La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

January 16, 2017 | Author: Nicomaque II | Category: N/A
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Jean-Gérard ROSSI

La philosophie analytique

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris

FRANCE

L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE

L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALlE

Dépôt légal - 1re édition: 1989 2e édition corrigée: 1993, mars

(Ç)L'Harmattan,2002 ISBN: 2-7475-2732-8

INTRODUCTION

Le terme de philosophie analytique est couramment utilisé pour dénommer les recherches philosophiques conduites depuis le début du siècle, principalement dans les pays anglo-saxons, et qui sont toutes, à des titres divers, concernées par l'analyse du langage. Ce qui frappe tout d'abord, lorsque l'on considère la philosop~ie analytique, c'est la diversité des objectifs, des préoccupations et des méthodes. En apparence, rien de commun entre la théorie des descriptions de B. Russell et la théorie des jeux de langage

de L. Wittgenstein, entre la syntaxe logique de i

R. Carnap et la sémantique formelle des langues naturelles développée dans les années 70, entre les exclusives antimétaphysiques du Cercle de Vienne et les débats actuels sur la nécessité et la contingence, les mondes possibles, les rapports de l'âme et du corps, etc., rien de commun surtout entre le souci d'économie ontologique des « grands ancêtres» maniant avec dextérité le rasoir d'Occam et l'admission libérale des possibles non actualisés, des objets imaginaires et des essences individuelles qui semblent constituer le nec plus ultra de la philosophie chez les néophytes du mouvement. Pourtant, sous la diversité des courants, des théories et des pratiques, toutes ces recherches témoignent d'une unité d'inspiration qui légitime leur appellation commune de « philosophie analytique ». 3

Dans tous les cas, il s'agit d'aborder les problèmes philosophiques du point de vue du langage et d'apporter à ces problèmes une solution en procédant à une analyse du langage. Ceci reste insuffisant néanmoins à caractériser la philosophie analytique. En un sens, en effet, depuis Socrate les philosophes ont toujours cherché à maîtriser le langage qu'ils employaient, et ont toujours plus ou moins lié la réflexion philosophique à une détermination du sens des mots et des concepts employés, certains, et non des moindres, allant même jusqu'à faire consister l'activité philosophique tout entière dans le procès de production des concepts. Pour les tenants de la philosophie analytique, il ne s'agit pas seulement de s'a~surer du bon fonctionnement d'un instrument au stade préparatoire de la réflexion, ni même en cours d'élaboration de la réflexion; il s'agit de faire de cet instrument le médium de toute appréhension du réel. En un sens, la philosophie analytique présente un caractère néo-kantien très marqué, le langage (quelle que soit la manière dont il est envisagé et quels que soient les aspects qui en sont privilégiés) jouant le rôle des formes de la sensibilité et des catégories de l'entendement dans l'entreprise critique de Kant. Le langage lui-même constitue un phénomène complexe, susceptible d'être appréhendé de diverses manières et selon des axes différents. TI peut être considéré comme un phénomène physique, physiologique, social, psychologique, etc., du point de vue de ses rapports à la pensée, au monde, à la culture, etc. Aussi bien faut-il préciser en quel sens la philosophie analytique s'en saisit: comme d'un médium d'appréhension du réel. Il est en effet remarquable que la plupart des philosophes analystes n'aient eu que peu de contacts avec les linguistes, et les emprunts à la 4

linguistique sont tout aussi peu nombreux que les apports à cette discipline. En fait, c'est du point de vue de la logique et de ce seul point de vue que le langage se trouve privilégié. M. Dummett donne, dans ces conditions, une définition tout à fait acceptable de la philosophie analytique lorsqu'il affirme que « la philosophie analytique c'est la philosophie post-frégéenne ». Ce faisant, il marque tout à la fois l'importance historique de Frege dans la constitution de la philosophie analytique et le fait que celle-ci se trouve associée, pour le meilleur et pour le pire, et dès ses origines, à la logique moderne héritée de Frege. Aussi proposerons-nous de prendre comme fil directeur d'une étude sur la philosophie analytique l'étude du développement de la logique moderne. C'est en effet la logique frégéenne et ses avatars qui constituent la toile de fond des diverses évolutions et modifications que la philosophie analytique a connues depuis le début du siècle. En se développant, en se diversifiant - au péril d'ailleurs de l'unité du logique -, la logique moderne a contribué à enrichir et à approfondir ce que peut être une appréhension logique du langage. On peut envisager en effet le langage comme un objet tridimensionnel se déployant selon un axe syntaxique, un axe sémantique et un axe pragmatique. Pendant longtemps et jusqu'à une date récente, l'opinion ,a prévalu que seuls les aspects ~syntaxiques du langage relevaient de la logique. Dans une large mesure, telle était l'opinion de Frege, de Russell et de Wittgenstein. C'est parce qu'ils partageaient eux aussi cette opinion que les philosophes soucieux de rendre compte des aspects pragmatiques du langage pensaient qu'il convenait tout simplement de tourner le dos à la logique. La logique standard, 5

telle qu'elle se présentait, ne permettait pas, par ailleurs, de rendre compte de la dimension sémantique. Même si Russell est loin d'être indifférent au rapport du langage au monde, le système logique des Principia exclut en fait toute sémantique. Il aura fallu le développement et la diversification de la logique avec l'éclosion et la mise au point d'un grand nombre de « logiques» différentes les unes des autres pour que l'idée se fasse jour d'une « prise en charge» de tous

les aspects -

syntaxique, sémantique et pragma-

tique - du langage par la logique. Ainsi peut-on caractériser de logique au sens large du terme (et non au sens technique, plus spécialement adapté à la logique standard, de caractère syntaxique) l'approche du langage caractéristique de la philosophie analytique. Ainsi peut-on comprendre que c'est toujours à la lumière des développements de la logique, des espoirs qu'elle a suscités, ou des déceptions qu'elle a causées, des améliorations, transformations, amendements et mises au point qu'elle a connus que la philosophie analytique s'est ellemême développée. Pour les commodités de l'analyse et la clarté de l'exposé, nous repérerons dans le développement de la philosophie analytique trois grandes phases correspondant à trois grandes manières de pratiquer l'analyse, trois générations de philosophes analystes. C'est qu'on a effectivement pu voir émerger successivement une génération de philosophes contemporains d'un logicisme triomphant et privilégiant l'analyse logique du langage, proposant dans un but thérapeutique la reformulation des énoncés du langage ordinaire dans une langue formelle; une génération de philosophes marqués par le reflux du logicisme et se livrant à la description des situations, contextes et circonstances dans lesquels le langage 6

est employé; et une génération de philosophes tirant parti de -la construction de systèmes logiques débordant le cadre de la logique standard et s'efforçant d'accorder des modèles théoriques souvent sophistiqués aux nuances et aux subtilités, voire aux imprécisions du langage ordinaire. En schématisant outrageusement, on pourrait dire que les philosophes de la première génération ont surtout été intéressés par l'aspect syntaxique du langage, ceux de la seconde par l'aspect pragmatique et ceux de la troisième par l'aspect sémantique - de même pourrait-on dire que les philosophes de la première génération ont privilégié la logique aux dépens des langues naturell~s, ceux de la seconde ont privilégié le langage ordinaire en tournant le dos à la logique et ceux de la troisième sont en train de tenter une formalisation logique des langues naturelles (au risque d'ailleurs de sacrifier l'unité de la logique).

'

7

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE

PREMIER

LA « NOUVELLE

LOGIQUE

»

Le milieu du XlXe siècle est marqué par l'apparition d'une logique mathématique, avec Georges Boole, et par des recherches telles que celles de w. S. Jevons, J. Venn et de Morgan, qui, toutes, vont dans le sens d'une volonté d'élargir le cad~e jugé trop étroit de la logique aristotélicienne. Celleci apparaît en effet trop liée aux formes grammaticales des langues indo-européennes et pas suffisamment fine pour rendre compte des mathématiques nouvelles. Mais ce sont surtout Frege, Peano et Peirce qui vont initier ce qu'il est convenu d'appeler la « nouvelle logique» - Frege en introduisant l'idéographie, la distinction à l'intérieur des propositions entre fonction et argument, ainsi que la théorie de la quantification; Peano en fournissant à la logique nouvelle un symbolisme clair et élégant; Peirce en mettant en œuvre une logique des relations, jusqu'alors négligée. C'est Frege qui apparaît en fait comme le véritable initiateur de la logique moderne. C'est essentiellement à partir de ses travaux que se constituera ce que nous appellerons ici la « logique standard 9

moderne », pour la distinguer de la « logique standard classique» d'inspiration aristotélicienne. En quoi consiste la différence entre les deux? Dans Histoire de mes idées pJlilosophiques, Russell écrit que la principale innovation de la « nouvelle logique» vient de ce que celle-ci considère qu'en dépit des apparences « Socrate est mortel» et « Tous les hommes sont mortels» ne sont pas des propositions de la même forme. Il n'est évidemment pas question de réduire à ce seul point la différence entre la logique standard classique et la logique standard moderne, mais il faut reconnaître que, comme d'habitude, Russell fait ici preuve d'une grande clairvoyance. La logique standard classique en reste à la forme grammaticale apparente et elle privilégie la forme prédicative: sujet-copule-prédicat à laquelle elle entend ramener toutes les propositions, y compris les propositions de relation. La logique standard moderne prétend pousser l'analyse plus loin que la simple analyse grammaticale et elle est engagée à distinguer entre forme logique et forme grammaticale. Il n'est pas dans notre propos de retracer ici l'histoire de la constitution de la logique moderne, depuis la publication en 1879 de la Begriffschrift de Frege. Nous ne ferons que décrire la forme standard de la logique moderne, en ne mettant d'ailleurs en évidence que les traits dont la connaissance est nécessaire à une compréhension de la philosophie analytique. Comme l'a récemment souligné F. Sommers dans The Logic of Natural Language, Ie trait caractéristique de la logique standard moderne est son admission des propositions atomiques. La logique standard moderne cherche à mettre à jour les formes les plus simples de propositions. Or 10

il existe deux formes de complexité qu'il faut distinguer et qui requièrent chacune un type d'analyse différent. Certaines propositions sont complexes dans la mesure où elles sont constituées de propositions qui apparaissent en tant que telles et qui sont mises en rapport par le moyen d'une conjonction, d'une disjonction, d'une implication, ~ntre autres. C'est le cas des propositions « fi fait chaud et il pleut », « Si Pierre oublie de prendre son train, il ne viendra pas », etc. Dans certains cas, les choses ne sont pas aussi claires. « Pierre et Marie sont venus » peut paraître comme une proposition simple alors qu'il est possible de la décomposer en « Pierre est venu» et « Marie est venue ». Dans la Grammaire de PortRoyal, la proposition « Dieu invisible a créé le monde visible» est présentée comme la conjonction de trois propositions: « Dieu est invisible », « Dieu a créé le monde », « Le monde est visible ». Ce qui caractérise la logique standard moderne, ce n'est pas qu'elle procède ,à une telle analyse, c'est qu'elle le fasse dans le but de mettre au point un calcul permettant de déterminer la valeur de vérité des propositions complexes. Une des thèses essentielles de la logique standard moderne, c'est que la valeur de vérité d'une proposition complexe (appelée proposition moléculaire) dépend de la valeur de vérité des propositions élémentaires qui la constituent (appelées propositions atomiques) et du type de lien qui unit celles-ci pour former la proposition complexe en question. C'est la thèse de l'extensionnalité - thèse cardinale de la théorie des fonctions de vérité. La théorie des fonctions de vérité donnera lieu à un calcul: le calcul des propositions. Wittgenstein et Post ont établi les « tables de vérité » permettant la Il

détermination rapide des valeurs de vérité des propositions complexes. Mais il existe un autre type de complexité et qui requiert une autre forme d'analyse que la simple décomposition en éléments constituants (laquelle s'apparenterait à l'analyse chimique d'un corps en ses éléments). Elle consiste à mettre en évidence le caractère complexe d'une proposition en apparence simple, et c'est sur ce point que réside la grande différence entre la logique standard classique et la logique standard moderne. La logique standard classique est une logique des termes. La distinction entre le sujet et le prédicat ne renvoie pas à une différence de nature entre les termes constituants de la proposition. Elle tient au fait que les termes sont marqués différemment: l'un est marqué du point de vue de la quantité, c'est le sujet; l'autre est marqué du point de vue de la qualité, c'est le prédicat. Toutes les propositions sont de forme prédicative. Elles comprennent donc toutes, outre le sujet et le prédicat, qui sont appelés souvent termes catégorématiques, des termes, appelés syncatégorématiques, tels que les quantificateurs (tout, tous, aucun, nul, quelque, etc.) et la négation. Toutes les propositions sont de la forme: Tout / quelque S est / n'est pas P. La logique standard moderne considère qu'une proposition simple, atomique, doit être dénuée de terme syncatégorématique. Les propositions qui contiennent de tels termes ne peuvent pas être des propositions atomiques. Ainsi peut-on voir immédiatement que la proposition « Tous les hommes sont mortels» n'est pas une proposition atomique. C'est une proposition complexe. La proposition « Socrate est mortel» est une proposition qui a toutes les 12

chances au contraire d'être une proposition atomique. On peut proposer d'analyser la proposition « Tous les hommes sont mortels» en une conjonction de propositions ayant chacune pour sujet le nom propre de chacun des hommes qui ont existé, qui existent ou qui existeront. Ce faisant, on reste dans le cadre de la logique des propositions et la théorie"des fonctions de vérité suffit. La vérité de la proposition en question dépend de la valeur de vérité des propositions qui la constituent et du connecteur. Comme le connecteur est ici une conjonction, on voit immédiatement que la condition pour que la proposition « Tous les hommes sont mortels » soit vraie c'est que d'aucun homme qui a existé, qui existe ou qui existera, on puisse affirmer qu'il n'est pas mortel. De ce point de vue et dans cet exemple, seul Dieu peut être en mesure d'attribuer une valeur de vérité à la proposition « Tous les hommes sont mortels ». Mais, même dans cet exemple, l'analyse de la proposition générale fait problème. En effet, lorsque je dis « Tous les étudiants inscrits en licence sont aujourd'hui présents », il apparaît évident que je dis autre chose que « un tel inscrit en licence est présent » et « un tel... » et « un tel... », je dis aussi que mon énumération est exhaustive et concerne tous les étudiants inscrits en licence. Aussi bien n'est-il pas si facile que cela de se débarrasser du symbole de généralité. C'est à ce niveau qu'apparaît la nécessité de recourir à un autre type d'analyse et d'utiliser notamment la théorie de la quantification. La proposition « Tous les hommes sont mortels» peut en effet être paraphrasée sous la forme suivante: « Si quelqu'un est un homme, alors il est mortel. » Une telle analyse apparaît par exemple chez Leibniz. Leibniz n'est sans doute pas le seul à avoir souligné le caractère hypothétique des propositions affirmatives univer13

selles. La logique standard moderne procède à une analyse des contenus de pensée et il n'est pas étonnant donc qu'elle retrouve ces riches intuitions des philosophes. Mais elle dispose d'un outil méthodologique et d'une écriture symbolique lui permettant de proposer un traitement systématique de toutes les propositions. Dans le cas présent, il s'agit de « faire sortir» si l'on peut dire « tous les termes syncatégorématiques » et de les traiter à part pour mettre en évidence les propositions atomiques. Mais qu'est-ce qu'une proposition atomique? et de quelle forme est-elle? Nous avons déjà souligné que c'est une proposition ne possédant pas de termes syncatégorématiques. Or ce sont ceux-ci qui permettaient, dans la logique standard classique, de distinguer entre les termes constituants de la proposition le sujet du prédicat. Ces termes devant être au moins, en droit, interchangeables, dans le cadre de la théorie du syllogisme. Comment distinguer alors les éléments constituants de la proposition les uns des autres? TI revient à Frege d'avoir, d'une part, souligné le caractère inadéquat de la distinction grammaticale entre sujet et prédicat, d'autre part, d'avoir introduit, pour la substituer à cette dernière, la distinction logique entre fonction et argument. Frege distingue en effet, à l'intérieur de toute proposition atomique, entre un élément constant et un élément variable. L'élément constant est « fermé sur soi », « saturé », et l'élément variable est « ouvert », « non saturé ». Ainsi propose-t-il d'analyser la proposition: « César à conquis la Gaule» en un élément saturé « César » et un élément non saturé « ... conquis la Gaule ». En fait, il apparaît que « Gaule» pouvant fonctionner également comme 14

élément saturé, nous sommes en présence d'une fonction « ... a conquis » qui requiert d'être saturée par deux arguments, qui en effet a conquis quoi? Comme nous pouvons très bien prendre aussi comme argument ici « Alexandre» et « la Perse », nous pouvons obtenir la proposition de même forme « Alexandre a conquis la Perse». « César», « Alexandre » peuvent être envisagés comme des valeurs déterminées d'une variable X, et « la Gaule », « la Perse» comme des valeurs déterminées d'une variable Y. Si nous prenons « C » comme lettre pour désigner la fonction, nous pouvons dire que les propositions « César a conquis la Gaule» et « Alexandre a conquis la Perse» sont toutes les deux de la forme: C(x, y). On peut distinguer entre plusieurs types de fonctions, selon le nombre de places vides que les fonctions laissent. Ainsi « ... être philosophe» ne laisse qu'une place vide, « ... a conquis... » laisse deux places vides, « donner» laisse trois places vides, quelqu'un donnant quelque chose à quelqu'un d'autre. Le schéma général de la proposition atomique est donc la fonction propositionnelle : F(x) qui peut être plus complexe, et se présente sous les formes: F(x, y) F(x, y, z)...

Une telle formalisation permet de rendre compte des propositions de relation dont la logique standard classique ne permettait pas de rendre compte de manière satisfaisante. 15

Soit, par exemple, la proposition de relations «4 est le successeur de 3 »; en vertu de l'analyse de la logique standard classique, cette proposition doit être ramenée à une proposition de prédication dans laquelle le prédicat complexe « successeur de 3 » se voit attribuer au sujet « 4 ». La relation « successeur de » est alors escamotée en tant que telle, la spécification du prédicat fait problème dans la mesure où elle met en cause le caractère de généralité reconnu aux prédicats, et les termes « 4 » et « 3 » n'apparaissent pas comme des relata que la proposition en question a pour fonction d'ordonner. Quand on sait que précisément cette relation « successeur de » joue un rôle fondamental en mathématiques, notamment dans l'axiomatisation de l'arithmétique par Peano, on comprend que la logique standard classique puisse apparaître comme insuffisante et inappropriée aux besoins du mathématicien. Or, dans l'exemple cité ci-dessus, le symbolisme frégéen apparaît comme particulièrement utile. La relation « être le successeur de » peut être traité comme une fonction à deux arguments et l'on peut écrire la fonction propositionnelle : S(x, y)

qui, dès lors qu'on donnera une valeur particulière à chacune des variables x et y, donnera une suite de propositions atomiques telles que: S(a, b) S(e, ./)... Nous pouvqns constater que toutes ces propositions atomiques ont pour argument(s) des constantes individuelles. Ce qui tend à montrer que les 16

propositions atomiques sont des propositions singulières. De ce point de vue, la différence entre la logique standard classique et la logique standard moderne est particulièrement nette. Alors que la première n'accordait pas de traitement spécifique aux propositions singulières .(l'Organon ne comprend que deux exemples de propositions singulières) et interprétait celles-ci en termes de propositions générales (le plus souvent d'ailleurs en termes de propositions universelles), la seconde les considère au contraire comme les constituants de base à partir desquels toutes les propositions peuvent être construites. Mais, comme nous l'avons déjà souligné, les propositions générales ne peuvent pas être construites de manière satisfaisante à partir de simples conjonctions de propositions singulières. Aussi est-il plus exact de dire que la logique standard moderne - au

niveau de la théorie de la quantification - part des formes de propositions atomiques plutôt que des propositions atomiques elles-mêmes (lesquelles ne peuvent être que singulières). A partir des formes de proposition atomique, par exemple, à partir de la forme la plus simple: F(x) il Y a en effet deux manières d'obtenir une proposition authentique. La première c'est de donner une valeur à l'argument en ayant recours à une constante individuelle, par exemple a; nous obtenons alors: F(a) qui est une proposition singulière. La seconde c'est de faire appel aux quantificateurs pour lier la variable (ou les variables si la fonction

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est une fonction à plusieurs arguments). On peut

alors faire appel au quantificateur universel 'rix (qui se lit « pour tout x », ou « quel que soit x ») ou au

quantificateur existentiel 3 x (qui se lit: il y a au moins un x qui...). On obtiendra alors: 'ri x

F(x)

qui exprime une proposition 3 x F(x)

universelle ou :

qui exprime une proposition particulière. Ainsi les trois grandes catégories de propositions: les singulières, les particulières et les universelles, se trouvent-elles exprimées dans un symbolisme susceptible de s'appliquer à toutes les formes de propositions - prédicatives, aussi bien que relationnelles ou existentielles. La logique standard moderne permet donc une reconstitution « pas à pas» de toutes les propositions à partir des propositions élémentaires dans le calcul des propositions, à partir des formes atomiques de prop.osition dans la théorie de la quantification (nous préférons ici ne pas parler de « calcul des prédicats» comme cela est souvent l'usage, notamment dans les pays anglo-saxons, car à ce niveau d'analyse les conditions pour un authentique calcul ne sont pas toutes réunies). La philosophie analy~iqueva dans une large mesure utiliser cette logique - aussi bien au niveau du calcul des propositions qu'au niveau de la théorie de la quantification - pour procéder à une nouvelle forme de philosophie - dont la théorie des descriptions de B. Russell constitue l'exemple le plus célèbre et le plus important. 18

CHAPITRE

II

LA THÉORIE RUSSELLIENNE DES DESCRIPTIONS DÉFINIES Le problème. - Soit la proposition « L'actuel roi de France est chauve ». Elle semble de la même forme que la proposition « Socrate est mortel ». De fait, du point de vue de la grammaire, les deux propositions sont de même forme: sujet-copuleprédicat; nous avons déjà souligné qu'il convenait de ne pas se laisser égarer par l'apparence grammaticale et qu'il convenait de faire référence à la forme logique. « Socrate est mortel» est une proposition atomique. N'en est-il pas de même de« L'actuel roi de France est chauve» étant donné que son sujet « l'actuel roi de France » est un terme singulier, ou en tous les cas paraît tel? La question se pose de la valeur de vérité de cette proposition. En effet, une proposition prédicative est vraie ou fausse selon qu'elle attribue au sujet un prédicat qui lui convient ou un prédicat qui ne lui convient pas. Dans cette proposition, c'est le sujet qui est en cause, ce qui rend problématique la possibilité même d'ùne prédication authentique. Deux solutions paraissent envisageables : la première consiste à soutenir que l'énoncé en question doit être écarté comme pseudo-proposition, car il est vide de sens, voire absurde, puisque ne portant 19

sur aucune entité existante; la seconde consiste à attribuer un référent au sujet pour reconnaître une signification à l'énoncé en question et donc à lui attribuer le caractère d'une authentique proposition. Ces deux solutions placent en fait devant une alternative: ou bien ne pas reconnaître de sens à l'énoncé « L'actuel roi de France est chauve» ou bien attribuer au sujet de l'énoncé un référent. Russell ne peut admettre aucun des deux termes de l'alternative. Sans pour autant tomber dans un psychologisme qu'il récuse, comme d'ailleurs la plupart de ses contemporains, Russell est sensible à l'élément psychologique de la signification et il pense qu'un énoncé a une signification dès lors qu'il est compris. Or nous comprenons l'énoncé en question. Mais d'un autre côté Rus~ell refuse d'attribuer au sujet apparent. de

cet énoncé un référent. .TI refuse

toute

conception

faisant correspondre une entité, un « objet » à chaque terme. Une grande partie du célèbre article « On denoting » est d'ailleurs consacrée à la critique de la « théorie des objets » de Meinong - laquelle entraîne, d'après Russell, une ontologie exubérante et relève d'un platonisme à l'égard duquel il est en train de prendre ses distances (même s'il ne s'en est jamais tout à fait départi). Il y aurait un moyen d'éviter l'alternative récusée par Russell et qui consisterait à admettre la possibilité qu'une proposition authentique ne soit ni vraie ni fausse, ce qui reviendrait en fait à mettre en cause le principe de bivalence - mais Russell le récuse d'emblée. Il lui faut donc tout à la fois affirmer que l'énoncé en question est une authentique proposition, susceptible de recevoir la valeur de vérité vrai ou la valeur de vérité faux, dotée d'une signification, et 20

que néanmoins il ne porte pas sur un objet - réel qu fictif, doté d'une réalité dans ce monde-ci ou dans un monde idéal. C'est pour tenir cette gageure que Russell développe la célèbre théorie des descriptions. La solution.

-

Russell va montrer que, contraire-

ment à ce que pourrait suggérer son apparence, cette proposition n'a pas la même forme logique que la proposition « Socrate est mortel ». Pour reprendre son exemple, considérons les deux expressions « Scott » et « l'auteur de Waverley ». Ce sont toutes les deux des expressions singulières, dénotant un individu et un seul, en l'occurrence ici le même individu. A première vue donc, les énoncés « Scott était écossais » et « l'auteur de Waverley était écossais» sont eux aussi des énoncés semblables. Russell néanmoins nie qu'ils le soient. TI considère que leurs sujets grammaticaux ne sont pas semblables. Ils sont de nature différente, « Scott» est un nom propre. C'est une constante individuelle susceptible d'apparaître comme valeur d'une variable. C'est un symbole désignant un individu - celui~ci étant sa signification. Par contre, « l'auteur de Waverley », comme toutes les expressions de la forme « le tel et tel» que Russell appelle des « descriptions définies»' et dont il analyse ici le comportement logique, ne peut pas être considéré comme une constante individuelle. Contrairement aux apparences, ce n'est pas une expression singulière, c'est une expression qui contribue au sens de l'énoncé dans lequel elle apparaît, sans pour autant avoir de signification en elle-même, c'est-à-dire ici, sans pour autant avoir nécessairement une dénotation (Russell ne faisant pas, tout au moins à l'époque où il écrit « On denoting », la distinction frégéenne entre sens et dénotation). 21

Russell propose de traduire l'énoncé « Scott est l'auteur de Waverley » en « Scott a écrit Waverley » (et il est seul à l'avoir écrit), qui revient en fait à : « 11 n'est pas toujours faux de x que x a écrit Waverley, et il est toujours vrai de y que si y a écrit Waverley y est identique à x et que Scott est identique à x. » Il apparaît très clairement que Russell procède ici à une véritable analyse de la pensée et ceci permet de voir que, contrairement à une opinion trop souvent répandue, l'analyse logique du langage ne consiste pas à plaquer plus ou moins artificiellement un symbolisme abstrait sur une pensée naturelle qui serait par là même mutilée, voire occultée. Bien au contraire, l'analyse logique du langage présuppose une attention particulière à l'égard de la pensée naturelle, de ses subtilités et de sa richesse, et elle permet de mettre àjour les éléments constituants de cette pensée. En ce qui conc~rne la technique de cette analyse, il convient de noter que Russell ne fait pas encore en 1905 usage des quantificateurs, comme il est devenu courant de le faire, dans la logique standard moderne. Surtout il faut souligner que la procédure de paraphrase à laquelle se livre ici Russell fait appel à la notion d'identité -laquelle reste une notion controversée (Wittgenstein par exemple n'admettra jamais son utilisation en logique). Aussi bien faut-il préciser que la théorie des descriptions a besoin, pour être exprimée, du langage de la logique des prédicats de premier ordre avec identité. Ceci dit, en quoi cette analyse nous permet-elle de comprendre la distinction fondamentale introduite par Russell entre noms propres et descriptions définies? On l'aura remarqué, l'expression dénotante « l'auteur de Waverley » a tout simplement été 22

éliminée au profit de ce que l'on pourrait appeler les constituants propositionnels dans le cadre d'une formulation complètement généralisée dans laquelle n'interviennent pas de constantes individuelles. Alors que les noms propres sont des symboles complets, ayant une signification par eux-mêmes, les descriptions définies sont les symboles incomplets, qui peuvent participer à la signification des énoncés dans lesquels ils interviennent, sans avoir de signification par eux-mêmes. Du coup; le problème posé par l'énoncé dont nous sommes partis: « L'actuel roi de France est chauve », se trouve résolu. Dans le cadre de la théorie proposée par Russell, l'expression« l'actuel roi de France» peut contribuer au sens de l'énoncé dans lequel elle intervient sans dénoter nécessairement quelque entité. La s'tructure logique de cet énoncé permet de mieux saisir pourquoi. Si nous adoptons le symbolisme de la logique des prédicats de premier ordre avec identité, que nous prenons R pour « être roi de France» et C pour « être chauve », comme lettres de prédicat, nous pouvons en effet écrire l'énoncé en partie sous la forme suivante: 3 x[Rx .Cx. Vy (Ry .Cy :J x = y)] qui exprime le fait'qu'il existe au moins un x qui est roi de France et qui est chauve et tel que pour tout y qui serait roi de France, y serait chauve et serait identique à x. La référence à l'identité permet ici de rendre compte de l'unicité de la description définie car le quantificateur existentiel 3 x implique qu'il y a au moins un x mais pas qu'il n'y a qu'un seul x. Supposons maintenant que nous soyons en présence d'un énoncé tel que « Louis XIV est chauve ». Si nous désignons le nom propre « Louis XIV » par la constante individuelle « I » susceptible d'appa23

raître comme valeur de la variable x, nous pouvons formaliser cet énoncé de la manière suivante: C(l). Cet énoncé est donc une proposition atomique. L'énoncé « L'actuel roi de France est chauve» apparaît au contraire comme une conjonction de propositions. Bien qu'ils possèdent tous les deux la même forme grammaticale, ils sont totalement différents l'un de l'autre du point de vue de la syntaxe logique comme le montre bien la formalisation. De plus, il apparaît que la proposition C(l) quand elle est vraie implique bien l'existence d'un objet correspondant à « I ». Aucune implication de ce type n'apparaît dans la proposition, ou plus exactement dans la conjonction de propositions, exprimant l'énoncé « L'actuel roi de France est chauve ». En fait, la première proposition de cette conjonction, à savoir xRx, est vraie ou fausse selon qu'effectivement il y a ou non au moins un x qui est roi de France. Si xRx est faux, comme c'est le cas dans les situations historiques dans lesquelles la France n'est pas une monarchie, alors la conjonction entière est fausse. Russell propose donc une procédure de paraphrase qui, tout en éliminant l'expression dénotante et en écartant du même coup tout risque de réification ontologique, permet. d'assigner une valeur de vérité à la proposition tout entière. « L'actuel roi de France est chauve» est actuellement une proposition fausse. -

La théorie des descriptions propose donc une procédure de paraphrase qui permet d'éliminer les entités inutiles. D'où la référence au « rasoir d'Occam » et à la maxime célèbre du nominalisme naissant: « Les entités ne doiv~nt pas être multipliées sans nécessité. » L'analyse logique se pré24

sente ainsi tout à la fois comme une mise à jour des constituants atomiques des propositions complexes (lesquelles peuvent apparaître d'ailleurs quelquefois comme simples), comme une clarification des pensées et comme une élimination des entités superflues. Cette conjo'nction va sceller pour longtemps le sort de la philosophie analytique et elle caractérisera peu ou prou la méthode d'analyse des philosophes logiciens de la « première génération », mais aussi de tous ceux qui, comme Quine par exemple, manifestent un intérêt certain pour les travaux d'assainissement ontologique. La théorie des descriptions propose donc une reformulation des énoncés du langage ordinaire dans le langage de la « nouvelle logique» comme méthode de résolution des problèmes philosophiques. Ce faisant, elle inaugure une nouvelle manière de philosopher fondée sur le recours plus ou moins systématique à l'analyse logique du langage en même temps qu'elle fournit le « paradigme» de cette analyse logique. Si tous les philosophes analystes de la « première génération» utilisent la même méthode, ils ne partagent pas pour autant la même conception de leur activité et ne partagent pas tous les mêmes buts. Pour certains, comme B. Russell lui-même, il s'agit seulement de faire appel à l'outil logique pour l'utiliser dans la résolution de problèmes philosophiques. Pour d'autres, comme les philosophes de l'école de Vienne, il s'agit d'utiliser cet outil logique comme une véritable « machine de guerre» contre la métaphysique, ou plus généralement encore contre toute philosophie. Le Wittgenstein du Tractatus occupe ici, comme toujours, une position qui le rend inclassable. La méthode d'analyse logique lui 25

permet bien de procéder à une critique en règle du « platonisme» en philosophie, mais en même temps elle est prétexte à une réflexion sur les conditions de possibilité de sa propre effectuation qui débouche sur ce que G.-G. Granger appelle à juste titre une « pseudo-ontologie ». C'est du double point de vue de la méthode et des tenants et aboutissants philosophiques qu'il convient donc de procéder à un examen des travaux des principaux philosophes analystes de la première génération.

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CHAPITRE III

L' ANALYSE ET L'ATOMISME

LOGIQUE

La philosophie de B. Russ~_ll s'est constituée principalement en réaction à l'égard de la philosophie néo-hégélienne qui régnait en Angleterre depuis le milieu du XIXesiècle. Bradley et Bosanquet en étaient alors les représentants les plus célèbres. Il est intéressant de noter que l'un et l'autre ont écrit un ouvrage de logique. The Principles of Logic de Bradley tout comme The Essentials of Logic de Bosanquet se présentent comme une critique de la logique à tendance nettement empiriste de Mill. La réaction à l'égard du néo-hégélianisme de Bradley et de Bosanquet ne se traduira néanmoins pas par un simple retour à la logique empiriste de J. S. Mill, ceci parce que, entre-temps, les travaux de logique mathématique avaient connu le développement que l'on sait. Pour Bradley comme pour Bosanquet, seul le Tout est réel, les choses séparées n'ont d'existence qu'en lui; prises isolément elles sont de pures apparences. La Réalité prise comme un tout transcende toutes les différences, lesquelles n'ont d'existence qu'à titre de représentations. Au niveau logique, cette conception se traduit d'abord par l'affirmation du caractère prédicatif du jugement, et donc aussi de la proposition. Le sujet et le prédicat ne sont que des idées, et ensemble ils 27

constituent la proposition, laquelle est attribuée à la réalité. En bref, la Réalité est le seul sujet authentique, les propositions ne sont que des prédicats. Bosanquet exprime cette conception de manière particulièrement nette lorsqu'il écrit: « La Réalité indéfinie est le sujet général et la masse totale du jugement est le prédicat », ou encore: « Le sujet n'est pas une idée, mais est la Réalité donnée, ceci ou cela, et le jugement n'est pas la conjonction de deux idées, mais est la réalité présente qualifiée par une idée. » La logique néo-hégélienne « déréalise » si l'on peut dire le sujet et le prédicat tels qu'ils apparaissent dans la proposition; elle déréalise également les relations. La seule relation qui possède quelque réalité c'est la relation du tout et des parties. Une telle relation est un cas particulier de la relation de l'Identité et des différences, laquelle renvoie à la distinction fondamentale entre la Réalité et les apparences. Et Bradley est célèbre notamment pour sa vigoureuse négation de la réalité des relations. Une telle attitude est de nature idéaliste et elle constitue un monisme. Sur le plan logique elle se situe à l'opposé de l'extensionnalisme. Alors que G. E. Moore va consacrer toutes les ressources de son talent à critiquer l'idéalisme, ce qui va le conduire à une défense du « sens ct)mmun », Russell va surtout s'attaquer au monisme et aux aspects logiques incompatibles avec les mathématiques qu'implique le néohégélianisme. C'est son travail de thèse sur la philosophie de Leibniz (publié en 1900 sous le titre La philosophie de Leibniz) qui lui donne l'occasion de mettre l'accent sur le lien existant entre une philosophie moniste et une logique des relations qu'il considère comme mauvaise et inadéquate aux propos du mathématicien comme à ceux du langage ordinaire d'ailleurs. 28

La philosophie traditionnelle (c'est-à-dire pour un philosophe analyste en général tout ce qui a été fait avant lui dans le domaine de la philosophie) a toujours eu tendance à nier les relations en tant que telles, et ce, faute d'une logique adéquate. Tous les philosophes ont en fait épousé une conception « internaliste » des relations, conception en vertu de laquelle les relations sont des propriétés des relata, et dans les formes extrêmes de monisme, des propriétés du Tout dont font partie les relata. La logique néo-hégélienne n'est en fait qu'une exagération idéaliste de cette tendance à ne pas tenir compte de la réalité des relations. C'est pour n'avoir pas su se dégager de cette conception traditionnelle que Leibniz, d'après Russell, avait sacrifié les riches intuitions pluralistes du monadisme à un monisme de fait. Or, il faut, selon Russell, une théorie des relations qui puisse rendre raison des relations asymétriques - lesquelles jouent un rôle considérable en mathématiques, mais aussi dans le parler quotidien et dans l'expérience commune (si Pierre est le père de Paul, Paul n'est pas le père de Pierre). La logique standard moderne en refusant de réduire la relation à une forme de prédication va dans ce sens et elle doit être développée sur ce chapitre capital des relations. Ainsi faut-il condamner toute théorie moniste et toute logique réduisant les relations à des propriétés, et convient-il d'élaborer une philosophie pluraliste et une logique adéquate. De par son caractère analytique et son insistance sur l'existence de constituants propositionnels atomiques au principe de tout discours et de toute forme d'organisation du savoir, la logique standard moderne fournit un cadre adéquat à une réflexion philosophique pluraliste. Ainsi peut-on comprendre que se constitue un atomisme logique. 29

La philosophie que Russell développe dans ses conférences de 1918 et qu'il appelle précisément l' « atomisme logique» apparaît comme la résultante de sa critique du monisme néo-hégélien ..-et de sa rencontre avec la logique moderne doePeano et de' Frege. Mais c'est un fait que Russell n'aurait pas donné cette formulation s'il n'avait auparavant rencontré Wittgenstein et si celui-ci n'avait exercé sur lui une profonde, sinon durable influence. Russell a eu en quelque sorte la « primeur » de la philosophie développée dans le Tractatus logicophilosophicus. Et la rencontre avec Wittgenstein fut si décisive qu'il arrêta, non sans quelque trouble, la rédaction d'un grand ouvrage sur la connaissance au cours de l'été 1913. Russell à l'époque considérait la forme logique comme un élément de la proposition. Soit par exemple la proposition «aRb », Russell soulignait à l'époque que cette proposition contient quatre éléments, les relata a et b, la relation R bien sûr et la forme logique aRb nécessaire selon lui pour précisément rendre compte de l'asymétrie, car, à admettre seulement a, b et R comme éléments, on se prive, pensait-il tout au moins, de la possibilité de distinguer entre aRb et bRa. La principale critique de Wittgenstein porta sur l'admission de la forme logique comme élément de la proposition. Et à la suite de cette critique décisive, Russell dut revoir ses positions. Pour Wittgenstein, il n'y a que deux constituants qui, en fait, sont a et b; et la relation qui les unit se donne à voir, se montre dans la structure logique de la proposition. Cette théorie qui sera pleinement élaborée dans le Tractatus est soustendue par l'idée qu'il y a une correspondance entre le langage et la réalité. C'est précisément la thèse du parallélisme, ou encore de la correspondance, entre la structure du 30

monde et la structure du langage qui est au cœur de la doctrine de l'atomisme logique. Par' structure du langage, on entend bien évidemment ici la structure logique telle qu'une analyse conduite selon les canons de la logique standard moderne peut la révéler. Quant à la structure du monde, il est, en vertu de la thèse du parallélisme logico-physique, possible d'en apprendre quelque chose - ne serait-ce que de manière purement négative, en éliminant toutes les erreurs et les absurdités auxquelles précisément une prise au sérieux de nos manières ordinaires de parler nous expose. Il convient en effet de ne jamais perdre de vue cette prudence des philosophes analystes à l'égard de toute connaissance nouvelle qui ne serait pas de l'ordre de la perception et de la science et l'apparente modestie de leur propos: éviter les confusions et les erreurs, dissiper le brouillard qui enveloppe les concepts, tracer les limites d'un discours doté de sens, etc. C'est à cette attitude qu'est liée la thèse selon laquelle la philosophie n'est pas une doctrine, mais une activité. Dans La philosophie de l'atomisme logique, Russell met l'accent sur le fait que la logique moderne est atomiste et il souligne la compatibilité entre ce type de logique et un monde se présentant sous l'aspect de la diversité (des choses, des situations, des aspects...). Mais les atomes auxquels l'analyse doit permettre d'arriver ne sont pas des atomes physiques, ce sont des atomes logiques. Ces atomes logiques sont en fait les propositions atomiques mises à jour par la logique standard moderne. Ces propositions sont indépendantes les unes des autres. Elles sont vraies ou fausses, soit en vertu de leur forme (les tautologies sont toujours vraies, les contradictions sont toujours fausses), soit en vertu de leur rapport au donné. Ces propositions correspondent à des faits. 31

Aussi existe-t-il une correspondance terme à terme entre les propositions atomiques et les faits atomiques. Le monde en effet se compose de choses ayant des qualités et entretenant des relations avec d'autres choses. fi comprend les particuliers et des universels. Mais particuliers et universels entrent en composition dans des faits. Et pris en tant que tels, ils n'ont pas d'existence concrète. « J'appelle fait, non pas une simple chose dans le monde, mais certaine chose dotée de certaine qualité ou certaines choses ayant une certaine relation », écrit Russell, qui précise que les faits sont exprimés du même coup par des énoncés complets et non par des noms. Russell souligne que les faits appartiennent au monde extérieur (à l'exception des faits psychologiques). Les faits atomiques sont appréhendés directement. Ce sont des faits de la perception sensible. Les faits atomiques apparaissent donc comme la contrepartie non linguistique des propositions atomiques. Ce sont eux qui déterminent l'affirmation ou la négation des propositions atomiques. Mais c'est la proposition qui véhicule la vérité ou ~afausseté. Les faits ne sont ni vrais ni faux, ils sont, ils font partie de « l'ameublement du monde ». A chaque fait correspondent donc deux propositions, une vraie et une fausse. La relation de représentation n'est. donc pas une relation de dénomination. La proposition est de nature prédicative (au sens logique, non au sens grammatical, le prédicat au sens logique étant tout ce qui reste de la proposition lorsque l'on a enlevé le ou les noms propres). A ce point de vue, il y a un dualisme propositionnel. TI lui correspond un dualisme ontologique. A la dualité fonction/argument à l'intérieur de la proposition atomique fait écho la dualité universels /particuliers à l'intérieur du fait atomique. Il y a donc un sens à 32

analyser le fait atomique en constituants comme il y a un sens à analyser la proposition atomique en éléments. En bref, on peut parler de la structure d'un fait atomique comme on peut parler de la structure d'une proposition atomique. Or, les propositions atomiques ne nous sont pas toujours données en tant que telles dans le langage. Telle proposition en apparence simple n'est pas en fait une proposition atomique. Russell l'a magistralement montré dans sa théorie des descriptions. D'où la nécessité de procéder à une analyse logique, distincte de l'analyse grammaticale. Peut-on dire de la même manière que lés faits atomiques ne sont pas donnés dans la réalité et qu'il faut procéder à une analyse pour les mettre en lumière? Si nous répondons par la négativ~ et que nous admettons que les faits atomiques sont donnés dans la réalité, nous ne pouvons pas manquer de nous demander pourquoi les propositions atomiques qui en rendent compte exigent tout l'appareil de la logique pour être découvertes; si nous répondons par l'affirmative et que nous admettons que les faits atomiques ne sont pas plus donnés dans la réalité en tant que tels que les propositions atomiques dans le langage, nous semblons entrer en contradiction avec une des thèses fondamentales de l'atomisme logique, thèse en vertu de laquelle les faits atomiques sont des faits de l'expérience sensible. Il y a là une difficulté que beaucoup de commentateurs ont soulignée. et exagérée. Cette difficulté s'estompe cependant dès que l'on prend garde au fait que le trait majeur de toute philosophie analytique c'est de voir dans la compréhension du langage la voie d'accès privilégiée à une compréhension du réel. Dans le cadre de ce que nous appelons la première génération des philosophes analystes, il s'agit 33 J.-G. ROSSI

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de manière spécifique de faire de l'analyse logique du langage la voie d'accès à l'analyse du réel. Aussi faut-il partir des propositions atomiques pour parvenir aux faits atomiques. Ceci ne signifie pas pour autant que les faits atomiques ne peuvent pas être perçus directement. Ils sont peut-être, et Russell avait dit qu'ils sont certainement les seuls à être perçus directement. C'est que notre appréhension du monde est tout à la fois globale et confuse, elle véhicule des représentations anciennes, elle est pour une large part inférée, déterminée par des habitudes, etc., et c'est la raison pour laquelle les faits atomiques doivent être dégagés de la gangue dans laquelle ils sont enveloppés. C'est seulement après s'être assuré qu'une proposition est effectivement atomique que l'on pourra être certain que le fait lui correspondant est effectivement atomique. Or nous vivons dans un monde d'objets tridimensionnels. Nous avons affaire à des tables, à des chats et à des individus nommés Pierre ou Paul. Nous formons des énoncés à propos du fait que la table est en bois, du fait que le chat est sur le paillasson ou du fait que Pierre est le cousin de Paul. Mais ces faits sont-ils bien des faits atomiques? Pour répondre à cette question, il faut être en mesure de décider si les énoncés qui leur correspondent sont des énoncés atomiques. La théorie des descriptions a proposé une paraphrase dans laquelle le sujet apparent disparaît. Toute l'évolution de la pensée russellienne peut être décrite comme une généralisation de la théorie des descriptions. Russell n'a cessé d'appliquer cette procédure de paraphrase à un nombre de plus en plus grand d'énoncés, ce qui l'a conduit à éliminer de plus en plus de termes comme pseudo-sujets, et corrélativement à éliminer de plus en plus d'entités parais34

sant leur correspondre comme des « fictions logiques ». Ainsi a-t~il poursuivi sans relâche le programme -de réduction ontologique en présentant comme autant de « constructions logiques» ou de «fictions logiques» des sujets apparents. Mais Russell n'a jamais pour autant complètement éliminé les noms propres et il n'a jamais réussi à se passer sinon de particuliers tout au moins d'indices de particularisation, l'élément « épistémique » de sa pensée le disputant toujours à l'élément ontologique. Durant la période où il défend les positions de l'atomisme logique, il admet encore de manière tranchée la distinction entre particuliers et universels, ainsi que celle entre les noms propres et ce qu'il appelle les symboles incomplets. Une proposition ne peut être considérée comme une proposition atomique véritab~~ que si son sujet est un nom propre (en termes logiques, on dira plutôt qu'une proposition est atomique seulement si apparaissent comme arguments des termes singuliers authentiques, des noms propres au sens logique du terme pour prendre une expression russellienne). Mais Russell n'admet comme noms propres que les termes désignant des particuliers de base et considère que seules les données sensorielles sont des particuliers de base. Son analyse logique se révèle' ici très liée à des conceptions ontologiques et épistémiques. Et elle est acceptable seulement pour ceux qui partagent ce que l'on a appelé la « métaphysique de l'atomisme logique ». Selon cette « métaphysique » les seuls particuliers étant des données sensorielles, les objets physiques sont des constructions à partir de données sensorielles et ils peuvent être réduits à celles-ci. Ce sont des « constructions logiques» ou encore des « fictions logiques ». Ainsi, j'ai à l'heure actuelle un certain nombre 35

de données sensorielles que sur la base d'expériences et d'habitudes je réunis comme classe unique. Cet ensemble de données sensorielles, couleur, dureté, forme, etc., constituent la table sur laquelle j'écris, ou plus exactement l' « apparition actuelle» de ce que je nomme ma table - celle-ci n'étant rien d'autre que la série de ces apparitions. Voilà donc ma table dotée du statut de série des classes de données sensorielles. C'est une construction logique, une « fiction logique» (les classes sont pour Russell en 1918 des fictions logiques) et non un particulier véritable. Aucun énoncé sur la table, ayant comme sujet le terme « table» ; ne peut dès lors fonctionner comme proposition atomique, tout énoncé de la forme « la table est ceci ou cela» doit lui-même être analysé, réduit à une série d'énoncés portant sur les données sensorielles à partir desquelles la table à été construite comme objet physique. Russell introduit-il ici une nouvelle forme d'analyse? Beaucoup ,de commentateurs le pensent, qui opposent à l'analyse-paraphrase de la théorie des descriptions l'analyse-réduction de la période de l'atomisme logique. Cette opposition demande à être nuancée. Elle masque en effet le fait que dans un cas comme dans l'autre l'analyse a une portée ontologique incontestable, et que dans un cas comme dans l'autre il s'agit d'éliminer les entités superflues. De plus, sur le plan logique, il s'agit dans un cas comme dans l'autre de mettre à jour des propositions atomiques, c'est-à-dire des propositions dont l'argument est effectivement une valeur individuelle de la variable et non pas une variable déguisée.

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CHAPITRE IV

LE «TRACTATUS LOGICO-PHILOSOPHICUS DE L. WITIGENSTEIN

»

Il est difficile de classer le Tractatus logico-philosophicus de L. Wittgenstein dans une école philosophique et seule une série de « mésinterprétations » et de malentendus a pu contribuer à en faire la « Bible » du positivisme logique. Le Tractatus apparaît d'abord comme une réflexion sur les conditions de possibilité du bon fonctionnement du langage. Contrairement à une opinion répandue, Wittgenstein n'a pas pour objectif principal de procéder à une critique du langage ordinaire. Celui-ci est bien tel qu'il est; mais il est particulièrement complexe et du coup un certain nombre de confusions menacent ceux qui ne le maîttisent pas suffisamment bien. TI ne. s'agit pas de substituer un langage logique idéal à notre langage ordinaire, il s'agit plutôt de mettre à jour la structure logique du langage, ce qui est tout différent. La mise à jour de cette structure logique doit permettre de comprendre quelque chose à la structure du réel. C'est là la thèse du parallélisme logico-physique. Est-ce à dire que le langage est un reflet du réel? On pourrait être tenté de le penser dans la mesure où 37

,

Wittgenstein affirme à plusieurs reprises que la proposition est une image, ou un tableau (Bild) de la réalité. Une lecture plus attentive nous montre cependant, d'une part, que la notion d'image ou de tableau doit être interprétée dans un sens structural, d'autre part, que « ce que le tableau, de quelque forme que ce soit, doit avoir de commun avec la réalité, c'est la forme logique » (2.18). Le langage n'est donc pas une pure re-présentation de la réalité, il en est une projection (au sens de la géométrie projective) et il n'en reproduit pas la structure. La forme logique apparaît plutôt comme un véritable « transcendental» réglant les conditions de possibilité d'un langage qui « dit» le réel. Il en découle que les premières propositions du Tractatus ne doivent pas être prises comme une « théorie de la réalité» et qu'elles n'ont pas un caractère

authentiquementl

ontologique

-

comme

cela pourrait paraître à première vue. Elles sont en quelque sorte le « choc en retour» d'une analyse logique du langage et elles apparaissent comme des postulats - au sens critique et kantien du terme du langage signifiant. De ce point de vue, le monde apparaît comme l'ensemble des faits, non pas des choses. Le fait est présenté comme un état de choses existant. Il y a en effet des états de choses qui n'existent pas et qui possèdent donc le statut de purs possibilia. Mais les états de choses sont des configurations d'objets et les objets, eux, existent. Ils forment la « substance» du monde. Il y a donc des configurations d'objets qui sont effectivement réalisées et d'autres pas. Les faits sont envisagés comme indépendants les uns des autres. Tout ceci apparaît bien sûr très lié, et en tous les cas parallèle, à la description qui est faite du langage. Les propositions sont, nous l'avons Vù, 38

des tableaux des faits. Elles peuvent être vraies ou fausses et correspondre ou non à la réalité. Elles sont elles-mêmes composées de noms agencés d'une certaine manière - cette manière déterminant leur structure - ou encore leur forme logique. Cette forme logique se montre et c'est la raison pour laquelle il ne peut y avoir au sens strict de théorie générale de la forme de la proposition. Wittgenstein veut avant tout éviter que l'on considère la forme logique comme un constituant de la proposition et c'était d'ailleurs là l'objet de sa critique de la position que Russell soutenait en 1913. Mais comme, par ailleurs, cette forme logique fonctionne comme une sorte de « schème» rendant possible le rapport du langage au monde, le fait qu'on n'en puisse parler interdit en fait tout discours sur le rapport entre le langage et le monde. C'est la raison pour laquelle on ne peut pas parler de la« philosophie du langage» du Tractatus. C'est la raison sans doute pour laquelle aussi Wittgenstein s'est toujours opposé à la « théorie des types» de Russell. Tout discours sur le langage ou sur le rapport du langage au monde est impossible et se solderait par une série de renvois à l'infini qu'un philosophe délibérément « finiste "» comme le Wittgenstein du Tractatus ne saurait admettre. .11n'y a pas de place pour des considérations d'ordre sémantique dans le Tractatus - lequel apparaît comme l'expression philosophique la plus adéquate du formalisme d'une logique « pure », c'est-à-dire d'une logique en restant au calcul des propositions. Il est d'ailleurs à remarquer q~e le « calcul des prédicats » n'apparaît pas dans le Tracta tus, que les signes de généralité fonctionnent comme de purs symboles acceptés pour leur commodité, que l'identité est exclue en tant que telle (ce qui empêche bien évidemment Wittgenstein 39

d'adhérer à la théorie russellienne des descriptions définies). C'est surtout la critique de la philosophie développée par Wittgenstein qui a influencé les philosophes analystes de la « première génération » et qui est sans doute à l'origine des « mésinterprétations » du Tractatus. La critique de la philosophie s'ordonne autour de trois thèmes principaux: - En premier lieu, elle est conduite à partir de la notion de syntaxe logique. Un même signe peut désigner différents symboles. Plusieurs signes peuvent désigner le même symbole. C'est là la source de confusions dont, aux dires de Wittgenstein, toute la philosophie est remplie. C'est surtout le fait qu'un même signe peut désigner différents symboles qui est grave pour la philosophie. Si à chaque symbole correspondait un signe distinct, si en d'autres termes le langage ordinaire était calqué sur une syntaxe parfaite, un nombre important de problèmes du type « Le bien est-il identique au beau? » disparaîtrait. En effet, si bien et beau ont un sens en tant qu'adjectifs, que signifient-ils en tant que noms, et signifient-ils même quelque chose? - En deuxième lieu, elle fait appel à l'idée de forme logique. D'après Wittgenstein, un grand nombre d'illusions philosophiques viennent de ce que l'on prend les valeurs de la variable pour la variable ellemême, et la fonction propositionnelle pour une proposition authentique. Or, « la variable propositionnelle désigne le concept formel, et les valeurs de cette variable les objets qui tombent sous ce concept» (4.127). La confusion de la variable avec une de ~s valeurs, c'est-à-dire du concept avec les objets qui tombent sous lui, conduit à une sorte de réification du formel. Par exemple, il est légitime d'employer le terme « objet» lorsqu'il est le signe d'un objet parti40

culier, c'est-à-dire lorsqu'il est exprimé dans le symbolisme logique par un nom. Il est permis de dire « Il y a deux objets sur la table ». Mais, « chaque fois qu'il est utilisé autrement, donc comme mot conceptuel propre, se produisent des pseudo-propositions dépourvues de sens» (4.1272). Dans ce cas, en effet, on confère une existence à un concept et non à un individu. Or, Wittgenstein est net sur ce point: « La question concernant l'existence d'un concept formel est dénuée de sens » (4.1274). Pour Wittgenstein, donc, il est illégitime de parler de ces concepts formels et le fait qu'ils soient logiquement notés par des variables et non par des constantes individuelles devrait suffire à nous mettre en garde contre une utilisation abusive de concepts tels que « fait », « fonction », « nombre », « possibilité », etc. L'analyse logique doit nous permettre, de plus, de remplacer l'expression « F(x) est possible» par la formule (3 x). F(x), formule qui indique la possibilité et qui présente l'avantage de permettre l'économie de l'entité métaphysique de possibilité. La possibilité n'indique pas une qualité des choses, c'est pourquoi elle ne peut s'énoncer, elle se montre dans la forme logique. C'est en procédant d'une manière analogue, c'es~-à-dire en substituant une forme logique correcte à des formes de parler semblant renvoyer à d'obscures notions métaphysiques, que Wittgenstein fait l'économie des notions d'être et d'identité. A propos de l'identité, il écrit notamment: « L'identité de l'objet, je l'exprimerai par l'identité du signe, et non par le signe d'identité; la différence des objets par la différence des signes» (5.53). On peut voir sur cet exemple que Wittgenstein ne critique pas seulement des formes ordinaires de parler mais aussi certaines notations logiques. - En troisième lieu, la critique de la philosophie 41

découle de la distinction faite dans le Tractatus entre sinn/os et unsinnig. Les propositions logiques sont vides de sens (sinn/os) et les propositions formées au mépris des règles logiques sont, quant à elles, dénuées de sens (unsinning). Souvent des propositions vides de sens deviennent dénuées de sens. Cela se produit chaque fois, que l'on néglige de les prendre pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire pour des propositions qui montrent quelque chose mais ne disent rien. Seules en effet les propositions susceptibles d'une vérification expérimentale véhiculent un sens, disent quelque chose. Et c'est sans doute parce que Wittgenstein l'affirme que beaucoup ont vu en lui un positiviste. Mais il y a là un contresens total. C'est en effet la dialectique du dire et du montrer qui constitue le dernier mot de la pensée de Wittgenstein à l'époque où il écrit le Tractatus. Or, elle implique tout autre chose qu'un positivisme. Lorsque Wittgenstein par exemple écrit: « S'il existe une valeur qui ait de la valeur, il faut qu'elle soit hors de tout événement et de tout être tel (So-Sein), car tout événement et tout être tel ne sont qu'accidentels» (6.41), ou lorsqu'il écrit: « TIest clair que l'éthique ne se peut exprimer - l'éthique est transcendentale » (6.241) ; il condamne, sans doute, toute théorie ou tout système éthique, mais il n'exclut pas pour autant l'idée d'un sens ou d'une valeur du monde située hors du monde. Il dit simplement que tout discours sur ce sens ou sur cette valeur est, par nature, dénué de signification, ne satisfait pas aux conditions que doit remplir un discours signifiant. Chez lui, la condamnation de l'éthique n'est pas un rejet de la morale, la critique de la théologie n'est pas un signe d'athéisme, la négation de la métaphysique ne conduit pas à un positivisme exclusif. La réflexion sur les conditions de possibilité d'un langage signifiant le 42

conduit simplement à la notion seuil duquel l'auteur du Tractatus recommander le silence et nous C'est pourquoi son dernier mot ment une invitation au silence: peut parler, il faut le taire» (7).

d'un indicible au s'arrête pour nous apprendre à voir. constitue précisé« Ce dont on ne

43

CHAPITRE V

LE POSITIVISME LOGIQUE ET LA CRITIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE La distinction introduite par Wittgenstein entre propositions dotées de sens, propositions vides de sens et pseudo-propositions dénuées de sens, reprend au niveau d'une théorie de la signification, la distinction effective dans l'empirisme classique au niveau d'une théorie de la connaissance entre connaissance empirique, connaissance formelle et pseudo-connaissance métaphysique. La conjonction d'une conception de type empiriste et d'une approche logique explique et justifie tout à la fois l'application de l'expression « empirisme logique» au courant philosophique se réclamant du Tractatus de Wittgenstein. Le terme de positivisme logique désigne de manière plus précise la tendance qui, à l'intérieur du mouvement de l'empirisme logique, met l'accent sur la critique de la -métaphysique et fait du langage de la science physique le paradigme de tout langage doté de sens (et par voie de conséquence de la connaissance physique le paradigme de toute connaissance valide). Le Cercle de Vienne qui se constitue au début des années 20 autour de Moritz Schlick, Otto Neurath, 44

Friedrich Waismann, Herbert Feigl et Philipp Franck, avant de compter parmi ses membres Rudolf Carnap et Karl Popper, illustre parfaitement ce renouveau d'un empirisme à tendance positiviste, et se développant plutôt du côté d'une théorie des significations que du côté d'une théorie des idées. C'est que l'antipsychologisme régnant depuis la fin d.uXIXesiècle a largement contribué à déplacer le champ d'intérêt de la connaissance des représentations mentales aux significations objectives. De plus, le développement des géométries non euclidiennes, en reléguant l'esthétique transcendantale et les jugements synthétiques a priori au musée des doctrines mortes, a redonné vie à la distinction tranchée entre l'analytique a priori - domaine du formel - et le synthétique a posteriori -

domaine de l'empirique -, distinction qui appa-

raît comme la marque essentielle d'une doctrine empiriste. Enfin, le développement de la théorie de la Relativité a réactualisé le problème de la démarcation entre science et métaphysique (problème qui se pose en fait depuis Newton et auquel Hume et Kant aussi bien qu'Auguste Comte ont tenté d'apporter une solution) et a, du même coup, mis au premier plan les questions d'ordre épistémologique. L'abandon par Einstein de l'hypothèse de l'éther a joué un grand rôle dans l'élaboration de la théorie de la relativité restreinte et cet abandon apparaît comme l'illustration parfaite de la volonté de s'en tenir aux seuls observables. La connaissance est ou bien analytique ou bien dérivée de l'expérience. C'est la thèse de l'empirisme classique., Les seuls énoncés admissibles sont ou bien des énoncés analytiques ou bien des énoncés empiriques. C'est la formulation qu'en donne l'empirisme logique. La valeur de vérité des énoncés analytiques est en quelque sorte inscrite dans leur forme logique. 45

Ils sont toujours vrais si ce sont des tautologies, toujours faux si ce sont des contradictions. La valeur de vérité des énoncés empiriques par contre ne se donne pas à voir, elle doit être établie. Elle exige une référence au donné sur lequel elle porte. En bref, les énoncés empiriques doivent subir le test de l'expérience pour être dits vrais ou faux. Les travaux du Cercle de Vienne vont dans une large mesure être consacrés à préciser cette notion de recours à l'expérience. Un énoncé a une. signification empirique s'il est au moins en principe susceptible d'une vérification complète par l'e~périence. Cette exigence peut être à la rigueur remplie dans le -cas d'énoncés simples décrivant une expérience simple. Pour beaucoup', les énoncés portant sur des données sensorielles sont les seuls à la remplir et ils sont donc les seuls à être admissibles. Ceci restreint considérablement le nombre des énoncés admissibles, à moins qu'on précise que les énoncés admissibles sont des énoncés portant sur des données sensorielles ou susceptibles d'être déduits logiquement d'énoncés portant sur des données sensorielles. C'est en définitive cette version qui est couramment adoptée au début des travaux du Cercle de Vienne. Mais, même libéralisée, cette exigence continue de laisser de côté les énoncés qui expriment des lois, puisqu'il n'est pas question de réduire l'universalité de la loi à la simple conjonction d'expériences particulières, et puisque les lois ont pour fonction principale de prédire, c'est-à-dire de donner lieu à des énoncés singuliers portant sur des expériences n'ayant pas été faites et qui ne sauraient être dérivées logiquement d'énoncés portant sur des expériences passées. C'est la raison pour laquelle la nécessité se fait 46

très tôt sentir de pousser plus loin la réflexion et de modifier le critère. Ces diverses réflexions vont donner lieu à la formulation du critère en vertu duquel la signification d'un énoncé c'est sa méthode de vérification. Ce critère est plus libéral que le précédent puisqu'il n'impose pas qu'une vérification effective de l'énoncé soit faite, ni qu'une vérification exhaustive de tous les énoncés dont il est logiquement déductible ait été accomplie; il exige seulement qu'en principe l'énoncé soit vérifiable et il insiste sur les conditions théoriquement envisageables de sa vérification. A partir du moment où les proc~dures de vérification sont envisageables, c'est-à-dire où une méthode de vérification peut être proposée, l'énoncé peut être dit doté d'une signification. Cette formulation a l'avantage de pouvoir rendre compte de tQut un ensemble d'énoncés scientifiques exclus par le précédent critère, notamment ceux qui comportent des termes théoriques. Bien que la question de la signification ne se pose en droit qu'au niveau de la proposition, les termes théoriques soulèvent en effet de redou-

tables problèmes -

notamment celui de savoir si

les énoncés dans lesquels ils apparaissent sont effectivement dotés de sens. Par terme' théorique, on entend généralement un terme portant sur une entité non observable. De ce point de vue, le vocabulaire de la microphysique est rempli de termes théoriques, mais il en est de même au fond du vocabulaire de toute grande théorie physique, « force», «gravitation» étant tout aussi théoriques qu' « atome» ou « électron ». Il appartiendra à Carnap de développer toute

une théorie - celle des règles de correspondance pour établir que les énoncés portant sur des entités théoriques peuvent néanmoins donner lieu à des procédures de vérification expérimentale. La question de la détermination d'un critère logico47

empiriste pour la signification des énoncés se trouve ainsi intimement liée dans les travaux du Cercle de Vienne à des questions d'ordre épistémologique. Ici encore l'appartenance à la philosophie analytique se traduit par le fait que les problèmes sont posés et résolus au niveau du langage. La philosophie de la science développée par le Cercle de Vienne se situe tout entière dans un cadre logico-linguistique. Le critère logico-empiriste de signification conduit à mettre en cause le caractère signifiant des énoncés de la métaphysique (et ce quelle que soit la formulation de ce critère). On connaît le peu de goût des empiristes tels que Locke et Hume pour la métaphysique traditionnelle. On sait que le Wittgenstein du Tractatus situait la métaphysique en dehors du domaine du sens sans d'ailleurs pour autant récuser toute quête de nature métaphysique. Pour les tenants de la « conception scientifique du monde », présentée dès 1929 dans le Manifeste du Cercle de Vienne et dont le progressisme culturel s'inspire tout à la fois de l'Aujkliirung et de la foi scientiste, la métaphysique apparaît comme un archaïsme. La nouvelle théorie de la signification va être utilisée comme arme de guerre pour éliminer complètement la métaphysique. Le texte le plus célèbre témoignant de cette volonté d'élimination reste, sans conteste, « Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage» de Rudolf Carnap. En même temps, ce texte fournit une illustration de la pratique analytique particulièrement exemplaire. Les prétendues propositions de la métaphysique sont complètement dénuées de sens - telle est la thèse que Carnap s'efforce de démontrer dans son article. Après avoir mis en évidence les conditions qui doivent être réunies pour qu'un énoncé soit doté I

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de sens et souligné que ces conditions ne sont pas réunies dans le cas des propositions métaphysiques, Carnap, dans une analyse célèbre, se livre à une critique féroce d'un court texte de Heidegger tiré de Qu'est-ce que la métaphysique? La question du sens se joue au niveau des énoncés. Mais il faut distinguer entre le vocabulaire de l'énoncé d'un côté et sa syntaxe de l'autre. Il y a deux manières pour un énoncé d'être dénué de sens, l'une qui tient à un défaut d'ordre conceptuel, l'autre à un défaut d'ordre syntaxique. La signification d'un mot est fixée par les conditions de vérité des énoncés élémentaires dans lesquels il apparaît, d'où la nécessité de procéder à une réduction aux dits énoncés élémentaires. Ces énoncés portent sur le donné. Il est significatif de voir Carnap poser la question de savoir si par « donné » il faut entendre données sensorielles ou des expériences vécues à caractère global ou encore un état de choses - et la laisser ouverte. La plupart des termes métaphysiques ne remplissent pas les conditions énoncées. Ainsi du mot « principe » pour reprendre un des exemples de Carnap; à quelles conditions un énoncé tel que « X est principe d~ Y » peut-il être dit vrai ou faux? Il faut bien reconnaître qu'aucune procédure de vérification expérimentale ne nous permet de le dire - sauf à donner à cet énoncé une signification empirique et à le traduire par « X est toujours suivi de Y », ce à quoi le métaphysicien ne consentirait précisément pas. Ceci permet à Carnap d'affirmer: « La signification soi-disant métaphysique que le mot doit avoir ici par opposition à la signification empirique dont on vient de parler, n'existe absolument pas... le mot n',est donc plus qu'une coque vide. » Ainsi les mots n'ont-ils aucune signification aussi longtemps qu'aucune procédure de 49

'

vérification expérimentale n'est donnée qui soit susceptible d'attribuer une valeur de vérité aux énoncés dans lesquels ils apparaissent. Les énoncés peuvent être sans signification parce qu'ils comportent des termes sans signification, mais aussi parce qu'ils sont formés en dépit des règles de la syntaxe logique (laquelle doit être distinguée de la syntaxe grammaticale). Considérons en effet l'énoncé « César est et », c'est un énoncé qui viole les règles de la syntaxe grammaticale, une conjonction de coordination y apparaissant en position d'attribut. Par contre, l'énoncé « César est un nombre premier» est un énoncé bien formé selon les règles de la syntaxe grammaticale, « nombre premier» pouvant parfaitement convenir en position d'attribut, comme l'attestent l'énoncé vrai « 7 est un nombre premier» et l'énoncé faux « 16 est un nombre premier ». Mais il faut bien reconnaître que « César est un nombre premier» est un énoncé dépourvu de toute signication. Ceci suffit à montrer que les règles de la syntaxe grammaticale ne suffisent pas à exclure les non-sens et qu'il est nécessaire d'édicter des règles susceptibles de le faire. Il ne suffit pas de distinguer entre des espèces de mots, il faut élaborer des catégories syntaxiques - telles que, par exemple: chose, propriété de chose, relation entre choses, nombre, propriété de nombre, relations entre nombres, etc., et c'est là la tâche que Carnap assigne à la « syntaxe logique ». Celle-ci doit permettre d'exclure les énoncés qui sont grammaticalement bien formés, mais qui sont de purs non-sens parce qu'ils combinent entre eux des termes appartenant à des catégories syntaxiques impossibles à « mettre ensemble ». De tels énoncés sont en fait de pseudo-énoncés. Une des tâches de l'analyse consistera donc à les « repérer ». Cette forme d'analyse est distincte de celle prônée dans le 50

Tractatus par Wittgenstein dans la mesure où elle n'est pas purement « formelle» et a priori et où elle est déjà tout enveloppée si l'on peut dire de considérations d'ordre sémantique. Selon Carnap, la métaphysique est remplie de pseudo-énoncés de la sorte; le texte de Heidegger, tiré de Qu'est-ce que la métaphysique?, en constitue l'illustràtion parfaite. Voici le texte de Heidegger: « Ce que la recherche doit pénétrer, c'est s~mplement l'étant, et en dehors

de cela - rien - uniquement l'étant, outre cela - rien: exclusivement l'étant, et au-delà - rien. Qu'en est-il de ce Néant? N'y a-t-il le Néant que parce qu'il yale "non", c'est-à-dire la négation? Ou bien est-ce le contraire? "N'y a-t-il la négation et le "non" que parce qu'il yale Néant ?.. Nous affirmons ceci: le Néant est plus originaire que le "non" et la négation? Comment trouvons-nous le Néant... nous connaissons le Néant... Qu'en est-il du Néant... le Néant lui-même néantise. » Pour montrer que toutes ces propositions sont vides de sens, Carnap va présenter des énoncés de la langue ordinaire, ayant une structure grammaticale similaire à celle des énoncés de ce texte, montrer comment, à partir de ce type d'énoncés, il est possible de construire des énoncés de même forme grammaticale mais totalement dépourvus de sens et souligner qu'une formulation dans une langue formalisée obéissant à la syntaxe logique constitue la meilleure « mise à l'épreuve» des énoncés. Ainsi est-il parfaitement correct de demander « Qu'y a-t-il dehors? » et de répondre que « dehors il y a la pluie» - parfaitement correct de s'enquérir sur la question de savoir ce qu'il en est de cette pluie, de dire que l'on connaît la pluie, voire même que « la pluie pleut» (même si cette formulation en langue française paraît 51

pour le moins étrange). De même peut-on demander « Qu'y a-t-il dehors » et répondre « qu'il n'y a rien », car effectivement la réponse dépend d'un test empirique. Par contre, il devient absolument absurde de commencer à poser à propos de ce rien

les questions que l'on pose de manière légitime à propos de la pluie - comme par exemple celles de savoir ce qu'il en est de ce rien (ou de ce néant) et si on le connaît - de même qu'il est tout à fait absurde de construire par analogie avec « la pluie pleut» une formule telle que « le néant néantise ». C'est pourtant ce que fait Heidegger tout au long du texte qui est analysé ici. Ce qui est responsable du non-sens, c'est bien évidemment l'application de catégories qui conviennent à un phénomène physique tel que la pluie à « quelque chose» comme le néant auquel elles ne conviennent pas. On peut localiser la pluie, on peut savoir si elle est dense ou éparse, on peut dire qu'on la connaît. Mais tous ces termes s'appliquent difficilement à « quelque chose» qui n'est pas de l'ordre spatio-temporel. Lorsque, de plus, ce « quelque chose » c'est rien, le problème devient insoluble. L'appel à la formalisation logique permet de mettre en évidence le fait qu'aucun énoncé valide ne peut-être construit qui mentionnerait le terme « rien » - et ce parce qu'untel énoncé serait une forme propositionnelle vide, la variable d'individus ne pouvant recevoir une seule valeur déterminée ni être liée par un quantificateur. La métaphysique, dans la mesure où elle renonce à des énoncés empiriques et où elle ne parvient pas toujours à maîtriser les combinaisons de mots dotées de sens, peut être considérée comme dépourvue de toute signification. Tout au plus Carnap lui reconnaîtil la fonction d'exprimer « le sentiment de Ja vie» 52

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tout en ajoutant que cette fonction est remplie de manière beaucoup plus intéressante par l'art. « Les métaphysiciens sont des musiciens sans don musical» et « La métaphysique n'est qu'un substitut de l'art », affirme Carnap pour qui la philosophie doit être avant tout caractérisée par une méthode: la méthode d'analyse logique du langage.

53

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE

PREMffiR

WITTGENSTEIN : JEUX DE LANGAGE ET FORMES DE VIE

Dans une large mesure, c'est Wittgenstein qui, dès le début des années 30, amorce le mouvement de passage d'une pratique consistant à paraphraser les énoncés dans une langue canonique universelle et mettant l'accent sur le caractère syntaxique du langage à une pratique analytique prenant le langage quotidien comme objet de description et mettant l'accent sur le caractère pragmatique du langage. Les raisons qui ont poussé l'auteur du Tractatus à ce changement de méthode, qui l'ont conduit à faire' son autocritique et qui l'ont finalement fait évoluer vers des conceptions philosophiques en apparence assez éloignées de celles qu'il avait défendues dans sa jeunesse, sont nombreuses et variées. La question même de savoir s'il est possible de repérer deux « philosophies» de Wittgenstein, et légitime com~e il est assez courant de le faire, d'opposer le « second» 55

Wittgenstein au « premier» Wittgenstein reste ouverte. Ce qui est certain, c'est que Wittgenstein a exercé sur la seconde génération des philosophes analystes une influence aussi considérable que celle qu'il avait exercée sur la première. Dans un cas comme dans l'autre, les malentendus, les « mésinterprétations » et les contresens étaient au rendez-vous. La fin des années 20 est marquée essentiellement par le reflux du logicisme. La formulation au début des années 30 du théorème de Gôdel va ébranler considérablement la position défendue dans les Principia Mathematica. Déjà Russell avait dû sacrifier à la pureté du programme logiciste en introduisant l'axiome de l'infini et l'axiome de réductibilité. Lorsqu'il sera établi qu'il n'est pas possible de démontrer la consistance de l'arithmétique, le programme de réduction des vérités mathématiques à des vérités logiques en quoi consistait le logicisme va perdre de sa crédibilité. Avec le logicisme, c'est la tentation de construire un langage logique idéal dans lequel tout énoncé pouvait être exprimé qui va également perdre de sa crédibilité. Wittgenstein qui, du reste, avait dans le Tractatus, montré les limites du logicisme en parlant d'un élément mystique du monde était bien sûr au courant de cette situation. Mais il n'est pas sûr que l'évol~tion de ses conceptions ait été commandée par cette actualité. En fait, c'est bien plutôt l'approfondissement de son intuition centrale, de caractère résolument anti-platoniste, qui semble avoir été décisive dans l'abandon, sinon de la philosophie du Tractatus, du moins de sa méthode de philosopher. A cet égard, le seul texte qu'il ait publié de son vivant, mis à part le Tractatus, texte intitulé De quelques remarques sur-la forme logique, et publié en 1929 est capital, car il marque un tournant. Wittgenstein y 56

renonce à chercher une forme logique idéale des propositions atomiques, mais il admet qu'elles ont des formes logiques différentes que seule la connaissance des faits atomiques permettrait de déterminer. En poursuivant son programme anti-platoniste, il en vient donc à « dissoudre» la seule Forme qui jouait encore un rôle dans le Tractatus - et de ce point de vue il y a continuité de sa pensée. Mais, ce faisant, il abandonne l'idée et la pratique d'une logique conçue comme a priori et d'un langage considéré universel. Et de ce point de vue une nouvelle méthode d'analyse se met en place, et incontestablement une nouvelle vision de la philosophie. Dans lè Cahier bleu, Wittgenstein écrit: « Le signe (la phrase) prend un sens par référence au système de signes, au langage auquel il appartient. Comprendre une phrase c'est comprendre un langage. » Il convient d'écarter immédiatement une interprétation de ce passage, qui serait un contresens: il ne s'agit pas ici d'un système de signes assimilables à la langue - au sens saussurien du terme. Si le langage qu'il faut comprendre pour comprendre une phrase n'est pas la langue, de quoi s'agit-il alors? La notion de « jeu de langage» permet sans doute d'éclairer ce que veut dire Wittgenstein. Cette notion apparaît déjà dans Notes on lectures: « Quelque chose est appelé jeu de langage s'il joue un: rôle dans notre vie. » Définition un peu sommaire, mais qui met bien l'accent sur le rapport des jeux de langage avec l'activité, la vie de l'homme. Dans le Cahier bleu, Wittgenstein donne des exemples de ce qu'il appelle «jeu de langage: « C'est la langue de l'enfant qui commence à utiliser les mots... L'étude des jeux de langage c'èst l'étude des formes primitives du langage ou des langues primitives. » Ce faisant, Wittgentein ne considère pas pour autant ces formes 57

primitives comme des ébauches, des balbutiements ou même des fragments incomplets d'un langage digne de ce nom. Pour lui, simple ne signifie pas nécessairement incomplet. Ces formes simples sont complètes par. elles-mêmes, elles sont autonomes, et elles entrent à titre de constituants dans des formes plus complexes. Le langage ordinaire est constitué d'un enchevêtrement de formes simples, primitives, et il a été composé peu à peu et par degrés successifs à partir de formes primitives. C'est la raison pour laquelle, nous dit Wittgenstein: « Nous avons intérêt à nous référer à ces tournures primitives du langage où les formes de pensée ne sont pas encore engagées en des processus complexes, aux implications obscures... nous voyons alors se dessiner des activités, des réactions claires et tranchées. » Wittgenstein reste bien ici dans le cadre d'une pensée analytique pour laquelle l'intelligibilité du tout passe par l'intelligibilité des éléments, la connaissance du complexe par la connaissance des constituants simples. La référence aux jeux de langage comme formes primitives prend donc une valeur méthodologique. Il ne s'agit plus ici de mettre à jour les constituants propositionnels atomiques grâce à une analyse logique; il s'agit de décrire des situations simples, des comportements linguistiques élémentaires, dont la connaissance doit aider à la compréhension des formes ordinaires de parler. Sur ce point comme sur tant d'autres se révèle l'unité d'inspiration de la pensée wittgensteinienne. Dans le Tractatus déjà, Wittgenstein soulignait le caractère complexe du langage ordinaire et contrairement à une idée répandue il ne se livrait pas à une critique en règle de nos formes ordinaires de parlerA. Tout au plus manifestait-il un certain sc~pticisme à l'égard de la possibilité de mettre à jOllr les constituants propositionnels atomiques. Sa position n'a- guère 58

changé à l'époque où il rédige les notes qui constituent le Cahier bleu. Le langage ordinaire est complexe; il n'est guère possible de démêler logiquement l'écheveau de cette complexité. Mais Wittgenstein dispose maintenant d'une méthode nouvelle et celle-ci pourrait, pense-t-il, se ~évéler fructueuse. L'analyse n'est pas ici une analyse logique, mais elle constitue une « déconstruction » de notre parler quotidien en éléments plus simples, une mise à jour de « noyaux» constitutifs du discours, complets par eux-mêmes et permettant aux hommes de communiquer; et le propos de cette analyse est de faire disparaître le « brouillard qui semble recouvrir l'utilisation habituelle du langage ». Dans des textes plus tardifs, la notion de jeux de langage est plus élaborée et surtout elle est liée à celle de forme de vie. Alors s'amorce véritablement un tournant dans la méthode, et peut-être un changement de philosophie. Les exemples cités dans les Investigations philosophiques pour illustrer la notion de jeux de langage sont différents de ce qu'ils étaient auparavant. Notons au hasard de la lecture « rapporter un événement », « jouer du théâtre », « traduire d'une langue dans une autre », « s,olliciter », « remercier », « saluer », « prier », etc. Qu'y a-t-il de commun entre d'une part le langage de l'enfant et le langage très peu sophistiqué des tribus (imaginaires) dont parle Wittgenstein et d'autre part, les activités linguistiques citées ci-dessus? La simplicité et la complétude. Mais Wittgenstein, qui par ailleurs pense qu'il ne saurait y avoir une analyse et une seule des propositions, ne peut admettre qu'il y ait une analyse et une seule du discours en constituants simples donnés une fois pour toutes. Il souligne à plusieurs reprises que le jeu de langage se situe à l'intérieur d'un contexte. 59

Il affirme que la différenciation des jeux de langage n'est possible que par référence au langage pris dans son ensemble; et il ajoute qu'un langage ne peut être compris sans la connaissance des habitudes, pratiques et actions de ceux qui le parlent. Ainsi, prenant l'exemple qui lui est habituel du langage d'une tribu, il écrit: « C'est l'étude du rôle que joue un mot déterminé dans l'existence quotidienne d'une tribu qui permettra de reconnaître si la traduction est correcte: les occasions dans lesquelles on l'emploie, les émotions qu'il exprime, les idées qu'il évoque, etc. » C'est donc à l'existence quotidienne, voire même à la vie entière de ceux qui parlent un langage, qu'il convient de se rapporter pour comprendre ce langage. Wittgenstein introduit la notion de « forme de vie» pour rendre compte de cet environnement dont la connaissance est exigée. La notion de « forme de vie » fait l'objet d'une élaboration particulièrement poussée dans les derniers textes de Wittgenstein. Elle apparaît, à plusieurs reprises, dans les Investigations philosophiques: « Se représenter un langage signifiese représenter une forme de vie » (~ 19); « Le mot jeu de langage doit faire ici ressortir que le parler du "langagefait partie d'une actiivité ou d'une forme de vie» (~ 23); « Ce qui doit être accepté, le donné, c'est, si l'on peut dire, une forme de vie» (~ 359). La réalité qui donne consistance au parler est conçue comme une activité, voire un ensemble d'activités, et non pas comme un monde composé de choses, d'objets ou de substances. Déjà le Tractatus annonçait que « le monde est composé de faits et non pas de choses ». Ici ces faits ne sont plus seulement les corrélats des propositions, ce sont les activités, les formes, cadres et circonstances qui donnent vie précisément aux propositions. L'uni60

vers de référence, c'est l'univers des comportements, des habitudes et des diverses activités de ceux qui parlent. La notion de « forme de vie» permet de rendre compte de cet environnement dont la saisie est exigée pour comprendre le langage, mais elle apparaît même quelquefois insuffisante, en tout cas trop restreinte, à Wittgenstein qui n'hésite pas alors à aller plus loin et à parler de culture; ainsi lorsqu'il affirme par exemple que « comprendre un langage c'est comprendre une culture ». En fait, il y a sur ce point une incontestable évolution de la pensée de Wittgenstein - marquée par l'abandon de la recherche de constituants ultimes. L'analyse n'est plus conçue comme une décomposition, une déconstruction permettant d'atteindre des éléments invariants; elle est conçue comme une description des contextes d'énonciation et de discours. C'est le contexte qui donne à une phrase sa signification - tout dépend du contexte de l'énonciation et le contexte renvoie à une forme de vie -laquelle ne trouve sa réalité qu'à l'intérieur d'une culture. Ce qui aboutit à cette conséquence, que pour comprendre un énoncé il faut à la limite avoir compris toute la culture au sein' de laquelle il est émis. Ceci explique pourquoi Wittgenstein, entraîné dans une série de renvois, à la totalité d'une culture (résurgence paradoxale d'une logique néo-hégélienne), ne peut envisager l'activité philosophique que comme une démarche descriptive. Faute sans doute d'insister sur le caractère spécifique de la proposition - car c'est sur elle que se joue la question du sens et du nonsens -, Wittgenstein recherche la signification dans la description de contextes de plus en plus élargis au sein desquels toute explication se dilue. La défiance que l'auteur des Investigations philosophiques manifeste à l'égard de toute notion générale, de 61

toute catégorie, contribue à renforcer le caractère périlleux de l'entreprise. Evoquant ce qu'il est convenu d'appeler la « seconde philosophie» de Wittengstein, Russell déclarait qu'elle était tout juste digne d'alimenter la conversation à l'heure du thé. Peut-être avait-il tort de minimiser une méthode qui fait courir à la philosophie un danger mortel: car la description des formes de vie n'est rien d'autre que la renonciation pure et simple à l'activité philosophique. Laquelle est avant tout, faut-il le répéter, une activité de conceptualisation et de systématisation de l'expérience humaine. Le célèbre mot d'ordre de Wittgenstein dans les Investigations philosophiques : « Ne pensez pas, mais voyez! », ne résonne-t-il pas comme ùne invitation à la cessation de la réflexion, et une incitation à l'acceptation pure et simple du donné? La critique des dangers que recèle la méthode proposée par Wittgenstein au cours des dernières années de sa vie ne doit néanmoins pas masquer l'importance philosophique de la pensée de l'auteur du Tractatus et des Investigations philosophiques. Incontestablement, la critique qu'il fait du logicisme, l'intérêt qu'il accorde au contexte de l'énonciation, l'accent qu'il met sur la notion d'usage et sur le fait que les mots sont des outils, vont jouer un rôle déterminant sur toute une génération de philosophes, que nous appelons ici la « seconde génération» des philosophes analystes. Les trois plus importants philosophes de cette « seconde génération» sont tous des oxoniens, d'où le nom d' « école d'Oxford» souvent attribué à ce courant philosophique, dit aussi philosophie du langage ordinaire. Malgré une unité d'inspiration, Ryle, Strawson et Austin ont développé des concep62

tions très différentes les unes des autres et ont fait preuve d'une originalité certaine qui justifie qu'on en parle séparément. APPENDICE. -

La philosophie

du langage ordinaire Dans un texte sur le langage ordinaire, Ryle distingue entre « usage ordinaire du langage» et « usage du langage ordinaire ». Lorsque l'on parle de l'usage du langage ordinaire, le terme « ordinaire »est pris en opposition aux termes « technique », « ésotérique », « poétique », « archaïque », « particulier ». « Ordinaire» signifie dans ces conditions « commun », « courant », « parlé », « banal », « prosaïque », « populaire»; c'est-à-dire que la notion de langage ordinaire est prise en opposition à toute notion relative à un langage qui serait utilisé par un groupe relativement restreint de personnes, et dans un cadre défini, pour une fin déterminée (c'est le cas des langages techniques). Lorsque l'on parle- de l'usage ordinaire du langage au contraire, le terme « ordinaire » est pris dans un sens très différent. Il est pris en opposition à « non consacré par l'usage », « non classique », « nO,n courant ». Il signifie « standard» et « consacré par l'usage ». Ryle introduit ces précisions, mais il remarque que ces distinctions ne sont pas en fait très tranchées. En effet, il est difficile de dire si « carburateur» est un terme d'usage courant ou d'usage particulier; il en va de même pour des termes de médecine, d'économie, de philosophie. Les, limites entre langage ordinaire et langage technique sont indistinctes et peu nettes, mais, affirme Ryle: « Personne ne reste finalement dans le doute pour savoir si une expression appartient ou non au langage ordinaire. » Il faut aussi remarquer le fait 63

que la question de savoir si l'on est en présence ou non d'un énoncé du langage ordinaire est résolue par la seule considération des termes de l'énoncé, et en aucun cas par celle de sa forme. Il n'existe pas de cas où la technicité du lexique engendre une différence de forme syntaxique. Le langage ordinaire de plus ne saurait être considéré comme un langage populaire (au sens où « populaire » s'opposerait à « élitiste »). Des termes populaires - songeons à l'argot, au slang - appartiennent en fait à un langage qui reste technique, en tous les cas réservé à un groupe de la population. Pourquoi l'intérêt à l'écart du langage ordinaire? D'abord parce qu'il est la base à partir de laquelle se constitue le langage technique. Le langage ordinaire reste le fondement conceptuel de toute recherche et de toute activité d'introduction et d'explication des termes spécialisés. Ensuite, le langage ordinaire peut être considéré comme reflétant toute l'expérience d'une communauté linguistique et comme susceptible de nous apprendre quelque chose sur le' monde. De ce point de vue, l'investigation de toutes les richesses du trésor du parler ordinaire peut nous renseigner sur le réel ou au moins sur la conception que se fait du réel une communauté linguistique donnée. En effet, comme le soulignait Strawson, lors du colloque de Royaumont sur/la philosophie analytique: « Si les choses étaient autres qu'elles ne sont de telles ou telles manières alors il nous manquerait peut-être tels ou tels concepts ou mode de discours réellement différent, ou nous accorderions une place inférieure à certains qui sont manifestement au centre et une place centrale aux autres, ou les concepts que nous possédons seraient autres de telles ou telles manières. » Enfin, c'est dans le langage ordinaire, avec le 64

langage ordinaire que nous communiquons avec autrui, pour l'essentiel, et que nous accomplissons quelque chose (il n'est pas étonnant qu'Austin, très directement concerné par le fait que dire c'est faire, soit un adepte de la philosophie du langage ordinaire).

65 J.-G. ROSSI

3

CHAPITRE

II

RYLE: L' ANALYSE CONCEPTUELLE Figure importante de l'establishment universitaire anglais, G. Ryle a pu suivre de près l'éclosion et le développement de la philosophie analytique, mais il a su prendre quelques fois ses distances avec les représentants de celle-ci. Le fait qu'il ait été titulaire de la chaire de métaphysique à l'Université d'Oxford témoigne de ce qu'il ne partageait pas les exclusives antimétaphysiques de beaucoup de ses contemporains et s'il a manié avec brio les techniques d'analyse du langage ordinaire il ne s'est jamais enlisé dans la description des idiosyncrasies de la langue anglaise comme tant d'autres philosophes - il est vrai de moindre importance - de l'école d'Oxford. Ryle a subi très tôt l'influence du Tractatus et il en est resté marqué toute sa vie. Dans son premier article important, paru en 1932 et intitulé « Systematically misleading expressions », il présente la philosophie comme une activité visant à éviter les confusions conceptuelles qui ont leur source dans notre tendance à trop prendre au sérieux les similitudes et les ressemblances grammaticales et à négliger de les distinguer des similitudes et des ressemblances logiques. Il ne s'agit donc ici pour Ryle comme 66

pour l'auteur du Tractatus de remonter de la forme grammaticale des propositions à leur forme logique. Considérons par exemple le fait que Smith ne soit pas ponctuel. C'est là une attitude répréhensible. On peut exprimer sa désapprobation en construisant des énoncés tels qu~ « Smith est blâmable pour son manque de ponctualité» ou « Le manque de ponctualité de Smith est blâmable ». A partir de là, on aura tendance à penser que des choses similaires (le fait d'être blâmable) peuvent être dites d'objets tels que Smith ou le manque de ponctualité. On construira alors une ontologie comprenant à la fois des universels (correspondant à des propriétés attribuables à des objets) et des particuliers (correspondant aux sujets du discours). On traitera de la même manière un fait (ici le fait d'être blâmable) et une personne (ici Smith) en vertu de l'identité du rôle que jouent dans le langage les expressions qui les nomment. De la même manière, parce que des énoncés tels que « M. Baldwin est un homme d'Etat» et « M. Pickwick est une fiction », on aura tendance à traiter de la même manière « homme d'Etat » et « fiction» et à élaborer une ontologie comprenant à la fois des hommes d'Etat et des fictions. Il apparaît que Ryle partage les conceptions des philosophes de la « première génération» concernant la nécessité de distinguer entre forme grammaticale et forme logique. Et d'ailleurs la date de parution de l'article en question explique cela. Mais il est significatif de voir que Ryle ne se livre pas pour autant à une activité de paraphrase utilisant les ressources de la logique formelle. C'est qu'il n'est pas logicien et que la méthode qu'il va utiliser pour débarrasser le langage de toutes les ambiguïtés et de toutes les confusions auxquelles il peut donner lieu n'est pas une méthode d'analyse logique. 67

C'est dans l'article de 1938 intitulé « Catégories » qu'il introduit une méthode d'analyse du langage s'efforçant de mettre à jour la diversité des types et des catégories souvent masquées par les distinctions superficielles de la grammaire. Cette méthode ne sera véritablement explicitée qu'en 1945 dans sa leçon inaugurale (publiée en 1946 sous le titre de Philosophical Argument). Cette méthode se présente comme une « analyse conceptuelle» et non pas comme une analyse logique. Les erreurs et les confusions dont est remplie la philosophie viennent « d'erreur de catégorie ». Une erreur de catégorie provient toujours de ce que l'on range un terme ou une notion dans une catégorie à laquelle elle ne convient pas. La question qui se pose bien sûr est celle de la nature de ces catégories, le problème celui de leur détermination. L'analyse conceptuelle doit faire ressortir les différences de catégorie entre concepts et pour ce faire elle doit procéder à une. investigation des rapports qu'entretiennent entre elles les propositions dans lesquelles les concepts entrent à titre de constituants. Aussi bien s'avère-t-il nécessaire de dresser une liste de propositions dans lesquelles des concepts étudiés apparaissent. Ce qui est particulièrement intéressant dans la position de Ryle, c'est qu'il considère la proposition comme le lieu où se joue la question du sens et du non-sens, comme ce qui donne une signification aux concepts. Sans doute Ryle n'est-il pas indifférent aux contextes d'énonciation des propositions, mais il évite soigneusement la prise en considération de contextes de plus en plus élargis qui caractérise, à la même époque, la méthode wittgensteinienne et qui fait courir à la philosophie un danger mortel. Il a réussi à mettre le « verrou» au niveau des propositions. 68

Mais ce n'est pas l'inspection de la forme logique des propositions prises une à une qui l'intéresse - à la différence des philosophes logiciens de la première génération. C'est, nous l'avons souligné, le jeu complexe des relations entre propositions qui peut seul contribuer à permettre la mise à jour d'une « forme logique» qui n'est en rien un squelette logique. Ryle ne manque jamais une occasion de critiquer le caractère jugé par lui trop abstrait et trop formel de la logique standard moderne. Celle-ci n'envisage les propositions que du point de vue d'une forme séparée du contenu. Selon Ryle au contraire, ce qu'il appelle la forme logique de la proposition est quelque chose de spécifié et de déterminé par le contenu. Deux propositions possédant la même structure logique (du point de vue de la logique formelle) n'auront pas la même forme logique (au sens où l'entend Ryle) si les concepts qu'elles mettent en rapport n'appartiennent pas à la même catégorie. Comment déterminer alors ces catégories? Il ne peut être question pour un philosophe comme Ryle de dresser une liste a priori des catégories. Sa méthode consiste en une investigation empirique du donné, en l'occurrence le donné linguistique. C'est le rôle joué par tel ou tel concept dans tel ou tel type de proposition - à l'exclusion de tel ou tel autre type de proposition - qui doit permettre de dégager progressivement les catégories en question. L'effectuation de cette méthode d'analyse conceptuelle par Ryle a donné lieu à des analyses célèbres, et son application au langage des phénomènes mentaux a contribué à renouveler le problème des rapports entre le corps et l'esprit (ce que les philosophes de langue anglaise appellent le mind-body problem). L'exemple donné dans The Concept of Mind pour illustrer les erreurs de catégorie constitue aujour69

d'hui un des lieux communs de la philosophie analytique « seconde manière ». Un étranger visite Oxford. On lui montre Christ Church College, la Bodleian Library, les bâtiments universitair~s, et il demande: « Où est l'Université? » Il faut lui expliquer que « l'Université est la façon dont tout ce qu'il a vu est organisé ». Son erreur vient de ce qu'il parle de l'Université comme il parle de Christ Church College ou de la Bodleian Library, comme si elle était un membre de la classe dont précisément Christ Church College et la Bodleian Library sont des membres - et qui est en l'occurrence la classe des bâtiments, d'objets physiques tridimensionnels. En bref, il commet une erreur de catégorie. Il subsume sous la même catégorie une institution et un monument. Mais comment déterminer la différence de type logique entre institution et bâtiment? On peut le faire - et sans doute est-ce la manière courante et spontanée de pratiquer - en se référant à une expérience commune, à des intuitions ou à des habitudes. La démarche de Ryle est celle d'un philosophe analyste. Elle consiste à partir donc du langage et à procéder à une critique éventuelle des préjugés et des intuitions de l'expérience commune - ce en quoi elle est philosophique et analytique. Il s'agit dans le cas présent de faire entrer les concepts étudiés dans des propositions diverses. Y a-t-il un sens à parler de la longueur d'un bâtiment? à parler de la longueur d'une institution? Y a-t-il un sens à demander si Christ Church College a été édifié en pierre? Y a-t-il un sens à poser la même question à propos de l'Université d'Oxford? Réagissons-nous de la même manière à la question de savoir si la politique actuelle du gouvernement est favorable à l'Université et à celle de savoir si elle est favorable au bâtiment de la Bodleian Library, etc. La prise 70

en considération de toutes les propositions dans lesquelles ces questions et les réponses à ces questions s'expriment permet de mettre à jour la différence radicale de catégorie logique entre « Université» et « bâtiment universitaire ». C'est cette méthode d'analyse que Ryle utilise dans son texte le plus important The Concept of Mind, texte dans lequel il met en place la géographie logique des concepts relatifs à la volonté, l'imagination, la connaissance de soi, etc. Le dogme cartésien du « fantôme dans la machine» lui paraissant engendré par des erreurs de catégorie dans l'emploi de nos concepts mentaux, la méthode d'analyse conceptuelle lui permet de mener à bien une critique du dualisme cartésien particulièrement vigoureuse.

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CHAPITRE III

STRAWSON : DE LA LOGIQUE DES ÉNONCÉS À LA' MÉTAPHYSIQUE DESCRIPTIVE La critique de l'analyse logique du langage. - Pour Strawson, « ni les règles d'Aristote, ni celles de Russell ne fournissent la logique exacte de quelque expression que ce soit de la langue ordinaire ». Le langage ordinaire n'a pas de logique exacte et il faut donc renoncer à chercher à mettre à jour une structure logique sous-jacente comme le recommandent les philosophes logiciens de la première génération ou ceux qui, comme Quine, se réclament d'eux et font de la traduction en notation canonique universelle la tâche prioritaire de l'analyse philosophique. Strawson se situe d'emblée - dès son premier article important intitulé « On referring» et publié en 1950 - à l'opposé des positions de Russell. C'est d'ailleurs contre le célèbre article de 1905 « On denoting» qu'il entend développer ses propres conceptions. Mais Strawson ne tourne pas pour autant le dos à toute préoccupation logique, comme le font tant d'autres philosophes de l'école d'Oxford. Il entend plutôt élaborer une logique plus proche, d'après lui, du langage ordinaire et de nos manières habituelles de penser. C'est en fait une logique formelle élaborée par les mathématiciens et destinée à résoudre les problèmes se posant aux seuls mathémati72

ciens qu'il critique dans son Introduction to logical theory, parue en 1952. S'il conserve le symbolisme de l~ logique standard moderne, il en use sans en abuser et propose des analyses qui en fait mettent en cause l'orthodoxie de la logique frégéenne et surtout russellienne, comme en témoigne sa célèbre analyse de la présupposition. Sa critique de la théorie russellienne des descriptions est particulièrement éclairante à cet égard. Strawson articule sa critique de Russell autour de trois points: - En premier lieu, Russell n'a pas su distinguer entre l'implication et présupposition. Soit la phr~se « L'actuel roi de France est chauve» (pour reprendre la version strawsonienne du célèbre exemple de Russell), elle présuppose l'existence du roi de France, mais ne l'implique pas. La logique de la présupposition est différente de la logique de l'implication. Considérons deux énoncés S et S' ; dans le cas où S implique S', si S'est faux, S est faux; dans le cas où S présuppose S', si S'est vrai, S e,stvrai ou faux, c'est-à-dire a une valeur de vérité; par contre, si S' est faux, S n'est ni vrai ni faux. Dans la mesure où il n'existe pas de roi de France actuellement, la phrase « L'actuel roi de France est sage » n'est donc ni vraie ni fausse. Elle n'a pas de valeur de vérité. Faute d'avoir su distinguer entre implication et présupposition, Russell s'est trouvé confronté à d'inextricables difficultés et il a élaboré sa théorie des descriptions pour essayer d'en sortir. Il faut noter cependant ici que la notion de présupposition conduit à l'abandon du principe de bivalence, principe que Russell n'aurait jamais remis en cause, quant à lui. - En second lieu, Russell n'a pas su distinguer 73

entre signification et dénotation. C'est parce qu'il partage l'idée que la signification d'un terme c'est finalement ce à quoi il réfère qu'il est conduit à montrer que les descriptions définies ne sont pas, malgré les apparences, des termes singuliers authentiques. De même, au niveau des propositions, Russell a du mal à admettre qu'une proposition qui ne porte sur rie~ ait une signification. Il convient donc de distinguer, souligne Strawson, entre (Al) une phrase, (A2) l'usage d'une phrase et (A3) l'énonciation d'une phrase. Parallèlement, il convient de distinguer entre (BI) une expression, (B2) l'usage d'une expression et (B3) l'énonciation d'une expression. La phrase « L'actuel roi de France est sage » n'est ni vraie ni fausse en tant que telle. On peut dire seulement des phrases qu'elles ont une signification ou qu'elles n'en ont pas. Par contre, c'est l'énoncé de cette phrase sous des circonstances déterminées qui est susceptible d'être vrai ou faux, ou tout simplement de n'être ni vrai ni faux. La logique s'est précisément beaucoup trop occupée des phrases ou des propositions et pas suffisamment (sinon pas du tout) des énoncés. Un grand nombre de difficultés philosophiques naissent de là d'après Strawson. - En troisième lieu, Russell, comme tant d'autres, n'a pas su distinguer entre usage référentiel et usage attributif. Il a partagé l'opinion courante selon laquelle l'usage référentiel est premier. Or la seule exigence pour qu'une expression soit utilisée de manière attributive pour une chose, c'est que la chose en question soit d'un certain genre, c'est-à-dire qu'elle ait certains caractères ou certaines propriétés. Et cette exigence est radicalement différente de celle qui prévaut pour qu'une expression soit utilisée de manière référentielle, et qui demande que le locuteur 74

entretienne une certaine relation avec cette chose. Les conventions qui règlent l'usage de la référence n'ont rien à voir avec celles qui règlent l'usage de l'attribution. Ce faisant, Strawson réhabilite les distinctions traditionnelles entre sujet et prédicat d'une part, particuliers et universels d'autre part. La théorie des descriptions lui semble relever d'une ignorance de la distinction entre usage référentiel et usage attributif. Et c'est l'ignorance de cette distinction qui a conduit Russell à s'intéresser à la question de l'unicité de la description. Or, pour Strawson, le problème. véritable est celui de l'identification d'objets dans un cadre spatio-temporel \

par un sujet déterminé, dans les circonstances particulières, et non pas le problème de l'unicité de la description (Russell répétant d'ailleurs ici une « erreur » de Leibniz). En fait, Russell supprime la fonction identificatoire des termes singuliers. Ceci parce qu'il répond à une problématique mathématique cherchant à établir des définitions et des conditions d'unicité et d'identité - et qu'il se soucie peu des conditions concrètes dans lesquelles le sujet connaissant appréhende le monde qui l'entoure. Ce caractère s'exprime par le fait qu'il s'intéresse à des propositions « éternitaires » dont la valeur de vérité doit être fixée une fois pour toutes (d'où son trouble lorsqu'il a affaire à des propositions dont la valeur de vérité fait problème) alors qu'il faudrait en fait s'intéresser aux énoncés, aux conditions dans lesquelles les propositions sont employées et aux finalités des locuteurs qui les emploient. En résumé, Strawson développe une logique différente de celle de Russell. A une logique fondée sur les propositions, il prétend substituer une logique fondée sur les énoncés - preuve s'il en est qu'il entend « ancrer» le discours dans ses contextes d'énoncia75

tion. Il en découle une conception de la signification également différente de celle de Russell. Ce sont les règles gouvernant les emplois des termes et des propositions qui constituent la signification de ces termes et de ces propositions, non des entités qui leur correspondraient. Du coup, il n'est plus nécessaire de procéder à une révision du langage. TI faut plutôt s'attacher à en décrire le fonctionnement, les circonstances dans lesquelles il se produit. Mais Strawson ne se livre pas en fait à une description empirique de ces circonstances. C'est d'un point de vue plus catégorial et plus « critique » qu'il se situe. En fait, il va plutôt essayer de rapporter le langage à l'activité du sujet parlant et ses analyses dessinent très rapidement les contours d'une authentique philosophie de la connaissance, celle-là même qui est présentée dans Individualscomme un essai de métaphysique descriptive. La métaphysique descriptive. - « Essai de la métaphysique descriptive » tel est le sous titre d'Individuals - le livre majeur de Strawson. Qu'entend Strawson par là? L'auteur d'Individuals distingue entre deux types de métaphysique: la métaphysique descriptive et la métaphysique de révision. La première décrit « la structu~e effectivede notre pensée au sujet du monde» ; la seconde vise à« produire une meilleure structure ». Sans doute le terme de métaphysique est-il inadapté ici, car - qu'il parle de métaphysique descriptive ou qu'il parle de métaphysique

de révision

-

Strawson parle d'une forme d'élaboration philosophique centrée sur des questions relatives à la connaissance. Dans un cas comme dans l'autre, c'est du schéma conceptuel d'appréhension du monde 76

qu'il s'agit, et nous sommes très loin de ce qu'il est convenu généralement d'appeler métaphysique. La démarche de Strawson se révèle de plus d'ordre critique, au sens kantien du terme, ce qui contribue à accentuer le caractère inapproprié du terme de métaphysique. En bref, ni son domaine - la philosophie de la connaissance -, ni sa méthode - d'inspiration critique - ne semblent prédisposer la philo-

sophie de Strawson à recevoir le titre

-

flatteur ou

compromettant - de métaphysique. En fait, ce terme est introduit par Strawson de manière polémique. Une philosophie analytique, trop centrée sur des réflexions d'ordre. linguistique, se trouve ici visée et c'est contre elle que Strawson revendique le terme métaphysique. Est métaphysique désormais pour lui toute forme de réflexion qui n'en reste pas au niveau analytique. S'il reconnaît en effet que « jusqu'à un certain point la meilleure méthode en philosophie et même la seule qui soit sûre est l'examen minitieux de l'emploi effectif des mots », il pense qu'il faut aller plus loin, qu'il faut dégager la structure conceptuelle présupposée par l'emploi de telle ou telle expression. En fait, il faudrait parler, pour caractériser la philosophie de Strawson, de méta-analyse plutôt que de métaphysique. A ce niveau, on pourrait êtrë tenté ,d'interpréter la philosophie de Strawson comme une critique des excès de la philosophie du langage ordinaire et comme un retour à la philosophie et à la méthode caractéristique de la première génération des philosophes analystes. Ce serait une erreur car c'est précisément contre ces philosophes analystes que Strawson introduit l'idée d'une métaphysique descriptive distincte de, et opposée - à, une métaphysique de révision. Les philosophes

analystes de la 77

première génération n'ont pas suffisamment eu le respect du langage ordinaire et du mode courant d'appréhension du monde et ils ont eu tendance à envisager la philosophie comme une « révision» - s'efforçant de substituer au langage ordinaire un langage logique idéal, et à une appréhension courante du monde, une appréhension différente - sans doute très scientifique. Telle est du moins l'opinion que Strawson partage avec la plupart des philosophes analystes de la seconde génération - bien qu'il manifeste assez souvent et sur bien des points son originalité par rapport à ce qu'il est convenu d'appeler « l'école du langage ordinaire ». La métaphysique descriptive se présente comme une description des fondements, ou plus exactement des présupposés ontologiques du schéma conceptuel que révèle la structure de notre discours. Il n'est pas étonnant de voir Strawson revenir à une ontologie dualiste, distinguant entre les particuliers et les universels et critiquer ce qu'il appelle le scepticisme de Ramsey concernant la légitimité de la distinction entre sujet et prédicat. C'est que, comme il le précise souvent, il ne s'agit pas d'autre chose que de la mise en évidence de l'ontologie sous-jacente au schème perceptuel tel qu'il s'exprime à travers nos manières de parler. La démarche de Strawson dans Individuals est particulièrement intéressante: il part de la distinction généralement acceptée entre deux éléments constituants de la proposition: le sujet et le prédicat; puis il cherche un critère suffisamment pertinent pour justifier cette distinction et résister aux attaques de ceux qui voudraient l'effacer, voire l'éliminer complètement, c'est-à-dire aux attaques de ceux qui pratiquent une métaphysique de révision. fi met successivement à l'épreuve un critère grammatical, fondé 78

sur une distinction entre deux types de symbolisme, puis un critère catégorial, fondé sur une distinction entre deux types d'entités, avant de s'interroger sur les conditions de possibilité de leur « harmonie» et d'introduire un critère médiateur, fondé sur les styles d'introduction des termes. La différence qui existe,

d'après lui, entre l'introduction d'un terme -:- qui

présuppose toujours un fait empirique - et l'introduction d'un terme - qui ne présuppose pas un tel fait - lui permet de rendre compte de la distinction entre terme saturé et terme non saturé ainsi que du dualisme grammatical entre sujet et prédicat et du dualisme ontologique entre particuliers et universels. De la même manière, sa réflexion sur les conditions de possibilité de l'identification lui permet de mettre en évidence l'importance des corps et des personnes dans notre schéma conceptuel. Le caractère catégorial de la recherche de Strawson, sa méthode de réflexion critique, le champ et la portée de sa problématique - il traite entre autres du problème des rapports entre le corps et l'esprit, du problème d'autrui, et se livre même à une critique de la notion leibnizienne de monade - contribuent à donner à Individuals une place à part dans les textes généralement rangés sous la rubrique de « philosophie du langage ordinaire ». Mais le fait que Strawson parte toujours du langage et qu'il se montre soucieux de le considérer tel qu'il est justifie la dénomination de philosophie du langage ordinaire pour caractériser son œuvre.

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CHAPITRE IV

AUSTIN: VERS UNE THÉORIE DES ACTES DE DISCOURS Avec Ryle et Strawson, Austin est un des re_présentants les plus influents de l'école d'Oxford. Comme eux c'est un philosophe du langage ordinaire. La méthode d'Austin n'est jamais explicite. TIfaudrait plutôt évoquer une manière de procéder. Comme Wittgenstein, Austin a exercé une influence profonde sur ses étudiants du fait de sa personnalité et de l'originalité de son enseignement. D'une manière générale, il commençait par choisir un domaine d'investigation et se livrait à une étude du vocabulaire de ce domaine de discours, notant en particulier les synonymes; après quoi il construisait des anecdotes dans lesquelles les termes et les expressions étaient employés de manière légitime, et il cherchait à voir si des synonymes ou des mots voisins pouvaient être légitimement employés à leur place et sans modification du sens. Il est intéressant de savoir qu'il recherchait le sens du côté des effets produits sur ses interlocuteurs plutôt que du côté d'une représentation idéale censée fournir la signification exacte des termes en question. C'est une des raisons pour lesquelles il préférait travailler en séminaires, car le test pour savoir ce qui pouvait ou ne pouvait pas être dit, c'était l'acquiescement ou la désapprobation de l'auditoire 80

qui le fournissait. Pour Austin, une telle méthode était empirique et scientifique tout à la fois. Ceci dit, si elle favorisait la découverte, elle pouvait être un handicap pour l'exposition - d'où d'ailleurs le peu d'inclination dont témoignait Austin à donner une version définitive de ses travaux. Des textes tels que « A plea for excuses », « Ifs and cans », « Pretending» constituent de passionnants mais trop rares exemples de l'activité analytique d'Austin, ils témoignent de la minutie de son investigation des subtilités et des ressources du trésor de la langue. A l'occasion d'une série de conférences prononcées à l'Université Harvard en 1955 et publiées sous Ie titre How to do things with words (traduits en français sous le titre Quand dire c'est faire), Austin a introduit des notions et des distinctions qui sont aujourd'hui classiques - notamment la distinction entre constatif et performatif, la distinction entre locutoire, illocutoire et perlocutoire et surtout la notion d'actes de discours.

La distinction entre constatif et performatif. - Les philosophes et les logiciens se sont toujours quasi exclusivement intéressés à des propositions telles que « Tous les hommes sont mortels », c'est-à-dire à des propositions rapportant un fait. Ce faisant, la dimension pratique du langage a été occultée. Or, depuis les analyses célèbres de Wittgenstein concernant les jeux du langage, nous savons bien qu'il existe toutes sortes d'énoncés linguistiques, tels que par exemple ceux exprimés à l'impératif, qui ne visent pas à rapporter un fait, mais qui accomplissent une autre fonction. D'où l'idée de distinguer entre des énoncés constatifs et des énoncés performatifs pour rendre compte de la différence entre les énoncés qui rapportent un fait et des énoncés qui produisent 81

des effets. La question de la détermination d'un critère permettant de distinguer entre les deux se pose et Austin consacre beaucoup d'analyses à tenter de formuler un tel critère~ Considérons le cas d'un président du tribunal qui, dans le cadre et à l'heure appropriés, prononce cette phrase: « J'ouvre la séance. » Son énoncé est performatif. En énonçant « J'ouvre la séance », le président a effectivement ouvert la séance. Considérons le cas du même individu - affublé ou non d'un bonnet de

nuit - et réveillant sa femme à trois heures du matin en tonitruant « J'ouvre la séance ». Son énoncé a peut-être des effets, mais il n'accomplit rien. TI échoue. Pourquoi? parce que les conditions qui rendent l'énoncé « J'ouvre la séance» performatif ne sont pas réunies. Le même cas se produirait si l'huissier s'avançant vers le fauteuil du président prononçait la formule rituelle. Elle ne serait pas dans ce cas-là performative. Il apparaît que la notion de performatif est très difficile à cerner. Son mérite est de mettre l'accent sur les conditions et les circonstances qui font qu'un énoncé effectue ou non quelque chose (et non pas seulement a ou non des effets). Sa difficulté c'est qu'elle n'est pas en fait détectable au niveau du langage. Austin a essay~ de surmonter cette difficulté en introduisant la distinction entre performatifs explicites et performatifs implicites, et en essayant de justifier la forme paradigmatique des performatifs explicites (un verbe à la première personne du présent de l'indicatif - voix active) en invoquant le fait que quelque chose au moment de l'énonciation est, dans tous les cas, effectué par la personne qui énonce. Cette tentative de justification d'une forme grammaticale par une situation dans laquelle elle est utilisée de manière pertinente montre bien que pour un 82

philosophe analyste la description minutieuse du langage n'est pas une fin en soi mais doit permettre de dégager certains traits du réel. La description des performatifs explicites est incontestablement aux yeux d'Austin l'ébauche d'une théorie générale de l'action. Mais la distinction entre constatif et performatif n'est-elle pas en fait contestable? Lorsque nous rapportons un fait, ne faisons-nous pas en réalité quelque chose? (par exemple informer). Et n'y a-t-il pas toujours quelque noyau d'information dans un performatif? Est-ce que dire ce n'est pas toujours en un certain sens faire? Et est-ce que faire à l'aide du langage ce n'est pas toujours inéluctablement dire? Il apparaît très vite à Austin que cette distinction entre des énoncés qui auraient pour fonction de dire et des énoncés qui auraient pour fonction de faire doit être abandonnée au profit d'analyses plus fines.

Les actes de discours. - La production d'une énonciation peut donner lieu à trois types d'actes, souligne Austin: a/ la production de certains sons (acte phonique); b/ la production de certains mots selon une certaine construction grammaticale (acte phatique) et c/ la production de certains mots avec une signification - sens et référence - déterminée (acte rhétique). A l'acte de dire quelque chose- au sens plein du terme - c'est-à-dire à l'acte qui comprend les trois « couches» : phonique, phatique et rhétique -, Austin donne le nom d'acte locutoire. Il distingue alors l'acte de dire quelque chose (locutoire) de l'acte effectué en disant quelque chose (illocutoire) et de l'acte provoqué par le fait de dire quelque chose (perlocutoire). Supposons que je dise par exemple: « Un lion s'est échappé du zoo et rôde affamé dans la ville. » L'énonciation en tant que telle d'une proposition 83

sensée est un acte locutoire; mais en disant cela aux habitants de la ville en question, je peux vouloir les avertir du danger qu'ils courent et en avertissant j'accomplis un acte illocutoire. Ceci dit, l'avertissement en question peut 'inquiéter, effrayer, voire déclencher un mouvement de panique que je n'avais pas voulu, ni même prévu; à ce propos on peut parler de~l'~cte perlocutoire d'avoir déclenché un mouvement de panique. Il y a là trois « dimensions » qui doivent être soigneusement distinguées. Austin parle de la « signification » des actes locutoires, de la « valeur» des actes illocutoires et des « effets » des actes perlocutoires. Dans l'exemple ci-dessus l'énonciation a une signification, elle prend dans certairies conditions (si je m'adresse à des gens concernés directement) valeur d'avertissement, et elle peut avoir pour effet d'effrayer la population. La distinction entre l'illoc~toire et le perlocutoire réside essentiellement dans le fait que. l'illocutoire est toujours conventionnel, alors que le perlocutoire ne l'est jamais et à ce titre est difficilement maîtrisable. Par contre, la distinction entre le locutoire et l'illocutoire se révèle beaucoup plus difficile à détecter. Comme dans le cas de la distinction entre constatif et performatif la question du critère se pose avec acuité. Austin remarque en effet que décrire (ou affirmer) ,est tout aussi bien un acte illocutoire qu'avertir ou que déclarer dans la mesure où c'est un acte qui accomplit quelque chose et qui ne peut pas être réduit au seul fait d'énoncer une phrase dotée de signification. Aussi Austin préfère-t-il assez souvent parler des aspects locutoires ou des aspects illocutoires de tel ou tel acte de discours. En fait, il s'achemine vers une théorie plus générale - celle des actes de discours -lorsqu'il écrit par exemple: « L'acte locu84

toire n'est en général qu'une abstraction, comme l'acte illocutoire : tout acte de discours authentique comprend les deux éléments à la fois. » A la fin de sa communication au colloque de Royaumont (tout comme dans la dernière conférence de Quand dire c'est faire), Austin plaide en faveur d'une théorie générale des actes de discours: le besoin d'une théorie générale se fait sentir du fait que l' « affirmation » traditionnelle constitue une abstraction, un idéal, et qu'il en va de même pour la « vérité» ou la « fausseté» au sens traditionnel du terme. Mais Austin, s'il pense qu'il faut abandonner une théorie trop, pour ne pas dire exclusivement, liée à l'assertion, n'en demeure pas 'moins persuadé que celle-ci sert de paradigme. Et c'est sans doute la raison pour laquelle il n'a pas véritablement élaboré une théorie des actes de discours et a finalement préféré élaborer une typologie des actes performatifs explicites. Il ne s'agit pas en effet de considérer l'acte d'assertion comme étant à part de l'acte d'interrogation ou de l'acte de supplication, par exemple. Il faut toujours préserver un « noyau» d'assertion. C'est pourquoi il n'y a pas chez Austin de distinction réelle entre actes locutoires et actes illocutoires, comme ce sera le cas chez Searle (un de ses plus brillants continuateurs), mais plutôt distinction entre des aspects locutoire, illocutoire, perlocutoire. En fait, Austin ne tire pas toutes les conséquences de sa conception pragmatique du langage - et il ne substitue pas, par exemple, les notions de réussite ou d'échec à celles de vérité ou de fausseté. TIprétend conserver celles-ci, mais comme il le fait dans le cadre d'une conception enrichie du langage, conception dans laquelle le rapport de représentation n'est 85

plus le seul rapport entre langage et réalité, cela le conduit à une position souvent difficile. Ainsi dans une de ses dernières interventions, au colloque de Royaumont, il propose de considérer les trois assertions suivantes: « La France est hexagonale », « Lord Raglan a gagné la bataille de l'Alma », « Oxford est à cent kilomètres de Londres. » A propos de chacune de ces trois assertions, on peut se demander si elle est vraie ou fausse; mais ce n'est que dans les cas les plus favorables que l'on peut obtenir une réponse définitive. La position d'Austin se manifeste dans toute son ambiguïté lorsqu'il déclare: « En posant la question, on comprend que l'énoncé doit être confronté d'une façon ou de l'autre avec les faits. Bien sûr. Confrontons donc "La France est hexagonale" avec la France. Que dire? Est-ce vrai ou non? Ques'tion, on le voit, simpliste. Eh bien, si vous voulez jusqu'à un certain point, on peut voir ce que vous voulez dire, oui peut-être dans un tel but ou dans tel propos, pour les généraux cela pourrait aller, mais pas pour les géographes. C'est une assertion-ébauche que vous voulez, mais ,on ne peut pas dire qu'elle soit fausse tout court. Et l'Alma, bataille du simple soldat si jamais il en fût, c'est vrai que Lord Raglan avait le commandement de l'armée alliée et que cette armée a gagné dans une certaine mesure une espèce confuse de victoire; oui cela serait justifié, mérité même, pour les écoliers tout au moins, quoique vraiment un peu exagéré. Et Oxford, oui, c'est vrai que cette ville est à cent kilomètres de Londres, si vous ne voulez qu'un certain degré de précision. » Austin maintient la correspondance entre le langage et la réalité; et en grand lecteur et commentateur 86

d'Aristote, il reste fidèle à une conception réaliste de la vérité fondée sur l'accord entre la proposition et le fait dont elle rend compte - ce qui lui interdit de se passer de la notion de vérité. Mais comme par ailleurs il met l'accent sur les éléments pragmatiques du langage, il en vient à amender, à moduler et à élargir la notion de vérité d'une manière assez contestable (et qui a notamment fait l'objet d'une très vive critique de la part de Strawson - lequel soutient qu'il faut réserver la distinction vrai/faux à un certain cadre d'utilisation du langage parce qu'elle est loin de convenir à toutes les formes d'énonciation du langage ordinaire). En tous les cas, c'est cette tension entre la reconnaissance du pragmatique et le souci de préserver une certaine forme de réalisme qui explique sans doute l'impossibilité pour Austin de constituer une théorie des actes de discours. Il appartiendra à Searle dans Speech Acts (dont le titre est malencontreusement traduit en français par Les actes de langage) de développer cette théorie et d'en assumer tous les aspects pragmatistes. Searle élimine en fait l'idée d'une signification préalable à l'acte de discours, d'un « noyau locutoire » invariant qui serait présent dans diverses énonciations semblant se rapporter au même fait telles que, pour reprendre son exemple, « Jean fume beaucoup », « Jean fume-t-il beaucoup? », « Fume beaucoup, Jean! » et « Plût au ciel que Jean fumât beaucoup! » La signification d'un énoncé est déterminée par des règles qui spécifient ses conditions d'utilisation, et parler c'est toujours « accomplir des actes selon les règles ». Ce qui distingue l'acte de discours d'une autre activité humaine comme par exemple la pêche, c'est que dans le cas de la pêche, il n'y a pas de conventions, alors que dans les actes 87

de discours quelque chose est accompli par convention et « non en vertu d'une stratégie, d'une technique, d'un procédé ou d'un fait naturel ». Cette conception ne saurait être assimilée à la thèse soutenue par beaucoup de philosophes de l'école d'Oxford, thèse en vertu de laquelle « la signification, c'est l'emploi ». Selon Searle, cette thèse, si elle n'est pas nécessairement fausse, est tout à fait insuffisante. Quelle que soit l'importance de la contribution du slogan « La signification c'est l'emploi » à la constitution d'une théorie pragmatique du langage, il ne faut pas oublier qu'il ne peut prendre sens qu'à l'intérieur du cadre d'une théorie plus générale, faute de quoi il peut donner lieu à des méprises et à des contresens. Ainsi, comme le dit bien Searle, ce slogan « n'a fourni au philosophe aucun moyen de séparer l'emploi du mot de l'emploi de la phrase dans laquelle il apparaît ». Or, si l'on ne reconnaissait pas au mot une valeur indépendante des contextes dans lesquels il est susceptible d'être employé, toute compréhension, tout phénomène d'inter locution, donc toute communication se révéleraient impossibles. Mais l'intérêt des analyses de Searle dépasse le il réside dans les simple point de vue théorique analyses concrètes qui lui servent d'applications de ses conceptions. A cet égard, l'étude qu'il consacre à l'acte de promesse dans Speech Acts constitue une illustration éclatante de la méthode analytique « seconde manière».

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88

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE

PREMIER

VERS LA PHILOSOPHIE DE LA LOGIQUE

La mise en cause du logicisme ne s'est pas traduite pour' autant par une cessation d'activité des logiciens - bien au contraire. Pendant que les philosophes analystes de la « seconde génération» substituaient à une théorie assimilant la signification d'une proposition à la méthode de vérification une théorie assimilant la signification des énoncés aux règles grammaticales gouvernant leur! usage, la logique connaissait un certain nombre de transformations techniques et d'avancées conceptuelles qui devaient jouer un grand rôle dans la pensée des philosophes analystes de la « troisième génération». En premier lieu, il convient de noter les importants travaux de C. I. Lewis. Dès 1918, dans son ouvrage intitulé A Survey of Symbolic Logic, Lewis avait mis l'accent sur la logique modale, en proposant une axiomatisation d'une logique propositionnelle modale, et il avait commencé à contester le caractère jugé par 89

lui trop extensionnaliste de logique standard moderne en voie de constitution. Sa critique culmine dans son analyse de l'implication. Frege et Russell, suivant en cela la tradition, envisageaient l'implication « P implique Q » comme fausse dans un seul cas: celui où P est vrai et Q faux. Il résulte de cette proposition que n'importe quelle proposition vraie peut être dite impliquée par n'importe quelle proposition fausse. Tant qu'on ne prend pas en considération la signification des propositions, le fait en lui-même n'est pas gênant; dès qu'on la prend en considération, surgissent des aberrations ou les fameux paradoxes de l'implication matérielle. Optant pour une logique intensionnelle, Lewis se trouve donc tout naturellement conduit à être sensible à ce fait et à tenter d'y remédier - ce qu'il fait en introduisant la distinction entre implication stricte et implication matérielle. Il faut en effet d'après lui construire des systèmes sur une forme d'implication plus « forte» que l'implication matérielle employée généralement par les logiciens. L'implication stricte qu'il propose est en fait une relation affirmant le caractère nécessaire de l'implication matérielle. Du coup, les systèmes fondés sur l'implication stricte doivent comporter au moins un opérateur modal. Ainsi c'est l'opérateur de possibilité qui est utilisé par Lewis et Langford dans Symbolic Logic, le premier ouvrage de logique modale moderne, paru en 1932. Avec l'introduction de la modalité en logique se trouve posé le problème de l'unité du logique. La question se pose de savoir si l'introduction de nouveaux opérateurs ne met pas en cause le principe de bivalence auquel adhèrent les tenants de la logique standard moderne comme les tenants de la logique standard classique. Ce qui est certain, c'est qu'une 90

conception intensionnelle de la logique sous-tend la logique modale et que les partisans d'une logique purement extensionnelle ne peuvent voir qu'avec méfiance l'éclosion et le développement des systèmes de logique modale. Lewis s'en tient au calcul des propositions. En 1946, dans un article célèbre intitulé « A functional calculus of first order based on strict implication », Ruth Barcan Marcus étend la logique modale au « calcul des prédicats de premier ordre ». L'introduction des opérateurs modaux en théorie de la quantification va poser, quant à elle, autant de problèmes philosophiques que de problèmes logiques. La question de savoir notamment s'il convient de faire figurer l'opérateur avant ou après le quantificateur apparaît bien vite comme n'étant pas de pure technique et comme susceptible de donner lieu à des interprétations philosophiques divergentes. Le développement des logiques modales a sans doute largement contribué à l'éclosion d'autres logiques « enrichies» ou « étendues» (c'est-à-dire faisant intervenir des opérateurs que ne connaît pas la logique standard). Ainsi peut-on citer la logique chronologique (dont Prior fut l'initiateur), les logiques épistémiques (mises au point principalement par Hintikka), les logiques déontiques (dont le premier système est dû à G. H. von Wright). Toutes ces logiques introduisent des opérateurs destinés à rendre compte d'éléments d'information dont la logique standard ne traite pas - préoccupée qu'elle est par le traitement de propositions « éternitaires » possédant une valeur de vérité non susceptible de modification au gré des circonstances du discours. Ce faisant, ces sy~tèmes de « logique enrichie» paraissent particulièrement aptes à rendre compte de la richesse, des nuances et des divers aspects du langage ordi91

naire et ils rendent inutile une procédure de paraphrase qui, mal conduite, pourrait ne pas rendre compte, de manière satisfaisante, des propositions étudiées. Si nous disons par exemple « Pierre a pris le

train hier » le 1er juin 1988, est-ce assimilable à, « Pierre prend le train le 31 mai 1988 » ? Evidemment non, puisque cette formulation « escamote » une information essentielle fournie par la première proposition, à savoir l'information concernant la position temporelle que le locuteur occupe par rapport au fait qu'il rapporte. C'est la raison pour laquelle la logique chronologique fait appel à un opérateur destiné à symboliser le fait que c'est dans le passé ou dans le futur de l'énonciation que s'est produit que se produira tel ou tel événement évoqué par la proposition - et donc à rendre compte des' temps verbaux. Mais la logique chronologique, ou à tout le moins là branche de la logique chronologique dont il est ici question, ne permet pas seulement de rendre compte de manière plus précise de ce dont rendent compte les temps verbaux, elle permet aussi et surtout de gagner en efficacité; en traitant à part l'élément temporel grâce à un opérateur, elle permet par exemple la réitération de l'opérateur. Les systèmes de logique chronologique ont été à l'origine (qui n'est d'ailleurs pas si lointaine puisqu'elle se situe en 1967, date de parution de Past, Present and Future de Prior) construits par analogie avec les systèmes de logique modale. Ils en sont structurellement semblables et ils. soulèvent le même type de problèmes, notamment à propos de la quantification. Susan Haack dans un ouvrage désormais classique et intitulé Deviant Logics (1974) oppose aux

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logiques « enrichies» (ou « étendues ») les logiques déviantes. Alors que les premières ne remettent pas en cause, selon elle, la logique standard, les secondes vont à l'encontre de celle-ci, notamm_ent à prop9s du principe de bivalence. Peut-être cette opposition mériterait-elle d'être nuancée. Il n'est pas sûr en effet que la question d'une « troisième valeur de vérité» ne se pose pas déjà au niveau des logiques étendues. Ce qui est sûr par contre, c'est que les logiques « déviantes» se démarquent de manière explicite de la logique standard. Elles n'ont pas pour propos principal d'enrichir le vocabulaire de la logique standard, elles introduisent d'autres règles et d'autres axiomes de dérivation que celle-ci. L'exemple le plus célèbre de logiques déviantes est fourni par les logiques à plusieurs valeurs (appelées aussi logiques polyvalentes, par opposition à la logique standard bivalente). Ces logiques fonctionnent avec le même vocabulaire que la logique standard mais elles ne comprennent pas parmi leurs règles le principe du tiers exclu « PV -, P ». Parmi les logiques polyvalentes, certaines sont « vérifonctionnelles » (c'est-àdire opèrent avec la théorie des fonctions de vérité) - elles diffèrent alors de la logique standard du fait qu'elles construisent les tables de vérité au moyen de trois valeurs de vérité, c'est le cas notamment du premier système de logique trivalente, construit par Lukasiewicz en 1920; d'autres logiques ne sont pas « vérifonctionnelles », c'est le cas de la logique intuitionniste développée notamment par Heyting. Ces logiques trouvent leur justification dans le fait qu'elles sont susceptibles de répondre à un certain nombre de besoins, d'ordre philosophique, mathématique ou scientifique. Dans le domaine philosophique par exemple, le problème des futurs contingents tel qu'il a été formulé par Aristote suscite une -

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réflexion sur le caractère ultime du principe de bivalence, même si le Philosophe n'a jamais été jusqu'à mettre celui-ci en cause. Dans une large mesure, la valeur de vérité d'une proposition concernant le fait qu'une bataille navale aura lieu demain peut être considéréecomme n'étant ni vrai, ni faux - et il est permis de se demander alors s'il n'est pas nécessaire de faire intervenir une troisième valeur telle que l'indécidable ou d'admettre qu'il peut très bien ne pas y avoir de valeur de vérité du tout. Ce qui, dans un cas comme dans l'autre, représente une sérieuse « déviance» par rapport à la logiquestandard - sauf à adopter la solution du Philosophe, solution qui consiste à refuser de donner une valeur de vérité déterminée à l'une ou à l'autre des propositions « Une bataille navale aura lieu demain », « Une bataille navale n'aura pas lieu demain », et à affirmer seulement la vérité de la disjonction « Une bataille navale aura lieu demain ou bien aucune bataille navale n'aura lieu demain ». Aristote montre bien l'enjeu exact du principe de tiers exclu lorsqu'il écrit à ce propos dans le De Interpretatione (9-1818/43) : « Il faut nécessairement que l'une des deux propositions contradictoires soit vraie et l'autre fausse, mais ce n'est pas forcément celle-ci plutôt que celle-là: en fait, c'est n'importe laquelle, et bien que l'une soit vraisemblablement plus vraie que l'autre, elle n'est pas pour le moment vraie ou fausse. » En même temps qu'il montre bien que la vérité du principe de tiers exclu ne peut être mise en cause par l'impossibilité d'assigner une valeur de vérité à chacune des deux propositions contradictoires, Aristote sauve la contingence. Cette même contingence que Leibniz également devra défendre dans une perspective dans laquelle les considérations logiques interviennent de manière notable. La réflexion 94

philosophique et l'élaboration logique se trouvent donc entrelacées et elles peuvent se prêter mutuellement main-forte. La constitution de systèmes logiques auxquels il a été précédemment fait allusion répond aussi à des besoins d'ordre mathématique (c'est le cas de la logique intuitionniste) ou d'ordre physique (c'est le cas de la logique quantique). Mais la question se pose de savoir si une logique doit effectivement être construite pour s'accorder à des expériences ou à des constructions mentales ou bien si elle doit être construite totalement a priori (ce qui ne l'empêche pas bien évidemment de s'appliquer ensuite à tel ou tel domaine). L'éclosion de différents systèmes de logique soulève, outre la question de l'unité du logique, celle de son à-prioricité, partant celle de son analyticité. Dans bien des cas, on peut se demander ce qui justifie l'appellation de logique - mais, quel que soit son éloignement des systèmes standards, un système peut être considéré comme logique à partir du moment où il donne le moyen de procéder à des inférences valides. Le développement de la sémantique constitue le second élément important dans l'histoire récente des recherches logiques et il exerce une influence considérable sur les travaux des philosophes analystes de la « troisième génération». La publication du mémoire de Lôvenheim en 1915 marque une date importante dans l'évolution de la logique. A l'époque où le logicisme des Principia Mathematica triomphe, une approche de la logique se fait jour qui met l'accent sur la validité, la satisfaisabilité des formules plutôt que sur le caractère démonstratif d'un ,système. Dans une large mesure, c'est, comme l'a très justement noté van Heijenhoort, la 95

conception même d'une logique conçue comme médium universel qui se trouve ébranlée. Alors que dans la perspective de Frege et de Russell la variable x parcourt tout l'univers sans restriction, dans la nouvelle perspective des restrictions sur la variable vont être définies et la notion de domaine de valeurs de la variable va faire son apparition. Lorsque des auteurs tels que Carnap mettent l'accent sur la nécessité de pousser l'analyse plus loin que la simple analyse formelle pour éviter la formation d'énoncés du genre de « La Lune est un nombre premier », c'est à des considérations sémantiques qu'ils font appel, même s'il est question de « syntaxe logique ». Carnap d'ailleurs au cours de son évolution intellectuelle mettra de plus en plus l'accent sur des aspects intensionnels de la logique et il sera un des premiers à introduire des notions' sémantiques. Si l'on veut éviter de pouvoir former un énoncé tel que « La Lune est uti nombre premier », il faut éviter que toutes les valeurs de x tombent indifféremment sous le concept de nombre premier à partir de la fonction propositionnelle N(x). Seules les valeurs de x qui donnent un sens à l'énoncé devront être admises, par exemple 97, parce que la proposition « 97 est un nombre premier» est vraie, ou 4, parce que la proposition « 4 est un nombre premier» est fausse, mais pas la lune parce que l'énoncé « La Lune est un nombre premier »est dénué de sens. C'est à de véritables catégories sémantiques qu'il faut faire appel, et cela se traduit par des restrictions sur le champ parcouru par la variable x. On doit distinguer entre des valeurs admissibles et des valeurs non admissibles. La sémantique formelle propose une formalisation logique de nature à éviter les difficultés susdites. 96

Soit un prédicat N « être un nombre premier », on dira qu'il est nécessaire de spécifier un domaine d'objets D pour donner un sens aux énoncés attribuant la propriété d'être un nombre premier à des objets. La spécification de ce domaine d'objets sera appelé interprétation, le domaine en question domaine d'interprétation. Parler d'interprétation revient donc à parler en termes d'objets ayant telle ou telle propriété. On appellera. fonction d'interprétation une fonction associant à toute constante individuelle «a »un élément du domaine d'interprétation, noté I(a), et .à tout prédicat, ici N, un ensemble d'éléments. Si le prédicat est un prédicat relationnel tel que « être un multiple de », il faudra faire appel à des sousensembles de paires ordonnées d'éléments. La fonction permet l'attribution des valeurs de vérité. On dira que la variable est réalisée dans le domaine si on lui fait correspondre un élément du domaine et on appellera assignation une interprétation complétée pat une réalisation. Considérons maintenant un objet pris dans le domaine D. Nous dirons qu'il satisfait le prédicat « être un nombre premier» s'il possède la propriété exprimée par le prédicat en question. De deux objets pris dans le domaine D et constituant un couple ordonné (par exemple < 9,3», nous dirons qu'ils satisfont le prédicat « être un multiple de ». Il apparaît immédiatement que la sémantique formelle opère avec des constantes individuelles et qu'elle requiert l'admission des ensembles. Ce point a une grande portée ontologique. Dans la mesure où la sémantique formelle opère avec la machinerie logique des constantes individuelles, des lettres de prédicat, des domaines d'objets, des ensembles, et où elle fait appel à la notion d'interprétation et surtout à celle de satisfaction (qui renvoie à une conception 97 J.-G. ROSSI

4

de la vérité souvent proche de la conception aristotélothomiste soutenue par Tarski), elle se révèle tout à fait adéquate aux langues naturelles et aux intuitions ordinaires. De ce point de vue, il est possible de voir se dessiner un clivage c4ez les philosophes analystes de la « troisième génération» entre ceux qui éprouvent quelque méfiance à l'égard de la sémantique et ceux qui s'engagent au contraire résolument dans la voie de la sémantique formelle. Ce clivage s'exprime notamment à propos de la question de l'élimination .des noms propres, de la quantification dans les contextes modaux, de l'essentialisme. Il peut renvoyer plus fondamentalement à une différence de conception entre ceux qui s'affirment toujours les tenants d'un programme d'économie ontologique et ceux que n'effraie pas un retour à l'exubérance ontologique. Il est celui-là même qui sépare par exemple la position de Quine de celle de Kripke.

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CHAPITRE II

QUINE : QUANTIFICATION ET ONTOLOGIE

C'est sans doute Quine qui a le plus contribué au développement de la philosophie de la logique. Pour Quine, le recours à la notation canonique universelle constitue le meilleur moyen d'éviter les pièges, les confusions et les ambiguïtés du langage ordinaire. De ce point de vue, Quine peut apparaître comme un simple continuateur des philosophes analystes de la « première génération ». TIs'en distingue néanmoins nettement dans la mesure où il se pose la question des implications ontologiques du symbolisme logique. Pour lui, en effet, il ne saurait être question de voir dans un système logique privilégié le reflet du réel et d'ériger donc ce système en critère de validation universelle. Quine est contemporain de l'éclosion et du développement de systèmes logiques différents les uns des autres, et à caractère plus «régional », l'idée d'une logique conçue comme médium universel ayant été fortement ébranlée. Ce pluralisme logique l'incite, même si son point de vue est rien moins que libéral, à juger et à jauger les différents systèmes logiques du point de vue de la question philosophique de l'existence des entités postulées. C'est à partir de là que se constituera une philosophie de la logique soucieuse tout à la fois de 99

mettre en lumière les implications ontologiques de tel ou tel système logique et d'utiliser l'appareil technique de la logique pour détecter les contradictions internes ou révéler les tenants et aboutissants de telle ou telle conception philosophique. Ainsi va s'instaurer un dialogue permanent et fécond entre une philosophie acceptant de mettre à l'épreuve de la logique l'effectuabilité et la cohérence interne de ses conceptions et une logique acceptant de voir dans ses problèmes techniques 'des enjeux d'ordre philosophique. Bien qu'il ne constitue pas, tant s'en faut, le seul problème de la philosophie de la logique, le problème de la détermination du critère d'engagement ontologique reste le plus important. Le critère d'engagement ontologique. - La théorie russellienne des descriptions visait entre autres à apporter une solution à un problème ontologique, celui de savoir s'il existe des entités correspondant aux descriptions définies. La solution consistait à montrer que celles-ci ne sont pas d'authentiques termes singuliers susceptibles de figurer comme valeurs de variables d'individus d'une proposition atomique, et à en déduire qu'elles ne dénotent rien -.ce qui sous-entend que seuls les termes singuliers authentiques, en l'occurrence les noms propres, dénotent quelque chose. Le problème se déplace alors. du côté des noms propres. Sont-ils bien tous des termes dénotants? Prenons par exemple le terme « Pégase»; du point de vue grammatical, c'est un nom propre - néanmoins il ne dénote rien. La solution au problème consiste à dire que, s'il ne dénote rien, c'est qu'il n'est pas un nom propre authentique, que c'est dans la terminologie russellienne une description déguisée, ou encore un terme ine.omplet. Mais 100

quel critère nous permet de déterminer si nous sommes en présence d'un nom propre authentique ou d'une description définie?, ce critère n'est ni grammatical, ni logique, il est « épistémique ». Pour Russell, c'est le fait que nous sommes en acquaintance avec l'entité désignée par le terme singulier (c'est-àdire le fait que nous en avons une connaissance directe) qui confère au terme singulier le caractère de nom propre. Si nous n'avons pas une connaissance directe de l'entité désignée par le terme singulier, celui-ci ne peut être appelé nom propre (
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