Le Mysterieux Survivant d'Octobre Pierre de Villemarest 1984
April 28, 2017 | Author: wxcvbnnbvcxw | Category: N/A
Short Description
Book claiming the Tsar family survived...
Description
LES GRANDES ERREURS HISTORIQUES
P.Ede\nLLE~EST
LE
MYSTERIEUX SURVIVANT D'OCTOBRE
ÉDITIONS FAMOT
Exemplaire réservé par François Beauval é ses amis bibliophiles
Avec la collaboration de Danièle de Villemarest et les archives du Centre Européen d'Information
© Editions Crémille et Famot, Genève 1984
TABLE DES MATIÈRES
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Première partie: Le transfuge . . . . . . . . . . . . . . . .
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Heckenschuetze »passe à l'ouest . . . . . . . 15
1.
«
Il.
La guerre des taupes, pendant quatre ans . . 31
Ill. Les rescapés du groupe Odra contre-attaquent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Deuxième partie: Mise en scène pour truquer l'Histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
IV. Un pseudo-massacre.................... V.
83
Les chargés de mission d'une intrigue anglo-américaine ....................... 105
VI. Tout était possible à Tobolsk, en 1917 et 1918 .................................. 125 VIl. Triple jeu dans le triangle Berlin-MoscouKiev .................................. 147 VIII. Les brouillards de l'automne 1918 ......... 165 Troisième partie: Le dernier combat des Romanov ........................... ; ...... 187
IX. Une autre vie ailleurs, pour survivre. . . . . . . . 189 X.
Aleksei Nikolaievitch Romanov raconte l'été 1918 .............................. 207
Xl. La destruction progressive d'un témoin gênant ................................ 235 Xli. La chasse aux preuves d'une identité ...... 253 Xlii. La mort rôde autour de Long Island ....... 275 Annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287
INTRODUCTION
Quarante-deux ans et six mols après le
prétendu massacre des Romanov, à Ekaterinbourg, un mystérieux correspondant anonyme de la C.I.A., qui depuis avril 1958 passait à l'Ouest des rensei· gnements et documents d'importance stratégique unique, allait plonger la Centrale américaine dans un abime de perplexité, en lui demandant asile. C'était le 25 décembre 1960. A Berlin, ville emmurée, symbole silencieux des drames engen· drés en 1917, et perpétués moins de trente ans 9
LE MYSTÉRIEUX SURVIVANT
plus tard par les conférences de Téhéran et de Yalta. - Je suis le tsarevitch! affirmera ce correspondant très exceptionnel, une fois conduit à Langley, le siège central de la C.I.A. Affabulateur, mythomane, faux transfuge? Non. Car depuis trois ans, alors, tous ses renseignements, parvenus d'abord via Berne, ont été recoupés, vérifiés, exploités. Il a fait prendre des espions, au cœur du monde occidental, que nul n'avait encore soupçonnés de trahir leur pays. Démasqué de faux réseaux de résistance créés par le K.G.B., dans plusieurs pays de l'Est, à seule fin de liquider les opposants au système soviéto-communiste. Par exemple, en Pologne. Révélé l'existence de nouvelles armes qui bientôt, à l'Est, seront opérationnelles. Mais l'homme surgit du froid au moment où il ne fallait pas. A l'heure où d'importants groupes d'influence, dans les milieux occidentaux, estiment qu'il faut en finir avec la «guerre froide». Qu'il suffira de tendre la main à l'U.R.S.S., de lui proposer «la coopération au lieu de la confrontation», pour que naisse enfin la paix universelle, sous le signe d'un Nouvel Ordre économique mondial. L'opinion ne sait pas encore le tournant que préparent les éminences, gouvernementales ou non, qui engagent l'avenir des peuples encore libres. Par-delà les «incidents de parcours», comme croira pouvoir les définir un politicien français évoquant avec cynisme Prague 1968, après le Mur de Berlin en 1961, et l'affaire des missiles soviétiques implantés à Cuba en 1962. C'est dans l'huis entrouvert de cette période aussi trouble que troublante, que l'homme qui se prétend le tsarevitch a glissé son pied. Juste à temps pour que, pendant trois ans, une douzaine de pays occidentaux puissent exploiter ses renseignements uniques, prenant en flagrant délit 239 espions, dans leurs administrations, leurs ministères et même leurs centrales de Services secrets qui étaient supposées les détecter. 10
D'OCTOBRE
Nous racontons son arrivée à l'Ouest telle qu'elle eut lieu. Sans rien romancer. Mais nous disons aussi la façon dont certains personnages, parmi les mieux placés pour vérifier son irréfutable apport à la sécurité du monde libre, ont joint leurs efforts à ceux des «taupes» du K.G.B., pour progressivement détruire celui qui, décidément, gênait leurs visées politiques. Or, c'est l'évidence: pourquoi cet homme, dont les révélations ont été vérifiées à cent pour cent, s'agissant de la guerre secrète de l'Est contre l'Ouest, serait-il soudain devenu fou, affabulateur, mythomane, au point de détruire sa crédibilité en revendiquant faussement une aussi lourde hérédité que celle des Romanov? Pourquoi sa persévérance à dénoncer, une fois redevenu «civil», libéré de la C.I.A., le mythe du massacre d'Ekaterinbourg a-t-elle fait que dix ans plus tard, mais en se gardant de le citer, deux ou trois historiens anglo-américains ont déjà admis, en se penchant de nouveau sur les archives de ce temps et sur leurs témoignages, qu'en effet le massacre n'eut pas lieu? Ils empruntent au transfuge, en l'ignorant, puis en déformant dans son récit ce qui les gêne. Et ils vont assurant sans preuves que l'impératrice et ses filles ont échappé à la tuerie, mais ni le tsar ni le tsarevitch ... Plus récemment d'autres exploitent ce rejet sélectif du prétendu massacre, rejet qu'ils sont incapables de justifier vraiment, pour en faire le support de leurs prétentions à la succession des Romanov par les femmes. Ainsi un petit-fils de la comtesse Czapska qui signe prince Alexis d'Anjou 1• Nos rapports avec le transfuge si bien informé, avec certains de ses amis, de ses interrogateurs américains et autres, la disposition d'une bibliothèque unique en plusieurs langues, des revues, livres, journaux parus de 1914 à 1924, quelques raisons de métier et de famille, nous ont permis de 1.
Mol, Alexis, arrière-petit-fils du Tsar, Paris 1982.
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prendre l'Histoire officielle à rebours, d'exposer, de comparer. Le lecteur jugera. Michel Goloniewski ne serait-il pas vraiment Aleksei Nikolaievitch Romanov qu'il a en tout cas obligé des historiens à réviser les truquages passés depuis 1918 en prétendue vérité historique. Et reste à expliquer pourquoi cet homme a préféré sa vérité, la haine des autres, l'inconfort, aux considérables facilités qu'on lui offrait. En échange de son silence. Pierre de Villemarest
1. Le Transfuge
Chapitre 1
« HECKENSCHUETZE » PASSE À L'OUEST
Devant une centaine de diplomates médusés,
et pour la joie des employés, fonctionnaires et journalistes de l'assemblée générale de I'O.N.U., Nikita Khrouchtchev avait brandi sa chaussure, et tapé sur la table. Dans le tumulte qui s'ensuivit, le président, de son côté, cassa son marteau en tentant de rétablir l'ordre. La scène est connue. Ce que l'on sait moins, sauf parmi quelques initiés, c'est que la rage du Premier soviétique n!éclatait pas seulement à
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propos des différends Est-Ouest des derniers mois. Une crise couvait en U.R.S.S. derrière la façade bien léchée de l'Etat et en dépit de l'apparente homogénéité de son cerveau: le Politburo. Une querelle avait éclaté entre les dirigeants du K.G.B., le service d'espionnage et de contreespionnage de l'U.R.S.S., et ceux du G.R.U., le service de renseignement militaire. Chacun des «cousins» accusait l'autre des fuites étonnantes et à très haut niveau dont, depuis un an au moins, l'Ouest s'abreuvait. La querelle se répercutait au sommet de l'appareil: plusieurs vétérans accusaient Khrouchtchev de protéger Alexandre Chelepine, qui en 1958, à quarante ans, avait été placé par lui à la direction du K.G.B. Un si jeune homme, soupçonné de teinter ses convictions communistes d'un certain nationalisme, et surtout d'un jeu personnel. Mais, selon Khrouchtchev et son entourage, les fuites essentielles provenaient de ce qu'à Berlin-Ouest les antennes des services secrets occidentaux plongeaient trop facilement vers l'Est, par Allemands interposés. Aussi voulait-il obtenir la reconnaissance officielle du régime est-allemand, et qu'en outre, sous prétexte d'en faire «une ville libre et démilitarisée», les Alliés quittent BerlinOuest. L'U.R.S.S., elle, maintiendrait ses armées et ses «services» du côté oriental. Sa sécurité l'exigeait, assurait Khrouchtchev.
«Heckenschuetze» appelle J. Edgar Hoover Les Alliés faisaient la sourde oreille. Du moins leurs états-majors. Car, du côté diplomatique, les conceptions s'orientaient dans un sens favorable aux revendications soviétiques. Depuis un an les experts des milieux influents américains, ceux du Counci/ on Foreign Relations (ou C.F.A.), véritable cerveau de la politique de la Maison-Blanche
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depuis les années Trente, avaient rédigé une projection de leurs vœux pour la décennie qui s'ouvrait. Intitulés Basle aims of U:S. foreign Policy (les buts fondamentaux de la politique étrangère américaine), leur étude valait consignes pour le département d'Etat. Elle envisageait les moyens de sortir de la «guerre froide». Parmi ses rédacteurs essentiels figuraient McGeorge Bundy qui, dès l'élection de Kennedy, en novembre 1960, devint le principal conseiller du président pour les affaires secrètes, et un certain Henry Kissinger. Ce dernier avait surgi à Harvard, après un temps de service dans les forces américaines d'occupation en Allemagne, durant lequel il avait pris du galon dans les services de renseignement. Puis, en 1955 et 1956, il avait dirigé le comité d'études du C.F.A. pour les affaires étrangères et nucléaires, et de 1956 à 1958, jeté les bases de l'étude qui en 1960 précisait les objectifs du président Kennedy. Les frères Rockefeller avaient financé Kissinger, un de leurs protégés depuis dix ans. S'il fallait bien une Défense américaine, exposait-il, il fallait en tout cas «en finir avec l'esprit de croisade et avec l'idée que la force pourrait jamais vaincre la Révolution» 1 • Nul doute qu'il y aurait encore «des guerres limitées» entre l'Est et l'Ouest, mais tout homme raisonnable devait constamment négocier en même temps avec l'adversaire, afin de trouver le nécessaire compromis. Or un homme allait, durant cet hiver 1960-1961, se mettre en travers des projets de ces têtes pensantes qui voulaient convaincre l'U.R.S.S.; malgré les rivalités idéologiques et les guerres indirectes, qu'elle avait tout à gagner à devenir «partenaire plutôt qu'adversaire» du monde atlantique. C'était à quelques jours de Noêl 1960. Une simple standardiste, au consulat américain de BerlinOuest, fut la première intermédiaire dans l'affronte1.
Kissinger, dans Nuclear Weapons and foreign Policy.
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ment entre ces hauts personnages et un transfuge décidé à brouiller leur grand jeu. Elle vit s'allumer soudain l'un des voyants de son tableau, et décrocha son appareil. A cette heure-là, c'était sans doute un de ses amis. Mais la voix lui était inconnue. Celle d'un homme qui d'abord s'exprima en anglais, brièvement, puis demanda si son interlocutrice parlait allemand et, sur son aquiescement, lui répéta ce qu'il avait dit, voulant être sOr d'être bien compris. Car il lui demandait d'avertir tout de suite «qui de droit», au consulat, afin qu'en haut lieu, en très haut lieu, son correspondant habituel sache qu'il était dans l'obligation, avant une semaine, de demander l'asile, pour lui, pour sa femme, pour deux ou trois personnes. Et que tout devait être prêt pour l'emmener ailleurs, sans attendre. - Vous direz simplement que «Heckenschuetze, »... «the Sniper 1 »... vous m'avez bien compris? veut voir Hoover. «Qui de droit» comprendra! Je rappellerai pour confirmation, juste avant d'arriver, le 25 décembre... - Mais c'est le jour de Noêl ! fit machinalement la standardiste. - Justement! répondit la voix. On avait raccroché. Elle bougonna, et se mit en quête de l'officier de p~rmanence, à la Sécurité. Si vraiment il s'agissait d'un authentique transfuge, certains fonctionnaires se souviendraient longtemps de leur petit Noêl 1960. C'en était un. Et de poids. La filière passait par Berne
Dès que, le 25 décembre 1960, après confirmation téléphonique, Heckenschuetze entra de nuit dans les locaux du consulat américain de Berlin-Ouest, 1. C'est-à-dire «le Franc-tireur», en allemand et en anglais.
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la standardiste le reconnut, à sa voix. Il était grand, portait la cinquantaine, et sous ses yeux vifs et un nez prononcé, s'ourlait une bouche qu'elle trouva sensuelle. A ses côtés, une femme brune, relativement effacée, qu'il appela Irmgard et présenta comme son épouse. Derrière eux, trois inconnus, dont l'histoire n'a pas révélé les noms. Ni ce qu'ils sont devenus. «Qui de droit» était là, côté américain: en l'occurrence deux officiers de la C.I.A., qui présentèrent leurs papiers, et des sceaux que le transfuge connaissait fort bien. Mais il tiqua, sans cacher sa déception. . - Ce sont des officiers du F.B.I. que je voulais rencontrer ! L'un des Américains crispa légèrement ses mâchoires et répliqua que l'homme aurait avant peu l'occasion d'en voir, mais certainement pas à Berlin. En même temps, il jetait un coup d'œil sur les papiers que lui avait tendus son interlocuteur, où celui-ci était dit être Michel Goloniewski, lieutenantcolonel des Services spéciaux polonais. Et vicedirecteur du Renseignement militaire de ce pays. S'agissait-il d'un mythomane qu'à la Centrale on aurait pris au sérieux? Impossible. Durant les trois jours qui avaient suivi la transmission de son appel téléphonique, les câbles codés n'avaient cessé de se succéder, entre Langley et l'antenne, à BerlinOuest, de la C.I.A. Les ordres avaient été formels, répétés, insistants: il s'agissait vraiment d'une affaire de la plus haute importance. L'homme, il fallait le soigner, le dorloter même, le protéger, et l'embarquer dès que possible, avec sa suite, par avion militaire spécial. Vers Francfort, la base arrière la plus sOre. Jusque-là pas d'autres contacts que les deux officiers chargés de son accueil à Berlin. Et pas de questions à lui poser avant que d'autres le prennent en charge. C'était une procédure inhabituelle. On devait avoir de bonnes raisons, à Langley.
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L'homme tint à garder avec lui la petite mallette qu'il n'avait pas un instant lâchée, durant ces premières minutes, jusqu'à ce qu'Irmgard et lui soient conduits à la pièce où ils allaient passer leur nuit. Une nuit très courte. Dès l'aube, Ils voleraient vers Francfort. Le contenu de cette mallette et d'autres documents qu'il avait enfouis dans un tronc d'arbre, aux environs de Varsovie - la C.I.A. se chargerait plus tard de les récupérer -, allaient déclencher des catastrophes en cascades, à travers le monde, en peu de mois. Des catastrophes pour le K.G.B. et ses filiales des Etats satellites, dans une douzaine de pays. Mais pas seulement à l'Est: à l'Ouest aussi, dans les ambassades, les ministères, les états-majors, et dans les arcanes de plusieurs services secrets supposés combattre le K.G.B. C'est que tout avait commencé bien plus tôt: un 1er avril 1958. Par une lettre mystérieusement parvenue à Henry J. Taylor, alors ambassadeur des Etats-Unis à Berne. Avec demande expresse que les renseignements joints, signés « Heckenschuetze », soient transmis à J. Edgar Hoover en personne. Pourquoi au directeur du F.B.I.? L'ambassadeur n'avait pas osé transgresser la règle: la C.I.A. seule était habilitée. Depuis, pour garder le contact, les accusés de réception avaient été signés « Hoover». De même les éventuelles demandes d'éclaircissements. Heckenschuetze était étonnant: la Centrale semblait avoir un agent au cœur du Comité de coordination du Renseignement et du Contre-espionnage des Etats membres du Pacte de Varsovie. A présent l'homme était là, dans Berlin, face à la C.I.A. Il n'avait plus le choix. Retour impossible. Même s'il n'avait pas confiance en ses anges gardiens, ce que prouvait son attitude, il devait se plier aux circonstances.
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D'OCTOBRE L'étrange Howard «Homer» Roman Michel Goloniewski dut en effet s'y plier. Et subir un second choc désagréable, le 5 janvier 1961, lorsque, installé pour quelques jours aux environs de Francfort, il comprit que jamais le F.B.I. ne viendrait au rendez-vous, que la C.I.A. le tenait, qu'elle ne le lâcherait plus. - Homer Roman! avait dit l'envoyé de Langley lorsque, en bout de piste de l'aérodrome militaire ouest-allemand, il touchait la dernière marche de la passerelle. Un nom fabriqué, se dit Goloniewski. Et cet homme n'a rien d'américain. Il m'a tendu la main, à l'européenne. Et pourquoi s'intéresse-t-il bien plus à ma vie privée, voire à mon enfance, qu'à tous ces renseignements que je brOie d'exposer? Jusqu'au soir du 25 décembre 1960, on n'avait connu qu'Heckenschuetze. On savait qu'il s'appelait Goloniewski, maintenant, et il prouvait, avec les documents sortis de sa mallette qu'il avait vraiment tenu de très hauts postes, dans l'état-major du Renseignement soviéto-satellite. Pourquoi ce prétendu Roman insistait-il sur son jeune âge? Où êtes-vous né? Où étiez-vous à 13, 14, 15 ans- en 1917, 1918, 1919 - puisque vous dites être né en 1904? Etrange. Son hérédité, sa jeunesse comptaient donc tant. Etait-il d'avance démasqué? Quelle erreur avait-il bien pu commettre? Ce « Roman» était-il quelque cousin éloigné, du même âge que lui à deux ou trois ans près, chargé de déterminer son identité et sa nationalité réelle, et peut-être de balayer d'un coup le scénario qu'il avait prévu de mettre en œuvre? Michel Goloniewski se dérobait. Son secret personnel, il ne s'en délivrerait qu'après exploitation de tous les secrets qui étaient encore enfouis non loin de Varsovie. Lorsqu'on aurait neutralisé les «taupes», dans les services occidentaux et jusqu'au sein de la C.I.A. Car il apportait de quoi mettre hors-jeu au moins deux cents de ces taupes, en plus des centsoixante pages de notes ultra-secrètes, emportées 21
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avec lui le soir de Noêl. Le soir du grand saut qui l'avait amené à l'Ouest, pour échapper aux soupçons qui, visiblement depuis un mois, pesaient sur lui. L'étrange Howard « Hom~r » Roman faisait en tout cas le travail qu'on lui avait demandé. Tenant Bagley, l'homme de la Centrale qui avait pris en main le dossier cc Heckenschuetze », en 1958, attendait chaque jour son rapport. Il lui avait raconté l'affaire de la première lettre. Elle était écrite en très bon allemand, mais le signataire refusait aussi bien de dévoiler son identité que de révéler sa nationalité. N'eQt été l'importance des renseignements fournis, dament vérifiés dans les semaines suivantes, on aurait passé le dossier aux analystes habitués aux manœuvres d'intoxication et de désinformation du bureau du général soviétique Agayants, le créateur en 1959 du. Bureau D (pour Désinformation) au sein du 1er Directorat du K.G.B. Heckenschuetze avait expliqué ses raisons: il y avait trop de taupes au sein des services alliés, américains inclus. Tout indice trop clair à son sujet le brOierait. On n'avait qu'à recevoir ce qu'il expédierait. Et vérifier. Roman fit en tout cas vérifier, entre le 6 et le 11 janvier 1961, date de leur envol vers les Etats-Unis, ses premières déclarations. Goloniewski disait avoir pendant la guerre travaillé avec un groupe polonais très .particulier, qui étendait ses antennes jusqu'en Biélorussie et sur la moitié occidentale de l'Ukraine. Après 1945, il avait lentement gravi les échelons du Renseignement polonais. Sous contrôle soviétique, bien entendu. En passant notamment par la section scientifique et technique du contre-espionnage; puis aux analyses et évaluations du Renseignement; puis à l'inspection générale du Renseignement, et finalement à la direction de sa sécurité interne. Cette direction était le tremplin vers de plus hautes responsabilités, d'autant que l'homme était multilingue. Ainsi, de 1953 à
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1957, il avait été vice-directeur du Contre-espionnage polonais avec 65 officiers sous ses ordres. Et de là, quittant l'orbite étroitement polonaise, il avait accédé au Comité de coordination du Renseignement et du Contre-espionnage des pays du Pacte de Varsovie. Bavard sur tous ces points, Goloniewski se taisait pour le reste. Howard Roman doutait qu'il portât vraiment ce nom. Il avait raison. Sous contrat avec la C.I.A.
Lorsqu'ils quittèrent Francfort, il lui posa de nouveau la question de son identité. Goloniewski esquissa un sourire. Sans répondre. Mais son sourire s'effaça lorsque Roman demanda pourquoi vraiment il tenait tant à voir J. Edgar Hoover, à traiter avec le F.B.I., alors que la C.I.A. était directement concernée par ses renseignements, et le protégeait. - Nous verrons cela plus tard ! fit Goloniewski. Puis, durant le reste du voyage, il ne s'occupa plus que de parler avec sa femme, de dormir, ou de lire. Le 13 janvier 1961, après quelques heures dans les locaux de Langley, nouvelle bâtisse où la Centrale américaine s'installait à peine, certains travaux n'étant pas achevés, Goloniewski et sa femme s'installèrent dans une demeure provisoire, à McLean, Virginie. Ils vivraient un peu plus tard, pour plusieurs années, dans un appartement d'Arlington. C'est là que débuta l'affaire la plus étrange de notre siècle, avec parmi ses personnages clefs un certain «Peter Skov», l'un de ceux dont Goloniewski estime aujourd'hui qu'il joua contre lui le jeu qui devait se terminer par une rupture définitive avec la C.I.A., en "1964. En attendant il avait dO signer, la peur au ventre, le contrat qui, en échange de la protection de la Centrale et d'un traitement égal à celui de son grade et de ses fonctions à Varsovie, l'engageait au service de la C.I.A., comme expert. C'était moins
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pour. sa vie qu'il craignait, à l'avenir, que d'avoir peut-être risqué cette vie pour rien durant une trentaine d'années. Il avait accumulé depuis 1945 de quoi faire sauter, partiellement au moins, l'appareil totalitaire de l'Est; mais rien ne lui garantissait à présent qu'on utiliserait vraiment ses documents. D'ailleurs ni en 1961, ni jusqu'à la mort du chef du F.B.I., Goloniewski ne réussit à rencontrer J. Edgar Hoover. D'une façon ou d'une autre, les agents de la C.I.A. l'en empêchèrent. Or, à ses yeux, quoi qu'on put reprocher à Hoover - son caractère, ses méthodes, ses rancunes, ses colères - son service était bien moins pénétré par les agents de l'Est que la C.I.A.; qui elle-même l'était pourtant moins que les services secrets britanniques. Le transfuge ne pouvait pas ne pas se méfier. Il avait trop souvent entendu Alexandre Chelepine, le chef du K.G.B. - ou encore Markus Wolf, le chef des services équivalents d'Allemagne de l'Est-, se vanter de leur pénétration très haut dans la C.I.A. et surtout dans le Conseil national de Sécurité, qui supervisait toutes les agences secrètes des EtatsUnis. Le plan de l'homme était d'épuiser d'abord les preuves réunies par lui du noyautage du Secret Intelligence britannique, du B.N.D. ouest-allemand (les services de renseignement du général Gehlen) et surtout de l'Office de Protection de la Constitution (le contre-espionnage civil ouest-allemand). Puis d'aider à des coups de balais identiques dans certains appareils politiques occidentaux, dont celui de l'Alliance atlantique, celui du parti socialdémocrate et du parti libéral ouest-allemands. Après quoi, Michel Goloniewski aborderait les affaires du Conseil national de Sécurité et de la C.I.A. Après quoi enfin, il aborderait son vrai passé, sa nationalité, son identité. Car on ne pourrait tout de même pas douter, après toutes les preuves qu'il aurait données de sa véracité, qu'il fOt l'héritier qu'il prétendait être, depuis qu'un certain automne
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Portrait du prince héritier diffusé aux troupes en 1916 et sa signature. Document de l'auteur.
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de 1918 sa famille et lui avaient abouti en Pologne. Il fallait, en attendant, jouer serré. Prendre de vitesse les agents de l'U.R.S.S. Déjouer les sabo· teurs qui sans doute s'arrangeraient pour que les actions menées contre quelques-uns étouffent ou brouillent les pistes qui conduisaient à d'autres. Et plus haut. Un excès de zèle, aussi bien qu'une fuite apparemment secondaire, y suffiraient. «Peter Skov » : détente et désarmement d'abord L'un de ses premiers interrogateurs, «Peter Skov », l'inquiéta plus encore que Roman. Durant des jours et des jours il devait le harceler, pour lui faire dire ce qu'il savait des réalisations scientifi· ques et techniques, en matière d'armements, au sein du Pacte de Varsovie. Bien entendu Goloniewski avait appris beaucoup de choses, à ses divers postes. Mais il n'était pas un savant, ni même un ingénieur spécialisé dans le nucléaire, ou les missiles, ou les armes plus secrètes. Skov semblait déçu, et comme agacé de ne pas en tirer plus. Goloniewski contrôlait ses pro· pres réactions. Il avait si peu confiance en Skov qu'il ne pouvait lui dire le fond de sa pensée. Il aurait voulu hurh;~r. une fois pour toutes: - Tout cela ne m'intéresse que secondairement. Ce ne sont pas ces armes ultra-secrètes qui menacent l'Occident, les Etats-Unis inclus. Ce sont les taupes qui patiemment, ces dix, vingt, trente der· nières années, ont investi vos gouvernements, vos partis, vos services secrets. Et c'est pour la chasse aux taupes que je suis venu jusqu'à vous! Mais si Skov était lui-même une de ces taupes? Le transfuge devait se taire. Admettre ce temps perdu, jusqu'à ce qu'on en vienne enfin à l'exploita· tien, avec lui, des documents apportés dans ce des· sein, et des milliers de pages de notes et synthèses des Services polonais et du Comité de Varsovie
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qu'on n'avait pas encore récupérés, aux environs de la capitale. Goloniewski avait raison de se méfier. Car même si Skov n'était pas, n'a peut-être pas été une taupe, son passé, ses amitiés, ses aspirations, ses convictions, le conduisaient sur des voies q1,1i ne pouvaient que réjouir les Soviétiques. Selon un Who's Who in the C.I.A. publié en 1968, donc sept ans plus tard, Skov s'appelle en réalité Herbert Scoville. Dans les années Soixante il était «un des adjoints du directeur de la C.I.A. pour les affaires de Science et de Technologie». Et de ce fait un des conseillers très écoutés des gouvernements successifs, de 1956 à 1963, pour les affaires de Désarmement. Il avait l'oreille de McGeorge Bundy, à 29 ans déjà l'un des analystes du Council on Foreign Relations (C.F.A.) et dix ans plus tard, en 1959, l'un des admirateurs de Fidel Castro. Militant dans le sillage de J.F. Kennedy, Bundy était, de 1961 à 1966, le n° 2 du Conseil national de Sécurité américain, et partageait les convictions de Seoville: on devait orienter les Etats-Unis, et donc le monde, vers la détente, l'entente et la coopération avec l'U.R.S.S. La coopération plutôt que la confrontation, répétait-il, à la suite de l'un de ses protecteurs au C.F.A., David Rockefeller. Un autre de ses amis était Henry Kissinger. Et Kissinger appliquerait les mêmes conceptions, derrière Richard Nixon, de 1969 ·à 1974. Entre-temps, Scoville aurait quitté la C.I.A. En 1964, c'est-à-dire l'année même où Goloniewski fut rejeté par la Centrale, malgré son immense apport à la cause occidentale. Ou peut-être à cause de cela. Désormais l'un des dirigeants de l'Agence pour le Contrôle des Armements et pour le Désarmement, Scoville devait écrire en avril 1972, dans Foreign Affairs, la prestigieuse revue du C.F.A., que les accords Salt 1 avec l'U.R.S.S. ouvraient «une ère nouvelle». Ils créaient, selon lui, les conditions de l'entente Est-Ouest, et permettaient de réduire l'expansion de la technologie nucléaire tandis que 26
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Washington et Moscou mèneraient le monde au progrès dans la paix. La suite des événements a démontré l'erreur totale d'appréciation de Scoville. Dès le milieu des années 1970, les experts ont découvert que Salt 1 n'avait en rien freiné la course aux armements, et permis au contraire que l'U.R.S.S. dépasse les Etats-Unis dans la maîtrise, la quantité et la qualité des armes nucléaires et conventionnelles. Que cette erreur ait été ou non voulue, Goloniewski n'était, aux yeux de Scoville, en 1961, qu'un dangereux fauteur de guerre, dont il fallait neutraliser l'impact en haut lieu. «Une étonnante récolte», disait Dulles Selon Skov-Scoville, Goloniewski n'était donc qu'un officier aigri, désireux de se venger de ses anciens supérieurs pour n'avoir pas accédé plus haut encore dans la hiérarchie secrète de l'Est. Et de plus «un obsédé de la guerre froide,,, qui voyait des espions partout, au besoin même en inventerait, pour asseoir sa personnalité auprès de la C.I.A. Il assurait par exemple avoir lu à Varsovie le rapport d'une ''taupe,, britannique faisant savoir aux Soviétiques et aux communistes polonais que le Secret Intelligence Service avait dressé une liste de 26 officiels polonais destinés, selon leur profil psychologique, à devenir des agents de l'Ouest. Goloniewski avait apporté cette liste, fournie à ses services par le K.G.B. La C.I.A. en saisit Londres, sans que Scoville soit au courant. Cela ne concernait pas sa branche, ni son rôle auprès de Goloniewski. A Londres, les offi· ciers de Sa Majesté suffoquaient. Il était bien connu qu'un gentleman ne trahit pas! D'ailleurs si l'on soupçonnait déjà Philby, depuis quelques années, rien, aucune preuve, aucun indice, n'étaient venus étayer l'accusation portée contre lui par un autre transfuge. Goloniewski avait pu confectionner
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cette liste, ou le K.G.B. avec lui, . d'après un annuaire téléphonique de Varsovie. Après conversations entre James Angleton, chef du Contre-espionnage de la C.I.A., et ses homologues de Londres, le premier se demandait si Goloniewski n'était pas, après tout, un faux transfuge, venu mêler petits renseignements vrais à des faux susceptibles de jeter confusion, désordre, malentendus, désarroi, au sein des services alliés. Puis on découvrit que la liste des 26 Polonais avait été effectivement dressée par le Renseignement britannique, un peu plus d'un an avant l'arrivée de Goloniewski aux Etats-Unis. L'original se trouvait encore dans les dossiers. Donc il y avait bien «une taupe», au sein des services secrets de Londres. Scoville l'ignorait; et il ignorait que, à peine trois mois après son arrivée aux Etats-Unis, Goloniewski avait déjà permis de démasquer sept espions dont aucun n'avait jamais été repéré, par aucun service, depuis dix ou vingt ans qu'ils sévissaient. Ainsi lsraêl Beer. «Une étonnante récolte», devait dire Allen Dulles, le directeur général de la C.I.A., à l'été 1961. lsraiil Beer, un des espions du siècle Beer était d'origine autrichienne et, à l'écouter raconter sa vie, avait appartenu dès 1934, à vingt ans, au Parti socialiste de son pays. Puis il avait passé un doctorat de lettres à Vienne et suivi les cours de l'Académie militaire de Wiener-Neustadt, d'où il était sorti lieutenant. Ses convictions antifascistes l'avaient mené du côté Rouge, en Espagne, en 1937. Puis il était passé en U.R.S.S., mais avait été si déçu par le Régime qu'il avait décidé d'émigrer en Palestine, en 1938. Puisqu'il était Juif, puisque le nazisme s'installait en Europe, sa terre était là. Dix ans plus tard, Beer appartenait à l'Etat-major de la jeune armée israélienne, mais
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décidait, en 1949, de retourner à la vie civile, et d'entrer au M.A.P.A.I., le parti social-démocrate. Un des rapports d'Heckenschuetze en 1960 désignait Beer comme un des meilleurs agents de l'U.R.S.S., et signalait que toute la partie de sa vie jusqu'en 1938, telle qu'il la racontait, était fausse: il l'avait empruntée à un autre personnage. Que faisait alors Beer? Jusqu'en 1953, il avait glissé plus à gauche, en suivant notamment un groupuscule crypte-communiste fondé à Tel Aviv par Moshe Sneh. Puis il était brusquement revenu à ses amours du M.A.P.A.I., et répétait dans ses discours et ses écrits que la seule voie pour lsraêl était celle que préconisait Ben Gourion. Il voulait réintégrer l'armée. lsser Harel, chef des services secrets, s'y opposait. Beer déployait un zèle à ce point anti-américain qu'il jus~ tifiait a contrario la politique de l'U.R.S.S. Notamment dans tout ce qu'il avait écrit à propos de la guerre de Corée, comme analyste militaire. Mais Beer avait beaucoup d'admirateurs et d'amis. En 1954 il fut promu «conseiller militaire», au ministère de la Défense, poste nouveau, exceptionnel, qui le menait fort loin. Non seulement Beer connaissait nombre de secrets israéliens, mais ce qu'on estimait être ses compétences l'amenait à de fréquents déplacements à l'étranger. En mission spéciale, ou comme conférencier. Voire comme conseil de hautes personnalités. C'est ainsi qu'un général français l'appelait, en 1958, «le Liddei-Hart d'lsraêl 1 », tandis qu'invité à Paris assez souvent, il exposait volontiers ses vues devant les stagiaires de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense nationale. L'ancien ministre Jacques Soustelle et nombre de délégués gaullistes ou «centristes» l'écoutaient attentivement. A Bonn, il était reçu par d'importants fonctionnaires du gouvernement Adenauer. Il avait des con1. Pour certains détails relatifs à Beer, voir Poker d'espions de Ben Dan (Paris 1970).
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tacts avec plusieurs dirigeants des services spéciaux ouest-allemands et, en 1959 et 1960, avait été reçu par deux ou trois ministres, dont Franz-Josef Strauss. On le connaissait bien, aussi, à Londres, à Bruxelles. C'est justement là que son chemin se révéla à Heckenschuetze. Par deux fois en 1959 et 1960, celui-ci sut, c1ans ses fonctions, des secrets dont il n'était pas possible, étant donné leur diversité, leur forme et leur contenu, leur globalité pour ainsi dire, qu'ils fussent l'œuvre d'un agent habituel. De plus cette source des Soviétiques se déplaçait. En fait, Beer se trouvait si à l'aise partout, et bénéficiait d'une telle cote, côté occidental, qu'.il se paya le luxe, par deux fois, de faire un tour à BerlinEst. Histoire de voir, d'entendre, de rapporter à Ben Gourion des sons de cloche directs, disait-il. Goloniewski l'aperçut une fois. Markus Wolf, le chef du Renseignement de Berlin-Est', souriait aux anges marxistes de ses rapports avec lui, comme il le lui confirma. La mosaTque montée par Goloniewski, autour de Beer, avait trouvé enfin sa pièce manquante. Beer sera pris en flagrant délit, et convaincu d'espionnage, en mars 1961. Trois mois après l'arrivée de Goloniewski aux Etats-Unis. C'était un des sept cas sur lesquels, dès janvier, il avait pressé la C.I.A. d'intervenir.
Chapitre Il
LA GUERRE DES TAUPES, PENDANT QUATRE ANS
L
'exploitation des renseignements apportés par Michel Goloniewski avait donc commencé. Mais ses interrogatoires continuaient sans relâche, de semaine en semaine. Il les supportait fort mal, même si les interrogatoires serrés étaient la règle, dans tous les services du monde, à l'égard des transfuges. Détecteur de mensonge, questions, contre-questions, soit. Mais il y avait aussi, de la part de certains, railleries, sourires lourds de sousentendus, plaisanteries plus ou moins fines, incur31
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sions dans son intimité. Il percevait que «quelque chose» se passait dans la Centrale. Mis à part Roman puis « Skov », ceux qui l'avaient accueilli, durant les quinze premiers jours, avaient du tact, montraient de l'intérêt, faisaient simplement leur métier. Ainsi Herman E. Kimsey, le chef du département des Recherches et Analyses, qui semblait même avoir pÇ>ur lui quelque amitié. Mais Kimsey devait disparaître de sa vue en 1962, et ce fut seulement trois ans plus tard que Goloniewskl obtint la clef des événements: la débâcle américaine dans l'affaire du débarquement en baie des Cochons, à Cuba, au printemps 1961, avait provoqué à l'automne suivant la mise à la retraite d'Allen Dulles, et d'importantes mutations dans la Centrale. Une équipe plus politisée, acquise aux vues des conseillers de J.F. Kennedy, imposait ses gens. Leur vision de l'Histoire, leurs conceptions internationalistes, . passaient parfois avant leur métier. Goloniewski devenait, dix mois après son arrivée, comme une gêne.
Pour Allen Dulles: la fin d'une époque Michel Goloniewski ne pouvait savoir qu'un autre personnage s'inquiétait, en avril 1961 déjà, des équipes qui s'apprêtaient à le supplanter, avec leurs chefs de file, dans sa propre branche: Allen Dulles. Le nouveau président, John F. Kennedy, avait pris possession de la Maison-Blanche le 20 janvier 1961. C'est seulement à partir de l'été suivant que le vent nouveau souffla dans les bâtiments flambant neufs de Langley. Entre-temps, Dul.les s'était prodigieusement intéressé à cet étrange Goloniewski, et c'est durant les six premiers mois de 1961, sous son autorité, que débuta la plus étonnante récolte de fruits pourris que le contre-espionnage de la C.I.A. ait jamais faite. La dernière de cette envergure avait au moins deux décennies.
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Le dossier « Heckenschuetze » appartenait, selon Dulles, à l'arsenal des moyens qu'il fallait utiliser pour démontrer à l'U.R.S.S. que si ses Services secrets avaient pénétré les rouages américains et alliés, elle avait tort de s'imaginer qu'elle pourrait tenir la dragée haute à Washington. Ce transfuge était pour Dulles aussi important que le fameux général Krivitzky, arrivé du froid en 1937. Mais si Roosevelt n'avait alors pas voulu tenir compte des informations et avertissements donnés par Krivitzky, il saurait, lui, Dulles, faire entendre raison à Kennedy. Même si nombre de ses révélations, tout en portant des coups terribles aux Soviétiques, suscitaient déjà des récriminations, voire des critiques véhémentes, parmi les initiés des affaires secrètes auprès du président et au département d'Etat. Ainsi McGeorge Bundy, chargé de ces affaires à la Maison-Blanche, Arthur Schlesinger, un des intimes conseillers de Kennedy, et Henry Kissinger, directeur d'Etudes du puissant Council on Foreign Relations (C.F.A.) et l'un des spécialistes parfois consultés par le gouvernement, reprochaient à la C.I.A. de procéder à des enquêtes qui ressemblaient à une ingérence dans les affaires intérieures du pays. Cela au moment où le débarquement prévu dans Cuba avant les élections de novembre 1960, puis remis à mars 1961, venait d'être reporté au 17 avril. Avec de telles modifications aux plans initiaux qu'il n'avait plus qu'une chance sur trois de réussir. Dulles s'inquiétait, rongeait son frein, pour la première fois de sa vie. Peut-être avait-il peur? Sans doute voulait-il finir tranquillement sa vie. C'était, pour lui, la fin d'une époque. De son époque. Nombre de petits jeunes gens, autour du président, le lui laissaient sentir, et il ne se sentait plus assez de courage pour faire mordre la poussière à ces critiques.
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«La èhasse aux sorcières, une fois encore?» demande Jacob Beam L'une des affaires «sensibles», début 1961, touchait au personnel diplomatique américain en poste à Varsovie. Et donc à Jacob D. Bearn, 53 ans, depuis vingt ans dans la carrière, arrivé comme ambassadeur en Pologne en 1957. Or Bearn était membre du C.F.A. et s'y était plaint d'intrusions de la C.I.A. dans son activité présente et passée. C'était Goloniewski qui avait déclenché ces «intrusions». - Une quinzaine de vos diplomates et employés sont, depuis 1958 sans l'ombre d'un doute, la plus intéressante de nos sources, avait-il affirmé. Vos codes, câbles secrets, rapports d'orientation, synthèses de renseignements sur les rouages polonais, les rapports soviéto-polonais, n'ont depuis cette date plus de secrets pour nous. Ce que vous saviez sur nous, nous le savions tout de suite. Vos gens ont agi, selon le cas, par convictions soviétophiles, trahison, compromission. Il s'agit de fuites venant tout aussi bien de l'ambassadeur que de ses assistants et employés! · Le contre-espionnage de la C.I.A. avait glissé quelques pièges dans les câbles et notes allant et venant entre Washington et Varsovie. Goloniewski avait raison : les services secrets polonais avaient totalement subverti l'ambassade. Jacob Bearn avait lui-même pour amie une certaine Myra Zandel, qui portait bien moins que ses 43 ans. Membre du Parti depuis 1936, elle avait d'abord épousé Ignace Zlotowski, un espion que la C.I.A. avait démasqué, dès 1949, dans les réseaux chargés de s'approprier les secrets atomiques. Myra avait pour second mari Jerzy Michalowski, ambassadeur de Pologne à Washington, mais était restée à Varsovie. Pour y organiser un «réseau sexuel» susceptible d'égayer les tristes soirées des étrangers. Dont celles de Bearn et de son entourage. Myra profitait aussi des renseignements glanés au préalable par le K.G.B. 34
D'OCTOBRE sur cet homme, son caractère, ses faiblesses, tandis qu'il était en poste à Moscou. Même exploitation d'Irving N. Skarbeck, chargé à l'ambassade des codes et transmissions. Il avait «par hasard» rencontré une certaine Ursula Discher, 22 ans, bilingue, formée à l'école de Myra. Elle devint sa confidente et ne manqua pas d'emporter documents ou révélations, après chaque soirée. L'ensemble était vérifié, ou complété par deux autres diplomates, également sous «traitement» polonais. Même les dix «Marines» chargés de la protection de l'ambassade trempaient dans le scandale: Myra leur avait fourni de quoi transformer leur résidence, chaque fin de semaine, en maison de plaisir. A présent la C.I.A. comprenait pourquoi Goloniewski avait préféré passer par l'ambassade de Berne et prendre contact avec le F.B.I. plutôt qu'avec la Centrale, en cachant de toute façon son identité. Il était le principal réceptionnaire des «fuites», et deux ou trois personnes seulement, dont la liaison soviétique du K.G.B. et du G.R.U., étaient au courant. Par lui la C.I.A. découvrit, en enquêtant sur Bearn, que l'ambassadeur était personnellement intervenu à Washington pour qu'on mutât auprès de lui deux fonctionnaires. L'un, Edward Symans, avait été en poste à Berlin-Ouest. L'autre, Iaroslav Vlahovitch, était suspect. On découvrit que tous deux étaient de longue date des informateurs de l'U.R.S.S.\ Curieux choix, de la part de Bearn. Mais ce dernier prit de haut ses interrogateurs, une fois rappelé à Washington. - Ainsi on recommence la chasse aux sorcières, une fois encore! fit-il. En fait, ces ragots et insinuations visent à entraver la détente Est-Ouest. .. 1.
Toutes indications puisées dans les rapports fournis
à la sous-commission d'enquête du Sénat, notamment
ceux exposés au cours de la séance du 27 janvier 1964. Skarbeck fut condamné à plusieurs années de prison, ainsi que des complices secondaires. On • glissa» sur d'autres dossiers, dont celui de Bearn ...
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Alger Hiss avait joué cette scène bien avant lui. Et, comme lui, Bearn était protégé par ses amis du «club»: le C.F.A. Il disparut donc quelque temps dans la coulisse. Le temps de l'oubli. Puis il ressortit de l'ombre en 1969, grAce à son S:mi Henry Kissinger, qui le fit nommer en U.R.S.S., comme ambassadeur, pour· la seconde fois! L'affaire Bearn est une de celles qui, en 1964 et ensuite, ont entretenu contre Goloniewski une guerre psychologique sans répit, dans les milieux politiciens de Washington et de New York.
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La mise hors jeu de L.l.
Mais jusqu'à cette année 1964, seuls les services secrets alliés et adverses entraient progressivement dans la confidence du transfuge. Les taupes sovié· tiques et satellites, grAce à de premières fuites dont on n'a jamais situé l'origine, car elles eurent lieu après la mise à la retraite d'Allen Dulles, et durant les bouleversements internes au sein des structures de la C.I.A., furent en effet bientôt en alerte. Elles avaient commencé à s'inquiéter lors· qu'un premier grand coup avait ébranlé l'une de leurs galeries, dès le 7 janvier 1961, alors que Golo· niewski n'avait pas encore quitté Francfort pour Washington. Ce coup résultait d'un rapport si_gné « Heckenschuetze », en 1959, et codé « L.l. ». Il lndi· quait que la base alliée de Portland n'aurait bientôt plus de secrets pour l'U.R.S.S. C'est là qu'à partir de 1958 les spécialistes de l'O.T.A.N. avaient con· centré leurs recherches et réalisations en matière de lutte anti-sous-marine. Goloniewski ne pouvait que situer l'origine des fuites, par l'importance des renseignements qui aboutissaient au «Comité» du Pacte de Varsovie. Le Ml 5 britannique réussit finalement à cerner un personnage dont l'existence en Angleterr~ semblait, comme il se doit, fort anodine: Gordon Londsdale. Petit, trapu, laid, fils d'un métis indien et d'une
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Finlandaise qui peu avant 1939 avait quitté son mari pour rejoindre sa terre natale, Londsdale vivotait, sans bruit, d'affaires. commerciales de peu d'envergure. D'abord depuis Vancouver, en 1954. Puis il était venu à Londres en 1955, et deux ans plus tard il avait commencé à adresser ses renseignements à. Moscou. Après plusieurs mois de filature, le Ml 5 réussit, le 7 janvier 1961, à «Coincer» LI., à la sortie de la gare de Waterloo. Une certaine Ethel Gee venait de lui remettre trente photographies du sous-marin atomique Dreadnought, 230 exemplaires du guide secret de la base de Portland, et diverses «bricoles» qui toutes portaient l'estampille «secret» sur leurs pages de garde. Ethel Gee et son ami Harry Houghton étaient les principaux agents de Londsdale, dont Goloniewski devait découvrir l'identité réelle une fois à l'Ouest: il s'appelait en fait Konon Molody, était un officier soviétique, avait en 1940 pris l'identité du vrai Londsdale, Canadien mort durant la guerre russofinlandaise, et pour Moscou coordonnait toutes les recherches sur les bases et réalisations sousmarines du Pacte atlantique. Une des boites aux lettres du réseau se trouvait chez un couple aussi anodin que « Lonsdale »: les Kroger. On découvrit qu'ils s'appelaient en réalité Cohen, et jusqu'en 1950 avaient appartenu au réseau d'espionnage dans lequel travaillaient les Rosenberg. Goloniewski eut la satisfaction d'apprendre, en mars 1961, que le réseau était démantelé. Puis Molody fut. condamné à 25 ans de prison, ses seconds à un temps un peu moins long. Molody fut échangé en 1963 contre l'industriel anglais Wynne, qui avait été pris à Moscou tandis qu'il assurait les liaisons entre d'une part la C.I.A. et le Ml 6 britannique, et d'autre part le colonel russe Oleg Penkovsky, l'un des opposants au régime soviétique les mieux informés sur les réalisations militaires de l'U.R.S.S. Penkovsky fut exé37
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cuté. Les Kroger, eux, furent échangés en 1970 contre un étudiant anglais accusé de contacts à Moscou avec des contestataires, tandis qu'Houghton et Ethel Gee retrouvaient la liberté sur parole... Ainsi, entre janvier et mars 1961, Michel Goloniewski gagnait sa guerre des taupes, coup sur coup. Car après Bearn, Beer, Molody, dit LI., il y aurait L.ll et Lill. Et beaucoup d'autres. «Une décoration qui était un bâillon», m'a écrit Goloniewski
Ses succès avaient leur contrepartie: ni Sir Roger Hollis, alors directeur du Ml 5 (Contre-espionnage britannique), ni Sir Dick Goldsmith White, le directeur du Ml 6 (service de Renseignement) ne supportaient l'idée que Goloniewski transformât leurs services, aux yeux des Américains, en passoire. L'affaire Londsdale n'était pas encore jugée qu'ils avaient expédié à Washington des experts de leurs services respectifs pour interroger, à leur façon, le transfuge. Après tout Moscou brûlait peut-être deux ou trois de ses réseaux pour accréditer auprès des Américains un chargé d'intoxication qui, une fois bien en place, sèmerait désordre, divergences, et méfiance, entre les deux pays. A preuve, les indications qu'il donnait sur un certain « L.ll ». Michel Goloniewski m'a fait tenir ses notes sur ses conversations d'alors, plus ou moins aimables, avec les Britanniques. D'abord ceux-ci, dans leurs bagages, avaient apporté pour lui, en témoignage des services rendus à la cause alliée, l'une des plus hautes décorations anglaises. - Petit à petit, rapporte Goloniewski, il apparut que ces visites venaient surtout émettre des doutes sur mes informations selon lesquelles le Ml6 était aussi pénétré par le K.G.B. que le MIS, et que, d'ailleurs, d'autres services alliés. Il devint même évident qu'on me le suggérait: en échange de la décoration royale, il me faudrait oublier des insinuations 38
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qui semblaient relever de la fiction. Je devais être, me laissait-on entendre, l'instrument, sans nul doute involontaire, d'une intoxication montée par le K.G.B. Comme j'insistais sur la valeur de mes sources, le ton monta. C'était impossible 1 J'insistais encore. Un des Anglais suggéra que ce genre de scénario soit plutôt proposé à Hollywood. Les Américains furent stupéfaits de constater qu'alors je coupai court à la conversation,· priant mes interlocuteurs de garder pour eux la décoration, qui me semblait faire office d'une sorte de bâillon. Ce qu'assurait Goloniewski, c'est que « L.ll » était assez haut placé dans le Secret Intelligence britannique pour avoir fait connaitre au K.G.B., en 1955, l'existence d'un tunnel secret creusé entre BerlinOuest et Berlin-Est, qui ne fut officiellement découvert par les autorités soviéto-allemandes que le 22 av ri 1 1956. - Car, assurait Goloniewski, l'opération des câbles, branchés dans ce tunnet sur ceux des centraux spéciaux du Haut-Commandement de l'Est, a été connue des Soviétiques bien plus tôt. Grâce à une haute personnalité du Ml 6, moins de trois mois après la mise en fonctionnement. Les délégués britanniques étaient bien obligés de rendre compte à Londres: la C.I.A. se serait étonnée qu'il n'y eOt point d'enquête sur les affirmations de Goloniewski, ne tot-ce que par routine. De fait, deux mois après l'entrevue orageuse entre Goloniewski et les Anglais, le Ml 5 arrêta George Blake, qui avait été sous-directeur des Opérations secrètes du Ml 6, et à partir du printemps 1955 se trouvait en poste à Berlin-Ouest. Mais Blake ne fut arrêté que parce qu'on le prit avec divers documents qu'il s'apprêtait à livrer au K.G.B. Il refusait en effet d'« authentifier» sa responsabilité dans la fuite à propos du tunnel. Mis en prison pour des années, au lieu d'être exécuté comme le faisaientles Soviétiques pour leurs traitres, il s'évada dans des conditions fort curieuses, en octobre 1966, et réapparut en U.R.S.S. quelques mois après. Décoré de
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l'Ordre de Lénine en février 1970, pour ses «éminents services», il admit alors dans la presse de Moscou qu'il avait révélé à ses maitres le système dès écoutes souterraines. Une fois encore Goloniewski avait démasqué un espion insoupçonné. Des excuses de Londres, mais des ennemis aussi
Un certain «Howard», de la C.I.A. rendit visite à Goloniewski dans son appartement d'Arlington, fin mai 1961, alors que Blake venait d'être condamné. - Il apportait non seulement les excuses de Londres, m'a rapporté le transfuge, mais aussi des fleurs pour Irmgard. Et m'assura que ni Allen Dulles ni James Angleton, alors chef du Contre-espionnage, ne savaient comment me remercier d'avoir si fermement et courageusement tenu tête aux Britanniques. Cinq ans de plus avec Blake dans nos circuits, ajouta Howard, et nous étions perdus... Ce que m'a confirmé plus tard un officier du F.B.I.: - Dieu merci, vous avez refusé cette décoration et les propos soporifiques des Anglais. Sinon les Soviétiques nous auraient lentement transfusé, à travers nos liaisons britanniques, de quoi nous rendre à jamais malades, sans possibilité pour nous de détecter la source de notre infection. Après la prise de L.ll, Goloniewski sentit donc sa position s'affermir au sein de la C.I.A. Les risques pris par lui pour combattre l'expansionnisme soviétique et les appareils communistes, ne l'avaient pas été pour rien. Une fois achevée l'exploitation de ses dossiers, il pourrait passer à l'affaire personnelle qui lui tenait à cœur depuis tant d'années. Mais, pour le moment, il devait continuer à prendre de vitesse ceux qui se doutaient bien, à l'Est, qu'il n'était pas parti sans bagages. Goloniewski ne pouvait se douter que les pires de ses adversaires ne seraient pas ceux-là, qu'il avait méthodiquement roulés, à· l'Est, mais les taupes
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Michel Goloniewski en 1955. Déjà premier directeur adjoint du directorat principal du contre-espionnage militaire et des services de sécurité de l'armée polonaise. En dessous : la signature de Michel Goloniewski en 1984. La ressemblance avec le prince héritier photo· graphié à Mohilev en 1916 n'est pas douteuse. Documents de l'auteur.
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non repérées qui, dans l'administration et dans une certaine haute société américaine, allaient progressivement découvrir son existence. Et puis il y avait l'orgueil de certains membres du «club» londonien, qui jamai~ ne lui pardonneraient de les avoir mis en cause. D'autant qu'il s'attaquait encore à l'un d'entre eux, et non des moindres, durant ce printemps 1961 : celui qu'il avait appelé Lill dans ses rapports d~ 1960. Lill dont il s'étonnait, dix mois plus tard, que les Britanniques ne l'aient pas encore démasqué, malgré la somme d'indications qu'il avait pu fournir grâce à ses conversations avec d'importants chefs du 18 ' Directorat du K.G.B. La tin de Kim Phllby et d'un conseiller de Sa Majesté la Reine Lill n'était autre que Kim Philby. Certes le Ml 5 avait un moment soupçonné l'intéressé d'avoir, en 1951, protégé la fuite à l'Est de ses amis Burgess et Maclean. Mais le Ml 6 avait persuadé le Premier ministre Macmillan de prendre la défense de Philby, à la chambre des Communes, lorsqu'un député socialiste l'avait mis en cause à propos de cette vieille affaire. Mais, pour les taupes et contre-taupes, il n'y a pas de «vieilles affaires», aussi longtemps qu'un ou plusieurs membres de leurs familles respectives sont encore en vie. Sur l'insistance de Goloniewski, la C.I.A. et le Ml 5 décidèrent, contre Philby, de coordonner leurs efforts. Car le transfuge si bien informé assurait que, même écarté de ses anciennes fonctions, Philby savait encore servir l'U.R.S.S. qui le tenait en très haute estime. C'était en vain qu'on s'était arrangé pour qu'il doive refaire sa vie comme correspondant de presse, à Beyrouth. - Car Beyrouth, prophétisait Goloniewski en 1962, sera de plus en plus l'un des points chauds de l'affrontement est-ouest. Vous devriez prendre 41
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conscience de ce qui se passera là-bas dans les dix ans à venir, et que l'U.R.S.S. a décidé de s'implanter en Orient, pour contrôler vos sources en pétrole! Il prévenait que si Philby se sentait perdu, il fuirait en U.R.S.S. Et précisait que la fameuse «trinité impie» (Philby-Burgess-MacLean) se composait en réalité de non pas trois, mais de cinq personnages, depuis les années 1937 ou 1938. Sur cette piste encore, Goloniewski avait donné suffisamment d'indices pour éclairer à jamais la trahison des cinq. Philby sentit, à la façon dont lui parlaient plusieurs diplomates anglais de Beyrouth, qu'il était cerné, fini. En janvier 1963, alors qu'on l'attendait à dîner chez le premier secrétaire de son ambassade, il fila au consulat soviétique. Et de là en U.R.S.S. Goloniewski avait prévu juste. Les choses bougeaient à ce point, à Londres, que le Ml 5 orienta son enquête sur les deux inconnus «situés» par le transfuge dans l'entourage direct de la «trinité impie». Il déboucha en 1964 sur John Cairncross, un haut fonctionnaire du Foreign Office (dont le Ml 6 dépend directement) et sur Antony Blunt, qui depuis plusieurs années servait de conseiller privé de Sa Majesté la Reine, pour les affaires artistiques. Blunt admit que depuis 1938 et jusqu'en 1945, il avait cru devoir servir l'U.R.S.S. Pour «la paix». Les autorités britanniques cachèrent ses aveux à l'opinion. C'était la faute plutôt que le scandale, entre gentlemen. Une fois encore. Les mêmes raisons qui avaient protégé l'Américain Alger Hiss, puis l'ambassadeur Jacob Bearn, jouaient pour Blunt: il appartenait à l'Establishment. Sa trahison ne fut connue du public qu'en 1979. Et même alors il fallut l'agitation des honorables membres de l'Académie des Arts pour qu'il soit exclu de leur assemblée, et disparaisse de la haute société londonienne. Une sanction, de nouveau, bien légère.
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«Des espions chez Gehlen », précisait Goloniew,ki dès 1959
C'est également sur indications de Goloniewski que le contre-espionnage suédois se mit en chasse, en 1961, et finit par arrêter, le 20 juin 1963, sur preuves formelles, le colonel Stig Wennerstroem, qui avait été attaché militaire à Moscou, puis de longues années ensuite'à Washington. Après quoi il avait été affecté à Stockholm, à un poste important pour la défense de son pays. Or Wennerstroem travaillait depuis 1948 pour l'U.R.S.S. L'une de ses dernières livraisons au G.R.U. concernait les échanges de renseignements entre la Suède et l'O.T.A.N., au sujet de l'U.R.S.S. «Aucun tribunal suédois n'a jamais jugé de crime aussi bas et ignominieux, et qui ait causé autant de dégâts au pays», devait dire le procureur Ryninger, durant son procès 1• Wennerstroem ne trahissait en effet nullement par conviction profonde, ni sous chantage. «Pour servir la paix», prétendait-il lui aussi. Mais son dossier prouvait qu'il avait surtout d'énormes besoins d'argent. Il recevait le traitement d'un général du K.G.B. En même temps, Goloniewski avait donné un sérieux coup de pied dans la taupinière soviétique d'Allemagne fédérale. Déjà en 1959, l'un de ses premiers rapports à Berne avait signalé, après ses entretiens «de travail» avec une haute personnalité du K.G.B. et son homologue à Berlin-Est, que le B.N.D., c'est-à-dire les services de Renseignement et de Contre-espionnage ouest-allemands du général Reinhard Gehlen, étaient pénétrés très haut. - Sur six officiers du B.N.D. qui en 1956 ont séjourné à Washington, pour étudier et renforcer les contacts avec la C.I.A., signalait Goloniewski, deux sont des taupes soviéto-est-allemandes. Tous 1. Cité par Roger (Bruxelles 1973).
Gheysens,
dans
Les
Espions
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se sont entretenus avec Allen Dulles, durant leur séjour... Gehlen était trop fin renard, trop averti du jeu rétroversible que permettait la division en deux de l'Allemagne, pour ne pas enquêter immédiatement dans ses propres services. Il n'était pas de ces offi· ciers du Renseignement qui estiment que leurs voi· sins sont pénétrables, mais pas leurs propres bureaux. D'ailleurs Goloniewski revenait sur cette affaire lorsqu'un autre transfuge, bien que de rang peu élevé, le capitaine Guenther Maennel, des ser· vices secrets est-allemands, apporta nombre d'affir· mations et de documents qui recoupaient les siens. C'était en juin 1961. «Paul», c'est-à-dire Heinz Johann Fel fe 1, rien moins que chef en second du Contre-espionnage ouest-allemand, depuis dix ans infiltré dans le B.N.D., fut arrêté sur preuves en octobre suivant. Deux ans après que Goloniewski eut décelé la présence de cette taupe, assez haut dans l'entourage de Gehlen. Et les fiches de sa mallette permirent aussi de découvrir plusieurs agf;lnts soviétiques, dans quatre ministères ouest· allemands, entre 1961 et 1963. Dix ans plus tard, une fois à la retraite, Gehlen confiait à un ami de l'auteur de ce livre: - L'affaire Felfe fut la plus grave défaite de mes services. Elle aurait dO, d'ailleurs, conduire plus loin. Mais en 1968 je n'ai pu exploiter certaines pistes de Goloniewski que partiellement, puisque j'ai dO prendre ma retraite en mai de cette année. Il est hors de doute que le gouvernement ouest-alle· mand était et reste infiltré très haut encore... 1. A noter, pour la suite du récit, ce fait étrange: Felfe avait passé en dix ans 15 661 microfilms de documents à l'U.R.S.S., ainsi que les noms et affectations de 94 agents secrets ouest-allemands. Condamné en 1963 à quatorze ans de prison, il fut libéré par ordre du chancerier Brandt dès 1970, partit en R.D.A., puis revint régulièrement en R.F.A. à partir de 1972, sans être l'objet d'aucune surveillance...
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De fait, un an après ces propos, on découvrait auprès du chancelier Willy Brandt l'espion Guenthar Guillaume, que Brandt protégeait bien qu'il ait su depuis quelques mois qu'il travaillait pour BerlinEst et Moscou. La démission du chancelier a empêché toute enquête au-delà de Guillaume, dont «l'affaire» gênait l'Ost-Politik du gouvernement de Bonn. Elle témoignait en effet que, dans la détente comme dans la guerre froide, l'U.R.S.S. et ses satellites poursuivent sans défaillir leur œuvre de subversion et d'espionnage. Panique à Varsovie, subtilités à Moscou
Bien entendu la défection de Goloniewski avait semé la confusion et la panique à Varsovie. Les dirigeants du Parti et de son appareil secret devaient trouver des responsables. Qui avait introduit, protégé, promu, ce Goloniewski, dont on découvrait qu'après tout il ne s'appelait peut-être pas vraiment Goloniewski? En seize mois, plus de deux cents personnalités, dont un vice-ministre, le n° 2 de la Sécurité d'Etat, deux généraux, plusieurs colonels, furent destitués, jetés en prison, ou disparurent. A Moscou même, le chef du K.G.B., Alexandre Chelepine, connaissait trop les dangers de ces retours de manivelle pour n'avoir pas pris ses précautions. Il briguait le poste de secrétaire général, à la place de Nikita Khrouchtchev (et ensuite celui de Brejnev, ce qui devait lui coater sa carrière, en 1965) et manœuvra en sorte que toutes les responsabilités retombent sur les officiers polonais de l'armée et de la sécurité. Il fallait, selon lui, réorganiser l'appareil secret soviéto-satellite. C'est pourquoi en 1962, sous prétexte de reprendre les choses de plus haut, il plaça son protégé Vladimir 1. Semichastny à la direction du K.G.B., et se fit nommer secrétaire du Politburo, chargé des affaires secrètes pour l'ensemble des pays du Pacte de Varsovie.
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Suicides en chaine à Bonn
Entre-temps, depuis la fin de l'été .1961, la C.I.A. avait réussi à récupérer les quelque deux mille pages de documents, photographies, fiches, notes manuscrites de Goloniewski (une quarantaine de pages serrées) dans le tronc d'un arbre, aux environs de Varsovie. L'exploitation demandait tant de place, de temps, de travail que la C.I.A. mit à la disposition de Goloniewski un bureau spécial, et une équipe de deux ou trois permanents. Car les détections, indices, dossiers, menaient dans une douzaine de pays, nécessitaient de longues enquêtes, et parfois des décisions rapides. Allen Dulles se tint au courant des suites jusqu'à ses toutes dernières heures à la disposition de la C.I.A., c'est-à-dire jusqu'à la fin de novembre 1961. On lira plus loin dans quelles conditions il s'entretint alors avec Michel Goloniewski. Côté Allemagne de l'Ouest, ce dernier signalait alors qu'un certain «Organizator», noté dans ses dossiers de Varsovie, n'était pas du tout Felfe, qui venait d'être appréhendé, mais un général fort introduit auprès de Reinhard Gehlen. Et que d'autres officiers de rang aussi élevé, notamment dans la Marine, renseignaient l'U.R.S.S., ou, s'ils étaient «en sommeil» momentanément, reprendraient du service à un moment ou l'autre. C'est seulement en 1968, cinq mois après le passage de Gehlen à la retraite, et alors que diverses intrigues consécutives à la campagne électorale précédente avaient entravé les enquêtes, que les faits confirmèrent les renseignements de Goloniewski: « Organizator » était le général Horst Wendland, qui se suicida dans les locaux mêmes du B.N.D., en octobre 1968, tandis qu'au même moment l'amiral Hermann LOdke, chef-adjoint de la logistique de l'O.T.A.N., fut cc suicidé,, aux environs de sa résidence familiale. Deux «incidents,, qui entraînèrent quatre autres suicides, et la fuite à l'Est de sept ou huit taupes jusqu'alors infiltrées dans divers ministères.
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«Tout près de de Gaulle, des taupes aussi»
Le K.G.B. et ses serviteurs est-européens devaient prendre leur revanche quelques années plus tard. De 1974 à 1977, la C.I.A. allait être totalement paralysée, démoralisée, démantelée, en raison des suspicions et campagnes de presse greffées sur le scandale de Watergate. Son service de contre-espionnage allait se volatiliser dès que James Angleton, son haut responsable, et ses adjoints, seraient obligés de quitter leurs postes. Mais l'heure de cette revanche était loin d'avoir sonné en 1961, lorsque apparut à Langley, venant d'U.R.S.S. par la Finlande, un transfuge du K.G.B. dont l'apport recoupait ou complétait certains dossiers de Varsovie. Il s'appelait Anatoli Golytsin. On ne savait pas trop, au départ, s'il ne s'agissait pas vraiment, cette fois, d'un faux transfuge chargé de brouiller les cartes tout en confirmant certaines pistes. Mais Goloniewski avait dit à ses interrogateurs, début 1961: - Chez de Gaulle aussi, tout près de lui, nous avons des taupes! Il avait refusé d'en dire plus, aussi longtemps que les Services français ne viendraient pas eux-mêmes l'interroger. Or Golytsin assurait la même chose: le K.G.B. avait réussi à implanter d'importants informateurs «très, très proches du président de Gaulle, et au moins six officiers dans les services de Renseignement français ». Goloniewski rappela, en réponse aux questions de la C.I.A., qu'il avait dès juin 1960 fait savoir que «divers objectifs des services de Renseignement de l'O.T.A.N. avaient été presque tout de suite connus des Soviétiques. Il pouvait préciser la source de cette fuite: un Français, dont la femme était communiste, qui avait suivi des stages à l'Ecole des Hautes Etudes de la Défense nationale, - à Paris. Etant donné le caractère du général de Gaulle, 47
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l'affaire était délicate. D'autant qu'il venait de remplacer le général Grossin, directeur du S.D.E.C.E., par un géneral plus adapté à ses vues, mais totalement incompétent. L'affaire Georges Pâque, en 1963
Car le général d'aviation Paul Jacquier, nouveau directeur du S.D.E.C.E., ne connaissait rien aux affaires de Renseignement. Il admirait aveuglément de Gaulle, pour qui l'U.R.S.S., c'était simplement la Russie, et selon lequel on amplifiait à dessein, du côté américain, le danger soviétique. Même s'il devait soutenir Washington en automne 1962, durant l'affaire des missiles entreposés à Cuba, de Gaulle tenait donc ses distances à l'égard des Américains, particulièrement quant aux relations entre le S.D.E.C.E. et la C.I.A. Le président français reçut cependant en 1962 de John F. Kennedy une lettre personnelle, l'informant qu'un très haut transfuge de l'Est, «Martel» en code, affirmait que l'un de ses conseillers, sinon plusieurs, le trahissait au profit de l'U.R.S.S. «Martel», en code, c'était à la fois Goloniewski et Golytsin. John McCone, le successeur d'Allen Dulles, avait eu l'Idée de cette lettre de président à président, qui permettait d'éviter les voies habituelles. De Gaulle accueillit l'information avec un certain flegme. Il convoqua discrètement un général connu pour son intelligence, son intégrité et sa perspicacité: le général Jean-Louis de Rougemont. Il devait sur le champ partir pour Washington et sonder ce «Martel» et ses informations 1• 1. La plupart de ces précisions viennent de Philippe Thyraud de Vos joli («antenne» du S.D.E.C.E. auprès de la C.I.A. depuis 1951 et jusqu'en 1964, moment de sa démis· sion), qui les communiqua à l'auteur en 1967, avec nombre d'autres détails.
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Six jours plus tard, Rougemont discutait avec Goloniewski. Quatre jours de conversations le convainquirent qu'il ne s'agissait pas d'une opération montée par Washington. Il persuada l'Eiysée d'expédier vite des experts, pour contrôler de plus près les affirmations de «Martel». De fait trois spécialistes de la Sûreté du Territoire (D.S.T.), et trois autres du S.D.E.C.E., se rendirent à leur tour à Langley. Ils revinrent stupéfaits. Ils avaient d'abord tenté de piéger «Martel», après avoir demandé dans leurs premières conversations, s'il avait lui-même vu certains documents de l'O.T.A.N., passés à l'Est par «la» source française? Il avait répondu que oui. Alors ils avaient apporté, à un rendez-vous suivant, mêlés les uns aux autres, une bonne quinzaine de documents vrais et faux, datés de la période 1959 et 1960. Les seuls documents que «Martel» sélectionna étaient les vrais. Sans une seule hésitation. Exemple de la stupéfiante mémoire que lui reconnaissaient ses interrogateurs de la C.I.A. Mais preuve aussi de la profondeur de la pénétration qui minait et l'O.T.A.N. et les rouages français 1• C'est à partir de cette première filière qu'après dix mois d'enquête et de surveillance, en aoOt 1963, un espion français fut arrêté, alors qu'il emportait de l'O.T.A.N. des documents qu'il allait livrer à un «diplomate» soviétique en poste à Paris. Georges Pâque avait été recruté par les services secrets de Moscou en novembre 1942, dans Alger récemment passée aux mains des Alliés. Ancien militant de l'Action française dans sa jeunesse, normalien intégré à l'équipe Giraud puis à celle des Français Libres (gaullistes), il s'était retrouvé depuis la Libération de la France, successivement, dans les cabinets de neuf ministres. Et de là, par relations, protections, amitiés, avait finalement 1. L'auteur connait deux des Interrogateurs français de «Martel».
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accédé à la direction des services d'information de l'O.T.A.N., en 1952. «J'ai servi la paix... Je n'ai fait que devancer l'Histoire ... », déclara Pâque durant son procès, selon le refrain connu. Il fut condamné à la prison à vie. Mais sa peine fut réduite à vingt ans, en 1964, et en 1970 il était de nouveau libre. La même année que son collègue allemand Felfe... La faiblesse occidentale est de partout. Goloniewski ne s'était pas trompé: Pâque avait suivi plusieurs stages à l'Ecole des Hautes Etudes de la Défense nationale, dans les années cinquante, et sa femme - qui pas un instant ne fut mise en cause -, d'origine italienne, avait été inscrite au parti communiste, sous son nom de jeune fille. Si Pâque devançait vraiment l'Histoire, cela voulait dire que Goloniewski marchait à reculons. Que les taupes continuaient de saper, sans avoir trop à craindre. Qu'elles auraient bien tort de ne pas continuer. L'affaire du réseau scientifique A cet instant, néanmoins, quelques nouvelles galeries s'écroulaient sur elles. Par exemple Goloniewski avait dit encore aux Français: - Au mois de juillet 1959, j'ai entendu le général Zakharovsky, alors chef des opérations secrètes du K.G.B., exposer comment, dans les quarante-huit heures après une conversation du président de Gaulle avec trois de ses intimes conseillers, il avait appris sa décision: mettre sur pied un réseau scientifique d'espionnage tous azimuts, américains compris, dans le domaine atomique. Les interrogateurs français n'avaient jamais entendu parler, en 1962, de ce projet ni de ce réseau. De fait, de Gaulle .n'avait donné l'ordre de le mettre au point qu'en 1960, et c'est seulement vers la fin de l'année 1961 que le projet avait connu un début d'exécution, par quelques initiés. 50
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De retour à Paris, les Français durent ainsi s'en convaincre: il y avait bien quelqu'un de très introduit auprès du président puisque Zakharovsky avait su le projet dès que de Gaulle en avait évoqué l'idée. L'enquête à ce propos n'a jamais abouti. Peut-être parce que Goloniewski parlait de ces problèmes non seulement devant les Français mais aussi devant les experts de la C.I.A., et qu'une des personnalités présentes fit une erreur: elle proposa de dresser une liste d'une quarantaine de noms «possibles» pris dans l'entourage du président. Du coup chacun devenait suspect. Et puis il y eut des fuites, quelque temps après, dans les milieux alliés, à propos de ces suspects possibles. Ce qui alerta en haut lieu la taupe française ... A l'O.T.A.N., on pouvait cependant prendre des dispositions utiles. - Moscou possède une telle librairie de cet organisme, avait dit Goloniewski, que le K.G.B. a décidé de simplifier ses classements en utilisant les mêmes codes et classements que ceux de l'O.T.A.N. Ce n'allait plus être tout à fait le cas, une fois Pâque hors jeu, et l'O.T.A.N. transféré à Bruxelles. A moins que d'autres taupes, jusqu'alors en sommeil, aient déjà pris le relais ... Et au S.D.E.C.E.? Goloniewski avait surpris les Français. Comme ·s'il avait été présent dans le cabinet de Gaulle en 1959, il racontait près de trois ans après comment ce Service avait été réorganisé, quels objectifs prioritaires avaient été fixés par le président, quels officiers avaient pris en main tel ou tel secteur. A Moscou, précisait-il encore, on avait désigné par des noms de pierres précieuses les réseaux d'infiltration dans le S.D.E.C.E., à l'lnté· rieur, dans la police préfectorale, notamment et surtout à Paris. Ainsi «Saphir», «Opale», «Diamant», «Topaze» 1, etc ... 1. C'est grâce à Thyraud de Vosjoli que Léon Uris a écrit son roman à clefs Topaze, en mêlant les personnalités de Goloniewski et de Golytsin, d'après le dossier «Martel».
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Huit ou neuf ans plus tard, le contre-espionnage intérieur français devait en effet démanteler au moins partiellement l'un de ces réseaux, à la préfecture de Police de Paris. Entre-temps, les rensei· gnements de «Martel» avaient permis de «situer» deux officiers supérieurs suspects, au S.D.E.C.E. Nombre d'indices et faits les accusaient, en remon· tant dix ou vingt ans, voire vingt-huit ans de leur passé. Mais on ne disposait pas de preuves maté· rielles qui auraient permis de les arrêter. Quelqu'un les avait d'ailleurs à temps avertis des suspicions. Ils se trouvaient «en sommeil». On ne pouvait que les écarter en les renvoyant à leur vie privée. Un des autres cas concernait une personnalité connue depuis les années Trente dans les milieux politiques pour son brillant, sa culture, sa connais· sance de langues étrangères dont le russe. Deux autres étaient diplomates. Un autre officier se sui· cida ... Tous étaient cernés mais sans qu'on dispose contre eux de preuves juridiquement valables. L'espionnage contemporain ne consiste pas uniquement à voler des dossiers. Mais à influencer, si l'on est haut placé. Or la loi ne permet pas d'inculper des «agents d'influence». Aux Etats-Unis comme en Europe, c'est aux agents d'influence, précisément, que Michel Golo· niewski allait se heurter, après l'hiver 1961·1962. En une guerre invisible, dangereuse pour lui, car ces taupes étaient bien en place. Très haut. La guerre allait durer quatre ans, sans répit.
Chapitre Ill
LES RESCAPÉS DU GROUPE ODRA CONTRE-ATTAQUENT
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elze ans après les révélations de Michel Goloniewski, dans son ouvrage Les multiples faces de George Blake, l'historien britannique E.H. Cook· ridge écrit: «Les Soviétiques ne sont pas partis de zéro lorsqu'ils implantèrent des réseaux secrets en Allemagne occidentale. Ils avaient maintenu durant toute la guerre un vaste système d'espionnage, à l'intérieur du Reich. Au jour de la victoire, leurs agents étaient toujours en place ... Leurs efforts en zones alliées d'occupation furent vite récompensés. 53
LE MYSTÉRIEUX SURVIVANT
Ernst Bosenhard, un de leurs principaux espions, avait obtenu un poste au quartier-général du Renseignement américain, à Oberammergau. Avant d'être pris, Bosenhard avait expédié à Moscou nombre de documents secrets ... » Et pour cause. L'auteur de cet ouvrage a plusieurs fois rencontré Bosenhard, à Oberammergau, en 1946 et 1947, et plusieurs de ses adjoints. On entrait là comme dans un moulin, pour peu qu'on fût en uniforme allié, avec pièces d'identité adéquates. Plusieurs Allemands, même d'anciens officiers nazis venus du S.D. et de la Gestapo, y étaient utilisés, sans que Bosenhard et ses adjoints directs, dans leur service des Interrogateurs, semblent en prendre ombrage, ou marquent au moins quelque distance à leur égard. Le fait m'intriguait, sans m'étonner. Car c'est en observant ces Allemands que j'ai compris une part des mystères du nazisme: à savoir que d'importants agents allemands de l'U.R.S.S. avaient réussi, en 1932 et ensuite, à noyauter très haut l'appareil proprement nazi: Sicherheitsdienst (S.D.) et Gestapo. Ils continuaient leur besogne, sous couvert de la chasse à l'homme lancée alors en Allemagne occupée. Contre les Allemands originaires de l'armée, et contre certains nazis, mais pas contre d'autres, des mêmes réseaux que ces agents, qu'il fallait protéger. Je ne savais pas que quinze ou vingt ans plus tard, Michel Goloniewski confirmerait mes aperçus 1, jusques et y compris à propos de Martin Bormann et déjà, à l'automne 1961, à propos de Bosenhard.
1. L'auteur a traité de cette conjonction nazi-soviétique dans Histoire secrète des Organisations terroristes (1976, Editions Famot/Beauval) et dans Les Pourvoyeurs du Goulag (T. Il et Ill, mêmes éditions, 1976, et Editions Ferni, Genève 1978).
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D'OCTOBRE Bosenhard, c'était «Ba raban»
Pris en flagrant délit d'espionnage en faveur de l'U.R.S.S., mais en 1951 seulement, Bosenhard fut condamné à sept ans de prison. Il fut donc libéré bien avant l'arrivée aux Etats-Unis de Michel Golo· niewski. Ces Etats-Unis où Bosenhard l'avait pré· cédé dès l'automne 1939, au moment où la guerre venait de commencer en Europe. L'Amérique était encore neutre. Bosenhard avait pour mission de s'infiltrer dans les organismes qui déjà s'y inquié· talent du nazisme. De là il n'avait pas eu de diffi· cuités à s'intégrer aux services de I'O.S.S., future C.I.A., le moment venu de l'occupation de l'Alle· magne. Chef du service des Interrogateurs chargés, à Oberammergau, de «traiter» les Allemands éventuellement utilisables par les Américains: ingénieurs, savants, policiers, militaires, spécialistes du Renseignement, il était bien placé pour protéger ceux qui avaient servi la même cause que lui, pour détecter ceux qui par opportunisme ou chantage pourraient la servir, et pour avertir l'U.R.S.S. de ceux qui étaient dangereux pour elle, qu'ils fussent officiers alliés, ou Allemands. C'est à l'automne 1961, au fur et à mesure qu'il épluchait les dossiers ramenés des environs de Var· sovie, que Goloniewski mit la main sur le dossier cc Baraban ». Et révéla que « Baraban » n'était autre que Bosenhard. Il l'avait su bien avant d'être haut placé à la direction de I'U.B., la police secrète polono-soviétique. Et de savoir l'avait mis sur la piste des conjonctions soviéto-nazies d'avant· guerre, du début comme de la fin de la guerre et de l'immédiat après-guerre, «affaire Hacke », désignée d'un mot allemand que l'on peut traduire à son gré par houe, pic, ou hache. Hacke était un réseau constitué en cellules de chacune cinq très hauts nazis, à l'initiative de Martin Bormann, dès la fin de l'année 1943, sous prétexte qu'il fallait prévoir la chute de l'Allemagne, et donc la survie de quelques initiés. Heinrich 55
LE MYSTÉRIEUX SURVIVANT
Mailer, dit Gestapo-Mailer parce que grand chef du service de ce nom, en faisait partie, avec moins d'une centaine d'initiés, en 1944. A l'insu d'Hitler et de son entourage. Ce qu'ignorait à son tour la majorité des nazis de Hacke, c'est que Bormann et Mailer avaient monté cette affaire en liaison étroite avec les services secrets de l'U.R.S.S. Car au bout du fil, il y avait Viktor Abakoumov, l'un des adjoints de Beria, qui fut exécuté en 1954 durant un des procès consécutifs aux intrigues qui suivirent la mort de Staline. La majorité des nazis liés aux Soviétiques, au sein de Hacke, avaient volontiers souscrit au pacte d'août 1939, travaillé avec les Soviétiques contre les Polonais, de 1939 à juin 1941, et renoué avec eux entre 1943 et 1944. Leur point commun était un antisémitisme virulent. Goloniewski s'en était aperçu car il avait lui-même interrogé, pour le contre-espionnage polonais, en 1945, l'homme de la Gestapo qui, à Dantzig, était la liaison secrète entre Mailer et Moscou. De là, Goloniewski avait progressivement dérivé vers Oberammergau. D'affaires en affaires, il y constatait que l'U.R.S.S. supervisait les enquêtes de Bosenhard et protégeait certains nazis pourtant connus pour leurs atrocités, en Allemagne ou en occupation quelque part en Europe. E.K. Cookridge, si excellent que soient ses ouvrages, a glissé sur cet aspect de la guerre, et sur le fait qu'à Oberammergau, « Baraban » n'était pas le seul agent de l'U.R.S.S. En fait il appartenait à un réseau puissant, qui s'appelait Odra. Mais Goloniewski, en s'attaquant à Odra, donnait du même coup un sérieux 'coup de pied dans une fourmilière internationale dont peu de gens savent, dans le monde, qu'elle fut toujours soviétophile, dès 1918, et bien placée à Washington, dans l'entourage de F.O. Roosevelt, de J.F. Kennedy, et même sous Nixon. Dès les années Vingt et Trente, elle n'avait cessé de pénétrer la haute administration américaine, comme I'O.S.S. puis la C.I.A. Des instituts de recherches, implantés dans le monde
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De gauche à droite: Anastasia, Aleksei (en haut), Olga, Tatiana et Maria, les cinq enfants du tsar et de la tsarine en 1918. Document de l'auteur.
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entre 1927 et 1947, jusques et y compris dans les pays de l'Est, élargissaient le réseau à divers milieux intellectuels et diplomatiques\ Goloniewskl le savait.
Les faux maquis polonais d'après-guerre Mais notre homme gênait parce que chacune de ses révélations confirmées en amenait une autre, ou plusieurs, en cascades. Ainsi, par le fait de ses précédentes hautes fonctions dans le contre· espionnage polono-soviétique, l'affaire des faux maquis anticommunistes de Pologne, dans l'immé· dlat après-guerre. L'A.K., ou Armée secrète nationaliste, était tombée dans les pièges tendus à une douzaine de ses hauts responsables revenus de Londres, ou sortis des maquis. Ces hauts responsables avaient été faits prisonniers par le N.K.V.D.-K.G.B., le haut dignitaire stalinien Yvan ·Serov, en personne, menant l'opération. Tous allaient mourir, exécutés par les Soviétiques pour cc trahison», comme Mi haT· lovitch l'était en Yougoslavie. La seule ra~son était qu'ils étaient nationalistes, et qu'ils en savaient long sur la collaboration soviéto-nazie, donc nazie· communiste, de 1939 à 1941. Dès lors les rescapés du groupe Antyk, la section anticommuniste de I'A.K., née pratiquement à l'hiver 1939·1940, et qui porta plusieurs noms, prirent de nouveau le maquis. Le département Ill du ministère cc polonais» de l'Intérieur, ou département de la Sécurité politique, s'occupa de cc résorber» cet abcès. Avec l'aide des 11 500 officiers soviétiques devenus polonais par ordre c;te l'U.R.S.S., et totalement intégrés soit à l'armée reconstituée soit au ministère de l'Intérieur. De 1945 à 1948 des unités spéciales de répres· 1. Voir L'Iceberg d'Arnaud de Borchgrave, pseudo:roman qui donne parfaitement l'une des clefs de ces affaires.
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sion ratissèrent la Pologne, pour assassiner sans procès deux ou trois dizaines de milliers de corn· battants issus d'Antyk. Dans le même temps, les responsables de ces unités spéciales de répression bénéficiaient des fiches établies sur les Polonais de Londres par Philby et d'autres agents, au sein du S.I.S. britannique, durant la période 1939·1944. Ainsi, par des hommes et femmes qui furent «retournés», comme par infiltrations, ils réussirent à noyauter l'organisation anticommuniste polonaise qu'après 1947 la C.I.A. soutenait financièrement, et matériellement si possible 1. Cette organisation s'appelait W.I.N., en anglais les trois lettres de «vaincre», mais en réalité ini· tiales de Wolnosc 1 Niezawislosc, Liberté et lndé· pen dance. Staline en personne suivait l'opération, a rap· porté Goloniewski à la C.I.A. Une opération à tra· vers de laquelle, de nombreux agents soviétiques ont réussi à passer ensuite à l'Ouest, et à gagner la confiance de divers hauts fonctionnaires de la C.I.A. et de l'armée américaine. Même le général Bradley fut victime de cette intoxication. Les ser· vices spéciaux britanniques participaient à ce jeu, et par quelques agents soviétiques en leur sein, entretenaient la fiction d'une importante et efficace opposition armée. Même les pays voisins de la Pologne, déjà satellisés, faisaient les frais de ce jeu sanglant, car nombre d'opposants au communisme, chez eux, acceptaient de travailler en liaison avec W.I.N. La C.I.A. a dépensé près d'un milliard cinq cent millions de dollars au profit de cette organisa· tion. Avec l'argent qui parvenait à ses dirigeants, le M.G.B. (futur K.G.B.) soviétique payait ses agents au sein des services ouest-européens et améri· cains. Grâce à tout cela des milliers de patriotes polonais tombaient les uns après les autres âux mains de leurs bourreaux. Ce qui choquait la C.I.A., dans le récit de Golo· 1.
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Détails obtenus, par l'auteur, de Michel Goloniewski.
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niewski, c'était qu'il soulignait que la contre-opération W.I.N. avait été imaginée et menée de bout en bout, après 1945, par un groupe d'officiers d'origine juive, soviétiques et polonais. Et que, une fois leur rôle terminé, ceux qui avaient échappé aux vagues antisémites staliniennes de la période de 1949-1953, avaient pu tranquillement émigrer à l'Ouest, en se posant en victime du stalinisme, qu'ils avaient précédemment si bien servi. Antisémites et Juifs
également contrôlés par le K.G.B. Autrement dit, l'affaire W.I.N. était le revers d'une médaille dont l'avers avait été le réseau Hacke. D'un côté des soviéto-nazis antisémites qui préparent leurs réseaux de l'après-guerre. Et n'entrent en scène, pour la relève, que lorsque les communistes juifs se sont chargés de massacrer les authentiques nationalistes de Pologne et d'ailleurs, au nom de l'Ordre socialiste nouveau. Après quoi des antisémites et des Juifs se retrouvent au cœur du monde occidental, pour y servir le communisme, chacun dans leur sphère d'influence. Le K.G.B. étant là pour coordonner l'ensemble. Double scénario difficile à croire d'emblée, à l'automne 1961 ou en 1962. Mais Michel Goloniewski accumulait documents et faits, et les assortissait de ses commentaires, nourris de ce qu'il avait connu lorsque les dossiers d'Odra lui avaient été soumis. Il avait alors tenu en main les fils de la plus vaste opération de subversion qui ait jamais sapé l'Occident depuis le début de la Révolution bolchevique. Elle reprenait et coiffait, à l'échelle européenne, et du Canada à la Patagonie, des dizaines d'opérations de même type, mais avant 1939 menées localement, ici ou là. La mise au jour d'Odra allait forcément faire découvrir les taupes qui s'étaient introduites dans les rouages de la C.I.A. comme dans la haute admi59
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nistration américaine, depuis ce que de Gaulle avait dit être «la belle et bonne alliance» avec l'U.R.S.S. Dix ans après ce qu'on avait appelé «la chasse aux sorcières», lorsque autour d'Alger Hiss plusieurs dizaines d'espions soviétiques bien placés avaient été découverts à New York et Washington, allait-on reprendre la chasse, et cette fois jusqu'au sein de l'intouchable Establishment, sans parler de la très haute société juive au-dedans ou au-dehors? Car voici que Goloniewski assurait qu'à partir du fichier d'Odra il soupçonnait douze hauts fonctionnaires du département d'Etat, au moins trois savants attachés à la Défense nationale; et à peu près certainement quatre très hauts cadres de la C.I.A. D'où son approche de J. Edgar Hoover, à travers Berne, et son refus initial de la Centrale. « Baraban », par exemple, n'agissait pas seul, souligna-t-il en reprenant le dossier Bosenhard. Il avait un adjoint à Oberammergau, qui s'appelait «Bor» pour l'antenne soviéto-polonaise, dont l'objectif était de noyauter les services civils et militaires d'occupation des Alliés, en Allemagne et en Autriche. Soit à partir des Allemands utilisés par eux, et dont certains avaient appartenu au réseau Hacke. Soit à partir d'informateurs américains, anglais, ou français, glissés dans les services d'occupation, aussi bien que quelques Belges, Hollandais et Scandinaves. Soit en recrutant de nouveaux agents parmi les officiers, sousofficiers et employés d'occupation. Après quoi la majorité tomberait «en sommeil », et devrait progresser dans la carrière, si possible en rentrant dans ses pays d'origine, et en y poursuivant sa montée dans l'armée, l'administration d'Etat, les services spéciaux. Quelqu'un reprendrait contact un jour, si Moscou en décidait. - Pourquoi ce nom: Odra? demandèrent ses interrogateurs. La réponse était simple et dégonflait d'avance les élucubrations de prétendus spécialistes, ou
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d'amateurs, qui écriraient ce mot comme autant d'initiales: O.D.R.A. L'Oder prend sa source dans les Carpathes et, avant de se jeter dans la Baltique, se glisse dans la Porte de Moravie entre Olmuz et Ratibor, puis serpente vers Breslau et passe à l'est de Berlin. Or, en langue slave, l'Oder s'appelle Odra. Un fleuve historique à plus d'un titre, à la frontière des mondes slave et germanique, mais qui a charrié tant de secrets également, après 1945, que les historiens sérieux devront bien un jour se pencher de nouveau sur son lit. Car c'est à 75 kilomètres· à l'ouest de Breslau-Wroclaw, dans la petite ville de Legnica Liegnitz en allemand -, ville de Pologne désormais, que naquit alors la centrale secrète dont Odra fut le premier nom. A charge de reprendre Hacke et autres réseaux du genre, de part et d'autre du «Rideau de fer» qui déjà s'abaissait. · Les remous de l'après-Staline
Au début de l'année 1954, une femme d'origine gréco-russe, qui servait de courrier Est-Ouest pour Odra, fut mystérieusement assassinée. On lui prit ses papiers, ses documents, plus de 80 000 dollars destinés aux cellules prosoviétiques d'Allemagne occidentale. Le colonel Kujun, chef de la centrale Odra à Legnica, fut aussitôt convoqué à Moscou par son supérieur soviétique, le général Zelenjnikov. Mais il ne trouvait pas d'explication à la fuite d'information qui avait permis l'assassinat, et même pas de piste pour déterminer quel service secret l'avait commise et avait pénétré, partiellement au moins, l'organisation. Kujun revint à Legnica, mais se sentit suspect. Il tenta. de se suicider, lors de son passage à Varsovie, mais fut à temps découvert et soigné dans un hôpital polonais placé sous contrôle de I'U.B., où le chef du contre-espionnage de ce pays, le colonel Woznienzenski, fut chargé de l'inter61
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roger. Le début de l'interrogatoire dura plusieurs semaines. Les notes et dossiers étaient centralisés dans un coffre spécial. Mais Woznienzenski décéda subitement en juillet 1954, fut remplacé par un autre colonel, auquel Michel Goloniewski succéda en 19561. Autant de mutations, remaniements, incidents, dans les structures des services secrets soviéto-satellites, qui découlaient des intrigues consécutives aux disputes entre les héritiers de Staline, et notamment à l'exécution de Beria et de ses adjoints. A présent Goloniewski devenait le seul détenteur, pour le contre-espionnage des pays du Pacte de Varsovie, des secrets d'Odra. Soit 1 500 documents et fiches, plus une vingtaine de pages d'annotations des responsables successifs de la manipulation à l'Ouest des agents de cette organisation. C'est ainsi qu'il connut l'existence de « Baraban ». Et de son adjoint durant plusieurs mois, un certain «Bor» «Bor» n'était autre que Henry Kissinger••• Goloniewski ne possédait pas toutes les identités réelles des «correspondants» d'Odra. Seulement celles des «grands chefs». Pour les autres, n'étaient indiquées que leurs fonctions. Mais on pouvait les situer par le sujet et la qualité des informations qu'ils passaient à leurs responsables. Aux interrogateurs de la C.I.A., Goloniewski donna de « Bor» la description ci-après: il était né le 27 mai 1923 à Fuerth, Allemagne orientale, d'une famille juive qui émigra en 1938 aux Etats-Unis. En 1941, un certain Fritz Kraemer 2, qui était chargé de 1. Précisions données par Michel Golonlewskl à l'auteur. 2. Fritz Kraemer vivait encore, en 1980, aux Etats-Unis.
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conférences aux mobilisés pour leur expliquer les buts de guerre de l'Amérique, recommanda l'inté· ressé à des amis officiers. «Bor», qui ne portait pas encore ce pseudonyme, devint l'interprète· d'un général, puis déboucha en 1945 en Allemagne, avec le 9708 détachement (contre-espionnage) de la 848 armée. Simple sergent, il fut temporairement admi· nistrateur civilo-militaire des villes de Krefeld, puis Bernsheim, et de là passa auprès d'Ernst Bosenhard, à Oberammergau. Il rentra aux Etats-Unis courant 1947, obtint un doctorat à Harvard, passa progressivement capi· taine dans la réserve, revint deux ou trois fois, comme employé du contre-espionnage, en Alle· magne, puis devint professeur à Harvard. Entretemps, il était devenu, dans des conditions non précisées, le protégé de Nelson et de David Rocke· feller, qui l'avaient fait entrer au Counc/1 on Foreign Relations, où il organisait de temps à autre des séminaires internationaux 1• Les connaissances de Goloniewski s'arrêtaient là. Ses interrogateurs étaient stupéfaits. Ils avaient très vite compris que «Bor» n'était autre qu'Henry Kissinger, dont certains travaux politico-straté· giques avaient déjà été publiés sous l'égide du C.F.A. S'il n'était pas connu du public, en 1961, Kis· singer n'en siégeait pas moins dans la direction de Conférences permanentes, internationales, d'une influence considérable dans la coulisse. Ainsi Kis· singer appartenait-il déjà aux directions des confé· renees dites de Darmouth (réservée aux tête-à-tête soviéto-américains); de Pugwash (ouverte aux 1. L'auteur, journaliste à International News Service, fut de ce fait invité par lettre personnelle de Kissinger, en 1952, à venir l'année suivante à l'un de ces séminaires, qui actuellement formait ses participants à considérer de façon mondialiste les problèmes internationaux. L'auteur n'a pu s'y rendre, mais en la circonstance aurait eu pour voisin celui qui allait être le président Giscard d'Estaing. 63
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scientifiques et hauts techniciens de l'Est et de l'Ouest): de Bilderberg (chargée d'« harmoniser» les rapports européo-américains, avec parmi ses diri· geants de nombreux ex-officiers de la C.I.A. et les plus hauts dirigeants des multinationales améri· calnes, ouest-européennes, etc.). Lorsqu'il ouvrit le dossier Odra, en 1961, Michel Goloniewskl. ne connaissait pas non plus le rôle déjà notoire d'Henry Kissinger dans la haute admi· nistration. Il ne savait pas qu'en 1958 Kissinger était le coordinateur des recherches et analyses relatives aux armements nucléaires, auprès du bureau directeur du C.F.A. et que depuis le début de l'année 1961, ses amis l'avaient placé comme conseiller auprès du Conseil .national de Sécurité et auprès de l'agence américaine pour le Désarmement et le contrôle des Armements, ainsi que comme conseiller auprès de Walt W. Rostow, au département d'Etat. Sans quoi Goloniewski n'aurait pas attendu 1962 pour revenir sur «Bor», et insister pour qu'on enquêtât d'urgence sur son passé. Ce fut en vain. Aussi devait-il publiquement l'accuser d'avoir été «Bor» en 1964, en 1971, en 1973, en 1974: accusations reprises dans de nombreux ouvrages améri· calns, dont l'un fut vendu à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires. Sans résultat que le silence. Même lorsqu'en 1974 le président de I'American P.arty, Tom Anderson, expédia à 9 000 publications comme aux membres du Congrès l'article de Frank A. Capell, paru dans l'hebdomadaire The Review of the News 1 le 20 mars de cette même année.
1. Tirage: 80 000 exemplaires. Capell, ami de l'auteur, appartint au contre-espionnage américain durant la Deuxième Guerre mondiale. Décédé en 1980, il écrivait dans une quarantaine de publications, dont American Mercury.
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D'OCTOBRE «Un roman digne du prix Pulitzer»,.
s'esclaffe Kissinger
Ni à l'automne 1962, ni chaque fois qu'il est publiquement revenu sur «Bor», Michel Goloniewski n'a prétendu que Kissinger était encore un agent soviétique. Mais assuré qu'il l'avait été. Et que, après tout, il pouvait fort bien être, à ses postes si élevés, un important «agent d'influence». Or, durant les crises de Berlin à l'été 1961, de Cuba à l'automne 1962, Kissinger conseillait Kennedy, et dans tous les cas McGeorge Bundy, le cerveau du Conseil national de Sécurité. Le cas de Kissinger est d'ailleurs loin d'être un cas unique parmi les hommes d'influence à l'Ouest. Par exemple à l'été 1963, à TOtzing, Bavière, un certain Egon Bahr 1 définit les principes de la détente est-ouest, tels que Willy Brandt devait les développer secrètement en 1966 et 1967, puis publiquement, une fois élu chancelier, après 1969. Or Egon Bahr travaillait à Berlin-Est, jusqu'en 1947, et Willy Brandt avait été l'un des membres de l'Orchestre rouge, réseau communiste de guerre, en Scandinavie, avant de rentrer en Allemagne sous uniforme norvégien. Et auprès de Richard Helms (qui devint chef de la C.I.A. en 1966) on trouvait aux Plans, c'est-à-dire aux Opérations secrètes de la C.I.A., de 1962 à 1965, un certain Barnett, dont on devait «découvrir,, en 1980 qu'il avait longtemps travaillé pour le K.G.B ... Autant de faits, étalés sur vingt ans, qui ont confirmé, parmi d'autres, la véracité des révélations faites par Goloniewski tandis que pendant trois ans et demi il travaillait au cœur de la C.I.A., dans un 1. Officier dans les services d'occupation, l'auteur a lui· même rencontré Egon Bahr à Berlin-Est, en 1946, alors qu'il travaillait dans les services «psychologiques» du colonel du K.G.B. Toulpanov. Passé en 1947 à Berlin· Ouest, Bahr fut tout de suite engagé dans les services «psychologiques» des autorités américaines ...
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bureau spécialement affecté au dépouillement et à l'exploitation - partielle - de ses dossiers. - Je m'attendais à des enquêtes aussi vastes que possible, à mon audition en commission parle· mentaire spécialisée, à des confrontations, à la discussion de mes documents, m'a-t-il rapporté dans l'un de ses courriers. Mais rien. Et le travail commençait qui devait faire de moi un «non-être». Et même me faire disparaitre... L'absence d'enquête sur «Bor», alors qu'on en déclenchait sur tous les autres suspects signalés par Goloniewski, prouvait qu'on préférait ignorer un dossier gênant. Or n'est-il pas étrange que huit ans après qu'il eut été signalé de la sorte, Henry Kissinger soit devenu auprès de Richard Nixon l'homme qui de 1969 à 1976 a systématiquement pratiqué avec l'U.R.S.S. une politique de rapprochement et de coopération dont les événements ont prouvé qu'elle se basait sur des illusions? Lorsque le 14 aoat 1975, durant une conférence de presse tenue en Alabama, l'un de mes amis journalistes lui a publiquement demandé s'il connaissait Goloniewski et comment il se faisait que son nom figurât sur des listes d'espions qui tous avaient été convaincus de travail pour l'U.R.S.S., Kissinger s'est esclaffé: - Je n'ai jamais entendu parler de ce Goloniewski. On devrait décerner le prix Pulitzer du roman à un tel personnage... Comment l'homme qui coiffait, depuis 1969, à la fois le département d'Etat et le Conseil national de Sécurité, pouvait-il ignorer l'existence de Goloniewski, et de ses «services si exceptionnels pour l'Etat et pour le peuple américains» qu'on l'avait naturalisé moins de quatre ans après son arrivée? Pourquoi d'ailleurs, alors qu'en décembre 1960 Henry Kissinger était pratiquement inconnu du public, et n'avait pas encore accédé à des postes gouvernementaux, Goloniewski aurait-il ajouté son nom aux 239 autres qu'il avança, tous convaincus d'espionnage? 66
D'OCTOBRE De graves réserves, très autorisées
Sans doute, en 1961 déjà, ne voulait-on pas toucher à l'un des membres 'de l'Establishment, dont les frères Rockefeller avaient les commandes, nombre de leurs subordonnés hantant les divers ministères. Il n'empêche qu'au fil des années, des remous intérieurs américains, des événements mondiaux, d'éminentes personnalités de la C.I.A., tel Ray S. Cline, également l'un des membres de l'Establishment - et qui de 1962 à. 1966 fut le chef du Renseignement de la centrale - ont émis par écrit ou par déposition devant des commissions parlementaires, de graves réserves à l'égard de celui que les Soviétiques appelaient «Bor». James Angleton, chef du contre-espionnage de la C.I.A., émettait les mêmes réserves, au point d'avoir placé auprès d'Henry Kissinger, durant les conversations Salt, en 1971, un spécialiste chargé d'observer ses contacts et conversations: John A. Paisley. Mais Kissinger tenait à des tête-à-tête avec les Soviétiques, alors qu'il ne connaissait rien aux problèmes nucléaires. Et Paisley a été mystérieusement assassiné, en 1979, tandis qu'entre-temps, en 1974, James Angleton avait été contraint à démissionner. L'amiral Chester Ward, membre du même Establishment que Kissinger et Cline, a de son côté publié en 1975 un ouvrage vendu à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires 1, qui s'étonnait qu'au Conseil national de Sécurité comme au département d'Etat, Kissinger se soit entouré d'adjoints connus sans exception pour leur absolue confiance en l'U.R.S.S., leur désir de co-gérer le monde avec l'U.R.S.S., leur propagande selon laquelle l'U.R.S.S. «se libéraliserait». Et devant une commission sénatoriale spéciale1. Kissinger on the couch, par Chester Ward et Phylliss Schlafly, co-auteur (technicienne en balistique, signataire de nombre d'autres livres), Arllngton House, 1975.
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ment chargée de traiter «de la sécurité au sein du département d'Etat», John Norpel, technicien du problème au F.B.I., a été formel à propos de l'exactitude des renseignements fournis par Goloniewski. - Avez-vous connaissance d'une quelconque information fournie par lui, qui se soit révélée fausse ou sans crédibilité? demandait le président de la commission. - En aucun cas, répondit Norpel. Toutes ont été vérifiées, et dans tous les cas ont été confirmées comme exactes. Tout au moins celles dont le F.B.I. et la C.I.A. se saisirent. Ce qui ne fut le fait ni du dossier «BOr», ni de cinq ou six autres, soulevés en 1963 ou ensuite par Goloniewski. Deux heures avec Allen Dulles
L'affaire « Bor»-Kissinger n'avait pas encore été soulevée par Goloniewski lorsque Allen Dulles décida de le voir, le 30 septembre 1961, dans les anciens locaux d'où la Centrale émigrerait progressivement vers les nouveaux bâtiments de Langley. Dulles suivait depuis onze mois, chaque jour, les progrès des enquêtes déclenchées par ce mystérieux personnage, qui plusieurs fois déjà avait indiqué que Goloniewski n'était pas son vrai nom. Mêlé depuis 1919 aux secrets de l'Histoire contemporaine, Dulles s'intéressait prodigieusement à cette énigme. Goloniewski refusait pour le moment d'en dire plus. La C.I.A. n'avait rieR pu découvrir à cet égard en Pologne même. Elle avait reçu confirmation de son identité d'arrivée à l'Ouest, de ses grades successifs dans l'appareil polono-soviétique, mais avant cette période 1944-1960, c'était le trou noir. Dans son ouvrage paru en 1963 aux Etats-Unis La Technique du Renseignement, Dulles ne dit rien de Goloniewski: c'est qu'au moment où il écrivait cet ouvrage, de novembre 1961 (date où John McCone
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D'OCTOBRE l'avait remplacé à la C.I.A.) à fin 1962, Dulles savait qu'un contrat liait le transfuge à la Centrale, dont nul ne connaissait et ne devait connaître l'existence, hors une dizaine de spécialistes. L'étrange est que Dulles se soit tu jusqu'à sa mort alors qu'un certain 3 mars 1964, il sembla qu'éclataient les verres dépolis derrière lesquels la C.I.A. cachait encore Goloniewski. Le Journal Amerlcan de New York révélait alors, sous signature d'un certain Guy Richards, l'existence d'« Heckenschuetze », et sa soudaine naturalisation. Toujours est-il que l'invitation transmise à Goloniewski, pour le 30 septembre 1961, fut comme un rayon éclatant de soleil pour le transfuge, après tant d'années de tension, de peurs secrètes, de contrôle permanent de soi. Et un puissant réconfort car, ce 30 septembre 1961, Goloniewski n'avait pas encore la certitude que toutes les enquêtes qu'il considérait comme majeures suivaient vraiment leur cours. Les risques encourus délibérément, depuis qu'à peine adolescent il avait décidé de consacrer sa vie à venger l'Histoire, son peuple, sa famille, allaient-ils être payés de retour? Comme tout officier opérationnel du Renseignement ou du Contreespionnage, il souffrait d'une existence qui contraint à sans cesse cacher ses sentiments, à en feindre d'autres, à taire ses succès comme à digérer ses défaites. Un espion, un contre-espion ne durent qu'à ce prix, moralement épuisant, et qui explique les disparates et les drames de leurs vies. Leurs aventures sexuelles exagérément nombreuses, apparemment passionnées mais sans suite, ou au contraire, s~lon les caractères, leur cynisme, leur froideur, ou les colères inattendues, les dépressions d'hommes que l'on croit invUlnérables. Ce fut pour Goloniewski comme prendre un bain de jouvence d'entrer dans le bureau où Dulles l'attendait. Le grand patron de la C.I.A. s'était levé, venait vers lui en lui tendant la main, ce qui n'avait 69
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rien d'américain. Il voulait donc lui témoigner osten· siblement son estime. En dépit des dossiers qui l'attendaient, Dulles retint deux heures son hôte, en présence d'Homer Roman et de James Hunt, alors l'un des adjoints de James Angleton au Contre-espionnage. « Skov », que Goloniewski détestait, était là durant les premières minutes. Mais il s'était éclipsé, fort heureusement appelé ailleurs. Une dizaine d'affaires en cours d'exploitation furent passées attentivement en revue. Dulles vou· lait aussi montrer qu'il suivait tout. Dans le détail. Le refus de rencontrer Richard Helms
Dans l'un des courriers qu'il m'a expédiés en 1975, Michel Goloniewski témoigne et raconte: «Dulles m'apparut comme un cerveau extraordi· naire, et comme un chef du Renseignement d'une exceptionnelle envergure. Un véritable gentil· homme, empreint de loyauté et d'un irréductible attachement aux libertés humaines. Tout le contraire de ses homologues, que je connaissais si bien, à Moscou, à Varsovie, à Berlin-Est. Il me sem· blait accablé du degré atteint par la pénétration soviétique jusque dans les services secrets occi· dentaux, C.I.A. incluse selon moi. La psychologie des responsables du camp adverse le passionnait. .. cc Mais si tout cela m'intéressait également, et si j'étais sensible à la gentillesse de Dulles et de Hunt, la conversation ne s'orientait nullement vers te sujet que j'espérais par-dessus tout voir traiter: la reconnaissance de mon identité réelle. A l'évi· denee Dulles ne voulait pas en parler. Il ne voudrait pas ultérieurement avoir à soutenir mes revendica· tions dans ce domaine. C'est sans doute la raison pour laquelle l'Agence manœuvra ensuite en sorte que je ne puisse rencontrer J. Edgar Hoover. Mes anges gardiens m'ont fait croire qu'ils s'employaient à me faciliter cette rencontre. Ils
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m'ont en effet emmené dans les locaux du F.B.I. J'ai vu laboratoires, archives, bureaux divers, mais jamais je n'ai pu voir Hoover... » Sa conversation avec Dulles fut interrompue par un appel téléphonique. Dulles n'y répondit qu'à demi-mot, raccrocha, et demanda à son hôte s'il voulait voir Richard Helms qui, justement, se tenait dans un bureau voisin. « Pour la consternation de Dulles, de Roman et de Hunt, poursuit Goloniewski, j'opposai un refus formel à cette entrevue, arguant que j'avais déjà rencontré trop d'officiers et personnalités de la «maison», et qu'il ne me semblait guère opportun d'en connaitre une autre encore. Dulles me fixait, ne cachant pas sa stupéfaction. Mais il reprit presque tout de suite son contrOle, et continua la conversation, comme s'il ne s'était rien passé. Pourtant il me fixait toujours, comme pour deviner mes raisons de refuser de rencontrer Helms, après tout chef adjoint des Opérations secrètes, qui l'année suivante devait succéder à Bissel! à leur direction. «Mes raisons étaient simples: Hel ms était l'homme dont je savais par mes dossiers des années Cinquante qu'li était une vieille relation de Kim Philby. Il l'avait rencontré à Berlin en 1936, durant les Jeux olympiques, et l'un et l'autre avaient volontiers frayé avec les plus hauts dignitaires nazis. Le play-boy Helms avait fréquenté la fameuse «maison Kitty», dont les spécialistes de la Gestapo choisissaient les visiteurs, et où ils enregistraient leurs conversations, photographiaient leurs faits et gestes. Et Helms avait renoué avec Philby après la guerre. Je ne pouvais oublier que Helms, Philby, George Blake, étaient en rapport en 1955 et 1956, durant l'affaire du tunnel de Berlin, et que bien des points obscurs n'avaient pas encore été élucidés à propos de cette affaire. Je n'avais pas confiance en Helms, de toute façon, et voulais attendre que l'exploitation de mes dossiers soit épuisée, notamment au sein de la C.I.A. elle-même.» 71
LE MYSTÉRIEUX SURVIVANT Il prévoit la lente autodestruction de la C.I.A.
Michel Goloniewski avait sans doute raison de s'opposer à servir de curiosité dans l'enceinte de la Centrale. J'ai cru pouvoir estimer, dans de précédents ouvrages 1, que la destruction, et même l'autodestruction de la C.I.A., n'ont pas commencé en 1974 ou 1975, mais dès le début des années Soixante, tandis que d'importants néo-rooseveltiens et libéraux de gauche, en général membres de l'Establishment, se réintroduisaient en masse à la Maison-Blanche, au département d'Etat, et dans les rouages de la C.I.A. Sous le couvert de leurs utopies mondialistes et pacifistes, se réinstallait dès lors au pouvoir l'aveugle ou délibérée « soviétophilie » de certains spécialistes. La mise à l'écart de Dulles, à l'automne 1961, facilitait l'intrusion dans la Centrale de personnages qui, de même qu'ils considéraient l'Alliance atlantique non plus comme un organisme de défense, face à la subversion et à l'expansionnisme soviétiques, mais comme un instrument de négociation, estimaient que la C.I.A. devait servir leurs contacts et négociations de coulisse, et non plus s'occuper à contrer les ambitions de l'U.R.S.S. Un texte difficilement récusable confirme à la fois l'impression qui devint celle de Michel Goloniewski, postérieurement à son entrevue avec Dulles, et ma propre analyse. Il a paru en 1980 dans la Strategie Review, publiée quatre fois l'an par l'Institut stratégique des Etats-Unis. A l'occasion de la critique d'un ouvrage récemment paru sur Richard Helms et la C.I.A., des années 1960 au début des années 1970, Angelo Codevilla, membre du Comité spécial du Sénat pour les affaires de Renseignement, examine divers constats de 1. Voir Exploits et bavures de l'espionnage américain (1917-1978) paru en 1978 aux éditions Famot à Genève et François Beauval à Paris.
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Richard Helms et de Thomas Power, auteur du livre, et conclut: «On se deman~e, en définitive, si Hel ms et Power se sont jamais posé la question de savoir si la curée contre la C.I.A. n'a pas été l'ultime et logique aboutissement du travail mené pendant une trentaine d'années par une génération entière d'Américains, au sein de la Ma/son-Blanche, au sein du département d'Etat, au sein de la C.I.A. » Dès la fin 1961 Goloniewski prévoyait cet «aboutissement». Et gênait donc les taupes qui préparaient la future «curée». «Vous ressemblez à votre père, à s'y méprendre»
Il ne pouvait évidemment deviner, au moment où Allen Dulles lui faisait l'honneur de le recevoir, qu'aussi bien dans le dos du grand patron de la C.I.A. que dans le sien, des gens s'étaient déjà mis en chasse. Pour profiter du prochain départ de Dulles en «infiltrant» la Centrale à l'occasion des remaniements qu'imposerait la mise à l'écart de l'ancienne équipe. Pour ensuite le neutraliser, lui, de même que nombre d'officiers qui étaient entrés dans la C.I.A. pour servir leur pays, et non se faire les complices des utopistes, des idéologues, des affairistes, ou les agents doubles dont on constaterait quinze ans plus tard les ravages parfois irréparables. Déjà en avril 1961, à cause du débarquement manqué à Cuba, les clameurs libérales non seulement demandaient droit de regard sur les activités de la C.I.A., mais exigeaient qu'il soit mis fin à la «guerre froide». Déjà en juin 1961, le président Kennedy avait signé la directive n° 55, qui stipulait que désormais les «opérations de guerre froide» (sic) relèveraient non plus de la C.I.A., mais du chef du haut état-major général. Chef choisi par l'Establishment. Et l'Establishment allait placer auprès . du nouveau directeur de la C.I.A., de novembre 1961 à 73
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1965, l'un de ses favoris: Lyman Kirckpatrick. Sans parler des remaniements qui, à divers postes clefs, imposaient des hommes d'avance prêts à tendre la main à l'U.R.S.S. tout en baissant la garde américaine. C'est ainsi qu'à l'automne 1962, alors qu'il ressortait le dossier« Bor», Michel Goloniewski perdit son principal protecteur: Herman Kimsey. Cet homme qui était devenu son protecteur précisément parce qu'il avait été l'homme chargé de fouiller son passé, d'établir les preuves de la carrière qu'il disait avoir eue, de. procéder au contrôle et contrecontrôle de ses documents, et d'établir son identité véritable. Sans doute Kimsey avait-il touché un mot à Dulles de ce dernier point, à la veille de l'entrevue du 30 septembre 1961. Car l'inattendu se produisit, alors que Dulles raccompagnait Goloniewski jusqu'à la porte de son bureau, en ouvrait le battant. Il contempla son hôte une seconde, comme pour ajouter quelque chose, alors qu'ils venaient de prendre congé. Et comme s'il hésitait. Puis il déclara soudain: - Si vous portiez une moustache et une barbe, vous ressembleriez à votre père. A s'y méprendre ! Puis, comme s'il en avait trop dit, Dulles se détourna et referma la porte. Michel Goloniewski resta figé sur place, avant de suivre Hunt qui avait parfaitement entendu le propos, et avait alors curieusement dévisagé son compagnon. En silence cette fois. «Je suis le tsarevitch 1»
Son père? Qui donc était Goloniewski? Herman Kimsey le savait, pour avoir gagné lentement sa confiance, tout en enquêtant sur son passé, et parce qu'un jour leur conversation autour d'un dossier avait dérivé sur son contexte historique. Des problèmes polonais à ceux de l'U.R.S.S. 74
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De ceux de l'U.R.S.S. à ceux de la Russie des moments révolutionnaires. Et brusquement Goloniewski avait décidé de parler, au lieu de noter simplement, encore une fois, qu'il faudrait un jour évoquer sérieusement son identité véritable. Il avait un moment gardé le silence, fixé Kimsey, puis avait lancé, comme s'il secouait d'un coup de vieux habits et arrachait un masque, ces quatre mots incroyables: - Je suis le tsarevitch ! Kimsey avait sursauté. Cet homme devenait-il fou? Mais son interlocuteur enchatnait déjà, soudain anxieux d'être entendu: - Je suis bien Aleksei Nikolaievitch Romanov. Et je puis vous révéler à cet égard suffisamment de faits pour que, une fois ceux-ci recoupés, vous établissiez mon identité réelle. Kimsey avait appelé deux autres officiers de la C.I.A. Goloniewski parlait à présent de lui, et non des autres. Et démolissait d'un coup quarante-trois ans de truquages historiques. Non, le massacre d'Ekaterinbourg n'avait jamais eu lieu. Si l'on avait soigneusement enquêté, à l'époque et durant les douze ou quinze mois suivants, sur mille et une contradictions des témoins vrais ou faux; enquêté au Japon, au Danemark, où sa grand-mère n'était morte que plusieurs années après; en Pologne enfin, on aurait su la vérité. C'est ce non-massacre qu'il fallait d'abord établir, scientifiquement prouver que ni le tsar, ni sa femme, ni ses enfants n'avaient été tués. Après quoi, il faudrait établir que lui, Goloniewski, était Aleksei Nikolaievitch Romanov, tout aussi scientifiquement. Déjà un fait troublait Kimsey: comme le tsarevitch, Michel Goloniewski était hémophile. Il avait réclamé dès son arrivée les constats nécessaires à la fourniture de certains médicaments et au bénéfice de soins particuliers. D'autres points méritaient examen attentif. Kimsey s'y plongerait dès octobre 1961, durant un an, sans relâche, lançant ses enquêtes dans plu-
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sieurs pays. Mais il ne pourrait faire plus. Car, à la fin de l'été 1962, Herman Kimsey serait brusquement mis à la retraite, alors qu'il dirigeait depuis huit ans, sans jamais avoir commis l'ombre d'une faute, le service des Recherches et Analyses de la C.I.A. Au même moment commenceraient les «ennuis» de Goloniewski-Romanov avec les «nouveaux» de la Centrale. Ne venait-il pas d'insister sur le dossier «Bor», cet homme dont on lui répétait qu'il n'était «qu'un petit professeur sans importance» ! Des elforts à la fols acharnés et dérisoires Herman E. Kimsey est mort, en janvier 1971, dans un hôpital où ceux qui lui tranfusaient du sang se seraient, ce jour-là, «trompés de bocal». Il n'est pas le seul «témoin», avec John Paisley, dont la disparition laissait le champ libre à mille ragots, rumeurs et insinuations distillés en sourdine à certains ·auteurs et journalistes. Pour détruire l'homme qui avait été Michel Golonlewski et se disait Aleksei Nikolaievitch Romanov, l'authentique grand-duc, héritier direct de Nicolas Il. Pour détruire la crédibilité de ses dossiers, même si l'on avait 239 fois vérifié et confirmé leur contenu, pour ne citer que les plus importants. Pour écarter toute enquête sur le 2408 dossier. L'on a même publié des ouvrages qui, sans une seule fois mentionner Goloniewski, ont en deux ou trois paragraphes évoqué Odra, et assuré qu'il s'agissait d'un montage soviétique, visant à discréditer Henry Kissinger alors qu'il esquissait un rapprochement entre Washington et Pékin. Montage imaginé bien entendu par les «services secrets chinois». Telle fut la thèse d'un certain Richard Deacon, en 1974. Comme par hasard au moment où divers articles et même des livres, évoquaient aux Etats-Unis le dossier « Bor». Deacon (un pseudo76
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nyme) habitait l'Angleterre. Ainsi n'apparaissaient pas les Américains. Ce sont de même, en 1976, deux auteurs britanniques, Summers et Mangold, qui publient The Flle on the Czar, y admettent que jamais le massacre d'Ekaterinbourg n'eut lieu, mais aussitôt affirment qu'en tout cas le tsar et son fils ont péri, si l'impératrice et ses filles furent épargnées. Aucun indice n'appuie leur thèse de la mort de Nicolas Il et d'Aieksei. C'est dit en quelques lignes. Mais ils trouvent assez de place pour ajouter, en annexe, qu'un certain Kimsey «qui se prétendait ancien expert à la C.I.A.» aurait, avec un certain Goloniewski, parfait inconnu, monté la fantastique histoire de la survie du tsarevitch ... Que Summers et Mangold n'ont-ils demandé aux anciens de la C.I.A., puisqu'ils ont fouillé les archives américaines, à Harvard et autres lieux, si Kimsey fut oui ou non chef des Recherches et Analyses, de 1954 à 1962, à la Centrale? Mais ragots et insinuations sont les seules armes de ceux qui veulent désinformer. Pareille limitation ne nous a pas échappé lorsqu'à notre tour nous nous sommes risqué à étudier de près cette histoire, qui remet en cause l'Histoire officielle. Après tout, des archives ne se sont-elles pas ouvertes, à Hambourg, à Bonn, aux Etats-Unis, en France? Summers et Mangold les ont consultées, mais aussi interprétées au gré d'une thèse partiellement vraie, partiellement indéfendable. Et pour conclure sur les pauvres pirouettes, ragots et insinuations que nous venons de dire. S'il n'y eut pas de massacre, que s'est-il passé? Que raconte l'homme qui, quelque part aux environs de New York, est devenu un homme traqué, isolé, transformé en non-être parce qu'il gênait? On ne renverse pas impunément, de toute façon, un demi-siècle de combinaisons secrètes, dont ont été victimes plusieurs dizaines de millions d'êtres humains. En arrachant non seulement le masque des bourreaux, mais aussi celui de leurs complices. 77
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Les efforts à la fois acharnés et dérisoires de ces derniers, pour empêcher l'Histoire de sortir de son puits, prouvent à eux seuls que les gêne terriblement cet homme qui un soir de Noêl 1960 a choisi doublement sa liberté.
2. Mise en scène pour truguer l'histoire
C'est .t l'Intérieur du triangle cl-dessus Indiqué que se joue le sort de la famille Impériale, entre l'été 1917 (Tobolsk) et la fln de l'été 1918, .t Ekaterinbourg, puis Perm, en septembre suivant. Le territoire contr61é par les Bolchevlks ne dépassait pas l'Intérieur de la ligne Leningrad (Petrograd)- Vitebsk, vers le Don, dans le sens nord-sud. L'Ukraine était libre, en fln 1918. Au nord vers l'est, le •front• allait de Leningrad (Petrograd) .t Tobolsk, puis du nord-est au sud-est redescendait vers Oufa, Samara, se tfJtriJclssant ensuite jusqu'aux limites du Caucase (pointillé Indicatif).
Chapitre IV
UN PSEUDOMASSACRE
L e massacre de la famille Impériale, le 17 Juil·
let 1918 à l'aube, n'a jamais eu lieu. Quoi que répè· tent en se copiant les uns les autres, depuis plus de soixante ans, les spécialistes de l'anecdote travestie en Histoire, ou les touche-à-tout dont les recherches en chambre se limitent au démarquage de livres anciens ou devenus introuvables. Pour le prouver, pour établir que Michel Golo· niewski peut prétendre qu'il est le tsarevitch, il faut établir d'abord ce qui s'est vraiment passé dans la
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nuit du 16 au 17 juillet, à savoir qu'il s'est agi d'une mise en scène. Déjà on peut constater ceci: durant les premières semaines de l'enquête ouverte sur commission du parquet régional, au lendemain du 25 juillet, date de la prise d'Ekaterinbourg par les armées Koltchak, un faisceau de faits et témoignages orientaient dans ce sens. Ce ne fut qu'à partir de décembre 1918, et surtout de fin février 1919 qu'est née, et fut affirmée, la version devenue depuis prétendue vérité historique.
La version officielle Cette version fut établie par le magistrat-instructeur Nikolai Sokolov, qui se réfugiera ultérieurement en France et publiera à Paris en 1924, à Berlin en 1925, ce que l'on a longtemps cru son dossier complet 1• C'est sur ce texte que s'appuient les historiques cycliquement répétés durant un demisiècle, sans jamais qu'on se préoccupe de ce qui pourrait en infirmer les conclusions. Selon Sokolov «c'est dans une atmosphère d'alerte et de panique,, - car l'on se battait aux environs de la ville . La maison /patiev fut rasée en 1978 sur ordre de Moscou. Documents de l'auteur.
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Kerenski proposait à Londres d'accueillir les Romanov L'auteur doit ici au colonel Groussard, ancien officier d'état-major à Paris et au Maroc, chef authentique de réseaux de Résistance durant la Seconde guerre mondiale tant auprès de Vichy qu'ensuite en liaison avec Londres, d'avoir été orienté vers un connaisseur hors pair des événements de 1917 et 1918, le Russe Léon Agourtine. Ce dernier a su, de Kerenski en personne, les faits que nous rapportons et qu'avant de les publier nous avons recoupés par les travaux d'un historien britannique indiscutable, puisqù'il s'agit de Martin Gilbert, le biographe de Winston Churchill. Rappelons les liens de George V et du tsar: ils étaient cousins germains, puisque leurs mères, princesses danoises, étaient sœurs; la tsarine l'était aussi, puisque sa mère, comme le père de George V, était née de la reine Victoria. George V et Nicolas Il s'entendaient fort bien, jusqu'au début des années 1900. Mais moins bien à partir de 1904. Il suffit de citer le New York Times, au moment de Port-Arthur: « Les journaux anglais sont soutenus (dans leur campagne contre SaintPétersbourg et le tsar) par des groupes financiers qui escomptent d'importants profits, grâce à la chute des actions russes et à la montée des actions japonaises . Ces «groupes financiers», derrière lord Milner, vont en effet intensifier leurs intrigues, à partir de 1909, pour abattre l'Empire des Romanov, que vouent aussi aux gémonies, pour des raisons idéologiques, les libéraux et socialistes et leur grand homme, Lloyd George. Même Summers et Mangold l'admettent: «La montée du socialisme crépitait aux oreilles, en Angleterre. Londres était depuis longtemps un havre pour les anarchistes et les révolutionnaires russes, ... » 1.
Op. cit. p. 245.
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Lorsque le tsar doit abdiquer, Londres fait dire à Kerenski, par l'ambassadeur Sir George Buchanan «que toute violence à l'égard de l'empereur ou de sa famille aurait des conséquences déplorables et heurterait l'opinion publique», en Grande-Bretagne. Mais Pavel Milioukov, ministre des Affaires étrangères du moment, donne tous apaisements, dès le 20 mars 1917: les Romanov sont simplement assignés à résidence, là où ils l'ont demandé, à Tsarskoe Selo. Alexandre Kerenski propose mieux: ministre de la Justice à ce moment, il suggère que, dès que les enfants Romanov seront remis de leur rougeole, un navire britannique vienne embarquer la famille impériale, à destination de l'Angleterre. Il presse même pour qu'il en soit ainsi. George V se soumet
George V accepterait volontiers. Il le dit à son entourage. Le cabinet se réunit les 20 et 21 mars 1917. Mais ici interviennent en souplesse à la fois Lloyd George, Arthur Balfour, et derrière eux lord Milner, pour empêcher le projet d'aboutir. On est d'accord sur le principe, certes, mais le mieux serait que d'abord les Romanov gagnent le Danemark ou la Suisse. Il serait d'ailleurs dangereux de perdre du temps: «Les généraux russes sans troupes pourraient alors tenter un coup, en utilisant Nicolas Il comme pion dans leur jeu, à la tête d'un gouvernement contre-révolutionnaire, ce qui ferait le jeu allemand »1• On voit déjà l'état d'esprit: ce n'est pas le sort d'une famille, sur le plan humain, qui inspire ·les éminences du Foreign Office, c'est l'horreur d'imaginer que la Révolution russe pourrait rater. Quant au «danger allemand» comment Berlin bénéficierait-il vraiment de cette contre-révolution, alors que 1. Archives du Foreign Office, citées par S. et M., op. oit.
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D'OCTOBRE le tsar, fidèle à ses engagements à l'égard des capitales occidentales, a déclaré la guerre à son cousin, et même rejeté deux fois de suite, en 1916, les démarches secrètes qu'entreprit à Tsarskoe Selo même, en passant par la Scandinavie, Ernst· Ludwig de Hesse,? Puis se multiplient les notes à destination de Kerenski, Milioukov et autres, via George Buchanan, l'ambassadeur auprès d'eux. Les Ro· manov en Angleterre? Soit, mais «à condition que l'initiative semble venir du gouvernement russe». Et il faudrait s'assurer «des ressources pri· vées de l'empereur», car il devra posséder «de quoi vivre à la hauteur de son rang». Finalement, c'est un demi-tour complet de George V, décidément très faible entre les mains de Milner: après avoir mOrement réfléchi, il ne pense pas, sans compter «les dangers d'un tel voyage» (sic), qu'après tout «il soit opportun de recevoir la famille impériale». Bombardé de lettres «inspirées», George V assure même que «l'opinion» s'opposerait à une telle solution, qu'il s'agit après tout d'un problème «qui ressort plus ou moins du domaine public» et qu'il faudrait «tirer d'autres plans» (lettre du 6.4.1917, dictée par George V à son secrétaire Stamfordham, à destination du secrétaire au Foreign Office). Pendant ce temps Milner fait donner la presse travailliste, et Lloyd George harcèle le cabinet anglais d'arguments identiques. Un Lloyd George dont on sait qu'en cette même année il protège Basil Zaharoff, le marchand d'armes, parce qu'il a accepté d'en livrer aux Bolcheviks.
1. L'épisode a son intérêt: il explique l'attitude gênée du grand-duc de Hesse, qui le 27.9.1918 fait savoir à sa sœur Milford-Haven que toute la famille est sauve. Mais qui, durant les décennies suivantes, refusera obstinément tout témoignage sur cette période. 123
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La seconde «solution» Kerenski
Lorsqu'en 1935 Alexandre Kerenski publia ses Mémoires, il accusa Lloyd George d'avoir tout fait pour empêcher la solution humaine d'un refuge en Angleterre. Une solution à laquelle les Bolcheviks étaient incapables de s'opposer puisque, en dehors de deux villes, ils ne contrôlaient même pas le centième des territoires russes. Une tempête de démentis vint de Londres, avec les mêmes «arguments» qui avaient servi en 1917: tel témoin, premier secrétaire de l'ambassade à Petrograd, assurait que l'on avait mal interprété les messages à Kerenski; que jamais Londres ni le roi n'avaient fermé leur porte aux Romanov. L'ambassadeur George Buchanan, rapportent Summers et Mangold, aurait pu dire la vérité, mais sa fille Meriel donna dès 1932 la clef de son silence: le Foreign Office l'avait menacé de suspendre sa pension, s'il parlait. Peut-être saura-t-on quelque jour comment et pourquoi lord Milner avait tant de poids à la fois sur le roi et sur le gouvernement, au point d'imposer à tous une si honteuse attitude. Quoi qu'on pense de Kerenski, il continuait au contraire, dans cette affaire, de rechercher la solution garantissant que la vie des Romanov serait épargnée. Nous allons dire comment et pourquoi, finalement, la «disparition» des Romanov fut cette «solution» qui s'est amorcée à Tobolsk, après l'été 1917, mais n'a trouvé de réalisation qu'après Ekaterinbourg, l'été suivant.
Chapitre VI
TOUT ÉTAIT POSSIBLE A TOBOLSK~ EN 1917 ET 1918
E n réalité, et contre tout ce que l'on a pu dire, écrire, affirmer dans les milieux britanniques officiels, et à leur suite dans de nombreux autres pays, la Cour de Londres aurait pu, par deux fois et sans aucun risque, sauver ses cousins germains Romanov, entre l'été 19t7 et le printemps 1918, avant qu'ils ne soient transférés à Ekaterinbourg. En revanche Alexandre Kerenski n'avait aucune raison, ni dans ses souvenirs publiés en 1935, ni moins encore en 1927, lorsqu'il en expliqua les rai125
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sons en tête à tête à Léon Argoutine, à Paris, d'inventer ses interventions en faveur de la famille impériale. A l'été 1917 Kerenski, rebuté à Londres dans ses premiers efforts pour sauver le tsar et les siens, avait chargé un de ses amis, ex-colonel de la garde impériale, d'étudier les moyens de transférer les Romanov quelque part en Sibérie, là où les Soviets étaient encore contestés. Ce colonel s'appelait Eugène Kobylinski, descendait en droite ligne d'Andrei Kobyla, l'un des ancêtres des Romanov, et sollicita même, une fois admis son plan, d'en assurer l'exécution. Une première évasion manquée, faute de tonds
Comme l'a écrit Gleb Botkine, sur ce point fort précis car il appartenait avec sa sœur Tatiana et avec leur père, le médecin des Romanov, au groupe de quarante-cinq personnes qui suivirent le tsar dans sa seconde résidence «surveillée», « Kobylinski avait l'intention expresse de sauver la famille impériale». Et il savait que Kerenski le couvrirait. Cette seconde résidence se trouvait à Tobolsk, une des premières villes du nord de la Sibérie une fois passé l'Oural, là où le Tobol se jette dans l'Irtych. Ce lieu n'avait pas été choisi au hasard: la majorité de la population y laissait en paix les monarchistes qui s'étaient réfugiés là et ne pensaient qu'à sauver leurs fortunes, sans prendre cause pour quiconque (Kobylinski allait en faire l'amère expérience). Le gouverneur de l'endroit avait été prévenu par télégramme chiffré du cabinet de Kerenski. Il avait dO non seulement trouver une propriété qui fat à distance de toute intervention éventuelle du Soviet le plus proche, mais mettre sur pied une garde composée de soldats sars et disciplinés, prêts le cas échéant à défendre le tsar les armes à la main. Et 126
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le transfert par voie ferrée, de Tsarskoe Selo à Tobolsk fut réalisé sans éveiller l'attention des Soviets et des comités révolutionnaires.Extraordinaire aventure que ce parcours en plein été 1917, sur plus de 2 000 kilomètres d'Ouest en Est. Mais aventure possible, puisque Lénine venait d'échouer dans sa première tentative de prise du pouvoir par la force et avait dû se réfugier aux abords de la frontière finlandaise. C'est seulement trois mois plus tard, en octobre fT novembre, calendrier occidental), que grâce aux groupes bancaires anglo-américains et suédois rivalisant d'attention et d'appuis à son égard avec l'état-major de Berlin, que Lénine prendra sa revanche. Pour longtemps. En attendant, dès le mois d'août 1917, une fois à Tobolsk, Kobylinski avait recruté en secret une trentaine d'officiers et soldats, au sein de sa petite troupe. Il avait prévu d'équiper en ravitaillement, chevaux, équipements chauds, les Romanov et cette petite unité. Et il mettait en place les relais qui lui permettraient, à leur tête, de disparaitre un beau matin en direction des relativement proches rives de l'Arctique, l'embouchure de l'Ob. Sauf durant les deux mois les plus durs de l'hiver, des cargos norvégiens y faisaient régulièrement escale et repartaient de la mer de Kara vers la Scandinavie. Il suffirait de s'assurer quatre à six jours d'avance sur le moment où les Bolcheviks apprendraient la nouvelle et se mettraient à leur poursuite, et jamais l'on ne retrouverait la troupe ni les Romanov. Mais il fallait des fonds si l'on voulait disposer d'une logistique suffisante, et pouvoir vaincre éventuellement les réticences qui se manifesteraient sur cet itinéraire. Or c'est vainement que, entre fin août et fin septembre, Kobylinski approcha un à un les richissimes monarchistes réfugiés dans la région de Tobolsk...
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Une seconde tentative, bloquée par Alfred ltlilner
Maintenant Nicolas Il et son épouse se sentaient perdus. Dès les journées de la Révolution d'Octobre, la tsarine prit sur elle d'envoyer un message secret à Londres. Sidney Gibbes, le précepteur d'anglais des enfants Romanov s'y prêta volontiers. Elle voulait toucher sa sœur, la marquise de Milford-Haven. Pour que le courrier ne fût point intercepté, Gibbes fit passer le message par la valise diplomatique de Petrograd, non à la marquise d'abord, mais comme une simple lettre personnelle adressée à Margaret Jackson, une ancienne gouvernante des Romanov, qui vivait en province, et non à Londres, Et qui fit suivre à qui de droit. En fin décembre 1917, un plan d'évasion, anglais cette fois, prit corps. On ferait appel à un Norvégien de 36 ans, John Lied, qui grâce à Nicolas Il avait antérieurement obtenu d'importantes concessions en Sibérie. Avec un sujet britannique, il avait créé une compagnie de navigation qui remontait bois et produits miniers, de fleuves en fleuves, jusqu'à la mer de Kara. Lied estimait pouvoir embarquer les Romanov sur un fleuve, à moins de 300 kilomètres de Tobolsk, et de là, grâce à un bateau pourvu de moteurs spéciaux, foncer rapidement vers le nord, où un navire prendrait aussitôt le large, vers l'Angleterre ou toute autre destination souhaitée. Il se rendit à Londres, et discuta du projet avec Mansfield Cumming, alors responsable de l'espionnage britannique, et son adjoint Frederick Browning. Ceux-ci estimèrent qu'il était impossible de réaliser l'« opération» sans en référer plus haut. Lied rencontra donc avec eux lord Robert Cecil, que le roi avait chargé de suivre «l'affaire Romanov», puis Sir Reginald Hall, alors directeur du Renseignement naval. Ce dernier était le mieux placé, comme le remarquent Summers et Mangold, pour étudier et techniquement mettre au point ce plan. 128
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Il fallait néanmoins de l'argent, une fois de plus. Si Lied n'en obtint pas du grand-duc Michel MikhaTIovitch, qui avait été banni de la Cour de Russie pour son mariage morganatique, la société dont il était un des associés, à savoir la Vickers, accepta l'idée d'affréter un bateau adéquat. La Vickers fournissait en armements l'Angleterre et quiconque voulait lui en acheter, et se prêtait volontiers à tous les jeux, avec assez d'habileté pour jamais n'en supporter les échecs. Pourquoi pas à celui-là,? Tout s'amorçait parfaitement. C'était oublier que Milner veillait, auprès de Lloyd George. Et ne tolérait pas cette évasion. L'ancien diploma:te anglais Ralph Hewins a raconté en 1972 à Summers et Mangold: «George V approuva ce plan. Mais Lloyd George ne voyait aucune raison de sauver le tsar. Il l'a virtuellement assassiné. Lied devait regretter toute sa vie de n'avoir pas réalisé son plan.» Ce qui est beaucoup dire. Car Lied, qui avait déjà ses entrées auprès de Lénine et de Trotzky, devint deux ans plus tard l'un des «capitalistes» grâce auxquels naquit l'industrie aéronautique des Soviétiques. Guillaume Il faciliterait toute évasion montée par Londres••• Milner s'opposa à ce plan pour des raisons que n'évoquent qu'en une ligne Summers et Mangold: ils admettent qu'au moment où son exécution pouvait commencer « le gouvernement britannique fleuretait avec les Bolcheviks». Le terme employé est, cette fois, plus que modéré... Ils ajoutent, en s'appuyant sur plusieurs témoignages officiels obtenus aujourd'hui à Londres, qu'il était d'ailleurs bien tard, donc «que les chances de succès étaient fort réduites». 1. La Vlckers fut une des firmes «capitalistes» qui en 1929 et au-delà participa à l'équipement de l'Armée rouge.
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L'un de ces témoignages hypocrites fut celui de lord Mountbatten, dont les liens familiaux avec les cours d'Europe sont connus: il estima, au début des années Soixante-dix, que même si George V avait voulu sauver ses cousins sans passer par les voies gouvernementales, il n'aurait pu le faire, en raison du système anglais de monarchie constitu· tionnelle. Faible argument. On ne voit guère George V mis en accusation pour avoir sauvé son cousin germain et les princesses impériales alors que la Russie, même bouleversée par la Révolution, était encore· virtuellement l'alliée de Londres, qui d'ail· leurs reçut Kerenski officiellement, au Parlement, après qu'il eut fui Petrograd. En réalité Mountbatten, par-delà ce qu'on peut admirer dans sa légende, partageait les idées du «club» Milner sur la nais· sance nécessaire d'un Nouvel Ordre marxisant, dont le socialisme ne l'effrayait pas puisqu'il était question de le construire «par en haut», et puisque le lord et ses amis avaient déjà pris langue avec les Bolcheviks. Il y a pis encore: Milner bloqua le plan Lied alors que, du côté allemand, on avait fait savoir qu'on faciliterait toute évasion des Romanov, même montée par Londres ! Le roi du Danemark, neveu de l'impératrice douairière comme de la reine d'Angle· terre, avait en effet approché Guillaume Il, au moment précis (3 mars 1918) où venaient d'être signés les accords de Brest-Litovsk. Le Kaiser avait renouvelé des assurances déjà données au prin· temps 1917: aucun navire qui transporterait la famille Romanov, fOt·il britannique, ne serait attaqué sur son itinéraire. Il tenait à ce que son cousin et les princesses impériales fussent sauvés. C'était là un point de vue à la fois humain et familial, que tout le monde pouvait comprendre. D'ail· leurs à Kerenski déjà, au printemps 1917, il avait fait dire par son chancelier Bethmann-Hollweg: - Qu'un seul cheveu soit touché à quiconque de la famille impériale, et je vous en tiendrais pour personnellement responsable !
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Il existe aujourd'hui dans les archives allemandes ouvertes aux chercheurs toutes les confirmations voulues de ces faits, dont une note du diplomate Kurt lagow au ministère allemand des Affaires étrangères. De plus Guillaume Il lui-même en parlait avant sa mort, dans son refuge de Hollande, au général anglais H.-H. Wallscourt Waters, qui avant 1914 avait été attaché militaire à Berlin 1. Donc Londres pouvait sans danger aucun embarquer les Romanov des rives de l'Arctique vers n'importe quel port étranger, non seulement en 1917 mais encore au printemps 1918. Un jeu anglo-américain · offre la Russie aux Bolcheviks
Mais c'est alors que l'intrigue anglo-américaine jette délibérément la Russie dans les bras des Bolcheviks, et offre en prime la volonté tout aussi délibérée de voir les Romanov disparaitre à jamais. La clef de l'attitude de Milner, alter ego à Londres, derrière le gouvernement britannique, de House à New York, derrière le gouvernement américain, on la trouve dans les objectifs des Round Table Groups lancés par ces hommes une vingtaine d'années plus tôt, en Amérique, en Angleterre puis dans sept pays, et dans le Mémorandum secret que Milner remit à Lloyd George, le Premier britannique, au début du mois de décembre 1917. Car dès l'instant que l'on connait les Groupes des Tables Rondes, l'histoire de cette période s'éclaire dans toutes ses nuances et apparentes contradictions. Comme l'a précisé leur historien américain Caroll Quigley, il s'agissait «de groupes semi-secrets », nés d'une «philosophie» organisatrice à la fois. capitaliste et socialisante selon laquelle le monde devrait s'articuler désormais en 1. Potsdam and Doorn, par H.-H. Wallscourt Waters, Londres 1935.
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grands ensembles économico-politiques dont l'inspirateuret le moteur seraient l'empire bancaire, industriel, énergétique, que constituaienj virtuellement l'Angleterre, son Commonwealth, et les Etats-Unis 1• Les autres «fédérations régionales» devraient obéir aux mêmes principes dictés par une petite élite de Sages qui voulaient en finir avec le concept des Nations-Etats et avec les traditions qui faisaient obstacle à l'instauration du nouvel ordre collectif. Nicolas Il, précisément, avait refusé, depuis 1903, que, sous prétexte d'investissements dans une Russie en plein décollage économique et pétrolier, les financiers étrangers en vinssent à contrôler ses ressources, son commerce, et ce pétrole sur lequel les firmes angle-hollandaises et américaines avaient leurs visées. La guerre russe-japonaise puis celle de 1914 en Europe, n'étaient pour les Groupes des Tables Rondes qu'un moyen de briser de tels obstacles. C'est pourquoi aucune des tentatives faites pour ramener la paix, entre 1915 et 1917, ne pouvait aboutir. Quigley l'explique, documents en main : « Leur réussite eût empêché la destruction de l'Empire des Habsbourg, la plus grande puissance catholique de l'époque, et empêché l'expansion du socialisme.» · De son côté l'historien Antony C. Sutton, longtemps attaché à l'université Stanford, a prouvé dans ses ouvrages, riches de documents souvent inédits, que la Révolution russe fut non pas financée «par des banquiers juifs» exclusivement, mais par deux complexes financiers et industriels autour desquels gravitaient nombre de firmes étrangères. L'un se composait des groupes Rothschild et 1. Quigley, dans Tragedy and Hope, 1966, est d'autant moins suspect d'analyse «réactionnaire» qu'il appartint à l'administration du Council on Foreign Relations (C.F.A.) issu des hommes et Groupes des Tables Rondes. Il rédigea son survol historique à partir de leurs archives et des notes de Milner, Rhodes, House, et autres fondateurs des «noyaux» en question.
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D'OCTOBRE Lazard frères, avec lord Milner et, à partir de 1917, George Buchanan, l'ambassadeur anglais à Petrograd, pour répartiteurs de fonds. Du côté américain proprement dit, on trouvait au chevet de Lénine et autres chefs bolcheviques, non seulement Kuhn Loeb & co mais J.-P. Morgan, Rockefeller, et ultérieurement le groupe Ford et autres firmes ou industries qui de 1919 à 1980 n'ont cessé de préconiser le commerce et la coopération avec l'U.R.S.S. Le «Mémorandum» Thompson, remis par Nlllner en 1917
Nombre de renseignements précis à ce sujet filtraient de 1917 à 1919 déjà, dans les missions gouvernementales. Telle celle du général Janin, qui sillonnait la Russie. Ce dernier a noté dans son Journal, publié peu après cette période, qu'une haute personnalité lui avait expliqué, à Omsk, comment la Révolution «était machinée par les Anglais, et plus précisément par Milner et Buchanan». A nous-même dans les années Cinquante, l'ancien officier supérieur de la Stavka (l'état-major) impériale, Arsène de Goulevitch nous affirmait qu'au printemps 1917 Milner avait à lui seul «passé» 21 millions de roubles à Lénine et à son groupe. Tout le monde le savait du côté monarchiste, notamment grâce aux renseignements précis qu'amassait depuis 1912 le général-major A. Spirodovitch, alors chef de la Sécurité et du Renseignement de Nicolas Il personnellement. Ces faits éclairent la teneur du Mémorandum que Milner remit fin décembre 1917 à Lloyd George, comme autant de consignes opposées aux tentatives de sauver Nicolas Il. Ce Mémorandum avait été rédigé par William Boyce Thompson, un ami de Milner avec lequel il venait de séjourner à Petrograd. Thompson, officiellement envoyé spécial de la Croix-Rouge américaine en Russie, était en réalité le président du
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Federal Reserve Board américain, créé en 1913 à l'initiative des amis de House. Sa mission « humanitaire» et «médicale» se composait d'une vingtaine de personnages dont aucun n'était homme de charité ou médecin, mais tous d'éminents directeurs ou experts de firmes bancaires et pétrolières, de ministères, ou du grand commerce international, siégeant comme par hasard dans un même immeuble, au 120 Broadway, à New York, depuis le début de l'année 1917... Autre étrange «corncidence »; c'est dans ce même immeuble, révèle Sutton, que s'installeront en 1918 et 1919 les premiers émissaires officieux puis officiels de Lénine aux U.S.A. Dans son exposé en neuf points, Thompson reprochait amèrement aux délégués officiels des puissances alliées à Petrograd de «manquer de compréhension» à l'égard du gouvernement que venait de constituer Lénine, et qu'il estimait, avec son second, le «colonel» Raymond Robins, «de forme démocratique»! Thompson suggérait qu'on installât à Petrograd une mission officieuse, mais en fait «pourvue de tous les pouvoirs», pour négocier l'avenir avec Lénine. Il soulignait que ce dernier ne pourrait se maintenir qu'à la double condition «de la défaite de l'armée allemande» et de la «destruction de l'autocratie allemande». D'ailleurs il se félicitait qu'après la chute de Kerenski son équipe de la prétendue Croix-Rouge «ait matériellement aidé à la diffusion de la littérature bolchevique, en la distribuant, côté allemand, par nos agents et par avion». Il estimait qu'on devrait la diffuser de même, plus en profondeur «en Allemagne et en Autriche » ! C'est donc bien la destruction totale des monarchies russe, allemande, autrichienne, qui était l'objectif de Milner et de ses amis anglais et américains, à la faveur et sous le masque de la Première Guerre mondiale, pour satisfaire à la fois leurs passions «libérales» et leur soif de profit financier et industriel. 134
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Lénine le savait si bien qu'en date du 14 mai 1918 il écrivait personnellement au second de Thompson, pour mettre au point les relations futures avec le gouvernement américain. On peut lire dans cette lettre, révélée par les Soviétiques 1 en mars 1980 seulement: «Cher monsieur Robins, cijoint un avant-projet concernant nos relations économiques avec l'Amérique... J'espère que cette étude pourra vous être utile dans vos entretiens avec le ministère américain des Affaires étrangères ... » A ce moment précis, Lénine ne contrôlait qu'à peine un territoire étroit: dans le sens nordsud, de Petrograd aux limites du Caucase; dans le sens ouest-est, de Vitebsk à Tobolsk. Autrement dit, les deux tiers de la Russie échappaient à son emprise. Mais ses soutiens anglo-américains allaient y mettre bon ordre: le Mémorandum de Thompson, entériné par Milner, imposé à Lloyd George, n'était pas un vœu, mais une consigne: la Russie devait basculer dans les mains de Lénine, et le tsar disparaître à jamais, avec toute sa famille. Berlin entre pour sauver
en scène, les Romanov
C'est au moment même où le Mémorandum Thompson devient la règle de conduite des gouvernements anglais et américain respectivement Inspirés par Milner et House que s'amorcent les conversations germano-soviétiques de Brest-Litovsk, interrompues du 11 février au 1er mars 1918, puis reprises et conclues trois jours après. Il y avait d'abord eu Trotzky, Radek et autres, face à l'état-major allemand. Dès décembre 1917, le problème de l'avenir de la famille impériale avait été posé. L'agent britannique Robert Wilton le câblait à Londres et n'avait aucune raison de 1. Dans l'hebdomadaire Les Nouvelles de Moscou, du 30 mars 1980.
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l'inventer. La découverte des archives allemandes de cette période, vingt-huit ans plus tard, l'a confirmé. C'est bien l'intention du Kaiser qu'il en soit ainsi. Les Allemands ne manquaient pas de moyens de pression sur ceux qui leur faisaient face, puisque Radek, entre autres, avait été depuis 1916, avec Zinoviev, l'un de ceux par qui les fonds de Berlin passaient de Stockholm aux Bolcheviks, à l'ombre de Parvus-Helphand, du Finlandais Keskula et d'une douzaine d'autres révolutionnaires. Les Bolcheviks croyaient pouvoir «doubler» les Allemands, puisque Wall Street et la City déversaient dans leurs caisses, depuis quelques semaines, plus que Berlin en deux ans. Dont 1 million de dollars «à titre personnel», fourni par Walter Boyce Thompson 1, début décembre 1917. Mais Berlin n'entendait pas se laisser faire. En moins de six semaines, ses troupes avaient envahi l'Ukraine et la Crimée, et s'apprêtaient à pousser leur avantage du côté de Petrograd et de Moscou. Le 1er mars 1918 loffé revint donc à BrestLitovsk, avec Tchitcherine, Radek et quelques autres, pour accorder aux Allemands plus qu'ils n'en avaient demandé trois mois plus tôt. · L'abandon d'un tiers de la Russie occidentale valait bien cette «paix», qui assurait la survie de la Révolution. Le sursis obtenu le 3 mars 1918 permet· tait à Lénine de se tourner du côté angle-américain, et de se livrer à un chantage facile: il savait mieux que d'autres que New York et Londres voulaient la destruction de la monarchie allemande et celle des Habsbourg, non la sienne. Le général Max Hoffmann, meneur de jeu de l'état-major du Kaiser à Brest-Litovsk, admettra huit ans plus tard, dans ses Souvenirs: - Nous n'avions pas prévu les dangereuses con· séquences de notre aide aux Bolcheviks, depuis 1915! 1. A.·C. Sutton, dans Wall Street and the Bolchevik Revolution (1974).
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Cette photographie, fournie par Michel Goloniewski, représenterait Nicolas 1/, Maria et Aleksei dans leur exil polonais en 1942. Document de l'auteur.
D'OCTOBRE Guillaume Il les avait perçues en 1916, et cette année-là avait recherché la paix avec Nicolas Il, qui avait rejeté ses offres. A présent, Guillaume Il imposait que la survie des Romanov fit partie du marchandage. entrepris en novembre 1917 et conclu en mars 1918. Ses troupes étaient assez fortes pour marcher sur Petrograd et MoscoU. C'est ce qu'il fit savoir au roi du Danemark, qui une fois de plus le pressait d'aider la famille impériale. Mais ce n'était pas si facile. Nicolas Il ne veut rien devoir à Berlin
Il faut se souvenir, pour la compréhension de ce qui va se passer à Tobolsk, à Ekaterinbourg, puis ensuite, que plusieurs fois déjà Nicolas Il, approché par des agents secrets allemands entre aoQt et décembre 1917, les avait éconduits. Par fidélité absolue à ses Alliés, il ne voulait rien devoir à Berlin, fQt-ce à son cousin. On avait déjà trop souvent, du côté anglais, suggéré qu'à Tsarskoe Selo il était entouré de germanophiles, pour ne pas dire d'agents des Allemands. Lorsqu'il connut les conditions de Brest-Litovsk, Nicolas Il s'écria devant témoins: - Si j'avais su ce qui allait se passer, jamais je n'aurais laissé le pouvoir. Et pourtant ses «alliés» l'abandonnaient à la mort, et Guillaume Il allait tenter de le sauver malgré lui, tandis qu'une intervention proprement russe poussait dans le même sens, à Moscou. Celle-ci venait d'un noyau de fidèles tsaristes, mené par ce général-major et comte A. Cherep Spiridovitch que nous avons évoqué, parfaitement au courant des menées antitsaristes de Milner, House et de leurs amis en Europe centrale, Benès et Mazaryk. Spiridovitch descendait tout droit du prince Rurik, haute figure du IX8 . siècle, c'est-à-dire se rattachait à l'une des plus anciennes dynasties 137
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russes. Il avait dirigé I'Okhrana d'Ukraine, avant de prendre en main les services secrets du tsar. L'intervention de Spiridovitch - ou de ses émissaires (nous n'avons pu obtenir la preuve formelle qu'il était présent, mais Boulyguine évoque cette démarche dans son ouvrage) - eut lieu début avril 1918, à Moscou, rue Denejny, auprès du comte Wilhelm von Mirbach, l'ambassadeur de Berlin. Elle avait été facilitée par le comte Paul Benckendorf, avant 1917 grand-maréchal de la Cour à Tsarskoe Selo, et ami personnel de l'envoyé de Berlin. Aux émissaires tsaristes, Mirbach avait répondu: - Gardez votre calme. Nous avons la situation bien en main; la famille impériale se trouve sous notre protection. Lorsque le moment sera venu, notre gouvernement prendra les mesures nécessaires. Mals Berlin ne cesse d'Intervenir
Certes, en ce début d'avril 1918, Berlin avait bien en main la situation, sur le front oriental. Et aussi plusieurs dirigeants bolcheviks. Entre le 26 octobre et la mi-décembre 1917, 17 millions de marks étaient passés, d'Allemagne, dans les caisses communistes. Et l'argent allemand allait couler à flots de ce côté pendant plusieurs mois encore: plus de 80 millions de marks seront versés entre début juin et mi-septembre 1918. Croit-on que Guillaume Il l'eût autorisé sans qu'il fût question des Romanov, à présent que la paix régnait entre les Russes et l'Allemagne? D'ailleurs un compte rendu de Mirbach à Berlin précise, le 10 mai 1918: «Je viens de remettre (à Karakhan et Radek) une déclaration relative à notre attente que les princesses impériales soient traitées avec toute la considération possible» 1. 1. Télégramme coté A. 19964, Archives du ministère allemand, partiellement révélées en R.F.A. en aoQt 1957.
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Une dizaine d'autres rapports ou notes témoi· gnent jusqu'à l'automne que l'ambassadeur et les consuls allemands, dont Koenig, traitaient chaque semaine, auprès. des dirigeants bolcheviques, du sort des Romanov. Ce qui se passait à Tobolsk
Que savons-nous de ce qui s'est alors passé à Tobolsk, entre mars et fin avril 1918, moment du transfert du tsar à Ekaterinbourg? Que la vie conti· nuait de s'écouler là-bas comme hors du temps et des événements extérieurs. Des photos (parfois tirées des archives soviéti· ques pour les visiteurs étrangers) montrent que le tsar s'y adonnait à de quotidiens exercices physi· ques. Il faisait de la gymnastique; il sciait du bois; il s'amusait à jardiner. Une existence dont il avait autrefois rêvé, lui qui n'avait jamais tenu à devenir tsar, et ne l'était devenu que par devoir. La tsarine semblait avoir totalement surmonté la dépression qui l'avait atteinte en novembre 1917. Tous s'étaient inquiétés en février 1918, d'ap· prendre que des «unités bolcheviques» allaient occuper la ville. Mais c'est un certain Degtiarev qui commandait le premier détachement «rouge». Or il était natif de Tobolsk, et tout le monde savait ses sentiments monarchistes. Et lorsqu'un second déta· chement était arrivé de Tyumen, et avait voulu s'emparer des Romanov au nom du nouveau pouvoir, Degtiarev s'y était opposé. Il avait menacé de fusiller quiconque désobéirait. La petite bande avait vidé les lieux, sans insister. Ce qui ne voulait pas dire que la situation s'éterniserait ainsi. Cependant le docteur Botkine calmait l'inquié· tude de ses enfants. Il assurait qu'il savait pourquoi rien de grave n'arriverait: Berlin pesait lourd, à Moscou et Petrograd. D'ailleurs, même si deux commissaires spéciaux s'étaient succédé à Tobolsk, venus de la capitale, pour peu à peu déposséder 139
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Kobylinski de sa charge, ils restaient fort corrects. Et l'on ne devait pas oublier la situation dans le pays: l'ataman Gregori Semionov et ses troupes contrôlaient pratiquement la Sibérie orientale, cependant que Vladivostok était passé sous la coupe des Japonais. Toutes les régions du Don se trouvaient aux mains 'des Cosaques. Des dizaines de milliers de soldats tchèques antérieurement faits prisonniers par les Russes, avaient été libérés. 10 000 d'entre eux remontaient en unités disciplinées d'est en ouest, par le Transsibérien, en vue de rentrer chez eux, prêts à s'opposer par des armes facilement ramassées en route, à quiconque les gênerait. Cela créait des problèmes aux Bolcheviks, qui de leur côté manquaient d'officiers, pour mettre sur pied leur propre armée, et s'adressaient souvent à d'anciens monarchistes 1• Beaucoup parmi ces derniers croyaient trouver leur salut, et retrouver leurs privilèges, en se ralliant à la Révolution. Mais d'autres avaient leurs plans. Et dans Tobolsk même, d'étranges événements se succédaient, depuis janvier 1918, qui témoignaient à la fois de la confusion dans laquelle se débattaient les révolutionnaires, et du parti qu'en tiraient des dizaines d'agents doubles, triples, ou d'aventuriers. La mission lakovlev, respectueuse mise en scène
Ainsi Boris Soloviev, mari d'une fille de Raspoutine, qui avait fait toucher le tsar par une porteuse de pain, prétendait préparer l'évasion des Romanov. Il travaillait à la fois pour les Allemands et pour les Bolcheviks. Mais surgit Bronard, agent secret à la 1. Sutton produit, op. cit. un câble de Trotzky du 17.3.1918, qui demande aux «diplomates» américains qu'ils lui envolent «cinq officiers, pour encadrer l'armée qui s'«organise»...
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fois de certains groupes français et des Bolcheviks, qui fit jeter en prison Soloviev. Et voici à présent, le 22 avril 1918, qu'entrait dans Tobolsk, à la tête de 150 cavaliers, un certain Vassili lakovlev, la tren· taine, de belle prestance dans son curieux uniforme de marin, qui se disait envoyé spécial de Moscou. Il produisit des ordres de mission dOment signés de Yankel M. Sverdlov, rien moins que le président de l'exécutif des Soviets, le gouvernement de Lénine. Le Soviet d'Omsk revendiquait alors, contre celui d'Ekaterinbourg, la prise en charge des Romanov. Plus extrémiste, le second exigeait qu'on en finît avec les privilèges accordés aux détenus, et qu'on les jetât en prison. Comme tout le monde. lakovlev semblait jouer de ces divisions. En moins de quarante-huit heures il s'imposa, malgré ceux qui doutaient de ses pouvoirs, et fit connaitre qu'il avait de toute façon pour mission d'emmener ailleurs les Romanov. Puis il se rendit auprès du tsar. Le docteur Bot· kine, présent à l'entrevue, en revint stupéfait et surexcité à la fois. D'abord lakovlev s'était adressé à l'ex-empereur au garde-à-vous et l'avait appelé «Votre Majesté». Ensuite il l'avait prié de se pré· parer à un départ imminent, pour au plus tard le lendemain. lakovlev s'entretint ensuite avec Kobylinski, et selon Botkine, lui montra ordres et mandats dont il découlait «que les Soviétiques avaient promis de libérer la famille impériale, sur pression de l'Alle· magne, qui avait eu le tact de ne pas demander qu'elle vînt dans ce pays». Selon lakovlev, un court procès aurait lieu, à Moscou, «pour apaiser les masses». L'empereur serait jugé coupable de tout ce que voudraient les révolutionnaires. Puis serait condamné à l'exil. A ce qu'il parait - car nous n'avons de récits que ceux des enfants Botkine d'une part, et de Sokolov ou des historiens soviétiques de l'autre, sur les propos tenus par lakovlev -, cet étrange commissaire spécial passa les heures suivantes à 141
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hâter les préparatifs d'un départ qu'il semblait précipiter, comme s'il craignait quelque danger secret. Il avait été fort contrarié d'apprendre, par le docteur Botkine, que le tsarevitch, victime d'une nouvelle hémorragie, n'était pas en état de supporter le voyage. Un étrange itinéraire
Un voyage vers où? D'après ce que Kobylinski voyait des moyens et du ravitaillement prévus, il durerait à peu près onze jours. Donc Moscou était bien la destination possible. Mais Nicolas Il se méfiait. Il refusa d'abord de suivre lakovlev, qui se fit pressant, tout en gardant le ton plein d'égards qui avait été le sien dès le début. - Si vous refusez de me suivre, le comité enverra quelqu'un de moins scrupuleux que moi, lui font dire les documents inédits découverts en 1972 à Harvard, dans les dossiers Sokolov. Je suis responsable de votre vie et de votre sécurité. Veuillez être prêt pour demain, quatre heures du matin ... Il reviendrait plus tard chercher le tsarevitch et celles de ses sœurs que la tsarine laisserait sur place pour s'en occuper, puisqu'elle craignait tant pour la vie de son mari qu'elle refusait de le quitter un instant. A deux heures du matin, les équipages étaient prêts. Et c'est avec une demi-heure d'avance sur l'horaire prévu que le convoi s'ébranla vers Tyumen, où tout le monde prendrait le train. Un trajet parcouru en vingt heures, temps record, dans une chevauchée sans répit, de relais en relais. Mais arrivé à Tyumen, alors que le train était en gare, locomotive sous pression, lakovlev fit monter les voyageurs dans les wagons et se rendit au bureau du télégraphe de la gare. Il devait y rester deux ou trois heures. Pour correspondre avec on ne sait qui, non par l'entremise de l'opérateur normal, mais en code par l'intermédiaire d'un spécialiste 142
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qui appartenait à son unité. Puis il revint au train. Au lieu de gagner Moscou directement, par Ekaterinbourg, Perm, Viatka, autrement dit par la voie normale, on roulerait d'abord vers Omsk, c'est-àdire vers l'est, à l'opposé de Moscou. De là, on irait vers Kourgan, Tcheliabinsk, Oufa, et finalement Moscou, en contournant Ekaterinbourg par le sud. Pourquoi cette rallonge de plus de 1 200 kilomètres? A supposer que le Soviet d'Ekaterinbourg fOt en désaccord avec lakovlev et avec le Soviet d'Omsk, comment pouvait-il s'opposer aux ordres de Sverdlov, le président de l'exécutif derrière Lénine? Y avait-il désaccord au sein du Politburo soviétique? Ou bien certains associés de Lénine agissaient"ils à l'insu les uns des autres? Selon les historiens soviétiques de cet épisode, lakovlev était effectivement investi des pouvoirs de ramener les Romanov à Moscou, mais il aurait trahi en cours de mission. Admettons. Mais de quelle mission au juste s'agissait-il? Et comment et pourquoi lakovlev fut-il assez protégé pour que, ayant trahi, il n'ait subi aucune sanction. Personne n'ose toucher au commissaire spécial, lorsque à proximité d'Omsk le train est intercepté par des révolutionnaires que le Soviet d'Ekaterinbourg a alertés. Ni lorsque, rebroussant chemin, il ramène le convoi à Ekaterinbourg, où en effet, le 30 avril, Goloschekine accueille les Romanov et les conduit à leur nouvelle «résidence», la maison lpatiev. Le mystère lakovlev demeure, soixante-deux ans après
Nous croyons qu'en réalité le Kremlin ne veut pas admettre que Berlin «tenait» certains dirigeants bolcheviks, à commencer par Lénine, et que ceux-ci se partageaient en deux camps. L'un disposé à fermer les yeux sur la disparition des Romanov vers l'Est; l'autre décidé à garder en main cette carte, le
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plus longtemps possible, car elle permettait un marchandage permanent. Tout ce que l'on sait officiellement, par les documents soviétiques eux-mêmes, et grâce aux travaux des historiens, confirme les oppositions, hésitations, ordres et contre-ordres qui par moments se manifestaient autour de Lénine. Qu'un personnage ait tenté d'en profiter pour sauver les Romanov n'a rien d'extraordinaire. Et l'historien et ancien diplomate japonais Toshikazu Kase, un témoin de l'époque, n'a pas hésité à écrire, à propos de cet épisode: « lakovlev avait l'intention expresse d'emmener la famille impériale au-delà d'Omsk, d'y prendre contact avec l'Armée blanche, et de transférer les Romanov au Japon»,_ Bien entendu Moscou ne pouvait ni ne voudra jamais admettre qu'une poignée de révolutionnaires d'Ekaterinbourg ait éventuellement mis en échec une mission secrète que cautionnaient certains membres du Politburo, ou qu'un homme investi par Sverdlov ait été en réalité l'agent d'une puissance étrangère, intéressée à sauver les Romanov. Mais lorsque Sokolov, dans sa version truquée des événements de 1917 et 1918, fait de lakovlev un agent de Berlin, le Kremlin se tait. Et lorsque de nos jours le journaliste Victor Alexandrov, éminemment favorable au bolchevisme, fait de lui un agent britannique, le Kremlin se tait aussi. Dans les deux cas, cela sème un brouillard suffisant pour qu'on oublie combien Lénine et ses associés étaient tenus par ceux qui favorisaient leur Révolution. La suite est troublante. lakovlev passe du côté des armées blanches à la fin de l'année 1918. Deux demandes d'enquête à son sujet sont transmises à l'état-major de Koltchak, entre l'automne en question et janvier 1919. La seconde aboutit. Mais l'été suivant, un rapport assure qu'au cours de son transfert à Omsk pour interrogatoire, lakovlev a dis.1. Toshikazu Kase, La Révolution russe, par un témoin, Tokio 1968.
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D'OCTOBRE paru, moyennant le versement de 500 000 roubles à ses gardiens. Curieuse, cette disparition dont un service de sécurité militaire ne rend compte que six mois après qu'elle ait eu lieu. Comme s'il s'agissait d'un événement fort secondaire, alors que l'intéressé portait des pouvoirs signés de Sverdlov, a tenté de sauver les Romanov, puis a combattu durant plusieurs mois dans les armées blanches, contre ses maîtres de la veille. Alors que le même homme avait eu sous la main une fortune assez considérable pour sortir d'un coup cette masse de billets et prendre le large? Cette disparition, au vrai, permettait de jeter discrètement le voile sur tout ce qui s'était passé dans les coulisses de Tobolsk, entre janvier et fin avril 1918. Elle préludait à toutes les disparitions qui vont accompagner les événements puis l'enquête d'Ekaterinbourg, entre juillet 1918 et 1919. Car, si tout était possible à Tobolsk entre l'été 1917 et avril 1918, tout le fut encore à Ekaterinbourg, et ensuite...
Chapitre VIl
TRIPLE JEU DANS LE TRIANGLE BERLIN-MOSCOU-KIEV
D a n s la Russie des années 1918 et 1919 on
changeait de maîtres et de camps d'autant plus facilement que les jeux étalent pipés, d'un côté comme de l'autre. Les milieux bancaires internationaux manipulaient les cartes au sèin des étatsmajors des armées blanches, et tout autant du côté révolutionnaire, où les Bolcheviks n'étalent pas du tout unis, tandis que les Sociaux-révolutionnaires et les anarchistes contestaient leur pouvoir. Il y avait aussi les unités armées et réseaux du fameux révo-
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lutionnaire antibolchevique Boris Savinkov, qui se maintinrent jusqu'en 1920, et durant près d'un an tinrent pratiquement un territoire aussi étendu que la France hexagonale. Il y avait les groupes de l'Ukrainien Nestor Makhno, avec leur drapeau noir. Et, parmi eux tous, des agents de Berlin, qui ne manquaient pas non plus autour de Lénine. Voilà ce qu'il faut garder sans cesse à l'esprit lorsqu'on réexamine l'affaire Romanov à partir des archives que s'évertuent à ignorer, aujourd'hui encore, des écrivains et journalistes soucieux de ne pas s'attirer les foudres de ceux que ces révélations gêneraient. De faux commissaires, jusque dans la Tchéka
Chacun évoque volontiers l'agent secret britannique Sidney Reilly, et derrière lui Bruce Lockhardt et autres éminences des services spéciaux de Londres. Mais guère ou pas du tout Robert Wilton, Digby-Jones et leurs homologues, qui, pour ainsi dire, patrouillaient dans Ekaterinbourg, avec pour base une maison toute proche de la maison lpatiev, comme on l'a noté. Les Allemands y avaient la leur. On y reviendra. Il nous semble au préalable utile, pour que l'on comprenne à quel point l'invraisemblable était possible - ainsi la disparition des Romanov - de mentionner l'affaire Riis, oubliée depuis par les historiens bien que ·son héros ne soit décédé que dans les années Soixante. Aleksei Nikolaievitch Romanov m'en rappelait la trame en 1975, dans l'une de ses correspondances. Et du coup qu'une personnalité allemande m'avait elle-même cité son nom en 1951 déjà. Sergius M. Ails, Américain d'origine danoise, accompagnait son père en Russie, durant toute son enfance, lorsque ce dernier y partait pour de longs séjours d'affaires. Il y avait appris à lire, écrire et parler le
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russe sans aucune faute. Et même cinq ou six dialectes régionaux, sans aucun accent étranger. Ensuite passé par l'Académie navale d'Annapolis (Maryland), ingénieur diplômé de Columbia University, Sergius Riis entra dans les services de· renseignements militaires, et se trouvait en poste à Petrograd, comme attaché naval, au moment de la Révolution. Lorsqu'en août 1918 une flambée antioccidentale incita divers extrémistes à ravager les locaux des ambassades des Etats-Unis et de Grande-Bretagne, Riis et son homologue anglais n'échappèrent à la mort qu'en mettant leurs fonds secrets en commun, et en achetant en gare un train entier: conducteur, employés, wagons. Deux fois arrêtés mais libérés, ils furent finalement pris par la Tchéka. Mais ils réussirent, au cours de leur interrogatoire, à tuer ceux qui les tenaient, à s'emparer de leurs papiers, et à se substituer à eux. Tant de confusion régnait encore au sein de la Tchéka, qui d'ailleurs allait à ce moment transférer son siège à Moscou, que leur audace paya. Riis s'appelait désormais Maxime Galinski ; son compagnon anglais Morozov. Le premier, piqué de ce jeu pourtant mortel, fit carrière durant dix-huit à vingt mois, jusqu'à devenir l'un des hauts gradés de la Tchéka, fut même en 1919 décoré par Léon Trotzky de l'ordre de seconde classe de l'Etoile rouge, et devint commissaire politique pour la province de Kazan. Puis Riis réapparut à la fin de l'année 1920 aux Etats-Unis, où il fut décoré par ses vrais supérieurs, intégré à l'état-major de l'amiral Newton McCully. Il continua dans le renseignement, notamment en Europe centrale et en Extrême-Orient, durant une dizaine d'années. Les dossiers de Kazan, une des clefs du mystère Romanov
Que Sergius Riis, alias Maxime Galinski, ait été en poste à Kazan, à cheval sur les années 1918 et 149
t..E MYSTÉRIEUX SURVIVANT
1919, mais surtout cette dernière année, a son importance. Elle semble avoir échappé à Summers et Mangold qui admettent pourtant qu'il n'y eut pas de massacre des Romanov à Ekaterinbourg. En août 1918 Kazan était coupé des Bolcheviks. A partir de novembre suivant, cette ville repassait sous leur contrôle. Ekaterinbourg, à 800 kilomètres au nord-est, sera reprise par eux à l'été 1919. Tout cela mérite attention. Car, en dépit des fluctuations du front et quoi qu'il se passât ailleurs en Russie, une seule administration se maintenait et s'arrangeait pour fonctionner: l'administration judiciaire. Et du procureur général de Kazan dépendait celui d'Ekaterinbourg, Valeri Jordanski. Un fait encore: tant bien que mal, les courriers fonctionnaient dans chaque zone, et parfois même entre les zones rouge ou blanche... Dès lors, quels qu'aient été les magistrats successivement chargés d'enquête à Ekaterinbourg après juillet 1918, par les autorités militaires, le parquet civil n'admettait pas d'être dépossédé de ses droits. Valeri Jordanski avait obtenu de Nametkine puis de Sergueiev qu'ils lui communiquent témoignages et conclusions. Tout change en février 1919 lorsque le général Dieterikhs profite des pouvoirs que lui a conférés Koltchak pour dessaisir Sergueiev de ses dossiers, puis le remplacer par le magistrat Sokolov, et empêcher les communications passées. Jordanski se plaint auprès du procureur de Kazan, Nikander Mirolioubov. Le ministre de la Justice du gouvernement Koltchak somme Dieterikhs, par écrit, de restituer à Sergueiev dossiers et charge. Mais il n'a pas de pouvoirs suffisants au moment où, derrière le gouvernement Koltchak, s'imposent les agents des milieux financiers internationaux qui, avec ceux que les Rouges ont infiltrés du côté Blanc, ont intérêt au classement définitif de l'« affaire Romanov», sur la base de la thèse du massacre. Massacre que démentent les dossiers de Kazan. Mais ces dossiers n'ont été découverts qu'une qua150
D'OCTOBRE
rantaine d'années plus tard. Oubliés dans un coin de l'Institut Hoover, à l'université Stanford, en Cali· fornie. C'est ici qu'entre en scène Sergius Riis, à notre avis le seul homme qui ait pu ramener de Kazan de tels dossiers. Summers et Mangold racontent que les dossiers parvinrent à l'Institut un jour de 1936. Un homme qui voulait garder l'anonymat désirait faire don d'un lourd sac de cuir noir, hermétiquement clos,
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