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July 25, 2017 | Author: avidaart | Category: Phenomenology (Philosophy), Metaphysics, René Descartes, Aristotle, Ontology
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Jean-Luc Marion Je Li:lcaé>énue françaiJ,e

De surcroît

Jean-Luc Marion

De surcroît Études sur les phénomènes saturés

2010

Il

Copyright © Presses Universitaires de France, Paris, 2015

ISBN numérique: 9782130641773 ISBN papier : 9782130584049 Cette œuvre est protégée par le droit d'auteur et strictement réservée à l'usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L'éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.

AvecLesoutiendu

Il

Présentation « Les phénomènes apparaissent-ils toujours selon la calme adéquation en eux de l'intuition avec la signification, voire, plus souvent, avec un déficit les phénomènes saturés d'intuition ? Ou bien certains n'apparaissent-ils pas plutôt grâce au surcroît irrépressible de l'intuition sur tous les concepts et toutes les significations que l'on voudrait leur assigner ? Cette question avait surgi du principe "Autant de réduction, autant de donation" (dans Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, 1989) et conduit à dégager la donation, telle qu'elle déplie ce qui se donne et ce qui se montre (avec Étant donné. Essai d'une phénoménologie de la donation, 1997). Reste, une fois ces acquis répétés, à étudier en eux-mêmes chacun des quatre types de phénomènes saturés : l'événement (saturé selon la quantité), l'idole ou tableau (saturés selon la qualité), la chair (saturée selon la relation) et enfin l'icône ou visage d'autrui (saturés selon la modalité). Il devient alors pensable d'étudier leur combinaison dans ce qu'on doit thématiser comme un phénomène saturé à la puissance, un paradoxe des paradoxes - le phénomène de révélation. En l'occurrence, il s'agit de comprendre (contre une féconde critique de J. Derrida) les trois moments de la théologie mystique (affirmation, négation, hyperbole) non seulement comme l'accomplissement d'un phénomène saturé exemplaire, mais encore comme la répétition de toute phénoménalité de l'excès. De surcroît donc, Parce qu'il s'agit de l'excès du donné qui se montre. Parce qu'il s'agit aussi de l'exposer une nouvelle fois. »

L'auteur

Jean-LucMarion Né en 1946,Jean-Luc Marion a été l'élève de J. Beaufret, F. Alquié et J. Derrida. Professeur de métaphysique à l'Université Paris - Sorbonne, professeur à l'Université de Chicago,il a été élu à l'Académie française en 2008.Auteur d'une œuvre importante, il dirige la collection« Épiméthée» depuis 1981.

Table des matières Avertissement à l'édition « Quadrige » Avertissement Chapitre I. Phénoménologie de la donation et philosophie première

I - De la primauté en philosophie II - Les deux premières philosophies premières III - La troisième philosophie première IV - La phénoménologie comme possibilité d'une autre philosophie première V - La donation, dernier principe VI - D'un usage de la donation en théologie Chapitre II. L'événement ou le phénomène advenant

I - Ce qui se montre et ce qui se donne II - Le soi du phénomène III - Le temps du soi IV - L'ego dans la réduction au donné V - La résistance au révélé Chapitre III. L'idole ou l'éclat du tableau

I - Voir ou regarder II - L'admiration de la peinture III - Le cadre du tableau IV - Le plus apparent V - Ce que masque l'idole Chapitre IV. La chair ou la donation du soi

I - Le corps sentant II - « Le plus originairement mien» III - Souffrance, plaisir, vieillissement IV - La facticité individuante V - Absous de toute relation Chapitre V. L'icône ou l'herméneutique

I - Le visible en défaut

sans fin

II - Le visible en excès III - Le paradoxe du visage IV - Envisager V - L'herméneutique à l'infini Chapitre VI. Au nom ou comment le taire I - « Métaphysique de la présence» et« théologie négative» II - La troisième voie : dé-nommer III - La louange et la prière IV - Autrement qu'être V - Le privilège d'inconnaissance VI - Le phénomène saturé par excellence Note bibliographique Index nominum Index rerum

Avertissement à l'édition

N

ous n'avons rien à corriger des thèses soutenues par cet ouvrage dix ans ou presque après sa première édition et à la trilogie qu'il conclut après Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie (Paris, PUF 1988) et Étant donné. Essai d'une phénoménologie de la donation (Paris, PUF, 1997). Nous n'avons qu'à y ajouter quelques remarques. D'abord que le phénomène saturé ne constitue pas un cas exceptionnel, et donc marginal de la phénoménalité, mais au contraire que sa banalité le rend, pour ainsi dire, majoritaire (ce qu'a développé le dernier chapitre de Le Visible et le Révélé, Paris, Cerf, 2005). Ensuite que les phénomènes saturés, caractérisés par le défaut en eux du concept ou de la signification (ou plus exactement la démultiplication indéfinie de ceux-ci pour affronter l'excès de l'intuition) peuvent, dans certains cas, aboutir à des non-connaissances elles-mêmes établies par principe (Certitudes Négatives, Paris, Grasset, 2010). Il y a plus de phénomènes sous le soleil que la métaphysique, et même la phénoménologie transcendantale, pouvait le laisser paraître.

Avertissement

I

1 s'agit ici du surcroît - de l'excès de l'intuition sur le concept, du phénomène saturé et de sa donation hors norme - et de surcroît - une fois de plus ill . Du surcroît d'abord. Les phénomènes apparaissent-ils toujours selon la calme adéquation en eux de l'intuition avec une ou plusieurs significations, ou suivant un déficit mesuré de celle-là sur celui-ci ? Ou bien, certains d'entre eux - les paradoxes - n'apparaissent-ils pas plutôt grâce (ou malgré) un surcroît irréductible de l'intuition sur tous les concepts et toutes les significations que l'on voudrait leur assigner ? Cette question, bien qu'alors restée implicite, se profilait inévitablement depuis notre essai pour reprendre radicalement tout le projet phénoménologique à partir du primat en lui de la donation ill. Une fois ainsi acquis le principe « Autant de réduction, autant de donation », la question du phénomène saturé ne pouvait que devenir explicite : elle le devint en effet assez rapidement ru. Mais le surcroît de l'intuition sur la signification et sur le concept ne pouvait prendre toute son importance, à nos yeux déterminante, qu'en vertu de la donation qui s'y accomplit exemplairement - c'est-à-dire étant donné un compte rendu aussi rigoureux que possible de la relation entre ce qui se donne et ce qui se montre ill . Pourtant, Étant donné ne fournissait encore qu'une revue encore très approximative des quatre types de phénomènes saturés (§ 23) et du phénomène saturé par excellence, celui de Révélation (§ 24). Il convenait donc, à la première occasion, d'en reprendre systématiquement la description. Il fallait traiter de surcroît du surcroît en ses diverses figures. L'occasion de ce surcroît nous fut accordée par demandes d'explication et d'exposition que suscitèrent les thèses présentées par Étant donné. Les études ici rassemblées furent rédigées pour répondre à des invitations académiques, toutes aimables et prestigieuses ill. Mais elles ne furent pourtant pas conçues à l'impromptu. Dès la publication de Étant donné, et précisément parce qu'il était apparu clairement que les thèses n'y brillaient pas toujours de l'évidence dans laquelle elles nous étaient pourtant apparues, le projet s'imposa vite d'organiser par avance les interventions selon un plan simple et clair : répéter le primat de la

donation en toute phénoménalité (chap. I), reprendre ensuite avec plus de précision chacun des quatre types de phénomènes saturés (chap. II-V), tenter enfin de confirmer la possibilité d'un phénomène saturé par excellence, celui de Révélation (chap. VI). Nous espérons, ce faisant, non seulement rendre plus claire la notion même de phénomène saturé et lui conférer des titres suffisants pour sa réception en phénoménologie, mais conclure, avec De surcroît, la trilogie commencée par Réduction et Donation et continuée dans Étant donné. Ce travail commence pourtant à peine à rendre à la donation l'attention qui lui revient - travail par définition interminable, puisqu'il s'agit d'une « [ ... ] pièce d'or dont on n'aura jamais fini de rendre la monnaie » (Bergson) ill. Ainsi veut le surcroît.

Notes du chapitre [1] t É. Littré : « Surcroît : s.m. 1. Ce qui, ajouté à quelque chose, en accroît la force, le nombre, la qualité [...]. 3. De surcroît : loc. adv. En plus » (Dictionnaire de la langue française, éd. Paris, 1875, t. 4, p. 2096). [2] t Réduction et donation. Recherches sur Husser~ Heidegger et la phénoménologie, Paris, PUF, 1989. [3] t « Le phénomène saturé », in J.-F. Courtine (éd.), Phénoménologie et théologie (en collaboration avec J.-L. Chrétien, M. Henry et P. Ricœur), Paris, Critérion, 1992. Ce premier essai confondait encore, en quatrième type de phénomène saturé, l'icône et la Révélation ; ils seront finalement distingués en 1997, avec les indispensables différences de statut phénoménologique (voir infra, p. 33 et 133 sq.). [4] t Étant donné. Essai d'une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997, mais on se reportera à l'édition de 19982, où l'on a corrigé les fautes matérielles les plus obvies. [5] t Nous sommes donc heureux de dire ici notre gratitude à l'Institut catholique de Paris et au pr Philippe Capelle, à l'université « La Sapienza » de Rome et au pr Marco M. Olivetti, à la Deutsche Gesellschaft für phiinomenologische Forschung et au pr Rudolf Bernet, à la Divinity School de l'université Havard et au pr Ronald F. Thiemann, à l'université de Villanova et au pr John D. Caputo, à l'université Laval et aux prs J.-M. Narbonne et T. de Koninck. [6] t La penséeet le Mouvant, in OEuvres (éd. A. Robinet), Paris, PUF, 1959, p. 1395.

Chapitre I. Phénoménologiede la donation et philosophiepremière I - De la primauté en philosophie

A

ussi daté soit-il, le thème même de la « philosophie première » reste lourd d'enjeux, tant réels que symboliques, voire de polémiques et de passions. Et il ne faut pas s'en étonner, puisque la prétention à une « philosophie première », la décision de son identité et son établissement ne restent pas facultatifs ni excentriques à la philosophie prise comme telle. En effet, la philosophie ne demeure un savoir simplement possible qu'en restant utile, donc en paraissant irremplaçable comme telle par aucune science - ou, si elle prétend au rôle de science, par aucune autre science. Mais en quoi les sciences contemporaines demanderaient-elles encore le moindre secours à la philosophie ? Le modèle ancien, qui attribue à la philosophie, comme première, le rôle d'enquêter sur les « principes » et les « fondements » des sciences, paraît caduc depuis la « fin de la métaphysique ». Et pour au moins deux raisons. Certes, d'abord parce que chacune d'elles a conquis, à des moments différents, mais toujours selon une avancée irrépressible, une autonomie apparemment définitive à l'encontre de la philosophie ; en sorte que non seulement aucune n'avoue envers la philosophie d'autre dette qu'historique (d'avoir commencé en son sein et de s'en être déprise au fur et à mesure, suivant une chronologie que l'histoire des sciences apprend à établir de plus en plus finement), mais qu'inversement, tous les domaines positifs ayant trouvé un attributaire, la question serait plutôt de voir s'il reste encore un domaine propre à la philosophie elle-même. Au point que la philosophie elle-même semble en douter la première, lorsqu'elle se redéfinit comme soit, en aval, un savoir au second degré de la science (« épistémologie »), soit, en amont, une simple enquête sur les formes d'un usage correct du langage (« analyse du langage », « tournant linguistique », etc.). Mais surtout parce que les sciences contemporaines, loin de demander leurs « principes » à la philosophie, parce qu'elles se les fixeraient elles-mêmes, se dispensent fort

bien de connaître, voire de rechercher en général des« principes». Ce que l'on stigmatisait encore, dans le premier tiers du xxe siècle, comme une « crise des fondements » n'a pas empêché les mathématiques et la physique des particules de connaître les avancées que l'on sait. Car, en régime de « fin de la métaphysique » - et c'est cela même qui, entre autres symptômes, la caractérise -, ni les « principes » ni les « fondements » ne se trouvent plus requis par aucune science. Ou, plutôt, chaque science se les fixe librement et provisoirement, à partir de ses besoins et de ses hypothèses, sans jamais prétendre atteindre une apodicticité définitive, qui lui assurerait d'atteindre ni de vouloir atteindre quelque « chose même » que ce soit. L'emprise de la méthode sur les sciences ill, devenue aujourd'hui celle de la technique sur ce que l'on persiste par commodité à nommer « les sciences », les dispense en effet ne serait-ce que de concevoir la possibilité et l'intérêt d'une fondation en vérité absolue ; il suffit, et largement, qu'un résultat intervienne dans l'effectivité, quel qu'il soit, pour que la question de la vérité soit tranchée, ou plutôt évacuée. Dans cette situation, la philosophie disparaît comme telle parce qu'elle disparaît comme « philosophie première », en charge d'assurer non pas une science de plus, mais les « principes » et les « fondements » des sciences. Dès lors, il devient vital pour la philosophie de maintenir, même aujourd'hui, une revendication de primauté ou du moins d'un certain type de primauté dans sa définition même : faute de quoi elle disparaîtra non seulement comme « philosophie première » par rapport à d'autres sciences, qui ne cessent de relever cette prétention (la physique aux deux derniers siècles, la biologie aujourd'hui), mais simplement comme philosophie. La philosophie ne reste conforme à sa propre essence qu'en prétendant, par essence, au rang de « philosophie première ». Car une philosophie seconde ou bien devient une science régionale (ainsi déjà la science - q,vaLKrj- d'Aristote), ou bien plutôt perd jusqu'à son rang de philosophie tout court. En fait, les deux termes s'équivalent - sans l'adjectif, le substantif s'évanouit. On ne peut reprocher à la philosophie de revendiquer, de quelque manière que ce soit, même désespérée, la primauté sans laquelle elle disparaîtrait comme telle. Donc, si la primauté de la philosophie présuppose la « philosophie première », alors la difficulté consistera moins dans la légitimité de cette demande de primauté que dans la détermination de son type. Et, aussitôt, la difficulté change de nature : il s'agit désormais de définir et d'établir la primauté que, pour rester elle-même, la philosophie doit exercer. Nous ne demanderons plus si la « philosophie première » reste pensable, mais

quelle détermination de la primauté peut s'y exercer légitimement. Dès lors, la question devient plus redoutable et plus simple aussi : la philosophie dispose-t-elle d'un domaine et d'opérations qui, d'une part, lui soient absolument propres, tels qu'aucune autre science ne puisse soit les lui confisquer, soit naître en son sein pour l'en déposséder à terme, et qui, de l'autre, s'imposent comme la condition de possibilité de tous les autres savoirs? Cette double question implique, à l'évidence, que l'on redéfinisse à la fois le champ de la primauté et la portée de la possibilité.

II - Les deux premières philosophies .,

prem1eres Le syntagme de « philosophie première » provient, on le sait, d'Aristote. Il l'introduit dans un développement, où d'ailleurs, comme nous n'offre que le sens commun l'indiquions, le terme même de ri] (comment aurait-il en effet trouvé un nom pour une chose au-dessus de tout nom ?). Mais il a donné pouvoir à notre intelligence de se mettre en marche pieusement pour trouver, selon sa capacité, un nom qui indique [ôvoµa év8eLKTLKov] la nature suréminente et qui convienne également au Père, au Fils et à l'Esprit saint [...]. Et c'est, me semble-t-il, ainsi qu'a légiféré le Verbe par cette formule [se. dire "le nom" sans dire lequel] - afin de nous persuader que le nom de l'essence divine est indicible et incompréhensible [app,jwv Kai âKaTaÀIJ:nTOv].» ~ Le Nom ne nomme pas Dieu comme une essence, il désigne ce qui outrepasse tout nom. Le Nom désigne ce que l'on ne nomme pas et dit qu'on ne le nomme pas. Rien de surprenant donc à ce que, dans le judaïsme, le terme de «Nom» remplace le Tétragramme qui

ne doit ni ne peut jamais se prononcer comme un nom propre, ou à ce que - ce qui y revient précisément -, dans le christianisme, il nomme l'heureux et nécessaire« défaut des noms divins» (Hôlderlin). Car le Nom n'a plus pour fonction d'inscrire Dieu dans l'horizon théorique de notre prédication, mais de nous inscrire, nous, selon une pragmatique radicalement nouvelle, dans l'horizon même de Dieu : ce qu'accomplit exactement le baptême, où, loin que nous attribuions à Dieu un nom intelligible pour nous, nous entrons dans son Nom imprononçable, en sorte d'en recevoir par surcroît le nôtre .llifil. Cette pragmatique théologique se déploie, en fait, sous la figure de la liturgie (qui commence avec le baptême), où il ne s'agit jamais de parler de Dieu, mais toujours de parler à Dieu dans les mots du Verbe. Le Nom au-dessus de tout nom dé-nomme donc parfaitement Dieu, en l'exceptant de la prédication pour, à l'inverse, nous inclure en lui et nous laisser nommer à partir de son anonymat essentiel. Le Nom ne sert pas à connaître en nommant, mais à nous inclure en le lieu que dégage la dé-nomination. Les corbeilles ne débordent jamais que du pain qui, d'abord, manquait. Ainsi, la théologie mystique n'a plus pour but de trouver un nom pour Dieu, mais de nous faire recevoir le nôtre du Nom indicible. Ce passage, à propos de Dieu, de l'usage théorique du langage à son usage pragmatique s'accomplit dans la fonction finalement liturgique de tout discours théo-logique. D'où la règle absolue de la pragmatique théologique de l'absence, par quoi elle s'oppose au moins autant que la déconstruction à la « métaphysique de la présence » : « Le meilleur théologien est pour nous non pas celui qui a découvert le tout (car ce qui nous emprisonne ne peut recevoir le tout), mais celui qui imagine plus ou représente mieux en lui l'image de la vérité

ou son ombre, ou quelque nom que nous pourrions nommer. » fill Ou encore: « [...] Dieu tel qu'il est, et sa grandeur, on ne le dit pas. La science parfaite est de savoir Dieu de telle sorte que l'on sache qu'on ne peut le raconter, bien qu'on ne puisse l'ignorer - Deum ut est, quantusque est, non eloquetur. Perfecta scientia est, sic Deum scire, ut, licet non ignorabilem, tamen inerrabilem scias. » llifil Le théologien a pour fonction de taire le Nom et ainsi de le laisser nous en donner un - tandis que le métaphysicien a pour obsession de réduire le Nom à la présence, afin de le défaire. La frontière a été tracée par une formule inesquivable : « [...] si grande que soit la similitude entre le Créateur et la créature, il n'en faut pas moins relever entre eux une plus grande dissimilitude encore - inter creatorem et creaturam non potest tanta similitudo notari, quin inter eos major sit dissimilitudo notanda. » 1§21

VI - Le phénomène saturé par excellence Nous aboutissons donc à un renversement complet de la problématique initiale. Mais le constater en examinant la tradition théologique de la théologie mystique et en rétablissant sa logique est une chose. C'en est une autre que de décrire le phénomène auquel elle tente ainsi de faire droit. Il reste en effet à concevoir la possibilité formelle du phénomène qui exige, ainsi, aussi bien le« défaut des noms divins» que l'entrée dans le Nom. Il s'agit de concevoir sa possibilité formelle - mais rien de plus, puisque la phénoménologie ne peut et donc ne doit pas s'aventurer à décider de l'effectivité d'un tel phénomène - question absolument hors de sa portée-, mais seulement du type de phénoménalité qui le rendrait pensable lZ!ll. La question se formulerait ainsi : si ce dont traite la théologie mystique jusque dans sa troisième voie se révélait de fait, comment devrait-on en décrire le phénomène, pour faire droit à sa possibilité ? Nous suggérons une hypothèse. Si l'on admet, avec Husserl, que le phénomène se définit par la dualité indissociable de l'apparaître et de l'apparaissant et que cette dualité se déploie selon les couples de la signification/remplissement, ou intention/intuition, ou néose/noème, on peut envisager trois rapports entre les termes en jeu : (i) L'intention se trouve confirmée, au moins partiellement, par l'intuition, et cette égalité tangentielle définit l'adéquation, donc l'évidence de la vérité. (ii) L'intention peut au contraire dépasser tout remplissement intuitif et dans ce cas le phénomène ne livre pas de connaissance objective par défaut. La premier rapport correspondrait à la première voie, la kataphase, qui procède par une affirmation de concept que justifie une intuition. Le deuxième rapport correspondrait à la deuxième voie, l'apophase, qui procède par une négation du concept, faute d'intuition suffisante. Husserl (suivant en cela Kant) n'admet que ces deux hypothèses et reste ainsi pris dans l'horizon de la prédication, donc d'une éventuelle« métaphysique de la présence ». Mais il reste pourtant un troisième rapport possible : (iii) l'intention (le concept ou la signification) peut ne jamais accéder à l'adéquation avec l'intuition (le remplissement), non point parce que celleci fait défaut, mais parce qu'elle outrepasse ce que le concept peut recevoir, exposer et comprendre ; il s'agit de ce que nous avons nommé ailleurs le phénomène saturé illl. Dans cette hypothèse, l'impossibilité d'atteindre une connaissance d'objet, une compréhension au sens strict,

ne provient pas de la défaillance de l'intuition donatrice, mais de son surcroît, qu'aucun concept, ni signification, ni intention ne peut prévoir, organiser ou contenir. Ce troisième rapport entre les deux faces indissolubles du phénomène - en l'occurrence du phénomène saturé permet peut-être de déterminer précisément la troisième voie, où s'accomplit, hors de la prédication, la théologie mystique ; ici aucune prédication ou nomination ne paraît plus possible, comme dans la deuxième, mais pour un motif inverse: non pas que l'intuition donatrice ferait défaut (auquel cas on pourrait bien rapprocher la « théologie négative » de l'athéisme ou la mettre en concurrence avec la déconstruction), mais parce que l'excès de l'intuition dépasse, submerge, déborde, bref sature l'empan de tout concept. Ce qui se donne disqualifie tout concept. Denys le déclare à la lettre : « Il est plus fort que tout discours et toute connaissance - KpeiTrwv éari :navroç Àoyov Kai :naa17ç yvwaewç - et surpasse donc la compréhension en général et donc [s'excepte aussi de] l'essence [v:nèp ovaiàv]. » ml Et c'est exactement par cette défaite du concept et de l'intentionnalité que les théologiens atteignent la dé-nomination. Par exemple Athénagore : « Du fait de sa gloire, on ne peut le recevoir [âxwp17wç], du fait de sa grandeur, on ne peut le comprendre [âKa.TaÀIJ7rTOÇ],du fait de sa sublimité, on ne peut le concevoir [â:nepiv617wç], du fait de sa force, on ne peut le comparer, du fait de sa sagesse, on ne peut le référer à rien, du fait de sa bonté, on ne peut l'imiter, du fait de sa bienveillance, on ne peut le décrire. » llil La défaite de la connaissance provient ici explicitement du surcroît, non pas du manque. De même Jean Chrysostome : « Nous l'appelons donc [...] l'inexprimable, l'inconcevable, l'invisible, et l'incompréhensible, celui qui vainc la puissance de la langue humaine [rov VLKwvra yÀwrr17ç 8vvaµiv âv8pw:niv17ç] et surpasse la compréhension de la pensée [v:nepôaivovra 8Lavoiaç KaTa.ÀIJlfnv] humaine » illl ; le surcroît vainc exactement la compréhension et tout ce que la langue peut dire. Et déjà, on l'a vu, Grégoire de Nysse : « [ ... ] la nature incréée [...] surpasse toute signification qu'un nom pourrait exprimer [KpeiTrwv :naa17ç éanv ôvoµaTLKIJÇ a17µaaiaç] » illl ; il s'agit bien d'une faiblesse et d'une faiblesse par défaut de signification dicible, non par manque d'intuition. Bref, Dieu reste incompréhensible, mais non pas imperceptible, sans concept adéquat, non pas sans intuition donatrice. La démultiplication à l'infini des noms marque bien qu'ils demeurent à l'œuvre, quoiqu'ils s'avèrent aussi insuffisants que les concepts qu'ils exercent pour faire droit à ce qui ne cesse de les subvertir. Aussi bien, la troisième voie ne peut absolument pas

se confondre avec la suffisance du concept dans la première, ni avec l'insuffisance de l'intuition dans la deuxième : elle atteste l'insuffisance inévitable du concept en général. La dé-nomination qui nous met dans le Nom n'a rien de commun avec l'une ou l'autre possibilité ouverte par la prédication et la nomination. On pourra sans doute avancer une dernière objection : comment peut-on, sauf à recourir à un paradoxe insensé, tenir pour vraisemblable le surcroît d'intuition donatrice dans le cas de Dieu, dont l'évidence atteste plutôt que, précisément et par excellence, il ne se donne jamais intuitivement ? Bien qu'en toute rigueur cette objection ne mérite pas qu'on y réponde, puisqu'elle ne concerne plus la possibilité formelle d'un phénomène correspondant à la troisième voie, mais déjà son effectivité, nous la considérerons, tant elle reflète l'opinion commune. On remarquera d'abord que le recours au paradoxe n'aurait, dans ce cas précis, rien d'insensé, puisqu'il s'agit justement ici d'un phénomène relevant de la phénoménalité particulière du paradoxe ; car il ne va nullement de soi que tout phénomène doive se soumettre aux conditions de possibilité de l'expérience de l'objet et ne puisse, au contraire, parfois les contredire. Il se pourrait même qu'il s'agisse là d'une exigence propre de la phénoménalité de Dieu, à supposer qu'on en admette la possibilité formelle - mais de quel droit pourrait-on l'exclure ? Ensuite, on portera attention à ceci que, même dans le cas où manquerait ici, en apparence ou de fait, l'intuition donatrice dans sa positivité, elle nous submerge pourtant sous deux figures indéniables, bien que nous ne puissions les décrire que négativement. D'abord, le surcroît d'intuition s'accomplit sous la figure de la stupeur, voire de la terreur que l'incompréhensibilité par excès nous impose : « Et ce ne sont pas seulement pour les Chérubins et les Séraphins, mais aussi les Principautés, et Puissances et toutes espèces de puissance créée, que Dieu reste incompréhensible et c'était ce que je voulais montrer ici, mais notre connaissance défaille, moins sous le nombre, que devant la terreur que nous inspirent les choses à dire [rfj
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