Lavialle Cahiers Français Été 2011

August 12, 2017 | Author: Osmanli Umut | Category: Neoclassical Economics, Institutional Economics, John Maynard Keynes, Economies, Economics
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Les grands courants L’évolution de l’hétérodoxie en économie Le paradigme qui s’est constitué autour de l’équilibre général walrasien, dans la lignée des travaux des classiques anglais et des marginalistes, est devenu si influent au sein de la communauté des économistes qu’on peut y voir une pensée dominante, une « orthodoxie » marginalisant de fait les travaux critiques à son égard. Une pensée « hétérodoxe », dont Christophe Lavialle souligne ici le caractère pluriel, hétérogène et éclaté, est néanmoins toujours restée vivace. Malgré l’absence de cohérence systématique entre ces « hétérodoxies », elles sont liées entre elles par quelques éléments fédérateurs, tels que le rejet de la naturalité des lois économiques, l’opposition à la dichotomie monétaire ou la reconnaissance des institutions. C. F.

L

’histoire de la « science » économique, loin de correspondre à une progression linéaire et cumulative vers la certitude et la vérité, est marquée par la permanence de débats fondamentaux et la récurrence de questions théoriques non résolues. Et si progrès des connaissances il y a, il naît davantage de la contestation régulière de la pensée dominante par des discours critiques, de l’interaction, donc, entre une orthodoxie jamais définitivement établie et des hétérodoxies, dont les frontières demeurent floues et mouvantes. Aujourd’hui encore, l’unification de la discipline autour d’un paradigme qui serait incontesté (le paradigme walrasien de l’équilibre général, formalisé par les travaux de Kenneth Arrow et Gérard Debreu), « camp de base » à partir duquel un programme de recherches indubitablement progressif n’aurait plus qu’à se déployer, n’est pas avérée. Et si la puissance de l’orthodoxie semble n’avoir jamais été aussi forte, elle n’a pas découragé les tentatives, diverses, pour contester sa vision de l’économie : il demeure, sinon

une hétérodoxie, du moins des hétérodoxies, qui proposent des alternatives stimulantes à une théorie dominante dont les difficultés théoriques et les limites pratiques l’empêchent de clamer qu’elle détient la vérité. Nous traiterons dans cet article de l’évolution de l’hétérodoxie en économie. Après une définition des termes, nous reviendrons, à grands traits, sur la constitution de l’orthodoxie, pour mieux repérer les moments où s’opposent à elles des hétérodoxies. Nous soulignerons combien les alternatives hétérodoxes demeurent partielles, diverses, dispersées et hétérogènes. Nous essaierons néanmoins de repérer les éléments structurants qui pourraient conduire à identifier l’objet propre des hétérodoxies et l’alternative globale qu’elles proposent, à l’état de promesse, au mainstream.

Une orthodoxie... Qu’est-ce que l’orthodoxie ? Le mot « orthodoxie » vient du grec orthós (droit) et dóxa (l’opinion). Il désigne donc, étymologiquement, l’opinion et, par extension, la pensée, « droite », c’est-àdire qui est conforme aux idées admises et imposées par une majorité ou une fraction dominante d’un groupe, d’une collectivité. Les hétérodoxes sont, en creux, ceux qui ont des opinions autres (hetero), déviantes. Dans le domaine des sciences, une orthodoxie apparaît donc quand un paradigme acquiert une place dominante dans la communauté scientifique au point de marginaliser, y compris institutionnellement, les autres. Elle peut se structurer autour d’un langage formel spécifique et d’une méthodologie propre, rendant la confrontation avec les hétérodoxies d’autant plus problématique qu’elles apparaissent, de son point de vue, comme des « langues étrangères », ou des « mésusages » du langage formel qu’elle a fini par imposer. L’économie n’échappe pas à la règle. Il est possible d’y définir comme hétérodoxe, dans un sens large, toute forme, aussi diverse soit-elle, que prend la résistance à la science économique dominante. L’hétérodoxie contemporaine prend ainsi ses sources dans l’histoire longue de la pensée économique, qui est aussi l’histoire de la constitution et de la stabilisation d’une orthodoxie, et donc, en creux, du rejet et de la marginalisation de vues alternatives, établies alors en hétérodoxies. Elle a donc aussi ses grands pionniers, ceux dont les théories, influentes dans le passé, ont été ensuite écartées par ce qui est finalement devenu depuis les années 1950 le paradigme dominant.

La constitution progressive d’une orthodoxie… C’est par la conjonction d’une position épistémologique et d’une conviction politique que prend naissance une première orthodoxie, au moment où l’économie politique

La pensée économique contemporaine Cahiers français n° 363 Les grands courants



La pensée économique contemporaine Cahiers français n° 363 Les grands courants



commence à s’affirmer comme science, à la fin du XVIIe siècle. La posture épistémologique découle de la fascination qu’exerce sur les penseurs sociaux la science moderne, en particulier la physique newtonienne. L’ambition des premiers économistes est de construire une physique sociale sur le modèle de celle de Newton, fondée sur des lois naturelles. Ainsi, dès le XVIIe siècle, des penseurs se proposent de découvrir les lois naturelles de la société humaine. Au XVIIIe, les physiocrates, autour de François Quesnay (1694-1774), célèbrent le « gouvernement de la Nature », non seulement parce qu’ils mettent l’accent sur la primauté de l’agriculture dans la production du surplus, mais parce qu’ils identifient l’ordre naturel des royaumes terrestres au tableau économique qui s’impose au Prince avec la force d’un système de lois naturelles. Cette conviction est associée à l’impérieuse nécessité qui en découle de pratiquer le « laisser-faire », expression qu’ils popularisent à la suite de Vincent de Gournay (1712-1759). La posture épistémologique se complète donc logiquement d’une posture politique libérale : si les lois économiques sont « naturelles », il n’est besoin que de les laisser agir. Sur ces points, le credo classique (1) est similaire au credo physiocratique. Mais à la position épistémologique (la naturalité des lois économiques) et à la conviction politique (les vertus du laisser-faire) vient s’articuler une posture analytique essentielle : Adam Smith, et les classiques avec lui, considèrent que les grandeurs économiques ont une mesure réelle, indépendante de la monnaie. Les théories de la valeur, visant à exprimer les taux d’échange des marchandises en termes de l’une d’entre elles, deviennent le point de départ nécessaire de l’analyse économique, en conséquence de la subordination du fait monétaire. L’analyse de la monnaie et des relations monétaires, au cœur des théories antérieures (mercantilisme, mais aussi, d’un certain point de vue, physiocratie) (2) ou de certaines théories postérieures (Marx, Keynes), devient au contraire subordonnée à l’établissement préalable d’une théorie réelle de la richesse et des grandeurs économiques, et se réduit à l’analyse de ses fonctions dans une économie réelle d’échange. Enfin, les « néoclassiques », à la suite de la révolution marginaliste, ajoutent à tous les éléments précédents la définition d’une ontologie spécifique, d’une part en privilégiant la définition « formelle » de l’économique par la rareté (naturelle et indépassable), d’autre part en identifiant derrière l’individu socialisé l’acteur économique rationnel. L’unité de base de l’analyse économique devient cet homo œconomicus, « transcendantal », a-historique et a-social, et l’ordre économique, qui prend la forme d’un équilibre général de marchés, résulte des seules actions rationnelles des individus et de leurs interactions mutuelles dans l’échange. La révolution marginaliste et l’orthodoxie néoclassique qu’elle contribue à élaborer rejettent de ce point de vue les classiques, rétrospectivement, dans une forme relative d’hétérodoxie. Leur théorie particulière de la valeur (la valeur-travail), plus généralement leur analyse de l’économie comme une économie de production génératrice d’un surplus à propos de la répartition

duquel des groupes sociaux entrent en conflit, va devenir marginale : au fur et à mesure que l’orthodoxie se précise, les formes de l’hétérodoxie se diversifient.

… et sa contestation par des hétérodoxies diverses La remise en cause de la naturalité des lois économiques L’orthodoxie classique comme point de vue national Les recherches hétérodoxes se sont donc multipliées au fur et à mesure que l’orthodoxie contemporaine dessinait ses contours. Face à une orthodoxie se constituant, avec les physiocrates puis avec les classiques, autour d’une approche « naturaliste » et « réelle » des phénomènes économiques, l’opposition puise ses racines dans le « système mercantile » (3), puis s’enrichit ensuite des apports des historicistes qui s’opposent à la vision naturaliste imposée par les classiques. C’est principalement en Allemagne que ces thèses « historicistes » se déploieront au sein de ce qu’il est convenu de nommer « l’école historique allemande ». Formée dans les années 1840 avec les écrits de Bruno Hildenbrand (1812-1878), Karl Knies (1821-1898) et surtout de Wilhelm Roscher (18171894), elle rejette la possibilité d’un système théorique universel, arguant qu’il n’existe pas dans le monde social de « lois » absolues régissant les comportements. Au contraire, les phénomènes économiques et sociaux doivent être considérés comme contingents au contexte historique, culturel et institutionnel. Cette conception conduit les premiers historicistes à une méthodologie pluridisciplinaire, se fondant sur le raisonnement inductif et s’appuyant très largement sur la collection de données et de monographies. Par ailleurs, les historicistes opposent au libéralisme économique de leurs adversaires un interventionnisme et un protectionnisme plus ou moins prononcés, et dénoncent, avec Friedrich List (1789-1846), la pensée classique libre-échangiste comme une pensée « nationale » au service des intérêts britanniques.

(1) C’est Adam Smith (1723-1790) qui établit les premières lignes de la science « classique » dont David Ricardo (1772-1823) établira précisément le dogme, Les autres grands classiques sont Thomas Robert Malthus (1766-1834), John Stuart Mill (1806-1873). (2) Si les physiocrates réfutent l’idée que la monnaie est une richesse, ils n’en restent pas moins attentifs aux conditions dans lesquelles se déroule la circulation monétaire: ils peuvent sur ce point être vus comme des inspirateurs des hétérodoxies qui insistent sur l’importance des conditions institutionnelles d’émission et de circulation de la monnaie. (3) Ainsi nommé par Smith, dans la Richesse des Nations, le système mercantile développe une vision monétaire et interventionniste dans laquelle l’enrichissement monétaire de la Nation passe par un commerce extérieur contrôlé, l’encouragement des industries nationales et une liquidité abondante

L’orthodoxie classique comme point de vue de classe De la même manière, une autre hétérodoxie, aux visages multiples, s’est constituée au long du XIXe siècle, en liaison avec les luttes qui opposaient de plus en plus vivement la bourgeoisie et le prolétariat. Alors que l’orthodoxie en vient à être identifiée aux intérêts de la première, les hérésies économiques sont développées par des auteurs qui se définissent comme socialistes, défenseurs des intérêts du prolétariat. Les courants sont divers, des anarchistes aux socialistes ricardiens, en passant par les blanquistes et les saint-simoniens ; mais tous manifestent une opposition radicale au libéralisme classique. Bien entendu, le marxisme viendra à occuper une place centrale, Karl Marx (1818-1883) étant le seul à élaborer une analyse économique complète et puissante qui se posera, à la fin du siècle, comme la principale opposition hétérodoxe (4), et combinera une affirmation du caractère historiquement déterminé et transitoire du mode de production capitaliste et une approche où la monnaie-équivalent général joue un rôle premier dans la formation du social.

La remise en cause de l’individualisme méthodologique et du « désencastrement » de l’économique Une querelle de méthodes Au fur et à mesure que les déterminants du « canon » contemporain se dessinent, de nouvelles hétérodoxies apparaissent, et d’anciennes parties constitutives de l’orthodoxie les rejoignent. Ainsi, lorsque sous l’influence de la révolution marginaliste, l’orthodoxie s’exprime dans l’idéal-type de l’homo œconomicus, sa volonté d’affirmer la naturalité des lois économiques et de les extraire de ce qu’elle considère comme une « gangue » historique et sociale, les hétérodoxies opposent au contraire la primauté des totalités, une vision holistique, à ce qui s’affirme comme l’individualisme méthodologique des néoclassiques. Les années 1860 voient ainsi l’émergence de la « jeune école historique », menée par Gustav von Schmoller (1838-1917) et Georg Knapp (1842-1926). Davantage attachés à la théorisation et à la généralisation que leurs prédécesseurs, ils s’engagent contre les marginalistes dans une « querelle des méthodes », la fameuse Methodenstreit opposant notamment Schmoller à Menger. La « jeune école historique allemande » parviendra à exporter les préceptes de l’historicisme aux États-Unis, par l’intermédiaire de Richard T. Ely (1854-1943), élève de Schmoller, et inspirateur des institutionnalistes américains. Fondée en 1885, l’American Economic Association fut ainsi, jusqu’aux années 1930, largement dominée par ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’ancien institutionnalisme » (5), qui était alors l’orthodoxie économique aux États-Unis. À la suite de Thorstein Veblen (1857-1929), qui pose dès 1899 les bases de la pensée institutionnaliste (rejet de la conception hédoniste de

l’individu, critique de la théorie de l’équilibre, promotion d’une vision évolutionniste des institutions), John Rodger Commons (1862-1945) défend l’importance de l’action collective et refuse de faire de l’acteur individuel le concept de base de la théorie économique. Critiquant le fait que les économistes orthodoxes se soient concentrés sur les rapports des hommes aux choses quand il s’agit de s’intéresser aux rapports des hommes entre eux, il œuvre à la définition d’un capitalisme « raisonnable », c’est-à-dire d’un système économique où, tout en préservant le système d’allocation des ressources offert par le marché, les acteurs accepteraient de prendre part à des négociations pour définir des critères raisonnables de répartition du revenu. Commons fut, avec Wesley Clair Mitchell (1874-1948) un inspirateur majeur des conseillers du New Deal de Roosevelt, qui n’est donc pas une importation keynésienne.

Le nécessaire réencastrement de l’économique De son côté, l’économiste hongrois Karl Polanyi (1886-1964) soulignera, lui aussi, dans son ouvrage La grande transformation (1946), l’absence de naturalité et d’universalité de l’homo œconomicus et du marché (6). Ce n’est que dans le cadre et dans les limites d’une économie de marché généralisée, c’est-à-dire d’un système interdépendant de marchés autorégulés, soutient Polanyi, que les motivations de l’action humaine se réduisent aux deux seuls mobiles de la peur de mourir de faim et de l’appât du gain monétaire. La naissance du marché et celle de « l’homme économique » apparaissent donc étroitement corrélées. Cette naissance du marché autorégulateur promu par les économistes libéraux a en effet conduit à une forme de « désencastrement » de l’économie et de la technique d’avec la société : dans toutes les sociétés humaines à l’exception de la société marchande, l’économie reste encastrée (embedded) dans les relations sociales. Seule l’économie de marché autorégulée se présente comme dissociée (disembedded) de la relation sociale. Mais cette dérégulation demeure utopique, car la société réagit en protégeant ses membres, ce qui entre en (4) Avant de devenir, au siècle suivant, l’orthodoxie dans un certain nombre de pays. Notons aussi qu’on retrouve dans le marxisme, au travers de sa théorie de l’histoire, le déterminisme qui caractérise la croyance positiviste en des lois universelles, cette fois dans l’inéluctabilité de la succession des modes de production, en l’occurrence la chute du capitalisme et l’avènement du socialisme. (5) Par opposition au « néo-institutionnalisme » ou « nouvelle économie institutionnelle », terme qui désigne un ensemble de travaux qui ont pour point commun de s’interroger sur le rôle joué par les institutions (ensemble des règles et des normes qui encadrent et régulent les comportements) dans la coordination économique. Le néo-institutionnalisme, dont l’acte de naissance est l’article de Ronald Coase (1937)  « The Nature of the Firm », s’est principalement développé à partir des années 1970, au travers les écrits d’Oliver Williamson et de Douglass North, qui en fait le fondement d’une nouvelle histoire économique. La nouvelle économie institutionnelle revendique s’être construite à partir d’un retour sur les travaux des institutionnalistes américains du début du XXe siècle, mais sa démarche consiste davantage en une extension des outils néoclassiques standards à l’analyse des institutions. Cette approche est donc un exemple de la plasticité de l’économie orthodoxe, et sa capacité, à partir de son noyau dur, à intégrer des objets théoriques identifiés par des courants hétérodoxes, et à les vider en partie de leur substance critique. (6) Polanyi K. (1946), La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.

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contradiction avec les exigences du marché autorégulé, en opérant des « réencastrements » volontaristes. Les aboutissements de cette contradiction sont, soit la montée des protections sociales et interétatiques (protectionnisme), à l’instar de ce qui a été observé avec le New Deal aux États-Unis ; soit, la volonté d’application au monde réel de l’idéal de désencastrement social de l’économique ayant un coût social trop important, que cette utopie ouvre la voie à une violence économique et politique extrême, comme l’a illustré la crise des années 1930 qui, en Europe, a laissé place au nazisme, au fascisme et au stalinisme ; elle apparaît alors pour ce qu’elle est : une utopie dangereuse. Face à cette utopie, tous les efforts de Karl Polanyi visent à dégager les conditions de possibilité d’un socialisme non bureaucratique, associationniste, qui n’abolisse pas le marché, mais le réencastre dans le rapport social et les régulations démocratiques.

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La remise en cause de l’analyse néoclassique La révolution keynésienne : le rejet de la macroéconomie « classique » John Maynard Keynes (1883-1946) s’est attaqué à ce qu’il appelait l’orthodoxie classique, qui regroupait pour lui tous les économistes adhérant à la « loi de Say ». Pour Keynes, cette orthodoxie reposait sur la croyance dans l’autorégulation de l’économie par le marché. Elle s’appuyait sur la théorie quantitative de la monnaie, postulant la neutralité de cette dernière, et, donc, la loi des débouchés de Say, « postulat d’Euclide » de la macroéconomie classique, en vertu de laquelle l’offre globale crée une demande globale équivalente. Il lui oppose l’analyse macroéconomique d’un capitalisme compris comme une « économie monétaire de production » dans le cadre de laquelle il n’existe aucun mécanisme engendrant spontanément le plein-emploi des ressources, de sorte qu’il appartient aux pouvoirs publics d’intervenir pour que cet objectif soit atteint. Si l’hérésie keynésienne a été contenue et absorbée par l’orthodoxie néoclassique, pour donner naissance, à partir du fameux modèle IS-LM, à la synthèse néoclassique, syncrétisme de microéconomie walrasienne et d’une macroéconomie keynésienne délestée de ses traits les plus hétérodoxes, elle a continué à vivre dans les travaux des économistes post-keynésiens. Initiés par les proches de Keynes, ils furent poursuivis avec ténacité, selon deux voies prolongeant deux idées fondamentales contenues dans les ouvrages de Keynes. La première voie, animée par Paul Davidson (né en 1930) et Hyman Minsky (1919-1996) insiste sur les aspects monétaires de l’œuvre de Keynes qui l’inscrivent dans la longue tradition de l’hétérodoxie monétaire (refus du postulat de neutralité de la monnaie). Elle porte tout particulièrement l’accent sur les conséquences de l’incertitude et des comportements patrimoniaux de préférence pour la liquidité qu’elle induit, sur l’activité économique, et l’emploi, soulignant la fragilité financière du système et son impact sur la dynamique d’investissement. L’autre voie, initiée par Roy Harrod (1900-1978) dès

1939 et poursuivie par Nicolas Kaldor (1908-1986), Luigi Pasinetti (né en 1930) ou Joan Robinson (1903- 1983), se focalise sur la prolongation du principe de la demande effective sur la longue période, les caractéristiques de l’équilibre global entre investissement et épargne dans une économie en croissance, et les conditions, en termes de répartition des revenus, d’une croissance équilibrée. Cette deuxième voie, qui s’inspire également des travaux et des intuitions de l’économiste polonais Michal Kalecki (18991970) revendique son inscription dans la tradition classique, du point de vue de sa volonté de faire de la détermination des conditions de la répartition, dans la lignée de Ricardo, le principal problème en économie politique. Elle n’est donc pas sans filiation avec les travaux de Piero Sraffa.

Le « moment » sraffaien : le rejet de la microéconomie marginaliste Les travaux de l’économiste italien Piero Sraffa (18981983) sont fondés sur une critique systématique des thèses d’Alfred Marshall. À une théorie des prix fondée sur l’offre et la demande, cet auteur en oppose une autre reposant sur l’analyse des seules conditions de production. C’est donc par un retour à Ricardo et plus généralement à la tradition classique des théories du « surplus », que Piero Sraffa élabore son hétérodoxie, et offre une vision de l’économie complètement différente de celle de la tradition marginaliste, fondée sur : - une critique de la notion d’équilibre de marché conçu comme le résultat d’un processus de mise en relation d’agents individuels, au profit d’une analyse des seules relations structurelles de reproduction d’une économie de production avec surplus ; - l’exclusion, donc, de l’offre et de la demande de la détermination des prix ; - la mise en évidence d’une relation inverse entre salaires et taux de profit, et donc d’une relation conflictuelle autour de la répartition du surplus. Malgré des prolongements critiques à l’égard de la théorie néoclassique du capital et de la répartition, à l’occasion de ce que l’on a nommé « la controverse des deux Cambridge » (7), l’hétérodoxie néo-ricardienne promue par Piero Sraffa a finalement été marginalisée dans une discipline engagée, à partir des années 1980, dans sa recomposition autour des instruments de la microéconomie marginaliste et leur extension aux conditions de la concurrence imparfaite.

Des hétérodoxies ou une hétérodoxie ? Aujourd’hui, les recherches hétérodoxes sont dispersées et souvent hétérogènes, voire hétéroclites. Elles peuvent (7) Controverse qui opposa, dans les années 1960, autour de la question de la validité de la théorie néoclassique du capital, et partant de la théorie néoclassique de la répartition et de la croissance, Paul Samuelson et Robert Solow du MIT (Cambridge, Massachussets) aux économistes sraffaiens de Cambridge (Royaume-Uni) : Piero Sraffa lui-même, puis Pierangelo Garegnani, Luigi Pasinetti ou Joan Robinson.

sembler n’avoir en commun que leur rejet de la théorie néoclassique, établie sous forme d’une orthodoxie à la fois solide et plastique, bien qu’inachevée. De fait, aucune de ces hétérodoxies ne peut plus prétendre comme a pu le faire en son temps le marxisme, au rang de théorie générale de l’hétérodoxie : il leur manque une dimension de cohérence systématique On peut néanmoins rechercher un noyau fédérateur (8). Au regard de ce que nous avons développé dans cet article, il semble possible d’en repérer quelques lignes de force.

Un rejet de la croyance en des lois économiques naturelles Tout d’abord, la posture épistémologique de base qui fonde et définit l’hétérodoxie en économie est le rejet de la croyance dans des lois économiques naturelles, et celui, dès lors, d’une définition formelle de la science économique comme science autonome et universelle. Au contraire, elle est, pour les hétérodoxies, une science sociale et historique. Cette science économique historiquement et socialement située, se définit précisément comme une économie politique du capitalisme (Marx), forme spécifique des économies de marché : le capitalisme est, dans l’histoire, une étape spécifique, particulière et remarquable, notamment car il se construit sur un désencastrement inédit du marché d’avec les déterminants sociaux et politiques (Polanyi) qui rend possible l’émergence d’une science autonome. Les hétérodoxies limitent alors leur prétention cognitive à cet objet : elles sont des théories du capitalisme.

Le capitalisme comme économie monétaire de production Sur le plan analytique, l’analyse hétérodoxe du capitalisme est celle d’une économie monétaire de production (Keynes). L’économie est décrite comme organisée autour de la production : c’est ce qu’avaient saisi les économistes classiques, qui percevaient l’originalité du capitalisme dans l’articulation de la coordination marchande et de la division du travail, du marché et du salariat, position que l’on retrouve chez Marx, chez Keynes, chez Commons, et, logiquement chez Sraffa. Comme économie de production, le capitalisme repose sur la marchandisation artificielle du travail (Polanyi) et la primauté du capital sur le travail (Marx, Keynes, Commons...). La monnaie est quant à elle instituante de l’économie marchande et du capitalisme. Elle est d’abord unité de compte (équivalent général), puis moyen de paiement. Les sujets marchands s’instituent et se différencient par leur type d’accès à la monnaie, et la formation des grandeurs économiques s’opère à travers les processus spécifiques de création, circulation et destruction de la monnaie. Aucune forme de dichotomie ne peut donc être logiquement pensée. L’instabilité intrinsèque du capitalisme, y compris dans sa version financière, est à rattacher à ce caractère monétaire et aux comportements patrimoniaux qu’il induit.

L’institutionnalisme méthodologique La défense d’une économie politique et historique conduit les hétérodoxies à rencontrer le fait institutionnel, dans la lignée de l’ancien institutionnalisme : l’économie est une réalité institutionnelle, le capitalisme se caractérise à cet égard par la particularité de ses institutions fondamentales, et connaît une grande variété institutionnelle de ses formes « concrètes » (théorie de la régulation, théorie de la variété des capitalismes). Il y a, en l’occurrence, une définition et un usage hétérodoxe du fait institutionnel : pour les hétérodoxes, les institutions sont instituantes, et conditionnent l’action de l’agent économique, qui ne peut être pensé comme acteur isolé et rationnel. L’acteur est un être social, dont la rationalité est nécessairement limitée (Herbert Simon, économie des conventions...). L’institutionnalisme méthodologique est donc le fondement de l’ontologie hétérodoxe, voie médiane entre l’individualisme méthodologique qui réduit tout à l’individu, et le holisme, qui déduit tout des structures globales.

Une tendance à la transdisciplinarité À cet égard, certaines institutions sont des « objets frontières », à l’instar de la monnaie et de la relation salariale. On peut s’interroger sur la genèse de ces formes institutionnelles, mais elle ne renvoie pas à la seule économie, qui ne peut totalement l’endogénéiser. Cela conduit les méthodologies hétérodoxes à être plus enclines à la transdisciplinarité que le mainstream, et à reconnaître, là encore, les limites cognitives de leur discours propre, et l’encastrement nécessaire de l’économique (à la fois corps de pratiques et discours savant sur ces pratiques) à d’autres formes de pratiques et de savoirs. * ** Ces lignes de force, si elles ne suffisent pas à faire des multiples hétérodoxies contemporaines une alternative globale au mainstream, qui n’a jamais paru aussi dominant qu’aujourd’hui, n’en témoignent pas moins de l’irréductibilité de ces alternatives, de leur ancrage dans l’histoire de la pensée économique et, au-delà des contre-modèles qu’elles esquissent, de la permanence des questions qu’elles soulèvent, à ce jour toujours non résolues par la « science économique officielle ». Christophe Lavialle, Université d’Orléans et UMR LEO (Laboratoire d’Économie d’Orléans) [email protected]

(8) Cf. Postel N. et Sobel R. (2009), « Économie politique, institutionnalisme et hétérodoxies : un essai de généalogie conceptuelle de l’objet propre des hétérodoxies économiques », document de travail, mai.

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