Joyce

November 15, 2016 | Author: Karen Bright | Category: N/A
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Joyce...

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James JOYCE (1882-1941)

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INTRODUCTION De notre pléiade de génies, James Joyce est peut-être celui qui en impose le plus au lecteur d’aujourd’hui. L’auteur d’Ulysse (1922) et de Finnegans Wake (1939) serait-il le dernier « monstre sacré » de la littérature occidentale ? L’homme rivalise en puissance avec Dante, Cervantès, Goethe, Shakespeare, Hugo, et Homère – Homère, dont il reprend, comme pour bien marquer sa généalogie avec les génies du passé, le nom de l’illustre héros pour le titre de son chef-d’oeuvre. Contemporain de Kafka (1883-1924), Joyce fait plus qu’égaler les géants littéraire de jadis, il les assimile, les digère, les englobe, les résume tous, dans une littérature totale : Joyce est mythologique comme Homère, mystique comme Dante, comique comme Cervantès, dramaturgique comme Shakespeare, pornographique comme Sade, philosophique comme Goethe, poétique comme Hugo, épique comme Tolstoï, labyrinthique comme Kafka. Joyce a un autre point commun avec le poète de la Divine Comédie. L’auteur d’Ulysse terrorise son lecteur. Mais pour des raisons différentes. Joyce lui complique la tâche en mélangeant les discours (chaque chapitre d’Ulysse est écrit dans un style différent), en bousculant l’ordre habituel des mots, en faisant des assemblages verbaux (darkplumaged = aux-sombres-plumes), en introduisant des vocables étrangers. Si l’intelligibilité globale du propos n’est pas en cause, la prose de Joyce, admettons-le, est souvent déconcertante. Anthony Burgess explique ainsi le désarroi du lecteur : On excuse plus aisément la bizarrerie d’un poète que celle d’un romancier. Les mots sont le commerce du poète, et c’est sa prérogative de les arranger bizarrement pour faire ressortir le mystère du langage […] Mais le romancier a moins à faire avec les mots qu’avec les personnages, les lieux, l’action. La plupart des lecteurs veulent accéder au contenu d’un roman sans être gêné par un style d’écriture trop envahissant qui fasse de l’ombre à l’intrigue. (Au sujet de James Joyce, 2008) Mais Joyce est-il si difficile qu’on le dit ? La vérité est que l’œuvre du maître irlandais exige une attention supérieure à la moyenne. Mais pour peu que le lecteur dispose de quelques clés, il accède aisément au texte, et peut en tirer beaucoup de plaisir. Car contrairement à une idée reçue qui fait de lui une sorte de Mallarmé du roman, Joyce est un écrivain qui cherche à exprimer, par tous les moyens que lui offre la langue, la vie dans ce qu’elle a de plus truculent. Ce qui en fait, paradoxalement, le descendant direct de Cervantès et de Shakespeare. Un premier moyen de faire baisser l’anxiété du lecteur consiste à rappeler quelques épisodes de sa vie, car, en dépit de l’effacement volontaire de l’auteur, son œuvre est très autobiographique. Un second moyen est de retracer le parcours littéraire de Joyce, des nouvelles lisibles du début – 2

Dubliners (1914) – à la « falaise » abrupte de Finnegans Wake (1939) en passant par la « cathédrale de prose », qui a fait la célébrité mondiale de Joyce : Ulysse. I. UN EXIL PERPETUEL Comme Hugo, Joyce se range dans la catégorie supérieure des « génies » dès son plus jeune âge, et ne s’en cache pas... On colportait partout ses mots féroces, ses épigrammes, non sans railler sous cape ses ambitions dantesques. Car, ayant produit en tout et pour tout un essai sur Ibsen et cinq ou six poèmes anachroniques, le jeune homme posait volontiers au génie méconnu et réclamait des concitoyens une admiration sans limite. (Jean Paris, Joyce par lui-même, p. 21) Cette arrogance de dandy est une réaction d’orgueil à la situation humiliante que vit le jeune Joyce dans sa famille, à l’école et vis-à-vis de son pays.

[James Joyce, en 1904 (il a 22 ans)]

1. Les trois carcans L’enfant naît dans un milieu défavorisé. Aîné de dix enfants, sa mère tombe enceinte une quinzaine de fois (à l'instar de Mme Dedalus, dans Ulysse). 3

La vie est difficile en raison de l'incapacité chronique des parents à gérer leurs finances ; en raison aussi de l'alcoolisme du père. Joyce hérite fantasmatiquement de l’aristocratie des ancêtres, mais subit au quotidien la pauvreté de son milieu. De surcroît, le garçon est « mince, très nerveux », introspectif… On songe à Kafka, persécuté par son père. James n’est pas plus heureux à l’école que Franz... A l’âge de six ans, Joyce est envoyé chez les Jésuites au Clongowes Wood Collège, dont il subit la loi inflexible pendant des années. L’adolescent se réfugie dans la littérature (il fait de solides études classiques et religieuses). Mais la morale catholique et les règles scolaires l’étouffent. Le Portrait de l’artiste en jeune homme, premier récit autobiographique écrit en un jour (1904), relate cette enfance malheureuse, vécue comme un carcan. Pour ajouter à la difficulté, il y a la situation politique de l’Irlande, pays occupé par l’Angleterre depuis des siècles. Joyce ne supporte pas la docilité de ses compatriotes, qu’il assimile à de la lâcheté. Pour avoir fait le choix de la morale (le catholicisme) contre la liberté, l’Irlande est à ses yeux un pays honni, qui porte l’erreur dans son nom même : « Irland, Irr Land, Error land ». 2. Le double électrochoc de la chair et du livre Joyce connaît dans sa jeunesse une double révélation qui le libère de ses entraves morales et religieuses. D’abord il rencontre le plaisir charnel, aspect qui occupera une place considérable dans Ulysse (rappelons que l’ouvrage sera pendant longtemps considéré comme pornographique en raison des scènes obscènes – masturbation, copulation, scatologie – qui s’y trouvent). Dans Stephen Dedalus, Joyce relate l’émoi du premier baiser, rendu d’autant plus savoureux qu’il est interdit (il s’agit d’une « passe » avec une prostituée) : D’un mouvement soudain, elle lui inclina la tête, unit ses lèvres aux siennes et il lut le sens de ses mouvements dans ces yeux francs levés vers lui. C'en était trop. Il ferma les yeux, se soumettant à elle, corps et âmes, insensible à tout au monde, sauf à la farouche pression de ses lèvres qui s'entrouvraient doucement. C’était son cerveau qu’elles pressaient en même temps que sa bouche, comme si elles eussent été le véhicule de quelque vague langage ; et entre ses lèvres il sentit une pression inconnue et timide, plus ténébreuse que la pâmoison du péché, plus douce qu’un son ou qu’un parfum. (Stephen Dedalus) Puis a lieu la première rencontre avec les auteurs athées, en particulier, Ibsen (l’auteur d’Une Maison de poupée, pièce sur l’émancipation des femmes), dont il apprend trois choses fondamentales, mises en application dans ses romans : 1. qu'une journée suffit pour exprimer une vie entière (c’est le principe sur lequel est construit Ulysse). 2. qu’on peut peindre des vies moyennes à condition de les montrer dans une vérité sans fard. 4

3. que l'artiste doit rester « comme Dieu, à l'intérieur, ou derrière, ou au-delà, ou au-dessus de son oeuvre, invisible, subtilisé, hors de l'existence, indifférent, en train de se curer des ongles ». A partir de ce moment, l’auteur entre en résistance contre tout ce qui bride sa liberté ; entrée en résistance qui le conduit logiquement à faire ses valises et à quitter le pays natal. Commence trente-cinq ans d’exil, qui vont le conduire de Zurich à Trieste en passant par Paris… I will not serve that in which I no longer believe, whether it call itself my home, my fatherland, or my church: and I will try to express myself in some mode of life or art as freely as I can and as wholly as I can, using for my defence the only arms I allow myself to use... silence, exile, and cunning. (Chap. V) Je ne veux pas servir ce à quoi je ne crois plus, que cela s'appelle mon foyer, ma patrie ou mon église. Je veux essayer de m’exprimer, sous une forme quelconque d'existence ou d’art, aussi librement et aussi complètement que possible, en employant pour ma défense les seules armes que je m'autorise à employer : le silence, l’exil, la ruse. (Dedalus) 3. L’exil silencieux A Vingt ans (1902), Joyce s’embarque donc pour Paris afin de faire des études de médecine. En réalité, c’est la vie de bohème (il n’a même pas de quoi s’acheter un réchaud à pétrole). Comme Kafka, Joyce lit Flaubert. Il prend aussi l’habitude de noter dans d’étranges petits calepins tout et n’importe quoi (idées, lectures, dépenses). Cette coutume de thésauriser les moindres faits tourne vite en une manie odieuse pour l'entourage. À tout moment, en toute compagnie, Joyce sort de ses poches les fameuses tablettes pour y inscrire les mots qu'untel vient de proférer. Ainsi s’expliquent les mille et un détails « vrais » qu’on trouve dans Ulysse : les carnets ont servi de réservoir pour l’œuvre romanesque en gestation… 1904 est l’année où l’écrivain rencontre sa compagne, Nora Barnacle, une femme de chambre, dont il tombe amoureux, et qui ne le quittera plus. Cette rencontre a lieu exactement le 10 juin. Joyce ayant choisi le 16 juin 1904 pour l’action d’Ulysse, on peut supposer qu’il s’est passé quelque chose d’important ce jour-là… Nora lui donnera deux enfant, Giorgio et Lucia. La jeune femme ne connaît rien à la littérature, mais Joyce ne se peut se passer d’elle. C’est Nora qui pourvoit aux besoins matériels du ménage ; c’est elle aussi qui le comble sexuellement : les lettres très crues qu’il lui envoie en 1909 révèlent entre eux une surprenante complicité érotique. 4. 1914 : année-clé 1914 est un tournant décisif dans la carrière de Joyce. Cette année-là, Joyce achève le Portrait de l’artiste en jeune homme (qui paraîtra en 1916) et publie 5

(non sans mal) son premier roman Dubliners. Gens de Dublin est en fait un recueil de quinze nouvelles organisé comme un roman, qui fait l’anatomie de Dublin et dresse le portrait moral des Dublinois. Cette œuvre, bien qu’écrite de manière « classique » (on a parlé de Joyce comme d’un « Zola irlandais »), annonce Ulysse en ce sens qu’on y trouve le regard détaché, ironique, parfois cruel, et d’une incroyable lucidité sur ses personnages qui caractérise le chefd’œuvre de Joyce. Ici comme là, le cadre est Dublin et les protagonistes ses habitants. Le naturalisme de Dubliners est cependant trompeur : si l’on met de côté l’attirance « zolienne » de l’auteur pour les côtés négatifs et triviaux de l’existence, son recueil tourne le dos à l’esthétique romanesque du XIX e siècle obnubilée par la représentation fidèle de la réalité objective, pour expérimenter, au contraire, une écriture qui utilise le filtre de la conscience individuelle pour peindre le réel (vision ultra sélective et subjective du personnage, préfigurant le « monologue intérieur »), qui parsème le récit d’allusions ou de références à la culture littéraire et religieuse (appel à une lecture symbolique à plusieurs niveaux) et qui insère dans la trame narrative des discours exogènes (onomatopées, propos enfantins, articles de journaux, bribes de poèmes, etc.). Embryonnaires, les procédés qui seront développés plus tard sont donc déjà présents. Dubliners est une sorte de laboratoire dans lequel Joyce expérimente de nouvelles techniques narratives. C’est enfin de Dubliners même que sort Ulysse, puisque ce dernier est une extension d’une des nouvelles, non publiées, du recueil, où apparaissait le personnage de Léopold Bloom.

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La guerre oblige Joyce à s’installer à Trieste (1904-1914), puis à Zurich (1915-1919), avant de s’installer définitivement à Paris à partir de 1920. Joyce manque de ressources et vit d’expédients (il donne des cours d’anglais à l’école Berlitz), mais sa réputation est telle dans les milieux littéraires que plusieurs écrivains (HG Wells, Ezra Pound, T. S. Eliot) le soutiennent et qu’il reçoit l’aide pécuniaire de mécènes (Harriet Shaw Weaver, Robert McAlmon). Malgré ses problèmes de vue (Joyce est atteint d’un glaucome qui ira en empirant jusqu’à le rendre pratiquement aveugle), l’écrivain se lance dans une tâche titanesque : écrire Ulysse, roman composé de 18 gros chapitres écrits chacun dans un style différent. Une première partie est publiée en feuilleton dès 1918 en Angleterre. Mais l’œuvre connaît de multiples problèmes liés à la censure anglo-saxone, qui bute sur la pornographie et l’anticléricalisme. La revue qui l’a publiée (The Little Review) est poursuivie par une ligue puritaine, 7

scandalisée par un texte « si obscène, lubrique, lascif, ignoble, indécent et répugnant qu’une description détaillée dudit texte offenserait la Cour ». Des centaines d’exemplaires sont brûlés séance tenante. Heureusement, une éditrice, Sylvia Beach, qui tient une librairie d’avant-garde (Shakespeare and Company) rue de l’Odéon à Paris, entreprend de le publier. Le livre paraît avec sa couverture bleu azur l’année de ses quarante ans, en 1922. Le Tout-Paris littéraire s’arrache l’auteur d’Ulysse. Sept ans plus tard le roman, traduit en français par Valéry Larbaud, est publié par Adrienne Monnier. En revanche, Ulysse reste interdit aux États-Unis jusqu'en 1931. Le livre, en raison de ses attaques violentes contre les institutions, principalement l'Église catholique et l'État, et de ses descriptions pornographiques continue de choquer les contemporains. Joyce est à peine sorti de cet immense chantier qu’il se lance dans une autre entreprise plus ambitieuse encore. Ce sera Finnegans Wake, qu’il publie en « working progress1 » pendant quinze ans. Joyce se débat entre ses problèmes d’yeux (une douzaine d’opérations jusqu’à sa mort) et la maladie de sa fille, Lucia, atteinte de schizophrénie, mais cela ne l’empêche pas de mener à bien ce projet insensé. Finnegans Wake se présente comme un rêve. Comme Ulysse est le livre d'un jour, Finnegans Wake est le livre d'une nuit (impossible à raconter) durant laquelle les visions les plus folles se succèdent. Finnegans Wake est mal accueilli par la critique. Joyce, serait-il allé trop loin ? Il est vrai que le « style » est poussé jusqu’aux limites du possible : la langue est déstructurée au point de rendre le texte incompréhensible… Joyce, qui a transgressé la frontière des genres dans Ulysse, enfreint cette fois la barrière linguistique : pas moins d’une soixantaine de langues (les européennes, mais aussi l'hébreu, l'arabe, le danois, le hollandais, le latin, l'espéranto, les parlers archaïques et l’argot de la rue) cohabitent et se mêlent dans des phrases à la syntaxe inouïe, posant aux traducteurs d’insurmontables problèmes, comme on peut le constater dans l’extrait suivant, traduits de manière très différente. For the putty affair I have is wore out, so it is, sitting, yaping and waiting for my old Dane hodder dodderer, my life in death companion, my frugal key of our larder, my much-altered camel’s hump, my jointspoiler, my maymoon’s honey, my fool to the last Decemberer, to wake himself out of his winter’s doze and bore me down like he used to. Car le trou vaseux que je possède est tout usé, ah oui, à force d’être assise à béailler et à attendre que mon vieux baïseur et adodderateur Danois, mon compagnon à la vie à la mort, le sobre quaidenas de mon gard-manger, ma bosse de hameau bien abîmée, mon briseur de jointures, le miel de ma lune de mai, mon bouffon jusqu’au dernier jour Littéralement : « travail en cours ». Le roman est publié au fur et à mesure, morceau par morceau dans une revue, sans attendre d’être achevé. 1

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de Désambre, s’éveille de son somme d’hiver et m’enfile comme il en avait coutume ! (1931) Car l’aroumastique que j’icy possède est tout troué, y a pas à dire, séante et béaillante et guettante mon vieux Danois d’addodérateur, mon compagnon à la vie dans la mort, quaidenas de carême de mon garde manger, ma bosse de chameau bien altérée, mon briseur à plat de ma jointerésistance, le miel de mai lune mon grand fou jusqu’au bout de Désambre qui s’éveille enfin de son somme d’hiver et m’enquiquine comme au temps de ses rixes. (1962) Car le petit machin que j’ai est bien usé, ça c’est vrai, à force d’attendre et crier Noël qu’il vienne, mon compagnon de vie et de mort, la clé frugale de mes bardes, la bosse camélique du renouveau qui désaltère, ma panacée renversée, mon miel de Maynooth, mon fou de la 31 décembre, pour s’éveiller de son Conte d’Hiver et me dévorser tout comme il le faisait naguère. (trad. 1997) Finnegans Wake est écrit dans une langue si insolite que certains critiques ont prétendu qu’il était impossible de savoir quelle en était la « langue source » ! Joyce, pour sa part, s’est justifié en disant qu’« en écrivant sur la nuit, [il] ne pouvai[t] réellement pas, […] utiliser les mots dans leurs rapports ordinaires. » Le chantier, achevé tant bien que mal en 1939, laisse Joyce exsangue : il meurt à Zurich d’un ulcère. Wladimir Nabokov, admirateur inconditionnel d’Ulysse, considère que, dans sa dernière œuvre, « l’Irlandais » s’est fourvoyé, entraînant dans l’erreur (déstructuration totale de langue) des générations d’écrivains naïfs…

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II. LA CATHEDRALE DE PROSE Les superlatifs manquent pour décrire cette œuvre hors norme. Dressons-en, pour commencer, les 5 caractéristiques majeures : 1. Minutie. Personne n’est allé plus loin que lui dans l’observation maniaque des détails de la vie quotidienne. On peut parler, avec Joyce, d’hyperréalisme. 2. Totalité : Ulysse enferme en lui tout l’univers (« All space in a nutshell » dit l’auteur). Joyce va de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’extérieur à l’intérieur, du passé au présent en passant par le prophétique. 3. Impassibilité. Il y a chez Joyce, comme chez l’historien Suétone ou le romancier Flaubert, une « impassibilité métallique ». Joyce raconte les pires horreurs avec le même détachement (affecté). 4. Liberté. L’homme parle de tout – des choses mystiques comme des choses érotiques – sur tous les tons et dans tous les styles. « Toute la beauté et l’horreur du monde s’y trouve », déclare son éditrice Sylvia Beach. 5. Continuité. Joyce part du point de vue qu’il « n’y a que des êtres séparés », que la communication entre individus est une fiction. Cette conviction le conduit à exploiter le procédé du monologue intérieur (stream of consciousness), technique destinée à restituer le flux ininterrompu des pensées qui traversent l'âme du personnage au fur et à mesure qu'elles naissent sans en expliquer l'enchaînement logique. Dans une lettre du 21 septembre 1920 au critique Carlio Linati, Joyce explique brièvement ce qu’il a voulu faire : C’est l’épopée de deux peuples (Israël-Irlande), et en même temps, le cycle du corps humain ainsi que la petite histoire d’une journée (la vie). C’est aussi une espèce d’encyclopédie. Mon intention est de rendre le mythe sub specie temporis nostris. [= actualiser l’épopée d’Homère] Il y a donc, on le voit, plusieurs niveaux de lectures. Cette polysémie explique que Jean Paris ait comparé Ulysse à une « hydre absolue » : Ce roman participe du poème, du drame, de l’essai, de la farce, du récit, du reportage comme du sermon, de l'opéra, de l'apologue ou du traité. Cent styles s’y mêlent, si répondent, de l'élégiaque à l’argotique, du juridique au pastoral, du religieux à l'érotique, du scientifique au démentiel, comme appelés par une perpétuelle magie. Pour exemples, le seul chapitre VII, modèle de l'éloquence journalistique, ne comprend pas moins de 96 figures de rhétorique (métonymie, métaphore, synecdoque, anacoluthe, hyperbate.) […] Le finale, monologue ensommeillé de Pénélope, étire une phrase de 40 000 mots sans ponctuation ni pause. (p. 124)

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Pour naviguer dans ce roman-fleuve sans se noyer, le lecteur peut s’accrocher à deux ou trois bouées. A commencer par celle de la règle (classique !) des « trois unités », respectées scrupuleusement par Joyce : - unité de lieu : tout se passe à Dublin - unité de temps : l’histoire se déroule en une seule journée, le 16 juin 1904, de 8h00 à 3h00 du matin. - unité d’action : trois personnages (Léopold Bloom, sa femme Molly, et Stephen Dedalus) déambulent sans but précis dans la cité, vaquant chacun à leurs occupations habituelles. Les événements auxquels on assiste dans ces 18 chapitres n’ont rien de remarquable, si ce n’est que les protagonistes montrent à travers leurs agissements qu’ils sont constamment travaillés par le désir charnel. Le lecteur passe, d’heure en heure, d’un lieu à l’autre : d’une école à un bordel, d’une bibliothèque à une église, d’un bar à une plage. Le seul événement marquant est le cocufiage de Bloom. Mais les « péripéties » ne sont pas la préoccupation première de Joyce, qui a pour elles, au contraire, le plus grand mépris (elles sont l’apanage des romans populaires « faciles »). Le décor de Dublin, avec ses personnages médiocres, sert de toile de fond et d’alibi à un récit symbolique et polyphonique, qu’il faut décoder pour en comprendre la véritable signification. Dès 1922, Valéry Larbaud, avait fait remarquer que « la clé du roman était sur la porte », c’est-à-dire dans le titre. Ulysse est en effet une réécriture de l’Odyssée, transposée dans le monde moderne, autrement dit une épopée mettant en scène des héros confrontés à des « obstacles » ; à ceci près que les obstacles en question ne sont pas, comme chez Homère, des monstres ou des divinités, mais des empêchements triviaux, des entraves sociales, celles que subit au quotidien l’homme moderne dans l’univers urbain (on retrouve ici – notons-le au passage – une problématique toute kafkaïenne). Comme Virgile guidant Dante dans le dédale de l’Enfer, nous sommes donc, avec l’Odyssée, munis d’une feuille de route : à chaque chapitre correspond une épreuve, qui trouve son pendant dans l’épopée d’Homère. Le roman est composé, comme l’Odyssée, de trois parties : Télémachie, Nostos, Mnestérophonie. Léopold Bloom représente Ulysse, Molly Bloom figure Pénélope (et Circé), et Stephen Dedalus endosse le rôle de Télémaque. A l’épisode d’Hadès correspond celui du cimetière ; à l’épisode d’Eole celui de la salle de rédaction d’un journal (lieu où l’on produit « du vent »). Dans le chapitre correspondant aux Cyclopes, Polyphème est représenté dans une taverne (caverne) sous l’aspect d’une brute épaisse nommée « Citoyen », qui éructe contre Blum. Tout ce chapitre est écrit en parler populaire dublinois et charrie tous les clichés sur l'Irlande. Bloom, qui fume un gros cigare (épieu d'Ulysse), défend l'amour, sa conception de la patrie, et résiste aux idées antisémites. Considéré comme un juif cossu par le « Citoyen », notre héros se voit injurié et expulsé pour avoir dit que Jésus était aussi un Juif. Il évite une boîte de biscuit qu'on lui jette et saute sur un cab pour s'enfuir. 11

Cette lecture, réalisée à l’aide de la grille homérique, est pourtant loin d’épuiser la symbolique du roman. Joyce l’a en effet organisé de façon à ce que corresponde à chaque chapitre : - une heure de la journée : de 8h00 (début de l’histoire) à 3h00 du matin (fin). - un lieu spécifique : tour, restaurant, rue, bar, rochers, hôpital, bordel, café, maison, lit, etc. - un organe du corps : rein, parties génitales, cœur, poumons, œsophage, cerveau, etc. - Une discipline : théologie, histoire, philologie, économie, botanique et chimie, religion, rhétorique, musique, politique, peinture, médecine, magie, navigation, science, etc. - une couleur : blanc et or, brun, vert, orange, etc. - un thème ou symbole : héritier, cheval, marée, nymphe, eucharistie - une technique d’écriture : narration, monologue, dialectique, gigantisme, hallucination, etc. Chaque chapitre forme donc un réseau complexe de correspondances. Par exemple le chapitre XI, qui évoque les Sirènes chez Homère, combine les éléments suivants : Heure : 16 heures Lieu : La salle de concert Organe : l'oreille Discipline : musique Couleur : corail Thème : Promesses - Femmes - Sons - Embellissements - Serveuses Technique : Fuga per canonem Jusqu’à présent, nous n’avons pas fait entendre la « musique » d’Ulysse. Or le style est l’élément fondamental du roman. Il est malaisé de détacher d’en extraire un passage tant les phrases, indissociables, forment une sorte de flux musical continu. L’extrait le plus connu d’Ulysse est le monologue de Molly Blum, ultime tour de force du roman, dont il faut citer le très célèbre finale. Nous sommes à la toute fin de l’histoire : il est trois heures du matin, Léopold Bloom, après une longue errance a enfin rejoint sa « Pénélope », Molly. Celleci, avant de s’endormir, laisse vagabonder ses pensées : c’est un mélange de réminiscences et de rêveries érotiques, un interminable monologue intérieur qui s’achève sur un acquiescement à la vie alors que lui revient à la mémoire son premier amour, aux portes de Gibraltar : [...] yes when I put the rose in my hair like the Andalusian girls used or shall I wear a red yes and how he kissed me under the Moorish wall and I thought well as well him as another and then I asked him with my eyes to ask again yes and then he asked me would I yes to say yes my mountain flower and first I put my arms

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around him yes and drew him down to me so he could feel my breasts all perfume yes and his heart was going like mad and yes I said yes I will Yes. […] oui quand j'ai mis la rose dans mes cheveux comme le faisaient les Andalouses ou devrais-je en mettre une rouge oui et comment il m'a embrassée sous le mur des Maures et j'ai pensé bon autant lui qu'un autre et puis j'ai demandé avec mes yeux qu'il me demande encore oui et puis il m'a demandé si je voulais oui de dire oui ma fleur de la montagne et d'abord je l'ai entouré de mes bras oui et je l'ai attiré tout contre moi comme ça il pouvait sentir tous mes seins mon odeur oui et son coeur battait comme un fou et oui j'ai dit oui je veux Oui. CONCLUSION Les grands romanciers, écrit Anthony Burgess, écrivent de très gros romans « pour se prouver à eux-mêmes et prouver aux autres qu’ils sont capables de s’attaquer à une toile gigantesque ». De fait, Cervantès, Hugo, Tolstoï manifestent tous l’ambition blasphématoire de rivaliser avec Dieu. « Créer quelques êtres humains dans un contexte fragmentaire de la vie, poursuit Burgess, suffit à l’artiste mineur, mais le grand écrivain veut tout un cosmos et tout le genre humain. » Avec Ulysse, Joyce réalise effectivement cette ambition prométhéenne, dans la mesure où il parvient à réunir ensemble le poème épique qui tend à l’expansion (L’Odyssée couvre le ciel, la mer, la terre, et un grand bloc de temps) et le drame classique qui vise au contraire à la contraction (dans la tragédie classique, toute l’action est ramenée à un seul lieu et contenue en 24 heures). Avec ce roman, dont l’action se déroule en un jour à Dublin, mais qui embrasse le champ entier des possibles de l’humain, nous avons donc à la fois l’épopée ET le drame, à savoir : une oeuvre totale, qui offre un panorama complet des arts et des sciences, un modèle réduit du corps humain (avec tous ses organes), et un répertoire complet des discours et de toutes les techniques littéraires. Roman encyclopédique, donc, qui constitue en soi une performance unique. Mais si Ulysse mérite notre admiration pour la maîtrise surhumaine dont l’auteur faire preuve, il mérite aussi bien notre attention la plus extrême pour le message philosophique qu’il délivre, la weltanschauung qu’il déploie. La morale de ce roman se déduit de la confrontation de son modèle (l’Odyssée) avec son avatar moderne : en inversant les codes de l’épique (le valeureux Ulysse devient le trivial Bloom, les exploits deviennent des fiascos), Joyce montre que la société bourgeoise du XX e siècle est incapable de soutenir sa grandeur passée, qu’elle est impuissante à renouveler ses valeurs, qu’elle est inapte à survivre sans trahir ses idéaux. Si l’Odyssée revit avec Joyce sous une forme dégradée, c’est que notre monde n’a plus la force d’enfanter une autre forme, et que sa culture, en pleine déconfiture, est condamnée à la ressasser sans fin. Tel est le constat pessimiste que dresse Joyce, en 1922, d’un monde

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qui a définitivement tourné le dos à l’héroïsme de l’Antiquité peint par Homère dans l’Odyssée.

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