Kracauer - Théorie du film, p. 60-107

July 22, 2016 | Author: Bad A | Category: N/A
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(trad. D. Blanchard & C. Orsoni, Frammarion, 2010)...

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1. Caractères généraux

2. Concepts fondamentaux

COMME I..:EMBRYON dans la matrice, le fùm s'est développé à partir d'éléments nettement distincts. Sa naissance résulta de la combinaison de la photographie instantanée, telle que pratiquée par Muybridge et Marey, avec des appareils plus anciens tels que la lanterne magique et le phénakistiscope 1 • Vmrent s'y ajouter par la suite des apports étrangers à la photographie, tels que le montage et le son. Ce n'en est pas moins à la photographie, et particulièrement à l'instantané, que revient légitimement la première place parmi ces constituants du fùm, car elle est et reste indéniablement le facteur déterminant du contenu filmique. La natùre de la photographie survit dans celle du fùm. À l'origine, le fùm est apparu comme l'ultime aboutissement de l'évolution de la photographie, puisqu'il allait assouvir enfin le désir immémorial de représenter des choses en mouvement. Ce désir rend, du reste, compte de certaines innovations importantes survenues à l'intérieur même du médium photographique. En 1839, déjà, lorsque apparurent les premiers daguerréotypes et talbotypes, l'admiration se mêlait de déception devant ces rues désertes et ces paysages brouillés 2 • Et dans les années 1850, longtemps avant l'introduction de l'appareil portable, on s'attacha non sans succès à photographier des motifs en mouvement 3 . C'est ainsi que les recherches qui permirent de passer de la photo posée à l'instantané firent rêver aux moyens de pousser la photographie plus loin encore dans la même direction, c'est-à-dire jusqu'au film. Vers 1860, Cook et Bonelli, qui avaient mis au point un appareil appelé photobioscope, prédisaient « une révolution complète dans l'art photographique)) : «Nous verrons [... ] des paysages,

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annonçaient-ils, dans lesquels les arbres se plient au gré du vent, les feuilles qui tremblent et brillent aux rayons du soleil 4 • '' À côté du leitmotiv favori des feuilles, ces prophéties des origines faisaient une place de choix aux motifs apparentés de la houle, des nuages qui passent et des expressions changeantes du visage. Toutes traduisent l'attente impatiente de l'instrument qui saurait saisir les événements les plus ténus du monde qui nous entoure- et particulièrement ceux qui affectent les foules, dont les mouvements incalculables ressemblent, à certains égards, à ceux des vagues ou des feuillages. Sir John Herschel, non content de prévoir les caractéristiques essentielles de la caméra, lui assigna une tâche qu'elle n'a jamais reniée depuis : «La reproduction vivante et vraie et sa transmission à la postérité la plus reculée de tout échange survenant dans la vie réelle: bataille, débat, cérémonie publique, pugilat 5 • '' Entre autres précurseurs, Ducos du Hauron rêvait de ce que nous appelons maintenant des actualités et des documentaires, autrement dit des films qui s'attachent à rendre compte des événements de la vie réelle 6 • Mais autant que sa capacité d'enregistrement, on attendait de l'image animée qu'elle nous renseigne sur des mouvements imperceptibles à nos sens ou impossibles à reproduire par d'autres moyens: des transformations soudaines de la matière, la lente croissance des plantes, etc. 7 • De tous ces points de vue, il allait de soi que le Hlm poursuivrait dans la voie ouverte par la photographie a. En résumé, les considérations précédentes qui valaient pour la photographie restent vraies s'agissant du médium Hlmique, mais elles ne s'appliquent pas mécaniquement ni ne vont assez loin pour rendre compte de toutes ses potentialités. Il nous faut les réélaborer et les prolonger. Ce sera l'objet des trois premiers chapitres, qui s'efforceront de passer en revue les caractéristiques générales du médium. Ce chapitre-ci a pour objet les concepts de base à partir desquels se développeront les analyses ultérieures. Le suivant examinera en détail les fonctions d'enregistrement et de révélation du film. Quant au troisième, il traitera des affinités spécifiques de celui-ci. À l'intérieur de a. Dans L1nvmtion du cinéma, op. cit., p. 298 (rééd. : p. 355), Georges Sadoul fait judicieusement remarquer que les noms attribués aux caméras primitives manifestent les aspirations auxquelles celles-ci cherchaient alors à répondre. Des appellations telles que vitascope, vitagraph, bioscope et biograph voulaient évidemment traduire une affinité de la caméra pour la • vie », tandis que des termes comme kinétoscope, kinetograph et cinématographe attestaient de l'intérêt porté au mouvement.

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ce cadre théorique se développera ultérieurement une exploration de divers domaines et constituants spécifiques du film ainsi que des problèmes que pose la composition cinématographique.

PROPRIÉTÉS DU MÉDIUM Celles-ci se répartissent en propriétés fondamentales et propriétés techniques. Les premières sont identiques à celles de la photographie. Autrement dit, le film est particulièrement bien doté pour enregistrer et révéler la réalité matérielle, qui se trouve être ainsi son pôle d'attraction. Mais le monde visible n'est pas un. Une représentation théâtrale et un tableau sont, eux aussi, réels et susceptibles d'être perçus. Mais la seule réalité qui nous préoccupe ici, c'est la réalité matérielle du monde changeant dans lequel nous vivons. Nous emploierons également les expressions de > ou d'> ou de > ou, plus vaguement, de >. Une autre expression qui pourrait convenir serait celle de > se retrouve au principe de tous les films de la tendance réaliste. Ce qui implique que même des films dépourvus de toute ambition créatrice, tels que les bandes d'actualités, les films scientifiques ou éducatifs, les documentaires non artistiques, etc., représentent des propositions esthétiquement tenables - et qu'ils le sont, par hypothèse, davantage que des films qui, si artistiques soientils, ne s'intéressent guère à la réalité brute du monde. Mais, comme dans le cas du reportage photographique, les bandes d'actualités et autres ne satisfont à ce principe fondamental que de façon minimale. Dans un film non moins que dans une photographie, ce qui est essentiel c'est l'intervention des potentialités formelles du réalisateur

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dans tous les domaines que ce médium a fini par investir. Il pourra transcrire sa perception de tel ou tel aspect de la réalité existante sur le mode documentaire, transposer à l'écran des hallucinations et des images mentales, s'attacher à rendre certains motifs rythmiques, raconter une histoire sentimentale, etc. Toutes ces manifestations de créativité resteront cohérentes avec l'attitude cinématographique tant qu'elles enrichissent, sur un mode ou un autre, la quête du monde visible intrinsèque au médium. Comme dans le cas de la photographie, tout dépend du « juste '' équilibre entre tendances réaliste et formatrice; et cet équilibre est juste lorsque cette dernière, loin de chercher à prendre le dessus sur la première, se range, en dernier ressort, sous sa direction.

LA QUESTION DE I..:ART Lorsqu'on qualifie le cinéma de médium artistique, on pense généralement aux films qui ressemblent aux œuvres d'an traditionnelles en ce qu'ils constituent de libres créations plutôt que des explorations de la nature. Le matériau brut dont ils se servent, ils l'organisent en compositions qui valent pour elles-mêmes au lieu de lui reconnaître un intérêt en tant que tel. Autrement dit, les aspirations formatrices qui les sous-tendent sont assez fones pour prendre le pas sur l'attitude cinématographique centrée sur la caméra-réalité. Parmi les films habituellement considérés comme de l'an figurent notamment les productions déjà citées de l'expressionnisme allemand des lendemains de la Première Guerre mondiale. Conçues comme des œuvres picturales, elles semblent matérialiser la formule de Hermann Warm, l'un des créateurs des décors de Das Kabinett des Doktor Caligari (Le Cabinet du fÛJcteur Caligan), qui proclamait que « les films doivent être des dessins doués de vie 40 "· À cette même catégorie appartiennent également bien des films expérimentaux ; au total, les films de ce type sont non seulement conçus comme des totalités autonomes mais, bien souvent aussi, ils tendent à se détourner de la réalité matérielle ou à l'utiliser à des fins contraires à la véracité photographique a. De la même façon, on est souvent porté à ranger parmi les œuvres d'art des longs métrages qui associent une composition résolument artistique à la dévotion envers les sujets importants er les valeurs consacrées. C'est a. Sur les films expérimentaux, voir le chapitre 10.

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le cas de bon nombre d'adaptations du grand répertoire théâtral et d'autres œuvres littéraires. Mais user du mot « art » dans son sens traditionnel est fallacieux. Cela conforte l'idée que l'on doit réserver la qualité artistique précisément aux films qui, pour rivaliser avec les chefs-d' œuvre des beauxarts, du théâtre ou de la littérature, méconnaissent cette astreinte qui pèse sur le médium de reproduire la réalité. On rejette ainsi dans l'ombre la valeur esthétique de films qui, eux, sont réellement fidèles au médium. Si on réserve le mot « art » à des productions telles que Ham/et ou Mort d'un commis voyageur, on aura du mal à rendre justice au déploiement de créativité inhérent à tant de documentaires qui s'intéressent aux phénomènes matériels pour eux-mêmes. Prenons, par exemple, des documentaires saturés d'intentions formatrices, tels que Regen (La Pluie) d'Ivens ou Nanook of the North (Nanouk l'Esquimau) de Flaherty : comme tout photographe exigeant, leurs auteurs se comportent à la façon du lecteur imaginatif et de l'explorateur curieux, et leur lecture ou leurs découvertes résultent à la fois d'une absorption sans réserve dans le donné brut et des choix signifiants qu'ils font. À quoi il faut ajouter que la réalisation d'un fùm met en œuvre certaines techniques- notamment le montage- auxquelles le photographe n'a pas accès et qui elles aussi font appel aux capacités créatrices du cinéaste. Nous sommes ainsi confrontés à un dilemme terminologique. Dans son acception établie, le concept d'art ne s'applique ni ne pourrait s'appliquer aux films véritablement «cinématographiques)), c'est-àdire à ceux qui captent des aspects de la réalité matérielle pour nous les faire vivre. Et pourtant, ce sont bien ceux-là et non les films rappelant les œuvres d'art traditionnelles qui sont esthétiquement valables. Si on peut considérer le cinéma comme un art, ce n'est sûrement pas pour le confondre avec les arts reconnus a. Ce n'est certes pas sans raison, même si ce n'est pas très rigoureux, qu'on peut étendre ce &agile concept à des films tels que Nanouk, Païsa ou Le Cuirassé Potemkine, qui sont profondément imprégnés de la vie telle que saisie par la caméra. Mais si on les définit comme de l'art, on doit garder présent a. Arnold Hauser est l'un des rares à avoir vu cela. Dans The Philosophy ofArt Hinory, New York, Knopf, 1958, p. 363, il écrit : " Le film est le seul art qui s'empare d'imponants pans de réalité sans les altérer ; il les interprète, bien stîr, mais cette interprétation reste celle de la photographie. » En dépit de sa pénétration, Hauser ne semble pas avoir pris conscience des implications de ce fait fondamental.

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à l'esprit que le réalisateur le plus créatif sera toujours plus dépendant de la nature à l'état brut que le peintre ou le poète; car sa créativité se manifeste précisément en ce qu'il s'ouvre à la nature pour la scruter en profondeur.

3. Établir l'existant matériel t<

La tâche que je me suis donnée, c'est avant tout de vous amener à voir.'' (D. W. Griffith, au cours d'une interview en 1913) 1

POUR CE QUI EST de rendre compte de la matérialité de l'existant, le film diffère de la photographie à deux égards : il représente la réalité telle qu'elle évolue dans le temps et ille fait à l'aide de techniques et de procédés qui lui sont propres. Aussi les tkhes d'enregistrement et de révélation qu'accomplissent ces deux médiums apparentés ne coïncident-elles que partiellement. Qu'impliquent-elles pour le film en particulier ? Le terrain de chasse de la caméra est en principe sans limites : c'est le monde extérieur tel qu'il se déploie dans toutes les directions. Il existe cependant dans ce monde certains sujets qù on peut qualifier de « cinématographiques ,, en ce qu'ils semblent exercer un attrait particulier sur le médium : comme si celui-ci était prédestiné à les montrer et impatient de le faire. Nous allons maintenant examiner de près ces sujets cinématographiques. Certains se trouvent, pour ainsi dire, en surface ; nous en traiterons sous la rubrique ntenter de passer dessus pour aller au-delà. Le visage apparaît avant ue les désirs et les émotions qu'il exprime aient été complètement défiis, nous exposant ainsi à la tentation de nous perdre dans son énigmaque indétermination. Le visage d'Annie est aussi une fin en soi. Et il en a de même pour les mains de Mae Marsh (Illust. 11). Il est clair que ce ros plan vise à nous faire participer à son état intérieur, mais de cela otre familiarité avec les personnages nous en aurait instruits de toute Lçon ; au-delà de cette fonction, il appone un élément précieux et spécique : il nous révèle la façon dont ces mains se component sous emprise d'un profond désespoir a. a. B. Bahizs définit le gros plan de la même façon dans Der sichtbart Mmsch Wien-Leipzig, Deutsch-Osterreichischer Verlag, 1924, p. 73). Rendant compte du lm de George Stevens, A Place in the Sun (Une place au soleil), Bosley Crowther :rit ceci, à propos de l'emploi qui y est fait du gros plan : «Il est conçu pour saisir . palpitation émue du sang dans de jeunes veines, la chaleur d'une chair sur laquelle . pression se reliche, un éclair de peur ou de désespoir dans des yeux bouleversés » 'Seen in dose-up "• The New York 7imes, 23 septembre 1951).

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Eisenstein reproche aux gros plans de Griffith précisément leur relative indépendance à l'égard de leur contexte. Il les qualifie d'unités isolées qui sont là pour « montrer ou présenter>> et affirme que de ce fait, ils ne sont plus à même de porter les significations qu'aurait fait surgir l'enchaînement opéré par le montage 16• Si Eisenstein avait été moins fasciné par les pouvoirs magiques du montage, il aurait certainement reconnu la supériorité cinématographique du gros plan selon Griffith. Pour celui-ci, ces images énormes de menus phénomènes matériels ne fonctionnent pas seulement en tant qu'éléments narratifs de plein droit mais aussi en tant que dévoilements d'aspects inédits de la réalité matérielle. À voir la façon dont il en use, on a le sentiment qu'il est guidé par la conviction que le cinéma ne s'accomplit pleinement comme cinéma que s'il nous met en présence des origines, des ramifications et des connotations matérielles de tous les événements émotionnels et intellectuels qui constituent l'intrigue; qu'il ne peut rendre exactement compte de ces faits intimes qu'en nous entraînant au cœur de la jungle de la vie matérielle dont ils sont issus et dans lequel ils restent insérés. Plaçons-nous maintenant en imagination devant l'un de ces très gros plans, par exemple celui des mains de Mae Marsh. Sous notre regard, un phénomène étrange va se produire : nous allons oublier qu'il ne s'agit que de simples mains. Isolées du reste du corps et très grossies, ces mains que nous connaissons vont se transformer en des organes inconnus palpitant de leur vie propre. Le grossissement métamorphose l'objet filmé. Chez Proust, le narrateur anticipe une telle métamorphose lorsqu'il nous décrit un geste qui, pour n'être pas exactement celui d'un amant, ne s'en révèle pas moins comme un baiser -ce baiser qu'il finit par poser sur la joue d'Albertine : «D'abord, au fur et à mesure que ma bouche commença à s'approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d'embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure 17 • >> Tout gros plan révèle des formations matérielles nouvelles et insoupçonnées; telle texture de la peau évoque des photos aériennes, des yeux se transforment en lacs ou en cratères volcaniques. Ces images font exploser notre environnement en un double sens : elles l'agrandissent littéralement et, du même coup, elles font sauter la prison de la réalité convenue et y déploient des espaces que nous n'avons encore explorés, au mieux, qu'en rêve 18 •

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il n'y a pas que le gros plan qui transforme les spectacles familiers en des configurations insolites. Divers trucages et techniques cinématographiques, partant de clichés de la réalité matérielle, produisent des images ou des combinaisons d'images qui s'écartent de la représentation convenue de cette réalité. Intéressante à cet égard est la « géographie créative » de Koulechov, procédé qui bouleverse le donné des relations spatiales 19 • Des images de phénomènes matériels prises en divers lieux sont juxtaposées de telle sorte que leur combinaison suscite l'illusion d'une continuité spatiale qui, bien entendu, n'existe nulle part dans la nature. I..:espace artificiel ainsi créé est essentiellement conçu comme une excursion au royaume de l'imaginaire - ce qui ne signifie pas qu'il ne puisse aussi être agencé de façon à mettre au jour des potentialités inhérentes à la réalité matérielle. Dans Entracte, par exemple, René Clair fait basculer sa caméra du corps de la ballerine sur une tête d'homme barbu, jouant ainsi à évoquer une impossible chimère faite de ces deux éléments incompatibles. Et dans Study in Choregraphy for Camera de Maya Deren, un danseur lève la jambe dans un bois et la repose sur le plancher d'une chambre, s'inscrivant ainsi dans un décor dont les invraisemblables transformations rappellent les insaisissables transitions des images oniriques 20 • Et que dire de l'insenion de négatifs ou de l'inversion du temps : voilà encore des défis radicaux à nos habitudes de vision. Nous reviendrons plus loin sur d'autres procédés de production d'imagerie insolite. On pourrait tous les regrouper sous la rubrique « réalité d'une autre dimension », ou encore « réalité fabriquée ''· Mais ces images hors normes posent un problème passionnant : quelle relation entretiennent-elles précisément avec l'existant matériel proprement dit? Les défenseurs d'un alignement du cinéma sur les arts traditionnels invoquent les exemples d'une telle« autre dimension de la réalité » à l'appui de leur opinion selon laquelle le film n'a pas, ou n'a pas nécessairement au premier chef, pour vocation de représenter le monde extérieur tel quel ; et que, par conséquent, le cinéaste est libre de préférer à cette représentation celle des visions ou fantasmes qu'il lui prend envie d'exprimer. Mais c'est là une approche sommaire de la question. En réalité, les images de réalité fabriquée, telles que le gros plan des mains de Mae Marsh, sont ambiguës. Elles peuvent ou non avoir un rapport avec la réalité telle que communément perçue. Si elles s'inscrivent dans un film par ailleurs réaliste, elles nous apparaîtront vraisemblablement comme un produit de ce même réalisme qui imprègne le reste du

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CARACf~ G~N~RAUX

12. jazz Dance (Roger Tùton, ~tats-Unis, 1954)

fùm ; autrement dit, comme le dévoilement d'aspects cachés du monde qui nous entoure. C'est ainsi que les mains de Mae Marsh approfondissent notre aperception de ce qui est corporel dans cette totalité que constitue son être. De même, certains plans de jazz Dance, dans lesquels, retirés de leur contexte, on aurait du mal à reconnaître quelque objet réel connu, nous initient aux secrets d'un univers matériel qu'embrase la frénésie des danseurs (Illust. 12). Si, en revanche, des images relevant de la réalité d'une autre dimension ne servent que d'éléments constitutifs à des compositions qui se détournent de la réalité matérielle, elles perdent leur caractère de réalité et risquent d'apparaître comme des formes librement inventées. Bien des films expérimentaux jouent sur l'ambiguïté de ces images détournées en transformant sous nos yeux ce qui en elles est reflet de la réalité en des configurations qui n'ont plus rien à voir avec elle. Dans La Marche des machines, par exemple, des vues très grossies de certaines pièces mécaniques, d'abord reconnaissables, se muent en formes animées d'un mouvement rythmique, sans plus de rapports avec leur origine. Le fait, cependant, que ces gros plans de pièces mécaniques se prêtent d'eux-mêmes à une telle métamorphose en abstractions sans référent ne doit pas nous faire oublier qu'ils dérivent par essence de la caméra-réalité. Et, bien entendu, cela vaut aussi pour toutes les sortes

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d'images relevant de la réalité d'un autre type. En conséquence, ces images détournées seront d'autant plus parlantes qu'elles resteront plus proches du matériau de la vie réelle duquel elles procèdent ; c'est la condition pour qu'elles remplissent cette fonction révélatrice qui est propre au médium. Dans son intérêt pour le minuscule, le cinéma se comporte un peu comme la science. Comme elle, il décompose les phénomènes naturels en particules infimes et nous sensibilise, ce faisant, aux énormes énergies accumulées dans les configurations microscopiques de la matière. Une telle similitude de comportement n'est certainement pas étrangère à la nature même du film. Car il est fort possible que la construction de l'image cinématographique à partir de clichés successifs de brèves phases d'un mouvement favorise une tendance inverse à décomposer ce qui nous est donné comme des touts. Faut-il s'étonner qu'un médium qui doit tant à la passion scientifique du XIX" siècle conserve des traits qui relèvent de l'approche scientifique? Incidemment, ces mêmes idées et préoccupations qui ont porté l'essor du cinéma ont également laissé leur empreinte sur l'œuvre de Proust. Cela expliquerait les parallèles entre celle-ci et le film - en particulier le recours fréquent de Proust au gros plan. Sur un mode authentiquement cinématographique, il ne cesse de grossir les plus infimes composantes ou cellules de la réalité, comme mu par le désir de repérer en elles le lieu et la source des forces explosives qui constituent la vie.

L'énonne. - Parmi les objets de grandes dimensions, tels que vastes plaines ou panoramas de toute sorte, il en est un qui mérite une attention particulière : les masses. Certes, les foules jouaient déjà un rôle dans la Rome impériale. Mais les masses au sens moderne n'ont fait leur entrée sur la scène historique qu'avec la révolution industrielle. Elles devinrent alors une force sociale de première grandeur. Les nations en guerre mobilisèrent des armées d'une dimension jusque-là inconnue et les identités de groupes se perdirent dans la multitude anonyme qui noyait les grandes villes sous des foules informes. Walter Benjamin note qu'à l'époque marquée par l'essor de la photographie, le spectacle quotidien de foules en mouvement requérait encore chez l'observateur une accommodation de l'œil et des nerfs. Le témoignage de contemporains à la sensibilité aiguisée semble corroborer cette pénétrante observation : les foules parisiennes omniprésentes dans les poèmes de Baudelaire fonctionnent comme des stimuli suscitant d'irritantes sensations kaléidoscopiques ;

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CARACT~RESG~N~RAUX

les passants qui, dans L'Homme des foules de Poe, se poussent et se bousculent sous les becs de gaz des rues de Londres, provoquent une série de chocs électriques 21 • Au moment de son apparition, la masse, cet animal gigantesque, était une nouveauté choquante. Comme on pouvait s'y attendre, les arts traditionnels se révélèrent incapables d'en donner une représentation à sa mesure. Là où ils échouèrent, la photographie réussit sans peine; elle disposait des moyens techniques de figurer ces agrégats aléatoires que sont les foules. Mais c'est seulement le film, ultime accomplissement de la photographie en un sens, qui s'avéra à la hauteur de la tâche consistant à les saisir dans leur mouvement. Ici, l'instrument de la mise en images est apparu presque en même temps que l'un de ses motifs les plus significatifs. D'où l'attrait que les masses exercèrent dès le départ tant sur l'objectif photographique que sur la caméra 22 • Ce n'est sûrement pas une simple coïncidence si les tout premiers films Lumière montraient des foules d'ouvriers ou la confusion des arrivées et des départs dans une gare. Le cinéma italien à ses débuts travailla également le sujet 23 et D. W. Griffith, sous son influence, montra comment on pouvait représenter les masses de façon cinématographique. Les Russes assimilèrent sa leçon et l'appliquèrent à leur façon. Le fait que l'énorme, tout comme le minuscule, n'aient pas accès à la scène a suffi à en faire des motifs cinématographiques. N'importe quel objet de ce type- un vaste paysage, par exemple- peut être saisi par un plan éloigné; mais malgré le rôle qu'ils jouent dans les films de Griffith, de tels plans suffisent rarement à donner la pleine mesure d'un phénomène de grande dimension 24 . Celui-ci recèle quelque chose que ne saurait révéler la vue d'ensemble. rénorme diffère en ceci du minuscule que seule une combinaison d'images prises à différentes distances peut en rendre pleinement compte. Lorsqu'il se propose de saisir la substance d'un paysage de grande ampleur, le film doit procéder comme le touriste qui, en le parcourant à pied, promène ses regards ici et là, si bien que l'image globale qu'il en retirera amalgamera les vues de détail et les perspectives 25 • Prenons le cas d'une manifestation de rue. « S'il veut se faire une idée claire et précise de la manifestation, l'observateur doit accomplir certaines actions, écrit Poudovkine. Il doit commencer par grimper sur le toit d'une maison pour avoir une vue plongeante sur la totalité du cortège et prendre la mesure de ses dimensions; ensuite, il descendra et observera par une

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fenêtre du premier étage les inscriptions portées par les manifestants ; il devra enfin se mêler à la foule pour s'informer de près sur l'apparence extérieure des participants 26 • )) Un unique travelling peut suffire à remplir toutes ces tâches en donnant successivement des vues de l'ensemble et de ses divers éléments. Mais le procédé le plus ancien et le plus courant consiste à juxtaposer des plans rapprochés et des plans éloignés. Peu importe qu'une telle combinaison d'images commence par tel ou tel type de plan et que ces plans soient nombreux ou non. Ce qui importe, c'est que l'alternance des plans lance le spectateur dans un mouvement qui lui donne véritablement prise sur cette manifestation ou sur quelque spectacle que ce soit qui le dépasse par ses proportions démesurées. Bien qu'un tel montage d'images s'avère particulièrement efficace pour appréhender en profondeur un motif de grande dimension, il est également nécessaire quand il s'agit d'objets de taille normale, pourvu, cela va de soi, qu'on cherche à en donner une description qui ne se limite pas à reproduire la réalité dans sa banalité. Griffith ne serre sur le visage d'Annie qu'après un plan d'ensemble de sa personne et c'est de la combinaison de ces deux plans et d'autres encore que se forme la représentation que nous avons d'elle. I.:enchaînement plan éloigné-plan rapproché-plan éloigné, etc. constitue pour le montage une séquence de base. I.:usage courant qui est fait de cette séquence met en lumière une autre ressemblance entre les procédés du cinéma et ceux de la science. La science émet des hypothèses qui s'appliquent à la nature de l'univers ou à l'un de ses aspects, en déduit des implications et s'efforce de les vérifier par l'expérimentation et l'observation. I.:univers matériel échappant à toute définition, c'est là un processus sans fin faisant alterner indéfiniment nouvelles hypothèses et nouvelles vérifications. Des faits surgissent qui ne cadrent pas avec les propositions originelles ; il faut donc en élaborer de nouvelles qui conviennent mieux, les mettre à l'épreuve et ainsi de suite. On pourrait également décrire ce processus comme un mouvement de va-et-vient entre les qualités attribuées par hypothèse aux entités complexes et les qualités observées de leurs éléments - qui pour une part, il est vrai, échappent à l'observation directe. La similitude entre ce mouvement et la séquence de montage plan éloigné-plan rapproché-plan éloigné, etc., tient précisément à ce qu'ils tendent l'un et l'autre à appréhender, chacun selon son mode, de vastes ensembles et, finalement, la nature elle-même 27 •

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13. Desert Victory (Roy Boulting, Grande-Bretagne, 1943)

Ll!PHËMW.

Les phénomènes éphémères constituent le second groupe d'objets qui échappent normalement à la vue. Ce sont d'abord les impressions fugaces - (( une ombre de nuage qui passe sur la prairie, une feuille qui cède au vent 28 11. Évanescentes comme les éléments du rêve, de telles impressions hanteront peut-être l'amateur de cinéma longtemps après qu'il aura oublié l'histoire à laquelle elles se rapportent. Les crinières des chevaux au galop - des volées de fils ou de banderoles, plutôt que des crinières dans la course de chars du Ben Hur de Fred Niblo sont aussi inoubliables que les traînées de feu des projectiles qui déchirent la nuit dans Desert Victory (Victoire du disert) (Illust. 13). La caméra semble avoir un faible pour les éléments les moins permanents de notre environnement. Et la rue, au sens large du mot, est un lieu où l'on peut s'attendre à recueillir des impressions de ce genre. Le cinéma, écrit Aragon - qui se délecte de cette prédilection pour l'éphémère que ce médium partage avec l'instantané photographique - (( nous enseigne sur les hommes en quelques • the·transimt.

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années plus que des siècles de peinture, expressions fugitives, attitudes invraisemblables et pourtant vraies, grâce et hideur 29 ». En second lieu, il existe des mouvements qui nous resteraient insaisissables si le cinéma ne mettait à notre disposition deux techniques: l'accéléré, qui resserre des évolutions extrêmement lentes et donc inobservables, telles que la croissance d'une plante, et le ralenti qui étale des mouvements rrop rapides pour être saisis. Comme le très gros plan, ces deux techniques jumelles nous conduisent tout droit à l'intérieur de « l'autre dimension de la réalité ». Des images de tiges qui percent la neige sous la poussée qui les fait croître nous introduisent dans le domaine de l'imaginaire ; et l' enregistrement au ralenti des jambes d'un coureur ne fait pas que les ralentir, il transforme leur aspect et leur fait accomplir des évolutions insolites autant de configurations éloignées de la réalité telle que nous la connaissons. Le ralenti équivaut au gros plan: il constitue, pour ainsi dire, un gros plan temporel qui accomplit dans le temps ce que le gros plan accomplit dans l'espace. Qu'à la différence de celui-ci, il soit d'un usage peu fréquent est probablement dû au fait que l'étirement d'un intervalle de temps donné nous apparaît moins «naturel» que l'agrandissement d'un objet dans l'espace. (Il semblerait, en revanche, que les cinéastes recourent plus volontiers au ralenti qu'à son contraire, peut-être tout simplement parce qu'il requiert un temps de préparation moins long.) En tant que représentations d'une réalité fabriquée, les images transformées issues de ces deux techniques, en particulier le ralenti, ont leur place dans les films expérimentaux non réalistes. Elles respectent cependant l'approche cinématographique si on leur fait assumer une fonction de révélation dans le contexte d'une préoccupation primordiale pour l'existant matériel. C'est là leur authentique destination si l'on en croit Jean Epstein que passionnait si profondément la« réalité d'un autre type». À propos des vagues vues au ralenti et des nuages filmés à l'accéléré, il estimait qu'en dépit de leur« physique insolite et étrange mécanique>> ces images« ne sont pourtant qu'un portrait- vu dans une certaine perspective - du monde où nous vivons 30 )).

LES POINTS AVEUGLES DE NOTRE ESPRIT

Le troisième et dernier groupe d'objets qui échappent normalement à notre vue est constitué des phénomènes qu'on peut ranger parmi les points aveugles de notre esprit, que ce soit l'habitude ou le préjugé

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qui nous empêche de les percevoir 31 a. Le rôle que jouent les normes et les traditions culturelles dans ce processus d'élimination ressort éloquemment des réactions d'Africains autochtones face à un film tourné chez eux. À la fin de la projection, les spectateurs, dont aucun n'était familiarisé avec le médium, se lancèrent dans une discussion animée à propos d'un poulet qu'ils prétendaient avoir vu picorant dans la boue. Le cinéaste, qui ne s'était nullement rendu compte de cette présence, visionna le film à plusieurs reprises sans réussir à la détecter. Les Africains avaient-ils vu ce poulet en rêve? Il lui fallut passer en revue la pellicule mètre par mètre pour repérer l'animal : il faisait une apparition fugitive sur la marge d'un plan avant de disparaitre définitivement 32 • Voici un certain nombre de types d'objets qui sont cinématographiques en ceci qu'ils échappent obstinément à notre attention dans la vie courante.

Les assemblages insolites. - Le film peut faire apparaitre des assemblages d'objets réels que nos schémas perceptifs habituels construits sur le rapport forme-fond ne nous permettent pas de voir. Soit, par exemple, un homme dans une pièce : accoutumés comme nous le sommes à nous représenter la forme humaine comme un tout, il nous faudra un effort énorme pour percevoir, à la place de l'homme dans son entier, une composition comportant, disons, son épaule et son bras droit, des bouts de meubles et un pan de mur. Or c'est là précisément ce que la photographie et, de façon plus puissante encore, le film peuvent nous faire voir. La caméra a le pouvoir de désintégrer les objets familiers et de faire surgir au premier plan - souvent grâce à un simple déplacement - des relations jusque-là invisibles entre certaines de leurs parties. Ces assemblages inédits pointent derrière la face connue des choses et contredisent sa structure trop aisément reconnaissable. Dans jazz Dance, par exemple, abondent les plans qui rassemblent des bustes, des vêtements, des jambes lancées de-ci de-là, et que sais-je encore - des formes quasiment non identifiables. En représentant l'existant matériel, le film tend à mettre au jour des configurations semi-abstraites de phénomènes, qui revêtent parfois un caractère ornemental. Dans le film de propagande nazi Triumph des Willens (Le Triomphe de la volonté), les bannières qui battent envahissent l'écran en se fondant en un très beau motif. a. Voir la citation de Proust, p. 43.

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Underworld Qosef von Sternberg, États-Unis, 1927)

Les déchets. - Bien des objets échappent à notre attention simplement parce qu'il ne nous vient pas à l'idée de jeter les yeux sur eux. En général, on ne regarde pas les poubelles, la poussière de ses semelles, les déchets qu'on laisse derrière soi. Le film ignore ces répugnances. Au contraire : ce dont nous préférons ordinairement nous détourner l'intéresse précisément à cause de ce dédain général. Le Berlin. Die Sinfonie der Grosstadt (Berlin, symphonie d'une grande ville) de Ruttmann est plein de grilles d'égout, de caniveaux et de rues jonchées d'immondices ; et Cavalcanti, dans Rien que les heures, se montre à peine moins porté sur les ordures. Assurément, l'action peut exiger des images dans ce goût-là, mais c'est l'esprit même du médium qui conduit souvent à choisir des intrigues telles que la caméra y trouve ample matière à satisfaire sa curiosité innée et à se comporter en chiffonnier. Rappelons-nous les comédies du temps du muet, par exemple A Dog's Lift (Une vie de chien) de Chaplin - ou des films de guerre, de crime ou de misère. La vue des déchets ne manque pas son effet en contrepoint au spectacle des joies de la vie, aussi les cinéastes ont-ils exploité à l'envi le contraste entre la fête éblouissante et son lendemain sordide. Vous assistez à un banquet et puis, quand tout le monde est parti, on vous force à vous attarder un moment devant le spectacle des nappes chiffonnées, des verres à moitié vides et de la vaisselle peu

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ragoûtante. Le film policier américain classique exploite à fond ce genre d'effet. Scarfoce s'ouvre sur un restaurant à l'aube, les reliefs de l'orgie nocturne jonchant le plancher et les tables; et dans Underworld (Les Nuits de Chicago) de Sternberg, Bancroft cherche en titubant son chemin parmi les confettis et les serpentins laissés par les noceurs (Illust. 14).

L'habituel. -Échappe également à notre perception ce qui nous est trop habituel. Ce n'est pas que nous ayons un mouvement de recul, comme devant les déchets ; simplement, son existence va tellement de soi que nous n'y pensons même pas. Les visages familiers, les rues que l'on parcourt quotidiennement, la maison qu'on habite: tout cela fait partie de nous comme notre peau et, à force de le connaître par cœur, nous ne le connaissons plus par la vue. Une fois devenu partie intégrante de notre vie, cela cesse d'être un objet de perception ou un objectif à viser. En fait, si on fixait dessus son regard, on s'immobiliserait. C'est ce que confirme une expérience banale. Un homme entrant dans sa chambre se sentira immédiatement mal à l'aise si un changement y est intervenu durant son absence. Mais s'il veut tirer au clair la cause de son malaise, il lui faudra interrompre la routine de ses occupations, car c'est seulement en examinant minutieusement la pièce, donc en la mettant à distance, qu'il réussira à découvrir ce qui a réellement changé. Le narrateur de Proust est intensément conscient d'un tel estrangement lorsque, tout à coup, il voit sa grand-mère, non telle qu'il a toujours cru qu'elle était, mais telle qu'elle est en réalité, ou du moins telle que la verrait un étranger- son apparence telle que la saisirait un instantané, dépouillée des rêveries et des souvenirs. Le film nous fait vivre mille expériences de ce type. En mettant à nu notre environnement, il nous le rend étranger. Une scène revient dans de nombreux fùms, qu'on peut schématiser ainsi: deux personnes ou davantage parlent entre elles. Dans le cours de leur conversation, la caméra, comme si elle ne s'y intéressait nullement, panoramique lentement à travers la pièce, nous invitant à regarder avec détachement des visages qui écoutent ou le mobilier. Quel que soit le sens que le contexte donne à ce procédé, celui-ci a pour résultat infaillible de dissoudre le cadre général trop connu d'une situation et d'obliger ainsi le spectateur à porter son attention sur des phénomènes isolés qu'il avait auparavant négligés ou laissé échapper comme participant naturellement de cette situation. Au fil du panoramique, les rideaux se mettent à parler et les yeux racontent leur histoire singulière. On

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découvre ainsi l'inhabituel au sein même de l'habituel. Combien de fois ne tombe-t-on pas sur des plans d'un coin de rue, d'un bâtiment ou d'un paysage qui ont toujours fait panie de notre cadre de vie : nous les reconnaissons, assurément, mais c'est comme si l'impression qu'ils nous font surgissait vierge d'une proximité abyssale. La première séquence de Zéro de conduite de Jean Vigo nous montre deux garçons dans le train qui les ramène à la pension. S'agit-il d'une soirée ordinaire passée en train ? Vigo réussit à transformer un banal compartiment de chemin de fer en un wigwam magique dans lequel les deux compères, ivres de fanfaronnades et de blagues, planent dans les airs 33 • Une telle fantasmagorie est en partie réalisée grâce à un procédé qui appartient à la fois à la photographie et au cinéma et qui mérite qu'on s'y arrête : le recours à des angles de vue inhabituels. De temps à autre, Vigo filme le compartiment de biais et d'en dessous, si bien qu'il semble dériver sur la fumée des cigares que les deux collégiens tout excités fument, tandis que de petits ballons d'enfant se balancent devant leurs pâles visages. Proust connaissait bien l'effet d'étrangeté obtenu par un tel procédé. Ayant noté qu'on qualifie d'
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