliptique, et cette ellipse suppose une longue et ancienne fréquentation des classiques pour l’auteur qui crédite le lecteur d’une mémoire aussi vive que la sienne. Pour comprendre parfaitement ce que Levinas veut dire il faut se remémorer une ou deux scènes de Macbeth et la « Nuit de Walpurgis » du Faust. Si l’on veut comprendre quelque chose aux relations de Levinas et de la littérature, il convient d’abord de noter immédiatement qu’il y a, chez lui, un art de l’ellipse dans la source des citations qui mériterait toute une étude. Ainsi, à propos de Proust, lorsqu’il est question des possibles qui structurent le monde de la fiction et qui sont comparés à « l’ombre de Banco 226 ». L’allusion est

doublement obscure pour qui ignore qui est Banco puisqu’en outre le mot « ombre », vague et trompeur, désigne en réalité le spectre du personnage que Macbeth a assassiné et qui apparaît à la scène 4 de l’acte III de la pièce s’asseyant à la place de son meurtrier. Mais pour qui connaît mieux Levinas que Shakespeare, il lui reviendra vite à la mémoire une autre référence plus explicite à ce fameux « Banco », et l’allusion sera clarifiée. En effet, dans « énigme et phénomène 227 », déjà Levinas, à propos du « parler » comme énigme, définissait, au-delà des significations, le « Dire », c’est-à-dire le visage, comme une suite d’insinuations aussitôt réduites à néant comme, écrivait-il, éclatent « les bulles de la terre dont parle Banco au début de Macbeth 228 ». C’est à la scène 3 de l’acte I, alors que Banco et Macbeth ont rencontré les trois sorcières et qu’ils les ont vainement interrogées, et que celles-ci s’évanouissent dans l’air. Banco alors prononce les mots cités par Levinas et qui servent à décrire l’extrême discrétion, l’énigmatique timidité du Dire : « les bulles de la terre 229 ». Par cette référence plus précise, s’éclairent ainsi les deux allusions précédentes, celle à propos de Proust et celle où Goethe et Shakespeare étaient associés dans Totalité et infini. Tout se résout ainsi. On a compris. Mais non, rien n’est résolu car il y a une énigme supplémentaire : la référence élucidante, celle où Levinas, cessant d’être elliptique, fournit le titre de la pièce et presque exactement l’endroit même où se situe la citation (« au début de Macbeth », écritil), cette référence élucidante donc, est en fait elle-même profondément obscure quant à la valeur de la culture comme élément dévoilant pour la compréhension métaphysique. En effet, dans ce texte très important « énigme et phénomène », Levinas établit et explore une opposition centrale dans son système ; opposition entre d’une part les significations mondaines, explicites, inscrites dans l’ordre du Monde qui relèvent du Dit et, d’autre part, le chuchotement, le dérangement d’un murmure, sorte de clin d’œil de l’Autre effacé à peine apparu qui relèvent donc du Dire. Or ce « Dire » énigmatique, Levinas le distingue avec une certaine brutalité de ce qui appartient à la culture, au champ de la culture, mais paradoxalement pour ce faire requiert, on l’a vu, une référence culturelle (Macbeth). Cette mise à distance de la culture, cette opposition du « Dire » et de la littérature apparaît d’abord quand Levinas distingue le « dire » de ce qu’il appelle avec une certaine condescendance, des « énigmes “poétiques”, “littéraires”, “verbales” 230 ». Puis, quand, après avoir concédé que le Dire produit de « nouvelles significations » dont le renouvellement constitue « la vie culturelle », il précise que ce « Dire » n’est pas pour autant maîtrisé par ces nouvelles significations surgies du dérangement et du désordre qu’il a produits. Le Dire produit ces nouvelles significations mais leur échappe immédiatement car c’est une insinuation « aussitôt réduite à néant » que seule « une oreille à l’affût, collée à la porte du langage » peut entendre 231. Ainsi la culture, les productions culturelles, les littératures n’apparaissent-elles que comme les artefacts d’une instance bien plus profonde et dont la nature est autrement qu’être, étrangère à toute facticité fût-elle esthétique. Mais alors que signifie ici le fait pour saisir le « Dire », en tant qu’il ne relève pas de la « vie culturelle », ni du « poétique », ni du « littéraire », ni du « verbal », d’avoir recours précisément à la vie culturelle, au poétique, au littéraire, au verbal par le biais d’une citation de Macbeth ? Or la question que nous posons ici est essentielle, elle est celle qui soutient au fond l’idée que Levinas, tout en jouant avec la littérature à peu près et apparemment à la manière des philosophes contemporains, s’en distingue en réalité très profondément par quelque chose d’obscur. Avec Levinas ce qui est profond est subtil, comme ce que l’on vient de mettre au jour le laisse présager : cette distinction n’est pas thématisée, elle se devine dans des traces, dans des indices, dans des signes

qui, on le voit, relèvent non de l’énoncé philosophique, mais de son énonciation, non du dit, mais du dire : distinction cachée et présente et repérable seulement à des actes d’une rhétorique soustractive : l’ellipse, la dénégation. Pour comprendre cette distinction, sans prétendre pour autant en proposer une synthèse, il faut l’explorer. Nous nous proposons d’ouvrir le chemin au travers de deux exemples, après celui de Shakespeare, ceux de Proust et Rimbaud. Proust Tout comme le grand texte sur Celan « De l’être à l’autre » est une violente explication avec Heidegger, le commentaire de Levinas sur Proust en est une, non moins importante, avec Sartre. Les deux articles, le premier de 1972, le second de 1947, sont d’ailleurs tous deux réunis dans le livre le plus « littéraire » de Levinas, Noms propres (1976). La polémique avec Heidegger, par l’intermédiaire de Celan, est d’autant plus singulière que, si Levinas y maltraite parfois brutalement la philosophie heideggérienne, c’est sans jamais citer le nom du philosophe, sauf une fois et, contre toute attente, sur un ton plutôt positif en écrivant : « Paul Celan – que Heidegger a su célébrer au cours de l’un de ses séjours en Allemagne 232 ». La totalité du texte malmène donc Heidegger dans un anonymat délibéré qui peut avoir quelque chose d’énigmatique. Ironie acide à propos de « la fameuse langue qui parle, dans le fameux die Sprache spricht 233 », commentaire plus moqueur lorsque, mettant en évidence la proximité de Celan avec les catégories de Martin Buber (celles, fameuses, du Je et du Tu), il propose cette description acide de la poétique de Heidegger : « une géniale exégèse descendant souverainement sur Hölderlin, Trakl et Rilke du mystérieux Schwarzwald pour montrer la poésie ouvrant le monde, et le lieu entre terre et ciel 234 ». Enfin, c’est à nouveau Heidegger qui est évoqué quand, là encore sans que le nom de celui qui fut jadis son maître n’apparaisse, Levinas énonce alors violemment son opposition à la philosophie heideggérienne : « Rien n’est plus étrange ni plus étranger que l’autre homme et c’est dans la clarté de l’utopie que se montre l’homme. Hors de tout enracinement et de toute domiciliation ; apatridie comme authenticité 235 ! » Les points d’exclamation sont rares chez Levinas et nul doute, qu’ils ne soient ici un moment de colère. C’est l’occasion d’ailleurs pour lui de restituer ce qu’il y a de profondément juif chez Celan : « Terre natale ou terre promise ? Vomit-elle ses habitants quand ils oublient le parcours circulaire qui leur a rendu familière cette terre, et leur errance qui n’était pas pour le dépaysement, qui était dépaganisation ? 236 Mais l’habitation justifiée par le mouvement vers l’autre, est d’essence juive ».

De quoi s’agit-il ? Peut-être de sauver Celan de la philosophie. Plus sûrement encore, puisque le texte se termine sur le mot « libido », c’est-à-dire « désir », faire du chemin avec l’acte poétique, en tant que celui-ci sauve le Dire du Dit, inscrit la bonne équivoque, destitue dans la parole ce qui pèse lourdement sur elle dans la pesanteur arrogante du savoir objectif : la connaissance. Telle est l’audace de Levinas donc qui, par exemple, avec Proust, l’autorise à cheminer librement. Cheminer avec Proust, qui introduit à « la liberté la plus folle » dans un monde « revenu à Sodome et Gomorrhe 237 ». Cette fois-ci, ce n’est pas de Heidegger dont il faut se débarrasser, c’est Sartre, donc, qu’il faut neutraliser, lui, qui a déjà mis Proust dans les poubelles de la philosophie en reconnaissant dans son œuvre les analyses psychologiques de Ribot : « Même pas celle de Bergson, celle de Ribot » écrit Sartre de toute sa hauteur en 1938, nous signale Levinas 238.

Cette arrogance sartrienne, comme celle de Heidegger, consiste à se refuser à la vertigineuse liberté du langage, c’est-à-dire de l’autre. Seul alors Levinas semble en mesure d’en reconnaître les traces et pour cela accepte de pénétrer ce monde ambigu où, contrairement à ce qui s’opère dans le discours strictement philosophique, « les vérités ou les erreurs ne valent pas pour elles-mêmes 239 », où le monde qui apparaît est celui de « l’indétermination absolue 240 ». Pour autant, le renversement que Levinas opère à l’égard de la vulgate proustienne ou plutôt antiproustienne, représentée ici, selon lui, par Sartre, est néanmoins philosophique et consiste à montrer que dans ce monde où « l’éthique est finie » et d’où sont bannies « les règles morales », la question de l’autre, celle de l’altérité de l’autre, l’amour de l’autre, sont portés au leur plus haut point de compréhension et d’élucidation. Selon Levinas, le mystère chez Proust, c’est le mystère de l’autre et la formule de ce mystère tient essentiellement en un personnage, celui d’Albertine, sur lequel il concentre toute son analyse : « Savoir ce que fait Albertine, et ce que voit Albertine et qui voit Albertine, n’a pas intérêt par soi-même comme savoir, mais est infiniment excitant à cause de son étrangeté foncière en Albertine, à cause de cette 241 étrangeté qui se moque du savoir ».

Et c’est bien dans cette opposition entre altérité et savoir que Levinas peut déployer le subtil vertige de cette étrangeté : vertige où tout savoir vacille. Mais c’est aussi là que « l’antiphilosophisme » circonstanciel de Levinas est pour lui l’occasion de donner une leçon de philosophie à Sartre, car il montre alors que l’identification de l’Être et du savoir n’est que l’ultime vestige à moitié détruit de l’idéalisme, et qu’en conséquence, c’est un autre couple qui doit lui succéder pour que la pensée commence : celui de l’autre et du désir. Et c’est jusque dans la mort et le néant que l’altérité brille le plus profondément : « Les données objectives que Proust pourra recueillir à son sujet après sa mort, ne détruiront pas le doute qui l’entourait quand ses mensonges masquaient ses évasions. Quand elle n’est plus là pour défendre son absence, quand les évidences abondent pour ne plus laisser place au doute, ce doute subsiste intégralement. Le néant d’Albertine découvre son altérité totale. La mort c’est la mort d’autrui contrairement à la philosophie 242 contemporaine attachée à la mort solitaire de soi ».

On l’a compris. Ce qui anéantit pour Levinas la philosophie sartrienne, celle de L’Être et le néant – puisque nous sommes en 1947 –, c’est Proust, ce Proust que Sartre assimilait dédaigneusement à Théodule Ribot. On aura remarqué que, dans ce coup de grâce, le nom de Sartre n’est même plus prononcé, c’est une périphrase qui le désigne : « la philosophie contemporaine ». Comme Celan, Proust ouvre à un autre type de pensée, espace plus incertain, espace de dérangement, espace dérangé, espace de la trace, de l’autre, du visage incertain de l’autre. Reste pourtant quelque chose d’énigmatique. Levinas n’a-t-il pas écrit que, dans le monde proustien, l’éthique était finie ? Cette fin de l’éthique n’est pas rien puisque l’âme, en ce monde, s’invertit en un « hors-la-loi », puisque son « amoralisme » nous ouvre à la liberté la plus folle, puisque la magie est « comme un sabbat fantastique » : « Dans un monde revenu à Sodome et Gomorrhe, les relations s’établissent entre les termes qui semblaient 243 les refuser. Tout est vertigineusement possible ».

Pourtant si dans le monde de Proust « l’éthique est finie », si le monde est en proie à cette

sorcellerie, ce « Sabbat », dont on a déjà fait état à propos de Shakespeare et Goethe, cette fin de l’éthique, propre au monde corrompu de la fiction proustienne, ouvre néanmoins, en deçà de ce monde, souterrainement à lui, à ce que Levinas appelle « la vie intérieure » dont l’aliment est l’insatiable « curiosité pour l’altérité d’autrui ». Cette « vie intérieure », dont le narrateur proustien est l’unique porteur, fait que ce dernier ne se confond pas avec ce monde, qu’il n’est pas entièrement absorbé par lui, car ce monde, ce monde déchu est précisément un ordre étranger à ce qui s’opère entre le narrateur et autrui, entre le narrateur et l’altérité que ce monde n’admet pas. C’est alors que s’opère l’ultime renversement, et le plus important, puisque l’apparent « non amour » du narrateur pour Albertine, devient la figure de l’amour même, si l’amour, loin d’être la fusion de deux en un comme pour l’idéalisme, est cette lutte avec l’insaisissable, si éros, dans sa « pureté ontologique », est relation directe avec ce qui se donne en se refusant, avec autrui en tant qu’autrui, avec le mystère 244. Si Abraham plaide pour les éventuels justes de Sodome et Gomorrhe, si cette plaidoirie même est rejetée par Dieu et ridiculisée par Proust qui, l’évoquant dans La Recherche, prétend que les pseudo justes qui ont trompé l’ange de Sodome étaient des « invertis honteux », Levinas, qui ne pense pas les choses en termes de « monde », entend, y compris là où l’éthique est finie, dans Sodome, dans la Recherche, la trace subjective qui, pour être cette trace, ne peut pas ne pas accueillir cette tension vers autrui qui lui donne forme. Que cette trace subjective, nécessairement liée à l’autre dans son altérité, soit trace du désir, ouvre vertigineusement la question de l’éthique dans un au-delà de la morale, et on a alors le sentiment qu’en fondant l’éthique sur l’altérité, Levinas est prêt à aller beaucoup plus loin que les plus grands immoralistes, qu’ils se nomment Sade, Nietzsche ou Genet, dans l’exploration des fondements mêmes de cette éthique dont le visage, support en effet vertigineux, est l’unique médium. On dira enfin que l’absence dans le texte de Levinas du mot « perversion » à propos de Proust, loin de relever d’une dénégation ou d’une innocence, suppose au contraire que Levinas fait de la position perverse un élément solidaire de toute attitude humaine, impliquée en quelque sorte dans l’existence dont elle n’est qu’une variation toujours déjà supposée, et ne méritant donc nullement un traitement particulier par lequel le sujet pervers serait en quelque sorte mis à part de la communauté humaine et donc nommé comme tel. Rimbaud L’acte de ne pas nommer, on l’a vu, n’est jamais insignifiant. De Shakespeare à Proust, en passant par Heidegger, que de significations profondes et multiples ! On peut entendre ces silences également comme la forme d’une extrême violence ou d’une extrême non-violence. Mais, parfois, l’ellipse du nom est plus profonde encore, plus mystérieuse aussi et, parmi elles, il y en a une qui nous requiert particulièrement, celle du nom de Rimbaud dont l’œuvre est invoquée sur un mode extrêmement critique, voire polémique tout au long de la section I de l’un des livres capitaux de Levinas, Totalité et Infini. Cette absence du nom de Rimbaud saute au visage dès les premières lignes de cette section : « “La vraie vie est absente”. Mais nous sommes au monde 245 ». On aura reconnu tout d’abord une citation littérale d’Une saison en enfer, extraite de « Délire I », et, immédiatement après, une citation rectifiée, prise dans le même ensemble, où Rimbaud avait écrit immédiatement à la suite : « Nous ne sommes pas au monde ». Étrange procédure qui ne dit rien d’elle-même, de son sens, de sa valeur, de ses raisons. Pourquoi partir de Rimbaud ? Pourquoi ne pas le nommer ? Pourquoi le citer scrupuleusement, puis le citer à

l’envers ? Si l’on est obligé de prendre au sérieux cette « convocation » de Rimbaud, c’est que Levinas n’en reste pas là. Toute la première section de son livre est une discussion serrée, difficile et intense de Rimbaud dont le nom reste pour autant absent. À la mansuétude dont Proust avait bénéficié, malgré Sodome, malgré Gomorrhe (ou peut-être à cause d’elles), succède une particulière intransigeance à l’égard de Rimbaud. La première allusion qui suit la citation d’Une Saison en enfer, vient très vite, au paragraphe suivant et sous la forme d’une paraphrase du plus célèbre des « mots » du poète, le « Je est un autre » de la fameuse lettre du 15 mai 1871 246 : « L’Autre métaphysiquement désiré n’est pas “autre” comme le pain que je mange, comme le pays que j’habite, comme le paysage que je contemple, comme, parfois, moi-même à moi-même, ce “je”, cet 247 “autre” ».

Tout est encore allusif mais tout est clair : l’expérience rimbaldienne du « je est un autre » relève d’une expérience banale, triviale, mondaine (au sens phénoménologique) du sujet naturel. L’autre de ce « je » n’est pas plus autre que ne le sont les objets ou les êtres mondains du quotidien : le pain, le pays, le paysage. La seule distinction dont l’altérité du « je » bénéficie, c’est qu’elle ne relève pas de la quotidienneté à la différence du pain, mais du « parfois » : temps un peu moins neutre que celui du flux indifférent des jours mais qui, pour autant, est sans prestige, appartenant à un temps aléatoire et insignifiant. Le « je est un autre », selon Levinas, ne jouit pas du privilège d’appartenir à ce qu’il appelle le « désir métaphysique » qui, lui, tend vers « tout autre chose, vers l’absolument autre 248 ». Tout est clair, mais Levinas n’a pas levé l’énigme initiale. Le nom de Rimbaud n’est pas davantage apparu et aucune explication n’a été fournie sur la nécessité de maintenir une référence polémique avec le poète. Ce que l’on commence à comprendre alors c’est que si le nom est effacé, si le texte est mutilé, paraphrasé anonymement, c’est peut-être qu’au fond Rimbaud n’illustre qu’une expérience doxique, une expérience commune, celle du sens commun, de la doxa, celle de tout un chacun. Dureté de Levinas ! Cette dureté n’est en rien caprice puisque, tout en suspendant le nom de Rimbaud dans un silence qui vaut pour une annulation, Levinas y revient. Après avoir expliqué ce qu’était le désir métaphysique comme « générosité qui se nourrit de sa faim », comme figure dont l’objet est inanticipable, comme phénomène étranger au mouvement de l’adéquation entre l’idée et la chose, comme démesure, comme désir sans satisfaction, et qui « entend l’éloignement, l’altérité et l’extériorité de l’Autre » comme rapport au « Très Haut », comme rapport au transcendant, Levinas revient à Rimbaud et de manière plus dure encore. La première étape de ce retour est l’énoncé selon lequel il y a « une séparation radicale entre le Même et l’Autre 249 » : séparation qu’aux yeux de Levinas, Rimbaud est coupable de vouloir combler 250. Levinas explique alors que l’altérité de l’Autre n’est possible que si l’Autre est autre par rapport à un terme dont l’essence est d’être le Même absolument. Le Moi est donc l’identité par excellence, ce qu’il appelle « l’œuvre originelle de l’identification ». C’est alors que le coup de grâce peut être porté, et c’est avec une certaine solennité rhétorique que Levinas provoque Rimbaud, notamment par le procédé d’amplification qui consiste à assener à deux reprises le même axiome en tête de paragraphe et qui sonne le glas des aspirations rimbaldiennes : « Le Moi est identique jusque dans ses altérations 251 ». C’est en effet à deux reprises que Levinas propose cet axiome. Une première fois avec Descartes.

Belle vengeance pour le philosophe dont on sait qu’il était la cible, elle aussi innommée, de Rimbaud dans sa lettre, et qui le parodiait ironiquement : « C’est faux de dire Je pense : on devrait dire on me pense 252. » Si le Moi est identique jusque dans ses altérations, c’est parce que c’est lui qui « se les représente et les pense ». Réfutation classique où l’empire du cogito semble sans limite. Mais ce n’est peut-être pas suffisant. Levinas donc récrit l’axiome et cette fois-ci, c’est au travers de La Phénoménologie de l’Esprit de Hegel que Rimbaud est réfuté. Dans cette nouvelle explication, Levinas laisse place au doute. Il admet tout d’abord que le « moi qui pense s’écouter penser ou s’effraie de ses profondeurs » est « un autre », mais c’est tout aussitôt pour annuler cette apparente concession en se moquant de la puérilité d’une telle « découverte » puisque l’expérimentation du « je est un autre » ne découvre par là que « la fameuse naïveté de la pensée qui pense » : « Il s’écoute penser et se surprend dogmatique, étranger à soi ». La critique qui suit est sans ambiguïtés : « Mais le Moi est le Même devant cette altérité, se confond avec soi, incapable d’apostasie à l’égard de ce “soi” surprenant ».

Hegel vient confirmer alors le diagnostic où « l’universalité du Même s’identifie dans l’altérité des objets pensés 253 ». Hegel est abondamment cité comme s’il fallait opposer à la paraphrase anonyme de Rimbaud un discours littéral et authentifié par un nom. Mais s’agit-il bien de Rimbaud ? Oui, aucun doute là-dessus. Levinas a la cruauté de nous le faire savoir puisqu’il ajoute aussitôt : « L’altérité du je, qui se prend pour un autre, peut frapper l’imagination du poète, précisément parce qu’elle n’est que le jeu du Même : la négation du moi par le soi est précisément l’un des modes d’identifications du 254 moi ».

La périphrase utilisée, « du poète », finit par nommer Rimbaud avec une certaine méchanceté, renvoyant celui-ci à une catégorie générale, à la manière dont Hegel, lui aussi, avec cruauté, commentait toutes les supercheries de la conscience de la « belle âme », chez l’homme de lettres 255. Puis, Levinas reprend toute la question, celle qu’il avait posée dès la première ligne de son livre en délivrant l’antiphrase « Mais nous sommes au monde ». Car, explique alors Levinas, si le je pouvait s’altérer en Autre, le Monde en tant qu’il est étranger et hostile, devrait en toute logique altérer le moi, or ce n’est pas le cas : « La manière du Moi contre l’ “autre” du monde, consiste à séjourner, à s’identifier en y existant chez soi. Le Moi, dans un monde, de prime abord, autre, est cependant autochtone 256 ». Ainsi le « Mais nous sommes au monde », incompréhensible placé là où il était au début du livre, hors de toute argumentation, trouve ici sa justification et s’inscrit comme une étape parmi d’autres de la réfutation philosophique du « je est un autre ». La suite du texte de Levinas a pour objet de montrer que le véritable Autre, c’est l’autre comme Autrui, et Rimbaud est alors régulièrement évoqué avec plus ou moins d’insistance ou d’indifférence comme une figure naïve ou médiocre, pré-métaphysique, de cette incapacité d’opérer cette rencontre avec Autrui. Notre objet n’est pas ici d’expliquer la philosophie de Levinas mais de comprendre quelque chose de très singulier : la liquidation de Rimbaud par Levinas, et cette violence dont Jacques Derrida, dans un texte fondamental « Violence et métaphysique 257 », a mis en évidence la profondeur. D’ailleurs, si notre propos était strictement philosophique, nous devrions remarquer que, dans des textes ultérieurs, la question se complique puisque par exemple dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, plus tardif (1974), Levinas modifie sa position ou la fait varier : l’épiphanie même d’autrui dans son altérité n’apparaît possible que dans la mesure où le « Moi » n’est pas d’abord un sujet

identique, comme Totalité et Infini le pose, mais d’emblée en soi exposé à l’altérité. Cette violence de Levinas n’est pas justiciable de la seule philosophie, elle implique beaucoup plus. Cette interrogation sera alimentée par une hypothèse qui a l’apparence de la facilité, facilité qu’on tentera de suspendre par l’analyse concrète des textes. L’hypothèse est que si Levinas agit de manière aussi intrigante ce n’est nullement en raison d’une incompréhension de Rimbaud mais inversement en raison d’une intimité profonde avec lui et du pressentiment du risque que cette intimité fait courir. Cette intimité profonde de Rimbaud et Levinas tient à la communauté des thèmes, des signifiants qui, dans l’une et l’autre œuvre, se font écho : le visage, autrui, la charité, la honte… Thèmes et signifiants que Levinas feint d’ignorer. Il est tout à fait frappant que la première conséquence du « je est un autre » tel que Rimbaud le décrit dans sa lettre du 15 mai 1871, et qui est son retournement radical, touche à la question du visage. Si dans un premier temps, la description s’apparente à l’interprétation hégélienne proposée par Levinas 258, Rimbaud n’est pas si naïf. Il a bien conscience que le « je » demeure dans la sphère du « Même ». Et c’est pourquoi il opère un saut dont la cible est le visage par où il s’extraie de la position pré-métaphysique où Levinas le place : « Mais il s’agit de se faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage 259 ». Comme c’est étrange ! Rimbaud prononce et trace le mot levinassien entre tous, le mot levinassien par excellence (« visage »), et Levinas n’en fait rien. Contrairement à ce que l’on repère dans l’idéologie du XIXe siècle, la défiguration n’est pas chez Rimbaud comme elle l’est chez Hugo ou de manière symétrique chez Baudelaire auxquels les deux exemples sont empruntés, marque du malheur. Malheur de l’aliénation sociale avec les « comprachicos » de L’Homme qui rit de Hugo, malheur de la conscience malheureuse aux verrues avec « La Fanfarlo » de Baudelaire. L’homme est séparé de l’homme (son essence) pense Hugo en hégélien de gauche, c’est pourquoi il est défiguré, le poète est séparé du beau, pense le dandy baudelairien, et il en tire la même conclusion 260. Rimbaud, lui, est au-delà de la position de la belle âme hugolienne et de la conscience malheureuse baudelairienne, l’aliénation est au contraire visée, désirée et effectuée par la défiguration, massacre du visage des voleurs d’enfants, pourrissement décadent des verrues, car il n’y a pas d’essence de laquelle on serait séparé. Et, en ce sens, il est pleinement hégélien, proche du Hegel antiromantique, il pense comme Hegel que pour être séparé de l’essence (l’essence de l’homme, l’essence du beau), il faut croire aux essences et que pour croire aux essences il faut en être séparé 261. On le comprend, l’accès à l’altérité du « je est un autre » n’est pas simple jeu de mots ou jonglerie verbale. Il a pour étape fondamentale l’attentat contre le visage et, on l’aura remarqué contre son propre visage. Le sujet ne peut pas rester alors le même « jusque dans ses altérations » mais peut s’ouvrir – tout comme le face à face avec autrui chez Levinas – à « ce qui dépasse l’idée à ma mesure » et m’apporte plus que « ce que je contiens 262 » : c’est ce que Levinas appelle le désir d’infini que le désirable suscite au lieu de le satisfaire, et dont l’équivalent rimbaldien serait « l’Inconnu » : terme que Rimbaud emploie dans sa lettre du 15 mai 1871 pour marquer l’enjeu même du processus d’altération volontaire. Pourtant, s’il y a une intimité entre Levinas et Rimbaud, elle ne se situe pas dans le fragile parallèle que nous venons d’esquisser, car c’est une intimité obscure, négative, placée au cœur de « l’échec »

rimbaldien lui-même, cet « échec », celui du « je est un autre », que Rimbaud écrit, et dans quels termes !, dans Une Saison en enfer. L’écriture de l’échec se situe au beau milieu de la section « Alchimie du verbe », là où le narrateur reconstitue sa brève « carrière » de poète. Le « je est un autre » n’est plus un simple vœu mais est décrit comme praxis poétique, ce que Rimbaud appelle un « opéra fabuleux » : « À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une 263 de leurs autres vies ».

Tout va bien. L’espèce de communisme de l’altérité fonctionne à merveille : chaque être est le lieu libre de possibles enfin libérés, chaque vie est faite « d’autres vies ». Chacun, comme une monade, réalise l’expérience de l’altérité en intériorité. Mais cet opéra connaît un fameux « couac » quand après avoir évoqué un « monsieur » qui est un ange ou une famille qui est une « nichée de chiens », Rimbaud en arrive à lui-même : « Ainsi j’ai aimé un porc ». Alors, le récit bifurque brusquement et se noue autour d’un mystérieux malheur qui détruit désormais toute possibilité de vie chez le narrateur. Le « je est un autre » a tout prévu, tout programmé à l’exception précisément d’autrui, à l’exception du « j’ai aimé ». On ne commentera pas ici en détail cet énoncé 264, sinon pour dire deux choses. La première c’est qu’en effet, si l’expérience de l’altérité du « je est un autre » n’est en fait qu’une expérience du Même, c’est-à-dire du Moi, c’est donc que « je est un autre » n’a d’autre signification que d’être un refus d’autrui, et si l’altérité ne masque que ce refus d’autrui alors, cela signifie que pour un tel sujet, autrui, l’autrui réel, ne peut être qu’un porc, c’est-à-dire la forme inférieure du Même, la forme inférieure du Moi. La seconde est que si le désir – au sens de Levinas – fait irruption dans la sphère du Même, d’un Même pour qui autrui ne peut être qu’un porc, alors la relation d’altérité ne peut être expérimentée et vécue que sur le mode déchu du sado-masochisme. Et c’est en effet ce dont le narrateur d’Une saison en enfer, s’oblige à faire l’aveu, dans la première partie de « Délires », par le récit de la « Vierge folle » où Rimbaud, par une exception très remarquable dans cette œuvre, cède momentanément la parole à l’autre, la « vierge folle », autre nom du « porc », qui nous livre donc, depuis cette altérité inférieure, un unique portrait du narrateur, sur le mode d’une relation maître-esclave, un rituel sado-masochiste. Nous retrouvons alors ce dont Levinas avait en quelque sorte exempté Proust : la perversion. Mais, avec la perversion, nous retrouvons également un thème souterrainement éminent chez Levinas. Sur le masochisme, nul doute que, sans en faire un enjeu capital, on ne peut qu’être attentif à la sensibilité de Levinas quant à cette question et à ce risque. Ainsi, traitant de tous les aléas que suppose une philosophie de l’altérité, Levinas de manière significative notait dans ses très beaux entretiens avec François Poirié : « On me dit que je raisonne en masochiste. Nous sommes dans le masochisme et déjà un peu dans l’éthique 265 ». Qu’est-ce que cela veut dire ? On peut penser que cela ne veut rien dire, que c’est « une façon de parler » ; on peut penser aussi que si cela signifie quelque chose, alors il faut aller au-delà des apparences. Ce « quelque chose », c’est ce que Levinas se refuse à ignorer, à savoir le versant psychique de tout acte de pensée, versant auquel s’articule immédiatement, comme on le sait, le versant éthique 266. Et ici, ce que Levinas n’ignore pas, c’est précisément la version masochiste, la

version perverse de toute pensée de l’autre. C’est cela même que Jacques Derrida avait lui aussi perçu avec une acuité extrême en écrivant que « Dieu seul empêche le monde de Levinas d’être celui de la pire et pure violence, le monde de l’immoralité elle-même 267 ». Telle est sans doute l’explication qui justifie que Levinas juge pertinent le soupçon de masochisme qui pèse sur la pensée 268 étant bien entendu que ces catégories de sadisme et masochisme traversent plusieurs champs et sont ici des catégories pleinement philosophiques comme elles le sont par exemple dans L’Être et le Néant, dans les grands textes de Blanchot, Klossowski, Lacan sur Sade ou celui de Deleuze sur Masoch. La question, si elle relève en partie du champ psychique, n’est en rien « psychologique » et touche à la philosophie de Levinas dans sa totalité. Allons plus loin, car l’articulation du masochisme et de l’éthique se situe pleinement dans sa possibilité maximale, avec l’acte de charité qui est tout à la fois au cœur de la pensée de Levinas et au cœur du projet rimbaldien. Cette articulation possible, Levinas en fait d’ailleurs état sur un mode très proche que celui utilisé par Derrida dans la citation que nous avons extraite de « Violence et métaphysique » : « Le bonheur austère de la bonté invertirait son sens et se pervertirait s’il nous confondait avec Dieu 269 ». On comprend alors que pour Levinas, seule l’extériorité comme catégorie positive et ouvrante, qui reçoit ici le nom de Dieu, est susceptible d’accueillir le sens de la relation à l’autre (la bonté, la charité) et de protéger le sujet de l’inversion du sens et de la perversion. Or, c’est précisément à cette « déchéance » que mène le « je est un autre ». Le refus de l’extériorité, le refus d’autrui, après avoir mené le sujet à poser que tout autrui « réel » est un porc, conduit ce même sujet à vivre la charité à laquelle il est paradoxalement mené, sur le mode pervers de l’inversion gnostique et masochiste. Après s’être défiguré, mutilé, enlaidi 270 dans la logique déjà exprimée dans la lettre du 15 mai 1871, le sujet rimbaldien est celui qui fréquente les bouges, pleure en considérant ceux qui l’entourent, bétail de misère : « Il avait la pitié d’une mère méchante pour les petits enfants », il est celui dont la « charité est ensorcelée », il est celui qui doit en aider d’autres puisque c’est un devoir et quoique ce ne soit guère ragoûtant » selon ses dires 271. Il est par excellence le « cœur charitable 272 » de la gnose, c’est-à-dire, en effet, de la charité invertie et pervertie qui se doit de participer à l’abjection, au bas, à l’immonde qu’elle est censée exorciser mais dont elle se nourrit. C’est tout à l’inverse de la position anti-gnostique de Levinas pour qui la relation à l’autre, à autrui est toujours tournée dans le face à face vers le haut y compris bien entendu quand ce visage est un visage suppliant puisque le visage est la manifestation de la hauteur où Dieu se révèle 273. Ainsi Rimbaud et Levinas sont-ils dans des positions symétriquement inversées et dont l’inversion symétrique est pensée par Levinas comme risque pour lui-même. Pour Rimbaud, autrui implique nécessairement un regard vers le bas, vers l’immonde, dans un mouvement avide de jouissance, c’est le regard masochiste de la gnose ; pour Levinas, le regard vers autrui est un regard entièrement requis par la hauteur, dans ce qu’il appelle avec précision le « bonheur austère de la bonté », c’est le regard saint du juif pour qui la dimension de hauteur où se place autrui est « la courbure première de l’être ». Le dernier point où se conclut le dialogue obscur entre Rimbaud et Levinas est la honte. La honte est chez Rimbaud, tout comme les expériences de l’amour et de la charité, une expérience de chute, de déchéance et de mutilation, comme le dit avec génie, le poème qui porte ce titre « Honte 274 ». La honte est au contraire chez Levinas une expérience entièrement positive car, contrairement à ce qui s’opère pour Rimbaud, le sentiment d’indignité n’est pas une « considération de fait 275 », c’est-à-

dire ne relève nullement d’une culpabilité nouée à de pseudo-actes, mais est subordonné à Autrui, à l’infini. Autrui n’est initialement ni fait, ni obstacle et « ne me menace pas de mort 276 » comme c’est le cas dans le poème de Rimbaud (« Tant que la lame n’aura / Pas coupé cette cervelle »), autrui est au contraire désiré dans la « honte » levinassienne.Et d’ailleurs, c’est précisément en exposant cette catégorie de la honte dans Totalité et Infini que Levinas, toujours sans le nommer, revient à Rimbaud pour s’en distinguer une nouvelle fois : « L’infini, l’Autre en tant qu’Autre, n’est pas adéquat à une idée théorique d’un autre moi-même 277 ». La position de Rimbaud est celle de la culpabilité des faits, c’est-à-dire une pensée de la faute, c’est-à-dire une pensée qui au travers du concept de faute rate la honte. Dans la faute, concept mondain, la beauté et l’infini de la honte s’invertissent et se pervertissent en morale du pouvoir et de la totalité comme l’atteste, dans ce très grand poème – celui de Rimbaud –, les références aux deux icônes du Pouvoir et de la faute, propres à la société : la guillotine et l’église 278. Levinas contre Rimbaud, c’est-à-dire Levinas intime de Rimbaud, plus intime de sa poésie et de sa pensée que ne le sont bon nombre des adulateurs du poète. Levinas contre Rimbaud, c’est-à-dire Levinas résistant à Rimbaud, résistant à la tentation gnostique, à la position masochiste, résistance qui est en réalité l’hommage le plus juste que l’on peut rendre à l’auteur de la Saison, celui qui dans « Génie », son plus beau poème, et sans doute le plus beau poème de la langue française, nous demande de le « renvoyer » : combat spirituel « aussi brutal que la bataille d’hommes ».

223 Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence [1974], Livre de poche, 2006, p. 121. 224 Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité [1961], Livre de Poche, 2000, p. 92. 225 Ibid. 226 Noms propres, Fata Morgana, 1976, p. 151, in « L’Autre dans Proust ». 227 In En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, [1949 et 1967], 2001. 228 Op. cit., p. 296. 229 « La terre a comme l’eau des bulles d’air, et celles-ci [les sorcières] en sont : où se sont-elles évanouies ? », Macbeth, I, 3, trad. F. V. Hugo, GF Flammarion. La référence à Macbeth dans Totalité et Infini est une référence au long cours, et cette œuvre apparaît vite comme l’un des intertextes du livre puisque Levinas y revient au moins à trois reprises. Tout d’abord autour de la question du suicide à l’occasion de laquelle il évoque le cri final de Macbeth vaincu « parce que l’univers ne se défait pas en même temps que sa vie » (op. cit., p. 155), puis il reprend cette question un peu plus tard et il cite cette fois-ci littéralement la pièce et en anglais « and wish th’estate o th’world were now undone » : « je voudrais que l’empire du monde fût anéanti en ce moment » op. cit., V, 5), (Levinas, op. cit., p. 256). Enfin, dans la section IV, à propos de la nudité érotique, il fait à nouveau allusion aux sorcières de Shakespeare (op. cit., p. 295). 230 Op. cit., p. 295. 231 Op. cit., p. 296. 232 Op. cit., Fata Morgana, 1976, p. 60. 233 Op. cit., p. 59. 234 Op. cit., p. 61. Schwarzwald désigne la « forêt noire ». 235 Op. cit., p. 64. 236 Ibid. 237 « L’Autre dans Proust », op. cit., p. 152. 238 Op. cit., p. 150. Théodule Ribot (1839-1916), professeur au Collège de France à la chaire de philosophie expérimentale et comparée est le fondateur en France de la psychologie empirique. 239 Op. cit., p. 150. 240 Op. cit., p. 151. 241 Op. cit., p. 153. 242 Op. cit., pp. 153-154.

243 Op. cit., p. 152. Rappelons ici l’insistance à maintenir la question de l’éthique à propos de Sodome et Gomorrhe dans sa critique de Kierkegaard qui, selon Levinas, n’a pas vu cette question « Existence et éthique » in Noms propres, op. cit., p. 109. 244 « L’autre dans Proust », op. cit., p. 155. 245 Op. cit., p. 21. 246 La formule apparaît dans cette lettre à Paul Demeny mais également dans celle du 13 mai 1871 adressée à Izambard, voir Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, Avant-propos de René Char, Poésie/Gallimard, 1999, p. 88. 247 Op. cit., p. 21. 248 Ibid. 249 Op. cit., p. 24. 250 Notons au passage que cette séparation radicale du Même et de l’Autre explique pourquoi, en effet, Levinas est profondément proustien et pourquoi il se reconnaît dans une certaine mesure dans l’éros proustien, dans l’éros qui associe le narrateur à Albertine. 251 Op. cit., p. 25. 252 « Lettre du 13 mai 1871 », op. cit., p. 84. 253 Levinas, op. cit., p. 25. 254 Op. cit., p. 26. 255 Ce n’est pas le lieu ici d’analyser la critique du point de vue strictement philosophique, notons tout de même que le recours à Hegel est problématique car le passage auquel Levinas fait référence n’est qu’une étape très provisoire de la description de la conscience de soi, et Levinas est obligé de préciser qu’il ne tient pas compte de cette limite (« Nous n’allons pas retenir de cette citation le caractère provisoire que comporte pour Hegel, l’évidence immédiate » (p. 26)) et d’autre part il n’est pas certain que le propos hégélien ait quelque chose à voir avec ce qu’écrit Rimbaud : c’est l’évidence immédiate qui fait que le différencié n’est pas différencié et donc que la conscience d’un autre, d’un objet qui fait face est nécessairement conscience de soi dans son être autre (Nous citons Hegel ici dans la traduction de J.-P. Lefebvre, Aubier, 1991, p. 141. Voir dans la traduction d’Hyppolite utilisée par Levinas pp. 139-140). 256 Ibid. 257 In L’écriture et la différence, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967. 258 Rimbaud écrit « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute […] La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, il l’apprend » (op. cit., p. 88), à quoi correspond le propos levinasso-hégélien : « Le moi qui pense s’écoute penser ou s’effraie de ses profondeurs et, à soi, est un autre. Il découvre ainsi la fameuse naïveté de sa pensée qui pense « devant elle », comme en marche devant soi ». (Levinas, op. cit., p. 25). 259 Op. cit., p. 88. 260 Sur toute cette question je me permets de renvoyer le lecteur à mon article « Arthur Rimbaud, défiguré », in Le corps de l’informe, textes réunis par Evelyne Grossman, Textuel, n°42, novembre 2002, Université Paris 7. 261 Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 176. 262 Totalité et Infini, op. cit., p. 43-44. 263 Une saison en enfer, op. cit., p. 197. 264 Je renvoie ici le lecteur à notre article « Arthur Rimbaud : l’inhospitalité intime » in De soi à soi, l’écriture comme autohospitalité, dir. Alain Montandon, Presses universitaire Blaise Pascal, 2004, p. 258-259. 265 In Levinas qui êtes-vous ?, La Manufacture, 1987, p. 91. 266 Levinas définit le psychisme comme catégorie positive du sujet : « Le psychisme constitue un événement dans l’être […] Le rôle original du psychisme ne consiste pas, en effet, à refléter seulement l’être, il est déjà une manière d’être, la résistance à la totalité » (Totalité et Infini, op. cit., p. 46). 267 « Violence et métaphysique », op. cit., p. 158. 268 Pertinent ne signifie pas « vrai ». Levinas précisément parce qu’il sépare le Même et l’Autre ne peut bien entendu être soupçonné de masochisme, ni de gnosticisme d’ailleurs. 269 Totalité et Infini, op. cit., p. 325. 270 Une saison en enfer, op. cit., p. 189. 271 Ibid., pp. 189-191. 272 Ibid. p. 191. 273 Totalité et Infini, op. cit., p. 77. 274 « Honte » appartient aux poèmes de mai-juin 1872, op. cit., pp. 164-165. 275 Totalité et Infini, op. cit., p. 82. 276 Ibid. 277 Ibid., p. 83. 278 La guillotine est présente par le mot « lame » qui réfère d’ailleurs à un motif récurent chez Rimbaud (cf. le « on me coupera vraiment le cou ; ce sera dégoûtant » Une saison en enfer, op. cit., p. 189) et l’église à la toute fin du poème quand le héros est projeté comme mort « Qu’à sa mort pourtant, ô mon Dieu / S’élève quelque prière ».

LEVINAS : À PROPOS DE « BIFFURE (S) » PAR PIERRE BRUNEL Parler à quelqu’un, c’est entrer en relation avec lui. Parler de quelqu’un, c’est aussi entrer en relation avec lui. Emmanuel Levinas le souligne fortement dans un texte écrit « À propos des Biffures », dont le titre premier est « La transcendance des mots » 279. « Ce besoin d’entrer en relation avec quelqu’un, malgré et par-dessus l’achèvement et la paix du beau, nous l’appelons le besoin de critique ». En effet, comme l’auteur nous parle à travers son œuvre, nous nous sentons le droit, et parfois le devoir de lui parler. C’est, non tant notre droit de regard que notre droit d’écoute et de parole, donc notre droit de critique, au sens noble du terme, celui dans lequel l’emploie Levinas dans la phrase citée. Parler, encore parler, quand il faudrait faire silence. Silence devant la page écrite. Silence devant l’œuvre d’art. « Tous les arts », fait observer Levinas, « même les sonores, font du silence ». Pour présenter la « musicienne du silence », Mallarmé a recours au poème. L’Ange du silence, dans la cathédrale de Chartres, suscite un autre poème, de Rilke cette fois dans les Neue Gedichte. Et voici que la remarque profonde de Levinas sur le silence des arts s’exprime elle aussi dans une phrase, et que la tentation critique est d’ajouter encore du langage à du langage. Le silence de l’œuvre d’art ne devrait avoir rien d’effrayant, contrairement au « Silence » d’Edgar Poe, dans celui de ses récits qui porte ce titre, ou au silence des Sirènes sur lequel Franz Kafka a tissé plusieurs variations dans une page de son Journal de l’année 1917. Ce silence se situe au-delà de l’œuvre d’art, et tout aussi bien du texte littéraire, dans l’acte d’audition, ou de contemplation, ou de lecture. D’une lecture dite justement « silencieuse ». Le silence devant la Beauté devrait être extatique, comme celui de Rimbaud dans un poème sans titre sans doute écrit à Bruxelles en juillet ou août 1872 : (…) Et puis C’est trop beau ! trop ! Gardons notre silence

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Mais ce silence peut être aussi vécu comme oppressant, silence inquiet, « silence parfois de mauvaise conscience ou pesant ou effrayant », selon Levinas. C’est peut-être dans l’intention de le conjurer que le critique franchit le mur du silence pour revenir à la parole ou pour y accéder. C’est peut-être pour la même raison que l’artiste crée, que le poète parle, que le philosophe écrit à plume haute. Se rappelant ce que fut le début de son « Alchimie du verbe », Rimbaud expliquait en 1873 dans Une saison en enfer ce que fut son « étude » préliminaire : J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges

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C’est pour aller au-delà du silence du texte que je parle, que nous parlons. Non pour le critiquer, non pour le contester, mais par besoin d’en approfondir le sens sans devenir la proie d’un autre vertige, qui serait vertige de l’interrogation permanente ou vertige des mots.

I En 1990, Françoise Armengaud faisait observer qu’Emmanuel Levinas a peu écrit sur l’art, mais elle signalait qu’à l’occasion d’une réflexion sur la peinture de Jean Atlan, il affirmait que la tension de l’art, vécue entre désespoir et espérance de l’homme, est une lutte « aussi dramatique que le dévoilement du Vrai et que l’exigence impérative du Bien ». L’engagement artistique serait, selon le philosophe, « un des modes privilégiés pour l’homme de faire irruption dans la suffisance prétentieuse de l’être qui se veut déjà accomplissement et d’en bouleverser les lourdes épaisseurs et les impossibles cruautés » 282. Il se pourrait bien qu’il y eût aussi une suffisance de l’œuvre quand un artiste, et tout aussi bien un écrivain trop facilement satisfait de lui-même se contente d’un matériau brut ou d’un texte du premier jet. L’inquiétude naît en moi quand j’ai sous les yeux le manuscrit sans rature d’un poème, par exemple. Ainsi ce poème inédit de Paul Éluard qui figure sur la quatrième de couverture du récent catalogue du libraire Henri Vignes 283 : J’ai besoin de la pluie, besoin de la lumière Et besoin de la nuit. J’ai besoin du feu en hiver et de l’ombre fraîche en été Et si j’ai aussi besoin de soleil Qui est tout au fond de la lumière, Du bruit de la pluie sur les pierres Des flammes d’hiver, des feuilles d’été Et du silence de la nuit, C’est pour chanter.

Si je regarde bien le fac-similé de ce texte, j’observe non seulement que le poète a inscrit en caractères plus larges le dernier vers, mais qu’à la fin du vers 4 une virgule a été biffée, pour mieux assurer une continuité là où il était tenté d’abord de marquer un léger silence. Dans le même catalogue le fac-similé du manuscrit dit « de travail » d’un autre poème, publié celui-ci dans Le dur désir de durer en , prouve que celui qui signe Paul Éluard n’élude ni les biffures, importantes ici, ni les ajouts, à commencer par le titre du poème, « Puisqu’il n’est plus question de force », en surlignage et cette fois d’une écriture plus fine sans que l’espace rende nécessaire ce passage à un corps inférieur des caractères 284. Il existe des manuscrits heureux et des manuscrits torturés. Je pense pour ce qui est des seconds aux esquisses de Beethoven, par exemple pour la IXe Symphonie, aux manuscrits de Balzac et aux épreuves corrigées de ses livres. En revanche le manuscrit de la lettre adressée par Robert Schumann à Clara Wieck, le 18 juin 1837, ne laisse la trace d’aucun repentir de plume : il n’y a pas une rayure dans ces lignes d’une écriture ferme où le jeune compositeur affirme à la fiancée interdite, à la future

épouse : « De nouveau, je vous dis oui ! ». Mais quand dans telle autre lettre il inscrit une portée musicale, des notes, là où peut-être une partition est en train de naître, la main se fait plus hésitante, plus scrupuleuse, elle reste suspendue dans l’attente, elle corrige déjà. Si sa grande Fantaisie pour piano opus 17, dont Michaël Levinas est le grand interprète, n’est, comme l’écrivait Robert à Clara, qu’« un long cri d’amour vers toi », on ne saurait oublier que ce cri est aussi un cri de douleur dont l’œuvre porte la trace, et que l’ensemble n’est pas le fruit d’une création spontanée. Quant au Concerto pour piano opus 54, il est issu d’une première œuvre retravaillée, une Fantaisie pour piano et orchestre. Schumann lui-même confie que, pour cette œuvre, il a hésité entre le concerto, la symphonie et la grande sonate, telle sa sonate en fa dièse opus 11. Il convient d’éviter tout malentendu au sujet de ce qu’il est convenu d’appeler « l’art brut ». Ou bien il n’engendre que ce que Malraux rangeait dans la catégorie des « arts d’assouvissement », c’està-dire pas d’art du tout, ou bien il procède d’un choix, une couleur unique par exemple, comme dans certaines toiles d’Yves Klein, donc à une intention, à la recherche d’un effet, à une signification.

II À ce propos, Emmanuel Levinas pense au Surréalisme. La création issue de ce mouvement artistique et littéraire pourrait donner l’impression que tout n’est que transcription de rêves. Donc art brut, si l’on veut, ou matière qui envahit l’œuvre sans être issue de l’art. Le philosophe saisit dans le premier manifeste d’André Breton, le Manifeste du Surréalisme, en 1924, « une confiance naïve dans les énergies clandestines et miraculeuses de l’Inconscient », et dans les références de Breton à Freud « des allusions à quelque région mythologique, prometteuse de trésors enfouis ». S’ouvre en quelque sorte aux voleurs de toute sorte, qui ne sont pas nécessairement des voleurs de feu, la caverne d’AliBaba, dont il est à craindre que les prétendues richesses ne soient immédiatement dévaluées. Levinas sait reconnaître dans cette confiance, nullement naïve, la conséquence d’une critique des mécanismes conscients de la pensée et de la prospection des impasses où leur emploi conduit. S’il existe une aporie de la raison pure, et si l’on connaît le danger en art d’un intellectualisme pur, il existe tout aussi bien une aporie de la déraison impure. « Le non-sens est la chose du monde la mieux partagée ». Levinas s’amuse un instant à renverser la première phrase du Discours de la méthode, comme Rimbaud ruinait le cogito en mai 1871, dans ses deux lettres dites du Voyant, en lançant cette formule non moins provocatrice : « Je est un autre » 285. Rimbaud fait sienne, du moins pendant quelque temps, la formule ainsi obtenue. J’en doute fortement pour Levinas. Il croque une attitude, il parodie la confiance surréaliste en l’Inconscient comme source immédiate de la création artistique ou poétique au sens large du terme. Et il le fait à un moment de l’Histoire qui correspond au retour en force du Surréalisme après les diverses ruptures, les épreuves et en particulier la Seconde Guerre mondiale. André Breton s’était retiré dans le Nouveau Monde. À son retour, il redevient chef d’une école qui attire bien des jeunes gens, des peintres comme Jacques Hérold, des poètes comme Yves Bonnefoy ou Jean-Pierre Duprey, des musiciens comme Pierre Schaeffer. Non, le credo des Surréalistes ne peut être celui d’Emmanuel Levinas. On aurait tort de confondre, dans le texte de 1948 que je commente, l’illustration avec l’adhésion. Et d’ailleurs il est sans ambiguïté aucune. Pour Levinas, la liberté poétique ne se confond pas avec la liberté métaphysique,

et il se garde d’ériger en modèle artistique le caprice du rêve, même s’il peut donner au créateur l’illusion d’un affranchissement. Et si le non-sens était la chose du monde la mieux partagée, cela signifierait qu’il n’est nullement besoin d’être artiste pour en bénéficier et en faire don aux autres. « Il n’est pas le privilège du génie ». Certes, mais il n’est pas davantage le privilège du non-génie. Le texte intitulé « La transcendance des mots » a été écrit à propos du livre de Michel Leiris, Biffures, publié aux éditions Gallimard en 1948 286. Je précise toutefois que le sous-titre n’est pas « À propos de Biffures », mais « À propos des Biffures ». Le philosophe déborde du livre dont il fait en quelque sorte le compte rendu critique vers l’étude d’un phénomène général, qui l’intéresse sans doute bien plus que des exemples parfois menus. Leiris fit ses débuts sous le signe du Surréalisme, mais il est en 1948, et Levinas le sait, un surréaliste repenti. Ce n’est, comme il le souligne, qu’« à un certain moment », que l’auteur de Biffures a « appartenu au groupe surréaliste ». Une large biffure s’est faite, mais en lui. Né en 1901, Michel Leiris avait découvert ce mouvement très tôt, grâce à son ami le peintre André Masson, qui est très présent dans les numéros de La Révolution surréaliste. Dès 1925, son recueil Simulacre était conforme dans le non-conformisme aux principes du Manifeste de Breton, publié l’année précédente et réunissant alors dans le groupe un large consensus. Puis Leiris allait passer au récit, comme Breton lui-même dans Nadja, avec Le Point cardinal et Aurora, longues dérives oniriques où il s’abandonnait aux deux pouvoirs des rêves et des mots. Aurora n’a été publié qu’en 1946. Mais le point de rupture entre Leiris et le Surréalisme se situe dès 1929. Le surréaliste repenti s’est éloigné d’un processus envahissant pour une exploration philosophique de l’écriture, et se livre parallèlement à une enquête sur les mythes dans les sociétés dites « traditionnelles ». Après sa tentative d’autobiographie, L’Âge d’homme, publiée en 1939 et marquée par cette double quête, il a entrepris ce qui deviendra une imposante tétralogie, dont le titre d’ensemble est La Règle du jeu. Ce travail, qui va s’étendre sur une trentaine d’années, commence par Biffures (1948) et se continuera par Fourbis (1955), Fibrilles (1966) et Frêle bruit (1976). La date du premier volume, le seul auquel Levinas semble s’être intéressé, mérite d’être prise en considération. Car même si Leiris a commencé à prendre des notes et à rédiger des fragments pendant les années d’Occupation, le texte final coïncide avec ce néo-surréalisme auquel il n’appartient pas mais qu’il ne peut ignorer. C’est le moment d’une tendance au renouement avec le Surréalisme, avec très vite de nouveaux reniements. Je pense à la distance prise par les membres du groupe Néon, dont faisait partie Stanislas Rodanski, ou plus encore à la manière radicale dont Yves Bonnefoy s’est détourné de Breton après l’avoir admiré et imité, prenant conscience du danger d’engloutissement que courent un artiste ou un écrivain quand ils se laissent envahir par le flux des images. Leiris n’a plus rien à renier, mais il ne peut manquer de reconsidérer, en 1948, ce en quoi jadis il a cru. Il ne peut aussi que renforcer sa pratique propre, clairement mise en place en 1939 dans Glossaire j’y serre mes gloses, retour sur son travail des années antérieures entrepris dès 1925 et les numéros de La Révolution surréaliste où la chronique portant ce titre était déjà présente : il pratiquait une manière de dissection linguistique permettant de découvrir, à partir du mot même, quantité de ramifications oniriques. La règle du jeu consiste à choisir un mot, à en reconsidérer, à en recombiner les éléments, à en varier l’orthographe pour lui faire dire autre chose et plus que son sens habituel, pour en découvrir la fécondité créatrice, pour donner accès à un paradis linguistique perdu.

III On a souvent rapproché ce travail de Leiris de celui de Rimbaud sur les voyelles. Levinas luimême collabore à ce rapprochement quand il considère Biffures comme « une amplification prodigieuse du fameux sonnet de Rimbaud », sonnet d’ailleurs susceptible de variantes, et en particulier de variantes de typographie et de ponctuation, selon qu’on se fie à la copie de Verlaine ou à l’unique manuscrit autographe de Rimbaud 287. Le détail philologique a moins d’importance ici que le processus créatif. Comme le fait observer Levinas, Michel Leiris ne décrit pas seulement les « naissances latentes » des lettres de l’alphabet, ou de certaines de ses lettres, même si la deuxième section de Biffures s’intitule « Alphabet », il décrit telles des « associations des idées » à la faveur de ce qui reste d’images. Il ne cherche pas seulement à exalter la puissance du rêve, comme l’ont fait globalement Breton et les Surréalistes, il ne se prévaut pas d’on ne sait quelle puissance mystique de l’Inconscient, mais il cherche et il trouve des causes à son rêve, il les tire de la vie consciente et en particulier du pouvoir de l’homme sur les mots, plus que du pouvoir des mots eux-mêmes. Car pas plus qu’il ne saurait se satisfaire de l’art brut, Levinas ne pourrait prêter longuement attention à du verbal pur. Il n’a nullement l’intention d’en rester à l’état primaire de ce qui, à peine manifesté, ne mérite même pas le nom d’œuvre. Pour lui, « l’ ‘expression’ est ce qui allège le poids de la matière brute, sa lourdeur d’être là ». La vocation de l’art est ce qu’il appelle « l’animation de la matière ». Et cela passe par un acte qui pour Rimbaud était ou plus exactement est devenu essentiel, « le dégagement rêvé » 288, célébré entre autres aspirations et miracles du « Génie » dans le poème en prose qui porte ce titre et qui est généralement considéré comme le dernier des Illuminations quand elles ouvrent sur un adieu prévisible, définitif cette fois, à la poésie sans que ce silence soit pour autant pure ou impure béance. Ce dégagement rêvé, il est inséparable pour Rimbaud de ce que Claudel, son admirateur et son fils spirituel en poésie, a décrit dans la première des Cinq grandes Odes, « Les Muses », comme l’« animation de la parole qui naît » 289. Mais cette animation est « terrible célérité » dans les Illuminations. Dans un « brisement », la « grâce » y est « croisée de violence nouvelle », comme s’il n’était pas de création sans brisure permettant justement le dégagement du « Tu voles selon » dans le poème de mai 1872 intitulé « éternité » ou « L’éternité » et repris sans titre, allégé de ce titre en quelque sorte dans « Alchimie du verbe » l’année suivante 290. C’est là qu’il faut situer la part et la place que Levinas fait à l’art. Si l’œuvre fait échec au néant par l’appel qu’elle lance à la postérité et par son statut dans la durée, par son induration dans le durable, elle collabore à ce que le philosophe appelle, non pas l’éternité, mais d’un terme qui suggère bien mieux la permanence de la vie, « l’incessance » 291. Une incessance à laquelle il donne aussi le nom rimbaldien de « patience », celle des quatre « Fêtes de la patience » dont la troisième est précisément « L’éternité ». Dans « Alchimie du verbe » pourtant la version sans titre de « L’éternité » illustre le don délirant de soi comme celui d’une « étincelle d’or de la lumière nature », et ce que Rimbaud, de plus en plus distant à l’égard de l’expérience poétique qu’il a vécue en 1871-1872, présente comme « une expression bouffonne et égarée au possible ». Leiris apparaît à Levinas plus comme un chimiste que comme un alchimiste du verbe. « Cette chimie », écrit-il, une fois passées les 128 premières pages de Biffures, c’est-à-dire les cinq premiers chapitres dont « Alphabet » et « Perséphone », « s’étend aux

faits, aux situations, aux souvenirs. Elle devient le contenu propre du récit, à la fois œuvre d’art proposée et réflexion sur l’essence de cet art ». D’une telle démarche philosophique, Rimbaud ne donnait pas vraiment l’exemple, et Levinas convoque plutôt Mallarmé et Maurice Blanchot l’un comme prédécesseur, l’autre comme accompagnateur et d’ailleurs aussi comme commentateur de Leiris.

IV Je m’en tiendrai d’abord, comme le fait Levinas, au travail sur le mot biffures lui-même. Ce sont des biffures-ratures, mais aussi des bifurs, des bifurcations. Sans que le mot existe en latin sous cette forme, il rappelle biforis, à deux portes, bifurcum, la fourche, le carrefour. On pense à Œdipe rencontrant le char de son père Laïos à un tel carrefour près de Delphes, à l’épreuve d’Héraclès à la croisée des chemins, à saint Paul même. Leiris explique que c’est par le mot ainsi orthographié qu’il a eu recours, à un certain moment de son évolution, pour désigner les matériaux qu’il voulait amasser et brasser, les altérations de toute sorte, les accidents du langage : « soubresauts, trébuchements ou glissements de pensée se produisant à l’occasion d’une fêlure, d’un miroitement (…) ou d’une quelconque singularité, rocailleuse et fuyante, se manifestant dans le discours ». « Par bifurs », ajoute-t-il, « je n’entendais pas tellement les possibilités d’aiguillage, d’embranchement qui se découvrent entre les mots et finissent par composer un système pertinent de rapports, une gerbe de communications figées ainsi que le sont les voies ferrées ». Il voulait plutôt « mettre l’accent sur l’acte même de bifurquer, de dévier, comme fait le train qui modifie sa direction selon ce que lui commande l’aiguille et comme fait la pensée, engagée quelquefois, par les rails du langage, dans on ne sait quoi de vertigineux ou d’aveuglant et entraînée dans un mouvement qui pourrait être baptisé tout aussi bien biffure ». Ainsi arrive-t-il, à l’occasion d’un lapsus, que la langue fourche, c’est-à-dire qu’elle se fourvoie, comme un passant peut se tromper « à une fourche de routes ou croisée de chemins » 292. Levinas retrouve cette double orthographe, cette double acception, et il rend compte exactement dans un paragraphe de son texte de « la toute dernière partie » de l’ouvrage de Leiris, là où il « nous livre le procédé de son art » : (…) bifurs ou biffures qui donnent le titre au livre et prêtent aussi un sens à cette étonnante réhabilitation de l’association des idées. Bifurs – car les sensations, les mots, les souvenirs invitent la pense à se séparer, à tout instant, de la direction qu’elle semble avoir prise et à cheminer par des sentiers inattendus ; biffures – car le sens univoque de ces éléments est, à tout instant, corrigé, surchargé. Seulement, dans ces bifurs ou biffures, il s’agit moins de parcourir les nouveaux chemins qui s’ouvrent, ou de s’attacher au sens corrigé, que de saisir la pensée au moment privilégié où elle vire en autre chose qu’elle-même. C’est à cause de cette équivoque fondamentale du bifur, que le phénomène même de l’association des idées devient possible ».

Le verbe « virer » est dans ce passage particulièrement riche de suggestions et d’implications. Je ferai observer qu’il s’agit encore d’une image rimbaldienne, en particulier dans les Illuminations, quand dans « Barbare », une « musique » est perçue qui est « virement des gouffres et des glaçons aux astres » 293. C’est la reprise du double processus créatif tel qu’il était déjà présenté dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 : le « remuement dans les profondeurs » et le « bond sur la scène » 294 donc, plus tard, l’enfermement, – l’enfer de la Saison –, et la libération dans la lumière aveuglante des Illuminations, où d’ailleurs se multiplient les métaphores théâtrales (« Parade », « Scènes » etc.). Le

tirement ne va d’ailleurs pas toujours sans tiraillements, qui expliquent le sentiment final d’échec en littérature et le recours à autre chose pour rester confirmé dans l’état de « fils du soleil » 295. Plus largement, Levinas en vient à concevoir la pensée comme étant « originellement biffure – c’est-à-dire symbole ». Non pas symbole dans un quelconque symbolisme auquel Rimbaud n’a jamais appartenu, mais dans une pensée symbolique où « les idées peuvent s’accrocher les unes aux autres et former un réseau d’associations ». Il y aurait donc une philosophie des « biffures », ou plutôt des « bifurs » dont l’ambiguïté serait pour l’espace ce qu’est pour le temps la conception bergsonienne de la durée qui « consiste à se représenter sous forme de devenir cette négation de l’identité ». Les arts plastiques, en particulier la peinture moderne peuvent illustrer, selon Levinas, cette conception de Leiris. Il prend comme exemple quelques tableaux de Charles Lapicque qu’il avait vus peu avant d’écrire son texte sur les biffures. Ce peintre, né en 1898, est l’un de ceux qui ont contribué à un retour vers le figuratif. Comme certains poètes, dont Apollinaire et Éluard, mais d’une tout autre manière, il a pratiqué un simultanéisme, qu’il représente des arbres, des régates ou des courses de chevaux. Comme le fait observer Josephémile Muller, « on dirait qu’il a couru à des endroits différents pour attraper tel aspect ici, tel autre ailleurs. Certains détails sont vus de loin, d’autres sont rapprochés (parfois à l’aide de jumelles). Et ce qui se suit, nous le découvrons simultanément » 296. D’où ce caractère baroque qui s’allie à la modernité de ses toiles, aussi bien dans celles que Levinas pouvait connaître en 1948, comme La Prise de Mé-Kong par l’amiral Courbet, que dans celles qui ont suivi, La Bataille de Waterloo en 1949 ou le Portrait du duc de Nemours en 1950. Levinas note bien que, « détruisant la perspective en tant qu’ordre de marche et d’approche, en tant que plan d’accession pratique aux objets, Charles Lapicque crée un espace qui est surtout un ordre de simultanéité ». Lui-même se montre soucieux d’associer peinture et littérature dans le développement qui suit immédiatement : Comme dans une description littéraire qui aboutit au tableau non pas en reproduisant la continuité de l’étendue, mais en assemblant certains détails dans un ordre, déterminé par la nature de ces détails, par leur puissance de suggestion. Ce n’est pas l’espace qui loge les choses, mais les choses, par leurs biffures, dessinent l’espace.

La ligne devient ambiguë, mais précisément elle ne se réduit plus à un squelette. Les formes varient sur leurs thèmes essentiels comme les écumes de mer sur lesquelles Lapicque travaille pour concevoir de nouveaux tableaux. La matière sensible se réduit à un jeu de suggestions infinies d’une forme à partir d’une autre. C’est un art de la variation sans durée, donc non musicale, mais simultanée et spatiale. Il en résulte que « l’inachèvement, et non pas l’achèvement, serait, paradoxalement, la catégorie fondamentale de l’art moderne ».

V Je crois devoir séparer des analyses précédentes ce qui, dans la fin de « La transcendance des mots », concerne le son, la parole et le silence. Aucun exemple musical n’illustre ce que Levinas perçoit comme une « rupture du monde » dans le son, et dans la conscience comprise comme audition. Pour lui, du moins dans cette page, « le son, tout entier, est retentissement, éclat, scandale ». Il n’est contenu par rien. Une déchirure se produit dans le monde, comme quand un cri traverse l’espace. Il en résulte que « le monde qui est ici

prolonge une dimension in-convertible en vision ». Levinas, me semble-t-il, n’envisage pas ici l’art de la musique, mais une musique brute, réduite au « phénomène » au sens philosophique du terme, et il juge que « les sons et les bruits de la nature sont des mots qui déçoivent ». Il faut donc passer au son des mots, quand « le son pur est verbe », quand « entendre véritablement un son, c’est entendre un mot ». Ce qu’apporte le mot, c’est ce par quoi j’ai commencé et qui est si important pour Levinas : la présence de l’autre, « la parole d’un être vivant et parlant à un être vivant ». Encore faut-il que ces paroles ne soient pas « gelées », – Levinas reprend ici la célèbre image de Rabelais –, que le langage ne se mue pas déjà « en documents et en vestiges », qu’il ne se réduise pas à la lettre, à la lettre morte. Dans le cours sur la mort et le temps, professé pendant l’année universitaire 1975-1976, et devenu un livre publié par les éditions de l’Herne en 1991, Emmanuel Levinas oppose à la démarche heideggérienne qui entreprend de penser le temps à partir de la mort l’idée qu’on peut inscrire la mort dans le tissu du temps. Il tente donc de protéger une continuité de la brisure douloureuse pour les autres, de la rupture où nous semble s’abolir l’être disparu. Si « le néant a défié la pensée occidentale » 297, la pensée peut se mobiliser pour faire échec au néant. La poésie tout aussi bien, comme j’ai essayé de le montrer dans mon livre sur Mallarmé 298. Levinas, après avoir rappelé qu’Aristote se refusait à penser le néant pour lui-même, se rapproche plutôt de Bergson, qui a conçu le néant comme le vieux, l’usé, ce qui est corrompu par le temps, et qui alors est « comme embrassé et encombré par l’être ». Le « il y a », qui est celui des contes, qui est aussi celui des poètes postérieurs à Mallarmé, tels Apollinaire ou Éluard, « blesse moins », écrit-il, que « la disparition », et c’est quelque chose que la philosophie européenne n’a pas pensé, ou n’a pas suffisamment pensé. La disparition peut être représentée tragiquement, même si c’est dans une apparence de jeu sur la lettre, comme dans l’œuvre de Georges Perec, de La Disparition (1967) à W ou le souvenir d’enfance (1975) : disparition pour un enfant qui en reste étonné et blessé à jamais de sa mère, juive polonaise, quelque part entre Paris et Auschwitz. « Disparition » peut être entendu aussi comme un euphémisme, l’un de ces mots qui selon Montaigne permettent d’éviter de nommer la mort abruptement, dans sa nudité de mort. Elle n’en est pas moins blessante, comme le souligne Levinas dans le texte que je viens de citer. Si la mort est considérée comme départ, comme décès, « départ vers l’inconnu, départ sans retour, départ sans “ laisser d’adresse” », comme l’envisage Levinas dans la première leçon sur La Mort et le Temps, elle se situe au carrefour d’un monde et de l’autre, à un bifur. Ici, le philosophe ne pratique pas le glissement cher à Michel Leiris, il ne joue pas avec l’orthographe, mais il pense à la mort de Socrate, telle qu’elle est rapportée dans le Phédon. Voici quelques aspects de cette disparition. « La mort est la disparition, dans les êtres, de ces mouvements expressifs qui les faisaient apparaître comme vivants – ces mouvements qui sont toujours des réponses ». La mort est alors « le sans-réponse ». À la mort de quelqu’un, son visage devient masque, « l’expression disparaît » 299 et cette disparition incite le survivant, dans sa culpabilité de survivant, à penser la relation avec la mort comme expérience du néant dans le temps. Dans une telle disparition, « la mort est le renversement de l’apparaître » 300. Elle est à l’opposé de toute phénoménologie. Elle est « phénomène de la fin tout en étant la fin du phénomène ». Cela ne signifie pas pour autant qu’elle donne immédiatement accès à l’Idée ou au noumène. Mais elle frappe

notre pensée et elle suscite l’interrogation. La disparition ne se confond pas avec l’anéantissement. Sur ce point, Levinas marque sa distance vis-à-vis de Heidegger. Non pour meubler le vide aussi ouvert par du bavardage, par un quelconque babil, mais par la recherche d’une attestation dans la fuite, attestation qui est celle du langage, et qui peut être supérieure à celle du langage poétique ou artistique. Le discours, au sens le plus large du terme, « esquive la mort – et c’est ce fait d’esquiver qui est le vrai rapport à la mort. C’est dans la mesure où il est astreint à fuir la mort qu’il atteste la certitude de la mort 301. Le texte de la leçon ne laisse pas de place ici à l’exemple littéraire et artistique, comme si le philosophe s’imposait de penser la mort dans sa nudité, dans cet ultime dépouillement qu’elle accomplit dans le non-accomplissement, dans ce qu’il faut bien appeler par retour au sens premier, biffure. Il peut y avoir une approche de cette nudité de la mort par l’œuvre, par le texte même. Qu’on songe au dernier sonnet de Ronsard, ou au finale si énigmatique de la Sonate opus 35 de Chopin dite « funèbre » ou à l’abolition des signes dans telle œuvre de Sacha Sosno propre à illustrer l’art de l’oblitération 302. L’exemple que je voudrais prendre ici est un poème de Rimbaud qui a longuement retenu l’attention de Jean-Paul Sartre, mais que je voudrais commenter dans la lumière de la pensée de Levinas. C’est le poème sans titre qui fut peut-être un instant intitulé « Bonheur », l’une de ces « études néantes » auxquelles, selon Verlaine, Rimbaud aurait travaillé en 1872, et qui est devenu l’épilogue, ou – je préfère le mot de Levinas – l’ultime esquive à la fin d’« Alchimie du verbe » dans Une saison en enfer. À ce moment si intensément dramatique le mort avant l’heure, le faux damné vient d’échapper à grand-peine à l’engloutissement, dans un éclair de lucidité, d’esquiver qui est le vrai rapport à la mort. C’est dans la mesure où il est astreint à fuir la mort qu’il atteste la certitude de la mort » 303. Le texte de la leçon ne laisse pas de place ici à l’exemple littéraire et artistique, comme si le philosophe s’imposait de penser sa mort dans la nudité. Mais il peut y avoir une approche de cette nudité de la mort par un sursaut de volonté et plus encore par une forte pulsion de ce qui demeure en lui d’instinct du bonheur : « Ô saisons, ô châteaux ! Quelle âme est sans défauts ? J’ai fait la magique étude Du bonheur qu’aucun n’élude. (…) Ce charme a pris âme et corps Et dispersé les efforts. Ô saisons, ô châteaux ! L’heure de sa fuite, hélas ! Sera l’heure du trépas. Ô saisons, ô châteaux ! »

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Ce bonheur, Rimbaud l’avait cherché dans la beauté, dans une beauté nouvelle. Mais il la salue, il lui dit adieu, – même si ce n’est qu’un adieu temporaire, ou plutôt un adieu en sursis. Car, comme le note Albert Camus d’après Stendhal et d’après Nietzsche, « le beau est une promesse du Bonheur.

Mais s’il n’est pas le bonheur même, que peut-il promettre ? » 305. Il ressort de la méditation de Levinas sur l’art, et spécialement à propos des biffures, que la Beauté ne se suffit pas à elle-même, – qu’il y faut non seulement la présence de l’autre, mais la présence de l’Autre. La modification orthographique, la majuscule à l’initiale dans les derniers paragraphes du texte sur « La transcendance des mots » opère cette mutation et répond à cette attente. Quand la parole proférée évolue vers la prière, sont évitées les deux menaces du vestige mort et du vertige engloutissant. La biffure comme brisure est évitée. Le bifur comme carrefour laisse place à la voie droite. Même ce qui est oblitéré chante encore. Et d’ailleurs, il faut le remarquer, les derniers mots, entre guillemets, d’Emmanuel Levinas dans son entretien avec Françoise Armengaud De l’oblitération, « Il était une fois », est le titre de la sixième section des Biffures de Michel Leiris 306, à la croisée des deux parties que le philosophe a distinguées dans le livre.

279 Il a été publié pour la première fois dans la revue Les Temps modernes, en juin 1949. Il a été repris dans Hors sujet, Fata Morgana, 1987. Le texte sera cité ici dans la réédition de Hors sujet en biblio essais (Le Livre de poche n°4246, La Librairie Générale Française, 1997, p. 197-203). 280 « Plates-bandes d’amarantes », dans Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, éd. de Pierre Brunel, LGF, La Pochothèque, 1999, p. 360. 281 « Délires II. – Alchimie du verbe », dans Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique, 1873, rééd. ibid., p. 428. 282 Texte liminaire à Emmanuel Levinas, De l’oblitération, entretien avec Françoise Armengaud à propos de l’œuvre de Sosno, photographies d’André Villers, éd. de la Différence, 1990, p. 7. 283 Catalogue n°57, Rentrée 2006, Poésie moderne de langue française. Ce poème est le numéro 266 de ce catalogue. Il figure sur un exemplaire de l’édition originale (Gallimard, 1924) de Mourir de ne pas mourir. Ce poème n’est pas répertorié dans l’édition des Œuvres complètes d’Eluard dans la Bibliothèque de la Pléiade. 284 Numéro 277 de ce même catalogue. La première biffure en haut de la page (quatre lignes) correspond à une première version du début du poème. Une seconde biffure supprime quatre vers entre le vers 3 et le vers 4. Une troisième biffure supprime le mot « regard » au profit de « larme » au vers 5. Une quatrième biffure supprime quelques mots après ce vers. Enfin une cinquième biffure permet la substitution de « fixer » à « détruire » comme dernier mot du poème. 285 éd. cit., p. 237 (lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871), p. 242 (lettre à Paul Demeny du 15 mai). 286 Il sera cité ici d’après la réédition dans la collection L’Imaginaire, Gallimard, 1991, qui est conforme, non à l’édition originale de 1948, mais au texte renouvelé par Leiris en 1975. 287 Les deux versions sont réunies dans l’édition de Rimbaud citée p. 279-280. Voir l’étude précise d’André Guyaux, « Voyelles, virgules et points-virgules », dans Cahiers de littérature française, II. Rimbaud, L’Harmattan, 2005, p. 33-38. 288 éd. cit., p. 506. 289 « Les Muses », 1904, repris dans Cinq grandes Odes, Librairie de l’Occident, 1910 ; P. Claudel, Œuvre poétique, éd. de Jacques Petit, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 221. 290 Rimbaud, Œuvres complètes, éd. cit., p. 348-349, (« L’éternité », troisième des « Fêtes de la patience », datée de mai 1872), p. 350 (autre version sans date, « éternité »), p. 432-433 (dans « Alchimie du verbe »). 291 Emmanuel Levinas, La Mort et le Temps, L’Herne, 1991, rééd. LGF, bilio essais n°4148, Vingt-quatrième leçon, p. 128. 292 Biffures, huitième et dernière section, « Tambour-trompette », éd. cit., p. 279. 293 Rimbaud, éd. cit., p. 490. 294 Ibid., p. 242. 295 « Vagabonds », dans les Illuminations, p. 477. 296 Joseph-émile Muller, L’Art au XXe siècle, Encyclopédie Larousse de poche, Le Livre de poche, 1967, p. 258-259. 297 La Mort et le Néant, éd. de l’Herne, 1991, rééd. LGF, biblio essais, 1992, p. 79. 298 Les Poésies de Stéphane Mallarmé, ou échec au Néant, éd. du Temps, 1998. 299 La Mort et le Temps, op. cit., Deuxième leçon, p. 9 et 14. 300 Ibid., Dixième leçon, p. 55. 301 Ibid., p. 58. 302 Il n’y a plus de signe, marbre datant de 1989, reproduit à la fin de De l’oblitération. 303 La Mort et le Temps, op. cit., Dixième leçon, p. 58.

304 Rimbaud, Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique, 1873 ; dans Œuvres complètes, LGF, La Pochothèque, 1999, p. 434. 305 Albert Camus, Carnets, Gallimard, 1961, p. 60. 306 De l’oblitération, p. 32 ; Biffures, p. 139-180.

LE TEMPLE OU LE THÉÂTRE (DE LA TRANSCENDANCE) PAR DENIS GUÉNOUN (AVEC LA COLLABORATION DE THOMAS NEWMAN) Lisant Levinas, le chercheur occupé de théâtre tombe en arrêt sur certaines formules : par exemple, dans l’article-conférence « Dieu et la philosophie » 307, l’évocation du « témoignage pur » qui « me concerne et me cerne en me parlant par ma bouche » 308. Bien sûr, à la première occurrence, cette rencontre assez frappante avec la position d’un acteur, concerné (et cerné) par ce qui parle, et qui lui parle, par sa propre bouche, paraît un hasard de formules, sans conséquences notables. Et, apparemment, Levinas, qui a fort peu pensé le théâtre, dirait-on – qui l’a fort peu « thématisé » 309 – ne semble pas avoir cherché le rapprochement qui nous saute aux yeux. On se contente alors, en un premier temps, de noter que cette conjonction se répète, et parfois s’élargit : ainsi lorsque, quelques lignes après la formule ci-dessus, Levinas recourt au motif de l’inspiration. À celle-ci, l’acteur n’est certes pas étranger : ni dans le registre poétique (un acteur, les bons jours, est dit inspiré), ni, moins encore, dans sa valeur pneumatique, puisque le fondement premier des techniques de l’acteur est respiratoire, et que l’inspiration y assume une fonction centrale, comme incorporation d’une extériorité qui vient à former, dans ses cavités les plus internes, l’intériorité physique de l’acteur, sa primordiale capacité de résonance. Introduisant la notion, Levinas écrit : « On peut appeler inspiration cette intrigue de l’infini où je me fais l’auteur de ce que j’entends » 310. Très étonnante formule, tout de même, qui pourrait passer pour circonscrire ou cerner, bien mieux que ne le font des énoncés célèbres, l’ambition même d’un acteur dans sa démesure la plus intime : se faire l’auteur de ce qu’il entend. Se faire : c’est-à-dire devenir, se produire comme l’auteur de ce qu’il reçoit, de ce qu’il entend, et qui lui arrive par sa propre bouche. Si alors il se trouve que dans la même page, Levinas en vienne à désigner « la subjectivité » comme « le temple ou le théâtre de la transcendance » 311, on doit résister à la tentation de trouver là autre chose que la logique d’une analogie. La subjectivité comme temple, c’est une affaire qu’on voit venir depuis longtemps – depuis Paul au moins 312. Et le parallèle entre temple et théâtre est un topos auquel, après beaucoup d’autres, Levinas a déjà, si j’ose dire, lui-même sacrifié 313. On voudra donc se garder d’abord d’accorder au rapprochement plus de portée qu’il n’en a.

* Entrons cependant un peu plus dans la question pointée par ces quelques formules. Elle est développée dans la deuxième section du chapitre V de Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, sous le titre : « La gloire de l’infini » 314. Au regard de ce qui nous occupe, que cherche Levinas dans ces pages ? Où veut-il en venir ?

L’orientation est celle d’une mise en cause d’une certaine pensée de l’acte. Au début du passage, lequel se trouve proche de la fin de l’ouvrage, Levinas revient sur le tracé général de celui-ci : « Ce livre [écrit-il] a exposé (…) la défaite ou la défection de (…) l’actualité originaire de tout acte, source de la spontanéité du sujet, ou du sujet comme spontanéité » 315. Il s’agit donc de défaire – au double sens (défaite ou défection) de déconstituer, de démembrer, ou de remporter la victoire sur – une détermination de l’acte comme rapporté à son actualité originaire, à son identité originaire d’acte et d’action, en tant que celle-ci fonde la spontanéité du sujet, c’est-à-dire, le texte le dira sans tarder, le fait pour le sujet de trouver en lui-même son commencement et son principe 316. À ce schème Levinas oppose le modèle de l’inspiration. Celle-ci est posée comme « le pneuma même de la psyché », c’est-à-dire la ressource externe qui la constitue et l’anime : elle aide à penser l’ « altération » par laquelle « l’âme anime le sujet » 317. Levinas prend donc à la lettre le caractère pneumatique, non seulement de l’inspiration, mais aussi de l’âme et de l’esprit, pour penser une altération primordiale, par laquelle le sujet, s’il faut ainsi l’appeler, est assigné à un modèle tout autre que celui de l’unité de l’aperception transcendantale, ou de la spontanéité originaire, de l’autosuffisance et de l’auto-fondation. Levinas trouve dans l’inspiration, à l’encontre de tout cela le porche d’entrée pour une mise en cause de l’actualité de l’acte. Le sujet spontané, qu’il faut inquiéter ou défaire, est précisément celui qui est supposé s’instituer dans le tranchant ou la pointe de l’actualité originaire de son acte. C’est pourquoi Levinas en appelle à une foncière passivité 318. Passivité extrême : celle d’une subjectivité « plus passive (…) que la passivité de l’effet dans une chaîne causale » 319 – ce qui fait beaucoup, tout de même. Il va ainsi jusqu’à invoquer une « passivité de la passivité », afin d’éviter que la passivité « ne s’inverse en activité » : il la faut comme « une cendre d’où l’acte ne saurait renaître » 320. C’est donc bien l’acte, l’activité ou l’actualité de l’acte dont il s’agit ici d’éteindre le foyer. On pourra sans doute s’étonner alors de me voir chercher une piste où trouver la trace de l’acteur, d’une sorte d’étrange condition transcendantale de l’acteur dont les mots de Levinas nous fourniraient de surprenants indices. Car de quel acteur pourrait-il s’agir, puisque l’acte est tenu à distance, et comme refoulé ? Que pourrait être cet acteur sans acte, sans action, sans actualité ? Poursuivons un peu. « Cette passivité de la passivité est (…) », nous apprend Levinas, « le Dire » 321. Voilà donc notre sujet – reconduit à une altérité et à une passivité primordiale – désormais noué à ce faire non-actif et très singulier : la production du Dire. Qu’est-ce qui se produit ici ? Une avancée du langage, et en lui, sans doute 322. Mais d’un langage dont la valeur de témoignage se mesure à ce qu’il est comme dépourvu de tout contenu, de tout thème – un Dire sans dit. Langage ramassé sur son propre faire – qui n’est pas un acte –, sur sa verbalité (où très étrangement, remarquons-le, la forme active à laquelle nous sommes ici ramenés – « dire » – passe et outre la forme passive et passée du dit qu’elle écarte). Faire langagier tout entier ordonné à sa surrection primordiale (on pourrait presque dire : sa Dichtung), à ce dire verbal non-actif, et pourtant étranger à toute passivité ou passéité thématisée, qui pourrait sans doute s’énoncer et se penser comme dire du dire, passivité de la passivité, comme diction. Je ne cherche pas ici à user du tour ou de la passe d’un mot pour réintroduire en douce le métier ou le faire des acteurs. Mais ce dire sans dit, cette action de dire sans actualité, ce langagier du langage avant tout thème ou toute fonction communicatrice n’est pas sans rapport à ce qui se joue de plus intime dans le jeu. Non pas ici le jeu ludique en général (même si ce n’est pas sans un certain rapport) 323, mais ce jeu du jeu qu’est le jeu, la paradoxale action sans action de l’acteur. En effet, ce

Dire est pensé, dans les lignes qui suivent, comme exposition. Mais non pas exposition de ceci, ou de cela – langage asservi à ses thèmes, Dire assigné à la signification d’un Dit. « Dire ainsi [écrit Levinas], c’est faire signe de cette signifiance même de l’exposition ; c’est exposer l’exposition au lieu de s’y tenir comme dans un acte d’exposer » 324. Si le rapprochement avec les actes des acteurs – que je ne fais ici que suggérer comme un écho possible – a un sens, c’est dans la mesure, et dans la mesure seulement, où l’on pense que l’acte de l’acteur, s’il se dégage et s’expose, ne s’affaire pas à exposer ceci ou cela, mais bien à exposer l’exposition. Le jeu dont il s’agit ici – dès lors qu’il se dégage, qu’il émerge dans sa dimension propre – est un jeu du jeu, dé-livré de ces liaisons thématiques (personnages, fonctions narratives premières, ou autres). De ces fonctions, liens ou thèmes, les acteurs ne sont pas dispensés, ils ne sont pas absents de leur production – pas plus que les thèmes ne sont absents, ou forclos, du discours le plus inspiré qui soit. Mais ce qui se joue dans le jeu, ou s’agite dans la condition paradoxale de cet agir, c’est autre chose que la valeur ou la couleur du thème, c’est le fait même de le faire venir à l’exposition, de l’accueillir comme événement de l’exposer. Levinas désigne ce mouvement par le syntagme prophétique : « me voici » 325. On peut y voir, ou y entendre, la caractérisation métaphysique la plus profonde de quelque chose comme le mystère de l’entrée dans le jeu. Le jeu est toujours, indéfiniment recommencé ou reproduit, l’événement d’une entrée. L’acteur est celui qui entre, et dit (sans le dire) : me voici. Novarina a écrit à ce propos des pages très profondes 326. L’entrée en scène est bien entrée dans le Dire. Mais, à ce titre, exposition transcendantale : exclamation du « me voici ». La scène n’est, peut-être, rien d’autre que le lieu de cette position, exposée. Le lieu de l’extériorité même de cette extradition, ou exhibition, d’un moi exposé à l’accusatif. Il ne s’agit pas d’emphatiser la condition de l’acteur pour faire de lui le dépositaire d’une vocation prophétique. Si prophétisme il y a, c’est, dit Levinas, « le psychisme même de l’âme » 327. Et l’acteur pourrait bien être une figure ou un modèle, non démuni d’une certaine portée, pour dégager la forme singulière dans laquelle un tel psychisme peut être pensé. Car, de façon frappante, cette exposition ou passivité est caractérisée par Levinas comme « énoncé du “me voici” ne s’identifiant à rien sinon à la voix même qui s’énonce et se livre, à la voix qui signifie » 328. Plus loin, la formule s’élargit et se complète : « le “me voici” me signifie (…) sans avoir rien à quoi m’identifier, sinon au son de ma voix ou à la figure de mon geste – au dire même » 329. Ne pouvoir s’identifier qu’au son de sa voix ou à la figure de son geste : voilà qui dit, de façon étrangement précise, l’instance même où se joue l’action (sans acte) de l’acteur. Le dire, indique le texte, est exactement cette vocalité ou gestualité « avant » 330 toute signification thématisée, avant tout contenu – avant tout effet d’identité personnelle, de repérage sémantique, de référence chosale : tout personnage, tout signifié, toute histoire. C’est pourquoi le dire ne peut être expressif. Il ne peut avoir pour fonction de porter au jour une intériorité en réserve de communication. Le dire n’est pas un « me dire ». Le « me voici » ne peut trouver en moi le principe de son commencement, il est intrinsèquement démuni de cette autofondation, il est – Levinas y insiste dans ces pages, on le sait – radicalement an-archique. Sa provenance est autre : il ne peut que faire entendre ce qui s’énonce ailleurs, dans une antériorité sans origine, dont il témoigne sans révélation. C’est ce qui en fait l’instance même du témoignage que Levinas dit parfois « pur » 331, témoignage de l’Infini dont le dire atteste et manifeste la gloire, sans aucune révélation, sans thématique transcendante, par le fait de son dire : la gloire est dans cette voix du témoin qui s’expose 332. Témoignage dont le schème est bien alors, on le comprend, celui de l’inspiration. Le prophétisme, comme témoignage et inspiration, est donc le psychisme ou le

pneumatisme même de l’âme. Son altération est son animation. En ce sens on peut dire, me semblet-il, que tout sujet rapporté à cette inspiration ou à cette passivité, est l’acteur de l’infini d’un texte ou d’une parole dont il témoigne. L’acteur est un témoin – et il n’est pas indispensable, pour valider cet énoncé, de se référer au couplage attesté, ici et là, des deux termes 333. Le Dire noue et nomme à la fois une articulation extrêmement tendue entre inspiration, passivité, témoignage et donc prophétisme. L’inspiration enjoint à l’âme – ou lui intime – de témoigner de l’infini, de prophétiser. Levinas aime citer cette phrase d’Isaïe : « Dieu a parlé : qui ne prophétisera pas ? », qui compare la prophétie à une peur devant des loups 334. La prophétie laisse parler, ou passer, passivement, la transcendance de l’Infini à travers elle. C’est en ce sens qu’elle est à la fois la subjectivité du sujet et son exception, et par là son psychisme même. Ce qui conduit Levinas à reprendre la formule par laquelle nous commencions, et qui, à mes oreilles, dit si bien la condition subjective de l’acteur, par laquelle il s’excepte à sa position de sujet tout en l’instituant par son altération : « Ambivalence qui est l’exception et la subjectivité du sujet, son psychisme même, possibilité de l’inspiration : être auteur de ce qui m’avait été à mon insu insufflé – avoir reçu, on ne sait d’où, ce dont je suis l’auteur » 335.

* Que le rapprochement auquel je viens de me livrer – entre la condition prophétique du psychisme et l’expérience de l’acteur – soit jugé convaincant ou non, qu’on le trouve utile ou futile, il laisse irrésolue l’objection que je soulevais contre lui au départ : pourquoi en appeler à la figure de l’acteur, s’il s’agit d’éloigner l’emprise ou l’hégémonie de l’action, de l’acte dans son actualité ? Qu’apporterait l’acteur à cet éclaircissement de la passivité de la passivité, et dans ce cas pourquoi se nommerait-il ainsi, acteur plutôt que passeur, passeur passé autant ou plus que passant ? Pour tenter d’examiner si cette question revêt la moindre pertinence pour la pensée de Levinas – ou pas –, il faut en appeler à d’autres textes, et considérer l’usage qu’il fait d’un autre concept, ou au moins d’un autre mot : je veux parler ici du terme drame. Les connaisseurs de Levinas le savent sans doute, le mot est employé avec une certaine fréquence, et dans des passages peu anodins, en particulier dans les textes antérieurs à Totalité et infini. On le trouve dans « De l’évasion », dans un développement sur l’identité 336. Non pas l’identité logique, mais l’identité engagée dans l’existence, la « référence à soi-même » de « l’homme », dont Levinas écrit alors : « Son identité avec soi-même perd le caractère d’une forme logique ou tautologique ; elle revêt, comme nous allons le montrer, une forme dramatique » 337. Le terme réapparaît dans Le Temps et l’autre, où est évoqué, à propos de Heidegger, « le drame de l’être » 338. Dans De l’Existence à l’existant, on peut lire, quant au danger de considérer la fatigue ou la paresse comme de simples « contenus de conscience » : « Mais la réflexion seule confère ce titre de pure forme à tous les événements de notre histoire en les étalant comme des contenus et en dissimulant leur caractère dramatique d’événements » 339. C’est sur cette dernière formule que nous pouvons nous arrêter un instant. On le voit ici, le drame est, dans ce texte et à cette époque, associé par Levinas à la valeur de l’événement. Traiter la paresse et la fatigue comme des « contenus de conscience » 340, ainsi que le ferait une certaine psychologie, voire une philosophie morale, les abordant au côté et sur le même plan que « les pensées, les sentiments, les volitions », ce serait manquer leur caractère dramatique,

c’est-à-dire leur événementialité. Or, cette référence à l’événement est tout entière dirigée contre l’hégémonie d’une pensée de l’acte, ou contre une pensée de l’hégémonie de l’acte – de l’actif, de l’actuel. Dans « De l’évasion », par exemple, l’acte est vivement mis en cause, à partir d’une référence à l’affectation comme passivité, à la valeur passive de l’affectif. Et dans ce contexte, surgit l’événement : « le fait même que la satisfaction du besoin s’accompagne d’un événement affectif est révélateur de la vraie signification du besoin. Ce n’est pas un simple acte (…) » 341 événement affectif : la catégorie de l’événement surgit dans l’impulsion de l’affect, de l’affection – de la passivité. Levinas y recourt dans sa stratégie de déposition de la souveraineté de l’acte 342, faudrait-il dire peut-être, ou de l’acte souverain, mais ceci nous entraînerait vers une discussion nouvelle. Cette fonction de l’événement est très manifeste dans les textes de cette époque : ainsi dans toute la première section 343 de De l’Existence à l’existant, où la dimension ontologique (ou : anti-ontologique) de la paresse, c’est-à-dire son événementialité, est analysée comme recul devant l’acte en tant que celui-ci est inscription dans l’être 344 ; ou lorsque l’analyse de la fatigue (« le philosophe se doit de se placer dans l’instant de fatigue et d’en découvrir l’événement » 345) conduit à remettre en cause « la notion de l’acte » 346, par toute une analyse qui en appelle au dépassement du « moment actif de l’acte, [de] ce qui en constitue l’actualité » 347. On pourrait encore citer, parmi bien d’autres occurrences, dans Le Temps et l’autre, la dramatisation de l’identité pour laquelle « comprendre ainsi le corps à partir de la matérialité – événement concret de la relation entre Moi et Soi – c’est le ramener à un événement ontologique » 348. C’est exactement ce que manque l’analyse psycho-philosophique de la paresse ou de la fatigue comme contenus de conscience : ce sont leurs caractères d’événementialité, qu’il arrive donc à Levinas, dans ces textes, de qualifier comme dramatiques 349. Pourquoi alors, s’il en est ainsi, le concept de drame s’éclipse-t-il dans les écrits ultérieurs ? Ce délaissement est si peu fortuit que Levinas s’en explique dans une note de la préface de Totalité et infini – dont l’invitation à la relire est sans doute le plus beau cadeau que m’ait fait Thomas Newman pour la préparation de cette communication. Rappelons d’abord le contexte de cette note. Il s’agit dans ces pages 350d’introduire « l’idée de l’infini » et, pour cela, sa distinction d’avec « l’idée de totalité » 351. Dès cet objectif formulé – c’est-à-dire : le principe même de l’ouvrage –, Levinas en appelle, pour l’approcher, au modèle de la production. « Il [c’est-à-dire : « ce livre »] procédera en distinguant entre l’idée de totalité et l’idée d’infini, et en affirmant le primat philosophique de l’idée de l’infini. Il va raconter comment l’infini se produit dans la relation du Même avec l’Autre et [… décrira] le champ même où cette production se joue » 352. L’emploi de ces termes, se produit, production, immédiatement convoqués dès qu’apparaît l’idée d’infini, est absolument délibéré. Levinas y revient dès la ligne suivante, en indiquant que le mot fait signe vers deux acceptions distinctes dont il entend retenir l’ambivalence : une valeur d’effectuation, et une valeur d’exposition. Je lis cette défense et illustration du vocable : « Le terme de production indique et l’effectuation de l’être (l’événement “se produit”, une automobile “se produit” » – c’est-à-dire qu’elle est produite, industriellement effectuée, qu’elle est le résultat d’un processus de production) « et [poursuit Levinas] sa mise en lumière ou son exposition », valeur d’exposition pour laquelle Levinas convoque deux exemples. Il indiquera dans la phrase suivante que cette duplicité d’acceptions du mot le rend apte à désigner ce dont il s’agit (l’introduction de l’idée de l’infini) – c’est-à-dire, je le répète, rien moins que l’enjeu et l’opération principaux de l’ouvrage. Pour ce deuxième sens, Levinas élit donc deux exemples : « un argument “se produit”, un acteur “se produit” » 353. Simple explicitation sémantique, sans aucun doute, dont il ne faut tirer aucune conclusion

excessive. Je ne peux toutefois me priver de remarquer qu’à ma connaissance, c’est là une des très rares mentions que fasse Levinas, au moins dans les livres que je viens de citer, de l’activité d’un acteur 354. Il me semble être suffisamment à l’affût de l’emploi de la terminologie théâtrale dans les écrits philosophiques (en général, et dans ceux de Levinas en particulier) pour supposer qu’un développement, et peut-être même une évocation fugitive de l’action des acteurs ne me serait pas passée inaperçue. Mais enfin, on n’est jamais à l’abri d’une distraction, et s’il vous arrive de croiser des comédiens au détour d’une phrase de Levinas, en particulier dans les textes antérieurs à cette préface, je vous serais infiniment reconnaissant, si j’ose dire, de me les signaler. En tout cas, dans les passages que j’ai lus ci-dessus, où le drame fait l’objet d’une approche répétée, les acteurs sont absents. Or, à la page suivante, Levinas écarte une possibilité qui aurait pu se présenter à lui comme alternative à cette introduction de l’infini. Avec l’infini, on le sait, il s’agit d’évoquer ce qui outre la représentation et la conscience connaissante. L’infini est ce qui, présent à la pensée, l’excède absolument. C’est l’inadéquation même dans l’intentionnalité, le débordement, l’enjambement des barrières du sens, ce qui contraint la subjectivité, radicalement hospitalière, à « contenir plus que sa capacité », à « faire éclater les cadres d’un contenu pensé » 355. Levinas écarte alors une possibilité, apparemment voisine, de penser cette « descente dans l’être ». Il écrit : « Des philosophes ont cherché à exprimer par le concept de l’acte cette descente dans le réel (…). L’acte de la pensée – la pensée comme acte – précéderait la pensée pensant un acte (etc.) ». Et il pourrait bien se trouver une pertinence dans ce choix, qu’il récuse. En effet, écrit-il sans tarder : « La notion d’acte comporte essentiellement une violence (…). Ce qui dans l’acte éclate comme essentielle violence, c’est le surplus de l’être sur la pensée qui prétend la contenir, la merveille de l’idée de l’infini » 356. C’est donc bien le désir d’introduire l’infini qui se manifeste à travers la convocation (chez d’autres que lui) du concept de l’acte. Et cependant, Levinas va souhaiter résister à cette proposition. Il va préférer à cette référence à l’acte, dès le paragraphe suivant, une invocation très insistante, et soulignée par lui, de l’événement, pour laquelle il use à nouveau du schème de la production 357. Je laisse de côté, à regret, le détail de ces pages, pour me contenter ici de situer ce contexte. Pourquoi donc cette réticence à introduire l’infini et son excès par la violence de l’acte ? La question restera, dans la préface au moins, suspendue. Mais c’est le moment que choisit Levinas pour appeler une note, qui est la seule de cette préface. La voici : En abordant à la fin de cet ouvrage des relations que nous plaçons au-delà du visage, nous rencontrons des événements qui ne peuvent être décrits comme noèses visant des noèmes, ni comme interventions actives réalisant des projets, ni bien entendu comme des forces physiques se déversant dans des masses. Il s’agit de conjonctures dans l’être auxquelles conviendrait peut-être le mieux le terme de drame au sens où Nietzsche voudrait l’employer lorsqu’à la fin du Cas Wagner il déplore qu’on l’ait toujours à tort traduit par action. Mais c’est à 358 cause de l’équivoque qui en résulte que nous renonçons à ce terme .

Remarquons quelques traits de ce texte, très saisissant au regard de la question qui nous occupe. Premièrement, Levinas pointe bien dans cette note – cela semble en faire l’objet – un renoncement ou une renonciation au terme de drame. Ce que nous avions cru remarquer (l’emploi de ce terme dans les textes antérieurs, et son abandon après eux) se trouve explicitement validé. C’est une mutation terminologique, dont Levinas est parfaitement conscient, et qui est assez délibérée pour qu’il lui consacre une explication, très brève mais mise en relief par le contexte et la place qu’elle y occupe. Deuxièmement, si Levinas abandonne le terme, alors qu’il aurait en un certain sens convenu

« peut-être le mieux », c’est à cause de l’équivoque entraînée par son lien habituel avec la thématique de l’action. À travers le drame, c’est donc l’équivoque d’une possible subordination au modèle de l’action que Levinas veut désormais écarter dans l’esprit de ses lecteurs. Troisièmement, ce qui est en cause ici – et à quoi je ne pourrai m’attarder aujourd’hui – aurait pu être la possibilité d’une pensée du drame affranchie du modèle de l’action. C’est cette possibilité (défunte) qu’évoque la stupéfiante note de Nietzsche, puisqu’il s’agit aussi d’une note, laquelle d’ailleurs se trouve, si j’en juge par mes éditions, non pas à la fin mais plutôt un peu avant le milieu du Cas Wagner. La voici à son tour, dans la récente traduction d’éric Blondel : Remarque. Ce fut un vrai malheur pour l’esthétique que l’on ait toujours traduit le mot drama par « action » [Handlung]. En cela, Wagner n’est pas le seul à se tromper ; tout le monde est dans l’erreur ; même les philologues, qui ne devraient pas tomber dans ce panneau. Le drame antique avait en vue de grandes scènes pathétiques [Pathosszenen] – il excluait justement l’action [Handlung] (qu’il transportait avant le début ou derrière la scène) [Szene]. Le mot drama est d’origine dorienne : et, dans l’usage dorien, il signifie « événement » [Ereignis], « histoire » [Geschichte], ces deux mots étant entendus au sens hiératique [hieratischem]. Le drame le plus ancien représentait la légende locale, l’ « histoire sainte » sur laquelle reposait le fondement du culte (– donc pas d’action mais un événement [kein Tun, sondern ein Geschehen], δράν en 359 dorien ne signifie absolument pas « agir » [Tun] .

Sans commenter aucunement ces lignes de Nietzsche – et cela, vous vous en doutez peut-être, malgré l’envie qui me tient – je voudrais seulement tenter d’indiquer en quoi la note de Levinas, et celle de Nietzsche qui la redouble et l’éclaire de façon éblouissante, permettent de comprendre peutêtre l’émergence, dans les textes qui suivront, d’analyses de la subjectivité qui, à mes yeux, évoquent si fortement l’expérience d’un acteur. Car on peut bien considérer – c’est en tout cas mon hypothèse générale en matière de « dramatologie », si l’on veut –, que la question de l’acteur et le tracé de sa figure émergent précisément au moment où le drame entre dans sa crise. Les deux phénomènes, historiquement et métaphysiquement, sont au moins contemporains, concomitants, et peut-être essentiellement dépendants l’un de l’autre. Il n’y a peut-être pas de place visible pour l’acteur sur la scène tant que le drame en sature l’espace. Si le dramatique assume l’intégralité de l’existence du théâtre ou du théâtral, l’acteur reste caché derrière le personnage, l’agent, le rôle. Comme on sait, même le mot « acteur » ne s’est dégagé que très tard de cette ambivalence. La figure de l’acteur (à tous les sens du mot : son métier, son visage, son portrait) est progressivement et vivement apparue au jour, par exemple en Europe, à partir du XVIe siècle 360, c’est-à-dire au moment où le drame, parvenu à son sommet, entrait dans la voie de sa déposition, de sa déconstitution. A fortiori, le concept de l’acteur, son entrée dans l’espace de la théorie ou de la philosophie, est-il plus tardif, et donc plus contemporain encore de l’avancée de la crise du drame. Cette observation, qui paraît ici simplement historique, repose sur un fondement plus essentiel. C’est que l’espace de l’acteur, l’espace du jeu, ne se libère que lorsqu’un certain jeu se manifeste dans les rouages du drame. Il faut donc que quelque chose du drame et de son hégémonie se retire pour que l’acteur apparaisse, tout simplement, à vue. Ce qui doit entrer en crise ou amorcer son retrait pour que l’acteur paraisse, c’est tout simplement le régime dramatique de l’action. C’est l’action dramatique qui doit se fissurer pour que l’acteur trouve le champ propre de sa présence et de son exposition. La chose pourrait être montrée en détail, et ce n’en est évidemment pas le lieu ici 361. Je me contente d’indiquer trois phases de ce retrait : 1) l’action entame sa retraite au moment où l’histoire présentée laisse croître l’importance de la passion. Affaire engagée dès le théâtre classique, en particulier dans sa phase racinienne 362, mais

déjà dans le théâtre élisabéthain aussi : toute l’énigme de Hamlet tient à cet envahissement de la scène par la suspension de l’action et sa paralysie, où viennent prendre place et s’exposer les dispositifs passionnels, les affects (peur, hantise, désir, haine) ; 2) on devrait consacrer un temps dans cette analyse à la question du lien entre le comédien et la comédie – je veux dire la comédie comme crise et déposition du modèle tragique. Et il ne me paraît pas indifférent que Levinas ait été sensible à la dimension du comique 363 – disposition qui n’est pas, chez les philosophes, la mieux partagée (on peut d’ailleurs remarquer que, théâtralement parlant, la fatigue et la paresse sont des motifs plus comiques que tragiques 364, tout autant que la « vie quotidienne » 365) ; 3) le retrait de l’action sur la scène se poursuit et s’accentue par l’exposition de l’acteur lui-même comme puissance de sentir, d’éprouver, de subir – et comme très faible puissance d’action, puisque toute action effective ou réelle lui est interdite. Sartre le dit des acteurs : « Dès qu’ils jouent, l’action cède la place à la passion » 366. Et Novarina, de façon peut-être aujourd’hui plus frappante encore, en articulant les deux trois phases ou instances que je viens d’évoquer : « Louis de Funès disait en sortant : “Ils sont venus assister à la passion de l’acteur qui représente les passions” » 367. Ainsi, de façon infiniment paradoxale au regard d’une sémantique simpliste, la pensée de l’acteur est sans doute ce qui arrive au théâtre lorsque celui-ci se déplace du régime de l’action à celui de l’exposition. Ou, pour le dire en termes plus nets peut-être : du temps du drame à celui de la scène 368. Le drame est le lien nécessaire entre des actions résolues (décidées, et éclaircies). La scène (si au moins elle apparaît comme telle, si on la voit, vidée, dégagée de son encombrement dramatique) est le lieu d’exposition de la passion des acteurs. De façon inattendue, les analyses de Levinas nous aident alors à penser ce régime de la scène et du jeu, beaucoup plus profondément que ne le font les maigres conceptualités disponibles à cet égard – tant la pensée est en général tout entière occupée des aventures tragiques du drame et de la décision. Elles le font assez tôt, car s’il est vrai que dans les textes précoces la tentation du dramatique est encore perceptible, l’essentiel du travail porte sur une mise en cause du modèle de l’acte pur. C’est ainsi que, dans De l’Existence à l’existant, toute l’analyse de la position et du lieu pourrait être rapportée avec grand profit à une tentative de pensée de la scène comme telle, de la « scénicité » de la scène : lieu comme base, tel qu’il s’avère dans le sommeil 369, ni objectivité posée devant un sujet, ni localisation spatiale, mais base d’être, condition de l’être comme être-ici, dans sa position de support transcendantal et d’appui. Mais la ressource vaut, d’autant plus, pour le schème de l’exposition : que la condition de l’acteur nous dise quelque chose du psychisme même de l’âme, en tant que s’y éprouve, comme inspiration, le prophétisme d’un témoignage d’un infini qui parle par ma bouche, et qui me convoque à me faire l’auteur de ce que j’entends, voilà sans doute une ressource très profonde de la pensée de Levinas à l’égard de ce qu’on appelle, par facilité et avec quelque convention, le théâtre – mais où le théâtre peut lui rendre une part de son dû, en aidant à éclairer peut-être la structure profonde de ce « schème ». Ressource inattendue, disais-je, tant Levinas semble avoir peu fait du théâtre un objet. Mais il est aussi celui qui a pu écrire : « Il me semble parfois que toute la philosophie est une méditation de Shakespeare » 370.

307 Dans De Dieu qui vient à l’idée (1982), Vrin 1988, p. 94. sq. Voir Note préliminaire sur les circonstances de ce texte, ibid., p. 92.

308 Ibid., p. 122. 309 À propos du thème et de la thématisation en général : « Signification encore non installée dans le thème où certes, en guise de dit, elle se manifeste, mais où elle semble, aussitôt prise au piège du thème, synchronie et essence. Signification inadéquate au thème où elle s’étale cependant pour se montrer. » Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1978), Le Livre de poche Biblio-Essais, 2001, p. 221. 310 Ibid., p. 124. Levinas souligne. Cf. également Autrement qu’être, op.cit., pp. 223, 232. 311 Ibid., id. 312 « Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu (…) ? le temple de Dieu est sacré, et ce temple, c’est vous. » 1 Co 3, 17. Aussi : 1 Co 6, 19 et 2 Co 6, 16. 313 « Un temple désaffecté est encore habité par son Dieu (…) ; un théâtre vide est affreusement désert. » De l’existence à l’existant (1947), Vrin 1998, p. 35. C’est sans doute le moment de dire que cette communication a été préparée avec le concours très actif de Thomas Newman, étudiant en doctorat qui ourdit savamment une thèse franco-anglaise sur le paradoxal sujet du rapport entre Genet et Levinas. C’est lui qui a attiré, ou ramené, mon attention sur de nombreux énoncés que j’utilise dans ces pages, dont celui-ci. 314 Op. cit., pp. 220-238. Merci à François Sebbah de m’avoir invité à relire ces pages. 315 Ibid., p. 220. Levinas souligne. 316 Cf. ibid., p. 226. 317 Ibid., p. 227. 318 L’expression « passivité foncière » se trouve dans « La réalité et son ombre » (1948), in Les imprévus de l’histoire, Le Livre de Poche Biblio-Essais, 1994, p. 111. 319 Ibid., p. 222. 320 Ibid., p. 223. 321 Ibid., id. Levinas souligne. 322 Cf. ibid., pp. 228-232. 47. 323 Sur le jeu, cf. De l’Evasion, op. cit., p. 95 ; De l’Existence à l’existant, op. cit., pp. 37, 47. 324 Ibid., p. 223. 325 Cf. De Dieu qui vient à l’idée, op. cit., pp. 119-123 ; Autrement qu’être, op. cit., pp. 223-233. 326 Cf. V. Novarina, Pour Louis de Funès (1985), dans Le Théâtre des paroles, P.O.L. 1989, pp. 116-122. 327 « Dieu et la philosophie », art. cit. p. 124. 328 Autrement qu’être, op. cit., pp. 223-224. 329 Ibid., p. 233. 330 J’aurais quelque discussion à mener sur l’usage de cette antériorité ou apriorité et son modèle transcendantal, où – en ce qui me concerne – je ne trouve pas tout à fait mon bien. Mais il s’agit ici de Levinas : la discussion radicale sur ce point, où s’engage toute la disposition du philosophique, devrait être conduite en une autre circonstance. 331 « Dieu et la philosophie », art. cit., p. 124. 332 Autrement qu’être, op. cit., p. 229. 333 Par exemple dans le registre du martyre : on connaît le Saint Genest, comédien et martyr (1645), de Rotrou, et sa descendance. On pourra consulter aussi, moins connu, l’ouvrage d’André Villiers, Le Cloître et la scène, essai sur les conversions d’acteurs, Nizet, 1961. Le professeur Adriano Fabris, de l’Université de Pise, a donné en Sorbonne à mon invitation, le 18 février 2003, une conférence intitulée « Représentation théâtrale et témoignage », à laquelle je suis redevable de plusieurs inspirations qui se font entendre ici. 334 « Dieu et la philosophie », art. cit., p. 124. La citation est référée dans l’édition dont je dispose à Amos, 2,8. Il s’agit en fait, selon les Bibles courantes (Jérusalem, TOB, Chouraqui) d’Amos, 3,8. : « Le lion rugit : qui ne tremble ? Le Seigneur parle : qui ne prophétise ? » (trad. Novarina, La Bible, Bayard-Mediaspaul 2005, p. 950). 335 « Dieu et la philosophie », art.cit., id. 336 Dans une constellation qui revient dans plusieurs autres écrits, et qui à elle seule mériterait une analyse détaillée. Cf. note suivante. 337 De l’évasion (1935), Le Livre de Poche Biblio-Essais, 1998, p. 98. Ce passage devrait Être mis en relation avec De l’Existence à l’Existant (1947), Vrin 1998, pp. 149-153 ; Le Temps et l’autre (1948), PUF-Quadrige 2004, pp. 31, 36, 37, 51, 92 ; Autrement qu’être, op. cit., pp. 226-227. 338 Op. cit., p. 18. D’autres occurrences évoquées ci-dessus, n. 2. 339 Op. cit., p. 30. Avec une tout autre valeur, le drame a été déjà évoquée dans l’ouvrage p.26. 340 Ibid., p. 30. Les guillemets sont de Levinas. 341 Op. cit., p. 109. Levinas souligne acte, je souligne événement affectif. 342 Cf. toute la suite de la page : « L’affectivité (…) n’a jamais pu être réduite aux catégories de la pensée et de l’activité. De cette étrangeté du plaisir à l’activité Aristote a eu un sentiment aigu », etc. Ibid., id. 343 De l’Existence à l’existant, op. cit., « Introduction », pp. 25-52. 344 « L’acte est l’inscription même dans l’être. Et la paresse en tant que recul devant l’acte est une hésitation devant l’existence, une paresse d’exister. » Ibid., p. 37. 345 Ibid., p. 42. 346 « Mais surtout la notion de l’acte, supposé dans cette image de lutte avec la matière, est une notion que les philosophes se donnent

purement et simplement », et la suite de la page. Ibid., p. 45. 347 Ibid., p. 52. 348 Op. cit., p. 37. 349 On pourrait – et il faudrait, assurément – repérer dans la pensée de cette époque des usages voisins du terme de drame. Il faudrait bien sûr examiner de près ces usages, et leurs significations, chez Gabriel Marcel, auquel Levinas est profondément redevable, il ne cessera jamais de le dire. Mais aussi – ce que Levinas ignore très probablement (mais ne faudrait-il pas vérifier ce point ?) chez le jeune Georges Politzer, qui fait du « drame » l’axe ou l’instrument principal de son projet de rénovation de la pensée (en particulier dans sa Revue de psychologie concrète en 1929) et, à travers ce dernier et après lui, chez le jeune Merleau-Ponty et le jeune Lacan. 350 Totalité et infini (1961), Le Livre de Poche Biblio-Essais, 1996, pp. 11-14. 351 Ibid., p. 11. 352 Ibid., id. 353 Ibid., id. 354 On trouve un usage comparatif du terme, qui serait intéressant à analyser, mais dans un contexte et avec une fonction qui me semblent distincts de ceux que j’évoque ici, dans « La réalité et son ombre », art. cit., p. 112. 355 Toutes ces évocations et citations dans Totalité et infini, op.cit., p. 12. 356 Ibid., pp. 12-13. 357 Ibid., p. 13. 358 Ibid., pp. 13-14, n. 1. Je souligne. 359 Nietzsche, Le Cas Wagner, trad. E. Blondel, GF Flammarion 2005, p. 53. Cf. Friedrich Nietzsche, Richard Wagner in Bayreuth, Der Fall Wagner, Nietzsche contra Wagner, Reclam, Universal Bibliothek, 2003, pp. 107-108. 360 Mais dans un temps assez long. Cf. M. I. Aliverti, La Naissance de l’acteur moderne, L’acteur et son portrait au XVIIIe siècle, Gallimard, coll. « Le temps des images », 1998. 361 Je me permets de renvoyer aux analyses d’Actions et acteurs, Belin, 2005, par exemple pp. 121-149. 362 Sur Corneille et Racine, cf. De l’Existence à l’Existant, op. cit., p. 151. 363 Cf. « La réalité et son ombre », art. cit., p. 120. 364 On trouve ainsi plusieurs références à Chaplin (De l’évasion, p. 113), Rabelais (De l’Existence à l’existant, op. cit., pp. 59, 67), Cyrano (ibid., p. 35) Gogol, les bouffons de Shakespeare (Le Temps et l’autre, op. cit., p. 41), Molière, (« La réalité et son ombre », art. cit. pp.120, 126) etc. Sur la comédie, cf. D.G., Avez-vous lu Reza ?, Albin Michel 2005, en particulier pp. 207-247. 365 Le Temps et l’autre, op. cit., p. 39 : « La vie quotidienne est une préoccupation du salut ». 366 J.-P. Sartre, « L’acteur », dans Un théâtre de situations, Folio-Gallimard, 1992, p. 211. 367 Op. cit., p. 148. 368 « Ce dont il s’agit dans le théâtre d’aujourd’hui se définit plus exactement par rapport à la scène que par rapport au drame ». W. Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » (première version, 1931), trad. Ph. Ivernel, in Essais sur Brecht, La Fabrique éditions, 2003, p. 18. À propos de cette double temporalité, on pourra se reporter à nouveau à mes Actions et acteurs, op. cit., 1ère partie. 369 Cf. D.G., Scène, (théâtre), éd. Comp’act, 2001. 370 Le Temps et l’autre, op. cit., p. 60.

D’UNE AUTOBIOGRAPHIE SANS SUJET (LEVINAS LECTEUR DE LEIRIS) PAR BRUNO CLÉMENT Les quelques pages que sous le titre « La transcendance des mots » Emmanuel Levinas consacre en 1949 aux Biffures de Michel Leiris (soit quelques mois seulement après sa parution) sont paradoxales à plus d’un titre. Je dirais au moins quatre : jetant sur le livre un regard incontestablement philosophique, Levinas emploie à son propos le mot de transcendance qui pour un lecteur, même novice, de Leiris, est presque une provocation ; il convoque pour cette lecture inattendue la peinture, la musique, Rabelais, Rimbaud, Defoe, Mallarmé, Blanchot, sans jamais citer Leiris une seule fois ; contre l’idée presque universellement partagée selon laquelle c’est la philosophie qui pense et la littérature qui par l’usage savant et raisonné qu’elle fait du langage questionne la pensée, il finit par adresser à Leiris une manière de reproche : celui précisément de rester du côté de la pensée ; portant le paradoxe à son comble, il choisit enfin, en 1987, d’insérer ces remarques étranges sur un texte autobiographique faisant de la première personne un usage absolument massif dans un volume intitulé Hors sujet. Je veux dire tout de suite que cette suite de paradoxes sera mon sujet, bien plus que la thèse ici soutenue par Levinas, et dont il importe peu de savoir, au fond, qui elle séduit, qui elle agace, qui elle convainc. Car le contexte de l’écriture peut bien être reconstitué, la logique textuelle restituée, demeurera toujours ce point, sur lequel je me propose donc de m’attarder un peu : qu’est-ce que la philosophie a à dire sur la littérature ? Que se passe-t-il, surtout, lorsque l’un (disons Levinas) s’empare de l’autre (par exemple Leiris) ? Ces questions sont évidemment liées : la philosophie n’est pas hors de son rôle – du moins de son rôle ordinaire – lorsqu’elle « s’empare » de la littérature – et il ne manque pas d’exemples, de Sartre à Badiou en passant par Deleuze, d’annexions aussi brillantes que brutales (je veux dire faisant au texte lu une violence peu contestable), il est dans ses prérogatives habituelles sinon légitimes de délivrer le sens de (ou de donner un sens à) telle ou telle pratique, de telle entreprise singulière, de tel comportement collectif. S’agissant de Levinas, la question prend pourtant un relief particulier. D’abord parce que la question du sens, précisément, et de la pensée en général, est retournée par sa philosophie d’une façon radicale. Mais surtout parce que la lecture engage nécessairement la problématique de l’altérité. Même s’il est vrai que Levinas n’a jamais à ma connaissance posé la question en ces termes, il me semble que son œuvre nous aiderait efficacement à proposer de l’acte de lecture une herméneutique reposant sur cette problématique. Je me risque ici à donner en termes levinassiens une définition plausible de la lecture : lire, ce serait s’ouvrir – s’ouvrir nécessairement – à une extériorité, s’exposer à rencontrer l’absolument autre ; ce serait engager avec lui ce dialogue critique (de cette critique-là, il est explicitement question dans le texte sur Leiris) par lequel s’appréhende quelque chose de la

transcendance en effet, où s’esquisse un geste qui a chance de faire advenir « l’éveil du Même par l’Autre » dont Levinas parle en tant de lieux. Avec le risque bien sûr – risque considérable et peut-être impossible à conjurer – de délivrer ce sens, ou d’affronter cette altérité sous la forme d’un texte écrit, car les paroles écrites, dont il est aussi question dans le texte sur Leiris, sont des « paroles défigurées, “ paroles gelées ” où le langage se mue en documents et en vestiges ». Risque donc de voir la parole lutter en vain « contre ce virement de la pensée en vestige ». Il me semble que ce sont là les enjeux de cette lecture de Leiris par Levinas. D’une certaine manière, le problème est classique : la lecture, comme la traduction, est toujours une manière d’annexion. Annexion plus ou moins brutale, plus ou moins convaincante, plus ou moins subtile, plus ou moins réussie, où les traits de l’Autre peinent bien souvent à percer sous le fusain du lecteur : le Gustave de L’ Idiot de la famille ne ressemble guère au Flaubert dont parlent les critiques flaubertiens, ou même les biographes ; ni le Shakespeare de Hugo à celui des shakespeariens ; ni le Pascal de la 25ème des Lettres philosophique de Voltaire à celui des pascaliens. La particularité de cette lecture de Leiris par Levinas, lecture à mes yeux tout aussi annexante que celles que je viens de nommer, c’est qu’elle me paraît entrer en contradiction non seulement avec bien des passages et des déclarations de Leiris, y compris dans les Biffures, mais contrevenir aussi à quelques principes, voire à quelques concepts forgés par Levinas lui-même. Celui d’altérité par exemple, pour nommer d’emblée la difficulté majeure. Je tenterai d’abord de restituer la démarche de Levinas, qui n’est ni simple ni facile. Il me semble qu’il procède selon deux principes concurrents et complémentaires. D’une part il s’achemine vers une thèse en réalité générale, énoncée ailleurs, à propos d’autres manifestations de langage, et le plus souvent sans le prétexte d’une lecture. Cette thèse se rassemblerait assez facilement en deux ou trois propositions qui peuvent d’ailleurs se dire sans le secours des Biffures. D’autre part, mais parallèlement, la spécificité de l’œuvre de Leiris est évoquée et évaluée à l’aune d’autres expériences esthétiques (le mot est lui-même, déjà, soumis à examen très rigoureux) qui indiquent la direction de l’essai et acheminent vers la thèse. La thèse au fond, c’est le titre, si surprenant, qui la dit. On pourrait l’énoncer ainsi : la transcendance, dont l’un des autres noms est « altérité », est à l’œuvre dans les mots. Disons, dans le langage en général. Précisons encore : dans le langage parlé, et peut-être encore plus précisément dans le dialogue ; quoi qu’il en soit, dans le langage le plus quotidien. Le texte de Levinas, comme celui de Leiris, c’est vrai, parle donc de la parole sonore, de son accointance essentielle (essentielle n’est évidemment pas le mot) avec l’altérité. L’une des difficultés est de trouver le moyen de concilier cette thèse, que je simplifie quelque peu, avec une pensée de l’activité esthétique, puisque aussi bien, l’idée d’une transcendance des mots peut s’énoncer, et se proposer, à propos de manifestations langagières n’ayant avec l’art que fort peu à voir. Levinas le fera à plusieurs reprises, la formulation à mes yeux absolument exemplaire se trouvant dans un texte publié en 1981 (lui aussi recueilli dans Hors Sujet, juste avant le texte sur Leiris) et intitulé « Langage quotidien et rhétorique sans éloquence » 371, où il tente de penser la question de la rhétorique (entendue, non sans audace comme « la structure propre du langage ») dans son rapport avec le langage ordinaire, manifestement non configuré, et articulé sans souci de plaire, de séduire, d’assujettir, langage qui dit simplement « tu » ou « bonjour » ou « merci » ou « après vous, je vous en prie », pour prendre ses exemples. Je cite quelques phrases de ce texte remarquable, qui ne font que varier les propositions déjà avancées

dans Autrement qu’être : « Dans le langage quotidien nous approchons l’autre homme. Le Dire ne s’épuise pas en prestation de sens s’inscrivant, fable, dans le Dit. Il est communication qui ne se réduit pas au phénomène de la vérité-qui-unit : il est une non-indifférence à autrui, susceptible de signification éthique à laquelle se subordonne encore l’énoncé même du Dit. La proximité qui ainsi s’annonce n’est pas un simple échec de la coïncidence d’esprits que comporterait la vérité. C’est tout le surplus de la socialité. » (Hors sujet, p. 193) Telle serait donc la transcendance en question. Le mérite de Leiris serait de l’avoir aperçue, sinon mise en œuvre. On peut dire, sans trop d’exagération, que la lecture de Leiris par Levinas consiste moins en une mise à l’épreuve de cette thèse qui consisterait à la confronter à l’expérience littéraire, qu’en la démonstration, virtuose, que ladite thèse sous-tend, probablement à l’insu de son auteur, l’écriture du texte autobiographique. Aux yeux de Levinas les mérites de Leiris ne sont certes pas innombrables. Son entreprise, pour remarquable qu’elle soit ne fait qu’approcher cette transcendance rendue manifeste par le langage, en lui incarnée ; de cette verbalité ambiguë Dire et Dit sont mal discernables. Mais si l’entreprise de Leiris doit être relativisée – et elle l’est dûment, dans les dernières lignes du texte – son apport et son intuition doivent aussi être salués. Pour ce faire Levinas progresse en opposant, explicitement ou non, cette expérience singulière à celles de son temps. Chaque exemple, chaque évocation le rapproche de son terme, et lui permet de poser les deux points essentiels en lesquels consiste finalement sa thèse. Je les résume rapidement. Le premier consiste en un simple commentaire du titre de Leiris. Plus sensible au bifur qu’à la biffure, Levinas trouve dans cette expérience à la fois autobiographique et langagière la confirmation de la thèse husserlienne de la subversion ou glissement de sens (Sinnverschiebung). Ce premier point est établi grâce à l’évocation de l’originalité de Leiris par rapport au surréalisme, elle tient en une formule : « Au lieu de se prévaloir de je ne sais quelle puissance mystique de l’Inconscient, il trouve des causes à son rêve. Des causes tirées de la vie consciente. La richesse et l’apparent inattendu des images tiennent, de prime abord, aux associations des idées dont Michel Leiris décrit patiemment les “naissances latentes” ». Mais au lieu que chez Husserl, par « la subreption et le glissement de sens » qui se produisent dans le langage, la pensée douée d’emblée d’une « structure logique », va « à l’être révélé “en chair et en os” », au lieu que la pensée « se reconnaît dans le langage » (« Langage quotidien… », p. 192), chez Leiris, le procédé du bifur permettrait moins « de parcourir les nouveaux chemins qui s’ouvrent, ou de s’attacher au sens corrigé, que de saisir la pensée au moment privilégié où elle vire en autre chose qu’elle-même ». C’est à cause de cette équivoque fondamentale du bifur, ajoute Levinas, « que le phénomène même de l’association des idées devient possible ». Or, le mérite de cette association n’est évidemment pas de comprendre les mécanismes cachés ou mystérieux de la pensée, elle est au contraire d’aider à dépasser la pensée, la pensée du moins qui reste attachée aux catégories classiques de la représentation et de l’identité. « L’originalité de la notion de biffure revient à poser le multiple comme simultané, l’état de conscience comme irréductiblement ambigu. » C’est là le premier point : il s’agit de dépasser la pensée thétique, de déposer l’idée d’une conscience apte à une connaissance, quelle qu’elle soit. La pensée virant en autre chose qu’elle-même, pour difficile qu’en soit la notion, pour improbable qu’elle paraisse s’agissant de Leiris, est ce qu’il s’agit d’approcher. S’il est vrai que Leiris ne milite pas pour cette thèse, n’en soupçonne peut-être même pas la possibilité, il est vrai qu’il permet aux yeux de Levinas d’en envisager la vraisemblance.

Le second point, Levinas l’établit au moyen d’un détour par la peinture. Il se réfère dans « La transcendance des mots » à l’œuvre du peintre Charles Lapicque dont l’évocation donne lieu à une hiérarchisation du visuel et du langagier. Il croit apercevoir dans ses toiles l’équivalent spatial et visuel des biffures et bifurcations leirissiennes. « De derrière la ligne rigide se dégage la ligne comme ambiguïté », dit-il. Mais c’est pour relativiser immédiatement cette ambiguïté Bruno Clément et la rapporter à la limite intrinsèque du visuel, processus même de l’immanent (« Voir, c’est être dans un monde qui est tout entier ici, et qui se suffit. Toute vision au-delà du donné demeure dans le donné »). C’est tout naturellement que Levinas passe du visuel au sonore, de la peinture à la musique. La musique, pourrait-on dire, est à mi-chemin entre peinture et langage. Car elle est susceptible de provoquer, dans le tissu mondain, une déchirure vraie. Le son peut être scandaleux, entendons qu’il peut être pour le sensible une manière de se déborder lui-même. C’est là son point commun avec le langage. Ou plutôt, le langage est le seul son par lequel la transcendance s’impose. Mais cette dernière formulation est encore trop vague : car seule une parole proférée, seule l’interlocution est susceptible de ce débordement. La présence de l’autre en effet (altérité, transcendance, rappelons-nous, c’est tout un) « tire son sens de ce rôle d’origine transcendante que joue la parole proférée ». D’où l’aveu, en cette fin de lecture, du dialogue comme pierre de touche du réel et de la vérité. D’où le retour, implicite et décidé, au Phèdre de Platon, qui milite pour la parole vivante contre l’idée d’une pensée déposée dans des signes – d’un écrit qui soupçonne l’écrit. C’est ce que Levinas appelle, on le sait, la critique. « Ce besoin d’entrer en relation avec quelqu’un, malgré et par-dessus l’achèvement et la paix du beau, nous l’appelons besoin de critique. » Deux questions dès lors me semblent incontournables. La première est de bon sens, et je ne vois pas qu’on puisse en venir si facilement à bout. Je la pose sous sa forme la plus naïve : « Et Leiris dans tout ça ? Est-il possible que cette démonstration si fine, et si bousculante, ait les Biffures comme objet ? La lecture de Michel Leiris est-elle par ces propos (très brefs en réalité, presque laconiques) enrichie de quelque façon ? éclairée ? » La seconde est sans doute plus difficile, et il n’est pas sûr, malgré les apparences, qu’elle soit sans rapport avec la première. Elle pourrait s’énoncer ainsi : « Quelle est cette parole que Levinas met en œuvre dans « La transcendance des mots » ? Y a-t-il dans ces quelques pages autre chose qu’une pensée déposée dans des signes, autre chose que « paroles gelées » ? Ou : « Les mots du philosophe sont-ils eux aussi transcendants ? » J’essaierai à présent de donner une réponse à ces deux questions, sans m’engager à rester jusqu’au bout fidèle au respect que m’inspire ce texte. À la première question, on est tenté de répondre assez vite que Leiris est utilisé par Levinas sans grand souci de sa démarche ni précisément de son originalité. Biffures, on le sait, inaugure une série de quatre volumes, La Règle du jeu, dans laquelle l’auteur cherche à énoncer une loi, ou fonder une pratique qui lui permettrait de fondre en un unique système art poétique et art de vivre, « l’usage littéraire de la parole » n’étant pour lui « qu’un moyen d’affûter la conscience pour être plus – et mieux – vivant ». On n’a pas reproché tout à fait par hasard à l’œuvre de Leiris d’être passablement solipsiste. Levinas aime à citer le mot de Pascal selon lequel « le moi est haïssable ». Il est étrange que cet aspect de l’œuvre de Leiris ne l’ait pas frappé et qu’il l’ait crédité, tant soit peu, de ce souci pour lui primordial, premier, de l’altérité. Quand Leiris au contraire, et bien loin de tout cela : « Mettre autant de retranchements qu’il se peut entre le réel et moi, mieux fait pour parler que pour agir et

préférant encore l’expression littéraire – plus distante – à la parole réelle » (Frêle bruit, p. 209). On voit bien ce qui dans ce premier volume de la Règle du jeu a pu séduire Levinas. La fin du premier chapitre (« …reusement ! ») ne dissuade pas d’entendre dans le langage (effectivement envisagé à cet endroit dans sa dimension sonore) une pratique, même fautive, même équivoque ou ambiguë, dont le lien social serait tissé, peut-être même sur laquelle il reposerait – en un mot une pratique mettant en œuvre, en jeu et en question le concept levinassien par excellence d’altérité. Voire. On est frappé pourtant par le peu de cas que fait Levinas de l’écriture de Leiris, par la minceur en tout cas des lignes qu’il lui consacre. Alors que pour Leiris l’écriture est le salut et que toutes ses ressources sont déployées au service d’une cause silencieuse et solitaire plus ou moins ressassante, Levinas, le lisant, milite pour une parole dont tout le prix est la sonorité, son adresse, son accueil. Il n’est certes guère audacieux d’avancer, pour conclure très provisoirement sur ce premier point, que Leiris est ici entraîné (comme le furent avant lui Van Velde par Beckett ou Genet par Sartre) bien loin de ses terres. Et qu’il est pour le moins paradoxal non seulement de faire d’un solipsiste patenté un pionnier de l’altérité, Bruno Clément mais de ramener sa démarche à un schéma qu’on peut difficilement éviter d’appeler schéma de pensée. Pour le dire encore autrement, et d’une façon un peu provocante, voire irrévérencieuse : en faisant ainsi tomber dans son escarcelle une œuvre qui lui échappe par tant de parts, qui la contredit ou la menace en tant de lieux, Levinas ne se conduit-il pas comme un penseur – précisément – ordinaire ? Fait-il autre chose, au fond, cherchant à penser cette œuvre et à lui donner sens, que ramener au Même cette altérité dont il crédite pourtant l’œuvre, si peu que ce soit ? Non pas sans doute que l’œuvre de Leiris, considérée dans son ensemble, soit totalement étrangère à ces préoccupations auxquelles l’amitié, au moins, le rendait sensible ; mais à l’époque de Biffures, la voix de l’autre homme n’est pas sans doute cette « déchirure dans le monde » dont parle « La Transcendance des mots ». Et s’il est vrai que le mot entendu ne se limite pas pour Leiris à la sonorité unique en quoi il apparaît, on ne saurait prétendre que cette inadéquation du mot à lui-même fasse du son seul et seul entendu un « pur verbe ». Le feuilleté du langage renvoie à une archéologie du sujet, à ses clivages intimes et secrets, la transcendance ne le caractérise pas. Le second point me permettra de revenir à Levinas, à sa démarche, à son mode d’écriture – à son Dit. Et d’énoncer une difficulté à laquelle Levinas ne se heurte pas ici pour la dernière fois. Les mots de la philosophie – ceux de Totalité et infini, par exemple, ou ceux de Hors sujet, ou, mieux : ceux de « La transcendance des mots » – sont-ils de quelque façon affectés par la même transcendance que ceux de l’autoportraitiste ? Qu’en est-il du langage qui désenclave la pensée d’elle-même ? Y a-t-il des mots que la transcendance ne travaille pas ? Et si oui, quel statut leur accorder ? On voit que cette question déplace singulièrement le problème qui devient du coup celui de la philosophie dans son procès. Les choses sans doute deviendront dans l’œuvre de Levinas de plus en plus explicites, mais on peut dire que dès cette époque la question de l’écriture de la philosophie se pose à lui de façon aiguë et que « La transcendance des mots », mimant le commentaire, annonce à sa manière latérale les développements d’ Autrement qu’être (ou du début de Totalité et infini) sur la nature de la langue philosophique, sur son mode paradoxal s’il est vrai que la parole de pensée ramène nécessairement au Même tout ce qu’elle touche. Le problème auquel est confronté Levinas est peut-être celui-là même auquel il dit que Leiris est confronté : misant tout sur l’écrit quand c’est la parole qui importe – qui est transcendante. C’est le problème au fond de Socrate dans le Phèdre, fustigeant l’écrit quand ses paroles sont écrites par celui qui le lui fait dire…

D’où l’importance de la remarque presque liminaire que Levinas consacre au style performatif de Leiris : « La chimie [de Michel Leiris] devient le contenu propre du récit, à la fois œuvre d’art proposée et réflexion sur l’essence de cet art. Ce qui en somme, se rattache bien à la tradition de la poésie française de Mallarmé à Blanchot où l’émotion qui constitue la matière de l’œuvre est l’émotion même de la formation de cette matière ». Par cette notation, il me semble que Levinas dit sa solidarité profonde avec Leiris, et qu’il revendique presque explicitement d’être crédité d’un travail comparable, sinon équivalent, sur son outil d’expression. Levinas fait partie à mes yeux du petit nombre de philosophes (Platon, Descartes, Derrida…) pour qui le véhicule de la pensée fait partie de la pensée ; du petit nombre de philosophes qui savent qu’ils sont écrivains, et que la philosophie doit assumer cette condition qui l’entrave en même temps qu’elle est sa raison d’être. Nombreux sont les textes où Levinas évoque le moment où il parle et la manière dont il parle dans la thèse même qu’il soutient – forgeant donc son outil en même temps qu’il le théorise et qu’il le met en œuvre. Cela ne signifie pas, bien sûr, que le langage de celui qui écrit Autrement qu’être serait, parce que son titre le dit au fond, affecté par la transcendance ; mais que le discours philosophique qui éviterait cette question peinerait à convaincre de sa légitimité. Non pas qu’elle soit de principe seulement ; mais une proposition philosophique (l’altérité par exemple) qui ne la rencontrerait pas serait sans consistance : prétendant avancer un schème ou un concept ou une hypothèse ou forger un système sans que leur proposition soit affectée de quelque manière par leur exposition. Je voudrais pour finir, formuler une dernière hypothèse – proposer du mot transcendance une acception résolument autre, en apparence peut-être différente de celle que lui donne Levinas. Il est évidemment difficile, en 2007, de se représenter vraisemblablement l’état d’esprit d’un lecteur de Leiris qui en 1949 lirait l’« étude » de Levinas (est-ce une étude ?) sur Biffures. Or, curieusement, Bruno Clément le texte de Hors sujet surprend probablement moins que celui d’abord paru dans Les Temps modernes. C’est que le texte de Levinas a sans doute fait bouger Leiris écrivain. La suite de son œuvre montre en effet que la question de la voix et de l’oralité (Levinas dit que « la fonction de transcendance [du son] ne s’impose que dans le son verbal ») lui était devenue sensible au point d’occulter tout le reste ; monte surtout que la question de l’identité se dilue dans son œuvre à un point tel que Frêle bruit, dernier texte de la Règle du jeu, pourrait presque passer pour un texte levinassien. La Règle du jeu, on le sait, ne sera jamais écrite, c’est-à-dire que la règle du jeu ne sera jamais trouvée. L’idée de Biffures qui était d’écrire « surtout pour voir clair en soi-même » s’est perdue en chemin. Ce n’est pas que le moi soit du tout devenu haïssable, dans ces derniers textes, c’est plutôt que l’identité a perdu de son évidence : « En cet espace où chronique et théorie devraient mythiquement se fondre et où la série d’objets ou autres illustrations qui résumeraient ma vie aurait un sens démonstratif à défaut d’une valeur exemplaire, qui est donc JE, ce mien personnage autour de quoi tout s’articule ? » (p. 194). Ou encore ceci, exemplaire : « Et pour qu’il y ait pleinement merveilleux, ne faut-il pas que fugacement ou plus durablement, les bornes de ma personne soient elles aussi abolies et que, chair et sang ou au besoin comme un fantôme qui n’est qu’autant qu’il apparaît à certains, je passe à une tout autre façon d’être que mon habituel isolement ? » (p. 377). D’où le parti pris théorique et poétique de la périphrase qu’il ne faut pas entendre comme une vulgaire figure de l’évitement ou de la dilution mais comme le procès même de l’altérité, soit de la transcendance : ce qui est dit est là pour autre chose, sans que la parole qui suscite cette évocation ou ce regret soit le moins du monde abolie. Comme chez Levinas, ce qui est dit est incompréhensible

si on l’envisage sans l’absence quelle découpe, souligne, regrette, évoque. C’est Leiris, non Levinas, qui parle de « la déchirure de la vie courante par où l’illimité fait irruption » 372. Et c’est bien Leiris qui, dans ses derniers textes attache une importance presque exclusive à la voix humaine (À cor et à cri, Langage tangage, etc.) Peut-être assiste-t-on, à partir de « La transcendance des mots », à quelque chose de rare, de limite, qui justifierait et en quoi consisterait la performativité que j’ai essayé de dire : entre Leiris et son lecteur, entre Leiris (douteux) lecteur de Levinas et Levinas (lourd) lecteur de Leiris quelque chose s’instaure qui est peut-être de l’ordre de ce que Levinas nomme critique. Une conversation au plus haut niveau, où « un homme qui parle remplace la tristesse inexprimable de l’écho », comme le dit Levinas évoquant la rencontre de Vendredi par Robinson. La présence de l’Autre est une présence qui enseigne, dit Levinas. Et encore « la critique – parole d’un être vivant parlant à un être vivant – ramène l’image où l’art se complaît à l’être pleinement réel ». Je fais l’hypothèse (haute) que c’est cela qu’instaure « La transcendance des mots ». Ce qui signifie, on l’aura compris, que ce texte ne peut se lire sans les textes qui l’ont suivi – ni ceux de Levinas, ni ceux de Leiris. La lecture « annexante » de Levinas aura peut-être causé en effet dans l’œuvre de Michel Leiris cet éveil à l’altérité dont il est peu probable à mes yeux que relève « La transcendance des mots » ; aura peut-être été cause de cet échec, au fond salutaire, de l’entreprise leirissienne nommée « Règle du jeu », expression dans laquelle Leiris entendait aussi rester attentif et fidèle à ce moi que toute l’œuvre de Levinas critique, malmène, récuse, dilue ; aura peut-être suscité chez Leiris une interrogation sur l’identité, sur la vocalité, qui aura durablement infléchi son œuvre ; aura contribué du moins à la critique entendue comme « relation avec quelqu’un malgré et pardessus l’achèvement et la paix du beau ».

371 « Langage quotidien et rhétorique sans éloquence », texte paru dans « Le quotidien et la philosophie », Studia philosophica, vol. 40, 1981 ; repris, comme « La transcendance des mots », dans Hors sujet, Fata Morgana, 1987. 372 Dans Frêle bruit, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1992, p. 158.

AMBIGUÏTÉ DE LA LITTÉRATURE 373 PAR GILLES HANUS Partons d’un étonnement de lecteur : la littérature fait l’objet, dans les textes de Levinas, de nombreuses formules excessives ou hyperboliques comme c’est toujours le cas dans son œuvre lorsqu’il s’agit de l’essentiel. Ce qui est remarquable cependant, c’est que, concernant la littérature, ces formules sont opposées voire contradictoires. Ce curieux constat semble impliquer de distinguer deux sens du mot « littérature », tant il est difficile de penser que l’extrême louange et la condamnation sans appel puissent porter sur un seul et même objet. On trouve effectivement deux acceptions différentes du terme dans les textes de Levinas. La littérature s’entend d’abord, selon l’un de ses sens courants, comme un corpus de textes constituant la richesse d’une langue et d’une culture – et la richesse d’une culture, c’est ce qui en elle renvoie à un un-deçà, qui est aussi un au-delà : « avant la culture », dira Humanisme de l’autre homme. Ce corpus, ce sont les « littératures nationales », ou les « littératures dites nationales » 374 ; textes littéraires, littérature comme art, donnant accès à la « vraie vie » ; textes faisant signe au-delà de leur condition de production et, en ce sens, textes inspirés. Ce dernier qualificatif nous indique la deuxième définition de la littérature, comme déploiement à partir de la lettre de l’esprit contenu en elle et inséparable d’elle. Littérature comme œuvre du commentaire biblique, du midrach, visant l’au-delà du verset à même le verset 375. Des livres, nous sommes passés au Livre, ou aux Livre des livres. La littérature dans le premier sens renvoie à la littérature dans le deuxième sens, à partir de laquelle Levinas la conçoit toujours. La littérature est l’apanage des Nations – et le terme est ici ambigu : il peut désigner les nations au sens des cultures, au sens moderne, mais aussi les Nations au sens talmudique, comme « catégories » ou, à tout le moins, comme principes métaphysiques, au sens par exemple où Levinas définit l’Europe comme le lieu de conjonction de la Bible et des Grecs. Le midrach, la lecture paradigmatique, est l’apanage d’Israël. Ce que les textes de Levinas donnent à penser d’abord, c’est donc la proximité de ces deux « littératures ». Mais on peut y lire aussi leur irréductible différence, et le problème que pose leur trop rapide identification, à laquelle se risque parfois Levinas. Enfin, c’est leur incompatibilité, ou leur incompossibilité qui est affirmée quant à l’essentiel : l’être juif. Sur ce dernier point notre lecture croisera celle d’un grand commentateur méconnu de Levinas : Benny Lévy.

I L’INSPIRATION DE LA LITTÉRATURE

Nous distinguons deux mouvements de pensée antagonistes dans les textes de Levinas. Ce qui s’impose au lecteur dans le premier d’entre eux, c’est la proximité des deux types de littérature. Dans l’avant-propos à L’au-delà du verset par exemple, Levinas mentionne les « grandes littératures nationales » alors même qu’il explicite la structure paradigmatique des versets de la Torah, laissant entendre que ce qui rapproche les livres du Livre, c’est la visée d’un au-delà du texte à partir du texte lui-même, à partir de sa lettre. Le grand texte littéraire s’adresse au lecteur, comme le premier verset de la Torah selon Rachi, et lui dit « interprète-moi ! » : « Toute cette littérature – au sens où on dit “feuillure” ou “mâture” – attend ou inspire le lecteur. Des versets crient : “Interprète-moi”. Inspiration de toute littérature authentique définissant le livre comme livre, elle guide l’histoire des nations » 376. Notons que Levinas passe subrepticement d’un sens à l’autre dans ces phrases. L’œuvre littéraire, comme le sensé biblique donc, « sollicite une herméneutique appelée à dégager, dans la signification que livre immédiatement la proposition, celles qui s’y trouvent seulement impliquées » 377. Inspiration : voici le lieu de croisement, de rencontre entre les deux sortes de textes, entre les deux littératures. L’inspiration, c’est-à-dire le « se passer de l’Infini », selon la formule d’Autrement qu’être 378, Sa trace. « Inspiration : sens autre qui perce sous le sens immédiat du vouloir-dire, sens autre faisant signe à un entendement qui écoute au-delà de ce qui est entendu, à la conscience extrême, à la conscience réveillée » 379. Inspirée, la littérature est assurément inspiratrice pour Levinas dont les textes philosophiques sont comme tissés sur une trame « pré-philosophique », en grande partie littéraire. À François Poirié lui demandant ce qui l’a mené à la philosophie, Levinas répond par exemple : « […] Pouchkine, Lermontov et Dostoïevski, surtout Dostoïevski. Le roman russe, le roman de Dostoïevski et de Tolstoï, me paraissait très préoccupé des choses fondamentales. Livres traversés par l’inquiétude, par l’essentiel, l’inquiétude religieuse, mais lisible comme quête du sens de la vie. » Plus loin, il ajoute : « L’amour-sentiment des livres, c’est certainement là mes premières tentations philosophiques » 380. On peut donc résumer la proximité ainsi : invitant à l’exégèse, la littérature est, par-delà toute jouissance esthétique ou tout divertissement, toute frivolité, appel à la « vie spirituelle » 381 – nous y reviendrons. Plus profondément, le lien entre les deux « littératures » réside dans le langage, dont l’essence même est prophétique écrit Levinas. En ce point, une question surgit : n’est-ce pas aller trop vite, n’est-ce pas aller trop loin que de conférer à tout langage les traits de l’écriture, inspirée et religieuse ? Cette question surgit du sein même des textes de Levinas : si en effet, tout langage est prophétique, ou inspiré, que devient l’opposition – mise en œuvre dans Totalité et infini par exemple – du prophétisme ou du prophétique au discours de l’ontologie, discours de la totalité appliqué à l’être ? Ne convient-il pas de revenir plus attentivement, plus profondément sur le lien des deux « littératures » ? Disons-le nettement : dans ce premier mouvement de pensée, l’essentielle référence de la littérature à la lettre biblique aboutit à l’identification de tout peuple à Israël, peuple du Livre, et à la réduction de la révélation (« Israël, peuple du Livre, chez qui l’exigeante lecture des écritures appartient à la liturgie la plus haute, ne serait-il pas le peuple de la révélation continuée ? » 382) à l’éthique, en laquelle universel et particularité se rejoindraient. Or Levinas s’est toujours méfié de

l’universalité d’englobement 383, de l’universalité catholique réduisant tout au même, réduisant le « particularisme qui conditionne l’universalité » 384 – Israël – à un universel angélique, facile 385, reposant sur la négation pure et simple de la différence. La proximité 386, notion proprement levinassienne, a justement pour caractéristique d’exclure la confusion. Elle désigne la véritable relation dans laquelle chacun des termes de la relation reste absolu, séparé de l’autre. Toute lecture qui confondrait les deux sens du mot « littérature » devrait à bon droit être qualifiée de réductrice. Or certaines formulations de Levinas semblent elles-mêmes favoriser ce glissement : « […] ce va-et-vient du texte au lecteur et du lecteur au texte et ce renouvellement du sens sont peut-être le propre de tout écrit, de toute littérature, même quand elle ne se prétend pas Saintes écritures. Le sens qui se lève dans une authentique expression de l’humain excède le contenu psychologique de l’intention de 387 l’écrivain, qu’il soit prophète, philosophe ou poète » .

Prophète, philosophe et poète sont réduits au même. Le lecteur de Levinas, fidèle en cela, ne peut que s’étonner d’une telle réduction.

II LA DISTINCTION Ce nouvel étonnement appelle une relecture, plus serrée, des textes de Levinas, qui révèle un second mouvement de pensée. En vérité, le rapport de la littérature comme art à la littérature comme « déploiement » de la lettre doit se dire rigoureusement en termes de souvenir ou d’anticipation. Ainsi Levinas écrit-il dans L’au-delà du verset, que toute littérature « attend » ou « commémore » les « Saintes écritures » 388. Ainsi écrit-il ailleurs que « […] toute la littérature […] n’est peut-être que pressentiment ou rappel de la Bible » 389. Ce que disent ces formules, c’est à la fois l’étroite dépendance au Livre des livres de la littérature comme art, et le fait que ce lien essentiel n’implique pourtant aucune confusion avec lui. Tout d’abord l’inspiration, que le premier mouvement de pensée attribuait également à toute littérature, renvoie toujours chez Levinas en premier lieu à la Révélation 390, comme en témoigne le vocabulaire des pages consacrées à l’inspiration dans Autrement qu’être (« élection », « assignation irrécusable », « commandement », « me voici »), ainsi que les allusions, explicites (au Cantique des cantiques) ou implicites (à la Genèse), à la Tora dans ces mêmes pages 391. On en est d’autant plus convaincu qu’on surprend dès 1947, dans un texte intitulé « Être juif », des formules décisives sur la passivité absolue pensée à partir de l’existence juive, qui sont reprises dans ces pages essentielles d’Autrement qu’être. Cette « généalogie » de la notion d’inspiration explique la distinction des deux littératures : « La Torah ne serait pas un genre littéraire parmi d’autres, mais le lieu où, à partir des lettres, des propositions 392 et des verbes commence une vie » .

Cette vie diffère de la « vie spirituelle » appelée par la littérature dont il a été question plus haut. La vie spirituelle de l’exégèse littéraire, vie de l’esprit, n’implique aucun acte – spiritualité sans actualisation, elle s’identifie à la contemplation, qui est vision suprême, theôria. La vie dont la Torah, abordée à partir du Talmud, est le lieu implique bien l’incessant dépassement de la lettre du verset

qui requiert l’intelligence 393 du pharisien, mais aussi, Levinas insiste sur ce point, l’accomplissement existentiel de la lettre elle-même, c’est-à-dire la mitsva. En son absence, la pensée court le risque d’une « spiritualisation » de la Torah, qui signifie au fond sa négation : « L’intériorisation pure et simple de la Loi n’est que son abolition »

394

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Cette réduction de la Torah à son « essence angélique » 395, si elle flatte nos bons sentiments, relève au fond d’une « pensée émue » à laquelle Levinas appelait à opposer une « pensée exigeante » 396 qui distingue au lieu de confondre. Ainsi le langage, dont le premier mouvement faisait le lieu de la prophétie en général, doit-il être l’occasion d’une distinction. Les langues ne sont pas des codes équivalents, actualisant diversement le langage. L’inspiration, vent de crise réveillant la flamme dans les braises du texte, est liée à une langue. Dès lors, se pose le problème de la traduction. « Partout [dans la Torah] s’impose une recherche allant au-delà du sens obvie. Celui-ci est connu et reconnu, certes, comme obvie et, à son niveau, comme pleinement valable. Mais ce sens est peut-être moins facile à établir que les traductions de l’Ancien Testament ne le laissent supposer. C’est le retour au texte hébraïque à partir des traductions, si vénérables qu’elles soient, qui révèle l’étrangeté ou la mystérieuse ambiguïté ou la polysémie qu’autorise la syntaxe hébraïque : les mots coexistent au lieu de se coordonner et de se subordonner aussitôt les uns avec les autres, les uns aux autres, contrairement à ce qui prédomine dans les langues dites évoluées ou fonctionnelles » 397. La littérature use certes du langage, elle joue de lui, le subvertit, perçant sa forme et esquissant de ce fait pour le lecteur un effet d’inspiration, appelant l’exégèse ; mais cette exégèse ne saurait être que le rappel ou l’anticipation mystérieuse du souffle indispensable au déploiement des lettres de la langue sainte. Dans ce deuxième mouvement de sa pensée, Levinas va jusqu’à distinguer les registres au sein même de la littérature. Ainsi, alors qu’il qualifie au détour d’une phrase la littérature de « lettre morte » 398, voit-il dans la poésie « l’ultime réduit de la transcendance dans l’humanisme occidental » 399. Contre la confusion du prophète, du philosophe et du poète, Levinas tranche : le renouvellement du sens, le ‘hiddouch, est affaire de savoir. Dans la « spiritualité juive », la révélation n’est pas « laissée à l’arbitraire des fantasmes subjectifs […] Ce qui permet d’établir une discrimination entre l’originalité personnelle apportée à la lecture du Livre et le pur jeu de fantasmes d’amateurs (ou même de charlatans), c’est une nécessaire référence du subjectif à la continuité historique de la lecture, c’est la tradition des commentaires qu’on ne peut ignorer sous le prétexte que des inspirations vous viennent directement du texte. Un “renouvellement” digne de ce nom ne peut contourner ces références, comme il ne peut contourner la référence à la Loi dite orale » 400. Levinas dénonce à présent la confusion du lecteur et de l’interprète, ce dernier se distinguant du premier du fait de son inscription dans une tradition déterminée : celle de la Maison d’étude. La lecture d’un texte littéraire n’implique aucune connaissance de cette tradition, le lecteur n’est pas un « étudiant de la Torah », un « disciple des Sages ». Le Talmud, quant à lui, ne se prête pas à une simple lecture.

III L’IDOLE ET LA CARICATURE

En 1948, Levinas déploie, dans « La réalité et son ombre », une critique radicale de l’art, ou de l’œuvre d’art qui souligne son lien avec l’idole. Voici comment il reprend cette critique dans Autrement qu’être en 1974 : « Le passé immémorial est intolérable à la pensée. D’où l’exigence de l’arrêt : ananké stenai. Le mouvement au-delà de l’être devient ontologie et théologie. D’où aussi l’idolâtrie du beau. Dans son indiscrète exposition et dans son arrêt de statue, dans sa plasticité, l’œuvre d’art se substitue à Dieu (cf. notre étude dans Temps 401 modernes, novembre 1948, intitulée “La réalité et son ombre”) » .

La littérature, en tant qu’art, n’appartient pas à l’ordre de la révélation, ni à celui de la « création dont le mouvement se poursuit dans un sens exactement inverse » 402. Qu’est-ce à dire ? Que ce qu’elle dévoile est l’ombre de l’être, son envers : « Nous voudrions montrer dans l’art […] l’événement même de l’obscurcissement, une tombée de la nuit, 403 un envahissement de l’ombre » .

À qui voudrait entendre une telle proposition de façon métaphorique, Levinas rappelle, nous allons le voir, qu’il l’entend pour sa part depuis la facticité de l’existence juive. Cette facticité est le lieu à partir duquel les formules concernant la littérature s’inversent. « La caricature insurmontable de l’image la plus parfaite se manifeste dans sa stupidité d’idole »

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Cette formule vise en premier lieu la statue, arrêt du temps, et sa fixation plastique dans l’entretemps païen. Mais le roman, qui « enferme les êtres dans un destin malgré leur liberté » est au fond « mythe », c’est-à-dire « plasticité d’une histoire » 405. Contre le monde païen de l’art, Levinas répète l’injonction monothéiste : « La proscription des images est vraiment le suprême commandement du monothéisme, d’une doctrine qui 406 surmonte le destin – cette création et cette révélation à rebours » .

Révélation à rebours : c’est elle qui explique les formules radicales hostiles aux arts en général, et à la littérature en particulier. « Il y a quelque chose de méchant et d’égoïste et de lâche dans la jouissance artistique. Il y a des époques où 407 l’on peut en avoir honte, comme de festoyer en pleine peste » .

Comment comprendre cette formule de Levinas qui qualifie la littérature de « révélation à rebours » ? Dans un premier temps, elle semble pointer l’inspiration hors du domaine de la révélation à l’œuvre dans l’activité littéraire. Les textes consacrés à Maurice Blanchot peuvent ici nous éclairer. La littérature est chez le poète « parler impersonnel », et « Blanchot montre, écrit Levinas, comment l’impersonnalité de l’œuvre est celle du silence qui suit le départ des dieux, inextinguible comme un murmure… » 408. Ainsi l’absence, la présence même de l’absence au cœur de la littérature, bruisse-t-elle de façon ininterrompue, à la façon de la voix entendue par les six cent mille Hébreux au Sinaï. Quel est ce bruissement ? La mort ! « Impossibilité de la possibilité. L’œuvre littéraire nous approche de la mort, car la mort est ce bruissement 409 interminable de l’être que l’œuvre fait murmurer » .

Révélation à rebours : la voix vivante est celle de la mort, à « l’image, mais à l’opposé d’un feu qui consume un buisson qu’il n’arrive pas à consumer… »

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Levinas oppose également les deux littératures à propos du rapport au féminin, ou de l’eros. Le romanesque se complaît dans l’équivoque, écrit-il : « Cette dimension du romanesque où l’amour devient son propre but – où il reste sans aucune “intentionalité” qui le déborde – un monde de volupté, ou un monde de charme et de grâce et qui peut coexister avec une civilisation religieuse (et même en être spiritualisé comme dans le christianisme médiéval 411 dans le culte de la Dame) est étranger au judaïsme » .

De ce point de vue, ce qui caractérise « la splendeur de la littérature occidentale du roman où l’amour se fait fable et jeu », c’est « l’amphibologie de l’eros », dont elle joue de façon équivoque et cultivée. « Littérature du roman comme apanage de culture, mais sans doute aux antipodes de la Torah qui est l’ordre 412 du non-équivoque… » « Le judaïsme classique n’aura pas d’art au sens où l’ont eu tous les peuples de la terre. »

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C’est toujours du point de vue de l’existence juive que la littérature est écartée. L’énoncé s’inverse et révèle sa face noire : « L’esthétique par elle-même, ce n’est pas en fin de compte sérieux ou suffisant. Il y a en elle – les talmudistes l’ont toujours pensé – une possibilité de rhétorique et de pure courtoisie, un “langage de cour” qui enveloppe cruautés et malveillance, fragilité extrême de tout ce raffinement capable de se terminer à 414 Auschwitz » .

Cette phrase révèle le ressort de la critique de Levinas : l’événement d’Auschwitz – « interruption de l’histoire » – est le point à partir duquel l’apologie de la littérature comme telle devient impossible. Ce fait, qui mérite explication, vaut d’être relevé car le nom d’Auschwitz est aussi celui qui l’amenait à contester la validité ultime de la dialectique 415, et, plus loin, de la philosophie comme telle 416. Levinas répète dans plusieurs textes qu’Auschwitz doit échapper à la captation littéraire ou imaginaire parce que quelque chose d’essentiel s’y joue, que la littérature dissout, que le mythe littéraire nie. D’une telle négation, Levinas a anticipé les conséquences : « Nos ennemis ont commencé. Ils mirent en doute les faits et les chiffres. Cela a continué entre nous. L’indicible qui devait se faire verbe sans se faire littérature par la bouche de ceux qui s’effacent devant le vrai – d’un Léon Poliakov, d’un Lucien Steinberg, d’un Joseph Billig et de toute une équipe initiée à l’esprit de Yad Vashem – fut livré à la fantaisie des romanciers à gros tirages. Ils ménagèrent des mises en scène. Ils menèrent au spectacle […] Bientôt privé de tout mystère réel, ce mystère de papier et de belles lettres auquel on cessera de croire, s’épuisera en nécessités sociologiques, économiques et politiques. Il ne restera plus rien du sens qui, malgré la connaissance des causes, éclaire les événements et qui appelle personnes et 417 nations à l’être » .

IV L’ÊTRE JUIF ET LA LETTRE

Il ne s’agit pas de revendiquer le silence sur l’extermination. Il est possible de dire quelque chose, mais pas sur le mode de la littérature. Pourquoi ? Pour le comprendre il faut revenir aux textes dans lesquels Levinas s’interroge sur l’existence juive. Je le ferai à partir d’une phrase de Benny Lévy qui constitue un commentaire de ces textes et permet, je crois, d’éclairer l’ambiguïté du rapport de Levinas à la littérature. Cette phrase se trouve dans le dernier livre de Benny Lévy, Être juif 418, qui reprend le titre de l’article – cité plus haut – publié en 1947 par Levinas, dont Benny Lévy fait une pièce centrale pour la compréhension du mouvement de pensée de l’auteur d’Autrement qu’être. « Le Juif n’est pas créé pour faire de la littérature, mais pour étudier » 419. Que le Juif soit créé, Benny Lévy l’a appris, entre autres, de Levinas. C’est en effet en essayant de penser, contre le cours du monde d’abord, dans « L’inspiration religieuse de l’Alliance » en 1935, puis contre Sartre dans « Être juif » en 1947, l’existence juive dans sa singularité, que Levinas a forgé la notion de « créature », présente dans tous ses textes pour désigner le sujet dans son initiale passivité. S’efforçant de dire, dans « Être juif » 420 « en quoi consiste l’existence juive » 421, Levinas écrit, s’opposant ainsi à la thèse de Sartre dans les fameuses Réflexions sur la question juive, que la facticité de cette existence réside dans son « irrémissibilité ». Le Juif, contrairement à l’homme pensé par Sartre, est rivé à son être, il ne saurait s’en déprendre. Autrement dit, le Juif, contrairement à l’homme de Sartre qui ne cesse de se créer, et de se recréer, contrairement à l’homme moderne, ou chrétien, écrit Levinas, se caractérisant par son existence au présent, est né, et cette naissance est pour lui assignation. Passivité absolue : « Mais un fait sera fait d’une manière absolument passive s’il est créature. L’impératif de la création qui se 422 prolonge en impératif du commandement instaure une passivité totale » .

Passivité qui peut, comme dans la tragédie, comme dans Les sequestrés d’Altona de Sartre être vécue comme malédiction ; assignation à son être qui peut être vécue comme malédiction, en dehors de toute littérature, par le Juif de 1935 ou de 1947 : « Le recours de l’antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au Juif l’irrémisibilité de son être. Ne pas 423 pouvoir fuir sa condition – pour beaucoup cela a été comme un vertige » .

Mais précisément, au cœur de l’existence juive se trouve la possibilité du « virement inattendu de la malédiction en exultation » – ce que Benny Lévy nommait le « Retour » 424. Être né, c’est aussi être élu, c’est-à-dire référé à un père pour qui l’on est tout, sans que les autres enfants soient exclus de ce privilège. Ce qui caractérise selon Levinas l’être juif et le distingue radicalement de l’être chrétien c’est ce rapport au Père, cette appréhension de soi comme fils de, comme créature. Que dit la phrase de Benny Lévy ? D’abord que c’est cet être juif lui-même qui doit échapper à la littérature. C’est cette proposition qui permet, me semble-t-il, de comprendre l’hostilité de Levinas à la littérature, cristallisée autour du nom d’Auschwitz. Comment l’être juif peut-il échapper au mythe littéraire ? Grâce à l’enseignement, à la relation du Maître et de l’élève, grâce à l’étude, au limoud, qui doit être distingué rigoureusement de la littérature. « Si, à quelques moments de l’histoire du monde et de l’histoire d’Israël, il y eut des Juifs, nous les devons à la fréquentation de ces livres », écrit Levinas 425. « Le Juif est créé pour étudier » : cela signifie que la modalité proprement juive de l’existence se réalise dans l’étude. Une rencontre avec la littérature est certes possible à partir de la définition du sujet comme lecteur et du réel comme texte, mais elle comporte un risque : que l’imagination

transforme l’être juif en être imaginaire. Le Juif peut alors devenir l’objet du fantasme. C’est contre cette fantasmagorie, toujours nuisible aux Juifs, que Levinas s’est efforcé de réhabiliter la figure du pharisien, contre l’usage de la langue française, inspirée sur ce point par les évangiles. Autrement dit : l’être juif se donne d’abord comme une opacité à éclaircir. L’élucidation de cette opacité est l’objet de l’étude, de la « haute science talmudique ». Questionner cette opacité depuis la littérature, c’est brouiller les cartes, obscurcir encore l’obscur. L’être juif reste, puisqu’il est passivité radicale, facticité, c’est le rapport à cet être qui devient imaginaire – et c’est ce que Levinas refuse. Le Juif, en tant qu’il se définit par son rapport à la Lettre et à sa littérature, réside là où résonnent les lettres des « vieux grimoires » 426 : dans la maison d’étude. Il existe certes des Juifs dont le rapport à l’être juif ne passe pas par l’étude, des Juifs oublieux du Livre des livres : « Nous, nous avons vu une voix-paroles (kol devarim) une fois pour toutes. Nous : toutes les générations présentes au même lieu, le Sinaï. Ce qui peut nous arriver de pire : l’oubli. Du sein de l’oubli, tout – la voixparoles – apparaît de manière tordue. L’ordinaire, le simple […] c’est que la voix s’est disjointe des paroles – 427 telle est la définition de l’ignorance : des voix obscures » .

Sous le régime de la disjonction, des voix obscures – lettres déployées dans la confusion, dans le tohu-bohu – le Juif entretient avec son être un rapport imaginaire. La littérature est ici l’une des modalités de l’imaginaire : elle fait entendre des paroles, sans qu’on reconnaisse en elles la Voix. Il y manque le savoir permettant d’articuler les paroles, la ‘Hokhma. Le risque est donc celui de l’oubli des Lettres dans la littérature. Les voix multiples des livres peuvent cependant croiser la Voix dont parle le verset : « Les livres, écrit Benny Lévy, peuvent certes être des degrés d’ascension vers le Livre, la culture peut être une éducation pour la vérité, une propédeutique. Quand j’étudie une guemara, tous les livres que j’ai lus, qui 428 ont compté pour moi, sont convoqués » .

Nous l’avons vu, Levinas a souligné combien les « littératures nationales » s’inscrivaient dans le sillage, dans la trace de l’inspiration du Livre. « Mais, ajoute Benny Lévy, j’ai vu de mes yeux de grands maîtres qui n’avaient pas besoin de ce circuit pour dire les choses avec la plus grande fécondité. Il n’est pas nécessaire, pour aller au Livre, à sa fécondité, à ses 429 fruits, de passer par la dissémination des livres » .

Pire : les voix peuvent cacher la Voix et interdire l’accès aux paroles. La littérature peut constituer un voile, elle peut s’opposer comme telle à l’Enseignement lorsque le littérateur, exalté, en vient à dicter à Dieu sa conduite, accusant ainsi, accentuant l’écart entre la littérature et la Lettre. Une telle prétention signifie au fond la volonté de substitution du texte littéraire au Texte – « recherche de compensation aux frustrations de la foi perdue » 430, écrit Levinas. La littérature est essentiellement nostalgie, mal du retour. Inspirée, elle est cependant incapable d’actualiser la révélation. On peut certes objecter avec Bergson que l’artiste est un révélateur, mais il y a là un simple effet d’homonymie. Révélation signifie ici dévoilement : la littérature est essentiellement odyssée, retour à soi, jouissance égoïste. Je voudrais finir en rappelant un texte de Levinas consacré à deux pages du traité Sanhedrin du Talmud de Babylone dans lesquelles les Sages déduisent la structure du Sanhédrin des versets de Chir hachirim [le Cantique des cantiques]. Texte intitulé « Vieux comme le monde », qui clôt les Quatre

lectures talmudiques, dans lequel Levinas souligne sans cesse la différence entre la littérature et l’étude. Il y pose une question brutale : « Le judaïsme est-il nécessaire au monde ? Ne peut-on se contenter d’Eschyle ? »

Traduisons librement : l’étude est-elle nécessaire au monde ? Ne peut-on se contenter de la littérature ? « Tous les problèmes essentiels y sont abordés »

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Ou encore : « N’y a-t-il rien de plus que la haute leçon de l’humanisme héllénique dans ce qu’on appelle – abusivement 432 peut-être – message du monothéisme ? »

Après tout, si l’essentiel c’est la littérature – spiritualité sans actualisation – qu’est-ce que le judaïsme apporte au monde ? L’humanisme grec ne suffit-il pas ? Eschyle n’a-t-il pas tout dit en littérateur ? La splendeur des lettres rondes n’efface-t-elle pas celle des lettres carrées ? Levinas lui-même n’a-t-il pas laissé entendre parfois que si le premier mot était biblique, le dernier mot revenait au grec ? Dans ce texte pourtant, il pointe sans ambiguïté la spécificité de l’être juif : « […] le judaïsme conçoit l’humanité de l’homme comme susceptible d’une culture qui la préserve du mal 433 en l’en séparant par une simple clôture de roses » .

Par cette culture, le Juif reste à l’écart, non peut-être de la tentation, mais de la tentation de la tentation, de la tentation pour la tentation, dont Levinas a fait l’un des traits fondamentaux de l’existence occidentale 434. Les roses du Cantique des cantiques, entendues par le Talmud comme enclos, protection, se transforment dans la littérature en fleurs du mal, écrit Levinas. L’étude sait retrouver, même au fond de l’équivoque érotique, le souci de la justice ; la littérature se complaît dans l’équivoque – « aux antipodes de la Torah qui est l’ordre du non-équivoque » 435 Quelle est cette bordure de roses dont parlent les Sages du Talmud ? La cloison de la mitsva : « L’originalité du judaïsme consiste à s’astreindre à la manière d’être dont parlera beaucoup mieux que moi Léon Askenazi : dans les moindres actions pratiques un temps d’arrêt entre nous et la nature en accomplissant une mitsva, un commandement. L’intériorisation pure et simple de la Loi n’est que son 436 abolition » .

Cette intériorisation, nous venons de voir qu’elle est en jeu dans la littérature, incompatible, dans ce troisième mouvement, avec le déploiement de la Lettre. Si la langue philosophique, grecque, à laquelle doit, selon Levinas, revenir le dernier mot, laisse affleurer parfois l’identification de la littérature et du midrach, la langue hébraïque, renvoyant au premier mot, portant la pensée de Levinas en guise d’intuition pré-philosophique impose secrètement une distinction, qui inlassablement lui prescrit une méfiance vis-à-vis de la littérature. Cette distinction prend deux formes : – négativement, elle commande la critique du mythe littéraire à partir de l’événement vertigineux d’Auschwitz, noir rappel de la facticité juive.

– positivement, elle commande la séparation rigoureuse – c’est-à-dire capable de penser la proximité sans favoriser la confusion – de la littérature et de l’étude talmudique, du limoud, à partir de la description de l’existence juive comme irrémissiblement rivée au judaïsme, c’est-à-dire comme enjointe à l’étude et à la mitsva, au commandement. Le geste de pensée propre à Levinas, qui vise à prolonger le sensé biblique dans la langue grecque, rencontre ici une difficulté : là où la langue grecque tend à confondre les différentes formes de littérature, le sensé biblique n’a de cesse de les distinguer. C’est cette difficulté, présente au cœur des textes de Levinas, que le commentaire de Benny Lévy pointe, accentue et approfondit.

373 Ce texte a paru dans une version légèrement différente dans le n°8 des Cahiers d’études levinassiennes, « Levinas-Rosenzweig », 2009, pp. 129-147. 374 E. Levinas, L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, p. 8 (nous soulignons). 375 E. Levinas, « La tentation de la tentation », in : Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968, p. 86 : « […] dépassement radical de la lettre de l’écriture par l’esprit talmudique – esprit pourtant formé dans les lettres même qu’il dépasse pour rétablir, malgré les apparentes violences, le sens permanent que portent ces lettres ». 376 E. Levinas, « La volonté du ciel et le pouvoir des hommes », in : Nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1996, p. 33. 377 E. Levinas, L’au-delà du verset, op. cit., p. 7. 378 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, [1974], rééd. Le livre de poche, 1990, p. 235. 379 E. Levinas, « De la lecture juive des écritures », in : L’au-delà du verset, op. cit., p. 137. 380 François Poirié, Emmanuel Levinas, qui êtes-vous ?, La Manufacture, 1987, p. 69. 381 E. Levinas, L’au-delà du verset, op. cit., p. 8. 382 E. Levinas, « De la lecture juive des écritures », art. cit., p. 136. 383 E. Levinas, « En exclusivité », in : Difficile liberté, [1963], rééd. Le livre de poche, 1997, p. 335 : « La vérité enseignée par le judaïsme ne se propage pas en englobant dans sa catholicité les parcelles de vérité disséminées dans toutes les civilisations humaines. C’est même peut-être pour cela qu’elle se propage si peu. » Cette universalité « catholique » est celle de la « philosophie grecque », « au mouvement tournant et englobant » (« Jean Lacroix : philosophie et religion », in : Noms propres, [1976], rééd. Le livre de poche, 1997, p. 103. 384 E. Levinas, « Une religion d’adultes », in : Difficile liberté, op. cit., p. 39. 385 Selon la belle formule de Jean-Claude Milner, qui parle de « légende de l’universel facile », dans Le Juif de savoir, Paris, Grasset, 2006, p. 208. 386 Sur celle-ci, voir surtout Autrement qu’être, op. cit., p. 129 et suiv. Par exemple, p. 137 : « Signification, l’un-pour-l’autre – la proximité n’est pas une configuration se produisant dans l’âme […] Elle est contact d’Autrui. Être en contact : ni investir autrui pour annuler son altérité, ni me supprimer dans l’autre ». 387 E. Levinas, « L’arrière plan de Spinoza », in : L’au-delà du verset, op. cit., p. 204. 388 Ibid., p. 8. 389 E. Levinas, « Philosophie, justice et amour », in : Entre nous, [1991], rééd. Le livre de poche, 1998, p. 119. 390 Cf. entre autres, « La volonté du ciel et le pouvoir des hommes », in : Nouvelles lectures talmudiques, op. cit., p. 36 et suiv. 391 Voir pour toutes ces références, les pages 221-222 de l’édition citée. 392 E. Levinas, « Modèle de l’Occident », in : L’au-delà du verset, op. cit., p. 46. 393 E. Levinas, « Vieux comme le monde ? », in : Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 169 : « […] et la vie d’un talmudiste n’est que ce renouvellement incessant de la lettre par l’intelligence … ». 394 Ibid., p. 178. 395 E. Levinas, « Le pacte », in : L’au-delà du verset, op. cit., p. 97-98 : « Tout le monde est sensible au judaïsme ramené à quelques principes “spirituels”. Tout le monde est séduit par ce que l’on peut appeler l’essence angélique de la Thora à laquelle se réduisent d’une façon immédiate bien des versets, bien des commandements. Cette “intériorisation” de la Loi enchante notre âme libérale et nous sommes enclins à rejeter ce qui semble résister à la “rationalité” ou à la “moralité” de la Thora […] Il y a […] dans la loi d’Israël des points qui demandent, par-delà l’assentiment à l’esprit général ou “profond”de la Thora, un consentement spécial à des particularités qui passent trop facilement pour être transitoires […] La lutte de Jacob avec l’Ange, c’est cela aussi : surmonter dans l’existence d’Israël l’angélisme de la pure intériorité ». 396 Sur ces deux expressions, cf. « L’assimilation aujourd’hui », in : Difficile liberté, op. cit., p. 358.

397 E. Levinas, « La révélation dans la tradition juive », in : L’au-delà du verset, op. cit., p. 161. 398 E. Levinas, « Envers autrui », in : Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 61. 399 E. Levinas, « Agnon. Poésie et résurrection », in : Noms propres, op. cit., p.19. Cf. aussi « Paul Celan. De l’être à l’autre », in : Noms propres, op. cit., particulièrement « La transcendance », p. 52-53. 400 E. Levinas, « La Révélation dans la tradition juive », art. cit., p. 164. 401 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 235, note 1. 402 E. Levinas, « La réalité et son ombre », in : Les imprévus de l’histoire, Fata Morgana, 1994, p. 126. 403 Ibid. 404 Ibid., p. 138. 405 Ibid., p. 141. 406 Ibid., p. 144. 407 Ibid., p. 146. 408 E. Levinas, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 15. 409 Ibid., p. 16. 410 Ibid., p. 50. 411 E. Levinas, « Le judaïsme et le féminin », in : Difficile liberté, op. cit., p. 60. 412 E. Levinas, « Qui est soi-même ? », in : Nouvelles lectures talmudiques, op. cit., p. 88. 413 « Le judaïsme et le féminin », art. cit., p. 60. 414 E. Levinas, « Qui joue le dernier ? », in : L’au-delà du verset, op. cit., p. 80. 415 Voir entre autres textes « Le surlendemain des dialectiques », in : Cahiers d’études levinassiennes, n°4, 2005, p. 245-247. 416 Cf. F. Poirié, Emmanuel Levinas. Qui êtes-vous ?, op. cit., p. 84 : « Et, encore aujourd’hui, je me dis que Auschwitz a été commis par la civilisation de l’idéalisme trancendental. » Cf. Benny Lévy, Visage continu. La pensée du Retour chez Emmanuel Levinas, Verdier, 1998, p. 118 : « Pour Levinas, pour le Juif moderne, le moment de l’antiphilosophie porte aujourd’hui le nom d’Auschwitz. » 417 « De la montée du nihilisme au juif charnel », in : Difficile liberté, op. cit., p. 310. 418 Verdier, 2003. 419 B. Lévy, Être juif, Verdier, 2003, p. 13. 420 E. Levinas, « Être juif », [1947], rééd. Cahiers d’études levinassiennes, n°1, 2002, p. 99-106. 421 Ibid., p. 103. 422 Ibid., p. 104. Cette proposition sera reprise par Levinas dans Autrement qu’être, op. cit., p. 180.. Ibid., p. 103. 423 Ibid., p. 103. 424 Voir B. Lévy, Visage continu. La pensée du Retour chez Emmanuel Levinas, Verdier, 1998. 425 E. Levinas, « Pourquoi le judaïsme ? », [1958], rééd. Cahiers d’études levinassiennes, n°3, 2004, p. 203. On notera que Levinas parle ici de « fréquentation » et non de lecture. 426 E. Levinas, « Préface » à Moses Mendelssohn, Jérusalem, Les presses d’aujourd’hui, 1982, p. 18. 427 B. Lévy, Être juif, op. cit., p. 12. 428 Alain Finkielkraut, B. Lévy, Le Livre et les livres, Verdier, 2006, p. 58. 429 Ibid. 430 E. Levinas, « Roger Laporte et la voix de fin silence », in : Noms propres, op. cit., p. 107. 431 E. Levinas, « Vieux comme le monde », in : Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 166. 432 Ibid., p. 167. 433 Ibid., p. 173. 434 Cf. « La tentation de la tentation », in : Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 71. 435 E. Levinas, Nouvelles lectures talmudiques, op. cit., p. 88. 436 E. Levinas, « Vieux comme le monde », art. cit., p. 178.

VERS L’AU-DEHORS LEVINAS LECTEUR DE BLANCHOT PAR ORIETTA OMBROSI À David Gritz « Tout commence à ce niveau sensible : ces lieux – chambres d’hôtel, cuisine, couloir, fenêtres, murs – où l’espace pèse de sa transparence » 437. Voici un premier pas de Levinas dans son interprétation de l’œuvre de Blanchot, un pas qui essaye de franchir la pesanteur de l’espace, la gravité jusque dans la transparence, l’épaisseur de l’être et la « condensation » du Neutre qui règnent dans « l’espace littéraire » de l’ami. Tout commence à ce niveau sensible. Au niveau des lieux – chambres, murs, couloirs… pages – ; au niveau des choses qui prennent place dans cet espace, déjà grave – formes, objets… mots. Tout commence au niveau sensible de l’art. « Y a-t-il une porte qu’il n’a pas remarquée ? » 438. Levinas cite le Blanchot de L’attente, l’oubli 439. Mais on pourrait transférer le sujet logique de la phrase du protagoniste du livre à l’interprète : y a-til une porte, y a-t-il des fenêtres dans l’œuvre de Blanchot que Levinas n’aurait pas remarquées ? C’est cette porte, cette sortie vers l’au-dehors, précisément, qu’il cherche dans les pages de l’ami. Comme pour lui demander : « la sortie est-elle possible ? ». C’est la question qu’il lui pose, sans cesse, c’est la question que je pose à Levinas lecteur de Blanchot, question de la sortie et de l’issue vers l’au-dehors. Je lui pose cette question, comme une simple approche. Loin de viser à l’exhaustivité et surtout à la comparaison entre deux mondes si proches et distants que sont l’œuvre littéraire de l’un et l’œuvre philosophique de l’autre, – comparaison qui demanderait certainement la coopération des intelligences dans un colloque –, j’essayerai donc d’approcher les réflexions de Levinas sur l’art, lesquelles sont posées à partir de l’œuvre de Blanchot. Sur l’art, mais plus particulièrement sur ce lieu qu’est l’écriture, sur ces choses que sont les mots. Sur l’art/écriture, l’artécriture – qu’on me passe ce néologisme –, s’écrivant, s’inscrivant entre poésie et littérature, entre chant, récit et fable. Sur l’artécrtiture donc, mais sans jamais oublier cette porte, cette fenêtre, cette percée qui ouvre vers l’au-dehors. Sans jamais oublier cette « oblitération » ouvrant une issue dans l’espace et permettant de respirer l’air du dehors. On sait qu’une très ancienne amitié unit les deux penseurs dès le temps de leurs études à Strasbourg. On sait qu’ils se lisent mutuellement. Qu’ils commencent à se confronter dans leurs œuvres et à entamer une correspondance aux sonorités voisines autour des années soixante. On sait, comme le dit Françoise Collin dans une étude qui leur est consacrée, qu’il ne s’agit pas, entre eux, d’un véritable dialogue, mais plutôt « de consonances – dans la dissonance » 440. Et c’est précisément

dans ces consonances dissonantes que Levinas consacre à Blanchot quatre essais en 1956, 1966, 1971, 1975 et, en les écoutant, que je souhaite centrer mon étude plus particulièrement sur le texte de 1956, « Le regard du poète » et sur l’entretien avec André Dalmas de 1971. Dans ces textes regroupés dans le livre intitulé Sur Maurice Blanchot, où il est toujours difficile de discerner les frontières entre pensée personnelle et commentaire, et où les mots interprétés se confondent parfois avec ceux de l’interprète, l’art joue un rôle essentiel. Non pas l’art en général, mais l’art de l’écriture, cette écriture en particulier qui s’exerce et se tisse dans L’espace littéraire 441 (commenté en 1956), dans Tomas l’obscur 442 ou L’attente, l’oubli (commentés en ), La folie du jour 443 (commenté en 1975), et les autres œuvres littéraires de Blanchot, que Levinas interprète, mais aussi l’écriture en tant que telle, en tant que littérature et poésie. À ce propos, on pourrait reprocher à Levinas, comme l’a fait Jacques Rolland avec un brin d’ironie, de restreindre le champ de l’art à celui de la littérature / écriture, sans s’occuper suffisamment de la peinture ou des arts plastiques par exemple. On pourrait interpréter cette restriction, en suivant Rolland, comme une façon de se maintenir dans la lignée d’Heidegger, lequel ne se serait guère intéressé à la littérature en soi, sinon pour proposer des interprétations de la poésie. Mais si pour Levinas les confins de la littérature dépassent ceux de la seule poésie censée être, pour Heidegger, ou bien grecque ou bien allemande, cela est dû à la « vertu du cosmopolitisme » 444 de Levinas, qui a su étendre le champ de ses réflexions à la prose, et aux littératures de langue française, russe, hébraïque. Quoi qu’il en soit de cette limitation ou restriction, que je considérerai comme déjà assumée et laisserai dans les marges de mon questionnement, il est indéniable que l’écriture joue un rôle essentiel non seulement dans l’espace philosophique de l’œuvre de Levinas qui, plus que toute autre œuvre de philosophie s’écrit comme un texte littéraire car « la pensée n’utilise pas seulement les mots comme moyen d’expression mais se fixe à eux, se laisse porter par eux » 445, et cela au point qu’on peut dire que son style philosophique est une écriture ; mais l’écriture joue un rôle non moins essentiel dans l’espace littéraire de Blanchot que Levinas interprète. Or, dans l’espace littéraire de Blanchot, la vocation de l’art, de l’écriture en particulier, est soulignée de manière incomparable. Ainsi, dans son premier essai dédié précisément au livre L’espace littéraire, Levinas éloigne l’écriture blanchotienne du discours philosophique en général et des propos du dernier Heidegger, bien que cette écriture reste attachée, par certains aspects, à des thèmes heideggériens. En effet, selon Levinas, pour Blanchot « écrire ne conduit pas à la vérité de l’être » 446. Au contraire, « l’écriture mène à l’erreur de l’être – à l’être comme lieu d’errance, à l’inhabitable ». L’écriture est espace littéraire en tant qu’extériorité absolue, « extériorité de l’absolu exil » 447. Elle est cette tension permanente d’une extériorité sans aucune intériorité, une tension vers ce que Blanchot appelle le « ruissellement éternel du dehors » 448, vers cet « extérieur qui n’est pas le lointain ». Le mode d’être de l’écriture consiste non seulement à se soustraire à toute Révélation, Savoir, Connaissance, Utilité, Pouvoir, en un mot, au Jour, mais à être comme un « congédiement perpétuel de celui qui se dévoile », à être ce qui n’a pour fondement que son effondrement. L’écriture est ainsi une structure « quasi folle » 449 et très proche de la mort car, comme la mort, elle « ne finit pas de finir ». Mais la particularité de l’écriture de Blanchot consiste dans le fait que pour lui « l’œuvre découvre, d’une découverte qui n’est pas vérité, une obscurité (…) absolument extérieure » 450. C’est-à-dire que l’écrivain – et non seulement l’écrivain Blanchot – ne procède pas dans le règne du Jour, mais

dans celui de la Nuit, où il découvre cependant – malgré cette obscurité, ou grâce à cette obscurité ne dévoilant rien –, « une transcendance enjambant les horizons du monde » 451, une transcendance ou une extériorité dans laquelle il est strictement interdit, au poète comme au romancier, de demeurer car elle perdrait son étrangeté. Levinas écrit : « comme dans un désert on ne peut y trouver de domicile. Du fond de l’existence sédentaire se lève un souvenir de nomade. Le nomadisme n’est pas une approche de l’état sédentaire. Il est un rapport irréductible avec la terre : un séjour sans lieu » 452. Dans cette errance, dans cette obscurité qu’est l’écriture, mais que plus généralement l’art lui-même rappelle, le « je » de l’écrivain, ou celui de l’artiste, perd tous ses pouvoirs, se perd dans une terre, dans un espace de pérégrinations, fussent-elles dans les paroles, les silences ou les matériaux, et en même temps il se saisit dans cette perte, dans cette marche – cette dé-marche plutôt – aux frontières de la non-vérité et côtoyant toutefois l’authenticité. Il y a donc perte du « je » dans l’errance artistique, solitude, abandon, mais ce relâchement du « je », relâchement de ses pouvoirs et de ses lumières – lumières aussi de la conscience ? –, qui l’assurerait dans l’installation et la maîtrise du monde – un relâchement du « je » très proche, me semble-t-il, de la fission du sujet décrite dans Autrement qu’être –, conduit au contraire l’écrivain, comme l’artiste, à ne séjourner nulle part, à se découvrir exilé et, peut-être, à rappeler aux autres hommes, à ceux auxquels l’œuvre d’art est destinée, la dimension de cette existence exilée. Comme si l’artécriture devait rappeler le verset du Psaume 119, 19 « Je suis étranger sur terre ». « L’art, écrit Levinas, loin d’éclairer le monde, laisse apercevoir le sous-sol désolé, fermé à toute lumière qui le sous-entend et rend à notre séjour son essence d’exil et aux merveilles de notre architecture – leur fonction de cabanes dans le désert » 453. L’art donc, plus généralement, et non seulement la littérature, ne conduit pas, comme le voudrait l’esthétique classique, vers un autre monde derrière ce monde ou vers un monde idéal où régnerait le beau. Il conduit plutôt au sous-sol ombrageux où il n’y a pas de lumière, où peut-être même la lumière est noire ; il conduit à la découverte des souterrains, du sous-sol où on étouffe et où les hommes ne sont pas des dieux, ni des héros, ni des serviteurs de ces seigneurs, comme chez Heidegger, mais où ils se montrent dans toute leur misère d’êtres besogneux, d’êtres « livrés à la faim, à la soif, au froid » 454. L’art de Blanchot, et en particulier son espace littéraire conduisent en somme et malgré sa réfutation explicite des préoccupations éthiques, à la fonction de rappel de la condition d’exil que les hommes partagent, au rappel de leur condition de fragilité et de misère. Mais cela est-il du Levinas ou du Blanchot ? L’art se fait nomadisme : dans cette marche dans l’ombre du soussol, elle découvre le déracinement et même, semblerait-il, un sens éthique qui précède toute révélation : « la littérature, écrit Levinas, rappelle l’essence humaine du nomadisme. Le nomadisme n’est il pas la source d’un sens, apparaissant dans une lumière que ne renvoie aucun marbre, mais le visage de l’homme » 455. La littérature en tant que rappel du nomadisme, rappelle alors, bien que indirectement, la source du sens inscrite dans le visage de l’homme et non pas sculptée dans le marbre de la statue. Elle rappelle, en évoquant elle-même le nomadisme, le sens éthique qui surgit du visage. Mais comment, de quelle manière précisément, la littérature peut-elle rappeler le nomadisme et ainsi, si l’on suit Levinas, évoquer le visage ? Et comment Levinas, ici préoccupé de bien distancier l’œuvre de Blanchot de sa fréquentation de Heidegger, peut-il concilier dans son texte, l’ouverture de l’espace du nomadisme tracée par l’artécriture avec la fermeture de la nuit blanchotienne – nuit étouffante – qui « vient d’en bas », qui

ramène le monde « au ressassement, au murmure, au clapotement incessant, à “un profond jadis, jadis jamais assez” » 456 ? Comment peut-il concilier la lumière aveuglante du désert que les cabanes sont censées abriter et la nuit du sous-sol ? Concilier la respiration dans le dehors du désert et l’étouffement dans l’obstruction du souterrain ? « Cabanes dans le désert », Levinas reprend l’expression qui évoque, certes, la fête juive de Souccoth célébrant le temps du désert avant l’installation en Terre promise. Expression qui, pour lui, ne signifie pas une manière de revenir en arrière, mais de suggérer, voire d’annoncer, comme le fait l’authenticité de l’art dont parle Blanchot, « un ordre de justice » 457. S’il est vrai que dans le désert la lumière peut devenir noire, et que le déracinement que Blanchot confie à l’art est premièrement un déracinement vis-à-vis du « paganisme » de « l’univers heideggerien » – planté dans « un sol ancestral qu’aucun cataclysme ne saurait arracher de dessous les pieds » 458 –, il est clair qu’ici Levinas place Blanchot dans la lignée de la tradition du Livre. « L’ordre de justice » en effet, rappelé par le nomadisme de l’artécriture et découvert sous les cabanes du désert, fussent-elles plantées dans nos « cités maudites », qui sont dépeuplées des « dieux » et privées aussi des « cieux », évoque le « Dieu de la justice, du désert, des hommes » de la révélation monothéiste ou, si l’on préfère éviter ce mot « démesuré » qu’est Dieu, il évoque/invoque, comme l’écrit Levinas, « une dimension nouvelle de Hauteur » 459. Une nouvelle dimension de « Hauteur » ne se donnant plus ni dans quelque formule théologique, ni se laissant contempler dans un idéal de beauté, mais dans « la misère où maisons et choses retournent à leur fonction matérielle » 460, dans la misère du visage de l’homme. Comme si l’art, et l’écriture blanchotienne, en touchant cette matérialité des choses, en se plongeant au fond de l’obscurité du sous-sol et des bas-fonds, en rappelant la misère, la fragilité des hommes et leurs besoins matériels, en leur rappelant, en outre, leur existence exilée, pouvait jouer un rôle décisif et contribuer à instaurer, même dans l’exil, à instaurer en l’annonçant, « l’ordre de la justice ». Comme si Levinas courbait ici l’espace littéraire de Blanchot, plongé dans la nuit, dans l’abîme de l’indigence des hommes, en un espace complètement ouvert, celui du désert : et que là, dans cette extériorité absolue des cabanes exposées à tous les vents, le plus bas pouvait croiser le plus haut : « le Très-Haut ». C’est-à-dire, comme si Levinas appliquait ici la métaphore de « la courbure de l’espace » 461, inscrite dans les dernières pages de Totalité et Infini, en évoquant « peut-être », selon ses mots, « la présence même de Dieu », à l’espace littéraire de Blanchot. Il y a certes aussi dans ces pages sur le nomadisme le fait que l’art ou la littérature rappelleraient l’ébauche d’un discours qui sera développé plus tard, à savoir la distinction entre le mouvement circulaire de l’itinéraire d’Ulysse, propre à la philosophie occidentale et au moins à deux de ses branches, la gnoséologie et la métaphysique, que Levinas critiquera avec tous ses moyens, et le mouvement sans retour d’Abraham. Et rappelons seulement ici, sans pouvoir en développer la portée, que dans cette dichotomie Ulysse-Abraham il sera question aussi de l’« Œuvre », terme qui rappelle certainement le mot « liturgie », mais également, peut-être, l’œuvre en tant que œuvre d’art. À Levinas de dire : « L’Œuvre pensée radicalement est en effet un mouvement du Même vers l’Autre qui ne retourne jamais au Même. Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l’histoire d’Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ » 462. Et si sa propre manière d’opposer Abraham à Ulysse sera l’un des enjeux de sa réflexion philosophique, une porte est laissée ouverte, comme le montre ce texte, au « regard du poète » fixé sur le dehors où le nomade avance ses pas.

Mais il y a encore un pas à faire dans cette avancée qui est la mienne, qui avance en cherchant l’audehors et en suivant le nomadisme jusque dans l’artécriture, le pas qui conduit d’un texte à l’autre, le pas qui va d’un temps à l’autre, d’un souffle à l’autre, et venant rythmer l’avancement de la lecture par Levinas de l’œuvre de Blanchot. D’un souffle à l’autre, car, dans l’entretien de 1971, Levinas semble mieux comprendre les contours de l’œuvre de l’ami, il s’en écarte dans une sorte de distance qui, seule, permet au souffle de l’interprète de ne pas se confondre au souffle de l’auteur – « le commentaire s’en écarte déjà et trouve à respirer dans la différence qui, par instants, sépare de l’écrivain celui qui commente le Livre » 463 – et où c’est la respiration différente qui précisément dicte la différence. D’un texte à l’autre, donc, mais où un élément tend la main à un autre pour franchir le passage. Où le « profond jadis, jadis jamais assez » 464, relatif à l’écriture de Blanchot dans le texte de 1956, rejoint et touche la tournure « tiers exclu » s’énonçant dans celui de 1971. Autrement dit, le passage d’un texte à l’autre se fait du vers de Valéry, que Levinas utilise là pour dire l’écriture de Blanchot, à la formule « tiers exclu » qu’il emploie ici de la même façon. Mais les deux expressions, là et ici appliquées à l’écriture, sont en fait des tournures utilisées ailleurs et uniquement pour exprimer la façon de l’Absent de se retirer du monde 465, c’est-à-dire pour énoncer l’« l’illéité ». Il y a en somme dans ces textes ce trait d’union que sont deux expressions attributives de la notion levinassienne d’« illéité », et c’est précisément autour de « l’illéité », comme je vais tenter de le montrer, que s’énonce précisément la question de l’écriture. En effet, dans le texte-interview avec André Dalmas, Levinas parle explicitement de deux directions possibles d’interprétation de l’œuvre et de l’écriture de Blanchot. De l’écriture de Blanchot, bien que les réflexions sur son œuvre soient encore l’occasion de réfléchir sur la littérature en général et d’éclairer l’acte même d’écrire. D’une part, selon Levinas, et voici la première direction, l’œuvre de Blanchot annonce la perte de tout sens, « une dissémination du discours » 466, selon ses mots, comme si on se trouvait à l’extrémité du nihilisme, où même pas le néant ne peut plus être pensé sans assumer les traits de l’équivoque. Le sens, certes lié au langage, mais avant tout le sens « se faisant littérature », « où il devrait s’accomplir ou au moins s’exalter », conduit au contraire à un « ressassement insignifiant », à une rumination absolument privée de sens qui voue les hommes « à l’inhumain, à l’effrayant du Neutre » 467. De l’autre, et voici la deuxième direction, cette œuvre ouvre à un monde où la perte de tout sens n’est pas tant liée à une forme d’athéisme, mais, un peu comme chez Dostoïevski, à une sorte de « spiritualité » – le mot est de Levinas – qui brise la totalité du discours cohérent, son ordre et son logos, la totalité de sa systématicité et de son synchronisme. Derrière – ou avant – cet ordre du discours – du discours littéraire – surgit un « bruit interrompu » qui non seulement ne laisse pas s’endormir le monde en le tenant en éveil, mais qui dérange l’ordre et la dialectique entre être et non-être. Un « bruit » qui est celui du Neutre : ni une chose, ni quelqu’un, ce Neutre est « un tiers exclu qui, à proprement parler n’est même pas. Pourtant il y a en lui plus de transcendance qu’aucun arrière-monde n’a jamais entr’ouvert » 468. Ce Neutre, qui surgit dans l’écriture blanchotienne et qui est la marque même de l’œuvre littéraire, oscille donc entre le non-sens côtoyant le néant et comparable au « remue-ménage » de l’il y a levinassien, d’une part, et, de l’autre, un au-delà du sens très proche de la notion d’« illéité », un « tiers exclus » à proprement parler, qui ouvre ou « entr’ouvre » la voie, fût-elle une « troisième voie », à la transcendance. Ce Neutre qui est l’objet/sujet de l’écriture de Blanchot, frère de l’il y a, se renverse donc en ce qui ouvre « plus de transcendance qu’aucun arrière-monde n’a jamais

entr’ouvert ». C’est-à-dire que le Neutre, porté particulièrement par l’écriture de Blanchot et par la littérature tout court, peut passer du « ressassement » dépourvu de sens à une transcendance qui n’est pas un simple arrière-monde, mais qui ouvre en s’ouvrant sur un au-delà qui est un « non-lieu ». Il ouvre, en somme, comme l’usage des mots semble l’attester, à une transcendance bien précise, à une transcendance au-delà de l’être et du non-être certes, peut-être à la transcendance d’un « Dieu transcendant jusqu’à l’absence, jusqu’à sa confusion possible avec le remue-ménage de l’il y a » 469. Comme si, et voici l’hypothèse à laquelle ouvre ma réflexion, l’artécriture, de même que l’écriture blanchotienne, pouvait passer de la dissémination du sens à un sens qui fait signe en direction de la transcendance, fût-elle absolument absente. De plus, on pourrait penser que le Neutre de Blanchot et dont Levinas voit les deux faces – la face tournée vers l’Effrayant et celle tournée vers le Transcendant –, est en fait la littérature même. Car le Neutre n’est pas pensé par Levinas comme l’arrière-fond d’où surgit la littérature, mais comme la littérature elle-même. Il écrit en effet : « L’extraordinaire de la littérature – ni être, ni non-être – s’impose sans s’imposer : Neutre, Sauvage, étranger, Négation de l’Ordre, “Sortie des Nombres et des Êtres”, pour reprendre les termes de Baudelaire, et cependant remue-ménage incessant, silence qui résonne sans interruption possible, au-delà de toute sonorité » 470. Ici l’équation entre Neutre et littérature est explicitée et les attributs du Neutre sont appliqués à l’extra-ordinaire de la littérature : neutre, sauvage, étranger, négation de l’ordre, remue-ménage, silence, sortie justement. Et si, dans cette énumération, certains termes sont compréhensibles, comme la négation de l’ordre en tant que rupture avec la collection des termes, avec le logos propre à la philosophie – qui s’explique, ici encore, par une critique faite à la philosophie, à sa « superbe » 471 manière de l’ordre et de la lumière, à sa « tendance », tentation dirais-je, toujours renaissante, de tout englober et tout dire « jusqu’à son propre échec » 472 –, les autres attributs sont moins accessibles et certainement plus surprenants. Et encore, si on parvient à entendre l’étrangeté, la sauvagerie de ce Neutre qu’est la littérature en tant que venant d’ailleurs et n’appartenant pas à « l’espace du monde », il reste plus difficile de comprendre comment la littérature peut être aussi silence, remue-ménage « au-delà de toute sonorité ». À moins que… Levinas souligne dans ce texte que ce qui caractérise la littérature – son extra-ordinaire – tient précisément au fait qu’elle est une « modulation inouïe » de ce « tiers exclu » 473, ni être ni non-être, de cet au-delà de l’être certes, de cette « présence de l’absence » qui n’est pas pure négation, mais une présence de l’absence, même si « pesante comme l’atmosphère d’après la mort » 474. Ainsi les expressions de Levinas relatives au Neutre blanchotien et à la littérature/écriture renvoient à ce qui dans sa terminologie exprime ce « tiers exclu » qu’est l’« illéité », comme l’être étranger au monde, mais « d’une étrangeté au-delà de toute étrangeté », etc. Surtout, l’œuvre de Blanchot, suggère à Levinas « un éloignement absolu (ou une issue) du Monde, un renversement des catégories ontologiques – obtenu ici comme dans un essoufflement de l’esprit. Exaspération d’altérité, cette œuvre récuse la traditionnelle transcendance qui, toujours récupérable, assure un monde encore plus sûr de lui que le monde sans dieu » 475. Or, en écoutant ces mots et en ayant à l’esprit la quête infinie de Levinas en vue de penser une transcendance au-delà de toute théologie ou onto-théologie, n’est-il pas possible de penser, malgré l’audace de cette pensée, que ce passage évoque une autre manière de dire, fût-ce par un « abus de langage », fût-ce par le langage de la littérature ou par l’écriture blanchotienne en particulier, une transcendance toujours irrécupérable, immémorielle, absolument absente et séparée, laissant, tout en les effaçant, des traces ?

Ne voulant pas tant insister sur l’interprétation par Levinas de l’œuvre de Blanchot dans le sens d’une ouverture vers une transcendance – ce n’est pas là mon propos –, je veux, par ces mots, souligner le rôle extra-ordinaire qu’il attribue à littérature/écriture ou, comme on disait, à l’artécriture. Bien que dans ce texte comme dans les autres qu’il consacre à Blanchot, les deux termes – littérature et écriture – semblent des synonymes et que la prose de l’ami soit entendue par Levinas comme « poésie » et « chant » 476, la littérature/écriture, qui avant était décrite comme « modulation inouïe du tiers exclu », est maintenant ce qui veut assourdir « ce quelque chose qui n’est pas un quelque chose » 477 et qui se situerait précisément dans un « non-lieu » 478. Une écriture comme u-topie donc ? Comme une issue vers l’utopie ? À Levinas de le dire : « la littérature tout entière s’aventurerait à raturer sa signification (de ce quelque chose) en raturant les ratures et les ratures… À l’infini. Positions contre nature de l’écrivain, rétroactivité interminable de celui qui efface ses traces et les traces que laisse l’effacement des traces ». Et il ajoute : « À l’image, mais à l’opposé, d’un feu qui consume un buisson qu’il n’arrive pas à consumer, comme s’il se nourrissait de sa propre chaleur » 479. N’est-il pas surprenant que pour suggérer le travail quelque peu « contre nature » de l’écrivain, se nourrissant de l’effacement même des traces de son écriture, Levinas évoque ici, bien qu’indirectement et comme à l’envers, l’image d’un buisson qui n’arrive pas à se consumer, puisqu’il se nourrit de sa propre chaleur ? Et serait-ce trop, serait-il abusif d’associer cette image au buisson ardent que vit Moïse sur la montagne de l’Horeb (Ex 3, 2) ? De faire cette association à cause de l’infinité de l’acte de consumation du buisson et l’infinité de l’acte d’effacer propre à l’écrivain ? Je ne prendrai pas le risque de pousser mon questionnement au-delà de la simple association. Mais l’image reste. Comme reste le rôle décisif confié par Levinas dans ce texte à l’écriture, qui se meut dans un déplacement infini, dans une oscillation infinie entre l’il y a et l’« illéité » : assourdir par trop de paroles, trop de bruit, ou raturer la signification de ce « quelque chose »/« tiers exclu » par des ratures infinies ; procéder par remplissage ou par soustraction/négation, et cela à l’infini ; dire dans son écrit, bien éloigné du dit de la philosophie, oscillant entre la redondance dépourvue de sens et l’effacement infini des mots, des verbes et des noms, dire en dédisant une signifiance exceptionnelle qui signifie dans la trace. Et encore l’écriture peut dire, par abus ou par effacement de mots, une signifiance qui signifie un au-delà « plus loin qu’aucun Dieu » 480, une signifiance qui signifie précisément dans la trace, dans cette « écriture imprononçable ». Dire l’au-delà de ce « Il » à qui, d’après la conclusion de Autrement qu’être, « ne conviennent plus les noms désignant les êtres, ni les verbes où résonne leur essence – mais qui, Pro-nom, marque de son sceau tout ce qui peut porter un nom » 481. Dire, peut-être par un autrement écrit, ce « Pro-nom » qu’est « Il ». « Il », pour laisser enfin la parole à Blanchot : « un mot peut-être, rien qu’un mot, mais un mot en surplus, un mot de trop qui pour cela manque toujours. Rien qu’un mot » 482. Rien qu’un mot, reste à écrire, dans ce pas au-delà.

437 Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1975, p. 34. 438 Ibid., p. 35. 439 Maurice Blanchot, L’attente. L’oubli, Gallimard, Paris, 1962.

440 F. Collin, « La peur. E. Levinas et M. Blanchot », in Levinas, Le Cahiers de l’Herne, sous la responsabilité de C. Chalier et M. Abensour, L’Herne, Paris, 1991, p. 314. 441 M. Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 1965. 442 M. Blanchot, Tomas l’obscur, Gallimard, Paris, 1941, deuxième édition 1950. 443 M. Blanchot, La folie du jour, Fata Morgana, Montepellier, 1973, puis Gallimard, Paris, 2003. 444 J. Rolland, « Le commerce avec l’obscur », in Parcours de l’autrement, Puf, Paris, 2000, p. 259. 445 F. Collin, « La peur. E. Levinas et M. Blanchot », art. cit., p. 325. 446 E. Levinas, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 19. 447 Ibid., p. 17. 448 Ibid., p. 14. 449 Ibid., p. 17. 450 Ibid., p. 22. 451 Ibid., p. 18 (je souligne). 452 Ibid., p. 22. 453 Ibid., p. 23. 454 Ibid., p. 24. 455 Ibid. 456 Ibid., p. 23. 457 Ibid., p. 24. 458 Ibid. 459 Ibid., p. 25. 460 Ibid. 461 E. Levinas, Totalité et Infini, Nihjoff, La Haye, 1961, Poche, p. 324. 462 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, Paris, 1988, p. 191. 463 E. Levinas, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 58. 464 Ibid., p. 23. 465 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 198. 466 E. Levinas, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 51. 467 Ibid. 468 Ibid., p. 52. 469 E. Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, Paris, 1988, p. 115. 470 E. Levinas, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 47. 471 Ibid., p. 46. 472 Ibid. 473 Ibid., p. 47, 48. 474 Ibid., p. 48. 475 Ibid., p. 49. 476 Ibid. 477 Ibid., p. 50 (je souligne). 478 Ibid. (je souligne). 479 Ibid., p. 50. 480 Ibid., p. 49. 481 E. Levinas, Autrement qu’être, Nijhoff, La Haye, 1974, p. 283, (je souligne). 482 M. Blanchot, Le pas au delà, Gallimard, Paris, 1984, pp. 12-13.

ABSTRAIRE, ARRACHER, PENSER 483 PAR STÉPHANE HABIB ET RAPHAEL ZAGURY-ORLY « Mais la surprise de cette aventure où le moi se dédie à l’autre dans le non-lieu, c’est le retour. Non pas à partir de la réponse de l’interpellé, mais de par la circularité de ce mouvement sans retour, de cette trajectoire parfaite, de ce méridien que, dans sa finalité sans fin, décrit le poème. Comme si en allant vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre, désormais natale, déchargé de tout le poids de mon identité. Terre natale qui ne doit rien à l’enracinement, rien à la première occupation ; terre natale qui ne doit rien à la naissance. Terre natale ou terre promise ? Vomit-elle ses habitants quand ils oublient le parcours circulaire qui leur a rendu familière cette terre, et leur errance qui n’était pas pour le dépaysement, qui était 484 dé-paganisation ? Mais l’habitation justifiée par le mouvement vers l’autre, est d’essence juive ».

Si nous avons choisi de commenter aujourd’hui quelques lignes extraites de ce texte d’Emmanuel Levinas, « Paul Celan, de l’être à l’autre », c’est non seulement pour la beauté de cette langue du philosophe qui tourne autour de celle du poète – ce qui ne peut pas ne pas brouiller la frontière supposée entre philosophie pure et poésie pure et par quoi déjà nous comprenons qu’il n’y a de pureté qu’un fantasme –, mais c’est encore parce que, nous avons tendance à penser que par ces quelques mots ressort la singularité de la pensée de Levinas. Singularité qui, de tourner autour de la question du lieu et ainsi de la détourner, s’offre dans sa plus grande radicalité. Le champ sémantique que nous venons d’utiliser du tour, du retour et du détour est, à notre avis, et c’est là notre hypothèse, l’un des motifs qui hantent l’écriture de Levinas. Ceci qui ne nous paraît que très rarement souligné dans les études qui lui sont consacrées, autrement que par le partage tranché entre détour simple et retour simple, annonce sans doute la difficulté à laquelle nous aurons à nous confronter. Difficulté voire complexité extrême puisque, il suffit de lire la première ligne, les mots les plus communs apparaissent, mais quelque chose de ce qu’ils disent semble échapper à la compréhension spontanée. Tous les mots dont se compose la phrase levinassienne sont connus de tous et pourtant, à la lire patiemment, son sens ne s’offre pas aisément à la saisie. écoutons donc cette phrase : « Mais la surprise de cette aventure où le moi se dédie à l’autre dans le non-lieu, c’est le retour ».

Tout se passe comme si le travail de la langue levinassienne gardait les vocables mais en les vidant de leur sens habituel. Restent donc les mots, reste le « retour », mais le vertige de cette pensée tient à ce que dans une manière de travail d’évidement interminable, on ne peut pas savoir ce que cela veut dire, retour, une fois pour toutes. Si la signifiance n’est pas le sens, ceci s’entend dans le vocable, c’est parce qu’elle laisse aller le mouvement – sans arrêt. Le sans arrêt n’est pas essentiellement là pour dire le mouvement en tant que perpétuel. Il y a déjà indéniablement la présence d’un mouvement perpétuel dans le travail de la dialectique, ou encore de la phénoménologie, pour ne parler que d’elles. Ce qui arrive, en revanche,

avec la signifiance, avec le sans arrêt qui l’habite, c’est-à-dire avec ce que Levinas nomme encore et malgré tout « retour », c’est l’interminabilité du mouvement. Tremblent ainsi dans cette interminabilité et le terme comme fin, achèvement ou accomplissement, et la fin elle-même en tant que but, dessein ou finalité. En d’autres termes, le mouvement dont nous parlons, même lorsqu’il continue de porter aussi étrangement le nom de « retour », n’est régi par aucun ancrage topologique. Et s’il fallait risquer quelque chose à son sujet, ce serait qu’il semble détourner toute destination. Risque couru par le langage qui, pour le dire, dérange la langue ordinaire, la violente, l’abuse : ce qui arrive en mettant en mouvement le mouvement par le détournement du détournement même dont nous étions en train de parler, se refuse à son tour à la délimitation, résiste à la localisation ou, pour mieux dire et entendre le tour et le détour, résiste (sans résister) à la circonscription. Peut-être commençons-nous alors à entendre un peu mieux ce qui arrive. Comme si la pensée de Levinas cherchait toujours à se tenir au plus près de ce « ce qui arrive ». En somme, la phrase de Levinas qui nous a forcés à cette digression se présente comme une définition et même comme une définition de ce que serait le retour, mais en même temps elle déjoue ce que l’on attend généralement d’une définition, puisqu’elle ne permet pas de fixer ou de figer dans la clarté et la distinction ce qu’elle définit à savoir le retour. L’énoncé a tous les aspects de la logique déductive, mais ce qu’il énonce relève de ce que les tenants de l’évidence formelle appelleraient contradiction ou alliance de mots. L’oxymore amènerait cette question : qu’est-ce qu’un retour vers ou à un non-lieu ? Puis, que peut bien vouloir dire que « le moi se dédie à l’autre » ? Et dans un « non-lieu » ? Que viennent faire sous la plume de Levinas les termes d’« aventure » et plus encore de « surprise » lorsqu’il y va d’un retour ? L’ordre du discours courant, voire ce qui s’appelle le bon sens, mais encore une certaine métaphysique dans sa grande tradition, présuppose qu’il ne peut y avoir qu’un lien intime entre le lieu et le retour. Et pour cause, tout se passe comme si et les catégories spatiales et l’habiter risquaient toujours de rattraper la pensée. Le retour implique évidemment que l’on revienne sur ses pas pour des retrouvailles avec un point de départ. En somme que ce qui a été quitté et ainsi d’une certaine manière perdu, fût-ce pour le long temps d’une « aventure », soit récupéré. Comme s’il s’agissait toujours et quoi qu’il arrive d’en venir à une manière de réinstallation puis de réappropriation. Réappropriation du propre certes, mais encore et surtout de la propriété. La radicalité levinassienne est telle, qu’on la compare ou non à ce qui vient d’être dit d’une certaine tradition philosophique, que même le mot « retour » qui fait signe vers un telos, qui peut vouloir dire telos, est détourné de sa fin de mot, de son telos. Ceci se donne comme ce que Levinas appelle si fréquemment « mise à la question ». L’intériorité du retour c’est peut-être cela, non pas patrie, domicile, installation, sol, et tout ce qui s’y rattache intrinsèquement, mais « en question », c’est-àdire dérèglement incessant, soumission à l’arrivance. Mais lorsque nous parlons de ce qui se rattache intrinsèquement au sol, à la patrie, etc., il faut comprendre qu’il y va d’une extension si vaste qu’elle rassemble également dans sa mouvance jusqu’à tout ce qui s’en détache de prime abord : errance, étrangeté, apatridie, nomadisme, incondition… L’être-en-question, c’est peut-être encore cela : contamination infinie malgré l’évitement à quoi voudrait parvenir la pensée par opposition, pour le dire autrement par ce qui n’est pas qu’un exemple, l’exil même court le risque de l’installation en soi. Le retour est ainsi détourné de sa fin, inlassablement obligé à une expérience de la perte du chez

soi. Mais il est très important de comprendre que si nous avons raison de penser que le dérèglement est incessant, interminable, alors la perte du chez soi elle-même demande – mais il n’y va pas d’un choix – à être déréglée, questionnée. écrivons-le en une phrase, presque une formule : ce qui est déréglé appelle toujours un dérèglement de plus. Peut-être ne doit-on, ne peut-on jamais trancher sans trembler entre l’habiter et l’errance. Plus clairement : Levinas n’est pas un philosophe de l’habitation du chez soi. Mais Levinas n’est pas non plus le philosophe de la poésie de l’exil, du lyrisme de l’errance. Il n’est pas, tout le monde l’entend très vite à la première lecture, un penseur de l’implantation dans un paysage ou, si l’on veut, de l’appartenance au monde – là se situe, il n’aura jamais manqué de l’écrire, l’attrait du paganisme. Mais ce qui se dit bien plus rarement, c’est qu’il ne s’agit jamais, pour lui, de renverser simplement tout cela en vue de l’affirmation de quelque faculté d’arrachement ou capacité d’abstraction, par la proposition systématique de quelque chose comme une « philosophie de la perte », voire d’un « impératif éthique de la perte » – du lieu. Peut-être – pour commencer à déplier cette question dans un premier temps – parce que par-delà ce qui pourrait se présenter comme une condamnation religieuse et monothéiste, Levinas reconnaît indéniablement au paganisme un attrait éternel et une séduction irrésistible. Comme s’il y allait dans l’appartenance au monde de quelque chose comme un penchant, une tendance, une pulsion. On ne peut se permettre de rejeter la paganisation, un peu comme on ne peut se débarrasser de l’ontologie d’un simple revers de la main. Aussi est-il le premier à le dire, il n’y va pas dans l’arrachement d’une des facultés essentielles du sujet libre. L’arrachement au lieu ne nous appartient pas. Lorsqu’il a lieu, s’il a lieu, il est à approcher plutôt depuis ce qui arrive avec tout ce que cela, l’arrivance, peut laisser entendre d’indéterminé. Ainsi de ce qui se passe dans cette phrase « le moi se dédie à l’autre dans le non-lieu » où l’affolement de la logique comme affolement de la grammaire est tel que ce n’est pas le moi qui intentionnellement, comme par un exercice de son vouloir propre, se « dédie à l’autre », ce n’est pas non plus un peu trop simplement le contraire, à savoir que l’autre me choisit pour lui avant ma décision. Peut-être est-ce alors que le « non-lieu » par quoi se termine cet extrait ne laisse plus aucune possibilité de voie de sortie stable ou consistante, par le sujet ou par l’Autre. Le non-lieu est non lieu et pas autre chose. Autant dire que le non-lieu n’est pas. L’Autre ne se laisse pas donner et saisir comme autre finalité, ni comme autre fin. Nous n’en décidons pas. L’expérience sans expérience – peut-être parce qu’il n’y a pas ce que l’on appelle de sujet pour expérimenter cette étrange expérience, pas plus qu’en tant qu’expérience elle ne s’offre à la saisie d’un connaître ou d’un sentir – cette expérience de la perte que Levinas décrit sans cesse, n’est à aucun moment arrêtée en tant que telle. Elle ne s’achève pas comme si ayant atteint son but, elle avait touché à sa fin. La perte, ce qui s’appelle la perte, ne peut jamais cesser de se perdre. Elle doit à elle-même s’infliger la perte. La perte, pour être perte, doit peut-être se perdre elle-même. Si l’on ne voit pas Levinas exercer une méfiance à l’égard d’une tendance à sacraliser, d’un penchant à célébrer, d’une pulsion à louer le nomadisme, alors, on a toutes les chances de passer à côté de l’infinie non-coïncidence à soi de sa pensée. Mais il nous faut aller plus loin encore. S’il était possible de parler sans détour, alors il nous faudrait dire qu’à la première lecture dans sa massivité, au demeurant parfaitement légitime, apparaît une pensée opposée à la réconciliation avec le monde. D’autant plus d’ailleurs que l’Autre n’appartient pas au monde, que l’altérité est sans

ancrage, et que l’abstraction ou l’arrachement sont nécessaires à la nudité du visage. Mais à force de lectures, on ne peut pas ne pas prendre en compte que ce que Levinas apporte c’est une complication abyssale en montrant par le soupçon répété ce que tout cela peut avoir de séducteur voire de réducteur. Le non ancrage dans le lieu est infini, il appelle la répétition pour ne pas à son tour devenir racine. Et s’il apparaît, à nous lire ou à nous entendre en ce moment, une certaine oscillation entre le problème du lieu et le surgissement d’une altérité absolue, voire s’il semble que nous établissons un rapport entre le retour au lieu se faisant détour infini et l’étrange rapport du soi à l’autre, c’est peut-être d’abord parce que Levinas lui-même pratique ce rapprochement dans la langue et son écriture – le soi, le lieu, le soi comme lieu –, mais encore et surtout parce qu’ils obéissent peut-être à la même loi. Pour le dire d’abord simplement, c’est-à-dire toujours trop simplement, cette façon de décrire le soi de l’onto-théologie comme lieu positionnel ou oppositionnel, tout comme la tentative de penser le soi et l’altérité de l’autrement qu’être depuis l’étrangeté à tout lieu, est un grand geste de Levinas et, serions-nous tentés de dire, de Levinas seul. La loi que nous évoquons est une folie de la loi comme loi non écrite, toujours déjà passée, immémoriale, pour ainsi dire non-essentielle. Elle nomme « retour » ce qui ne revient jamais à soi et qui dans le chemin du retour prend un détour infini ou interminable, en même temps qu’elle interdit au soi son inscription en un site. Et ce qu’elle nomme soi, elle ne le nomme qu’en ceci qu’il est « détourné de soi dans chaque mouvement de son retour à soi 485 ». De la même manière que la terre natale n’est ni terre ni natale, le retour et le soi ne peuvent plus s’entendre comme étant rapporté ni à un lieu ni à une identité, autant dire qu’ils ne sont plus simplement ni retour ni soi. On peut donc désormais dire « retour ». Comme nous l’avions avancé dès l’entrée en matière de ce texte, malgré l’évidement, ou plutôt malgré la désubstantialisation, les mots restent. Déroute du logos puisque nous sommes bien forcés d’articuler et le langage et la rationalité et la topologie les plus obscurs. Au risque de nous répéter, mais c’est peut-être bien de répétition de l’Autre qu’il s’agit, il nous faut remarquer que ce qui reste ne reste pas. Alors reste ou ne reste pas, ne tenant plus qu’à un fil, le retour comme « étrangeté à tout lieu » et le soi « sans identité 486 ». Alors, avec l’étrangeté, avec la condition ou l’incondition d’étranger, avec l’arrivance de l’Autre, Levinas ne se contente pas de poser ce qui par cela arrive, c’est à savoir l’éclatement des liens communautaires ou la dislocation de la socialité organique. De ces liens que tisse traditionnellement l’exigence de réciprocité. Il ne se contente pas non plus ni d’affirmer, ni d’ailleurs de simplement approuver l’interdiction de l’attachement viscéral au pays supposé d’origine. Mais enfin il n’est pas question pour autant de glorifier, de prôner l’errance, le refus du sol qui n’est plus natal, qui n’est plus familier. Levinas ne s’adonne pas à un jeu simple d’oppositions binaires, jouant alors l’étrangeté contre l’autochtonie. Non dupe du piège qui guetterait ainsi de faire de l’éloge du détachement, ou de l’absence de patrie, un autre programme, une autre manière de substantialiser, un autre paganisme. À le lire attentivement, il ne peut y avoir de rapport de dépendance, ni de continuité linéaire entre le lieu et l’arrachement. « Il y a inspiration de l’un par l’autre qui ne saurait se penser en termes de causalité 487 ». Entendez que rien ne peut dès lors garantir l’efficace, l’effectivité de l’arrachement. L’arrachement, ce qui le travaille, le hante, l’inspire, est insituable. Ceci qui peut paraître étrange se trouve sous la plume de Levinas lui-même, de sorte que l’on entend que se « dédier à l’autre », comme il l’écrit dans notre texte, ne peut plus relever ni d’une source morale, ni d’un devoir du sujet, ni d’une éthique de la reconnaissance. Mais voilà ce qui nous semble un peu trop souvent

oublié – il faudra un jour se pencher sur l’interprétation de cet oubli entêtant et de son emprise – c’est que le non-lieu ne peut pas s’offrir comme gage ultime d’authenticité. Il y a dans la lucidité de Levinas qu’en ce moment même nous sommes en train de souligner, sans doute la même structure complexifiante de ce qu’il articule de l’Autre, qui, cette structure, de n’être pas répétée ou élaborée à chaque fois que l’on désire approcher sa pensée, semble autoriser, voire permet à peu de frais de faire de sa philosophie un système à la mécanique bien huilée, fondé sur un humanisme altruiste. Or ce que nous apprend Levinas, ce que nous pensons être un grand geste de radicalité et de singularité, c’est que l’Autre dont il parle n’est plus jamais déterminé par quelque référence. Pas même par cette détermination propre à ce qu’a pu être sa recherche avant d’être dédite, songeons à l’Autre comme « absent », ou à l’Autre comme « extériorité » où il est à peine besoin de souligner qu’ainsi apparaît presque comme une évidence ce qui en fait le fond : la « présence » pour l’un et la « spatialité » pour l’autre. Autrement dit, et c’est là la raison de notre parallèle, dans le chant ou l’éloge du non-lieu, il faut bien entendre résonner la centralité même du lieu dans sa négation : le non-lieu est encore, reste toujours, sans équivoque une référence au lieu. Un rapport, même inversé, même renversé, même dépassé, reste un rapport au lieu. Il n’est qu’à lire Levinas : « Terre natale qui ne doit rien à l’enracinement, rien à la première occupation, terre natale qui ne doit rien à la naissance ».

Au fond, en ces quelques mots, Levinas illustre ce qui pour nous dans sa pensée est abyssal. Car oui il écrit « terre natale » d’une main, mais l’effaçant d’une certaine manière de l’autre, précisément dans le même temps, en nous apprenant que cette terre, pour être natale, n’est pas le lieu d’une naissance. « Terre où nous ne naquîmes point », écrit-il d’ailleurs dans Totalité et Infini, mais la mise en question va peut-être beaucoup plus loin. Si la terre natale, selon l’expression consacrée, signifie bien sûr de prime abord, un lieu de naissance, Levinas, par le travail de la langue auquel son écriture s’adonne sans cesse, ne serait-il pas en train d’en faire résonner un autre sens mais précisément pour le malmener, l’ébranler encore : celui de la terre-mère. La terre qui comme mère accouche, engendre, donne vie, finit dans une incroyable confusion des genres par se confondre avec le père et se fait patrie, dont le fils ou la fille ne peut que dépendre naturellement, héréditairement, où la dette ainsi se fait sentiment, mouvement de retour à l’origine supposée du don – confusion encore. Qu’il s’agisse de la « matrie » ou de la patrie, un certain attachement nostalgique, une certaine irrémissibilité sentimentale, un certain être rivé au besoin se fait nécessaire, mais l’on aurait peut-être mieux fait de dire : se fait originaire. C’est précisément cette nécessité, ce « se faire originaire », qui se confondent avec un sentiment d’endettement et de culpabilité. Mais confusion, cela s’entend, qui aura nourri et nourrit encore toutes les formes envisageables des discours, délires « nationalistes » et « communautariens » ou « communautaristes ». Confusion encore – tout se passe comme si l’originaire n’était pas seulement le synonyme de la confusion, mais était la confusion elle-même – que la langue nous fait entendre dans l’expression « se faire originaire », comme s’il fallait forcément à l’originaire un « faire », une construction. Autant dire qu’ainsi jamais l’originaire ne peut être originaire. Mais ce n’est pas tout, l’effet de ce « dégonflement », de cette chute du délire originaire par notre insistance sur les fondations factices, (il s’agit d’une construction), les présuppositions cachées, de ce qui se voudrait naturel, essentiel,

l’effet donc arrive avec la ruine de ce qui reposait sur ces fondations de l’originaire : la dette et la culpabilité dans leur rapport. Elles se conditionnent l’une l’autre, s’interpellent, se nourrissent, mais surtout elles se servent l’une de l’autre comme monnaie d’échange, disons-le ainsi : elles se paient l’une l’autre de dette et de culpabilité – au nom de l’origine et pour se faire origine. Comment ne pas penser alors que c’est précisément dans le sens de cette ruine, de cet effondrement, de ce dégonflement que Levinas – notre lecture ne l’ignore pas – recourt à l’écriture de ces vocables de culpabilité et de dette. D’abord parce qu’il serait trop simple, voire simpliste de se contenter de quelque chose comme un slogan du type : « il n’y a pas de dette » ou encore « il n’y a pas de culpabilité », malgré le succès assuré de telles formulations. Mais surtout et bien plus sérieusement parce que dans le mouvement incessant de la pensée de l’Autre dans le Même – mouvement que nous avons ailleurs nommé hétérodéposition 488 circulant en tous sens dans un détour itératif à l’infini – la langue se voit obligée d’articuler, par-delà toute contradiction ou toute résolution supposées, une culpabilité sans faute et une dette sans devoir. Mais il y va encore, et cela ne peut pas se manquer dans le texte que nous lisons, d’un affolement de la temporalité dans ce qu’ose Levinas avec sa terre désormais natale. C’est par un extraordinaire après-coup que la terre peut se dire natale. Que l’on nous entende bien : ce que nous sommes en train d’écrire, eu égard à tout ce que nous avons avancé jusqu’ici, vise à penser en même temps que ce qui s’appelle le « non-lieu », ou encore que toute revendication pour ainsi dire exilique, court le même risque de sombrer dans le même fantasme de pureté, dans le même fétichisme de l’origine. L’affirmation du non-lieu, du nomadisme et de l’errance ne sauve pas. Permettons-nous avec cela une incise politique – mais ne sommes-nous pas toujours déjà dans la politique et ce qu’elle peut avoir de plus délicat dès lors que l’on est interpellé par les questions obsédantes de l’origine ? –, incise politique donc, prenant occasion de cette arrivée de la terre natale qui n’est ni terre ni natale, par laquelle semble se profiler quelque chose comme une idée régulatrice de la démocratie. Mais idée poussée au-delà de l’horizon et des exigences d’une idée régulatrice comme si, et comme toujours, Levinas touchant la démocratie laissait surgir une démocratie plus démocratique que toute démocratie existante ou rêvée. En effet, la tentation est grande de lire Levinas comme un penseur démocratique, dans la mesure où un moment d’arrachement, voire d’exister en dehors d’un horizon prédéterminé ethniquement, communautairement, ou par la référence constante à la nation comme lieu de naissance, à l’identité supposée d’appartenance, travaille indéniablement les textes fondamentaux de la démocratie et de l’avènement de la citoyenneté. Précisément de la même manière que ce moment apparaît nécessaire à l’auteur de De l’évasion. Cependant, on ne peut pas ne pas constater, du point de vue levinassien, qu’un idéal d’autonomie, qu’une forme de réciprocité et un motif de réconciliation persistant, persévérant dans sa lancée, travaille encore l’horizon démocratique malgré la rupture assumée, voulue, avec l’homogénéité essentielle du corps politique pré-démocratique. En d’autres termes et pour le dire clairement, le mouvement que pense Levinas dans le rapport à l’autre excède sans l’annuler l’idée régulatrice qui, comme telle, maintient nécessairement, presque par définition, une confiance dans l’autodétermination du vouloir et dans l’autonomie morale, voire dans l’intersubjectivité. Peut-être que Levinas nous donne à penser qu’avec la démocratie, avec la citoyenneté, une chance apparaît, en ce sens qu’elle nous laisse apercevoir les hommes et les femmes en dehors de la situation dans laquelle

ils sont de prime abord campés. Mais il faut bien dire que la radicalité de sa pensée ne peut pas s’arrêter à la simplicité de cette exigence, à la logique de la reconnaissance ou du dialogal et à son horizon émancipatoire. L’altérité dont nous parle Levinas n’est certes pas réductible à la lueur de la conscience transcendantale, c’est dire à la libre décision, au choix tout bien pesé, à l’action morale, ceci, tout le monde le sait. Illustrons-le par une phrase parmi tant et tant d’autres possibles tout au long de l’œuvre : « L’éthique tranche sur l’intentionnalité comme sur la liberté : être responsable c’est être responsable avant toute décision. Il y a là une échappée, une défaite, une défection de l’unité de l’aperception transcendantale, comme il y a une défaite de l’intentionnalité originaire de tout acte 489 ». Cependant, ce qui n’est, à notre connaissance quasiment jamais souligné, c’est que cette altérité inouïe, il faut bien le dire, tranche sur, excède ce qu’on ne peut pas ne pas reconnaître comme les piliers, les représentants par excellence de l’univers démocratique. Ici, une prudence, une vigilance extrême est requise : si l’on peut peut-être avancer, comme nous sommes en train d’essayer de le faire dans notre lecture, que le mouvement de l’hétérodéposition repéré dans la pensée levinassienne excède la démocratie, ce n’est absolument jamais par quelque chose comme une idéologie anti ou pré-démocratique, il n’y va, et nous ne cesserons de le dire, d’aucun réflexe binaire dans cette philosophie, mais s’il l’excède, donc, c’est toujours bien au nom de la démocratie. Si tout laisse à penser que, dans son arrivance, l’Autre risque de disloquer, avec le sujet moral l’institution démocratique, c’est alors de la même manière que l’être-exilé et l’in-condition d’étranger au lieu ne cessent jamais. En d’autres termes, ils ne se terminent ou ne s’achèvent même pas avec ce qui pourrait passer pour la réalisation de la tentation de s’installer sur une terre. Que l’on soit toujours déjà installé, ou que l’on soit encore en cours d’installation – et rien ne peut ni ne pourra empêcher de désirer la sécurité et l’abri que peut signifier l’habiter un lieu – l’Autre en son arrivance, dérange et désinstalle interminablement. En effet, pour le dire à la manière de Levinas, ce n’est pas parce que l’on est installé sur une terre qu’elle ne reste pas « promise ». Promise évidemment en ce sens que l’installation n’est pas la réalisation de la promesse, pas plus qu’elle n’est sa simple trahison. Ce qui fait promesse dans la terre en tant que promise, c’est son incessance. Aucun retour au Même n’apaise l’agitation de et par l’Autre, aucune installation n’efface la trace de l’Autre, précisément comme l’exil, qu’il soit des mots ou des personnes, ne cesse avec la fondation ou la création de l’état. C’est précisément dans ce sens que nous entendons l’incroyable question que pose Levinas à la fin de notre texte : « Terre natale ou terre promise ? Vomit-elle ses habitants quand ils oublient le parcours circulaire qui leur a rendu familière cette terre, et leur errance qui n’était pas pour le dépaysement, qui était dé-paganisation ? » S’il y a de l’errance, ce n’est ni pour constituer une condition de possibilité de quelque discours politique, ni pour être revendiquée presque comme une vertu gage de morale, ni enfin pour se faire originaire. D’ailleurs, nous venons de le lire, très tôt et subtilement, Levinas a vu dans l’errance comme position (dépaysement, dit-il) – fût-elle qualifiée de passive ou de faible – la possibilité d’un autre paganisme. Pas de lieu propre, pas de pays propre à l’hétérodéposition, l’Autre dans le Même comme l’exil dans le lieu, dans le pays. La traduction levinassienne de ce que nous sommes en train d’écrire ne peut-elle se lire dans cette phrase qui dans sa droiture ne laisse plus planer aucun doute : « Insomnie dans le lit de l’être, impossibilité de se pelotonner pour s’oublier » ? Ce qui ne peut manquer d’être frappant ici, c’est précisément le « dans », le dans l’être de l’insomnie. Autrement dit, c’est de

l’intérieur, à l’intérieur de l’être – mais l’opposition intérieur / extérieur ne fonctionne plus – que le sommeil est dérangé, malmené : on ne peut plus trouver le sommeil comme voie de sortie, fuite hors l’être. Que reste-t-il du lieu, que reste-t-il du pays, que reste-t-il de l’habitation ? Et encore, demandons : que reste-t-il de l’exil, que reste-til de l’errance, que reste-t-il de l’apatridie ? La réponse de Levinas, qui ne peut se lire que dans le mouvement sans fin de ce détour que nous avons emprunté, s’écrit précisément dans un mouvement : « Mais l’habitation justifiée par le mouvement vers l’autre, est d’essence juive ». Faut-il à la lecture de cette phrase se scandaliser, crier au judéocentrisme, au communautarisme, au sectarisme ? Ou encore au nom de nous ne savons quelle authenticité plus authentique du judaïsme, essence plus essentielle fût-elle proclamée non-essentielle, revendiquer (surtout pour les autres) une errance éternelle ? Ou bien se donner la peine d’entendre enfin la complication de la pensée à laquelle appelle Levinas, c’est-à-dire l’exigence de penser en même temps et l’habitation et le mouvement vers l’autre, l’un dans l’autre sans primauté. Et l’essence juive alors ? Mais l’essence juive, écrit Levinas un peu plus loin, « est une possibilité – ou une impossibilité », ajoute-t-il aussitôt avec lucidité, pour l’humanité tout court. Tout se passe comme si, en un envoi vers une universalité d’une exigence folle, Levinas était en train de répondre au fameux « ni Juif, ni Grec » de saint Paul par un « et Juif et Grec », l’un dans l’autre : altération.

483 Ce texte a été présenté au cours du colloque programmé par madame Francine Figuière, organisé par Catherine Chalier et le Centre Pompidou, le 20 novembre 2006 : « Emmanuel Levinas et l’incondition d’étranger ». 484 Emmanuel Levinas, Paul Celan de l’être à l’autre, Fata Morgana, 2002, pp. 30-31. 485 Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, (Le livre de poche), p. 110. 486 Ibid. 487 Emmanuel Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset, 1993, p. 205. 488 Stéphane Habib et Raphael Zagury-Orly, « Ce qui ne revient pas au même », in Journal of jewish thought and philosophy, Brill, vol. 14, n° 1-2, 2006, pp. 37-54. 489 Emmanuel Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset, 1993, p. 198.

PRIER PAR JOSEPH COHEN Du fond sans fond d’une nuit sans astres, la question résonnerait ainsi : d’où vient l’appel ? Et d’abord, d’où vient l’appel de cette parole qui ne saurait se résumer, se conclure, se refermer en se renfermant sur elle-même et qui, sans tenir compte de son origine ou de celui qui la prononce, laisserait parler ce qui ne peut se dire dans ce qu’il y a à dire. Soulignons déjà les derniers mots de cette dernière phrase, « ce qu’il y a à dire », non seulement pour faire écho à la dernière page de L’écriture du désastre, là où Blanchot appelle encore l’écriture à un avenir qui lui resterait encore « à dire » 490, mais aussi et surtout (et c’est peut-être la même chose) afin d’effleurer l’étrange paradoxalité logée au cœur de cette parole qui recule infiniment par-delà la prime lumière du jour en s’enfonçant toujours dans cette nuit d’où elle vient, s’efforçant, sans ne rien lacérer ou déchirer, de se maintenir dans la neutralité d’un lieu sans espace où les yeux demeurent écarquillés, l’ouïe tendue et les mots immémoriaux qu’elle démultiplie toujours mobilisés pour un mouvement qu’elle ne connaît pas et ne reconnaîtra jamais. Comme si ces mots ne savaient pas encore ce qu’ils signifieraient. Incapables, en somme, de se constituer en un lexique, c’est dire, impuissants et sans mesures, à la fois très loin devant nous et toujours déjà avant nous, rien donc d’encore nommable, identifiable, discernable, rien non plus qu’une méditation pourrait raconter et éclairer. Ce n’est pas seulement le récit de Blanchot qui prend ici son étrange départ, sa possibilité singulière et insubstituable, c’est aussi et surtout, avant le récit, la veille d’une parole qui commence à se faire entendre. Or cette veille, pour Blanchot, c’est être d’avant le matin, et ce sans aucun autre « avant » que cette avance qu’aucune dialectique ne pourra jamais réapproprier et qui, justement, advient comme un infini é-loignement du jour. Et au cœur de cette nuit donc, à même ce « pas encore » de l’aube, le mot neutre de veille scintille. Il évoque d’abord l’insomnie d’un esprit dressé aux quatre coins de lui-même et qui dépouille, sonde et tâte là où l’attente du danger tout autant que l’émoi d’une illumination s’indécident interminablement. Or le plus étrange, entre le vide désolant mais aussi rayonnant qu’exprime cette neutralité insondable de la veille, c’est la vigilance aiguë mais sans visage du Veilleur – « Vous savez, il n’y a personne », écrit Blanchot. « Personne, pas même Dieu. Il n’y a plus de terme, il n’y a plus de rapport, il n’y a plus d’au-delà – Dieu même s’y est anéanti » 491. Ainsi, l’expérience de la veille peut facilement être distinguée d’autres exercices qui sont, eux aussi, de vigilance. On pourrait l’opposer exactement à cette piété de l’âme qui, au milieu de la nuit, trouverait en Dieu sa flamme et s’éveillerait donc à la certitude sans détour qu’il y a un veilleur absolu auprès duquel l’ombre nocturne devient maintenant dérisoire et l’imminence d’une lumière « plus sûre que la lumière du midi » (Saint Jean de la Croix) déjà palpable. On pourrait l’y opposer, car à vrai dire, pour Blanchot, nul ne veille dans la veille, nulle subjectivité lucide ou conscience pieuse. Ce qui veille, c’est la veille elle-même, c’est cette figure passive et évanescente

qui anticipe un lendemain lointain et se dessine à partir de cette anticipation qui n’est pas là encore et qui ne viendra peut-être jamais. Or cette anticipation ne renvoie pas non plus à un autre jour. La veille n’est plus le jour d’avant le lendemain, mais à la fois ce défaut et cet excès qui borde et déborde tous les jours possibles et d’où le jour ne cesse de venir, lui, qui peut-être ne cessera jamais de ne pas encore être venu. En somme, cela seulement veille qui dit le « pas encore » en déréglant l’orbite du jour et de la nuit, défaisant aussi l’ordre du discours ; comme si la veille veillait justement sur ce qui précéderait la possibilité même du langage puisque le langage remonte déjà jusqu’à ce qui l’anticipe – quelque chose qui neutralise toujours l’autorité d’un « maintenant je parle ». Une parole qui est donc vouée à être infinie, parce qu’elle ne peut plus s’appuyer sur l’infini, et, toujours au-delà de lui, se prépose hors du possible en évidant la nécessité, la chance, c’est dire, en creusant indéfiniment le vide, le risque : là où la parole est toujours l’é-loignement d’elle-même, « indirection sans retour » 492. Ce vide que cette parole creuse d’elle-même ou ce « contretemps » qui ne pourra désormais plus s’accueillir dans le temps, Blanchot l’écrit, désastre. Et l’imminence de ce désastre peut venir de partout. En vérité, le désastre aura déjà été là et l’horizon sans relief, sans ressource, toujours disparaissant parce que déjà disparu. En un sens, et puisqu’il ne saurait y avoir de point de vue, de perspective ou de traduction qui limiterait le regard en fixant les contours et le périmètre du voir, l’on pourrait se laisser persuader que tout est ici plus visible que toute visibilité, présence pure d’une intellection immaculée. Mais, à vrai dire, rien n’est visible, puisque le visible est toujours plus lointain que le champ spatial, c’est dire, infiniment dissimulé, dissipé et disséminé plus haut ou plus bas que toute présence. Or telle est bien l’ambiguïté : le dehors est à la fois infiniment proche, et, ce qui revient au même, toujours déjà ailleurs. Figure sans figure, toujours là et d’avance éloignée, toujours dite et d’avance effacée. Mais quelle est au juste cette ambiguïté ? Ou encore, ce dont on éprouve le désastre, est-ce une menace ou une consolation, une arme ou une caresse ? Personne ne peut ni ne pourra répondre, en vérité, à cette question. Et ce, comme l’écrit Blanchot, parce que « l’ambiguïté est toute-puissante », c’est dire, qu’elle aura d’avance entièrement déjoué, replié et finalement renversé, bouleversé le jeu rassurant de la question déjà contenue dans et par sa résolution. Les ruses et les promesses d’une aufhebung ne jouent ici aucun rôle. Il s’agit d’une nuit sans contradiction ni réconciliation. Le narrateur de Thomas l’Obscur l’aura compris. Toutes ses forces ne semblent n’avoir de force qu’à s’opposer à lui, là où précisément l’impossibilité à être ce qu’il est ne se tient pas devant lui ou hors de lui, mais bien en lui. Le piège est donc depuis toujours tendu et le désert ne cesse de s’accroître. La question appelle toujours le désastre, car « le désastre lui appartient déjà ». C’est ainsi que l’ambiguïté est désignée par Blanchot comme une épreuve : ouverture qui instaure mais aussi demeure béante, proximité et éloignement. Or ce qui impose ici son imminence (l’imminence du désastre donc dont nous parlions plus haut) ce n’est point le langage, mais la neutralité sans visage d’une parole qui aura défait l’œuvre du langage pour laisser murmurer, peutêtre, ce par quoi tout langage est possible. Car rien n’est donné, au fond, que la béance d’une « proximité de l’éloignement », là où il ne peut y avoir ni milieu ni mesure. En ce sens, Blanchot ne cherche jamais à réduire ni même à parcourir, mais à accueillir ce que l’accueil ne peut pas encore recevoir. Comme s’il ne restait qu’à ouvrir des yeux apeurés sur un jour qui tardera infiniment à venir et prier. « Elle [l’ambiguïté toute puissante, l’épreuve, la neutralité sans visage d’une parole qui aura défait l’œuvre du langage] n’est pas interrogation, elle est prière, demande, appel au secours, le désastre en appelle au désastre

pour que l’idée de salut, de rédemption, ne s’affirme pas encore, faisant épave, maintenant la peur »

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Prière ; pourtant, le moins que l’on puisse dire – et ce même si nous venons tout juste de le citer – c’est que ce mot n’est pas omniprésent dans l’œuvre de Blanchot. Il se dissimule dans les interstices de l’écriture comme s’il était, lui, de plusieurs degrés au-dessous du silence. Lorsqu’il surgit du texte cependant, lorsque Blanchot, pour ainsi dire, l’entend, non pas œuvrer dans l’écriture, mais excaver le récit, c’est toujours à la fois afin de mettre en garde et produire cela même qu’elle contredit sans espoir d’une issue dans le rassemblement ou d’une sortie par le salut ou la rédemption. Mettre en garde d’abord : « je vous en prie, ne vous fiez jamais aux apparences ». Vous aurez reconnu la parole du Gardien dans Aminadab. Non qu’il faille simplement écarter du regard ce qui s’y donne ou tenter de s’en détacher par un quelconque détour de l’abstraction, mais bien plutôt, tenir à distance l’apparence elle-même et dans cette distance laisser venir une parole qui ne serait plus dévoilement. Et ce, parce que ce qui se recherche ici, dans la prière et par la prière, c’est une « révélation » (le mot est de Blanchot, même si l’interlocuteur de L’Entretien infini « craigne » qu’il demeure « impropre ») qui ne se livre pas à la vue, c’est-à-dire qui s’éloigne indéfiniment du paraître ou de l’apparaître, voire même du comparaître. Or cela ne saurait vouloir dire que le tout s’en ira trouver refuge dans l’invisibilité. La révélation dont parle Blanchot, met à nu sans retirer le voile et même en revoilant cela même qui s’y révèle. Elle révèle donc, mais sans révélation et d’une manière encore inconnue qui ne couvre ni ne découvre. Ainsi, il n’est pas question au cœur de cette révélation pour les choses de se montrer ou de se manifester ni non plus de se cacher, de se voiler en se dévoilant ou de se dévoiler en se voilant. Ces modes, ces « jeux » appartiennent encore trop à la lumière. Il y va bien plutôt d’approcher un « instant » qui n’est pas le fait du jour, c’est-à-dire une « découverte » qui découvre avant toute lumière et afin que demeure seul visible l’inexprimable, en vérité l’irreprésentable, parole sur quoi repose tout langage : celle de l’absence se retirant indéfiniment et au plus loin d’elle-même. La prière se tient ici au bord où naissent les mots et où les mots ne cessent de s’absenter, d’aller se perdre comme s’ils disaient, psalmodiaient peut-être, la répétition de ce qui n’a jamais encore eu lieu, disons, l’oscillation sur place d’un temps qui n’aura pas encore été inauguré. Prière donc de l’absence et au nom de l’Absent, passage hors de soi pour se recueillir au cœur dissimulant d’une parole où indéfiniment la pensée va vers l’Impensé qui cligne devant elle, et, en silence, soutient sa possibilité ultime. Or la possibilité d’une telle prière ne nous vient-elle pas dans un langage qui justement nous la dérobe et la reconduit jusqu’à l’impossibilité ? Ce n’est pas sûr. Et d’abord, parce qu’en sa forme extrême, cette prière tendue et distendue vers une obscurité plus opaque que toute nuit ne dit pas autre chose que son propre éloignement, la retraite où elle s’abrite faisant rayonner sur toute la distance qu’elle aura ouverte la venue sans limite de son absence. Mais aussi, parce que sa possibilité ne perdra rien à s’avouer impossible. Comme si elle demeurait la garde ou la sauvegarde d’une « parole sans présence », quelque chose comme une parole depuis toujours privée de Dieu, ouverte et exposée à elle seule en son vide parfait. C’est bien sûr ce que l’on pourrait appeler une passion. Mais à condition d’y entendre seulement le tremblement et déjà plus la résurrection. À condition d’y entendre une « passion de la mort », ce que Blanchot appelle ailleurs l’« extase » : là où rien n’est assuré, rien n’est décrit, rien n’est constatable. Cette expérience cryptée en tous sens, c’est-à-dire non philosophique, voire presque non religieuse, de la passion frappe là où donner semble d’emblée impossible et d’avance impossibilisé. Mais, « je vous en prie, ne vous fiez pas aux apparences ». La

prière, nous l’avons dit plus haut, produit aussi cela même qu’elle contredit ; Joseph Cohen c’est dire, qu’elle donne, en vérité, elle lie et allie à ce qui demeure toujours « au-dehors » de ce qu’elle dit. Au-dehors de ce qu’elle dit, pour répondre de l’impossible en libérant un tremblement qui donne sa marque et, pour ainsi dire, sa modalité essentielle à toute possibilité de nommer le possible lui-même. Car ce n’est pas tant l’impossible en tant que tel que Blanchot nomme prière, c’est plus justement l’impossible impossibilité du possible. Comme s’il s’agissait de répondre à l’impossible en impossibilisant la possibilité même de la réponse. Ou encore, marquer dans l’impossibilité un certain pli du temps, une dispersion indéfinie du présent, là où ce qui passe ne passe plus et ne s’en remet à aucun passé ni non plus à un avenir éventuel. Marquer, en somme, l’incessance dans laquelle l’on ne peut être présent, mais d’où l’on ne saurait ni ne pourrait échapper. Sans doute, dans l’épreuve de l’impossibilité, ce qui se donne, ce qui lie et allie, ce n’est pas le recueillement immobile de l’unique ou de l’unité, mais le renversement infini de la dispersion où le dehors est l’exil sans patrie et où l’autre ne revient jamais au même. Si bien que la prière n’a sans cesse affaire qu’à l’autre, non pas son autre, mais l’autre sans elle. Devenant ainsi, dans l’instabilité d’une distance qui échappe à toute négativité et ne cesse pas d’excéder, en la ruinant, toute positivité, réponse sans réponse ou ce qui, pour Blanchot, veut dire la même chose, expérience de l’immédiatement autre. Une telle réponse sans réponse – impossible emprise sur laquelle il n’y a déjà plus de prise – nous savons peut-être la nommer par ce mot à la fois puissant et dérobé de prière non pas parce qu’elle renverrait ou s’adresserait à une quelconque transcendance, mais bien plutôt parce qu’elle serait d’emblée l’appel même du Dehors faisant immédiatement se dissimuler toute présence et, sans contenu déterminable ou terme assignable, témoignerait de cet insaisissable dont on ne se dessaisit jamais, le vide transparent de l’attente. Mais l’attente ne saurait se comprendre ici comme une immobilité soumise ou une fixité résignée. En vérité, elle recèle une endurance extrême, celle d’un mouvement où l’infini s’infinitise lui-même. Ce qui veut dire que ce mot d’attente, nul, en vérité, ne pourra le combler. Et ce parce qu’elle aurait laissé déjà vacante toute promesse et vide toute récompense. Comme si, au fond, l’on ne pouvait jamais avoir la mémoire de l’attente, mais que son oubli, c’est-à-dire, qu’une attention sans relâche envers ce qui, déjà vouée à l’oubli, se redoublait indéfiniment sans lien de ressemblance ou de continuité avec quoi que ce soit. Pour découvrir, au fond, que la prière n’habite pas la totalité de son langage, mais bien plutôt, révèle qu’à côté de cette totalité, déjà ailleurs qu’au cœur de sa possibilité se meut une parole qui ne saurait être maître d’ellemême, qui s’efforcerait et qui échouerait, parfois se tairait, dans l’interruption de son propre mouvement ouvrant ainsi à un abîme qui se serait creusé dans la parole elle-même jusqu’au point où l’intériorité même de son Dire s’en irait se déposséder, se disperser ou se disséminer dans l’attente d’un espace de plus en plus silencieux. Or ce mot d’attente, nous aurons d’abord appris à l’entendre dans l’écriture de Levinas, et ce, dans un rapport incontournable à la prière et au témoignage. Citons ici un passage tiré de Dieu et la philosophie : « Si le silence parle, ce n’est pas par une je ne sais quelle extase de l’intentionnalité, mais par la passivité hyperbolique de l’attente, antérieure à tout vouloir et à toute thématisation. Dire témoignant à autrui l’Infini qui me déchire et m’éveille. Le langage ainsi entendu perd sa fonction de luxe, étrange fonction de doubler la pensée et l’être. Le Dire comme témoignage précède tout dit. Le Dire avant d’énoncer un Dit est déjà témoignage de cette responsabilité. Le Dire est donc une façon de signifier avant toute expérience. Témoignage pur : vérité de la prière sans dépendance à l’égard d’aucun dévoilement, obéissance précédant l’entente de l’ordre. Témoignage pur qui ne témoigne pas d’une expérience préalable, mais de l’Infini non-

accessible à l’unité de l’aperception, non-apparaissant, disproportionné au présent. Il ne saurait l’englober, il ne saurait le comprendre. Il me concerne et me cerne en me parlant par ma bouche. Et il n’y a de pur témoignage que de l’Infini. Ce n’est pas une merveille psychologique, mais la modalité selon laquelle l’Infini se passe, signifiant par celui à qui il signifie, entendu en tant que, avant tout engagement, je réponds d’autrui » 494. Il faudrait ici longuement et minutieusement suivre le mouvement que Levinas met en œuvre entre le témoignage et la prière. Ce mouvement, nous l’avons dit, se profile dans l’attente, là où l’attente ne saurait se comprendre dans et par l’horizon du soi. La prière serait ainsi l’attente où la langue redouble l’éloignement d’où elle nous vient et, se séparant du soi, témoigne de cela même qui déborde le témoignage. Levinas, nous le savons, nomme ce débordement responsabilité. Et la responsabilité dépasse la réponse parce qu’elle se donne toujours avant l’appel et déjà avant l’interpellation ou l’exhortation ; elle épouse l’appel, le précédant plutôt qu’elle ne le suit, le performant plutôt qu’elle ne lui succède, elle le rend même possible en se donnant sans condition et comme un inconditionné. En ce sens, elle ne saurait apaiser ou atténuer la « mise en question », encore moins transmettre un contenu de vérité capable de combler un manque ou une lacune. Car, elle n’exprime pas, ni ne développe ou éclaire. Elle témoigne toujours du pur manque de sa propre parole, c’est-à-dire aussi, de son retard, là où précisément cesse son pouvoir et où tombe à jamais la possibilité de toucher l’autre. Elle défaille incessamment – obligée, en somme, d’être interminablement et infiniment réitérée pour l’autre, répondante d’emblée de ce qui excède toujours déjà la réponse, et ce parce qu’elle aura d’avance toujours déjà été appelée « à dire » avant de pouvoir ou savoir se dire. C’est sans doute dans ce mouvement par lequel pivote la responsabilité que se manifeste au plus juste l’essence de la prière. Et ce, parce que prier ne saurait être l’effet d’un quelconque sujet parlant capable de constituer son discours, mais la limite insondable contre laquelle viendrait buter la langue elle-même. Comme si cette limite était le fond démesuré vers lequel la langue ne cesserait de se perdre, non point pour revenir identique à soi, mais pour perpétuellement se faire écho de l’autre. écho, mais à condition d’entendre ici l’incondition d’une réponse d’emblée tendue – réponse d’avant toute réponse, réponse vouée à une dépense infinie en s’excédant perpétuellement et en chassant ainsi toute responsa possible voire toute possibilité même de se dire comme réponse responsable. Or, cette prière comme « réponse de ce qui échappe à la responsabilité » 495 ne saurait non plus se comprendre dans l’autonomie d’un sujet se donnant, en vérité, se soumettant à la Loi de son propre devoir-être. En fait, la Loi se dissimule déjà dans son hyperbolique commandement. C’est d’ailleurs ce qui garde et sauvegarde sa force. Car la Loi n’est Loi que par l’oubli de son origine, et donc, par une exigence singulière qui est la sienne propre. Pour ainsi dire, elle ne fait pas Loi, elle ne commande ni ne légifère. Elle marque sa propre extériorité d’où elle enveloppe, et par là même fait échapper à, toute intériorité. Et ce, afin de marquer l’aporie suivante : dès que la Loi s’érige ou se dicte, il faut qu’il y ait à la fois et simultanément sa transgression. De sorte que transgresser la Loi est déjà rendre juste ce qu’elle défie. Ainsi la Loi et tout ne se donne que dans l’hyperbolique aporétisation d’un « il faut » improbable : il faut qu’il y ait franchissement, et donc transgression, pour qu’il y ait limite, et donc Loi, mais seule la limite en tant qu’infranchissable, seule la Loi en tant qu’interdit, appelle et peut appeler à franchir ou à transgresser, en affirmant déjà une obligation qui s’accroît dans la mesure où elle se retire. Car comment pourrait-on éprouver la Loi si on n’allait pas déjà plus loin vers le dehors où elle est toujours plus dissimulée, toujours plus intacte et intouchée,

« gracieuse », disait Blanchot ? Or cela ne saurait vouloir dire que l’on franchirait l’interdit de la Loi en essayant par là même de l’attirer jusqu’à soi, mais bien plutôt, être exposé à la Loi en étant toujours déjà attiré, appelé, élu par sa dissimulation, son invisibilité, son absolue irreprésentabilité. Levinas définit la Loi comme un appel. Comme cet appel qui n’instaure pas un rapport ou une coexitence synchrone entre le sujet et la transcendance irreprésentable. Ainsi, il ne saurait signifier pour une conscience la simple installation dans la réponse servile, conjonction conforme au commandement dicté comme si la Loi pouvait être comblée dans et par une réponse appropriée à son diktat. Cela serait réduire la distance infinie de l’injonction à une disposition capable désormais de renverser le don de la Loi en réaction économique accomplissant ainsi en une belle forme close et réconciliatrice la demande qui m’interpelle et me réclame. Or ce que Levinas entend dans l’appel de Dieu, c’est tout le contraire. Il y entend ce que l’appel ne peut donner sans déjà déborder et dépasser celui qu’il élit. Quelque chose comme une interpellation qui aura évidé la possibilité même d’y répondre. Car la Loi n’appelle aucun terme, aucune finalité. Elle prépose bien plutôt la réponse à s’indestiner ailleurs et autrement que dans la possibilité dont le sens serait de se refermer sur ellemême. Elle appelle l’incommensurabilité d’un désir toujours en excès sur le besoin en signifiant un surplus infiniment réitéré de responsabilité que Levinas nomme, en tant d’endroits, gloire. Et cette gloire, au-delà de l’intentionnalité, renvoie, sans médiation ni synthèse, à une « dévotion » qu’aucune relation ne saurait rejoindre. Renvoie, en somme, à un envoi avant tout savoir, sans destination et toujours déjà en avance sur l’appel. Ce que pourrait signifier le mot a-dieu. Là où précisément dire a-dieu aura voulu dire : dévoué, sans retour et sans promesse de retour, à l’Autre. Et une certaine prière : adieu à Dieu, avant et en toute « dévotion » pour l’Autre. Entendre ce mot d’adieu dans l’appel de la Loi n’aura pas été sans laisser une trace indélébile dans les écritures de Levinas et de Blanchot. Or cette trace expose l’écriture non pas à sa fin, mais au mouvement incessant où elle se profile au-dehors des limites de l’œuvre en faisant toujours signe vers la distance dans laquelle elle s’écrit. Car cette trace dénoue, dans la pure dispersion, toutes les figures de l’intériorité. Et d’abord l’intériorité même de la Loi mettant ainsi à nu ce qui au cœur de son appel s’adresse déjà à la mort. Comme si la mort était l’horizon de la Loi. Non pas qu’il s’agisse ici de triompher de la mort, mais bien plutôt pour se maintenir en son creux et dans cette dimension où la Loi, rendue possible et nécessaire par la mort, ne peut jamais la regarder face à face ni la rendre entièrement visible. Si bien qu’elle parle d’elle dans une impossibilité qui la voue à l’infini du silence. Et c’est très précisément à cet « instant » que se laisse entendre par deux fois ce « cri de détresse universel » : « Où est la Loi ? Que fait la Loi ? ». Nous aurons reconnu ici la fin du grand ouvrage de Blanchot, Le Très-Haut. Là où la Loi elle-même, laissant vacante toute promesse et se transformant en une absence absente, présence informe du vide, se cadavérise dans le mutisme, dans le désarroi aussi, devant l’impossibilité de savoir où « finit la justice » et où « commence la terreur », ou encore, « pourquoi elle [la Loi] était entrée au tombeau et si elle y était descendue pour affranchir ou pour accepter » 496 la mort. Nous l’avons dit plus haut, personne ne pourra, en vérité, répondre à cette question. L’« ambiguïté est trop puissante », la dissimulation de la Loi trop infinie, trop brutale aussi. Tout au long du récit, la Loi ne fait en somme que s’avancer et se précipiter dans l’abîme d’une invisibilité dont elle ne triomphera jamais. L’exergue du Très-Haut nous mettait déjà en garde : « Je suis un piège pour vous. J’aurai beau tout vous dire ; plus je serai loyal, plus je vous tromperai : c’est ma franchise qui vous attrapera. Je vous supplie de le comprendre, tout ce qui vous vient de moi n’est pour vous que mensonge,

parce que je suis la vérité ». Or cette Loi, qui ne fera rien d’autre que de renforcer sa faiblesse, à la toute fin du récit sera reconnue, découverte, démasquée presque, « Elle me saisit par le bras, me fit lever, me regarda des pieds à la tête, puis se mit à rire. J’eus l’impression que la scène de l’autre jour allait se renouveler, elle tremblait, la bouche entr’ouverte, et plus cette bouche s’ouvrait, plus les dents se serraient. Je fus pris de vertige. Je voulus m’écarter, mais elle me retint avec passion. À deux ou trois reprises, elle chuchota : « Maintenant ! Maintenant ! Maintenant ! », puis avec une hâte terrible, mais toujours en chuchotant, je l’entendis me dire : – Maintenant, je sais qui vous êtes, je l’ai 497 découvert, je dois le proclamer. Maintenant… »

puis, dans le même élan, vénérée, célébrée, suppliée, aimée, « – Maintenant… Et elle se redressa brusquement, leva la tête et, d’une voix qui perçait les murs, bouleversait la ville, le ciel, d’une voix si ample et pourtant si calme, si impérieuse qu’elle me réduisait à rien, elle cria : Oui, je vous vois, je vous entends, et je sais que le Plus-Haut existe. Je puis le célébrer, l’aimer. Je 498 me tourne vers lui en disant : écoute, Seigneur » .

et plus loin, « Elle hésita, fit un violent effort, puis baissa la tête avec une espèce de rire : Je sais que tu es l’Unique, le 499 Suprême. Qui pourrait rester debout devant toi ? » .

Ce qui fascine dans cette scène, ce n’est pas tant que la Loi est finalement sommée de sortir de sa dissimulation, mais surtout que cette reconnaissance et cette vénération prolongent, en vérité, accentuent le retrait de la Loi dans la mutité. Comme si apercevoir la Loi, c’était aussi la plonger dans l’obscur, la repousser dans l’ombre, la rejeter dans l’invisibilité de son dehors, toujours plus audehors que toute extériorité. L’appeler par son nom en le raturant déjà dans l’impossible nomination, appeler Dieu peut-être, et lui adresser finalement ce que l’on ne peut lui adresser, une prière en un mot : adieu. Et l’entendre non pas sortir de son mutisme qui se maintiendra infiniment et indéfiniment, mais dire ce que le silence de la Loi avant l’appel de la Loi, a « à dire » à l’instant mortel de l’adieu. « – Maintenant, dit-elle, il faut en finir. Les couvertures m’étranglaient, je pouvais à peine la fixer, tant son visage s’en allait, se perdait. Elle donna un brusque coup de pied contre le lit. – Est-ce que vous m’entendez ? Est-ce que je parle à une pierre ? Peut-être allez-vous me duper jusqu’à la fin ? Je me mis à trembler, je ne pouvais bouger, tout bougeait. Elle se rapprocha beaucoup et dit d’une voix basse et rapide : – Mais je vous vois. Vous n’êtes pas seulement quelque chose qu’on rêve, je vous ai reconnu. À présent, je puis dire : il est venu, il a existé devant moi, il est là, c’est de la folie, il est là. Elle regarda le paquet. Je suis obligée de le faire, dit-elle doucement. Je ne puis vous garder vivant. Je me sentais trembler au point de perdre le souffle, quelque chose d’insensé me traversait le corps. Il faut que je parle, pensai-je. – Vivant, vous n’avez été vivant pour personne que pour moi : personne au monde, personne, personne. N’est-ce pas à en mourir ? Je me préparai à parler, il me fallait maîtriser mon tremblement, mais le tremblement l’avait pris tout entier, et si j’ouvrais la bouche, un terrible hoquet en sortait. – Maintenant, voici l’heure. Vous n’avez eu d’existence que pour moi, c’est donc moi qui dois vous la prendre. Je sentais ce hoquet venir des profondeurs, il me secouait, me soulevait, m’étouffait. – Personne ne sait qui vous êtes, mais moi qui le sais, je vais vous perdre. Je poussai un cri, mais ce n’était pas un mot comme je l’avais espéré : seulement un grondement rauque, grave, qui la fit tressaillir et l’immobilisa, à travers lequel, cependant, elle sembla à la longue percevoir quelque chose, car ses yeux parurent

m’interroger, attendre, hésiter, attendre encore, mais je tremblais toujours davantage et quand elle ne parlait pas, je ne pouvais plus espérer lui parler. Alors, elle s’agenouilla et tira le revolver. Je fixai la rainure sur laquelle glissait le jour. Elle aussi regardait l’arme, et je savais que tant qu’elle ne lèverait pas les yeux, j’aurais encore un peu de temps. Je cessai de respirer. Je tenais les yeux baissés, je n’entendais rien. Lentement, l’arme se redressa. Elle me regarda et sourit. « Eh bien, dit-elle, adieu. » J’essayai de sourire, moi aussi. Mais brusquement son visage se figea, et son bras se détendit avec une telle violence que je sautai contre la cloison en criant : 500 – Maintenant, c’est maintenant que je parle » .

490 Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980. 491 Ibid., p. 44. 492 Derrida, « Pas », in Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 69. 493 Ibid., p. 27. 494 Levinas, Dieu et la philosophie, in De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 122. 495 Blanchot, Le pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 168. 496 Blanchot, Le Très haut, Paris, Gallimard, 1948, p. 220. 497 Ibid., p. 221. 498 Ibid. 499 Ibid., p. 224. 500 Ibid., p. 242-243.

UNE PENSÉE PHILOSOPHIQUE DE L’ART

EXPÉRIENCE ET MODIFICATION 501 PAR GÉRARD BENSUSSAN Je voudrais commencer par m’expliquer sur le titre de cette conférence et en particulier sur la modification. Je m’empresse d’ajouter immédiatement que je ne traiterai pas directement de la modification chez Levinas, ce qui formerait une problématique trop ténue pour pouvoir être véritablement tenue, mais en partant de Levinas. De quoi s’agit-il et comment s’est imposé ce thème, ce motif, ce point d’arrêt et d’interrogation ? D’abord d’un suspens, dans la lecture d’Autrement qu’être, autour du mot même de modification, et ceci en un passage stratégique du grand œuvre levinassien, soit sur un aspect crucial du questionnement (qu’en est-il de l’essence de l’être ?) puis sur le constat, ultérieur au suspens et rassurant pour qui s’apprête à engager une réflexion sur un motif apparemment impertinent, qu’un nombre d’occurrences non négligeable du terme courait au long d’Autrement qu’être. Rien d’anecdotique donc dans cet usage. Il est récurrent, voire insistant, et, presque toujours, convoqué dans le cadre d’une critique de Husserl, de sa phénoménologie de la conscience intime du temps en particulier. La critique levinassienne, si elle se fait constamment attentive au meilleur de Husserl, au dernier surtout, celui des synthèses passives, demeure cependant très rigoureuse, et même franchement sévère sur le fond. La modification comme « modification temporelle » 502 renvoie en effet à un au-delà de la phénoménologie, à un au-delà du présent vivant, signifié et décrit plus ou moins explicitement en terme d’événement au-delà de l’être. La référence à la « modification » s’accompagne par ailleurs d’un mouvement quasi-irrésistible qui transporte par association spontanée jusqu’au souvenir du célébrissime roman de Michel Butor. Levinas connaissait, avait lu et beaucoup aimé La modification. Cette croisée d’un motif d’Autrement qu’être et du titre d’un « nouveau roman » pourrait n’être que fortuite et sans signification particulière. Or, il n’en est rien et je voudrais le montrer. Comme on sait, le roman de Butor inscrit dans une durée continue, moins de vingt-quatre heures, dans un temps réel, pourrait-on dire, et dans l’espace clos d’un compartiment de train, une prise de décision, une crise de conscience. Léon Delmont effectue un itinéraire dont on verra qu’il est de type odysséen, de Paris à Rome, avec l’intention, la visée intentionnelle, de quitter Paris, et sa femme, pour vivre à Rome, auprès de sa maîtresse. Plusieurs autres voyages s’effectuent dans ce voyage, plusieurs temps s’entrelacent dans cette durée, plusieurs lieux habitent aussi l’enclos étroit du compartiment de troisième classe. Au terme, Delmont arrive à Rome, mais c’est pour se décider pour Paris, pour le retour. Ithaque n’est pas toute en Ithaque. Ce qui a changé au cours de son voyage, c’est son intention. Le déplacement effectue une « prise de conscience » (Butor). La décision de Delmont s’est modifiée en un allerretour qui se signifie lui-même comme un mouvement de la conscience qui s’altère et se perd pour se retrouver, comme une crise de la conscience qui se dit comme une crise du vivre-avec. Avec sa

femme ou avec sa maîtresse, avec Pénélope ou avec Calypso, à Paris ou à Rome, « c’est du pareil au même », comme écrit Michel Leiris dans le tout premier compte-rendu de l’ouvrage 503. Il y a là, déjà, une intersection, pour rester dans le registre ferrovaire. Elle est phénoménologique. Plus précisément, il s’agit d’une expérience du temps et du voyage que Husserl et Butor décrivent de façon strictement non-concordante, bien sûr, et même dans une hétérogénéité qui n’est pas seulement celle de la philosophie théorique et de l’écriture romanesque – mais qui néanmoins se signale, non-abrahamiquement pourrait-on suggérer d’emblée, par le primat d’une certaine destination sur le destin, sur ce que Derrida appelait la destinerrance, soit un jet qui préviendrait tout sujet, tout objet et tout projet. C’est exactement ce primat qui sera ici nommé, au fil de la lecture de Husserl et Levinas, au fil du voyage de Delmont, une « modification », mais d’un certain type. Je voudrais essayer de reprendre à présent ces quelques fils pour les emmêler et soumettre cet emmêlement à l’épreuve d’une analyse. D’abord l’occurrence levinassienne, telle qu’elle s’énonce et se réitère en se contextualisant à plusieurs reprises. Dans le second chapitre d’Autrement qu’être – celui qui s’ouvre par la question cruciale, incessamment pendante et transversale à toute l’œuvre : « qu’est-ce qui se montre sous le nom d’être ? et qui regarde ? » –, Levinas entreprend de considérer de façon quasi-radiographique ce qu’il nomme sous trois mots juxtaposés dans un unique mouvement descriptif « ostension, vérité, philosophie », pour dire l’essence de l’être, « l’œuvre d’être » (AE, 53). Qu’est-ce qui caractérise à ses yeux cette « ostension-vérité-philosophie » et comment la nomme-t-il ? La « modification ». L’essence de l’être dont la philosophie se met en quête en temporalisant le temps désignerait une modification. Mais, ajoute immédiatement Levinas, il s’agirait d’une modification « sans modification » 504. On aurait ainsi affaire à une modification idéale, phénoménologique, et non pas réale, c’est-à-dire à une modification « indépendante de toute détermination qualitative, plus formelle que la sourde usure des choses trahissant leur devenir déjà alourdi de matière par le craquement d’un meuble dans la nuit silencieuse » (AE, 53). La modification qui désigne « l’esse de tout être » 505 est une « modification sans altération ni transition », « sans altération ni déplacement », sans usure et sans craquement (AE, 53 – c’est moi qui souligne). La modification phénoménologique nomme « cette mobilité de l’immobile, cette multiplication de l’identique, cette diastase du ponctuel » ou « de l’identique », soit une « modification par laquelle le Même se rend visible à lui-même » – ce qu’on appelle parfois ouverture, dit Levinas en visant très directement, à tort ou à raison, Heidegger. La mobilité de l’immobilité qu’atteste la modification idéale est donc comme un cercle s’autogénérant depuis la déformation de ses côtés polygoniques, au sens où le Même a à s’y révéler à lui-même par « décollement », « dessaisissement », « défection » puis recouvrement-découvrement – ce sont les mots de Levinas. Qu’est-ce qui est visé dans ce passage 506 et qui ? C’est évidemment Husserl, on vient de le suggérer. Pour Husserl en effet, l’écoulement temporel d’une expérience vécue, c’est-à-dire la constitution incessante du passé et du futur, consiste en une modification continue de ce qu’il appelle l’impression originaire ou la proto-impression (Urimpression). Ce terme désigne la phase initiale de l’écoulement temporel d’une expérience vécue. Tout instant peut marquer l’entame ponctuelle d’un tel écoulement. Tout instant peut donc être porteur d’une impression originaire. Le temps vécu, sa donation, constitue et se constitue comme un processus de « modification successif » ou « continuelle » 507 : le présent se présente comme moment originaire, il se transforme continûment en un segment de passé tout en s’ouvrant par là

même sur un segment de futur, lequel se constitue et se reconstitue à son tour comme une donation à venir. Par conséquent, la donation du temps vécu n’est que la modification interne de la donation qui se produit à partir de et en vue de la présence originaire. Ce que Husserl appelle une modification « originaire » constitue l’élément natif d’une « transcendance » interne au champ temporel. C’est cette idée husserlienne d’une modification continue 508 qui est directement ciblée dans le passage mentionné d’Autrement qu’être. Elle est visée comme modification sans altération, sans transition et, en fait, sans changement. Dans ses développements consacrés à la « protention » et la « rétention » d’une impression originaire, c’est-à-dire dans ce qu’elle détermine comme l’essence de la temporalisation du temps, l’analyse husserlienne mettrait en évidence, avec une incontestable rigueur mais non sans difficultés, la continuité temporelle. Levinas soupçonne un risque dans cette mise en relief continuiste produite par la modification sans altération qu’il discerne dans la phénoménologie de la conscience du temps. Ce risque, c’est que le temps ne change rien ou plus exactement, selon son expression, qu’il modifie sans changer (AE, 57). À cela, qu’oppose-t-il et comment s’y prend-il ? L’opération qu’il déploie dans Autrement qu’être – mais qui remonte loin en arrière et dont on peut très bien voir les différentes couches dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger – consiste à dégager l’impression originaire de toute intentionnalité, de toute volonté, de tout telos. Levinas l’assigne au contraire à une passivité absolue, c’est-à-dire à une passivité originelle qu’il ne faut pas comprendre de façon empirique ou comme la réceptivité seulement sensible de Kant, mais comme un mode de l’affection, un mode de l’hétéro-affection originaire. En d’autres termes : alors que pour Husserl l’impression originaire demeure à l’intérieur de l’horizon temporel des rétentions et protentions, et qu’elle est donc récupérable dans la conscience – et même que la conscience, ce n’est rien que cette récupération 509 –, pour Levinas, l’impression originaire se tient hors de l’horizon temporel proprement dit, c’est-à-dire du présent, du présent vivant de Husserl. Elle ne se laisse plus récupérer, reprendre, elle demeure « non-modifiée », c’est-à-dire qu’elle précède en son effectivité même sa possibilité. Elle accueille ou peut accueillir le surprenant, soit ce qui vient avant tout possible. Libérée de l’horizon de présence de la temporalité, l’impression originaire revue et corrigée par Levinas signifie que le sujet, affecté, peut non seulement recevoir de l’autre (l’événement), mais encore que l’autre le constitue (l’autre-dans-le-même). Le terrain phénoménologique en propre est alors très radicalement excédé. Il faut accepter qu’une conscience puisse n’être pas immanente à soi, qu’elle puisse être rompue dans son unité, dans son incessante présence à soi – et donc qu’il n’y a pas d’autoconstitution du sujet. L’interruption du temps de l’essence comme temps du même signifie que le sujet se tient dans un rapport inthématisable à l’autre dans la passivité du temps, dans la passivité et à partir du temps, selon une « diachronie dans l’intentionnalité » (AE, 59). Le retournement levinassien de la proto-impression husserlienne signifie qu’il n’y a pas d’expérience de la conscience à proprement parler 510, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de phénoménologie au sens strict si l’on se souvient que tel est le titre qui en fournit la définition depuis Hegel. L’expérience consiste en effet en une modification du même, en une altération promue et rendue possible par le retour à un point de départ devenu, transformé. L’expérience vécue redouble et amplifie, dans la conscience et ses visées intentionnelles, la phénoménologie de la modification par une phénoménologie du temps intime. On voit bien pourquoi le voyage, ses aventures et ses pérégrinations, sa forme et son récit, peuvent si aisément figurer l’odyssée de la conscience. Le voyage d’Ulysse, au travers de ses mille tours et détours, de ses ruses et de ses transactions temporelles, transporte le sens en le soumettant à

son auto-modification, d’Ithaque à Ithaque, du même à un autre, à un tout autre même, à un même tout autre. Dans le voyage odysséen, selon sa structure et sa temporalité, les expériences de notre vie sont vécues, elles sont incessamment réappropriées à la continuité de nos flux de conscience. À la lumière d’une présence, c’est-à-dire tout à la fois d’un présent dans lequel il m’est donné de raconter et d’actualiser le voyage et d’une incessante présence à soi qui fournit le sens d’un trajet, d’un point A à un point B, soit le sens d’une subjectivation par des objets et des projets telle que le récit en restitue l’histoire. Sous un certain nombre d’aspects, Delmont refait le voyage d’Ulysse. Mais l’isomorphie des deux trajectoires présente la différence entre le cercle entièrement parcouru et l’arc qui suggère le cercle comme chose mentale ou affaire de la conscience, elle indique en quelque sorte le subtil passage de l’expérience à l’expérience vécue. Au départ, Delmont n’a pas l’intention de rentrer à Paris-Ithaque. Son voyage est commandé par son sans-retour et son train s’arrête d’ailleurs à Rome-Termini. Mais la modification fait de sa contre-odyssée une surodyssée, elle modifie la modification engagée au point de départ. La décision de rentrer à Paris remet ainsi Delmont dans les pas d’Ulysse. Il ne s’agit donc pas d’inverser le sens des termes, aller et retour, ou de prendre l’homme aux mille tours à rebours de lui-même ou à contre-courant de sa navigation. Delmont escompte de la modification ferroviaire de la modification originaire un sens nouveau qui serait donné à son existence, plus sensé et plus nouveau encore que celui attendu d’une décision radicale qui entendait destituer le même au profit de l’autre. Car l’autre de tout voyage revient toujours au même. Mais ce même requiert le voyage pour être reconnu comme même d’un autre envisagé dans le mouvement du soi voyageur. Le voyage, donc, c’est l’expérience. Et pour Ulysse autant que pour Delmont, le voyage, c’est le sens. Car en tout état de cause, le sens, pour faire sens, a à voyager : c’est le sens du sens, si je peux dire, c’est-à-dire l’expérience du sens déployée dans le temps d’une modification successive et continuelle. Ce temps phénoménologique des rétentions, protentions et intentions est le temps du sens et il fait le sens du temps. Ce que j’appelais, s’agissant de Delmont, un voyage surodysséen ne s’apparente donc d’aucune façon à une destinerrance ou au déplacement sans ruse ni calcul d’Abraham. Celui-ci s’en va dans le désert, sans savoir vers où. Ses pas sont erratiques et leur tracé aléatoire et aveugle. Alors même qu’il voyage, il est soumis à une passivité si absolue qu’elle contredit l’idée même ou l’essence du voyage. Il ne fait pas partie, pas davantage qu’Ahasvérus, le Juif errant éternellement, des « gens du voyage ». Delmont, lui, ne renonce nullement au sens. Au contraire, il l’exalte dans la destination surodysséenne. En effet, il destine le sens non pas au retour à soi et au chez-soi mais, très radicalement dans son intention de départ, à l’altérité romaine du lieu, à la modification du but, à l’atteinte du résultat (Hegel), à l’installation ailleurs. Refaisant un voyage maintes fois effectué auparavant dans l’aller-retour, il ne le répète pas pour la énième fois. Il l’oriente tout entier désormais vers une destination ultime et définitive qui, dans la non-interchangeabilité, voire dans le contraste marqué et même l’opposition stricte des deux villes, Rome et Paris, voudrait interrompre quelque chose de l’enchaînement à l’essence de l’être par le « déplacement », la modification avec altération. La modification, le pur désir de changer la vie, ou au moins sa vie, s’exhausse dans tout le début du roman comme « passage au temps de l’autre ». C’est bien cela qui est espéré dans la jubilation du Gérard Bensussan partir. Delmont voudrait passer du temps enlisé dans les rétentions, dans les modifications du temps, d’un temps où rien ne change et d’un temps qui ne change rien (la routine de la vie de couple, de la vie familiale, de la vie professionnelle), il voudrait passer de la modification sans altération à l’altération même, à la modification « avec » modification,

soit à l’autre de toute « modification » – dont le nom même qu’on retrouverait, discret et persistant chez Levinas, est l’amour. Or, Rome s’avère dans une multiplicité et une démultiplication qui reconvoquent la femme laissée derrière soi, à Paris. La Rome païenne et la Rome chrétienne, la Cité vaticane comme ville dans la ville déterminent une stratification et des renvois biographiques qui la défont peu à peu de son unicité de destination et de disruption. Elle est même, Rome, dans Paris, comme si toutes les villes étaient au fond des villes éternelles. La maîtresse, c’est la femme-épouse à venir et la femme-épouse, on ne sait jamais, c’est peut-être une nouvelle maîtresse. La vie nouvelle est-elle une vie déjà vécue ? « Du pareil au même », tel serait à vrai dire le secret du voyage et, de très semblable façon, le statut de toute expérience vécue. L’homologie oblige cependant à être très attentif au « du… au… ». Dans cet intervalle spatio-temporel se tiennent toutes les étapes d’une circulation à travers lesquelles le sujet s’alourdit et s’enrichit d’« expériences » inédites et qui ajoutent à son épaisseur de sujet. Or les « grandes expériences de notre vie » n’obéisssent pas à ces processus de subjectivation appropriante qui feraient qu’elles sont « vécues par nous ». Jean-François Lyotard l’explique avec force dans le dialogue qu’on peut lire dans une belle page du Différend : « … Pas d’intériorité sans extériorité et l’inverse ? Pas de moi sans autre, pas d’autre sans moi […] ? Qu’il n’y ait pas de moi sans autre, on peut l’admettre si l’autre est son autre. Le moi se constitue en se perdant et en se relevant de ses aliénations dans le mouvement narcissique qui le pousse à être pour soi. Mais l’autre qui ne serait pas sans moi n’est pourtant pas mon autre, il n’est pas une aliénation momentanée de mon odyssée, mais ce qui la détraque. – Comment le savez-vous ? – Par ce détraquement, par le dessaisissement, la passion que provoque sa demande. Bien loin de m’enrichir, de me donner l’occasion d’accroître et d’éclairer mon expérience, l’arrivée de l’autre me supprime comme sujet d’une expérience » 511. De Paris à Rome, de l’absolument non-modifié à l’intention de la modification, c’est la révélation d’un identique qui conduit à la modification proprement dite, à la modification de la modification, celle qui donne son titre au roman, soit à la décision du retour à l’arrivée et à l’abandon du projet, à sa relève dans un autre projet qui revient au même. L’annulation du déplacement ou de son effet escompté, le renoncement à l’altération et à l’autre femme opèrent ainsi une réconciliation toute hégélienne avec la femme réelle, avec la Wirklichkeit. C’est bien Hegel en effet qui fournit la structure générale de toute Erfahrung, dont on sait qu’elle signifie un mouvement et une conduite (fahren), et peut-être bien aussi, du coup, de nombre des éléments de l’Erlebnis. Le projet de Delmont n’aura donc été qu’une aliénation momentanée de son odyssée, mais riche d’enseignements et non exempte de leçons, une prise / crise de conscience dans « le mouvement narcissique qui le pousse à être pour soi ». Dans l’attirail du voyageur, le guide touristique, le « guide bleu des égarés » 512, représente ce qu’on pourrait nommer, dans les termes de la phénoménologie husserlienne, un manuel de l’autoconstitution permettant de produire et d’organiser les donations immanentes des vécus intentionnels les plus divers. Le guide des touristes égarés obéit en effet à une sorte de principe de précaution phénoménologique. Il sert à guider les pas de la conscience et à prévenir l’errance et l’égarement 513. Avec le voyage que fait Delmont dans La modification de Butor, on tient le récit d’une expérience de déplacement de la conscience, traversé par la présence sourde des autres voyageurs et emporté par la forme-livre de ce récit, ultime et qui boucle une circulation. « Le livre que vous tenez dans vos mains » 514 fournit l’unité mouvante (voyage-récit-livre, acquisition-oubli-reprise) d’une expérience vécue. Depuis le départ en gare de Lyon, il a toujours déjà appartenu au narrateur-voyageur qui s’en

sert d’abord comme substitut, cache-soleil, avant d’y découvrir la forme d’une vérité quêtée, la consignation du vécu de l’expérience qui vient de se dérouler pendant vingt et quelques heures. Une expérience vécue, donc, et qui comme telle, c’est-à-dire appropriée, réappropriée, récupérée, frappe d’incertitude la possibilité qu’elle fût une « grande expérience de (la) vie » de Delmont, soit la possibilité d’un « déplacement » au sens fort que donne à ce terme Levinas dans le passage dont je suis parti et qui détermine la « modification sans… ». Qu’est-ce qu’une grande expérience de la vie ? Pour reprendre le mot de Lyotard, c’est ce qui vient détraquer, dessaisir un sujet de toute expérience possible, de toute assomption de l’expérience dans un vécu, c’est une « passion » et, dans cette passion, il faut évidemment entendre la passivité plus passive que toute passivité. Est-ce à dire que Delmont, faute de grande expérience vitale, ne fait nulle expérience, nulle expérience vécue ? C’est le contraire bien sûr, il fait l’expérience de quelque chose que Levinas rapporte très explicitement à la modification sans altération et qui est très précisément de l’ordre du vieillissement, de la mort, de la perte du temps. Delmont fait l’expérience de l’usure du temps, de la « sourde usure » du temps, et c’est cette expérience discrètement douloureuse qui le fait renoncer au rajeunissement, c’est-à-dire à l’altération, au changement de temps, à l’interruption. Le livre, d’ailleurs, est comme la consolation assomptionnelle de ce renoncement, le surpassement du projet de rajeunissement dans le vieillissement enduré, dans une patience, une perte qui, sans retour, « me concerne », comme dit très bien Levinas : « La perte du temps n’est l’œuvre d’aucun sujet. Déjà synthèse des rétentions et des protentions où l’analyse phénoménologique de Husserl – en abusant du langage – récupère le laps, se passe de Moi. Le temps se passe. Cette synthèse qui patiemment se fait – appelée, avec profondeur, passive – est vieillissement. Elle éclate sous le poids des ans et s’arrache irréversiblement au présent, c’est-à-dire à la re-présentation. Dans la conscience de soi, il n’y a plus présence de soi à soi, mais sénescence. C’est comme sénescence par-delà la récupération de la mémoire que le temps – temps perdu sans retour – est diachronie et me concerne » (AE, 88). Il y a bel et bien en effet, dans le voyage de Delmont, une sorte de diachronie empêchée, une modification sans modification dont le mouvement entier et sa restitution dans ce livre qui porte le nom de modification renversent la modification tout court, avec modification et « déplacement » et « altération » et « transition » et mutation « qualitative ». Cette expérience si singulière, particulière et universelle à la fois, du temps perdu, d’un sujet qui n’est pas dans le temps mais qui est la diachronie même, soit le vieillissement du temps, sa temporalisation – c’est ce que Butor dit tout au long du voyage en ouvrant, par l’usage remarquable du « vous », par l’incise d’une vérité interpellative, ce dit de l’expérience à l’infini d’un dire interminable. C’est cela la sénescence du temps. Cette expérience, si elle n’aboutit pas à la modification visée par le projet intentionnel de Delmont, tisse la trame d’une expérience du sens de la temporalisation, d’une diachronie arrêtée. Le temps qui a passé et qui a changé, m’aura changé sans me changer, l’irrécupérable de la temporalisation m’aura vieilli irrémédiablement. On pourrait marquer pour conclure une série de différences entre le voyage odysséen, du même à un tout autre même, le voyage surodysséen et qu’on pourrait aussi nommer prométhéen au cours duquel le recommencement d’une vie, la quête d’une autre vie, sont projetés depuis un point de départ, et le voyage diachronique enfin, celui qui se tient au plus proche de la passivité et qui, sans doute, n’est même plus un voyage mais bien plutôt un égarement. Typologie qui n’aurait de sens qu’à renvoyer à une stratification complexe de l’expérience. Le premier, en effet, n’est que le mouvement qu’effectue la conscience dans l’expérience qu’elle

prend du monde et d’elle-même. Il s’apparente très précisément à cette « mobilité de l’immobile » (AE, 53). L’expression levinassienne renvoie comme en un puissant écho à ce que tout lecteur du dernier Schelling aura reconnu – à savoir le « faux-mouvement », le « surplace » de la dialectique spéculative et du devenir-autre de l’Idée, une sorte de mimétique expressive du réel où toute usure et tout craquement ne déchirent jamais que le « silence dialectique » de l’être immobile. On est en deçà de toute modification, comme en un voyage entre les quatre murs de sa chambre, ou alors en pleine « modification sans modification », comme dans la circumnavigation méditerranéenne d’Ulysse. Le second, le voyage comme projet, s’il s’entend comme un déplacement, et s’il se dénie donc comme surplace, s’il procède d’une projection de soi vers ailleurs, correspondrait en partie à la modification sans altération dont parle Levinas. On pourrait sans trop de mal montrer qu’il a sans doute à voir avec la « résolution devançante » heideggérienne, avec la modification d’un destin qui n’en serait cependant pas l’altération ou le détraquement mais la continuation par d’autres moyens d’une même finalité, d’un même sens, d’une signification qui subordonnerait les événements d’une vie, les modifications d’une existence, à l’accomplissement destinal d’un but. À cet égard, cette seconde figure de l’expérience ne ferait à vrai dire qu’effectuer l’essence de la première. Le déplacement diachronique enfin est en rupture par rapport à la forme finalement odyséenne des deux premiers, les seuls vrais voyages peut-être. Il obéit au temps qui change tout, là où le temps qui ne change rien marque l’espacement d’une durée voyageuse qui revient au même. Il est de l’ordre de la passivité ou de l’endurance d’une perte. La modification de Butor nous signifie et nous intime, dans le double registre du verbe, par le « vous », par l’adresse, d’avoir à transformer le projet en patience. Si elle n’est pas sans pouvoir rappeler la diachronie levinassienne, le laps, elle est cependant plus proche chez Butor – sans qu’il soit jamais possible de trancher – de la passivité husserlienne. C’est en effet une passivité encore constituante qui se révèle dans la co-donation originaire de tout ce qui se donne, en interdépendance, sans intervention du moi – comme dans la liaison indépassable du maintenant originaire et de la rétention dans la structure du temps vécu husserlien. On est ainsi davantage dans la synthèse passive selon Husserl, cette « synthèse qui patiemment se fait » que dans la « non-synthèse » ou la « lassitude », c’est-à-dire dans la disjonction radicale où le même ne rejoint plus le même et où l’être du sujet « se meurt en signification » (AE, 88). Qu’est-ce qu’une expérience ? C’est au fond de cela et de cela centralement qu’il aura été question. Qu’est-ce qu’un mouvement effectif, qu’est-ce que se déplacer dans l’espace, soit foncièrement dans le temps, qu’est-ce qu’aller d’un point à un autre point, d’une vie à une autre vie, qu’est-ce que l’altérité d’une arrivée ? Une « arrivée-au-but » au terme d’une « progression irrésistible » à travers « stations », inquiétudes et mises en correspondances successives, selon la très belle description hégélienne 515, ou la possibilité extrême d’un égarement à quoi aucun « guide bleu des égarés » ne pourra jamais faire retrouver ni le nord ni l’orient ?

501 Une version légèrement différente de ce texte a été publiée sous le titre « La modification » dans mon livre éthique et expérience. Levinas politique, Ed. de la Phocide, Strasbourg, 2008. 502 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Livre de poche, p. 60. Les références à cet ouvrage (AE) seront désormais mentionnées dans le corps du texte. 503 « Le réalisme mythologique de Michel Butor », repris en annexe in M. Butor, La modification, Paris, Minuit, p. 295.

504 L’usage levinassien du « sans » est ici plutôt différent, on va voir pourquoi, de l’usage derridien. Il a moins pour vocation de laisser revenir le contraire dissimulé que d’exhiber la dissimulation. Mais l’un et l’autre « sans » opèrent en tout état de cause hors de la négativité dont le mot se charge dans toutes les formes de logique. 505 « La modification temporelle n’est ni un événement, ni l’action, ni l’effet d’une cause. Elle est le verbe être » (AE, 60). 506 Et dans la récurrence de la modification (cf. AE, p. 23, 57-58, 60, 73, 100, 115, 197). 507 L’importance de la « modification continuelle » dans l’interprétation du phénomène du temps est précoce et durable chez Husserl. Pour lui, la conscience originaire du temps est une conscience en constante modification dont les modes temporels sont déterminés par le phénomène. Cf. par exemple Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, tr. H. Dussort, Paris, PUF, 1996, p. 129-130. 508 « Une modification produit continûment une modification nouvelle. L’impression originaire est le commencement absolu de cette production, la source originaire, ce à partir de quoi se produit continûment tout le reste […] Chaque moment d’origine est ultérieurement phase d’une suite continue de moments d’origine, qui passent les uns dans les autres à travers une succession de couches. Ou encore chaque moment d’origine aide à constituer une durée concrète, et il appartient à la constitution d’une durée concrète qu’à chacun de ses points corresponde un maintenant actuel, qui exige de son côté pour sa constitution un moment propre d’origine… » (Leçons, éd. cit., p. 130-132). 509 « Parler conscience, c’est parler temps. C’est en tout cas parler temps récupérable » (AE, p. 57). 510 Je songe ici à cette phrase extraordinaire qu’on peut lire dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, p. 211 : « Les grandes “expériences” de notre vie n’ont jamais été, à proprement parler, vécues ». 511 Le Différend, Paris, Minuit, 1983, p. 166-167. 512 La modification, op. cit., p. 215. 513 On peut rappeler en contre-point la recommandation de Rabbi Nahman de Bratslav : « Veille à ne jamais demander ton chemin, tu courrais le risque de ne point pouvoir te perdre ». 514 La modification, op. cit., p. 273-274 : « Il y a ce livre que vous aviez acheté au départ, non lu mais conservé tout au long du voyage comme une marque de vous-même… Vous le prenez entre vos doigts, vous disant : il me faut écrire un livre… ». 515 Phénoménologie de l’esprit, tr. J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 85. On ne saurait autrement conclure que par des questions, par ces questions sur le voyage, qui ramassent en fait quelques bribes de réponse à propos de ce que peuvent bien être les « grandes expériences de notre vie ».

EXISTER AUTREMENT PAR GEORGES MOLINIÉ Parler sur Levinas et les arts, ce n’est bien sûr pas parler de Levinas et des arts, ni même, pour moi, de la position de Levinas vis-à-vis des arts, ce que doivent faire des spécialistes plus philosophes et donc plus autorisés ; ou du moins, ce n’est pas exactement cela, car il faudrait avoir à la fois une idée claire de l’ensemble des indications de Levinas sur la questions des arts, et une idée claire et spécifique de la théorie des arts, voire de l’art, pour stabiliser de quoi parle vraiment Levinas, quand il semble en parler, ce qui définit un double et vaste programme. Je vais me contenter, plus humblement, de lire quelques passages de Levinas issus d’un seul et même livre, lui-même recomposé, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence 516, du point de vue de mes propres théorisations en sémiotique générale de la signification, des langages et des arts 517, selon quoi premièrement les langages, et pas seulement le langage verbal, sont des procédures sensibles de traitement de l’inter-relation entre la subjectivité et toute extériorité relative (c’est-à-dire des sémioses), deuxièmement tout comportement social est sémiotisable en langage, pour quelques-unes et dans des circonstances particulières, troisièmement tout langage est artistisable, à certain régime de production-réception. On connaît quelques notations du grand texte de Levinas sur la poésie en particulier, sur les images spécialement, et sur l’art ou les arts en général. J’en rappelle quelques-unes. Les entités identiques – choses et qualité des choses – se mettent à résonner dans leur essence dans la proposition prédicative […] à partir de l’art, ostension par excellence – Dit, réduit au pur thème, à l’exposition – absolue jusqu’à l’impudeur, capable de soutenir tous regards auxquels exclusivement elle se destine – Dit réduit au Beau, porteur de l’ontologie occidentale […] Dans la musique, les sons résonnent, dans les poèmes, les vocables – matériaux du Dit – ne s’effacent plus devant ce qu’ils évoquent, mais chantent de leurs pouvoirs évocateurs et de leurs façons d’évoquer […] 518. La poésie arrive-t-elle à réduire la rhétorique ? 519 […] Aussi l’idolâtrie du beau. Dans son indiscrète exposition et dans son arrêt de statue, dans sa plasticité, l’œuvre d’art se substitue à Dieu 520. Et pourtant, selon un certain mode de signification de signe, la proximité dessine aussi le trope du lyrisme : aimer en disant l’amour à l’aimé – chant d’amour, possibilité de la poésie, de l’art 521. Ou l’art est du côté du Dit, de l’essence, de l’ontologie, de la spéculation ataviquement dominante en Occident (à quoi je maintiens que Levinas ne s’évertue à se rattacher, à travers Descartes et Husserl, que par contorsion théorétique) : et un tel art est forcément déclassé, frelaté, intrinsèquement trompeur et falsificateur ; ou il dégage du côté du Dire : et alors il devient plus intéressant, mais au risque d’éclipser pragmatiquement et praxiquement Dieu. Il est vrai qu’une aperception fondamentale hante la réflexion de Levinas collatéralement à ces indications, elles-mêmes apparemment ancillaires : le logos est l’équivoque de l’être et de l’étant 522 […] Tout savoir est symbolique et aboutit à une formule linguistique 523. C’est en effet très précisément pointer le

lien intrinsèque que je pose entre les arts et les langages : tout langage est artistisable, à certaines conditions de production-réception, ce qui veut dire symétriquement que tout art est langage ; encore faut-il ne pas réduire le langage au langage verbal, le logos, ni son fonctionnement à régime d’art à son fonctionnement instrumentalement symbolico-cognitif, c’est-à-dire transitif. Or, ces deux voies que je récuse, qui dessinent à mon sentiment autant de dérives, sont généralement empruntées : d’où de faux combats, comme d’illusoires alliances. Il y donc comme un besoin, tout au long de ce livre, de penser positivement l’art, et d’en ancrer sémiotiquement la théorie, mais simultanément comme à contre-pied. Plus profondément encore, et plus explicitement, ce livre de Levinas, à l’exacte mesure de toute théorie de l’art comme herméneutique, développe ouvertement et itérativement une théorie forte, et sémiotiquement très précise, de la signification. Nous voilà au cœur de la question. Levinas n’y va pas par quatre chemins. Il faut poser l’implication du sujet dans la signification 524 […] La signifiance de la signification ne s’exerce pas comme un mode de la représentation, ni comme évocation symbolique d’une absence, c’est-à-dire comme un pis-aller ou un défaut de la présence. Ni comme une surenchère de présence […] Assignation de l’un par l’autre qui est la signifiance même de la signification ou le psychisme du Même ; psychisme par lequel la proximité est mon approche de l’autre, c’est-à-dire le fait que la proximité du Même et de l’Autre n’est jamais assez proche 525 […] l’un-pour-l’autre, c’est la signifiance même de la signification 526. On a là, en termes levinassiens, rigoureusement la théorie sémiotique que je propose du langage comme moyen et procédure uniques de la subjectivité pour traiter sa relation avec l’altérité autrement que par le suicide ou le meurtre : c’est bien le dynamisme sémiolangagier de base (et il n’y en pas d’autre) : cela s’appelle le sens (la signification, tout simplement), comme valeur absolue, englobant tout monnayage matériel et formel des différenciations et des usages langagiers. On peut donc corrélativement soutenir La signification comme proximité est ainsi la naissance latente du sujet 527, ce qui renvoie au concept de subjectivité constituante par quoi j’explicite la racine incarnée de la générationréception du sens dans l’acte sémiotique. Et selon quoi, avec sa profondeur d’intuition extraordinaire, pour moi inégalée, et qui confondrait tout linguiste, Levinas professe la plus cinglante démolition de la théorie dominante du signe : Dire disant le dire même, sans le thématiser, mais en l’exposant encore. Dire ainsi, c’est faire signe de cette signifiance même de l’exposition […] c’est faire signe en se faisant signe sans se reposer dans sa figure même de signe 528 ; c’est insister brillamment sur l’intransitivité structurale du dynamisme sémiotique fondamental, préalable, je le répète, à toutes ses différenciations d’usages, de la même manière que je présente l’idée de signe, dans son acception linguistique moderne dominante 529, comme la plus grande calamité sémiotique. On s’intéresse donc à, on parle en fait de : quelque chose qui n’est pas le Dit, mais le Dire : Le Dire précisément n’est pas un jeu. Antérieur aux signes verbaux qu’il conjugue […] et aux chatoiements sémantiques – avant-propos des langues – il est proximité de l’un à l’autre, engagement de l’approche, l’un pour l’autre, la signifiance même de la signification 530. Au-delà des analyses généralement pragmatiques faciles à faire de ces développements, prenons-les au sérieux et réfléchissons sur ce que peut désigner, dans l’empirie concrète du phénoménal socio-langagier, qu’un tel régime de fonctionnement des langages (même si Levinas donne souvent l’impression de ne penser qu’au langage verbal, le linguistique). On est, précisément, par-delà l’ontologique (il ne s’agit ni de connaissance, comme activité, ni d’essence, comme visée) : on s’installe dans l’atmosphère de l’éthique. On se situe pleinement à l’intérieur de l’acte de l’agir en tant que tel, que tout ensemble on considère en s’en distanciant ; mais c’est un acte de l’agir spécifique : c’est l’acte de l’agir, comme tel, de la sémiose vivante ; dans sa forme

linguistique, c’est le Dire sans dit 531. À vue de pays, je ne vois vraiment nulle empirie, sinon purement imaginaire ou strictement transcendantale, qui pût répondre à un tel cahier des charges structural, sinon ce que je théorise comme le langage produit-reçu à régime artistisé, l’acte sémiotique à régime d’art, qui se caractérise aussi selon moi par la matérialisation du sens 532. Or, comment Levinas décrit-il les composantes anthropologiques de ce devoir-se comporter que pourrait être du Dire ? Il s’agit de la non-conceptualisable sensibilité 533, qui ne se réduit point au phénomène, même généralisable, d’image 534, car elle est consubstantielle à la signification possible uniquement comme incarnation. L’animation, le pneuma même du psychisme, l’altérité dans l’identité, est l’identité d’un corps s’exposant à l’autre, se faisant « pour l’autre » […] Un corps animé ou une identité incarnée est la signifiance […] Réduite, la sensibilité est animée, signification de l’un pour l’autre […] 535. Ne nous y trompons pas : c’est bien de sensibilité totalement incarnée qu’il est question. Il s’agit, plus que de conscience corporelle 536 à la manière de Deleuze et Guattari, de corporéité consciente. L’assouvissement s’assouvit d’assouvissement. La vie jouit de sa vie même […] la jouissance est jouissance de la jouissance […] La sensibilité ne peut être vulnérabilité ou exposition à l’autre ou Dire que parce qu’elle est jouissance […] sous les espèces d’une nudité plus nue que toute « académie », nudité s’exposant jusqu’à l’épanchement, à l’effusion et à la prière 537. Un tel éclat de nudité, maximalisant et optimisant toute la sensibilité, comme mesure de la personne dans son vivant entier, hors de tout cheminenemt interprétatif de type tropique, se détermine tout ensemble par sa disposition consubstantielle au don (de soi à l’autre), et comme acte suprême de signification : Dénudation au-delà de la peau, jusqu’à la blessure à en mourir, dénudation jusqu’à la mort, être comme vulnérabilité […] La subjectivité du sujet, c’est la vulnérabilité, exposition […] à Dire, et ainsi à Donner 538 ; le Dire [c’est] la donation de signe, donnant signe de cette donation de signe, s’exprimant 539. La subjectivité signifiante, active et reconnaissable à ce régime spécial de production-réception du langage, c’est la personne incorporant, incarnant, je dis de mon côté insexuant, toutes les dimensions de la personne, non différenciées : et thymique, et éthique, et noétique, dans sa dénudationvulnérabilité-donation – c’est le geste même de l’art, que Paul Celan d’ailleurs glosait, à la fois mystérieusement et lumineusement, en soutenant qu’[un poème est comme] une poignée de main 540. La dénudation, comme emphase de la sensibilité intégrale et intégrative de toutes les dimensions de la capacité de constitution humaine, comme humaine, que Levinas emblématise dans l’entreprise idéale et asymptotique du Dire, se manifeste ainsi à la fois comme don absolu, co-construction de soi dans l’autre, de la subjectivité dans la relation avec l’altérité, ainsi que comme vulnérabilité maximale et comme jouissance optimale (d’où l’atmosphère des parages du sexuel, en tout cas de l’érotique) : elle s’iconise tout naturellement dans l’expérience suprême de la caresse. Car, dans l’approche du visage la chair se fait verbe, la caresse – Dire 541 : c’est exactement et rigoureusement l’intrication de l’érotique et du mental, du charnel et de l’intellectuel, du spirituel dans l’art, pour reprendre la formule si juste de Kandinsky 542, sans confusion des déterminations, mais sans dissociation existentielle. Et ce n’est point là figure : on parle bien de la personne comme corps, emportant toutes les dimensions, et thymique et éthique et noétique : corporéité de corps propre signifiant [… ménageant] un passage à la signification physico-chimico-physiologique du corps 543. On se saurait exprimer en termes plus précisément sémio-langagiers la nature matérielle, concrète, de la réalité primordiale et fondamentale de tout langage comme acte de construction du sens, sur quoi s’élaborent les spécifications postérieures et diverses. C’est cette aire du bien autrement qu’être que l’on vise, et c’est la seule qui caractérise la tentative, la tension des régimes langagiers artistisés.

Le garant de l’effectivité empirique éventuellement atteinte et vécue d’une telle praxis, d’un tel travail de signification, reluit évidemment dans la manifestation du visage, du regard, dans l’épiphanie bouleversante et insoutenable du physico-spirituel absolu et toujours unique, du sensible comme foyer en fusion de sens. La vision du visage est-elle dans la lumière de l’être ? 544. Pas vraiment ; il s’agit de bien autre chose : c’est la trace de l’infini, de l’invisible, du Transcendant, qui est proprement autrement qu’être ; la trace se dessine et s’efface dans le visage comme l’équivoque d’un dire et module ainsi la modalité même du Transcendant 545. On reconnaît la grande méditation de Luther sur l’éclat et sur le visage, certes du Christ, mais visant proprement l’effet-gloire de l’incarnation 546, authentique transfiguration sensible du supra-significatif, métamorphose somatique du Vivant absolu – visée de l’herméneutique par-delà l’ontologique, ou, pour qui l’indication de ces zones reste sans écho, effet pur et unique de l’art. C’est bien de langage qu’il est question, en tant que moyen et objet de l’enquête et de la spéculation qui traverse l’être pour atteindre proximité et présence dans l’atmosphère d’actes d’existence. Une telle traversée (de l’essentialisme cognitif, ou plutôt du régime de l’essentialisme cognitif) se réalise en écho avec une double confrontation programmatique. D’abord la rupture de l’éthique : la rupture de l’essence est éthique 547, proposition décisivement fondamentale 548, autant qu’on peut l’être en philosophie du langage, qui aboutit précisément à la thèse sémio-langagière pour moi constitutive : primordiale l’intrigue de l’éthique et [du] langage 549, ce qui rejoint la théorisation selon quoi je pose que la substance du contenu de tout langage est toujours un composé de thymique et de noétique régi par l’éthique. À quoi me paraît intrinséquement connectée la seconde confrontation : la signification est signifiante à partir d’un manque, d’une certaine négativité 550, où se théorise la racine, si j’ose dire, de la pulsion éthico-érotique consubstantielle, comme on l’a vu, à l’effectivité de la jouissance dans le ressentiment du suprasensible d’au-delà de l’essence, dans le ressentiment du vivre-jouir de la rencontre du corps esthétique selon ma propre approche. J’ajouterai que l’exposé de Levinas va beaucoup plus loin qu’on ne l’a dit dans l’approfondissement sémio-langagier de la réflexion. Commentant la pensée du sensible d’après Kant, Descartes, Berkeley et Husserl, et insistant sur la consubstantialité du sentir et du senti 551, il précise : [le sentir] « ressemble » au senti. Quelque chose est commun à l’objectif et au vécu. Voilà pointée la base philosophique qui est au cœur de la philosophie matérielle du langage, l’aristotélicienne et non la platonicienne et sa postérité idéaliste : c’est la fameuse doctrine de l’homologie des affects et des choses 552, qui fonde la possibilité sémiotique d’un langage d’au-delà et d’autrement de l’être, vers la génération de la sensibilité à un autrement exister. Je n’ai pas voulu, dans ce parcours trop rapide, faire dire à Levinas ce qu’il n’a pas voulu dire, encore moins dire ce qu’il a voulu dire : j’ai simplement suggéré comment l’un de ses livres les plus profonds peut aider à étayer philosophiquement, et puissamment, et congrûment, une théorie sémiotique de l’art. L’affinité épistémologique avec ma propre théorisation est véritablement intime. Il faudra bien expliciter le rapport de rationalité entre ces deux expressions contiguës de Levinas 553 : La caresse est le ne pas coïncider du contact, une dénudation jamais assez nue – Dans l’espace comme vide qui n’est pas néant mais qui est comme la nuit, se montre énigmatiquement, comme une lumière clignotante, [une] trace de l’infini. Cette trace, pour moi, elle s’incarne par exemple parfaitement dans la voix d’au-delà du chant du dire de Moïse dans le Moses und Aaron de Schönberg.

516 Martinus Nijhoff, 1978. Toutes les citations sont empruntées à la réédition dans « Le Livre de Poche » de 2004. 517 On pourra se reporter à Sémiostylistique – L’effet de l’art (PUF, 1998) et à l’essai de philosophie du langage Hermès mutilé – vers une herméneutique matérielle (Champion, 2005). 518 Autrement qu’être ou au-delà de la vérité de l’essence, op. cit., p. 70-72. 519 Ibid., p. 280. 520 Ibid., p. 235. 521 Ibid., p. 227. 522 Ibid., p. 73. 523 Ibid., p. 101. 524 Ibid., p. 206. On rejoint, par cette profonde aperception, des positions de Benveniste. 525 Ibid., p. 212-215. 526 Ibid., p. 273. 527 Ibid., p. 218. 528 Ibid., p. 223. 529 Et non comme l’une de ses acceptions médiévales, beaucoup plus intelligente : signe non pas de quelque chose, mais pour quelqu’un. 530 Ibid., p. 17. 531 Ibid., p. 48. 532 Si l’on était en allemand, ce serait forcément plus évident. 533 Ibid., p. 30. 534 Ibid., p. 52. 535 Ibid., p. 111-116. 536 Dans les plis du biologique et du minéral. 537 Ibid., p. 116-119. 538 Ibid., p. 84-85. 539 Ibid., p. 31. 540 Händedruck. Lettre à Hans Bender (tr. et éd. de John E. Jackson, Corti, 2004). On rencontre aussi J.-L. Marion avec étant donné. Essai d’un phénoménologie de la donation (PUF, 1997 et 1998). 541 Autrement qu’être ou au-delà de la vérité de l’essence, op. cit., p. 150. 542 Où l’on retrouve aussi les raisonnements de Paul Klee. 543 Ibid., p. 123. 544 Ibid., p. 35. 545 Ibid., p. 26-27. 546 De la liberté du chrétien : Von der Freiheit eines Christenmenschen (1520 ; tr. et éd. fr de Ph. Büttgen, Seuil, 1996) ; c’est die Klarheit und das Glänzen im Angesicht Christi. 547 Autrement qu’être ou au-delà de la vérité de l’essence, op. cit., p. 30. 548 Et qui rejoint rigoureusement, et exactement en cet aspect décisif, dirimant, les positions de Marc Dominicy qui, en linguistique générale, argumente l’aporie du nominalisme, en philosophie du langage, par l’impossibilité de construire nominalistement un discours éthique, comme éthique. 549 Ibid., p. 235. 550 Ibid., p. 153. 551 Ibid., p. 55-56. 552 C’est le début du Péri hermènéias. Mon interprétation de ce passage ultra-célèbre en philosophie du langage est, il est vrai, contraire à celle de la doxa des sémanticiens. 553 Ibid., p. 144.

D’ABORD DONC L’ÉLOGE… PAR MICHEL DEGUY D’abord donc l’éloge de cette écriture de la pensée ! La puissance poétique d’une grande prose d’Emmanuel Levinas est admirable. Et je note que cette puissance, parce qu’elle est poétique, est aussi celle de l’obscurité, de la génialité inventive de la pensée « néologisante », non pas au sens de la fabrication d’un mot, mais de la poussée s’orientant dans la complexité claire-obscure du pensable. Par exemple, je commence par le texte « sans nom » qui clôt les Noms propres. Ces belles pages, reprises quarante ans après leur prononciation ont la force native, j’avais envie de dire naïve, d’une vaillance inépuisable qui proclame que la justice est rétablie, et que « la violence n’ose plus dire son nom », et que le « cours normal des choses » où l’on reconnaît le sens, le sens du sens, a repris, et où le philosophe se demande comment transmettre aux « hommes nouveaux » des « vérités nécessaires ». Or nous mesurons l’empirement du monde à ce que cette évidence du mal est, si je puis dire, de moins en moins universelle. Les humains semblent n’avoir plus en commun une même détestation du même Mal – s’ils l’ont jamais eue. Ont-ils quoi que ce soit en commun ? Remettre les choses « à l’endroit » au sens de Marx « renversant Hegel », ou remettant « sur ses pieds » la dialectique, n’est plus la question. La division, l’inversion (non pas « la différence ») est, si on peut dire, horizontale et non plus verticale sur l’axe haut-bas. Il s’agit d’un autre renversement ; l’affaire est spéculaire, je veux dire celle du en-miroir, et intéresse « les images », justement, une spécularité où l’être se disperse, se disloque, se fait face énantiomorphiquement, comme sous la caméra d’Orson Welles à la fin de La Dame de Shanghai. On ne peut « redresser » l’image au miroir ; la droite y est la gauche, et « inversement ». Chaque « monde » est image inversée du même, qui est l’autre. Il n’y a plus un autre différent. L’autre monde (un autre monde) n’est plus autre. Comme si la « mondialisation » réduisait la différence à cette adversité énantiomorphique, « spéculaire », irréductible ou insoluble. De sorte que chaque monde demande à l’autre de « s’excuser », de se faire pardonner d’avoir été ce qu’il est. L’autre est mon malheur. L’accusation du tort, de la torsion, de la torture de l’autre, c’est qu’il est à l’envers. Ton monde est un monde à l’envers, tu es « l’axe du mal » ; ton bien est le mal.

* Levinas écrivait que « tout doit pouvoir être traduit en grec […] qu’il y a des idées qui ont leur sens original dans la pensée biblique et qu’il faut raconter en grec autrement » (Altérité et transcendance, p. 179). C’est ce que Bény Lévy refuse. Ou, je prends dans les livres d’aujourd’hui l’exemple de François Julien : il essaye de mesurer l’altérité Grèce/Chine (livre gamma d’Aristote contre « pensée chinoise »), l’altérité « Principe

d’identité/ Tao », tout en nous invitant à nous « traduire » (nous transposer ?) vers le chinois par une pensée du gré (du au gré de) qui ferait passage, « médiation » entre charis et Tao… C’est peut-être la bonne question : Comment refaire de la différence qui ne soit pas l’envers-pervers de ce que l’autre « renverse » ; de manière que son monde ne soit pas un « monde à l’envers », demandé-je. Précisément cette question fait la situation, ou le site, que rencontre, où s’étend, ce qu’on appelle la poésie. La poésie d’une part veut augmenter le même, veut faire croître l’intensité du même à même, auto, elle est « tauto-logie », de Sappho célébrant l’aimée avec des comparatifs « de supériorité », à Baudelaire célébrant Constantin Guys qui fait lever sur le monde le matin du monde (« plus lui-même, plus le même, vraiment lui ») … ; et d’autre part, elle différencie, fait saillir la différence, ou, comme on dit volontiers depuis les arts poétiques du XXe siècle, elle rapproche, par apposition, para-tactisme, et surtout homo-logie, c’est-à-dire en inventant de l’homoion (de l’homologue) qui subjugue imprévisiblement la différence sans la réduire. De la comparaison, comme on dit, mais qui loin d’assimiler dans le mauvais sens répandu fait foisonner la différence. C’est pourquoi j’aurais aimé rassembler un grand nombre de phrases levinassiennes, de contextes levinassiens où la comparaison, le comme, joue son rôle. Après tout, c’est-à-dire avant tout, le comme n’est-il pas au cœur, du Lévitique à l’évangile, dans l’injonction « tu aimeras le prochain comme toimême »… Proposition aussi simple que difficile à paraphraser. De ce corpus que je n’ai pas pu reconstituer, voici une occurrence (Altérité et transcendance, p. 146) : « Comment comparer les autres, uniques et incomparables ? ». Et la phrase plus loin parle de « l’unicité de l’unique signifié dans l’amour ». Je voudrais souligner dans cette interrogation le comment, entendu non pas dans le mouvement rhétorique d’une interrogation dite « oratoire », c’est-à-dire selon la présupposition (« comment peut-on… ! ? ») impliquant justement le « on-ne-peut-pas », mais comme une vraie interrogation : comment faire pour comparer les autres ? Car « on » croit couramment que la comparaison est soit trop faible (une petite lueur supplémentaire) soit l’ennemie qui assimile en digérant l’autre, engloutissant la différence, réduisant au « même ». Alors que l’in-comparable est le but et le fruit de la comparaison, s’il faut refaire de la différence pour repeupler le monde ; refaire de l’infini autrement que par les mathématiques ? Trois incidentes à ce point : a) La comparaison est l’armature et le cœur, l’enjeu et le considérant, le discrimen et le certamen, du jugement. C’est le dénominateur commun qui tient ensemble les deux acceptions du juger : comme penser et comme rendre sentence. Car à la fin dans toute contention et contentieux « humain », il y va de ceci : les choses différentes dont nous parlons, est-ce « la même chose » ou n’est-ce pas « la même chose » ? Est-ce que les choses confrontées dont « on juge » ont à voir ensemble ou n’ont rien à voir ? 554 b) La traduction doit-elle « assimiler » ou « dis-joindre » ? Ainsi la traduction mondiale aujourd’hui comme « instantanée », c’est-à-dire accélération de la « mondialisation », précipitation de la fusion et « confusion des langues », n’est-elle pas dé-babélisante, donc menaçant la diversité ? c) La « comparaison » fut, et est, à propos de la Shoah, le noyau brûlant d’un différend : il y eut l’affirmation fameuse d’Adorno à la fois résumable en une assertion simple et plusieurs fois modifiée, modulée, creusant un fossé, peut-être abyssal, entre la chose (Shoah) et sa

« représentation », entre « Auschwitz » et la Dichtung, sur quoi ici je ne réfléchis pas à nouveau. Puis il y eut la discussion (la dissension) « esthétique » sur les moyens de la re-présenter, puisqu’il n’était pas question de l’amnésier. Et donc la comparaison entre les types d’œuvre, « réaliste, symboliste, critique » (cf. Philippe Mesnard) ; et souvent autour du film de Claude Lanzmann. La Shoah, si elle était « impossible » au sens d’improbable, n’est pas « impensable ». La question porte sur la comparaison des « représentations » et en même temps sur l’incomparabilité de la Shoah avec quoi que ce soit d’autre, c’est-à-dire aucun précédent. Elle fut certes « sans précédent », mais non sans conséquent. Quant aux « tentatives », pour s’en rapprocher / s’y rapporter, et de bien des manières, livresques, cinématographiques, musicales, plastiques, l’Unicité, la singularité « absolue » du « modèle » ne peut pas empêcher l’émulation dans la mimêsis, et le concours en faveur de cette singularité. La « comparaison » (redisons-le) est au service de l’incomparable par les soins dont elle l’entoure. Insister plutôt sur l’incompréhensible / indicible, c’est en parler comme de Dieu. Levinas cite Jean Damasceus : « Le Divin est infini et inconcevable ». Mais la Shoah n’est pas « Dieu », le passage incendiaire de Yahweh dans le dos de Moïse. Ce serait un dieu de remplacement, un Satan, donc une idole. Ou, si c’est une manière de faire advenir Dieu dans l’histoire : une ex-carnation. Ou alors une « divinisation » de plus, de l’Homme devenu un Mystère de l’Iniquité. La force de Lanzmann tient dans ce qu’il va répétant qu’il ne veut pas « parler » de la Shoah, la traiter en objet intelligible (ce que d’autres peuvent faire…), pas la transformer-en, mais inlassablement descendre dans le moindre détail de la chose, et le temps de la chose, contre l’effacement du comment-c’était ; la transformer en ce qu’elle fut « réellement » en ramenant un contemporain sur les lieux, sur les jours, chez les témoins.

* Je voudrais maintenant revenir sur l’image, par allusion à quelques passages de « La réalité et son ombre » (« Les Temps Modernes », 1948, repris par Fata Morgana en 1994). L’extrême multivocité de image rend la problématique (et l’éventuelle différence d’emploi) difficile, quand ce ne serait que parce que cette multivocité est presque inexhaustivable, du psychisme (le « revoir » quelque chose « en son absence même ») au transcendantal schématistique ; de la fantaisie composite à l’auxiliarité du « faire voir » rhétorique ; de l’image sage comme un livre « illustré » à l’omnivore photographie elle-même à objectalité devenue super-technologique… que sais-je encore ? De sorte qu’on a sujet parfois de s’interroger sur ce que Levinas vise lui-même du côté de « image ». À moins que cette hésitation (la mienne ?) ne soit le frémissement d’une objection, à quoi je viens dans un instant. Mais d’abord le résumé de ce qu’on a entendu ; la thèse : « l’art consiste à substituer l’image à l’être » (130) ; « Le rapport entre la chose et son image est la ressemblance » (133) ; « La réalité ne serait pas seulement ce qu’elle est, ce qu’elle se dévoile dans la vérité, mais aussi son double, son ombre, son image » ; « Une doublure essentielle de la réalité par son image, d’une ambiguïté en-deçà »… Cette thèse – que « la ressemblance est la structure même du sensible comme tel – est d’une telle complexité, que pour l’analyser et la reconstituer il faudrait prendre ensemble ce qu’elle dit du rythme, de la sensation, du dévoilement qui n’est pas la révélation, de l’en-deçà… Il n’en est pas question pour moi ici-maintenant. Je me permets (sans être bien assuré que vous me le

permettiez), et puisque mon intervention, c’est le cas de le dire, n’a pas pour but seulement de « comprendre » Levinas mais de comprendre le difficile-à-comprendre avec Levinas (ou même avec « du Levinas »), d’esquisser une modification (de ressemblance à semblance), tout en sachant bien que cette légère rature se répercuterait loin et non sans conséquences… La substitution, recélant la double valence du à-la place-de et du en-faveur-de ; quand le changement de place, l’échange (ce mot claudélien, comme celui d’otage, notons-le à nouveau), prend pour fin l’autre, joue en sa faveur, le grâcie… La charge est si lourde sur les épaules de ce pour, qu’il « exige la phénoménalité », (je condense les pages 253-254) telle une condition d’apparition. La justice et l’apparition Michel Deguy font ménage, c’est ce qu’on peut entendre, semble-t-il, dans cette étonnante sentence, soulignée par l’auteur « Mais tout se montre pour la justice », comme si une sorte d’antidôsis primordiale (si on radicalise et généralise ce nom d’une liturgie athénienne), « antidose » a priori, ou d’en deçà », je ne sais comment dire, le change originaire de l’un pour l’autre, commandait le régime ultérieur, empirique, des dettes, des retours, des restitutions, des reconnaissances, des expiations… Version anaximandrique des choses, mais retournée en gloire… ou, si vous permettez le rapprochement moins attendu, version marivaldienne de la distribution (le dramaturge dit volontiers « la méprise »), mais non assurée, du tout, de finir en comédie…

* Quel est l’excès ? En quoi consiste l’excès ? Trivialement : en quoi est ce que Levinas exagère ? L’épreuve s’en fait par maint accès, tous difficiles (accès et excès sont dans la langue en synonymie partielle, comme dans la fièvre). Ainsi Levinas parle-t-il lui-même de « l’extravagance de la substitution » Les motifs de la disproportion, ou de la différence entre dévoilement et révélation, entre autres, solidaires, nous attendent. Tous les chemins mènent à l’infini. Bien entendu, il ne convient pas de parler de « motif », puisque « la transcendance qui s’y passe ou s’y dépasse n’est pas un mode d’être se montrant dans un thème » ; ou encore (p. 243) « l’extrême proximité du prochain où se passe l’infini, n’entre pas comme être dans un thème ». « L’intrigue de l’infini ne se noue pas selon le scénario de l’être et de la conscience. » (p. 240) Et bien sûr, c’est dans l’auscultation minutieuse du phrasé que se joue l’intelligibilité, l’entente de la terminologie, du génie-paratactique, de l’invention du verbe. Le « sens de l’infini » se risque en paroles remontées, en écriture avancée, en « rigoureuse douceur », dirais-je pour citer une fois Heidegger, en l’occurrence par la traduction française de Gelassenheit. L’infini vient altérer tout prédicat ; indéterminer les déterminations. L’adverbe infiniment est le coefficient de l’excès qui vient affecter un verbe pour rappeler la pensée à la disproportion. L’infini passe infiniment. « Passer, se passer », est ce verbe levinassien (peut-être dans un écho pascalien ?) qui laisse passer le vent de l’infini : Levinas à chaque fois remercie Descartes d’avoir, pour ainsi dire « dans » le cogito, pensé l’idée du parfait et de l’infini comme ne se réduisant pas à la négation de l’imparfait. La gloire de l’infini passe comme celle de Yahvé près de Moise en Exode quand celui-ci en convoque l’excessive incandescence, et s’organise avec elle pour être capable de « la sentir passer » : principe de précaution. L’infini et la vie sont du même côté, infini dans la vie, si l’on peut dire ; et non pas « de l’autre côté », c’est-à-dire pas du côté de l’au-delà, autrement dit de la mort, comme si c’était la promesse,

la récompense, de l’outre-tombe… L’affaire est moins de l’au-delà que de l’en-deça (249) (« En deça an-archique témoignéénigmatiquement, certes – dans la responsabilité pour les autres »). La page 11 de Totalité et infini parle de « l’horreur de l’inconnu radical où mène la mort ». Ce qui d’une part maintient l’infini de notre côté, chez nous (si on peut dire), pour nous. Mais d’autre part (et cette remarque-ci n’est pas levinassienne) est une pensée trop consolante encore aux oreilles du nihiliste d’aujourd’hui, de génération n + 1, qui, lui, ne croit pas à cet « inconnu radical », mais y voit plutôt le bien connu, néant, nada, rien… Dieu, gloire, transcendance, infini se rétribuent. Le schème de l’Alliance est prometteur de terre promise, mais à condition qu’il fasse figure (Levinas dirait peut-être parabole, ce mot qui passe une fois en note (p. 278) à propos des sages d’Israël et de Moïse), figure pour l’humanité plutôt qu’exception de l’élection. Ici surgit saint Paul, et je veux d’autant moins entamer le discord que j’eus cette querelle inachevée, inachevable, avec Benny Lévy.

* Levinas exagère ? Il est vrai que sa pensée est, j’allais dire, de plus en plus intempestive. Et je m’arrête un instant à cette intempestivité, cette faille grandissant entre ce que la doxa est disposée à accepter et l’effort paradoxal requis par le philosophe – faille que la doxa ne mesure pas. Les autres, n’est-ce pas, encore et toujours… l’enfer, plutôt ? – selon la formule où s’est fixé pour beaucoup la fortune littéraire de son contemporain. Les pensées raisonnables de la réciprocité demandent déjà une abnégation éduquée… celle de Levinas (ou de celui qui fut son beaucoup plus jeune ami, Jacques Derrida, dont je veux faire Michel Deguy résonner le nom) exigent l’impossible. Qu’à l’impossible tout soit tenu, (comme par exemple, selon la formule fameuse, l’hospitalité à son inconditionnalité), les pensées qui le sondent plutôt qu’elles ne le fondent, semblent se couper de l’expérience commune – comme si l’éthique devait suspendre toute relation avec la politique. Extrêmisons ce raccourci : Si « mon identité, c’est l’autre », cette convertibilité foudroyante (plus encore qu’une conversion) paraît impossible à pratiquer. En termes plus modérés : la disproportion, ou dissymétrie, des devoirs et des droits tourne communément à l’avantage des droits revendiqués en premier par le sujet de l’époque. L’asymétrie au bénéfice de l’autre n’est pas dans l’air du temps. Et Gygès – un mythème qui hante Levinas – est plutôt le héros de nos films. Sa défaite n’est pas au programme. La doxa de la communauté, gonflée jusqu’au communautarisme, est un contre-courant beaucoup plus puissant que le courant de l’universalisme, du supranationalisme, du fédéralisme, de tous les efforts du trans. Le référendum est au non quand passe l’appel d’une transcendance européenne. Le privilège de la parenté, de la généalogie retraçable, des nous-autres identitaires, entrave l’élan vers ce nous d’universalité, qui emporte certaines pages de Totalité et infini et qui, par exemple, marque une pause aussi simple qu’en cette phrase (p. 189) : « Le statut même de l’humain implique la fraternité et l’idée du genre humain ». La raison humaine bute sur l’identité.

*

Levinas exagère ? Mais n’est ce pas l’intrigue théologique « d’abord » qui est paroxystique, invraisemblable, inventrice de la substitution, de l’expiation, de la rédemption ? ou la sophocléenne, la shakespearienne… ? et la nôtre quotidienne, où on dirait que la prise en otage est la prolongation de l’hospitalité comme dans l’étymologie ? Je clos abruptement, par citation, ce salut qui voulait souhaiter bon courage (DichterMut) au colloque : « L’infini transcendant laisse la trace de son impossible incarnation et de sa démesure dans ma proximité avec le prochain »… « La philosophie est cette mesure apportée à l’infini de l’être pour l’autre de la proximité, et comme la sagesse de l’amour » (p. 251) (Autrement qu’être). « La philosophie n’est peut-être que cette exaltation du langage où les mots – après coup – se trouvent une condition à laquelle les religions, les sciences, et les techniques doivent leur équilibre de sens ».

554 Est-ce que c’est « la même chose » qu’un fou « massacre des « innocents » dans une école (USA) et qu’un combattant dit « martyr » se fasse sauter dans un autobus scolaire ? Est-ce que l’attentat terroriste suicidaire est une phase « inévitable » du conflit ou une effrayante insanité non-humaine, etc. Un missile… une rockett…

CONTREPOINT

DE L’OBLITÉRATION PAR FRANÇOISE ARMENGAUD « L’art d’oblitération, oui, ce serait un art qui dénonce les facilités ou l’insouciance légère du beau et rappelle les usures de l’être, les “reprises” dont il est couvert et les ratures, visibles ou cachées, dans son obstination à être, à paraître et à se montrer » 555. On ne saurait davantage distinguer – point capital – entre l’art et le beau, ni lier davantage l’art et la question de l’être. Cette suggestion d’Emmanuel Levinas fait partie d’un entretien, publié sous le titre De l’oblitération, livre certes bref, mais rare, et, j’ose le dire, exceptionnel dans sa bibliographie, l’un des deux seuls textes majeurs qui portent sur un artiste plasticien (l’autre étant relatif au peintre Jean Atlan) et où le philosophe, selon Daniel Charles, « confère à l’art de notre temps ses lettres de noblesse » dans le sens d’une « moralisation de l’esthétique » 556. Ce thème de l’oblitération me tient à cœur, tel que l’a enrichi la méditation d’Emmanuel Levinas. Ce n’est pas sans une vive émotion que je me souviens des propos qu’il m’adressa naguère à ce sujet. C’est aussi avec un sentiment d’émouvante continuité que j’ai retrouvé dans les archives du colloque « Honneur à Emmanuel Levinas », organisé par Daniel Charles et Sacha Sosno, tenu à Nice en août 1997, déjà, sous la plume de Danielle Cohen-Levinas, l’expression plurielle : « Levinas et les arts ». Mon introduction, c’est à cette excellente synthèse de David Gritz que je l’emprunterai : « Dans De l’oblitération, Levinas semble accorder à l’art d’oblitération la capacité de surmonter l’enfermement dans les images données. L’oblitération signifiant en effet une manière, pour l’être dans sa plénitude, de se vider de sa substance, et pour l’art, d’ouvrir une porte au sein même de l’achèvement de l’image » 557. Mais avant d’aborder l’exploration philosophique de notre thème, je voudrais donner quelques mots d’explication sur les circonstances de l’élaboration de ce texte : De l’oblitération. J’ai eu la chance et le bonheur, dont je mesure toujours davantage au fil des années le caractère privilégié, qu’Emmanuel Levinas, dans sa grande générosité, après m’avoir longuement reçue en décembre 1984 et janvier 1985 pour se laisser interroger sur la philosophie juive, en vue du numéro que je coordonnais de la Revue de Métaphysique et de morale 558, ait bien voulu par la suite – en mars 1988 – converser avec moi sur les oblitérations (je dis « converser », parce que c’est le sous-titre du livre : « Conversation avec Françoise Armengaud ») à propos de l’œuvre du sculpteur contemporain Sacha Sosno. Je tiens donc à faire la plus large place à la citation directe des propos du philosophe. Je tiens à préciser tout de suite que ce n’est pas tant ce que Levinas a écrit sur l’art – du moins, plus exactement, pas « La Réalité et son ombre » 559 – qui m’a donné envie de lui faire connaître l’œuvre de Sosno, mais bien, si paradoxal que l’on puisse juger cela, ce qu’il a écrit sur l’être, comme sur l’au-delà de l’essence. En effet, tandis que je réfléchissais, au milieu des années 1980, sur les sculptures oblitérées de mon ami Sacha, j’étais littéralement hantée par certaines phrases de Totalité et Infini, ainsi que par certains propos tenus dans Humanisme de l’autre homme. Ces propositions me

paraissaient à la fois étonnamment « prémonitoires » de l’oblitération sosnonienne, et pleinement révélatrices de leur portée philosophique – une portée, une signification, qui, sinon, je veux dire sans le secours de ce langage levinassien, me semblaient devoir demeurer dans le registre de l’indicible. L’obsession me poursuivit jusqu’à ce que, au risque de déranger et d’importuner le Maître, je décide de lui présenter l’oblitérateur et ses oblitérations. Au cours de la rencontre, dont l’artiste, lecteur du philosophe, m’avait à plusieurs reprises exprimé le désir, entre Emmanuel Levinas et Sacha Sosno, se révèle dans une perspective d’une grande acuité le sens éthique de l’oblitération, tandis que l’artiste s’en trouve conforté moralement et spirituellement. Sacha a confié plus tard ceci : « Voir la résonance qu’avaient mes oblitérations pour un grand philosophe comme Emmanuel Levinas m’a aidé à poursuivre ; et puis il m’a appris à lire, c’est-à-dire à lire lentement, en revenant sans cesse sur les textes pour y trouver la pluralité des sens, toujours encore davantage de nouvelles saveurs, de lumineuses perspectives » 560. Cette reconnaissance de lecture, qui d’entre nous ne souhaiterait s’y associer en ces mêmes termes ? À présent, je dirai brièvement qui est Sacha Sosno. Alexandre Sosnowsky est né en 1937 à Riga. La Lettonie est voisine de la Lituanie ! L’artiste est peu bavard. Il cède toutefois quelques confidences : sur l’enfance, passée à filer d’un lieu à l’autre avec des valises… L’urgence à quitter Riga à cause de la progression nazie. D’où un voyage mouvementé à travers l’Europe centrale. Des souvenirs de cols de montagne franchis dans la neige. Il s’agissait, en 1941, de parvenir, à gagner la Suisse. Tout cela est vite évoqué, presque furtivement, et comme pour s’excuser de la bonne installation présente. Au psychanalyste Patrick Amoyel qui le questionne sur ses “ancêtres”, Sosno répond : « Leur périple est assez curieux : à l’époque des Guerres de religion, ils quittent la France pour la Suède, où l’un de mes aïeux devient ébéniste du roi. Mais une friction met mon aïeul en état d’éveil, il sent le danger, fait monter sa famille dans une barque à voile avec sacs de blé, semences, outils, et ils partent. On est en 1750. Et ils abordent sur une île au large de la Lettonie dont le nom est Sosno, ce qui signifie l’île des pins. Ils prennent ce nom, que mon père russifiera en Sosnowsky » 561. Ce père fera construire, en 1938, en prévision de la fuite, une goélette de 18 mètres, en chêne, dessinée par le constructeur américain John Alden. Mais l’équipage refusa de naviguer sur la mer du Nord qui était minée… Après maintes péripéties, la famille Sosnowsky s’établit en 1945 à Nice, dans un appartement de l’Hôtel Régina sur les hauteurs de Cimiez, où Sacha rencontrera Matisse, à qui il montrera ses premiers dessins. Mais le père, ingénieur, ne voudra pas que son fils unique entre aux Beaux Arts. Sosno fait des études de droit et de sciences politiques à Paris ; il fréquente surtout et abondamment la cinémathèque de la rue d’Ulm et l’Institut de filmologie de la Sorbonne. Ce n’est pas tant l’interdit paternel qui l’écarte de la peinture. S’il renonce à peindre, c’est après avoir fait la connaissance d’Yves Klein, en 1958. Son propos est clair : « Yves Klein a fait sur la toile la tache la plus grande et là s’arrête ma carrière de tachiste. J’arrête de peindre » 562. Et lorsque le jeune homme détruit ses toiles en les brûlant, c’est « pour de bon » : ce n’est pas une performance ni un acte symbolique ; il ne pense pas « faire encore de l’art » en consumant ses œuvres. Quelques années plus tard, voici Sosno photographe de presse. Il entreprend de longs reportages en Irlande, au Bangladesh et au Biafra. Son regard subit le choc : visions cauchemardesques de la misère et des massacres, qui le hanteront longtemps. Levinas est sensible à ce point de sa biographie. Il l’évoque dans les termes suivants : « Les photographies qui marquaient son

activité à un certain moment […] étaient oblitérées par l’insoutenable […] Quand on vous montre la famine du Tiers-monde, les parents qui n’ont pas de pain à donner à leurs enfants » (p. 18). Les photographies étaient oblitérées… Qu’est-ce à dire ? La surface des photos est occupée à moitié ou aux deux tiers par des carrés, rouges ou noirs, des rectangles ou des flèches. Sosno recouvre partiellement des agrandissements photographiques sur toile sensible avec des bombes de peinture. On peut songer d’abord à ces photos de presse où le bandeau noir sur les yeux des protagonistes d’un drame doit empêcher qu’on les reconnaisse. Protection, sans doute, mais l’idée de censure n’est pas loin. Une censure subvertie : l’oblitération apparaît comme une manière détournée d’utiliser ce procédé pour attirer l’attention, s’appuyant sur l’intention première de cacher pour y étayer une intention seconde (et contraire) de montrer. Cela devient cacher pour mieux montrer. Oblitérer l’insoutenable, c’est prévenir le détournement des yeux, c’est forcer l’attention, dénoncer l’horreur. Très vite, Levinas saisit dans l’oblitération la capacité de « montrer le scandale ». « Pourquoi l’oblitération ? Parce que cette obtusité secrète dans le visage est scandaleuse. L’oblitération montre le scandale ; elle le reconnaît et le fait reconnaître. Elle est pleine de compassion » (p. 24). Or elle suscite non seulement la compassion, mais la responsabilité à l’égard de l’autre, un autrui oblitéré, c’est-à-dire blessé, en souffrance. « S’il y a oblitération – par ouverture ou par fermeture, c’est la même chose – il y a une blessure. Or sa signification pour nous ne commence pas à cause du principe qu’elle déchire, mais dans l’homme où elle est souffrance et dans autrui où elle suscite notre responsabilité, ma responsabilité » (p. 26). Comment l’oblitération est-elle venue à l’idée de Sosno ? On sera sans doute étonné, c’est à titre d’anecdote, pourrait-on dire, dont je dois faire le déconcertant récit. Un soir de l’année 1971, pendant un entracte au cinéma, rue du Dragon à Paris, Sosno raconte avoir partiellement raturé, machinalement, avec un feutre, à traits serrés, la reproduction du travail photographique d’un ami (un reportage de guerre dans le journal Libération). Le résultat l’a surpris. Il lui a semblé que cela donnait quelque chose d’intéressant. Il l’a poursuivi, systématisé. On peut imaginer qu’il ne prévoyait guère l’ampleur qu’allait prendre cette systématisation ! Pareille rencontre du gestuel de la rature d’une part, et du visuel du cache d’autre part, apparaît comme un hasard qui va devenir la nécessité dont il n’était peut-être déjà que le fruit. La découverte fortuite des pouvoirs signifiants de la rature amène Sosno, après qu’il se soit consacré pendant plus de dix ans au journalisme et aux reportages de guerre, à renouer avec sa vocation picturale. Au cours des années, Sosno donnera à ce concept d’oblitération une portée opératoire dans son travail d’artiste en Françoise Armengaud l’appliquant d’abord à des photos, puis à des objets industriels, et, enfin et surtout, à des sculptures archétypales connues de la statuaire classique : oblitération par le vide (coupure, découpe, percée, trouée), oblitération par le plein (obtusion, enserrement), effectuant ainsi un travail sur notre mémoire culturelle. De quoi s’agit-il avec l’oblitération ? Il serait bien temps d’en proposer une définition ! Elle sera d’abord étymologique. Le latin ob renvoie à l’idée d’obstacle, et littera, à celle de lettre. Ob-litterare : rendre un texte illisible en le raturant ou en l’effaçant 563. Faire disparaître par évidement ou par masquage. Or la rature, premier élément notable de l’oblitération, élément générateur, pourrait-on dire, institue quelque chose comme un suspens entre le rejet et le projet. Sur cette duplicité propre à la rature, je voudrais faire une sorte de parenthèse pour citer un propos bien postérieur à l’entretien, un propos de 1996, rétrospectivement très éclairant, d’Almuth Grésillon, qui relève que la rature « a

une existence double, elle est tout à la fois perte et gain, manque et excès, vide et plein, oubli et mémoire » 564. Dans une note Grésillon poursuit : « Je soutiens que cette ambivalence de la rature a une valeur générale et qu’elle se vérifie donc dans toutes sortes de productions intellectuelles et artistiques. Aussi n’est il pas surprenant que le musicien compositeur et interprète Michaël Levinas, quand il étudie les ratures dans les manuscrits de Beethoven, les considère comme un “moment névralgique”, un “nœud essentiel” dans l’écriture musicale, un “accident” où il y a à la fois impasse et invention » (ibid.). L’oblitération sosnonienne, comporte bien aussi quelque chose que le propos de Grésillon nous permet de cerner. Nous sommes conduits vers une sorte d’au-delà de la perception, puisque la rature nous indique, tout en nous le refusant, ce que nous ne pouvons plus percevoir. Le buste de Sosno précisément intitulé Je vois tout (un bronze de 1984) présente une figure arasée, qui n’a plus de visage, plus d’yeux pour voir. Tel que je le ressens et comprends, il illustre de manière singulière et saisissante ce thème fort ancien du retournement de l’aveuglement en une vision extrême de l’au-delà des choses. Je songe à ces lignes du poète Edmond Jabès, nommant cet « instant qui est éclatante rature dans la parole circonscrite, trouée providentielle ouvrant le passage au livre » 565. Je songe aussi à ce qu’a noté David Gritz, qui estime qu’il serait intéressant de voir une sorte d’oblitération figurée dans une des lectures talmudiques de Levinas. En effet, écrit David Gritz, « dans “Désacralisation et désensorcellement”, Levinas fait allusion à un Midrach où “la servante est fière d’avoir vu le roi, alors que la princesse, qui passa appuyée sur le bras de la servante, avait fermé les yeux – mais avait été beaucoup plus proche de la majesté du roi, par ce non-regard que la servante qui regardait” » 566. Si nous voulons poursuivre l’analyse du concept – et je crois que c’est important afin de saisir la pleine portée des commentaires – après la rature, nous devrons mentionner un autre sens de l’oblitération : la péremption. Fort banalement, oblitérer un timbre ou un titre de transport, c’est les maculer de pointillés pour attester d’un paiement et signaler qu’ils ont cessé de valoir. L’oblitéré, c’est ce qui, ayant servi une fois, ne doit plus jamais servir. En transposant, on a l’émotion suscitée par ce qui n’arrive qu’une fois, le « semelfactif » de Jankélévitch évoqué par Levinas : « Peut-être la métaphore d’oblitération est-elle meilleure que celle de la rature. Elle exprime un instant, certes non renouvelable mais qui fut vécu, ce qui eut son instant comme on peut avoir son heure, et, ainsi, toute la mélancolie mais aussi tout le prix de l’unique ou du “semelfactif” comme le dirait Jankélévitch » (p. 12). Une autre métaphore, musicale, celle-là, va bientôt s’imposer : celle du chant. Comme le philosophe sait nous en persuader ! « En fait, il faut que même oblitéré cela chante encore. Il faut que l’oblitération chante. Un chant n’est d’ailleurs pas nécessairement quelque chose de gai. Cela doit être émouvant. Quelque chose qui émeut encore dans l’oblitération, c’est l’unicité, le “une fois”. La péremption. Le billet avec lequel on ne peut plus voyager. Le semelfactif de l’existence qui se rappelle à nous » (p. 32). Et lorsque je suggère un lien avec la finitude dans le temps, Emmanuel Levinas me répond : « Oui, ça veut dire : “cela a déjà eu lieu”. On en revient toujours à la condition humaine. Cette souffrance, ce secret, cette mise à la retraite… une fois, oui, mais pas deux ! ». Et il poursuit : « Dans une émission radiophonique, j’entendais parler d’un poète – je crois que ce fut Rilke – devenu aveugle, et qui disait que sa mère souffrait beaucoup non pas du fait qu’il ne voie pas, mais qu’il ne voie plus » (ibid.). Récapitulons : rature, censure subvertie, péremption… Or il y a encore bien autre chose dans l’oblitération. En effet, une sorte d’affinité entre la réflexion du philosophe et la pratique de l’artiste

m’avait toujours paru attestée par un autre texte de Levinas, ce n’est pas un hasard que ce soit à propos du visage, distingué de tout autre phénomène et caractérisé par son « épiphanie » : « Alors que le phénomène est déjà, à quelque titre que ce soit, image, manifestation captive de sa forme plastique et muette, l’épiphanie du visage est vivante » 567. Vous aurez reconnu un texte célèbre ! étrangement, la vie en « épiphanie » n’est pas tant un faire qu’un défaire : car tout se passe comme si ce qui se fait fomentait une permanente dissimulation qu’il s’agit de déjouer. La vie du visage, dit Levinas, « consiste à défaire la forme où tout étant, quand il entre dans l’immanence – c’est-à-dire lorsqu’il s’expose comme thème – se dissimule déjà » (ibid.). Dans le domaine plastique, l’image de la percée, sur laquelle nous reviendrons plus loin, paraît la plus propre à décrire l’effet de ce « défaire » qui autorise l’échappée à l’emprise, à la paralysie figée. Cette « percée » est apportée par l’irruption de l’autre, précisément par son visage et par sa parole. « Autrui, poursuit Levinas, qui se manifeste dans le visage, perce, en quelque façon, sa propre essence plastique, comme un être qui ouvrirait la fenêtre où sa figure pourtant se dessinait déjà. Sa présence consiste à se dévêtir de la forme qui cependant déjà le manifestait. Sa manifestation est un surplus sur la paralysie inévitable de la manifestation » (ibid.). Cette « ouverture », ce « dévêtir », comment mieux caractériser l’oblitération ? Le sculpteur ne s’y est pas trompé, qui a fait choix de cette expression pour donner un titre à l’une de ses œuvres : Comme un être qui ouvrirait sa fenêtre 568. Avec une grande sûreté, David Gritz précise ainsi les choses : « L’art de l’oblitération, écrit-il dans son mémoire, consiste à installer ce “manque” de présence du visage. Le non-représentable du visage, le fait qu’il est “la défection même de la phénoménalité” 569 tient ainsi au fait qu’il n’y a pas de “présence” du visage, ni dans le temps ni dans l’espace. L’oblitération de Sosno fait voir cette “défection” en réduisant son aspect temporel à son aspect spatial. La trouée “matérielle” renvoie en fait à une sorte de “trou” de mémoire “diachronique” et “non-récupérable”, impossible pour la pensée et pour la représentation » 570. Je voudrais proposer à présent de nous tourner vers un des premiers textes de Levinas sur l’art. En 1947, Levinas affirmait que l’art nous permet, dans notre relation avec le monde, de nous « arracher au monde » 571. L’art nous arrache au monde pour nous installer dans sa propre immanence de quasimonde, à savoir l’œuvre. S’il est entendu que l’art fournit une image de l’objet à la place de l’objet lui-même, cette image constitue un instrument d’arrachement de la chose à la perspective du monde. D’où ce que l’auteur appelle l’exotisme, au sens quasi étymologique, à savoir la mise au dehors. Représentés, imagés, les objets se voient ipso facto mis hors d’eux-mêmes. L’un des points particulièrement intéressants dans cette perspective de Levinas, c’est que, contrairement à une conception esthétique idéalisante, ce n’est pas l’œuvre qui se situe hors du monde : « Le tableau, la statue, le livre sont des objets de notre monde, mais à travers eux, les choses représentées s’arrachent à notre monde » (ibid.). Leurs propres images repoussent hors du monde les objets qu’elles représentent. Une sorte de violence de l’art, qui d’une certaine manière assure également sa distance avec l’agrément et l’ornement. Retenons ce schème fort de l’arrachement : le tableau arrache et met à part un morceau de l’univers. C’est ainsi qu’il exerce sa fonction propre. Cette thèse a été pour Levinas l’occasion de nous donner un aperçu saisissant sur les sculptures de Rodin. « Tels aussi les blocs indifférenciés que prolongent les statues de Rodin. La réalité s’y pose dans sa nudité exotique de réalité sans monde,

surgissant d’un monde cassé » 572. Ces schèmes de la brisure et de l’arrachement jalonnent la réflexion du philosophe sur l’art. Ainsi écrit-il à propos d’Atlan, en 1986 : « N’entend-il pas arracher par le pinceau – à la simultanéité des formes continues, à la coexistence primordiale qui s’accomplit sur la toile, à la spatialité originelle de l’espace que le pinceau même affirme ou consacre – la diachronie du rythme ou le battement de la temporalité ou la durée ou la vie qui renie cet espace du rassemblement ou de la synthèse recouvrant et dissimulant cette vie » 573. Qu’en est-il alors de l’oblitération sosnonienne ? Elle illustre, je crois, cette rupture de l’ensorcellement que Levinas appelait de ses vœux dans un passage clé de Difficile liberté, où il décrit le temps comme un arrachement et cet arrachement comme la manière d’être du sujet humain : « Un tel arrachement n’est pas un moindre être mais la façon du sujet. Elle est pouvoir de rupture, refus de principes neutres et impersonnels, comme le refus de la totalité hégélienne et de la politique, comme le refus des rythmes ensorceleurs de l’art » 574. Non seulement la rupture, mais les modalités de la rupture, décrites verbalement par le philosophe, et en quelque sorte mises en œuvre par le sculpteur, étonnent par ce qui m’avait très tôt paru leurs profondes consonances. Pour reprendre le texte que nous avons cité plus haut, disons que celui qui a écrit : « Autrui, qui se manifeste dans le visage, perce, en quelque façon, sa propre essence plastique, comme un être qui ouvrirait la fenêtre où sa figure pourtant se dessinait déjà » 575 ne pouvait qu’être sensible à cette insistante réitération de la percée qui structure – non sans susciter d’ailleurs un sentiment d’inquiétante étrangeté – les oblitérations par le vide. Il est significatif qu’après l’arrachement, la « percée » soit encore le maître mot lorsqu’il s’agit pour le philosophe de qualifier la spécificité du langage poétique 576. Quoi de plus parlant que ce commentaire à propos de Maurice Blanchot, lorsque Levinas affirme que la poésie « transformerait les mots, indices d’un ensemble, moments d’une totalité, en signes délivrés perçant les murs de l’immanence, dérangeant l’ordre » 577. Suivant la même idée, revenons à Atlan, pour mentionner cette autre occurrence d’une prémonition de la portée propre à cet art d’oblitération que Levinas ne connaissait pas encore, lorsqu’il parle d’un « mouvement traversant leurs formes perçues qui sont aussi des écrans et qui bouchent le regard qu’elles emplissent » 578. C’est avec grand intérêt que j’ai lu chez Daniel Payot la mention de ce schème de la percée dans son commentaire d’un passage des Grands courants de la mystique juive de Gershom Scholem. Selon Payot, il s’agit pour Scholem de « découvrir une “percée”, une ouverture : en somme, être au plus près de l’immanence, des mailles serrées de son tissu, justement pour y déceler ce qui l’ajoure, ce qui le troue ou le déchire en chacune de ses mailles, et laisse passer quelque chose d’un jaillissement dissimulé et pourtant effectif dans la concrétude du monde » 579. Il reste que si tout art – du moins tout art véritable et digne de ce nom – « arrache » ou « perce », l’on sera tenté de dire que point n’est besoin d’un art qui spécialement arrache ou perce, ou alors un tel art est un art qui aurait pour vocation de montrer l’art. Tel est sans doute un des effets de l’art d’oblitération. Mais surtout, je crois, l’oblitération satisfait à l’exigence levinassienne d’interruption : car interrompre, ici, c’est faire place au langage de la critique, qui situe l’œuvre dans son contexte humain, son histoire, et au langage du dialogue, qui la place dans la relation avec autrui. À l’appui de cette thèse, je citerai ce propos que Levinas m’adressa : « L’oblitération, je suis d’accord, fait parler. Elle invite à parler. Vous dites : l’oblitération interrompt le silence de l’image. Oui, il y a un appel, du mot, à la socialité, l’être pour l’autre. Dans ce sens-là, évidemment, l’oblitération nous mène à autrui » (p. 28).

À ces deux thèmes, ou plutôt deux schèmes forts pour caractériser l’œuvre d’art : arrachement et percée, il faut ajouter celui de l’inachèvement… Levinas donne à l’inachèvement un sens ontologique : « L’œuvre n’est jamais achevée. Et l’œuvre n’est jamais achevée parce que la réalité est toujours ratée en ce sens, oblitérée » (p. 18). Et il donne à l’inachèvement un sens éthique. Sévères et rudes, ses premiers écrits sur l’art faisaient référence fréquente à cette œuvre achevée que lui semblait par excellence la statue, prototype de l’œuvre d’art, mais aussi prototype de l’idole (tridimensionnelle). « Toute œuvre d’art est en fin de compte statue – un arrêt du temps, ou plutôt son retard sur lui-même » 580. Pseudo-vie de la statue, de l’idole, selon la Bible. Le temps intervient dans son arrêt non pas sur l’image, mais par l’image 581. L’image place l’être dans un destin figé où il apparaît privé de liberté. Plus rien ne peut survenir, on est dans la pétrification, la statue de sel. C’est à ce thème de l’arrêt que Levinas fait référence dans son grand livre Totalité et infini : « Comme les dieux immobilisés dans l’entre-temps de l’art laissés pour l’éternité, au bord de l’intervalle, au seuil d’un avenir qui ne se produit jamais, statues se regardant avec des yeux vides, idoles qui, contrairement à Gygès, s’exposent et ne se voient pas » 582. L’idée de l’achèvement de l’œuvre, liée au temps mais pas seulement au temps, introduit à la suffisance 583 : ce qui n’a pas de manque, qu’un avenir viendrait éventuellement combler. Donc, qui n’a pas d’avenir. Clôture. Faire rentrer l’œuvre d’art dans le temps, lui donner à la fois une mobilité, une ouverture et un avenir, l’immuniser contre le risque du devenir idole, cela s’opère, selon Levinas, de trois manières. La première consiste à parler l’œuvre et à parler de l’œuvre : indispensable travail du langage, de la critique. C’est faire rentrer l’œuvre, par le dialogue, dans la relation à autrui, que ce soit l’artiste, ou quiconque contemple ou évoque avec moi. La deuxième manière appartiendrait peut-être à un art qui déjà a fait de l’inachèvement son mot d’ordre et sa clé, ce serait le propre de l’art moderne. Enfin la troisième manière serait celle de l’art d’oblitération. Dans Difficile liberté Levinas parle de l’art comme ce qui veut « offrir un visage aux choses ». Cette expression, explique-t-il au cours de l’entretien, « ne devait pas dénoncer une quelconque idolâtrie. Je voulais tout au contraire dire ainsi l’animation de la matière par l’art. L’expression allégeant le poids de la matière brute, sa lourdeur d’être-là. Je n’ai pas l’impression que le visage humain apparaissant par l’art – ou les traits de ce visage – doivent être rédimés » (p. 8). En revanche, l’art peut nous introduire au désintéressement. « Penser le réel dans son image – dans son souvenir – et peut-être ainsi dans son passé, c’est l’un des commencements de l’art : c’est l’être lourd, tangible et solide et bon à prendre, utilisable et utile, qui se dégage de ses poids ou de ses vertus ontologiques pour se laisser contempler. Contemplation qui est dés-inter-essement. […] L’esthétique, l’art, désigne un domaine, ou un règne, qui précède le règne de Dieu et qui peut me guérir de mon emprise sur les choses qui me vient de ma persévérance dans l’être. L’image est leçon de désintéressement. Une humanité mûre doit pouvoir penser autre chose que l’être, sortir de l’ensorcellement par ce qui est » (pp. 26-28). Levinas était déjà allé jusqu’à considérer l’oblitération comme, « dans le moi, générosité, don à l’autre, bienveillance qui interrompt l’effort inter-essé de persévérer dans l’être ». Or cette attitude appelle à distinguer entre les formes d’art. D’où la question : « Je me demande cependant si cette condition éthique de l’esthétique n’est pas aussitôt compromise par ces joies du beau accaparant et aliénant la générosité qui les aurait rendues possibles » (p. 10). Ici s’exprime ce que Catherine Chalier n’hésite pas à appeler le « scepticisme » de Levinas à l’égard de l’art 584. « Il est évident que l’oblitération enlève ce qu’il y a de fausse humanité dans les choses. Mais est-ce la fonction de tout art ? Question très importante ! L’immoral, dans la Joconde serait au contraire sa

perfection dans un monde de la souffrance et du mal et dans le drame qui se joue, qui se joue près de nous dans l’événement d’être et de paraître » (p. 22). C’est à propos de la dimension éthique de l’oblitération que va surgir dans la parole de Levinas une référence littéraire, qui jaillit comme une illumination : le récit de Gogol intitulé Le manteau. C’était quelque chose de tout à fait prodigieux ! Et je crois que c’est tout à fait intéressant aussi de voir que c’est l’œuvre de langage, là encore, qui va éclairer l’œuvre plastique. La culture littéraire, la chère littérature russe ! Cette référence apparaît assez tôt dans l’entretien, juste après la mention du « semelfactif » de Jankélévitch. Levinas poursuit ainsi : « Je songe à propos de toute cette notion d’oblitération à ce que Nabokov dit de Gogol et, plus particulièrement, de son conte intitulé Le manteau » (p. 12) 585. Un peu plus loin il affirme : « Tout le récit peut être lu sous le signe de cette oblitération » (p. 14). Et il confluera : « L’homme de Gogol est l’homme de l’oblitération » (p. 30). Le personnage principal du Manteau est Akaki Akakievitch, un copiste, modeste petit fonctionnaire, qui va chez le tailleur pour faire rapiécer son manteau. Il n’a pas d’argent pour en acheter un neuf. Au moment où il comprend que son manteau ne peut pas être réparé et qu’il lui en faut un nouveau, il est pris d’un vertige. Son regard ne fixe alors qu’une image sur la tabatière du tailleur, c’est le portrait d’un général. Or le visage a été troué par l’usure, par le pouce du tailleur, et ce trou a été bouché par un carré de papier. On a là une sorte d’image oblitérée, et en même temps un détail trivial, qui paraît peu nécessaire au cours du récit. Mais il montre la misère des personnages, misère du copiste, misère du tailleur. Je reprends les termes d’Emmanuel Levinas : « Acheter un nouveau manteau ? Luxe impossible. Mais l’effort ultime est fait. Un idéal est entré dans une vie sans issue, la possibilité de sortir, dans tous les sens de ce terme. Or il est dépouillé par un voyou le soir même de cette première sortie. […] écroulement, maladie, mort ; et dès lors la partie fantastique de cette existence sans être. Vagabondage de fantôme dans les nuits de Saint Petersbourg, de spectre arrachant les manteaux des passants. Existence de revenant, compensation à l’impossible réalité. Existence oblitérée » (p. 14). Levinas commente ainsi l’adéquation entre existence et oblitération. On comprend qu’il ne s’agit plus de cette oblitération par le vide que nous évoquions tout à l’heure (la « percée »), mais de l’oblitération par le plein (l’« obtusion ») 586. « Le comique très singulier de cette œuvre qui serait aussi pathétique, proviendrait d’une certaine disgrâce ou lourdeur de l’être contre lesquelles le personnage existe dans son unicité. Disgrâce qui transparaît dans le langage même de Gogol – trait positif de son art – style s’égarant par exemple dans les détails inutiles et dans des pléonasmes » (p. 12). Levinas pointe ici la surcharge. « Lorsque vous lisez du Gogol, vous avez parfois l’impression d’un langage qui volontairement s’embrouille par une brusque conformité à des tournures du “on dit” et à ses lieux communs […] Un comique triste, une oblitération si vous voulez. La vie est déformée ou méconnue dans ses formes » (p. 16). L’interrogation se porte sur l’art de Sosno : ce dernier veut-il « retrouver ainsi dans toute la réalité la trace de son étranglement par quelque niaiserie de son apparaître même ? » (p. 16). Levinas adopte pleinement la lecture de Gogol par Nabokov. « Ce n’est pas parce que la société est injuste que le personnage du Manteau est misérable. C’est l’être qui craque sous son propre poids et s’épuise à vouloir être. Le problème social est l’un des modes de ce drame ontologique. L’oblitération aurait une dimension éthique en effectuant ce que vous appelez “l’inverse de l’opération magique de l’art” » (p. 22). Ce que révèle l’oblitération, c’est en quelque sorte la condition humaine, et si elle la révèle, c’est sans doute parce qu’elle la constitue : « Toutes les lourdeurs, tous les obstacles s’accumulent dans le ob. Finalement, l’oblitération c’est la finitude humaine ! » (p. 30).

Comme le note judicieusement David Gritz, l’oblitération, pour Levinas, « ne se réduit pas aux œuvres de Sosno, où les belles formes sont donc trouées, ouvertes au vide, à la façon dont le chant d’Aaron, chez Schönberg, est d’une certaine manière oblitéré par le chanter-parler de Moïse. Levinas propose une extension de la notion d’oblitération : “l’oblitération deviendrait un concept essentiel pour comprendre l’art” (p. 30) » 587. Comment est-il arrivé à cette perspective ? Reprenons le fil de l’entretien. « Reste une question : dans quelle mesure la notion de l’art de l’oblitération peut-elle s’appliquer à Léonard de Vinci ? Je reviens à la Joconde ! » (p. 30). Et lorsque je pose la question : Oblitérable, ou déjà oblitérée ? le philosophe me répond : « En ce dernier cas, l’oblitération deviendrait un concept essentiel pour comprendre l’art. Pensez donc : les gens viennent du monde entier pour voir la Joconde, et on leur dit : “elle est déjà oblitérée” ! » (ibid.). Emmanuel Levinas n’est malheureusement plus là pour nous éclairer. Devant pareille formidable proposition, vous comprendrez qu’aujourd’hui je regrette de ne pas avoir poussé davantage mon questionnement. Sans doute étais-je alors en proie à une crainte pusillanime de fatiguer le Maître… Tous ces points vont donc rester dans un certain secret. Après tout, n’est-ce pas, le secret, un thème cher à Levinas ? Ce serait aussi, selon lui, un noyau essentiel de l’oblitération : « Il y a dans l’idée de barrer, un certain mode, une certaine obscurité dans l’être, un certain drame dans l’être, un secret dans la vérité. Et dans ce sens je vois la grande justification de tout ce thème de l’oblitération » (ibid.). Voilà qui demeure ouvert à notre propre méditation. Invitation à poursuivre. Nous pouvons nous demander si c’est, comme Levinas le suggère, la réalité qui est oblitérée, ou bien notre perception de la réalité qui fonctionne comme une oblitération, et par l’oblitération. Ou bien encore si l’oblitération donne expression plastique à un moment du désœuvrement qui saisit l’œuvre. L’on peut, à cette dernière approche, associer l’évocation d’un travail du deuil, d’une dialectique de la perte. Qu’en est-il de la perception ? Elle est déjà oblitérée. Qu’en est-il de l’être ? Il est déjà oblitéré. Lorsque Levinas nous dit que la réalité « est déjà oblitérée, comme le veut l’art de Sosno » (p. 12), il nous faut reconnaître qu’il n’y a pas non plus d’oblitérable premier. Tout oblitérable est un déjà oblitéré, et Sosno le montre en portant son choix, je l’ai dit, sur des formes classiques déjà vues. L’oblitération patente réitère, et ainsi révèle une oblitération latente. Plus largement, Levinas parle d’« oblitération avant tout art », après avoir affirmé (nous évoquions alors l’architecture) que « dans les maisons, c’est ce qui se passe qui est mystérieux » (p. 20). Sur cette dernière problématique, je ne saurais véritablement conclure, mais je voudrais, de manière humblement hasardeuse, situer l’oblitération dans le sillage de l’allusion qui a été faite hier à une préséance rompue entre les lettres au début du livre de la Genèse, de Bereshit. Il a été rappelé que la lettre initiale de Bereshit, est un Beth – la deuxième lettre de l’alphabet hébreu – et non un Aleph, première lettre, ainsi qu’on aurait pu (mimétiquement) l’attendre. Comme si (toujours aussi mimétiquement) le monde ne devait apparaître que sur fond d’une chute – que les linguistes appellent une aphérèse – de l’Aleph. D’où la question, sans doute excessive, mais je l’ose quand même : serait-ce qu’au commencement était l’oblitération… Manière sans doute maladroite de rejoindre, surmontant la tristesse, ce que la voix de Levinas nous donne à entendre telle celle d’un philosophe qui serait aussi un conteur : « L’art finalement représente les choses comme venant d’un profond jadis. “Il y avait une fois…” » (p. 32).

555 Emmanuel Levinas, De l’oblitération. Conversation avec Françoise Armengaud sur l’art de Sosno. Paris, éditions de La Différence, 1990 et 1998 (p. 12). C’est à cet ouvrage que renvoient les pages mentionnées entre parenthèses dans le présent texte. 556 Présentation du colloque « Honneur à Emmanuel Levinas », organisé par Daniel Charles et Sacha Sosno dans le cadre de l’Association pour la Communication et l’Information Philosophique dans les Alpes-Maritimes (ACIPAM, Nice, 1997). Porté par son optimisme, Daniel Charles se demandait si la voie n’était pas ainsi ouverte « en direction d’une terre promise, celle à laquelle songeait le Wittgenstein du Tractatus lorsqu’il affirmait que éthique et esthétique ne font qu’un ». Daniel Charles, « éthique et esthétique dans la pensée d’Emmanuel Levinas », Noesis, n°3, La métaphysique d’Emmanuel Levinas, 1999, pp. 185-207. 557 David Gritz : Levinas face au beau. Préface de Catherine Chalier intitulée « Brève estime du beau ». éditions de l’éclat. Paris/TelAviv, 2004, pp. 109-110. Cet ouvrage est la version revue, abrégée et publiée par les soins de Catherine Chalier du mémoire de maîtrise (soutenu à l’Université de Paris X Nanterre en 2001) de ce jeune philosophe mort à vingt-quatre ans lors de l’attentat à l’Université hébraïque de Jérusalem en 2002. 558 Revue de Métaphysique et de morale, n°3, « Philosophies juives », juillet-septembre 1985. Entretien repris dans E. Levinas : À l’heure des nations, Paris, éditions de Minuit, 1988, pp. 197-214. 559 E. Levinas, « La réalité et son ombre », Les Temps Modernes, n°38, Paris, 1948. Réédité avec une préface de Pierre Hayat dans E. Levinas, Les imprévus de l’histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994. 560 Réponse de l’artiste à une question de l’assistance, lors de la soirée du 16 décembre 2002, consacrée par le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice à la rencontre entre Emmanuel Levinas et Sacha Sosno, sur le sens et l’« effet » de cette rencontre sur lui-même et sa pratique. 561 France Delville et Patrick Amoyel, « Dialogues autour d’un puits », in France Delville, Sosno Traversée en forme de fugue - L’œuvre de Sosno comme discours sur l’exil. Nice, éditions Mélis, 2002, p. 56. 562 Entretien avec Edouard Valdman, in Le roman de l’école de Nice. Paris, La Différence, 1991, p. 173. 563 Philippe Lacoue-Labarthe avait déjà fait, il y a plus de trente ans, de l’oblitération un concept clé dans l’exposé de la démarche heideggerienne : « Le mouvement qui mène de la “folie” à l’impensé est […] le même que celui qui conduit de l’écriture à l’inexprimé. Il faut relever ensemble écriture et folie. C’est pourquoi l’herméneutique de l’impensé trouve dans l’oblitération – dans un certain effacement de la lettre – sa défense la plus sûre contre la folie. C’est dans l’oblitération que s’accomplissent au fond toutes les opérations de Heidegger. Et si, comme on l’a vu, ce qu’il y a de plus propre à chaque pensée, ce qu’il y a de plus propre à chaque penseur, n’est rien d’autre que l’inexprimé ou l’indicible – le don (le “présent”) le plus lointain, le plus dérobé de l’être lui-même – l’oblitération est l’autre nom du “stratagème de l’é-loignement”, et l’opération primitive sur laquelle s’édifie toujours la stratégie de la pensée ». Philippe Lacoue-Labarthe, « À propos du Nietzsche de Heidegger », Critique, n°313, p. 513. Repris dans Philippe LacoueLabarthe, Le sujet de la philosophie -Typographies I, Paris, Aubier-Flammarion, 1979, p. 119. 564 Almuth Grésillon, « Raturer, rater, rayer, éradiquer, radier, irradier », in Ratures et repentirs, textes réunis par Bertrand Rougé, 5ème colloque du Cicada. Pau. Presses Universitaires de Pau, 1996, pp. 49-60. 565 Pour restituer la phrase complète : « Le judaïsme alors, c’est peut-être, hors de toute lecture, une singulière idée de l’absence en tant qu’explication avec la mort, à l’instant d’une approche de Dieu ; instant qui est éclatante rature dans la parole circonscrite, trouée providentielle ouvrant le passage au livre ». Edmond Jabès, Aely, Paris, Gallimard, 1981, p. 142. 566 Pour situer le propos d’Emmanuel Levinas dans son contexte : « La sorcellerie, c’est le fait de regarder au-delà de ce qu’il est possible de voir. C’est, par-delà les limites où il faut se tenir à l’approche de la vérité, sortir des limites et ne pas s’arrêter à temps. Ce sont les servantes qui voient plus que leurs maîtresses ; je fais allusion à un Midrach où la servante est fière d’avoir vu le roi… ». E. Levinas, Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques. Paris, éditions de Minuit, 1981, pp. 95-96. La note en question est présente à la page 49 du mémoire dont David Gritz, qui a suivi quelques-uns de mes séminaires d’esthétique à l’Université de Nanterre, m’avait remis un exemplaire, et elle n’apparaît pas dans le livre Levinas face au beau. Je dois à Gritz notamment de m’avoir fait connaître l’artiste Jochen Gerz, chez qui il voyait un propos voisin de celui de Sosno (voir Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2003). 567 E. Levinas, « La signification et le sens », Revue de Métaphysique et de morale, 1964. Repris dans Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972. Réédité dans le Livre de poche, Biblio-essais, 1987, p. 51. 568 Plusieurs titres de Sosno sont des citations, allusions bibliques, talmudiques ou zohariques. Va voir ce que le peuple en dit, Un espace au sein des eaux, Mais les lettres se sont envolées, Mes enfants m’ont vaincu. Certains titres constituent des maximes de sagesse : S’il a des défauts, il s’en défait, Il faut préférer le permanent au transitoire, Il faut en toutes choses préférer l’intérieur à l’extérieur. D’autres se présentent comme des énigmes : Répondre sans parler, Obscurcir, porte de toute merveille… On peut penser que les titres viennent apaiser ce qu’il y aurait de trop angoissant dans le silence des sculptures, tout en demeurant dans leur strict ordre langagier propre, parallèle à celui de la sculpture, sur laquelle ils ne disent rien. Sacha Sosno s’est exprimé à propos des titres : « Pour un alliage, c’est quelque chose de titrer dix-huit carats ! Le titre de l’ “ôr”/or donne la mesure de la pureté, de la lumière ». In F. Armengaud, L’art d’oblitération. Essais et entretiens sur l’œuvre de Sacha Sosno. Préface de Daniel Charles. Paris, Editions Kimé, 2001, p. 129. Mais les titres ne font pas qu’apaiser, ils doivent également inquiéter : « Les titres que j’emploie font partie de la déroute que j’essaie de communiquer au spectateur » (ibid. p. 138). 569 E. Levinas, Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1978, p. 141. 570 D. Gritz, Levinas face au beau, op. cit., p. 54.

571 E. Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1947, p. 84. 572 E. Levinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 88. 573 E. Levinas, « Jean Atlan et la tension de l’art », Musée des Beaux Arts de Nantes, catalogue de l’exposition tenue en 1986 : “Atlan, premières périodes, 1940-1954”, texte repris dans les Cahiers de l’Herne, numéro consacré à Emmanuel Levinas, coordonné par Catherine Chalier et Miguel Abensour, printemps 1991, pp. 509-510. Jean Atlan est né en 1913 à Constantine (Algérie). Venu à Paris en 1930, il étudie la philosophie à la Sorbonne et se met à peindre en 1941. Un an plus tard, emprisonné par les nazis, il doit son salut à la simulation de la folie, et se fait enfermer dans un hôpital, d’où il sort en 1944. Il se consacre à la peinture, jusqu’à sa mort en 1962. 574 E. Levinas, chapitre intitulé « Signature », in Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, 1963, p. 325. 575 E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 51. 576 Serait-il simplement excessif, ou, pire, inexact, de considérer hypothétiquement la poésie comme un langage oblitéré ? Dans la poésie, les mots, écrit Levinas – empruntant une image à la physique – subissent une « fission ». Qu’est-ce à dire ? Loin d’être magnifiés en acquérant résonance et éclat, ils perdent leur consistance, leurs défenses, leurs pouvoirs et leur aura. Ils se dénudent et parviennent ainsi à cette vulnérabilité où Levinas voyait l’une des caractéristiques majeures du visage d’autrui. Voici comment il décrit ce qu’il advient aux mots lorsque ces derniers entrent en poésie : « Ils se décomposent dans leur sens et leurs lettres et dégagent le nonlieu d’un espace absolument non protégé, une sorte de champ intra-nucléaire sans images, sans mirages, sans prestiges et sans foyers imaginaires ». In « Edmond Jabès aujourd’hui », Les Nouveaux Cahiers, n°31, 1972-1973. Texte repris dans Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 94. C’est ce qui m’a conduit à proposer, en empruntant au philosophe ses schèmes formulaires, une idée de la poésie, comme un art au-delà de l’art, ou un art autrement qu’art. Cf. F. Armengaud, « La poésie relève-t-elle de l’esthétique ? Sur quelques perspectives ouvertes par Emmanuel Levinas », communication au colloque « Esthétique : des goûts et des couleurs », organisé par Régine Pietra et Denis Vernant à l’Université Pierre Mendès France à Grenoble en 1997, publiée en 1998 dans les Cahiers des Recherches sur la philosophie et le langage, Université Pierre Mendès France, Grenoble, et reprise dans F. Armengaud, Lignes de partage. Littérature/Poésie/Philosophie. Paris, éditions Kimé, 2002. 577 E. Levinas, « La servante et son maître », Critique, n°229, 1966. Réédité dans Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1995, pp. 27, 42. 578 E. Levinas, « Jean Atlan et la tension de l’art », op. cit., p. 510. 579 Daniel Payot, Effigies. La notion d’art et les fins de la ressemblance, Paris, Galilée, 1997, p. 165. 580 E. Levinas, « La réalité et son ombre », op. cit., p. 782. 581 Voir Catherine Chalier, « L’interdit de la représentation », texte en appendice à La trace de l’infini. Levinas et la source hébraïque. Paris, éditions du Cerf, 2002. Et F. Armengaud, « Faire ou ne pas faire d’images. Emmanuel Levinas et l’art d’oblitération », Noesis, op. cit., pp. 161-184. 582 E. Levinas, Totalité et infini - Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 197. 583 C’est à propos d’Atlan que Levinas écrit : « N’ouvre-t-on pas, de par l’engagement artistique, l’un des modes privilégiés par l’homme de faire irruption dans la suffisance prétentieuse de l’être qui se veut déjà accomplissement et d’en bouleverser les lourdes épaisseurs et les impassibles cruautés ? ». In « Jean Atlan et la tension de l’art », op. cit., p. 509. C’est pourquoi j’ai intitulé l’un de mes chapitres « Briser la suffisance de l’être, comme le veut Emmanuel Levinas ». F. Armengaud, L’art d’oblitération, op. cit., pp. 85-124. 584 C. Chalier : « […] en bousculant la “suffisance prétentieuse de l’être”, en refusant de se résigner à “ses impassibles cruautés” et à “ses lourdes épaisseurs” (in “Jean Atlan et la tension de l’art”), la défaite des formes, en peinture (Atlan), en sculpture (Sosno) ou en poésie (Celan), donnerait corps à une pensée de la compassion proche des exigences éthiques. En renonçant aux formes et en cherchant une nudité plus radicale que celle de l’exotisme qui se contente de déconcerter le regard – mais le laisse sous l’emprise du beau – l’art informel célèbrerait la diachronie du rythme intérieur de la vie par laquelle se défont les formes (ou les Dits) qui déjà l’emprisonnent. Mais ce rythme signifie-t-il pour autant celui du Dire ? Le scepticisme du philosophe prévaut encore, même s’il admet que l’art d’Atlan, celui de Sosno ou encore celui de Celan s’en approchent ». Préface, intitulée “Brève estime du beau”, à D. Gritz, Levinas face au beau, op. cit., pp. 40-41. 585 Vladimir Nabokov, Gogol, Tourgueniev, Dostoïevski, trad. M. Fortier-Masek. éditions Stock (Fayard), Paris, 1985. 586 Rigoureusement, c’est-à-dire géométriquement, il y a une stricte équivalence entre l’oblitération par le vide et l’oblitération par le plein. Mais pour la subjectivité sensible, la lecture de leurs effets pluriels n’est évidemment pas la même. 587 D. Gritz, Levinas face au beau, op.cit., p. 110.

POSTFACE

EXÉGÈSE DE L’ART 588 PAR JEAN-LUC NANCY Dans la Réalité et son ombre, Levinas ouvre une perspective que sans doute il aura peu revisitée dans la suite de son parcours, du moins de manière explicite car il ne serait pas sans intérêt de chercher à savoir quelles traces obscures ou secrètes ont pu s’en déposer ici ou là. Non seulement dans quelques textes que Levinas a pu consacrer à l’art ou à des œuvres déterminées, mais de manière plus complexe et plus riche dans l’intimité qu’on n’ose nommer « essentielle » du propos qu’on connaît désormais sous le nom de Levinas. Ce n’est pas ici le lieu de se livrer à cette recherche, dont je n’aurais d’ailleurs pas les moyens. Mais il est intéressant, pour simplement poser une balise, de se demander quels rapports la réflexion sur l’art de 1948 entretient – tout simplement, si j’ose dire – avec la pensée du visage. Le texte de 48 est en effet guidé par le souci de désigner contre un art refermé sur lui-même une pensée ou un dire de l’art qui retienne de celui-ci une capacité de « dégagement » (c’est un des maître-mots du texte) qui le dispose à une sortie de lui-même, l’arrachant à l’« idolâtrie » qui est censée lui être consubstantielle accéder à un sens « spirituel » dont la dernière phrase du texte indique très expressément qu’il se joue dans « la relation avec autrui ». En 1982, donc après avoir publié ses livres les plus importants, Levinas écrit que « [la] proximité de l’autre est signifiance du visage […] signifiant d’emblée au-delà des formes plastiques qui le recouvrent de leur présence dans la perception » 589. Cet exemple, choisi presque au hasard parmi bien d’autres possibles, suggère deux choses : tout d’abord, que l’« au-delà des formes plastiques » ne s’ouvre pas sans un passage par ces formes elles-mêmes, et que le visage ne se rencontre pas, s’il se « rencontre », hors du monde, mais au beau milieu de son « train » (pour reprendre un mot que Levinas aime bien), et ensuite que les formes « présentes » dans « la perception » n’épuisent pas toutes les possibilités de la plasticité. Déjà, parler des « formes plastiques » recèle une sorte d’ambivalence – sans doute involontaire : d’une part on insiste sur le caractère visuel et tangible de ces formes perçues, et on écarte ainsi discrètement les autres espèces de « forme » et notamment la forme sonore, vocale, qui ne se rencontrent pas moins dans la perception, mais d’autre part, en choisissant ce mot plutôt que le mot « visible », on frôle le domaine connu sous le nom d’« arts plastiques » 590 et de toute façon on ajoute au simple « visible » une qualité particulière. Pour le dire au plus court : quelque chose détache déjà insensiblement ces « formes plastiques » du régime de l’objet qui est celui de la perception dont on est censé parler. Je n’irai pas plus loin dans un questionnement qu’il faut bien entendu étendre à l’ensemble des textes et de la problématique du « visage » chez Levinas. Revenons ou venons au texte de 1948. Dès son introduction, il pose que « L’œuvre prolonge et dépasse la perception vulgaire. » (p. 123) Toute l’affaire va consister à découvrir comment se fait ce mouvement et à quoi il aboutit. En un sens, et pour me référer encore un instant à ce que je viens d’esquisser, on peut dire que l’objet du texte est de montrer que le « dépassement » de la perception par l’art ne trouve son sens et sa vérité que dans

ce qui se trouve d’abord désigné comme la « critique » mais pour finir comme « l’exégèse philosophique » (148) de l’art. Et cette exégèse, disons cette pensée de l’art – mais sans oublier que le mot « exégèse » n’est pas indifférent sous cette plume 591 – si elle n’est pas déployée dans ce texte y reçoit du moins, pour le dire de manière abrupte, un corps entier de principes.

II Ce corps de principes – disons, ce qu’aurait pu être une « esthétique de Levinas » et qui ne fait que gagner à ne pas l’avoir été – est lui-même pris dans une double polarité. Dans une première direction, celle qui est toujours restée la plus manifeste et la mieux connue chez Levinas, il importe de souligner avec sévérité une limitation intrinsèque de l’art : la « passivité » (127) qu’implique l’image se prête à une « jouissance » dans laquelle « il y a quelque chose de méchant et d’égoïste et de lâche » (146). Dans cette perspective, jouir est diamétralement opposé à « comprendre » (126) et l’art a pour fonction de « ne pas comprendre » (id.) et de nous couper même de « l’effort de la science, de la philosophie et de l’acte » (146). Cette « sagesse satisfaite devant le beau » (id.) non seulement se coupe de l’interrogation et plus encore de l’ouverture sur « l’être réel » et sur « l’événement créateur lui-même » (147) mais elle se complaît dans un hédonisme irresponsable qui prétend en outre « s’identifier avec la vie spirituelle » (146). Il est manifeste, par le ton du texte et par ses allusions à certaines manifestations ou allures du monde de l’art de l’époque, que cette première direction de pensée, tendue et inexorable pour la complaisance esthétique, doit beaucoup à un contexte – le surréalisme est nommé dans le début du texte – qu’il faudrait analyser pour mieux comprendre comment une humeur s’ajoute à une disposition profonde dont, comme on s’en doute, le premier ressort est la condamnation de tout ce qui obéit à une logique de l’« idole » et donc de la représentation ou de l’image mise en position d’idole. Mais la même considération nous oblige aussi à apprécier l’humeur de manière plus délicate. Celui qui se fâche ici pourrait bien se fâcher au nom d’un amour de l’art dont il est capable de penser tout autre chose que ce qu’il met en avant. Et de fait, toute la suspicion que je viens de rappeler se déplace et se transforme pour peu qu’on introduise l’art dans la perspective de « l’exégèse philosophique ». Ce déplacement, presque un retournement, a lieu près de la fin : « Mais tout cela est vrai de l’art séparé de la critique intégrant l’œuvre inhumaine de l’artiste dans le monde humain. » Cette « critique », je l’ai indiqué, n’est rien d’autre que la philosophie, la pensée, et pour finir une pensée aimantée par « la relation avec autrui ». Ce qui est vrai de l’art « séparé de la critique » ne le sera donc plus de l’art rattaché à elle, de l’art pensé, de l’art pris en charge ou pris en compte par la philosophie qui, elle, « cherche l’œuvre d’être elle-même » (147) – formule saisissante et qui semble, consciemment ou non, renvoyer à la valeur active, verbale et transitive de « être » telle que Heidegger la revendique. Rien ou presque rien ne nous est dit de cet art que l’exégèse philosophique aura « fait parler » (147). On est à la dernière page du texte, qui nous dépose au bord d’un programme à venir, au-delà de « la perspective, à dessein limitée, de cette étude » (148). On peut cependant au moins comprendre, à travers les dernières pages, que le geste essentiel de l’exégèse devrait consister à sortir l’art du régime dans lequel « Le mythe tient lieu de mystère » (146). Le « mythe », c’est le nom qui vient recouvrir ici l’ensemble de l’image, de la représentation et

de ce que le texte a nommé, comme son objet même, « l’ombre » de la réalité. Le mythe ne doit pas tenir lieu de mystère, et le mystère, nous le comprenons déjà, est celui de « l’œuvre d’être », laquelle n’est certainement pas étrangère à la « relation à autrui » puisque sans cette dernière « l’être ne saurait être dit dans sa réalité » (148). Mais on retrouve ainsi la même configuration de « prolongement ou passage » qui s’est signalée plus haut : l’art est en quelque sorte bordé de part et d’autre par une difficulté de passage – chicane, dénivellation, pont-levis, on ne sait – vers ce qui le précède et vers ce qui le suit.

III C’est ainsi qu’on rencontre la seconde polarité du texte – en vérité, celle qui en gouverne véritablement le propos. La difficulté du passage à l’art ou hors de l’art témoigne en définitive de son autonomie, même si ce témoignage reste inavoué ou difficilement avouable pour Levinas. La nécessité de sortir l’art de sa séparation pour le reprendre dans ce que l’auteur nomme la « logique » – entre guillemets, donc défiant l’ordre logico-démonstratif, et peut-être, qui sait ? – défiant aussi plus ou moins discrètement l’ordre du logos lui-même – n’est pas la nécessité d’arracher l’art à la totalité de ses propriétés ou à sa nature propre. Au contraire, tout le développement du texte est fait pour montrer combien l’exégèse ne doit pas être en charge d’autre chose que de la propriété la plus propre et aussi la plus mystérieuse de l’art, et par laquelle en somme il s’ouvre de lui-même à ce que l’exégèse peut proposer, à savoir au sens de « l’œuvre d’être ». S’il faut retirer l’art à l’illusion complaisante d’une autarcie jouisseuse, ce n’est pas pour le dénaturer, c’est pour mieux exprimer son essence ou sa portée véritable. À cet égard, ce texte est conduit par une très singulière intrigue : tout ce qui sert en première approche à retenir l’art dans une sphère subordonnée aboutit pour finir au dessin très net de son autonomie et de sa valeur intrinsèque. Je ne vais pas reconstituer tout le détail des arguments. Il suffit de les caractériser. La première étape consiste à retirer à l’art la capacité d’expression qu’on lui suppose « généralement » (123). On prétend qu’« il dit l’ineffable » (id.) C’est ce « dire » qui doit être refusé à l’art, et c’est lui au contraire qui rend nécessaire la « critique » comme « ce qui peut dire de l’œuvre autre chose que cette œuvre » (124). Considéré comme langage, l’art est donc simple tautologie. Mais lui attribuer une forme de dire, c’est négliger « l’achèvement, sceau indélébile de la production artistique » (125). Cet achèvement, c’est celui que l’œuvre comme telle exige lorsqu’elle se refuse à recevoir quelque chose de plus » (id.) Pour qu’il y ait œuvre il faut qu’il y ait clôture, fermeture sur soi. Le texte prend ouvertement pour cible le motif de « l’art engagé », prégnant à l’époque. Il lui oppose avec une certaine insolence, voire violence, la postulation d’un « dégagement » (126). L’œuvre se dégage du monde, elle n’est pas de ce monde, si on peut gloser ainsi et suggérer par conséquent à la source même de tout le propos un renvoi silencieux à une transcendance au sens le plus simple du mot : l’art passe outre le « monde ». Il est donc d’emblée bien plus proche qu’on ne le penserait des autres formes ou allures du transcender en général. Or c’est bien de quoi il s’agit, sous la modalisation suivante : l’art ne transcende pas « au-delà » mais « en deçà » (126). En d’autres termes, il transcende vers « l’obscurité même du réel » et vers « la nonvérité de l’être » (id.). Nous voici dans l’ombre.

Or nous apprenons aussitôt que « le commerce avec l’obscur » est un « événement ontologique totalement indépendant » (id.) et qui correspond à « une tombée de la nuit, un envahissement de l’ombre » (id.) par rapport à la clarté de l’intelligible et à celle de la « révélation » comme de la « création » (id.) dont les catégories ne peuvent qu’être indûment appropriées par l’art. C’est cette indépendance complète tant vis-à-vis du savoir que vis-à-vis de la foi qui doit être analysée pour elle-même.

IV L’ordre indépendant de l’art est d’abord analysé comme celui de l’« image », opposée au « concept » (127). La caractéristique du concept est qu’il « saisit » l’objet (intelligible) tandis que l’image « marque une emprise sur nous » (id.) Cette « passivité » dont on perçoit bien l’opposition avec l’activité tant de la pensée que de l’action – et qui porte d’emblée pourrait-on dire toute la faiblesse sinon la faute de l’art – se trouve immédiatement rapportée à l’action de la muse sur l’artiste et autorise cette affirmation : « L’image est musicale. » (128) Cette affirmation inattendue emporte d’emblée le modèle des « formes plastiques » vers une autre dimension, une autre dynamique ou « logique ». Et c’est en effet à partir de là que l’ambivalence du texte se met à creuser au plus profond et au plus vif – comme si Levinas tout en poursuivant la sévère mise sous contrôle de l’art n’avait pas d’autre désir que de faire mieux ressortir la spécificité irréductible de ses traits. Le caractère musical s’avère comme étant celui du « rythme » (127). Le rythme est ce qui « entraîne » (128) de telle sorte qu’« il n’y a plus de soi » (id.). Ce qui est le plus proprement artistique, c’est la force de cet entraînement qui s’avère « participation » (129). Le rythme doit être « détaché des arts sonores » où il a sa « place privilégiée » (129). La musique, il faut le souligner, prend ici une importance toute particulière et Levinas écrit que « en écoutant nous sommes sans concepts » (130). Mais tout se passe comme si du même mouvement la qualité musicale était posée dans l’excellence de l’ordre artistique et retirée de la musique proprement dite pour être reversée sur l’image qui « exerce une fonction de rythme » (id.) L’analyse est ingénieuse et convaincante, mais elle sert aussi, comment ne pas le voir, à faire jouer une nouvelle forme de l’ambivalence : ce qui est mis au compte de l’image retombe plus manifestement dans « l’ombre » que ce qui relève du sonore. Tout se passe comme si Levinas laissait la musique en souffrance, en quelque sorte, pour éviter d’avoir à confronter sa thèse directrice avec la forme la plus délicate de l’art, la moins « plastique » et peut-être la plus « spirituelle », la moins « mythique » et la plus ouverte au « mystère ». En tant que rythme et communication de rythme, l’image se détache du monde des objets : elle détache en fait un monde ou un non-monde indépendant où ne valent ni objet, ni sujet. Aussi la « ressemblance » qu’on donne comme caractéristique de l’image au titre d’une « transparence » (132) de celle-ci vers l’objet qu’elle représente doit-elle être comprise tout autrement que selon le schème d’une « comparaison entre l’image et l’original » (133). La ressemblance est « le mouvement même qui engendre l’image » (id.). C’est un mouvement de l’être qui « se prête à une espèce d’érosion » (135) – ce mot compris par contraste avec la révélation de l’être « à la raison » (id.). Cette érosion n’est pas autre chose que la projection d’une ombre de l’être et par l’être, et cette projection fait le

caractère sensible de l’être (135-136). En jetant cette ombre, l’être se ressemble, en se ressemblant il fait image. L’art saisit cette ombre, ou bien il est saisi par elle, par la force rythmique dont elle est douée. Levinas ne le dit pas vraiment, mais on doit le déduire : l’activité de l’art est elle-même l’activité de l’être (et de la nature, si on veut : il récuse expressément toute discussion sur « le primat de l’art ou de la nature » (136). L’activité artistique est une fonction ou un fonctionnement de l’être lui-même. Aussi bien qu’il « se révèle dans sa vérité » « il se ressemble, est sa propre image » (134). C’est bien pourquoi l’activité artistique a été dotée d’une indépendance « ontologique ». L’ambivalence est ici à son comble, si l’opposition de l’art à la clarté de la pensée correspond aussi à une déhiscence dans l’être même, et si la participation à l’ombre double nécessairement la communication de la lumière.

V Il faut préciser « où se situe l’en-deçà dont nous parlons » (137). L’« ombre » ne suffit pas encore à désigner ce qui est en jeu. Levinas le nomme comme « entretemps » (id.) Il veut désigner par là le fait que toute image provoque « un arrêt du temps ou plutôt son retard sur lui-même » (138). Le caractère de l’idole, c’est-à-dire aussi sa « stupidité » (id.) comme il est dit en bonne tradition biblique, tient avant tout à cette immobilisation qui fait entrer « l’instant » dans une forme d’« éternité » (id.) L’ambivalence ontologique devient ambivalence d’un présent « qui n’aura jamais accompli sa tâche de présent » (138-139) et qui se coupe ainsi d’un présent tourné vers l’avenir, passant dans l’avenir et ainsi épousant le mouvement de « la vie », terme qui apparaît dans ces pages et qui pourrait faire attendre une opposition entre l’art passif et immobile et la vie active et mouvante. C’est pourtant une analyse beaucoup plus complexe – et qu’on pourrait dire retorse – qui vient conclure l’analyse de ce qui reconduit toujours l’art à « l’idéal plastique » (141). Cette dernière complication fait quitter « le problème limité de l’art » (142). Mais elle le fait pour conférer à l’art la propriété d’accomplir quelque chose qui n’est pas moins que le double de l’« incertitude de la continuation » (id.) à laquelle l’humanité est exposée – et que « révèle » « le fait qu’elle ait pu se donner un art » (id.). Cette incertitude s’identifie bien entendu avec la mortalité. L’instant fixé dans l’œuvre ou comme œuvre donne une forme à l’« entretemps » comme « intervalle vide » (143) d’une sorte de durée immobile et interminable, « quelque chose d’inhumain et de monstrueux » (id.). Ce qui est ainsi – comment faut-il dire ? représenté ? présenté ? ressenti ? mis en œuvre ? Levinas dit « accompli » de manière assez surprenante puisqu’il dégage ainsi une activité, cette activité propre de l’art qu’on ne voyait pas surgir et qui en quelque sorte force ici le passage – ce qui est ainsi accompli n’est rien d’autre qu’une saisie tragique de « l’insécurité de l’être pressentant le destin » (142). C’est la mort fixée en durée monstrueuse au lieu d’être ouverture et passage à – ce dont ici en tout cas on ne parlera pas. Mais il est permis, il est même en quelque façon secrètement appelé par l’auteur lui-même de se demander si la mort fixée en œuvre d’art n’est pas aussi la vraie ressource de l’art que l’exégèse saura, ensuite, faire parler… Pour le moment, au seuil de sa conclusion dans laquelle il va conduire vers cette exégèse après

avoir sévèrement flétri l’« irresponsabilité » de l’art (145), Levinas affirme : « Dans la statue, la matière connaît la mort de l’idole. ». Cette affirmation est remarquable dans sa complexité presque confuse. D’un seul coup, de cette seule sentence, nous apprenons que la mort fixée en « éternelle durée de l’intervalle » (143) est aussi mort de l’idole, c’est-à-dire sa disqualification pour impuissance, immobilité et mutisme. Mais ce n’est pas de cette mort qu’il était question : on parlait de celle de l’homme. Il n’est peut-être pas tout à fait cohérent de parler de « mort de l’idole ». Levinas semble ici entraîné – oui, lui aussi entraîné comme par le rythme sensible d’une pensée, la sienne, qui se porte à l’extrémité, comme elle le doit mais aussi comme l’art l’y pousse, comme une musique secrète l’y incite. Suivons cet entraînement : en fait, une fois encore le texte est à double entente. Car « la mort de l’idole » peut articuler un génitif subjectif ou un génitif objectif. Je viens de parler du second, au sens duquel l’idole pourrait mourir. Mais le premier signifie « la mort selon l’idole, la mort telle que l’idole la présente ». C’est-à-dire en fait, et comme Levinas vient de l’écrire, « la mort particulière de l’ombre ». Cette mort est particulière en ce que « inertie et matière n’en rendent pas compte » (143). Dans la statue, la matière connaît (remarquons au passage ce verbe, qui contredit formellement la négation d’un savoir et d’un dire propres à l’œuvre d’art) une mort selon l’ombre ou selon l’idole et non la mort qu’elle peut connaître – s’il s’agit encore de connaître – dans un autre rapport que le rapport à l’instant de la mort immobilisé sur son propre intervalle. Cet autre rapport, le texte en a donné une idée fugace, en disant que la mort est dépassée quand elle est prise dans « une durée constituée » (id.) qui va au-delà d’elle, et qui est la durée du « survivant » (id.). De cet autre rapport, le texte ne dit rien d’autre. Mais la mort du mourant, ou du « mourir » comme il est écrit 592 est soustraite à la durée comme passage dans l’avenir. Levinas écrit : « Ce que cet instant a d’unique et de poignant tient au fait de ne pas pouvoir passer. » 593 – et c’est cet « entretemps » que l’art « accomplit ».

VI L’analyse demande des prolongements considérables : mais comme l’a dit l’auteur lui-même, « nous quittons le problème limité de l’art »(142). Est-il toutefois bien certain que nous l’ayons quitté – puisque le détour par une réflexion sur la mort de l’autre et la mort propre ne fait que reconduire à la « mort de l’idole » ? Ou bien est-il vraiment aussi clair que le problème de l’art soit « limité » ? Tout au contraire : le cheminement tortueux et serré du texte, la nécessité de ce détour, le ton sur lequel est évoqué l’« instant unique et poignant », suivi d’une référence littéraire à Poe (après d’autres références qui prouvent une singulière attraction de la littérature), tout cela invite à comprendre au contraire que le « problème de l’art » se révèle, plus ou moins secrètement, d’une portée considérable – et que c’est seulement à raison de cette portée qu’on pourra ensuite conclure que le caractère de l’idole stupide n’appartient qu’à « l’art séparé de la critique », c’est-à-dire de l’art sans « exégèse philosophique ». En réalité, Levinas a montré dans ce texte que le geste de l’art qui transcende « en deçà » est étroitement conjoint au geste de la pensée qui transcende « au-delà », qu’il est la face sensible de l’intelligible, et qu’il accomplit l’œuvre de la sensibilité qui reçoit la secousse rythmique dont la

battue primordiale – singulière musique funèbre – est donnée dans l’instant du mourir, c’est-à-dire dans la possibilité, pour tout résumer, que le néant dure. Mais cette possibilité est celle-là même de la sensibilité et la sensibilité affectée par le rythme, dans laquelle « le sujet […] est extérieur à luimême » (129), a été qualifiée par cette phrase nominale : « Extériorité de l’intime. » (id.) Si l’art est extériorité de l’intime, n’est-il pas déjà, de lui-même, tourné vers la « relation à autrui » vers laquelle l’exégèse philosophique devra l’entraîner – entraîner plus loin son entraînement ? Sans doute, cette extériorité forme aussi l’ombre de l’intime. Mais l’ombre, c’est-à-dire la ressemblance, n’est-elle pas cela dans quoi ou comme quoi s’échappe l’être, selon la formule : « L’être n’est pas seulement lui-même, il s’échappe. » (133) Cette échappée a deux formes et deux directions, nous aura dit le texte, celle de la révélation en vérité et celle de la ressemblance en image. Mais ce sont bien deux modes de la même échappée. L’en-deçà et l’au-delà sont deux modes, deux allures de la même transcendance. En fait, c’est cette transcendance ou cette échappée elle-même qui n’échappe qu’en se dédoublant ainsi, en projetant l’ombre de son élan. Levinas aura eu beau écrire de cette « essence fantomatique » que « rien ne permet de l’identifier avec l’essence révélée dans la vérité » (136), il n’aura pas cessé de montrer que cette non-identité se joue au sein d’une proximité, voire d’une coappartenance dont pour finir on doit se risquer à dire qu’elle procède tout entière de ce qu’il nomme ici « l’œuvre d’être », et même « l’œuvre triomphale d’être » (136).

588 L’enregistrement de l’intervention improvisée au colloque à partir de quelques notes a subi une défaillance technique. Je rédige donc ces quelques lignes en suppléance. – Le texte de Levinas que j’étudie m’avait été communiqué par Danielle Cohen-Levinas : « La réalité et son ombre » avait été publié à l’origine dans Les Temps Modernes en 1948, puis repris en 1994 dans Les Imprévus de l’histoire chez Fata Morgana. 589 De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 244. 590 Levinas se sert lui-même de cette catégorie dans le texte de 1948 (p. 140). 591 Cf. en particulier l’entretien de Levinas avec Augusto Ponzio dans le livre de ce dernier, Sujet et altérité sur Emmanuel Levinas, L’Harmattan, 1996, où Levinas déclare que l’exégèse « élève à la vérité » et « renouvelle l’œuvre », cette dernière étant aussi bien entendue comme œuvre d’art que comme texte biblique à interpréter. Le dialogue se réfère à la section « Le sens et l’œuvre » dans « La signification et le sens », texte de 1964 repris dans Humanisme de l’autre homme et où l’« Œuvre », avec majuscule, prise dans une remarquable équivoque silencieuse entre l’œuvre de l’art et les œuvres de l’« Action » comme « élan généreux », se trouve caractérisée comme « relation avec l’Autre » (op. cit. Fata Morgana, 1972, p. 42). 592 Substantivant le verbe, lui-même mis entre guillemets. « Le mourir » est héritage et traduction de Heidegger (das Sterben). 593 Id.

LES AUTEURS

FRANÇOISE ARMENGAUD, ancienne élève de l’école normale supérieure, agrégée, docteur en philosophie, maître de conférences, a enseigné la philosophie du langage et l’esthétique à l’Université de Paris X-Nanterre. Elle est notamment l’auteur de : « Sur la philosophie juive », Entretien avec Emmanuel Levinas, Revue de Métaphysique et de Morale, « Philosophies juives », n° 3, juillet-septembre 1985. Repris dans : Emmanuel Levinas, À l’heure des nations, Paris, éditions de Minuit, 1988, pp. 197-215 ; Titres, Entretiens avec vingt-deux artistes, Paris, éditions MéridiensKlincksieck, 1988 ; Emmanuel Levinas, De l’oblitération. Conversation avec Françoise Armengaud sur l’art de Sosno, Paris, éditions de La Différence, 1990 et 1998 ; « Faire ou ne pas faire d’images. Emmanuel Levinas et l’art d’oblitération », Noésis n° 3, La métaphysique d’Emmanuel Levinas, 1999 ; L’art d’oblitération – Essais et entretiens sur l’œuvre de Sacha Sosno, préface de Daniel Charles, Paris, éditions Kimé, 2000 ; « éléments pour un traité de l’oblitération. “Briser la suffisance de l’être”, comme le veut Emmanuel Levinas », Livre de l’exposition Sosno au Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice, novembre 2001 ; Lignes de partage. Littérature / Poésie / Philosophie, Paris, éditions Kimé, 2002 ; « Comment écrire une biographie d’artiste – Sacha Sosno et l’art d’oblitération », Revue Marges, Vies d’artistes, Université de Paris 8, octobre 2007 ; « De l’autre côté du ciel », introduction à Franck Leclerc, L’école de Nice. Paroles d’artistes, Paris, éditions Verlhac, 2010. GÉRARD BENSUSSAN est professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg et chercheur aux Archives Husserl de Paris (ENS, 45, rue d’Ulm) depuis une vingtaine d’années. Il a traduit Schelling, Rosenzweig, Feuerbach, Moses Hess. Ses principaux ouvrages, dont plusieurs sont traduits en allemand, en italien, en portugais et en espagnol sont : Dictionnaire critique du marxisme (PUF, Quadrige, 1999, 3ème éd.), Moses Hess, la philosophie, le socialisme (PUF, 1985 ; 2ème éd. 2004, Olms Verlag, Hildesheim-Zürich, New-York), Questions Juives (Osiris, 1988), La philosophie allemande dans la pensée juive (PUF, 1998), Franz Rosenzweig. Existence et philosophie (PUF, 2000), Le temps messianique. Temps historique et temps vécu (Vrin, 2001), Qu’est-ce que la philosophie juive ? (Desclée de Brouwer, 2004), Heidegger, le danger et la promesse (Kimé, 2006), Marx le sortant (Hermann, 2007), éthique et expérience. Levinas politique (La Phocide, 2008), Dans la forme du monde. Sur Franz Rosenzweig (Hermann, 2009). PIERRE BRUNEL, Professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne, a consacré de nombreux travaux à la relation entre littérature et musique (Les Arpèges composés, 1994, Basso continuo, 2002). Il est l’auteur d’un livre sur Vincenzo Bellini (1981) et de plusieurs livres sur Chopin, dont Aimer Chopin (Symétrie, 2010). Il a obtenu le prix Pierre-Georges Castex de l’Académie des Sciences morales et politiques. RODOLPHE CALIN, agrégé et docteur en philosophie. Auteur notamment de Levinas et l’exception du soi, Paris, PUF, « épiméthée », 2005, et éditeur scientifique (avec C. Chalier) du volume d’inédits d’Emmanuel Levinas, Carnets de captivité et autres inédits, Paris, Grasset / Imec,

2009. BRUNO CLÉMENT a dirigé le Collège international de philosophie de 2004 à 2007 ; il est actuellement Professeur au département de Littérature française de l’Université Paris 8. Ses premiers travaux portent sur l’œuvre de Beckett (L’Œuvre sans qualités, Seuil, 1994). Il a par ailleurs consacré plusieurs ouvrages à la lecture : Le lecteur et son modèle, PUF, 1999 ; L’Invention du commentaire – Augustin, Jacques Derrida, PUF, 2000. Ses recherches actuelles, qu’inaugure Le Récit de la méthode (Seuil, 2005) sont à l’intersection de la littérature et de la philosophie. JOSEPH COHEN est Enseignant-chercheur en philosophie contemporaine allemande et française près le University College de Dublin. Il a publié, aux éditions Galilée, trois ouvrages : Le spectre juif de Hegel (2005), Le sacrifice de Hegel (2007) et Alternances de la métaphysique. Essais sur Emmanuel Levinas (2009). Il a co-dirigé, en collaboration avec Raphael Zagury-Orly, le collectif Judéités. Questions pour Jacques Derrida (Galilée, 2003) et, pour la revue Les Temps Modernes, Heidegger. Qu’appelle-t-on le lieu ? (Les Temps Modernes, Gallimard, n° 650). En collaboration avec Gérard Bensussan, il a co-dirigé, aux éditions Kimé, Heidegger. Le danger et la promesse (2006). Il est, depuis 2008, membre du comité de rédaction de la revue Les Temps Modernes. DANIELLE COHEN-LEVINAS, est philosophe, musicologue, professeur à l’Université Paris IV Sorbonne où elle a fondé le Groupe d’études et de philosophie juive. Spécialiste de l’idéalisme musical allemand et d’opéra, de philosophie contemporaine et de post-phénoménologie française, elle est chercheur associé aux Archives Husserl de Paris. Elle est l’auteur de nombreux essais, articles et a publié plusieurs ouvrages collectifs consacrés à ces différents domaines de la pensée. MICHEL DEGUY, poète. Publications chez Gallimard et au seuil (et divers). Dirige la revue « Po&sie », chez Belin DENIS GUÉNOUN, aujourd’hui professeur à la Sorbonne et directeur du Programme de Recherches Interdisciplinaires sur le Théâtre et les Pratiques Scéniques, a été précédemment comédien, musicien, metteur en scène (1974-1990), animateur de la compagnie L’Attroupement, puis directeur du Centre Dramatique National de Reims. Auteur de textes de théâtre, parmi lesquels Lettre au directeur du théâtre (Cahiers de l’égaré, 1996), Monsieur Ruisseau (Circé, 1997), Scène (Comp’Act, 2000), Ruth éveillée et Tout ce que je dis (Cahiers de l’égaré, 2007 et 2008) ; de divers essais, dont Le Théâtre est-il nécessaire ? (Circé, 1997), L’Exhibition des mots (Circé, 1998), Hypothèses sur l’Europe (Circé, 2000), Après la révolution (Belin, 2003) ; Livraison et délivrance (théâtre, politique, philosophie), (Belin, 2009) ; et d’un récit : Un sémite (Circé, 2003). STÉPHANE HABIB, est docteur en philosophie, psychanalyste, membre de l’EPFCL, tient, avec le Dr Françoise Gorog, un séminaire consacré à Jacques Lacan et la philosophie contemporaine à l’Institut des Hautes études en Psychanalyse, et co-dirige avec Françoise Gorog la revue Corrélats. Il est notamment l’auteur de La responsabilité chez Sartre et Levinas (L’Harmattan), Levinas et Rosenzweig – Philosophies de la révélation (P.U.F.) et de nombreux articles dont « Comme si on savait ce que l’on voulait dire » in Judéités – Questions pour Jacques Derrida (Galilée), « écoute tes lalangues – Heidegger et Lacan, ça promet » in Heidegger – Le danger et la promesse (Kimé)… Il a écrit plusieurs articles avec Raphaël Zagury-Orly dont les préfaces aux traductions en hébreu de Circonfession et de Adieu – à Emmanuel Levinas de Jacques Derrida.

GILLES HANUS, est docteur es-Lettres et professeur de philosophie dans le secondaire. Directeur des Cahiers d’études levinassiennes, il est l’auteur de L’Un et l’universel. Lire Levinas avec Benny Lévy, Verdier, 2007 et l’éditeur scientifique de quatre ouvrages de Benny Lévy parus chez le même éditeur. JEAN-LUC MARION, est l’auteur d’une œuvre philosophique importante, traduite dans de nombreux pays. Spécialiste de Descartes et de l’histoire de la philosophie moderne, phénoménologue, il enseigne à l’Université Paris-Sorbonne et à l’Université de Chicago. Il a reçu le Grand prix de philosophie de l’Académie française en 1992, où il a été élu en 2008, et le KarlJaspers-Preis à Heidelberg en 2007. ÉRIC MARTY, professeur de littérature contemporaine à l’Université Paris 7, auteur de nombreux essais sur Roland Barthes, René Char, Jean Genet, Louis Althusser… dernier livre paru : Roland Barthes, la littérature et le droit à la mort, éd. du Seuil, 2010. À paraître en mars 2011, Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux, éd. du Seuil, coll. « Fiction et cie ». GEORGES MOLINIÉ, Professeur de stylistique, rhétorique, sémiotique à l’Université ParisSorbonne (Paris IV). édition « Budé » (notice, texte avec apparat critique, traduction avec notes, carte, index), du roman de Chariton Le Roman de Chairéas de Callirhoé, Paris, Les Belles lettres, 1979 (2° édition, 1989) ; Du roman grec au roman baroque : un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII, Toulouse, Publications de l’Université de Toulouse – Le Mirail, 1982 (2° édition, PUM, 1995) ; éléments de stylistique française, P.U.F., 1987 (3° édition, 1997) ; Vocabulaire de la Stylistique (en collaboration avec Jean Mazaleyrat), collection « Grands dictionnaires » des P.U.F., 1989 ; La Stylistique, P.U.F., « Que sais-je ? », 1989 (4° édition 1996) – traduit en arabe, en japonais et en croate ; Le Français moderne, P.U.F., « Que sais-je ? »,1991 ; Dictionnaire de Rhétorique, Hachette, « Les Usuels de Poche », 1992 (nombreuses rééditions) ; Approches de la réception – Sémiostylistique et Sociopoétique de Le Clézio, P.U.F., 1993 (en collaboration avec Alain Viala) ; La Stylistique, P.U.F., collection « 1er Cycle », 1993 (3° éd., 2001) et rééd. « Quadrige » 2004 ; Sémiostylistique – L’effet de l’art, « Formes sémiotiques », PUF, 1998 ; Hermès mutilé – Vers une herméneutique matérielle, Essai de philosophie du langage, Paris, Champion, 2005 ; De la pornographie, éditions MIX, Paris, 2006. JEAN-LUC NANCY, est philosophe, professeur émérite à l’Université Marc Bloch à Strasbourg, auteur de très nombreux ouvrages parus pour la plupart aux éditions Galilée. Son œuvre, reconnue internationnalement, est traduite dans le monde entier. ORIETTA OMBROSI, est docteur en philosophie et traductrice. Enseigne la philosophie morale au Département de Philosophie de l’Université de Bologne. A publié divers articles dans des revues scientifiques, en France et en Italie notamment sur la pensée de Rosenzweig, Benjamin, l’école de Francfort, Neher, Levinas, Derrida. Aux éditions Hermann elle a publié Le crépuscule de la raison. W. Benjamin, T. Adorno, M. Horkheimer, E. Levinas, face à la Catastrophe (2007).Elle est également auteur de livres de philosophie pour la jeunesse (Seuil). GUY PETITDEMANGE, philosophe français, rédacteur en chef de la revue Les archives de philosophie. OLIVIER SOUTET, est professeur à Paris IV Sorbonne et à l’Institut Catholique de Paris, spécialiste de linguistique générale et française, histoire de la langue française, psychomécanique

guillaumienne. Il a publié plusieurs livres dont La syntaxe du français, Paris, PUF, 2009. Membre de comités scientifiques de plusieurs revues de linguistique (en France et à l’étranger), il a consacré de nombreuses communications à la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume (notamment sur ses relations avec la phénoménologie). RAPHAEL ZAGURY-ORLY, est Directeur du Programme de Maîtrise en Beaux-Arts (MFA) près l’école des Beaux Arts et d’Architecture de Bezalel. Il est également enseignant-chercheur en philosophie à l’institut Cohn de l’Université de Tel-Aviv. En 2010, il a publié un ouvrage intitulé Questionner encore aux éditions Galilée ainsi que de très nombreux articles sur l’idéalisme allemand, la phénoménologie allemande et sur la philosophie française contemporaine. Il a aussi co-dirigé, avec Joseph Cohen, le collectif intitulé Judéités. Questions pour Jacques Derrida aux éditions Galilée, publié en 2003 et, pour la revue Les Temps Modernes, le collectif Heidegger. Qu’appelle-t-on le lieu ? (Les Temps Modernes, n°650). Il est, depuis 2008, membre du Comité de Rédaction de la revue Les Temps Modernes et, depuis 2004, éditeur scientifique et traducteur auprès des éditions Resling de Tel-Aviv. Il a écrit plusieurs articles avec Stéphane Habib dont les préfaces aux traductions en hébreu de Circonfession et de Adieu – à Emmanuel Levinas de Jacques Derrida.

Imprimé sur les presses d’E.M.D au mois d’octobre 2010 pour le compte des éditions Manucius 40, rue de Montmorency – 75003 Paris La version ePub a été préparée par LEKTI en décembre 2012

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