IB Suzanne Pairault Liselotte et le secret de l'armoire 1964.doc

August 4, 2017 | Author: SaurinYanick | Category: Emma (Novel), Poliomyelitis, Pharmaceutical Drug
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Suzanne PAIRAULT *

LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE * Qui aurait pu penser que tante Emma aurait un jour besoin de cette armoire normande, et qu'elle la ferait transporter chez elle sans crier gare? Pour Liselotte, c'est une catastrophe! Dans l'un des tiroirs se trouve en effet un mystérieux cahier dont le contenu doit demeurer secret... même et surtout pour tante Emma! Fausse secrétaire mais brillante détective, acrobate intrépide — qui n'hésite pas à profiter d'un énorme embouteillage de voitures pour arriver à ses fins —, feignant, si besoin, d'avoir un faible pour ce snob de Gaétan, Liselotte doit jouer serré pour rattraper le fameux cahier!...

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LISELOTTE ET LE SECRET DE L’ARMOIRE

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DU MÊME AUTEUR dans l’Idéale Bibliothèque

LA FORTUNE DE VÉRONIQUE VÉRONIQUE EN FAMILLE LE RALLYE DE VÉRONIQUE VÉRONIQUE A PARIS ROBIN DES BOIS LA REVANCHE DE ROBIN DES BOIS ROBIN DES BOIS ET LA FLÈCHE VERTE LASSIE ET JOE LASSIE ET PRISCILLA VELLANA, JEUNE GAULOISE SISSI ET LE FUGITIF UN AMI IMPRÉVU

© Librairie Hachette, 1964. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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SUZANNE PAIRAULT

LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE ILLUSTRATIONS DE JACQUES POIRIER

HACHETTE 273

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TABLE I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII.

Du danger d'écouter aux portes Les pruniers font une visite Et l'armoire est partie! Une invitation intempestive Isabelle fait l'école buissonnière Les bavardages de claire Une soirée qui commence mal Des ombres et du soleil Gaétan fait ce qu'il peut A la poursuite d'un article La grande aventure Une soirée d'angoisse Tante Emmy n'y comprend rien

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CHAPITRE PREMIER DU DANGER D'ÉCOUTER AUX PORTES Au BAS de l'escalier Liselotte s'arrêta un instant, hors d'haleine. Dans sa joie d'apporter la bonne nouvelle, elle avait couru sans s'arrêter depuis le lycée, devançant Yvonne et AnneMarie, ses meilleures amies, qui s'efforçaient en vain de la rattraper. Première! Elle était première en physique! Quand Mme Weiss, le professeur, l'avait annoncé, il lui avait semblé qu'elle rêvait. Mme Weiss, elle aussi, en était certainement un peu étonnée. Après avoir dit : « Première, Liselotte Prunier », elle avait regardé toutes les élèves avec un drôle de petit sourire, comme si c'était vraiment une grande surprise qu'elle leur faisait là. Au premier trimestre Liselotte avait eu en physique une

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note exécrable. Son père, tout en comprenant qu'on ne peut pas réussir en tout, lui avait dit gentiment : « II me semble tout de même, Liselotte, que si tu faisais un petit effort... » Elle l'avait fait, cet effort, et maintenant voilà, elle était première. Elle avait eu du mal à attendre la fin de la classe pour courir le dire à la maison. D'avance elle imaginait comment les choses se passeraient. Elle entrerait tout doucement dans la chambre de sa mère et, en se penchant pour l'embrasser, lui glisserait tout bas à l'oreille : « On à rendu les places de physique, maman... » Avant même qu'elle dît rien de plus, Mme Prunier comprendrait qu'il s'agissait d'une bonne, d'une très bonne place. Elle chercherait à deviner : « Tu es dans les dix premières? dans les cinq? Pas possible! mieux que cela? » Ayant repris son souffle, Liselotte gravit l'escalier d'une traite et sonna très fort plusieurs fois. Elle entendit le piano qui jouait s'arrêter net; un pas trottina dans le vestibule. Puis la porté s'ouvrit; le visage effaré de Claire, sa petite sœur, apparut dans l'entrebâillement. a Qu'est-ce qui arrive, Liselotte? Tu as eu un accident? Tu es malade? — Malade? répéta Liselotte. Pourquoi? — Tu as carillonné avec une telle force! J'ai eu tellement peur que je n'ai même pas voulu laisser à Pilar le temps d'arriver de sa cuisine; je me suis interrompue au milieu de mon morceau... — Je suis désolée, Claire... », balbutia Liselotte décontenancée. Elle entra dans le vestibule, mais Claire restait plantée devant elle, indignée. « Alors tu sonnais comme cela pour rien, pour t'amuser? Tu aurais pu penser que tu me dérangeais : et mon concert qui a lieu dans un mois ! — Je n'avais même pas entendu que tu étudiais, avoua l'aînée. C'est quand tu t'es arrêtée que je m'en suis aperçue.

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— Naturellement! Tu ne penses jamais à rien... C'est tout de même quelque chose, un concert où je dois jouer en soliste! Mon professeur m'a encore dit hier qu'elle espérait que j'aurais du succès... Mais ça t'est bien égal, je suppose? — Tu es injuste, Claire! protesta Liselotte. Tu sais bien que je m'intéresse beaucoup à ta musique. — Si tu t'y intéressais, tu ferais attention à ne pas me déranger pendant que j'étudie. Justement, aujourd'hui ça allait très bien, je sentais que je faisais des progrès. — Et tu ne peux pas t'y remettre? — Quand on s'est interrompu, ce n'est jamais la même chose... » Mme Prunier, sortant de sa chambre, apparut au bout du couloir. Liselotte, se rappelant la nouvelle qu'elle apportait, fit un pas vers sa mère. Mais Claire, d'un bond, l'avait devancée. « Maman, n'est-ce pas que Liselotte ne doit pas sonner dix fois pour me déranger quand j'étudie? » Mme Prunier qui avait été attirée par le bruit de la dispute, parut soulagée que celle-ci n'eût pas d'objet plus sérieux. « II est vrai, dit-elle en souriant, que pour une fois que Claire travaille... — Ah! tu vois! » dit la petite. Comme toujours, Claire , négligeait de voir ce que la réponse maternelle contenait de blâme à son égard. Jetant à sa sœur un regard triomphant, elle rentra dans le salon en fermant la porte. Liselotte, restée seule avec sa mère, aurait pu lui annoncer sa nouvelle. Mais tout à coup elle s'aperçut qu'elle n'en avait plus envie. Sa joie de l'instant précédent était tombée d'un coup : Claire avait tout gâché, c'était fini. Même si elle suivait sa mère dans sa chambre pour lui annoncer son succès, ce ne serait plus la même chose... Un instant, debout, elle regarda Mme Prunier s'éloigner, puis, lentement, elle rentra dans sa propre chambre et se laissa tomber sur son lit.

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LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE

« Une place de première, est-ce si important, après tout? se disait-elle. Alain est souvent premier, Joël aussi... Moi je l'ai déjà été en français et en histoire... Cela me semble merveilleux, mais c'est seulement parce qu'avant j'étais si mauvaise... En somme, ce n'est rien, rien du tout! » Elle pensa à Claire, qui n'avait que huit ans et qui devait bientôt jouer en concert — toute seule. Cela, oui, c'était important — si important que leur mère elle-même jugeait inopportun de la déranger quand elle travaillait! Claire, un jour, deviendrait une grande pianiste... Et Liselotte, elle, que serait-elle? A quatorze ans, elle n'avait pas encore de vocation bien définie, déclarant un jour qu'elle serait journaliste comme son père, un autre jour archéologue ou avocate... Exactement comme ces petits garçons qui hésitent entre la carrière d'amiral et celle de joueur d'orgue de Barbarie ! « Si au moins j'étais jolie! » soupira-1-elle en s'approchant du miroir suspendu au-dessus de sa commode. La glace lui renvoyait l'image d'un visage rond, aux joues rosés, au nez légèrement retroussé. (« Un nez qui n'existe pas! » pensa Liselotte.) Le teint était clair et frais, mais les yeux trop petits à son gré. Yvonne, son amie, avait de longs yeux noirs fendus en amande — des yeux d'odalisque, avait dit un jour Alain, l'aîné des Prunier. Ceux de Liselotte n'avaient même pas de couleur bien définie : tantôt marron, tantôt gris, parfois presque verts... Les cheveux, eux non plus, n'avaient pas su se décider entre le blond et le brun : en hiver ils étaient châtains, avec un vague reflet doré; en été ils prenaient des tons de toute les couleurs, si bien qu'on n'y comprenait plus rien. Une clef tourna dans la serrure; c'était Alain qui rentrait du lycée. Alain, depuis ses seize ans, possédait une clef à lui, comme son père et sa mère : avoir sa clef, chez les Prunier, signifiait qu'on n'était plus un enfant et qu'on pouvait quelquefois rentrer le soir après l'heure habituelle.

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Liselotte prêta l'oreille; non, elle ne se trompait pas : Alain n'était pas seul. Elle sentit le rouge lui monter aux joues : cette voix qui répondait à celle de son frère lui faisait sentir plus cruellement la raison pour laquelle elle aurait tant voulu être jolie... Pour la première fois de sa vie, Liselotte trouvait un garçon différent des autres, tellement mieux que tous les autres, Alain peut-être excepté. Personne ne le savait, pas même Anne-Marie et Yvonne, pour lesquelles jusque-là elle n'avait pas eu de secret. Et ce garçon, Jean-Loup Granval, le meilleur ami de son frère, n'avait jamais, jamais fait la moindre attention à elle. Les deux amis entrèrent dans la chambre d'Alain, voisine de celle de Liselotte; elle entendit le bruit des cahiers jetés sur le lit, celui des chaises repoussées. Sans doute allaient-ils travailler ensemble, comme ils le faisaient souvent. Tous deux préparaient leurs math élem pour la fin de l'année; Alain ferait ensuite son P.C.B., tandis que Jean-Loup visait Polytechnique.

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Avant de se mettre elle-même au travail, Liselotte s'approcha de la porte de communication qui reliait les deux chambres. Cette porte, maintenant condamnée, était masquée par une portière de cretonne pareille aux rideaux des fenêtres. Liselotte écarta doucement la portière et colla son œil à la serrure. Elle ne voyait qu'un pan de mur avec le tableau noir, mais elle entendait distinctement les voix. « Ton père est vraiment chic, Jean-Loup! disait Alain. Me prêter non seulement un local, mais le matériel... — Il s'occupe aussi de te procurer les plantes, dit JeanLoup. Il est bien placé pour cela, étant constamment en communication avec l'Amérique du Sud pour les affaires du laboratoire. Dès que nous les aurons, tu pourras commencer. — C'est beau à lui, tu sais, de me faire confiance, alors que je ne suis encore rien, pas même bachelier. — Ton idée lui plaît; il pense que tu peux réussir. Après tout, ce serait intéressant pour lui aussi, si ton produit sortait des laboratoires Granval. » Dès les premiers mots Liselotte avait bien compris qu'il ne s'agissait pas là d'une conversation ordinaire. Qu'était-ce que cette idée d'Alain, ce projet que M. Granval devait l'aider à réaliser? Jamais Alain n'avait parlé de cela dans sa famille... Liselotte savait bien qu'elle n'aurait pas dû continuer à écouter, puisque c'était un secret. Mais, quand elle y songea, c'était trop tard : elle avait tout entendu. Déjà les garçons parlaient d'autre chose. Elle laissa retomber la portière et s'assit sur son divan, incapable de se mettre au travail. « C'est mal, ce que j’ai fait se disait-elle. Écouter aux portes, c'est un abus de confiance, presque un vol... Moi qui reproche toujours à Claire d'être trop curieuse! Et elle n'a que huit ans; pour elle c'est excusable. Tandis que moi... »

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Elle prit son livre d'histoire, mais il lui était impossible de concentrer son attention sur son sujet. Elle se sentait coupable envers son frère; il lui semblait qu'elle n'oserait plus le regarder en face. « Il n'aurait jamais fait une chose pareille, lui! pensa-t-elle. Mais pourtant, s'il avait entendu par hasard? (en somme, c'est presque par hasard que j'ai entendu...) Je ne faisais rien de mal en jetant un coup d'œil... Ce qui est mal, c'est de ne pas avoir cessé d'écouter dès que j'ai compris que la conversation ne me regardait pas... » Les deux garçons ne restèrent pas longtemps ensemble : Jean-Loup n'était pas monté pour travailler, mais seulement pour emprunter un livre. Au bout d'un court moment, Liselotte entendit leurs pas dans le corridor; la porte d'entrée s'ouvrit, se referma, puis Alain revint seul vers sa chambre. Il sifflotait doucement; ce qui chez lui était un signe de bonne humeur. Il venait de poser un problème au tableau quand on frappa trois petits coups timides. «Entrez! dit-il. Ah! c'est toi, Liselotte! tu as besoin de moi pour ton algèbre ? — ... Non... ce n'est pas cela... » Elle se tenait toute droite dans l'embrasure de la porte, comme si elle hésitait à entrer plus avant. Ce qu'elle venait faire était si difficile qu'elle se demandait si elle en aurait le courage. Pourtant elle sentait bien qu'elle ne serait soulagée qu'à ce prix. « J'ai quelque chose à te dire, Alain. — Quoi donc? Mais tu as l'air toute bouleversée! Que se passe-t-il? — C'est que... voilà... tu vas être fâché... Ce n'est pas ma faute — ou plutôt si, c'est ma faute, mais pas tout à fait... J'avais écarté la portière pour... enfin je l'avais écartée... Et alors — sans le vouloir, je te le jure — j'ai entendu... — Tu as entendu quoi ? LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE

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— Ce que tu disais avec... avec Jean-Loup Granval! acheva-t-elle en rougissant davantage encore. — Ah! dit Alain, au sujet de... » C'était lui maintenant qui semblait gêné. «Mais entre donc, Liselotte! fit-il avec impatience. Entre et referme la porte. Bon. Maintenant assieds-toi. Ce n'est pas une raison pour te mettre dans un état pareil, je t'assure. — C'est que j'ai tellement honte! dit Liselotte en fondant en larmes. Je n'aurais pas dû écouter, je le sais bien. Je n'avais qu'à m'éloigner de la porte, c'était tout simple. J'ai bien compris tout de suite que cela ne me regardait pas... » Alain fronça les sourcils. « C'est vrai, dit-il sérieusement, tu n'aurais pas dû... Mais, puisque c'est fait, maintenant, cela n'arrange rien de te désoler, n'est-ce pas? Envisageons plutôt la situation en face. Tu te trouves — disons par hasard — au courant d'une chose dont je ne voulais pas parler pour le moment. Eh bien, tu es dans le secret, voilà tout. Si tu me promets de le garder, je sais que je peux avoir confiance. — Oh ! je mourrais plutôt que de parler ! s'écria Liselotte. Alors, c'est vrai, tu ne m'en veux pas trop? — Non, puisque tu me l'as avoué, je trouve cela très bien de ta part, déclara Alain. Pour te le prouver, je vais même t'expliquer de quoi il s'agit. Seulement, cesse de pleurer; cela ne sert à rien et c'est ridicule. » Liselotte renifla et, faute de mouchoir, essuya ses larmes avec la manche de son pull-over. « Tu sais, commença Alain, qu'après la mort d'oncle Albert, le frère de grand-père, toutes ses affaires ont été renvoyées à papa? — Oui, je sais, dit Liselotte. Il y avait plusieurs malles pleines de vêtements, des caisses avec des papiers; presque tout est encore là-haut, au grenier. — Avant moi, personne n'avait eu la curiosité de lire ces

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papiers. Mais oncle Albert, dans ses voyages, s'intéressait à beaucoup de choses. Il avait remarqué, entre autres, que dans une certaine peuplade indienne d'Amérique du Sud, les enfants étaient souvent frappés d'une maladie entraînant la paralysie d'un ou de plusieurs membres. — Quelque chose comme la polio? — C'était très probablement la polio, mais à cette époque on ne l'appelait pas encore ainsi. Or, quand un enfant était atteint de cette maladie, on appelait d'urgence le sorcier, qui lui faisait boire une certaine drogue. Et l'enfant, s'il était soigné à temps, guérissait presque toujours. — Alors, dit Liselotte, ce ne devait pas être la polio. Tu en parlais l'autre jour avec papa; vous disiez qu'on ne guérissait pas la polio une fois déclarée. — Parce qu'on ne connaît pas le remède. Mais ce remède, les Indiens d'oncle Albert, eux, le connaissaient peut-être. — Il n'a pas essayé de l'avoir? — Bien sûr que si! Les sorciers ne livrent jamais leurs secrets, surtout aux Blancs. Mais l'un d'eux, à qui il avait sauvé la vie, lui a révélé qu'ils préparaient leur remède à partir de grains de maïs moisis... — Moisis? Pourquoi moisis? — Cela ne te dit rien, Liselotte? La pénicilline, elle aussi, et la plupart des antibiotiques découverts ces dernières années sont à base de moisissures... — Alors, en somme, les Indiens auraient découvert un antibiotique sans le savoir? — C'est justement ce que je pense. Oncle Albert ne pouvait pas s'en douter, puisque de son temps les antibiotiques n'existaient pas. Mais il a noté l'espèce de maïs qu'utilisaient les sorciers, une espèce assez rare, qui ne se trouve pas en Europe. Peu à peu, en questionnant, en observant, il a pu savoir aussi par quels procédés compliqués on obtenait les moisissures et on en extrayait le remède. Tout cela, naturellement, était très confus, entremêlé d'incantations 16

et de rites magiques. Mais ces papiers d'oncle Albert, moi je les ai repris, étudiés : je crois avoir découvert ce que signifiaient ces rites; aux procédés primitifs des Indiens, j'ai essayé se substituer des formules scientifiques. Et je crois qu'aujourd'hui je pourrais... oui, je pourrais refaire ce qu'ils faisaient... — Tu veux dire... guérir la polio? — Peut-être... » Les yeux d'Alain brillaient; Liselotte se sentait gagnée par son enthousiasme. « Il faut naturellement travailler encore pour mettre la chose au point, continua le jeune garçon. M. Granval consent à m'aider; il met un laboratoire à ma disposition; il fait venir la maïs d'Amérique; dès que j'en aurai le temps, nous appliquerons ensemble mes formules. C'est moi qui ai eu l'idée, mais sans lui je ne pourrais rien commencer avant d'avoir fait ma médecine et d'être capable de travailler seul.

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— Et peut-être d'ici là quelqu'un d'autre aurait fait la même découverte! dit Liselotte. Oui, tu as raison, on doit entreprendre les expériences le plus tôt possible. Mais est-ce que cela ne va pas t'empêcher de passer ton bac? — Il ne faut pas que cela m'en empêche, dit le jeune garçon avec force. D'abord, je ne suis pas sûr d'arriver à ce que je veux. Et puis, si j'y arrive, ce n'est qu'une raison de plus pour poursuivre sérieusement mes études. Je passerai mon bac, Liselotte, n'aie pas peur! — Et jusque-là tu es sûr que personne ne te prendra ton idée? — Les papiers d'oncle Albert et le plan de nos recherches sont en sécurité. M. Granval et Jean-Loup sont seuls dans la confidence; toi aussi, maintenant, mais je sais que je peux compter sur toi comme sur eux.. Je ne veux rien dire à nos parents avant de pouvoir leur annoncer que la découverte est en bonne voie... - Ta découverte, Alain! » dit Liselotte avec admiration. Il mit un doigt sur ses lèvres et se tourna vers le tableau noir où l'attendait son problème. Liselotte se leva et sortit sans bruit. En rentrant dans sa chambre, elle s'aperçut qu'elle ne pouvait penser à autre chose qu'à la découverte de son frère. Tout ce qui l'avait occupée auparavant — sa place de première, ses démêlés avec Claire, même son admiration pour Jean-Loup ! - était relégué au second plan. Trouver le moyen de guérir une maladie, n'était-ce pas ce qu'il y avait de plus beau au monde? Oncle Albert avait fourni les informations, mais déduire les conséquences de ces informations, trouver le moyen d'en tirer parti, c'était là l'œuvre du génie! Chose étrange, elle n'enviait pas la découverte d'Alain comme elle enviait parfois, hélas! les succès musicaux de Claire. Au contraire, d'être la confidente de ce grand secret, elle éprouvait elle-même une sorte d'orgueil. De tout son cœur elle souhaitait qu'Alain réussît; bien mieux, elle

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en était sûre. Elle voyait déjà le nom de son frère s'étaler en manchette des journaux : Un jeune homme de dix-huit ans (il aurait dix-huit ans avant l'été) découvre le remède de la poliomyélite... En attendant, la leçon restait à apprendre. Liselotte dut faire un effort pour ouvrir son livre. Les préliminaires de la Révolution... Mon Dieu! comme c'était loin! Elle oubliait qu'ellemême, trois jours auparavant, avait déclaré qu'elle considérait cette période comme une des plus passionnantes de l'histoire. Elle avait enfin réussi à apprendre son chapitre quand Joël vint l'appeler pour dîner. Joël oubliait rarement l'heure des repas : il avait beaucoup grandi récemment et son corps vigoureux, comme une machine en plein rendement, exigeait régulièrement son combustible. La famille se rassembla autour de la table. M. Prunier, qui arrivait de son journal, raconta les nouvelles de l'après-midi. Tout à coup il se tourna vers son aînée. a Est-ce qu'on ne devait pas vous rendre une composition? demanda-t-il. — Oui, papa, celle de physique. — Et alors, ça a mieux marché que la dernière fois? — Nettement mieux, dit-elle avec un petit sourire. — Tu es dans la première moitié?... Mieux? Dans les dix premières?... Mieux? Dans les cinq? — Mieux que cela, dit Liselotte. — Tu es troisième? seconde? Non, tu n'es pas...? Oh! Liselotte! et tu ne nous disais rien! — C'est dégoûtant! reprocha Joël. — Tu vois ce qu'on peut obtenir avec un effort, dit Mme Prunier. Si Claire voulait suivre ton exemple... » Les parents souriaient; Joël était ravi; Claire elle-même daigna reconnaître que c'était K très bien, vraiment très bien ». Liselotte échangea avec Alain un regard qui en disait long; elle se sentait parfaitement heureuse.

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CHAPITRE II LES PRUNIER FONT UNE VISITE DEVINEZ, dit Mme Prunier en se mettant à table, qui est venu me voir aujourd'hui. » La maisonnée, ce soir-là, était moins nombreuse que de coutume. C'était la veille de la Pentecôte : les enfants étant en vacances, Alain avait été invité à passer deux jours chez JeanLoup Granval, dont les parents possédaient une propriété non loin de Paris. Il était parti le matin même et la table, quoique encore bien entourée, semblait vide. « Oui, répéta Mme Prunier, devinez qui est venu. » Liselotte avait aussitôt pensé à Jean-Loup. Mais c'était impossible, puisque Jean-Loup se trouvait avec Alain à la campagne. Lui excepté, aucun visiteur éventuel ne l'intéressait particulièrement.

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« Mme Richter? » suggéra-1-elle au hasard. (Mme Richter avait été en pension avec Mme Prunier et toutes deux, depuis vingt ans, étaient restées grandes amies.) « Je vois Mme Richter presque tous les jours; sa visite n'aurait rien d'extraordinaire. — C'est donc quelqu'un d'extraordinaire? demanda Claire. La présidente de la République? » Mme Prunier sourit. « Je ne veux pas dire « extraordinaire » dans ce sens-là. Quelqu'un que je n'avais pas vu depuis longtemps, voilà tout. — Une personne que tu aimes bien? » demanda Joël. Mme Prunier hésita un instant. « J'ai compris : c'est quelqu'un que tu n'aimes pas! dit Liselotte. — Je ne voudrais pas être aussi absolue. Disons quelqu'un dont je ne recherche pas particulièrement la compagnie. — Je crois que j'ai deviné, moi! dit M. Prunier en riant. — Alors, dis-nous qui c'est, papa? demanda Claire. — Non, il faut que vous trouviez, vous aussi. Il me semble que ce n'est pas très difficile. — Voyons, dit Joël, procédons par ordre. Est-ce un homme? une femme? — Une femme. — Jeune ou vieille? — Elle doit avoir à peu près mon âge. Pour vous, je suppose que c'est très vieux. — Ce n'est pas vrai ! s'écria Claire. Moi, je te trouve très jeune, au contraire. Même plus que Mme Vital, tiens! » Mme Vital, la femme du professeur de piano, qui servait de répétitrice à son mari, avait près de soixante-dix ans. Tout le monde se mit à rire. Puis le jeune garçon posa une autre question. « Est-elle de notre famille? demanda-t-il. — Je crois que tu brûles, Joël ! dit sa mère.

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— Ce n'est pas tante Berthe, pourtant, puisqu'elle ne sort jamais! — Non, ce n'est pas tante Berthe. — Mais c'est une tante quand même? Oui? Alors... tante Emma ? — Emmy, Emmy! corrigea Mme Prunier en souriant. Elle serait très fâchée de vous entendre l'appeler de son vrai prénom qu'elle juge beaucoup trop commun. Oui, c'est elle, en effet, qui est venue... J'avoue que je l'avais un peu négligée ces derniers temps; je me le reprochais quelquefois... — Emmy, je crois, se passe très bien de nous ! dit M. Prunier. — Emmy, peut-être, dit sa femme. Mais ton frère Paul est si gentil! Ce n'est pas bien, quand il est absent, de ne pas voir plus souvent sa famille. — D'autant plus qu'oncle Paul est souvent absent, fit remarquer Joël. Peut-être que lui non plus ne tient pas tant à rester avec tante Emma — pardon, Emmy! Heureusement qu'il est marin : comme cela il a une bonne excuse... » M. Prunier hocha la tête. « Je crois que pour ses enfants, en tout cas, il aimerait mieux être plus souvent à la maison. Gaétan, à dix-huit ans, aurait bien besoin de la présence de son père. Cette pauvre Emmy l'élève dans des idées qui ne sont pas du tout celles de Paul, je le sais. Elle est tellement snob, la malheureuse! — Snob, cela veut dire qu'on ne veut voir que des gens très riches? demanda Claire. — Cela veut dire qu'on juge les gens et les choses selon leur apparence extérieure et non selon leur vraie valeur. Non seulement l'argent, mais les titres, l'élégance, voilà ce qui compte pour Emmy... — Je comprends, en ce cas, que vous n'ayez pas beaucoup de plaisir à la voir, dit Joël. Pourquoi venait-elle? je me le demande. Elle sait que nous ne sommes ni très riches, ni très mondains... 22

— Elle avait peut-être des remords, comme moi, de trop négliger la famille. Elle voudrait que ses enfants vous voient davantage. Gaétan a sensiblement l'âge d'Alain, et Isabelle celui de Claire. — Mais Gaétan est si ennuyeux, maman ! dit Liselotte. Même plus jeune, il ne voulait jamais jouer à rien; il avait peur de se salir, je suppose. On ne peut pas lui parler de son collège, cela ne l'intéresse pas. Il ne pense qu'à la forme de ses vestons et à la couleur de ses chaussettes. — Cela, c'est l'attitude d'Emmy... Je suis sûr que son père serait très heureux qu'il subisse un peu d'autres influences. — Si cela doit faire plaisir à oncle Paul, je veux bien voir Gaétan de temps en temps, dit Liselotte. — Moi aussi... pas trop souvent! corrigea Joël. — Je suis contente de vous entendre parler ainsi, dit Mme Prunier. Comptant sur votre bonne volonté, j'ai presque promis à votre tante que vous iriez goûter chez elle demain. Vous n'avez rien de spécial à faire, n'est-ce pas? — C'est vrai, la plupart de nos amis sont absents pour la Pentecôte, soupira Liselotte. — Je dois justement téléphoner à tante Emmy après avoir consulté votre père; je lui confirmerai votre visite pour demain. — Comme cela, elle aura le temps de nous préparer un bon goûter! ajouta Claire, qui n'oubliait jamais ces détails. — A quel sujet voulais-tu me consulter? demanda M. Prunier a sa femme. — Voici : Emmy m'a dit qu'elle cherchait un meuble pour son petit salon — qu'elle appelle plus élégamment son « boudoir»! Je lui ai proposé, si tu veux bien, de lui prêter la grande armoire que nous avons dans la chambre du septième; elle ne nous sert à rien actuellement et elle nous encombre. Tu n'y vois pas d'inconvénient, je suppose? — Absolument aucun; je ne tiens pas particulièrement à cette armoire. 23

— D'ailleurs il ne s'agit que d'un prêt, en attendant qu'Emmy ait découvert le meuble d'époque dont elle rêve. C'est parfait, je vais lui dire que tu es d'accord; elle pourra faire prendre l'armoire dès lundi, si elle veut. » Pour les enfants la question de l'armoire était sans importance. Celle de la visite à leurs cousins, en revanche, en avait beaucoup. Liselotte redoutait les critiques, souvent acerbes, de sa tante. Joël se demandait de quoi il pourrait bien parler à Gaétan. Quant à Claire, elle se préoccupait surtout de savoir quelle robe elle devrait mettre. Isabelle serait sûrement bien habillée, et Claire ne voulait pas se trouver en état d'infériorité devant elle. « Je me ferai des boucles, maman? demanda-t-elle. — Si tu veux, dit Mme Prunier. Mais tu sais qu'au bout d'un moment elles te retombent sur la figure et te gênent pour jouer. — Oh! nous ne jouerons pas! D'abord nous arrivons à l'heure du goûter... » LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE

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Liselotte protesta : ils auraient l'air de ne venir que pour manger! C'était peut-être vrai pour Claire, mais il ne fallait pas en donner l'impression. « Quand les grandes personnes sont invitées à dîner, elles arrivent au moment de se mettre à table », rétorqua la petite. On ne pouvait pas dire le contraire; et cependant Liselotte savait qu'elle avait raison. « Tu feras ce que tu voudras, mais moi j'arriverai plus tôt, déclara-1-elle. — Et moi aussi », dit Joël. Claire se tut. Mais le lendemain, quand ils se mirent en route, elle était prête à les accompagner. Elle avait mis sa robe préférée, en tergal bleu, et des boucles impeccables, en rang serré, s'alignaient autour de son visage. « Secoue un peu la tête pour leur donner l'air plus naturel, conseilla son frère. Tu as l'air de porter une rangée de tirebouchons. » Claire haussa les épaules; mais un peu plus loin elle profita d'un moment où les aînés marchaient devant pour déranger un peu l'ordonnance trop parfaite de ses boucles. Elle s'en félicita, car à leur coup de sonnette ils virent surgir de l'appartement une Isabelle ébouriffée, en pull de tous les jours. Isabelle était à peu près de la taille de Claire, mais brune et très vive : on disait qu'elle ressemblait beaucoup à son père, le capitaine de vaisseau Prunier. a Comme vous arrivez tard! dit-elle sans plus de cérémonie. Viens vite, Claire, j'ai des tas de choses à te raconter, depuis si longtemps que je ne t'ai vue ! » Tandis qu'elle entraînait sa cousine, une porte s'ouvrit et tante Emmy parut à son tour, vêtue d'une robe de velours vert amande, un magazine à la main. « Excusez-nous, commença-t-elle, de vous recevoir aussi mal... » Liselotte réprima un sourire. Tante Emmy avait cette

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habitude d'appuyer sur certains mots comme pour leur accorder une importance particulière, ce qui donnait aux phrases les plus simples un air étudié et peu naturel. « C'est jour de fête, comme vous savez, continua-1-elle, et mon personnel, naturellement, juge bon de s'absenter toute la journée. On n'arrive plus à se faire servir : votre mère a les mêmes problèmes, sans doute. Ces jours sans domestiques sont d'un pénible... » Chez les Prunier, on trouvait tout naturel que Pilar eût son dimanche pour se distraire et se reposer; la vie de la maison n'en était nullement affectée. Les enfants restèrent d'abord décontenancés, sans savoir que dire; puis Liselotte se décida : « Bonjour, ma tante, articula-t-elle avec embarras. — Bonjour, mes chers enfants. Tu n'as pas beaucoup grandi depuis la dernière fois que je t'ai vue, Liselotte... Joël, par contre, semble en voie de devenir un vrai géant... C'est très bien pour un homme d'être grand, mais il ne faut pas dépasser la mesure... D'autant que tu es d'une maigreur! Tes parents devraient te montrer à un médecin... — Mais je me porte très bien, ma tante! protesta Joël. — Et Claire, où est-elle? demanda tante Emmy. Je vois qu'Isabelle s'en est déjà emparée... Les enfants de cet âge sont réellement insupportables... » Elle conduisit ses neveux, à travers le salon, vers une petite pièce que meublaient une bergère et quelques fauteuils. « C'est ce boudoir que je suis en train d'aménager; votre mère vous en a peut-être parlé. A ce propos, vous la remercierez encore pour l'armoire, que je ferai prendre demain matin, comme il est convenu. Elle me sera très utile en attendant la grande commode Louis XV que m'a promise mon antiquaire. On manque toujours de place pour ranger les affaires, n'est-ce pas? Et j'ai si peu de temps, depuis que je m'occupe de questions scientifiques...» Liselotte et Joël réprimèrent un sourire : le mot

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« scientifique » semblait si peu convenir à tante Emmy! Mais, sans le remarquer, heureusement, celle-ci poursuivit : « Gaétan va venir dans un instant. Il est un peu fatigué, le pauvre enfant : ces programmes scolaires deviennent vraiment impossibles! Votre frère Alain doit vous le dire, lui qui est tellement en avance ! — Pas tellement, ma tante, dit Liselotte. Il a dans sa classe beaucoup de camarades de son âge. — Alors c'est une classe absolument exceptionnelle... Gaétan finit sa seconde, et il est tout à fait dans la bonne moyenne. Ah! le voici justement! » Gaétan, en effet, faisait son entrée. On comprenait, en le voyant, que sa mère trouvât tous les autres garçons trop maigres. Gaétan, lui, était presque obèse; ses traits assez réguliers disparaissaient dans une masse de graisse qui rapetissait ses yeux, gonflait ses joues, se boursouflait autour de son col. Tiré à quatre épingles comme toujours, les cheveux parfaitement lissés, il portait la cravate d'un collège anglais où on l'avait envoyé à Pâques, mais où, pour des raisons mystérieuses, il n'était resté que huit jours. Il serra la main de ses cousins et les emmena dans sa chambre. Celle-ci avait tout ce qu'il faut pour faire rêver un jeune homme : sur les murs s'alignaient des bâtons de ski, un fusil sousmarin avec lunettes et respirateur, des fleurets, des gants de boxe, des clubs de golf. « Oh! tu joues au golf aussi! dit Joël. — J'y ai joué un peu en Angleterre. Je recommencerai l'été prochain. — C'est vrai, tu n'es pas resté longtemps là-bas. Que s'est-il passé? — Rien du tout. Seulement la nourriture était exécrable. Au bout d'une semaine je n'en pouvais plus; j'étais obligé de me nourrir avec des cornets de glace que j'achetais devant la porte. — Quand j'y suis allé, ce n'était pas fameux non plus, dit

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Joël. Mais j'avais de bons camarades, je faisais du sport... Tu aimes pourtant ça, toi aussi! dit-il en désignant les murs. — Oui, dans certaines conditions. » Gaétan n'ajouta pas que les conditions favorables pour lui se trouvaient rarement réalisées. Il avait essayé tous les sports l'un après l'autre sans jamais en pratiquer aucun avec suite. Comme il mangeait beaucoup, il engraissait sans cesse, et son poids le gênait dès qu'il voulait sauter ou courir. Pour sortir de ce cercle vicieux, il aurait fallu une énergie qu'il n'avait pas; de plus, sa mère, qui ne voyait rien au-dessus de son Gaétan, craignait toujours qu'il mourût de faim ou se fatiguât en prenant de l'exercice. « Voulez-vous que je vous montre mes photos? » proposa-til. Il leur exhiba un magnifique album sur l'Espagne, qu'il avait visitée avec ses parents. « C'est toi qui as pris tout cela? demanda Liselotte avec admiration. 28

— Oh! non, je les ai achetées. — Mais le bel appareil que tu as reçu pour tes étrennes, tu ne l'avais donc pas emporté? — Si, naturellement! Seulement il faisait trop chaud pour descendre de voiture; je n'allais pas risquer une insolation pour quelques photos. — Alain prend des photos magnifiques, dit Liselotte. — Il va bien, Alain? Dommage qu'il soit absent, il aurait pu venir avec vous. — En effet », dit-elle poliment. Mais l'idée lui paraissait ridicule. Perdre son temps avec ce dadais, Alain? Son frère Alain, qui... Elle ne voulait même pas penser au grand secret, de peur qu'on pût le lire sur son visage. « Tu l'amèneras une autre fois », dit Gaétan. Il éprouvait visiblement une grande admiration pour sa cousine. D'abord, avec quatre ans de moins que lui, elle était dans la même classe et réussissait beaucoup mieux. D'autre part, depuis quelque temps, il trouvait qu'elle avait embelli; quoique habillée très simplement, elle lui semblait plus élégante et plus gracieuse que la plupart des filles qu'il connaissait. « Tu joues au tennis, Liselotte? demanda-t-il. — Oui, pendant les vacances; l'hiver je n'ai pas le temps. Mais cet été papa me fera inscrire à un club. — Viens donc au Select avec moi; tu verras, c'est très agréable, on rencontre toutes sortes de gens très chic. — Oh! je ne vais pas au tennis pour voir des gens; ce qui m'intéresse, c'est déjouer. — Eh bien, nous jouerons ensemble. — Si tu es de ma force, je veux bien. — De toute façon, je te présenterai; il y a des réunions dansantes très réussies. Tu aimes danser, je pense? » Liselotte le regarda : Gaétan était justement le genre de garçon avec qui elle n'aimait pas danser, pas du tout! D'abord, il était si gros que tout le monde devait vous regarder. Et puis, s'il vous marchait sur le pied, avec ce poids... 29

« Oh! dit-elle diplomatiquement, je n'ai pas beaucoup le temps, tu sais! » Joël, pendant ce temps, avait déjà feuilleté l'album trois fois d'un bout à l'autre; il commençait à se demander si on n'allait pas bientôt goûter. Comme pour répondre à sa préoccupation, les deux petites filles firent irruption dans la chambre; elles se tenaient par la main et avaient l'air de s'entendre à merveille. « Isabelle m'a montré à faire du modelage, dit Claire. Nous avons fait votre portrait à tous, c'était très drôle : Joël ressemblait à une sauterelle et Gaétan à un tonneau. — C'est malin! dit Gaétan. Allez vous laver les mains, vous êtes pleines de terre. Vous n'avez pas l'intention de goûter dans cet état? — Justement je pensais au goûter, dit Isabelle. Tu t'en es occupé, Gaétan? — Moi? Ce n'est pas l'affaire d'un garçon! — Viens, Claire, nous allons demander à maman. » Elles se précipitèrent dans le « boudoir ». Mais tante Emmy, qui devait prendre le thé en ville, était déjà sortie. « Allons voir dans la cuisine », dit Isabelle. Mais elles eurent beau fouiller buffet, placards, réfrigérateur, elles ne découvrirent que de la viande froide et de la salade destinées au repas du soir. Isabelle revint, penaude, annoncer la nouvelle à son frère. « Il n'y a qu'une chose à faire, déclara celui-ci : allons goûter chez le pâtissier. — Tu as de l'argent? — Naturellement! » Liselotte et Joël étaient un peu gênés de l'aventure, mais les deux petites, enchantées de pouvoir choisir des gâteaux à leur guise, s'en donnèrent à cœur joie. On remonta ensuite dans l'appartement; Liselotte aurait bien préféré rentrer, mais elle pensait que ce ne serait pas poli de partir aussitôt après le goûter.

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Tandis que Joël regardait de nouveaux albums, elle s'efforça d'être aimable avec son cousin. Malheureusement, ils n'avaient pas beaucoup de sujets de conversation. Elle essaya de parler des livres qu'elle venait de lire, Le Moulin sur la Floss et La Légende de Costa Berling, mais Gaétan ne les connaissait pas. « Tu devrais me les prêter, Liselotte, dit-il. — Le Moulin, je ne peux pas; je l'ai pris à la bibliothèque, mais Costa Berling est à moi; on me l'a donné pour ma fête. Je te le passerai, si tu me promets de ne pas l'abîmer. » Dès qu'elle jugea qu'elle pouvait le faire sans grossièreté, elle donna le signal du départ. Joël abandonna ses albums avec une rapidité qui montrait dans quelle impatience il attendait ce signal. Il y eut quelques difficultés avec Claire, qui ne voulait pas quitter Isabelle; les deux petites filles s'étaient prises l'une pour l'autre d'une grande amitié. Elles se séparèrent en se promettant de se revoir bientôt; Gaétan aurait bien voulu arracher la même promesse à Liselotte. « Je passerai en tout cas chercher le livre dont tu m'as parlé... je ne me rappelle plus le titre. — Oh! Costa Berling! je l'ai prêté à mon amie Yvonne; je te téléphonerai dès qu'elle me le rendra. — N'oublie pas, surtout! » Quand les trois enfants se retrouvèrent dans la rue, Liselotte poussa un grand soupir. « Voilà! dit-elle, c'est fait! Tu ne t'es pas trop ennuyé, Joël? — Pas trop. Mais je ne recommencerais pas tous les jours. Moi, j'aime bien Isabelle, dit Claire. J'avais oublié qu'elle était aussi gentille, mais maintenant nous sommes amies pour toujours. — C'est vrai, dit Joël; Isabelle ressemble à oncle Paul, et Gaétan à tante Ernrny. — Tante Emmy n'est pas aussi grosse, heureusement pour elle!

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— Parce qu'elle suit toutes sortes de traitements pour maigrir; il paraît qu'elle ne mange jamais à sa faim. — C'est peut-être pour cela qu'elle a oublié de nous donner à goûter? suggéra Claire. — Tout s'est arrangé, dit Liselotte, mais moi je serais morte de honte! Inviter des gens et ne rien avoir à leur offrir ! — Cela ne t'arrivera jamais, dit Joël. Tu te rappelles la peine que tu t'es donnée quand tu attendais Kémal? — Aussi Kémal est reparti enchanté de la ^France. J'ai reçu une carte de lui hier; il me demande quand nous irons le voir au Pakistan. » Ils parlèrent de leur ami pakistanais jusqu'à la maison. Mais, à peine arrivés, ils se précipitèrent pour raconter à leurs parents les événements de la journée. « Ils sont toujours les mêmes, tu sais, maman! déclara Joël. — Sauf Isabelle! intervint Claire. — Peut-être sauf Isabelle, concéda Liselotte. Mais Gaétan est toujours aussi gros, et tante Emma parle toujours de la même manière. Il paraît que maintenant elle s'intéresse à la science... — C'est-à-dire, expliqua Mme Prunier, qu'elle fréquente tout un milieu prétendu. scientifique... Elle voit beaucoup un certain ménage Blaisot... — Les Blaisot, dit M. Prunier, je les connais! Le mari est persuadé qu'il a fait des inventions merveilleuses et court les ministères pour essayer d'avoir des subventions, sans grand succès d'ailleurs. Il est plus ou moins acoquiné avec une revue fort peu estimable, qui porte le nom sérieux de La Revue scientifique... — Que fait donc cette revue, papa? demanda Joël. — Elle publie comme valables des articles qui ne le sont pas et dont les auteurs paient pour les faire paraître.

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— Mais à la longue les lecteurs doivent bien voir que ce n'est pas sérieux? — Pas toujours, car la revue publie aussi de bons articles que lui confient des savants trop crédules. Les hommes de science, comme les artistes, ne savent pas toujours défendre leurs intérêts... — Il faudrait peut-être mettre tante Emmy en garde », dit Liselotte. Mme Prunier secoua la tête. « Emmy est trop heureuse parce que ces gens la flattent dans l'espoir d'être invités chez elle et de s'y faire des relations. Après tout, puisque cela l'occupe... — Elle ferait mieux de s'occuper à acheter de quoi goûter! » déclara Claire pour finir.

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CHAPITRE III ET L'ARMOIRE EST PARTIE! LE LENDEMAIN,

lundi de la Pentecôte, M. Prunier n'étant pas retenu au-dehors par son journal, il s'accorda ce qu'il considérait comme le plus grand plaisir au monde : une soirée tranquille en famille. Tous ses enfants étaient réunis; seul manquait Alain, qui ne devait rentrer de chez ses amis que plus tard. Chacun avait raconté son après-midi : Liselotte et Joël avaient profité de cette journée de liberté pour avancer un peu leur travail scolaire; après quoi ils étaient allés ensemble à la piscine. « Liselotte plonge rudement bien, tu sais, papa! dit Joël avec fierté. Elle a fait de grands progrès depuis l'été dernier : il faudra que tu la voies !

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— Moi aussi, je sais plonger! intervint Claire. — Tu essaies, c'est déjà très bien, dit son frère. Mais avoue que tu as un peu peur? — Peur, moi! » Pour éviter une discussion, M. Prunier demanda à sa cadette ce qu'elle avait fait, elle, de sa journée. « J'ai d'abord travaillé aussi, dit Claire avec importance. J'ai étudié un passage qui n'est pas encore absolument parfait. Et puis je suis allée voir Isabelle... — Isabelle! Mais tu l'avais déjà vue hier! dit son père. — Ce n'est pas une raison pour ne pas la voir aujourd'hui. — Évidemment, reconnut M. Prunier en riant. Mais en somme vous aviez passé plusieurs mois sans vous rencontrer; je ne savais pas que vous étiez si grandes amies. — Nous le sommes depuis hier, expliqua Claire. Nous avons découvert que nous aimions les mêmes choses. Nous nous sommes confié beaucoup de secrets. — Je me demande quels secrets vous pouvez bien avoir! dit Liselotte un peu méprisante. — Plus intéressants que les tiens, certainement! » riposta la petite. Liselotte réprima un sourire : si Claire savait... A ce moment, une sonnerie retentit. « Le téléphone! » dit d'abord Joël en se levant. Mais la sonnerie était celle de la porte d'entrée. « Je me demande qui peut venir à cette heure! murmura Mme Prunier. — C'est peut-être Alain qui rentre plus tôt qu'il ne le pensait, dit Liselotte. Est-ce qu'on doit le ramener en voiture? — Non, les Granval restent à la campagne jusqu'à demain. Alain et Jean-Loup prendront le train, je ne sais pas exactement à quelle heure. » Un instant plus tard Joël rentrait dans le bureau, suivi d'un gros garçon dans lequel, dès qu'il fut en pleine lumière, on reconnut Gaétan. 35

Je rapporte ceci, que Claire a oublié cet après-midi à la maison.

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Le visiteur avait l'air un peu embarrassé. Il s'avança et baisa solennellement la main de sa tante, puis échangea une poignée de main avec M. Prunier. « Cela me fait plaisir de te voir, mon garçon, dit gentiment celui-ci. Et qu'est-ce qui nous vaut l'honneur de ta visite? » Gaétan tira de sa poche un objet qui, au premier aspect, paraissait être un chiffon grisâtre, mais qui, en y regardant de plus près, était une paire de gants roulés en tampon. « Je rapporte ceci, que Claire a oublié cet après-midi à la maison, dit-il. — Mes gants! s'écria la petite. Ah ça, c'est un peu fort! Au moment de partir je les ai cherchés pendant une heure! — Le jour où Claire n'oubliera rien..., fit Mme Prunier en hochant la tête. — Mais où étaient-ils? insista Claire. Je les avais mis dans ma poche en arrivant, j'en suis sûre. Quand j'ai vu qu'ils n'y étaient plus, j'ai pensé qu'ils étaient peut-être tombés dans le vestibule; avec Isabelle nous avons regardé partout, même dans le porte-parapluies ! — Ils étaient... dans le corridor, je crois, dit Gaétan en rougissant jusqu'aux oreilles. —. En tout cas, c'est très gentil à toi d'avoir pris la peine de les rapporter », dit Mme Prunier. Liselotte regardait Gaétan. Elle devinait ce qui s'était passé : Claire, pour une fois, avait bien rangé ses gants dans son manteau; Gaétan les avait cachés afin d'avoir un prétexte pour sa visite. « C'est trop fort! pensa-t-elle fâchée. Quand il a tant insisté pour me revoir, hier, je lui ai pourtant bien dit que j'étais très occupée! Claire peut voir Isabelle tous les jours si elle veut, mais ce n'est pas une raison pour que je supporte son frère! » Mme Prunier remarqua bien que Liselotte paraissait mécontente. En bonne maîtresse de maison, elle essaya d'engager la conversation. LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE

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« Que préfères-tu dans tes études, Gaétan? Es-tu un littéraire, comme Liselotte, ou plutôt un scientifique comme mes fils? — Je... je ne sais pas, ma tante, répondit Gaétan. — Mais tu aimes ton collège, je pense? Ta mère m'a dit qu'elle en était très contente. — Oh! c'est certainement beaucoup moins mélangé que le lycée... » Il regardait du côté de Liselotte, qui avait pris son air le plus rébarbatif et feuilletait négligemment un magazine. « Si tu nous faisais une orangeade, Liselotte? proposa sa mère. Ton cousin la prendrait avec nous avant de repartir. » Liselotte se leva de mauvaise grâce et se dirigea vers la cuisine. Cette orangeade du soir était un plaisir pour eux tous, et habituellement la jeune fille se montrait prête à s'en charger, mais ce soir la présence de Gaétan troublait l'intimité familiale. Il n'allait pas prendre l'habitude d'arriver ainsi n'importe quand ! Son histoire de gants ne tenait pas debout; il fallait qu'il la jugeât aussi sotte que lui pour s'imaginer qu'elle pourrait y croire! Malgré tout, elle pressa ses oranges avec soin et les passa au tamis pour que la boisson fût bien lisse, comme l'aimait sa mère. Elle mit quelques cubes de glace dans la cruche et disposa six verres sur le plateau. Quand elle rentra dans le bureau, Gaétan jouait aux dames avec Claire. La petite, toujours en quête d'un partenaire, avait profité de l'occasion. Elle n'était pas encore très forte, de sorte que Liselotte ou Joël la battaient régulièrement en quelques coups. Avec Gaétan, elle gagnait, ce qui la remplissait de joie. « Je t'en prends trois et je vais à dame! s'écria-t-elle triomphalement. Tu as perdu, mon pauvre Gaétan! Tiens, viens prendre une orangeade pour te consoler. » Liselotte servit les orangeades. Puis Mme Prunier envoya Claire au lit. Gaétan se leva pour partir. « Je te remercie d'être venu, dit sa tante. Fais toutes nos amitiés à ta mère.

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— Ah! j'oubliais, dit le jeune garçon. Maman m'a dit de vous remercier encore pour l'armoire; on l'a apportée ce matin et elle y a déjà mis beaucoup de choses. — Je suis contente si cela peut lui rendre service », dit Mme Prunier. Gaétan tournait toujours les yeux vers Liselotte, mais elle faisait semblant de ne pas le voir. Enfin, il parut prendre son courage à deux mains et se dirigea vers elle. « Au revoir, Liselotte, dit-il. Je voulais te demander... est-ce que tu ne viendrais pas, un de ces jours, faire une partie de tennis avec moi? J'ai le droit d'amener un invité à mon club. — Je t'ai déjà dit que je n'avais pas le temps, répondit-elle sèchement. — Mais un dimanche matin, par exemple? » Qu'il était ennuyeux d'insister ainsi! Et devant les parents

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de Liselotte, qui, si elle le rabrouait trop vivement, lui reprocheraient sa mauvaise humeur ! « Pas en ce moment, Gaétan, dit-elle sur un ton plus conciliant. Plus tard, peut-être, on verra... • — Je ne peux pas venir te chercher un jour à la sortie du lycée? — Non, non, dit-elle précipitamment, c'est défendu! » Exhiber Gaétan devant Yvonne et Anne-Marie ! Il ne manquerait plus que cela ! A la pensée des taquineries de ses amies, elle se sentait d'avance frémir de honte. « Eh bien, dit-il, je te téléphonerai pour savoir quand je peux venir te voir. — Je te téléphonerai moi-même quand j'aurai un moment de liberté. Cela vaut mieux ainsi », déclara-t-elle. Il s'éloigna enfin : Joël l'accompagna jusqu'à la porte. Dès qu'il fut parti, Mme Prunier, comme Liselotte s'y attendait, lui reprocha de s'être montrée si peu accueillante. « Habituellement tu es plus aimable, lui dit-elle. Le pauvre garçon est un peu ridicule, c'est entendu, mais après tout c'était gentil à lui de nous rendre visite. — Vous ne voyez donc pas que si on l'encourage il sera ici tous les jours! dit Liselotte sur un ton pathétique dont ses parents ne purent s'empêcher de sourire. Je suis allée chez tante Emmy hier parce que vous m'avez dit que cela ferait plaisir à oncle Paul; une fois de temps en temps, ça passe; mais je ne veux pas que Gaétan prenne l'habitude de coller à mes talons partout où j'irai! » M. et Mme Prunier échangèrent un regard amusé. Ils avaient bien remarqué, eux aussi, l'admiration de Gaétan pour Liselotte et l'indignation de celle-ci devant des attentions qu'elle ne recherchait nullement. a Tu pourras aller une fois au tennis avec lui, puisque tu aimes cela, dit Joël. — Je suis sûre qu'il joue comme une savate! déclara-1-elle. Ce n'est pas avec lui que je ferai des progrès; il ne va à

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son club que parce qu'il y rencontre des gens « chic », comme il dit! Non, que voulez-vous, je n'y peux rien, il m'exaspère... Je lui ai dit que je lui téléphonerai moi-même; ainsi, je pourrai espacer les rencontres. Venir me prendre à la sortie du lycée! vous n'y pensez pas! Mes amies me demanderaient où j'ai été chercher cet éléphant! » Mme Prunier n'insista pas. Au bout d'un moment, elle proposa à toute la famille d'aller se coucher. « Est-ce que nous n'attendons pas Alain? demanda Liselotte. — Nous ne savons pas l'heure de son train, il rentrera peut-être très tard. — Il reste un peu d'orangeade, dit Liselotte. Je vais la mettre au réfrigérateur pour lui. — En te cas, laisse-lui un mot pour lui dire d'aller la chercher », recommanda Joël. Liselotte entra dans sa chambre comme les autres. Mais elle avait résolu, elle, d'attendre son frère pour lui faire

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LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE raconter son séjour chez les Granval. Elle fit sa toilette et passa une robe de chambre, puis elle s'allongea sur son lit avec un livre (elle venait justement de commencer Le Capitaine Fracasse, qui la passionnait) et se disposa à lire jusqu'à l'arrivée du voyageur. Mais même un livre qui vous passionne peut vous endormir quand vous avez trop sommeil. Au bout d'un moment, Liselotte sentit sa tête s'écrouler sur sa poitrine; elle se redressa, s'efforça de lire de nouveau, mais les personnages du livre flottaient dans un brouillard confus; Alain dirigeait la troupe de Fracasse, tandis que le capitaine prenait le train avec Jean-Loup... Brusquement elle sursauta : tout près d'elle une porte venait de se refermer doucement : c'était Alain qui rentrait dans sa chambre. Combien de temps avait-elle dormi? Elle regarda sa montre : il était près de minuit. Heureusement il était encore temps ! Elle sauta à bas du lit, enfila ses pantoufles et courut à la cuisine chercher le verre d'orangeade, puis elle frappa à la porte d'Alain. « Je t'ai réveillée, Liselotte! dit celui-ci sur un ton d'excuse. Je suis désolé, j'ai essayé de marcher aussi doucement que possible, mais cette maudite lame de parquet craque toujours. — Je ne dormais pas, dit Liselotte — ou du moins pas très fort, ajouta-t-elle par souci de la vérité. Regarde : nous avons pris de l'orangeade et je t'en ai gardé un verre. Je pensais que tu aurais soif en descendant du train. — Quelle bonne idée! En effet, j'ai la gorge complètement sèche. Mais j'espère que tu n'es pas restée éveillée exprès? — J'avais aussi envie que tu me racontes ton voyage. — Eh bien, assieds-toi là », dit-il en repoussant sa veste qu'il avait posée sur le pied de son lit. «J'ai passé deux jours parfaits; les Granval sont vraiment charmants. Nous avons un peu travaillé, puis je suis allé canoter avec Jean-Loup sur la rivière.

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— Vous vous êtes occupés de... ce que tu m'as dit l'autre soir? — Naturellement! M. Granval attend les semences de maïs, qu'on mettra dans les conditions voulues pour obtenir les moisissures. A ce moment-là je sortirai mes formules et je me mettrai au travail. — Et ce sera quand? — Après mon bac, naturellement, c'est-à-dire d'ici un mois. Pour le moment je ne m'occupe plus que de mes études. Il faut que je réussisse, Liselotte! J'ai besoin d'être médecin pour continuer mes découvertes. — Tu as donc l'intention de découvrir encore d'autres choses ? — J'essaierai, en tout cas. Tu me trouves trop ambitieux, Liselotte? Mais il me semble que sans un idéal la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Jean-Loup est ambitieux, lui aussi — dans le bon sens, s'entend. — Qu'est-ce qu'il veut faire, lui, après Polytechnique?

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demanda Liselotte en s'efforçant de prendre un ton indifférent. — L'École des Ponts. Oh! il y arrivera, j'en suis sûr! C'est un garçon vraiment remarquable. » Liselotte ne dit rien, mais l'appréciation de son frère la comblait de joie. Alain avait fini son orangeade. « Couchons-nous maintenant, Liselotte, dit-il, sinon nous ne ferons rien de bon de toute la journée. — Il te faut du courage, soupira-t-elle en se levant, pour te remettre à tes équations quand tu as en tête cette merveilleuse découverte ! — A partir d'aujourd'hui, je me suis interdit d'y penser jusqu'au lendemain de mon examen. — Tu n'as pas peur, d'ici là, d'oublier tes formules? demanda-t-elle en plaisantant. — J'ai tout noté dans un cahier, dit Alain. Ce cahier contient tout ce qu'il faut pour réaliser les expériences. S'il m'arrivait quelque chose... — Ne dis pas cela, Alain! fit Liselotte en frissonnant. — Que veux-tu! il faut tout prévoir... D'ailleurs, puisque tu es au courant, je vais te dire où se trouve ce cahier. — Tu ne l'as pas confié à M. Granval? — J'aimais mieux le garder à la maison. — Il est dans ta chambre? demanda Liselotte en jetant autour d'elle un regard curieux. — Non, ici j'aurais peut-être été tenté, malgré ma résolution, d'y jeter quelquefois un coup d'œil. Il est dans la, chambre du septième, dans la vieille armoire normande — tu sais, celle qui vient d'oncle Marc et qui nous encombre tant. — Dans l'armoire! s'écria Liselotte en pâlissant. — Tu penses peut-être que l'endroit n'est pas assez sûr? Mais tu te trompes : figure-toi qu'en fouillant à l'intérieur de cette armoire j'ai découvert une cachette extraordinaire : un espace 44

ménagé derrière le tiroir qui est sous le rayon du milieu. Autrefois les gens raffolaient de ces cachettes : beaucoup de vieux meubles en possèdent. Pour arriver à celle-là, il faut d'abord entrouvrir le tiroir, puis passer la main à l'intérieur et pousser un petit morceau de bois qui se trouve sur la gauche; on peut alors enlever complètement le tiroir et découvrir la cachette qui est derrière. — Oui... je vois..., balbutia Liselotte. — C'est assez difficile, tu comprends, parce que si le tiroir n'est pas dans la bonne position — ouvert exactement comme il faut — on peut tirer et pousser tant qu'on veut, il est impossible de l'enlever. J'ai mis longtemps à y arriver; je me doutais qu'il y avait quelque chose là-derrière... » A ce moment seulement, Alain s'aperçut du trouble extraordinaire de sa sœur. «Mais qu'est-ce que tu as, Liselotte? Tu es toute tremblante ! — Je n'ai rien du tout; quelle idée!

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— Tu as l'air bouleversée. Oh! Liselotte, tu n'as pas... tu n'as parlé de ma découverte à personne? — Certainement non! » s'écria-1-elle, retrouvant toute son énergie devant le soupçon infamant. « Tu peux être tranquille; j'aimerais mieux mourir que d'en souffler mot ! J'ai un peu froid parce que j'ai sommeil, voilà tout, dit-elle en ouvrant la porte. — Il est vrai, c'est une heure indue. Va vite te coucher et dors bien. » Dormir, c'était facile à dire... Comment aurait-elle pu dormir, la pauvre Liselotte, après ce qu'Alain venait de lui révéler? Le cahier était dans l'armoire, et l'armoire, depuis le matin, était chez tante Emmy ! Si Alain l'apprenait, que ferait-il? A première vue il pouvait sembler tout simple, évidemment, d'aller chez sa tante et de lui dire qu'il avait oublié quelque chose dans l'armoire. Mais pour penser cela il n'aurait pas fallu connaître tante Emmy! Elle voudrait savoir ce que c'était; elle penserait bien qu'un objet qu'on cache dans un tiroir secret doit avoir une importance particulière. Elle en parlerait à ses enfants, à ses amis, aux parents de Liselotte. Et Alain qui tenait tant à ce qu'on ne sût rien avant que ses expériences fussent au moins commencées ! Évidemment, Alain pouvait continuer à croire son cahier au grenier. Il avait tant à travailler, il était vraisemblable qu'il ne remonterait pas dans la chambre du septième avant son bac; il ne s'apercevrait donc pas immédiatement que l'armoire avait disparu. Quant à en entendre parler, personne n'avait attaché beaucoup d'importance au prêt de l'armoire; il y avait peu de risque qu'on en reparlât devant lui. Mais ce risque, pouvait-on le courir? D'autre part, le cahier, chez tante Emmy, était-il vraiment en sûreté? Tante Emmy, elle l'avait dit elle-même, voulait utiliser l'armoire pour y ranger des affaires; elle chercherait naturellement à s'assurer toute la place disponible. Et si, en ouvrant le tiroir, elle découvrait la cachette?

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Le premier rayon de l'aube la surprit les yeux grands ouverts, cherchant désespérément la solution du problème. 47

Non, la question ne se posait pas, il fallait récupérer ce cahier aussi vite que possible! Quand Liselotte aurait le cahier, elle pourrait raconter l'histoire à Alain sans lui donner de souci. Mieux encore, elle ne lui parlerait de rien tant qu'il ne s'apercevrait pas de la disparition de l'armoire; elle trouverait simplement une autre cachette pour son cahier. Ainsi, jusqu'à ses examens, Alain n'aurait aucun sujet d'inquiétude. Quant à reprendre le cahier, elle comprenait bien qu'elle était la seule à pouvoir s'en charger. Mais comment y parvenir sans révéler le secret à personne ? Le sommeil, qui la poursuivait tout à l'heure, l'avait complètement abandonnée. Le premier rayon de l'aube, filtrant à travers les rideaux, la surprit les yeux grands ouverts, cherchant désespérément la solution du problème.

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CHAPITRE IV UNE INVITATION INTEMPESTIVE matin, au petit déjeuner, Mme Prunier remarqua que Liselotte avait mauvaise mine. « Qu'as-tu donc, ma petite fille? lui demanda-1-elle avec inquiétude. Tu semblais si bien hier soir! Est-ce que tu as mal dormi? — Pas très bien..., balbutia Liselotte. — C'est ma faute », interrompit Alain qui, à son habitude, avalait en toute hâte son café au lait et ses tartines. « Quand je suis rentré, Liselotte m'a gentiment apporté une orangeade et nous avons bavardé jusqu'à des heures impossibles. — Ce n'est pas raisonnable, mes enfants, reprocha la mère. Quand on travaille comme vous, on a besoin de tout son sommeil. LE

LENDEMAIN

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— Quel cours as-tu ce matin, Liselotte? demanda Joël. Littérature? Alors tu trouveras peut-être le moyen de somnoler un peu. — Ce serait dommage, dit Liselotte; c'est justement le cours que je préfère! » Pourtant elle ne fut pas très attentive ce matin-là, moins à cause de sa mauvaise nuit que par suite de l'idée qui tournait en rond dans sa cervelle : comment reprendre le cahier d'Alain? La chose en soi n'avait rien d'impossible : il suffisait de se trouver seule un moment dans le « boudoir » où on avait mis l'armoire. Mais pour cela il fallait retourner chez tante Emmy — peut-être même y retourner plusieurs fois : ce serait trop beau si l'occasion se rencontrait dès le premier jour. Et Liselotte qui, justement, la veille au soir, avait déclaré devant toute la famille son intention d'espacer les relations avec Gaétan et les siens ! Elle s'efforçait de chasser ces pensées et de concentrer son esprit sur Molière quand tout à coup on lui toucha doucement le bras; c'était sa voisine qui lui passait un billet. Elle le prit et l'ouvrit sous son pupitre; le billet venait d'Anne-Marie, qui était assise deux rangs derrière elle. Il contenait trois lignes griffonnées au crayon : J'ai une surprise-partie chez moi samedi; tu es arrivée trop tard pour que je t'en parle tout de suite, mais je n'ai pas le courage d'attendre la sortie pour te le dire. La perspective de cet événement joyeux réconforta un peu Liselotte; elle fit un grand effort et réussit à fixer son attention sur le cours. Naturellement, à peine la cloche sonnée, elle se précipita dans le vestibule, où Yvonne et Anne-Marie l'attendaient déjà. « Mes parents m'offrent cette surprise-partie pour mes quinze ans, expliqua Anne-Marie. Nous serons très nombreux; on va faire enlever les portes entre le salon, la salle à manger et le bureau pour que nous ayons la place de danser. J'ai très peu de temps pour tout préparer; papa ne s'est

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LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE décidé qu'avant-hier. J'ai immédiatement envoyé toutes mes invitations, sauf à vous deux, puisque je devais vous voir aujourd'hui. — Samedi c'est bientôt, dit Yvonne. Il faut que je me dépêche de faire arranger ma robe; je l'ai déchirée la dernière fois que je l'ai mise et je n'y ai plus pensé depuis. — Ta robe blanche? J'espère que ce n'est rien; elle est si jolie! La mienne vient d'être nettoyée, heureusement. Qui as-tu invité, Anne-Marie? — Oh! des tas de jeunes! Il y en a que vous ne connaissez pas, ce sont des fils d'amis de mes parents. Parmi les autres, vos frères à toutes les deux, naturellement... — Bernard viendra sûrement, déclara Yvonne. — Moi, soupira Liselotte, j'ai bien peur de ne pas pouvoir décider Alain. Non que l'envie lui en manque, mais il a tant de travail en ce moment... — Fais ce que tu pourras, dit Anne-Marie. J'ai invité aussi Jacques Legrand, Jean-Marie Tixier, Pierre Decour... » Liselotte attendait un autre nom. Elle savait que les parents d'Anne-Marie étaient en relations avec ceux de Jean-Loup Granval et espérait que le jeune garçon serait inclus dans la liste. Mais déjà Anne-Marie reprenait : « Bien entendu, si vous amenez un danseur, ce ne sera que mieux! Vous savez qu'on n'a jamais trop de garçons; c'est une catastrophe si on en manque. » Les deux autres tombèrent d'accord sur ce point. Elles discutèrent encore un moment cavaliers et toilettes. Puis, au moment de se séparer, Yvonne sortit un livre de sa serviette. « Étourdie que je suis, dit-elle à Liselotte. J'allais oublier "de te rendre Costa Berling! Je l'ai fini hier; c'est joliment bien! — Je pensais que tu l'aimerais; en général nous avons les mêmes goûts. — Moi, dit Anne-Marie, je suis plongée dans Vingt Ans après. Papa dit que ce n'est pas sérieux, que je ferais 51

Elles discutèrent encore un moment cavaliers et toilettes.

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mieux de lire mes classiques; mais maman affirme que tout ce qu'elle sait d'histoire, c'est dans Alexandre Dumas qu'elle l'a appris ! » Les trois amies se séparèrent enfin. La pensée de la surprisepartie effaçait un peu les autres soucis de Liselotte. En se mettant à table, elle demanda à Alain si malgré son travail il consentirait à l'y accompagner. « Impossible, dit-il, je ne veux pas sortir jusqu'au bac. Je pensais bien qu'Anne-Marie m'inviterait, et d'avance j'étais résolu à dire non. — Mais comment savais-tu qu'Anne-Marie donnait une surprise-partie? demanda Liselotte étonnée. — Jean-Loup me l'a dit ce matin; il a trouvé l'invitation en rentrant hier. » Ainsi Jean-Loup était invité! La surprise-partie, du coup, prenait aux yeux de Liselotte une importance particulière. Si elle avait pu y aller avec lui! Mais elle savait bien qu'elle n'oserait jamais le lui demander... D'ailleurs, puisqu'il était invité de son côté, s’il désirait l'y emmener, c'était à lui de le proposer... « Est-ce que tu crois qu'il ira? demanda-t-elle à son frère. — Je pense que oui, dit Alain; il est plus en avance que moi; je me suis occupé de trop d'autres choses au cours de l'année. » Si Alain avait pu suggérer à Jean-Loup d'emmener Liselotte! Mais, à moins de circonstances exceptionnelles, on ne demande pas à un camarade d'escorter sa sœur; on aurait l'air de lui forcer la main, ce qui serait vraiment humiliant ! Et si Jean-Loup emmenait une autre fille? Il avait beaucoup d'amies, parmi lesquelles quelques-unes étaient certainement invitées... En ce cas, pensa Liselotte, j'aimerais mieux ne pas y aller! Malheureusement elle ne le saurait pas: Alain et Jean-Loup, quand ils étaient ensemble, avaient autre chose à se confier que des histoires de surprise-partie... En ce qui la concernait, elle savait bien que, si en

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arrivant elle trouvait Jean-Loup accompagnant une autre fille, sa soirée serait définitivement gâchée. Puisqu'elle n'y pouvait rien, elle s'efforça de ne plus penser à la surprise-partie et de se consacrer à son autre souci, vraiment important celui-là : reprendre le cahier d'Alain. Après avoir voulu esquiver la visite à tante Emmy, elle cherchait maintenant un prétexte pour retourner chez elle. Tout à coup, elle se rappela le livre que venait de lui rendre Yvonne. « Le voilà, le prétexte! » se dit-elle. Elle avertit sa mère qu'elle rentrerait peut-être en retard, car après le lycée elle passerait chez tante Emmy porter un livre qu'elle devait prêter à Gaétan. « Comment! dit Mme Prunier; déjà! Je pense que tu as des remords de l'avoir aussi mai reçu hier. - Ce n'est pas cela, dit Liselotte. Mais je lui ai promis de lui prêter ce livre dès que je l'aurais, et Yvonne vient justement de me le rendre. — Tu aurais pu le confier à Claire, qui semble décidée à voir Isabelle presque tous les jours. Mais, après tout, ce serait peut-être imprudent : on sait comment Claire traite les livres ! » Mme Prunier, au fond, n'était pas mécontente de voir Liselotte mieux disposée envers son cousin. Ce pauvre Gaétan n'était pas un mauvais garçon : pas très développé, sans doute, mais surtout gâté par ses prétentions ridicules. Si Liselotte et Joël pouvaient l'entraîner dans un milieu plus sain, ce serait excellent pour lui. L'après-midi, au sortir du lycée, Liselotte quitta donc rapidement ses amies en leur disant qu'elle allait chez sa tante. « Je ne savais pas que tu avais une tante à Paris, dit Yvonne. Tu ne nous parles jamais d'elle. — Parce que nous ne l'aimons pas beaucoup. Elle est très mondaine et ne pense qu'à se faire de belles relations.

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— Et tu es obligée d'aller la voir? — Oui, quelquefois. » Impossible d'en dire plus sans raconter toute l'affaire. Liselotte avait son plan bien établi; il était probable qu'à cette heure de l'après-midi tante Emmy serait sortie; elle se trouverait seule avec Gaétan, qui rentrerait de son collège. Elle lui demanderait à voir le boudoir où on avait mis l'armoire — rien de plus naturel, puisque l'armoire venait de chez elle. Une fois là, elle s'arrangerait pour éloigner Gaétan; elle lui dirait qu'elle avait soif et lui demanderait un verre d'eau. Pendant qu'il serait sorti, elle ouvrirait vivement l'armoire, entrouvrirait le tiroir, ferait jouer le déclic et prendrait le cahier, qu'elle cacherait dans sa serviette. Tout cela, en théorie, semblait relativement simple, mais, à mesure que Liselotte approchait de chez sa tante, des obstacles lui apparaissaient peu à peu. Et si tante Emmy était

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à la maison? On disait bien qu'elle allait tous les jours prendre le thé chez des amis, mais « tous les jours », dans ce senslà, veut simplement dire « souvent ». Elle pouvait fort bien, justement, n'être pas sortie... Et, en supposant qu'elle le fût, si, après avoir mis des effets dans l'armoire, elle avait fermé le meuble à clef? « De toute façon, il faut que je tente ma chance », se dit Liselotte. Elle sonna; une femme de chambre à cheveux blancs vint lui ouvrir. Elle avait un visage aimable, couvert de petites rides qui semblaient sourire. « Vous n'avez pas sonné plusieurs fois, j'espère, mademoiselle? demanda-t-elle. C'est que la cuisine est tout au bout du couloir, et, s'il faut vous l'avouer, je deviens un peu sourde... Monsieur doit me faire faire un appareil, mais je ne l'aurai qu'à son retour. » Liselotte la tranquillisa en l'assurant qu'elle n'avait sonné qu'une fois. La vieille femme lui fit un gentil sourire, qui se transforma en expression désolée pour répondre que « Madame n'était pas là. » « Mademoiselle ne veut pas voir monsieur Gaétan? Il est rentré depuis une demi-heure. — Mais si, dit Liselotte, c'est justement lui que je veux voir. Si ma tante était là, j'aurais été heureuse de lui dire bonjour, voilà tout. » Cette attention polie mérita un hochement de tête approbateur de la vieille bonne, qui fit entrer Liselotte dans le salon. Un moment plus tard Gaétan arrivait; son visage, d'abord bougon, s'éclaira en reconnaissant sa cousine. «Toi, Liselotte! dit-il enchanté. J'avais peur que ce ne soit une quêteuse... Cette vieille folle de Marinette, quand les gens lui sont sympathiques, fait entrer n'importe qui. — Je la trouve très gentille, moi, ta Marinette! protesta Liselotte.

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— Elle n'est plus capable d'assurer un bon service, déclara le jeune garçon. Mes parents la gardent parce qu'elle est ici depuis trente ans. — Elle t'a vu naître, alors? Tu dois l'aimer beaucoup », s'écria Liselotte, qui regrettait toujours de ne pas avoir une vieille nourrice comme dans les romans. Gaétan haussa les épaules. « Oh! tu m'apportes le livre, dit-il, c'est gentil. — Prends-en soin, n'est-ce pas, recommanda-1-elle. C'est un cadeau et j'y tiens. — La reliure est jolie, dit Gaétan l'examinant en connaisseur. Mais n'aie pas peur, je suis très soigneux. J'ai justement un couvre-livre en cuir qu'on m'a donné pour ma fête... — Tu ne veux pas me le montrer? » demanda Liselotte, espérant ainsi éloigner son cousin un moment. Tout, jusqu'ici, s'était si bien passé qu'elle ne doutait pas d'arriver à son but. Mais Gaétan hésita. «Je ne me rappelle pas bien où il est, il faudra que je le cherche. Oh! ce n'est pas une œuvre d'art, mais il est très pratique. — A propos de pratique, est-ce que notre armoire peut rendre service à ta mère? — Certainement, dit Gaétan. Elle y a déjà fourré toutes sortes d'affaires. — L'armoire n'est pas trop encombrante pour le boudoir? — Ma foi non; on aurait pu le croire, n'est-ce pas? Mais là où on l'a mise, contre le mur du fond, elle fait très bien. Viens la voir, d'ailleurs; tu te rendras mieux compte par toi-même.» C'était précisément ce que voulait Liselotte. Dès que Gaétan ouvrit la porte du boudoir, elle jeta un coup d'œil vers l'armoire et constata que la clef se trouvait dans la serrure. Restait à éloigner son cousin; ce ne devait pas être si LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE

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difficile. « Écoute, Gaétan, dit-elle tout à coup, je vais te demander quelque chose. J'ai terriblement soif; veux-tu me donner un verre d'eau? — Tu ne préférerais pas un jus de fruit? - Si tu veux, mais un verre d'eau suffirait, je t'assure. » Gaétan se leva; Liselotte eut un instant d'espoir. La cuisine, avait dit Marinette, se trouvait tout au bout du couloir; pendant qu'il irait jusque-là, elle aurait largement le temps de prendre le cahier et de le mettre dans sa serviette. Mais Gaétan passa seulement dans le salon et pressa un bouton de sonnette qui se trouvait à droite de la cheminée. Elle aurait dû le prévoir : il était bien incapable de faire un effort qu'un autre pouvait faire à sa place! Ils attendirent un moment. « Elle n'entend pas, grommela Gaétan. La cuisinière est sortie et cette pauvre Marinette devient complètement sourde ! - Je sais; elle me l'a dit. Tu n'as qu'à aller chercher le verre toi-même, Gaétan. - Jamais de la vie! déclara le jeune garçon irrité. Est-elle capable de faire son service, oui ou non? - Mais puisqu'elle va avoir un appareil... — Ah! elle t'a aussi raconté cela? Elle n'est pas seulement sourde, elle est bavarde comme une pie! » Tout en parlant il sonnait de nouveau avec insistance. On entendit un pas dans le corridor et Marinette apparut. «J'ai sonné deux fois! reprocha Gaétan. Nous mourons de soif; apportez-nous deux jus de fruits bien frais et deux verres. - Je suis désolée..., marmotta la vieille bonne en se retirant. - Écoute, Gaétan, reprocha Liselotte, je trouve que tu n'es guère aimable à l'égard de cette pauvre femme. — Aimable, pourquoi? Elle est là pour nous servir, n'est-ce pas? — Mais elle est âgée, et elle t'a élevé; ce sont deux raisons pour avoir un peu de déférence. » 58

J'ai sonné deux fois, reprocha Gaétan. LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE 59

A n'importe qui d'autre Gaétan aurait répliqué : « Tu m'ennuies avec ta morale! » Mais il était si content de voir Liselotte s'occuper de lui qu'il accepta la remontrance sans protester. Quand Marinette apporta les jus de fruits, il la remercia poliment; à l'air surpris de la vieille bonne, on voyait bien qu'il n'était pas coutumier de ces attentions. « Que préfères-tu, ananas ou pamplemousse? demanda-t-il à Liselotte. — Cela m'est égal, je les aime tous les deux. » Elle était consternée. Non que le jus frais lui fût désagréable, au contraire ! Mais elle n'avait demandé à boire que pour éloigner Gaétan, et il lui fallait bien reconnaître que son moyen avait échoué. Comme elle se creusait la tête pour en trouver un autre, la sonnette de la porte d'entrée retentit; c'était tante Emmy qui rentrait avec une amie. Elle fit entrer celle-ci dans le boudoir et lui présenta Liselotte. « Ma nièce... Mme Blaisot... » Mme Blaisot! N'était-ce pas la femme de ce prétendu savant dont son père avait dit qu'il fallait se méfier? Liselotte se raidit, mais tante Emmy n'y prit pas garde. « Tiens, vous prenez des jus de fruits; c'est une bonne idée. Fais-nous-en apporter, Gaétan, je te prie. » Cette fois, tout espoir était perdu : les deux dames installées dans le boudoir, Liselotte n'avait plus aucune chance de s'y trouver seule. Elle resta un moment par politesse, puis se leva et prit congé de sa tante. « Je te reconduis ! déclara Gaétan. — Non, je t'assure, ce n'est pas la peine. D'ailleurs il est tard, je vais courir. — Gaétan courra aussi, cela lui fera du bien, dit sa mère. Son professeur de gymnastique dit toujours qu'il ne prend pas assez d'exercices. » En fait Liselotte n'avait nullement besoin de courir. Mais cela l'irritait de ne pouvoir se débarrasser de son 60

cousin. Une lois dehors, Gaétan remit sur le tapis la question du tennis. Il fallait que Liselotte y vînt; elle y rencontrerait toute l'élite de Paris. « Johnny Halliday y est venu; ainsi tu vois! — Mais je ne suis pas sûre du tout que cela m'amuserait déjouer au tennis avec Johnny Halliday! » La pauvre Liselotte n'était pas au bout de ses peines. Tout à coup, au détour d'une rue, ils se trouvèrent nez à nez avec une jeune fille qui venait en sens inverse. Avec terreur, elle reconnut Anne-Marie, qui demeurait tout près de là. « Liselotte! » s'écria celle-ci, en jetant, bien entendu, un regard de curiosité vers le jeune garçon qui accompagnait son amie. « Que lais-tu donc par ici à cette heure? — Je viens de chez ma tante, comme je te l'avais dit. Et je te présente mon cousin », ajouta-t-elle à contrecœur, tandis que Gaétan arborait le plus mondain de ses sourires. « Comment, s'écria Anne-Marie, tu avais un cousin et tu ne le disais pas! — Gaétan Prunier; c'est le fils du frère de mon père. — Je suis enchantée de faire votre connaissance, dit Anne-Marie. Surtout en ce moment ! Vous aimez danser, j'espère? — Mais certainement, mademoiselle, dit Gaétan. — En ce cas, voulez-vous me faire le plaisir de venir à la surprise-partie que je donne pour mon anniversaire? C'est samedi prochain; j'espère que vous êtes libre? — Je le serai, dit le jeune garçon. Smoking, naturellement? — Si vous voulez, mais ce n'est pas indispensable. Il y aura sûrement beaucoup de garçons en veston. J'ai des tas d'amis qui n'ont pas de smoking », ajouta-t-elle en riant. Liselotte était sur des charbons ardents. Elle était furieuse que Gaétan eût insisté pour la reconduire, furieuse du hasard qui leur avait fait rencontrer Anne-Marie. Elle en voulait presque à celle-ci de son invitation — bien naturelle pourtant : quand on a besoin de garçons, c'est une aubaine que de découvrir le cousin 61

d'une amie... Elle s'éloigna rapidement, non sans remarquer le sourire narquois d'Anne-Marie. Gaétan, lui, semblait enchanté. « Elle est très gentille, cette jeune fille, déclara-t-il. Pas très bien habillée, peut-être... Que font ses parents? — Son père est professeur de sciences; c'est quelqu'un de très remarquable, à ce que dit papa. — Il ne doit pas gagner beaucoup », murmura Gaétan. Liselotte pressa lé pas pour ne pas avoir à répondre. Gaétan l'accompagna jusqu'à sa porte; encore dut-elle brusquer les adieux pour l'empêcher de monter.

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CHAPITRE V ISABELLE FAIT L'ÉCOLE BUISSONNIÈRE LE LENDEMAIN,

Liselotte redoutait un peu de retrouver ses amies. Elle n'avait pas tort; Anne-Marie, naturellement, n'avait rien eu de plus pressé que de raconter leur rencontre à Yvonne. Dès la sortie du cours, toutes deux se précipitèrent vers Liselotte. « Quelle cachottière tu fais! attaqua Yvonne. Avoir un grand cousin et ne pas nous en parler ! — Elle voulait le garder pour elle toute seule, renchérit l'autre. Elle avait peur que nous le lui prenions! — Vous pouvez le prendre tant que vous voudrez! s'écria Liselotte. Si vous saviez comme il m'intéresse peu! — On dit cela..., railla Anne-Marie. Vous aviez l'air joli-

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ment amis, hier soir, tous les deux; il te suivait comme un toutou... — C'est justement ce qui m'exaspère! dit Liselotte. Ce gros garçon mou comme une chiffe, et poseur par-dessus le marché... Croyez-vous que cela m'amuse d'avoir un cousin pareil! » Mais ses amies ne la tinrent pas quitte pour si peu. Pour des adolescentes, le sujet était inépuisable. Avant la fin de la journée, le cousin de Liselotte — ce mystérieux cousin dont elle n'avait jamais parlé, mais avec qui elle se promenait en secret — défrayait la chronique de toute la classe. Yvonne et Anne-Marie la taquinaient sans pitié au sujet de cet admirateur qui, pour être parfait, n'avait qu'à perdre une vingtaine de kilos. La pauvre Liselotte avait bien d'autres soucis. D'une part elle se rendait compte que reprendre le cahier d'Alain était moins facile qu'elle ne l'avait cru. D'autre part elle craignait toujours de voir son frère apprendre la disparition de l'armoire avant que le mystérieux cahier fût en sûreté. Depuis la veille elle éprouvait encore un nouveau scrupule. Pour reprendre le cahier, elle devrait retourner chez sa tante. Or elle savait bien, maintenant, que, si elle y retournait, Gaétan prendrait sa visite pour une preuve d'amitié. Et, si elle était prête à faire ce qu'elle pouvait pour lui, elle ne voulait pas, absolument pas, en faire un ami intime. En y réfléchissant, ce n'était pas très honnête de laisser le pauvre garçon la croire mieux disposée qu'elle ne l'était à son égard. « II est toujours facile, pensait-elle, de trouver une raison d'aller là-bas... Mais, si tante Emmy est là, pas moyen d'approcher de l'armoire.,.. Si elle n'y est pas, Gaétan croira que je viens pour lui... » Le problème semblait insoluble. Et pourtant elle devait reprendre ce cahier ! Ce fut Claire qui, sans le vouloir, lui suggéra une idée. Mme Prunier avait conseillé à sa fille cadette de ne pas voir

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Isabelle aussi souvent et de préparer sérieusement son concert, qui devait avoir lieu dans quinze jours. « C'est ennuyeux, dit Claire, justement Isabelle va être seule — avec son frère, je veux dire, mais il ne compte pas. Tante Emmy part ce matin passer trois jours à Toulon avec oncle Paul. — Tu peux voir Isabelle quelquefois, tu peux même l'inviter à goûter demain jeudi si cela te fait plaisir; mais il faut travailler si tu veux pouvoir jouer ton morceau correctement. » Claire, par extraordinaire, ne protesta pas. A l'approche du concert, elle était malgré tout un peu inquiète; pour la première fois qu'elle jouerait en public, elle tenait à remporter un succès. Il fut convenu qu'Isabelle viendrait goûter le lendemain et qu'en attendant, Claire donnerait à son piano tout le temps qu'elle pourrait. Liselotte, elle, réfléchissait. Tante Emmy était absente pour trois jours... Donc aucun risque de son côté. Isabelle restait à son cours jusqu'à six heures, Gaétan aussi. Elle, Liselotte, sortait le mercredi à quatre heures. Et on était justement mercredi! Quand tout le monde était absent, il y avait toujours Marinette, la vieille bonne. Rien n'empêchait Liselotte de dire à Marinette qu'elle venait voir sa tante; en somme, elle pouvait ignorer son départ : tante Emmy l'avait vue la veille et ne lui en avait pas parlé. Marinette était si gentille qu'en bavardant avec elle Liselotte pouvait réussir à entrer... C'est mal, certes, d'abuser de la gentillesse de quelqu'un. Mais Liselotte n'avait pas de mauvaises intentions, au contraire. Ce qu'elle voulait prendre dans l'armoire était à eux. Ce n'était pas sa faute si le caractère de tante Emmy rendait impossible de lui dire la vérité toute simple! En se rendant chez sa tante, Liselotte, malgré tout, se faisait un peu l'effet d'un cambrioleur novice. Pour se donner du courage, elle pensa à Alain, qui serait si malheureux s'il

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s'apercevait de l'absence de son cahier. Elle pensa aussi à sa découverte, qui serait en péril si quelqu'un d'autre venait à mettre la main sur ses notes. « J'ai raison! se répétait-elle; je sais que j'ai raison! » Dans l'escalier de tante Emmy, elle eut encore un instant de panique; il lui semblait qu'elle n'oserait jamais sonner. Puis elle se décida brusquement, monta et pressa le bouton d'une main ferme. Tout d’abord personne ne répondit; elle pensa que Marinette était peut-être sortie. Sur le moment elle en fut presque soulagée. Puis elle se rappela la surdité de la vieille femme et sonna de nouveau, plus fort. Cette fois elle entendit qu'on venait; le bon visage ridé parut dans l'entrebâillement de la porte. « Mademoiselle Liselotte! Ah! mademoiselle n'a pas de chance : madame qui est partie ce matin ! Elle ne l'avait pas dit à mademoiselle hier soir, quand mademoiselle est venue? — N..non, balbutia Liselotte, un peu ahurie par ces «mademoiselle» auxquels elle n'était guère habituée. Ma tante ne m'a rien dit, mon cousin non plus. — Et mademoiselle qui a fait tout ce trajet... Mademoiselle a l'air d'avoir bien chaud; elle est toute rouge! Que mademoiselle entre au moins un instant; je vais lui apporter une boisson fraîche, de l'ananas, comme hier. — Je ne voudrais pas..., murmura Liselotte. — Mais si, mais si, insista Marinette. Si mademoiselle n'acceptait pas, madame me le reprocherait, j'en suis sûre. Que mademoiselle entre se reposer un moment sur le divan... » Tout semblait si facile que Liselotte en était presque gênée. Le divan se trouvait dans le boudoir, juste en face de l'armoire. Jamais, dans ses prévisions les plus optimistes, elle n'aurait osé espérer que le hasard la favoriserait ainsi. Elle suivit Marinette, qui l'installa confortablement et lui plaça un coussin sous les épaules.

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« Là... mademoiselle sera très bien. Je vais apporter l'ananas, puis mademoiselle pourra se reposer tranquillement... » Dès qu'elle fut sortie, Liselotte se souleva sur son coude et regarda l'armoire. La clef était toujours à sa place; rien de plus facile que d'ouvrir le battant. Mais, puisque Marinette était allée chercher à boire, peut-être valait-il mieux attendre qu'elle fût revenue et repartie. Ainsi Liselotte aurait tout son temps pour faire fonctionner le déclic du tiroir. Marinette revint, portant un petit plateau qu'elle posa sur une table basse près du divan. « Voilà, dit-elle, cela vous fera du bien! Mademoiselle peut attendre les enfants ou repartir quand elle voudra; je vais me remettre à mon repassage. » C'était vraiment trop beau! Liselotte but son jus d'ananas sans presque en sentir le goût, tant sa pensée était ailleurs. Puis elle se leva lentement et se dirigea vers l'armoire. La clef tourna avec un grincement; Liselotte sursauta malgré elle et jeta un coup d'œil vers la porte. Qu'elle était sotte! Avait-elle oublié que Marinette n'entendait rien? Elle trouva l'armoire pleine de linge : tante Emmy s'était empressée d'utiliser les possibilités de rangement que lui donnait le nouveau meuble. Le tiroir était placé à gauche, sous le rayon du milieu. Liselotte le tira légèrement; il était vide. Elle passa la main à l'intérieur et tâta pour découvrir le déclic. Au début elle ne trouva rien, mais tout à coup elle sentit sous ses doigts le morceau de bois dont Alain lui avait parlé. « Tiens, qu'est-ce que tu fais? » dit à ce moment une voix derrière elle. Elle se retourna brusquement : Isabelle se tenait dans l'embrasure de la porte, son cartable à la main. « Isabelle! » murmura Liselotte. Elle ne trouvait rien à dire; les meubles tournaient autour d'elle; il lui semblait qu'elle allait s'évanouir. « Tu n'es

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donc pas en classe? articula-t-elle enfin avec un grand effort. - Je suis rentrée plus tôt, j'avais mal à la tête », dit la petite. Évidemment, elle avait profité de l'absence de sa mère pour s'octroyer cette heure supplémentaire de liberté. « Je ne t'ai pas entendue entrer », dit Liselotte. Elle avait l'impression que ce n'était pas là ce qu'il fallait dire, mais aucune idée cohérente ne lui venait à l'esprit. « Quelquefois je passe par l'escalier de service, expliqua Isabelle. D'abord ça va plus vite, et puis je fais une niche à Marinette; je prends une grosse voix et elle s'imagine que c'est le charbonnier... » Liselotte commençait à revivre : Isabelle ne semblait pas s'inquiéter outre mesure de ce qu'elle avait vu. Mais tout à coup, la petite fille fit un pas en avant. « Tout de même, dit-elle, je voudrais bien savoir ce que tu cherchais dans l'armoire! - Moi? dit Liselotte, rien du tout. Je voulais simplement

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voir comment vous l'aviez utilisée. C'est qu'elle en contient, des affaires! Je me demande où, avant de l'avoir, vous pouviez mettre tout ce linge... » Mais Isabelle ne se laissa pas détourner de son sujet. « Ce n'est pas vrai! déclara-t-elle. Tu cherchais quelque chose, je l'ai bien vu. L'armoire vient de chez toi; tu voulais peut-être voir si vous n'aviez rien oublié dedans. Tu peux être tranquille : elle était vide ! » Là-dessus elle parut oublier l'armoire et demanda à Liselotte si Claire viendrait la voir ce soir-là. Liselotte répondit que Claire devait étudier son morceau pour le concert, mais qu'elle téléphonerait certainement à Isabelle dans la soirée afin de l'inviter à goûter pour le lendemain jeudi. a Demain? Bon, alors je n'aurai pas trop longtemps à attendre, soupira Isabelle. Tu sais, nous nous aimons tant, Claire et moi, que nous pouvons difficilement rester un jour sans nous voir. Nous avons décidé que quand nous serons grandes nous ne nous quitterons jamais. J'avais d'abord pensé que nous pourrions être exploratrices toutes les deux, mais ce n'est pas possible, puisque Claire doit devenir une grande pianiste; alors je voyagerai avec elle dans le monde entier et je lui tournerai les pages quand elle jouera. — J'espère que tu feras quelque chose de plus intéressant que de tourner les pages ! dit Liselotte en riant. — Bien sûr, je ferai aussi des statues. Je suis très forte en modelage, tu sais. Je ferai une statue de Claire au piano; on la mettra au Louvre et tout le monde viendra l'admirer. — Ce sera magnifique! dit Liselotte. En attendant, il faut que je m'en aille. — Tu n'attends pas Gaétan? Je pensais que c'était lui que tu venais voir. — Non, c'était tante Emmy; je ne savais pas qu'elle était partie. — Ah! » dit simplement Isabelle.

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Elle n'insista pas et reconduisit sa cousine jusqu'à la porte. Mais on voyait que quelque chose la préoccupait. « Dis, chuchota-1-elle sur le palier, tu ne diras pas à maman que je suis rentrée plus tôt? — Sois tranquille, je ne suis pas une rapporteuse. — Tu ne le diras pas à Gaétan non plus ? — Non! je te le promets. » Elle semblait avoir complètement oublié l'armoire. De excôté au moins, Liselotte pouvait être rassurée. Cependant elle n'emportait pas le cahier d'Alain... A présent que l'occasion était passée, elle se disait qu'elle aurait dû agir autrement; on manque toujours de présence d'esprit devant les situations inattendues. Isabelle, d'elle-même, n'avait-elle pas suggéré que Liselotte avait pu oublier un objet dans l'armoire? Si Liselotte avait dit « oui », tout simplement, et repris le cahier comme s'il lui appartenait? C'était possible, évidemment... Mais Isabelle, à coup sûr, aurait trouvé étrange que Liselotte enfermât un simple cahier dans une cachette secrète. Elle aurait flairé un mystère; elle aurait voulu voir le cahier. Elle aurait remarqué qu'il n'était pas de l'écriture de Liselotte, qu'elle connaissait bien. Elle en aurait parlé à Gaétan et à sa mère; tout sérail sorti au grand jour — ce qu'Alain, précisément, ne voulait pas. Non, mieux valait peut-être, après tout, que Liselotte n'eût rien dit. Isabelle n'avait pas parlé du tiroir; elle pensait sans doute que Liselotte s'était bornée à ouvrir l'armoire. Elle jugerait peutêtre sa cousine comme une curieuse et une indiscrète — mais cela, Liselotte ne s'en souciait pas. Comme tout eût été simple si elle avait pu se fier à Gaétan, si elle avait pu lui dire de reprendre le cahier et de le lui remettre sans poser de questions! Il y avait des gens à qui on pouvait demander ces choses-là : Alain était du nombre, Jean-Loup aussi, elle en était sûre. Mais pas Gaétan...

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« Tiens, qu'est-ce que tu fais? » dit à ce moment une voix derrière elle. 71

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Ce jour-là, sans l'arrivée intempestive d'Isabelle, tout s'arrangeait si bien! Il aurait suffi que Liselotte profitât pour ouvrir l'armoire du moment où Marinette était allée chercher son plateau... Mais elle avait voulu se donner plus de temps; trop bien faire, en somme... « Décidément, je ne serais pas un bon voleur! » se dit-elle. Mais cette pensée ne la fit même pas sourire : elle savait très bien que ce qu'elle avait voulu faire, elle n'aurait jamais le courage de le recommencer. Comment, en ce cas, reprendre le cahier d'Alain? Quand elle rentra, Claire, toujours prête à colporter les nouvelles, lui annonça que Jean-Loup Granval était en train de travailler avec Alain. « Il paraît qu'ils travaillent mieux ensemble... Moi, si je voulais apprendre mes leçons avec Isabelle, tout le monde dirait que nous voulons seulement bavarder. — On n'aurait probablement pas tort, dit Liselotte. — Tiens, à propos, fit Claire, il paraît que tu es allée chez tante Emmy? J'ai téléphoné à Isabelle pour l'inviter, et elle me l'a dit. — En effet, reconnut l'aînée. — J'ai l'impression que, Gaétan et toi, vous vous entendez joliment bien, vous aussi! Quand ce n'est pas lui qui vient, c'est toi qui vas chez eux. — Oh ! je n'y allais pas pour voir Gaétan ! — Pour quoi donc alors? Tu ne te rappelais pas m'avoir entendu dire que tante Emmy était partie? Tu es comme les autres, tu ne fais jamais attention quand je parle. Je ferais aussi bien de ne jamais ouvrir la bouche, pour ce que vous m'écoutez... — Si tu n'ouvrais pas la bouche, ce serait un vrai miracle ! » dit Liselotte en entrant dans sa chambre. Cette fois elle ne souleva pas son rideau, mais elle entendait, à travers la cloison, un murmure de voix : c'était Jean-Loup qui travaillait avec son frère. Elle poussa un soupir : LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE

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et s'il lui demandait d'aller avec lui à la surprise-partie? Non, ce serait trop beau; il ne fallait pas y penser. Ils danseraient ensemble, c'était déjà beaucoup. En attendant elle devait, elle aussi, penser à son travail. Elle avait justement un devoir de rédaction assez difficile sur les personnages de Molière. Elle commença à faire un plan détaillé, comme le professeur l'avait recommandé. Elle venait de l'achever quand Claire frappa à sa porte. « Une visite pour toi, Liselotte! Inutile de demander qui c'est! dit-elle d'un air moqueur. — Tu ne veux pas dire?... — Ne fais pas T'ignorante! Il est dans le bureau avec maman; je ne veux pas de lui au salon parce que je suis en train d'étudier. » Liselotte se dirigea vers le bureau. Gaétan était là, en effet, paré d'une cravate vert foncé assortie à ses chaussettes. « J'ai prévenu ton cousin que tu n'aurais qu'un moment à lui donner, dit Mme Prunier. A cette heure-ci tu es toujours occupée par tes devoirs. Je vous laisse, mes-enfants, mais une minute seulement, n'est-ce pas Gaétan? — Je n'en ai pas pour longtemps, ma tante, je vous promets », dit le jeune garçon. Il ne savait pas encore que Liselotte était passée chez lui l'après-midi. Liselotte pensa qu'Isabelle ne le lui dirait peut-être pas, pour n'avoir pas à avouer qu'elle était elle-même rentrée avant l'heure. « Écoute, Liselotte, dit-il, c'est à propos de la surprise-partie de samedi. Ne crois-tu pas que nous pourrions y aller ensemble? » Arriver avec Gaétan! « Oh! non, non, je ne crois pas », balbutia Liselotte. Et si Jean-Loup, au dernier moment, décidait de l'emmener! « Pourquoi? insista son cousin. J'ai un nouveau smoking, la dernière création de Londres. Et j'emprunterais la voiture d'un camarade : une Triumph; ça ne te tente pas?

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Oui... c'est-à-dire non... je ne suis pas sûre. 75

— Ce n'est pas cela, Gaétan... — Alors quoi? Tu as déjà promis à quelqu'un d'autre? — Oui... c'est-à-dire non... peut-être... je ne suis pas sûre... — Eh bien, téléphone-moi quand tu sauras. Mais penses-y : une Triumph! Cela m'étonnerait qu'on te propose mieux. — Entendu; je te téléphonerai. Mais excuse-moi, Gaétan; je suis au milieu d'une composition française; il faut que je retourne travailler. — Tu travailles beaucoup, décidément! » fit le jeune garçon avec une expression dont on ne pouvait savoir si c'était du mépris ou de l'envie. Liselotte rentra dans sa chambre, mais le bruit de voix s'était tu : Jean-Loup, sans doute, était parti pendant qu'elle se trouvait dans le bureau avec son cousin. « Si je l'avais rencontré dans le couloir, il m'aurait peut-être invitée! » se dit-elle. Le soir, à table, Alain reparla de la surprise-partie. Jean-Loup lui avait dit qu'il irait. Liselotte mourait d'envie de poser une question, mais elle n'osait pas. Claire, heureusement, n'avait pas les mêmes réticences. Elle s'intéressait beaucoup aux sorties de ses aînés, et, à huit ans, attendait déjà avec impatience le moment où viendrait son tour. a Est-ce qu'il emmène une jeune fille? demanda-1-elle. — Il ne m'a pas donné de détails, répondit Alain. Je pensais qu'il irait seul, mais après tout je n'en sais rien. Cela t'intéresse donc, moustique? » Liselotte avait presque les larmes aux yeux. Ainsi, ils avaient parlé de la surprise-partie et il n'avait pas été question d'elle! Il est vrai que Jean-Loup n'avait pas parlé d'emmener une autre fille non plus, mais la consolation était minime. Un seul fait restait certain : elle ne l'intéressait pas; il ne l'avait jamais regardée. Pourquoi l'eût-il fait, d'ailleurs? Ou avait-elle de remarquable? Il fallait être un Gaétan pour trouver plaisir à la voir !

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Ce n'était pas vrai, et au fond elle le savait bien. D'abord, quoique se jugeant laide, elle était en réalité très loin de l'être; vive et gaie, elle était généralement appréciée de tous les camarades de ses frères. Mais, depuis que l'un d'eux comptait pour elle plus que les autres, on eût dit que les autres n'existaient plus. « Tu travailles, ce soir, Liselotte? demanda sa mère. — Oui, j'ai ma rédaction à finir. » Le travail, c'était encore le meilleur moyen de ne penser à rien — ni au cahier d'Alain qu'elle ne savait plus comment reprendre, ni à Jean-Loup qui ne faisait pas attention à elle. En travaillant on pouvait attendre plus patiemment d'abord le sommeil, ensuite le lendemain, qui permet toujours d'y voir plus clair.

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CHAPITRE

VI

LES BAVARDAGES DE CLAIRE L'INCONVÉNIENT

de faire tout son travail le soir, c'est qu'il n'en reste plus pour le lendemain. Et il y a des moments où il est bien dur de n'avoir rien d'utile à faire. Liselotte, ce jour-là, en fit la triste expérience; elle n'avait pas de cours avant onze heures, ses devoirs étaient finis, ses leçons apprises. Si encore elle avait eu une composition à préparer! Il lui restait cependant assez d'humour pour se dire que regretter l'absence de composition, c'était vraiment mauvais signe... Elle essaya de se mettre un moment au piano. Cette année elle avait tant de travail scolaire qu'elle avait demandé à interrompre ses leçons de musique; d'ailleurs, elle devait

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bien se l'avouer, elle n'était pas vraiment musicienne. Malgré tout elle avait déjà assez d'acquis pour trouver du plaisir au piano. Elle ouvrit un cahier de sonates de Mozart, mais à peine avait-elle plaqué quelques accords que Claire arriva comme une trombe. « Tu ferais mieux d'étudier au lieu de jouer n'importe comment, déclara-1-elle d'un air docte. Mon professeur me défend de m'amuser à pianoter. — Toi, ce n'est pas la même chose, dit Liselotte. Tu as l'intention de faire une carrière musicale, tandis que moi... — Justement, tu dois m'imiter, puisque tu reconnais toimême que je m'y connais mieux. » Liselotte haussa les épaules et se remit à jouer, tandis que Claire, vexée de voir qu'on ne suivait pas ses conseils, s'éloignait fâchée. Mais au bout d'un moment Liselotte, agacée de penser que sa sœur l'écoutait derrière la porte, referma le piano. Décidément ce n'était pas là ce qu'il lui fallait. Elle rentra dans sa chambre, mit son manteau et prit sa serviette. Elle irait au lycée par le chemin le plus long; la marche lui ferait du bien. Plus elle pensait au cahier d'Alain, plus le problème lui paraissait difficile. Elle voyait bien qu'il lui fallait renoncer à sa première idée de reprendre elle-même le cahier : jamais elle n'arriverait à se trouver seule dans le boudoir. Il faudrait mettre quelqu'un dans la confidence, mais qui? Tante Emmy, impossible... Gaétan et Isabelle aussi. Alors, attendre qu'oncle Paul revienne à Paris? Avec lui, évidemment, tout serait facile. Liselotte lui dirait : « Oncle Paul, je vais te demander de faire quelque chose pour moi. Dans quelques mois je pourrai tout t'expliquer, mais jure-moi sur l'honneur de ne rien dire à personne jusque-là. » II aurait juré, elle en était sûre; et l'honneur d'un marin, c'est une chose à laquelle on peut se fier! Oui, mais quand oncle Paul reviendrait-il? Pas avant

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longtemps sans doute, puisqu'il avait demandé à tante Emrny d'aller le voir à Toulon. En attendant, non seulement celle-ci risquait de trouver le cahier, mais Alain, d'un moment à l'autre, pouvait s'apercevoir de la disparition de l'armoire qui recelait son secret. Cela, ce serait terrible — au moment où il avait besoin de tous ses moyens pour passer son examen ! Restait une personne : Marinette... Marinette avait accès à l'armoire quand elle voulait, à n'importe quelle heure, même quand tout le monde était absent. Rien de plus facile pour elle que de reprendre le cahier et de le remettre à Liselotte. Dans les livres, c'est toujours par les serviteurs qu'on arrive à ses fins : on leur glisse quelques pièces d'or dans la main... Liselotte n'avait pas de pièces d'or, d'ailleurs en aurait-elle possédé qu'elle n'eût jamais osé les offrir à Marinette. Peut-être, en lui expliquant que c'était très, très important pour Liselotte... Mais Marinette se demanderait pourquoi Liselotte ne reprenait pas elle-même son cahier. Elle ne comprendrait pas qu'on dût se méfier de tante Emmy. Elle n'accepterait pas d'agir en cachette de sa maîtresse. Non, décidément, Marinette aussi devait être écartée... Si au moins Liselotte avait pu demander conseil à quelqu’un! Même pas demander conseil; seulement exposer son problème. Il lui suffisait souvent de parler à une tierce personne — à Joël, en général — pour commencer elle-même à y voir plus clair. Mais justement elle ne le pouvait pas! Il y avait bien une personne à qui elle aurait eu le droit de parler, puisqu'il était dans le secret : c'était Jean-Loup. Mais devant Jean-Loup elle se sentait comme paralysée. S'il lui avait donné la moindre marque de sympathie — s'il l'avait invitée à la surprise-partie, par exemple —, c'aurait été bien différent... En somme, était-elle sûre qu'il ne l'inviterait pas? Il restait encore deux jours jusqu'à samedi : deux jours, c'est largement suffisant pour faire une invitation de ce genre.

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Mais Jean-Loup n'avait rien d'un hésitant : s'il avait pensé à elle, il lui aurait parlé sitôt l'invitation reçue. S'il ne l'avait pas fait, c'était qu'il préférait y aller seul ou, pis encore, qu'il emmenait une autre fille. Cela, c'était trop affreux, elle préférait ne pas y penser! Naturellement, après le cours, on parla beaucoup du grand événement. Chez Anne-Marie, on avait décloué le tapis du salon; le lendemain, on cirerait les parquets et on repousserait les meubles contre les murs. La table de la salle à manger, avec toutes ses rallonges, servirait de buffet, on commencerait à la préparer dès le samedi matin, de sorte qu'à midi toute la famille serait obligée de déjeuner à la cuisine. Le père d'Anne-Marie avait l'impression de vivre dans une maison de fous; heureusement, disait-il, qu'elle était fille unique et qu'on n'a quinze ans qu'une fois dans sa vie ! Yvonne, de son côté, avait des soucis de toilette; l'accroc de sa robe était trop important pour qu'on pût le stopper; la couturière essayait de le faire disparaître en ôtant de l'ampleur, mais naturellement la jupe ne serait plus aussi jolie. Valait-il mieux mettre la robe quand même ou porter la verte, qui était moins habillée, mais plus neuve? Anne-Marie conseillait la robe verte; Liselotte regrettait la blanche, qui faisait si bien ressortir les cheveux noirs d'Yvonne. Pour elle, qui ne possédait qu'une seule robe habillée, le problème était plus simple; elle irait seulement chez le coiffeur se faire faire une mise en plis. « Tu n'en as même pas besoin, puisque tu boucles naturellement ! dit Yvonne. — C'est vrai, dit Anne-Marie, elle a des cheveux ravissants. Elle aura beaucoup de succès, comme toujours. » Beaucoup de succès... excepté celui que Liselotte aurait voulu avoir! Elle poussa un grand soupir, puis, après avoir promis à son amie qu'elle irait l'aider l'après-midi, reprit le chemin de la maison. A déjeuner, Claire — peut-être parce qu'elle attendait Isabelle — se montra particulièrement insupportable.

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« Est-ce que nous pourrons avoir le salon pour nous toutes seules? demanda-1-elle à sa mère. Sans que personne ait le droit de venir nous déranger? — Certainement non ! dit Mme Prunier. Tu peux recevoir Isabelle dans ta chambre; est-ce qu'elle ne te reçoit pas dans la sienne? — Mais la sienne est beaucoup plus grande. — Je trouve la tienne très suffisante pour vous deux. Vous irez vous promener si vous avez besoin d'air. » Ensuite ce fut la question du goûter. Glaire pouvait-elle aller chez le pâtissier et choisir ce dont elle avait envie? « Absolument pas, répondit de nouveau sa mère. J'irai avec toi, et nous prendrons ce qui sera raisonnable. — Ce qui est raisonnable n'est jamais suffisant. — Je n'ai pas envie que vous ayez toutes les deux une indigestion, ce qui ne manquerait pas d'arriver si je te laissais faire. — Une indigestion de temps en temps, cela ne fait pas de mal, déclara Claire. — C'était l'avis d'Hippocrate, dit M. Prunier. Il avait raison en ce sens qu'un excès de temps à autre est préférable à un régime constamment trop lourd. Mais cela ne veut pas dire qu'on doive en faire un principe! — En somme, tu ne veux pas, maman? insista Claire, que les digressions historiques n'intéressaient pas. — Non, mon enfant, je ne veux pas », dit Mme Prunier. Les autres avaient tellement l'habitude des caprices de Claire qu'ils n'y faisaient même pas attention, se bornant à se moquer d'elle quand elle dépassait les bornes. Mais aujourd'hui Liselotte avait du mal à la supporter. Heureusement Isabelle arriva de bonne heure; les deux petites s'enfermèrent dans la chambre de Claire, et on n'entendit plus que le bruit de leurs bavardages et de leurs rires. Yvonne vint chercher Liselotte pour aller aider Anne-Marie.

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Les parents de celle-ci avaient commandé une grande partie du buffet chez un traiteur, mais il restait malgré tout beaucoup à faire. On calcula les quantités de pain, de jambon et de pâté nécessaires pour les sandwiches; on sortit du haut d'un placard des piles d'assiettes, des douzaines de verres, des plats, des couverts, des nappes. Les trois amies discutèrent longuement de l'endroit où il faudrait mettre l'orchestre. C'était un groupe composé uniquement d'étudiants et très demandé dans les soirées déjeunes. Yvonne affirmait qu'un orchestre avait besoin d'une estrade; Liselotte pensait qu'il pouvait s'en passer. Anne-Marie eut enfin l'idée de téléphoner au chef d'orchestre, qui la rassura; ils avaient l'habitude de s'installer partout, sur une rampe d'escalier, sur un fourneau de cuisine s'il le fallait; dans n'importe quelles conditions ils garantissaient l'ambiance. « C'est tout ce qu'il nous faut! » dit Anne-Marie en riant. Quand Liselotte rentra chez elle, Isabelle n'était pas encore partie; on entendait dans la chambre les deux petites rire et chuchoter. Enfin, Mme Prunier alla rappeler à Claire qu'elle avait des devoirs à finir; elle devait aussi étudier un peu son piano, ne l'ayant guère fait de la journée. Avant de se séparer, les deux amies bavardèrent encore indéfiniment sur le palier; en revenant, Claire croisa sa sœur aînée dans le couloir. « Eh bien, dit Liselotte, je pense que vous vous êtes amusées! — Formidablement! déclara Claire avec enthousiasme. Oh! j'adore Isabelle! Avec elle on ne s'ennuie jamais! Elle m'a raconté des choses, des choses... » Comme Liselotte s'éloignait, la petite la poursuivit. « Tu voudrais bien savoir ce qu'elle m'a raconté, je parie? Mais je ne te le dirai pas; je ne te dirai rien du tout... — Les histoires d'Isabelle ne m'intéressent pas, dit l'aînée en haussant les épaules. — Tu crois ça, parce que tu ne sais pas ce que c'est. Si

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tu le savais, oh! là, là! Mais je ne dirai rien; je l'ai, promis à Isabelle. — Alors je te conseille de tenir ta parole; telle que je te connais, cela doit te démanger joliment! » Claire suivit sa sœur jusque dans sa chambre. Derrière la porte refermée, elle criait encore à tue-tête : « Je sais des choses que tu ne sais pas ! Je sais des choses que tu ne sais pas ! » Elle tombait de sommeil et on l'envoya coucher de bonne heure, ce qui donna un peu de tranquillité au reste de la famille. On aimait Claire et on la gâtait — peut-être trop quelquefois —, mais on n'en poussait pas moins un soupir de soulagement quand elle était endormie. Bientôt les autres se retirèrent également. Liselotte était fatiguée, par tout ce qu'elle avait fait chez Anne-Marie en plus de son travail scolaire. Mais elle était presque contente d'être fatiguée, parce qu'ainsi elle pensait moins à ses soucis.

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Elle commençait à se déshabiller quand on frappa doucement à sa porte. Elle pensa d'abord que c'était Alain et eut un geste d'effroi : il savait tout! Un instant elle se demanda comment cela avait pu se produire : il était parti travailler presque aussitôt après le dîner; ensuite tout le monde était allé se coucher en même temps; qui donc avait pu lui parler de l'armoire? La porte s'ouvrit, et Liselotte poussa un soupir de soulagement en reconnaissant Joël. « Je peux entrer? demanda-t-il, la main sur le bouton. — Mais' bien sûr; tu vois, je ne suis même pas encore couchée. Tu as quelque chose à me dire? — Je voulais seulement te demander : tu n'as pas entendu les petites, cet après-midi? ,— Non, je n'étais pas là, je suis allée chez Anne-Marie. Pourquoi me demandes-tu cela? — Parce qu'elles disaient des choses bizarres; je me demandais si pour toi cela aurait un sens. J'étais dans le bureau; elles ne savaient pas que je pouvais les entendre. D'ailleurs je n'entendais pas tout... — Que disaient-elles donc? interrogea Liselotte avec une inquiétude subite. — Elles parlaient de l'armoire — tu sais, l'armoire normande que maman a prêtée à tante Emmy. — De l'armoire? répéta Liselotte qui avait l'impression que son cœur cessait de battre. — Ou plutôt c'était Isabelle qui en parlait; elle racontait quelque chose à Claire. — Quoi donc? — Eh bien, il m'a semblé comprendre que, sur les indications d'Isabelle, Gaétan avait trouvé un objet dans cette armoire... Je ne sais pas quoi; je ne sais même pas si Isabelle a dit à Claire ce que c'était, mais elle avait l'air très excitée. Elle a fait promettre à Claire — tu sais, en se faisant une croix sur le cœur, comme les enfants — de ne

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rien en dire à personne. Tu n'as pas idée qu'il y avait quelque chose dans l'armoire, Liselotte? — Mais non... pas du tout... » Comme c'aurait été bon de pouvoir tout dire à Joël!... Joël qui était son grand confident, presque de son âge, et qui la comprenait si bien! Si on lui avait dit qu'un jour il lui faudrait mentir à Joël... Mais comment l'éviter, puisqu’elle avait juré? « Tu crois que c'est vrai; ce qu'a dit Isabelle? demanda le jeune garçon. — Je n'en sais rien, répondit-elle, reprenant peu à peu son sang-froid. D'ailleurs, quelle importance cela aurait-il? ajouta-telle en affectant l'indifférence. Si on a oublié un vieux journal ou un paquet de chiffons... — D'après ce qu'elle disait, cela avait l'air de quelque chose de très important. — C'est impossible; l'armoire était vide. Isabelle aura voulu impressionner Claire avec une histoire de brigands. — J'ai pensé cela aussi; mais elle avait l'air tellement convaincue... — Isabelle joue très bien la comédie; entre elles deux c'est toujours à celle qui racontera l'histoire la plus extraordinaire. Je suis sûre qu'il n'y a rien. — Tu dois avoir raison, dit Joël. Je me garderai bien d'en parler à Claire; elle serait trop contente de penser que nous la prenons au sérieux. — Oui, n'en parle pas, cela vaut mieux. » Joël parti, Liselotte se laissa tomber sur son lit, bouleversée. Le malheur était arrivé : Isabelle ou Gaétan — l'un des deux, peu importait — avait découvert le cahier! La veille, Liselotte avait cru que la petite l'avait seulement vue ouvrir l'armoire, qu'elle n'avait pas remarqué sa main glissée dans le tiroir. Elle s'était trompée : Isabelle, avec ces yeux de lynx qu'ont les enfants, avait tout vu. Liselotte partie, elle avait sans doute commencé par

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chercher elle-même le secret du tiroir, puis, n'y réussissant pas, avait mis Gaétan dans la confidence. Et maintenant ils avaient le cahier... Isabelle avait-elle dit à Gaétan qu'elle l'avait vue, elle, Liselotte, en train de chercher dans l'armoire? Probablement non; elle n'avait pas parlé de Liselotte pour ne pas avouer qu'elle-même était rentrée trop tôt, qu'elle avait prétexté une migraine pour manquer une classe. Elle avait fait semblant de découvrir le secret par hasard, en voulant ranger un objet dans le tiroir. D'ailleurs, Claire avait crié : «Je sais quelque chose que tu ne sais pas, Liselotte! » Maintenant, que restait-il à faire? Une seule chose : demander à Gaétan de lui rendre le cahier. Elle dirait qu'il appartenait à un de ses amis, qui le lui avait confié, et qu'elle l'avait oublié dans l'armoire. Gaétan était bien incapable de comprendre l'importance de ces notes et de ces formules; elle lui dirait que c'était un cahier de collégien, et il la croirait. S'il le fallait, elle lui promettrait quelque chose en échange... une chose qu'il désirait beaucoup... Par exemple — pourquoi pas? devant le danger rien n'avait plus d'importance — par exemple, d'aller à la surprise-partie avec lui... Elle regarda sa montre; il était beaucoup trop tard pour téléphoner ce soir, mais demain matin, dès la première heure, elle appellerait Gaétan. Elle partirait un peu plus tôt et l'appellerait au bureau de poste, pour que personne à la maison ne l'entendît. Ce serait bien la première fois de sa vie qu'elle téléphonerait en cachette — plus tard, quand elle pourrait dire la vérité à ses parents, ils l'excuseraient, elle n'en doutait pas. Liselotte avait oublié qu'à la poste il faut souvent attendre longtemps la communication. Quand elle l'obtint enfin, Marinette lui répondit que « monsieur Gaétan » venait de partir pour le collège; il serait de retour à midi.

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« Je le rappellerai », dit Liselotte. La matinée lui parut interminable. En quittant le lycée, elle téléphona de nouveau; cette fois, Gaétan venait de rentrer. « Écoute, Gaétan, dit-elle, il faut que je te voie. Peux-tu venir me prendre à la sortie de mon cours, à cinq heures et demie? — Aujourd'hui? Je ne peux pas, dit Gaétan sur un ton sincèrement désolé. Maman rentre et je dois aller la chercher à la gare; je l'emmène directement chez grand-mère, où Isabelle nous rejoindra pour dîner. — Et demain à midi, ce ne serait pas possible? — Demain je ne rentre pas; j'ai un cours le matin et un autre à une heure et demie; dans ces cas-là je déjeune au collège. Je ne peux pas y manquer; je l'ai déjà fait une fois 1 et on m'a prévenu qu'à la seconde absence on me mettrait à la porte. J'ai déjà été renvoyé de deux collèges, tu sais; si cela m'arrivait encore, je ne sais pas trop comment papa le prendrait, mais il serait capable de me faire engager, maintenant que j'ai dix-huit ans. — Ah! oui..., dit Liselotte, la gorge serrée. — De toute façon nous nous voyons demain soir, n'est-ce pas? continua Gaétan. A propos, qu'as-tu décidé pour la surprise-partie? Tu viens avec moi? » Elle hésita un instant, puis songea que c'était peut-être le seul moyen de pouvoir lui parler tranquillement. Ses amies la taquineraient, mais même cela ne lui importait plus. « Eh bien, oui, Gaétan, j'irai avec toi, c'est convenu, articulat-elle avec peine. — La Triumph triomphe, à ce que je vois? Bon, c'est entendu, je passerai te prendre à neuf heures. » Quand Liselotte sortit de la cabine, elle était si rouge que plusieurs personnes la regardèrent avec étonnement. Elle prit sa course vers la maison, se demandant comment elle aurait le courage d'attendre le lendemain. Pour se rassurer,

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elle se répétait que jusque-là il n'y avait pas grand risque : tante Emrny arrivait, ils dînaient tous les trois chez sa mère; le lendemain Gaétan ne rentrait pas déjeuner, il n'aurait guère le temps de s'occuper du cahier. Isabelle, peut-être... Mais, tel qu'était Gaétan, si c'était lui qui avait trouvé le cahier, il y avait bien peu de chances pour qu'il l'eût laissé entre les mains d'Isabelle. « A ,moi, il ne pourra pas le refuser », se disait Liselotte. Elle se voyait déjà en train de lui parler, assise à côté de lui dans la Triumph — cette Triumph dont elle se moquait bien, comme de son beau smoking et de tout le reste! Penser qu'après tout ce qu'elle avait dit de lui, elle allait à la surprise-partie avec Gaétan... Quelle importance cela avait-il, d'ailleurs! disait au fond d'elle-même une voix qu'elle ne voulait pas écouter — puisque Jean-Loup ne l'avait pas invitée.

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CHAPITRE VII UNE SOIRÉE QUI COMMENCE MAL n'est plus délicieux que de se préparer pour une surprise-partie. C'est peut-être mieux encore que d'y être déjà; à l'avance on peut tout imaginer, tout espérer; aucun détail fâcheux ne vient gâter votre plaisir. Dans des circonstances normales, Liselotte eût passé le samedi un après-midi parfait. Elle n'avait de cours que le matin; après le déjeuner elle travailla deux heures, puis se rendit chez le coiffeur, où elle retrouva Yvonne. Ni l'une ni l'autre n'avait l'habitude de se faire coiffer; pour toutes les deux c'était un événement réservé aux jours de grande fête. Yvonne avait décidé de porter de grands bandeaux; avec ses cheveux noirs et son teint pâle, cela lui RIEN

LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE 90

donnerait un aspect « Dame aux Camélias » qui la tentait. Le coiffeur objecta bien qu'elle était un peu trop jeune, mais elle ne voulut rien écouter. Pendant qu'il la coiffait, on emmena Liselotte au shampooing; la jeune fille qui la lavait admira la qualité de sa chevelure. « Vous avez de la chance, mademoiselle. Ce que la plupart de nos clientes donneraient pour avoir des cheveux comme vous!» Quand elle eut fini, elle ramena Liselotte vers le coiffeur, qui achevait de lisser les bandeaux d'Yvonne. Celle-ci était si changée que Liselotte la reconnaissait à peine. « Qu'en penses-tu? demanda Yvonne avec un peu d'anxiété dans la voix. — Je ne sais pas... il me semble que ce n'est plus toi. Tu as l'air plus âgée, plus sérieuse... — Je ne trouve pas que cela m'aille si bien, après tout », murmura Yvonne. Liselotte hésitait à dire : «Je t'aimais mieux autrement! » pour ne pas attrister son amie. Ce fut le coiffeur qui, d'autorité, prit la décision. « Je vous le disais bien, mademoiselle, déclara-t-il. Si vous m'en croyez, je vais défaire ces bandeaux et ramener vos cheveux en arrière, comme vous les aviez en arrivant; puis je vous ferai un rouleau sur la nuque; ce sera plus jeune et beaucoup plus seyant. — Je crois que vous avez raison », reconnut Yvonne un peu honteuse. Le coiffeur suivit son inspiration, et les deux amies déclarèrent le résultat très réussi. Il passa ensuite à Liselotte et lui conseilla, à elle aussi, de ne pas trop changer sa coiffure habituelle et de laisser retomber ses boucles tout naturellement. Liselotte se laissa faire sans mot dire. Tandis qu'on la coiffait, elle se regardait vaguement dans la glace, mais sa pensée était ailleurs. Tantôt elle songeait à Gaétan et au cahier d'Alain; elle ne doutait pas que son cousin le lui rendît, mais elle avait hâte que ce fût chose faite. Tantôt elle revenait à Jean-Loup; elle se demandait comment il se 91

comporterait vis-à-vis d'elle pendant la surprise-partie, s'il la ferait danser plusieurs fois, s'il lui parlerait. « Voilà, mademoiselle. Comment vous trouvez-vous? » Elle tressaillit et se regarda plus attentivement. Ses cheveux, frais lavés, étaient maintenant presque blonds et formaient comme une auréole autour de son visage. «Je ne suis pas laide, après tout! » pensa-t-elle. Du coup il lui sembla que tout allait s'arranger, qu'elle pouvait, malgré ses soucis, passer une bonne soirée. Elle rentra à la maison pour s'occuper de sa toilette. Au dernier moment il y a souvent quelque chose qui cloche : une bretelle qui ne tient pas, un jupon qui passe. Un bas file juste au moment où on le met, ou bien on n'arrive pas à en trouver une paire de la même couleur. A moins de s'y prendre à l'avance, on risque les pires catastrophes. A dîner, son père lui proposa de la conduire; il devait retourner à son journal dans la soirée et pouvait facilement faire le détour. Liselotte avoua alors, en rougissant, que son cousin viendrait la prendre. « Gaétan! s'étonna Mme Prunier. Tu l'as donc invité? Je ne croyais pas qu'il connaissait Anne-Marie... — Nous l'avons rencontré l'autre jour dans la rue et elle l'a invité elle-même, dit Liselotte. — Il vient te prendre en voiture, je pense? » demanda Claire. Liselotte fit signe que oui. « Et qu'est-ce que c'est, sa voiture? D'abord il n'en a pas; il sera obligé de prendre celle de tante Emmy. — Non, c'est celle d'un ami : une Triumph. — Une Triumph! s'écria Joël avec admiration. — C'est beau? demanda Claire. — Je crois bien : une voiture grand sport, tout ce qu'il y a de mieux ! — C'est une voiture rapide; j'espère que vous n'irez pas trop vite, dit Mme Prunier.

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— D'autant plus que Gaétan doit conduire comme une pantoufle! déclara Alain. Si on en juge par la rapidité des réflexes... — Tu ne regrettes pas de ne pas aller à cette soirée, Alain? demanda sa mère. — Pas du tout; je n'ai pas de temps à perdre en ce moment. D'ailleurs, tu sais, je n'aime guère danser; si j'avais accepté, c'aurait été pour faire plaisir à Anne-Marie. » Après le dîner, Liselotte alla s'habiller; Mme Prunier vint lui demander si elle n'avait pas besoin d'aide. « Non, merci bien, maman, dit Liselotte; toutes mes affaires sont prêtes, je n'ai plus qu'à les enfiler. — Tu n'as pas l'air bien gaie, ma petite fille, remarqua sa mère. Est-ce que cela ne t'amuse pas d'aller à cette surprisepartie? — Mais si, maman, beaucoup. — Est-ce d'y aller avec Gaétan? Tu n'étais pas obligée de l'emmener si cela t'est désagréable. Je vous ai demandé de faire un effort pour voir votre cousin, mais cela ne veut pas dire que tu sois obligée de le piloter partout. — Je ne l'aurais certainement pas invité, dit franchement Liselotte, mais puisque Anne-Marie l'avait fait, je n'y pouvais plus rien. — En tout cas, ne te crois pas tenue à t'occuper de lui toute la soirée. Demande à ton amie de le présenter à ses invitées et laisse-le se débrouiller seul. — C'est bien ce que j'ai l'intention de faire, maman! » dit Liselotte en embrassant sa mère. Avant même qu'elle eût achevé de se préparer, Gaétan sonna. Il portait un pardessus léger avec une magnifique écharpe de soie blanche. « Enlève ton pardessus, Gaétan! supplia Claire qui avait obtenu de veiller jusqu'à l'arrivée de son cousin. J'ai trop

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Liselotte parut enfin...

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envie de te voir en smoking... Mais il est bleu! s'écria-t-elle quand Gaétan lui eut donné satisfaction. — Naturellement! fit le jeune garçon en haussant les épaules. On ne portera que cela cette saison. — Papa en a un noir, Alain aussi. Pourtant celui d'Alain est tout neuf; on l'a fait faire pour le bal du mariage de ma cousine Louise... » Mme Prunier pensait à part elle que, même en smoking noir, elle préférait l'allure de son fils à celle de son neveu. Cependant, elle complimenta aimablement ce dernier, qui se rengorgea. « Je peux aussi descendre voir ta belle voiture? demanda Claire. — Nous les regarderons par la fenêtre », promit sa mère. Elle se demandait pourquoi Liselotte tardait autant; tout à l'heure, quand elle l'avait quittée, sa fille était déjà presque prête. On aurait vraiment dit qu'elle n'allait à cette soirée qu'a contrecœur; c'était surprenant, elle qui habituellement était si heureuse de ces sorties... Mme Prunier ne pouvait croire que Gaétan en fût la seule cause; depuis quelques jours, d'ailleurs, Liselotte avait un air sombre qui l'inquiétait. « Quand elle sera reposée de sa surprise-partie, je tâcherai de savoir ce qu'elle a », se dit la mère. Liselotte parut enfin, et Mme Prunier se sentit réconfortée en la trouvant charmante. Elle l'enveloppa elle-même de son manteau et l'embrassa en lui souhaitant une bonne soirée. Gaétan escorta sa cousine jusqu'à la voiture. Il était un peu vexé qu'elle n'eût pas remarqué son smoking bleu; pour éviter une seconde déception, il lui fit lui-même admirer les avantages de la Triumph. « C'est la marque que je préfère, déclara-t-il. Papa ne veut pas m'acheter de voiture avant que j'aie passé mon bac... » Liselotte pensa que, si Gaétan continuait à travailler aussi brillamment, quand il aurait sa Triumph elle risquait fort

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d'être démodée. Mais elle garda sa réflexion pour elle : Gaétan, elle le savait, n'appréciait pas ce genre de plaisanterie. Il démarra en trombe, aux applaudissements de Claire, qui, penchée à la fenêtre du salon, les regardait avec envie. Sa mère était moins rassurée; elle savait que ces exhibitions bruyantes sont généralement le fait des conducteurs qui, peu sûrs d'eux-mêmes, veulent donner l'impression d'être très forts. La voiture était découverte; pendant un moment, Liselotte, étourdie par la vitesse, garda le silence. Elle se demandait comment présenter ce qu'elle voulait dire pour que l'histoire du cahier confié par un ami, puis oublié par elle, eût le maximum de vraisemblance. Tout à coup Gaétan ralentit, se pencha vers elle et murmura : « J'ai quelque chose à te raconter, Liselotte, quelque chose qui t'intéressera, j'en suis sûr. — Vrai? demanda-1-elle. Quoi donc? ». Si Gaétan parlait le premier du cahier, ce serait beaucoup plus facile. Elle attendit un instant, mais à ce moment un motocycliste, qui venait de les rattraper, se rapprocha de la portière et cria à Gaétan : « Tu ne peux pas faire attention, espèce d'idiot? Tu m'as coincé contre le trottoir; j'ai failli y laisser une pédale! — Idiot toi-même! » hurla Gaétan en se penchant audehors. Mais Liselotte avait bien vu que le motocycliste avait raison : en voulant le dépasser au tournant, Gaétan l'avait serré de près : c'était une chance qu'il ne l'eût pas accroché. Maintenant la moto prenait de la vitesse; Gaétan furieux voulut la rattraper et accéléra brusquement. « Je t'en prie, Gaétan, pas si vite ! dit Liselotte. — Je veux lui montrer, à cet abruti, qu'avec une moto on ne bat pas une Triumph ! — Cela n'a pas d'importance. Ne me secoue pas tant, tu me rends malade. »

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Il grommela, mais ralentit. Pendant quelques instants ils roulèrent sans parler. « Que voulais-tu donc me raconter? demanda Liselotte. — Je n'ai plus le temps, nous sommes presque arrivés. Il s'agit de l'armoire que vous nous avez prêtée. Je te raconterai cela tout à l'heure. » Ainsi c'était bien du cahier qu'il s'agissait! Elle fut soulagée qu'il eût pris les devants; quand il lui raconterait qu'il avait trouvé le cahier, elle pourrait dire : « C'est vrai, je l'avais oublié dans le tiroir... » et demander qu'il le lui rendît. Tout, en somme, semblait s'arranger mieux qu'elle ne l'avait craint. Ils arrivaient. Gaétan rangea la voiture dans un grand bruit de moteur et tous deux se dirigèrent vers la maison. Les parents d'Anne-Marie avaient bien fait les choses :

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dans le hall, au pied de l'escalier, on avait organisé un vestiaire tenu par la concierge. Liselotte, qui connaissait celle-ci, lui demanda de ses nouvelles, tandis que Gaétan pliait soigneusement son foulard de soie dans la poche de son pardessus. En les voyant entrer ensemble, Anne-Marie eut d'abord un mouvement de surprise, bientôt remplacé par un sourire un peu moqueur. Sans doute se disait-elle que Liselotte, au fond, avait plus d'amitié pour son cousin qu'elle ne voulait le laisser entendre. Tel semblait être aussi l'avis d'Yvonne, qui venait d'arriver avec son frère Bernard. Celui-ci, un grand garçon aux cheveux noirs comme ceux de sa sœur, portait l'uniforme de l'École d'aéronautique où il venait d'entrer, ce qui lui valait un grand succès auprès des filles. Anne-Marie présenta Gaétan à ses parents, qui avaient voulu accueillir les invités de leur fille avant de leur abandonner le salon. Il n'y avait pas encore beaucoup de monde, mais on dansait déjà un peu partout. L'orchestre avait trouvé sa place dans un renfoncement entre deux fenêtres; le chef d'orchestre, qui jouait aussi du saxophone, menait sa troupe avec un brio qui faisait bien augurer de la soirée. Gaétan, correctement, invita la maîtresse de maison tandis que Bernard entraînait Liselotte. Le frère d'Yvonne était bon danseur et tout le monde les regardait à cause de l'uniforme; d'autre part il était très gai et Liselotte eût pris grand plaisir à cette danse si elle n'avait aperçu, par intervalles, Anne-Marie et Gaétan tournant sur le parquet d'un air morose, sans échanger deux mots. La danse finie, Gaétan s'empressa de venir la rejoindre. Elle lui présenta plusieurs de ses amies, mais il semblait bien décidé à danser surtout avec elle. Comme elle l'avait prévu, il dansait mal et sans parler. Elle essaya de profiter de son silence pour lui demander quelle était cette histoire qu'il avait promis de lui raconter, mais il se déroba.

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« Ce n'est pas le moment! » déclara-t-il. Il se donnait tant de mal pour essayer de suivre la mesure qu'il lui était évidemment impossible de penser à autre chose pendant qu'il dansait. Elle s'apercevait qu'on les regardait beaucoup,, mais pas de la même façon qu'avec Bernard. Cet énorme garçon, trop élégamment habillé, avait quelque chose de comique; Liselotte surprenait des sourires discrets qui lui faisaient monter le rouge aux joues. Et penser que ce supplice allait durer toute la soirée ! Tout en dansant, elle surveillait la porte du coin de l'œil. Les invités commençaient à arriver en foule; il y avait des jeunes que Liselotte ne connaissait pas, mais aussi beaucoup de ses amis, qui en passant lui souriaient ou lui faisaient un petit signe. Tout à coup elle sursauta : dans un groupe d'arrivants elle avait reconnu JeanLoup Granval. Quel bonheur : il était seul ! Il s'arrêta un moment sur le seuil et parcourut l'assistance du regard. Il n'avait pas besoin de s'habiller à Londres, lui, pour qu'on le distinguât parmi tous les autres! Il aperçut Anne-Marie et se dirigea vers elle; Liselotte les suivit des yeux tandis que la jeune fille l'entraînait vers ses parents. « Tu connais ce garçon? lui demanda son cousin. — Oui, c'est Jean-Loup Granval, un ami d'Alain. Je te le présenterai, si tu veux; c'est un garçon très bien, il veut. préparer Polytechnique. — Encore un de vos bûcheurs ! grommela Gaétan. — Parfaitement, un garçon qui veut faire quelque chose de sa vie. Tu n'en as donc pas envie, toi, Gaétan? — Qu'est-ce que cela veut dire, d'abord, faire quelque chose? — Regarde ton père, par exemple; crois-tu qu'il ne lui ait pas fallu travailler beaucoup pour arriver là où il en est? Et il travaille encore beaucoup; le mien aussi. Papa le dit toujours : on n'arrive à rien sans effort, à moins de faire des choses malhonnêtes.

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— Maman, elle, dit que mon père travaille trop. » Liselotte ne répondit pas; elle ne pouvait se permettre, devant Gaétan, de dire que sa mère avait tort. Mais au fond de son cœur elle se félicita que sa mère, à elle, ne fût pas comme tante Emmy! La danse finie, elle tenta clé se débarrasser de Gaétan; elle voulait donner à Jean-Loup une chance de l'inviter, et pour cela il fallait qu'elle se trouvât seule. Elle se dirigea vers le buffet où était Yvonne avec un groupe d'amis, auxquels elle présenta son cousin. Gaétan, par politesse, fut obligé d'inviter Yvonne. Mais aussitôt un autre des garçons s'empara de Liselotte et l'entraîna. Elle trouva très agréable de retrouver un danseur passable; malgré tout, ses yeux ne quittaient pas la porte par laquelle avaient disparu Anne-Marie et Jean-Loup. Au bout d'un moment elle les vit reparaître, dansant ensemble. En la croisant, tous deux lui sourirent gentiment. « II m'invitera peut-être la prochaine fois », se dit-elle. Mais à peine l'orchestre s'était-il arrêté que Gaétan accourait, réclamant la danse suivante: Pas moyen de refuser, à moins de déclarer qu'elle était fatiguée. Mais alors elle ne pourrait pas accepter un autre danseur! Le même manège se renouvela plusieurs fois. Anne-Marie, en passant près d'elle, lui glissa : « Dis donc, il ne te quitte pas, ton cousin! Mes compliments, c'est une passion, ma chère! » Elle voyait Jean-Loup inviter d'autres filles; elle apercevait de loin sa silhouette élancée évoluant avec aisance parmi les couples. Une lois, pendant un arrêt, il traversa le salon comme pour se diriger vers elle. Mais juste à ce moment l'orchestre commença un slow et Gaétan arriva le premier. Liselotte partit à son bras, le maudissant de tout son cœur. Un moment plus tard, ayant réussi à lui échapper, elle s'approcha d'un groupe où Yvonne bavardait avec animation.

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Elle apercevait de loin sa silhouette élancée évoluant avec aisance parmi les couples.

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« Ah! te voilà! s'écria celle-ci en l'apercevant. Il n'y a pas moyen de t'approcher, ce soir. En dehors de ton cher cousin, tu ne daignes regarder personne... — Moi! s'écria Liselotte. Ah! par exemple! » Mais Yvonne, une fois lancée, ne s'arrêtait pas. « J'en appelle aux garçons ici présents, dit-elle. N'est-ce pas que j'ai raison, vous tous? — Absolument, dit l'un d'eux. Liselotte est totalement accaparée. Sans doute est-ce le smoking bleu qui l'éblouit... — Ce soir elle n'est plus elle-même, dit un autre. Évidemment, quand on a un cousin aussi formidable... » Liselotte commença à se fâcher. « Vous êtes ridicules ! ditelle. D'abord ce n'est même pas moi qui ai invité Gaétan... — Il s'appelle Gaétan! Cela lui va à merveille! dit un garçon en riant. — Ne m'interromps pas, c'est très impoli! Je vous disais que ce n'est pas moi qui ai invité mon cousin, mais Anne-Marie. — C'est peut-être Anne-Marie aussi qui t'a dit de venir avec lui et de danser avec lui toute la soirée? — Comme si je pouvais l'empêcher de m'inviter! Je l'ai présenté à plusieurs filles... — Mais les autres ne l'intéressent pas, cela se voit bien! dit Yvonne. — Évidemment... le cousin et la cousine... c'est tout indiqué. — Surtout quand le cousin est aussi séduisant... — Il a la taille un peu lourde, mais son esprit est sans doute plus délié... » Chacun y allait de sa plaisanterie; excités par la danse et par l'atmosphère de la soirée, ils ne s'apercevaient pas qu'ils peinaient réellement Liselotte. Celle-ci jeta un coup d'œil suppliant à Yvonne, mais Yvonne ne la regardait pas. « Vous êtes tous stupides ! » jeta-t-elle en leur tournant le dos.

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Elle s'éloigna sans se retourner, la tête haute. Ne sachant où trouver la paix, elle se réfugia dans la chambre d'Anne-Marie, s'assit devant la glace et feignit de se recoiffer. Mais bientôt une autre fille la rejoignit; ne voulant pas engager la conversation, elle se leva et quitta la chambre. Elle ne souhaitait plus qu'une chose : que cette horrible soirée prît fin, régler avec Gaétan la question du cahier d'Alain, puis rentrer chez elle et se trouver seule, seule enfin... Comme elle traversait le vestibule, l'orchestre attaqua une valse. Tout à coup elle sentit qu'on lui touchait doucement le bras. « Liselotte, voulez-vous danser? » C'était Jean-Loup. Sans plus penser à rien, elle se laissa entraîner et ils commencèrent à danser dans le vestibule. « Je vous cherchais partout, je n'arrivais pas à vous trouver, dit le jeune garçon. J'ai déjà tenté de vous inviter plusieurs fois, mais j'ai l'impression que votre cavalier attitré ne vous laisse pas souvent libre... » Cette fois c'en était trop. «Ah! non, pas vous! » s'écria Liselotte. Et brusquement, appuyée à l'épaule de Jean-Loup qui n'y comprenait rien, elle fondit en larmes.

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CHAPITRE VIII DES

OMBRES ET DU SOLEIL

les larmes de Liselotte, la première réaction de Jean-Loup fut celle de tous les garçons : un embarras qui le rendait incapable de dire un mot. Mais il se ressaisit rapidement : Liselotte n'était pas de ces filles excitées qui pleurent à tout propos; il fallait qu'elle eût une raison, et peut-être une raison grave. Avant tout on devait éviter que personne la remarquât; heureusement le vestibule, où d'ailleurs ils étaient presque seuls, n'avait pour tout éclairage qu'une lanterne de verre dépoli au plafond. Sans arrêter de danser, Jean-Loup se pencha vers Liselotte. « Calmez-vous, dit-il à mi-voix; essayez de ne pas pleurer DEVANT

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si vous pouvez. Nous allons traverser le salon et sortir sur le balcon; l'air frais vous fera du bien. » Liselotte ravala ses larmes de son mieux. « C'est trop bête, murmura-t-elle, excusez-moi... » Jean-Loup lui tendit son mouchoir; elle s'essuya les yeux et s'efforça de sourire. Mais à l'idée qu'elle s'était ainsi laissée aller devant lui, elle se sentait mourir de honte. « Ce n'est rien, dit-il en remettant le mouchoir dans sa poche. Vous savez vous dominer, c'est très bien. Continuons à danser pour traverser le salon, ainsi personne ne s'apercevra de rien. » Ils circulèrent parmi les couples sans attirer l'attention et passèrent sur le balcon, qui à ce moment était désert. « Vous n'avez pas froid? demanda Jean-Loup. Attendez, je vais vous chercher un manteau. » Ne sachant où trouver celui de Liselotte, il revint avec son propre pardessus, qu'il lui jeta sur les épaules. a Là, ainsi vous serez très bien, dit-il gentiment. Ne vous tourmentez pas, cela ne se voit déjà plus. — Il faut que je vous explique... », commença Liselotte. Mais il l'arrêta. « Non, non, dit-il, n'en parlons plus, cela vaut mieux. Vous avez eu un moment de fatigue, voilà tout. Appuyez-vous au balcon et laissez-vous aller un moment. C'est tellement joli qu'on resterait ici toute la soirée, ajouta-t-il en désignant les arbres de l'avenue dont les feuilles, sous la clarté des réverbères, étaient d'un vert pâle délicat. — C'est vrai... c'est ravissant, murmura Liselotte. — Je crois, dit Jean-Loup, que je préfère cette saison à toutes les autres. C'est une saison qui donne envie de faire des choses extraordinaires, vous ne trouvez pas? — En effet... mais moi je n'ai pas de choses extraordinaires à faire. — Tout le monde en a; il suffit de le vouloir. Je sais que vous êtes une fille énergique...

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— Comment le savez-vous? demanda-t-elle en souriant. — Vous oubliez que je suis le meilleur ami d'Alain; il me parle souvent de ses frères et sœurs, et surtout de vous. Il est vrai que je ne vous vois pas souvent; quand je viens, vous êtes toujours très occupée. — C'est vous qui êtes très occupé! protesta-t-elle. Quand vous venez, c'est pour travailler avec Alain. — Quelquefois... pas toujours. Nous bavardons aussi beaucoup, vous savez. — Je suis sûre que ce ne sont pas des bavardages. Alain et vous avez tant de choses intéressantes à vous dire... — Nous parlons souvent de nos projets, en effet. Nous nous entendons parfaitement, Alain et moi. A ce moment, Liselotte faillit lui parler du cahier. Mais il ne savait peut-être pas qu'elle était dans le secret, elle aussi. D'ailleurs, maintenant ce n'était plus la peine : le cahier était entre les mains de Gaétan, qui ne pouvait pas refuser de le lui rendre. Tandis qu'elle songeait, Jean-Loup reprit la parole. « Savez-vous, Liselotte, que j'avais envie de vous demander de venir à cette surprise-partie avec moi? » Elle n'en croyait pas ses oreilles. « Mais... mais pourquoi ne l'avez-vous pas fait? demanda-telle. — Parce que je n'ai pas osé », dit-il simplement. Liselotte le regardait incrédule. Un garçon aussi brillant que lui, être intimidé par elle! Elle se sentit soudain quelqu'un de très important, presque une grande personne. Elle avait peur de ne pas répondre comme il fallait, de n'être pas à la hauteur d'une situation aussi nouvelle. « J'ai pensé, reprit Jean-Loup, que vous ne voudriez peut-être pas me refuser à cause d'Alain, mais qu'il vous serait plus agréable d'être accompagnée par quelqu'un de votre bande. — J'aurais été très heureuse de venir avec vous, Jean-Loup, dit-elle en reprenant peu à peu son aplomb.

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— Vous n'auriez pas trop regretté votre cousin? » fit-il avec malice. Mais cette fois la taquinerie ne la blessait plus; elle savait que Jean-Loup comprenait. Elle se mit à rire franchement. « Si je pouvais me débarrasser de lui! soupira-t-elle. Ce n'est pas gentil, ce que je dis là, n'est-ce pas? Pauvre Gaétan, ce n'est pas sa faute s'il m'ennuie... — De toute façon, dit Jean-Loup, je vous dois un dédommagement pour vous avoir réduite à sa compagnie. Voulezvous que nous allions prendre une glace ensemble un de ces jours? Vos parents n'y verront pas d'inconvénient, je pense? — Certainement non, ils vous aiment beaucoup. A condition que ce jour-là je n'aie pas trop de travail, bien entendu. — Est-ce que lundi vous conviendrait, par exemple? — Lundi, je sors du lycée à quatre heures et demie, ce serait très bien. — Voulez-vous que nous allions au Dauphin? Ce n'est pas loin de chez vous, ce sera plus commode. Je vous y attendrai à partir de cinq heures. » Liselotte avait l'impression de vivre un rêve. Quoi? JeanLoup Granval, Jean-Loup qu'elle admirait tant, l'invitait comme une vraie jeune fille? Elle n'avait plus envie de pleurer maintenant; elle s'était redressée, ses yeux brillaient, tout son visage rayonnait de joie. « J'ai l'impression que vous allez mieux, dit Jean-Loup. Estce que nous reprenons notre danse? — Ce n'est plus la même, je crois, dit Liselotte en riant. — Non, maintenant c'est un one-step. Mais cela ne fait rien, n'est-ce pas? » Riant tous deux, ils rentrèrent dans le salon. L'orchestre était déchaîné; le saxophoniste s'agitait au milieu des couples en jetant à tous les horizons des accents éperdus. Liselotte et Jean-Loup se lancèrent avec entrain dans le tumulte. Jean-Loup n'était peut-être pas un danseur aussi expérimenté que Bernard, mais il avait une grande souplesse 107

Le saxophoniste s'agitait au milieu des couples en jetant à tous les horizons des accents éperdus. 108

et le sens de la mesure; jamais Liselotte n'avait trouvé une danse aussi agréable que celle-là. Quand elle prit fin, Jean-Loup entraîna sa danseuse au buffet; elle commençait à peine à déguster une glace quand ils virent apparaître Gaétan. « Qu'es-tu devenue depuis un moment? Je te cherchais, dit-il à sa cousine. — Écoute, Gaétan, tu te prends vraiment pour ma nourrice ! fit Liselotte en riant. Est-ce que tu ne me crois pas capable de me débrouiller toute seule, même chez ma meilleure amie? » Gaétan parut vexé. « Tu danses la prochaine avec moi? demanda-1-il. — D'accord », répondit Liselotte. Elle se sentait capable de tout supporter, même Gaétan. En s'éloignant, elle échangea avec Jean-Loup un sourire de connivence. Même s'ils ne dansaient plus ensemble de toute la soirée, ne devait-elle pas le revoir lundi? a Et toi, qu'as-tu fait depuis tout à l'heure? demanda-t-elle à son cousin. — Pas grand-chose, répondit-il. J'ai pris un whisky, puis j'ai fait danser ton amie Anne-Marie... — Tu ne t'amuses pas? demanda-1-elle. — Il y a des choses bien... L'orchestre a de l'allant, le buffet n'est pas mauvais. Les filles ne sont pas extraordinaires... — Anne-Marie est charmante, et Yvonne passe pour une beauté! protesta Liselotte, fâchée pour ses amies. — Oui, mais leurs robes sentent la petite couturière... Toi, Liselotte, tu es merveilleuse! ajouta-t-il aussitôt. — Pourtant ma robe ne vient pas non plus d'une grande maison! répliqua-t-elle vivement. — Peut-être, mais tu as quelque chose... je ne sais quoi... Surtout depuis tout à l'heure... En arrivant tu avais l'air un peu fatiguée; maintenant tu es toute rosé! » « Cela se voit donc! » pensa Liselotte qui savait bien que ses belles couleurs venaient de sa joie. 109

Un moment plus tard, Yvonne vint la trouver et la prit à part. Elle avait l'air soucieuse et un peu gênée. « Liselotte, dit-elle, je te demande pardon. Je pense que sans le vouloir nous t'avons fait de La peine, tout à l'heure. Je ne m'en suis aperçue qu'après, en te voyant partir. Je t'ai cherchée, mais je n'ai pas pu te trouver. » La gentillesse d'Yvonne porta à son comble le bonheur de Liselotte. « C'est moi qui m'excuse d'avoir été aussi sotte, dit-elle. Je n'aurais pas dû me fâcher pour des taquineries sans mauvaise intention. — Eh bien, pardonnons-nous mutuellement et n'y pensons plus. Tu es d'accord? — Tout à fait d'accord », dit Liselotte. Le reste de la soirée s'écoula trop vite à son gré. Gaétan T'invita encore une fois sur deux, mais à présent elle avait toutes les indulgences. Elle dansa encore une fois avec Jean-Loup, puis celui-ci se retira : il était obligé de se lever tôt pour travailler le lendemain matin. Après son départ, la surprise-partie se prolongea encore deux bonnes heures. La gaieté se maintint jusqu'au bout; Anne-Marie était enchantée. En prenant congé d'elle, Liselotte la félicita de la réussite de son bal. « Tu penses qu'on s'est bien amusés? demanda Anne-Marie. J'en ai eu l'impression, n'est-ce pas? — C'était parfait! déclara Liselotte avec enthousiasme. Je ne me rappelle pas avoir jamais passé une aussi bonne soirée! — Malgré le cousin? questionna Anne-Marie, en jetant un coup d'œil autour d'elle pour s'assurer que Gaétan ne l'entendait pas. — Malgré cela! — En ce cas, je suis bien contente. J'avais un peu de remords de l'avoir invité sans te consulter, car il est vraiment poseur et pas très drôle. Et c'est surtout toi qui as eu à le supporter,

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ma pauvre Liselotte! — Cela ne fait rien je t'assure. Au début il m'horripilait un peu, mais après tout s'est arrangé. - Alors tout va bien! » dit Anne-Marie en l'embrassant. En remontant dans la Triumph, Liselotte se souvint qu'elle avait encore une tâche à remplir : reprendre à Gaétan le cahier d’Alain. Toute la vie semblait si belle maintenant qu'elle ne doutait pas d'y arriver sans difficulté. Encore fallait-il aborder le sujet : Gaétan, absorbé par sa voiture, paraissait avoir tout oublié. « Ne va pas si vite, Gaétan... Dis-moi : qu'avais-tu donc à me raconter tout à l'heure? — Moi? Ah! oui, c'est vrai, à propos de l'armoire... Eh bien, figure-toi qu'il y avait quelque chose dedans! — Je le savais, dit Liselotte. — Tu le savais ? — D'autant mieux que c'est un ami à moi qui m'avait confié ce cahier. Je ne me rappelais plus où je l'avais mis, mais puisque tu l'as trouvé, tout va bien. 111

— Que racontes-tu là, Liselotte? Nous ne parlons pas de la même chose, c'est évident... Le cahier que j'ai découvert contient un résumé de notes laissées par notre oncle Albert — tu sais? celui qui a tant voyagé. Les notes de l'oncle étaient d'ailleurs à côté du cahier, dans un paquet. » Alain n'avait pas dit à Liselotte que les notes d'oncle Albert se trouvaient dans le cahier. Évidemment, cela compliquait un peu la situation... Si Gaétan savait que les notes étaient d'oncle Albert, il devenait difficile de lui faire croire que le cahier était celui d'un camarade. « Comment sais-tu que ces papiers étaient à oncle Albert? demanda-t-elle. — Beaucoup de notes portent son nom. D'ailleurs maman a bien reconnu l'écriture de l'oncle. Le cahier, lui, n'est pas de la même main : il a dû être recopié par quelqu'un d'autre, un secrétaire peut-être. » Liselotte était bouleversée. « Comment, dit-elle, tante Emmy a vu ces papiers ! — C'est moi qui les lui ai montrés, dit Gaétan. Ce matin même — ou plutôt hier, devrais-je dire, car à l'heure qu'il est nous sommes déjà dimanche ! Moi, je n'y avais pas compris grandchose : il s'agit de médecine, de chimie, de je ne sais quoi... Ce vieil oncle Albert avait des idées .extraordinaires. Maman n'y comprenait pas davantage, comme tu penses; mais elle va les montrer à une de ses amies, Mme Blaisot, dont le mari pourra lui dire si cela représente un intérêt ou non. — Mais elle n'a pas le droit..., balbutia Liselotte qui perdait pied. — Pourquoi pas? Les papiers d'oncle Albert appartiennent à la famille, aussi bien à mon père qu'au tien, puisqu'il était leur oncle à tous les deux. Vous ne saviez même pas que ces papiers étaient là; en tout cas vous n'en avez jamais rien fait, n'est-ce pas? Alors il faut bien qu'une autre personne de la famille s'en occupe. — Et pourquoi tante Emmy? 112

— Parce qu'elle connaît des tas de gens qui s'occupent de ces affaires-là et qui peuvent faire le nécessaire. Qui sait? Il y a peut-être beaucoup d'argent à en tirer... — De l'argent! Tu ne penses qu'à cela! s'écria Liselotte. Écoute, Gaétan... — Écoute quoi? » A tout prix il fallait trouver une idée... Tout à coup il lui en vint une; elle ne valait peut-être pas grand-chose, mais tant pis ! « Je savais, moi, dit-elle, que les papiers étaient dans l'armoire. A vrai dire, c'est moi qui les y ai mis. Je les ai oubliés quand on a emporté l'armoire, parce que je n'y attachais pas beaucoup d'importance. Mais maintenant je les veux, tu m'entends? » Gaétan semblait stupéfait. « Comment, tu les y as mis? Mais pourquoi? Où les avais-tu trouvés ? — Je t'expliquerai cela plus tard, Gaétan. Pour le moment, il faut seulement que tu me les rendes. — Je veux bien, moi, si tu y tiens tant. Mais comment faire, puisque je les ai donnés à maman? — Fais comme tu voudras; moi, je ne peux te dire qu'une chose : si tu ne me les rends pas immédiatement— dès demain—, je te jure, tu entends, je te jure que je ne te reverrai de ma vie! — Tu ne ferais pas cela, Liselotte? s'écria Gaétan. — Je le ferais comme je te le dis. Il se trouve que ces papiers ont une grande importance pour moi; je te promets de te l'expliquer plus tard, si tu fais ce que je te demande. Mais il faut que tu me rendes ces papiers avant que ta mère les ait montrés à personne. » Gaétan arrêta la voiture au bord du trottoir. Il était si embarrassé qu'il se rangea sans même faire de bruit. « C'est que,., je ne sais pas comment faire..., murmura-t-il en se grattant l'oreille. C'est vraiment tellement, tellement important?»

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Liselotte ne répondit pas; elle le regardait, les bras croisés, dans une attitude menaçante. « Tu me mets dans une drôle de situation..., grogna Gaétan. C'est que maman ne sera pas là demain; elle va chez les Blaisot; Isabelle et moi déjeunons chez grand-père. Elle veut leur montrer ces papiers; je pense donc qu'elle les emportera. Il faudra que j'attende lundi matin; comme je me lève toujours avant elle, j'irai dans le boudoir et je les prendrai. Mais que dirai-je quand elle s'en apercevra? — Tu ne diras rien pour le moment. Tu lui avoueras la vérité quand je te la dirai moi-même, c'est-à-dire (elle calcula mentalement la date des examens d'Alain) c'est-à-dire environ dans un mois. » Gaétan réfléchissait. « Après tout, dit-il, elle ne s'en apercevra peut-être pas tout de suite... Si je suis dans l'embarras, tu me donneras une idée, Liselotte, toi qui en as tant? — Tout ce que tu voudras, à condition, que j'aie les papiers. » Gaétan remit la voiture en marche. « Eh bien, murmura-t-il, si je me doutais de tout cela! Moi, j'étais ravi quand maman m'a dit qu'on pourrait peut-être tirer un bénéfice de ces paperasses. Je me disais : ce vieux fou d'oncle Albert va donc enfin servir à quelque chose... Si j'avais pensé que ça te lasse un effet pareil! Tu as l'intention de les utiliser toimême, je suppose? — C'est un peu cela », dit Liselotte. Gaétan se méprit sur le sens de ses paroles. « Si c'est toi qui dois en profiter, dit-il, je suis d'accord. Je te les apporterai, tes papiers, Liselotte. Mais tu seras gentille ? Tu viendras au tennis avec moi ? — Tu n'es donc pas capable de me les donner seulement pour me faire plaisir? dit-elle avec un peu de mépris. (Ce n'était pas Jean-Loup, pensait-elle, qui lui aurait proposé ce marchandage!) 114

— Ce n'est pas cela, dit Gaétan. Mais j'ai parlé de toi à mes amis; ils ont envie de faire ta connaissance. Ce sont des gens très bien, tu verras. — Je ne suis pas sûre de les trouver très bien, moi! — Mais tu viendras, dis? » insista-t-il. . Peut-être parce qu'elle venait de le comparer à Jean-Loup, elle éprouva soudain pour Gaétan un mouvement de pitié. Ce n'était pas sa faute, après tout, s'il avait été mal élevé, si personne ne lui avait fait comprendre la valeur du travail et du désintéressement... a Je t'ai déjà promis de venir un peu plus tard, quand j'en aurai le temps », dit-elle radoucie. Ils arrivaient devant chez Liselotte. Gaétan la fit descendre de voiture. « Alors, lundi, à la sortie du lycée? Je peux compter sur toi? — Bien sûr », fit-il vexé.

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Liselotte entra dans sa chambre sur la pointe des pieds afin de n'éveiller personne. Les événements de la soirée tourbillonnaient dans sa tête comme des oiseaux affolés. . Le bon et le mauvais se mélangeaient; il y avait tante Emmy et les papiers, mais il y avait Jean-Loup... Il lui semblait que dans un monde où peuvent arriver de tels miracles, même les pires ennuis doivent finir par s'arranger. a La journée de demain sera longue, se disait-elle. Mais lundi à midi j'aurai les papiers; je les mettrai en sûreté. Je chercherai une explication pour tante Emmy, je trouverai bien quelque chose. Et à cinq heures... » Ce fut en rêvant à ce rendez-vous merveilleux qu'elle s'endormit enfin, le sourire aux lèvres.

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CHAPITRE IX GAÉTAN FAIT CE QU'IL PEUT LISELOTTE prévoyait que la journée du dimanche serait pénible. Heureusement pour elle, elle s'éveilla tard; sa mère avait recommandé de ne pas la déranger pour qu'elle eût son compte de sommeil. Naturellement, à déjeuner, on l'interrogea sur la surprisepartie. Chacun s'y intéressait de façon différente, à en juger par les questions que chacun posait. « As-tu passé une bonne soirée? demanda Mme Prunier. — Oh! merveilleuse! dit Liselotte. — Il y avait de belles robes? questionna Claire. Celle d'Anne-Marie était comment? Et celle d'Yvonne? Pas aussi jolies que la tienne, je parie!

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— Elles étaient très bien toutes les deux, l'une en bleu, l'autre en blanc. — Mais toi, tu étais encore mieux? — On ne passe pas son temps à faire des comparaisons de ce genre, dit sa mère. Ce serait le plus sûr moyen de ne jamais s'amuser nulle part. — La Triumph marchait bien? demanda Joël. — Trop bien, j'en ai peur, dit Mme Prunier. En vous voyant partir, j'avoue que j'étais un peu inquiète. J'ai l'impression que Gaétan conduit très vite. — Il conduit surtout assez mal, avoua Liselotte. Chaque fois qu'il accélérait, j'avais presque mal au cœur, tant c'était brutal. — Papa ne conduit pas comme ça! s'écria Claire. — J'espère que non, dit M. Prunier en riant. C'est à vous de juger, d'ailleurs, puisque vous êtes généralement mes passagers. — Est-ce qu'au moins Gaétan danse convenablement? » demanda Joël à-Liselotte. Celle-ci fit la grimace. « Ce n'est pas tellement parce qu'il est gros, dit-elle, mais on dirait qu'il n'entend pas la musique... — Je me doutais bien qu'il n'était pas musicien! déclara Claire avec autorité. — J'espère bien que Jean-Loup t'a fait danser? demanda Alain à sa sœur. — Oh! oui », dit-elle, tandis que ses joues s'empourpraient au souvenir de la crise de larmes qui avait marqué leur première danse. Elle était sûre que Jean-Loup n'en parlerait pas — non, pas même à Alain! — mais pour elle la mémoire de l'incident resterait cuisante longtemps encore. « Est-ce qu'il danse bien, lui? demanda Claire. — Nous nous accordions parfaitement », répondit Liselotte. On l'interrogea ensuite sur les amis qu'elle avait retrouvés, sur l'orchestre, sur le buffet. Ce dernier point intéressait tout particulièrement sa cadette.

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« Il y avait beaucoup de gâteaux? insistait Claire. Des gros, ou seulement de tout petits? — De toutes les tailles, dit Liselotte, et des sandwiches de dix espèces différentes, et des glaces... — Oh! des glaces! soupira Claire. Quel dommage que tu n'aies pas pu m'en rapporter!... » L'après-midi, tandis qu'Alain se remettait au travail, le reste de la famille alla faire un tour au Bois. Claire était désolée de penser qu'elle ne pourrait pas voir Isabelle, celle-ci passant la journée chez son grand-père, mais M. Prunier proposa d'entrer au Jardin d'acclimatation, et du coup elle oublia sa cousine. Une fois au jardin, elle demanda à monter sur les montagnes russes; son père, ne voulant pas l'y laisser aller sans une grande personne, l'y accompagna avec Joël. Liselotte se trouva seule avec sa mère. « Maman, demanda-t-elle, tu veux bien que j'aille prendre une glace avec Jean-Loup Granval demain, en sortant du lycée? LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE

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— Je veux bien, à condition que tu rentres à temps pour finir ton travail du soir. — Naturellement! Je n'ai accepté qu'à cette condition! Je serai là au plus tard à six heures et demie. » Devant l'air sérieux de Liselotte, Mme Prunier ne put s'empêcher de sourire. « Je vois que vous vous êtes bien entendus, Jean-Loup et toi, dit-elle. — Très bien. C'est un garçon formidable, tu sais! Jamais je n'avais eu l'occasion de parler aussi longtemps avec lui; je pensais que ma conversation ne l'intéressait pas. — Pourquoi cela, Liselotte? - D'abord il est beaucoup plus âgé que moi: presque quatre ans, pense donc! Et puis il est si fort, il sait tellement de choses...» Mme Prunier sourit de nouveau de cet enthousiasme débordant. « Je suis contente de te voir ainsi, Liselotte; depuis plusieurs jours j'avais l'impression que tu n'étais pas en train, que quelque chose te tourmentait. Est-ce que je me trompais? » Liselotte hésita. On pouvait inventer des histoires pour Gaétan, pour tante Emmy... Mais pour sa mère, c'était autre chose! Jamais Liselotte n'avait rien dit à ses parents qui ne fût la stricte vérité. Il lui semblait que, même si elle l'avait voulu, sa langue se fût refusée à leur mentir. « Non, maman, dit-elle franchement, tu ne te trompais pas. — Et ce souci... c'est fini maintenant? » Liselotte secoua la tête. « Ce n'est pas fini, mais je pense que cela va s'arranger. Ne m'en veux pas, maman, mais je préfère ne pas t'en parler tout de suite. Je te le dirai plus tard, je te le promets. — Je n'ai jamais cherché à forcer vos confidences, à toi ni à tes frères. Si c'est une chose pour laquelle je puis t'aider, dis-lamoi; sinon, n'en parle pas si tu n'en as pas envie.

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— En tout cas, tu sais que ce n'est pas quelque chose de mal, n'est-ce pas? — J'en suis sûre », dit Mme Prunier en regardant affectueusement sa fille aînée. Liselotte se sentit tout heureuse. Cette fois encore elle pensa à Gaétan : « S'il avait maman au lieu de tante Emmy, il ne serait pas ce qu'il est! » pensa-t-elle. Son père revenait des montagnes russes avec Claire et Joël. La petite fille accourut la première, sautant et gambadant. « C'était sensationnel! déclara-t-elle. Même papa avait peur, et Joël aussi. — Heureusement, nous avions Claire pour nous rassurer! » railla son frère. En regagnant la maison, Liselotte rentra dans sa chambre et se mit au travail. Elle avait deux problèmes à résoudre pour le mercredi; l'algèbre n'était pas son fort et la recherche des solutions l'absorba jusqu'au dîner. a Demain matin... », pensa-t-elle en se couchant. Le lendemain lui parut long à venir, car elle ne dormit guère. Arrivée au lycée un peu avant l'heure, elle trouva Yvonne et AnneMarie au milieu d'un groupe animé, en train de commenter la surprise-partie du samedi. « Ah! voici Liselotte! s'écria Yvonne. Nous disions à AnneMarie que sa surprise-partie était un succès, un grand succès! Tu es de notre avis, j'en suis sûre. — J'ai déjà dit à Anne-Marie ce que j'en pensais. Jamais je ne me suis autant amusée. — Tu étais très absorbée, à ce que j'ai vu », commença une camarade. Yvonne intervint avec fougue. « Vous n'allez pas recommencer à la taquiner, j'espère! Nous ne l'avons que trop fait samedi; nous ne nous rendions pas compte à quel point son cousin pouvait l'exaspérer. Car il

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est ennuyeux, Liselotte, il faut bien le dire. J'ai dansé deux fois avec lui, pas moyen de lui arracher un mot! — En dansant, il ne parle pas, c'est vrai, dit une autre, mais au buffet il a trouvé moyen de me dire toutes sortes de choses sur son club et les gens « bien », comme il dit, qui en font partie... — Tout cela est ma faute, dit Anne-Marie. Quand je l'ai rencontré avec toi, Liselotte, je n'ai vu que l'occasion d'avoir un danseur de plus. J'aurais dû penser que si tu avais envie de l'inviter, tu ne m'aurais pas attendue pour le faire. » Pendant un moment les amies parlèrent de Gaétan : Dieu sait que, quand les filles commencent à juger les garçons, elles le font sans ménagements; leur sévérité n'a d'égale que celle des garçons qui ' parlent des filles ! Elles convinrent pourtant que Gaétan n'était peut-être pas méchant; on lui aurait même pardonné son obésité; ce qu'on lui reprochait, c'était son snobisme et son manque d'intérêt pour toutes les choses passionnantes de la vie. De Gaétan elles passèrent aux autres : Bernard et son uniforme, puis Jean-Loup Granval. Là, les avis furent unanimes : c'était un garçon exceptionnel! Tout ce qu'on disait de lui réjouissait Liselotte, mais elle n'osa pas parler de son invitation, de peur de se troubler devant ses amies. La cloche mit fin aux bavardages. Inutile de dire que ceux-ci reprirent de plus belle à la sortie, mais Liselotte n'y participait plus. Sitôt le cours fini, elle s'était échappée pour retrouver Gaétan, qui devait l'attendre au coin de l'avenue. Dès qu'elle l'aperçut, elle éprouva un soulagement : il avait sous le bras un paquet enveloppé de papier brun qui contenait sans doute ce qu'elle attendait. Elle s'élança au-devant de lui, sûre d'avance que ses soucis touchaient à leur fin. Mais Gaétan avait l'air soucieux^ « Tu ne vas pas être contente, Liselotte, dit-il. Ça n'a pas marché comme je le voulais. - Comment ça? Est-ce que ce ne sont pas... », demanda-telle en désignant le paquet.

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- Comment ça? Est-ce que ce ne sont pas... », demanda-telle en désignant le paquet. Gaétan secoua la tête. « Ce sont les notes d'oncle Albert. Mais le cahier n'y est pas.» Liselotte sentit son cœur se glacer. « Tu ne l'as pas trouvé? demanda-1-elle. - Ce n'est pas cela, je sais très bien où il est, mais... — Mais quoi? Parle! Parle donc! - Écoute, je vais te raconter. Hier soir, maman est rentrée assez tard; Isabelle était déjà couchée, mais nous avons parlé tous les deux. Maman m'a raconté qu'elle avait montré tous les papiers à un monsieur que connaissent ses amis Blaisot, tu sais ? — Je sais, oui. Et alors? - Alors, ce monsieur a dit que ces papiers avaient un intérêt extraordinaire, c'est le mot qu'elle m'a répété! Pas

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tellement les notes, qui sont assez confuses, mais tout ce qu'elles contiennent est dans le cahier, avec encore beaucoup d'autres choses. Il lui a donc rendu ce paquet, que j'ai pris ce matin dans le secrétaire, comme je te l'avais dit. Mais il a gardé le cahier. — Il a gardé le cahier! s'écria Liselotte. Mais de quel droit? Que veut-il en faire? » Gaétan avala sa salive. « Tu comprends, dit-il, ce monsieur est le directeur d'une revue. Il a l'intention d'y faire paraître un grand article pour exposer la découverte d'oncle Albert. » Liselotte était pâle de terreur et de colère. « Mais il n'a pas le droit! s'écria-t-elle. Il faut le poursuivre, lui reprendre le cahier... — Comment veux-tu, puisque c'est maman elle-même qui le lui a donné? Et il y rient, tu sais! Il dit que, si un savant se donne la peine de réaliser ces expériences, ce sera aussi fort que la pénicilline... — C'est justement pour cela qu'il faut l'en empêcher! s'écria Liselotte avec violence. Comment s'appelle ce monsieur? Quelle est sa revue? — Il s'appelle M. Lemaire. Pour la revue, je ne me souviens pas du nom... Mais, si tu as l'intention d'aller le voir, tu ne le trouveras pas : il est parti ce matin pour Francfort. — Avec le cahier? — Non, il ne l'a sûrement pas emporté. Il trouvait cette découverte si intéressante qu'il a préparé lui-même samedi soir l'article destiné à sa revue. Il a dit à maman que cela ne lui avait pas donné beaucoup de mal : beaucoup de passages du cahier pouvaient être imprimés tels quels. Et comme la revue paraît au début de la semaine... — De la semaine! Pas de cette semaine-ci, j'espère? — Mais si : il tient à mettre son article dans le prochain numéro. C'est pour cela qu'il n'avait pas de temps à perdre. » Liselotte se tut un instant. Fille de journaliste, elle

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entendait constamment parler de magazines et de revues. Elle savait que les textes d'un journal sont préparés à la rédaction, puis envoyés à l'imprimerie. Mais le temps nécessaire pour imprimer un journal varie selon les cas; si la revue de M. Lemaire devait sortit en début de semaine, il était possible que les textes fussent à l'imprimerie depuis le samedi; il était possible aussi qu'ils n'eussent pas été envoyés encore. « On n'y peut plus rien, tu vois, Liselotte, dit la voix piteuse de Gaétan. Il vaut mieux ne plus y penser. Ce n'est peut-être pas si important, après tout... » Liselotte ne l'écoutait pas. « Peux-tu me donner le nom et l'adresse de cette revue? demanda-1-elle tout à coup. — L'adresse de... Mais puisque je te dis que M. Lemaire n'est pas ici; il devait prendre l'avion à neuf heures, il l'a dit à maman... — Je me passerai de M. Lemaire. Donne-moi seulement le nom de la revue. — Mais je t'ai dit que je ne me le rappelais pas. Je l'ai entendu souvent, mais cela m'intéressait si peu... Revue des Sciences... Revue des Savants... quelque chose comme cela... — Ce n'est pas La Revue scientifique? — Peut-être bien. Tu la connais donc? » Liselotte se souvenait de ce qu'en avait dit son père : une revue peu estimable malgré son titre sérieux. A l'idée qu'il s'agissait peut-être de celle-là, elle frissonna. « Peux-tu trouver le renseignement chez toi et me le donner par téléphone? — Te donner le... Oh! bien sûr, je n'ai qu'à demandera maman! Tu veux le nom et l'adresse? — Donne-moi seulement le nom; l'adresse, je suis capable de la chercher moi-même dans l'annuaire. Téléphone-moi pendant le déjeuner; il faut que je parte pour le lycée à deux heures. Et pas un mot à personne, n'est-ce pas? » 125

Gaétan avait l'air excédé. « Bon, c'est entendu, je te téléphonerai. Mais ça a l'air de te tourmenter joliment, cette affaire! Si tu tenais tant à ce cahier, je me demande pourquoi tu l'as laissé dans l'armoire. » « C'est la première réflexion sensée qu'il me lait! » pensa Liselotte à part elle. Mais tout haut elle dit simplement : « C'est trop compliqué : tu ne comprendrais pas... » Gaétan pensait déjà à autre chose. Dis donc, Liselotte, tu ne m'as même pas reparlé de la Triumph. Elle est bien, n'est-ce pas? Ça ne te dirait rien, à toi, d'avoir une voiture pareille? » Impossible de fixer son attention... Pourvu au moins qu'il n'oubliât pas de téléphoner ce nom à Liselotte! L'après-midi elle verrait Jean-Loup et lui demanderait conseil. Au déjeuner, elle fut incapable d'avaler une bouchée; sa gorge était si sèche qu'elle arrivait à peine à articuler quelques mots. « Tu ne manges rien, Liselotte! dit sa mère. Est-ce que tu ne te sens pas bien? — Si, si, seulement je n'ai pas faim. J'aime mieux ne pas me forcer; j'ai l'impression que cela ne passerait pas. — Eh bien, laisse ta viande, mais prends au moins un peu de purée et quelques feuilles de salade. — Non, merci, je t'en prie, je ne pourrais pas. » Mme Prunier la regarda avec inquiétude. Quel pouvait être ce souci dont Liselotte lui avait demandé de ne pas parler encore? C'était cela, sûrement, qui la tourmentait... Pour qu'elle en perdît l'appétit, il fallait que ce fût une chose sérieuse — ou du moins que Liselotte la jugeât telle. Les jeunes ont tendance à exagérer... « Si tu ne veux rien manger, je vais te faire faire une tasse de tisane très sucrée; cela te soutiendra au moins un peu. « Le téléphone sonna; Liselotte tressaillit. Comme de coutume, Joël se leva pour répondre. « Pour toi, papa », dit-il en venant reprendre sa place.

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M. Prunier sortit, tandis que Liselotte se laissait retomber sur sa chaise. «Tu pensais que c'était pour toi? demanda Claire à sa sœur. — Pourquoi dis-tu cela? — Parce que je l'ai bien vu! » dit la petite. M. Prunier revint s'asseoir. Le déjeuner s'avançait, et le téléphone ne sonnait plus. « II a oublié! » pensa Liselotte. Si Gaétan ne lui téléphonait pas, comment découvrirait-elle le nom de cette revue? Des journaux scientifiques, il y en avait des dizaines! Jean-Loup pourrait l'aider peut-être... Mais non; elle savait bien que même Jean-Loup n'y pourrait rien... On passa dans le bureau pour le café. Après avoir apporté le plateau, Pilar posa devant Liselotte un grand bol de tisane. Avec peine, elle en avala quelques gorgées. «Je me demande si je te laisse aller au lycée, dit Mme Prunier. Tu as vraiment l'air souffrante, ma pauvre petite. — Mais non, maman, je t'assure. Cela arrive à tout le monde de ne pas avoir faim. » Alain était déjà parti. Joël le suivit, puis M. Prunier, à son tour, se dirigea vers le vestibule. « II ne téléphonera pas ! » pensait Liselotte. A ce moment la sonnerie retentit. « C'est moi qui réponds ! c'est moi ! » cria Claire. Liselotte s'élança pour arriver avant elle; un instant elles se disputèrent l'appareil. Enfin Liselotte eut le dessus. Comme Claire saisissait le second écouteur, elle le lui ôta vivement des mains. « Tu m'as fait mal ! protesta la petite. — Liselotte? » dit une voix au bout du fil. Cette fois, c'était Gaétan! « C'est moi, dit-elle vivement. Alors? — Alors, c'est bien La Revue avenue Niel. — Bien, merci.

scientifique,

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— A bientôt, n'est-ce pas, Liselotte? — A bientôt. » Elle raccrocha. A côté d'elle, Claire trépignait toujours. « Pourquoi n'as-tu pas voulu me laisser prendre l'écouteur? demanda-t-elle. — Parce que cela ne se fait pas; c'est très impoli. — Qui est-ce qui te téléphonait? — On ne demande pas cela non plus. — Je suis sûre que c'était un garçon! » jeta Claire en s'éloignant furieuse. Avant de sortir, Liselotte regarda dans l'annuaire le numéro de La Revue scientifique et le nota sur la couverture d'un cahier. Elle n'avait pas le temps de téléphoner maintenant, mais au sortir du lycée, avant d'aller retrouver Jean-Loup, elle appellerait la rédaction de la revue. Si on lui disait que les articles n'étaient pas partis, il y avait encore un espoir...

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CHAPITRE X A LA POURSUITE D'UN ARTICLE ALLÔ... La Revue scientifique? — C'est ici; oui, madame. » On prenait Liselotte au sérieux, c'était déjà quelque chose. « Voulez-vous me passer la rédaction? demanda-t-elle en s'efforçant de donner de la gravité à sa voix. — La rédaction? Ah! mais je crois qu'il n'y a personne. Vous comprenez, madame, c'est le jour où les textes partent pour l'imprimerie; tout est fini pour la soirée; le rédacteur ne reviendra que demain. — Ah! les textes sont déjà partis? — Non, pas encore; ils sont prêts; mais la camionnette

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ne passe guère avant cinq heures, quelquefois six. C'est pour quelque chose d'important? » Liselotte avait préparé son histoire. « Oui, c'est ennuyeux... Vous comprenez, je suis la secrétaire d'un journaliste qui a fait un article pour la revue. Et il se trouve qu'il s'y est glissé une erreur; il voudrait revoir l'article avant de l'envoyer à l'imprimerie. — Comment s'appelle-t-il, votre patron? — Raymond Prunier. — Raymond Prunier, je connais ça, dit la voix. Je ne savais pas qu'il travaillait pour la revue. Mais je ne sais pas tout, quoique je sache beaucoup de choses. Moi, voyez-vous, je suis le concierge. — Alors, dit Liselotte, vous pourriez peut-être m'introduire à la rédaction; je chercherai moi-même mon article. — Votre patron ne pourrait pas venir le rectifier sur place? Ce serait de beaucoup le plus facile. Je monterai làhaut avec lui... Parce que, vous laisser emporter des papiers, ça, je ne peux pas le faire sans en avoir reçu l'ordre. — C'est contrariant, dit Liselotte, mon patron est absent, justement... Mais, après tout, je peux le faire moi-même », ditelle, songeant tout à coup que le plus important était d'avoir l'article entre les mains. Peut-être, une lois là-bas, arriverait-elle à fléchir le concierge et à emporter ce qu'elle désirait. « Eh bien, dit-il, c'est entendu. Mais dépêchez-vous pour arriver avant la camionnette. Je veux bien rendre service, moi, mais je ne peux pas empêcher le journal de partir pour l'imprimerie. » Liselotte raccrocha. Devant elle, la pendule du bureau de poste marquait l'heure : cinq heures moins le quart. Et à cinq heures elle avait rendez-vous au Dauphin avec Jean-Loup... « Il faut que je le prévienne! » se dit-elle. Fébrilement, elle composa le numéro des Granval. Ce fut une dame qui lui répondit. 130

« Excusez-moi, madame, pourrais-je parler à Jean-Loup, s'il vous plaît? — Jean-Loup n'est pas ici, mademoiselle. Il ne rentrera pas avant six heures et demie ou sept heures. Est-ce que je puis lui faire une commission? » C'était sa mère, évidemment. Elle avait une voix très douce, qui donnait envie de la connaître. « Merci..., balbutia Liselotte. Je... je le rappellerai. — Voulez-vous me laisser votre nom? Il vous rappellera luimême. — Non, merci, ce n'est pas la peine... Merci beaucoup, madame, excusez-moi... » II restait une chance : appeler le Dauphin et demander qu'on prévînt Jean-Loup dès qu'il arriverait. Elle avait vu, quelquefois, au restaurant, un garçon se promener avec une ardoise portant le nom d'une personne qu'on demandait au téléphone. Elle lui ferait dire qu'elle ne pouvait pas venir, qu'il était arrivé quelque chose de grave, qu'elle lui expliquerait... Elle forma le numéro, mais la ligne était occupée. La pendule, inexorable, marquait cinq heures moins dix. Si la camionnette pouvait venir à cinq heures, il n'y avait pas une minute à perdre. Mais Jean-Loup... Jean-Loup qui attendrait pour rien, qui devrait repartir sans l'avoir vue, croyant qu'elle manquait leur rendez-vous par indifférence ou par oubli? Il ne l'inviterait plus jamais, c'était certain. Avant presque d'avoir commencé, leur amitié était finie pour toujours... Un instant, Liselotte faillit tout abandonner, renoncer à reprendre l'article. Mais elle songea à Alain, à tout ce que cet article représentait pour lui. Elle ne pouvait pas, non, elle ne pouvait pas faire cela! Jean-Loup lui-même, s'il avait su, lui aurait dit qu'elle devait tout tenter. Elle ne devait pas penser à son plaisir à elle, mais à son frère, à lui seul. Elle sortit de la poste; un taxi passait, elle l'appela.

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Déjà elle ne songeait plus qu'à une chose : arriverait-elle à temps? Elle s'aperçut dans la vitre du taxi : pour le rôle qu'elle voulait jouer, elle avait vraiment l'air bien jeune! Elle se rappela qu'un jour, comme elle s'était relevé les cheveux, Claire lui avait dit qu'elle paraissait vingt ans. Fébrilement, elle chercha dans son sac, y trouva quelques épingles qu'elle avait prises chez le coiffeur avant la surprise-partie. « Ça peut servir pour se déguiser », avaitelle pensé. Elle ne se doutait pas alors qu'elle aurait si tôt besoin de se déguiser pour de vrai... Le taxi avançait avec une lenteur désespérante. C'était la mauvaise heure, celle des embouteillages qui n'en finissent plus. Liselotte, sur sa banquette, se tordait les mains. Elle aperçut une pendule au passage : cinq heures dix. Si la camionnette était passée à l'heure, tout était perdu. Il était plus du quart quand le taxi stoppa devant la revue. Liselotte tendit dix francs; le chauffeur, sans se presser, tira son

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portefeuille pour chercher la monnaie. Une camionnette était arrêtée en deuxième position devant l'immeuble; Liselotte se demanda si c'était celle de l'imprimerie. Elle ne portait pas d'autre indication que deux lettres entrelacées : B. F. Mais le numéro était un numéro de Seine-et-Oise; ce n'était donc sans doute pas celle qu'elle guettait. Liselotte se précipita dans la maison. Une plaque indiquait que La Revue scientifique se trouvait au second étage. Mais c'était au concierge qu'elle avait d'abord affaire. Elle entra dans la loge; il n'y avait là qu'une grosse femme d'aspect bourru. « Excusez-moi, madame, est-ce que je ' pourrais voir le concierge? — La concierge, c'est moi, dit la grosse femme. Qu'est-ce que vous désirez ? — Mais j'avais parlé, au téléphone, à un homme; c'était lui que je devais revoir... — Eh bien, il n'est pas là pour le moment; je suis seule dans la loge, comme vous voyez. Il s'agissait de quoi? — C'était pour un article de La Revue scientifique; je devais faire quelques corrections... — Vous arrivez un peu tard, il me semble. L'imprimerie doit passer à cinq heures. — Est-ce qu'elle est passée? demanda Liselotte. — Ma foi, je n'en sais rien, je ne suis ici que depuis cinq minutes. Mon mari m'a dit qu'il sortait un moment; il est sûrement allé boire un verre, peut-être avec le chauffeur de l'imprimerie. — Mais vous ne savez pas si on à déjà pris les papiers? — Comment voulez-vous que je le sache? Si vous croyez qu'ils me disent tout ce qu'ils font! Même quand mon mari devrait me tenir au courant, il aime mieux aller boire un coup, bien sûr! Les hommes sont tous les mêmes; ils se figurent que les femmes ne sont bonnes à rien. Et pourtant... » Elle semblait prête à exposer toute sa philosophie de la

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vie conjugale. Liselotte profita de ce qu'elle reprenait son souffle pour placer un mot : « Alors, madame, que dois-je faire? — Attendez, je vais voir s'il est au café du coin; il se tient toujours au comptoir pour que je puisse l'appeler s'il le faut. » Elles sortirent dans la rue; Liselotte remarqua que la camionnette n'était plus là. « Tenez, c'est lui! dit la grosse femme. Il m'a vue, il va venir... Oh! pas avant d'avoir fini son verre, bien sûr! Ces choseslà, pour eux, c'est sacré... La terre pourrait crouler qu'il n'en laisserait pas une goutte... » Le concierge arriva enfin; contrairement à sa femme, il était long, maigre et jovial. « Ah! c'est la petite qui m'avait téléphoné! Dites donc, vous êtes déjà secrétaire, à votre âge? Eh bien, nous allons monter voir s'il y a moyen de remettre la main sur votre article; je guetterai la camionnette par la fenêtre pendant que vous ferez vos corrections. — Elle n'est pas passée, alors? demanda Liselotte, sentant renaître son espoir. — Vous ne voudriez pas qu'elle passe sans que je la voie! C'est que j'ai une responsabilité, moi, vous savez! » Ils montèrent au second et le concierge ouvrit la porte. « Voilà, c'est par ici... Le lundi il n'y a personne; la secrétaire s'en va dès qu'elle a fini les paquets. — Mais j'entends du bruit? dit Liselotte. — Ce n'est rien, c'est la femme de ménage qui fait les bureaux. Une femme de ménage, ça ne compte pas... Surtout celle-là! » ajouta-t-il sur un ton qui montrait que la femme de ménage n'était pas dans les bonnes grâces de la loge. Il ouvrit une autre porte et fit pénétrer Liselotte dans une grande pièce où se trouvaient plusieurs tables couvertes de paperasses et de journaux. « C'est la rédaction, déclara-t-il. Mais vous connaissez peut-être déjà, si votre patron travaille pour la maison?

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— Non, je ne suis jamais venue. Où pensez-vous que se trouve mon article? — Dans les paquets préparés pour l'imprimerie, qui sont sur la grande table du fond. On met les doubles ici, sur la petite table. Mais les doubles, ça ne vous intéresse pas; il faut que vous fassiez vos corrections sur le bon texte, celui qui va aux imprimeurs. — Bien sûr », dit Liselotte. Le concierge se dirigea vers le fond de là salle, mais s'immobilisa, comme pétrifié, en constatant que la grande table était vide. « Qu'est-ce que ça veut dire? grommela-t-il. Il y avait deux paquets, je les ai vus moi-même à quatre heures, quand la secrétaire est partie... Deux gros paquets enveloppés de papier brun et ficelés, avec « revue scientifique » écrit en gros au crayon rouge... Ça, c'est trop fort! » Liselotte s'avança timidement. « Vous êtes bien sûr qu'ils

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étaient là? demanda-1-elle. La secrétaire ne peut pas les avoir mis ailleurs ? » Le concierge se redressa de toute sa hauteur. « Ailleurs! ricana-t-il. Ma petite demoiselle, il y a dix-huit ans que je suis dans la maison; je connais les affaires de la revue peut-être mieux que le directeur lui-même. Eh bien, je peux vous dire que jamais — vous m'entendez, jamais! — on n'a mis les paquets ailleurs que sur cette table! — Mais alors que sont-ils devenus? — Nous allons le savoir... Et si c'est ce que je pense, l'affaire ira loin, je vous en avertis! » Il se dirigea vers la porte du fond et appela : « Madame Ernestine! » Des savates traînèrent sur le parquet; quelques instants plus tard la porte s'ouvrit et une femme enveloppée d'un grand tablier, un balai à la main, parut sur le seuil. « C'est moi que vous demandez, monsieur Jules? — J'ai dit votre nom, il me semble? A moins que vous n'en ayez changé depuis hier... — Je n'ai pas l'habitude que ce soit vous qui me donniez des ordres. Et rien ne m'oblige à venir quand vous m'appelez. — Ah! rien ne vous oblige? Eh bien, nous allons voir! Pour commencer, savez-vous ce que sont devenus les deux paquets qui étaient sur cette table? » Mme Ernestine s'appuya sur son balai et le regarda d'un air goguenard. « Bien sûr que je le sais ! Je suis ici depuis quatre heures. Je travaille, moi! Je ne vais pas au café comme certaines personnes que je connais. — Vous le savez? Eh bien, vous allez me faire le plaisir de me le dire ! — Je vous le dirai parce que je veux bien, pas parce que vous me le demandez. Les paquets sont là où ils doivent être : dans la camionnette de l'imprimerie.

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— Qui les y a mis, s'il vous plaît? » Elle haussa les épaules. « Le chauffeur, naturellement. Qui voulez-vous que ce soit? — Et qui les a donnés au chauffeur? — Vous croyez qu'il n'est pas assez grand pour les prendre tout seul ? — Je veux dire : qui lui a permis de les prendre? qui lui a ouvert la porte de ce bureau? Attention, madame Ernestine : vous étiez seule à la revue, ne l'oubliez pas ! — Je ne risque pas de l'oublier : pour une fois que j'étais tranquille! C'est moi qui ai ouvert au chauffeur, bien entendu. Il fallait bien, puisqu'il n'y avait personne d'autre. — Alors vous considérez que c'est votre travail de remettre des textes au chauffeur de l'imprimerie? — Je ne considère rien du tout. Je sais que ce pauvre gars ne vous a pas trouvé en bas : inutile de demander où vous étiez, n'est-ce pas? Il est monté; il était pressé parce qu'il

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doit encore passer dans deux ou trois revues avant de repartir; il m'a demandé les paquets et je les lui ai donnés; voilà! — Vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait, madame Ernestine? » Sans répondre elle haussa de nouveau les épaules et s'éloigna, traînant son balai. Le concierge la poursuivit, l'invectivant de plus belle. Liselotte, restée seule au milieu de la salle, réfléchissait. Les papiers étaient partis : elle ne les aurait plus maintenant, qu'en allant à l'imprimerie. Ce n'était pas impossible : son père, quelquefois, allait corriger des épreuves « au marbre », comme il disait, c'est-à-dire au moment où on les mettait sous presse. Tout à coup ses yeux tombèrent sur la petite table où le concierge avait dit qu'on rangeait les «doubles». Elle s'en approcha vivement et fouilla les chemises de diverses couleurs qui s'y empilaient. Dans l'une d'elles se trouvait le cahier d'Alain, avec deux doubles de l'article que M. Lemaire avait intitulé : Vers la guérison de la polio ? Elle prit le tout et le fourra dans sa serviette. Il était temps : le concierge revenait, l'air enchanté. « Je lui ai rivé son clou : si vous m'aviez entendu! Je lui ai dit : si vous voulez continuer à travailler ici, ma petite, il faut apprendre à respecter les personnes respectables! Elle n'a rien trouvé à me répondre... Ah! c'est que, si elle continue, elle ne tardera pas à prendre la porte, je vous le garantis! » Tout à coup il parut se souvenir de ce que lui avait demandé Liselotte. « C'est ennuyeux, pour votre article... Comment allez-vous faire, maintenant? — Je pourrais peut-être aller à l'imprimerie, si vous me dites où elle est. — Aller chez Blondy! Mais c'est hors de Paris! à Bray, à presque trente kilomètres! Votre patron a peut-être une voiture ?

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Il était temps, Le concierge revenait, l'air enchanté.

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Et encore, attendez, le chauffeur n'y va pas directement; après nous il passe encore à Images, boulevard Saint-Germain, puis aux Lettres nouvelles, rue de Cléry. Il fait toujours son tour dans le même sens; cela lui gagne du temps. Mais pour peu qu'on le fasse attendre, il ne sera pas à Bray avant sept heures et demie ou huit heures ! » Liselotte baissa la tête. Comment aller à Bray dans la soirée? c'était impossible... Même s'il y avait un train, même si elle prévenait ses parents pour qu'ils ne s'inquiètent pas, que dirait-elle en arrivant à l'imprimerie? On lui rendrait peut-être son texte pour le corriger, mais on ne la laisserait pas partir avec ! Tout était perdu — définitivement perdu en ce qui la concernait, elle. Son père, peut-être, pourrait s'opposer à la publication de l'article... Mais de toute façon elle ne pouvait pas en parler, même à son père, avant d'avoir tout dit à Alain ! Oui, c'était là ce qu'il fallait faire... aller trouver Alain, lui dire le danger que courait sa découverte. Elle qui aurait tant voulu éviter ce souci à son frère, mettre le cahier en sûreté sans qu'il se doutât de rien! Mais elle n'avait plus le choix; elle devait se concerter avec lui pour prévenir leur père et agir s'il en était encore temps. Et si Alain lui reprochait d'avoir attendu jusque-là, de ne pas l'avoir averti dès le départ de l'armoire? Elle qui avait cru si bien faire ! Elle repartit en hâte : son frère devait être rentré maintenant. Elle sauta dans un autobus, qui la rapprochait de la maison, et resta sur la plate-forme pour gagner du temps. En approchant du Dauphin, elle sentit son cœur se serrer. Comment oserait-elle revoir Jean-Loup, quand elle était si coupable à son égard? Certainement il la détestait : il la jugeait comme une fille mal élevée, sans cœur, sans cervelle... Quand il saurait la vérité, il pardonnerait peut-être, mais

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la mal serait fait, jamais leur amitié ne serait ce qu'elle aurait pu être. Soudain, elle aperçut un jeune homme qui marchait sur le trottoir; bouleversée, elle reconnut Jean-Loup. Jean-Loup qui l'avait attendue jusqu'à maintenant, et qui, pensant qu'elle ne viendrait plus, rentrait chez lui. Il n'avait pas l'air fâché, comme elle l'aurait cru, mais seulement très triste. L'autobus avait ralenti. Sans même songer à ce qu'elle faisait, Liselotte sauta à bas de la plate-forme et courut au-devant du jeune homme, dont le visage s'éclaira brusquement. « Liselotte, que vous est-il arrivé? J'étais tellement inquiet, si vous saviez ! — Inquiet? répéta-t-elle presque sans comprendre. — Oui, j'avais si peur... peur que vous n'ayez eu un accident... » Elle se rendit compte alors que, loin de la maudire, il s'était tourmenté pour elle. Il ne l'avait jugée ni insouciante ni malhonnête; il avait compris que pour l'empêcher devenir il avait fallu une raison grave, très grave... Il n'avait pas pensé à sa propre déception, mais à tout ce qui aurait pu lui arriver, à elle... Elle ne répondit pas immédiatement et resta un moment immobile, incapable d'un geste. Elle sentait qu'il s'en fallait de bien peu qu'elle ne fondît en larmes, comme le soir de la surprisepartie. Mais aujourd'hui c'était seulement parce qu'elle était trop heureuse...

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CHAPITRE XI LA GRANDE AVENTURE LISELOTTE, répéta Jean-Loup que vous est-il arrivé? » Sa première émotion dominée, Liselotte se laissa aller enfin. Aussi brièvement que possible, elle raconta tout : le prêt de l'armoire, la révélation d'Alain, tout ce qu'elle avait tenté pour reprendre le cahier sans inquiéter son frère. Après avoir relaté sa dernière démarche désespérée à la rédaction de la revue, elle ajouta : « Maintenant, je n'ai plus qu'une chose à faire; tout dire à Alain, supplier papa d'empêcher cet article de paraître s'il en est encore temps. Mes parents seront au courant, ce qu'Alain ne voulait pas, mais du moins nous éviterons le pire. »

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Jean-Loup hocha la tête. « Je ne crois pas que ce soit possible, Liselotte. Une fois que l'article sera sous presse, votre père lui-même n'y pourra plus rien. Mais êtes-vous bien sûre qu'il n'y ait pas moyen de le reprendre avant? — Avant? que voulez-vous dire? — Qui sait? la camionnette n'est peut-être pas partie directement pour l'imprimerie? — Elle n'y va pas directement, je le sais; en quittant La Revue scientifique elle devait passer d'abord boulevard Saint-Germain, puis rue de Cléry. Le concierge m'a dit qu'elle ne serait pas à Bray avant sept heures et demie. — En ce cas, ne pouvons-nous la devancer sur la route et tenter de reprendre le paquet? — La devancer... comment? — De la rue de Cléry à Bray elle doit sortir par la porte de Clignancourt. Je connais bien le chemin : ma tante a une propriété dans les environs. — Mais nous n'avons pas de voiture... — Mon père m'autorise à prendre la sienne quand il ne s'en sert pas. Je sais qu'aujourd'hui elle est au garage. Venez avec moi : c'est tout près. » II entraîna Liselotte qui le suivit sans un mot. Au garage, tandis qu'il montait chercher la voiture, elle l'attendit devant le bureau. Elle se sentait tout à coup très calme : rien n'était perdu, puisque Jean-Loup voyait quelque chose à tenter. Il était aussi désireux qu'elle d'arrêter cet article. Et quand il voulait une chose, il la voulait bien ! En prenant place à côté de lui, elle ne put s'empêcher de se rappeler son départ avec Gaétan, l'avant-veille, dans la Triumph. Il ne s'agissait alors que de s'amuser, tandis que maintenant... « Nous allons d'abord à la porte de Clignancourt, dit JeanLoup. Vous reconnaîtrez la camionnette, Liselotte? — C'est certainement celle que j'ai aperçue devant la porte de la revue. Elle ne portait que des initiales : B. F. 143

— Oui : Blondy Frères, c'est bien connu. — Et un numéro de Seine-et-Oise. C'est ce qui a fait que je n'ai pas compris; je n'imaginais pas que l'imprimerie pût se trouver hors de Paris. Oh! je la reconnaîtrai bien! Mais que ferons-nous, Jean-Loup, quand nous l'aurons retrouvée? — Cela, avoua-t-il, je n'ai pas encore eu le temps d'y penser. Il faut avoir une idée... — Si vous proposiez au chauffeur de l'emmener prendre un verre dans un café? Pendant ce temps je chercherais le paquet dans la camionnette? — Je ne peux pas l'arrêter sur la route pour lui proposer cela. S'il s'arrêtait lui-même pour boire, ce serait différent, mais il est peu probable qu'il le fasse : en fin de journée il doit être pressé de rentrer à Bray. — S'il pouvait avoir une panne, tout serait si simple! — Malheureusement, ces choses-là n'arrivent jamais quand on le voudrait. Non, il ne faut pas compter sur le hasard; nous devons arrêter la camionnette nous-mêmes, mais comment? — J'ai trouvé, dit Liselotte. — Quoi donc? — Ce n'est pas elle qui aura une panne, mais nous. Nous passerons devant lui et nous nous arrêterons sur la route. Vous lui ferez signe; vous lui direz que votre cric est cassé et vous lui demanderez de vous prêter le sien. — C'est bien imaginé, Liselotte. Mais les chauffeurs d'entreprise ne sont pas toujours assez complaisants pour perdre du temps à réparer les pannes des autres. S'il s'agissait d'une chose plus grave : un accident... — Écoutez... j'y suis! Nous nous arrêtons, comme je l'avais dit; quand il passe vous l'appelez, vous lui dites que nous sommes en panne et vous lui demandez de m'emmener jusqu'au prochain village. Comme cela ne lui fera pas perdre de temps, il ne pourra pas refuser. Il me mettra dans sa camionnette et chemin faisant je chercherai le paquet. LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE

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— Mais qui vous dit qu'il vous mettra dam la camionnette? Il vous fera plutôt asseoir à côté de lui sur le siège. Quelle raison, en ce cas, lui donnerez-vous pour aller fouiller dans son chargement? — C'est vrai : il faudrait que je sois blessée, que j'aie besoin d'être étendue... Eh bien, je me serai foulé la cheville, voilà. Vous lui demanderez de rne déposer dans la première pharmacie pour me faire un pansement. — Et une fois à la pharmacie vous descendrez avec le paquet? Cela me semble difficile. » Liselotte hocha la tête. « Non, il s'en apercevrait. Mais dès que j'aurai trouvé le paquet je le jetterai sur la route. Vous roulerez derrière nous, bien entendu, et vous le ramasserez. Après cela vous n'aurez plus qu'à passer me prendre à la pharmacie. Comme cela tout ira bien, n'estce pas? » Jean-Loup la regarda avec admiration. « Vous avez une imagination, Liselotte! Tout cela paraît extravagant, mais c'est plausible, après tout. Et nous n'avons pas le choix, n'est-ce pas? Si vous n'avez pas peur de monter clans cette camionnette... — Je ne veux pas qu'on publie la découverte d'Alain. Tout le reste m'est bien égal. » Jean-Loup restait un peu soucieux. S'il avait pu, lui, reprendre le paquet... Mais c'était impossible, puisqu'il devait conduire la voiture. C'était Liselotte qui devait courir le risque : il n'y avait pas moyen de l'éviter. A la sortie de Paris, il se rangea contre un trottoir. Il y avait neuf chances sur dix pour que la camionnette passât par là. Tandis que Liselotte écarquillait les yeux pour la découvrir dans le flot incessant des voitures, Jean-Loup, lui, regardait Liselotte. « Quand je pense à tout ce que vous avez subi, murmura-t-il. Cette terrible inquiétude — et ne rien pouvoir en dire à personne ! — C'était dur, reconnut-elle. Mais, si nous réussissons, ce sera vite oublié. 145

— Ce que nous faisons est peut-être fou, dit Jean-Loup. Mais c'est notre dernière chance, et nous n'avons pas le droit de la négliger. » Ils restèrent un moment silencieux. Puis tout à coup Liselotte toucha le bras de son compagnon. « C'est elle... regardez... la voilà! » Jean-Loup remit son moteur en marche. « Je vais d'abord la suivre, expliqua-1-il, pour m'assurer qu'elle prend bien la route que je connais. Quand j'en serai sûr, je la devancerai. Il y a un grand espace désert où nous pourrons l'attendre. » Pendant la route ils ne parlèrent pas. Liselotte admirait la conduite de Jean-Loup, sa prudence, son calme. Elle essaya de penser à ce qu'elle ferait quand elle serait dans la camionnette, mais elle n'y réussit pas : à partir du moment où le chauffeur aurait accepté de la prendre en charge, tout n'était plus qu'un trou noir.

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« C'est peut-être mieux ainsi, se dit-elle. On prépare tout à l'avance, puis au dernier moment rien ne ?° passe jamais comme on l'avait prévu... — J'y pense, dit tout à coup Jean-Loup, comment ferezvous pour trouver vos paquets, Liselotte? L'intérieur des camionnettes n'est généralement pas éclairé. » Elle n'y avait pas pensé. Heureusement, il n'oubliait rien, lui! a Je tâcherai de repérer les paquets pendant que le chauffeur ouvrira la porte, dit-elle. Le concierge m'a dit qu'il y en avait deux, enveloppés de papier brun et ficelés. — Mais tous les autres colis que transporte la camionnette sont peut-être enveloppés et ficelés de la même façon? — Il m'a dit aussi qu'il y avait « Revue scientifique » écrit sur le papier au crayon rouge. Si seulement j'avais une lampe de poche! ajouta-t-elle avec regret. — Attendez, dit Jean-Loup, mon père en a souvent une dans la boîte à gants de la voiture. Si elle est là, nous sommes sauvés. Regardez dans la boîte, voulez-vous? » Au milieu d'un tas de chiffons, Liselotte trouva la lampe de poche. Mais quand elle voulut l'essayer, la lampe ne fonctionnait pas. « Nous pourrions nous arrêter pour acheter des allumettes, suggéra-t-elle. — Cela nous ferait perdre du temps. J'ai mon briquet; cela n'éclaire pas grand-chose, mais ce sera peut-être suffisant. — Donnez-le-moi, dit Liselotte; il faut que j'apprenne à m'en servir. » Ils avaient maintenant dépassé la camionnette et roulaient librement sur la route où les voitures se raréfiaient. Ils sortirent des faubourgs et se • trouvèrent dans la campagne; dans la lumière du crépuscule, les champs brillaient doucement; un toit de tuiles rouges jetait ça et là une note vive et joyeuse. En d'autres temps, tous deux se fussent récriés d'admiration, mais ce soir-là ni l'un ni l'autre ne songeait à regarder le paysage.

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Quand ils arrivèrent à l'endroit choisi par Jean-Loup, il ne passait plus beaucoup de voitures : le flot qui reflue de Paris à la fermeture des bureaux s'était déjà écoulé. Jean-Loup ralentit. « Ne vous inquiétez pas, dit-il; il va y avoir un petit choc, mais ce ne sera rien. » Il engagea la voiture dans le fossé et l'arrêta contre le talus, assez fortement inclinée pour donner l'impression d'un accident. « Là, dit-il, je crois qu'ainsi ce sera bien. Je vais sortir et vous me suivrez; de votre côté c'est impossible : la portière est certainement coincée. » Il aida Liselotte à se dégager de la voiture. La camionnette ne devait pas être loin. A ce moment, une deux-chevaux s'arrêta devant eux; un jeune homme se pencha à la portière. « Vous êtes en difficulté, à ce que je vois, dit-il aimablement. Vous ne voulez pas que je vous aide? — Merci, dit Jean-Loup; c'est très gentil à vous, mais j'ai tout essayé : il n'y a rien à faire. — Voulez-vous que je regarde? Je suis bon mécanicien, je trouverais peut-être un moyen. — Non, non, merci, c'est inutile. — Je peux au moins vous transporter jusqu'au prochain village, là vous trouverez un garagiste pour venir vous dépanner. — Merci, un ami y est déjà allé, nous l'attendons. — Je me demande s'il se sera adressé là où il faut, dit le jeune homme. C'est qu'il y à deux garagistes, et l'un des deux n'est pas sérieux du tout! Figurez-vous qu'une fois, je ne le connaissais pas encore, je lui ai demandé de me changer une bougie... » Liselotte et Jean-Loup regardaient la route avec désespoir. Si la camionnette passait pendant que la deux-chevaux était arrêtée devant eux, c'en était fini de leur plan : ils n'avaient plus aucun moyen de reprendre l'article.

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Le jeune homme se décida enfin à s'éloigner. « Puisque vous ne voulez pas... Mais c'était de bon cœur, vous savez! » leur dit-il. « Ouf! fit Jean-Loup en s'essuyant le front. J'ai cru que nous ne nous en débarrasserions jamais. — Il était gentil, pourtant... Mais il tombait vraiment mal! ajouta Liselotte. — Asseyez-vous au bord du fossé, maintenant, dit son compagnon. Et n'oubliez pas que vous avez la cheville foulée.» La camionnette apparut dans le lointain. Dès qu'elle se lut rapprochée, Jean-Loup s'avança au milieu de la route et lui fit de grands signes. Le chauffeur semblait peu disposé à s'arrêter, mais finalement il s'y décida. C'était un jeune homme aussi, mais combien différent de celui qui venait de leur proposer ses services! Celui-ci avait l'air pressé, rude et bourru. « Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il en se penchant hors de son siège. — Nous venons d'avoir un petit accident, expliqua JeanLoup. Je crois que ce n'est pas grave, mais en voulant sortir de la voiture ma sœur s'est fait mal; j'ai bien peur qu'elle ne se soit foulé la cheville. Voudriez-vous la transporter jusqu'à la première pharmacie pour qu'on lui bande la jambe pendant que j'essaierai de me remettre en route? — En principe, je n'ai le droit de prendre personne, dit le chauffeur. — Une blessée, pourtant, il me semble... — Et d'abord, pourquoi vous adressez-vous à moi? Il passe bien d'autres voitures sur la route. — C'est que vous avez une camionnette, et je crois qu'il vaudrait mieux transporter ma sœur allongée. — Alors il va encore falloir que j'ouvre là derrière! grommela le chauffeur. C'est que je ne roule pas pour m'amuser, moi, je travaille! »

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En principe, je n'ai le droit de prendre personne, dit le chauffeur.

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Un moment ils crurent qu'il allait refuser et poursuivre sa route en les plantant là. Mais tout à coup il se décida. « Bon, venez, je vais vous ouvrir et vous aider à la mettre làdedans. Ce sont des paperasses que je transporte; ça ne risque pas grand-chose. » D'après le ton sur lequel il parlait de son chargement, on voyait le peu de respect que lui inspiraient ces « paperasse ». Il ouvrit l'arrière de la camionnette et Jean-Loup s'approcha, soutenant Liselotte qui boitillait de son mieux. « Attention, dit le chauffeur, ne la mettez pas à droite; cette revue « Images », c'est toujours du fragile — d'ailleurs ils l'ont écrit dessus, comme si j'avais l'habitude de malmener leurs colis! A gauche c'est La Revue scientifique; ça a moins d'importance. Attention tout de même au plus gros des paquets; ce sont des photos, ça ne peut plus servir si on les écrase. Tenez, installez-la plutôt au fond, sur le plancher; comme ça elle n'abîmera rien. » Pendant que Jean-Loup l'installait, Liselotte essaya de repérer exactement les deux paquets de La Revue scientifique. Elle voyait bien le plus gros, celui qui contenait les photos, mais celuilà ne l'intéressait pas. L'autre, puisqu'il était moins fragile, avait dû être placé par-dessous; elle le rechercherait dès qu'elle serait seule. — Dépêchez-vous un peu, que je referme! dit le chauffeur à Jean-Loup. A l'heure qu'il est, je n'ai pas le temps de flâner en route. — Dites-moi au moins où est la première pharmacie, pour que je sache où retrouver ma sœur. — Il y en a une à Neuville, c'est le second village. Sur la place de l'église à gauche; vous ne pouvez pas la manquer. » Il referma la porte et Liselotte se trouva dans l'obscurité. Les minces rayons de jour qui filtraient par les fentes lui permettaient tout juste de distinguer les parois de la camionnette et les masses de papier empilées. Avant même qu'ils

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se missent en marche, elle commença à se glisser tout doucement vers la gauche, où se trouvaient les paquets de la revue. La camionnette s'ébranla. Si la pharmacie se trouvait au second village, Liselotte n'avait pas de temps à perdre. Les deux mains étendues en avant, elle commença à tâter les paquets. Elle reconnut celui des photos à sa forme longue et plate. Dessous il y en avait un autre, mais était-ce bien celui qu'elle cherchait? Elle se pencha et attira le paquet sur ses genoux, puis sortit le briquet de sa poche. Elle s'apprêtait à l'allumer quand le chauffeur frappa à la paroi qui les séparait. « Ça va, là-dedans? cria-1-il. — Pas trop mal, merci », répondit-elle. Mais elle avait eu peur; à l'entendre si près, elle se demandait s'il ne l'entendait pas aussi bouger, elle. Pendant quelques instants elle resta immobile, de peur qu'un bruit de papiers éveillât son attention. Puis tout à coup il se mit à siffler, ce qui prouvait qu'il ne s'occupait plus d'elle. Il sifflait horriblement faux, mais assez fort pour la rassurer. Elle alluma le briquet un instant; cela lui suffit pour distinguer, écrits au crayon rouge sur le papier brun, les mots « Revue scientifique, n° 221 ». C'était bien le paquet qui contenait l'article d'Alain. « Chez tante Emmy j'ai pensé que je ferais un mauvais cambrioleur, se dit Liselotte. Mais il me semble que je ne m'en tire pas si mal, après tout! » Elle éteignit le briquet et le remit dans sa poche. Puis elle commença à se glisser lentement vers la porte : il fallait qu'elle jetât le paquet sur la route avant d'arriver au village pour permettre à Jean-Loup de le ramasser. Jamais elle n'aurait cru que la camionnette pût être aussi longue... Enfin elle atteignit la porte et chercha la serrure à tâtons. Mais elle avait beau chercher, elle ne rencontrait qu'une paroi lisse. Elle dut se rendre à l'évidence : la

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porte ne s'ouvrait que de l'extérieur. Liselotte était prisonnière dans la camionnette! Elle «eut un instant de désespoir, puis elle se ressaisit. Puisqu'elle ne pouvait pas jeter le paquet, il fallait qu'elle l'emportât avec elle quand on la descendrait à la pharmacie. Mais comment s'y prendre? Il était beaucoup trop gros pour le dissimuler dans sa serviette. Quant à le défaire sur place et à chercher son article parmi tous les autres, elle savait bien qu'elle n'en aurait pas le temps. Tout à coup elle eut une idée : elle ôta sa veste et en enveloppa le paquet, puis attacha le tout avec sa ceinture. Elle espérait que le chauffeur, en la faisant descendre, ne s'apercevrait de rien; s'il lui demandait ce qu'elle emportait là, elle dirait que son frère, pour l'installer sur le plancher, lui avait fait un coussin avec leurs deux vestes. Le chauffeur était trop pressé de continuer sa route pour insister beaucoup; d'ailleurs son chargement n'était pas de ceux qui tentent les voleurs : comment supposer que quelqu'un pût convoiter ses « paperasses », comme il disait? Il ralentit : elle pensa qu'on approchait du village. Mais il poussa un juron et accéléra de nouveau, lui criant quelque chose qu'elle ne comprit pas. « Qu'est-ce que vous dites? » demanda-t-elle. Il se pencha pour mieux se faire entendre : « Ce n'est pas de veine : la pharmacie est fermée. Ça ne fait rien, je vous emmène jusqu'à Bray; nous avons un docteur à l'imprimerie, on le fera venir tout de suite. — Mais ce n'est pas possible! s'écria Liselotte. Comment mon frère fera-t-il pour me retrouver? — Quand il verra que là pharmacie est fermée, il aura bien l'idée de venir jusqu'à Bray. » Cette fois elle ne savait plus que faire. Il l'emmenait à l'imprimerie; une fois là, des gens s'occuperaient d'elle et on appellerait le médecin.. Pendant que celui-ci l'examinerait, cherchant cette foulure qui n'existait pas, les imprimeurs

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déchargeraient la camionnette et s'apercevraient qu'il leur manquait un paquet. Ils regarderaient partout, eux, même dans les affaires de Liselotte. Elle imaginait sa honte quand ils découvriraient ce qui, pour eux, serait un vol. Et l'article d'Alain serait acheminé tout droit vers les presses... Si elle avait pu, elle aurait provoqué un accident, précipité la camionnette contre un mur... Mais que pouvait-elle faire entre ces quatre parois qui l'enfermaient comme dans un cachot noir? Tout à coup la voiture s'arrêta brusquement. Au-dehors, le chauffeur éclata en imprécations furieuses, tandis que Liselotte se trouvait projetée contre la paroi de la camionnette, serrant le précieux paquet contre son cœur.

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CHAPITRE XII UNE SOIRÉE D'ANGOISSE MALGRE la mollesse naturelle de Gaétan, l'état d'angoisse dans lequel il avait vu Liselotte ne pouvait le laisser indifférent. Jugeant d'après ses propres réactions, il supposait que, si elle tenait tant à reprendre son cahier, c'était parce qu'elle espérait en tirer elle-même un bénéfice, peut-être l'envoyer à une revue, elle aussi. En ce cas, il eût bien préféré voir Liselotte avoir cet avantage, plutôt que sa mère, qui avait tout l'argent qu'elle voulait.' Comme Gaétan ne perdait jamais de vue son intérêt personnel, il se disait aussi qu'en rendant ce service à Liselotte il acquerrait des droits à sa reconnaissance : elle ne pourrait plus, après cela, reculer indéfiniment sa visite

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au club de tennis. Or cette visite avait de l'importance pour lui : il avait promis à tous ses camarades de leur amener sa cousine, et on commençait à lui demander si cette fameuse cousine n'existait pas seulement dans son imagination. Quand il avait compris qu'il était trop tard pour éviter la publication de l'article, il avait essayé de démontrer à Liselotte que ce n'était peut-être pas si grave, après tout. Elle ne l'avait pas écouté, avait raccroché brusquement, ce dont il était resté ahuri et fort vexé. Elle ne lui avait même pas dit ce qu'elle avait l'intention de faire! Maintenant il se perdait en conjectures : allait-elle essayer de faire intervenir son père? Gaétan avait l'impression que cette affaire, comme beaucoup d'autres d'ailleurs, ne regardait pas les parents. Mais chez son oncle ils vivaient si proches les uns des autres : personne ne levait le petit doigt sans en avertir toute la famille... Il espérait que Liselotte, puisqu'en somme elle lui avait demandé de l'aider, continuerait à recourir à lui et qu'il pourrait ainsi s'insinuer plus avant dans ses bonnes grâces. Il hésita même à aller au collège de peur qu'elle ne l'appelât dans l'après-midi. Mais sa situation scolaire était précaire; plusieurs fois déjà sa mère avait dû aller supplier le directeur de ne pas écrire au commandant Prunier comme il menaçait de le faire. S'il manquait une classe sans raison, il était probable qu'on le mettrait à la porte... L'engagement dont le menaçait son père planait sur sa vie comme un cauchemar. « Puisque Liselotte va elle-même au lycée, il est peu probable qu'elle me téléphone avant quatre heures », pensa-t-il. A quatre heures il était installé près de l'appareil. Mais quatre heures et demie, puis cinq heures sonnèrent : Liselotte ne se manifestait pas, Gaétan n'osait pas téléphoner chez son oncle pour demander si elle était rentrée. Il redoutait de parler à Joël, toujours ironique,

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ou à Claire qui le taquinerait sans pitié. Finalement il se décida à y aller : il dirait qu'il venait voir si elle n'était pas trop fatiguée après la surprise-partie. Personne ne pourrait y trouver à redire, pas même elle si elle était là. En arrivant, il se heurta à Alain qui rentrait. « Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus! lui dit-il. Tu travailles toujours comme un nègre, je suppose? — Toujours, dit Alain brièvement. Et toi, tu continues à ne rien faire? » Gaétan ne releva pas l'ironie. « Ta sœur n'est pas là? demanda-t-il. J'aurais voulu lui dire un mot. — Elle n'est pas là, mais elle rentrera sûrement bientôt. — Alors je pourrais peut-être attendre... dans le bureau ou ailleurs... » Alain, ce soir-là, était de bonne humeur; il songea que pour une fois il pouvait bien faire une politesse à ce pauvre Gaétan. « Viens dans ma chambre, dit-il, nous fumerons une cigarette en l'attendant. » Gaétan remercia profusément et suivit son cousin. Ils s'assirent sur le divan et commencèrent à fumer en silence. «Qu'est-ce que je pourrais bien lui dire?» se demandait Alain, tandis que Gaétan examinait la chambre, « Ce n'est pas grand, chez moi, hein? dit enfin Alain. Il est vrai que nous sommes quatre : c'est déjà beau que chacun ait sa chambre. J'adore mes frères et sœurs, mais pour travailler convenablement, on a besoin d'un coin où on soit seul. - C'est vrai, dit Gaétan, tu n'as pas beaucoup de place. Chez nous, les pièces sont plus grandes. La plus petite, c'est le boudoir de maman — et encore je crois qu'il est plus grand que ta chambre, puisqu'on a réussi à y caser l'armoire, qui n'entrerait sûrement pas ici. — L'armoire? demanda Alain. Quelle armoire?

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— Eh bien, l'armoire normande, celle que vous nous avez prêtée. — Nous avons prêté une armoire, nous ? — Tu ne le savais pas? Mais oui, il y a une quinzaine de jours. Ça a l'air de t'étonner? Mais, tu sais, ce n'est qu'un prêt! Il est bien entendu que nous vous la rendrons, votre armoire ! — Tu es bête, dit Alain, je suis enchanté qu'elle soit chez vous si elle peut vous rendre service... — Tu dis que tu es content, mais tu as l'air complètement bouleversé. Presque comme Liselotte... — Ah! Liselotte s'en est inquiétée? — Oui, mais seulement depuis deux jours, à cause... Après tout, puisque ça te tourmente aussi, je pense que tu es également au courant de l'affaire des papiers? » Alain se leva brusquement. — Quels papiers? demanda-t-il, Que veux-tu dire? — Je t'en prie, dit Gaétan, ne te mets pas dans cet état! Évidemment c'est fâcheux, mais, si Liselotte me l'avait dit plus tôt, rien de tout cela ne serait arrivé. — Mais qu'est-ce donc qui est arrivé? Tu ne parles que par énigmes... Explique-toi, Gaétan! — Bon, bon, ne t'affole pas, fit le jeune garçon avec indolence. Voilà : Isabelle' et moi avons trouvé des papiers dans le tiroir de l'armoire. Comme je ne comprenais rien à ce qu'il y avait dedans, j'ai demandé à maman s'ils avaient une importance quelconque. Là-dessus, voilà Liselotte qui me réclame ces papiers à cor et à cri! J'aurais bien voulu lui faire plaisir, moi, mais maman les avait déjà montrés à quelqu'un, un directeur de journal, qui a décidé de les faire paraître... — Les faire paraître! s'écria Alain en se plantant devant son cousin d'un air menaçant. Mais c'est impossible! Cela ne vous appartient pas ! — Puisque cela vient d'oncle Albert, cela nous appartient autant qu'à vous, riposta Gaétan fâché.

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— Mais vous avez bien vu que tout ne venait pas d'oncle Albert : il y avait autre chose, un cahier... — Oui, un cahier d'une écriture différente, probablement dicté à un secrétaire. C'est justement ce cahier qu'ils ont utilisé pour l'article; le directeur du journal a dit à maman qu'il n'y avait presque rien à changer. — Mais comment a-t-on pu croire que le cahier, lui aussi, remontait au temps d'oncle Albert? Il y est question de choses qui n'existaient pas à ce moment-là, d'antibiotiques, par exemple... — Comment veux-tu que je le sache? dit Gaétan en haussant les épaules. Mais; dis donc, tu as l'air de le connaître vraiment bien, toi, ce cahier? — J'ai de bonnes raisons pour le connaître! » lui jeta Alain avec colère. Il était hors de lui. Ce que son cousin venait de lui apprendre brisait du coup le grand espoir de sa vie. Si son idée était connue, son plan de travail divulgué, d'autres que lui s'attelleraient à la tâche; la découverte qu'il avait vue à la portée de sa main lui échappait définitivement. Abandonnant Gaétan stupéfait, il s'élança hors de la chambre. Dans le vestibule il rencontra sa mère. « Est-ce que papa est rentré? demanda-t-il. — Pas encore, dit Mme Prunier, mais je pense qu'il ne va pas tarder. Il m'avait dit qu'il serait ici vers sept heures; il voudrait dîner tôt pour aller à la séance de nuit à la Chambre... » Elle leva les yeux vers la pendule. « Déjà presque sept heures..., murmura-t-elle. Ce qui m'inquiète un peu, c'est le retard de Liselotte; elle devrait être rentrée depuis une bonne demi-heure... » Alain ne parut même pas entendre. Mme Prunier, ignorant si Jean-Loup lui avait parlé de son rendez-vous avec Liselotte, ne voulut pas y faire allusion. Que les deux jeunes gens se fussent attardés un moment à bavarder, cela n'avait rien 159

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d'extraordinaire. Mais Liselotte avait promis de rentrer à temps pour faire son travail avant le dîner. Et Jean-Loup, de son côté, avait dans quinze jours un examen sérieux. Ce n'était vraiment pas raisonnable... Son propre souci l'empêcha de remarquer l'excitation de son fils. Alain, de son côté, voulait éviter d'inquiéter sa mère; il préférait attendre que M. Prunier fût rentré pour lui demander son appui. Il retourna dans sa chambre où Gaétan, en l'attendant, feuilletait tranquillement un magazine. « Tu dis que ces papiers ont été envoyés à un journal? demanda-t-il. Lequel? » Gaétan semblait avoir tout oublié. — Quoi? que dis-tu? Ah! encore ces fameux papiers ! Oui, ils sont à La Revue scientifique; ils doivent paraître dans le prochain numéro — dans le courant de la semaine, je pense. Liselotte en était très ennuyée aussi, mais, que veux-tu? on n'y peut plus rien...» A ce moment on entendit une porte s'ouvrir : Alain, s'élançant dans le vestibule, se trouva en face de son père. « Est-ce que je peux te parler tout de suite, papa? J'ai quelque chose à te dire — quelque chose de très important. — Très important, vraiment? dit M. Prunier. C'est au sujet de tes études, je pense? — Beaucoup plus important que cela. — Il me semble pourtant qu'à quinze jours de tes examens... » Alain le suivit dans son bureau et referma la porte. Puis d'un seul trait il raconta tout : comment, ayant mis la main sur les notes laissées par oncle Albert, il avait compris que ces notes renfermaient les éléments d'une découverte extraordinaire; comment il les avait étudiées, décortiquées pour ainsi dire, dans l'espoir de mettre au jour l'idée d'où pouvait sortir un remède qu'attendait toute l'humanité. « Tu comprends, papa? Oui, je vois bien que tu comprends... Et tu me crois, n'est-ce pas? quand je te dis que c'est LISELOTTE ET LE SECRET DE L'ARMOIRE 162

sérieux, qu'il y a quelque chose dans mon idée? Je ne voulais parler de rien à personne, pas même à toi, jusqu'à ce que tout fût au point, mais ce soir j'apprends une nouvelle qui fait que tout est perdu si tu ne peux pas m'aider... » II parla alors de l'armoire. Il avait cru que c'était là une cachette parfaite — non seulement pour qu'on ne découvrît pas ses travaux, mais pour que lui-même ne fût pas tenté de les reprendre avant d'avoir passé les examens indispensables à la poursuite de sa carrière. Malheureusement l'armoire, sans qu'il le sût, avait été prêtée; Gaétan et sa mère avaient découvert le cahier, et tante Emmy l'avait montré à un directeur de journal... « Quel journal? demanda aussitôt son père. — La Revue scientifique. Cela les intéresse à tel point qu'ils veulent faire paraître un article dans leur prochain numéro. Tu comprends ce que cela voudrait dire! Est-ce que tu peux l'empêcher, toi, papa? » M. Prunier fronça les sourcils. «'La Revue scientifique... aïe! c'est Lemaire qui dirige cela... Je le connais de réputation; je ne le crois guère capable de renoncer à un article sensationnel sans y être absolument forcé! — Mais tu peux le forcer, n'est-ce pas? Tu peux lui dire que ces travaux nous appartiennent, qu'il n'a aucun droit à... — Les papiers lui ont été remis directement par ta tante: II faudrait tout expliquer... ce sera long. Lemaire préférera sans doute faire passer son article et discuter ensuite; même s'il est dans son tort, il prétendra que sa bonne foi a été surprise et qu'il n'est responsable de rien. Il nous proposera peut-être même une indemnité, mais cela n'arrangera pas les choses... Il faut d'abord savoir quand ce numéro doit paraître; je verrai alors si j'arrive à atteindre Lemaire. » M. Prunier décrocha le téléphone qui se trouvait sur sa table et composa le numéro de la revue. Ce fut le concierge qui lui répondit : un concierge de fort mauvaise humeur.

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« La Revue scientifique? Oui, monsieur, c'est bien ici — ou plus exactement c'est dans l'immeuble; le téléphone sonne chez moi quand les employés sont partis. Vous avouerez, monsieur, que pour demander un renseignement, c'est une drôle d'heure! Qu'estce que vous voulez savoir? quand le prochain numéro doit paraître? Vous auriez pu poser la question à n'importe quel kiosque, on vous aurait dit que c'était demain. — Demain! répéta M. Prunier. Alors je pense que les textes sont déjà à l'imprimerie? — Pour sûr, qu'ils y sont! Mais qu'est-ce qu'il y a donc aujourd'hui, que tout le monde s'intéresse à ces textes? Au fond, la petite demoiselle qui est venue tout à l'heure, vers cinq heures un quart à peu près, c'était peut-être votre secrétaire?'Comment vous appelez-vous, d'abord? — Raymond Prunier; je suis journaliste. — C'est bien ça, dit le concierge; c'était pour votre article qu'elle venait. Eh bien, elle est arrivée trop tard, la petite! D'ailleurs je dois dire qu'elle ne serait pas arrivée trop tard si cette femme de ménage de malheur n'avait pas pris sur elle de donner les paquets au chauffeur de la camionnette... Une femme de ménage, je vous demande un peu! Mais on n'arrive plus à se faire écouter, monsieur, c'est incroyable! » M. Prunier raccrocha. « Le numéro sort demain, les textes sont déjà partis, dit-il à Alain. Ce qui m'intrigue, c'est cette soidisant secrétaire... Est-ce que ta sœur, par hasard... — C'est Liselotte, j'en suis sûr! s'écria Alain. Quand elle a appris par Gaétan qu'on avait disposé de mes papiers, elle a dû tout essayer pour les reprendre. Mais elle est arrivée trop tard, elle aussi... — Je crains, en effet, qu'il n'y ait plus rien à faire, dit M. Prunier. Mais au fait, où est Liselotte? Comment se fait-il que ce ne soit pas encore rentrée à cette heure-ci? — Maman le sait peut-être », dit Alain.

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Il se dirigea vers la chambre de sa mère. Il venait à peine d'y entrer quand Claire, comme un ouragan, fit irruption dans la pièce. « Est-ce qu'on ne va pas bientôt dîner? demanda-t-elle. Je commence à avoir faim, moi ! — Ta sœur n'est pas encore là, dit Mme Prunier. A vrai dire, Alain, je suis inquiète. Liselotte devrait être ici depuis plus d'une heure. — Tu sais où elle est? » demanda le jeune garçon. Mme Prunier était trop tourmentée pour ne pas tout dire. « Je sais qu'en sortant du lycée elle devait aller prendre une glace avec Jean-Loup. Mais elle m'avait promis de rentrer pour six heures et demie. Et Jean-Loup n'est pas un garçon à l'empêcher de finir son travail. — Certainement pas! déclara Alain avec force. Il m'avait dit, en effet, qu'il serait content d'inviter Liselotte, mais je ne savais pas que c'était pour aujourd'hui. — Si, aujourd'hui à cinq heures, au Dauphin. — Mais ce n'est pas possible! s'écria Alain. A cinq heures Liselotte était à La Revue scientifique... — A La Revue scientifique, Liselotte? dit sa mère. Qu'y serait-elle allée faire, grand Dieu? — Tu sais bien que Liselotte n'est pas une scientifique, elle, interrompit Claire d'un air d'importance. Tu te figures que tout le monde est comme toi... — Je t'en prie, Claire, laisse-nous, dit son frère. J'ai quelque chose à expliquer à maman. — Et pourquoi pas à' moi? Parce que je suis la plus petite, avec moi vous faites toujours des mystères ! N'est-ce pas que je peux écouter, maman ? — Va, Claire, comme on te le dit », intervint son père qui venait d'entrer dans la chambre. La petite obéit en rechignant. Mme Prunier, à son tour, fut mise au courant de l'affaire. En apprenant ce que projetait son fils, elle eut d'abord un mouvement de fierté. Mais 165

presque aussitôt son inquiétude pour Liselotte l'emporta sur tout le reste. « Qu'a-t-il pu se passer? murmura-t-elle. Elle a manqué son rendez-vous avec Jean-Loup, c'est évident, puisqu'au moment où il l'attendait chez le glacier elle se trouvait à cette revue. Mais pourquoi n'est-elle pas rentrée immédiatement? C'est ce qui aurait été normal, n'est-ce pas, quand elle a vu qu'elle arrivait trop tard? - Elle est peut-être allée rejoindre Jean-Loup tout de même, suggéra Alain. — Jean-Loup ne l'aurait pas attendue une heure! A moins, évidemment, qu'elle ne l'ait prévenu... Mais, même en admettant qu'ils soient allés prendre leur glace malgré tout, ils ne seraient pas restés chez le glacier jusqu'à maintenant! — Si tu allais voir au Dauphin, Alain? dit son père, qui semblait soucieux, lui aussi. Ce n'est pas loin, tu peux être de retour dans dix minutes. »

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Tandis qu'Alain y courait, Mme Prunier se tourna vers son mari. «J'ai peur, Raymond, lui dit-elle. Je connais Liselotte; pour qu'elle ne rentre pas, il faut qu'il lui soit arrivé quelque chose. Avec cette circulation, il y a tant d'accidents tous les jours... — S'il s'agissait d'un accident, nous serions déjà prévenus, dit M. Prunier. — On ne sait pas toujours... Elle n'a peut-être pas de papiers sur elle... Oh! Raymond, si tu appelais le commissariat? — Attendons d'abord Alain; nous saurons si elle est allée au Dauphin ou non. » Quand Alain rentra, ils l'attendaient dans le vestibule. Joël et Claire, qui ne pouvaient plus ignorer ce qui se passait, se précipitèrent dès qu'ils entendirent un pas dans l'escalier. Alain, haletant d'avoir couru, secoua la tête. « Elle n'y est pas allée, dit-il. En revanche, on a remarqué un garçon qui, d'après la description, devait être Jean-Loup. Il est arrivé un peu avant cinq heures et a pris une table près de la vitrine; quand on lui a demandé ce qu'il voulait, il a dit qu'il attendait quelqu'un. Mais la personne qu'il attendait n'est pas venue; aux environs de six heures il a pris une citronnade et il est parti, l'air anxieux. — C'est lui, certainement, fit Mme Prunier. Liselotte ne l'a donc pas retrouvé! Si nous appelions M. Granval, qu'en pensez-vous? — Que pourrait-il nous dire? Il n'en sait pas plus que nous », dit Alain. La sonnerie du téléphone retentit; le jeune garçon se dirigea vers le bureau. M. Prunier soutint sa femme qui chancelait. « C'est peut-être... le commissariat... », murmura-t-elle, les lèvres blanches. Alain revint presque aussitôt. « C'était pour moi, dit-il.

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C'est peut-être le commissariat... murmura-t-elle, les lèvres blanches. 168

Jean-Loup n'est pas rentré et Mme Granval voulait savoir s'il était avec moi. — Jean-Loup non plus! » dit Mme Prunier. Elle ne comprenait pas, puisque Jean-Loup n'avait pas retrouvé Liselotte, pourquoi il était absent, lui aussi. Mais à la pensée qu'ils étaient peut-être ensemble, elle se sentait malgré tout plus tranquille. Un bruit leur fit tourner la tête; c'était Gaétan, que tout le monde avait oublié et qui sortait de la chambre d'Alain. « Liselotte n'est pas encore rentrée? demanda-t-il d'un air surpris. D'après ma montre il est bientôt huit heures... — Nous ne savons pas où est Liselotte, lui jeta Alain. Et tout cela à cause de vous, de votre ridicule initiative... — Quoi? que dis-tu? balbutia Gaétan. — Je dis que si vous n'aviez pas disposé de ces papiers comme s'ils vous appartenaient, si vous n'aviez pas imaginé de faire paraître cet article... — Après tout, dit Gaétan, il n'était pas à toi non plus, ce cahier... — Et bien si, justement, il était à moi! Mais cela m'est bien égal, maintenant ! Vous pouvez publier tout ce que vous voudrez, raconter mes secrets à toute la terre si ça vous amuse! La seule chose qui compte, c'est Liselotte... — Quoi, Liselotte? Je ne comprends pas... », dit Gaétan. Cette fois ce fut Claire qui se dressa devant lui, les joues en feu. « Tu ne comprends pas parce que tu es stupide ! Tu ne comprends jamais rien! lui cria-t-elle. Mais s'il est arrivé quelque chose à ma Liselotte à cause de toi, je te tuerai, entends-tu! » Son père s'efforçait en vain de la calmer; devant les deux petits poings menaçants, Gaétan jugea plus prudent de battre en retraite. Personne ne fit rien pour le retenir. Pilar, qui, à ce moment, arrivait avec le potage, voyant l'émotion

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générale, posa sa soupière sur la table et fondit en larmes bruyantes. Pas plus que Gaétan, elle ne comprenait ce qui se passait, mais elle voyait qu'on avait de la peine et cela suffisait pour qu'elle en eût aussi. On sonna de nouveau; cette fois c'était la porte. Avant presque que les autres eussent le temps de se retourner, Joël avait bondi dans le vestibule. Un instant plus tard, un cri de joie retentissait : « C'est elle! maman! c'est elle! » Derrière le visage ravi de Liselotte apparaissait le visage plus grave, mais souriant aussi, de Jean-Loup.

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CHAPITRE XIII TANTE EMMY N'Y COMPREND RIEN de ce dîner, quelques jours plus tard, Pilar avouait qu'elle ne savait pas comment elle s'en était tirée. Jamais on n'avait vu pareil désordre : tantôt c'était Claire qui se levait pour embrasser sa sœur; tantôt c'était Liselotte qui, passant derrière sa mère, lui passait les bras autour du cou et lui demandait pardon de l'inquiétude qu'elle lui avait causée. Jean-Loup, qu'après avoir rassuré sa famille on avait gardé à dîner, prenait part à la joie générale. N'était-ce pas d'ailleurs en grande partie grâce à lui que l'aventure se terminait pour le mieux? « Je suivais la camionnette, expliqua-t-il, attendant que Liselotte me jette le paquet. Quand j'ai vu que rien ne se EN PARLANT

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passait, j'ai compris qu'elle ne pouvait pas ouvrir la porte; ni l'un ni l'autre nous n'y avions pensé, mais l'arrière des voitures de livraison ne s'ouvre que de l'extérieur... En arrivant au premier village, j'ai constaté que la pharmacie était fermée; le chauffeur emmenait Liselotte plus loin, peut-être même jusqu'à l'imprimerie. « Cela, il fallait l'éviter à tout prix! Heureusement j'ai eu une idée. Pendant que Liselotte cherchait la lampe de poche, j'avais remarqué qu'au milieu des chiffons il y en avait un rouge. J'ai devancé la camionnette, je nie suis arrêté un peu plus loin et j'ai agité le chiffon rouge comme font les cantonniers pour vous indiquer que la voie est encombrée. — Et la camionnette s'est arrêtée? demanda Joël. — Évidemment... Ah! j'avoue que quand le conducteur m'a reconnu il était furieux! De ma vie je n'avais entendu pareille bordée d'injures! Je reconnais qu'il y avait de quoi... — Qu'est-ce qu'il a dit? demanda Claire, les yeux brillants. Un tas de gros mots, je parie? — Des mots que je ne répéterai pas devant vous, certainement! déclara Jean-Loup. Il m'a dit — ce que je savais déjà! — que je n'avais pas le droit de me servir d'un drapeau rouge, que c'était réservé aux employés de la voirie. Il m'a demandé si j'étais fou; bien entendu je ne protestais pas. Finalement il m'a déclaré que, si je cherchais à reprendre ma sœur, il me la rendait, et de bon cœur : il ne tenait pas à transporter une famille de dingos dans sa camionnette ! — C'était ce que tu voulais, justement! dit Alain. — Bien sûr : tu penses si j'étais content! Il a ouvert l'arrière de la camionnette et j'y suis monté pour aider Liselotte à descendre. — Alors, moi, dit Liselotte, je lui ai vite fourré le paquet dans les bras, en lui recommandant à voix haute de ne pas oublier les vêtements qu'il m'avait glissés sous les épaules... — Vous avez même dit « n'oubliez pas », fit remarquer

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Jean-Loup. Le chauffeur a dû trouver ce vouvoiement singulier, de la part d'une sœur parlant à son frère. — Il a peut-être trouvé aussi que pour une blessée, je descendais de la camionnette bien facilement. Mais ce qu'il pensait nous était bien égal, n'est-ce pas : dès l'instant où j'étais dans votre voiture avec mon paquet... » Tous deux se mirent à rire de bon cœur en se remémorant la sensation de soulagement qu'ils avaient éprouvée en s'éloignant de la camionnette. Joël, lui, réfléchissait. «Je me demande ce qu'ils vont dire, à l'imprimerie, en s'apercevant qu'ils n'ont plus le paquet! — C'est justement à cela que je pensais, dit son père. Ils ont évidemment téléphoné à la revue pour avoir immédiatement les doubles des textes. — Les doubles de l'article, ils ne les auront pas! s'écria joyeusement Liselotte. Je les ai ici, dans ma serviette; je les ai pris en même temps que le cahier. — Tu as pensé à tout, à ce que je vois, dit M. Prunier. Cela m'ennuie un peu pour la revue; quoique ces gens soient bien peu intéressants, en tant que journaliste, je ne puis m'empêcher d'envisager le côté professionnel de l'affaire. Ils vont évidemment passer une mauvaise soirée... — Si tu leur téléphonais que tu as trouvé le paquet sur la route? suggéra Liselotte. Tu pourrais le leur rendre après avoir enlevé l'article... — Je préfère ne me mêler de tout cela que si j'y suis forcé. Ils iront chercher leurs doubles et en seront quittes pour un peu de retard. — Mais il leur manquera un article! observa Joël. — Ils en passeront un autre; on peut toujours, dans un journal, faire un remplacement de dernière minute. » Tout à coup le téléphone sonna : on demandait M. Prunier. Celui-ci, en allant à l'appareil, trouva au bout du fil le directeur de La Revue scientifique, M. Lemaire, qui l'appelait de Francfort. 173

Apparemment, l'imprimerie avait téléphoné à la revue pour annoncer la disparition du paquet et réclamer les doubles; le concierge avait appelé le rédacteur en chef, qui lui-même avait alerté, son directeur. M. Lemaire soupçonnait que le paquet avait été dérobé à cause de l'article que lui avait communiqué Mme Prunier. En effet, les doubles de cet article avaient disparu de la rédaction : dans l'après-midi, une jeune fille, se disant la secrétaire du journaliste Raymond Prunier, s'était présentée à la revue et était restée quelques instants seule dans la salle. Le directeur, hors de lui, demandait des éclaircissements sur ces agissements mystérieux. « II n'y a là aucun mystère, cher Monsieur, dit tranquillement M. Prunier. Je reconnais très volontiers les faits. Mais le cahier que vous avait confié ma belle-sœur ne lui appartenait pas; or nous avons des raisons personnelles pour nous opposer à ce que cet article paraisse... — Ainsi c'est vous qui l'avez pris ! je me demande vraiment comment... — Cela, dit M. Prunier, c'est notre affaire. Croyez bien que, si nous l'avons fait, c'est que nous n'avions pas d'autre moyen, en votre absence, d'empêcher sa publication. — Alors vous reconnaissez que vous... c'est inconcevable, en vérité! Vous rendez-vous compte que je pourrais vous poursuivre pour vol ? — Vous rendez-vous compte, vous-même, dit M. Prunier, que si cet article avait paru j'aurais pu vous attaquer pour avoir publié un texte qui m'appartient et dont je juge la parution impossible? — Comment, je ne peux pas faire paraître dans la revue ce que je veux? — Il existe des lois sur la propriété scientifique, dit M. Prunier. Ma belle-sœur ne le savait peut-être pas, mais vous, en tant que directeur d'une revue, vous n'avez pas le droit de l'ignorer. » 174

Que cela ne vous empêche pas de passer une bonne nuit » dit Monsieur Prunier en réprimant une envie de rire. 175

M. Lemaire raccrocha brusquement. M. Prunier comprit qu'il ne trouvait rien à lui répondre. Sans doute se consola-t-il en passant sa colère sur tante Emmy, car un moment après celle-ci téléphonait à son tour. « Qu'est-ce que tout cela signifie, Raymond? demanda-telle éplorée. Il paraît que vous avez subtilisé un article que La Revue scientifique s'apprêtait à publier... — Un article qui ne devait pas paraître, ma chère Emma, dit son beau-frère. Nous nous expliquerons là-dessus quand vous voudrez; je comprends bien qu'il ne s'est agi de votre part que d'une imprudence. — Mais ces papiers étaient ceux d'onde Albert! je pense que nous avions bien le droit... — Vous avez fait erreur : tous les papiers ne venaient pas d'oncle Albert. De toute façon, si vous croyiez les avoir découverts, ne pensez-vous pas qu'il eût été courtois de nous en avertir? Cela nous eût épargné bien des ennuis — et à vous aussi, car je pense que votre ami M. Lemaire va vous en garder une certaine rancune. — Il vient de me dire toutes sortes de sottises! gémit tante Emmy. Et ce n'est rien quand je pense à ce que me dira Paul! — Nous arrangerons cela; j'écrirai à mon frère demain si vous voulez. Que cela ne vous empêche pas de passer une bonne nuit, dit M. Prunier en réprimant une envie de rire. — Vous l'arrangerez, Raymond, vous me le promettez? C'est qu'il faut vous dire : Paul est déjà, fâché contre moi; quand je l'ai vu à Toulon, il m'a reproché de trop gâter les enfants. C'est si difficile, pour une pauvre femme,.. Heureusement Paul m'a promis de demander un poste au ministère, à Paris... — En ce cas, ma chère Emma, ne vous tourmentez pas, tout ira bien », dit M. Prunier. Comme sa belle-sœur pleurnichait au bout du fil, il lui dit encore quelques mots de consolation. Mais quand il raccrocha, son visage s'éclairait d'un large sourire. 176

« Elle était si émue, dit-il, qu'elle ne s'est même pas aperçue que j'oubliais de l'appeler Emmy! » Maintenant que toute la famille était au courant de la découverte d'Alain, le jeune garçon, en quelques mots, expliqua ses projets. Sitôt les examens finis, M. Granval mettrait à sa disposition un laboratoire avec le matériel nécessaire; il pourrait commencer ses expériences immédiatement. « Ce sera peut-être long, mais j'y arriverai! déclara-t-il avec conviction. Vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas, de ne pas vous avoir tout dit dès le début? Vous avez compris que ce n'était pas un manque de confiance? — Nous comprenons parfaitement, Alain, dit son père. Et tu peux être tranquille : aucun de nous ne dira rien à personne jusqu'à ce que tu le juges bon. — Est-ce que je pourrai tout de même expliquer à Isabelle? demanda Claire. Puisque c'est elle, avec Gaétan, qui a trouvé le cahier, elle va me demander ce qui s'est passé. — Réponds-lui que tu n'en sais rien, dit Liselotte.

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— Mais alors elle demandera à sa mère ou à Gaétan. — Ni Gaétan ni sa mère ne savent qu'il s'agit du travail d'Alain, dit M. Prunier. D'ailleurs je serais fort surpris qu'Emma ne cherchât pas plutôt à faire le silence autour de cette affaire. — Eh bien, dit Claire, c'est entendu, je ne dirai rien, je le promets. Vous n'avez peut-être pas confiance en moi, mais vous verrez ! » Les autres échangèrent un sourire : ils pensaient que Claire trouverait peut-être autant de plaisir à faire des mystères vis-à-vis d'Isabelle qu'à lui révéler ce qu'elle savait. D'ailleurs toutes deux étaient trop jeunes pour comprendre grand-chose à la découverte; ce qui les amusait, c'était l'histoire de l'armoire, et cela, elles pouvaient en parler autant qu'elles le voudraient. a Maintenant, mes enfants, je propose que nous allions nous coucher, dit Mme Prunier. Il est tard, et je pense que Liselotte tout au moins ne sera pas fâchée de gagner son lit. » Liselotte, il est vrai, était épuisée, mais elle était aussi très heureuse. Les autres, d'un commun accord, la laissèrent reconduire Jean-Loup jusqu'à la porte. En lui serrant amicalement la main, il lui dit : « II me semble que vous me devez quelque chose, Liselotte. — Quoi donc? demanda-1-elle avec étonnement. — Un dédommagement pour cette grande heure pendant laquelle je vous ai attendue. J'étais joliment inquiet, vous savez! Et moi, de mon côté, je vous dois toujours une glace... Voulezvous que nous prenions rendez-vous pour régler cette double dette un jour prochain? — Le premier jour où nous serons libres tous les deux », promit joyeusement Liselotte. Quand elle rentra dans le salon, sa mère remarqua qu'elle regardait autour d'elle comme si elle cherchait quelque chose. « Qu'y a-t-il, Liselotte? » questionna-t-elle.

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Liselotte sourit. «Je me demandais... quand tante Emmy nous rendra l'armoire, si nous ne pourrions pas lui trouver une place dans l'appartement. J'ai tant pensé à elle depuis quelque temps... cela m'ennuierait de la voir remonter au septième. — Figure-toi que j'y songeais aussi, dit Mme Prunier. Je m'en occuperai, je te le promets. » Liselotte se dirigea vers sa chambre. Elle allait y entrer quand la tête de Claire apparut dans l'entrebâillement d'une porte. « Dis donc, Liselotte... j'ai pensé, pendant que vous racontiez votre histoire... Tu n'aimerais pas, toi, que Jean-Loup soit ton frère pour de bon? » Liselotte ne répondit pas. Mais elle trouvait que les choses étaient très bien comme elles étaient.

Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur. Coulommiers-Paris. 6163 M-11-1471. Dépôt légal : n° 2750, 4e trim. 1964.

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