IB Watkin Lawrence Les trois souhaits de Darby O'Gill 1960.doc
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Lawrence E. WATKIN LES TROIS SOUHAITS DE DARBY O'GILL COMME nul ne l'ignore en Irlande, un mortel qui a la chance de capturer un farfadet peut lui demander, en guise de rançon, d'exaucer trois souhaits. Darby O'Gill, l'homme le plus rusé de Glenmore, réussit à s'emparer du roi des farfadets, après une mémorable équipée nocturne à laquelle le merveilleux film de Walt Disney a donné une couleur et un mouvement extraordinaires. Mais Darby hésite au moment de formuler ses souhaits : n'importe qui demanderait de l'or, sans réfléchir davantage. Pourtant, quand on a pour unique enfant la plus charmante fille de toute l'Irlande, en âge de se marier, c'est une autre affaire... Quand les mortels et les farfadets veulent jouer au plus malin, le résultat, à coup sûr, ne manque pas de cocasserie.
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LES TROIS SOUHAITS DE
DARBY O'GILL
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DU MÊME AUTEUR dans la nouvelle Bibliothèque Rosé LE RANCH DES TROIS FANIONS RETOUR AU RANCH DES TROIS FANIONS
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WALT DISNEY PRÉSENTE
LES TROIS SOUHAITS DE
DARBY O'GILL PAR LAWRENCE E. WATKIN TEXTE FRANÇAIS DE MARIE-THÉRÈSE DUCHÊNE ILLUSTRATIONS DE J. RESCHOFSKY
HACHETTE 198 6
CE LIVRE, PUBLIÉ AVEC L'AUTORISATION DE WALT DISNEY MICKEY MOUSE S.A., A ÉTÉ TRADUIT DU ROMAN PARU EN LANGUE ANGLAISE A LA DELL PUBLISHING COMPANY, NEW YORK, SOUS LE TITRE :
DARBY O'GILL AND THE LITTLE PEOPLE
© Watt Disney Productions, 1959, et Librairie Hachette, 1960. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
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INTRODUCTION IL Y a plus de dix ans que je songeais à faire un film sur l’Irlande. En 1945, la lecture d'un recueil de contes intitulé Darby O'Gill and thé Good People, d'Herminie Templeton Kavanagh, m'incita à me rendre en Irlande pour juger par moi-même si ses habitants avaient autant d'esprit et de fantaisie que le livre leur en prêtait. La réalité dépassa toutes mes espérances. Je fus conquis par la gentillesse des Irlandais, leur sens de l'humour et cette sorte de candeur qui leur est propre et leur permet de s'abandonner, sans fausse honte, aux caprices de leur imagination. J'ai voyagé dans l'arrière-pays et rencontré les vieux conteurs du folklore. Ces conteurs ont fait de leur art une forme de divertissement aussi développée que notre théâtre. Mais ils ne sont pas les seuls à dire des histoires. Presque tous les Irlandais ont la parole facile et pratiquent constamment l'éloquence. 8
L'Irlande est le pays des légendes. On y voit de nombreux cromlechs aux inscriptions énigmatiques, et des ruines de châteaux forts où combattirent autrefois de fabuleux héros. Il est donc tout naturel que les farfadets se soient installés dans ces lieux pleins de mystère. En Amérique, chacun de ces vestiges attirerait force touristes, accompagnés de guides, alors qu'en Irlande le premier venu est capable de vous conter l'histoire de ces cromlechs ou de ces ruines. L'île d'Émeraude me plut tant que j'engageai vivement Lawrence Watkin à faire lui aussi un voyage en Irlande pour s'entretenir avec les conteurs et comprendre l'esprit de ce pays, avant d'entreprendre le film. Il revint émerveillé de ce qu'il avait vu et entendu là-bas. En dépit de l'intérêt du sujet, et peut-être à cause de sa richesse, le film ne fut pas réalisé cette année-là. Peu de temps après, je m'attaquai, avec Lawrence Watkin, à L'Ile au Trésor et à Robin des Bois. Six autres films suivirent. Enfin, nous pûmes revenir à notre histoire irlandaise, et notre projet vit le jour. Il paraît évident que seul un homme qui est allé en Irlande et a parlé avec les farfadets puisse se risquer à raconter les démêlés du roi Brian avec ce brave homme de Darby O'Gill....
WALT DISNEY
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était un joli village d'Irlande, blotti au fond d'un vallon, isolé du reste du monde au point que la civilisation moderne n'y avait pas pénétré. On n'y voyait ni chemin de fer, ni téléphone, ni ateliers. Les habitants y vivaient bien tranquilles en cultivant leurs champs. Une grande et belle propriété entourée de hauts murs dominait le village. Elle appartenait à Lord Fitzpatrick, comte de Glenmore. Il n'y venait que de temps à autre pour la chasse, et retournait ensuite vivre à Dublin, laissant son manoir et ses terres sous la surveillance d'un GLENMORE
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intendant, Darby O'Gill, qui habitait avec, sa fille le pavillon situé près de l'entrée principale. Outre ce domaine, Lord Fitzpatrick possédait des maisons et des terres qu'il louait aux gens du pays. Il se montrait patient envers ses locataires dans l'embarras et s'était acquis la réputation d'un homme généreux et bon. Les villageois l'aimaient bien. Personne à Glenmore ne lui reprochait sa fortune, ni même son beau manoir. Mais quelqu'un convoitait le petit pavillon où logeait l'intendant du domaine — quelqu'un qui s'appelait Ursule Galway. C'était le type même de ces vieilles femmes qu'on accusait autrefois de sorcellerie et qu'on envoyait volontiers au bûcher. Un coup d'œil sur elle vous eût fait regretter la disparition de l'ancienne coutume. Chaque jour, Ursule Galway trouvait un prétexte pour aller voir Katie, la fille de Darby O'Gill. Ce matin-là, comme à l'ordinaire, elle trottinait en direction de la propriété de Lord Fitzpatrick. Toute courbée, un grand châle noir sur la tête, elle eût semblé pitoyable sans son regard dur, où passaient des lueurs inquiétantes. Ursule aimait le pavillon de pierre blanche, coiffé d'un toit de tuiles rouges, construit avec les mêmes matériaux que le manoir qu'on apercevait au bout d'une longue allée de hêtres magnifiques. Et puis, ce pavillon ne faisait-il pas partie de la riche propriété? En voyant l'objet de ses désirs, les yeux d'Ursule se mirent à briller d'envie. Elle s'approcha de la porte, restée entrebâillée, et regarda furtivement à l'intérieur. Il y avait là une grande pièce, plus grande que chez M. le curé, avec une immense cheminée. Ursule se laissait
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aller à une douce rêverie et se prenait déjà pour la future maîtresse de maison quand une voix cristalline l'appela : « Entrez donc, madame Galway! » Ursule entra et trouva Katie devant sa baratte, très occupée à fabriquer du beurre. La vieille femme sortit une tasse de dessous son châle et dit d'un ton larmoyant : « Katie, ma chère enfant, je n'ai plus une miette de thé. Voulez-vous m'en prêter une pincée? Je vous la rendrai jeudi. — Bien sûr. Si cela vous fait plaisir, je ne demande pas mieux. » Katie prit dans le buffet une grande boîte de thé et remplit la tasse de la vieille. Pendant ce temps, Ursule promenait son regard avide à travers la pièce et le posait sur le buffet ouvert, où s'empilaient les assiettes de faïence fleurie, les plats et les gobelets. Elle remarquait les gravures pieuses fixées au mur, tombait en arrêt devant un gros gâteau que Katie venait de sortir du four, admirait le chandelier de cuivre bien astiqué, l'énorme horloge de bois sombre, le rouet. Ursule reçut la tasse des mains de Katie et soupira, tandis que la jeune fille retournait à sa baratte : « J'étais sûre que vous ne refuseriez pas ce petit service à une pauvre vieille comme moi. Et puis, ça ne vous gêne pas, vous ne manquez de rien, ici! » Après un temps d'arrêt, elle ajouta traîtreusement : « ... de rien, excepté d'un homme, auquel vous feriez de bons petits plats.... — Je m'occupe de mon père et je lui fais de bons petits plats, répondit calmement Katie. 12
— Mais oui, bien sûr. Je voulais dire un mari. — J'ai bien le temps d'y penser. — Le temps n'arrange pas les filles, dit la vieille femme, sarcastique. Plus d'une a regretté amèrement d'avoir attendu trop longtemps. » Katie éclata d'un rire moqueur « Oh ! vous pouvez rire maintenant, dit Ursule. Pourtant, personne au village ne songe à vous épouser ! - Suis-je si laide? — Vous ne comprenez pas. Tous les garçons en âge de fonder un foyer doivent vous trouver charmante, mais qui parmi eux se risquerait à fixer son choix sur la fille de l'intendant de M. le comte? Ce n'est pas pour vous passer de la pommade, mais voyez la belle maison que vous habitez et la situation enviable que votre père occupe chez Lord Fitzpatrick. Prenez par exemple mon fils Paddy. Eh bien, il n'ose pas vous demander en mariage, lui que tant déjeunes filles voudraient avoir pour époux! » Katie retint un nouvel éclat de rire et fit remarquer, ironique : « Vraiment? J'ignorais que Paddy avait un tel succès ! — Il m'a fait ses confidences, dit la mère. — Il n'a pas mauvaise opinion de lui-même, à ce que je vois. - Oh! Il est fier, admit Ursule. Fier d'être un beau garçon, et le plus fort du village! Mais il aurait besoin d'encouragements de votre part. » Elle hocha la tête, et reprit son souffle. « Il faut être prévoyante, Katie. Votre père vieillit. Quand le moment sera venu, qui pourra le remplacer mieux que Paddy Galway? 13
— Ne mettez pas si vite mon père au tombeau, je vous prie! » dit Katie, sèchement. Ursule, paysanne matoise, comprit son erreur et battit en retraite. « Que Dieu lui prête longue vie! » s'écria-t-elle en levant au ciel ses longs bras maigres. Les deux femmes entendirent des chevaux approcher. La vieille Ursule fut la première à la fenêtre qui donnait sur la route. « C'est sans doute mon fils qui arrive.... Non, ce n'est pas lui », dit-elle, déçue et s'efforçant de voir les traits de l'arrivant. Katie regarda par-dessus l'épaule d'Ursule. « Oh! C'est Lord Fitzpatrick! » Elle se précipita dans la cour, juste au moment où
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l'élégant gentleman, qui conduisait lui-même deux superbes chevaux bais, franchissait la grille et s'arrêtait devant l'écurie; celle-ci formait un angle droit avec le pavillon. Un grand jeune homme était assis dans la voiture, à côté du lord. Il portait un costume tout flambant neuf, mais dont le velours côtelé souffrait de la comparaison avec le tweed distingué de Fitzpatrick. Katie s'étonna de voir cet inconnu avec le comte et se demanda quelle pouvait être la raison de sa présence. « Bonjour, Katie! » lança Fitzpatrick, avec un sourire cordial. Katie lui fit une révérence, et s'écria : « Pourquoi monsieur le comte ne nous a-t-il pas prévenus de son arrivée? J'aurais ouvert le manoir et tout préparé.... » Fitzpatrick jeta un coup d'œil sur sa belle maison, au bout de l'allée bordée de hêtres, et secoua la tête. «Je ne reste pas ici. Où est ton père? — Il faut que je réfléchisse », répondit Katie, embarrassée. Elle trouva vite une excuse. « Je l'ai entendu dire qu'il voulait faucher l'herbe de la pelouse. Il a dû aller au village pour faire affûter sa faux. Je vais le chercher. - C'est cela. Je me promènerai en l'attendant. » Katie partit en courant. Lord Fitzpatrick et son compagnon sautèrent de leur siège. Le comte s'aperçut alors que le jeune homme suivait des yeux la jolie Katie, qui disparut bientôt. « Katie a de grandes qualités, lui dit Lord Fitzpatrick. C'est une travailleuse dont je n'ai jamais eu qu'à me louer. Pour son père, il en va tout autrement.... — Est-il malade? 15
— Pas du tout. Il a simplement décidé de prendre sa retraite voici environ cinq ans, sans juger utile de m'en informer. Je suis sûr qu'en ce moment il est à l'auberge, très occupé à raconter des histoires. Aucun village ne peut s'enorgueillir d'un meilleur conteur! C'est pourquoi j'ai fait preuve de tant de patience envers lui. Pourtant, il faut reconnaître que c'est un piètre intendant! Venez, nous allons jeter un coup d'œil dans le pavillon. » Quand il poussa la porte, Fitzpatrick fut bien étonné de trouver la vieille Ursule installée devant la baratte. Elle lui fit un profond salut accompagné d'un sourire édenté et redoubla d'ardeur au travail. « Excusez-moi, je ne pensais pas trouver quelqu'un ici ! dit-il en essayant de se retirer. — Je suis Mme Galway, monsieur le comte, se hâta d'annoncer Ursule. Je viens souvent ici pour rendre service. — Je vois. » De nouveau il tenta de sortir, mais la vieille Ursule se précipita pour l'en empêcher. « Que monsieur le comte veuille bien m'excuser. Je suis la mère de Paddy Galway. C'est lui qui conduit la voiture postale à Killarney chaque fois que le train arrive. » Fitzpatrick écoutait courtoisement ces explications, et Ursule crut pouvoir continuer. « C'est un garçon solide, et qui est capable de faire mieux. — Je n'en doute pas, dit Lord Fitzpatrick, qui était d'un aimable naturel. — Monsieur le comte, Darby O'Gill est un brave
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homme, et jamais je ne voudrais en dire du mal , enfin, il vieillit! Quand le temps sera venu de le remplacer par un jeune, pensez donc à mon fils, Paddy! » Fitzpatrick répondit qu'il n'avait pas l'intention de mettre à la place de Darby une personne trop connue des habitants de Glenmore. « Un homme venant d'une autre région sera plus respecté », expliqua-t-il. Ursule se redressa fièrement. « Mon fils est plus que respecté ; il est craint, dit-elle. Il a rossé tous les gars du village! — Très intéressant! » murmura Lord Fitzpatrick. L'inflexion de sa voix eût pu avertir Ursule qu'il en avait entendu assez au sujet de Paddy. Il était même déjà en train de se demander ce qu'il pourrait faire pour débarrasser le village de ce peu sympathique individu. Il dit d'un ton sec : « Merci ! » et réussit enfin à gagner la porte. Mais Ursule l'appelait encore : « Monsieur le comte! Je vous garantis que ce n'est pas mon fils qui laisserait la propriété dans un pareil état, pour aller au café raconter des histoires ! » Lord Fitzpatrick s'enfuit littéralement. La vieille Ursule retourna à la baratte, les yeux brillants de joie mauvaise.
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II O'GiLL était assis près du poêle, dans la petite auberge de Glenmore où les hommes aimaient tant à se réunir pour boire un peu et parler beaucoup. C'était un petit homme trapu, avec un visage aux traits accusés et des yeux bleus pétillants de malice, surtout dans l'exercice de son art. Une fois de plus, il racontait à ses amis une longue histoire de farfadets. Ainsi que Fitzpatrick l'avait fait observer, la véritable vocation de Darby était celle de conteur. En Irlande, il existe des conteurs remarquables. Ce sont en quelque sorte des artistes, auxquels leur père DARBY
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ou leur grand-père a appris toutes les histoires du folklore et la manière de les dire. Beaucoup de ces histoires se sont transmises oralement de génération en génération, comme un précieux héritage, depuis sept cents ans, et chaque conteur met tout son talent à les enjoliver d'improvisations personnelles. Darby connaissait un nombre considérable d'histoires de toutes sortes, fantasmagoriques ou non. Son succès devenait triomphal dans les fabuleux récits du Moyen Age. Il tirait des larmes à son auditoire en évoquant les prouesses des chevaliers qui affrontaient tous les dangers par amour pour la dame de leurs pensées. L'hiver était l'époque des grands contes héroïques. Entre le 31 octobre, date où s'achevaient les récoltes, et le 20 mars, début du printemps, la cuisine du pavillon se remplissait chaque soir de fidèles, comme un théâtre dont l'acteur principal, Darby, interprétait tous les rôles. En été, quand ses amis, fatigués par les durs travaux des champs, allaient se coucher au crépuscule, Darby établissait son quartier général à l'auberge. Il essayait sur les fainéants du village de nouvelles histoires qui, après une longue mise au point, venaient enrichir son répertoire. Tom Kerrigan, le patron de l'auberge, et son ami Mick Martin l'écoutaient toujours attentivement, ainsi que Molly Malloy, la serveuse, une femme si corpulente qu'elle pouvait à peine se glisser derrière son comptoir. Pendant que Darby parlait, Tom et Mick jouaient aux cartes avec lui, mais sans conviction, et la partie s'éternisait, sacrifiée à l'histoire.
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Il essayait sur les fainéants du village de nouvelles histoires.-
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Le seul rabat-joie de l'assistance était Paddy Galway, qui tenait toujours son fouet de cocher d'une main et son verre de whisky de l'autre. Alors que Molly souriait et approuvait le vieux conteur, Paddy haussait les épaules et le considérait avec une insupportable ironie. De toutes les histoires que contait Darby O'Gill, celles qu'il préférait relataient ses propres aventures avec le roi des farfadets. « Je l'ai vu pour la première fois dans les ruines du mont Karry, commença-t-il. — Comment est-il fait, Darby? » demanda Mick Martin, d'un air très intéressé. Mick avait entendu la description du personnage une bonne centaine de fois, mais tenait à jouer son rôle d'auditeur sérieux. Darby répondit gravement : « Comme les autres farfadets, Mick, mais il porte une petite couronne d'or sur la tête, parce qu'il est leur roi.... — A-t-il des pieds fourchus et une longue queue? » demanda Paddy d'un ton goguenard. Darby se tourna vers lui, choqué d'une telle ignorance, sans comprendre que l'autre cherchait à le ridiculiser. « On dirait que tu n'as jamais entendu parler d'un farfadet. Tout le monde sait bien que.... » Tom arrêta Darby d'un geste, posa ses cartes sur la table, pivota sur sa chaise et interpella l'insolent. « Paddy, tu n'es pas obligé d'écouter si ça ne te plaît pas, mais tu ne dois pas te moquer de nous, dit-il. — Je vous assure que j'aime entendre ces histoires, protesta Paddy d'un air innocent, et je veux me documenter à fond sur les farfadets! » II tendit son verre à Molly :
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« Un autre whisky! Après, je pourrai peut-être voir un farfadet, moi aussi! » Tous les yeux se fixèrent sur Tom Kerrigan, qui devint cramoisi et se leva brusquement de sa chaise. Il se dirigea vers le comptoir et retint le bras de Molly qui allait, verser le whisky demandé. Il fit face à leur tourmenteur : « Non, tu ne boiras pas d'autre whisky aujourd'hui. Pour te rendre un peu plus sociable, prends donc une bonne bière ! » Molly remplit tranquillement un verre de bière, mais Paddy, d'un geste furieux, fit claquer une pièce de monnaie sur le comptoir. «J'ai dit un whisky et rien d'autre! » Tom Kerrigan s'approcha de Paddy et le foudroya du regard, sans paraître se rendre compte que le sommet de son crâne arrivait à peine au menton de Paddy. « Toi, tu aurais besoin d'une bonne correction, dit-il. Si j'avais dix ans de moins, je me ferais un plaisir de te la donner! — Mais vous avez dix ans de trop, n'est-ce pas? répliqua Paddy, railleur. — Malheureusement. Pourtant, j'ai un avantage sur toi : je suis chez moi, ici, alors tu vas t'asseoir bien tranquillement dans un coin et boire ta bière, sinon je demande au révérend père Murphy de t'interdire de remettre les pieds dans mon auberge. — Oh! ça va, ça va! » grogna Paddy. Il prit son verre de bière et alla s'attabler à l'écart, près de la porte. Tom Kerrigan retourna à sa place, non sans jeter des regards courroucés à Paddy, comme pour prévenir toute nouvelle tentative de scandale. 22
II s'adressa à Darby, avec la plus grande dignité : « Continue, Darby! » Pendant que le conteur toussait pour s'éclaircir la voix, le révérend père Murphy entra sans bruit. Seul Paddy le vit et se leva pour le saluer. Le prêtre lui fit signe de se rasseoir. « Je disais donc que ce n'était pas un farfadet quelconque, mais Brian Gonnor en personne, le roi des farfadets, que j'avais rencontré par hasard cette nuit-là. » II se recueillit et poursuivit d'une voix contenue : « Vous savez tous que, lorsque vous en tenez un sous votre regard, il ne peut s'échapper, aussi longtemps que vous l'y fixez. Quand je vis le roi Brian, la montagne était noyée dans le brouillard, et la lune n'éclairait guère plus qu'une chandelle, mais cela ne l'empêcha pas de tomber en mon pouvoir. » LES TROIS SOUHAITS DE DARBY O'GILL 23
Il lbaissa encore le ton pour décrire le lieu étrange et sinistre, les ruines, le roi des farfadets qui recula à la vue d'un humain et finalement s'adossa à une grosse pierre, tremblant de rage mais redressant sa petite taille, pour ne rien perdre de ses soixante centimètres ; le manteau royal, d'un vert foncé, les souliers ornés de boucles d'argent, la petite couronne d'or massif aux sept fleurons, portée crânement en arrière, les cheveux longs et la barbe d'un roux ardent. « Ah! conclut Darby, si vous l'aviez vu, le visage crispé, les yeux flamboyants de colère! » « Roi Brian, lui dis-je, enfin j'ai réussi à vous attraper! Maintenant, je ne vous relâcherai que lorsque vous aurez exaucé trois vœux que je vais formuler! — Bon, dit-il, nous allons examiner la question. Tu prendras bien une pincée de tabac à priser? — Non. Surtout, laissez votre tabatière dans votre poche. Je sais très bien que vous avez l'intention de m'envoyer votre tabac dans les yeux. Mon grand-père m'a mis au courant des vilains tours que vous avez l'habitude de jouer aux hommes! — Tu vas un peu loin, dit-il avec arrogance. Puisqu'il en est ainsi, tu n'obtiendras rien de moi. — Vous avez le choix : ou bien vous exaucez mes vœux, ou bien je vous emmène à l'église, pour vous faire bénir par le père Murphy. Ce sera drôle de vous voir vous ratatiner sous l'eau bénite! » Le père Murphy, dont la présence restait insoupçonnée, fut assez surpris du rôle qu'on lui faisait jouer dans cette histoire, mais il ne broncha pas. Darby continua. Il peignit la terreur qui passa dans le regard du petit roi, quand celui-ci se décida à articuler : 24
« J'exaucerai tes souhaits, Darby. Dépêche-toi, on m'attend dans mon royaume. — Laissez-moi réfléchir posément. — As-tu besoin de tant réfléchir? Les hommes demandent toujours des tas d'or! » Darby était maintenant pris lui-même au charme de son récit, et y mettait toute son âme. Chaque mouvement de son corps, de ses mains, de sa tête traduisait la colère, la peur ou l'ironie, comme s'il eût été un grand acteur en scène. Parfois, il élevait la voix. Puis il la baissait jusqu'au murmure. Il changeait d'intonation suivant qu'il faisait parler le roi des farfadets ou lui-même. Il savait évoquer avec talent son adversaire, humilié et furieux d'être confondu par un mortel supérieurement intelligent. Sa réponse au roi Brian, qui venait de lui proposer l'or tant convoité par les humains, tomba avec une dédaigneuse indifférence : « Peut-être.... Mais que représente l'or pour un homme, s'il est trop malade ou trop triste pour en profiter? — Tu es avisé. - Parfaitement ! Voici mon premier vœu : Accordezmoi la santé! — Tu l'auras. — Mon second vœu vous paraîtra insignifiant, sans doute, mais il a une grosse importance pour moi : Je voudrais avoir une magnifique récolte de pommes de terre! — Accordé. — Pour mon troisième vœu, je souhaite recevoir une marmite pleine de pièces d'or ! »
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Il interrompit son dialogue pour mimer la scène : une énorme marmite remplie de pièces d'or apparaissait devant lui; il plongeait les mains jusqu'aux coudes dans ce récipient imaginaire et tirait des profondeurs une pièce qu'il mordait. C'était bien de l'or! Puis il reprit le rôle du petit roi, qui demanda négligemment : « Quel est ton quatrième souhait? — Mon quatrième? — Mets-moi à l'épreuve. Tu verras à quel point je sais être généreux! — Dans ce cas, je vais aussi me montrer généreux. » Darby regarda ses amis, qui attendaient la suite avec un intérêt évident. Peut-être improvisait-il pour faire plaisir à son auditoire : « Accordez-moi une marmite d'or toute pareille à celle-ci pour mon ami Tom Kerrigan; une autre pour ce brave gars de Mick Martin, et une autre encore pour Molly Malloy. » « Oh Darby!, s'écria Molly, c'est vrai? Vous avez pensé à moi? — Bien sûr! — Alors, je suis riche? » Darby secoua tristement la tête. « Nous devrions tous être riches, mais hélas! j'avais oublié la conséquence d'un quatrième vœu.. A peine était-il tombé de mes lèvres que ma marmite d'or disparaissait, en même temps que le roi Brian. J'entendis sa voix moqueuse résonner au loin : 26
J'exaucerai trois souhaits Ambitieux ou timides. Un de plus et c'en est fait : Tu resteras les mains vides ! Tous soupirèrent profondément, Darby plus encore que les autres. « Quel idiot j'ai été de tomber dans le piège du quatrième vœu! Et pourtant mon grand-père m'avait bien prévenu! » Tom Kerrigan remarqua judicieusement : « C'est ton second vœu qui a tout gâché. Si tu avais demandé de l'or et non des patates, nous serions tous riches comme Crésus! » Molly se lamentait : « Une grande marmite pleine d'or pour moi! »
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Mick Martin le prit tout autrement : « Je n'en voudrais pas, Darby, dit-il. C'est l'or du démon! Je refuserais d'y toucher même si le père Murphy lui-même bénissait chaque pièce! » Le père Murphy sourit dans sa barbe, mais ne bougea pas. Mick Martin donna quelques bons conseils à Darby : « Ne retourne plus sur le mont Karry, mon vieux. Si tu continues à pourchasser le roi des farfadets, il finira un jour par t'entraîner avec lui dans son royaume et fera de toi son esclave. » Darby se vexa : « Me crois-tu tombé de la dernière pluie? — Il est plus malin que toi. N'oublie pas qu'il a cinq mille ans et que, chaque année de sa vie, il a appris un nouveau tour ! — J'en connais plus de cent! — Tu es fou ! A ce jeu-là, tu te feras prendre comme un rat dans un piège. En tout cas, je ne veux pas être cause de tes malheurs : ne demande pas d'or pour moi ! » Darby répondit ironiquement : « Je donnerai ta part à l'Église, Mick. » II adressa un coup d'œil complice à Tom et à Molly, et ajouta : « Seulement, je ne dirai pas au père Murphy d'où vient l'or! » Molly éclata de rire, mais quand elle se retourna pour aller à son comptoir, elle resta saisie d'étonnement. C'est alors que chacun vit le prêtre, et se leva, assez mal à l'aise. Le père Murphy se leva aussi et s'approcha d'eux avec un aimable sourire : « Que Dieu vous ait tous en sa sainte garde !
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— Et vous aussi, mon père », répondirent-ils en se signant. Tom tenta d'expliquer : « Nous ne vous avions pas vu, monsieur le curé. — Oh! je ne voulais pas vous interrompre! répondit le père Murphy sans aucune gêne. J'étais venu pour vous apprendre une bonne nouvelle. Mon ami, le père O'Leary, de la ville de Greencove, a reçu de Lord Ballingberg une nouvelle cloche pour sa paroisse, et il nous offre l'ancienne. — Gloire au Seigneur! s'écria Molly. — Bravo, bravo! » murmura Darby, qui n'osait encore lever les yeux. Tom et Mick poussèrent ensemble un grognement approbatif. Le père Murphy se mit à marcher de long en large et à parler d'un air absorbé, comme s'il pensait tout haut : « Oui, nous allons enfin avoir une cloche dans notre église. Elle est à notre disposition, mais il faut aller la chercher à Greencove. Si j'avais un cheval, j'irais moimême, seulement voilà, je n'ai pas de cheval.... » II regarda Paddy, qui détourna les yeux, tandis que le prêtre finissait son monologue : « Peut-être y a-t-il quelqu'un ici qui accepterait d'aller chercher la cloche avec son cheval et sa voiture? » Paddy tenait toujours son fouet de cocher à la main, et, pour une fois, regretta bien de ne pas l'avoir laissé à la maison. Tout le monde attendait sa réponse avec curiosité. Peu gracieux, comme à l'ordinaire, il demanda au père Murphy : « Combien ce quelqu’un là toucherait-il pour sa course? » 29
Sans nul doute, le père Murphy n'avait pas envisagé de payer le transport de sa cloche. Pourtant, devant l'air résolu de Paddy, qui ne baissait pas les yeux, il répondit en soupirant : « Nous essaierons de trouver deux livres pour cela. — Ce n'est pas assez. — Oh! je sais que le dérangement mérite bien trois livres. Cependant, comme je suis un pauvre prêtre, je porterai la différence au crédit de votre âme.... » Paddy resta muet. Son air buté disait clairement qu'il n'attachait d'importance qu'aux biens terrestres. Le père Murphy semblait avoir perdu la partie. Il se remit à marcher à travers la salle et déclara : « Pourtant, une si belle action pourrait faire pardonner un péché grave comme celui de vouloir se servir de son curé et de l'Église contre les Puissances des Ténèbres, dans un dessein égoïste.... » II n'avait pas encore regardé Darby. Mais celui-ci s'écria aussitôt : « J'irai chercher la cloche, mon père, et je le ferai pour rien! » Alors le prêtre lui dit avec un beau sourire : « Oh! vraiment, Darby, vous voulez bien vous en charger? Laissez-moi réfléchir.... Comme récompense, vous aurez la musique de la cloche ! — La musique de la cloche!... Pour moi, mon père? — Parfaitement! Pour vous et vos descendants, de génération en génération jusqu'à la fin des siècles. » Darby salua profondément. « C'est une bonne affaire, dit-il. Marché conclu! J'irai demain. » 30
Darby et sa fille étaient déjà dehors. 31
A ce moment Katie entra en coup de vent et appela : « Papa ! » Puis elle vit le prêtre et s'adressa à lui : «Je vous demande pardon, monsieur le curé, mais Lord Fitzpatrick vient d'arriver et.... » Darby ne la laissa pas achever. « Excusez-moi, je dois partir tout de suite », bredouilla-t-il à l'adresse du père Murphy. « Je vous en prie, il ne faut pas le faire attendre », dit le prêtre. Darby et sa fille étaient déjà dehors, courant à perdre haleine en direction du manoir...
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III
de Lord Fitzpatrick s'enorgueillissait d'un grand bois de hêtres, alors que le pays environnant était aussi chauve qu'un œuf. Depuis plusieurs années, Lord Fitzpatrick trouvait, lorsqu'il y venait chasser, son beau bois fort mal entretenu, avec des chemins encombrés de branches mortes. Bien souvent, il en avait fait le reproche à Darby, qui, chaque fois, jurait ses grands dieux de tout remettre en ordre dans le plus bref délai. Mais les choses restaient dans le même état et Lord Fitzpatrick, excédé, venait de se résoudre à le remplacer par le jeune Michaël Mac Bride. LE DOMAINE
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« Voici l'allée qui conduit au manoir, dit Lord Fitzpatrick à son compagnon, et je veux qu'elle soit bien entretenue. Lady Fitzpatrick attache beaucoup d'importance à sa maison de campagne. » Michaël ne répondit pas. Il croyait distinguer quelque chose d'anormal et quitta l'allée. Quand Fitzpatrick le rejoignit, il était penché sur un lapin pris dans un piège. « Quelqu'un braconne par ici », remarqua Michaël en soupesant l'animal. Il était sur le point de le reposer à terre quand son patron en décida autrement : « Emportons-le comme pièce à conviction », dit-il. Ils se remirent à marcher, et Fitzpatrick continua de donner ses instructions : « Vous allez mettre un terme à cet état de choses; Darby est trop vieux pour défendre le domaine contre les braconniers. D'ailleurs, je le crois capable de les aider à poser des pièges. Je vous préviens que je ne veux pas d'histoires avec les habitants du village. Ce sont de braves gens et je les aime bien; j'espère que vous ferez de même. Tâchez seulement de ne pas les aimer trop. — Bien, monsieur le comte. Pas de braconniers. — Débarrassez-vous aussi des renards. Quand je viens pour chasser le coq de bruyère, il faut tout de même que j'en trouve quelques spécimens. Oh! s'exclama-t-il, regardez ! » Fitzpatrick tombait en arrêt, consterné, devant la jungle qui entourait sa maison, une belle bâtisse aux lignes élégantes, à côté d'un étang, une retraite sylvestre où l'on devait aimer, l'été, à prendre ses repas en plein air. Puis il s'avança dans l'herbe épaisse, et brandit d'un geste menaçant la badine qu'il tenait à la main. 34
« Je ne peux tout de même pas payer une armée d'employés pour entretenir une propriété où je passe si peu de temps chaque année, et je ne demande pas l'impossible! Mais, par saint Georges, je ne veux pas voir l'herbe aussi haute que la maison ! » Ils entendirent des pas approcher. Fitzpatrick tendit la main vers le lapin; Michaël le lui passa. Le comte le prit par les oreilles et le cacha derrière son dos. Quand le vieux et génial conteur apparut, il jouait le rôle d'un intendant affairé, et portait une faux quelque peu rouillée. Il arriva près d'eux tout essoufflé, l'air ravi de les voir. « Ah! s'écria-t-il. Je n'osais pas espérer que monsieur le comte nous ferait le plaisir de revenir si tôt! » Fitzpatrick regarda l'herbe de façon significative et répondit : « Il me paraît évident que vous ne m'attendiez pas. » Darby posa ostensiblement sa faux contre la maison. « Un jour de plus et vous auriez trouvé une pelouse irréprochable, monsieur le comte. — Je n'en doute pas,... Darby, je vous présente M. Michaël Mac Bride, de Dublin. J'ai décidé de le mettre à votre place. » Le sourire de Darby se figea sur ses lèvres. Ses yeux s'agrandirent de surprise. Avait-il bien entendu? Fitzpatrick continuait : « J'ai longuement réfléchi, Darby, croyez-moi. Vous avez été un fidèle serviteur, mais maintenant nous avons besoin ici d'un bonhomme plus jeune. Quand on prend de 35
l'âge, il ne faut pas tant travailler. Je vous mets à la retraite. Vous toucherez désormais la moitié de votre salaire; de plus, je vous donnerai au village une petite maison, libre de loyer jusqu'à la fin de vos jours. » Darby était horrifié. « Oh! monsieur le comte! Quitter le pavillon où nous avons vécu si longtemps? — Vous vous habituerez à votre nouvelle demeure. — Je me demande ce que Katie en pensera. Et qu'estce que je deviendrai, moi? Mis à la retraite dans la fleur de l'âge? — Vous aurez le loisir de raconter des histoires toute la journée au café, et de braconner la nuit ! » dit Lord Fitzpatrick, impatienté par l'attitude de son intendant. Il tira le lapin de derrière son dos et le mit sous le nez de
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Darby. Celui-ci sursauta. Son trouble en disait long; pourtant il se reprit vite. « Avec tous les renards qui mangent les coqs de bruyère, monsieur le comte ne pense tout de même pas que ce piège-là était destiné aux lapins! » Fitzpatrick sourit en son for intérieur. Les ruses de son intendant l'amusaient toujours. « C'est vous qui êtes un vieux renard, Darby, mais j'ai de la sympathie pour vous. Pour Katie aussi. D'ailleurs, chaque fois que nous ouvrirons le manoir, nous ferons appel à ses services, comme par le passé. — Merci, monsieur le comte. » Une lueur d'espoir brilla dans les yeux de Darby. « Quand devrons-nous quitter le pavillon? » Fitzpatrick se tourna vers Michaël. « Pouvons-nous lui accorder un délai de quinze jours? — Pour ma part, je n'y vois aucun inconvénient, monsieur le comte. — Dans ce cas, ce soir, après votre travail, vous irez demander à Tom Kerrigan qu'il vous donne une chambre dans son auberge. » Darby présenta humblement une requête à Lord Fitzpatrick: « S'il vous plaît, monsieur le comte, ne dites rien à Katie. J'aimerais mieux lui annoncer la nouvelle moimême. — Entendu, mais souvenez-vous que j'ai dit deux semaines, et non pas deux ans. — Oh ! bien sûr, monsieur le comte ! — Je reviendrai dans quinze jours exactement, avec Lady Fitzpatrick. 'Il faut qu'à ce moment nous trouvions 37
Michaël Mac Bride installé à votre place, et que la question soit entièrement réglée. » Darby s'inclina respectueusement. Pourtant, quand il se redressa, Michaël vit un éclair de malice passer dans l'œil bleu du vieil intendant et en conçut quelque inquiétude.
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IV et Michaël regardèrent Lord Fitzpatrick s'éloigner avec son équipage. Il avait pris le prétexte d'une affaire à régler d'urgence peur refuser les rafraîchissements que lui offrait Katie. Au fond, il préférait de beaucoup que Darby mît lui-même sa fille au courant. Ni lui ni Lady Fitzpatrick n'avaient jamais eu lieu de se plaindre de Katie. Elle entretenait fort bien la maison, alors que son père se désintéressait des terres. C'était de plus une fille charmante et gaie, aux yeux d'un bleu profond. Le comte n'eût pas aimé voir de si jolis yeux se voiler de tristesse par sa faute. DARBY
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Darby pensait à peu près la même chose : «Je ne veux pas faire de la peine à Katie.... » Innocemment, il dit à Michaël : « Ce ne serait pas bien de votre part de laisser M. le comte payer une chambre à l'auberge, quand il y a de la place pour vous dans le pavillon ! » Le jeune homme regarda le vieux Darby avec attention. Il se sentait attiré par lui et pourtant se méfiait d'instinct. « C'est très aimable de votre part, dit-il, mais je ne crois pas que Lord Fitzpatrick approuverait cet arrangement. — Et pourquoi donc?... Venez, je vais vous mettre au courant de votre nouveau travail. » Michaël se laissa prendre par le bras et conduire au pavillon. « Katie! appela Darby. Katie! » Quand sa fille apparut à la porte, Darby lui dit : « Katie, ma chérie, je te présente monsieur... heu.... — Mac Bride. Michaël Mac Bride », compléta le visiteur. Katie sourit en lui tendant la main, et Michaël fut très impressionné par les beaux yeux bleus. « M. Mac Bride restera avec nous pendant une quinzaine. Mets quelques pommes de terre de plus dans la marmite, et fais le lit dans la mansarde, ma chérie. » Michaël lui donna le choix : « Ne vous dérangez pas pour moi, je vous en prie. Je peux louer une chambre à l'auberge. — Restez ici. Cela ne nous dérange nullement. » Elle sourit de nouveau. Pendant que le jeune homme 40
répondait à son sourire, Darby s'empara de la petite valise de Michaël et la déposa dans la maison. Puis il alla chercher deux bêches. Le jeune homme sortit avec lui, non sans se retourner pour regarder encore Katie. Celle-ci le suivit des yeux avec curiosité. Déjà conquis par la cordialité de Darby et le charme de sa fille, Michaël commençait à comprendre pourquoi Lord Fitzpatrick s'était laissé mener par le bout du nez pendant cinq ans....
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V n'avait pas de chance ce jour-là, au café de Glenmore. Après le départ de Darby, il s'était tout d'abord tenu tranquille dans son coin, puis il avait profité de l'inattention générale pour se glisser jusqu'au comptoir et verser une grande rasade de whisky dans son verre de bière. Il allait porter à ses lèvres ce breuvage amélioré quand quelqu'un le lui ôta des mains et le reposa sur le comptoir. Il levait déjà le poing pour frapper l'insolent personnage, lorsqu'il s'aperçut qu'il s'agissait de sa propre mère. Elle le tira par la manche, si visiblement agitée qu'il PADDY
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renonça provisoirement à vider son verre et grogna : « Qu'est-ce qu'il y a? » La vieille Ursule chuchota : « Viens avec moi. Je veux que Lord Fitzpatrick te voie. » II la suivit à regret et demanda : « Pourquoi faut-il qu'il me voie? — Parce que je crois que tu peux obtenir la place de Darby O'Gill. » Ils étaient maintenant sortis du café et seuls sur la route. Elle ajouta triomphalement : « Imagine comme ça te poserait dans le pays d'être l'intendant de M. le comte.... » Elle s'interrompit et ajouta plus bas : « ... et d'épouser Katie O'Gill! » Paddy eut un mauvais rire. « Ma pauvre mère, dit-il, tu rêves tout éveillée ! — Non ! Je sais ce que je dis ! » Les yeux de la vieille Ursule brillèrent de colère devant l'incrédulité de son fils, car elle ne doutait aucunement d'avoir su intéresser Lord Fitzpatrick. « J'ai parlé de toi à M. le comte, ce n'est plus qu'une affairé de temps. » Elle ricana avant d'ajouter d'un air mystérieux : « Pour ce qui est de Katie, je lui ai touché un mot.... » L'arrogance naturelle de Paddy lui dicta sa réponse. En réalité, Katie lui plaisait beaucoup, mais il ne voulait pas l'avouer. « Katie? Pourquoi te figures-tu qu'elle m'intéresse plus que les autres? D'ailleurs, avec une situation comme cellelà, je n'aurai que l'embarras du choix! » La vieille Ursule grimaça. « Oui, mais Katie peut t'aider à l'obtenir. » 43
Paddy ne répondit pas. Sa mère marquait un point. A ce moment, le trot cadencé des chevaux de Lord Fitzpatrick retentit au loin, sur la route. « Attention ! Tiens-toi droit ! » commanda Ursule. Paddy fit face à la voiture qui approchait, bomba le torse et redressa la tête. « Souris, mon gars, murmura Ursule. Mais souris donc! » Paddy découvrit ses grandes dents pendant que sa mère, pour obliger le comte à s'arrêter, se jetait au-devant de la voiture, au risque d'être renversée par les chevaux. « Voici mon fils Paddy, dont j'ai parlé à monsieur le comte. » Le sourire forcé de Paddy s'accentua. « Ah! » dit Lord Fitzpatrick, qui cherchait quelque chose de banal pour ne pas s'engager et faire tout de
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même plaisir à la vieille femme. « C'est un garçon bien bâti! » Ursule poussa un soupir de satisfaction. Le comte ajouta aimablement : « Heureux de vous connaître, Paddy. — Votre serviteur, monsieur le comte. » Fitzpatrick fouetta ses chevaux et repartit. Ursule s'agrippa au bras de Paddy. « As-tu entendu? Il a dit : « C'est un garçon bien « bâti! » Tu vas obtenir la place ! » Paddy était flatté et sa mère exultait. Elle jeta un regard triomphant sur l'équipage qui s'éloignait et soudain changea d'expression. « Tiens, il est seul maintenant. Qu'est devenu le jeune homme qui l'accompagnait? Pourquoi l'a-t-il laissé ici? — Je n'en sais rien, dit Paddy avec une complète indifférence, mais, telle que je te connais, tu ne tarderas pas à le savoir! » Il la planta là et retourna au café pour boire à sa future réussite.
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VI travaillait avec entrain. Darby, lui, se servait surtout de sa bêche pour s'appuyer nonchalamment dessus, mais le jeune homme devait reconnaître que la conversation de Darby faisait passer agréablement le temps; la perspective de retourner le soir au pavillon n'était pas non plus pour lui déplaire. Katie était en train de vérifier la cuisson des pommes de terre avec une fourchette, quand Darby rentra dans la cuisine et la salua joyeusement, de Pair d'un homme qui a bien gagné son dîner. MICHAËL
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« Si tu voyais la besogne que nous avons abattue aujourd'hui! » s'exclama Darby. Il se tourna vers Michaël et ajouta : « Vous avez fait une bonne partie du travail, j'en conviens. » Katie regarda les deux hommes l'un après l'autre et attendit une explication au sujet de Michaël. Darby lui fournit sa propre version : « M. le comte pense que j'ai besoin d'un aide pour remettre la pelouse en état avant les pluies. Il sait bien que je ne peux pas y arriver tout seul, quoique je fasse le travail de dix hommes.... » Michaël fut si surpris qu'il en resta cloué sur place. Darby le prit fermement par le bras et le conduisit vers la cheminée, de crainte qu'il ne vendît la mèche. « Venez, mon garçon, lui dit-il, asseyez-vous là. Je vais vous jouer un petit air en attendant que le dîner soit prêt. » Quand Michaël fut installé de force à la place d'honneur, Darby alla chercher son vieux violon et attaqua une mélodie. A vrai dire, Michaël n'écouta pas très attentivement. Il suivait des yeux la gracieuse jeune fille qui allait et venait dans la cuisine. « Connaissez-vous le nom de ce morceau? — Gomment? dit Michaël. — Je vous demande si vous avez déjà entendu cet air. — Non, dit Michaël. C'est une nouveauté pour moi. — Il s'appelle La Montagne en Feu. — Quelle belle musique, et comme vous la jouez bien! - Sans doute, mais je peux faire mieux. » Pendant que Dairby calait le violon sous son menton, 47
Michaël étudia la physionomie du vieil homme. Il avait une bonne figure, un teint rosé, une bouche bien dessinée ; ses mains hâlées étaient restées jeunes. Seul, son cou trahissait son âge. Il jouait avec recueillement et faisait preuve d'une vivacité et d'une précision étonnantes. L'intérêt que Michaël portait à Darby n'existait pas en regard de la fascination que ce dernier exerçait sur sa fille. Alors qu'elle était en contemplation devant Darby, elle sentit sur elle le regard de l'étranger et tourna la tête vers lui. Il lui sourit. Elle répondit, bienveillante parce qu'il semblait admirer son père. Michaël put mieux voir ses jolis yeux, non pas d'un bleu de porcelaine, comme on en rencontre souvent, mais bleus pailletés d'or, ce qui leur donnait du caractère et de l'expression. Elle regarda de nouveau tendrement son père. Michaël ne pouvait soupçonner tout ce qu'il représentait pour elle. Darby, marié tard, était un vieux papa pour une jeune fille comme Katie. Peut-être pour cette raison l’aimait-elle davantage. Veuf après quelques années d'union, il lui avait patiemment révélé tout un monde poétique et merveilleux, appris des vers et des chansons, et tout le gaélique qu'elle connaissait. Ce fut encore Darby qui dirigea son instruction. Elle se souvenait que, lorsqu'elle rentrait de la petite école de M. Mac Carthy, son père lui faisait réciter ses leçons et savait les rendre vivantes, les égayer de détails pittoresques. Le premier soir, il lui avait demandé : « Te plais-tu à l'école? — Oh! papa, j'aime beaucoup cette école. - Est-ce que le maître vous a appris du latin?
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— Il ne l'a pas fait. (Aucun enfant irlandais n'emploie jamais « oui » ou « non ».) Il nous a parlé de l'Irlande. — Ah! Qu'est-ce que M. Mac Carthy raconte sur l'Irlande? » Katie avait aspiré profondément avant de débiter cette longue tirade : « L'Irlande est un très grand pays, d'environ cinq cents kilomètres de long sur trois cent cinquante de large. Elle est bordée au nord par l'océan Atlantique. Elle est bordée au sud par l'océan Atlantique. Elle est bordée à l'ouest par l'océan Atlantique. Elle est bordée à l'est par la mer d'Irlande. — Bravo ! Que d'eau, que d'eau ! — Est-ce vrai, papa? avait-elle demandé, méfiante. Est-ce que l'Irlande est bien bordée comme on me l'a appris? — Oui, ma chérie. D'ailleurs, c'est parfait ainsi. Mais qu'y a-t-il au milieu de cette Irlande de cinq cents kilomètres de long sur trois cent cinquante de large? Quelqu'un d'entre vous a-t-il songé à le demander? — Dublin. » Darby fit la grimace et ferma les yeux comme s'il formulait silencieusement une prière — ou quelques affreux jurons — puis soupira : « J'aurais pu me douter de la réponse. Enfin! Continue. — L'Irlande est un pays agricole. Elle exporte principalement du bétail et du blé. Elle importe du fer, du charbon et toutes sortes de minerais, car elle n'en a pas. — Elle n'a pas quoi? — Du fer, de l'argent, de l'or....
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Elle était en contemplation devant Darby.
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— Dieu nous protège de la pauvreté. De l'or, vraiment? Et l'or des farfadets? La montagne de Karry qui en est pleine? Oh! Après tout, peu importe! » Tout à coup, il l'avait enlevée dam ses bras et assise sur une chaise. Tel un orateur, il s'était mis à faire les cent pas, les mains derrière le dos et les yeux au ciel. « Katie, commença-t-il, il y a deux sortes d'êtres humains sur terre : ceux qui lisent dans les livres, et ceux qui voient avec leurs yeux. Dans ma jeunesse, quand j'étais un garçon indépendant, l'envie m'a pris de voyager, et j'ai suivi des chaudronniers ambulants. « Ensemble, nous avons parcouru l'Irlande en tous sens, du cap Malin au cap Mizen, d'Achill à Dublin. J'ai vu cent villes et mille villages, les jours de foire. Laisse-moi te dire ceci, ma petite fille : l'Irlande, c'est plus qu'une ^carte verte et rouge, bordée comme ci et comme ça. Écoute-moi bien, je vais t'expliquer ce que c'est! » Darby parla longtemps. Quand il s'arrêta, l'enfant soupira : « Quel dommage que l'instituteur n'ait pas été faire un voyage avec les chaudronniers ! » II lui fit comprendre qu'elle devait témoigner du respect à son instituteur, et à toute autorité supérieure. Il s'engagea à suivre de près les leçons données par M. Mac Carthy et conclut en souriant : « Le balai neuf nettoie bien, mais le vieux balai connaît mieux les coins! » Darby fit beaucoup plus que de rendre vivant le maigre et terne enseignement qu'elle recevait dans la pauvre petite école de Glenmore. Il nourrit son
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imagination, éveilla sa curiosité, l'intéressa aux merveilles de la nature et lui ouvrit le monde enchanté du surnaturel. Elle ne lut point de contes de fées, mais les écouta, avec ravissement. Elle n'avait pas beaucoup de chemin à parcourir pour aller voir le fort construit jadis par les Danois, et passer devant les dolmens, les tumulus, les menhirs et les cromlechs — sans parler des ruines de quelques églises et de châteaux de l'époque romane. Quelques-uns de ces vestiges dataient de l'âge de fer, d'autres d'une invasion espagnole; et qui eût pu dire le nom des premiers chrétiens qui ajoutèrent des croix aux formidables blocs de pierre plantés debout dans la terre, dont l'origine se perdait dans la nuit des temps? Seul, Darby pouvait tout expliquer et connaissait une histoire pour chacun de ces témoins du passé. D'ordinaire, les farfadets jouaient un grand rôle dans ses récits, mais puisque les pierres avaient gardé leur secret pendant trois mille ans, ne pouvaient-elles pas être considérées comme des œuvres surnaturelles? C'était juste auprès du grand tumulus que l'arrièregrand-père de Darby avait été capturé par Cliodna, la reine des fées, et retenu par elle pendant sept ans. (Du moins était-ce l'explication qu'il avait donnée à tous en rentrant chez lui.) Et là, sur la droite, Darby avait une nuit aperçu la Messagère dé la Mort, à l'affreux visage, revêtue d'un linceul couleur de safran. Katie ne pouvait pas passer sur le « pont Neuf », qui enjambait la rivière depuis deux siècles, sans se rappeler qu'à cet endroit Michaël Dooley avait été tué d'un coup de fusil à la suite d'une partie de cartes où il s'était laissé aller à tricher. Son fantôme se promenait là et revivait sa mort 52
avec d'affreux gémissements, sur le coup de minuit. Katie se souvenait encore des amusantes histoires que son père lui racontait en la mettant au lit. Depuis le moment où Darby commençait par la formule consacrée :
« Au temps où les petits oiseaux nichaient dans la barbe des vieux messieurs, et où les dindons fumaient la pipe.... » jusqu'à la conclusion : Ils vécurent heureux Et nous ferons comme eux ! elle restait immobile, les yeux agrandis, écoutant avec un intérêt passionné....
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Michaël ne pouvait pas savoir tout cela. Il ne pouvait pas deviner que Darby avait joué du violon pendant des heures et des heures pour calmer une enfant souvent agitée.... Soudain, il réalisa qu'il entendait une musique inhabituelle, tour à tour mélancolique et gaie. Quand ce fut fini, il demanda à Darby : « Comment s'appelle ce morceau? » Darby répondit mystérieusement : « Ceux qui me l'ont appris ne lui donnaient pas de nom. — Où l'avez-vous entendu? » Darby baissa la voix : « Dans les ruines, en haut du mont Karry.... Ils dansaient dans le clair de lune, sous mes yeux.... — Vraiment, ils n'ont peur de rien ! » Darby était insensible à l'ironie. « Non. Ils sont hardis et très malins. Je les connais! Une fois, j'ai attrapé le roi Brian lui-même, et il m'a donné de l'or.... Je n'en avais pas besoin à ce moment-là, et je me suis laissé rouler par lui. » II ajouta un ton plus bas : « Maintenant, j'en ai besoin.... » Michaël approuva d'un signe de tête, et quand Darby tourna le dos, le jeune homme rencontra les yeux de Katie. Il lui sourit d'un air complice, comme un adulte sourit de la naïveté d'un enfant, en regardant un autre adulte. Katie le considéra froidement. « Le dîner est prêt », dit-elle d'une voix sèche. Elle ne lui dit pas un mot pendant le repas, malgré les compliments qu'il lui adressa au sujet de sa cuisine. Michaël, tout penaud, constata que la colère la rendait encore plus jolie. La nuit tombait quand les deux hommes quittèrent
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la maison et entrèrent dans la remise, où Darby alluma une lanterne. Il prit un licou et expliqua à Michaël : « Demain, à l'aube, je dois aller à Greencove chercher une cloche pour la chapelle. Il faut que je fasse rentrer la jument ce soir avant qu'elle ne se sauve trop loin dans la montagne. — Je vais avec vous. — Heu.... Je comptais sur vous pour faire le tour du manoir et vérifier si les portes et les fenêtres sont bien fermées. — D'accord, dit Michaël avec bonne humeur, mais quand j'aurai terminé, j'irai coucher à l'auberge. — Pourquoi voulez-vous faire ça? —Je ne peux pas accepter l'hospitalité dans ces conditions. Il faut que vous quittiez la place dans quinze jours, et votre fille n'en sait rien. — Je vais la mettre au courant. — Alors, pourquoi lui avoir raconté que j'étais ici pour vous aider à couper l'herbe? » Darby réfléchit quelques instants et répondit gravement : « Elle est née dans le pavillon, et pendant vingt ans elle y a vécu. Imaginez-vous sa peine, quand elle saura? Le fait d'habiter dans la propriété de Lord Fitzpatrick nous vaut la considération de tout le pays.... Enfin, rassurezvous, je lui dirai tout, le moment venu. Il faut prendre quelques précautions pour lui annoncer cette mauvaise nouvelle.... — Quand comptez-vous lui parler? insista Michaël. — Dès que l'occasion se présentera. — Alors, faites-le vite. 55
— Oh! soyez tranquille, je le lui dirai. » Ils sortirent de la remise. Darby regarda du côté du mont Karry. « Quelle belle nuit ! dit-il. Une nuit comme ils les aiment....» Une lueur passa dans son regard de vieux prospecteur sûr qu'il y a de l'or dans la montagne. Il baissa la voix : « Qui sait ce que je vais trouver là-bas? » murmura-t-il en s'éloignant. Il se retourna et lança au nouvel intendant : « Attention aux braconniers! » Michaël sourit. Pourtant, il était inquiet de voir le vieil homme partir à la chasse aux fantômes, dans la nuit. Que les saints le préservent ! Darby, pour sa part, n'avait aucune appréhension. Il voulait rattraper sa vieille jument et ensuite faire un petit tour dans les ruines, sur le mont Karry. Mais Cléopâtre, ce soir-là, se montra d'humeur capricieuse. Elle refusa de se laisser rejoindre. « Viens, Cléopâtre, viens, ma mignonne », appela Darby, de sa voix la plus suave, en s'approchant d'elle. La jument le regarda venir et, dès qu'il tendit le bras, elle partit au galop, en direction du Karry; elle était déjà grimpée à mi-chemin quand il réussit à la rattraper pour la seconde fois. « Allons, sois gentille, Cléopâtre! » dit-il doucement, mais la coquine poussa un long hennissement moqueur et repartit du plus vite qu'elle put dans le rude sentier de montagne. Furieux, II la menaça de son bâton : « Le diable t'emporte! » Darby craignait qu'elle ne mît en fuite les farfadets en allant hennir et ruer au milieu des ruines. Quand il arriva au faîte de la montagne, Cléopâtre se livrait1 en effet à des manifestations des plus
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Cléopâtre se livrait à des manifestations bruyantes.
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bruyantes. Il essaya de l'approcher en se dissimulant derrière les piliers de l'ancien château. Du moins disait-on qu'à cette place s'élevait autrefois un château. La légende voulait qu'il fût devenu plus tard le « Club de l'Enfer », où les membres gardaient toujours un siège disponible pour Sa Majesté le Diable, pendant leurs parties de cartes. Un soir où la table était entourée de nombreux joueurs, un homme de grande taille, maigre et brun, tout de noir vêtu, réclama la chaise libre. Au cours de la partie, un autre joueur laissa tomber une carte et se pencha pour la ramasser. Il remarqua alors, sous la table, un pied fourchu. Il fit le signe de la croix, et le nouveau venu s'enfuit par le toit en flammes.... Quoi qu'il en fût, l'édifice brûla. Darby attachait peu de foi à l'histoire et pourtant ce soir il pensait, en regardant par la brèche d'un des murs, que le diable lui-même eût pu faire, en s'enfuyant, une pareille trouée. La lune fut obscurcie par un nuage. Des chauvessouris volèrent lentement au-dessus de lui. Du moins semblaient-elles être des chauves-souris, mais leurs ululements résonnaient étrangement et rappelaient la mélodie que Darby venait de jouer pour Michaël. Il n'en fut pas surpris. N'était-ce pas en ce lieu que, pour la première fois, cette musique l'avait charmé? Il continua d'avancer. La lune se montra de nouveau, et il vit Cléopâtre arrêtée au bord d'un ancien puits. « Tu veux donc te casser une patte, sale bête? » dit-il à mi-voix, exaspéré. La vieille jument tourna la tête vers lui, puis se remit à contempler le fond du puits. On eût juré qu'elle l'invitait à venir voir quelque chose. Il avança sur la pointe
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des pieds et constata qu'une lumière blafarde sortait du puits, tandis que la musique se précisait. Il s'approcha, non sans crainte. « Oh ! dit-il après un regard au fond du puits, comme c'est curieux! » II reporta les yeux sur sa jument et recula, frappé d'horreur. Éclairée par la lumière surnaturelle, Cléopâtre s'était changée en cheval fantôme aux yeux terrifiants, qui soufflait du feu par les naseaux.... Elle se mit à ruer de façon inquiétante, cherchant à atteindre Darby, et, tandis que la musique allait crescendo, poussa un hennissement qui lui glaça le sang. Elle se cabra. Il tenta de s'écarter et de protéger sa tête, au moment où les sabots menaçants retombaient sur lui.... Ce qui se passa ensuite resta toujours imprécis dans l'esprit de Darby. Pris de vertige, il se rendit vaguement compte qu'il tombait, tombait, tombait, jusqu'à ce qu'un choc violent lui fît perdre totalement conscience. Quand il rouvrit les yeux, il distingua des ombres confuses à travers une sorte de brouillard. Il entendit des voix, à hauteur de sa tête. Ces voix parlaient de lui. Darby referma les paupières, fit le mort et écouta. « C'est Darby O'Gill, disait l'une. — Je me demande pourquoi Sa Majesté a voulu faire entrer ici cette vieille carcasse, qui n'a plus un souffle de vie », disait l'autre. Darby souleva imperceptiblement une paupière et aperçut, tout près, deux farfadets ventrus. « Il doit être ivre, », dit le second farfadet, qui portait
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une veste marron et arborait une belle plume blanche à son chapeau. « Les hommes ne savent pas boire ! — Ou bien il est ivre, ou bien il est profondément endormi, ou bien il est mort! — Nous n'allons pas tarder à le savoir! » Ils sortirent du champ visuel de Darby, qui ne put les voir grimper sur une grosse pierre, derrière sa tête, et prendre leur élan, mais quand il les reçut l'un après l'autre sur l'estomac, il fut si furieux qu'il se dressa sur son séant et s'empara de son bâton. « Assassins! cria-t-il. — Prends garde à ton bâton! » dit le premier des farfadets, sans s'émouvoir. En effet, le bâton levé par Darby se retourna contre lui et se mit à taper à "coups redoublés sur sa pauvre tête. Il fallut qu'il le saisît à deux
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mains pour s'en débarrasser. Il regarda les deux farfadets avec une inquiétude empreinte de respect. Le second ordonna : « Viens par ici, vieux farceur, nous allons te conduire à notre roi. » Darby se leva et suivit les farfadets à travers une sombre grotte. Il ne se sentait guère rassuré. Tous trois débouchèrent ensuite dans une grande salle, où l'éclat de l'or éblouit Darby. C'était une sorte de mine, où une douzaine de lutins remplissaient des marmites en puisant à la pelle dans d'énormes tas de pièces d'or. Darby ne se rendit pas compte qu'il exprimait tout haut sa pensée : « Nom d'une pipe! En voilà des richesses!» L'un des travailleurs s'arrêta et poussa du coude son voisin. « Regarde donc le drôle de bonhomme que nous amènent Padraig Og et Roderic Ruadh. Qui est-ce, Padraig? — Il s'appelait Darby O'Gill », répondit le premier de ses guides. Darby trouva fort déplaisant qu'on usât du passé en parlant de lui. Pour comble, son second guide, Roderic Ruadh, lui fit remarquer avec impatience : « Viens donc ! L'or n'a plus d'intérêt pour toi. Ce sont les humains qui s'en servent! — Alors, qu'est-ce que je suis, d'après vous? grogna Darby. — Nous ne le savons pas encore. Sa Majesté te le dira. » Darby les suivit, mal à son aise. Ils traversèrent un tunnel et pénétrèrent dans une troisième caverne. Au milieu se trouvait un grand établi de cordonnier, avec 61
une douzaine de farfadets en tabliers de cuir qui s'affairaient autour. Ils s'arrêtèrent de travailler et examinèrent curieusement Darby. Padraig Og commença : « Ici nous avons.... » Darby leva la main. « Je sais », dit-il. Il sourit d'un air entendu, et récita : Pan, pan, pan ! Joyeux lutin, Tapant du soir au matin, Dis-moi à quoi tu t'appliques? — Je fais des souliers magiques ! Les farfadets le regardèrent avec ahurissement, comme s'ils n'avaient jamais entendu pareille sottise, et éclatèrent tous de rire. Padraig se remit en route. Darby suivit, très vexé. De tristes pensées hantèrent son cerveau. Pendant des années, il avait fait autorité en matière de légende et de féerie, et maintenant, qu'allait-il devenir? Les farfadets le tueraient-ils? Ne reverrait-il plus jamais sa chère Katie? Le chemin que prenaient ses guides montait une pente assez raide et aboutissait à une superbe cascade. En voyant cela, Darby s'arrêta. Si les farfadets voulaient le noyer, il était prêt à défendre chèrement sa vie! Mais Padraig s'approcha des eaux grondantes, leur adressa quelques mots en gaélique, et aussitôt la cascade se partagea en deux, comme un rideau.... Une fois de plus, Darby entendit la musique mystérieuse. Il franchit la cascade à pied sec; elle se referma derrière lui, et il se trouva dans la salle du trône. C'était une grotte immense ornée de stalactites et de
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stalagmites, d'où partaient des passages conduisant dans les profondeurs de la montagne. Les farfadets en avaient fait un lieu dont la splendeur dépassait l'imagination, Les parois étaient veinées d'or. Des colonnes d'un calcaire transparent comme de la glace s'élevaient jusqu'au plafond, sculptées en forme d'arbres et portant d'innombrables symboles mystiques irlandais. Le plafond lui-même était d'un bleu de nuit, et des diamants gros comme des œufs de cane y figuraient les étoiles. Le roi Brian était assis sur un trône d'or; il portait le même costume que Darby lui avait vu lors de leur première rencontre. Peu soucieux de la grandeur royale, il jouait un air entraînant sur une minuscule cornemuse, pendant que ses sujets, tous habillés de vert, dansaient devant lui. Darby remarqua, autour du trône, quelques objets faits de la main de l'homme : une harpe, une épée, un canon du XVIe siècle, une coupe géante à deux anses et un coffre. Il se retourna pour parler à ses guides, mais ne vit plus personne. Celui qu'on nommait Padraig Og s'approchait du roi. Brian se pencha vers lui pour l'entendre, tout en continuant de jouer de la cornemuse, mais, lorsque Padraig désigna Darby d'un geste, la musique s'arrêta et les danseurs aussi. Le cœur de Darby fit de même, jusqu'à ce que le roi l'appelât, d'un ton jovial : « Darby O'Gill! Je suis ravi de te voir. — Votre Majesté est trop bonne, dit Darby. — Approche! » Darby traversa la grande salle, et les farfadets s'écartèrent pour le laisser passer. Quand il fut monté sur
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Le roi Brian jouait un air entraînant. 64
la plate-forme, devant le trône, il regarda autour de lui. « C'est beau chez vous ! dit-il aimablement. — Oui, ce n'est pas mal », répondit le roi. Il lui désigna le coffre. « Assieds-toi là. » Darby voulut rabattre le couvercle, et resta ébloui par le contenu du coffre : il était plein jusqu'au bord de diamants, de perles et de bijoux d'or ciselé, si précieux qu'il ne pouvait en détacher les yeux. « Ce n'est qu'un vieux coffre plein de joyaux, dit le roi. Ferme-le donc et assieds-toi dessus! » Darby obéit. Le roi expliqua : « Nous l'avons trouvé dans un navire espagnol, après le naufrage de l'Invincible Armada. — Vraiment? dit Darby, très impressionné d'être assis sur ce trésor considérable. — Tu peux voir à ma droite le canon du navire qui le transportait. — C'est une belle pièce », dit Darby. Il mesura du regard la hauteur du trône. « Et le trône? demanda-t-il. A-t-il aussi appartenu aux Espagnols? — Par la barbe du diable ! jura le petit roi, indigné. Te figures-tu que je voudrais m'asseoir sur un trône espagnol? C'était là le trône de Fergus Mac Leide, l'ancien grand roi de toute l'Irlande! — Oh! » Le roi étendit le bras. « As-tu vu la coupe de Cormac, en or massif? » Darby connaissait l'histoire de cette merveille. Il se demanda si elle se cassait toujours en trois lorsque quelqu'un proférait un mensonge auprès d'elle. 65
Le roi était enchanté de montrer ses trésors à un connaisseur tel que le vieil intendant. Celui-ci ne cachait pas son admiration, Brian désigna l'épée posée sur une marche du trône, une arme deux fois plus grande que le roi lui-même. « Et voici l'épée de Brian Boru, qui a chassé les Danois.... » Darby était trop ému pour exprimer ses sentiments, mais le roi poursuivait : « Et la harpe.... » Darby l'arrêta. « Ne me le dites pas ! » pria-t-il. Puis il se mit à réciter : «... Harpe qui déversa l'âme de la musique Et qui charma Tara, dans son palais antique.... — Bravo ! » dit le roi en souriant. Et, pour la première fois, Darby répondit à son sourire, tout à fait à l'aise maintenant. «Je suis sûr que lorsque je raconterai au café tout ce que j'ai vu ici, mes amis ne me croiront pas! » Le roi s'assit sur le bras de son trône, et prit un air grave. « Tu n'iras plus distraire tes amis, Darby. Celui qui entre chez nous ne peut plus en sortir. — Mais je dois retourner auprès de Katie! — Ne t'inquiète pas pour Katie. Elle te fera un bel enterrement, et puis elle t'oubliera. — Comment pouvez-vous parler ainsi de ma fille? s'exclama Darby en serrant les poings de rage. — Calme-toi », dit le roi.
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Mais il était trop tard. Darby ne pouvait plus se contenir. « Qu'est-ce que je vous ai fait? cria-t-il. — Rien, Darby. — Qui est-ce qui conte vos exploits aux humains? — Toi, Darby. - Qui rappelle aux femmes de mettre une tasse de lait devant leur porte, pour que vous puissiez vous rafraîchir, ainsi que vos sujets, quand vous vous promenez la nuit? Qui leur demande de ne pas jeter l'eau sale n'importe où, parce que vous êtes souvent invisibles? — Toi, Darby. — Qui obtient des hommes qu'ils soulèvent respectueusement leur casquette quand passe un tourbillon? — Toi ! Tu as fait du bon travail, Darby. — Pourtant, vous avez changé mon cheval en spectre, vous avez usé de ruse pour me capturer et m'amener ici contre ma volonté! Ingrat! Sans cœur! » Les farfadets, outrés qu'un simple mortel osât insulter leur roi, se précipitèrent sur Darby comme un essaim d'abeilles irritées. Padraig Og et Roderic marchaient en tête, et lui criaient des injures en gaélique, ce qui donnait à peu près ceci : « Sale vieux bouc ! Que les cornes du diable te précèdent partout! » Ils allaient le mettre en pièces quand le roi Brian les apaisa d'un geste. Darby, lui, ne se calma pas pour autant. Il cria au roi : « Dites-leur de ménager leurs expressions ! Je connais le gaélique, moi aussi ! » II se retourna vers les farfadets : « Ecoutez-moi, vous tous ! 67
— Non! rugit le roi. C'est toi qui vas m'écouter! » Darby se tut, décontenancé par la brusque colère du roi. Celui-ci se reprit et expliqua posément : « Padraig Og, mon lieutenant, était assis sous une aubépine, en face du manoir, quand Lord Fitzpatrick t'a annoncé la mauvaise nouvelle. Dès que j'ai appris que tu avais de graves ennuis, je me suis juré de te tirer de là. Et si tu es bien tel que je l'imagine, tu m'en témoigneras de la reconnaissance! » Darby s'assit, écrasé à la fois par la considération que lui témoignait le roi et par le sentiment de sa propre misère. « On vous a dit que j'étais dans la peine, et vous avez décidé de m'amener ici? demanda-t-il. — Parfaitement. — Vous êtes un véritable ami. Je m'étais trompé sur votre compte. — Ne sois donc pas triste. Tu peux dire adieu aux chagrins et aux larmes du monde extérieur. Dans mon royaume, tu ne trouveras que réjouissances et distractions de toutes sortes. Que désires-tu pour commencer? Veux-tu jouer de la cornemuse? demanda Brian en lui tendant son minuscule instrument. — Comment le pourrais-je, devant vous? J'ai entendu les meilleurs joueurs de cornemuse — ils sont tous aveugles, excepté un seul —, mais il m'a semblé, en vous écoutant ce soir, que j'entendais jouer de la cornemuse pour la première fois de ma vie.... » Brian fut sensible au compliment. « Peut-être joues-tu de la harpe? hasarda-t-il. — Non », dit Darby. Soudain, une idée lui vint, qu'il soumit au roi avec enthousiasme : « Mais donnez-moi 68
mon vieux violon, et je vous jouerai un air dont vous me direz des nouvelles! — Très bien ! » dit le roi. Darby se leva, d'un air innocent. « Voulez-vous avoir la bonté de m'indiquer comment on peut sortir d'ici? J'irai chercher mon violon à la maison et.... » Le roi ferma les yeux et secoua la tête. « Inutile de ruser, Darby. J'ai dit qu'il te fallait rester ici! » Il rouvrit les yeux. « Mais nous pouvons faire quelque chose pour toi. » II appela Padraig Og, son lieutenant. Padraig accourut près du trône. « Sire, qu'y a-t-il pour votre service? — Va chercher le violon que tu as rapporté d'Italie, lorsque je t'ai envoyé visiter le Monde de l'Est ! » Padraig disparut et revint bientôt avec un violon presque aussi gros que lui. Il était fait d'un très beau bois sombre, et intrigua Darby car il présentait des différences avec son propre instrument, notamment dans la forme des ouïes. Pendant que Darby le tournait et le retournait, le roi laissa tomber, d'un ton faussement indifférent : « Stradivarius, 1719. » Darby hocha la tête. « Je n'ai jamais entendu parler de cet homme-là. — C'est sans importance. Joue! — J'aimerais mieux mon violon. — Celui-ci peut suffire. Allons, Darby, essaie-le ! » Les doigts de Darby tremblaient un peu lorsqu'il cala le violon sous son menton. Il n'attendait pas grand-chose de cet instrument bizarre. Mais à peine eut-il commencé un air de danse que ses yeux s'agrandirent de surprise, tant les sons qui s'échappaient du violon étaient
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Quand Darby imita le son du cor, ce fut un déchaînement. 70
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harmonieux : il s'arrêta et regarda le roi, dont les pieds marquaient déjà la mesure. « Continue. Joue-nous ce que tu connais de mieux ! » lui dit celui-ci. Darby eut une inspiration, mais il baissa les paupières, de peur de la laisser deviner. « Avez-vous déjà entendu La Chasse au Renard? demanda-t-il. — Non. — Mon grand-père m'a toujours affirmé que les farfadets raffolaient de trois choses : la danse, le whisky et la chasse! — Il ne se trompait guère, dit le roi. — Alors, je vais vous jouer cet air. Tout d'abord, vous entendrez le rassemblement des chasseurs et les aboiements des chiens. » Tous le regardaient avec curiosité. « Un, deux, trois ! » compta-t-il en tapant du pied, et il attaqua avec vigueur. Dès les premières notes, les farfadets se sentirent pris d'une étrange agitation. Ils se mirent à danser et à gambader de plus en plus vite, pendant que retentissaient les échos d'une chasse à courre. Quand Darby imita le son du cor, ce fut un déchaînement. L'ambiance devint frénétique. Alors que le violon faisait résonner dans la salle du trône le galop des chevaux et les aboiements des chiens, les farfadets poussaient des cris délirants. Darby risqua un coup d'œil vers le roi. Debout sur son trône, une lueur de folie dans le regard, il tournait comme une toupie, alors qu'au-dessous de lui ses sujets sautaient et cabriolaient.... Quelques-uns grimpaient sur la harpe et se laissaient glisser tout du long de 72
l'instrument; d'autres, à califourchon sur le canon, marquaient la mesure de leurs talons nerveux; d'autres encore dansaient sur le bord de la coupe de Cormac, sans même regarder de temps à autre si l'un d'eux n'était pas tombé au fond. Quand l'agitation fut à son comble et que la danse leur parut un exercice trop mièvre, ils se précipitèrent tous dans les profondeurs des grottes et revinrent sur des poneys blancs comme neige. Padraig amena la monture royale. D'un bond, Brian se mit en selle et fit galoper son cheval à travers la salle, sautant tous les obstacles avec une aisance et une grâce qui étonnèrent Darby. « Plus fort ! Encore plus fort ! » cria le roi, et il racla les cordes de la harpe avec le manche de son fouet, pendant que les chasseurs se rassemblaient autour de lui. Darby lança les notes qui évoquaient les longs aboiements des chiens. Transportés, les cavaliers se mirent à pousser des cris sauvages, et le roi, après avoir exécuté un saut magnifique au-dessus du canon espagnol, s'arrêta net. Son cheval se cabra. Brian se retourna et fit claquer son fouet sur la paroi de la salle du trône. Un gigantesque éclair en jaillit, qui fendit en deux la montagne.... La lumière laiteuse de la lune s'épandit sur la salle. Alors tous les farfadets embouchèrent le cor qu'ils portaient attaché à leur selle et se ruèrent vers le monde extérieur, car leur propre univers ne pouvait plus les contenir.... Quand Darby cessa de jouer, il tremblait de tous ses membres et dut se reposer un moment avant de pouvoir marcher vers la liberté. Il se mit en route; soudain, les richesses contenues dans le coffre lui revinrent à l'esprit, et, jugeant l'occasion trop belle, il retourna sur ses pas. 73
Il se hâta de remplir sa poche droite de perles et de diamants. Il replongeait les mains dans le coffre quand un grondement formidable l'interrompit. Les deux moitiés de la montagne se refermaient. Alors il se mit à courir, ne pensant plus qu'à s'échapper, sans se rendre compte qu'il laissait derrière lui une traînée de diamants.... Il passa de justesse à travers la crevasse qui diminuait à vue d’œil. Elle se souda avec un craquement sinistre dès qu'il fut hors d'atteinte. La montagne avait repris son aspect familier, mais des pierres du sommet se détachèrent et roulèrent autour de Darby, qui s'aplatit contre la paroi jusqu'à la fin de l'avalanche. Il était libre! Et riche! Il mit la main dans sa poche et, à sa grande stupéfaction, ses doigts passèrent au travers,... Alors il se souvint que la veille il avait demandé à Katie de réparer sa poche trouée. Anéanti par ce coup du sort, il repartit lentement, la tête basse. Un hennissement familier retentit. Cléopâtre était là, riant de toutes ses dents. Elle avait retrouvé son apparences ordinaire, c'est-à-dire celle d'une vieille jument fatiguée. « Es-tu au service des farfadets, ou au mien? » lui demanda son maître en lui passant le licou. Elle ne paraissait pas comprendre. Après tout, peut-être avait-il rêvé.... L'écho lointain d'un cor de chasse résonna dans la vallée. Darby regarda de ce côté et un spectacle fantastique s'offrit à ses yeux : les minuscules cavaliers descendant de la montagne galopaient vers le village baigné de clair de lune. Il les vit prendre leur élan au-dessus des haies, sauter le mur du cimetière et foncer parmi les tombes, franchir à une allure folle le vieux pont couvert de lierre...
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Un sourire ambigu se dessina sur ses lèvres. « Le jeu n'est pas fini, murmura-t-il tout en tirant Cléopâtre par la bride. Ah! ah! roi Brian, avant le lever du jour on verra qui de nous deux est le plus malin! »
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VII Darby ramena Cléopâtre à l'écurie, il jeta en passant un coup d'œil sur sa maison. Nul rai de lumière ne filtrait aux fenêtres. Aucun bruit ne lui parvint. Michaël avait bien remis la lanterne à sa place; Darby l'alluma. Il conduisit la jument dans son box et referma le portillon sur elle. Puis il se hâta de faire ses préparatifs, car il savait que le temps lui était mesuré. Il se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre une poutre et en descendit une grosse bouteille de grès. Cléopâtre le regarda d'un air réprobateur, par-dessus le portillon. QUAND
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« Ce n'est pas pour moi, expliqua-t-il. J'attends un visiteur. Si je réussis à le retenir ici jusqu'au chant du coq, alors tu verras ce qui arrivera ! A nous la belle vie ! » II plaça la bouteille à portée de la main et entreprit de vérifier la solidité d'un sac de toile qui lui servait de gibecière. C'est alors qu'il entendit le galop des poneys se rapprocher rapidement. Les farfadets franchirent le mur de la propriété, firent le tour de l'écurie et du pavillon par trois fois, hésitèrent un moment puis repartirent en direction de la montagne. Darby croyait tout perdu quand soudain un violent coup de vent fit trembler le bâtiment, et le roi des farfadets fut devant lui.... Brian était passé au travers de la porte, comme une apparition. Pourtant, il ne ressemblait guère à un fantôme, avec son corps replet et sa figure rouge de colère. Il se campa devant Darby en agitant nerveusement son fouet. « Tu m'as berné! » cria-t-il. Darby ne parut pas l'entendre. « Alors, vous avez fait bonne chasse? » lui demanda-t-il avec une cordialité désarmante. Le roi fit un grand pas en avant et siffla entre ses dents : « C'était une belle chasse, en vérité. Mais nous avons laissé filer le renard.... Maintenant que je l'ai retrouvé, il ne m'échappera plus! » Darby prit un air stupéfait. « Que voulez-vous dire, Majesté? Je croyais que nous étions amis ! — Tu m'as rendu ridicule aux yeux de tous mes sujets! —Je ne comprends pas. — Quand Fitzpatrick t'a renvoyé, qui t'a recueilli? — Vous. 77
— Et qu'as-tû fait dès que j'ai tourné le dos? — Je suis seulement venu chercher ma cornemuse.» Darby prit l'instrument dans un coin et le montra au roi. « Vous ne pensez pas réellement que je souhaite rester ici, n'est-ce pas? » II se mit à rire et se hâta d'ajouter : « Comment un homme qui a eu la chance de pénétrer dans votre royaume pourrait-il désirer vivre ailleurs? En vérité, jamais je n'ai vu si bien danser... ni entendu jouer de la cornemuse avec tant de talent... ni eu entre les mains un violon si extraordinaire.... » Le roi était perplexe, mais Darby savait être convaincant : « Oh! Majesté, jamais dans mes rêves les plus audacieux je ne me suis vu assis sur des diamants ! Non, vous pouvez me croire, il n'y a qu'une chose que je regrettais : ma bonne vieille cornemuse.... » II l'éleva en l'air pour bien l’éclairer aux yeux du roi, et rie put s'empêcher de rire silencieusement derrière. « C'est bon, dit Brian. En tout cas, nous ne pouvons pas te laisser entrer et sortir à ta guise de notre royaume. » Darby regarda tout autour de lui. « Non, dit-il, il n'y a rien d'autre sur terre qui m'intéresse. » D'un geste indifférent, il prit la grosse bouteille de grès et fit semblant de vouloir la remettre à sa place, en équilibre sur la poutre. Comme il tournait le dos au roi, il adressa un clin d'œil à Cléopâtre. La vieille jument hocha la tête et disparut derrière son portillon. Elle décida de se reposer ^un peu, en attendant de voir quelle tournure prendraient les événements. « Que tripotes-tu là? » demanda le roi. Darby se retourna, la bouteille encore dans les mains, 78
et dit d'un ton détaché : « Oh! ce n'est que du whisky.... Il est très vieux. Je me ferais un plaisir de vous en offrir, mais je crains qu'il ne soit pas assez bon pour le palais du roi des farfadets.... — Crois-tu? J'aimerais en juger moi-même! — Il ne vous plaira pas », dit Darby d'un air faussement modeste. Il prit deux gobelets et les plaça l'un près de l'autre sur le siège de sa vieille charrette. Il en remplit un. Pendant que Brian s'en emparait à deux mains et le portait goulûment à ses lèvres, il leva le gobelet vide et attendit. Brian but à longs traits, et quand il eut fini, Darby faisait semblant de boire aussi. « Fameux! dit le roi. — Je suis content que ce whisky vous ait plu », dit Darby en souriant. Il reboucha la bouteille. « Partons, maintenant. J'ai hâte de retourner là-bas pour entendre de la musique et bien m'amuser.... — Est-ce que nous ne nous amusons pas ici? » demanda le petit roi. Il s'assit sur un billot et tendit son gobelet. Darby le remplit de nouveau, en hochant la tête d'un air complice; il laissa son gobelet vide, mais le tint comme s'il était plein, en s'asseyant sur un grand panier renversé. « A votre santé ! dit Darby en levant son gobelet. — A la tienne, mon vieux! » répondit Brian, jovial. Le roi but. Darby se contenta de faire semblant. Quand Brian leva les yeux vers lui, Darby prit le bouchon et le lança au loin. « Un homme généreux jette toujours le bouchon, dit-il. 79
— Voilà ce qui s'appelle parler! » Darby versa une nouvelle rasade de whisky à son visiteur, qui poussait des gloussements de joie. « Nous sommes très bien ici, dit le roi. Et si tu veux de la musique, chantons ! — C'est une bonne idée. Connaissez-vous la Ballade des Souhaits? — Non. — Alors, il vaut peut-être mieux ne pas la chanter, car ce serait trop long : il faut inventer les couplets au fur et à mesure. — Je peux faire sur l'heure cent chansons! s'écria le roi. — Très bien. Dans ce cas.... » Darby se recueillit quelques instants et improvisa :
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Sire, je voudrais chanter Pour fêter votre présence Mais voilà, quand je commence Je ne peux plus m'arrêter!
Il regarda son compagnon : « Pouvez-vous continuer?» Les yeux du petit roi brillèrent de malice. Il toussa pour s'éclaircir la voix avant d'attaquer : Chanter est si bon parfois Et boire n'est pas un crime. Le bon whisky nous ranime, Buvons un verre... à la fois !
Darby prouva qu'il savait habilement manier la louange : Je voudrais être poète Afin de vous tenir tête Car le roi des farfadets Sait faire de bons couplets !
Brian lui rendit la politesse : Dès que tu as ouvert le bec Tu as su charmer mon oreille. Mais comme j'ai le gosier sec Laisse-moi prendre la bouteille !
Joignant le geste à la parole, il essaya de soulever la grosse bouteille. Darby dut l'aider., Le petit roi, déjà aux trois quarts ivre, se versa ce qu'il appelait modestement «une goutte» de whisky et qui était en réalité un plein gobelet.
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Darby annonça : « Encore un couplet ! » Et il chanta : Je voudrais être le patron D'un cabaret sur la colline. Brian Connor et ses lurons Y viendraient vider des chopines.
Le roi répliqua : Darby O'Gill, cher compagnon, Voilà une idée magnifique ! Sois certain que tous nous viendrons Dans ton cabaret sympathique !
Après cet effort, le petit roi eut soif. « Encore une goutte!» pria-t-il. Darby le fit attendre un moment, le temps de remplir son propre gobelet. Le visiteur avait le cerveau si troublé par les fumées de l'alcool que son hôte put tranquillement échanger les gobelets, et tendre à Brian celui qui était plein, sans y avoir touché luimême. A peine le roi eut-il bu cette nouvelle rasade qu'il tomba ivre mort. Darby le coucha gentiment sur des sacs empilés et le veilla le reste de la nuit, prêt, s'il se réveillait, à lui offrir aussitôt un autre whisky. De longues heures plus tard, il entendit un grattement au-dehors et souleva le carton qu'il avait eu soin de placer devant la fenêtre. C'était un coq qui escaladait le tas de fumier, derrière l'écurie. Le ciel commençait à rougeoyer à l'est. Quelques minutes encore et Darby allait gagner.... Il revint vers sa victime, qui choisit ce moment-là pour s'asseoir brusquement. Le cœur de Darby s'arrêta
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de battre. Se forçant à sourire, il mit un gobelet dans la main du roi. « A quel couplet en sommes-nous? demanda Brian d'une voix pâteuse. — Au soixante-dix-neuvième, dit Darby. — Alors, voici le quatre-vingtième », annonça le roi des farfadets : Les humains seraient agréables Si tous ressemblaient à Darby. Lorsqu'il boit beaucoup de whisky Il est encore plus aimable !
« Quatre-vingt et unième couplet ! » annonça Darby : Je voudrais que tous en Irlande Sachent boire comme ce roi, Car s'il ne boit pas plus que moi, Sa bonne volonté est grande !
« Que dis-tu? rugit Brian. Moi? Je ne bois pas plus que toi? Tu aurais le temps d'être ivre, dessoûlé et ivre de nouveau avant que je.... » Devant la face hilare de Darby, il s'interrompit et se mit à rire aussi. Darby cherchait à gagner du temps et guettait anxieusement le premier chant du coq. « Je ne savais pas que vous aimiez tant les jeux poétiques, dit-il. — C'est mon passe-temps préféré », répondit Brian. Juste à ce moment, tous les coqs du village se mirent à chanter ! Darby se précipita vers la fenêtre et arracha le carton. Le soleil épandit autour d'eux ses premiers rayons. Avec 83
un large sourire, Darby fit remarquer : « Voilà le jour, ami Brian! » Le ton et l'expression du visage de son compagnon alarmèrent le roi bien plus que les paroles elles-mêmes. Soudain dégrisé par la peur, il sauta sur ses pieds, courut vers la porte et prit son élan pour passer au travers. Mais le bois dur le rejeta sur le sol, tout étourdi. Il se releva et fit face à Darby : « Ouvre la porte ! commanda-t-il, tremblant de colère. — Tu peux passer au travers, persifla Darby. Essaie encore ! — Oserais-tu violer les lois sacrées de l'hospitalité? tonna le roi Brian. — Mais oui, répondit tranquillement Darby. LES TROIS SOUHAITS DE DARBY O'GILL 84
— Que dirais-tu si je te rendais bossu? — A ton aise! » dit Darby. Comme il ne lui poussait aucune bosse, il taquina le pauvre Brian : « En vérité, tu es incapable d'exercer tes maléfices en plein jour. Je l'ai bien compris quand j'ai vu que tu ne pouvais franchir cette porte fermée ! — Misérable! Quand mes forces reviendront avec la nuit, je me vengerai! Je te doterai d'une tête d'éléphant et d'une bosse de dromadaire! Tu marcheras à quatre pattes et mangeras de l'herbe qui ne te nourrira pas, jusqu'à ce que tu meures! — Tra la la, la laire! chantonna Darby. Parle poliment à ton supérieur, je te prie. ». Le destin, qui lui était favorable, lui envoya alors Moustache, un énorme chat tigré. Celui-ci, du rebord de la fenêtre, sauta dans la remise. Darby s'adressa à lui gentiment : « Bonjour, Moustache. Tu viens demander ton déjeuner? » Le chat vint se frotter en miaulant contre les jambes de Darby, qui lui' désigna Brian : « Voilà un bon morceau pour toi! » Moustache se dirigea vers Brian. Le petit roi recula, s'abrita derrière l'une des roues de la charrette et leva son fouet, prêt à se défendre. « Rappelle-le tout de suite, Darby, ou gare à toi ! » Darby s'esclaffa. « Rends-le donc bossu et fais-lui manger de l'herbe, si tu peux! Ce serait plus prudent! » Les yeux du chat brillaient de façon inquiétante entre les rayons de la roue. Le félin, en jouant, donna un coup 85
« Rappelle-le tout de suite, Darby, ou gare à toi? » 86
de patte au fouet et l'arracha des mains de Brian, qui prit peur et implora : « Aie pitié de moi, Darby! Épargne-moi et j'exaucerai tes vœux! » Darby se pencha pour prendre le chat dans ses bras, et le caressa. Beaucoup de gens assurent que, s'ils pouvaient recommencer leur vie, ils agiraient tout autrement. La chance se présentait à Darby pour la seconde fois, et il ne la laisserait pas échapper. « As-tu entendu, Moustache? dit-il au chat, tout en réfléchissant. — Je t'écoute! » dit le roi. Darby ferma un œil. « Je pourrais demander une marmite pleine de pièces d'or, je pourrais aussi demander une longue vie, et aussi une belle voiture avec quatre chevaux.... » Il s'arrêta, plongé dans ses réflexions, mais le roi articula : « Accordé, accordé, accordé! — Je n'ai pas encore formulé de souhait, fit remarquer Darby. J'ai seulement dit : «Je pourrais demander.... » — Dans ce cas, j'attends les véritables souhaits. Et puisque j'ai si bien ri en ta compagnie cette nuit, je suis prêt à exaucer tous ceux que tu voudras ! » Darby ferma l'autre œil, et récita : J'exaucerai trois souhaits Ambitieux ou timides. Un de plus et c'en est fait : Tu resteras les mains vides!
« Quelle mémoire ! dit le petit roi, tout déconfit. 87
— Avant de me décider, je veux consulter Katie. Maintenant, je vais formuler un vœu, un seul, destiné à protéger les deux autres. » Il fixa sur le roi un regard menaçant, en pointant le chat vers lui comme un fusil. « Voici mon premier souhait: Tu ne retourneras pas au mont Karry, mais tu resteras à ma disposition pendant une quinzaine de jours s'il le faut, jusqu'à ce que j'aie bien réfléchi à mes deux autres vœux! » Le roi resta un moment abasourdi par tant d'audace, puis il sortit de derrière sa roue et hurla : « C'est trop fort! Jamais en l'espace de mille ans un homme n'a osé prendre sur moi un tel avantage! — Probablement qu'en mille ans tu n'as pas rencontré un adversaire aussi malin que moi. »
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Le roi se redressa de toute sa taille, qui n'était guère impressionnante, et se drapa dans sa dignité pour articuler : «Je suis Brian de Karry, maître de la Nuit et roi des farfadets. Jamais j e n' exaucerai.... » Darby n'eut qu'à poser le chat sur le sol pour que le puissant monarque se mît à pousser des cris de terreur. L'intendant s'amusait bien. « Acceptes-tu les termes de mon premier souhait? demanda-t-il en reprenant son chat dans ses bras. — Entendu! » dit le roi. Puis, se voyant à l'abri des griffes de Moustache, i\ donna libre cours à sa rage : « Traître! Bandit! Assassin! — Ce ne sont pas des injures qui me décideront à formuler plus tôt mes deux autres vœux ! — Excuse-moi, Darby. Je t'en prie, ne me fais pas trop attendre! — Le moins possible, promit Darby en souriant. — Comment vais-je me protéger de ton chat en attendant que tu te décides? — Ne t'inquiète pas. Je prendrai bien soin de toi ! » II posa Moustache par terre, saisit le sac de chasse qu'il avait préparé à cette intention, l'ouvrit et fourra le roi dedans. « Laisse-moi ! Laisse-moi donc ! » criait le roi. Mais Darby tira les cordons du sac, sans s'occuper des furieux coups de pied et des protestations du pauvre Brian. Il se dirigea vers le coffre à grains, souleva le couvercle, plaça son prisonnier sur l'avoine, referma le coffre et poussa la targette. Puis il partit en dansant de joie vers le pavillon, tout en sifflant l'air de la Ballade des Souhaits.
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VIII MICHAEL dormit tard ce matin-là. Il fut réveillé par des voix venant du rez-de-chaussée et s'habilla précipitamment. Quand il descendit l'escalier, il vit Katie raccompagner jusqu'à la porte une vieille femme qui portait un châle noir sur la tête, Katie se tourna vers lui et dit aimablement : « Bonjour! Avez-vous bien dormi? — Trop bien. Où est votre père? — Je n'en sais rien. Son lit n'est pas défait. Sans doute ne tardera-t-il pas à rentrer. » Elle remua énergiquement, avec une cuiller en bois,
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les flocons d'avoine qui cuisaient sur le feu, et lui en apporta une assiettée. Elle posa aussi du lait sur la table, et resta debout auprès de lui, pendant qu'il déjeunait. Michaël commença prudemment : « D'après ce que votre père m'a dit hier soir, j'ai ..compris qu'il avait l'intention de capturer un farfadet.... » Elle sourit. « Mon père et les farfadets ont souvent affaire ensemble. — Quand il a bu un petit coup? — Mon père n'est pas un ivrogne, monsieur Mac Bride. Mais il est resté seul depuis la mort de ma mère. Il va à l'auberge pour y trouver un peu de compagnie, et quand il se promène la nuit, les farfadets l'amusent et lui font faire de l'exercice. » Michaël fut heureux de constater qu'elle traitait ce délicat sujet avec tant de bon sens et de discrétion. « Et vous, est-ce que vous ne vous ennuyez pas? demanda-t-il. — Non. Je ne manque ni de travail ni de distractions. Glenmore est un petit village, mais on y danse beaucoup. Les familles organisent souvent des bals. Il y en a un ce soir. Voulez-vous y assister, monsieur Mac Bride? — Une autre fois, merci. » Il hésita quelques secondes et ajouta : « Je m'appelle Michaël. — Très bien. Cependant, comme j'ai fait votre connaissance hier, vous ne trouverez pas mauvais que votre nom soit pour moi monsieur Mac Bride. » Il sourit de cette réponse et elle en fit autant, malgré elle. La porte s'ouvrit et Darby entra. Il fronça les sourcils. En dépit de l'eau froide dont il s'était arrosé la 91
figure sous la pompe, il paraissait nerveux. La vue de la vieille femme semblait l'avoir irrité, car il dit à Katie : « Qu'est-ce que cet oiseau de malheur est venu faire ici? — Je suppose que tu parles d'Ursule Galway? dit Katie. Elle est venue rapporter un peu de thé qu'elle m'avait emprunté. — Je ne veux pas la voir chez moi ! — Allons, père, assieds-toi et déjeune! » Darby resta debout. Il suivait Katie d'un air sombre. « Cette femme et son fils Paddy appartiennent tous les deux à cette catégorie de gens qui ne vous attirent que des ennuis, dit-il. — Ce n'est qu'une pauvre vieille femme. — Ah! tu crois ça, Katie? Je ne suis pas de ton avis. Portes-tu toujours ta médaille? — Je ne la quitte jamais. — Tant mieux. C'est peut-être une Sorcière. — Tu ferais mieux de te coucher, papa. — Impossible. Je dois aller à Greencove chercher une cloche pour le père Murphy. » Darby s'adressa à Michaël pour la première fois : «Je regrette d'être obligé de vous quitter aujourd'hui. — Nous ne pouvons pas laisser la pelouse dans l'état où elle est! dit Michaël. — Mon garçon, ce n'est que l'affaire d'une journée. Vous pourriez, en attendant, couper l'herbe autour de la maison. — D'accord. » Comme le jeune homme avait l'air de bonne
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composition, Darby ajouta : « Si vous vous débrouillez bien, je vous garderai peut-être ici. Vous accepteriez de travailler pour moi, n'est-ce pas? — Heu!... Oui, bien sûr. » Michaël se demandait où Darby voulait en venir. Katie aussi. Elle n'hésita pas une seconde à tirer les choses au clair : « Comment pourrait-il travailler pour toi, papa? Nous n'avons pas un sou vaillant ! — Katie, ma chérie, dit Darby gravement, la fortune nous a souri cette nuit. Je songe à acheter le manoir. Il te faut un cadre digne de ton charme et de ta beauté ! — Je n'ai aucune envie d'aller m'installer dans le manoir. — Alors, que désires-tu, Katie? tu n'as qu'un mot à dire.... — Je ne demande rien. Assieds-toi. — Tu ne veux pas apprendre ce qui s'est passé sur le mont Karry la nuit dernière, ni entendre le récit du grand combat qu'il m'a fallu livrer aux Puissances des Ténèbres? — Non, pas maintenant. Assieds-toi et mange tes flocons d'avoine. » Elle posa un bol fumant sur la table. Darby se laissa tomber sur sa chaise, découragé, et confia à Michaël : « Quand Katie commande, ce n'est pas la peine de discuter. » Michaël se mit à rire, mais un regard de la jeune fille l'arrêta net et l'obligea à concentrer toute son attention sur son déjeuner.
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IX qui conduisait à Greencove était mauvaise, mais il faisait si beau que Darby ne s'en apercevait pas. Cléopâtre allait doucement, tandis que son maître admirait le paysage : une jolie chaumière, un jardin fleuri, les fuchsias rouges qui ornaient partout le haut des murs.... Le bruit des sabots de Cléopâtre ne l'empêchait pas d'entendre le chant de la grive ni le sifflement du merle. Il s'assoupissait au soleil quand une voix étouffée implora derrière lui : « Darby, laisse-moi sortir! » Il prit le sac qu'il avait prudemment emporté avec lui et l'ouvrit. Le roi des farfadets en sortit, piteux, avec ses vêtements salis et tout fripés. Darby lui adressa un sourire cordial. LA ROUTE
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« Qu'il faisait chaud dans ton sac! dit Brian. J'ai soif. N'as-tu pas quelque chose à boire? - Méfie-toi de la bouteille, dit Darby. Elle t'a déjà joué des tours. — C'est possible, mais est-ce que nous n'avons pas eu du bon temps? Jamais je n'ai passé une aussi agréable soirée! » Darby le regarda attentivement. Le roi semblait vraiment de bonne humeur; il annonça : « Voici de quoi allonger ta Ballade des Souhaits : Je voudrais que, chaque couplet Chanté par nous avant l'aurore, Nous puissions le redire encore Pour charmer notre long trajet! »
Il rit bien fort de sa propre tentative et se tourna vers Darby. « A toi! » dit-il. Darby toussa pour s'éclaircir la voix et se donner le temps d'improviser. Il remarqua alors que le petit roi cachait mal son impatience et que son œil brillait de malice. Aussi commença-t-il prudemment : « Je vou.... » II resta en suspens le plus-longtemps qu'il put -- car il devinait que le roi attendait le mot : voudrais - - puis enchaîna : Je vous demande, Majesté, De ne pas vous payer ma tête. Ce vœu dans ma gorge est resté : Vous me croyez vraiment trop bête !
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Le nez du roi Brian s'allongea de telle sorte que Darby éclata de rire. Quand il fut calmé, il dit au roi : « Un peu de patience ! Je ne me laisserai pas attraper à ce jeu-là. - Enfin, Darby, pourquoi ne demandes-tu pas la fameuse marmite d'or, qui te procurerait tant de satisfaction? Allons, finissons-en une bonne fois! — J'ai le temps. T'avoir, c'est déjà posséder la fortune. — Serais-tu avare, Darby? Moi qui croyais que tu avais l'esprit sportif et qui m'apprêtais à te faire une proposition sensationnelle.... — Que marmonnes-tu là? — Rien qu'en formulant un tout petit vœu, tu pourrais gagner une fortune, faire honte à la vieille Angleterre tyrannique, et conquérir la gloire pour l'Irlande! Après cela, qui sait? peut-être t'enverra-t-on au Parlement.... — Qu'est-ce que cette combinaison me coûterait? — Vingt livres. — Vingt livres? — C'est le prix de l'inscription. — L'inscription de quoi? — L'inscription des chevaux de course, pour le Grand Prix. Je peux te le faire gagner. — Oh! oh!... Et quel cheval monterais-je? - Cléopâtre. - Elle ne vaut pas cinq livres ! — C'est ce qui fait le piquant de l'histoire! Pense aux paris qui s'engageraient : deux cents, trois cents, cinq cents contre un! Personne ne se douterait que j'aurais ensorcelé ta vieille jument. Le secret resterait entre toi et moi.
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— Ah ! » dit Darby, songeur. Brian évoqua avec éloquence le jour du Grand Prix.... Les personnages importants en chapeau haut de forme gris.... Les chevaux au paddock, admirables bêtes, si minces et si nerveuses, sur lesquelles des fortunes se jouaient.... « Tente-moi... », demanda l'intendant en fermant les yeux. Le roi des farfadets le tenta. Il donna à sa proposition les apparences de la réalité : Darby O'Gill, en pantalon vert, promenait sa vieille jument dans le paddock. La foule les couvrait de quolibets, ainsi que Darby et son associé l'avaient prévu. Les bookmakers examinaient Cléopâtre; un de leurs agents inscrivit la cote de la jument : mille contre un! Tout le monde se mit à rire. Darby aussi.... Sur la ligne de départ, Cléopâtre paraissait tout à fait inconsciente de l'importance de sa mission. On donna le signal. Les fougueux pur sang bondirent en avant. Cléopâtre se mit à trotter et fut bientôt largement distancée. Quand elle eut réussi à franchir les premières barrières, la course sembla irrémédiablement perdue pour elle. Ils arrivèrent alors à l'obstacle principal, réputé comme le plus dangereux de tous les hippodromes du monde. Darby n'essaya pas de la faire sauter. Il s'approcha de la barrière et regarda par-dessus. Ses yeux s'agrandirent de surprise devant le spectacle qu'il découvrit alors : la moitié des chevaux et des cavaliers étaient à terre; quelques jockeys restaient immobiles, étourdis du choc; d'autres cherchaient à s'éloigner pour se mettre à l'abri; 97
d'autres encore, moins mal en point, essayaient de reprendre en main leur cheval. Darby hocha la tête et tourna bride. Personne ne douta alors qu'il reconduisît la vieille jument aux écuries. Mais quand ils furent à une dizaine de longueurs de la haie, Darby fit volte-face et prononça les mots magiques : « Hop, Cléopâtre, hop! Montre-leur ce que peut faire un cheval fantôme irlandais ! » La jument s'élança et franchit l'obstacle meurtrier d'un bond prodigieux, passa au-dessus des jockeys éclopés et retomba une quinzaine de mètres plus loin.... Les naseaux fumants, elle rattrapa les pur sang et prit la tête du peloton. Elle volait littéralement au-dessus des barrières et termina la course avec vingt longueurs d'avance sur les autres chevaux!
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Une clameur s'éleva de la foule. Ce qui ravit le plus Darby fut de voir Katie, entourée des gagnants, remettre la guirlande au vainqueur, tandis que tous les amis de Glenmore brandissaient leurs tickets en poussant des cris de joie. Tous les journaux publiaient sa photographie, bien entendu. Le London Daily News titrait : « Un outsider coté à 1 000 contre I gagne le grand steeple chase! » Le London Times déclarait, page deux, parmi des questions de la plus haute importance : « Un outsider l'emporte avec vingt longueurs d'avance! » Le Dublin Evening Mail proclamait : « L'Irlande est vengée! O'Gill triomphe! »
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Lord Fitzpatrick était si fier de cette victoire qu'il laissait son pavillon à Darby, ainsi qu'à Katie et à ses descendants, libre de loyer pour toujours ! Le roi Brian s'arrêta. Le rêve s'évanouit. Darby se retrouva sur sa voiture, les yeux clos, en extase. Il tenait les rênes délicatement entre ses doigts, comme un jockey. Le roi Brian murmura : « Formuleras-tu le vœu qui réalisera une si merveilleuse aventure? » Darby ouvrit les yeux. « Rappelle-moi la cote de Cléopâtre. — Mille contre un ! » En entendant son nom, la jument avait tourné la tête vers son maître. « Qu'elle décide elle-même », dit Darby. Cléopâtre secoua la tête et poussa quelques hennissements plaintifs. Darby l'écouta gravement, d'un air d'approbation. « Qu'a-t-elle dit, Darby? demanda le roi. — Elle trouve que ce ne serait pas honnête ! » Brian devint cramoisi comme s'il était menacé d'apoplexie. Il prit sa couronne à deux mains et s'en frappa le crâne à plusieurs reprises; puis il se mit à jurer si outrageusement que Darby l'attrapa et le fit disparaître dans le sac, ce qui eut pour effet de redoubler la fureur du petit roi. « Tais-toi ! » dit Darby en donnant un coup sur le sac avec le manche de son fouet. « Je ne veux pas t'entendre blasphémer de la sorte, alors que nous allons remplir une pieuse mission! » Le coupable, dabs le sac, éclata en sanglots. Darby 100
fut surpris et très ennuyé que le roi des farfadets manquât de dignité au point de verser si bruyamment des larmes amères. Il se demandait si Brian allait continuer longtemps lorsqu'une voix redevenue normale demanda : « Où m'emmènes-tu, Darby? — Nous allons chercher une cloche pour le père Murphy. Ce n'est pas un travail pour un personnage dans ton genre, mais quand tu te conduis décemment, ta compagnie est agréable. — Laisse-moi respirer un peu ! » Darby ouvrit le sac et regarda dedans. Le petit roi paraissait morose. Il se frottait les genoux. « Te tiendras-tu tranquille, maintenant, et seras-tu poli? — Oui, oui. » Un kilomètre plus loin, Darby proposa : « Tente-moi encore, si tu le veux. » Ainsi le jeu continua jusqu'à Greencove. Brian tenta Darby, et celui-ci, sur le point de succomber, se reprit et résista victorieusement.
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X CE MATIN-LÀ,
Michaël travailla avec tant d'ardeur qu'il laissa passer l'heure du déjeuner. Katie, ne le voyant pas rentrer, mit un repas froid dans un panier et alla à sa recherche. Il coupait l'herbe autour du manoir. De loin, elle l'entendit chanter un air assez connu, qui célébrait la beauté des jeunes filles d'Irlande. Elle ralentit sa marche pour ne pas l'interrompre. Quand il eut fini, elle s'approcha de lui. Il sembla confus d'avoir été surpris dans son élan de lyrisme. Elle sourit pour le mettre à l'aise. « C'est une très jolie chanson, dit-elle.
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— Oh! je n'ai pas une belle voix; seulement, je trouve que je travaille mieux en chantant. — Vous ne m'avez sans doute pas entendue vous appeler vers midi? — Non, en effet. J'ai faim, maintenant », dit-il en posant sa faux, très intéressé par le panier prometteur. Elle déploya une serviette et la posa sur l'herbe. Il s'assit à côté. « Vous êtes un ange ! Que m'avez-vous apporté? » Tout en vidant le panier, elle annonça : « Du pain frais et du beurre qui sort de la baratte.... Des œufs durs et du jambon. - C'est assez pour nourrir toute la paroisse! » Elle lui versa le contenu d'une petite théière et le regarda mordre dans son pain avec appétit. « J'espère que le pain a eu le temps de refroidir, ditelle. — J'aime le pain chaud. — Ne savez-vous pas que le pain chaud donne des maux d'estomac? — Non », dit-il. Il ajouta malicieusement : « Vous voyez que j'ai besoin de quelqu'un pour veiller sur moi! » Elle se troubla et fit mine de s'en aller. Il se hâta de lui poser une question pour la retenir : « Votre père vous a-t-il dit quelque chose avant de partir? — Il a dit qu'il serait de retour avant la nuit. — Rien à mon sujet? — Il estime que vous êtes un brave garçon. — C'est tout?
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— N'est-ce pas assez? — Peut-être... », répondit-il. Darby n'avait pas encore parlé à sa fille des dispositions prises par le comte, il fallait s'y résigner. Alors, il demanda, taquin : « Est-ce que vous pensez aussi que je suis un brave garçon? — J'en doute fort. » Elle s'éloigna en essayant de prendre un air digne, et il sourit en la regardant partir. Soudain, il redevint sérieux et se demanda pourquoi lui-même ne l'avait pas mise au courant de la situation....
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XI avait des yeux bleus généralement empreints de douceur, mais qui devenaient parfois gris et froids comme l'acier. Sa soutane était trop large, et son col trop étroit, mais sa paroisse lui allait comme un gant. Il aimait son troupeau et savait être pour lui à la fois directeur de conscience, ami, juge et docteur. Il connaissait aussi la manière de rappeler à l'ordre ses paroissiens. On disait qu'il avait été autrefois un étudiant batailleur; il lui arrivait encore, lorsqu'il rencontrait un homme ivre, de le secouer d'importance. Mais sa jeunesse était loin maintenant et ses instincts LE PÈRE MURPHY
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belliqueux bien émoussés. Son amabilité se démentait rarement. Il suivait et aimait voir suivre les préceptes religieux au pied de la lettre. Pourtant, les longues années passées à Glenmore lui avaient fait réviser certains points pour s'adapter aux usages locaux. Quoique ]' Église fût opposée aux croyances superstitieuses, le père Murphy fermait les yeux sur elles, tant qu'elles ne dépassaient pas les limites d'un divertissement innocent. Il ne voyait pas de mal dans les histoires de Darby. A vrai dire, il les aimait lui-même. La vie à Glenmore eût été un peu terne sans quelques distractions de cette sorte. Une veillée au pavillon valait une soirée au théâtre, et si l'auditoire de Darby éprouvait quelque frayeur de l'obscurité sur le chemin du retour, ce n'était pas bien grave. Quand ce soir-là Darby revint au village, il y avait foule sur la place pour le voir arriver avec la cloche. Le père Murphy reçut Darby à bras ouverts : « Merci, Darby! s'écria-t-il. Vous avez fait du bon travail ! Oui, dit Darby. C'est une belle cloche! Il faudra cinq hommes pour la décharger. Vous trouverez sûrement des volontaires parmi tous ces gens qui regardent. Pour moi, j'avoue que je suis fatigué et que j'aimerais bien aller me rafraîchir et me reposer un peu. Je l'ai bien mérité, n'est-ce pas, monsieur le curé? - Sans aucun doute, Darby. — En cas de besoin, venez me chercher à l'auberge. » Il avait aperçu Tom et Mick qui l'attendaient discrètement un peu plus loin. Aussi s'empressa-t-il de saluer 106
le père Murphy et de se diriger vers l'auberge. Dès que le prêtre se fut éloigné pour chercher de l'aide, Darby revint sur la pointe des pieds vers sa voiture et prit le sac sous le siège. Il repartait quand une voix douce l'arrêta net : « Qu'avez-vous donc dans votre sac, Darby? » Darby se tourna vers le prêtre comme un petit garçon pris en faute et balbutia : « Heu... c'est difficile à expliquer.... — Essayez! — C'est... une aventure financière.... — Une aventure financière? Dans un sac? Qu'est-ce que c'est que ce charabia? Auriez-vous honte de dire la vérité à votre curé? - Oh! non! Je suis du côté des anges, contre les Puissances des Ténèbres ! » Le père Murphy le regarda fixement. Cet homme savait lire dans les pensées% Darby détourna les yeux et murmura : « Que diriez-vous, si j'avais capturé le roi des farfadets? - Je dirais que vous avez beaucoup d'imagination. — Alors il n'y a rien dans le sac, monsieur le curé, rien que des imaginations! » Là-dessus, fier de lui, Darby se sauva en direction de l'auberge. Avant d'y pénétrer, il se retourna et vit le prêtre qui souriait en le regardant. Brian choisit ce moment pour donner des coups de pied furieux dans le dos du pauvre Darby. Enfin, lorsque ce dernier se vit entouré de ses amis, il se sentit en sécurité. L'auberge était pleine d'hommes, Paddy Galway
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et deux autres jeunes gens qui ne valaient guère mieux jouaient à la table où s'asseyaient ordinairement Darby et Tom. Ils se levèrent quand Darby entra, mais celui-ci ne les regarda même pas. Cette fois, c'était Darby qui se dirigeait vers le comptoir. Molly le salua par-dessus la tête d'un client. « Avez-vous rapporté la cloche, Darby? — Bien sûr ! — Gloire à tous les saints ! C'est un grand jour pour Glenmore ! — Peut-être, dit Darby. En tout cas, transporter une cloche est un travail qui donne soif. — Tu as bien mérité un verre de bière ! » Tom Kerrigan versa lui-même la bière mousseuse à son ami. Darby leva son verre :
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« Puissions-nous tous.... » II avait l'intention de porter son toast favori : « Puissions-nous tous arriver au ciel cinq minutes avant que le diable s'aperçoive de notre mort! » mais il s'arrêta brusquement et consulta Tom Kerrigan : « Est-ce qu'un toast est une sorte de souhait? — Bien sûr. — Alors, je ne porterai pas de toast aujourd'hui. » Le sac recommença à s'agiter furieusement. « Qu'as-tu là-dedans? demanda Mick Martin. — Sa Majesté elle-même! » Darby fit une pause et ajouta avec grandiloquence, comme s'il présentait un numéro de cirque : « Le nommé Brian Connor, roi de tous les farfadets ! J'ai déjà fait un vœu, et je ne le laisserai pas sortir de ce sac avant d'avoir formulé les deux autres. »
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— Comment est-il, Darby? demanda Molly. — Eh bien, c'est un tout petit gentleman très malin, avec une belle barbe rousse et une couronne sur la tête ! » Paddy ne put s'empêcher de faire le fanfaron devant ses camarades. « Quelle bonne blague! dit-il en s'esclaffant. Il n'y a pas plus de roi des farfadets là-dedans que de cheveux sur la tête de Tom! » Darby serra le sac dans ses bras, comme pour le protéger pendant que les trois jeunes gens échangeaient des plaisanteries du plus mauvais goût. Tom Kerrigan devint rouge et s'avança vers eux. Ils ne demandèrent pas leur reste et sortirent en riant et se poussant du coude. Un lourd silence suivit leur départ. Les fidèles de Darby le regardèrent, attendant sa réaction. Darby se dirigea vers le bar d'un air fort digne et demanda à Molly : « Remplissez un verre de votre meilleur whisky — celui qui a vingt ans de bouteille. » Elle obtempéra. Darby plaça le sac sur une chaise, l'entrouvrit et glissa le verre plein à l'intérieur. « Votre Majesté doit avoir soif », dit-il respectueusement. Le verre disparut dans les profondeurs du sac, comme happé par une invisible main. Darby sourit à la ronde, visiblement satisfait; mais il ne s'attendait pas plus que les autres à ce qui se passa ensuite : alors qu'il se tournait du côté du sac, il vit le verre vide en sortir, projeté en l'air.... Adroitement, il l'attrapa au vol. Il ne restait pas une goutte de whisky dedans. Avec un sourire entendu et sans ajouter un mot, Darby rendit le verre à Tom Kerrigan,
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prit son sac sur l'épaule et sortit en saluant ses amis d'un petit signe de tête.... L'assistance resta muette de stupéfaction. Molly se reprit la première et demanda : « Monsieur Kerrigan, s'il vous plaît, montrez-moi le verre! » Il le lui tendit. Elle s'en empara avec précaution, comme d'un objet fort précieux, et l'examina. Puis elle retira l'une des bouteilles rangées sur un rayon derrière elle, mit à sa place le verre en question et se tourna vers les autres en disant : « Pour le cas où l'un de vous aurait des doutes, je garantis qu'il s'agit bien du même verre ! »
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aimait la danse, comme beaucoup d'Irlandaises. Debout devant son miroir, elle revêtait sa plus jolie 'robe, pour le bal qui devait avoir lieu ce soir-là. Tout en se préparant, elle fredonnait la chanson qu'elle avait entendue de la bouche de Michaël. Elle passa de sa chambre à la cuisine, tout en virevoltant et en faisant flotter autour d'elle une grande écharpe de soie blanche; elle jeta quelques bûches dans la cheminée. Darby entra sans bruit; il posa son sac sur une chaise. Katie fit semblant de ne, pas le voir, arriva en KATIE
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dansant près de lui et l'embrassa. Puis elle alla chercher une assiette dans le buffet et plongea la louche dans la marmite pendue au-dessus du feu. « Où as-tu entendu La Belle Irlandaise? demanda le père en souriant. — Michaël chantait cet air en travaillant ce matin. — Où vas-tu? — Au bal. — Qui t'y conduit? — Moi-même. — Où est Michaël? — Il fait ta ronde. — Ce n'est pas indispensable. — Je le lui ai dit, mais il m'a répondu que tu étais très ennuyé à cause des braconniers. » Darby regarda Katie attentivement. Il se demandait si le jeune homme n'avait pas révélé à sa fille toute la vérité sur leur situation. « T'a-t-il parlé de lui-même? — Pendant le souper, il m'a raconté qu'avant de partir à la guerre il était l'entraîneur des chevaux de M. le comte. Quand il est revenu, un autre avait pris sa place. C'est pourquoi Lord Fitzpatrick l'a ramené ici pour t'aider. » Darby se sentit soulagé. Michaël savait garder un secret. « Ainsi, il est allé à la guerre! En effet, c'est un garçon qui n'a pas froid aux yeux. Pourtant, il n'a rien d'un braillard comme Paddy Galway. Je parie que Michaël aurait le dessus sur cette espèce de voyou, si tous deux se battaient ensemble, dit Darby. 113
— Ce n'est pas sûr. Paddy est un peu plus grand et paraît plus fort que Michaël. — Toi, tu les as bien regardés. A mon avis, Michaël doit être plus souple. Ah ! j'aimerais les voir s'affronter ! — Quelle idée ! » Darby avala quelques bouchées de ragoût et se dirigea vers la porte. Katie protesta : « Papa, je t'en prie, reste ici ce soir. Si tu ne dors pas un peu, tu tomberas malade! — Ne t'inquiète pas pour moi. Je suis en parfaite santé. Je vais faire ma ronde. — Pas ce soir. Laisse Michaël se débrouiller seul. Allons, mon petit papa, va te coucher, pour me faire plaisir! — Accepteras-tu de me faire plaisir, en retour? — Si c'est possible. — Alors, dis-moi ce que tu désires le plus au monde,. — Que tu ailles au lit. — Je parle sérieusement, Katie. » II souleva le sac. « Sais-tu ce qu'il y a là-dedans? — Non, et je ne veux pas le savoir. — Enfin, il est impossible qu'une jeune fille comme toi ne souhaite rien! —Je trouve que tout est pour le mieux. — Vraiment? Il faut pourtant demander quelque chose. Tu me mets dans l'embarras ! » Le sac commença à s'agiter, et Katie dit : « Je souhaite que tu le laisses partir. — Que je le laisse partir? répéta Darby, stupéfait. — Le pauvre petit!
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— Pourquoi le plains-tu? Sais-tu ce qu'il y a làdedans ? — Ce ne peut être qu'un lapin. — Un lapin! » Darby fut si choqué qu'il chargea le sac sur son dos et sortit sans ajouter un mot. Il se mit à la recherche de Michaël. Après avoir fait le tour du manoir, il courait le long d'un sentier lorsque tout à coup un homme lui barra la route, se jeta sur lui et le plaqua au sol, en lui maintenant solidement les poignets.... « Le diable t'emporte! » s'écria Darby. Ils se reconnurent en même temps. « Darby! » souffla Michaël, confus. Il aida le vieil intendant à se relever. « Que vous arrive-t-il? grogna ce dernier. Vous n'y voyez pas clair? — Quand j'ai aperçu un homme portant un sac sur le dos qui courait dans l'obscurité, je l'ai pris pour un braconnier! » Darby regarda Michaël d'un œil soupçonneux. Se moquait-il de lui? Il ne vit sur le visage du jeune homme qu'une expression de parfaite sincérité. « Quelle émotion! soupira Darby. — J'espère que vous ne m'en voudrez pas ! — Même une belle-mère ne pourrait pas vous blâmer.» Darby ramassa le sac et alla s'asseoir sur un banc éclairé par la lune. « Je n'ai rien de cassé, heureusement », ajouta-t-il, jovial. Michaël étendit la main pour saisir le sac.
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Katig aimait la danse, comme beaucoup d'Irlandaises.
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« Je regrette, dit-il, mais j'ai promis à M. le comte de ne pas tolérer le braconnage sur ses terres, et je ne peux faire aucune exception, même pour vous. Laissez partir ce lapin!» Darby fut sur le point de se fâcher de nouveau. « A quoi bon discuter? pensa-t-il. La jeunesse est intransigeante. » II dit tout haut : « Je pense que vous voulez voir ce qu'il y a dans le sac, et que vous refuserez de me croire sur parole, si je vous affirme que ce n'est pas un lapin! — Exactement. — Si un homme ne croit que ce qu'il voit, son credo est vite récité! » Tout en parlant, Darby se rendait parfaitement compte que Michaël ne se laisserait pas influencer. Aussi se résigna-t-il à dénouer les cordons du sac, en maugréant : « Voilà comment sont les gens, aujourd'hui, et ma propre fille ne vaut pas mieux ! » II ajouta plus bas, d'un ton de confidence : « Je ne voulais pas encore le montrer. Vous serez donc le premier à le voir. Préparez-vous à une surprise! » II lui mit sous le nez le sac grand ouvert. Michaël regarda de tous ses yeux... et vit un lapin de belle taille! Darby jubilait : « Avez-vous jamais vu un lapin fait comme ça? » demanda-t-il. Michaël haussa les épaules. « Lapin ou lièvre, la différence n'est pas grande, dit-il. — Quoi? s'écria Darby. Lapin? Lièvre? Vous n'avez pas vu qu'il s'agit de Brian de Karry, roi des farfadets?
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— J'ai vu un lapin. — Oh! Michaël, mon garçon, ce n'est pas possible! Regardez encore une fois ! » Darby semblait si bouleversé que Michaël jeta un autre coup d'œil dans le sac. C'était toujours un lapin. Darby s'inquiéta. Que deviendrait-il si le roi s'était sauvé, en laissant un lapin à sa place? Pour se rassurer, il regarda aussi.... Quel soulagement ce fut pour lui de voir le petit roi lui adresser un large sourire! Il se tourna vers Michaël et suggéra : « Essayez-donc en fermant un œil ! » Michaël ferma d'abord l'œil droit, ensuite l'œil gauche, loucha et se contorsionna de toutes les façons, sans réussir à distinguer autre chose qu'un lapin. Le pauvre Darby en fut si navré que Michaël, pour le consoler, faillit prétendre qu'il avait vu le roi des farfadets. Pourtant, il se ravisa et se contenta de dire gentiment : « Vous n'avez pas dormi la nuit dernière, et la journée a été rude. Vous devriez maintenant aller vous coucher et bien vous reposer. — Gomment pourrais-je dormir, alors que vous me prenez pour un braconnier? » gémit Darby. Il regarda Michaël avec une lueur d'espoir dans les yeux et ajouta doucement : « Ils se métamorphosent comme ils veulent, vous savez. — Je l'ai entendu dire. » Darby ouvrit le sac une fois de plus. Le petit roi lui sourit avec sympathie. « Ah! Michaël, murmura Darby, si vous pouviez le voir, avec sa petite couronne d'or.... » 119
Brian prêta une oreille complaisante à la description qu'on faisait de sa personne. « ... et sa belle barbe rousse... », poursuivait Darby. Le roi approuva d'un signe de tête. « Il a des yeux étincelants.... » Brian salua, ravi. Pathétique, le vieil intendant ajouta : « Oh! je voudrais que vous le voyiez! - Accordé ! » Darby mit un moment à réaliser d'où venait la voix qui avait prononcé ce mot. Furieux, il regarda dans le sac. Le roi le menaçait du doigt, comme s'il grondait un: enfant : « Tu viens de formuler ton second souhait! — Tu te moques de moi! C'est inadmissible! Es-tu malhonnête à ce point? — Taratata! Voilà ce qui arrive à un simple mortel de moins de soixante-dix ans, lorsqu'il veut se mesurer à un roi qui compte cinquante siècles ! — Il me reste encore à formuler le troisième vœu, et peut-être qu'après tout le second n’est pas perdu ! » Darby jeta un coup d'œil sur Michaël, et s'adressa de nouveau à Brian : « Maintenant, rends-toi visible aux yeux de ce jeune homme ! — Je suis visible à ses yeux, dit le roi d'une voix douce. Tu as demandé qu'il me voie, eh bien, il me voit... sous la forme d'un lapin ! — C'est une infâme tromperie ! » cria Darby, hors de lui. Il voulut prendre Michaël à témoin, mais devant la
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mine ahurie de ce dernier, sa colère tourna en désespoir : « Oh! non, ne me dites pas que vous ne pouvez pas l'entendre! » Michaël fut forcé de reconnaître que seule la voix de Darby était parvenue à son oreille. « Quel malheur! se lamenta l'intendant. J'aurais pu obtenir de ce vieux filou une marmite pleine de pièces d'or avec mon second vœu, et je l'ai gâché pour un homme qui ne peut ni voir ni entendre ! » Michaël était de plus en plus stupéfait. Brian parla encore : « Darby, je lui apparaîtrai en rêve cette nuit, tel que je suis en réalité. » C'était peu, et pourtant mieux que rien. Darby ne manqua pas d'en informer Michaël : « Vous le verrez dans vos songes ! » Michaël, par gentillesse, feignit un intérêt qu'il n'éprouvait guère. « En êtes-vous sûr? — Certain! » Darby remit le sac sur son épaule. « II me l'a dit. Les farfadets sont rusés et nous jouent souvent des tours pendables, mais ils tiennent toujours leur parole!»
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XIII le monde s'amusait bien au bal, même ceux qui ne dansaient pas. Il y avait une longue rangée de femmes d'âge mûr qui faisaient tapisserie et préféraient bavarder entre elles. Katie O'Gill et Jack Cassidy tournoyaient si légèrement qu'ils défrayaient les conversations. Pourtant, il fallait de vrais danseurs pour impressionner les habitants de Glenmore. Quelqu'un fit remarquer que ces deux-là eussent pu danser sur des œufs sans les casser. Jack, de son côté, estimait qu'il n'avait jamais rencontré de meilleure cavalière. Il était conquis par la grâce TOUT
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de la jeune fille et par sa gaieté. Il décida de la raccompagner chez elle après le bal. Katie, toute souriante, se demandait si Michaël savait aussi bien danser. Quand les deux jeunes gens se retrouvèrent dehors, dans la fraîcheur de la nuit, Jack, qui tenait encore Katie par le Was, lui murmura : « Quel dommage que le bal soit déjà terminé! Il me semble que je pourrais danser avec vous jusqu'à la fin du monde.... — C'est gentil. — Puis-je vous reconduire? » Une voix sarcastique répondit à la place de Katie : « Ne prenez pas cette peine, Jack. Je la ramènerai chez elle en voiture. » Paddy Galway s'approcha de Jack et lui tapa sur l'épaule, d'un geste qui pouvait passer pour amical. Puis sa main descendit traîtreusement le long du bras de Jack, jusqu'au poignet, qu'elle tordit cruellement. Paddy souriait toujours, mais son regard dur démentait l'expression de sa bouche. Jack allait protester quand la douleur lui fit dire : « Oh! Ah! D'accord, Paddy! » Paddy lâcha prise, salua ironiquement sa victime, dirigea Katie vers la voiture postale et la fit monter dedans. Il l'emmena, la tête haute, enchanté de constater que de nombreux regards les suivaient. « Pauvre Jack! » pensait Katie. Elle n'était pas surprise de l'attitude de Jack devant le redoutable .Paddy Galway; elle se demandait seulement si Michaël, dans cette circonstance, eût cédé aussi facilement. Paddy la rappela sur terre en disant :
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« Je n'aime pas vous voir danser avec Jack Gassidy. — Quel dommage! dit Katie, moqueuse. Nous nous accordons bien. Il n'est pas comme certains jeunes gens que je pourrais nommer et que la nature semble avoir dotés de deux pieds gauches ! » Paddy fit la grimace. « C'est une mauviette! s'écria-til. Je ne veux pas voir ma future danser avec ce mannequin! — Votre future? Vous rêvez? Jamais je ne consentirais à me marier avec vous ! — Nous verrons bien. » Devant l'assurance de Paddy, elle eut plus envie de rire que de se fâcher. « Je croyais que vous deviez aller vous établir à Killarney et y épouser Mary O'Sullivan, dit-elle. — J'ai d'autres projets maintenant. — Paddy, faites tous les projets que vous voudrez, mais ne perdez pas votre temps à m'y associer ! — Qui vivra verra », répliqua Paddy d'un air têtu. Ils arrivèrent au pavillon sans avoir échangé d'autres paroles. La maison était sombre et silencieuse. Katie ne pouvait deviner que Darby veillait, assis au coin du feu, en compagnie du roi des farfadets. Lorsque ceux-ci entendirent le bruit de la voiture, ils se précipitèrent à la fenêtre. Brian monta sur une chaise, pendant que Darby soulevait le rideau. Ils virent Paddy sauter à bas de la voiture et tendre les bras vers Katie pour l'aider, mais la jeune fille lui échappa d'une pirouette et éclata de rire. « Bonne nuit, Paddy! Merci de m'avoir raccompagnée», dit-elle en courant vers le pavillon. Brian eut juste le temps de descendre précipitamment 124
de la chaise et de sauter dans son sac avant qu'elle n'ouvrît la porte. Il faisait si sombre qu'elle serait rentrée dans sa chambre sans voir son père, si celui-ci ne l'avait pas interpellée au passage, d'un ton fâché : « Katie ! N'as-tu pas honte de revenir à la maison avec un voyou pareil? — Je n'ai rien à lui reprocher. Il s'est montré galant homme avec moi. — Mieux vaudrait l'éviter, grogna Darby. — C'est ce que j'ai l'intention de faire... quand mon père cessera de me surveiller par les fenêtres ! » Là-dessus, elle quitta la pièce. Darby, déconcerté, se laissa tomber dans son fauteuil. Quand le roi sortit de son sac, Darby éclata : « En voilà une façon de parler à son père! Ce n'est encore qu'une enfant, non? — Ah! Katie est une fille vraiment très gentille... », dit le roi en souriant. Darby, malgré sa colère, ne put s'empêcher d'approuver d'un signe de tête. « Elle est en grand danger, ajouta le roi, redevenu très sérieux. — Que veux-tu dire? — Tu as tort de me retenir ici et de tarder à formuler tes vœux. Padraig Og, mon lieutenant, ne reculera devant rien pour me délivrer et me ramener dans mon royaume. Il est capable de s'en prendre à ta fille pour t'obliger à me libérer.... — S'il touche à un cheveu de Katie, je te tue! Dis-le à ton Padraig Og! 125
Brian eut juste le temps de descendre de la chaise. 126
— Comment pourrais-je lui parler quand je suis prisonnier dans un sac? — Je te jetterai dans la rivière et te noierai comme un chat! — Si jamais tu oses commettre un pareil forfait, les Puissances des Ténèbres déchaîneront sur ton pays les plus épouvantables calamités ! » Darby se leva de son fauteuil : « Pas de menaces! » ordonna-t-il. Brian continua comme s'il n'avait pas entendu : « Toutes vos vaches et tous vos moutons périront d'étranges maladies, vos récoltes sécheront sur pied, tous les nourrissons du village seront enlevés de leurs berceaux et remplacés par des elfes qui prendront leur apparence.... » Darby fut très impressionné par la dernière menace. D'ordinaire, les farfadets ne se rendaient coupables que de tours sans conséquence, mais les gens assuraient qu'autrefois ils avaient pris un bébé dans son berceau et mis à sa place un elfe qui lui ressemblait, en plus laid. L'elfe était mort et, après son enterrement, avait rejoint les Puissances des Ténèbres. Darby se souvenait qu'au temps de son enfance quelques mères, épouvantées de cette histoire, habillaient encore leurs fils de jupes longues jusqu'à l'âge de cinq ans, car les farfadets, disait-on, enlevaient rarement les filles. Darby ne voulut pas laisser deviner ses pensées à Brian, aussi lui dit-il froidement : « Je n'ai pas peur de toi ! — Tu as tort, je te le répète, Les farfadets ont besoin
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de leur roi. Je te préviens qu'ils vont se fâcher si tu me gardes plus longtemps prisonnier. » Darby réfléchit quelques instants et avoua : « Je vais te dire la vérité : je ne sais pas quel souhait formuler ! — Demande donc la fameuse marmite d'or! répondit calmement le petit roi. Cette fois, je te la donnerai. Tu l'enterreras sous ta cheminée et tu en tireras de quoi te faire une belle vie jusqu'à ton heure dernière! — Elle ne désire pas d'or. — Qui donc? — Katie. C'est à elle que je pense. — Que demande-t-elle? — Je n'en sais rien. Nous avons vécu heureux ici, et nous nous sommes toujours bien entendus. Pourtant, tout à l'heure, quand elle est revenue du bal avec ce grand imbécile de Paddy Galway, je me suis aperçu qu'en réalité je ne la connaissais pas.... — Je vois ce que c'est. Il faudrait qu'elle fixe son choix sur un bon garçon, courageux et sobre. — Oh! oui! — Si elle le trouve et qu'ils décident tous deux de se marier, formuleras-tu enfin ton vœu? — C'est promis. — Alors, va te coucher et dors sur tes deux oreilles. Laisse-moi m'occuper de cette question et repose-toi. — D'accord! » dit Darby en se levant. Il couvrit le feu de cendres, puis il versa du lait dans un bol et se disposait à le porter dehors quand le petit roi l'arrêta. « Où vas-tu avec ça? demanda-t-il. — Je mets toujours un bol de lait devant ma porte
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pour les farfadets, avant de me retirer pour la nuit. — Personne ne t'a dit que « charité bien ordonnée « commence chez soi? » Darby sourit et donna le bol au petit roi, qui but le lait jusqu'à la dernière goutte.
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XIV
plus tard, Brian se glissa dans la chambre de Michaël, qui dormait à poings fermés. Il grimpa sur l'édredon sans réveiller le jeune homme et toussa pour attirer son attention. Michaël se tourna vers lui, les yeux clos. « Michaël! appela doucement le roi. — Que voulez-vous? — J'ai dit que tu me verrais en rêve. Me voici. Je tiens toujours mes promesses. — C'est ce que Darby m'a affirmé. - Il me connaît bien. J'ai voulu lui être agréable. Il tenait tant à ce que tu me voies ! UN PEU
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— Bon. Maintenant, c'est chose faite. Auriez-vous la bonté de me laisser dormir? — Voyons, tu dors! Je suis désolé de déranger tes songes, mais il faut que je te parle au sujet de Katie. — Ah! Pourquoi vous intéressez-vous à Katie? — Si je suis retenu ici, c'est à cause d'elle! » II se mit à marcher en long et en large sur l'édredon, puis vint regarder de près le dormeur. « Darby ne formulera pas le dernier vœu qui reste tant que sa fille ne sera pas contente. — Je ne vois pas en quoi je peux vous aider. — Epouse-la, et personne n'aura besoin de déménager. Vous pourrez tous rester dans ce pavillon, où vous serez heureux comme trois petits pois dans une cosse ! - Mais je connais à peine cette jeune fille ! - Regarde-la et tu la connaîtras suffisamment. — J'avoue qu'elle est très jolie et qu'elle me plaît; seulement, j'apprécie fort ma liberté. Quand je serai marié, je ne pourrai plus aller m'amuser tous les ans, pendant une semaine, à la fête de Bantry.... Ah! non, je n'ai pas l'intention de me laisser enchaîner avant une bonne dizaine d'années ! — Voilà ce qui fait le malheur de l'Irlande! tonna Brian. Dans quel autre pays du monde voit-on un homme attendre l'âge de trente-cinq ans pour renoncer à toutes les manies qu'il a eu le temps de contracter jusque-là? — Même si j'en avais envie, croyez-vous que j'arriverais à persuader une jeune Irlandaise qui se respecte de se marier à la hâte? — Tu peux toujours commencer de lui faire la cour. Dimanche prochain, après la messe, conduis-la donc sur 131
le mont Karry. Là-haut, devant le magnifique paysagequi se découvre aux yeux, plus d'une jeune fille a dit « oui».... — Je ne souhaite pas qu'elle me dise « oui ». — Vraiment? » dit le roi, qui décida aussitôt d'employer les grands moyens. « Après tout, je ne peux t'en blâmer. Paddy Galway a fixé son choix sur Katie. C'est très dangereux de vouloir lui disputer celle qu'il considère comme sa future femme.... » Michaël se souleva sur un coude. « Me prenez-vous pour un poltron? demanda-t-il. — Non, mon garçon, pas du tout. Dors en paix, maintenant », murmura Brian, satisfait du résultat obtenu. Michaël se retourna dans son lit en grognant. Le roi des farfadets se pendit à un coin de couverture et se laissa glisser jusqu'au sol. Puis il descendit l'escalier et entra dans la chambre de Katie. Le lit de cuivre était facile à escalader. Quand il fut bien installé sur l’édredon, il appela à mi-voix : « Katie! Ma petite Katie.... — Quoi? — C'est un bon garçon, courageux et sobre.... » Elle fit un geste vague, comme si elle était importunée par une mouche, et se rendormit profondément. Brian reprit plus fort : « Katie ! Je disais que Michaël est un bon garçon, courageux et sobre. Il peut devenir pour toi un excellent époux. — Je ne veux pas me marier, murmura Katie, pas encore. 132
« Katie ! Michael est un bon garçon. »
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— Pas encore! Et pourquoi? Quand une fille a vingt ans, son prétendant est prêt à l'épouser en cinq minutes. Mais quand elle en a trente, c'est une autre musique! Quel mal n'a-t-elle pas alors pour lui faire dire « oui ! » Cette remarque moqueuse déplut tant à Katie que, sous l'effet de la colère, elle s'éveilla. Assise, les yeux ouverts, elle s'apprêtait à répondre vertement, mais elle ne vit personne dans la chambre. « Ce n'était qu'un rêve! » pensa-t-elle en se laissant retomber sur son oreiller. Quelques instants plus tard, elle dormait de nouveau.... La voix du petit roi troubla encore son sommeil : « Katie.... — Oui? — Veux-tu épouser Michaël? — Non. — Parfait! Si une fille ne dit pas « non » d'abord, ce n'est pas amusant de lui faire dire « oui ». Surtout, n'oublie pas de dire « non » dimanche ! »
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XV LE DIMANCHE vint, et Michaël, sans savoir très bien pourquoi, demanda à Katie si elle voulait l'accompagner jusqu'en haut de la montagne. Tout d'abord elle dit « non », et finalement elle accepta. Ils partirent ensemble après la messe et devisèrent gaiement tout le long du chemin. Quand ils arrivèrent dans les ruines qui couronnent le mont Karry, Cléopâtre les accueillit par un long hennissement qui voulait exprimer sa surprise et sa joie de les voir. « Je me demande pourquoi cette jument se plaît tant ici, dit Katie.
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— Peut-être que l'herbe y est meilleure qu'en bas, ou bien elle apprécie le paysage.... — Je crois plutôt qu'elle aime à faire courir mon père, dit Katie. Cette bête ne m'inspire aucune confiance. » Quand ils passèrent près des remparts, Michaël devint grave et remarqua : « Des hommes sont morts ici, sans doute en grand nombre. Imaginez-vous quelle bataille il a fallu livrer pour prendre ce château fort? — Je n'aime pas penser à la guerre, dit Katie. Quand je viens ici, c'est pour admirer le panorama. » II en valait la peine. La vue s'étendait fort loin. Le village, les champs découpés en rectangles bruns et verts et même la grande propriété de Lord Fitzpatrick paraissaient tout petits dans la vallée, en dessous d'eux.... Michaël déclara qu'autour de Dublin on ne voyait rien de comparable. Puis son esprit revint au combat qui avait détruit le grand château fort, tant de siècles auparavant.... Il reconnaissait le mérite des assaillants, mais sa sympathie allait aux , défenseurs de la place. Quel endroit extraordinaire pour s'établir, à mi-chemin entre la terre et le ciel ! Il en fut toujours de même au cours des âges : les hommes trop favorisés se virent un jour ou l'autre dépouillés de leurs biens par des adversaires envieux. Michaël semblait vraiment très impressionné par la grandeur et le mystère qui se dégageait de ce lieu. Il murmura : « Je me demande si ce sont les Danois ou les Vikings qui ont envahi ce pays et assailli le château fort? — Ce sont les Danois », répondit Katie.
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Ils restèrent encore un bon moment à contempler le paysage, puis ils prirent le chemin du retour. Katie, comme à son habitude, se mit à courir dans ce sentier dont elle connaissait chaque pierre. Michaël voulut la suivre, mais la jeune fille, rieuse et taquine, le distança aisément. Elle arriva au pied de la montagne avec une bonne avance sur Michaël et se retournait pour l'attendre lorsque soudain Paddy Galway surgit d'un bosquet. « Alors, Katie, on se promène? dit le peu sympathique personnage en s'approchant d'elle. — C'est mon droit, je suppose », dit la jeune fille. Il lui prit le bras. « Permettez que je vous raccompagne jusqu'au village. - Non ! » dit Katie en cherchant à se dégager. Michaël arrivait. « Cette jeune fille est avec moi, et je vous prie de la laisser tranquille », dit-il d'une voix ferme. Paddy lâcha le bras de Katie et se tourna vers l'arrivant, les poings serrés. « Ecartez-vous », demanda Michaël à Katie. Mais Katie se jeta entre les deux jeunes gens et regarda Paddy droit dans les yeux : « Si vous vous battez avec lui, je ne vous parle plus de ma vie! » lui cria-t-elle. Paddy retira sa casquette, salua ironiquement et s'effaça pour les laisser passer. Michaël hésita un moment sur le parti à prendre et décida à regret de suivre Katie. Il fit quelques pas et se retourna pour regarder Paddy. Celui-ci le vit et donna un grand coup de poing dans sa casquette — qu'il s'apprêtait à remettre sur sa tête —
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La jeune fille, rieuse et taquine, le distança aisément.
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pour bien montrer à son rival ce qui l'attendait à la première occasion. Satisfait de sa mimique, il s'éloigna rapidement. Michaël marcha en silence auprès de Katie. Soudain, il n'y tint plus : « Quand j'aurai besoin de vous pour me défendre contre des gars de cette sorte, je vous le ferai savoir! dit-il. — Ne vous fâchez pas, dit Katie. Paddy Galway vous aurait assommé! — Vraiment! Et ça vous ennuierait beaucoup, s'il m'assommait? — Peut-être.... » Ils arrivèrent en vue du pavillon et des dépendances. Darby et le roi Brian les guettaient anxieusement, derrière le carreau de la remise. « J'espère qu'ils sont fiancés, maintenant, disait le petit roi, fort nerveux. — Nous n'allons pas tarder à le savoir, dit Darby. S'ils sont fiancés, ils ne se quitteront pas sans échanger un baiser. » Mais les jeunes gens s'éloignaient déjà, chacun de leur côté. Le petit roi, voyant cela, jeta rageusement sa couronne par terre, et sauta du tabouret qui lui permettait de regarder dehors. « Ne t'énerve pas, dit Darby. Ce n'est pas encore fini.... Les voilà qui reviennent l'un vers l'autre.... » Le petit roi ramassa sa couronne, la remit sur sa tête et grimpa précipitamment sur le tabouret. Ce qu'il vit alors le rendit tout joyeux. «J'ai gagné! cria-t-il. — Ils sont fiancés ! soupira Darby, tout ému. 139
— Maintenant, tu ne peux plus refuser de formuler ton troisième souhait. Allons, parle, je t'écoute! — D'accord. » L'intendant souriait. Il ouvrait la bouche pour prononcer les paroles tant attendues par le roi des farfadets, quand le son de la cloche ébranla l'air. Darby courut à la porte et l'ouvrit toute grande. « Écoute! s'écria-t-il. Cette musique est pour moi! Le père Murphy l'a dit! — Ton souhait, Darby », rappela anxieusement le petit roi, mais Darby ne l'entendit même pas. « Ma musique! répétait-il en joignant les mains, extasié. Pour l'écouter,- les poissons viendront à la surface des lacs, et les oiseaux se tairont dans les arbres....
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— Tu as dit que tu formulerais ton troisième vœu ! cria le petit roi, indigné. — Un dimanche? Oh! Crois-tu que ce serait bien? Alors que ma musique retentit dans la campagne et que le père Murphy tire lui-même la corde de la cloche ! » Le petit roi s'accrocha désespérément à lui. « Demain lundi, par pitié, Darby, demain... jure moi que.... — Demain? Tout ce que tu voudras. Mais aujourd'hui, écoute ma musique! » En réponse, Brian se boucha les oreilles. Darby en fut peiné, puis il oublia cet affront pour s'abandonner aux délices que les tintements de la cloche versaient dans son cœur.... Ce soir-là, Katie servit à son père et à Michaël un excellent dîner, composé de poulet à la broche et de choux de Bruxelles, accompagnés bien entendu de l'habituelle montagne de pommes de terre bouillies chère aux Irlandais. Comme dessert, tous trois se régalèrent de fraises à la crème. Personne ne parla de fiançailles, mais Darby ne fut pas dupe. Il insista pour faire la ronde lui-même, et laissa les jeunes gens en tête-à-tête devant la cheminée. Plus tard, quand il eut fini sa tournée, il alla retrouver le roi Brian dans la remise. « C'est la dernière nuit que nous passons ensemble, dit Darby avec un peu de regret, car demain je formulerai mon troisième vœu. »
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XVI GLENMORE,
comme presque tous les villages, avait en son centre une place, entourée de vieilles maisons, de boutiques, d'une auberge et d'une église. En ce lundi après midi, cette place était déserte. D'habitude, on y voyait au moins un âne chargé de grands paniers; ou un troupeau de moutons; ou un groupe de flâneurs autour de la statue de bronze du grand homme local. Quand Paddy Galway arriva de Killarney avec le courrier, il n'y eut personne pour s'écarter en hâte de son, chemin. Il rapportait dans sa voiture une collection de seaux
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et une grosse caisse de thé, en plus du minuscule et précieux sac postal, qu'il gardait à côté de lui. Paddy s'arrêta devant le bâtiment que se partageaient la poste et le grand bazar du pays, sauta à terre et entra avec son sac. Il le laissa tomber sur le comptoir. Sans s'occuper de sa mère qui bavardait avec la postière, il annonça d'une voix forte : « Voilà le courrier, madame O'Toole ! — Le thé est-il arrivé de Dublin? demanda-t-elle. — Oui, et les seaux aussi », répondit Paddy. Puis il la questionna à son tour : « Où sont donc partis tous les gens ? » Ce fut sa mère qui lui répondit : « A l'auberge. Darby O'Gill va formuler son troisième souhait. — Le vieux fou ! » grogna Paddy. Il sortit pour aller chercher le thé. Mme O'Toole vida le sac postal sur son bureau — il contenait tout au plus une vingtaine de lettres et de cartes — et commença de les trier, pendant qu'Ursule tendait le cou pour lire les adresses. « Vieux fou, en vérité! dit Mme O'Toole en écho. Savez-vous ce qui est arrivé à mon oncle de Killarney? Il clôturait un champ quand il s'avisa qu'un buisson d'aubépines le gênait.... » Elle s'interrompit en voyant une lettre qui venait d'Amérique. Elle la montra à Ursule, la tâta et la leva en l'air pour l'examiner à contre-jour. « Il doit y avoir de l'argent dedans ! C'est pour Willy Scan », dit-elle. Ursule jeta sur l'enveloppe un regard d'envie, puis ramena Mme O'Toole à son histoire : « Vous me parliez de votre oncle de Killarney.... — C'est vrai. »
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La postière prit une carte dans le tas et s'éventa avec celle-ci tout en racontant la triste aventure : « II savait très bien qu'on ne doit pas toucher à une aubépine, puisque les farfadets s'y cachent souvent, mais il voulut faire le malin et passer outre. A peine avait-il donné le premier coup de hache à l'arbrisseau qu'il se sentit pris d'une violente douleur dans le dos. Et depuis ce jour-là il marche tout courbé, comme ça.... » Elle se contorsionnait de façon grotesque pour montrer à Ursule comment marchait son pauvre oncle, quand Paddy entra avec la caisse de thé. Il ne s'étonna pas autrement de l'étrange attitude de Mme O'Toole. Quand elle jacassait avec Ursule, on pouvait s'attendre à tout. Il sortit pour aller chercher les seaux. Ursule approuva la postière : « Darby est trop familier avec les farfadets, pour sûr. — Oui. Quand on soupe avec le diable, il faut avoir une longue cuiller... », dit Mme O'Toole. Elle regarda la carte qu'elle tenait à la main et lut tout haut l'adresse : « Michaël Mac Bride, Glenmore.... Mais c'est l'écriture de Lord Fitzpatrick! Je la reconnaîtrais entre mille ! » Elle retourna la carte pour lire le texte sans aucune gêne et laissa Ursule faire de même. « Quelles majuscules élégantes ! » s'exclama Mme Galway en dévorant le message des yeux. Quand elles eurent terminé leur indiscrète lecture, elles donnèrent libre cours à leur indignation. « Voilà pourquoi le comte l'a laissé ici! s'exclama Ursule. 144
— Oh ! Avez-vous remarqué comment il lui écrit : Michaël par-ci, Michaël par-là!... — C'est trop fort! — Michaël doit ouvrir le manoir et Katie faire le ménage.... — Usurpateur ! Il vient manger le pain de nos enfants.... — Pauvre Darby! soupira la postière. _ — Pauvre Katie ! Je me demande si elle est au courant.... » Mme O'Toole tendit la carte à Ursule. « Voulez-vous la porter vous-même et vous arranger pour que Katie la lise? — Croyez-vous? demanda Ursule, prise d'un scrupule inattendu de sa part. — C'est votre devoir! » dit Mme O'Toole. Puisque la postière le prenait ainsi, Ursule se décida. Elle fit disparaître la carte sous son grand châle noir. « Je vais aller voir Katie tout de suite », promit-elle. L'autre cligna de l'œil d'un air complice. Ursule sortit de la poste et se dirigea vers son fils. « Lis ça, Paddy », lui dit-elle en exhibant la carte. Paddy posa à terre les seaux qu'il portait dans ses bras et lut, pendant que sa mère commentait : « M. le comte écrit à Michaël Mac Bride; il n'est pas question de Darby. Qu'en penses-tu? » Paddy lui rendit la carte, de fort mauvaise humeur. « Pourquoi m'as-tu raconté que Fitzpatrick pensait à moi, alors qu'il venait d'installer Mac Bride dans la place? demanda-t-il. — Ce Mac Bride n'y resterait pas longtemps si je 145
m'appelais Paddy, répondit sa mère. N'es-tu pas assez courageux pour l'obliger à quitter Glenmore? » ajouta-telle, furieuse. A cette perspective, les yeux de Paddy brillèrent. « Si jamais je l'empoigne, il ne sera même pas capable de se traîner hors du village! gronda-t-il. — Il faut te dépêcher, dit Ursule. M. le comte arrive ce soir. — Sois tranquille, Michaël Mac Bride ne restera pas longtemps en état de le servir ! » Ursule fut prise d'un doute : « Est-ce que Lord Fitzpatrick le blâmera de s'être battu avec toi, ou t'en voudra-t-il de t'être battu avec son protégé? — Il blâmera Mac Bride de s'être enivré! » décida Paddy avec un rire sarcastique. Michaël rentra tôt ce lundi soir, sous le prétexte que l'orage menaçait. En fait, il avait hâte de retrouver Katie. Quand il entra dans le pavillon, il resta tout surpris devant le désordre qui régnait dans la pièce, ordinairement si bien rangée. Il vit des ustensiles de cuisine entassés dans des paniers et des vêtements jetés sur la table. Katie était fort occupée à envelopper de la vaisselle et à la placer dans une grande caisse. « Que faites-vous? demanda Michaël. — Si vous ne le savez pas, répondit-elle avec des yeux étincelants de colère, vous n'avez qu'à lire cette carte! » Elle désigna la carte posée sur un coin du buffet. Il la lut, et ne put s'empêcher de penser que ce message, qui le concernait personnellement, venait d'être utilisé contre lui. Il se demanda pourquoi Lord Fitzpatrick, qui 146
connaissait Glenmore, ne lui avait pas envoyé une lettre sous enveloppe. Peut-être était-ce voulu, pour rendre publiques les dispositions prises par le comte, et hâter le déménagement de Darby. Michaël se reprochait maintenant d'avoir écouté le vieil intendant qui lui recommandait le silence; tous deux méritaient un blâme. Il comprenait que la jeune fille fût bouleversée par cette brusque révélation. « Pourquoi ne m'avez-vous rien dit? demanda Katie. — Votre père tenait absolument à vous prévenir luimême, répondit-il. — Quand nous jetez-vous dehors? » La haine que les femmes de son pays éprouvèrent
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toujours à l'égard de l'oppresseur se refléta dans ses yeux. « Allons! Katie, commença-t-il. — Quand? cria-t-elle. — Aujourd'hui nous devions.... — Vous ne prévenez pas longtemps d'avance ! » Michaël reposa la carte sur le buffet. « Je ne veux pas que vous partiez! dit-il. — Vraiment? » Elle explosa : « Qu'est-ce que cela peut vous faire de briser le cœur d'un vieillard! Vous êtes un jeune homme fort et bien portant. Vous pouviez trouver du travail n'importe où ; mais non, il vous a fallu venir ici, pour prendre la place de mon père! Ce n'est pas étonnant qu'il aille à la chasse aux farfadets dans l'espoir de trouver de l'or ! Le pauvre homme en a presque perdu la tête ! » Michaël, navré, ne pouvait qu'écouter. Elle attrapa un balai et des chiffons et les lui lança, en criant : « Vous pouvez nettoyer le manoir vous-même! J'ai assez à faire ce soir avec le déménagement ! » Elle jeta un châle sur ses épaules et courut vers la porte. Michaël l'arrêta : « Ecoutez-moi ! dit-il. Je ne veux pas prendre la place de votre père, à moins de pouvoir vous garder tous les deux avec moi. Je souhaite que vous restiez ici, et que vous deveniez ma femme. Katie, je vous aime et je pense que vous m'aimez aussi! » Elle s'éloigna de lui et le toisa, avec le plus profond mépris. « Moi? Je vous aime? » Puis elle s'enfuit. La salle de l'auberge était pleine à craquer; faute de place, des curieux regardaient de l'extérieur par les fenêtres. Mick Martin, Tom Kerrigan et Molly Malloy
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Faute de place, des curieux regardaient de l’extérieur. 149
entouraient Darby et son fameux sac. Quelques jeunes gens de mauvaise réputation représentaient leur chef de file, Paddy, absent. Ils ne se moquaient pas ouvertement de Darby, mais l'épiaient d'un œil goguenard. Tom Kerrigan veillait à ce que son ami Darby eût assez de place. « Écartez-vous, écartez-vous donc un peu! » répétait-il. Mick Martin appela un jeune garçon. « Denis, va chercher deux ou trois grands paniers, s'il te plaît, dit-il. — Pourquoi? interrogea Darby. — Pour y mettre l'or, répondit Mick. — Je ne demanderai pas d'or! » Un murmure de surprise et de désappointement courut dans la foule. Darby, impassible, dénoua les cordons du sac. « Dis-nous pour quelle raison. — Parce que, neuf fois sur dix, les richesses rendent malheureux, répondit Darby, solennel. — Alors, demandez le bonheur », suggéra Molly. Darby secoua la tête. « Les hommes ont besoin de la montagne et de la vallée, des hauts et des bas, de la joie et de l'amertume. » II se tourna pour s'adresser à tout le monde : « Quand j'étais un petit garçon, mon grand-père me disait souvent qu'il ne connaissait qu'un homme heureux : l'idiot du village! » L'auditoire se mit à rire. « Regarde le sac, Darby. Ton prisonnier s'agite! » dit Mick. Darby entrouvrit le sac et se pencha sur lui. Les gens des derniers rangs voulurent mieux voir et poussèrent ceux qui se tenaient devant eux. 150
Darby n'y fit pas attention. Il demanda, fort poliment : « Votre Majesté a-t-elle quelque chose à me dire? » Brian lui lança un regard furibond. « As-tu bientôt fini tes discours? Te crois-tu au Parlement? » Darby se mit à rire. La foule, intriguée, cherchait à comprendre. « Votre Majesté désire-t-elle un whisky? dit Darby, assez haut pour être entendu de tous. — Je ne désire qu'une chose : que tu fasses ton vœu immédiatement! » Darby se redressa en souriant, rajusta sa veste et prit un air inspiré, comme un homme d'État sur le point de faire une déclaration importante. Chacun pensa que le moment fatal était arrivé. Mais Darby — acteur-né — se plaisait tant dans ce rôle qu'il voulut tenir son auditoire en haleine un peu plus longtemps. « Tom, dit-il au patron de l'auberge, à ma place, que demanderais-tu ? — Oh! moi, dit Tom sans hésiter, je souhaiterais une grande et belle maison perchée sur une colline.... Quelque chose comme le château de Killarney ! » Darby le taquina : « Comment pourrais-tu l'entretenir? — J'aurais des domestiques. — Tu ne les as pas demandés, pas plus que l'argent nécessaire pour vivre dans ton château, où tu serais aussi pauvre qu'une souris dans une église ! » Un murmure d'admiration s'éleva de la foule, étonnée de tant de sagesse. « Ce qui est pis, continua Darby, tu ne pourrais plus
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te plaire dans ta petite maison, après avoir habité l'autre! » Mick Martin fit remarquer à ses voisins : « Comme il parle bien! Notre Darby devient aussi intelligent qu'Aristote ! » L'orateur se tourna vers Molly. « Ma chère Molly, quel vœu formuleriez-vous à ma place? — Je souhaiterais de redevenir mince, répondit-elle aussitôt, mince comme je l'étais à vingt ans! — Et vous voudriez le rester toute la vie? — Bien entendu. — Vous ne l'avez pas précisé. — C'est vrai! Que je suis sotte! dit Molly, toute confuse. — Consolez-vous, nous vous aimons bien telle que vous êtes », dit Darby. Il se tourna vers son auditoire. « Que chacun de vous pense au vœu qu'il aimerait à formuler, et ensuite réfléchisse à ce qu'il risquerait de perdre si ce vœu se réalisait! » A ce moment-là, on vit la porte du café s'ouvrir, et Katie apparaître sur le seuil. Elle essaya de fendre la foule pour rejoindre son père. « Papa! » appela-t-elle, mais Darby ne l'entendit même pas. Entièrement pris par son sujet, il poursuivit : « Plus vous en savez sur les farfadets, et plus il vous en reste à apprendre! » Katie arrivait auprès de lui. « Papa, implora-t-elle à voix basse, rentre à la maison avec moi. Il faut aller chercher la jument! — Pas maintenant, Katie. 152
— Lord Fitzpatrick arrive, continua-t-elle. Nous devons déménager aujourd'hui! — Laisse-moi, Katie; écarte-toi, ma chérie, je vais formuler mon troisième souhait ! — Je t'en prie, papa, dit-elle, affolée, pas ici! — Ici et maintenant! » Il se tourna vers le sac. Katie s'en empara; Darby voulut le lui reprendre. Dans la lutte, un lapin sauta hors du sac. Darby tenta de l'attraper et le manqua. Les spectateurs virent un animal apparemment terrifié éviter toutes les mains qui se tendaient vers lui, franchir le seuil — la porte était restée ouverte — et se sauver dans une ruelle qui conduisait droit dans les champs. Darby se mit à courir après en criant : « Brian, attends-moi! Majesté, un moment! » Les amis de Paddy Galway s'étranglaient de rire. Presque tous les villageois les imitèrent et crièrent au pauvre Darby : « Hé ! Darby, ne laisse pas filer Sa Majesté ! — Rattrape le roi des farfadets ! — Demande-lui de l'or! La grande marmite pleine de pièces d'or! » Katie se trouva immobilisée dans la foule; un camarade de Paddy lança d'une voix de stentor : « Faites place, vous tous ! Faites place à la riche héritière de Darby O'Gill! » On la laissa passer, non sans l'accabler de quolibets qui redoublaient les rires : « Voilà une jeune fille qui, toute la nuit, va compter des pièces d'or avec son père! — Celui qu'elle épousera pourra mener une vie 153
« Brian, attends-moi! »
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princière !Quel dommage qu'elle ne veuille pas de moi! » Katie s'éloigna, la tête haute et le cœur serré. Elle n'essaya pas de rejoindre son père, mais prit le chemin du manoir, les yeux pleins de larmes. Quand elle fut arrivée, sans même jeter un coup d'œil sur le pavillon, elle se dirigea vers l'écurie et en sortit bientôt, le licou de Cléopâtre à la main. Alors Michaël se dressa devant elle. « Laissez-moi passer! dit la jeune fille. — Je vous en prie, Katie, écoutez-moi! — Otez-vous de mon chemin ! — Je ne veux pas que vous partiez à la recherche de la jument. — Vous figurez-vous que je vais rester sous votre toit une nuit de plus? — Je m'en irai à l'auberge. — Allez au diable si vous voulez! J'emménagerai ce soir dans la maison désignée par Lord Fitzpatrick. — Alors, laissez-moi seulement m'occuper de la jument pour vous. Je vous la ramènerai le plus vite possible. La nuit tombe, et un orage se prépare. Vous prendriez du mal dans la montagne.... » Elle voulut passer outre. Il la retint par le bras. Furieuse, elle le frappa au visage avec le licou, du plus fort qu'elle put, et s'enfuit. Il renonça à la poursuivre. Le sang coulait de sa joue; il se dirigea vers la pompe en maugréant. Alors qu'il était penché pour laver sa joue à grande eau, quelqu’un lui assena un coup violent sur le crâne. Il n'eut pas le temps de voir son agresseur avant de s'évanouir. Paddy frappa une seconde fois, pour être sûr que sa 155
victime ne reprendrait pas conscience de sitôt. Il posa la bêche dont le manche venait de lui servir d'arme, et souleva l'homme évanoui. Il le chargea sur son épaule, ramassa la lanterne et marcha en direction du manoir aussi vite que son fardeau le lui permettait. Quand il fut devant la grande maison, il déposa Michaël près de la porte d'entrée; puis il arrangea le corps inerte de façon à lui donner l'attitude d'un, homme ivre mort. Satisfait du résultat obtenu, il sortit d'une vaste poche une bouteille entamée, et, à regret, versa la moitié du whisky qu'elle contenait sur les vêtements d.e Michaël; après quoi il but le reste, sauf une gorgée. Pour terminer, il plaça la bouteille dans la main droite de Michaël et posa la lanterne par terre, de guingois, en s'assurant qu'elle resterait quand même allumée. Il ne vint pas à l'idée de Paddy que son plan pourrait échouer si, malgré tout, Michaël revenait rapidement à lui, ou si le comte arrivait tard. En général, Lord Fitz-patrick évitait de voyager la nuit, mais il était à la merci d'un contretemps. Paddy avait trop bu pour réfléchir longuement. Il se recula pour juger de son œuvre, comme un artiste, et dit à sa victime inconsciente : « Tu es formidable! Surtout, ne bouge pas jusqu'à l'arrivée de ton patron! » II s'éloigna en ricanant et reprit le chemin du village. S'il était parti une minute plus tôt, il aurait rencontré Darby, qui revenait chez lui, le cœur lourd et le sac vide. Le vieux conteur, rentré maintenant, allumait sa lampe dans la cuisine. Il vit la carte et la lut, bien qu'elle ne lui fût pas adressée. Alors il se souvint des paroles de Katie : « ... Il faut aller chercher la jument... Lord Fitzpatrick 156
arrive.... Nous devons déménager aujourd'hui.... » L'expression désespérée du beau regard bleu lui revint en mémoire. Il pensa : « Pourvu qu'elle ne soit pas partie sur le mont Karry, pour tenter de ramener Cléopâtre ! » II sortit aussitôt, très inquiet. La lumière qui brillait près du manoir le rassura. Lord Fitzpatrick avait demandé que Katie ouvrît la maison et mît tout en ordre; elle travaillait là-bas, sans doute. Quand Darby arriva près du manoir, la vue de Michaël, apparemment ivre mort, lui causa une grande surprise en même temps qu'une vive contrariété. Il gifla rudement le jeune homme pour lui faire reprendre ses sens. Dès que Michaël ouvrit les yeux, il lui cria : « Vous n'avez pas honte de vous mettre dans un état pareil! » Michaël, tout étourdi, eut un sursaut et lâcha la bouteille, qui fit du bruit en roulant. Étonné, il la ramassa, flaira le whisky et la rejeta loin de lui. Sa tête le faisait beaucoup souffrir; il y porta la main, et la retira pleine de sang. Darby comprit que Michaël avait été attaqué, et regretta sa colère : « Qui vous a blessé, mon garçon? demanda-t-il. — Je n'ai pas vu, mais je devine.... » Darby l'aida à se relever et demanda : « Où est Katie? — Elle est partie chercher la jument. — Gomment? Seule, dans la nuit? — J'ai voulu l'en empêcher, mais elle était dans une rage folle contre moi. Vous auriez dû lui dire la vérité.... — Dieu me pardonne ! » murmura Darby. Alors il se souvint des avertissements donnés par le roi Brian. A la
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pensée de Padraig Og enlevant Katie, il se mit à trembler. Il redoutait bien plus le lieutenant du roi des farfadets que Brian lui-même; d'ailleurs, il ne croyait pas que ce dernier pût faire du mal à Katie. Il n'arrivait pas à en vouloir au petit roi d'avoir pris l'apparence d'un lapin et de s'être sauvé de l'auberge. Depuis, il lui semblait que Brian devait se trouver dans les parages et l'observait. Mais Katie était en danger, en grand danger. Courir après Cléopâtre signifiait courir après un cheval fantôme.... Ce fut alors que Darby entendit au loin un long cri plaintif, aigu, surhumain, un cri qui ne ressemblait à aucun autre, et qu'il reconnut aussitôt. « C'est la Messagère de la Mort », murmura-t-il. Devant la terreur du vieil homme, Michaël oublia son lancinant mal de tête et essaya de le rassurer. « Ce n'est que le vent », dit-il, mais il ne put se défendre lui-même d'un sinistre pressentiment. « Non, c'est la plainte de la Messagère de la Mort! Je l'ai déjà entendue lorsque ma femme est morte. — Ce n'est rien, dit Michaël, rien du tout. Vous vous trompez. — Katie va mourir! » gémit Darby. Il saisit la lanterne et partit en courant en direction du mont Karry. Sans aucun doute, Cléopâtre s'était enfuie làbas, et il savait pourquoi....
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XVII le suivit; ses forces revenaient peu à peu. Quoiqu'il fût très inquiet pour Katie, il plaignait plus encore Darby. Michaël ne croyait ni aux fées, ni aux farfadets, ni aux chevaux fantômes, mais il était Irlandais.... Lui aussi avait eu une enfance bercée de contes fantastiques. Dans ce décor impressionnant, avec l'orage qui menaçait au-dessus de la montagne, toutes les craintes vagues et les superstitions que sa raison repoussait lui revenaient malgré lui.... D'après les croyances populaires, la Messagère de la Mort — appelée aussi la Wanda — était une vieille fée MICHAËL
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aussi laide qu'une sorcière, que l'on voyait tantôt enveloppée d'un long manteau, avec un capuchon rabattu sur les yeux, tantôt peignant ses longs cheveux, ou encore prédisant, par le nombre de ses plaintes, l'heure exacte où devait frapper la mort. On disait qu'elle s'attachait à la noblesse du pays et que seuls les descendants des familles de vieille souche pouvaient l'entendre.... Michaël se demandait si les O'Gill étaient qualifiés pour avoir leur Wanda, mais il savait que les Sheridan et les Mac Carthy, par exemple, faisaient partie de ceux qui revendiquaient le privilège de percevoir les plaintes de la triste messagère. Le jeune homme rejeta loin de lui ces folles pensées et se mit à crier le nom de Katie à tous les échos. Quand Darby atteignit le sommet du mont Karry, un éclair illumina les ruines, le tonnerre gronda et la pluie se déversa violemment. Darby fut bientôt trempé jusqu’aux os. La pensée que sa pauvre Katie se trouvait aussi sous Ce déluge le stimula. Il l'appela plus désespérément encore, mais les grondements de l'orage étouffaient sa voix. Près des remparts, il buta contre un objet qu'il ramassa. Un éclair lui permit de voir que c'était un licou. Maintenant, il savait le pire. Son cœur se serra douloureusement. Darby cessa de chercher sa fille. Il se mit en quête de Cléopâtre, ou plutôt du cheval fantôme. Les éclairs se succédaient, les coups de tonnerre claquaient de façon effrayante, amplifiés par l'écho. Toute la montagne semblait gémir, secouée par l'orage. Darby, qui pourtant connaissait bien les lieux, tomba par deux fois. Il ne se souvenait pas qu'il y eût à cet endroit tant de pierres et
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Michaël prit le corps inanimé dans ses bras. 161
de trous. Alors qu'il se relevait pour la seconde fois, il aperçut, dans un éclair, sa jument se profiler sur le ciel blafard. Elle se tenait au bord d'un précipice et regardait en bas. Darby la vit sous son apparence ordinaire — non sous la forme d'un cheval fantôme. « Elle a déjà accompli sa sinistre besogne, sans doute », pensa le pauvre homme. Il s'approcha de la jument, qui se sauva. Alors il se mit à la place qu'occupait Cléopâtre quand il l'avait repérée, leva sa lanterne et regarda vers le bas. Sa fille gisait sur les rochers, à une dizaine de mètres au-dessous de lui. Darby ne perdit pas de temps à réfléchir sur la meilleure façon de descendre la pente abrupte. Il se laissa glisser, s'accrocha à tout ce que sa main pouvait rencontrer, pierre ou plante, roula, se rattrapa sans trop savoir comment.... Il arrivait, non sans dommage, près de Katie quand il sentit l'horrible présence.... Il se tourna, et ses yeux se levèrent lentement. Ce qu'il vit alors le glaça d'effroi. En face de lui, là-haut, se tenait la Wanda, silencieuse et immobile. La lumière de la lanterne éclairait sa robe couleur de safran. Un éclair zébra le ciel ; la Messagère de la Mort parut entourée de flammes bleues. Ce qui dépassait du capuchon ressemblait moins à une face humaine qu'à une tête de lièvre, avec des yeux à l'éclat insoutenable, fixés, en ce moment, sur Darby. Elle descendit vers Katie. Ses cheveux se répandaient sur ses épaules, et ses longues mains osseuses semblaient vouloir saisir une proie. Elle exhala sa plainte.... Tant que ce cri retentit à son oreille, Darby ne put bouger, mais aussitôt que le silence fut revenu, le vieil homme saisit sa lanterne et la lança sur l'apparition. 162
La lanterne passa au travers de la Wanda et explosa en s'écrasant sur le rocher, derrière elle. La Wanda sembla un instant éclairée par la flamme, puis disparut. Darby tomba à genoux auprès de sa fille inconsciente et l'entoura de ses bras. Il murmurait, éperdu de douleur : « Katie, ma chérie, qu'est-ce que j'ai fait? C'est ma faute.... » Ce fut ainsi que Michaël les trouva. Il s'approcha d'eux et tapa sur l'épaule de Darby. Celui-ci le regarda avec des yeux égarés, qui semblaient ne pas le reconnaître. « Laissez-moi vous aider », dit Michaël. Darby serra plus fort sa fille contre lui. Doucement, le jeune homme répéta : « Darby, laissez-moi vous aider à ramener Katie chez vous. — Oui, oui », répondit le père, dans un souffle. Michaël prit le corps inanimé dans ses bras et regagna avec Darby le sentier qui descendait vers la vallée.
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XVIII BIEN des gens du village défilèrent ce soir-là dans le pavillon, pour offrir leurs services; mais Molly Malloy, qui s'occupait de tout, les remercia et les renvoya chez eux. Darby, Michaël, Molly et le père Murphy veillaient silencieusement Katie, dévorée par la fièvre, qui délirait, s'agitait sans cesse dans son lit et ne reconnaissait plus personne. Molly épongeait souvent le front baigné de sueur de la pauvre jeune fille. De temps à autre, celle-ci se dressait sur son lit en poussant un cri. Alors Molly l'obligeait doucement à se recoucher sur ses oreillers, en lui prodiguant des paroles apaisantes.
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Iln'y avait pas d'autre lumière dans la chambre que le cierge qui brûlait sous une image de la Vierge. Dans sa pâle lueur, les visages de Darby et de Michaël Mac Bride paraissaient décomposés par l'anxiété. Michaël se sentait très affaibli par ses blessures, mais ce qui le rendait plus malade encore, c'était le regret d'avoir laissé partir Katie dans la montagne, sous l'orage. Darby ferma les yeux un instant et se mit à prier : « Dieu de bonté et de toute-puissance, implora-t-il, ne l'appelez pas encore auprès de votre trône d'or. Laissez-la vivre parmi ceux qui l'aiment! » Quand il rouvrit les yeux, Katie semblait plus calme. Le père Murphy lui tâta le pouls; puis il revêtit avec solennité son étole, qu'il avait posée sur une chaise, et ouvrit la petite boîte qui contenait les saintes huiles pour administrer F extrême-onction. A cette vue, Darby et Michaël frémirent. Katie laissa encore échapper un faible cri, auquel Darby entendit un autre cri répondre de l'extérieur. Personne d'autre que lui ne l'avait perçu, et personne ne remarqua qu'il se glissait subrepticement hors de la chambre. Il traversa la cuisine en courant, ouvrit la porte toute grande et recula, aveuglé par un éclair. Quand il put voir de nouveau, ce fut pour constater avec horreur que la Wanda se tenait là, devant lui, au milieu de la cour du pavillon. Elle poussait des plaintes lugubres. Darby, tout tremblant, pensa que, pour tenter de sauver sa fille, il fallait absolument chasser l'abominable créature. Il trouva la force de courir chercher une bêche pour la frapper. Les coups semblaient inutiles, et cependant il continua à frapper, car elle s'éloignait de lui, sans bouger les pieds, en glissant. Puis elle tourna rapidement 165
autour de Darby et se rapprocha de la maison. Il se précipita pour lui barrer la route. Alors, elle s'éleva dans les airs, jusqu'au toit du pavillon. Il lui lança la bêche, qui la traversa. Elle fixa sur lui son regard insoutenable, poussa un dernier cri, plus aigu que les autres, fit un signe majestueux vers la montagne et disparut.... Un roulement semblable à celui du tonnerre lui répondit, roulement qui se confondit bientôt avec le bruit d'une voiture. Darby regarda vers le mont Karry. Loin, très loin, sur le sommet, il distingua, à la lueur des éclairs, le carrosse de la Mort.... Darby le vit descendre jusqu'à mi-chemin de la vallée, et soudain quitter le contact avec le sol pour traverser les nuages, en droite ligne vers le domaine. Le pauvre homme ne pouvait rien faire d'autre que de le regarder approcher, à une vitesse considérable.... Le carrosse de la Mort tourna trois fois au-dessus de la propriété, de plus en plus bas, comme un oiseau de proie, puis il plongea pour aller se poser devant le manoir. Il prit alors l'allée centrale, en direction du pavillon. Le bruit des roues se fit entendre de nouveau, et s'amplifia de seconde en seconde, terrifiant. Il semblait à Darby que la sinistre voiture roulait sur son cœur même. Désespéré, il regarda autour de lui. Ce n'était pas avec une bêche qu'il l'arrêterait. Sans savoir pourquoi, il se mit à appeler de toutes ses forces : « Brian ! Roi Brian ! Au secours ! » Aussitôt, le roi des farfadets se rendit visible. Il était là, tout près, assis sur le rebord de la fenêtre. « Me voici! » répondit-il simplement. Darby lui désigna d'un geste le carrosse de la Mort.
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« Renvoie-le! cria-t-il. — Il vient chercher Katie », dit le roi, tristement. Darby hurla, fou de douleur : « Mais renvoie-le donc!» Brian secoua la tête. « Je n'ai pas ce pouvoir. Quand il se met en route, il ne doit jamais revenir vide. — Alors, exauce mon troisième vœu : je souhaite qu'il m'emmène à la place de ma fille! — Tu ne sais pas ce que tu demandes là ! — N'as-tu pas promis d'exaucer trois vœux? Tiens ta parole ! — Darby O'Gill, jamais, en mes cinq mille ans d'existence, je n'ai rencontré un cas aussi embarrassant. Je t'ai demandé, je t'ai supplié tant de fois de te décider.... » Le roulement du carrosse de la Mort couvrit la voix de Brian. Darby et le petit roi se retournèrent pour le regarder arriver....
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Le sombre et imposant carrosse, orné de plumes blanches, était traîné par quatre magnifiques chevaux noirs, portant à l'encolure les mêmes plumes blanches. Il s'arrêta devant la porte du pavillon, salué d'un formidable coup de tonnerre. « Exauce mon troisième souhait ! cria Darby. — Quelle pitié!... Accordé! » répondit le roi, avec regret, et il s'évanouit. Darby, inconscient de la pluie qui le traversait, se tint prêt à faire face à son destin. Dans un silence absolu, plus effrayant encore que le bruit de l'orage, Darby chercha à voir le conducteur du carrosse de la Mort. Il savait qu'on l'appelait Dullagan. Il le trouva tel que son grand-père le lui avait décrit : un cocher sans tête, porteur d'un long fouet menaçant. On distinguait quelque chose sur le siège, à côté de lui; c'était peut-être sa tête. Darby le supposa.
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Dullagan ne bougeait pas. Une voix gutturale sortit de son col vide : « Darby O'Gill? » Darby essaya par deux fois de répondre « oui », mais il ne put articuler aucun son. Il dut se contenter de faire un signe de tête affirmatif. Dullagan leva lentement son fouet. Darby mit son bras devant ses yeux pour les protéger, mais le fouet désigna simplement la portière, qui s'ouvrit d'ellemême. « Monte ! » dit le cocher. Darby s'avança sous la pluie et entra, le cœur rempli de crainte, dans la sombre voiture. Avant même qu'il fût installé sur les coussins noirs, la porte se referma avec un claquement sec. L'orage reprit de plus belle. Ce fut entouré d'éclairs et accompagné des roulements du tonnerre que le carrosse de la Mort l'emporta.... Le départ fut si brutal que Darby se trouva renversé en arrière. Ensuite, il ne sentit plus ni secousses, ni balancement comme dans une voiture ordinaire/Intrigué, il souleva le rideau et se rendit compte qu'ils avaient quitté la route; ils voyageaient en plein ciel. Déjà, sa petite maison s'estompait dans le lointain. Quand il lui devint impossible d'apercevoir la faible lumière qui brillait dans la chambre de Katie, il s'appuya sur les coussins et ferma les yeux. « Darby.... » C'était la voix de son vieil adversaire, le roi des farfadets, mais pour une fois cette voix exprimait une profonde sympathie. Darby ouvrit les yeux et vit Brian assis auprès de lui, les jambes croisées. « Je retournais dans mon royaume, expliqua celui-ci quand je me suis dit : « Brian, il ne faut pas laisser seul ce 169
pauvre Darby. Dans une telle circonstance, tu dois être à ses côtés, qu'il soit mort ou vif! » En entendant ces paroles, Darby se sentit tout réconforté. «Je suis joliment content de te voir », avoua-til. Le roi sourit. « Darby, mon garçon, nous devons reconnaître que nous avons passé de bons moments ensemble ! — Oui, sans doute. — Tu as été un adversaire étonnant. Je suis peiné de voir que toutes tes ruses t'ont conduit là ! — Peu m'importe de mourir, pourvu qu'elle vive ! — Ne t'inquiète pas pour Katie. » Darby le regarda d'un œil soupçonneux; il se souvenait que le roi Brian avait déjà prononcé cette phrase dans d'autres circonstances. Aujourd'hui, nulle ironie ne perçait dans le ton du petit roi, et son regard sans âge se fixait sur Darby avec la plus grande bienveillance. Il précisa : « Dès l'instant où tu as posé le pied dans le carrosse de la Mort, la fièvre a quitté ta fille. » Darby pensa que c'était trop beau pour être vrai.... Brian évoqua la scène qui se déroulait dans le pavillon à la même minute : Michaël Mac Bride, perdu dans de sombres pensées et tenant à peine debout, s'appuyait contre la cheminée. Molly Malloy accourait vers lui en criant au miracle : « Elle était aux portes de la mort, et la voilà maintenant aussi fraîche qu'une rosé! » Le pauvre garçon se précipitait pour vérifier ses dires, alors que le père Murpby se retirait discrètement sur la pointe des pieds.... Michaël entourait Katie de ses bras et la regardait avec adoration. La jeune fille touchait la plaie qu'elle 170
lui avait faite à la joue, et murmurait, repentante : « Oh ! Michaël, comme j'ai mauvais caractère! » Et Michaël répondait par un baiser.... Darby, aussi digne qu'un grand-duc, remercia le roi des farfadets. « Je t'en garderai une reconnaissance éternelle », dit-il. Brian admira la grandeur d'âme du vieil homme, qui ne s'attendrissait pas sur lui-même et ne pensait qu'à se réjouir du bonheur de sa fille. Darby rêva un bon moment, les yeux perdus dans le vague. Puis le petit roi le tira par la manche : « Tu as une longue route à parcourir, Darby. Je dois te laisser terminer seul le voyage. Avant de te dire adieu, je voudrais te poser une question. — Quoi donc? — Aujourd'hui, à l'auberge, quel vœu avais-tu enfin décidé de formuler? » Darby répondit avec un pauvre sourire : « J'allais demander que parmi les futurs enfants de Katie il y eût un garçon.... » Sa voix se brisa d'émotion. « Vraiment? Tu désirais tant un petit-fils? Pourquoi? — Pour lui apprendre mes histoires. — Ah ! dit le roi Brian, d'un air approbateur. — J'aurais tant aimé lui enseigner tous mes contes, mot pour mot, tels que mon grand-père — qui les tenait lui-même de son père — me les avait transmis.... — Ce serait vraiment dommage, en effet, que ces belles histoires tombent dans l'oubli après ta mort.... » Une lueur d'espoir passa dans les yeux de Darby. « Ne voudrais-tu pas te charger de les apprendre à mon petitfils ? Tu les connais tout aussi bien que moi ! 171
— D'accord! dit le roi. Je commencerai mes cours lorsqu'il aura cinq ans. — Merci, Brian. Maintenant, je peux mourir en paix. — En paix ou non, c'est bien dommage.... — Nous devons tous quitter la terre un jour ou l'autre. Il est plus normal que ce soit un vieillard qui meure qu'une jeune fille. — C'est beau ce que tu as fait, Darby! Je voudrais pouvoir t'accompagner jusqu'au terme de ton voyage. — Je le voudrais aussi. » Ce fut un moment extraordinaire pour Darby. Il put à peine en croire ses oreilles quand il entendit le petit roi éclater de rire et s'écrier : « Tu viens de faire ton quatrième vœu ! » Le carrosse de la Mort piqua du nez dans les nuages. Sa descente fut vertigineuse; Darby crut qu'il allait s'écraser sur la terre, mais il se redressa d'un coup, au dernier moment. Le petit roi riait toujours de sa ruse. Il dit à Darby : « Allons, Darby, qui de nous deux est le plus malin? » La portière du carrosse s'ouvrit brusquement et, dans un éclair qui parut devoir anéantir le monde entier, Darby se trouva projeté hors de la voiture, sur la route boueuse.... Quand il put lever la tête, il vit le carrosse de la Mort quitter la route et s'élever dans les airs, tandis que le roi des farfadets lui criait : « Adieu, Darby, mon ami ! » Le rire moqueur reprit de plus belle.... Il s'affaiblit progressivement dans le lointain et s'éteignit quand le carrosse disparut....
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XIX de Darby durent patienter une bonne quinzaine de jours avant qu'il revînt à l'auberge pour leur conter cette mémorable aventure. Sans doute attendait-il que sa fille fût complètement rétablie. Quand on le vit reparaître, le père Murphy avait déjà publié les bans du mariage deux semaines de suite. Lord et Lady Fitzpatrick venaient de terminer leur séjour par une visite au pavillon, et s'étaient déclarés enchantés que Michaël y fût installé définitivement, pour « aider » leur vieil intendant. Darby était content de sa nouvelle histoire. Il pourrait la redire pendant les longues soirées d'hiver, car elle valait bien les contes héroïques. LES AMIS
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Donc, ce jour-là, entouré de ses amis attentifs, Darby termina le récit de son extraordinaire aventure par les mots mêmes du roi des farfadets : « Tu viens de faire un quatrième vœu ! » Il commenta : « Brian a employé une ruse, mais pour mon bien. Il m'a fait quitter le carrosse de la Mort afin de partir à ma place. — Ainsi, nous ne le verrons plus? demanda Tom Kerrigan, avec regret. — Peut-on savoir? répondit Darby. Il leva les yeux au ciel. « Là-haut, ils n'en voudront pas.... » II regarda en bas. « Quant au Diable, il ne pourrait le garder, même s'il le tenait au bout de sa fourche! » L'auditoire resta un moment silencieux, comme toujours lorsque Darby venait de raconter une belle histoire. Alors, Paddy tapa sur le comptoir pour réclamer un autre whisky. Tom Kerrigan fit signe à Molly qu'elle pouvait le servir, mais il s'adressa au jeune homme avec sévérité : « Ce sera le dernier de la journée, Paddy. Tu as assez bu comme ça. » Paddy roula des yeux furibonds, car il détestait qu'on l'empêchât de boire, comme tous les ivrognes. Pour se venger de Tom, il insulta Darby. «J'ai entendu dire que vous aviez perdu votre emploi, lui dit-il. — Tu as mal entendu », répondit Darby, bouleversé que le jeune homme rendît publique cette interprétation des événements. «J'ai gagné un fils ! ajouta-t-il d'une voix forte.
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— J'espère qu'il pourra vous nourrir! » répliqua Paddy en ricanant. Darby décida de ne pas passer sur cet affront. Quelques-uns des clients réunis dans la salle s'étaient déjà permis des plaisanteries douteuses sur les lapins. Sans aucun doute, Darby avait perdu de son prestige dans le village; pour regagner l'estime générale, il devait réduire Paddy au silence. Il évita une attaque de front et fit semblant de n'avoir pas compris la perfide réflexion de Paddy. Il s'adressa à ses amis, Tom et Mick, d'un ton de confidence, mais en s'arrangeant tout de même pour être entendu de beaucoup de clients : « Michaël et Katie sont aussi courageux l'un que l'autre. A eux deux, ils vont en abattre de la besogne! J'ai décidé de les laisser prendre soin de la propriété à ma place. — Ce n'est pas ce qu'on m'a assuré, protesta Paddy. Il paraît que Lord Fitzpatrick vous a renvoyé ! — Tu comprends tout de travers, mon garçon, répliqua Darby, condescendant. M. le comte m'a dit : « Darby « O'Gill, je vous verserai la moitié de votre paye, « et vous n'aurez plus rien à faire. Consacrez-vous à « vos belles histoires. Le village a besoin d'un conteur « tel que vous. Perfectionnez votre art pour la posté-« rite ! » — Magnifique, Darby, magnifique! s'écria Tom. — Continue, demanda Mick. « — Laissez votre travail à un autre, m'a dit M. le « comte, laissez-le entièrement. Le râteau et la bêche « ne sont pas dignes d'un homme de votre valeur ! »
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— Lui avez-vous parlé du carrosse de la Mort? demanda ironiquement Paddy. — Naturellement! — Qu'a-t-il dit? — Il a déclaré : « C'est la meilleure histoire que j'aie « entendue depuis longtemps! » Darby constata, d'après l'expression des visages, que son auditoire était reconquis. Il s'adressa à son ennemi : « Je suis sans doute le seul homme en vie aujourd'hui qui ait pris place dans le carrosse de la Mort et soit revenu pour le dire! — Le carrosse de la Mort, laissez-moi rire! s'exclama Paddy. Vous vous êtes en effet promené en voiture cette nuit-là. Voici ce que m'a confié le cocher de votre maître : Après avoir conduit Lord et Lady Fitzpatrick au manoir, il s'est dirigé vers la remise et vous a trouvé sur son chemin, tombé dans la boue, complètement égaré — peut-être ivre. Alors il vous a ramassé et emmené dans la remise. Là il vous a couvert de paille pour que vous n'attrapiez pas froid et vous a laissé dormir ! — Traîne-savate ! Bon à rien ! cria Darby, hors de lui. J'ai voyagé dans le carrosse de la Mort! Il s'en est fallu d'un cheveu.... » La colère l'étranglait. Tom Kerrigan vint au secours de son ami : « Paddy, j'ai entendu dire que tu allais quitter Glen-more pour t'établir à Killarney. Est-ce vrai? — Oui. — Tant mieux! Personne ne te regrettera. Et même, tu nous obligerais grandement si tu partais tout de suite. — C'est ce que je vais faire, répliqua Paddy. J'ai entendu assez d'histoires de farfadets pour en être dégoûté 176
jusqu'à la fin de mes jours ! J'espère que les gens de Killar-ney ont plus de bon sens que vous ! » Ce fut une autre voix qui lui répondit. Les clients se tournèrent vers Michaël Mac Bride, qui venait d'entrer sans attirer l'attention. « Quel homme êtes-vous donc, dit-il, pour refuser de croire aux farfadets? — Avez-vous envie de le savoir? — Certainement! répondit Michaël en s'avançant, l'air décidé. Quelqu'un m'a assommé, cette nuit-là. J'ai tout d'abord cru que c'était une mauvaise plaisanterie des farfadets, mais quand j'ai demandé des explications au roi Brian, il m'a répondu de m'adresser à vous! — Pour quoi faire? demanda Paddy, étonné de l'audace de Michaël. — Sa Majesté m'a précisé : « A ta place, je lui enverrais mon poing dans la figure ! » dit Michaël. Avec un rugissement, Paddy se jeta sur lui, Michaël l'évita et frappa si fort que Paddy tomba assis contre le comptoir. Après quelques secondes, il secoua la tête et se remit debout. Michaël lui laissa tout le temps nécessaire pour se mettre en garde. Paddy était très fort, mais un peu lent; Michaël en profita. Après une feinte sur la gauche, Paddy manqua Michaël de sa droite. Michaël riposta aussitôt et l'atteignit à la mâchoire, pour la seconde fois. Paddy s'effondra et resta à terre, presque couché. Il mit plus longtemps à reprendre ses esprits. Quand il se releva, il s'avança en chancelant vers Michaël et fit un signe de dénégation de sa main droite, comme s'il voulait arrêter le combat. Alors, sa gauche partit traîtreusement et frappa Michaël en pleine poitrine. Pendant que Michaël rompait pour se remettre en garde, Paddy s'empara d'une bouteille. 177
Il n'eut pas le temps de l'utiliser. Michaël la lui arracha des mains et atteignit son adversaire de deux bons coups de poing, l'un au creux de l'estomac, l'autre au menton. Paddy s'écroula sur les genoux et sur les mains. Il se traîna quelques mètres, essaya de lever les yeux sur Michaël, dodelina de la tête et s'aplatit au sol.... Pendant ce court combat, les manifestations de l'assistance furent si bruyantes que tous ceux qui les entendirent, de près ou de loin, accoururent chez Tom. La moitié du village défila dans l'auberge pour voir ce qui s'y passait. C'était un spectacle vraiment édifiant — autant qu'un sermon du père Murphy sur la punition finale des méchants.... Quelques hommes ôtèrent leur chapeau, tant ils éprouvèrent de surprise à la vue du
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grand et solide Paddy Galway lamentablement étendu de tout son long sur le sol.... Maintenant qu'il en avait terminé avec son ennemi, Mac Bride se sentait plutôt embarrassé. Il attendit assez longtemps pour s'assurer que l'autre n'était pas sérieusement blessé. Quand Paddy bougea de nouveau, Michaël poussa un soupir de soulagement et fit signe à Darby. Celui-ci le rejoignit; tous deux quittèrent le café, bras dessus, bras dessous. Darby marchait la tête haute, fier de son futur gendre, et ravi de la tournure prise par les événements. Ils croisèrent Ursule Galway, qui rentra dans la salle en bousculant tout le monde et se précipita sur son fils. Elle donna le coup de grâce à son prestige en s'écriant : « Paddy! Oh! Mon pauvre bébé! » Les rires fusèrent de toutes parts.... Katie attendait dehors, auprès de Cléopâtre, attelée à la charrette. Elle fut heureuse de constater que Michaël ne paraissait pas mal en point. A vrai dire, elle ne s'attendait pas à le voir revenir si vite. « J'ai entendu des clameurs, dit-elle, mais ça n'a pas duré longtemps.... Est-ce que vous vous êtes vraiment battus? — Tu parles ! dit Darby. Mais avec Michaël, le combat était fini avant de commencer ! » Michaël manifesta sa hâte de retourner au pavillon, aussi Darby remit-il ses explications à plus tard. Le jeune homme semblait soulagé d'un poids. « A présent, je vais pouvoir me mettre sérieusement au travail, dit-il à Katie.
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— C'est curieux, j'ai envie de travailler, moi aussi », murmura Darby, comme pour lui-même. Michaël le laissa s'installer sur le siège du conducteur et alla s'asseoir avec Katie à l'arrière de la charrette. « Hue, Cléopâtre! » dit Darby, quand tout le monde fut en place. Katie et Michaël étaient charmants ainsi. Ils se mirent à chanter La Belle Irlandaise en balançant leurs pieds en mesure. Darby aurait voulu que Brian pût les voir; en dépit de ses affirmations, le vieil homme s'inquiétait de son ami, le roi des farfadets. Ils franchirent la grille de l'entrée, restée ouverte. Darby, perdu dans ses pensées, entendit alors un grincement; il se retourna; la grille venait d'être agitée par un coup de vent. Darby se souvint qu'il n'avait pas graissé les gonds depuis des années. C'est alors qu'il le vit — le petit tourbillon qui montait de plus en plus haut, avec une impétuosité croissante.... Darby souleva respectueusement sa casquette. L'être invisible qui se trouvait au milieu du tourbillon eut un rire silencieux et s'en retourna vers le mont Karry, sur les ailes du vent...
Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Helieur Coulommiers-Paris. 56020-I-2772. Dépôt légal n° 2291 4e trimestre 1960
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