(Jacques May) La Philosophie Bouddhique de La Vacuite - 1958

December 27, 2022 | Author: Anonymous | Category: N/A
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STUDI

PHILOSOPHIC

J a h r b u c h der Schweizerischen Annuaire de la

Philosophischen Gesellschaft

Societe Suisse

de

Philosophie

Redactores: D a n i e l Christoff e t H a n s K u n z

Vol

X V III

1958 VERLAG F O R R E C H T U N D G E SE L L SC H A FT AG

BASEL

 

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· 

. ·,

©

1958 by Verlag fi.ir Recht und Gesellschaft AG. Basel Printed i n Switzerland Graphische Anstalt Schiller AG. Biel

 

I NDEX

In Memori Memori am: Arnold Reymond 1874-1958 . . . . . . . . . . .

I

Introduction

un cours d histoire de la philosophie, par Arnold Reymond

L reuvre logique d Arnold Reymond, par Jean-Blaise Grize

4

.

Kausalverkniipfung und objektive zeitliche Sukzession bei Kant, von Christos Axelos

15

Le Temps et la Transcendance, par Alan Bloch

27

Phanomenologie und Begegnung der Religionen, von Jacques Albert Cuttat .

45

L homme devant son histoire, par Jean Louis Ferrier

9

Portee et limites de laformalisation, par Jean-Blaise Grize

1 3

Societe et Etat, par Jeanne Hersch . . . . . . . . .

114

La philosophie bouddhique de la vacuite, par Jacques May

123

Erziehung zu geistiger Freiheit, von Fritz Medicus . . .

138

Die Sozialphilosophie in der Gegenwart, von Hans Ryffel

149

Rezensionsabhandlung - Etude critique: Existenzphilosophie und Rechtsphilosophie Rechtsphilosophie.. Kritischer Bericht iibe iib er einige Neuerscheinungen von Hans Schultz

167

Besprechungen - Comptes rendus . . . . . . . .

189

Fur Details siehe Seite V I - D et etai ails ls vo voir ir page V I

Jahresberichte - Rapports

239

Vorstiinde und Priisidenten - Comites et presidents

248

V

 

L a philosophie bouddhique de l a vacuite par Jacques May Dans

'ensemble vari e e t complexe d e l a philosophie indienne,

une premi e re

distinction s impose entre l a

pensee d'inspiration

brahmanique e t non brahmanique. Est brahmanique tout ce qui reconnait, fut-ce indirectement ou meme implicitement, l'autorite

des Veda: ainsi les six systemes « classiques »1 et certain es specula tions grammaticales, esthetiques, medicales, politiques, politiques , etc. Parmi les courants d e pensee soustraits a l'autorite des Veda, il faut citer l a philosophie jaina, les doctrines «materialistes» ou «nihilistes», e t surtout l a pensee bouddhique tout entiere. Des l'aurore d e son existence, le bouddhisme inspire une reflexion philosophique fort active. O n sait que, clans son devenir historique,

le bouddhisme a revetu, sommairement, trois formes: celle que l'on appelle bouddhisme ancien ou bouddhisme du Sud; puis l a forme

du Mahayana («grand vehicule», «grand moyen d e progression») ou bouddhisme d u Nord, dont le less sectateur s taxaient le bouddhisme ancien de Hinayana, «moyen d e progression inferieur» o u «limite»;

enfin le bouddhisme tantrique. L a philosophie d u bouddhisme ancien est tres developpee; elle est avant tout scolastique, debrouillage des textes canoniques, classification des elements d u r ee eell e t d e l a discipline bouddhique. L e Mahayana inspirera de vastes construc tions systematiques, plus independantes des enseignements cano niques. L a premiere en date est precisement l a doctrine que j e vais tenter d e vous presenter. Elle est connue sous le nom d e Madhyamika

«systeme d u milieu». L'initiateur en fut Nagarjuna (Ile siecle ap. J.-C .), u n ancien brahmane passe

a l heresie, qui

exposa les principes d'une nouvelle interpretation des textes, en une serie d'environ

*

L'article ci-dessous reproduit une communication presentee

vaudoise de philosophie, le 14 fevrier 1958. 1

Mimamsa, Vai,;:eshika, Nyaya, Samkhya, Yoga, Vedanta.

a la Societe

23

 

400 strophes (sutra). I l eut pour disciple et continuateur Aryadeva; puis l ecole se divise e t subit quelque eclipse jusque vers l a fin d u

siecle, o u Candrakirti lui apporte u n lustre nouveau e t compose notamment u n commentaire sur le traite de Nagarjuna, l a Prasanna-

vi

pada, qui est reste fondamental e t classique . A u V I i i e siecle, Qanti deva clot l a serie des grands docteurs Madhyamika; i l impregne d e ferveur religieuse une doctrine.jusqu alors fortement eristique e t dialectique . Apres Qantideva, la doctrine poursuit son evolution e n

se syncretisant avec des courants d e pensee voisins; elle s implante fermement au Tibet o u l a philosophie Madhyamika constituait naguere encore l a doctrine officielle d u bouddhisme lamai:ste; elle

a moins d e succes e n Chine e t a u J a p o n o u les sectes qu elle inspire declinent assez rapidement.

Pour exposer le systeme Madhyamika, il m e sera necessaire de remonter a l a speculation bouddhique ancienne. C est e n effet u n

des paradoxes de cette doctrine, que d e n offrir presque aucun contenu positif : elle se reduit en majeure partie a une critique des doctrines anterieures. E n effet, le Madhyamika herite d une philosophie e n equilibre instable. L a scolastique d u bouddhisme ancien est avant

tout une analyse des donnees d u reel. Cette analyse, le Madhyamika e n restituera l expose synthetique; nous verrons par l a suite sous quel biais, e t le sort qu il fait a l a Weltanschauung ainsi constituee .

Disons pour le moment que l a doctrine d u bouddhisme ancien appa rait comme u n pluralisme tres pousse, e t presente sous l a forme

d u n catalogue des elements principiels de l a realite, appeles dharma, «ce qui supporte». U n tel pluralisme explicite tres bien l a tendance

a l emiettement d u reel qui est une des constantes d e l a pensee bouddhique, et que le Madhyamika poussera jusqu a ses extremes consequences . Cette tendance a notamment une signification pra

tique: il s agit de dissoudre l a concretion artificielle que l on nomme

atman, «substance personnelle»: car c est l attachement a l atman qui occasionne l a succession des existences. Le bouddhisme ancien envisage done u n iitman non reel, constitue

par une pluralite de dharma, qui, eux, sont reels, mais d une realite deja menacee: ils possedent bien une identite a eux-memes, mais

elle est aussi fugitive que possible: les dharma ne durent qu un instant, sont evanouissants; ils agissent les uns sur les autres, s influencent, se groupent e t se dissocient selon l a loi de causalite; ils se situent

done a mi-chemin entre l a substance qui existe par elle-meme e t le 24

 

phenomene qui n'existe que parses relations. Prives de tout contenu

stable, ils n e meritent plus le nom d e substances ; mais ils restent encore des essences (bhava), puisqu'ils gardent une identite, une forme propre. Dans sa Prasannapada, Candrakirti designe beaucoup plus souvent es elements d e l a realite par le terme de bha va que par celui d e dharma L e sanscrit possede deux racines pour designer l a notion A S - ( a-r:l, est), designe l'etre sous son aspect stable, substantiel; l'autre, BHU-, «etre» o u «devenir» (grec cpuw , designe l'etre en changement e t devenir perpetuel. C'est d'elle que derive bhava: e n conformite avec la tendance irrealiste deja d'etre. L'une, l a racine

presente clans le bouddhisme ancien, le Madhyamika insiste sur 'aspect inconsistant des dharma Bien plus, il es fera litteralement eclater, e n denorn;ant l'antinomie qu'ils contiennent. Si les donnees d u reel ont une specificite, une autonomie, comment peuvent-elles etre liees causalement? Cantonnees chacune clans son alterite, elles

n e sont susceptibles d'aucune relation. Or, la Joi d e causalite est l a

Joi fondamentale d e l a pensee bouddhique; elle regit l a retribution des actes, base d e l a morale. Faut-il done, pour sauver causalite e t retribution, renoncer a l essentialite des donnees? Peine perdue: car si es donnees perdent le peu d essentialite, d'autonomie, d'identite a elles-memes qu elles possedent, toute determination disparait, tout se confond avec tout, e t la loi d e causalite s effo effondr ndree clans clans le c haos avec les entites qu'elle reliait entre elles. Ainsi, la critique madhyamika denonce l'irrealite des

dharma eux

memes, e n plus d e celle de l atman. Ce radicalisme parait conduire tout droit aux plus graves consequences: aussi bien qu'une cristalli sation substantielle ou qu'un indeterminisme absolu, u n irrealisme

radical v a supprimer la retribution, non plus p ar subversion de la

causalite, mais par defaut d e support : la retribution ne perd plus son essence, mais sa substance meme, e t des lors on tombe clans le nihilisme immoraliste d e certaines ec ecol oles es ph ilosophiqu es. Ce danger, es Madhyamika, aussi bien que leurs adversaires, le pen;:oivent clairement: et ils n e mettent pas moins d'energie a se defendre d'etre nihilistes, que leurs adversaires ales e n accuser accuser..

E n fait,

'accusation n e tient que si l'on considere exclusivement

la position d u Madhyamika a l'egard d u monde empirique, d e l a realite d'experience quotidienne, soit prise telle quelle, soit soumise deja a

'elaboration premiere que constitue l a scolastique d u Petit

125

 

V ehicule. L importance que le Madhyamika confere

a la

dissolution

d e l a realite empirique, la minutie avec laquelle il reprend chaque

dharma o u categorie d e dharma du Petit Vehicule pour demontrer

son inconsistance, maintient l attention clans cette direction e t fait negliger l a difference d u point de vue entre Madhyamika et nihiliste. Mais u n examen plus approfondi permet de la saisir e t de l a preciser. L e nihiliste considere exclusivement l a realite empirique, e t lui denie categoriqu categoriquement ement toute realite e t toute valeur. Le Madhyamika,

lui, reconnait l existence d une double realite et d une double verite, qu il appelle «realite» et verite «de surface» (litteralement d «enve loppement») d une part, realite e t verite «absolue» d autre part   •

I l n e fait que se conformer en cela

a la

tradition bouddhique, qui

de tout temps a oppose le samsara, «transmigration», qui designe

a u fond l ensemble d u monde empirique, et le nirvana, «extinction»: ce terme assez mysterieux, e t dont l interpretation a exerce l a pensee

bouddhique tout a u long de son histoire, designe l etat d u monde et,

clans le monde, d u Bouddha lui-meme, a pres l Eveil

bodhi). L e Madhyamika reprend l opposition e t v a l elaborer d une maniere originale: c est l a l apport positif d u systeme.

Si le Madhyamlka aneantit ainsi l a realite de surface O U la trans migration, c est en vertu d une exigence d absolu. Cet absolu n e peut se trouver que clans le nirvana: l a realite de surface, e n tant que telle, ne comporte pas d absolu. E t pourtant, le nirvana ne saurait etre pure transcendance, puisque l ascete bouddhique le realise

a partir

d u samsara. Probleme classique, mais qui prend clans le bouddhisme une tournure toute particuliere, d u fait de

s s

tendances fortement

negativistes. I l ne faudrait pas se representer le nirvana comme u n Absolu positif

a la

maniere d u brahman de l a speculation indienne orthodoxe ou de l U n plotinien, comme u n Absolu auquel les etres

finis participeraient en quelque maniere. I l est vrai que le nirvana est u n ens realissimum; mais cet extreme de realite consiste exclusive ment en la non-realite des bhdva, des dharma. L a realite absolue coincide avec l a realite de surface e n tant qu elle l annule; et tout son etre consiste clans cette annulation. Ainsi, l a realite d e surface et la realite absolue, le samsara e t le nirvana, sont

a quelque

egard

homogenes; mais cette homogeneite n e se definit point par une

participation, ni par une emanation; elle consiste e n une identite samvrti, samvrtisatya; paramartha, paramarthasatya.

126

 

negative Si les etres finis, si les bhava qui les composent possedent quelque realite, cette realite consiste exclusivement en la negation d eux-memes e n tant que tels. L a realite absolue se constitue par annulation d une tendance realiste a u niveau d u relatif. Mais si la realite absolue n e se constitue, n e se pose que p a r rapport au relatif, n e devient-elle pas elle-meme relative? Developpant cette objection, le bouddhisant russe Stcherbatsky est alle jusqu a definir l absolu madhyamika comme u n «absolu relatif» . Si gratuit et verbal soit-il, le paradoxe ne laisse pas d etre instructif. II donne des extre mites auxquelles le Madhyamika, philosophie d e la contradiction, reduit le langage, u n exemple qui n est que trap souvent confirme par les textes originaux. - O n pourra repondre qu en fait le «relatif annule», qui est l absolu, est a saisir globalement, qu il n enferme pas en soi une relation que seule pourrait y voir la pensee discursive, laquelle est encore

a l interieur

d e l a realite d e surface, e t inapte,

en tant que telle, a saisir l absolu. - Enfin, il y a quelque abus d e langage a dire que l a realite absolue Se COnstitue

U Se

pose: etant

pure annulation, elle n e saurait se constituer positivement, e t le Madhyamika se definit volontiers comme etant la suppression d e

toutes les positions philosophiques, qui encourent precisement le reproche de constituer l absolu. Le Madhyamika degage ainsi le statut ontologique veritable des

choses, d u reel. II existe a u niveau de l a realite d e surface une exigence de realite, une exigence de rationalite. L a realite d e surface cherche

a se construire en tant que tout souverainement reel e t logiquement coherent. Cette construction est elan vers l etre, elle est un «oui».

Mais, d u fait qu elle n aboutit jamais, qu elle se resout sans cesse e n formules d inexisten ce, d impossibilit e, d irrationalit irrationalite, e, d absurciite 3   neanelle est toute penetree de son propre aneantissement, elle se tise» a u fur e t a mesure. Cette combinaison d etre e t d e neant est

proprement l a runyatd l a «vacuite», qu on ne peut definir ni comme etre ni comme neant, qui est «voie moyenne» entre l etre et le neant.

O n comprend mieux des lors la signification d u terme meme de Madhyamika, systeme d u milieu,

OU

tenant de ce systeme. L e Madhya

mika se tient a egale distance d u «oui» e t d u «non», d e l etre e t d u neant, et d une maniere generale d e toutes les les positions philosophiqu es. vidyate «n existe pas»; na sambhavati «est impossible», «ne peut exister»; nopapadyate «est irrationnel»; nayujyate «est absurde». 3

n

127

 

J a i parle tout a l heure d une exigence de realite e t d une exigence d e rationalite. Cette double exigence, qui detruit l a realite d e surface, manifeste e n elle l a realite absolue. Elle n e trouve pas son origine

en l homme, etre pensant; elle est clans l a realite, elle est l a realite meme. E n son essence, elle est impersonnelle, universelle. Elle par vient a son exaltation dans l a connaissance d e l absolu, adequate et homogene a son objet, et qui pourrait se definir: connaissance rationnelle abolie adequate a u n reel annule. Double a son point

de depart relatif, 'exige nce est une a son terme: le reel e t le rationnel

fussionnent e n s'effa~ant, e n «s arretant», dit fu

l

sanscrit. C est ainsi

que le Madhyamika souscrirait, a sa maniere, a l axiome hegelien:

«tout ce qui est rationnel est reel, et tout ce qui est reel est rationnel». Cette double exigence est manifestee, mise e n ceuvre, par une faculte intellectuelle a qui le Grand V ehicule, des s on origine , a

reserve quelque privilege. I l s agit de la prajfia que l on traduit d ordinaire par «sapience» , parfois par «gnose». Les deux traduc

tions, surtout la seconde, ont ' inconvenient de ne s appliquer qu a l a prajfia parvenue a u terme de sa carriere, a l a connaissance d e l a realite absolue, dont elle n'est, a ce degre, plus distincte. Mais en

fait, l a prajfia fonctionne des le niveau empirique, et sur u n mode discursif. S a premiere mission est d e dissoudre l' atman cette pseudo substance que l esprit empirique tend constamment a concevoir.

Sous l a fausse unite de l' atman l a prajfia doit distinguer les dharma: elle a pour fonction le «discernement des dharma» dharmanam

pravicaya. Dans le Petit Vehicule, cette operation donne deja acces a l a veri.t e vraie, puisque les dharma existent reellement. Pour le Madhyamika, elle ne peut etre que preparatoire. Elle s'oppose a l a forme l a plus grossiere de l erreur, celle d e croire a 'existence d une substance personnelle a laquelle s opposerait u n monde objectif. Ainsi, le point d e depart de l action regeneratrice d e la prajfia est d e depersonnaliser l homme, d e mettre en lumiere le j eu d elements

psycho-physiques divers e t transitoires, e t reagissant les uns sur les autres 1selon divers modes d e causalite, qui constitue tout ce qu il

a d etre. A ce degre, l a dualite sujet-objet est deja supprimee. I l n e reste plus qu un catalogue d elements juxtaposes. Ce sera le role d e l a

prajfia-paramita («extreme de la sapience»), que d amener ces donnees - elle-meme comprise - a leur veritable statut ontologique. Non pas seulement

definition ou une

purement

analyse purement intellec-

par une 128

 

tuelle; pas davantage par une intuition non intellectuelle; mais par une sorte d'auto-revelation de l a realite absolue, toute penetree certes d'une intellectualite qui finira par n e plus faire qu'un avec cette realite. L a realite absolue e n effet existe seule, et d e toute eternite; mais elle se constitue - tout toutes es rese reserv rves es fa fait ites es sur ce terme a u cours d e chacune de ces «carri eres d e Bodhisattva», d'«etres a Eveil» (bodhi), qui, des etats d e plus e n plus unitaires e t a traveiS des meditations d e moins en moins discursives, conduisent d u point d e depart d e l a substance personnelle e n face des choses, a u point d'arrivee d'un atman aboli clans l'impersonnalite et l'universalite absolues d'une prajna identique a son objet, et reduite elle-meme a s a propre nullite. O n designe ce point d'arrivee sous le nom d e

Tathagata. L e Tathagata, «celui qui est arrive ainsi», c'est le Bouddha e n tant qu atman, que substance per person sonnel nelle le - c'e c'est st-a-a-dir dire, e, e n bonne dialectique Madhyamika - e n taut que substance personnelle portee

a l'absolu par suppression d'elle-meme. I l nous parait que, pas plus qu'il n'est u n nihilisme, le Madhyamika n'est strictement u n mysticisme. Dans la remarquable communi

cation qu'il a presentee il y a quelques annees a u groupe romand de

l a Societe suisse d e philosophie, M . Constantin Regamey admet que l a philosophie d e Nagarjuna oppose l a voie rationnelle et l a voie d e 'identification mystique, e t les considere comme exclusives l'une d e

l'autre   • D'une maniere generale, les exegetes actuels soutiendraient plutot, e n effet, l a these d'un mysticisme irrationaliste 5 • I l y a cer

tainement des courants mystiques clans le Madhyamika, chez Qanti deva e n particulier; mais le Madhyamika strict, celui d e Nagarjuna,

d'Aryadeva et de Candrakirti, n e prend jamais l'allure d'un mysti

cisme exclusif. O n y trouve certes le desespoir de l a raison, e t peut etre meme cet etat mystique que l'on appelle «nuit d e mais nulle part o n n'a

'esprit»;

' impression d'une rupture de plan, d'un

acces par effraction, pour ainsi dire,

a un

niveau ontologique supe

rieur; encore moins d'un abandon d e l a raison o u de

'intellect a u

profit d'une connaissance par identification qui leur fut radicalement heterogene.

Comment cela serait-il possible,

a u reste, clans

un

• C. Regamey, Tendances et methodes de la philosophie indienne ... , clans Rev. theol . et phil phil.. , 1951, IV, p . 254.

Voir notamment J . W . de Jong, Cinq chapitres de la Prasannapada p.p.c. x (Paris, Geuthner, 1949). 5

9

129

Studia Philosophica X V I I I

 

systeme qui identifie

s ms r

e t nirvana, e t

U

l on ne peut degager

nulle transcendance veritable? Une seule e t meme faculte assure

tout le cours de la delivrance, d e

'accession a u nirvana: l a praji ia.

Sans doute elle est, a son plus haut degre, connaissance par identi

fication; mais loin d etre irrationnelle, elle retient e n elle, intriseque ment, toutes les demarches rationnelles et discursives prealablement accomplies, a titre de moment depasse OU supprime certes, mais bien

presentes, e t presentes en tant que tell es; « aufgehoben », pour r e prendre le terme hegelien qui convient bien ici: a l a fois exaltees a l a lirnite d e leurs possibilites, et par la meme supprimees. L ope ration d e l a praji ia-paramita comporte toute l a dialectique par laquelle le Madhyamika etablit l'insuffisant l'insuffisantee rationalite d u monde empirique . O n dira que cette saisie simultanee d u «oui» e t du «non», d e l etre e t d e son annulation, en quoi consiste proprement l a connaissance d e l a realite absolue clans le Madhyarnika, ne peut guere etre le fait

d une connaissance discursive qui releve d u principe de contradict contradiction ion . Assurement; encore cette operation, que l on peut certes appeler intuitive, contracte•t-elle en une apprehension globale, fulgurante,

instantanee, intemporelle, des moments d e connaissance que le

processus discursif etalait clans le temps. temps . C est une intuition intel lectuelle.

Peut-on appliquer a l a dialectique Madhyamika l epithete d as cendante? Peut-on meme dire qu elle conduit d u

s ms r

a u nirvana?

E n toute rigueur, non. T an t que le candidat Bouddha se situe encore e n realite d e surface, ces images peuvent etre retenues a titre d e metaphores; mais a u terme de l a course, la course s'efface clans l identite, l'espece de contraction que le Madhyamika opere entre

le samsara e t le nirvana. L a dialectique est pour ainsi dire statique, elle est une sorte de pietinement sur place. Pratiquement toutefois, nous pourrons garder l image d une progression de la realite d e

surface a l a realite absolue. Si maintenant, envisageant l a question par l autre bout, nous nous posons le probleme de l origine d e l a realite de surface, et non plus celu celuii d e son aboutissement en realite absolue, les reponses sont

moins nettes. Nous voyons bien a l'ceuvre certains agents qui «edi

fient» ou «surimposent» l a realite d e surface - qui l a surimposent a quoi, voila encore une question - , mais les explications demeurent

130

 

partielles, e t le probleme semble rester sans solution. · C est que, e n fait, il n interesse pas les bouddhistes a u premier chef. Ils en ont eu conscience, mais n e l ont guere approfondi. L e samsii.ra existe, de son existence illusoire, de toute eternite, il est «sans commence ment» an-ii.di); et il est curieux que le terme sanscrit traduit ordi nairement par «eternel» yii.yvata), signifie avant tout «eternel clans le passe». Ce qui importe a u bouddhiste, c est, bien sur, que le samsii.ra soit anta-vat, «pourvu de fin». - D e plus, le probleme est posifff comme le particulierement aigu clans le cas d u n Absolu posif brahman o u l U n plotinien: il importe alors d e savoi savoirr · c omment le moins reel peut bien deriver d u plus reel; mais le ni rv ana n a rien de positif, e t l on peut dire que s il est plus reel que le samsii.ra, ce n est que clans l a mesure o u il est annulation de l insuffisante realite de ce dernier. Quelles indications le Madhyamika nous donne-t-il, neanmoins, sur cette samvrti, cette «couverture», cette «realite de surface»

surimposee,, etrangement, a une realite absolue qui parait n etre surimposee qu absence de samvrti, sans plus? L a tradition incrimine, a l origine nescience ience » ; e t l a Prasanna d e l a samvrti, avidyii., l « inscience » ou la « nesc padii. de Candrakirti confirme: le samvrti-sarya, la verite d e surface,

est « edifie par l a seule ignorance» ajfi.ana-mii.tra-samutthii.pita )6. Or, qu est-ce q u vidyii.? Non pas le simple fait d e ne pas savoir, mais un «non -savoir» facheusement positif, eminemment constructeur, capable d e toutes sortes d activites cognitives; avidya «peut meme etre synonyme d e l a pensee discursive» 7 • D e son cote, Qantideva identifiera samvrti e t buddhi: e t ce dernier terme, q u   il n e faut pas

confondre avec bodhi, designe l entendement, en tant qu organisateur d u donne objectif.

Nous voici tout a coup places clans une perspective kantienne. D e meme q u e le Verstand, l entendement kantien, «surimpose», si j ose dire, a u noumene inconnaissable le phenomene, l apparence, l Erscheinung : de meme l esprit empirique, clans le Madhyamika,

«surimposerait» le samvrti-sarya, verite d e surface, a u paramii.rtha

sarya, verite absolue. Le parallele a tente et tente encore les indologues: tout d abord les Europeens: deja Stcherbatsky s est donne beaucoup d e peine pour appliquer les cadres e t les categories d e la critique

Prasannapada, ed. L a Vallee Poussin, p. 495.3. • Regamey, op. cit., p . 251. 131

 

a

l ecole bouddhique des logiciens   ; et maintenant les Asiatiques: u n professeur d e Benares vient de tenter u n effort analogue sur le Madhyamika 9 • Dans l a perspective o u nous nous sommes places, les objections

kantienne

n e surgissent guere moins vite que le rapprochement. To u t d abord, o n aurait peine

a

rouver clans le Madhyarnika u n homologue de l esthe

tique transcendantale. L e probleme d e l a sensation a

toujours

constitue une des pierres d achoppement d u pluralisme bouddhique;

e t la theorie n en a ete vraiment approfondie que par la derniere e n date des grandes ecoles philosophiques d u bouddhisme, l ecole

des logiciens. Son fondateur Dignaga est u n peu anterieur a Candra  kirti; mais _ elui-ci n e prise guere ses theories; i l n y voit q u u n fatras d e subtilites inutiles, e t s en tient, a s a maniere implicite e t negative, aux anciennes theories, qui distinguent mal l a sensibilite

e t l entendement, l un et l autre relevant d une meme activite constructrice d u (pseudo-) sujet connaissant. l analytique transcendantale, «la valorisation des ele Quant

a

ments respectifs est inverse», comme le disait encore M . Regamey 10 •

Kant constitue la connaissance empirique. L entendement connait,

selon ses lois, u n objet dont la nature vraie est inaccessible, insaisis sable. II est possible que cette connaissance denature l objet; mais elle a une valeur par elle-meme, qui conditionne l a signification nouvelle conferee par Kant a u terme «objectif»: celle de «valable pour tous les esprits pensants». Cette valeur trouve pour une bonne part son fondement clans l «unite originaitement synthetique de l aperception» qui constitue le «moi transcendantal» ou la «cons-

cience transcendantale» e t surgit, u n peu c omme u n deus ex machina pour fonder la connaissance empirique. Le Madhyamika, lui, a le souci constant d eviter toute organisation d e l a connaissance empirique pour elle elle--meme . Se vouer a une telle operation, c est constituer le premier degre de l erreur, celui d e reconnaitre une diversite d e dharma lies entre eux p a r divers rapports d e causalite. D autre part, comme j y ai insiste, le Madhyamika n e demolit pas, purement et simplement, la connaissance empirique; Voir notamment La theorie de la connaissance et la logique chez les bouddhistes

tardifs (Paris 1926). 9 T.R.V . Murti, The central philosophy o Buddhism a study o the Madhyamika system (London 1955). 10 Op. cit. p. 256.

132

 

mais e n l a construisant il prend soin d e toujours l a rapporter

a sa

propre inanite. C'est sa valeur, e t sa seule valeur: celle d'etre le

signe, l a metaphore, d e sa propre nullite. Et la non-valeur de l a connaissance empi:rique culmine clans le fait d e l a rapporter a une substance personnelle iitman). lei, l'on m'objectera que Kant aussi a denonce le «paralogisme de l a raison pure», qui hypostasie l a conscience, l'unite originairement synthe tique de l'aperception, le «je pense», e t en fait une substance; qui tire d u «je pense» le «je suis»; e t Kant distingue avec soin l'«unite clans l a synthese des pensees» e t '«unite vraiment pen;:ue l ns le sujet d e ces pensees»: rien de plus seduisant, dit-il, que l'apparence qui nous fait prendre l a premiere pour la seconde   • Quoi qu'il en soit, pour le Madhyamika, l'«unite dans la synthese des pensees», prise pour elle-meme, est deja fausse unite. Dans le «je pense», il y a d u «je»: rien d e plus subversif. L a ou Kant dit «je pense», le philosophe bouddhiste devrait se horn e r a dire: «Dans cet ensemble d e dharma d'unite illusoire, i l y a de l a pensee.» Que si nous poussons notre etude d e l'analytique a l a dialectique,

pour reprendre la division kantienne, nous decouvrirons egalement,

sous une analogie de forme, une difference d'objet et d'intention. L'analogie formelle est meme frappante, et c'est peut-etre elle l a sirene qui fait se briser l'indologue sur les recifs des rapprochements trop pousses. O n trouve clans le Madhyamika des antinomies ana logues a celles de Kant; elles sont d'ailleurs u n bien commun d u bouddhisme, mais notre systeme leur a reserve u n examen parti culierement raffine.

II s'agit des fameux «quatorze points non

definis», sur lesquels le Bouddha n e veut pas donner de reponse: «le monde est eternel, non eternel, eternel e t non eternel , ni eternel n i non eternel; le monde est infini .. ; le Tathagata existe o u n'existe pas apres sa mort; l'ame

Jiva) est identique a u corps

9arira),

differente d u corps». U n examen detaille d e ces antinomies, de leur

histoire, d e leur portee exacte, d e leur terminologie, nous entrainerait beaucoup trop loin; bornons-nous

a

remarquer que les deux pre

mieres detaillent, avec u n raffinement e t u n formalisme tout indiens, l a premiere antinomie de Kant . Mais l   analogie ne v a pas plus loin. Les antinomies kantiennes visent l exercice illegitime d'une

faculte cognitive, la «raison pure». Gelles d u Madhyamika sont Voir Critique de la raison pure

tr

Tremesaygues et Pacaud, p. 325.

133

 

veritablement des antinomies ontologiques, ou meme «ontiques»;

elles sont

a placer

e n l'etre meme; elles e n decrivent l a structure,

l a nature; elles se rapportent bien entendu aussi

a la

connaissance, mais e n tant que celle-ci ne se distingue pas d e l'etre, n'en est qu'une modalite . Les antinomies d e Kant denoncent une systematisation abusive d u donne objectif; mais elles respectent l'exercice de l'entendement tant qu'il n e s'ordonne pas aux Idees d e l a raison. Pour le Madhya mika, toute systematisation d u donne objectif est abusive, prise e n soi; elle n e vaut que clans l a mesure o u elle se detruit e n verite absolue. II serait loisible certes d e creer une «science», a u sens occidental moderne d u terme; mais l'activite scientifique ne presente guere d e valeur n i d'interet, puisqu'elle se situe entierement a u

niveau d e l a realite d e surface, et ne saurait constituer en elle-meme

une voie d'acces

a l a connaissance veritable d u

reel.

K an t tient pour illegitime toute substantialisation des objets d e l a connaissance. Mais l y a des substances qui sont les postulats d e l a raison pratique. Dans le Madhyamika, o n pourrait deceler

u n double courant de substantialisation: d'une part une substantia lisation que l ' o n pourrait dire descendante, c'est celle qui fait des

dharma des choses e n soi, e t les groupe en de pseudo-substances per sonnelles atman) qui miment l a realite absolue et en empruntent les caracteres d'unite, continuite, permanence, autonomie; d ' autre part l a substantialisation ascendante, qui construit l a realite absolue par annulation d e l a n~alite d e surface, e t qui est l a f rtyata meme : car la vacuite est non seulement l a nature de l a realite absolue, mais

'operation d e cette nature a u sein de la realite de _ urface;

non seulement «vacuite», mais «vacuisation», si j'ose risquer ce

neologisme: l a realite absolue etant etre, connaissance, acte, indisso lublement . Si l a premiere d e ces deux substantialisations n'est qu'erreur, l a seconde est entierement legitime; bien plus, elle est l a realite meme, e n acte a u sein d e 'illusion 'illusion.. N i l'une n i l'autre ne

peut se reduire stantialisation

a une

operation d e l'esprit, a u contraire de l a sub

kantienne:

realisant d e l'etre, vrai

OU

elles sont des processus faux, mais bien de l'etre.

ontologiques,

Enfin, a u terme de notre enquete, nous arrivons

a une

pure e t

simple opposition: Kant ne reconnait pas d'intuition intellectuelle; e t nous avons v u que precisement l a prajna-paramita pouvait etre definie comme une telle faculte.

134

 

Closons maintenant cette parenthese kantienne, . et revenons a u probleme qu'elle nous avait fait quitter: celui d e l'origine de la realite de surface «surimposee» a l a realite absolue. Si cette origine se trouve e n avidya, son caractere manifestement gnoseologique nous donnera a penser que le Madhyamika est malgre tout une critique de la connaissance, destinee a annuler les facheux effets d ' avidya. Mais il est difficile d'admettre une telle origine. E n effet, e n tant que dharma, avidya est deja realite d e surface; elle fonctionne a l'interieur de l a realite d e surface e t n'en saurait constituer l a cause originelle. Assurement, avidya est u n tres eminent et considerable dharma comme prajff.a son quasi-inverse; non plus qu'aucun dharma, elle n'est entierement depourvue d e realite; mais nulle part non plus

elle n'est investie d e l a
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