Jacques Rancière - Figures de l'histoire.pdf

September 27, 2017 | Author: Arif Yıldız | Category: Cinematography, Pop Culture, Historian, Light, Science
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;ures de l’histoire

A

TRAVAUX PRATfQUES

Collection dirigée par Laurent de Sutter

JACQUES! R A N C IÈ R E F IG U R E S ^ DE L’HISTOIRE

Presses Universitaires de France

ISBN 978-2-13-059511-3 issN 1968-8431 Dépôt légal - l re édition : 2012, août © Presses Universitaires de France, 2012 6, avenue Reille, 75014 Paris

L’éditeur remercie Aliocha Wald Lasowski pour son aide dans la constitution de ce volume.

Les deux textes ici réunis appartiennent à un même projet. Tous deux ont été écrits à l’occasion de l’exposition Face à l ’H istoire, organisée en 1996 au Centre GeorgesPompidou. L’essai Sens et figures de l'histoire m’avait été demandé par le commissaire de l’exposition, Jean-Paul Ameline, pour son catalogue. La bibliothèque publique du Centre avait organisé en parallèle la projec­ tion d’une série de films documentaires sur le même thème. Et c’est dans ce cadre que Sylvie. Astric m’avait commandé le texte « L’Inoubliable », réuni avec un essai de JeanLouis Comolli, dans le volume Arrêt sur Histoire publié en 1997 dans la collection « Supplémentaires » aux Editions du Centre Georges-Pompidou. Je remercie ces éditions d’avoir permis la reprise de ces textes, devenus introuvables, dans le présent volume. J. R.

L’INOUBLIABLE

Devant l'objectif

C’est une image des débuts de ce siècle à SaintPétersbourg : ordinaire et extraordinaire en même temps. La famille impériale passe, entourée d’une escorte d’officiers et de dignitaires. A la foule qui est là, sur le bas-côté, un officier s’adresse d’un geste impérieux : au passage du tsar, il convient de se découvrir. La voix du commentateur s’élève : je voudrais quon n’oublie pas cette image. Que veut nous dire Chris Marker en mettant cette image au seuil de son Tombeau d'Alexandre ? Que le peuple était vraiment opprimé et humilié en Russie au début de ce siècle et qu’il ne faut pas oublier, à l’heure des règlements de compte derniers avec l’ère commu­ niste, ce qui était avant elle et a justifié sa venue ? A cela l’objecteur répondra vite que les maux d’avant-hier ne justifient pas ceux d’hier qui, au reste, ont été pires. De ce qui a été, rien ne se conclut jamais qui légitime ce qui est. Ou plutôt, cette conclusion appartient au seul domaine de la rhétorique. C’est là seulement que les

images suffisent à faire preuve. Ailleurs, elles se conten­ tent de montrer, de donner mémoire. L’image du général Orlov et de ses hommes imposant le respect à la foule ne nous dit pas : quand même les bolcheviks avaient quel­ ques raisons et quelques excuses. Elle nous dit moins et plus : cela a été, cela appartient à une histoire, cela est de Thistoire. Cela a été. Notre présent est en proie non point au scepticisme, comme on le dit parfois avantageusement, mais à la négation. Si la provocation qui dénie les camps d’extermination nazis résiste et progresse même, c’est qu’elle est synchrone avec cet esprit du temps, l’esprit du ressentiment : pas simplement le ressentiment à l’égard des idéaux de l’homme nouveau auxquels on a cru, envers ceux qui vous y ont fait croire, envers ceux qui les ont ruinés et ont causé la perte de foi. Le ressentiment, nous dit Nietzsche, a pour objet le temps lui-même, le es war : cela a été. Il ne veut plus rien savoir de ce passé du futur qui est aussi un futur du passé. Plus rien savoir de ces deux temps si habiles à conjuguer leur double absence. Il ne veut connaître que le temps sans trom­ perie : le présent, et sa conjoncture, tel qu’il se compte interminablement, simplement pour s’assurer qu’il est tissé de réel et de lui seul : le temps des indices dont on attend qu’ils se redressent le mois prochain et des sondages qui devraient suivre, un mois après, la même courbe. Comme il hait les temps de l’absence, il hait les

images qui sont toujours du passé et probablement déjà trafiquées par les mauvais prophètes du futur. Mais l’objectif n’en a cure. Il n’a pas besoin, lui, de vouloir le présent. Il ne peut pas ne pas y être. Il est sans mémoire et sans calcul. Sans ressentiment donc. Il enregistre ce qu’on lui a dit d’enregistrer : le passage de la famille impériale au début de ce siècle ; trente ou quarante ans plus tard, sur la Place Rouge, ces pyra­ mides humaines mobiles qui portent à leur sommet d’immenses effigies de Staline et passent devant Staline qui applaudit son image (Le Violon de Rothschild). Ces parades, pour nous accablantes, un pouvoir ne les a pas seulement laissé prendre, il les a commandées. Comme un autre a commandé, en Indonésie, ces images d’enfants indigènes, tordant la bouche pour bien apprendre la langue du colonisateur, ou, en 1953 à Prague, ces visages en pleurs devant le portrait de Staline. L’objectif les a prises fidèlement. Mais, bien sûr, à sa manière d’agent double, fidèle à deux maîtres : celui qui est derrière et commande activement la prise ; celui qui est en face et commande passivement la passivité de l’appareil. A Djakarta, il a enregistré cette merveilleuse attention de l’enfant, tellement plus appliquée à bien faire que le cameraman (Chronique coloniale). A Prague, il n’a pas seulement noté les visages désolés de la mort du Père des Peuples. Il a noté aussi la petite niche où était la photo, derrière une vitre, semblable à celle où l’on plaçait hier,

où l’on replacera demain, peut-être, des madones (Les Mots et la mort. Prague au temps de Staline). Et il a si fidèlement reproduit les accusés des procès de Prague, avouant et expliquant leur culpabilité, qu’il a fallu ranger les films au placard, les dérober même à ceux qui avaient assisté au procès et avaient été convaincus par ce qu’ils avaient entendu. L’œil machinique de la caméra appelle Γ« artiste honnête » (Epstein) et démasque celui qui n’a appris son rôle que pour un public de circonstance. Cela a été. Cela appartient à une histoire. Car, pour nier ce qui a été, comme les négationnistes nous le montrent encore, il n’y a pas même besoin de supprimer beaucoup de faits, il suffit d’ôter le lien qui court entre eux et les constitue en histoire. Une histoire, c’est un agencement d’actions par quoi il n’y a pas simplement eu ceci puis cela, à son tour, mais une configuration qui fait tenir des faits ensemble et permet de les présenter comme un tout : ce qu’Aristote appelle un muthos - une intrigue, un argument, au sens où l’on parle de l’argu­ ment d’une pièce. Entre l’image du général Orlov et les images de l’épopée soviétique et de son désastre, il n’y a aucun lien de causalité qui légitime quoi que ce soit. Simplement, il y a une histoire qui peut légitimement inclure l’une et l’autre. Par exemple, cette histoire qui s’appelle Le Tombeau d'Alexandre et qui noue à l’image officielle du cortège princier toutes sortes d’autres images : les images retrouvées des films d’Alexandre

Medvedkine qui ont accompagné sur divers modes les phases de l’épopée soviétique - images surréalistes du Bonheur dont la légèreté burlesque semble, malgré la conformité du scénario, interroger narquoisement les promesses du bonheur officiel ; images militantes du ciné-train parcourant la Russie pour prendre sur le vif et retransmettre aussitôt aux intéressés les débats de ceux qui prennent en mains usines, terres ou loge­ ments ; images officielles surréalisées - ou images sur­ réalistes officialisées ? - réalisées pour célébrer le travail des architectes de la Moscou Nouvelle ; interviews des proches ou des chercheurs qui reconstituent la figure et l’œuvre du cinéaste ; images parlantes de la Russie d’aujourd’hui : fêtes d’une jeunesse joyeuse - et que le cinéaste nous laisse supposer dorée - déboulonnant les statues -, pompes renouvelées de la religion, semblables à celles que mettait en scène l’auteur d'Ivan le Terrible pour embrasser peut-être, en un seul regard, la Russie des tsars et des popes et celle du dictateur soviétique ; image énigmatique du visage fermé d’un vieillard assis­ tant à la cérémonie : Ivan Koslovsky, le ténor russe par excellence, celui qui aura traversé les tourments du siècle en chantant imperturbablement la mélodie voilée du marchand indien de Sadko ou les vers d’adieu de Lenski dans Eugène Onéguine : « Où donc, où donc avez-vous fui O jours heureux de mon printemps ? »

Cela fait une histoire. Mais aussi une histoire d’une certaine époque : non plus simplement un agencement d’actions à la manière aristotélicienne, mais une disposi­ tion de signes à la manière romantique : un agencement de signes à signifiance variable - des signes qui parlent et s’ordonnent aussitôt en intrigue signifiante ; des signes qui ne parlent pas, qui font signe seulement qu’il y a là matière à histoire ; des signes qui, comme le visage de Koslovsky, sont indécidables - le silence d’un vieil homme, médi­ tatif comme on l’est à cet âge, ou bien le mutisme d’une histoire biséculaire : l’histoire de la Russie de Pouchkine et de Tchaikovski dans celle de la Russie soviétique. Une histoire donc d’une certaine époque, une histoire du temps de l'histoire. Cette expression est, elle aussi, sus­ pecte à l’air du temps. Celui-ci nous assure que tous nos malheurs sont venus de la croyance maléfique à l’histoire comme processus de vérité et promesse d’accomplisse­ ment. Il nous enseigne à séparer la tâche de l’historien (faire de l'histoire) du mirage idéologique selon lequel les hommes ou les masses auraient eu à faire l'histoire. Mais cette commode dissociation n’occulte-t-elle pas ce qui fait la particularité de notre image : la manière dont les princes qui passent et la foule qu’on écarte partagent la même lumière et la même image ? Et c’est peut-être d’abord simplement cela que Γ« âge de l’histoire ». Jadis, au temps de la peinture d’histoire, on peignait l’image des grands et de leurs actions. Sans doute, la foule et les

humbles pouvaient être sur la toile. On conçoit mal un général sans troupes et un roi sans sujets. Quelquefois, le héros s’adressait à eux. Quelquefois même, les rôles étaient renversés et le vieux soldat reconnaissait avec une émotion affligée son général, Bélisaire, dans le men­ diant accroupi à ses pieds. Mais il n’y avait pour autant aucune communauté de destin entre l’homme de gloire soumis aux revers de la gloire et l’homme « infâme », exclu de son ordre, entre les généraux tombés dans l’infortune et ces naissances qui avaient par avance « sombré dans l’anonymat » (Mallarmé). L’image du vieux soldat pouvait partager la toile avec celle de Bélisaire. Mais il ne partageait pas l’histoire de la gran­ deur et de la décadence de l’honnête Bélisaire. Cette histoire-là appartenait aux seuls semblables de Bélisaire auxquels elle devait rappeler deux choses qui n’avaient d’intérêt que pour eux : que la fortune est inconstante mais que la vertu, elle, ne fait jamais défaut à qui l’a cultivée. On appelait « histoire » le recueil de ces grands exemples, dignes d’être appris, représentés, médités, imités. Chacun n’enseignait que sa leçon propre, égale à travers les temps, et destinée à ceux-là seuls qui avaient vocation à laisser mémoire de leurs actions et donc à tirer exemple des faits mémorables des autres hommes de mémoire. L’image du général Orlov procure, elle, un enseigne­ ment d’une tout autre nature. Précisément parce qu’elle

n’a pas été faite pour donner quoi que ce soit à méditer ou à imiter. Celui qui la prise n entendait pas rappeler le respect dû aux princes. Il la prise parce quil est normal de fixer tout ce que font les Grands en représentation et que la machine, désormais, le fait automatiquement. Seulement, la machine ne fait pas de différence. Elle ne sait pas qu’il y a des peintures de genre et des peintures d’histoire. Elle prend grands et petits pareillement, elle les prend ensemble. Elle ne les rend pas égaux en vertu d’on ne sait quelle vocation de la science et de la technique à assurer le rapprochement démocratique des conditions nobles et viles. Elle les rend simplement susceptibles de partager la même image, une image de même teneur ontologique. Parce que, pour qu’ellemême existât, il a fallu déjà qu’ils eussent quelque chose en commun : l’appartenance à un même temps, celui précisément qu’on appelle histoire - un temps qui n’est plus seulement le réceptacle indifférent des actions mémorables, destinées à ceux qui doivent être mémo­ rables à leur tour, mais l’étoffe même de l’agir humain en général ; un temps qualifié et orienté, qui porte promesses et menaces ; un temps qui égalise tous ceux qui lui appartiennent : ceux qui appartenaient à l’ordre de la mémoire et ceux qui n’y appartenaient pas. L’histoire a toujours été histoire de ceux-là seuls qui « font l’histoire ». Ce qui change, c’est l’identité des « faiseurs d’histoire ». Et l’âge de l’histoire est celui où

n importe qui peut la faire parce que tous déjà la font, parce que tous déjà sont faits par elle. L’histoire est le temps où ceux qui n’ont pas le droit d’occuper la même place peuvent occuper la même image : le temps de l’existence matérielle de cette lumière commune dont parle Héraclite, de ce soleil juge auquel on ne peut échapper. Il ne s’agit pas d’« égalité des conditions » au regard de l’objectif. Il s’agit de la double maîtrise à laquelle l’objectif obéit, celle de l’opérateur et celle de son « sujet ». Il s’agit d’un certain partage de la lumière, celui-là dont Mallarmé avait entrepris de fixer les termes, quelques années avant notre image, dans cet extraordinaire texte intitulé « Conflit » : conflit entre le poète et ces importuns - ces ouvriers du chemin de fer, assommés par les libations du dimanche, qui lui « ferment, par leur abandon, le lointain vespéral » ; conflit intérieur aussi sur le devoir qui incombe au poète de ne pas enjamber sans convenance la « jonchée du fléau » dont il doit « comprendre le mystère et juger le devoir ». « Les constellations s’initient à briller : comme je voudrais que parmi l’obscurité qui court sur l’aveugle troupeau, aussi des points de clarté, telle pensée tout à l’heure, se fixassent, malgré ces yeux scellés ne les distinguant pas - pour le fait, pour l’exactitude, pour qu’il soit dit. » Le poète français voulait dérober à l’éclat des astres la lumière propre non seulement à éclairer

les visages ouvriers, mais à consacrer le séjour commun. A ce rêve, comme à tout rêve, un philosophe alle­ mand avait déjà, depuis quelque temps, répondu à sa manière narquoise : « L’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre. » Fixer des points de lumière sur les naissances sombrées dans l’anonymat, cela se fait déjà techniquement, ordi­ nairement, cela s’appelle photographie : écriture de lumière, entrée de toute vie dans la lumière commune d’une écriture du mémorable. Mais le poète idéaliste, rêvant des « offices » nouveaux de la communauté, a peut-être mieux vu que le philosophe matérialiste de la lutte des classes, le point central : la lumière même est objet de partage, elle n’est que conflictuellement commune. Sur la même plaque photographique s’ins­ crivent l’égalité de tous devant la lumière et l’inéga­ lité des petits au passage des grands. C’est pourquoi on peut lire, sur elle, ce qu’il n’y avait pas même de sens à chercher sur le tableau de Bélisaire mendiant : la communauté de deux mondes dans le geste même de l’exclusion ; leur séparation dans la communauté d’une même image. C’est pourquoi on y peut voir aussi la communauté d’un présent et d’un avenir, celui que Mandelstam, en 1917, célébrera en deux vers déli­ bérément équivoques : « Tu te lèves sur de sombres années Soleil, juge, peuple. »

Mais la sentence de lumière, ce n est pas seulement, comme le voudraient certains, l’histoire des nouveaux mythes du soleil rouge et de leur catastrophe sanglante. Ce peut être, plus simplement, cette « justice » que les images de Chronique coloniale rendent aux colonisés d’hier. Les colonisateurs hollandais les avaient prises en Indonésie pour célébrer leur œuvre civilisatrice. Dans la forêt où vivaient des êtres sauvages, s’élevait mainte­ nant une ruche industrielle bourdonnante où leurs fils gagnaient compétence, dignité et salaire à extraire et former le métal. A l’école, dans les dispensaires, petits et grands se prêtaient à l’instruction qui les élevait, à l’hygiène des douches, à la vaccination qui sauvait leurs corps et aux signes de croix qui sauvaient leurs âmes. Ces images d’hier, Vincent Monnikendam les a ordon­ nées autrement. Et le grand principe de ce réordonnan­ cement n’est pas de montrer la face noire d’oppression de cette parade civilisatrice, de déplacer ce « bonheur » imagé par le colonisateur vers le malheur et la révolte du colonisé. Et, sans doute, la voix poétique off
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