IB Santinello Claude Deux enfants à travers la France.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: Nature
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Claude SANTELLI DEUX ENFANTS A TRAVERS LA FRANCE sont orphelins. Ils quittent le Canada où leur père avait émigré et débarquent en France avec l'espoir d'y être recueillis par leur oncle François, l'unique parent qui leur reste. Mais où le trouver ? C'est grand, la France. ANDRÉ ET JULIEN

Comme les jeunes héros du célèbre Tour de la France par deux Enfants, le livre qui a passionné d'innombrables lecteurs des générations précédentes, voilà André et Julien partis le long des routes, du Havre à Marseille, de la mer à la mer, à la recherche de l'oncle insaisissable. Que d'aventures, que d'obstacles, que de dangers, que d'épreuves! André et Julien rencontrent l'amitié, mais aussi la méfiance; la générosité, mais aussi l'égoïsme, au cours d'un voyage mouvementé, tour à tour dramatique et heureux, qui leur fait en même temps découvrir la France et ses mille visages. Les jeun es spectateurs de la Télévision reconnaîtront les héros qui les ont passionnés chaque semaine-pendant des mois. Les autres se compteront vite parmi les amis d'André et de Julien, les " Deux Enfants à travers la France".

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DEUX ENFANTS ATRAVERS LA FRANCE

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Pour Olivier Richard et Michel Tureau qui resteront pour moi Julien et André. Cl. S.

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CLAUDE SANTELLI

DEUX ENFANTS ATRAVERS LA FRANCE ILLUSTRATIONS DE JEAN RESCHOFSKY

HACHETTE 195

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oman a été conçu d'après le feuilleton de la Télévision Française :

LE TOUR DE LA FRANCE PAR DEUX ENFANTS écrit par Claude Santelli, réalisé par William Magnin, inspiré du livre célèbre de G. Bruno. (E. Belin, Éditeur).

© Librairie Hachette, 1960. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE SUR LA PISTE I. II. III. IV. V.

La France! 2 + 1 + 1=4 amis La maison des cartes postales Les caprices de Duchesse Le télégramme

9 18 28 39 50

DEUXIÈME PARTIE LE RENDEZ-VOUS VI. VII. VIII. IX. X.

La ferme des sourires Le cri de la chouette L'heure de la justice La Saint-André La lettre de l'oncle

59 74 90 97 111

TROISIÈME PARTIE L'HOMME EN NOIR XI. XII. XIII. XIV. XV.

Un gant sur le toit Les grandes espérances La dernière bataille de Fred La vie sauvage Le passage des Trois-Clercs

120 131 142 154 167

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PREMIÈRE

PARTIE

SUR LA PISTE CHAPITRE PREMIER LA FRANCE! de juillet 1957, lorsque la Ville de Montréal, venant de Québec, entra dans le port du Havre, il y avait deux enfants tout seuls sur le pont des troisièmes classes. Deux frères assurément. L'aîné, qui pouvait avoir quatorze ans, tenait tendrement le plus jeune par l'épaule, un petit garçon de sept à huit ans, aussi blond que son grand frère était brun. Ce qu'on remarquait immédiatement, c'était la légèreté et la bizarrerie de leur équipement : le petit portait un minuscule sac alpin sur les épaules; l'aîné une vieille valise qui n'en était pas à son premier voyage, et, sur le dos, une guitare dans sa gaine de toile. Tous deux étaient habillés de ces vêtements sombres et un peu solennels que l'on met aux enfants de la campagne quand ils vont à une cérémonie. Mais ce qui frappait surtout dans l'aspect de ces deux enfants, ce qui faisait retourner sur eux les voyageurs, c'était leur manière de regarder fixement la côte, tandis que le navire s'amarrait. Alors que les autres passagers s'agitaient, ne sachant où donner du regard, observant le va-et-vient CE MATIN

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et la manœuvre d'accostage, comptant leurs bagages, épiant le porteur, cherchant à reconnaître en bas sur le quai les parents ou les amis venus à leur rencontre, nos deux garçons regardaient, sans rien dire, au-delà du navire, du quai et du port, un point invisible et lointain, comme des enfants pauvres regardent une vitrine de Noël, avec autant de timidité que d'envie. Un moment plus tard, ils étaient dans le grand salon du paquebot. Assis devant une table, le commissaire examinait les passeports des passagers. « Julien Leclerc... né à Montréal, au Canada.... » Le petit sourit à ce monsieur inconnu qui savait son nom et son histoire. Il aurait bien engagé la conversation, mais, avant qu'il ait ouvert la bouche, le tampon du commissaire s'abattit sur le passeport comme la foudre sur la campagne. Le petit garçon sursauta. « André Leclerc... né à Montélimar, Drôme.... » André approuva de la tête. « Alors, fit le commissaire en lui rendant son passeport, on revient au pays? On a gardé de bons souvenirs? — Pas trop de souvenirs, fit le grand garçon en s'excusant. J'avais deux ans quand mes parents ont émigré. — Bonne chance !» fit le commissaire. André lui dédia un regard de reconnaissance, mais l'œil du commissaire avait déjà plongé vers un autre passeport, un autre destin. « Au suivant ! » Les enfants ramassèrent leurs bagages et se dirigèrent vers la sortie. « C'est la France? » demanda le petit à son frère. Un matelot leur indiqua du doigt la passerelle en riant : « La France? Tout droit. » Sur le quai, le grand frère entraîna rapidement le petit qui s'attardait à contempler un vol de mouettes, une automobile qui s'élevait dans les airs au bout d'un treuil, au-dessus d'un paquebot que l'on chargeait. « On n'a pas de temps à perdre! » dit le grand. 10

Au premier carrefour, il aperçut un agent de police et tira de son portefeuille un papier soigneusement plié. On pouvait lire : François Leclerc, restaurant des Routiers, rue des Acacias, Le Havre. « La rue des Acacias? fit l'agent. A l'autre bout de la ville. » Au bout d'une heure ils étaient complètement perdus. Ils confondaient les rues, les bassins, les quais, les numéros des autobus. L'heure du déjeuner était passée depuis longtemps. Le petit tirait la jambe, se plaignait, criait famine. Ils s'arrêtèrent dans un square. Le grand frère sortit quelques maigres provisions de la valise. Le petit fit la moue. « Tu mangeras mieux ce soir », dit l'aîné. Un garçon d'une dizaine d'années qui jouait au ballon plus loin avec d'autres enfants s'était approché et les observait depuis quelques instants avec une curiosité ironique. « C'est pas chez toi! dit-il soudain en désignant le banc sur lequel les deux frères s'étaient assis. — Ah! fit le grand un.peu interloqué. C'est chez qui? — C'est à moi », dit l'autre d'un air insolent en le fixant dans les yeux. Et il posa sur le banc un pied de propriétaire. « Bien sûr », fit le grand frère en souriant. Il ramassa leurs bagages et entraîna le petit vers le banc suivant. Le garnement les suivit. « Celui-là aussi, il est à moi! — Et peut-on savoir pourquoi? dit le grand garçon. — Ici, on n'aime pas ceux qui ont des casquettes! » D'un geste rapide il avait empoigné la casquette de toile du petit garçon et l'avait projetée en l'air de toute sa force, à la grande joie des autres garnements. La casquette vola à travers l'espace et vint s'abattre au milieu du bassin où elle se mit à flotter tristement comme une feuille morte. « André! » cria le petit. André avait bondi,- les joues rouges de colère. Il voulut saisir par le bras le garnement qui lui échappa comme une anguille. En un clin d'œil, le vide se fit devant André. Toute la. bande s'était égaillée comme un vol d'oiseaux. 11

« Quels idiots ! » fit une voix féminine derrière eux. C'était une petite fille de l'âge d'André, avec des boucles blondes. Elle était assise sur une chaise de fer à quelques mètres et souriait, droite, en croisant les jambes comme une dame en visite. Elle paraissait seule. « Ma casquette! gémissait le petit. André! ma casquette ! — Tais-toi, Julien, dit le grand. Tu sais bien que j'ai promis de ne pas me battre. » Il serrait les poings. « Asseyez-^vous là », dit la petite fille, en leur désignant les chaises à côté de la sienne. Et elle ajouta pour le petit, en lui tendant son mouchoir : « Il ne faut pas pleurer ! S'ils vous voient, ils seront trop fiers! » Julien rengaina ses larmes. « D'ailleurs, je ne l'aimais pas, cette casquette! — Pardon, mademoiselle... », fit le grand. Elle lui souriait. « Vous connaissez peut-être la rue des Acacias? — Moi, fit-elle en riant. Je ne suis pas d'ici ! » Elle revenait de vacances à Étretat. Elle ne faisait que traverser Le Havre. Elle leur désignait du menton deux valises posées à ses pieds. « Seule? » demanda André. Elle était ravie visiblement de raconter son histoire. « On a perdu une valise, depuis ce matin qu'on se promène dans le Havre. Impossible de savoir où on l'a laissée. Je suis si distraite! » Elle rit de nouveau. « Mon père est parti à sa recherche. » Son père était boulanger à Lyon. Ils prenaient le train de six heures. « Nous, on cherche notre oncle, dit André. — Un oncle, c'est déjà plus facile! — J'espère, dit André en souriant. 12

— Un oncle, au moins, quand on l'appelle, il doit répondre! — C'est vrai ! — Tandis qu'une valise...! — Et qu'est-ce qu'il y avait dans cette valise? » demanda le grand. La petite fille rougit. « Oh! rien de bien précieux. Des coquillages que j'ai ramassés sur la plage. En souvenir. Je fais collection. Tenez. » Elle sortit de sa poche un gros coquillage nacré qu'elle tendit à André. André tournait le coquillage entre ses doigts, ne sachant trop quoi dire. « Il est très beau ! affirma Julien. — Marie, Marie! » fit soudain une voix impérieuse à l'autre bout du square. Une tête émergeait d'un taxi; une main qui brandissait une petite valise. « Marie, tu te dépêches! » Marie ramassa ses bagages en hâte. « Bonne chance ! Si on ne se revoit pas ! fit-elle rapidement. — Votre coquillage! » André l'avait gardé dans la main. La petite fille était déjà loin. « Ça vous portera bonheur », cria-t-elle. Cela devait porter bonheur en effet : dix minutes plus tard ils étaient devant le restaurant des routiers. A cette heure, la salle était déserte, ou presque. Deux hommes en combinaison de toile bleue parlaient, accoudés au comptoir. Sans doute les conducteurs du mastodonte qu'ils avaient vu devant le restaurant, sagement rangé sur le terreplein, comme un gros animal au repos. L'un des deux hommes, joufflu et la casquette en bataille regardait entrer les enfants. Son œil se plissa en apercevant la guitare d'André. « Chic, il y a bal ce soir », fit-il. Et il allongea un coup de poing à son camarade.

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André le salua poliment et lui expliqua qu'il cherchait M. Leclerc, un chauffeur de poids lourd. L'homme se tourna vers la porte de la cuisine entrebâillée. « Vous connaissez un Leclerc, vous, madame Marinette? — Qui est-ce qui le demande? répondit une voix de femme, à travers le bruit des casseroles. — Les petits chanteurs à la croix de bois ! » L'homme joufflu pouffait. L'autre faillit s'étrangler dans son verre. André sourit pour bien montrer qu'il appréciait la plaisanterie. « On n'est pas chanteurs ! » protesta Julien, ce qui fit redoubler les rires des chauffeurs. « Qui ça? fit la voix de la cuisine. — Allez donc voir la patronne, dit l'homme en les poussant vers la cuisine. Et ne l'embêtez pas trop! C'est pas le moment de lui jouer la sérénade! » La patronne était ronde comme une tour. Elle allait et venait à travers la cuisine d'un pas de grenadier qui ébranlait le couvercle des marmites. « Qu'est-ce que c'est? » dit-elle sans regarder. André reposa sa question. « Leclerc? Connais pas ! » dit-elle d'un ton sans réplique. André expliqua qu'il s'agissait d'un routier qui devait venir de Lille deux fois par semaine. « Lille? » Ce mot lui disait quelque chose. « Le camion jaune, dit-elle soudain. Tu sais, moi, les noms!... Passe-moi le sel! » André obéit. Elle le dévisagea. « C'est un petit gros, pas vrai? — Je ne sais pas, dit André. — Regarde donc le tableau, là, sous le calendrier. » Sur une feuille de papier épinglée au mur, où les jours de la semaine étaient griffonnés au crayon, André découvrit le nom de Leclerc dans la colonne du vendredi. « Tu as de la chance! Il arrive ce soir. Oh [jamais avant dix heures. C'est toujours lui le dernier. » 14

La mémoire lui revenait maintenant. Il fallait même qu'elle pense à lui faire préparer sa chambre. « C'est notre oncle », dit André, avec une pointe d'orgueil. Et Julien renchérit : « C'est l'oncle François, M. Leclerc. » Ils commençaient à se sentir rassurés. « C'est un petit gros, répéta la patronne. — Je ne sais pas, dit André. — Tu ne sais pas grand-chose, toi, décidément. — Il faut vous dire qu'on ne l'a jamais vu! » Elle tourna vers lui un œil rond d'étonnement. « Mais il vous attend? — Non. Il ne sait rien. Mon père au Canada nous a dit qu'on le trouverait sûrement ici. C'est tout. — Au Canada! » Ils venaient du Canada ! Tout seuls. Elle faillit en lâcher sa casserole. Il fallut qu'elle le racontât à tout le monde. Un moment après, André et Julien étaient installés dans la salle du restaurant, mangeant la soupe avec les chauffeurs qui commençaient d'arriver. André dut tirer sa guitare et 15

chanter tout son répertoire de chansons canadiennes : l'Alouette et A la claire fontaine. Les chauffeurs reprenaient au refrain. Julien se tailla un beau succès en racontant leur traversée avec force détails. De temps en temps la patronne apparaissait dans la porte de la cuisine et leur clignait de l'œil. Il y avait longtemps déjà que Julien s'était assoupi, le front sur la table. André lui-même, à force de fixer la pendule, se surprenait à somnoler. Soudain il s'entendit appeler. La main robuste de la patronne le secouait. « Ton camion! » A travers la vitre, comme deux yeux d'oiseau de nuit démesurément agrandis, on voyait les phares d'un camion qui manœuvrait pour se ranger sur le terre-plein. Les enfants se précipitèrent dehors. Sur la bâche du camion, on pouvait lire LECLERC, en lettres noires à demi effacées. Au volant, un homme gros, le visage rouge, manœuvrait avec application, sans voir les enfants qui couraient pour demeurer à sa hauteur, chaque fois qu'il reculait ou avançait pour se garer. Il stoppa enfin et arrêta son moteur. Le silence soudain tomba sur la rue. Là-bas dans le restaurant, on entendait le cliquetis des assiettes et les rires. « Dépêche-toi! cria quelqu'un. La soupe va refroidir! — La paix ! » fit le chauffeur renfrogné. Il ajouta comme pour lui-même en grommelant : « Perdu mon briquet! » André attendit qu'il eût ouvert la portière pour s'avancer. Julien était sur ses talons. « Vous êtes M. Leclerc? — Non, fit l'autre avec brusquerie. Je ne suis pas M. Leclerc. » Et il descendit. Il avait les traits tirés de fatigue et s'épongeait le front du revers de la main. Visiblement, il n'avait pas envie de discuter. André rassembla son courage. « Il est peut-être resté à Lille? — Mon briquet? — Non, M. Leclerc. »

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Le chauffeur se retourna. Ses yeux embrumés de fatigue fixaient André avec effort. « M. Leclerc, précisa André en désignant la bâche. Nous pensions.... Vous savez sûrement où il est? — J'en sais rien du tout », fit l'homme et il ramassa sa casquette sur le siège. « Alors, Renaud? cria quelqu'un. C'est pour aujourd'hui ou pour demain? — J'arrive », cria le chauffeur. André essaya une troisième fois : « Vous ne savez vraiment pas où il est? — Qui? — M. Leclerc. » Il lui lança un regard furieux. « Tu as la tête dure, toi! Je n'en sais rien. C'est tout. Et je vais dîner, si tu permets. » Il claqua brutalement la portière qui était restée ouverte et, d'un pas décidé, marcha vers le restaurant. André et Julien fixaient stupidement cette portière sur laquelle on pouvait lire à la clarté de l'enseigne TRANSPORTS ROUTIERS, LILLE ANCIENNE MAISON LECLERC RENAUD, SUCCESSEUR

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CHAPITRE II 2 +1 + 1 = 4 AMIS matin, dès la première heure, le camion Leclerc avait repris sa route à travers la Normandie. Une route dont M. Renaud connaissait chaque borne, chaque croisement, chaque pommier. Un routier, ce n'est pas un voyageur comme les autres : à force de faire sans cesse le même voyage, il est partout chez lui. Il va de Lille à Rouen et de Rouen au Havre comme d'autres vont de leur chambre à coucher à leur cuisine et de la cuisine au salon. Telle ville, c'est le dîner, et telle autre, c'est le petit déjeuner. Justement le camion Leclerc atteignait Gaudebcc, et invariablement, depuis de longs mois, Caudebec pour M. Renaud, c'était le casse-croûte matinal. M. Renaud rangea son camion devant le relais routier. Sur une terrasse, face à la Seine, étaient disposées des tables de fer couvertes de nappes aux couleurs vives, ombragées de parasols. M. Renaud descendit, salua d'un petit geste de la main le patron qui fumait la pipe en arrosant ses fleurs, fit le tour du camion et frappa plusieurs fois du LE LENDEMAIN

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poing sur la ridelle à l'arrière. Deux têtes parurent dans la fente de

la bâche : André et Julien. « A table! » fit M. Renaud sans autre commentaire. Et il alla s'asseoir à l'une des tables. Les enfants l'y rejoignirent. Leurs yeux, habitués à l'obscurité du camion, papillotaient sous la grande lumière de ce matin d'été. Le café était déjà servi dans d'énormes bols de faïence. M. Renaud mangeait sans dire un mot. Ils firent comme lui. Étrange M. Renaud, songe André. Il a fini par le questionner hier au soir : il ne sait rien de François Leclerc. « Je n'aime pas qu'on s'occupe de ce que je fais ! Je ne vais pas m'occuper de ce que font les autres ! » Et comme André insistait : « Je sais qu'il a fait de mauvaises affaires, ton oncle, puisqu'il m'a vendu sa maison. C'est tout. » Ce matin, M. Renaud a trouvé les deux enfants assis sur leurs bagages devant le restaurant, et au moment de partir, comme s'il avait oublié un détail, il a crié de loin avant de claquer la portière : « Eh bien! montez! Qu'est-ce que vous attendez? » Il les a aidés à se hisser par l'arrière dans le camion vide. « Puisque je vais à Lille, autant que vous en profitiez! Vous saurez peut-être quelque chose là-bas. » Depuis, pas une parole et bien peu de regards. Julien, lui, est trop occupé par un autre spectacle : un chien. Un chien apparu entre les pots de fleurs de la terrasse et qui lorgne avec envie le croissant du petit garçon. Un chien crotté, boueux, couleur de poussière, qui a dû, il n'y a pas si longtemps, être un caniche noir bien propre et fort bien élevé. Sans doute a-t-il perdu son maître et erre-t-il ainsi depuis quelques jours sur les routes. Julien partage discrètement son petit déjeuner sous la table avec l'enfant perdu. M. Renaud a l'air de ne s'apercevoir de rien. Il est déjà debout, près du camion. « Viens m'aider », fait-il à André. 19

André ne se le fait pas dire deux fois. Il irait au bout du monde pour s'attirer un regard de sympathie de M. Renaud. « Va chercher de l'eau. » André s'empresse. M. Renaud dévisse le bouchon du radiateur, ouvre le capot, examine son moteur avec soin, avec tendresse même, comme il ne doit pas souvent regarder les êtres humains. « Allez, en route! » M. Renaud a refermé le capot. André fait signe à son frère. Il n'est cas question de traîner. André est déjà dans le camion. Julien se hisse à son tour. André va fermer la ridelle. Trop tard : voilà que le chien, le plus naturellement du monde, a sauté dans le camion à la suite de Julien. André n'a même pas eu le temps de réaliser. Déjà M. Renaud s'approche et vérifie la fermeture. Le cœur d'André se met à battre très fort. Mais M. Renaud n'a rien vu. « Vous n'êtes pas trop mal là-dedans? » fait-il avant de s'éloigner; et pour la première fois on lui voit aux lèvres ce qu'il faut bien appeler un sourire. Oh! cela n'a pas duré longtemps. Déjà il a regagné sa cabine. La portière claque brutalement et le camion démarre. André n'a pas fini de faire des reproches à son frère : « Tu ne pouvais pas empêcher ce chien de monter! — Y a de la place ! répond Julien ingénument en désignant l'immensité du camion vide. — Au prochain arrêt, tu le fais descendre ! — Qu'est-ce que tu dirais, toi, si on te laissait seul sur la route? — Si on ne retrouve pas l'oncle François, ce sera ta faute ! — Ce sera ta faute à toi, si le chien meurt de faim ! N'est-ce pas, Ursy? » ajoute Julien en se penchant vers le chien qui approuve d'un œil humide. Le voilà non seulement invité, adopté, mais baptisé. « Ursy? fait André. Qu'est-ce que c'est que ce nom? » Un violent coup de freins jette Julien dans les bras de son frère et fait rouler comme une boule au fond du camion

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le nouveau baptisé. La portière là-bas claque et les pas nerveux de M. Renaud résonnent sur la route. Le cœur des

« Viens ici, Ursy! puisqu'on t'appelle. » 21

deux enfants recommence à battre. Les pas s'arrêtent. Il ne vient pas par ici. Que se passe-t-il donc? André risque un œil et finit par apercevoir M. Renaud qui, accroupi à l'avant, est en train de dévisser une roue. Un pneu crevé : voilà qui n'est pas fait pour détendre l'atmosphère. André a sauté du camion et s'approche. « Ça ne va pas, monsieur? — Non, ça ne va pas ! explose M. Renaud. Décidément c'est la journée des complications! — Je vais vous aider », dit André. Un regard lui répond, déjà plus aimable. Heureusement André est adroit de ses mains. Il connaît déjà ce genre de travail. Allons, cela ne va pas trop mal. André s'attire même des compliments. « C'est bien, André. » Tiens, il se souvient qu'il s'appelle André. C'est alors que l'inévitable se produit : des entrailles du camion éclate soudain un aboiement joyeux. M. Renaud reste un instant figé. « Qu'est-ce que c'est que ça? » grommelle-t-il. Il se dirige d'un pas résolu vers l'arrière. Il a vite fait de découvrir l'intrus. « Veux-tu bien t'en aller de là! » Le chien ne se le fait pas dire deux fois. Pareille mésaventure a dû déjà lui arriver depuis qu'il erre sur les routes. Ce n'est pas encore aujourd'hui qu'il trouvera un nouveau maître. Il s'éloigne, la tête basse, l'air résigné, fait dix pas puis s'assied au milieu de la route tranquillement, en humant le vent, et a l'air d'observer de loin avec ironie comment ces trois humains là-bas vont se sortir de cette situation. Julien n'a pas bougé. Il tient encore à la main la ficelle qu'il était en train de tresser pour faire une laisse à son nouvel ami. « Ursy! ne peut-il s'empêcher de murmurer. — Comment l’appelles-tu ? » fait M. Renaud. 22

Est-ce le nom ou la mine désolée de Julien, est-ce le manège d'Ursy qui est toujours assis là-bas comme s'il attendait patiemment que l'orage se calme, M. Renaud n'a pu s'empêcher d'éclater de rire. Les enfants sont stupéfaits plus encore que rassurés de découvrir que M. Renaud est capable de rire. Il pose sa grosse main avec une tendresse brusque sur la tête de Julien, fait quelques pas dans la direction du chien et siffle. « Ursy! crie maintenant M. Renaud vers le chien. Viens ici, Ursy! puisqu'on t'appelle! » Le rire de M. Renaud s'arrête brusquement car le chien, qui décidément connaît son monde, vient de lui mettre sa patte dans la main. Et M. Renaud repart à rire. « Allez, en route! » fait-il, comme il l'a dit tant de fois depuis ce matin. Mais le ton n'est plus le même. « A propos... commence-t-il. Venez donc avec moi devant. Je m'ennuie tout seul! » II a découvert cela brusquement, et qu'il y a juste assez d'espace dans la cabine pour quatre voyageurs dont un à quatre pattes. En un clin d'œil chacun a trouvé sa place. « On arrive à Rouen, dit M. Renaud. Il faut quand même que vous voyiez ça !» Comme s'il éprouvait le besoin de donner une explication. « Rouen! s'écrie Julien. On va voir la maison de Corneille. — Et la place du Vieux-Marché, ajoute André. — Là où on a brûlé Jeanne d'Arc », précise Julien. M. Renaud est stupéfait et ravi. « Vous allez voir qu'ils connaissent mieux Rouen que moi qui y viens depuis dix ans ! » M. Renaud n'a pas fini d'apprendre des choses aujourd'hui.

« En tout cas, dit M. Renaud, quand on l'aura retrouvé, ton oncle, tu pourras écrire à ton père au Canada que c'est grâce à Dédé Renaud! — Mon père est mort, monsieur », dit André doucement. 23

Renaud resta un instant la fourchette en l'air. C'était le soir. Ils étaient attablés quelque part du côté d'Amiens, dans un autre relais routier. Les visages n'étaient plus les mêmes, et pourtant c'était la même chaude atmosphère, la même camaraderie brusque. André et Julien s'y sentaient à l'aise maintenant. C'était comme leur nouvelle famille. « Raconte », dit Renaud, très bas. Et André raconta l'histoire de la famille Leclerc : comment son père, sans travail en France après la guerre, avait décidé d'émigrer au Canada. André n'avait que deux ans à l'époque, mais il se souvenait encore de leur arrivée dans un pays inconnu, de l'odeur des vastes forêts. André Leclerc, le père, était charpentier. Très vite il avait trouvé de l'embauche à Montréal. Cinq ans ils avaient vécu heureux dans la petite maison des faubourgs jusqu'au jour où la maman d'André était morte, à la naissance de Julien. La vie avait repris : les enfants, tant bien que mal, tenaient le ménage du charpentier. On aurait dit trois frères plutôt qu'un père avec ses fils. Mais le mois dernier.... « Un après-midi, un agent de police est venu nous chercher à l'école : papa était tombé d'un échafaudage. Il pouvait encore parler. Pas pour longtemps. Il m'a fait venir contre lui : « Maintenant André, ce sera toi le père. Il faut « bien. Vous n'avez qu'une chose à faire : aller en France « retrouver mon frère François. Je suis sûr qu'il ne nous a « pas oubliés. » — Ils ne s'écrivaient donc pas? demanda M. Renaud. — Ils étaient un peu brouillés, expliqua André. Oh! pour des bêtises.... — Des bêtises? — Depuis qu'on était venus s'installer au Canada. Mon oncle voulait s'associer avec mon père.... — Et ton père n'a pas voulu! Il préférait le Canada! — Il voulait commencer une vie nouvelle, dit André. Voilà pourquoi il ne savait plus rien de notre oncle, continua-t-il. Ou presque. Il savait que l'oncle François avait un camion, qu'il 24

faisait la navette entre Lille et le Havre deux fois par semaine, et qu'il descendait au Relais, comme tous les routiers. C'est un émigrant qui le lui avait raconté, un émigrant qui avait rencontré mon oncle avant de s'embarquer. Depuis cinq ans, mon père n'avait pas d'autres nouvelles. Voilà.... Mon père a eu le temps de m'écrire l'adresse du relais des routiers sur un papier. Le soir, il était mort.... Et nous avons pris le bateau.... — Si je comprends bien », fit Renaud au bout d un instant, en s'efforçant de sourire comme pour secouer la tristesse de ce récit, « si je comprends bien, je suis toute la famille à moi tout seul. Je suis l'oncle, le grand frère, le père.... __ Non. Pas le père, fit André avec un beau sourire. Le père, c'est moi. N'est-ce pas, Julien? » Julien ne répondit pas. Il dormait déjà sur le bras de M. Renaud. Le lendemain matin, quand les enfants descendirent de leur chambre, M. Renaud téléphonait du comptoir.

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Il raccrocha bientôt pour les rejoindre et répondit à peine à leurs bonjours. André surprit son regard qui se posait sur eux à la dérobée avec inquiétude. « Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui? demanda Julien qui n'avait rien remarqué. — Aujourd'hui, vacances! » D'un coup M. Renaud s'était déridé. Il mit Julien sur ses épaules et se dirigea à grands pas vers le camion en hurlant d'une voix de fausset une marche militaire que Julien scandait à coups de talons dans la poitrine de M. Renaud. Les « vacances », c'était un après-midi au bord de la Somme pour les enfants, tandis que M. Renaud irait tranquillement chercher sa cargaison de légumes chez les maraîchers d'Amiens. Les hortillonnages d'Amiens sont des jardins potagers que la rivière enserre de ses mille bras. On n'y circule qu'en barque, loin des tumultes du monde. Les enfants y passèrent un après-midi ensoleillé de farniente et de baignade. On en profita même pour 26

faire la toilette d'Ursy. Quand M. Renaud vint les reprendre, il trouva un chien lavé, bouchonné, bref civilisé, qui lui tendit une patte soigneusement peignée. André avait même trouvé le moyen de lui tondre la barbe et les oreilles à la dernière mode. Une vraie métamorphose. On prit la route de Lille dans la nuit tombante. La joie s'évanouit soudain. Était-ce l'idée de la séparation prochaine, l'incertitude de leur sort un instant oubliée et qu'ils réalisaient à nouveau? M. Renaud conduisait sans dire un mot, l'œil fixé sur la route. Julien s'était allongé sur la couchette au-dessus du chauffeur. On traversait la plaine de Picardie. « André », dit soudain M. Renaud. Il parlait bas pour ne pas être entendu de Julien. André s'approcha. « Vous aimez les voyages, décidément, dans la famille! — Oh! avec vous, on s'y habituerait bien », dit André en riant.

M. Renaud le regardait d'un air grave. « Je ne parle pas pour vous. Je parle pour ton oncle. » Et il lui raconta qu'il avait téléphoné à Lille le matin, sans rien leur dire, espérant leur faire une surprise. André allait le remercier; il reprit son ton brusque : « J'aime bien que les choses soient claires ! » II n'avait guère connu l'oncle François, du temps qu'il lui avait racheté son affaire. Assez cependant pour savoir que François avait repris son ancien métier de mécanicien dans un garage. Et comme Renaud connaissait bien tous les garagistes de Lille, il s'était renseigné ce matin. « Eh bien? fit André. — J'ai retrouvé le garage en question. Mais ton oncle n'y travaille plus depuis un an. — Et alors? » M. Renaud freina brusquement. La barrière d'un passage à niveau venait de se baisser devant eux. On s'arrêta. Le moteur ronronnait doucement dans la nuit. Par la vitre ouverte entrait le murmure de la campagne : le crissement des grillons, le tintement 27

frêle de la sonnerie du passage à niveau. A portée de la main, la maisonnette du garde-barrière enfouie sous les rieurs grimpants. « Et alors? répéta André timidement. — Alors, tout ce qu'on sait, c'est qu'il n'est plus à Lille. Un vrai pigeon voyageur, cet homme-là! — Qu'est-ce qu'on va faire?... » commença André. Un long hurlement de locomotive l'interrompit. Et le train défila devant eux dans un tonnerre, avec ses vitres éclairées, comme un dragon fantastique. « Je ne vois qu'un moyen, dit Renaud quand le silence revint. La dame chez qui il logeait l'année dernière. Elle sait peut-être quelque chose. On va me donner son adresse en arrivant. Tu iras la voir. »

CHAPITRE III LA MAISON DES CARTES POSTALES 28

L'AUBE

blanchissait les toits quand ils atteignirent les faubourgs de Lille. Les crassiers des mines s'élevaient vers le ciel en pyramides noires, comme de sombres pressentiments. M. Renaud alla jusqu'à son garage. Il disparut un instant et revint avec un papier plié qu'il mit dans la main d'André : « L'adresse. » André et Julien avaient rassemblé leurs bagages. Ils se regardaient maintenant tous les trois sans parler. M. Renaud tira un paquet de sa poche : « Un petit cadeau pour Ursy. » C'était un collier superbe, rouge avec des clous d'argent. « J'en avais assez de te voir avec ta ficelle, maintenant que te voilà propre. Et puis tu vas aller dans le monde! » Le collier mis, on s'aperçut qu'il n'y avait pas de laisse. Pauvre M. Renaud, il ne pensait jamais à tout à la fois. Il fallut bien nouer la ficelle à ce collier flambant neuf. « Bah! Ce sera pour la prochaine fois! » fit André en

essayant de rire, car le visage de M. Renaud était maintenant triste. « Ça nous donnera l'occasion de nous revoir! Vous m'écrirez? - On vous le promet, assurèrent les enfants. -— Je parie que vous ne penserez plus à moi, dès que vous aurez retrouvé la famille! — Oh! si, m'sieur, fit Julien. — Vous allez la retrouver aussi, votre famille, dit André. Vous avez des enfants? — Non, mon garçon. Pas de famille. Des amis, oui. Pas d'enfant, pas de femme. » Il avait dit cela avec un beau sourire très grave et il ajouta : « On ne peut pas tout avoir! » « C'est bien cela, songeait André. On lui reprochait le premier jour de ne pas s'inquiéter assez de nous. Est-ce que nous avons seulement pensé à lui poser une question sur lui-même 29

avant cette minute? C'est ça, la vie. On n'a jamais le temps de tout faire. » Il aurait voulu à présent en savoir davantage. Mais un collègue appelait M. Renaud. C'était pressé : les halles ouvraient dans une heure. M. Renaud serra la main d'André, embrassa rapidement Julien qui avait juré de ne pas pleurer, fit une caresse à Ursy. « Allez, chacun son travail! Salut, les gosses », fit-il avec brusquerie. Et, plus bas, comme à lui-même, car ils avaient déjà franchi la porte et ne pouvaient plus l'entendre, il répéta, la voix tout émue: « Au revoir, les gars. » Sur le petit papier, M. Renaud avait écrit de sa grosse écriture : Mme Leroux, 13 rue des Chats-Bossus. Ce nom fit rire Julien qui en oublia pour un instant le chagrin de quitter un ami, le premier ami de France. La rue des Chats-Bossus est une rue étroite près de la Bourse, dans le vieux Lille. Ils trouvèrent une petite maison triste, serrée entre deux grosses bâtisses comme un enfant malingre entre ses parents. « Madame Leroux, 2e étage gauche » : c'était écrit sur l'étiquette d'une boîte à lettres. Au deuxième, sur la porte, la même main avait écrit sur un carton « Frappez fort! » André frappa. Pas de réponse. Une sorte de bourdonnement régulier semblait venir du fond de l'appartement. Ils insistèrent. Rien. L'escalier sentait le moisi. On eût dit une maison endormie. Pas un -bruit, si ce n'est ce bourdonnement lointain. Comme André frappait une troisième fois, la porte, mal fermée sans doute, s'entrouvrit. Ils passèrent la tête : un petit couloir obscur et encombré de meubles apparut. Des chapeaux de paille effrangés, jaunis par le soleil de plusieurs étés lointains étaient pendus aux bois d'une tête de cerf empaillée qui servait de portemanteaux; des bibelots vieillots s'entassaient sur une commode croulante. Un chat pelotonné sur une console se hérissa en apercevant Ursy.

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Julien se hâta de mener son chien sur le palier où il l'attacha à la rampe de l'escalier. Puis il rejoignit son frère qui avançait dans le petit couloir. « II y a quelqu'un? » André tâtonnait vers la porte du fond. Il l'ouvrit. C'était une vieille salle à manger de province, tapissée d'un papier à ramages qui pendait tristement par endroits. Dans l'encadrement de la fenêtre et leur tournant le dos, une vieille dame était assise devant une antique machine à coudre qui bourdonnait joyeusement. André allait ouvrir la bouche quand la machine se tut. La dame s'était retournée et leur souriait, nullement surprise. « Entrez, mes petits, entrez! » Elle pouvait avoir soixante-dix ans, ou plus. Ses yeux étaient vifs encore comme des yeux de souris derrière de petites lunettes cerclées d'or. Comme une souris, elle se mit à trottiner à travers la pièce, les débarrassait de leurs bagages, leur avançait des chaises. Elle avait des pendants d'oreilles comme les dames d'autrefois et un tablier à fleurs. André et Julien étaient déjà assis devant la table couverte d'un tapis à franges, un peu éberlués et rassurés à la fois par un accueil aussi charmant. Leurs yeux s'attardaient à détailler autour d'eux un invraisemblable bric-à-brac : des gravures pâlies dans de grands cadres dédorés, des statuettes de porcelaine soigneusement recollées, des abat-jours de soie en forme de tulipe qui montraient leur squelette; un vieux baromètre de bois sculpté qui marquait BEAU FIXE pour l'éternité. Partout, sur la cheminée, contre les bibelots, des cartes postales : glissées dans le cadre de la glace, elles en couvraient presque entièrement la surface. André remarqua au mur, parmi des photos jaunies, un calendrier des postes de l'année 1935. « Alors, fit la dame, ça va bien? » Elle s'était assise à côté d'eux à la table et les considérait. Particulièrement Julien qui était contre elle. Sa main furtivement caressa les cheveux du petit garçon. Derrière les lunettes, ses yeux 31

souriaient avec malice. On aurait juré qu'elle savait à qui elle avait affaire et qu'elle leur réservait une surprise. « Voilà, commença André, madame, vous ne nous connaissez pas.... — Si, je vous connais ! » fit la dame de sa voix flûtée, tandis que les yeux de souris riaient un peu plus. Et avant qu'André ait pu ajouter un mot : « Vous venez chercher Jean-Pierre ! » Ils n'eurent pas le temps de protester. « Eh bien! il n'est pas rentré, dit-elle. Il est dans la rue, comme d'habitude! » Elle haussa les épaules, puis, avec des mines de complicité : « Vous n'avez qu'à l'attendre ici. Il sera bien attrapé! Ça lui apprendra! — Vous devez vous tromper, madame... hasarda André. — Je ne me trompe pas du tout ! » Elle s'échauffait. « Je sais bien ce qu'il fait, va, même quand je ne suis pas derrière son dos! » . Elle s'était levée et arpentait maintenant la pièce, les joues rosés de colère.

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La dame s'était retournée et leur souriait.

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« Il le sait bien, d'ailleurs. » Elle se calma en regardant Julien à qui elle caressa de nouveau la tête. « Notre oncle, M. Leclerc... », reprit André. Mais la darne n'avait d'yeux que pour Julien. « Et toi, tu ne dis rien? dit-elle au petit garçon. Il ne faut pas toujours laisser parler ton frère! Tu as avalé ta langue? — Non, madame. — Tu veux un bonbon? » La voilà partie à travers la pièce, ouvrant les tiroirs, bousculant une pile de vieux journaux, soulevant les vases et les napperons, chassant le chat, à la recherche des bonbons. André essayait de la suivre. « Vous vous souvenez de M. Leclerc? » Elle le regarda sans comprendre. « II est drôle! Il répète toujours la même chose! » Elle adressa un clin d'œil à Julien. « De qui parles-tu donc? fit-elle à André. — M. Leclerc! » André avait crié le nom de toutes ses forces, comme la formule magique qui ouvre la caverne enchantée dans les contes de fées. Il était debout devant elle et la fixait dans les yeux. Il vit une petite lueur d'angoisse danser derrière les lunettes d'or. « Je n'ai jamais eu beaucoup de mémoire, tu sais.... » Mais soudain son visage prit un air inspiré. « Je me rappelle ! » fit-elle en se frappant le front. André avait le cœur battant. « Je me rappelle où j'ai mis les bonbons. Pardi, dans le buffet ! Dame, je n'ai pas l'habitude d'avoir de la visite ! » Pas moyen de fixer son attention. C'était comme l'eau qui glisse entre les doigts. Elle tournait de nouveau à travers la salle à manger, entraînant Julien par la main, lui faisait admirer une bonbonnière de bois laqué. C'était Jean-Pierre, disait-elle, qui la lui avait rapportée de Chine, du temps qu'il était marin. Qu'est-ce que c'était que ce

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Jean-Pierre qui avait été marin et qui, cependant, « traînait » dans la rue comme un gamin oublieux de l'heure? « Tiens, tu le vois? » Elle montrait une photo encadrée sur le buffet : un garçon d'une vingtaine d'années qui souriait sous son pompon rouge. André tenta une autre méthode. « Vous avez bien une chambre que vous louez, madame? — Une chambre? Tu as de la chance, elle est libre. C'est donc ça que tu voulais ! » Déjà elle avait ouvert la porte de la chambre, une petite pièce triste aux murs tapissés de fleurs pâlies. Sous la poussière d'une étagère, on apercevait des vieux jouets, des livres de classe. « C'est la chambre de Jean-Pierre, justement. Voilà sa table de travail. — Et Jean-Pierre, madame, demanda Julien, où est-ce qu'il va coucher? — Jean-Pierre! » Elle eut un petit sourire triste et- lui caressa la joue : « Il est mort à la guerre, mon petit. » Étrange Mme Leroux, songeait André. Que se passait-il donc dans cette tête? On aurait dit un grelot fêlé qui tantôt sonne juste et soudain détonne. C'était ainsi sans doute depuis la mort de JeanPierre. Il y avait mille choses qu'elle comprenait fort bien, dont elle était capable de discuter avec clarté, avec passion, avec esprit même. Mais hier, demain, autrefois, un mois, un an, vingt ans, tout cela s'embrouillait dans sa cervelle comme un écheveau de laine entre les griffes de son chat. Le temps s'était arrêté à jamais, les dates s'étaient effacées d'un coup comme sur un tableau noir. Les dates et les noms. C'était une musique incompréhensible pour elle, comme une langue étrangère. Tous les noms sans doute excepté un : Jean-Pierre. Voilà pourquoi elle ne se rappelait pas l'oncle François.

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André réfléchissait à cet étrange problème : comment réveiller cette mémoire qui n'était, il fallait l'espérer, qu'assoupie? Il y avait sûrement un mot, un geste capable de dissiper d'un coup ce mystère, de faire jaillir la lumière dans la pauvre tête de Mme Leroux. Laissant André seul dans la chambre pour installer leurs affaires, elle avait entraîné Julien dans la salle à manger et lui montrait sa collection de cartes postales. Elle en avait des dizaines, rangées dans de vieilles boîtes à chaussures qu'elle sortait du fond des placards avec de petits cris de joie. Penché sur la table couverte maintenant de cartes postales, Julien s'extasiait, pour le plus grand bonheur de la vieille dame, en découvrant le Sacré-Cœur de Montmartre, la Grande Pyramide ou la Baie de Rio. Julien avait été chercher Ursy sur le palier. Ursy s'était vu aussitôt adopté, même par le chat. Chien et chat se poursuivaient maintenant à travers la pièce en se disputant, à grand renfort de grognements, de coups de griffes et de coups de dents « pour rire », les cartes postales que Mme Leroux, dans son empressement, avait laissées tomber. Dans la chambre, André réfléchissait. Tout en rangeant machinalement leurs affaires dans l'armoire à glace, il tira à lui une valise qui encombrait le rayon supérieur. La valise n'était pas fermée et répandit son contenu sur le plancher : des livres, des dossiers, des papiers de toute sorte. André s'accroupit pour les ramasser. Il allait refermer la valise quand son regard accrocha un nom, en grosses lettres d'imprimerie sur l'étiquette fixée à la poignée : FRANÇOIS LECLERC. André était déjà debout, la main sur le bouton de la porte. Une nouvelle découverte, plus inattendue encore, l'arrêta : là, fixée à la porte par des punaises, à demi recroquevillée et jaunie par le soleil, une vieille photo oubliée : un homme robuste encadré de deux enfants : André Leclerc, le père, et ses enfants André et Julien. La photo datait de cinq ans au moins. Julien n'était encore qu'un bébéAndré reconnaissait le petit jardin de Montréal, le platane, le pommier que leur père avait greffé lui-même.

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En trois enjambées, André était à la porte de la cuisine où il surgit comme la foudre, la photo à la main. « Madame!... » Mme Leroux, aidée de Julien, épluchait des légumes pour le repas du soir. Elle poussa un petit cri de frayeur. « Quel diable ! Il ne faut pas faire peur comme cela aux gens!» Mais André avait posé la photo sur la table, parmi les épluchures, et la désignait d'un index de procureur . « Regardez, madame! Regardez donc! — Quoi, fit Mme Leroux qui essayait de reprendre sa respiration. — Vous savez qui elle représente, cette photo?... » Elle ajusta ses lunettes, considéra la photo avec attention, haussa les épaules : « Naturellement, je sais qui est ce monsieur! C'est le frère de M. Leclerc! — Vous le connaissez donc?

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— Si je le connais! commença Mme Leroux avec le plus candide des sourires. M. Leclerc ! Il a habité plus d'un an chez mon» Julien s'était levé. André considérait maintenant la vieille dame avec une sorte de terreur, comme on regarderait une statue qui parle, n'osant plus faire un geste ni dire un mot qui refermerait peut-être à jamais cette lucarne ouverte un instant sur le mystère. Il se domina et, du ton de la mère qui explique à son enfant quelque vérité délicate : « C'est notre oncle, madame. M. François Leclerc. — Votre oncle! » Le mot semblait tourner dans sa tête comme un oiseau effarouché dans sa cage. Les sourcils froncés, elle faisait de douloureux efforts. Et brusquement, son visage se détendit. Les yeux de souris brillèrent à nouveau, s'illuminèrent de tendresse : « Alors, vous êtes ses neveux! » On y était! Elle eut un cri de joie : « Vous pensez s'il m'a parlé de vous! Bien souvent! » Elle se souvenait maintenant. Ah! quel homme aimable! Quel homme de cœur et qui avait toujours peur de la déranger. Un homme qui comprenait tout! Et ce soir d'hiver, elle ne l'oublierait jamais, où il lui avait dit à propos de Jean-Pierre.... Elle essuya une larme. « Et comment va-t-il, M. Leclerc?.» fit-elle. André se contint. Il reprit ses explications avec douceur, avec obstination : ils ignoraient l'adresse de leur oncle, ils étaient à sa recherche; ils n'avaient plus que lui au monde. Elle seule pouvait les sauver; elle savait sans doute où il se trouvait. « II est parti!... Il est parti.... Ses affaires.... » Elle s'embrouillait de nouveau. « Où est-il parti? — Mais je n'en sais rien! Rien du tout. Ça ne me regarde pas.» Elle était presque choquée qu'on lui pose cette question. « II vous a peut-être écrit? » demanda André. C'était le dernier recours, la bouée de sauvetage.

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« Bien sûr, qu'il m'a écrit ! Pour le Jour de l'an. Je me souviens très bien. Une carte postale.... » Et à Julien, comme pour chercher un appui : « Je te l'ai montrée tout à l'heure. » En un clin d'œil André était dans la salle à manger. La table, le buffet, le plancher étaient jonchés de cartes postales. André se mit à les regarder fébrilement, une à une. Il y en avait de tous les coins du monde. Certaines vieilles de vingt et trente ans. Mme Leroux et Julien fouillaient de leur côté. « Mes pauvres enfants! répétait Mme Leroux, mes pauvres enfants ! » comme si elle réalisait enfin la situation. A quatre pattes sous la table, André continuait ses investigations. Il y avait là quelques cartes que le chien et le chat tout à l'heure avaient déchiquetées dans leurs jeux. André poussa un cri. Au dos d'une carte représentant la gare de Metz, il venait d'apercevoir la signature: François Leclerc. Il était déjà debout, la carte à la main. On pouvait lire : Chère Madame Leroux, je vous envoie mes meilleurs vœux de Metz où j'ai trouvé du travail. J'habite une gentille chambre, rue de.... Le reste était déchiré.

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CHAPITRE IV LES CAPRICES DE DUCHESSE LES voyageurs pour Hirson, Longwy, Charleville, Mézières, Metz, changent de train. » Le haut-parleur crachote, siffle et reprend sa litanie : « Les voyageurs.... » Les deux enfants sur le quai avec tout leur équipage. La valise verte de l'oncle en fait partie désormais. André questionne un employé : « Pour Metz, deux heures d'attente », dit celui-ci. Julien propose de mettre ces deux heures à profit pour visiter la ville. Julien est toujours avide de spectacle. Ursy tire sur sa ficelle: il a envie lui aussi d'espace. Il n'éprouve aucun goût pour le chemin de fer : ces locomotives qui vous lâchent soudain un jet de vapeur à hauteur du nez ! Ces couloirs bondés où l'on vous écrase les pattes! Vive la marche à pied! André acquiesce, mais il vérifie l'heure à sa montre, la grosse montre de son père qui a des chiffres dorés. C'est qu'il ne s'agirait pas de manquer le train pour Metz.

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Ils ont mis leurs bagages à la consigne et les voilà déambulant dans les rues de Valenciennes où sonne le timbre joyeux des tramways. Mais André n'a pas le cœur à s'amuser. Des chiffres roulent dans sa tête tandis qu'il est assis sur un banc de square, sous l'œil sévère d'un monsieur de bronze en habit Louis XV, juché sur une fontaine : Antoine Watteau, le peintre, enfant célèbre de Valenciennes. Il fait le compte de leurs maigres ressources! Il s'agit de subsister tant qu'ils n'auront pas retrouvé leur oncle. Julien qui a des fourmis dans les jambes joue avec Ursy, ce qui ne fait qu'assombrir davantage André. « Tu te moques bien de mes soucis! — Tu as des soucis? questionne gentiment Julien qui se fait encore rabrouer. — On n'a presque pas d'argent. Et il a fallu que tu adoptes ce chien ! Je me demande qui va le nourrir. » Un grand froid tombe lourdement sur les épaules du petit garçon, malgré les oiseaux qui chantent et le murmure clair de la fontaine. « Qu'est-ce qu'on fait quand on n'a plus d'argent? demande Julien au bout d'un moment. — Il faut en gagner. » Julien sombre dans un abîme de réflexions. « Et comment on fait pour en gagner? — On travaille. » Travailler! Ce mot terrible et mystérieux commence à tourner dans la tête du petit garçon. Il avait promis d'être courageux, obéissant. Il a supporté avec fermeté la fatigue du voyage, l'angoisse de cette poursuite incertaine sur les traces de l'oncle. Voilà qu'un nouveau cauchemar se lève à l'horizon : le spectre terrifiant de la responsabilité. Tout en marchant à travers les rues en direction de la gare où son frère l'entraîne à grands pas, Julien essaie d'imaginer cet avenir aux couleurs sombres.

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Julien traîne la jambe. André le rudoie. Julien se met à pleurnicher. Ils traversent le marché de Valenciennes, et Julien tout ^à son chagrin, trébuche contre un piquet de tente et va heurter du front l'éventaire d'un bonnetier. Cette fois, u\ pleure vraiment. Les gens commencent à s'attrouper. André ne sait plus que faire : il essaie de l'autorité, de la douceur et ne fait que gâter les choses. Le torrent redouble. Lorsqu'une main qui paraît descendre du ciel se met à agiter au-dessus de la tête de Julien un énorme mouchoir à carreaux. De quoi étancher tous les chagrins du monde. Julien lève la tête. Ses yeux rencontrent deux yeux bleus qui lui sourient. Un visage long; une grande silhouette maigre qui se penche par-dessus l'éventaire : c'est le bonnetier. Il doit avoir quarante ans. Sous sa blouse grise il est vêtu avec une recherche un peu démodée : un col dur et cassé enserre son long cou; sa cravate de soie est piquée d'une épingle surmontée d'une perle; une chaîne de montre en or où bringuebalent des médailles fait des méandres savants sur son estomac. Sous son chapeau noir relevé sur sa tête, on aperçoit une chevelure déjà clairsemée, mais peignée avec un soin méticuleux. Des chemises sous cellophane, des boîtes de chaussettes alignées avec précision, des parapluies de toutes les couleurs rangés comme des soldats à la parade, des chapeaux, des sacs, des valises garnissent son éventaire qui s'abrite sous une toile de tente bleu outre-mer. Un calicot tout neuf annonce en lettres bleues sur fond blanc : Au Paradis des Dames. Et dessous : MAISON GERTAL. Les deux bras maigres ont déjà empoigné le petit garçon et l'ont fait passer par-dessus l'éventaire à l'intérieur de la tente. André l'y rejoint. Le marchand a installé Julien dans un fauteuil pliant. « Tu peux pleurer, va. J'en ai vingt douzaines, de mouchoirs. » Le petit garçon sourit. « Mais il a une bosse! » André se précipite. Le marchand l'écarté avec autorité. D'un geste précis, il a tiré de sous son éventaire une boîte à pharmacie d'un blanc impeccable ornée d'une croix rouge, dans

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laquelle il saisit rapidement un flacon et un paquet de coton qu'il met dans la main d'André. A l'intérieur de son royaume de quelques mètres carrés, le marchand se meut comme un poisson dans l'eau, saisit au vol un objet, flatte d'une main attentive la marchandise, ce qui ne l'empêche pas d'avoir l'œil sur ses clients, de rendre la monnaie et de poser des questions à André. « Vous êtes d'ici? » André a vite fait de raconter leur histoire, le Canada, l'oncle, le mystère de son adresse à Metz. « Metz, fait le marchand. J'y serai dans sept jours. — Vous allez à Metz? — Je ne vais pas spécialement à Metz, dit-il, tout en appuyant un tampon sur la bosse que Julien s'est faite au front. Je vais aussi à Metz. Toutes les villes, de Roubaix à Epinal. Ça te dit quelque chose? — Vous faites les marchés? — Exactement. Les chaussettes de Roubaix pour les petits gars des Vosges, et les chemises en toile des Vosges pour les petits gars de Roubaix. Comme ça, tout le monde est content. Le mouvement perpétuel! Question de méthode! Je suis tout seul, tu comprends! Alors, si je n'étais pas organisé!... » D'habitude, explique-t-il, sa femme l'accompagne. Mais cette fois, elle est malade. « Il faut que je fasse tout ! Le commerce, les comptes.... » Il cligne de l'œil à Julien comme pour lui livrer un secret. « Tu as vu mon carrosse? » Il a écarté la paroi du fond : rangée au bord du trottoir, apparaît une vieille limousine, comme André et Julien n'en ont jamais vu, un véhicule incroyable qu'on dirait sorti d'une photo d'un autre âge. Les garde-boue se recourbent avec une grâce provocante; la galerie du toit s'orne de volutes de métal ; une poire énorme de caoutchouc prolongée d'une corne de cuivre transperce le pare-brise. L'ensemble reluit si fort qu'on dirait un jouet ou un mirage.

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« Metz, j'y serai dans sept jours. » 44

« Duchesse, annonce le marchand, 1925 », comme un père qui présente son enfant. André et Julien expriment très haut leur admiration. « Au fond, dit le marchand au bout d'un moment, vous avez tout le temps d'y aller, à Metz ! — C'est que, explique André avec embarras, à Metz nous avons l'intention de... de chercher du travail. — Du travail! fait le marchand en hochant la tête. Et qu'est-ce que vous savez faire? — Je sais... hasarde André. — Est-ce que tu sais seulement rendre la monnaie? — Bien sûr », répond André. Il commence à comprendre l'idée qui est en train de germer dans le cerveau du marchand forain et il ajoute vivement : « Je sais aussi m'occuper d'une voiture : nous avons passé plusieurs jours avec un camionneur. » L'œil du marchand forain commence à manifester de l'intérêt. « Et ton frère? » Il regarde Julien comme on jauge une marchandise. « Est-ce qu'il sait faire les paquets? — Oui, monsieur, dit Julien déjà debout. — Tiens, en voilà un. Tu as trente secondes pour le faire. » Julien s'affaire. « Quant à toi, dit le marchand à André, on va voir si tu sais vraiment t'occuper d'une voiture. » II s'approche de son « carrosse » et, d'un geste vif, dévisse la valve d'une roue. Le pneu s'aplatit rapidement. « Changement de roue ! ordonne le marchand. Vas-y ! » Et il tire son chronomètre. C'est ainsi qu'André et Julien devinrent marchands forains. L'examen ayant été encourageant, le pacte avait été conclu en quelques minutes. M. Gertal transporterait les deux enfants jusqu'à Metz par petites étapes. En échange.

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nos amis l'aideraient dans son commerce. Une surface à la mesure de leurs capacités, leur était confiée sur l'éventaire du Paradis-des-Dames. La vie avec M. Gertal était réglée comme un ballet d'opéra. La crainte constante de perdre du temps constituait le grand principe. Cela commençait dès le matin où M. Gertal, le chronomètre à la main, assistait au montage de la tente par les enfants. Au bout de deux jours, ils avaient pulvérisé tous les records; ils étaient les premiers installés au marché, les premiers partis. M. Gertal exultait. L'univers où se mouvaient M. Gertal et ses associés aurait été le plus harmonieux sans doute, un univers sans obstacle, sans surprise, sans gaspillage, sans défaut, comme une merveilleuse mécanique, s'il n'y avait eu Duchesse. C'était la contradiction toujours présente; le démenti constant à la méthode de M. Gertal; la revanche du Destin sur sa manie d'organisation. On aurait dit que Duchesse le faisait exprès, tombant en panne au plus fort de la foule, multipliant comme à plaisir les bruits insolites, se faisant prier pendant des heures pour démarrer, bondissant inopinément au moment où son maître, au bord du désespoir, allait renoncer. M. Gertal, si intraitable quand il s'agissait des affaires, excusait tout venant de Duchesse, absolvait toutes ses incartades. Il se refusait à y voir autre chose qu'un phénomène regrettable, mais naturel, une fatalité qu'il n'était pas question de discuter. Jamais on ne vit tant de caprice allié à tant d'organisation. André et Julien s'étaient vite familiarisés avec le système : un bruit suspect sous le capot, un raté au tuyau d'échappement, une vapeur filtrant du radiateur, l'un des deux enfants à tour de rôle était chargé de donner l'alerte, comme l'homme de quart dans un navire. On stoppait, le temps seulement d'apprécier l'incident. Chaque geste était calculé, chaque opération chronométrée. Les rôles étaient distribués. Avant même que le diagnostic soit prononcé, quatre mains offraient déjà au conducteur le broc d'eau, la burette d'huile, la clef anglaise, la boîte à outils. On ne

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perdait pas une minute. On vit un jour André descendre en marche dans une côte que Duchesse gravissait avec peine, ramasser le pare-chocs arrière qui venait de se laisser tomber d'épuisement sur la route dans un grand bruit de ferraille, et remonter à sa place, l'objet sous le bras. M. Gertal n'avait même pas stoppé. Les crevaisons fréquentes et impromptues de Duchesse donnaient lieu à un ballet indescriptible et minutieusement mis au point que plus d'une fois, en ce mois d'août pluvieux, ils durent exécuter à l'abri des parapluies du Paradis-des-Dames mobilisés pour la circonstance. Finalement, cette angoisse constante de la panne prochaine, l'imprévu des mésaventures où les entraînait Duchesse, la sensation chaque fois d'avoir remporté une victoire, tout cela entretenait dans la petite troupe une atmosphère d'émulation, d'excitation, de bonheur. C'étaient là les meilleurs moments de leur existence. Mais le plus douloureux était certainement celui, quotidien, où l'on faisait les comptes. Cela se passait après le déjeuner que l'on prenait en plein air sur une table pliante. Il fallait alors que M. Gertal dénonce les moindres défauts d'organisation, qu'il fasse l'inventaire des dépenses inutiles. Invariablement on en arrivait à parler d'Ursy, cet inutile. Julien se vengeait en attaquant Duchesse. L'escarmouche se produisait en général au dessert. C'était le moment où André, en commençant de ranger le matériel de piquenique, se mettait à faire des projets. Emporté par son imagination et par sa jeune expérience de marchand forain, André se permettait de critiquer la méthode de M. Gertal. Il suggérait des réformes : publicité, grâce à des prospectus que Julien irait distribuer dans la ville; rayon supplémentaire du Paradis-des-Dames consacré aux produits régionaux. M. Gertal écoutait, d'abord fort intéressé. André continuait, emporté par son élan : il fallait augmenter le rendement, le volume des marchandises, acheter une remorque ou mieux, un camion.... « Un camion! » M. Gertal était déjà sur la défensive.

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« Et ma voiture alors? Vous la vendez! » répondait André avec un grand geste d'insouciance, comme s'il s'agissait d'un détail de peu d'importance. Le coup était porté. M. Gertal avait changé de couleur. « Ma parole! On dirait que vous avez quelque chose contre elle! » André protestait du contraire. « Qu'est-ce que tu lui reproches d'abord, à cette voiture? » C'est lui maintenant qui devenait accusateur. Impossible d'esquiver. « Elle n'a même pas crevé depuis hier! » André tentait de contourner l'obstacle, de changer de conversation. Trop tard. « Réponds! insistait M. Gertal. Elle a crevé? — Non, monsieur Gertal », disait André après une hésitation. C'est alors que Julien vendait la mèche. « Si, monsieur Gertal. Elle a crevé. » M. Gertal était tout pâle. Julien tenait sa vengeance. « Elle a crevé, c'est vrai, avouait André. Juste en arrivant. Je n'ai pas voulu vous le dire. J'ai réparé pendant que vous mettiez la table avec Julien. — Si vite que ça? — Oh! avec un peu d'habitude, c'est rien du tout », disait André. Alors M. Gertal, triomphant avec mauvaise foi : « Ah! tu le dis toi-même : c'est rien du tout! Rien du tout! Et tu voudrais que je me sépare d'une pareille voiture ! » Depuis quelques jours l'humeur de M. Gertal avait changé. Il avait le regard ailleurs, la mine soucieuse. La minute gagnée chaque matin sur le temps d'installation de la tente ne suffisait plus à détendre son visage. Il en oubliait de faire les comptes. Il lui arriva même de brusquer Duchesse.

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Une étrange manie lui était venue soudain : chaque fois qu'ils traversaient une ville ou un village, M. Gertal s'arrêtait devant le bureau de poste. Il s'y engouffrait sans donner la moindre explication, demeurait longtemps à l'intérieur, ressortait, la mine toujours plus longue, et démarrait sans dire un mot. Ils arrivèrent ainsi à Reims. Ce jour-là, M. *Gertal, reniant tous ses devoirs de commerçant, avait abandonné la boutique à ses associés. Depuis le matin, on ne l'avait pas revu. Les deux enfants se tiraient assez bien d'affaire. La voix d'André attirait le chaland à grand renfort de slogans sonores. Julien tenait la caisse, mettait de l'ordre, avait l'œil à tout, profitant même d'un instant d'accalmie pour donner un coup de plumeau supplémentaire aux cuivres de Duchesse. Midi sonnait à la cathédrale quand on vit arriver M. Gertal. Il était métamorphosé. Il courait au milieu de la chaussée, une grosse bouteille de Champagne dans les bras, riait et parlait tout seul et manqua de peu de se faire écraser. « Mes enfants...! » II les embrassa. Il les obligea à fermer boutique, n'eut même pas un regard pour la caisse, les entraîna loin du marché dans un coin paisible. Décidément c'était le monde à l'envers. « J'ai une grande nouvelle à vous annoncer.... » Et les enfants apprirent qu'après plusieurs jours d'attente anxieuse, un petit Gertal venait de naître à Roubaix. « Un fils! » II était tout ému. Il les serrait contre son cœur. C'était un autre M. Gertal, tendre, souriant, qui avait tout le temps de vivre et d'être heureux. La cathédrale de Reims déjà s'estompait dans le lointain. A travers la Champagne, on avait pris la route de Metz. Le jour tombait doucement sur les coteaux hérissés de vignes. Les trois amis chantaient à tue-tête.

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C'est alors qu'au milieu d'une côte, Duchesse soudain hésita une seconde et s'arrêta. Duchesse! On l'avait tout à fait oubliée durant cette journée de liesse. On avait trouvé normal qu'elle roulât depuis le matin sans faire d'histoire. Mais Duchesse n'était pas d'un tempérament à se laisser oublier si facilement. C'était à croire que, ulcérée d'avoir été tenue à l'écart de la joie générale, Duchesse piquait sa crise de jalousie, qu'elle était bien décidée à montrer à tous ces ingrats qu'elle était aussi importante que le petit Gertal. M. Gertal s'était précipité sur la manivelle. Rien. Pas un hoquet, pas un souffle. Le mutisme, l'inertie totale. On aurait dit qu'elle faisait la morte sournoisement, passionnément, comme une grande coquette; qu'elle se plaisait à^ voir l'angoisse se peindre sur le visage de son maître. Celui-ci essaya la manière brutale, la persuasion. Rien n'y fit. Arrêtée au bord de la route, Duchesse restait impassible et silencieuse. M. Gertal se mit à fourrager sous le capot. Tout paraissait intact désespérément. Intact mais figé dans l'immobilité. Alors brusquement, dans le silence de la campagne, on entendit comme un souffle léger. Une petite fumée s'exhala du capot comme un dernier soupir et, d'un seul coup, Duchesse se mit à flamber. M. Gertal et les enfants n'eurent que le temps de saisir les bagages, les marchandises pour les jeter à la hâte dans le fossé. Duchesse avait bien juré de finir en beauté : c'était une torche maintenant qui illuminait la campagne et faisait passer des lueurs sanglantes dans les grappes des vignobles champenois. Nos trois amis regardaient, stupides. « Le dernier caprice de Duchesse! » pensèrent-ils. Mais, comme les grands personnages, Duchesse avait décidé de faire parler d'elle au-delà même de la mort. Nous le verrons bientôt.

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CHAPITRE V LE TÉLÉGRAMME C'EST

ainsi que le Paradis-dès-Dames débarqua à Metz le lendemain soir par le train. _ Le temps de récupérer aux bagages une quantité impressionnante de colis, numérotés, étiquetés, répertoriés, qui constituaient le capital, le commerce et l'équipage de nos marchands forains devenus piétons, et on se retrouva devant la gare de Metz. André avait en main la fameuse carte postale retrouvée à Lille, ou plutôt ce qui en restait : cette signature large et franche, et, au dos, la gare de Metz précisément. André et Julien contemplaient cette ville inconnue où se cachait toute leur espérance : l'oncle, cet homme sans visage et sans adresse; l'un des quatre-vingt-dix mille habitants; l'un des mécaniciens des quarante garages. Dans un quartier paisible au bout de la ville, M. Gertal avait un pied-à-terre. C'était une petite pièce au-dessus d'un atelier de serrurier au fond d'un jardin; mi-chambre à coucher, mi-remise, juste ce qu'il fallait au marchand

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forain pour dormir et faire ses comptes avant de reprendre la route. Un rideau séparait la pièce en deux : d'un côté l'ordre, l'harmonie, le triomphe de la méthode. C'était le coin du commerce. Les chemises par paquets de douze, les piles de chaussettes, les cartons alignés au cordeau, les fichiers, les échantillons, les factures. De l'autre côté du rideau, pudiquement dissimulé aux yeux des visiteurs, le coin du cœur et des souvenirs : un chaos. Des outils, de vieilles chambres à air, des bouts de fer devenus reliques, des bidons vides : c'était le coin de Duchesse. On s'installa comme l'on put de chaque côté de cette frontière fragile. On dressa des lits de camp; on tendit un hamac pour Julien à travers la pièce. Puis, avant de s'en-^ dormir, les rideaux tirés, la lampe allumée, chaque chose à sa place, on dressa un plan en vue de retrouver l'oncle François. Julien, qui avait des réminiscences de film policier, parlait puérilement de lâcher Ursy à travers la ville après lui avoir fait renifler la valise de l'oncle, et de suivre à la piste le nouveau Rintintin. André avait commencé à copier les adresses de tous les garages sur un plan de la ville. Il n'y avait qu'à les visiter l'un après l'autre. Une journée suffirait. Le soir on aurait retrouvé l'oncle. Ensuite, on penserait à Duchesse. Car M. Gertal n'avait pu s'empêcher de faire ramener Duchesse à Metz par une dépanneuse, au cimetière des voitures. « On ne sait jamais ! » Son œil brillait à cette idée. « Mais, d'après ce qu'on m'a dit, il y a peu d'espoir! » II en parlait comme d'un enfant très malade. Dès l'aube, on se mit en route. André d'un côté, M. Gertal de l'autre, accompagné de Julien. Ils s'étaient partagé la ville, chacun avec une liste de garages à visiter. Il suffisait d'entrer et de poser la question : « M. Leclerc? » Au début, M. Gertal, comme pris de timidité, envoyait Julien questionner les employés et l'attendait sur le trottoir. 52

« Ils me connaissent tous, tu penses! s'excusait-il. J'ai peur qu'ils ne me demandent de ses nouvelles. » Et comme Julien s'étonnait qu'il soit connu de tous les garagistes de la ville : « Je vais te dire, mon petit. Il y a deux sortes de garagistes : il y a ceux qui me disent — qui me disaient — que ma voiture ne valait pas un clou, que je ferais mieux de la mettre à la ferraille! Ceux-là, tu penses bien qu'ils ne me revoyaient jamais ! Et puis il y a les autres — les vrais — ceux qui m'affirmaient au contraire que c'était une vraie merveille, qu'elle nous enterrerait tous! Ceux-là, mets-toi à ma place : quand Duchesse tombait encore en panne je n'osais pas y retourner non plus.... » II ajoutait dans un soupir : « Pour ne pas leur faire de peine!... C'est te dire que je connais tous les garagistes de France. » II connaissait tous ceux de Metz, pour le moins. Chaque fois, c'étaient des souvenirs, des anecdotes qui lui revenaient à l'esprit. Au bout d'un moment, il ne put résister : il fallut qu'il entre luimême dans les garages, qu'il interroge les employés. « M. Leclerc? — Connais pas! » Et quand il avait la réponse, il s'attardait, inspectait les lieux, comme un amoureux qui retrouve des souvenirs. Il fallait que Julien le tire par la manche. Bientôt il n'eut plus besoin de liste. Il dénichait des garages auxquels André n'avait pas pensé et qu'il retrouvait dans sa mémoire. Il en découvrit même d'inconnus, d'invisibles, dissimulés au regard dans des ruelles tortueuses. Les villes étaient pour M. Gertal comme de grands déserts où se dissimulaient les garages, comme autant d'oasis. Mais, malgré toute la science de M. Gertal, malgré le riche passé de Duchesse, la journée s'écoula sans qu'ils eussent rien trouvé. Partout la même réponse : « Leclerc? — Connais pas! »

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Une seule fois, ils eurent un espoir. Un sourd leur fit répéter le nom plusieurs fois, puis les envoya à un petit atelier perdu au fond d'une impasse, à plusieurs centaines de mètres. Un homme rouge et hirsute frappait sur une enclume en soufflant très fort. Ils l'appelèrent. L'homme s'approcha en titubant. « Qu'est-ce que c'est? » II se découvrit qu'il ne s'appelait pas Leclerc, mais Lenoir. Le sourd avait confondu les couleurs ! André n'avait pas plus de chance de son côté. Partout même réponse, même hochement de tête après une seconde d'hésitation : non. André repartait, après avoir rayé un nom sur sa liste. Certains s'excusaient comme d'une faute personnelle, soupçonnant sans doute la déception du garçon. D'autres lui faisaient raconter toute son histoire. Le soir ils se retrouvèrent tous les trois, fourbus, sans force et sans courage au cimetière des voitures. C'était aux portes de la ville, un terrain vague clôturé de fils de fer. Duchesse était là, au milieu de carcasses innombrables. Etaitce la fatigue, le découragement, André et Julien se sentaient soudain presque attendris devant cette ferraille qui avait partagé leur vie pendant près de deux semaines. M. Gertal regardait de tous ses yeux. « C'est la vôtre? fit la voix du gardien qui s'était approché. — C'était!... rectifia M. Gertal avec un soupir qui en disait long sur la fatalité. — C'est pourtant solide, ces animaux-là! poursuivait le gardien. — A qui le dites-vous ! renchérit M. Gertal. — Increvable, il faut le dire! Si elle n'avait pas brûlé, vous en aviez encore pour des armées ! — Ah! vous entendez, les enfants! Vous entendez ce que dit monsieur! » M. Gertal triomphait. C'était comme si Duchesse venait de ressusciter : son honneur du moins était sauf. Le gardien continuait :

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« Vous vous rappelez le jour où elle vous avait coulé deux bielles? » M. Gertal sursauta. « Comment, c'était chez vous? » C'était chez lui en effet. Oh! il l'avait reconnue tout de suite ! « On finit par avoir l'œil, à force de leur regarder dans le ventre! » M. Gertal lui dédia un regard de gratitude. « On fait un peu de réparation, expliquait le gardien. Histoire de ne pas trop s'ennuyer! » Le voilà parti dans ses souvenirs; M. Gertal dans les siens. « C'est mon copain qui vous avait arrangé ça! » dit soudain le gardien. Il hochait la tête comme un soldat qui évoque les campagnes de sa jeunesse. « Les Citroën 1925, il faut bien dire, c'est sa passion, à François! »

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M. Gertal approuvait tout attendri. Il réalisa brusquement : « François?... » L'autre recula, car M. Gertal, encadré des deux enfants, venait de bondir en avant. « François?... vous ne voulez pas dire : François Leclerc? — François Leclerc, oui. » C'était le meilleur ami du gardien, bien qu'il ne l'ait pas vu depuis belle lurette. Non, il ne travaillait plus ici. Il li fallait du changement, à François. Il l'avait quitté depuis six mois au moins. Où il était? Naturellement qu'il le savait : à Belfort, dans une usine de moteurs pour bateaux. Toujours la mécanique ! Du moins aux dernières nouvelles, parce que François Leclerc, on pouvait bien le dire, aimait mieux manier la clef anglaise que la plume. L'adresse de Belfort? Mais bien sûr qu'il la connaissait. « Eh bien, si on le retrouve, fit fièrement M. Gertal, vous pourrez dire que c'est grâce à Duchesse! » Mais, à Belfort, ils ne retrouvèrent pas l'oncle François. Ils apprirent qu'il devait à présent se trouver à Lyon où il travaillait pour une filiale de l'usine. « Bon, dit M. Gertal, demain matin nous télégraphierons à Lyon, et la réponse nous suivra dans notre tournée. » A Nancy, M. Gertal acheta une nouvelle voiture : une camionnette toute neuve qu'il regardait avec méfiance. Il commença à la manier avec prudence, comme un animal non apprivoisé, et démarra solennellement... en marche arrière. « Ces mécaniques d'aujourd'hui, ça n'est pas intelligent ! » A Domremy, en sortant de la maison de Jeanne d'Arc, ils reçurent la réponse de Lyon : l'oncle était chargé d'installer des moteurs à bord d'un cargo à Marseille. On appela Marseille au téléphone; ce fut pour apprendre que le cargo faisait déjà route vers Casablanca. L'oncle était du voyage, afin de surveiller le fonctionnement des moteurs nouvellement installés. On alla vite lui expédier

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un télégramme signé André et Julien : M. François Leclerc, ingénieur-mécanicien à bord du cargo Provence. Même en pleine mer, le télégramme lui parviendrait. Cela remplit Julien de stupéfaction. Il n'y avait plus qu'à attendre la réponse. A Épinal, M. Gertal acheta pour Julien toute une collection des fameuses images, ces planches naïves et coloriées qui content à la manière d'une vieille légende, l'histoire fabuleuse de Napoléon. Julien ^s'émerveillait devant ce monde fantastique des images d'Épinal. A l'entrée de la ville, une pancarte avait attiré son regard, tenue par un personnage de bois découpé en costume de conte de fées : « Ici commence le pays des rêves. » Julien rêvait en effet, déjà endormi, le coude sur ses images étalées sur la table de l'hôtel. Il voyait un bateau richement pavoisé voguant au milieu des flots. Une tente était dressée à la poupe, et sous la tente : Napoléon qu'éventait un arabe enturbanné. Un messager soulevait la toile et, le genou en terre, tendait à l'empereur un télégramme. Napoléon se retournait : c'était l'oncle François. Il faisait un geste de la main et toutes les trompettes de la marine se mettaient à sonner, lançant aux quatre coins de l'espace le salut de l'oncle à ses neveux. Aussitôt les soldats présentaient les armes; un canon crachait de grandes gerbes de pourpre; une frégate jaune prenait la mer, toutes voiles dehors; un ballon doré s'élevait dans les airs emportant le message de l'oncle au bout d'un fil, fiché à la pointe de son ancre. Un cavalier en shako d'émeraude l'attendait sur la côte, saisissait au vol le message, filait ventre à terre jusqu'à l'horizon mauve, franchissait les monts, s'écroulait enfin épuisé aux pieds de Julien en lui touchant l'épaule. Julien s'éveilla en sursaut : c'était la main de M. Gertal. M. Gertal souriait et montrait à Julien, posé parmi les images multicolores, un papier bleu, du bleu lavé des soldats d'Épinal : le télégramme de l'oncle. Le télégramme disait : « RENDEZ-VOUS A LYON 110 BD DE LA CROIX-ROUSSE LE 15 SEPTEMBRE. J’EMBRASSE MES CHERS NEVEUX. FRANÇOIS LECLERC.»

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DUCHESSE SE MIT A FLAMBER

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DEUXIÈME PARTIE LE RENDEZ-VOUS CHAPITRE VI LA FERME DES SOURIRES "VINGT JOURS ! » annonça Julien après avoir compté, les ciseaux à la main. La planche dès soldats d'Epinal était posée devant lui sur l'herbe de la prairie. C'était le calendrier de Julien, le calendrier de l'espoir qu'il tenait scrupuleusement depuis la réception du télégramme de l'oncle. Cela se passait en Alsace, dans la ferme des Héberlin. Mme Héberlin était la cousine de M. Gertal. Cela s'était décidé en moins d'une minute à Epinal. « Je ne vais pas vous ramener à Roubaix! avait dit M. Gertal aux enfants. Là-bas, en Alsace, vous serez au grand air. » Il avait réglé cela aussitôt, comme il aimait faire les choses : ils gagneraient leur vie en attendant de rejoindre Lyon. La forêt d'un côté, le verger de l'autre, les vignes, les bêtes, les cultures, les sous-bois pleins de myrtilles, il y avait de quoi occuper deux jeunes travailleurs pendant un mois. 60

Le lendemain, on avait quitté M. Gertal. Il partait vers le nord; eux vers l'est. « A la prochaine ! » C'était l'expression de M. Gertal. La vie pour lui était une tournée perpétuelle, où l'on repasse toujours aux mêmes endroits; où l'on ne peut pas ne pas se retrouver, où les bons jours immanquablement doivent succéder aux mauvais comme les heures sur la pendule; où tout vient à point pour qui sait attendre. Si ce n'est cette fois, c'est la prochaine.... Il avait souri en les quittant. Pas d'attendrissement. Il semblait tout heureux au contraire d'avoir bien réglé cette affaire. Mais tandis que le car les emportait, André et Julien avaient vu par la portière M. Gertal tirer son mouchoir comme pour leur faire signe et, furtivement, s'essuyer les yeux. Maintenant, Julien découpait ses images d'Épinal. Un soldat par jour. Le régiment de papier avait déjà perdu une dizaine de combattants. Les troupes fondaient à mesure qu'approchait la victoire. Bientôt, il ne resterait plus qu'un soldat, le dernier en bas à droite, sous lequel Julien avait écrit : 15 septembre; et au revers : oncle François. « Tu vois, Blanchette, expliquait Julien. Dans vingt jours il quitte son bateau et il nous retrouve à Lyon. » La chèvre blanche le regardait de son œil noir, comme si elle essayait de comprendre. Mais ce n'était qu'une petite chèvre d'Alsace. Elle n'avait jamais entendu parler de Lyon, encore moins de navire sur la mer. Elle ne connaissait que la prairie verte accrochée à la pente au pied du château fort en ruine où elle paissait avec ses deux biquets sous la garde de Julien, l'étable chaude dans la ferme Héberlin et làbas, au creux de la vallée, le clocher de Ribeauvillé. « Vingt jours ! » cria Julien vers la vallée. « ...jour! » répondit l'écho joyeusement. Les pignons vernissés de la ferme luisaient sous le soleil matinal comme des bourgeons neufs. Julien apercevait d'en haut les rosés grimpantes de la façade et la fenêtre de leur chambre au rez-dechaussée. La maison tout entière semblait

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C'étaient des bûcherons qui passaient avec leurs « schlittes », 62

sourire par ses larges fenêtres, du même sourire que ses habitants. « Le 15 septembre, s'était écrié M. Héberlin le soir de leur arrivée, avec un regret dans la voix. Vous partez si vite!... — Vous attendrez bien jusqu'à la vendange ! » avait ajouté Mme Héberlin. Elle était petite et ronde ; lui, grand et fort. « Julien! » C'était la voix de Mme Héberlin qui venait d'apparaître au bout de l'enclos, près du colombier, avec son tablier à carreaux rouges. « Oui, madame! — Appelle André et le patron! Il est midi! » Les cloches de Ribeauvillé l'annonçaient à toute la vallée. Julien pivota sur ses talons et, tourné vers la ruine : « André! cria-t-il. A table! » Le bruit des cognées s'arrêta dans le bois. La voix d'André retentit bientôt, sortant des sapins noirs. « On arrive! » André finit d'ébrancher l'arbre abattu le matin. M. Héberlin à côté de lui comptait les stères. « Pas mal, pour un débutant. » II entraîna André vers le chemin. Un chant éclata à côté d'eux sous les arbres : c'étaient des bûcherons qui passaient avec leurs « schlittes », ces étranges traîneaux qu'utilisent les Alsaciens pour transporter le bois coupé jusqu'à la route et qu'on voit dévaler les pentes, tantôt tirées et tantôt retenues par l'homme arc-bouté. Comme ils allaient sortir du bois, André, qui s'attardait à chercher des myrtilles parmi les herbes, reçut une énorme pomme de pin sur le crâne. On aurait dit que l'arbre l'avait visé. Une seconde pomme de pin effleura l'épaule du garçon. André leva le nez et ne vit personne. Au sommet du gros arbre au-dessus de lui, appuyée sur deux fortes branches, il apercevait une sorte de petite cabane qui devait servir aux guetteurs pour surveiller les incendies de forêts. La cabane semblait vide. André fit quelques pas. Une nouvelle

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grêle de pommes de pin, moins bien ajustée celle-là, s'abattit aux pieds d'André. Il rejoignit M. Héberlin qui l'attendait dans la. clairière. Julien venait à leur rencontre. « Alors, le berger? — Ça va, monsieur Héberlin. — Tu as bien fermé l'enclos, au moins? Avec les chèvres, on ne sait jamais ! — Pourquoi? — Elles adorent aller au bois... voir si le loup n'y est pas. » Ils rirent tous les trois. Dans la grande salle à manger de la ferme, les patrons et le personnel prenaient le repas de midi. Cela se passait au milieu de conversations joyeuses et d'odeurs appétissantes. Plus encore que cette existence réglée, douce, confortable, ce qui charmait André et Julien, c'était l'illusion, même provisoire, d'avoir une maison. A côté de Mme Héberlin, une chaise demeurait vide. La fermière pourtant ne manquait jamais de remplir l'assiette de ce convive invisible, spécialement quand il s'agissait de dessert pu de gâteaux. Lorsqu'André ou Julien passaient dans la salle à manger, quelques heures après le repas, l'assiette était vide. Les fermiers, dès l'arrivée des deux enfants, avaient fait allusion brièvement à leur fils, un certain Jacques. Mais ni André ni Julien n'avaient encore vu ce mystérieux personnage. M. et Mme Héberlin parlaient de lui rarement, sans insister, avec une sorte de sourire d'excuse, d'indulgence où perçait une légère inquiétude. Julien, toujours un peu indiscret, avait posé des questions : « Où est-ce qu'il couche, Jacques? — Au-dessus de la grange, lui avait-on répondu. Tu ne le ferais pas changer pour tout l'or du monde! — Tu le verras bientôt », avait ajouté M. Héberlin. Et la fermière : « Il a son caractère! » 64

Un matin, comme André cherchait un outil que lui avait demandé M. Héberlin dans la demi-obscurité de la grange, il se retourna surpris : un corps venait de tomber comme du ciel à deux pas de lui. « Qu'est-ce que tu fais là, toi? » fit une voix. C'était un garçon d'une douzaine d'années, petit, râblé, le visage mangé de taches de rousseur, avec une tignasse raide. « C'est M. Héberlin qui m'a envoyé pour...! » L'autre le coupa. Son petit œil bleu brillait comme du métal. « Tu ne m'as pas demandé la permission! » Un peu remis de sa surprise, André préféra en rire. « Ici, c'est chez moi, fit le garçon en désignant la grange. » André ne put s'empêcher de songer à ce petit garçon du Havre, dans le square, qui, montrant les bancs, déclarait : « Ici, c'est chez moi! » Cela lui rappela l'image de

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Marie, la petite fille qui lui avait fait cadeau d'un coquillage, «pour leur porter bonheur ». « Je ne te connais pas! continuait l'étrange garçon. — Moi, je te connais, fit André avec un large sourire. Tu t'appelles Jacques. — Ça dépend, répondit l'autre avec un regard de défi. Je n'ai pas qu'un nom. » Tous ces mystères commençaient à amuser André. Mais il sentait dans cette voix rauque une sourde menace, une haine qu'il n'arrivait pas à expliquer. « Mon vrai nom, continuait Jacques, je ne le dis à personne. Aux bêtes seulement. — Les bêtes! fit André, ironiquement. — Parfaitement. Elles m’ obéissent. Je n'ai qu'à leur dire un mot: je peux toutes les liguer contre toi et ton frère. » Il sortit de sa poche un crapaud vivant qu'il mit sous le nez d'André. André ne recula pas. « Moi, fit-il doucement, ce sont les arbres qui rn'obéissent. — Ah? fit Jacques un peu décontenancé. Je voudrais voir ça. — Eh bien, par exemple, je peux donner à un pin l'ordre de lancer des pommes de pin sur les gens qui ne m'aiment pas. » L'autre ricana. « Tu ne me crois pas? — Je voudrais voir ça ! répéta Jacques, les yeux à terre. — Tu verras. — Toi aussi, tu verras », dit Jacques sourdement. Le soir, André trouva sa montre, la précieuse montre de son père, avec le verre cassé. Il l'avait laissée toute la journée soigneusement posée sur la table de nuit. André pensa à une maladresse d'Ursy. Au petit déjeuner du lendemain, où Jacques avait enfin daigné paraître, la fermière versait du lait dans les bols avec

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une énorme cruche à fleurs. La bonne odeur de pain chaud emplissait la salle. « Jacques, dit soudain Mme Héberlin en lui tendant la cruche, va nie chercher un peu de lait. — Julien ! fit M. Héberlin en souriant, va donc avec lui. Tu sauras où est la laiterie. » Julien suivit Jacques. Avant de franchir le seuil de la salle, Jacques tendit la cruche à Julien. « Tiens, prends-la. » Au moment de saisir la Cruche — était-ce malice de Jacques ou maladresse du petit garçon? — la cruche lui échappa des mains et s'écrasa par terre en mille morceaux. On gronda Julien. Le soir, comme André et Julien revenaient du bourg sur la charrette à cheval avec M. Héberlin, ils trouvèrent la fermière fort en colère : la porte du clos était restée ouverte et les chèvres s'étaient échappées. Il avait fallu courir les bois à leur recherche. La fermière était vive. Elle avait déjà empoigné Julien et lui appliquait une fessée en règle. André surprit le regard de Jacques qui se déroba aussitôt. Au dîner, on reparla de l'incident. La fermière n'était pas encore calmée. Gomme on distribuait le travail du lendemain : « Toi, dit-elle à Julien, tu resteras à la cuisine avec moi. » Julien était tout pâle. « ... Puisque tu n'es pas capable de faire ton métier! — Ce n'est pas lui... ! » commença André. Tous les yeux se tournèrent vers André. Un silence lourd emplit soudain la salle. André s'était arrêté, gêné par tous ces regards. Il vit Jacques s'esquiver par la porte du fond. « C'est moi, reprit André. J'ai traversé le clos pour aller chercher des bûches et j'ai dû oublier.... — Oublier! » fit M. Héberlin d'un air sceptique. Il haussa les épaules et l'on n'en parla plus. DEUX ENFANTS A TRAVERS LA FRANCE 67

Le dîner achevé, André se mit à la recherche de Jacques. Le garçon aux taches de rousseur demeurait invisible. Au moment de se coucher, à travers la fenêtre de leur chambre, André crut apercevoir une silhouette qui l'épiait. « Jacques! » Mais Jacques avait déjà disparu. André l'entendait courir sur les pavés de la cour. La nuit était noire comme de l'encre. André saisit au passage une lanterne de vacher posée sur la table du vestibule et s'élança sur les traces de Jacques. Il le retrouva devant la porte de la grange où l'autre essayait de se dissimuler. « Une minute, dit-il, et je te laisserai tranquille. — Traître ! fit Jacques à voix basse. Traître ! Traître ! » II écumait. « Ecoute-moi! » André l'avait coincé contre la porte de la grange. Le regard à terre, le front en avant, Jacques lui faisait face, comme un animal têtu, prêt à bondir. « Si j'ai dit à ton père.... — M. Héberlin n'est pas mon père », fit l'autre. Il avait relevé les yeux et regardait André avec défi. « Gomment? — On ne te l'a pas dit? Je suis de l'Assistance. Ils m'ont pris chez eux parce qu'ils n'ont pas d'enfant! Mais je sais bien qu'ils ne me garderont pas. Ils se fichent bien de moi! C'est vous qui allez me voler ma place. Vous resterez et moi, on me dira de déguerpir. — Tu te trompes. Ce n'est pas vrai! » protesta André. Il le regardait, soudain rempli de pitié. Il découvrait le drame de cet enfant. Mais, profitant de la surprise, Jacques venait d'ouvrir la porte de la grange et il grimpait précipitamment l'échelle qui menait au grenier. André se lança à sa poursuite. Agile comme un singe et connaissant les lieux, Jacques l'avait devancé. Mais André le débusquait avec sa lanterne, chaque fois que Jacques essayait de se cacher dans un coin d'ombre. Il finit par le rattraper. « Écoute-moi! » 68

Il l'avait saisi par le bras. L'autre se tordait comme un serpent. Mais André était fort. « Qu'est-ce que tu crois? Qu'on te veut du mal? » Une douleur violente au bras obligea André à lâcher prise. Jacques avait saisi de sa main libre une barre de fer dont il venait de le frapper. Le coup n'était pas grave, mais avait surpris André. La lanterne, lui échappant, tomba au pied de l'échelle. Jacques s'était esquivé. André entendit un instant son pas rapide dans l'ombre du grenier. Aussi vite qu'il le put, André redescendit l'échelle. La lanterne!... La lanterne qui était tombée dans la paille.... Ce qu'il redoutait s'était produit : la lanterne s'était brisée et le feu s'était communiqué à la paille, d'où montaient des flammes jaunâtres, encore courtes, mais qui, en quelques minutes, pouvaient se transformer en un brasier. Du pied, André étouffa ces flammèches, il écrasa soigneusement chacune des petites braises, chacun de ces points lumineux qui brillaient comme autant d'yeux sournois et menaçants. Il ne respira que lorsque ce fut fini. Alors, seulement, il se souvint de Jacques. Il aurait voulu le retrouver, le consoler. Mais la lanterne s'était éteinte. Il refit néanmoins l'ascension de l'échelle dans l'obscurité. Il enjamba Dieu sait combien de bottes de paille, tomba plusieurs fois, trouva enfin en tâtonnant une autre échelle qui menait aux combles. Il devinait une longue galerie où il fallait ramper à plat ventre. Il n'entendait plus que son propre souffle et le doux roucoulement des pigeons dont le colombier devait être tout proche. Comment débusquer Jacques dans son royaume? Progressant ainsi sur les genoux, sous les tuiles encore chaudes du soleil de la journée, il finit par apercevoir une sorte de lucarne. La lune qui venait de se lever éclairait les bâtiments de la ferme. André reconnut, à deux mètres au-dessous de lui le toit de la buanderie. Il se laissa glisser par la lucarne et, de toit en gouttière, atterrit enfin dans la cour. Le bâtiment principal avec le perron sur lequel ouvrait leur fenêtre était situé en avant de la grange. André jeta un dernier regard en arrière. Rien. 69

Sans doute, tapi quelque part dans l'ombre, Jacques épiait de nouveau André. La ferme semblait engourdie. On n'entendait que le battement intermittent d'un sabot de cheval dans l'écurie et le ronflement du vent sur les hauteurs. Julien dormait depuis longtemps d'un sommeil profond de campagnard. André se résigna à se coucher. « Jacques! » appela-t-il cependant encore une fois, à voix basse, avant de fermer la fenêtre. Le vent emporta sa voix. Il pouvait dormir depuis deux ou trois heures -— combien de fois par la suite André devait-il faire ce calcul? combien de fois devait-il se dire : « Si je m'étais endormi un peu plus tard! » — quand un bruit insolite le réveilla en sursaut. Depuis quelques minutes, il se voyait en rêve, poursuivi par une meute de chiens furieux. A leur tête galopait un dogue couvert de taches de rousseur et qui criait : « Le traître! Le traître! » André ouvrit les yeux. L'aspect de la chambre paisible où Julien dormait dans son petit lit le rassura. Il allait se rendormir lorsqu'il réalisa que la voix du rêve continuait de hurler. André prêta l'oreille. C'était un chien qui aboyait. André reconnut la voix d'Ursy. D'un bond, il fut à la fenêtre. Le vent, qui soufflait de plus en plus fort, apportait une odeur étrange. La lune, haut dans le ciel, éclairait la ferme comme en plein jour. Attaché à la rampe du perron, Ursy se démenait comme un diable, tantôt hurlant vers une menace toute proche, et tantôt gémissant pour appeler ses maîtres. André essaya en vain de le calmer. Le chien hurlait de plus belle. André sauta par la fenêtre. Dans un sursaut violent, Ursy venait de rompre sa corde et s'élançait dans la cour. André le suivit derrière le bâtiment et s'arrêta, stupéfait : une immense lueur sortait de la porte de la grange. Des ombres fantastiques dansaient sur les murs des hangars. Flairant le danger, les bêtes commençaient à s'agiter, à meugler dans les étables. En une seconde, André se rappela la poursuite dans la grange, la lanterne qui était tombée, les premières flammèches

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se tordant comme des serpents dans la paille. Il les avait éteintes, toutes, très soigneusement. Mais quelque étincelle, dissimulée par des fétus, avait dû échapper à son regard. Déjà André grimpait quatre à quatre l'escalier, il tambourinait contre la porte de la chambre de M. Héberlin : « Patron! patron! le feu!... » M. Héberlin fut vite dans la cour. Le vent, qui soufflait maintenant avec furie, rabattait sur le sol un flot opaque de fumée à travers lequel on avançait avec peine. Il fallait parer au plus pressé, alerter les pompiers, ouvrir les étables, faire la chaîne, essayer de circonscrire le sinistre. Déjà les flammes, courbées par le vent, s'échappaient de la grange, s'allongeaient vers la buanderie et plus loin vers le bâtiment d'habitation. Les voisins arrivaient peu à peu, rejoignaient les ouvriers de la ferme vêtus à la hâte qui s'affairaient à sauver ce qu'ils pouvaient dans le brasier. Le tocsin sonnait au hameau voisin. Le patron donnait des ordres. Julien, réveillé en

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sursaut, allait de l'un à l'autre, sans comprendre, posant des questions. André ouvrait les portes des étables. Les bêtes se ruaient, au-dehors avec des meuglements sinistres. On les lâcha dans la campagne. Comme André revenait dans la cour, Mme Héberlin l'appela : « Tu n'as pas vu Jacques? — Jacques! » cria M. Héberlin dans le tumulte. Tous les yeux se portèrent vers la petite lucarne au-dessus de la grange. Pas un signe de vie. Les flammes commençaient à Lécher les carreaux. La fumée faisait au toit une étrange broderie blanche. « Jacques! » appela encore le fermier. Une détonation formidable couvrit sa voix. C'étaient les carreaux de la buanderie qui venaient d'éclater, libérant des, gerbes de flammes. « J'y vais », dit André. Déjà, il s'élançait vers la grange. On le retint : tout disparaissait dans un tourbillon de pourpre. « Une échelle! » cria quelqu'un. On finit par en découvrir une que le feu commençait déjà à ronger à la base. On l'appuya contre le mur sous la fenêtre de Jacques. M. Héberlin s'avança. « Laissez-moi, lui cria André. Je suis plus léger. » Il se mit à grimper, un bras replié sur les yeux pour se protéger de la fumée. L'échelle était trop courte. Il dut se hisser à l'aide des poignets sur le rebord de la lucarne. André frappa au carreau. Pas de réponse. D'un coup de coude, il le fit voler en éclats. Jacques dormait dans son petit lit, d'un sommeil d'enfant, pelotonné comme un animal, si profondément qu'André dut le secouer. Jacques le regardait, hébété. Soudain, il poussa un hurlement en apercevant le feu qui dévorait derrière sa tête la cloison de bois. « Viens vite », dit André. La peur maintenant faisait se cramponner Jacques au cou d'André. Celui-ci enjambait de nouveau le rebord de la lucarne. D'en bas lui parvenaient les cris affolés de

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Mme Héberlin. Il descendait dans la fumée, tirant Jacques à demi et le soutenant, essayant de desserrer l'étreinte de ces bras raidis par l'épouvante. Lorsqu'il atteignit les derniers échelons, il n'était que temps. Avec un bruit de tonnerre, le toit de la grange s'abattit d'un seul coup dans un déluge d'étincelles. Les pompiers venaient d'arriver. Des jets d'argent attaquèrent le monstre. L'incendie débordait de partout, à droite vers la maison d'habitation où le feu montrait aux fenêtres sa face, comme un fantôme dansant et rouge; à gauche vers les étables et les hangars. La lutte dura toute la nuit. Un petit jour gris se leva sur les ruines : des poutres tordues, dés toits béants, des pierres noircies, c'est tout ce qui restait de la ferme des sourires. Dans la campagne, les bêtes meuglaient lamentablement vers l'étable perdue. Les pigeons du colombier tournoyaient affolés dans des colonnes de fumée. Au pied d'un mur calciné, la chèvre blanche broutait quelques brins d'herbe. Le vent était tombé. Un étrange silence avait succédé au vacarme de la nuit. On n'entendait, craquant sur les gravats, que les pas de M. Héberlin qui faisait le bilan de la catastrophe. Quelque poutre morte s'abattait soudain dans une étable, comme en gémissant. Les habitants de la ferme, le visage noirci de cendre, creusé d'émotion et de fatigue, se regardaient sans mot dire. Assis sur des fauteuils hâtivement jetés par les fenêtres au cours de la nuit, ils semblaient en visite dans cet étrange salon en plein air, au tapis de cendre et entouré de ruines. M. Héberlin avait entassé sur la charrette les quelques objets précieux échappés au désastre. Mme Héberlin irait s'abriter quelque temps chez son frère, quincaillier à Colmar. Elle emmènerait les petits Leclerc. M. Héberlin restait, le temps de faire l'inventaire de son malheur. Sur un tas de meubles brisés, Jacques était assis, les mains sur les genoux, les yeux dans le vide. Avant de monter

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sur la charrette, André et Julien s'approchèrent de lui. Il leva vers eux un long regard, sans dire un mot, et l'on vit une larme couler sur sa joue maigre parmi les taches de rousseur. « Tu ne viens pas avec nous? » demanda André. C'est M. Héberlin qui répondit : « Non, dit-il. Je le garde. J'ai besoin d'un homme avec moi. » II avait pris Jacques affectueusement par l'épaule. Un sourire de gratitude illumina le visage du garçon. Le frère de Mme Héberlin était un homme dur et décidé, taillé à coups de serpe comme les figurines sculptées dans les poutres des maisons de Colmar. Il ne perdit pas de temps à s'attendrir et mena les deux enfants devant une carte clouée au mur. Le plus simple pour eux, s'ils voulaient rejoindre Lyon, était de demander l'hospitalité à l'une des péniches qui suivent le canal du Rhône au Rhin. Ils pourraient s'y rendre utiles et gagner le prix de leur voyage. Il leur restait douze jours pour être au rendez-vous de l'oncle. C'est plus qu'il n'en fallait, même au rythme lent des canaux. Le quincaillier donna à André un mot pour l'un de ses amis, l'éclusier de Neuf-Brisach, à quelques kilomètres de là. Le lendemain matin dès l'aube, ils partirent après avoir embrassé Mme Héberlin. Un soleil rosé se levait sur Colmar, jouait sur les toits vernissés, faisait miroiter les vitres serties de plomb des vieilles demeures. On aurait dit une ville irréelle, un jouet tout neuf, un mirage : mirage d'un bonheur paisible et confortable cruellement étalé aux yeux de nos enfants errants. Les masques de pierre grimaçante sculptés sur les façades avaient l'air de se moquer d'eux.

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CHAPITRE VII LE CRI DE LA CHOUETTE là-bas étalait largement sa majesté grise. Sur l'autre rive, on apercevait l'Allemagne et les clochers de Alt-Brisach. Sous une tonnelle couverte de feuilles, des hommes jouaient aux boules. C'était dimanche. Les échos d'une fanfare mélancolique arrivaient par bouffées de la ville proche. André s'approcha de l'un des joueurs : « La maison de l'éclusier, s'il vous plaît. » L'homme était déjà en position de tireur, le corps penché, la boule au creux de la main, les yeux miclos pour mieux viser. Sans regarder André, il lui fit un geste du pouce, dans la direction de l'écluse. Deux petites maisons se faisaient vis-à-vis. L'écluse était à sec. On l'avait vidée pour en curer le fond où s'était accumulée une forte quantité de vase. Cela rendit André soucieux. C'est qu'ils ne disposaient que de douze jours pour arriver à temps au rendez-vous de l'oncle. LE RHIN

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« Combien faut-il de temps pour nettoyer une écluse? demanda Julien. Ce doit être long!» André se força à sourire : « Cela doit être très vite fait! Sinon, songe à toutes les péniches qui seraient immobilisées tout le long du canal ! » Ils s'approchèrent d'une petite maison dont le crépi jadis rosé s'effritait, entourée d'un jardin minuscule. Ils s'arrêtèrent, figés : la maison paraissait inhabitée. Les volets rouilles étaient fermés; l'herbe avait envahi les allées. Un écureuil qui grignotait paisiblement au milieu d'un massif à l'abandon, tourna vers eux un œil étonné et disparut dans un éclair fauve. On n'entendait que les petits cris affolés des hirondelles. Les deux enfants s'apprêtaient déjà à aller frapper à la porte de la maison d'en face, quand Julien aperçut, à un judas placé au milieu de la porte, le rideau qui bougeait, écarté par une main, puis la tache pâle d'un visage qui les épiait. « II y a quelqu'un. » André poussa la barrière qui s'ouvrit en gémissant, et ils avancèrent vers la maison. Le rideau était retombé. De nouveau tout semblait mort. Le vent du soir jouait dans les herbes folles, faisait chanter au-dessus de leurs têtes la poulie rouillée du grenier. La chaîne d'une sonnette qui avait perdu depuis longtemps sa poignée se balançait contre le mur. André la tira. Un timbre résonna dans les profondeurs de la maison. Un long moment s'écoula encore. Puis on entendit le bruit de lourds verrous que l'on tire, et la porte tourna sur ses gonds. « Qu'est-ce que c'est? » demanda une voix qui sortait de l'ombre. Les yeux des enfants, s'habituant à l'obscurité qui régnait à l'intérieur, finirent par distinguer dans l’entrebâillement une femme entre deux âges, la tête et les épaules frileusement enveloppées dans plusieurs fichus; deux cache-nez aux couleurs passées s'enroulaient autour de son cou.

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Elle se pencha en avant pour examiner les visiteurs : elle était longue et maigre comme un échalas, sa poitrine étroite serrée dans un châle mauve tricoté, les coudes pointus, le visage en lame de couteau, le nez proéminent que chevauchaient malaisément des lunettes de fer qu'elle remontait constamment d'un mouvement brusque du poignet. Ses doigts étaient rouges et enflés comme ceux des femmes qui font de fréquentes lessives. Elle les essuyait machinalement à son tablier de toile bleue noué à la diable sur des jupes douteuses. Ses yeux étaient inégaux. L'un d'eux, sans doute très myope, fixait André d'un regard à la fois vague et insistant. André tenta d'expliquer leur affaire. Il s'embrouillait dans ses histoires de péniche et d'incendie et cherchait le nom du quincaillier de Colmar dont il tira la lettre de sa poche. L'œil rond le dévisageait toujours. Rien n'avait bougé sur le visage de la femme. Elle maintenait d'une main ferme la porte à peine entrouverte, comme de crainte que les enfants ne franchissent le seuil, quand une voix impérieuse s'éleva des profondeurs de la maison : « Madame Hortense! — Oui, monsieur! » cria l'interpellée avec lassitude en tournant la tête vers l'intérieur, ce qui lui fit ouvrir un peu plus la porte. Les enfants aperçurent un vestibule noyé dans l'ombre où tournait un escalier de bois. « Qui est-ce? répéta la voix qui venait manifestement de l'étage. — Personne! » Elle haussa les épaules, sans qu'on sache si cette marque de dédain s'adressait aux visiteurs ou au propriétaire de la voix. Celuici n'était pas satisfait de la réponse. « Comment, personne? J'entends parler! » II criait d'une manière à la fois plaintive et hargneuse, comme un homme qu'on vient de tirer brusquement d'un profond sommeil. La femme se hâta de lui donner des précisions.

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« Des enfants! » fit-elle, et elle haussa de nouveau les épaules. « Qu'est-ce qu'ils veulent? reprit la voix, décidément intéressée. — Ils demandent l'éclusier! — L'éclusier? » La voix était soudain animée. On sentait l'homme prêt à descendre pour examiner les visiteurs. Sans doute quelque chose l'en empêchait-il, car aucun bruit ne parvenait de l'étage, en dehors de ses cris. Et soudain : « Faites-les monter! » La femme allait protester. La voix ne lui en laissa pas le temps. Elle avait perdu son ton plaintif et tonnait maintenant à travers la maison. « Faites-les monter, madame Hortense! Faites monter ces jeunes gens! » La femme eut un geste qui signifiait : « Si ça vous amuse! » Elle ouvrit enfin la porte tout en serrant frileusement ses cache-nez autour de son cou. « Montez », dit-elle sèchement en leur désignant l'escalier. L'œil énorme les regarda passer en détaillant leur équipage, piqua vers le sol en apercevant Ursy. « Et ne le fatiguez pas ! ajouta-t-elle du même ton coupant, il est malade! » Comme elle aurait dit d'un chien : « Attention, il mord! » André avait déjà le pied sur la première marche. Il se retourna. « C'est l'éclusier? » demanda-t-il. La femme était en train de refermer un à un les énormes verrous de la porte, tournait la clef qu'elle mit dans sa poche. Elle se redressa, remonta d'un coup sec ses lunettes et, d'un ton sans réplique : « C'est M. Joseph! » Puis elle disparut en grommelant dans sa cuisine. André et Julien commencèrent à gravir l'escalier. Des

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têtes d'oiseaux de proie empaillées accrochées au-dessus des marches, semblaient monter une garde méfiante. Au premier étage, ils n'eurent pas de peine à trouver la chambre du malade : celui-ci toussait maintenant à fendre l'âme. « Entrez! » dit la voix avant même qu'ils aient frappé. M. Joseph était couché dans un grand lit de campagne en bois sombre au milieu des oreillers. Il en avait deux sous les reins qui le maintenaient assis et plusieurs autres très blancs, empilés derrière la nuque, sur lesquels sa tête, posée comme un gros œuf au nid, mettait une tache plus pâle encore. Il était gras, le teint cireux. Ses yeux à demi fermés, clignotant pour apercevoir les enfants, avaient le regard sans expression des poissons. Sur ses lèvres flottait un vague sourire qui paraissait lui coûter un grand effort. La pièce, dont les fenêtres étaient obturées par d'épais rideaux de velours poussiéreux, n'était éclairée que par une petite lampe. Celle-ci, enveloppée d'un châle rouge noué sur l'abat-jour et placée très bas au chevet du malade faisait ressortir ses mains, belles, très blanches, longues et soignées. Des livres ouverts, des. cahiers posés pêle-mêle sur le lit, creusaient les oreillers et l'édredon comme une escadre de navires sur les moutonnements de la mer. Sur une petite table à portée de la main, des fioles de toutes les couleurs, des verres, des boîtes de médicaments, tout un bataillon de bocaux, une petite balance de pharmacien sous son globe. Et des livres encore, vieux et déchirés, cent fois relus, empilés sans soin. André attaqua son récit une nouvelle fois. M. Joseph l'interrompit aussitôt d'un doigt impérieux. Son visage se contractait comme sous l'effet d'une violente douleur. « Parle, toi, dit-il à Julien. Tu dois savoir parler doucement. » Julien se mit à expliquer la situation, avec plus de douceur et de prudence encore que s'il avait parlé à un oiseau qu'on craint de voir s'envoler. M. Joseph souriait de satisfaction, foudroyant André du regard, chaque fois que

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celui-ci, pour préciser un détail, s'apprêtait à ouvrir la bouche. Julien se tut. M. Joseph hochait la tête pensivement. Ses yeux fixaient la lettre du quincaillier qu'il gardait entre ses doigts sans l'ouvrir, comme si l'effort eût été trop grand. La pendule de la cheminée se mit à sonner. M. Joseph sortit brusquement de sa torpeur et tendit l'oreille. « Il est sept heures? » demanda-t-il inquiet comme s'il allait manquer un rendez-vous important. C'était l'heure en effet. Il se redressa légèrement sur les oreillers, en s'appuyant sur les coudes. Son sourire fleurit largement sur ses lèvres. « Vous tombez bien, les enfants ! s'exclama-t-il. — Vraiment? fit André plein d'espoir. — Vous tombez bien! répéta M. Joseph. On peut dire que c'est le destin qui vous envoie! » Il les regarda comme pour ménager son effet : « C'est l'heure de ma potion! » Il se mit à tousser bruyamment. Il leur désigna le flacon, le compte-gouttes. Les enfants se précipitèrent. « Pas toi! dit-il vivement à André. Tu dois avoir la main lourde. Laisse faire le petit. » Julien saisit le verre. « Cinq gouttes. Vite.... Si je l'oublie, je peux en mourir, dit-il du ton d'un voyageur qui conte ses prouesses. Et si j'attends Mme Hortense...! » Il leva les yeux au plafond. Julien s'exécutait. Les lèvres de M. Joseph tremblaient, ce qui ne l'empêchait pas d'apprécier d'un œil connaisseur la promptitude de Julien: « Un parfait petit infirmier ! » fit-il en saisissant le verre. Il but goulûment en poussant des cris plaintifs, soupira comme si ce breuvage lui rendait la vie. Il n'avait cessé d'examiner Julien. « Tu sais lire? demanda-t-il après un long silence. — Bien sûr », monsieur, répondit Julien un peu vexé. « Qu'est-ce qu'il y a d'écrit là? »

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Julien s'exécutait.

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Il lui désignait du doigt chacun des flacons. Julien lisait docilement : « Ne pas dépasser la dose prescrite », « Danger, usage externe », « Somnifère, à utiliser avec précaution. » M. Joseph était aux anges. « Un vrai infirmier! » Son œil se plissa d'un air de complicité à laquelle il associa cette fois André. « Et ça? » fit-il avec un mélange de gourmandise et de mystère, comme un cuisinier qui s'apprête à vous faire goûter sa meilleure recette. Il tira de sous son édredon un épais cahier d'écolier. Sur la couverture, tracé d'une grosse écriture appliquée, André et Julien lurent : Le Cri de la Chouette. « Chut ! » dit M. Joseph, avec un geste qui voulait dire : « Je/ie vous en dis pas plus! » Était-ce l'effet de la potion ou de la présence sans doute inusitée de visiteurs, il paraissait maintenant plein de force et de vie. « Toi, dit-il à André cette fois, en lui faisant signe d'approcher. Tu n'es pas délicat, mais tu dois être fort. Aide-moi à m'asseoir». André remonta les oreillers, installa le malade qui se laissait faire comme un bébé, borda le drap. Et quand il fut bien à l'aise : « Qu'est-ce que tu disais? » fit-il d'un air détaché, comme si l'on pouvait maintenant reprendre ce sujet frivole. André recommença son récit. M. Joseph l'écoutait cette fois avec infiniment d'intérêt. Quand on arriva à l'oncle, il se fit préciser des détails. « C'est votre unique famille? » demanda-t-il. André expliqua qu'à part l'oncle ils étaient seuls au monde. « Mes pauvres petits ! » s'exclama M. Joseph, du ton exactement dont il eût dit : « Quelle bonne nouvelle ! » Sans doute son mal expliquait-il la bizarrerie de ses réactions. « Madame Hortense ! » appela-t-il à tue-tête. Les enfants le regardaient sans comprendre.

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« Vous allez voir, on va arranger ça », leur dit-il. Mme Hortense n'avait pas l'air pressée de paraître. « Cette vieille chipie fait exprès de ne .pas répondre! » M. Joseph agita comme un furieux la petite cloche de cuivre posée à son chevet. On entendit enfin le pas de Mme Hortense qui montait l'escalier. « Madame Hortense, fit M. Joseph avec un geste de grand seigneur, vous installerez ces deux jeunes gens dans la chambre d'amis. » Mme Hortense regarda successivement les trois personnages avec une sorte d'hébétude. « La chambre d'amis! grommela-t-elle en haussant les épaules. Je ne sais pas ce que vous appelez la chambre d'amis? — Naturellement, fit M. Joseph avec emphase en prenant les enfants à témoin. Mme Hortense ne sait pas ce que c'est que des amis! Mme Hortense n'a pas de cœur! — Et vous! explosa Mme Hortense sans s'occuper des visiteurs. Vous en avez peut-être, du cœur! » M. Joseph avait pâli. Ses traits s'étaient affaissés d'un coup. « Pas de cœur! » Il haletait de nouveau. Il gémit : « Ah! je le voudrais bien! Je voudrais bien ne pas en avoir, de cœur! » Il avait saisi la main de Julien et l'appliquait contre sa poitrine. « Tu l'entends? — Oui, monsieur. — Quand il bat, c'est comme un loup qui me ronge! Et quand il ne me fait plus mal, j'ai toujours l'impression qu'il va s'arrêter. Et si je n'ai personne pour me donner mes gouttes.... Ah! elle me laissera mourir, Mme Hortense! » Il lança un regard glacé à la femme, qui haussait les épaules. « La chambre d'amis, madame Hortense, fit-il sèchement, c'est celle qui est derrière vous.

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— Le grenier ! fit Mme Hortense avec un air de moquerie. — Le grenier! » Il leva les yeux au ciel en signe de commisération. « Il faut que vous dépoétisiez tout ! » Et tourné vers les enfants : « Ah! j'ai bien besoin de changer de compagnie. » Mme Hortense avait abandonné la lutte. Elle attendait, figée devant la porte du grenier, la main sur la poignée, le regard à terre, résignée. « Mais, fit André avec une soudaine inquiétude, vous êtes bien l'éclusier? — L'éclusier? répéta M. Joseph en riant. Certainement non! L'éclusier habite la maison d'en face. — Alors, pour la péniche.... — Ne te tourmente pas pour cela. Je te dis que vous êtes ici chez vous, ton frère et toi. — C'est que notre oncle nous attend dans douze jours à Lyon! — Je le sais ! Ton frère me l'a dit, et je ne suis pas sourd ! Mais pour descendre à Lyon par le canal, il faut monter sur une péniche. Et pour que les péniches voguent sur un canal, qu'est-ce qu'il faut? — De l'eau, fit Julien en riant. — Justement! De l'eau! De l'eau dessous! Et vous avez vu l'écluse? On l'a vidée. — Il faut longtemps pour la nettoyer, monsieur? — Mais non! C'est très vite fait, deux ou trois jours, au maximum. Ce qui vous laissera tout le temps nécessaire pour être au rendez-vous de votre oncle. J'ai un ami qui a une péniche, justement. Il attend à quelques kilomètres, que l'écluse soit remise en activité. J'arrangerai tout avec lui : il est très gentil, il vous emmènera. D'ici là, vous êtes mes hôtes! » Le premier jour, les deux enfants s'affairèrent à leur installation. Ils avaient entrepris de donner figure humaine

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à la « chambre d'amis », jouant du balai, pourchassant les araignées, conquérant progressivement un peu d'espace sur l'amas des meubles boiteux et des objets hétéroclites. Une tabatière constituait la seule ouverture de ce grenier, au-dessus de laquelle grinçait la poulie qu'ils avaient remarquée en arrivant. Cette tabatière était située tout au bout e l'immense pièce. Ils y parvinrent non sans effort, en se frayant un chemin comme dans une forêt vierge. La tabatière n'ouvrait que sur le ciel. En montant sur une vieille table, André et Julien finirent par apercevoir, presque au pied de la maison, le canal. « Tu vois, commença André, quand on partira.... — Vous faites de l'acrobatie maintenant? » fit une voix aigre à côté d'eux. C'était Mme Hortense qu'ils n'avaient pas entendue entrer. « II ne manquait plus que ça ! » ajoutait-elle entre haut et bas. André avait sauté sur le plancher. « On regardait, expliqua-t-il. Et puis, on voulait aérer un peu.... — Te fatigue pas, fit Mme Hortense, la lucarne est fermée à clef. » Et elle claqua la porte. André et Julien se regardèrent et prirent le parti d'en rire. Ils essayaient de faire taire en eux l'angoisse vague qui les avait saisis depuis leur entrée dans cette maison. Dans ce grenier triste et poussiéreux, ils se sentaient du moins chez eux, loin des criailleries de Mme Hortense et de son maître dont les séparait la cloison. C'était une oasis de paix. Et puis, il ne s'agissait que de quelques jours. Tout en achevant les rangements, André avait ouvert la valise de l'oncle, à la recherche d'un livre pour employer des loisirs qu'il imaginait abondants au fond de cette maison silencieuse. Le livre tomba et, en s'ouvrant, découvrit une lettre décachetée. André la lut machinalement. La lettre datait d'un an. Elle rappelait à l'oncle une

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dette importante contractée à l'époque où François Leclerc dirigeait à Lille son affaire de transports. On y faisait allusion à ses difficultés, à sa faillite. On se plaignait de son silence. On implorait de lui un mot, un geste. On agitait des menaces voilées, suivies d'amicales objurgations. C'était signé : MAITRE PERRUCHOT, notaire à Chambéry. Le lendemain matin, André décida de faire faire un tour à Ursy. Il fallait pour sortir traverser la chambre de M. Joseph, sur laquelle donnait l'unique porte du grenier. En passant devant le lit, André ne put s'empêcher d'expliquer où il allait. Il sentait vaguement qu'il lui fallait demander la permission. « Ne t'occupe pas de ça! dit M. Joseph en haussant les épaules. Mme Hortense s'en chargera! » André essaya de protester. Il ne tenait pas à s'attirer de nouvelles récriminations de la gouvernante. « Laisse, je te dis! fit M. Joseph d'un ton péremptoire. Mme Hortense le sortira, ton chien. » II ajouta : « Ça la distraira ! » en clignant de l'œil d'un air moqueur. André lui rendit un sourire de complicité et le regretta aussitôt. Depuis la veille, M. Joseph prenait systématiquement le parti des enfants contre Mme Hortense. Loin de mettre André en confiance, cela l'indisposait. Juste avant le déjeuner, Mme Hortense emplit l'air de ses hurlements. Ursy, vite familiarisé sans doute avec la maison et ses habitants, et qui avait compris que le mieux était encore de se débrouiller seul, avait dérobé un morceau de viande. M. Joseph prit avec véhémence la défense du chien. « II est très intelligent, cet animal ! proclama-t-il d'un ton jovial. Il a pris sa part d'avance, rien de plus! pour faire remarquer à Mme Hortense qu'elle est toujours en retard! » Le soir, après le repas, qu'on prenait près du lit du malade, quand Mme Hortense eut disparu dans sa cuisine, M. Joseph fit asseoir André à son chevet.

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« Prends une plume. » Avec des mines de coquetterie, il sortit de dessous l'édredon le cahier intitulé : Le Cri de la Chouette. « Ecris! » Il se mit à dicter. André commençait à comprendre. « Vous êtes un écrivain? — Voilà! Tu as dit le mot, je suis un écrivain, fit M. Joseph avec solennité. Un romancier! Cela veut dire que je ne dors pas la nuit pour imaginer des choses qui empêcheront un jour les gens de dormir la nuit... tellement elles les passionneront ! — Qu'est-ce que vous allez leur faire croire? » lança Mme Hortense qui venait de rentrer dans la chambre avec son balai. M. Joseph devint furieux. « Si vous vous occupiez de vos fourneaux! lança-t-il avec force. Taisez-vous. » Puis aux enfants, d'un air pitoyable : « Mme Hortense ne veut pas croire au talent de son maître! » Il soupira. « Nul n'est prophète dans sa propre maison! » Deux jours s'écoulèrent. Les histoires qu'écrivait M. Joseph, et que la plume d'André transcrivait maintenant fidèlement, parfois jusqu'à une heure avancée de la nuit, étaient de sombres récits à la fois naïfs et terrifiants, pleins de spectres, de bruits de chaînes. Il y avait de pauvres orphelines et des ducs parjures. On y tramait d'horribles complots dans des châteaux à demi ruinés traversés des plaintes des victimes, des gémissements des fantômes, des ricanements du traître. Chaque nuit, quand la chouette du donjon poussait son premier ululement, une forme blanche apparaissait sur le chemin de ronde et criait : « C'est l'heure de la vengeance ! » André avait commencé par s'en amuser dans son for intérieur. Au bout de quelques jours, il ne riait plus. M. Joseph avait même entrepris de lui relire les chapitres

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Les péniches recommençaient à passer.

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précédents, moins pour simplifier sa tâche de secrétaire, que pour la joie visible qu'il éprouvait à tenir enfin un lecteur, son premier sans doute. Jamais M. Joseph ne semblait en si bonne santé que lorsqu'il était à son livre. Il se passionnait, dictait avec de grands gestes, poussait avec ses héros des exclamations de victoire et des cris d'effroi qui réveillaient en sursaut Julien assoupi dans un fauteuil en attendant de servir sa tisane au malade. Il fallait qu'André suppliât M. Joseph de permettre au petit garçon d'aller se coucher. M. Joseph, qui ne supportait pas, dans ses moments d'inspiration, d'être distrait par des préoccupations terre à terre, devenait furieux. Et André, pour le calmer, redoublait de zèle. Une journée encore s'écoula. Cette existence recluse n'était scandée que par les repas. Encore ceux-ci se prenaient-ils à des heures irrégulières, suivant les caprices de M. Joseph. Celui-ci n'hésitait pas à convoquer les enfants à n'importe quelle heure. L'aube blanchissant vaguement les interstices des volets surprenait parfois André penché sur un nouveau chapitre du Cri de la Chouette. Enfin, un matin, Julien attira mystérieusement André dans le grenier. « Viens voir », chuchota-t-il. Les voilà tous les deux, au fond du grenier, près de la lucarne : « Regarde.... » L'écluse était de nouveau remplie d'eau, et les péniches recommençaient à passer ! André vint joyeusement annoncer la grande nouvelle à M. Joseph. « Je vous l'avais bien dit, fit celui-ci avec un étrange sourire, que ce ne serait pas long. Il ne vous reste plus qu'à attendre l'arrivée de mon ami! Ah! je vais être bien seul, après votre départ.... » Cette nuit-là, M. Joseph, particulièrement inspiré, avait refusé plusieurs fois à André la permission d'aller se coucher.

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« C'est bon pour les bien portants, d'être fatigués! Est-ce que je suis fatigué, moi? » Six heures sonnèrent à la pendule. M. Joseph venait enfin de s'assoupir. Au même instant, un sifflement joyeux et bref éclata dehors sous les fenêtres. Il reprit un peu plus loin, comme si le siffleur contournait la maison. C'étaient quatre notes d'une chanson célèbre, comme un signal convenu. André écarquilla les yeux contre la fenêtre pour tenter d'apercevoir quelque chose. Peine perdue. Presque aussitôt la sonnette de l'entrée retentit. Marchant à pas de loup, André ouvrit la porte qui donnait sur le couloir et s'avança jusqu'au haut de l'escalier. Il vit Mme Hortense sortir de la cuisine, où elle couchait dans un infâme réduit protégé par un rideau sale. Elle n'avait l'air nullement surpris. Elle tenait à la main la clef de la porte qu'elle ouvrit après avoir tourné les verrous. André retint son souffle. « M'dame! » fit une voix jeune. Mme Hortense tenait la porte à peine entrouverte comme le jour de l'arrivée des enfants. Elle passa le bras par l'entrebâillement et ramena une bouteille de lait. Comme elle fouillait dans sa poche pour chercher de la monnaie, André, se penchant sur la rampe, finit par apercevoir un petit garçon d'une douzaine d'années, blond avec un grand tablier blanc et un panier métallique rempli de bouteilles. André avait dû faire grincer la rampe en se penchant. Mme Hortense leva un œil soupçonneux. A cette distance et dans l'obscurité, ses yeux ne pouvaient apercevoir André. Prise de méfiance pourtant, elle expédia le jeune laitier avec brusquerie, ferma les verrous et disparut dans sa cuisine avec le lait. André était resté immobile. Il écoutait dans le murmure de la campagne qui s'éveillait, le petit laitier s'éloigner vers la maison voisine en poussant son sifflement.

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CHAPITRE VIII L'HEURE DE LA JUSTICE doutait encore. Les choses s'étaient faites si insensiblement. Il se refusait à admettre une vérité qui parfois lui crevait les yeux : ils étaient séquestrés ! Séquestrés bel et bien, avec la complicité de Mme Hortense, par ce vieil égoïste, trop heureux d'avoir trouvé du même coup le secrétaire et l'infirmier qui lui manquaient. Car « l'ami qui possédait une belle péniche » ne se présentait toujours pas. Lorsqu'André, assez timidement, reparlait de l'oncle François, du rendez-vous de Lyon et du temps qui s'écoulait, M. Joseph le rassurait, s'indignait même de ce manque de confiance; puis, sans transition, il parlait du chapitre de son roman, qui était en cours. « Terminons-le vite, avant que mon ami arrive! » André finissait par penser que cet « ami » n'existait pas! « Et puis, à force de compter les jours, vous vous êtes embrouillés! acheva M. Joseph. Nous ne sommes pas le 12 septembre, aujourd'hui, nous sommes le 6 septembre. » Cette nuit-là, André résolut d'en avoir le cœur net. ANDRÉ

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M. Joseph avait dicté pendant des heures. André, loin de se plaindre, s'émerveillait à haute voix des inventions de l'écrivain, stimulait son ardeur, l'encourageait à continuer chaque fois que M. Joseph parlait de dormir. M. Joseph était aux anges. Très vite, il avait pris l'habitude de consulter André sur son œuvre, d'accepter ses suggestions. André avait révélé une imagination si fertile que, plus d'une fois, l'écrivain et son secrétaire avaient échangé leurs rôles, M. Joseph écrivant sous la dictée du garçon. Six heures allaient sonner lorsqu'André, qui n'avait cessé d'épier la pendule, ferma le cahier et déclara à M. Joseph qu'il travaillait trop ; M. Joseph devait maintenant dormir. M. Joseph protestait. André avait déjà fait chauffer la tisane rituelle qu'il lui tendit avec un sourire de parfait infirmier. M. Joseph ne pouvait qu'obéir. Au moment où M. Joseph allait saisir le bol, André le lâcha, comme par maladresse. Ce fut un beau vacarme. Le liquide chaud s'était répandu sur le lit, brûlant les doigts de M. Joseph, transperçant les draps, noyant le précieux manuscrit. Une ruade du malade envoya le bol rouler au bout de la pièce. M. Joseph poussait des cris comme si on l'égorgeait. André feignait d'être affolé, se heurtait aux meubles, renversait les livres, aggravait le désastre tout en gardant un œil sur la pendule. Six heures se mirent à sonner. Le sifflement du petit laitier retentit sous la fenêtre, suivi de la sonnerie à la porte d'entrée. André, qui n'attendait que ce signal, s'était précipité sur le palier. M. Joseph hurlait toujours. André criait plus fort que lui, appelant à tue-tête Mme Hortense. D'un bond il était au bas des marches. Mme Hortense sortait de la cuisine, la clef à la main. « Montez vite! cria André, comme s'il y avait le feu. M. Joseph a besoin de vous! Je m'occupe du lait! » ajouta-t-il. Et il lui arracha la clef. Mme Hortense, troublée, par les vociférations de M. Joseph qui redoublaient à l'étage, ne songea pas à répliquer. Elle se précipita en haut. André ouvrit la porte.

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« Qui vous êtes, vous ? » fit le petit laitier en apercevant ce visage inconnu. Il n'y avait pas de temps à perdre. « Quel jour sommes-nous? » demanda André. Le gosse eut l'air plus étonné encore. « Je ne suis pas un calendrier! » Et comme le regard d'André insistait, tendu, presque tragique : « C'est le 13 septembre. Mardi. Pourquoi? — Vous êtes sûr? » Le 13 septembre! Plus que deux jours avant le rendez-vous avec l'oncle! « Ainsi, j'avais raison, pensa André, M. Joseph nous a menti. Et son fameux ami n'existe pas ! » Là-haut, le tumulte s'apaisait. M. Joseph maintenant geignait comme un bébé que l'on console après une forte émotion. Mme Hortense redescendait en trombe. « Alors, il faut tant de temps pour prendre une bouteille de lait? » Elle la lui arracha. « Monte vite, M. Joseph te demande. » André essaya de faire du regard un dernier signe au petit laitier. Mme Hortense avait fermé la porte. « Monsieur Joseph, dit fermement André au malade, nous ne sommes pas le 7 septembre, aujourd'hui : Nous sommes le 13. — Le 13? Tu es fou? — Je ne suis pas fou. Nous n'avons plus que deux jours pour arriver à temps au rendez-vous fixé par notre oncle. Nous partons. Viens, Julien. » M. Joseph entra d'abord dans une violente colère. Puis il se fit suppliant. Le roman serait terminé dans la journée. « Je vous donnerai l'argent nécessaire pour faire le voyage en chemin de fer! En quelques heures, vous serez à Lyon. Tu vois bien que vous avez tout le temps! Dis tout de suite que je vous séquestre!»

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André faillit crier : « Parfaitement, vous nous séquestrez ! » Mais il ne dit rien. Brusquement, sa colère venait de tomber. Il éprouvait une soudaine pitié pour le malade. Au fond, M. Joseph n'était qu'un pauvre homme, plus à plaindre qu'à blâmer. « Bien, dit seulement André. Demain nous prendrons le train pour Lyon. » Le roman fut effectivement achevé vers le soir. Dans la journée, Julien, vaquant à des besognes ménagères, découvrit dans un angle d'ombre du vestibule, un trousseau de clefs à demi rouillées pendues à un clou. A l'une d'elles, fine comme le petit doigt, pendait un carré de bois sur lequel Julien déchiffra, en lettres presque effacées : grenier. Julien eut vite fait de dissimuler ce trésor dans sa poche. La maison, ce soir-là, avait pris un air de fête, en l'honneur de la fin du roman. L'orpheline était vengée, le duc puni et les spectres de la justice avaient réintégré leur caveau dans un grand froissement de suaires. La chouette n'avait plus qu'à se taire. André était rempli d'un dernier espoir : le livre étant terminé, M. Joseph consentirait sans doute à leur donner l'argent promis. Il fut vite détrompé. Tout à la joie de voir son œuvre achevée, M. Joseph parlait déjà d'attaquer la suivante. Il rêvait d'une vaste construction en plusieurs volumes et, drapé dans sa robe de chambre, se prenait pour Balzac. Il n'était que temps d'agir. A l'heure du dîner, M. Joseph envoya chercher une bouteille de vin à la cave pour célébrer l'événement. Quelques instants plus tard, quelqu'un qui fût entré inopinément dans la cuisine aurait vu le garçon hésiter, puis vider quelques gouttes de la bouteille et y verser la moitié du contenu du flacon qu'il avait discrètement escamoté sur la table de M. Joseph : le flacon qui portait l'indication : « Somnifère. A utiliser avec précaution. »

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André remonta, les joues rouges, la main un peu tremblante. Mais l'allégresse de ce soir exceptionnel ôtait toute méfiance à M. Joseph. Ce fut un étrange dîner. Julien, que son frère n'avait pas eu le temps de prévenir, ne comprenait rien aux signes d'André et faillit bien deux ou trois fois absorber du dangereux liquide. André vidait discrètement au fur et à mesure dans le lavabo proche son verre que M. Joseph lui remplissait avec générosité. « Bois donc! Ce n'est pas tous les jours fête! » On vit même, sous l'effet du vin, s'illuminer le visage de cire de Mme Hortense. Pour la première fois depuis l'arrivée des enfants, elle leur accorda un sourire. Après quoi on alla se coucher, M. Joseph ayant accordé un congé à ses assistants pour ce soir en tous points mémorable. Quatre heures venaient de sonner à la pendule. Pas d'autre bruit dans la maison que le ronflement de M. Joseph qui passait la meilleure nuit de sa carrière de malade. André et Julien sautèrent du lit tout habillés. Les bagages étaient prêts dans un coin du grenier, dissimulés sous un vieux rideau. Juché sur la table, André parvint à ouvrir le cadenas fermant la tabatière, grâce à la clef trouvée par Julien. Il installa une grosse corde sur la poulie. « Descends le premier, dit-il à Julien. Fais bien attention de ne pas tomber. Je t'enverrai ensuite Ursy, puis nos bagages. » Julien enjamba la gouttière et gagna le jardin sans

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encombre. Bientôt après, Ursy, attaché à mi-corps, se balançait entre ciel et terre comme un sac de farine avant d'atterrir aux pieds de son maître. Les bagages prirent le même chemin. Mais quand ce fut au tour d'André de passer par la lucarne, il s'aperçut avec épouvante que l'ouverture était trop étroite pour lui! Il se tortilla comme un ver, essaya de passer d'abord les bras, les pieds, le cou. Rien n'y fit. La tabatière ne s'ouvrait qu'à demi, solidement maintenue par une barre de fer. Ils auraient pu y songer plus tôt : les ouvertures de la maison Joseph ne pouvaient que s'entrebâiller. Que faire? Sortir par la porte sans éveiller l'attention de personne, c'était possible à coup sûr cette nuit-là, mais à condition d'avoir la clef. Une ruse traversa l'esprit d'André. « Va sonner à la porte, cria-t-il à Julien. — Et alors? — Sonne longtemps, jusqu'à ce que Mme Hortense vienne ouvrir. Je trouverai un moyen pour passer ! On n'a pas le choix! » II avait compté sans le somnifère. Julien eut beau carillonner interminablement. Rien ne lui répondit. La maison semblait morte comme la première fois qu'elle leur était apparue. Une sueur glacée inondait le front d'André : sa ruse se retournait contre lui. Il écoutait, l'oreille collée à la porte de M. Joseph. Julien sonnait toujours. Enfin, André entendit la voix de M. Joseph. Plus résistant que sa servante aux somnifères, tellement il en avait absorbé depuis des années, le malade émergeait du sommeil. « Madame Hortense! » cria-t-il. Il se démenait comme un beau diable. « Madame Hortense! Madame Hortense! » Et comme nulle voix ne lui répondait : « André! André! Tu n'entends pas qu'on sonne? » André se précipita dans la chambre. « Ce doit être votre ami, qui sonne, dit-il intentionnellement. — Quel ami? s'ébahit M. Joseph, tombant dans le piège. — Le monsieur à la péniche.

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— Quelle péniche? » fit M. Joseph, encore mal réveillé, au point qu'il ne remarqua pas la tenue insolite d'André. Ainsi, ce dernier ne s'était pas trompé : « L'ami » qui possédait une péniche n'existait pas! M. Joseph suppliait qu'on arrêtât ce vacarme qui lui vrillait le tympan. « Va ouvrir! ordonna-t-il. — Je ne sais pas où est la clef de la porte ! — Accrochée au mur, derrière le lit de Mme Hortense. — J'y vais », dit André. En un éclair, il fut en bas. Il fouilla fébrilement derrière la tête du lit, à quelques centimètres du visage de Mme Hortense, que le tocsin ne fût pas parvenu à réveiller. Bientôt, la porte était ouverte. L'air frais, soudain retrouvé après des jours de réclusion, frappa André au visage. Il dut s'arrêter un instant, les jambes molles. La voix de M. Joseph s'élevait de nouveau dans la maison morte, alternant les vociférations et les plaintes. « Sauvons-nous! » dit André. Ils s'éloignèrent en courant. André songeait avec désespoir que, sans argent, ils ne pouvaient plus arriver à temps à Lyon : le rendez-vous avec l'oncle était manqué! Enfin, peut-être celui-ci pourrait-il lès attendre quelques jours?... En tout cas, ils étaient libres!... Devant l'écluse, André s'aperçut qu'il avait encore à la main la clef de la porte, qu'il avait refermée derrière lui à double tour, par précaution. Il la jeta dans le canal.

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CHAPITRE IX LA SAINT-ANDRÉ effilochait sur Lyon ses nuées, comme des chiffons sales. C'était l'époque où la Saône et le Rhône, la sage et l'indomptable, s'habillent du même gris mélancolique. Fourvière et la Croix-Rousse, les deux collines dressées sur la ville, se renvoyaient des écharpes de brume selon les caprices du vent. Un mois s'était écoulé depuis qu'André et Julien étaient venus habiter le petit pied-à-terre de l'oncle François, au sixième étage, tout en haut d'un vieil immeuble. Une minuscule chambre qu'un rideau séparait d'une cuisine encore plus minuscule. Mais quatre murs, deux fenêtres : c'était assez pour que ces enfants errants se sentissent enfin heureux. Pour la première fois, on avait défait les valises, on avait pu s'arrêter, et vivre. La famille Leclerc avait enfin une vraie maison. De l'oncle, peu de nouvelles. Comme André l'avait pensé, il n'avait pu les attendre au-delà de la date fixée. Il voguait de nouveau par les mers. Le jour de leur arrivée, un voisin leur avait remis de sa part une grande enveloppe : NOVEMBRE

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ils y avaient trouvé la clef du petit logement, un peu d'argent et un mot bref : « Installez-vous en m'attendant. » Depuis, le silence. Chaque matin, à l'heure où la bise, jouant par-dessus la Saône, portait jusqu'à la Croix-Rousse le tintement des cloches de la basilique, la tête blonde de Julien apparaissait au sommet du vieil immeuble, à la fenêtre. La tête se penchait, contemplant la ville en bas, le miroitement des toits mouillés, les éclairs blancs des trolleybus trouant soudain la grisaille. Un regard vers le ciel maintenant : pluie et brouillard interminablement. La tête blonde disparaissait, bientôt remplacée à la fenêtre par une autre tête, hirsute : celle d'un balai minutieusement enturbanné d'un chiffon à poussière qui s'agitait au bout de son manche comme une marionnette, tenue par une main experte, semant une pluie de flocons gris. Aussitôt, une voix perçante et féminine éclatait à l'étage du dessous. « II n'est pourtant pas neuf heures, disait Julien ! Elle n'a rien à dire! — Qui? faisait André encore couché, les yeux gonflés de sommeil. — La chouette. » C'est ainsi qu'ils avaient surnommé cette voisine acariâtre et curieuse. Celle-ci avait fort à faire avec ces deux locataires, épiant leurs faits et gestes, contrôlant les allées et venues, comptant dans l'escalier les marques laissées par Ursy, supputant, imaginant : elle n'en finissait pas de se poser des questions sur ces deux enfants tout seuls et qui semblaient fort bien s'accommoder de leur solitude. « Tu te lèves ? Tu vas être en retard ! — Ça te dérange? faisait André en bâillant. — J'ai « mon » parquet à cirer. » En parfaite maîtresse de maison, Julien avait adopté le style possessif : mon parquet, ma cuisine, mes cuivres, mes oignons dans ma casserole. André, lui, depuis qu'il avait trouvé un emploi de vendeur de journaux, se sentait l'homme dans la maison, le chef

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de famille, et il affectait de mépriser ces besognes ménagères. « Tu m'as raccommodé ma musette, au moins? — Oui! Comme si je n'avais que ça à faire! — Merci, grand-mère », faisait André. André achève de se peigner, apportant à cette opération un soin que Julien juge excessif. André traîne encore quelques instants à la cuisine. De la fenêtre d'en face, de l'autre côté de la cour, une petite fille observe avec une curiosité amusée cette étrange famille. Et André éprouve la même curiosité pour sa voisine à qui il adresse chaque matin de petits signes d'amitié, sous le regard ironique de Julien. « Tu vas être en retard, André ! — Je m'en vais. » André embrasse son frère à la hâte. Il est déjà dans l'escalier. « Et ton petit déjeuner? — Pas le temps ! Je mangerai en route. » Julien hausse les épaules. Il sait bien à quoi s'en tenir : chaque matin, le coin de la rue tourné, André s'arrête à la boulangerie dont la vendeuse n'est autre que la petite fille de la fenêtre d'en face, et cette petite fille — miraculeuse coïncidence — ressemble fort à certaine petite Marie — mais oui! — Marie du Havre et du premier jour. Le lendemain de leur arrivée à Lyon, André est entré pour acheter du pain. Il a tout de suite reconnu la petite fille. Elle comptait des baguettes sans lui prêter attention. André a posé sur le comptoir en guise de paiement certain gros coquillage nacré qu'il a retrouvé fort à propos au fond de sa poche. La petite a levé les yeux. « Comment? C'était vous? — C'était moi.... » Ils avaient bien grandi l'un et l'autre depuis trois mois. Elle avait perdu son assurance. Maintenant, elle avait appris à laisser parler les autres. André, qui pourtant avait oublié les timidités du petit garçon d'alors, se sentait tout gauche. « Mais.... » Elle hésitait. 100

« Ce coquillage, vous l'aviez donc toujours dans votre poche depuis Ce temps-là? — Toujours. » André a rougi. « C'est-à-dire.... Je vous avais aperçue. Je passe par là tous les jours. » Elle a fait semblant de croire à ce petit mensonge. Un moment plus tard, elle a appris qu'ils étaient les neveux de M. Leclerc. « Vous pensez si je le connais, M. Leclerc. C'est un client si sympathique! On l'aime bien dans le quartier. Il était célèbre avec sa pipe d'écume. » Et soudain : « C'était donc lui que vous cherchiez le jour du Havre, quand mon père cherchait la valise que j'avais égarée? — C'était lui. — Ce que c'est que le hasard! Si j'avais su!... — Si on avait eu le temps de se parler! Nous aurions gagné trois mois, plus peut-être! — Si je n'étais pas partie si vite! — S'il n'y avait pas eu les coquillages!... » Depuis, chaque matin, André, avant de partir à son travail, fait une petite halte à la boulangerie, sous prétexte d'y acheter le croissant de son petit déjeuner qu'il croquera en route; et chaque matin, tout en le raccompagnant à la porte, Marie glisse discrètement un second croissant dans la musette d'André qui feint de ne pas s'en apercevoir. Ce jour-là, en consultant comme chaque matin son calendrier, Julien découvrit que c'était la Saint-André. Aussi, en faisant son marché quotidien en compagnie d'Ursy, décida-t-il de s'accorder un crédit spécial pour la circonstance. Il acheta un petit bouquet de fleurs et tout ce qu'il fallait pour confectionner un gâteau pour le repas du soir. Novice cependant dans le métier de pâtissier, Julien s'interrogeait anxieusement sur la manière de réaliser ce projet délicat.

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Au coin de la rue, Julien tombe sur son frère qui passait sur sa bicyclette avec ses journaux. « Te voilà, grand-mère! — C'est toi, bon à rien! » Julien a eu juste le temps de dissimuler le bouquet sous les poireaux. « Alors, on embrasse quand même son frérot? — Tiens, donne-moi donc un de tes journaux», dit Julien. André tend la main pour recevoir la monnaie, mais Julien proteste : « C'est pour M. Boursault, le tisserand du dessus! — Si je n'avais que des clients comme toi! Je n'aurais plus qu'à mourir de faim ! » Et d'une main preste il casse le bout de la baguette de pain qui dépassait du cabas de Julien et le croque à belles dents. « Voleur ! » crie Julien. André s'arrête vingt mètres plus loin. « N'oublie pas ! A cinq heures : le « télégraphe optique. » Julien approuve d'un air entendu. Déjà le vélo dévale la pente. En rentrant du marché, Julien, tout occupé par la pensée de la fête qu'il voulait préparer pour la Saint-André, ne remarqua pas un homme vêtu de noir, qui épiait l'entrée de la maison. Lorsqu'il aperçut l'enfant, il se dissimula prestement derrière un kiosque. L'immeuble de la Croix-Rousse avait bien trois cents ans d'âge. Des générations de canuts — c'est ainsi qu'on nomme à Lyon les ouvriers de la soie — l'avaient rempli de leurs chants ou de leurs misères depuis des siècles. Il subsistait même un de ces artisans de la vieille époque, juste au-dessus des enfants Leclerc, demeuré fidèle à son métier à main. De retour du marché, en gravissant l'énorme escalier de pierre où résonnaient ses pas, Julien l'entendait bruire faiblement au dernier étage. Au cinquième étage, la « chouette » était en grande conversation avec une consœur,

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du genre pie, celle-là, le plumage noir et la voix pointue. Un grognement pincé et double répondit au « pardon, mesdames » de Julien. Julien et le chien rasaient les murs comme des coupables. Dès qu'ils eurent repris leur ascension, la conversation se ralluma sur le palier. Julien saisit quelques mots au vol. Il ne s'agissait que de cuisine : l'ampleur des gestes désignait le moule dans lequel la « chouette » était en train de disposer en imagination la pâte d'un « sablé royal ». Julien tend l'oreille, fort intéressé, et, ralentissant le pas, essaie d'enregistrer quelques bribes de la recette. Mais, arrivé à son palier, un autre spectacle le tire de ses méditations gastronomiques : un gros homme d'une quarantaine d'années, le visage rond barré d'une forte moustache, le crâne poli comme une boule de billard, est en train de sonner chez le voisin. Il souffle bruyamment. Sans doute vient-il de monter les étages avec une hâte excessive pour sa corpulence. A moins que ce soit de fureur : ses yeux, qui rencontrent ceux de Julien, lancent des flammes. Le voilà qui, abandonnant la sonnette, se met à heurter la porte du poing, de toutes ses forces. Heureusement, cette porte est en chêne, aussi robuste et vénérable que la maison tout entière.

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Ce n'est pas la première fois que Julien voit des gens frapper à cette porte, qui insistent et repartent furieux. Le locataire demeure invisible. Julien ne se souvient pas de l'avoir jamais croisé. Julien entre chez lui. Le temps de déposer le cabas à la cuisine et d'ôter sa laisse à Ursy, il est de nouveau sur le palier, le journal à la main et s'apprête à monter chez son ami le tisserand. L'homme moustachu est toujours là. Il griffonne à présent sur un papier qu'il pique d'une main rageuse sur la porte du voisin avec une épingle arrachée au revers de son veston. Dans sa précipitation hargneuse, il se l'est d'abord plantée dans le doigt! Un regard à l'adresse de Julien et il redégringole l'escalier en soufflant. Le murmure des commères s'interrompt à son passage, puis reprend de plus belle. Il est toujours question de la recette du sablé royal, la « chouette » récapitule : tant de farine, tant de grammes de beurre, tant de morceaux de sucre. Julien, sur son palier, est tout ouïe. Un grincement léger lui fait tourner la tête : la porte du voisin qui s'entrouvre avec précaution ! Il était donc là ! Une main paraît, qui essaie de saisir à tâtons le message du visiteur, puis un nez, le visage tout entier enfin. Ce voisin est grand et maigre; vingt ans peut-être; des yeux très noirs qui ont l'air de rire. Un, du moins, car une mèche noire et rebelle cache avec obstination l'autre œil. Il pose un doigt sur sa bouche avec une mimique de mystère comique, comme les traîtres dans les mélodrames, et il disparaît dans sa tanière. Julien n'était pas au bout de ses surprises. En redescendant de chez le tisserand, comme il poussait sa porte qu'il avait laissée entrouverte, il se trouva nez à nez avec le voisin à l'œil noir, tranquillement installé au creux du fauteuil de l'oncle, en train de caresser Ursy. « Qu'est-ce que vous faites là? »

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L'homme, nullement gêné, leva son œil sur Julien, et, sans bouger de son siège : « C'est votre chien qui m'a dit d'entrer. » Son œil visible regardait Julien avec un grand sérieux. Mais, derrière le rideau des cheveux, l'œil gauche riait. Et, comme pour bien montrer qu'il s'agissait d'un jeu, le visiteur souleva avec deux doigts sa mèche rebelle, en signe de complicité. « Je ne voulais pas ! continuait-il. Il a insisté! Il m'a dit : « Venez donc boire quelque chose! » C'est un chien bien élevé. Mais impossible de trouver le tire-bouchon. Alors, on vous attendait. » Julien aperçut une bouteille posée sur la table devant le visiteur. Il se précipita. « Faut pas toucher à ça! C'est la bouteille de l'oncle! » Il l'enferma dans le buffet. « Ah ! fit le voisin en s'inclinant avec respect. L'oncle ! » Il prononçait le mot avec emphase, comme on parle d'un puissant et mystérieux personnage. Et soudain : « Où est-il? — On n'en sait rien! » Julien avait gagné la cuisine. « C'est ennuyeux, ça! » fit l'autre de loin. Julien l'entendit qui allait et venait à travers la pièce en grommelant. Il l'aperçut à travers le rideau, qui s'affairait, soulevant les coussins, s'accroupissant sous la table, furetant dans les coins d'un air soucieux en hochant la tête. « Qu'est-ce que vous faites? demanda Julien. — Je cherche l'oncle! » Il était toujours parfaitement sérieux, du moins la partie visible de son visage. « Je scrute! » continua-t-il en souriant cette fois, et mimant l'alpiniste au sommet de la montagne, la main en visière au-dessus des yeux. Julien éclata de rire. L'autre aussi, pour la première fois. Ils se regardèrent un peu comme deux tout petits enfants au square qui, sans s'être dit un seul mot, découvrent soudain qu'ils ont très envie de jouer ensemble.

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En face de cet étrange personnage, Julien s'apercevait qu'il n'éprouvait aucune méfiance. A peine était-il choqué, dans sa nouvelle mentalité de maître de maison, par les manières un rien désinvoltes du visiteur. « Je ne me suis pas présenté, fit soudain ce dernier. Fred! » Et il s'inclina cérémonieusement. « Je vous ai vu tout à l'heure, dit Julien. — Tout à l'heure? Pas possible! » L'œil droit était de nouveau grave, sincèrement étonné, tandis que le gauche, brillant sous les cheveux, avait l'air de s'amuser follement. Julien commençait à comprendre ce langage. « Tout à l'heure : quand on a frappé à la porte? » Il secoua négativement la tête avec conviction. « J'ai bien regardé partout, je vous assure : je n'étais pas chez moi ! — Je vous ai vu ! insista Julien qui prenait goût au jeu. Quand le monsieur est parti!... — Vous appelez ça un « monsieur ! » Fred prit un air outragé, et, à l'oreille de Julien : « Un chat, vous voulez dire! » Il imitait le gros homme, soufflant et grondant dans sa moustache. « Un gros chat qui veut croquer les petites souris. Alors, qu'est-ce qu'elles font, les souris? Elles font le mort. » Il rit. « Ou elles changent de trou! ajouta-t-il en promenant un regard de quiétude sur l'appartement de l'oncle. — Vous m'excusez, dit Julien qui n'en oubliait pas pour autant ses préoccupations ménagères. — Je vous en prie. Ne vous dérangez pas pour moi. » Dans la cuisine, Julien pesait la farine, battait les blancs, les yeux souvent levés vers le plafond comme pour y lire la recette. Fred s'approcha. « Ça va être bon?

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— Je prépare un sablé royal. Enfin... j'essaie! » Fred siffla d'admiration. « C'est la fête de mon frère, ce soir, précisa Julien. — Bravo! » fit l'autre. Et à brûle-pourpoint : « On sera combien? — Je ne vous ai pas invité! » Julien était moins choqué que surpris. « Non? dit Fred, nullement confus. Alors moi, je vous invite. — Quand? — Ce soir! — Je ne peux pas ; je vous dis qu'on a une fête ici. — Eh bien, je vous invite ici! » Impossible de discuter avec ce diable d'homme. On était obligé de le suivre. Dès le premier regard échangé sur le palier, il avait donné son amitié à Julien. « Aïe! » Distrait un instant par son visiteur, Julien venait de renverser la moitié de son pot de farine dans le tiroir entrouvert de la table de cuisine. Fred s'empressa avec des hochements de tête comiques, ramassa soigneusement à la cuiller le tas blanchâtre au creux du tiroir, et, après en avoir extrait d'un doigt précieux une gousse d'ail, le reversa avec des mines de grand cuisinier dans l’écuelle. Des coups violents sur le palier leur firent lever la tête. Silencieux comme une ombre, Fred était déjà à la porte, épiant par le trou de la serrure. « Venez voir », fit-il à mi-voix. Julien mit son œil à la serrure : l'homme à la moustache était revenu et tambourinait de nouveau sur la porte close de Fred. « Alors, fit celui-ci d'un air de parfaite innocence en prenant Julien à témoin, vous voyez bien que je ne suis pas chez moi! » André venait de vendre son dernier journal sur les escaliers

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de Fourvière. C'est là qu'il avait pris l'habitude de terminer sa journée, pour le plaisir de voir la ville peu à peu s'allumer sous ses pieds. C'était l'heure aussi du mystérieux télégraphe-optique que les deux frères avaient mis au point. De la terrasse de Fourvière, André n'avait pas de mal à reconnaître de l'autre côté de la Saône, sur la Croix-Rousse en face, la maison de l'oncle, dressée sur le ciel au sommet de la colline. Cinq heures sonnaient à Fourvière. La fenêtre de Julien s'alluma. Ce n'était qu'un point lumineux, mais André ne pouvait s'y tromper. La lampe de Julien clignotait, lançant à travers l'espace le salut de la « mère » Julien à son enfant. Les premiers signaux épuisés, Julien passa à des déclarations plus subtiles, suivant un code minutieux que les deux frères avaient établi. « II y a du nouveau », disait la lampe de Julien. Lorsqu'André retrouva le logis de la Croix-Rousse, la pièce avait un air de fête : des guirlandes et des lampions pendaient du plafond, et sur la glace on pouvait lire : « Saint André », en lettres ornées tracées au crayon gras. André était tout ému. Il se changea, mit sa plus belle chemise, repassée par les soins de Julien, puis il ouvrit la fenêtre de la cour et, sans même demander l'avis de son frère, invita Marie à prendre part à la fête. Marie fut bientôt là avec un énorme bouquet de fleurs, qui alla écraser dans le vase unique le petit bouquet de Julien. Déconvenue supplémentaire pour le petit garçon : le fameux sablé royal qui n'avait pas trop bonne mine, se vit éclipser par un superbe gâteau au moka, surmonté d'une pyramide de croquants sur laquelle, en lettres de sucre, s'enroulaient les mots : SAINT-ANDRÉ. C'était le cadeau de Marie. Heureusement qu'il y eut Fred pour défendre Julien et son œuvre. « Ces gens-là, disait Fred à Julien en désignant André et Marie avec un mépris ironique, ils ne regardent qu'à l'apparence! Il leur faut du décor! Nous, les jeunes, on préfère le contenu. » Et il mâchait avec ardeur le sablé du petit garçon.

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Car Fred était de la fête : quelques minutes plus tôt, il avait fait une entrée inoubliable, enveloppé d'une grande cape, affublé d'un nez de carton et la guitare au poing. André était resté bouche bée. « Mon invité », avait présenté Julien. Fred s'était incliné jusqu'à terre. Sans dire un mot, il s'était mis à gratter sa guitare tout en faisant des mines de théâtre, comme s'il prononçait dans ce langage un compliment de circonstance. Après quoi, il avait sorti de sa poche, tel un prestidigitateur, un bouquet de fleurs truquées qui s'était épanoui d'un coup au bout de ses doigts. Fred fut d'emblée accepté. C'était le plus enfant des quatre. Il s'émerveillait de tout, trouvait aux objets un usage inattendu, avait un mot drôle pour chacun, y compris pour la dame de bronze de la pendule et pour son propre reflet dans le miroir avec lequel il entreprit une longue scène de ménage. On décida de passer à table, et tandis que les enfants discutaient gravement du protocole et des préséances, Fred se trouva installé déjà à la place d'honneur, conversant en langage chien avec Ursy assis en face de lui. Les trois enfants riaient. Pour André et Julien, c'était comme s'ils redécouvraient un pays perdu depuis longtemps, l'époque d'avant les soucis. Moins absorbé par ce bonheur nouveau, si André avait su observer, il aurait découvert peut-être, sous l'exubérance de Fred, comme une mélancolie passagère, vite démentie par une explosion de joie. On eût dit un enfant perdu lui aussi, longtemps solitaire et qui vient de trouver une famille. « Et votre oncle? dit Marie. Toujours pas de lettre? — Je ne sais pas comment elles arriveraient, les lettres! répondit André. — Les lettres, ça se trouve dans la boîte aux lettres! » C'était vrai! André avait bien aperçu dans le grand vestibule sombre des boîtes alignées avec des étiquettes, parmi lesquelles François Leclerc devait avoir la sienne. Mais dans son esprit, c'était la boîte de l'oncle et elle ne les

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concernait pas. Il n'avait pas songé que le courrier des enfants Leclerc, s'ils en recevaient, irait s'engloutir également au fond de cette boîte. « De toute façon, on ne sait pas où est la clef! — Moi, s'exclama Fred, je ne l'ouvre jamais, ma boîte aux lettres. On est bien plus tranquille! » Gela déclencha une nouvelle vague de rires. Fred avait empoigné sa guitare, André la sienne. Ce fut un concert joyeux auquel vint se mêler bientôt un autre instrument, inattendu celui-là et discordant : le balai de la chouette, qui se mit à ébranler le plancher sous leurs pieds. Les voix baissèrent d'un ton, mais les rires repartaient de plus belle, d'autant plus fous qu'on essayait de les refréner. Alors, à voix basse, les quatre têtes rapprochées sous la lampe, les quatre amis, déclarant la guerre à tous les grincheux, les mal lunés, à tous les « chats » de la terre, fondèrent la république des gens heureux. « Oh! » fit soudain, au plus fort des rires, Fred qui mâchait à belles dents le gâteau de Julien. « Qu'est-ce qui vous arrive? » Fred se tenait la joue, comme si un mouvement excessif de son maxillaire eût risqué de déclencher une explosion. Les autres se demandaient s'il s'agissait d'une nouvelle farce. « Dites-moi, fit Fred, c'est un gâteau des rois? — Julien, s'écria André, qu'est-ce que tu as fourré dans ce gâteau? — Mais... rien! » Avec mille précautions et des grimaces, Fred introduisit deux doigts dans sa bouche et finit par en extraire, enveloppé de pâte sablée... une petite clé de cuivre. « La clef de la boite à lettres ! » C'était elle en effet qui, du fond du tiroir de la cuisine, avait emprunté ce chemin inusité pour parvenir entre les mains des enfants Leclerc. Ce fut ainsi, grâce à Fred, en cette première soirée d'une amitié appelée à connaître tant d'aventures, que nos héros trouvèrent la lettre de l'oncle.

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Fred avait empoigné sa guitare, André la sienne. DEUX ENFANTS A TRAVERS LA FRANCE 111

CHAPITRE X LA LETTRE DE L'ONCLE MES chers neveux, disait la lettre de l'oncle qu'ils trouvèrent dans la boîte, ne pensez surtout pas que je vous ai oubliés. Je me demande quel souci ou quelle malchance vous a fait manquer notre rendez-vous du mois de septembre et cela m'inquiète. Je suis sûr en tout cas qu'il ne s'agit de votre part ni de caprice ni d'insouciance; je veux espérer de toutes mes forces qu'il ne s'agit ni de maladie ni d'accident. « De graves préoccupations m'ont empêché de vous attendre au-delà de la date fixée. Je suis heureux à l'idée que vous ayez pu vous installer à la Croix Rousse. Là, du moins, après votre longue recherche infructueuse, vous aurez trouvé un abri, en attendant que nous soyons réunis. « Vous me croirez, mes chers enfants, si je vous dis combien je suis navré de ne pouvoir, pour l'instant, vous y rejoindre. Je ne vous demande qu'un mois : c'est peu en regard de ces sombres semaines où vous erriez à ma recherche; ce n'est rien en comparaison de toutes les années heureuses qui nous attendent.

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« Un mois. Si, toutefois, d'ici là je n'avais pas reparu à Lyon et si vous n'aviez pas reçu d'autre message de moi, venez alors me rejoindre à Marseille. Au bureau de ma Compagnie, on vous dira où me trouver dans cette ville. Il faut que vous sachiez que j'ai eu de grands soucis. Ma vie a été bouleversée jadis par une cruelle affaire qui m'a ruiné et qui a mis mon honneur enjeu. Par la suite, j'ai tenté en vain d'oublier, par lâcheté un peu, par négligence aussi et surtout par dégoût de la bassesse humaine. Il y a eu dans mon existence un mauvais génie. Un homme, à qui j'avais donné ma confiance, l'a indignement trahie. Il est la cause d e tous mes malheurs. « Mais depuis que je sais que je vais vous retrouver, depuis que vous faites partie de mon existence — en pensée du moins pour le moment —, le monde pour moi a changé d'aspect. Je ne me sens plus seul. Je vous parlerai de tout cela. Vous saurez un jour l'explication de ces mystères. En attendant, je vous embrasse bien affectueusement. François Leclerc. » La lettre datait de deux semaines. La boîte contenait en outre une lettre de M. Gertal et trois lettres adressées à François Leclerc. M. Gertal n'avait pas oublié ses amis qu'il imaginait maintenant tirés d'embarras, en compagnie de leur oncle. Le petit Gertal se portait à merveille, et gagnait chaque jour en taille sinon en sagesse. Les lettres adressées à l'oncle étaient de maître Perruchot, le notaire de Chambéry. André reconnut au premier coup d'œil la petite écriture ronde qui semblait dater du temps des plumes d'oie. Cette fois pourtant la plume d'oie avait eu comme des accès d'impatience. On lisait en travers des trois enveloppes, en lettres majuscules : « URGENT », « TRÈS URGENT », « EXTRÊMEMENT URGENT ». Il n'était pas question bien sûr de décacheter ces lettres. Impossible de les réexpédier à l'oncle. Que faire? André s'interrogeait. Existait-il un lien entre ces lettres et les

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graves soucis auxquels faisait allusion François Leclerc? C'était probable. Les soucis de Fred, eux, pour importants qu'ils fussent, ne prenaient jamais un tour tragique. Fred avançait dans la vie comme un danseur de corde sur son fil, masquant ses faux pas d'un sourire, d'une grimace, se grisant d'incertitude et de danger. Il avait pratiqué dix, vingt métiers, bâtissant des projets aussi vite oubliés, vivant avec nonchalance, changeant de ville sur un caprice ou simplement dès que l'ennui le prenait; les portes dérobées, les déménagements clandestins, les créanciers aux trousses, c'était son lot habituel — bien par sa faute! De l'argent : voilà ce que réclamaient ces visiteurs irrités et tenaces dont les poings, frappant à la porte voisine, réveillaient certains matins les enfants en sursaut. L'homme à la moustache n'était pas le seul créancier. Le plus acharné simplement, et, de plus, stupide. Fred avait fini par considérer cette stupidité comme une provocation. Il était incapable de résister au malin plaisir déjouer des tours au gros homme. L'arrivée des enfants n'avait fait qu'exciter encore son ingéniosité dans ce domaine. Pour lui, le jeu y avait pris un piment supplémentaire. Un jour que Fred avait invité les enfants au célèbre Guignol Mourguet où il avait trouvé de l'embauche pour quelques jours, reprenant son premier métier de marionnettiste, Julien aperçut le moustachu installé au premier rang au milieu des gosses, avec l'air satisfait du chat qui va enfin croquer la souris. Mais Julien ne tarda pas à se rendre compte que Fred, de l'autre côté du castelet, avait repéré la présence de l'ennemi. Guignol par la voix de Fred, ne fut jamais aussi narquois, aussi irrévérencieux, spécialement à l'égard des moustaches. La proximité du danger donnait visiblement du génie à Fred. Guignol se lançait dans d'interminables monologues qui soulevaient des tempêtes de rires parmi le jeune public qui avait vite reconnu la victime de tous ces lazzi. 114

Le rideau baissé, le créancier bondit dans les coulisses. Rien. Fred avait donné le mot : tout le monde ignorait son existence. L'homme ne s'avouait pas vaincu. Il se mit à fouiller les recoins, s'empêtrant dans les rideaux, trébuchant contre les panières. Il se précipitait vers des coins d'ombre où il croyait avoir aperçu un visage qui se dissimulait, et ne trouvait qu'une marionnette. Lorsqu'il se fut esquivé, penaud, Fred sortit d'un panier à costume. Il saisit une marionnette et, dans le théâtre vide, pour André, Julien et la petite Marie, seuls spectateurs, il mit en scène le grand combat de Guignol et du terrible Moustachu. Il avait choisi un pantin monstrueux, taillé à grands coups de serpe. Il faisait les deux voix à lui tout seul. Guignol avait empoigné son gourdin lorsque le créancier surgit d'une loge où il se dissimulait et fonça sur le castelet. Les enfants le virent plonger en avant comme un amateur de pêche sous-marine. Mais il ne ramena que la robe de Guignol au bout de sa tête de bois! Fred était déjà dehors! Le créancier se lança sur ses talons. André, Julien et Marie leur emboîtèrent le pas. Ursy fermait le cortège en aboyant. Ce fut une poursuite épique. Fred connaissait les moindres impasses, les ruelles en escalier, les « traboules », où il laissait approcher l'ennemi, s'aplatissait au dernier moment, reparaissait plus loin avec des gestes de défi. Il s'engouffrait dans un portail ouvert, grimpait jusqu'aux combles, trouvait une issue, redescendait d'un autre côté, tandis que le moustachu, sûr de son fait, attendait toujours devant la porte. L'homme repartait, soufflant de plus en plus fort, acharné plus que jamais, questionnant les passants. Enfin, le péril sembla écarté. La voie était libre. Les enfants retrouvèrent Fred blotti derrière l'une des colonnes du palais de Justice. Mais, en approchant de la maison de la Croix-Rousse, ils aperçurent Julien, envoyé en éclaireur qui leur faisait de grands

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signes. La moustache était là, devant la porte, comme la statue de la vengeance. En un clin d'œil, le quatuor s'engouffra dans la boulangerie de Marie d'où il ressortit quelques instants plus tard. Et le créancier vit passer devant lui trois enfants très polis qui s'excusèrent en franchissant le seuil. Ils soutenaient avec une tendresse toute filiale une vieille femme très maigre en jupe noire courbée sur sa canne, la tête enveloppée d'un long fichu violet d'où s'échappait une mèche rebelle couleur de farine, et qui, d'une voix cassée, parlait de ses rhumatismes. Les jours passaient sans apporter de nouvelles de l'oncle. André sentait croître son inquiétude. Il pensait aux lettres du notaire de Chambéry : « URGENT ». « TRÈS URGENT »... « EXTRÊMEMENT URGENT ».... L'amitié de Fred et de Marie, chaque jour plus chaude pourtant, ni les soirées à quatre autour de la lampe n'arrivaient plus à le rendre tout à. fait heureux. Le charme était rompu. Une nouvelle lettre du notaire trouvée dans la boîte décida André. Un matin, en poussant la porte — il y avait longtemps qu'il s'était dispensé de frapper avant d'entrer — Fred trouva les deux enfants en train de faire leurs bagages. L'appartement déjà rangé avait repris un aspect anonyme : un pied-à-terre sans visage qui semblait attendre qu'un autre voyageur vînt l'habiter. Des housses sur les fauteuils, des étagères vides. « Vous partez? » Il y avait dans la voix de Fred autant d'envie que de chagrin. Marie, alertée, fut bientôt là. Elle essaya de raisonner André : « Puisque votre oncle vous attend à Marseille dans un mois!» André continuait à faire sa valise. « Nous allons à Chambéry, voir un notaire, dit-il. J'ai l'impression que cette visite peut être utile à notre oncle. »

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Marie supplia Fred de l'aider à dissuader André. Peine perdue. Fred le rêveur, l'inconscient, l'enthousiaste perpétuel, ne pouvait, en cette minute, qu'irriter André, André que le devoir seul contraignait à cette décision cruelle de reprendre la route; d'autant que Fred, toujours bavard, vantait les charmes du voyage et de l'aventure. « Ah! si je m'écoutais.... Je partirais aussi. » Le voilà perdu dans ses rêveries. Il soliloquait à califourchon sur une chaise. « Un an bientôt que je suis dans cette ville, soupirait-il. Même pas un saut à Montélimar pour embrasser ma tante ! » André leva la tête. « Vous êtes de Montélimar? » C'était le pays de Fred, en effet. Gomme c'était celui d'André et de la famille Leclerc. Quelle surprise! « On est peut-être cousins sans le savoir! » s'exclama Fred. Il essaya de faire rire Julien à cette idée. Julien était d'une humeur de dogue. Ce départ précipité, outre qu'il contrariait ses nouveaux penchants de maître de maison organisé, le déchirait dans ses amitiés. C'était, brusquement réapparu, le petit Julien du Havre et de Lille, celui qui pleurnichait parce que le voyage durait trop longtemps. Il s'acharnait avec rage sur son sac alpin où il essayait d'enfermer à grand-peine un tas d'objets hétéroclites : toute une moisson de souvenirs cueillis le long des routes. « Ah! le plaisir de faire les bagages! divaguait Fred. Tu n'imagines pas combien de fois ça m'est arrivé, de boucler mes valises. Et finalement je ne partais pas.... Tiens, une fois, à Pondichéry.... Vous êtes allé à Pondichéry? » Fred sortit de son rêve. « Non, justement! J'ai failli y aller. » On rit. « Eh bien! moi, dit Marie, j'ai failli être milliardaire! » Ce nouveau jeu dérida enfin Julien. « Moi, j'ai failli être roi du monde! » André n'avait pas envie de rire. Il regardait sa montre.

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Fred poussa un cri de Sioux. 118

« Je commence à comprendre pourquoi vous ne partez jamais, dit-il à Fred. — Pourquoi? — A force de raconter des histoires, vous devez chaque fois rater le train. » Il devenait cruel. Il le regretta aussitôt. « Pardonnez-moi, Fred. » Mais Fred riait. A mesure que le départ approchait, il multipliait les pitreries, les mots drôles. Seulement cette insouciance était de plus en plus feinte. Il aurait tout donné, tout accepté, même d'ouvrir sa porte à tous les créanciers du monde, pour garder les deux enfants avec lui. André déjà fermait les volets. Les bagages étaient bouclés. Fred les empoigna avec des mines d'hercule de foire. Sur le palier, il poussa un cri de Sioux. On se précipita : il désignait du doigt un papier sur les dalles : un billet de la Loterie nationale qu'un visiteur — un créancier, qui sait? — avait involontairement laissé tomber. « La chance! criait Fred. La chance! Prenez-le. — Il est à vous, dit André. Juste devant votre porte. — Pas du tout! » Fred discutait : le billet était à égale distance des deux portes. Il était ravi de ce nouveau prétexte pour retarder le moment de la séparation. Il s'affairait, écartant solennellement tout le monde, traçant des lignes imaginaires, mesurant le palier à enjambées menues. « Avantage pour vous, conclut-il. — Allons, dit André qui pensait à l'heure de son train, ce sera un souvenir de nous ! » Et il mit de force le billet dans la poche de Fred. Un dernier coup d'œil à la boîte aux lettres avant de partir. André eut la surprise de la trouver ouverte. Pourtant, il était bien sûr de l'avoir refermée. Il l'examina de plus près : la serrure était tordue légèrement comme si on l'avait crochetée. Fred remontait le boulevard de la Croix-Rousse, traînant

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les pieds, écoutant tambouriner la pluie sur les pavés. Sa mèche rebelle, trempée, pendait tristement sur sa joue. Au coin de la rue, un vendeur offrait les journaux du soir. Fred lui jeta un regard distrait. « Résultat du tirage de la Loterie », criait le marchand. Fred sourit et tira de sa poche le billet chiffonné : tout ce qui lui restait de ces deux semaines de rires et d'amitié. Il acheta le journal. Dans le brouillard que trouait la clarté jaune des réverbères, les chiffres dansaient devant ses yeux. Comme il atteignait son palier, Fred, tout absorbé par sa lecture, remarqua à peine un homme qui s'effaçait pour le laisser passer. Un homme vêtu de noir. Fred se retourna brusquement : il avait l'impression bizarre que cet individu cherchait à entrer dans l'appartement des deux enfants et que sa venue avait contrarié son projet. Fred se pencha sur la rampe : l'homme descendait rapidement les marches. « Vous cherchiez quelqu'un, monsieur? » demanda Fred. Sans répondre, l'homme en noir disparut dans les profondeurs de l'escalier. « Allons, pensa Fred avec un léger haussement d'épaules, j'ai rêvé. En tout cas, ce n'était pas un créancier! » Il entra chez lui et, là, poussa un profond soupir. Il se retrouvait seul dans sa chambre en désordre : des vêtements épars, des valises ouvertes posées sur le plancher, des assiettes sales. Sur le coin d'une chaise, Guignol gisait comme un oiseau blessé. Fred s'assit, les yeux dans le vague. Puis il se replongea dans son journal. Soudain, son visage s'illumina. Il regardait le billet, puis le journal, de nouveau le billet, et encore le journal. « Gagné ! Nous avons gagné ! » L'homme en noir avait repris le chemin de la gare.

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TROISIÈME PARTIE L'HOMME EN NOIR CHAPITRE XI UN GANT SUR LE TOIT Au CENTRE de la ville de Chambéry, quatre éléphants montent la garde ; quatre éléphants de bronze, tout étonnés de se trouver au pied des Alpes et de voir pousser, certains jours d'hiver, des fleurs de glace au bout de leur trompe. Le notaire habitait tout près, dans la petite rue Croix-d'Or, une maison vénérable à grilles de fer forgé. Au premier étage d'un escalier de palais qui sentait le moisi, André et Julien virent sa plaque de cuivre. On les introduisit dans un immense cabinet, froid et poussiéreux dont les murs étaient couverts jusqu'au plafond de cartons verts aux étiquettes jaunies. Assis à un bureau, à l'autre extrémité de la pièce, un petit homme tout rond et chauve disparaissait derrière des dossiers. Il tourna vers eux des yeux ronds protégés par d'épaisses lunettes. Il était en pardessus, son col frileusement remonté jusqu'aux oreilles et se frottait les mains constamment.

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« Qui est-ce ? » fit-il en clignant des yeux pour mieux voir. Il plaça sur ses lunettes une seconde paire de lunettes! André nomma son oncle et parla des lettres reçues à Lyon. « Chaque chose en son temps, voulez-vous? Asseyez-vous. » II avait une voix d'enfant qui contrastait avec la gravité du lieu et de sa fonction. « Merci, monsieur. » Ils s'assirent sur des chaises, jadis dorées. « Maître ! » corrigea le notaire. Les enfants se regardèrent. « Vous n'êtes pas professeur! » remarqua Julien que la gravité des lieux n'avait pas l'air d'impressionner. Le notaire retira une paire de lunettes pour examiner le petit garçon comme s'il s'apercevait pour la première fois de sa présence. « C'est votre fille? » demanda-t-il à André. André dissimula un sourire. « C'est mon jeune frère. — Combien êtes-vous donc? » fit le notaire, visiblement décontenancé, en fouillant la pièce d'un regard angoissé. André le rassura. Julien n'arrivait pas à prendre au sérieux ce petit homme rond à la voix de bébé. Il le regardait un peu comme un camarade de son âge, un peu plus étrange seulement, comme un enfant grimé qui s'amuserait à jouer un rôle. « A quoi ça sert, un notaire? » demanda-t-il subitement, sans se soucier du regard réprobateur de son frère. Le petit homme rit. Il fit un geste qui embrassait la pièce entière : « A avoir de la mémoire pour tout le monde! » Il se dressa, encore plus minuscule devant la paroi de cartons verts, comme un nain au pied de la Grande Muraille de Chine. « Les ennuis des gens, leurs querelles, leurs souvenirs, les voilà ! Tout est là. » Il frappait de la main les cartons. « Suffit de me dire le nom », ajouta-t-il.

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Il marchait à travers la pièce, le jarret cambré, comme un général sur le champ de bataille. « Le nom? » répéta-t-il, impérieux, en abaissant brusquement les deux paires de lunettes devant ses yeux. « Le nom de notre père?... André Leclerc. — Leclerc.... » Le notaire répéta plusieurs fois le nom, s'approcha du mur, tantôt s'accroupissant jusqu'à terre et tantôt se dressant de toute sa petite taille. Il épelait les étiquettes. Soudain il pivota sur ses talons. « Vous avez été en prison? — Moi? Jamais! Pourquoi? dit André de plus en plus étonné. — Alors, c'est de l'autre côté. » Il reprit son manège sur le mur de gauche. « Leclerc ! » fit-il avec un cri de victoire. Il tira un dossier, revint à son bureau, posa ses deux paires de lunettes, prit une loupe dans un tiroir et commença de lire : « André Leclerc, voyons.... Vous êtes né à Montélimar en 1897.... — Pas moi, mon père...! » Le notaire foudroya du regard le contradicteur. « Vous épousez en 1925, reprit-il calmement, etc. » Toute l'histoire du père d'André était là, consignée scrupuleusement. 11 n'y manquait aucun détail. Parfois André se croyait obligé d'approuver : « Oui, maître. — Pas la peine de dire oui. Je vous dis que tout est là ! » Et il se replongeait dans le dossier. « En 1957... voyons, en 1957... vous êtes mort.... — Notre père est mort... », rectifia André. Le notaire parut suffoqué. Il retira ses deux paires de lunettes, puis replaça sur son nez la seconde paire. « Excusez-moi, je ne vous avais pas bien regardés. J'ai la vue un peu faible, ajouta-t-il sur le ton de la confidence. — Nous sommes les deux enfants Leclerc, maître », dit André.

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Le notaire posa les lunettes, reprit la loupe, se pencha de nouveau sur le dossier. « Deux enfants. Hé, oui! C'est bien ce que je disais. Vous avez deux enfants. » André jugea inutile de rectifier une fois de plus. « Deux enfants qui héritent de tous vos biens. A savoir : Primo: une maison sise à Montélimar.... — Montélimar ne put s'empêcher de s'écrier Julien. — Secundo : un terrain à bâtir situé dans la commune de Gigondas, au lieudit le Clos du Moine, indivis avec votre frère François. — Une propriété! s'ébahit Julien. — Tertio : des terrains également indivis avec ledit François Leclerc, dans le département de la Gironde. — François, fit André, notre oncle François, dites-nous ce que vous savez de lui. » Ils apprirent un peu l'histoire de François Leclerc, comment il avait voulu fonder avec son frère André une affaire de transports routiers; comment André avait préféré émigrer au Canada; comment François s'était associé avec un ancien camarade d'école natif de Montélimar lui aussi : un certain Adrien Lapaïud, en compagnie duquel il avait fait faillite à Lille en 1956. « Lapaïud? demanda André. Qui est-ce? — Lapaïud ! dit le notaire avec une grimace. Son dossier se trouve sur le mur de droite », fit-il en désignant du doigt le côté « prison ». En sortant de chez le notaire, deux sortes de pensées occupaient les enfants : l'émotion née de l'évocation du passé de leur père, et cette notion si nouvelle pour eux : ils étaient propriétaires ! Ils écrivirent aussitôt une longue lettre à Fred. Ils lui racontaient tout, en détail, et qu'ils allaient se rendre dans leur patrie commune : Montélimar, pour voir « leur maison » — dont ils lui indiquaient l'adresse — puis, plus loin, près du Rhône, leur propriété. Tandis qu'ils écrivaient, assis à une terrasse de café, devant deux menthes à

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l'eau, ils ne remarquèrent pas, dissimulé sous une arcade, un homme vêtu de noir qui les épiait. Le soir même, ils arrivaient à Montélimar. Dans le train, la chance leur avait souri. Julien avait joué avec un petit garçon dont la maman était la femme du propriétaire d'un très grand hôtel de Montélimar, précisément. André avait su rendre service à la maman qui l'avait questionné. André, avait conté leur histoire. « Où allez-vous dormir à Montélimar? avait dit la dame. - Eh bien, dans notre maison ! avait fièrement répondu André. — Mais vous ne savez même pas dans quel état elle est. Y a-til des draps, seulement? Et vous allez arriver à la nuit! Ecoutez, je vais vous dire ce qu'il faut faire. Moi, je descends à Valence. Mais je vais vous donner un mot pour mon mari : vous dînerez et vous logerez pour la nuit dans son hôtel. Et demain, eh bien, demain, il fera jour!... »

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Et sans vouloir écouter les protestations d'André, elle avait rédigé quelques lignes sur une carte de visite, pour son mari. En sortant de la gare de Montélimar, Julien, distrait, heurta dans le flot des voyageurs, un monsieur vêtu de noir et faillit le faire tomber avec la laisse d'Ursy. « Fais donc attention ! » lui reprocha André. Mais le monsieur, loin de s'indigner, fit à Julien un grand sourire, accompagné d'un geste amical de sa main gantée de noir. Ce sourire signifiait bien plus que : « Je vous pardonne! » Ce sourire disait : « Ce n'est rien, voyons, entre amis ! » Ce sourire insistait : « Je vous connais bien, Julien Leclerc. » Ce sourire trop large, ces dents blanches de loup sous cette moustache noire, ces yeux d'anthracite, tout cela eût inquiété Julien s'il y avait pris garde. Mais comment aurait-il reconnu dans ce passant l'homme en noir qu'il n'avait pas songé à remarquer sous les arcades de Chambéry, ni à Lyon près du kiosque à journaux? L'hôtel de Montélimar était un palace pour millionnaires. Et la dame n'avait pas menti : sur lecture de la carte de visite, le directeur les accueillit à bras ouverts. Le hall était tapissé de marbre et couvert de glaces géantes où ils se voyaient multipliés à l'infini, eux, Ursy et leur pauvre bagage. On les mena à une chambre avec balcon, salle de bain et radio. A la tête du lit brillaient une demi-douzaine de boutons de sonnerie dont chacun appelait un personnage différent, du groom galonné d'or à la femme de chambre en bonnet tuyauté. Le lendemain matin, ils venaient de prendre un bain. André s'était habillé. Julien paressait, en peignoir éponge de couleurs vives, quand le téléphone sonna. Un inconnu demandait les deux enfants à la réception de l'hôtel. André, tout étonné, se précipita en criant à Julien de se dépêcher de s'habiller pour le rejoindre. Il avait à peine disparu que la porte-fenêtre du balcon tourna sur ses gonds silencieusement et l'homme en noir pénétra dans la chambre. A la vue de Julien, il parut horriblement contrarié : il s'attendait certainement à trouver la chambre vide. 126

« Oh ! vous étiez là ! Excusez-moi », fit-il. Paralysé par la stupeur et l'angoisse, incapable d'articuler un mot, Julien s'était recroquevillé au fond d'un fauteuil. « Ne faites pas cette figure! fit l'homme. Je ne veux plus vous faire de mal. — Je ne vous connais pas ! parvint à dire Julien. — Moi, je vous connais très bien, monsieur Leclerc. Je viens de la part de votre oncle. » II se mit à tourner dans la chambre, inspectant les issues. Julien n'osait toujours pas bouger. Sa main, d'un mouvement imperceptible, commença à avancer le long du bras du fauteuil en direction des boutons de sonnette. L'homme en noir le regarda. La main de Julien s'immobilisa. « Que voulez-vous? demanda l'enfant d'une voix mourante. — Je viens, de la part de votre oncle, au sujet d'une valise qui lui appartient et que vous transportez. C'est bien exact? — Oui, fit faiblement Julien. — Cette valise contient un document très important dont votre oncle a besoin de toute urgence. Il m'a envoyé pour le prendre. — Mais comment notre oncle peut-il savoir que nous nous trouvons dans cet hôtel? articula Julien avec peine. — Il le sait, c'est l'essentiel! grogna l'homme avec irritation. Allons, finissons-en. C'est urgent, je vous l'ai dit. Où est cette valise? » Julien savait que l'homme mentait. « C'est faux! » voulut-il crier. Mais la peur le clouait dans son fauteuil. Sa main, tout doucement, continuait d'avancer vers les boutons de son nette. Il tremblait de tous ses membres à l'idée que l'homme en noir allait découvrir son manège. L'homme, sans attendre la réponse du petit garçon continuait son inspection. Il se ruait vers le placard.

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Julien appuya sur l'un des boutons. Comme si l'homme en noir avait eu des yeux dans le dos, il se retourna brusquement. « Ah! c'est joli, mon petit bonhomme! » s'écria-t-il. Ses yeux luisaient comme ceux d'un loup. On frappait à la porte. « Taisez-vous! Pas un mot! » ordonna l'homme, très bas, avec une expression terrible. Puis, d'une voix tranquille : « Entrez! » cria-t-il. Un. garçon de bar en veste blanche apparut et, avant que Julien ait songé à ouvrir la bouche : « Voulez-vous donner à boire à M. Leclerc », dit l'homme en noir. Il avait retrouvé toute sa désinvolture. « Une menthe à l'eau, naturellement! » Il regarda vers la table : « Au fait, je vois que tout est prêt! fit-il, comme s'excusant. M. Leclerc l'aura oublié! » Il se pencha vers le petit garçon tandis que le barman emplissait le verre. « Je sais que vous adorez la menthe. Je vous ai vu à Chambéry, fit-il avec un clin d'œil de confidence. — Vous m'avez vu? » Julien était si stupéfait qu'il en oubliait le danger du moment. Il se ressaisit à temps et, comme le barman allait sortir : « Monsieur ! » appela-t-il en rassemblant toutes ses forces. Le barman se retourna. « Monsieur? » Julien avait mis dans son cri tout ce qui lui restait d'énergie. Impossible de prononcer un mot de plus. Sa gorge était nouée, comme dans les cauchemars. « Rien, mon ami, fit l'homme en noir en riant. M. Leclerc s'adressait à moi. » Il poussa le barman vers le couloir, referma la porte et puis bondit jusqu'au placard. Un cri lui échappa : le placard était vide. 128

L'homme se retourna brusquement. 129

Il se mit à quatre pattes et commença à chercher sous le lit. Julien n'arrivait pas à comprendre en quoi la valise de l'oncle, trouvée à Lille, pouvait intéresser ce curieux visiteur. Une ou deux fois au cours de leur randonnée, Julien et son frère avaient eu l'occasion de ranger le contenu de cette valise. Elle n'avait l'air de renfermer que de vieilles lettres et quelques livres sans valeur. N'importe! Cette valise cachait peut-être un secret inconnu. Cet homme ne pouvait être qu'un ennemi de l'oncle et de leur bonheur et il désirait cette valise. Il fallait la conserver à tout prix, même sans comprendre, même si l'on n'était qu'un petit garçon sans forces, même si l'on avait peur. La valise se trouvait sur la penderie de la salle de bain avec leurs autres bagages. Il fallait détourner l'attention de l'homme en noir, laisser le temps à André de remonter. L'homme s'était planté devant Julien, menaçant. « Vous l'avez cachée », dit-il. Et avant que Julien ait pu trouver une réponse : « Allons, suivez-moi ! dit l'homme en noir brusquement. — Vous suivre? — Immédiatement, dit l'homme en noir qui perdait de plus en plus son sang-froid. Vous direz vous-même à votre oncle ce que vous avez fait de cette valise ! — Mais.... — Et ne regardez pas toujours cette porte! Qu'attendez-vous? Votre frère? Il n'est pas près de remonter. Il est en grande conversation, en bas, avec un homme très bavard. Je puis vous le dire : c'est un ami à moi. » Julien écarquillait les yeux. « Allons! vite! Debout, et suivez-moi! » intima l'homme sèchement. Il avait saisi Julien au poignet. Il fallait à tout prix gagner du temps. « Vous voyez bien que je ne suis pas habillé! dit Julien. — Qu'à cela ne tienne! Il faut une minute pour passer un vêtement.

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— Très bien, monsieur », fit Julien avec une résignation bien jouée. Il se dirigea vers la salle de bain. A peine y fut-il entré, que, se retournant brusquement, il claqua la porte de communication au nez de l'homme en noir et poussa le verrou. Il attendit un instant, épiant le bruit des pas du visiteur que couvraient les battements de son cœur. Un crissement léger le fit se retourner. Fou de peur, Julien regarda la porte communiquant avec la chambre voisine, dont la poignée tournait doucement. Une troisième porte donnait sur le couloir, Julien s'y rua. Mais elle était condamnée. Julien voulut retourner dans sa chambre, pour fuir. Trop tard ! L'homme entrait. Julien n'eut que le temps de se jeter dans le placard-penderie en retenant son souffle. Il entendit l'homme en noir pénétrer dans la salle de bain, hésiter un instant, frôler le placard, aller à la porte du couloir. Au même moment, la porte de la chambre des enfants claqua à côté. Un pas que Julien reconnut. « André! » cria-t-il de toutes ses forces revenues. L'homme en noir s'esquiva par l'autre chambre. En deux phrases, Julien avait mis André au courant. Ils se précipitèrent à la poursuite de l'homme, ameutant le personnel de l'hôtel. Une femme de chambre déclara qu'elle avait surpris une silhouette noire s'engouffrant dans l'escalier de service qui menait aux combles. On s'élança. Au dernier étage, une porte vitrée donnait sur les toits. Elle était entrouverte. A l'extrémité d'une sorte de terrasse, une échelle de secours en métal descendait en tournant vers la cour. Ils se penchèrent et ne virent rien. Rien qu'à leurs pieds, au bord du toit, un gant noir.

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CHAPITRE XII LES GRANDES ESPÉRANCES de famille des Leclerc, sur une petite place déserte de Montélimar, ouvrait sur le ciel ses fenêtres vides, comme des yeux tristes, depuis que les Leclerc étaient partis à travers le monde. Une maison abandonnée, à demi en ruine, où le vent jouait les propriétaires, s'amusait à faire tourbillonner dans le fond des chambres désertes les vieilles lettres, les photos jaunies, les souvenirs. Il y avait maintenant une semaine que les deux enfants s'étaient vaille que vaille, installés dans cette vieille maison. Ils ne se lassaient pas d'explorer ces chambres avec émotion, se demandant dans laquelle André était né, il y aurait quinze ans dans quelques mois. Soudain un matin, une voix, comme jaillie du passé, appela : « Julien! André! » Ils coururent à la fenêtre. « Julien! André! » C'était une voix bien vivante, une voix du temps présent. Familière. Et combien amicale. La voix de Fred ! LA MAISON

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Fred, secoué par le fou rire, l'œil rayonnant sous la mèche en bataille, les bras ouverts. « Alors, cousins? J'ai reçu votre lettre de Chambéry. Et me voilà ! » Fred transformé, vêtu à la dernière mode avec une casquette provocante. Ils admirèrent bien haut. « Attendez, dit Fred, vous n'avez encore rien vu! » Avec des airs de mystère, il les guida vers une rue adjacente. « Regardez. » Devant leurs yeux, une DS-ig brillait de tous ses feux. Une roulotte nickelée, étincelante, était attelée à la voiture. Des rideaux de cretonne garnissaient les fenêtres, encadrant des pots de fleurs miniature. Une antenne de radio pointait à travers le toit. Un petit marchepied se dépliait sous la porte. « A qui est-ce? » demanda André. Fred les regardait, l'air ravi de quelqu'un qui a réussi un bon tour. « A vous! fit-il en hochant la tête avec conviction. A nous, si vous préférez. Toute ma fortune y a passé. » II se reprit : « Notre fortune. » Il finit par s'expliquer : le billet de loterie! Le fameux billet trouvé sur le palier, à Lyon.... Il avait gagné! Pas le gros lot non, mais un joli lot. C'était incroyable, mais ces choses-là arrivent!... « Vous auriez dû rembourser vos créanciers, dit gravement André. — J'ai pensé que tu me dirais cela, dit Fred et je les ai remboursés tous. Sauf un : le gros moustachu! — Pourquoi pas celui-là aussi? — Tout simplement parce que je ne l'ai pas retrouvé. C'est drôle, l'existence, parfois! Quand je le fuis, il me poursuit partout. Et quand c'est moi qui le cherche, il est introuvable. — Il se manifestera certainement de nouveau un jour. Alors, puisque vous avez tout dépensé, que ferez-vous, Fred? Il vous faudra encore fuir! » Fred sourit :

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« Mes précautions sont prises! fit-il. J'ai là un document tout préparé pour lui! » Il tira mystérieusement de sa poche revolver une grosse enveloppe. « Un document? — Chut!... Un document magique qui aura le don de le faire disparaître, s'envoler, se volatiliser, à tout jamais ! Une vraie bombe ! C'est bien pourquoi je la garde dans ma poche « revolver! » André et Julien eussent bien voulu en savoir davantage, mais Fred demeura muet. A propos de « document », ils contèrent à leur ami la dramatique visite de l'homme en noir, à l'hôtel, au sujet d'un document qu'il pensait caché dans la valise de l'oncle. « Je suis sûr que c'est un certain Adrien Lapalud, dont nous a parlé le notaire de Chambéry, dit Julien. Il est originaire de Montélimar, il a été l'associé de notre oncle. — Vous avez fait une déclaration à la police? demanda Fred. — Non. — Vous auriez dû. Il n'a pas cherché à s'introduire dans votre maison, depuis? . — Non. — Il aura pensé que vous étiez allés à la police et comme il est connu dans cette ville, puisqu'il y est né, il aura jugé plus prudent de prendre la poudre d'escampette. Mais vous ferez bien de vous méfier. En tout cas, je serai là! conclut-il. Venez donc voir la roulotte. » La roulotte était large, confortable. Une moquette rouge courait sous les pieds. Il y avait une pièce « principale », une salle de bain miniature, une cuisine de poupée. Des lits escamotables, qui devenaient à volonté tables ou étagères; des tables qui devenaient chaises longues; des ustensiles bizarres et fascinants; un matériel de pêche perfectionné; et des boîtes, des caisses. Julien eût voulu tout ouvrir. « Tu verras cela plus tard! — Quand?

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— Demain! Après-demain. Nous avons le temps! — Nous? — Tu ne crois pas que c'est pour moi tout seul! C'est à nous trois, je te le répète ! Il était à nous trois, le billet de loterie. Et j'ai déjà été très malhonnête envers vous, conclut-il comiquement, en me servant de votre argent pour payer mes créanciers ! » Ce qui fit rire aux éclats André et Julien. Il fut décidé que l'on irait à Marseille ensemble, par petites étapes. On avait presque un mois devant soi avant le retour de l'oncle. On gagnerait sa vie. « Comment? Tu verras! avait répondu Fred de l'air de quelqu'un qui a pensé à tout. — On commence quand? — Demain. » Le lendemain, la roulotte s'installa sur la place d'un village de Provence, parmi les platanes. Ils commencèrent à s'affairer, à manier un étrange matériel qu'ils sortaient des fameuses caisses, à tendre des fils électriques. Le soir, on vit les trois amis s'enduire le visage de bouchon brûlé, s'affubler de défroques colorées et d'accessoires de cotillon. André et Fred empoignèrent leurs guitares. Julien portait un tambour en bandoulière. Trois panneaux s'accrochèrent à leurs épaules qui portaient les trois syllabes : CE SOIR, et au revers : ON RI-RA. La parade traversa le village. Des enfants les suivaient en dansant de joie. Aux carrefours, Fred haranguait la foule après un roulement de tambour : « Ce soir, sur la place de votre ville.... » Ils revinrent fourbus. La sueur coulant sur leurs joues avait noyé le fard. Ils avaient des mines de Sioux sur le sentier de la guerre. A la nuit tombante, la ville fut représentée par une dizaine d'individus qui s'assirent en ordre dispersé sur des chaises de fer louées au café voisin. Ceux qui avaient

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Aux carrefours, Fred haranguait la foule.

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accepté de bouder pour un soir la partie de boules contre le mur de l'école; ceux que n'effrayaient pas les gros nuages qu'un mistral encore timide commençait à brasser dans le ciel. Bientôt, des ampoules de couleur s'allumèrent, encadrant les sièges. Ce prodige fut accueilli par un « Ah! » d'admiration... poussé, il faut l'avouer, par nos trois amis qui essayaient d'entraîner la « foule » ! Celle-ci, visiblement, attendait mieux pour manifester son enthousiasme. Après un nouveau roulement de tambour, Fred parut sous le projecteur de la voiture, que l'on avait démonté. Il portait un hautde-forme et une cape de magicien et annonça l'arrivée providentielle dans cette noble cité de la Fée prodigieuse du xx e siècle, «j'ai nommé le cinématographe ». Le public ne réagit pas. Ni quand Fred précisa que pour toutes ces merveilles, il ne serait demandé à chaque spectateur qu'une somme des plus modiques. Fred appela solennellement le « maestro » qui, abandonnant son tambour, commença à passer dans les rangs du public une corbeille à la main. Pendant ce temps, Fred suspendait un drap tendu sur une perche entre deux platanes. André, dans la roulotte transformée en cabine de projection, installait la première bobine dans l'appareil. Tout était prêt pour le spectacle, lorsque le mistral, d'un souffle brusque, fit battre la toile blanche. On se précipita, on consolida l'écran, on y accrocha des poids de plomb, et Fred fit signe à André de mettre le contact. Hélas, André, peu averti de la technique, avait laissé échapper la bobine. Le film se déroulait à ses pieds comme un essaim de serpents qui semblaient chercher à lui enserrer les jambes. Fred fit une nouvelle harangue pour gagner du temps. La toile blanche s'anima enfin d'images grisâtres. C'était un western des temps héroïques, avec chevaux, poursuites et coups de pistolet que Fred bruitait à mesure en frappant sur le tambour. Le public commençait à manifester quelque enthousiasme, lorsque la pluie se mit à

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tomber, drue, obstinée. La plupart des spectateurs s'esquivèrent. Les plus passifs, les entêtés et les avares ouvrirent leur parapluie. Mais bientôt ils renoncèrent : l'écran n'était plus qu'un torchon sale et trempé. Il ne restait plus qu'un spectateur obstiné sous son grand parapluie de campagne, l'œil irrémédiablement vissé sur la toile : il s'était bien juré qu'il en aurait pour son argent. Fred fit un signe discret à Julien qui, rapidement, l'aida à rentrer le matériel. Et quand le spectateur entêté tourna la tête, ne voyant plus d'image devant ses yeux —- il aperçut la roulotte qui s'éloignait doucement, tous rideaux tirés. • Un matin, ils s'éveillèrent au chant des cigales, dans leur « propriété », près du Rhône. Ce n'était qu'un terrain en friche, en plein désert, au sommet d'un piton rocheux dans les premiers contreforts des Alpes. Un beau capital de cailloux et de ronces hantés de lézards! On y accédait par un raidillon impossible, bordé de haies impénétrables, qu'il fallait savoir découvrir à un coude de la grand-route, derrière un buisson à l'air innocent. Une sorte de plate-forme nue d'où l'on découvrait la campagne à des kilomètres : des pierrailles piquées d'arbustes qui moutonnaient jusqu'au Rhône. Un nid d'aigle où quelque seigneur du Moyen Age aurait aimé dresser sa tour orgueilleuse, comme toutes celles qui se dévisagent avec arrogance, des deux côtés du fleuve. Quelle idée avaient eue les frères Leclerc, d'acquérir ce désert? Une double rangée de fils de fer barbelés enserrait le terrain, mordant sur la forêt, annexant suivant d'inexplicables caprices, tel rocher fantastique, tel bosquet de pins, tel buisson odorant. Un panneau de bois maladroitement badigeonné annonçait : DÉFENSE D'ENTRER. PROPRIÉTÉ PRIVÉE. Lorsqu'ils étaient arrivés, c'était la nuit. A la lueur des phares, Fred avait fait entrer son équipage à l'abri de ces

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murailles de feuilles et d'épines. La belle voiture se laissa griffer par les ronces du chemin, cahoter dans les fondrières, et pénétra dans son domaine avec des airs de carrosse royal. On détela la roulotte, on développa la tente, on déplia le matériel. La pierraille se couvrit de chaises longues ultramodernes. Une douche de campagne dressa bientôt sa hampe derrière un rideau de nylon qui claquait comme un drapeau dans le vent. En un rien de temps, le coin fut « civilisé ». On se sentit loin de tous les périls du monde. On pouvait hurler sa joie et sa liberté. Les oiseaux seuls vous entendaient, et les cigales, si tant est que les cigales écoutent jamais personne. On s'endormit. A flanc de coteau, sur le raidillon, une source coulait par un canon de bronze, aménagé par quelque ermite du passé. En explorant mieux leur royaume, les jours suivants, ils firent d'émouvantes découvertes : un arbre âgé sans doute d'une quinzaine d'années, au pied duquel une plaque

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rouillée mais encore lisible portait : ANDRÉ. Un fumecigarette à demi caché entre deux pierres, avec les initiales A. L. On pouvait même prendre cette poussière légère enfouie sous les cailloux pour la cendre de la cigarette paternelle. Un autre trésor les attendait : dans des taillis, les restes d'une cabane grossière, à demi écroulée. Un homme avait vécu là, quelques heures seulement peut-être, un homme qui avait allumé un feu, et qui, sur les planches de la cabane avait tracé avec amour ces trois prénoms : ANDRE, JULIEN, FRANÇOIS. Tout leur passé, toutes leurs espérances étaient là, réunis dans ce nid étroit posé au-dessus du monde, hors d'atteinte des hommes. Ils y passèrent des jours merveilleux. Le soir, on partait à la conquête des villages voisins par le cinématographe. Ils rentraient à la nuit, effrayant les oiseaux, les poches à peu près vides, jurant bien que c'était la dernière fois. On se rabattit sur d'autres métiers : André fit des heures chez un pompiste près du Pont du Gard. Il lavait les voitures des touristes, le temps que ceux-ci admirent le monument. Julien vendait des cartes postales. Fred faisait le guide. Il connaissait comme personne l'histoire des Romains en Provence. Mais il lassait les visiteurs par trop d'explications, ne s'intéressait qu'aux « intelligents », houspillait les autres, ne supportait pas la contradiction, discutait des mérites de Jules César. Ou bien il entraînait sa clientèle jusqu'au sommet de l'édifice où les touristes, pris de vertige, l'abandonnaient, oubliant le pourboire. Fred se réveillait chaque jour avec un projet nouveau, de plus en plus fou ; ferme modèle, usine, épicerie, entrepôt, belvédère, il ne cessait de bâtir en imagination sur leur propriété. Le « Clos du Moine » devenait le pays des chimères. Les affaires ne s'amélioraient pas. On se résigna à vendre quelques meubles perfectionnés de la roulotte, subitement jugés « inutiles ». On les proposait aux voitures qui passaient sur la route, quitte à se faire injurier ou voler.

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« La nature! Vive la nature! » s'écria Fred, le jour où, faute de sièges, ils se retrouvèrent assis par terre pour le petit déjeuner. Les rires et les chansons arrangèrent les choses une fois de plus. Un soir, au moment de se mettre à table, André découvrit Julien prostré dans un coin. Il était brûlant de fièvre et se plaignait d'une violente douleur au côté. On le coucha dans la roulotte. On essaya de le soigner avec les moyens du bord. Il délirait. Brusquement l'angoisse refaisait son entrée dans leur vie. Le beau terrain des Leclerc devenait un désert hostile et perdu. « II faut le transporter à la ville », décida André. Fred saute dans sa voiture. Impossible de démarrer. Pas d'essence. Fred l'insouciant n'y avait pas songé. « Une seconde ! dit-il. Je trouverai bien une voiture sur la route. » Et il disparut en courant. Julien, trempé de sueur, gémissait, délirait, réclamait à boire. André saisit un seau et descendit jusqu'à la fontaine. Seul dans la roulotte, Julien voyait le plafond tourner follement au-dessus de sa tête. Soudain il entendit la porte s'ouvrir. Il y avait quelqu'un dans la roulotte. Quelqu'un qui était en train d'ouvrir les placards. Julien reconnut l'homme en noir. Il était fort occupé à fouiller. Julien voulut crier. Le son s'étrangla dans sa gorge. Dans un sursaut, il réussit à se dresser sur son séant. L'homme en noir se retourna, puis disparut, sur un signe de menace. Bientôt après, André revint, Ursy jappant sur ses talons. Julien appela son frère à tue-tête. André se précipita. « Là, criait Julien. Là! Je l'ai vu. L'homme en noir! » II avait le front brûlant. André tenta de le calmer. « Sois tranquille, Julien. Fred va revenir. Nous allons t'emmener. — L'homme en noir ! répétait Julien.

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— Tu as rêvé, disait André. Ce n'était qu'un cauchemar. » Un bruit de pas dans la nuit : c'était Fred, avec un bidon d'essence. En quelques minutes on roula Julien dans une couverture et la voiture fila vers Avignon. Ursy léchait les mains de son petit maître comme pour l'apaiser. « L'homme en noir ! » répétait toujours Julien. Était-ce un cauchemar, ou la réalité? se demandaient anxieusement André et Fred.

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CHAPITRE XIII LA DERNIÈRE BATAILLE DE FRED plus tard, à l'hôpital d'Avignon, Julien en chemise de nuit faisait ses premiers pas de convalescent dans la grande salle dallée de marbre. Il se fit hisser par l'infirmière jusqu'à la haute fenêtre : un soleil clair illuminait un jardin paisible où semblaient dormir des palmiers, comme recroquevillés par l'hiver. Plus loin, on devinait des toits aux tuiles rondes, la masse énorme du Palais des Papes, et au fond les montagnes de Provence, le Midi. Plus loin encore, la mer, l'espace, la vie, l'espérance.... Sur une petite place encadrée de vieux hôtels, André et Fred attendaient la sortie du malade. Leurs visages étaient graves, amaigris. Les affaires ne s'étaient pas améliorées depuis la maladie de Julien, au contraire. L'insouciance de Fred, elle, n'avait fait que croître. Il semblait que, plus il était pressé par le destin, moins il réagissait. Plusieurs fois, André avait tenté de le raisonner, de le semoncer même. Peine perdue. Certes, seul avec André, Fred n'essayait pas comme naguère de s'en tirer par une pirouette, une plaisanterie HUIT JOURS

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Non, il se taisait, comme s'il n'avait pas entendu. Et souvent André eut la preuve que réellement Fred n'écoutait pas. Il était ailleurs, perdu dans quelque rêve, rêve d'avenir sans doute, aussi chimérique que les autres. André rongeait son frein. Ce matin-là, en tout cas, c'était trêve. Ils s'étaient vêtus tous les deux aussi proprement que le permettait la situation matérielle de l'équipe. Ils se sourirent soudain quand l'horloge sonna, à l'idée de retrouver leur « enfant ». Il fallut bien sûr acheter des cadeaux pour le convalescent, malgré la modicité des ressources. Fred naturellement ne savait rien faire à demi. Il avait les yeux plus gros que le portefeuille et aurait emporté toute la boutique. André tentait de le raisonner, lui arrachait des mains la boîte de bonbons jugée superflue. Julien retrouvé, on s'embrassa. On se rendit pour mieux le faire sur le fameux pont où l'on danse... où l'on danse tous en rond. Soudain, André, se retournant, ne vit plus Fred. Disparu. Escamoté. Enfin, il s'entendit appeler à voix basse et finit par découvrir Fred blotti dans une niche de la petite chapelle. Il s'approcha. Fred lui désignait un point à l'extrémité du pont. Les enfants, écarquillant les yeux, finirent par reconnaître dans une silhouette épaisse, qui attendait, à côté d'une vieille voiture, le moustachu de Lyon. Le pont d'Avignon, comme chacun sait, ne mène qu'au vide. Pour regagner la terre sans éveiller l'attention du moustachu, il fallut mille ruses. Ils s'installèrent enfin dans leur voiture, qui démarra en trombe. Mais le créancier avait vu Fred. Les deux enfants eurent même l'impression bizarre que Fred avait fait exprès de se faire voir. On partit à travers la Provence. Cahotant, peinant, mais obstiné comme un gros insecte importun, le vieux tacot s'accrochait à leurs pas. Il eût été aisé à la DS de le distancer. Mais Fred n'appuyait pas sur l'accélérateur. Au contraire, il s'amusait à chercher des détours, à emprunter les petites routes; il se perdait, comme à dessein dans des labyrinthes de buissons, et n'en émergeait, pour repartir dans un éclat de rire, que lorsque le tacot

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était tout proche. « Je joue à cache-cache ! — Mais pourquoi ne pas lui remettre ce fameux document qui doit vous débarrasser de lui? — Plus tard! Plus tard! disait Fred. On s'amuse trop! » On prit la direction de l'abbaye de Montmajour où Fred et André avaient dressé leur campement depuis une semaine et où les attendait la roulotte. Bientôt ils regardèrent derrière eux : le tacot avait disparu. « Pourvu que le moustachu n'ait pas perdu la piste! » s'inquiéta curieusement Fred. Abandonnée depuis des siècles, la vieille abbaye, livrée aux herbes, ressemble au château de la Belle au bois dormant. La roulotte de Fred, toujours aussi étincelante, était installée au fond de la cour. Julien poussa un cri de joie en la revoyant. Les trois voix s'élevèrent à nouveau dans la stridulation infatigable des cigales. Soudain, on entendit un bruit de moteur et le tacot du moustachu fit son entrée dans les ruines. Tranquille, pétaradant avec tout le contentement d'une bonne conscience, peinant un peu sur les marches écroulées, il s'avança jusqu'au campement et s'immobilisa à quelques pas des trois amis. L'homme descendit, s'essuya la moustache d'un revers de la main comme pour effacer les fatigues de la poursuite, embrassa d'un regard le cadre et s'avança, calme, aussi sûr de soi que s'il eût été un touriste en quête d'un renseignement archéologique. Fred s'était figé. Il attendait le choc, comme le torero dans l'arène. Inquiets, mais en même temps curieux, les enfants s'étaient placés un peu à l'écart. Ils se demandaient comment Fred allait s'y prendre pour faire « se volatiliser » le moustachu avec l'enveloppe au document. Dans l'immensité de la cour, les adversaires se faisaient face. Fred tenta d'abord une sorte de danse de charme, comme le matador exécutant les premières passes. L'autre

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le regardait faire, immobile, impassible comme la statue de la Revanche. Pas question d'échapper à ce colosse, pas davantage de l'adoucir. Les armes de Fred étaient sans pouvoir. Il avait beau revenir à l'assaut, gesticuler. Ses manœuvres les plus habiles, ses ruses les plus brillantes se brisaient contre ce roc. Tout à coup l'homme explosa, brutalement. Ce fut un ouragan, une tornade, un typhon. « Mon argent! Mon argent! hurlait-il. — Votre argent? fit Fred d'un ton d'étonnement admirablement joué. C'était donc cela que vous vouliez? Pour cela que vous me poursuiviez partout, que vous ne cessiez de m'importuner? Que ne le disiez-vous, cher monsieur! Il y a longtemps que je vous l'aurais remis, votre argent! — Quoi? » tonna le moustachu.... Il bégayait. « II fallait vous exprimer clairement, continuait Fred. Je vous l'aurais rendu votre argent, aussitôt. Et je suis las, fit-il, haussant le ton, oui, je suis las de transporter sans cesse une somme aussi importante sur moi, au risque de la perdre! Ah! je puis me vanter de vous avoir attendu! Pour un créancier, vous pouvez dire que vous vous êtes fait désirer! Des créanciers comme vous, on n'en trouve pas souvent! Heureusement. On ne pourrait jamais payer ses dettes!» Le moustachu s'étranglait de rage. « Mon argent, je vous l'ai réclamé cent fois, mille fois. — Vraiment? fit Fred. Vous êtes sûr? Pardonnez-moi, je n'avais pas compris! Ou alors — glissa-t-il — peut-être est-ce que vous ne l'avez pas demandé poliment, cet argent? » André et Julien, comprenaient maintenant où Fred voulait en venir. « La bombe » qu'il gardait dans sa poche revolver, ce « document » qui devait faire se volatiliser le gros homme, c'était l'argent! Fred était honnête au fond, mais il avait un goût incorrigible de la plaisanterie, il adorait faire enrager les gens, surtout le pauvre moustachu. De fait, Fred porta la main à sa poche revolver. Le moustachu fit un pas en arrière.

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« N'ayez pas peur, ironisa Fred. Je vais vous le remettre, votre argent. La somme complète. Pour solde de tout compte. Vous pouvez vérifier. Et j'y joins tous mes remerciements. » Mais, à cette seconde, son visage changea de couleur. Il devint blême. Tourné vers les enfants, le regard chargé d'angoisse, il balbutia : « L'enveloppe!... Je ne l'ai plus. L'argent était dedans! » II tâtait désespérément son vêtement. « Enfin, je l'avais encore hier, cette enveloppe. J'en suis certain. J'ai vérifié. Je vérifiais tous les jours, dix fois par jour.... » Maintenant, sous le regard glacé du moustachu, Fred fouillait fébrilement toutes ses poches. En vain! L'avait-il perdue, cette précieuse enveloppe, ou la lui avait-on volée? Toujours est-il qu'elle avait disparu. Fred se tourna vers l'homme en ouvrant les bras en un geste d'impuissance et de désolation. « Je suis navré. Je.... Je vous jure que.... — Inutile! fit durement le moustachu. Cette enveloppe n'a jamais existé! — Mais puisque je vous certifie.... 147

— Inutile ! répéta l'homme. La plaisanterie est terminée. A moi de rire, maintenant. Puisque vous refusez de me rendre mon argent, monsieur l'honnête homme, je vais me payer moi-même. Et pas plus tard que tout de suite ! » II se rua dans la roulotte, dont les fenêtres s'ouvrirent avec violence. Les enfants virent passer par les carreaux leurs sacs, leurs vêtements, la guitare d'André, que Fred attrapa au vol avant qu'elle ne se brise sur le pavé. La guitare de Fred suivit le même chemin, puis dix objets hétéroclites vinrent s'abattre aux pieds du malheureux débiteur, comme une grêle étrange. On aurait dit quelque oiseau de proie géant qui, furieusement, mettait de l'ordre dans son nid. Quand il eut vidé la roulotte, l'homme réapparut, empourpré par l'effort. Il fit reculer son tacot et soigneusement, tranquillement il y attela sa roulotte. « Je vais la vendre, déclara-t-il. Si la somme que j'en tirerai dépasse celle que vous me devez, augmentée des intérêts, je vous ferai parvenir le surplus. Je suis honnête, moi ! » Ils virent tristement le tacot repasser la porte monumentale de l'abbaye. Cahotant sur les pavés, la roulotte nickelée suivait son nouveau maître comme un gros animal soumis. A l'aube, quand André s'éveilla, il mit un moment à réaliser où il se trouvait. Il était couché sur un matelas au milieu d'un désordre indescriptible. Il se frotta les yeux et reconnut la voiture de Fred où ils venaient de passer la nuit. Mais une voiture méconnaissable, dont les quatre portes béaient, pour donner plus d'espace, reliées deux à deux par des ficelles sur lesquelles séchait le linge. La voiture était rangée près d'une prairie. Non loin, on apercevait une ferme. Les assiettes du dîner étaient encore posées dans l'herbe à côté des valises ouvertes ; une toile de tente reprisée essayait de prolonger d'un côté « l'appartement ». Une poule échappée sans doute de la ferme montra son bec par la portière.

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A l'avant, Julien dormait encore sur la banquette. André remonta sa couverture qui avait glissé et sortit. Aucune trace de Fred. Il se mit en quête de quelque nourriture pour le petit déjeuner. Hélas, les valises étaient vides, les poches aussi. André alluma un feu de brindilles entre deux pierres, saisit une casserole sale et se dirigea vers un ruisseau proche. C'est alors qu'il aperçut Fred. Fred lui tournait le dos. A genoux devant le grillage de la ferme, il se livrait à un étrange manège : à travers les fils de fer, il adressait aux poules un grand discours dans leur langage, discours agrémenté de gestes et de mimiques convaincantes. Dans un nid, de l'autre côté du grillage, presque à portée de la main, quatre œufs brillaient, magnifiques. André vit l'œil de Fred qui s'allumait de convoitise. Il haussa les épaules et s'éloigna. Fred revint au campement quelques minutes plus tard. Comme un enfant déçu, il poussait de gros soupirs, l'œil toujours tourné vers les poules dont les gloussements continus le mettaient visiblement au supplice. Le déjeuner était prêt, ou plutôt ce qui en tenait lieu : une vague soupe au pain rassi qu'André avait réussi à confectionner après une prospection acharnée. Fred fit la grimace. Julien éclata de rire, ce qui accrut encore la colère d'André. Un second éclat de rire de son frère lui fit tourner la tête : séduite sans doute par les arguments de Fred, une poule avait franchi le grillage et s'avançait vers eux en picorant à travers la prairie. Fred marcha vers elle avec des gestes de fakir et, comme conquise par cette magie, la poule ne tarda pas à déposer un œuf superbe dans la bruyère, presque aux pieds de Julien. Un double hourra salua cet événement. André daigna sourire. Déjà Fred avait retrouvé la poêle qui, enfouie dans la voiture sous un tricot, avait dû servir d'oreiller. Il entraîna Julien vers le feu, puis avec des mines de complicité, en prenant bien garde de n'être pas vu d'André, il sortit avec

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précaution de ses poches quatre œufs frères de l'autre, qui eurent vite fait de gagner le fond de la poêle. Bientôt Julien apporta triomphalement une magnifique omelette qu'un miracle seul aurait pu tirer de l'œuf unique. Fred ignorait ostensiblement la mine renfrognée d'André : il aiguisait avec bruit les couteaux et chantonnait très fort. Trop fort. Quand il tendit à André sa part du festin, celui-ci détourna la tête, se leva d'un mouvement brusque et s'éloigna vers la route. « Où vas-tu? cria Fred d'un ton faussement dégagé. — Chercher du travail! » II disparut au coin de la route. Fred haussa les épaules et attaqua l'omelette. Julien l'imita de confiance. Fred continuait à plaisanter. Il réussit même à faire prendre à Julien deux ou trois fous rires. Le déjeuner terminé, pourtant, il s'assombrit. Julien le vit se lever. Fred sans dire un mot s'approcha de la voiture et commença à y mettre de l'ordre. Puis il s'installa au volant. « A ce soir », fit-il brièvement. Et il démarra. Arrivé au bord du Rhône, Fred arrêta sa voiture. Un soleil éclatant lançait des traînées d'or sur le fleuve. Fred respirait largement. Il alla chercher dans le coffre arrière le magnifique attirail de pêche acheté avec le reste et qui n'avait jamais servi. Il resta bien une heure assis sur la berge, l'œil sur la ligne. Deux petits poissons vinrent y mordre, comme pour lui faire plaisir. Fred sourit. Soudain il se leva. Une grave décision se lisait sur son visage. Il prit les petits poissons dans la main et, doucement, les remit à l'eau. Le soir, André revint au campement avec des provisions. Il s'était fait embaucher dans une carrière voisine. Toute la journée il avait transpiré avec les ouvriers dans la poussière et le bruit des treuils. Fred n'avait pas reparu. Ils le virent bientôt descendre de la camionnette de la ferme qui revenait de la ville. Il avait les bras chargés : des fruits, des paquets.

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André ne lui posa pas de question. Il avait déjà installé le couvert sur une petite table pliante échappée miraculeusement au cyclone de la veille. Fred s'affairait, dressant des pyramides de fruits, attisant le feu, découpant la viande avec des mines gourmandes. Mais le rire de Fred n'était plus le même, comme si un ressort du pantin s'était cassé. Ils dînèrent sans parler presque. Puis André raconta sa journée en peu de mots. Un grand calme avait succédé à la fièvre des dernières heures. Au dessert, comme le soleil allait disparaître à l'horizon, Fred fit signe à Julien et lui mit dans les mains un carton dans lequel il avait déposé six œufs. « Pour la fermière, dit-il. Va vite. » Julien courut vers la ferme. Seul en face de ce Fred repentant, André regrettait DEUX ENFANTS A TRAVERS LA FRANGE 151

maintenant ses réprimandes, son attitude dure du matin. Toute la journée, il n'avait pensé qu'à lui, à leur amitié. Ne fallait-il pas l'accepter tel qu'il était, comme un frère de Julien confié à sa protection d'aîné? Comment le lui expliquer? Ce fut Fred qui ouvrit la bouche. « Faisons vite », dit-il. André le regarda sans comprendre. Fred tirait de sa poche une liasse de billets de banque. « Toi, tu as encore fait une bêtise ! » cria André. Déjà, il était debout, le sang aux joues, une panique dans le regard. « N'aie pas peur, jeta hâtivement Fred, avec une gravité soudaine. Je suis peut-être un tapeur, un inconscient, un parasite. Pas un voleur. » II y eut un silence, André réalisa soudain. « Tu as vendu ta voiture! — Notre voiture », rectifia Fred très calme. Décidément Fred était incorrigible : les grands moyens, il ne connaissait que cela, le coup de tête, les décisions désespérées. « C'est malin! s'exclama André sottement. On va devoir continuer à pied! » II attendait une riposte, une blague, un mot dont il finirait par rire. Fred, muet, le considérait avec un sourire triste. « Vous trouverez facilement un autre véhicule, dit-il, moins beau peut-être, mais avec un chauffeur plus sérieux. » André n'avait pas encore compris. « Qu'est-ce que tu dis? — Écoute-moi, je n'ai pas beaucoup de temps : Julien va revenir. » Posément, avec une infinie douceur, Fred exposa à André sa décision : il les quittait. Il avait compris qu'il ne ferait que leur malheur. Il valait mieux qu'ils continuent seuls, qu'ils partent chacun de leur côté. « Tiens, prends ta part. » II avait partagé la liasse en trois paquets égaux. 152

« Un tiers pour moi, deux tiers pour vous. — Tu es fou! » D'un geste violent, André lui remit les billets dans la poche. « Je n'en veux pas, de ton argent! — Ce n'est pas mon argent : c'est notre argent. » Mais André continuait de repousser les billets. Alors Fred : « Tu n'as pas le droit de refuser, André. A cause de Julien. Et s'il retombait malade ?» Il glissa l'argent dans la poche d'André. Il y eut un silence. « Qu'est-ce que je vais dire à Julien quand il verra que tu n'es plus là? » dit André. C'était la seule chose qui comptait. Pour Fred aussi. « Dis-lui que je vais revenir... », commença-t-il. Puis brusquement : « Non. Dis-lui que je suis un sale type, que je vous ai abandonnés. Il m'oubliera plus vite. »

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Ils se regardèrent. « Ce n'est pas possible qu'il nous quitte », songeait André. Il cherchait le mot qui eût permis que tout recommençât comme avant. Mais il ne trouva pas ce mot. Sans doute n'existait-il pas. C'était comme quand on découvre un oiseau mort le matin, au fond de la cage, comme quand on casse un beau jouet. « Ce sera mieux comme ça, crois-moi », dit Fred. Ils restaient tous les deux debout, face à face, dans le soir tombant. Le vent qui se levait gonflait les herbes, faisait vibrer doucement les cordes de la guitare que Fred avait passée sur son épaule. Il souffla plus fort, releva d'un coup ses longues mèches, découvrit un grand front. Ses deux yeux noirs, qu'on ne voyait jamais ensemble, apparurent, immenses, fixes, comme s'ils voulaient emporter l'image de cette table branlante au bord du chemin : le dernier acte d'une belle aventure manquée. Ils entendirent Julien qui les appelait. « Salut, André, dit Fred vivement. - Au revoir, Fred. » Julien arrivait. « A la prochaine », lança Fred. Julien saisit le bras de son frère. Il ne posa pas de question. Sa guitare sur le dos, Fred s'éloignait en sifflant dans le crépuscule.

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CHAPITRE XIV LA VIE SAUVAGE L'ONCLE François va certainement débarquer à Marseille d'un jour à l'autre, pensa André. Il va falloir lui adresser un télégramme au bureau de sa Compagnie pour qu'on le lui remette à son arrivée. » Cela faisait dix jours que les deux enfants habitaient, en pleine Camargue, une vieille cabane abandonnée qu'avaient dû construire des chasseurs de canards pour s'abriter du froid. Devant, s'étendait un étang dont les vaguelettes venaient mourir doucement dans les roseaux avec un murmure. Derrière, à cinq cents mètres, les toits d'un mas. « Tristan ! Tristan ! » criait Julien, près de la cabane. Tristan était un petit âne. Julien essayait de faire la grosse voix, mais il avait trop envie de rire. Le petit âne, arc-bouté sur ses quatre pattes, le museau levé, refusait d'avancer. Julien tirait sur la corde. Mais il n'était pas de force. Il renonça une fois de plus à attacher son bourricot à l'anneau qu'André avait fixé au poteau. C'était un âne camarguais, habitué à vivre sa vie et qui savait même ouvrir les portes. Julien était sûr de

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le retrouver tout à l'heure installé dans l'unique pièce de la cabane. Impossible de lui faire comprendre que ce palais était réservé aux bipèdes. Tristan ne connaissait que le partage. André et Julien vivaient là heureux. Incroyablement heureux. Le matin, le premier regard d'André à son « royaume » l'emplissait de joie. Il avait devant lui toute une longue journée de flânerie, de chasse, de guet au bord de l'étang la gaule à la main, de courses folles à travers les ajoncs. Leur existence s'était vite organisée, à la fois pleine de caprice et soumise aux grandes lois de la nature, du soleil, du vent et de la solitude. André péchait et tendait des collets. Julien s'occupait du reste, grâce à ses dons de commerçant. Le « commerce » de Julien ne connaissait qu'une forme : le troc, et une seule monnaie : le fromage de chèvre. Ils avaient de l'argent, depuis la vente de l'automobile, mais Julien ne voulait pas rester à ne rien faire. Il fabriquait ses fromages avec le lait d'une biquette prêtée par un fermier voisin. Il l'avait baptisée Blanchette en souvenir de l'Alsace. L'humeur capricieuse de celle-ci s'accommodait fort bien de ces maîtres peu exigeants qui la laissaient folâtrer librement aux alentours. Plus d'une fois, ils la retrouvèrent juchée sur le toit de chaume de la cabane, haranguant en langage chèvre, du haut de cette « estrade » l'innocent Tristan, d'ailleurs indifférent. Presque chaque jour, une fois passée l'heure de la sieste que tous respectent en Camargue, hiver compris — qu'ils soient vêtus de poils, de plumes ou d'étoffe —, Julien chargeait son âne et partait sur les sentiers de Camargue. Dans ce désert d'eau et de broussailles où les chemins lui étaient vite devenus familiers, chaque îlot humain lui était une étape : pêcheur perdu au bord d'une mare, gardian conduisant sa manade, semeur de riz pieds nus dans l'eau, berger solitaire, tous l'accueillaient avec amitié. En échange de ses fromages, Julien obtenait un peu de riz à la plantation, de sel aux salines. Il trouvait même à glaner au mas quelques

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figues sèches de l'été dernier et quelques boîtes de conserves à la Coopérative agricole. On passait des jours entiers sans entendre une voix humaine. Des gardians parfois passaient au galop, ébranlant la terre comme un roulement de tambour. Et le silence retombait sur la cabane au bord des eaux. Pourtant il y avait Barnabe. Leur ami Barnabe, le gardian. Barnabe avait la peau aussi tannée que la selle de son cheval; la main aussi noueuse que sa pipe de bruyère. Comme il ne se rasait que le dimanche, on savait immédiatement, à la longueur de ses poils grisonnants, quel jour on était. Depuis quarante ans et son retour du régiment, il n'avait jamais plus franchi les premières maisons d'Arles. « J'ai peur de la foule », disait-il. Il faisait des bassesses pour que les autres gardians lui rapportent son tabac de la ville. Des semaines entières, il n'adressait la parole qu'à son cheval, César, un petit camarguais couleur d'ivoire. L'oreille de Barnabe était infaillible : il reconnaissait à des kilomètres la chevêche ou l'engoulevent. Il ne voulait rien connaître des villes, des humains en groupe; il savait tout sur les bêtes, les vents, la nature. Il s'était pris de tendresse pour les enfants, comme pour deux oiseaux tombés du nid. Il ne se lassait pas d'écouter le récit de leurs aventures. Cela l'amusait comme une histoire d'une autre planète, comme un conte des Mille et une Nuits. Il ne concevait pas qu'on pût ainsi traverser des contrées entières, lui qui arrêtait son cheval dès qu'il voyait briller au-delà du grand Rhône les réservoirs de Martigues. Ils ne se connaissaient pas encore qu'André avait déjà remarqué César, que son maître laissait parfois paître en liberté à quelque distance de la cabane. Un matin, il ne put y résister. Personne à l'horizon. Il surgit des buissons et s'approcha de l'animal. Celui-ci se laissa flatter, cajoler, puis enfourcher et partit au petit trot dès qu'il sentit le garçon installé sur son dos, malgré l'absence de selle. André rayonnait. Il n'avait pas vu Barnabe qui l'épiait derrière les roseaux, en souriant dans sa barbe. 157

César trottait à travers les bruyères, d'un mouvement vif et régulier, comme s'il voulait ménager ce cavalier novice. André s'enhardit, se mit à l'encourager de la voix, à presser son flanc de ses talons. César accéléra. Guidé maladroitement par André il se trouva soudain face à une haie d'épines. André ferma les yeux. César sauta, le plus souplement qu'il put II y eut un plouf retentissant et André se retrouva au creux d'une mare. Barnabe arrivait heureusement sur un autre cheval. Trempé, rougissant, vexé jusqu'au tréfonds, André s'attendait à des reproches. Barnabe ne gronda pas, ne rit même pas. Il ne dit pas un mot, enveloppa André dans sa couverture et se mit à le frictionner vigoureusement. Depuis, ils étaient amis. C'était de Barnabe qu'ils avaient appris à allumer un feu, à chasser, à poser des pièges, à faire rôtir le gibier, à ne pas s'effrayer des bruits de la nuit. Ils avaient appris aussi à connaître Barnabe, à ne pas prendre ses silences pour de l'indifférence, à apprivoiser ce vieil enfant farouche, à lire la tendresse au fond de son œil bleu. Une autre fois, Barnabe avait ramené à la nuit Julien épuisé, grelottant de fatigue et de fièvre. Il s'était égaré dans sa tournée au milieu des étangs en poursuivant Tristan qui avait décidé de faire un caprice. Le pauvre Julien s'était fait vertement semoncer par son frère: « Décourageant ! Un bon à rien ! » Barnabe avait éclaté de rire. « Chacun à sa place! Moi, je n'aurais jamais fait votre voyage depuis le Havre ! Il en faut de toutes les espèces. Des migrateurs et des sédentaires. Comme chez les oiseaux. » Mais cela ne pouvait convaincre André. Il se persuadait qu'on pouvait, avec du temps et de la volonté, acquérir cette science de la nature que possédait le gardian. Depuis l'arrivée au Havre, il avait bien changé, André. Il avait plus vécu durant ces dernières semaines que pendant toutes les années précédentes. Au seuil de ses quinze ans, il se sentait 158

autre brusquement : des mélancolies soudaines, le besoin de lutter, d'affirmer sa jeune force, des désirs violents d'espace. Certains matins, il s'éloignait à travers la campagne, les cheveux au vent; il courait pendant des heures jusqu'à ce qu'il tombe épuisé au creux d'un buisson d'où surgissait effrayé, dans un grand bruit de plumes et de brindilles cassées, un flamant rosé qui retrouvait vite sa dignité et s'envolait, raide, majestueux. Ce pays libre avait fait naître, chez André, le rêve à la fois simple et prodigieux de vivre; de vivre sa vie, de commencer enfin quelque chose! Avoir des responsabilités, être un homme enfin et non plus un jeune garçon errant sur les routes, toujours dépendant de la gentillesse ou de la malice des passants. Voilà pourquoi il aimait Barnabe dont il n'attendait rien, qui ne lui proposait rien, qui l'écoutait seulement en égal, comme un homme. Les premiers froids commençaient à se faire sentir. Des brouillards blancs se levaient comme des fantômes sur les étangs. Les mares prenaient des airs de miroirs ternis. On ramassait lematin des oiseaux transis qu'il fallait ranimer en leur glissant une goutte de vin chaud dans le bec. Des canards passaient par bandes, invitant au voyage, guettés par les fusils des gardians. Ce soir-là, les enfants avaient allumé un grand feu de brindilles devant la cabane où rôtissait le gibier de la journée. Il s'en échappait des odeurs de graisse qui faisaient vibrer la truffe d'Ursy. Les flammes projetaient loin dans les roseaux les ombres des enfants qui s'agitaient devant le brasier comme des sorcières autour de leur marmite. Barnabe était là. « Et si je devenais gardian? dit soudain André. — Un vrai gardian? fit Barnabe en riant. — Un vrai gardian! répéta André avec le plus grand sérieux. — Chiche! fit Barnabe que la conversation échauffait, pour la première fois de sa vie peut-être. Pour la fête, dans trois jours, à 159

la Ferrade, tu pourras montrer ce que tu es capable de faire. » Il offrit même de prêter à André son cheval, César, dès le lendemain, pour aller à Arles. « Arles, pourquoi? — Pour me chercher mon tabac! Et puis.... — Et puis? — Et puis mettre le télégramme à ton oncle, tiens! Vous m'avez l'air de l'oublier un peu, tous les deux, ce bon oncle François! » « A quoi bon le décourager! » songeait le vieil homme en rentrant chez lui sous la lune. Gela valait-il la peine de répéter à ce garçon passionné toutes les questions qu'on lui posait, à lui Barnabe, depuis qu'on le savait ami avec les « deux étrangers »? Et à quoi bon, également, lui parler de cet individu, vêtu de noir, qu'il avait surpris quelques jours auparavant, rôdant derrière le mas, comme guettant un gibier sur l'étang : malgré ses gants et ses souliers cirés de la ville qui n'étaient pas ceux d'un chasseur. L'homme avait essayé de questionner Barnabe. Mais Barnabe s'était éloigné sans un mot. Il avait horreur des indiscrets. Ce fut ainsi que les Arlésiens, le lendemain, virent entrer dans leur ville un jeune garçon qui montait fièrement un cheval blanc à la crinière flottante. Il fit deux fois le tour de la place, comme les chevaliers du temps jadis avant le tournoi et s'arrêta... devant le bureau de poste! Le jour de la fête, Barnabe, rasé de frais, vint chercher les enfants. Des touristes et des gens de la ville aux vêtements bigarrés avaient envahi la contrée. A travers les roseaux, les automobiles luisaient sous le soleil blanc. Des clameurs montaient dans la campagne : c'étaient les gardians qui poursuivaient les bêtes et les attrapaient l'une après l'autre. Près du mas, dans un feu de branches, on entretenait un fer chauffé au rouge dont on marquait l'animal en le tenant solidement par les pattes. Il se redressait aussitôt et filait comme une flèche vers les broussailles. L'essaim des gardians tournait dans la prairie avec de grands cris, comme une charge de légende. Les chevaux étaient peignés et pomponnés. Les hommes arboraient des foulards neufs. 160

Dans la petite arène installée derrière le mas, on improvisa une corrida joyeuse : les vachettes étaient lâchées l'une après l'autre, une cocarde piquée entre les cornes. Les jeunes gens sautaient dans le cercle, face à l'animal. La vachette s'arrêtait, dévisageant le nouveau venu, humant l'air de son mufle rosé, puis elle fonçait brusquement, tête baissée. L'homme esquivait sous les bravos, revenait, faisait mine d'enfourcher par jeu le cou de l'animal, se roulait en boule au dernier moment. Parfois, pris de vitesse par l'élan de l'animal, le torero amateur détalait, les coudes au corps, rentrant les reins et enjambait la palissade prestement sous les rires. L'animal, interdit d'abord, grattait le sable du sabot, furieux, semblait-il, de cette « tricherie » ! Bientôt André n'y tint plus. Le spectacle de ce jeu dangereux et pittoresque lui enflammait les pommettes, à moins que ce ne fût le regard de Barnabe, fixé sur lui. Il sauta dans l'arène. Une acclamation éclata sur les gradins, suivie d'un silence. Tout le monde voulait voir faire le « petit de la ville ». André s'avançait, mal assuré d'abord, le visage contracté. D'un bond adroit de côté, il évita la première charge. Il se sentit délivré. Il ne voyait plus le danger : cela devenait seulement un jeu, une sorte de cache-cache avec l'animal. Une ou deux fois pourtant, il dut se résoudre à chercher refuge derrière la palissade. Mais vite, il réapparaissait en riant. Comme il profitait d'un répit de la bête pour reprendre haleine, André vit Barnabe qui lui faisait de grands signes. En regardant mieux il vit que Barnabe tenait à la main un rectangle de papier bleu qu'il agitait. Un télégramme. André s'approcha des gradins. Le télégramme disait : « VIENS DE DEBARQUER. VOUS ATTENDS DEMAIN MATIN A ONZE HEURES,7, PASSAGE DES TROIS-CLERCS, A MARSEILLE. JE VOUS EMBRASSE. FRANÇOIS. » André avait le front ruisselant de sueur, les cheveux dans les yeux, les mains pleines de sable. Il lut le message et, le 161

André venait de cueillir la cocarde 162

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tendant à Julien qui s'était approché, sauta de nouveau dans l'arène. Caroline venait d'y faire son entrée. C'était une petite vache noire, au mufle court, aux yeux de braises, déjà célèbre pour sa force et son humeur farouche. André, d'un signe, demanda qu'on la lui laissât. Une fièvre nouvelle le poussait à retourner au danger. L'excitation du combat? Le plaisir de ce jeu dangereux? Ou plutôt, au seuil d'une vie nouvelle, toute différente, n'était-ce pas l'adieu d'André à un genre de vie qu'il eût tant aimé vivre? Il se sentait des ailes. Caroline méritait sa réputation. Elle faisait feu des quatre fers, pourchassant ce lutin qui lui échappait sans cesse. André virevoltait, menait un ballet endiablé, tantôt défiant la bête et tantôt l'approchant avec des gestes de tendresse comme pour l'apprivoiser. Au dernier moment, il évitait la corne de justesse. Soudain, la foule éclata en applaudissements : André venait de cueillir d'un doigt preste la cocarde au front de l'animal. Il la brandit à bout de bras, radieux, et se dirigea vers les gradins, la main toujours levée, d'un pas ferme, sans souci de la vachette qui soufflait avec fureur sur ses talons. Julien, dressé sur son siège, criait plus fort que tout le monde. On entoura le vainqueur. On lui fit fête. Barnabe serra avec effusion André sur son cœur. Puis, soudain, changeant de visage, il lui allongea une gifle retentissante. « Tiens, il fallait que ça sorte! Tu m'as fait trop peur! » Soulagé, il reprit ses éloges. On l'entourait. Il racontait le combat en l'embellissant. André n'écoutait rien, ne voyait rien. Tant de bruit, de couleur, d'émotions l'avaient comme assourdi. Il souriait. Son exploit l'avait libéré. Tout lui semblait simple, clair maintenant. Il regardait, loin, vers l'horizon.... Vers Marseille... Marseille... où les attendait l'avenir.... Il alla expédier un télégramme en réponse à l'oncle. Mais, à la réflexion, il envoya deux télégrammes, pour plus de sûreté. Tous deux portaient le même texte : « SERONS 164

MARSEILLE DEMAIN MATIN ONZE HEURES AU RENDEZ-VOUS FIXE. TENDRESSES, ANDRE, JULIEN. » L'un était adressé 7, Passage des Trois-

Clercs, l'autre au bureau de la Compagnie de l'oncle. Le lendemain matin, bien avant l'aube, une carriole s'arrêtait devant leur cabane. Barnabe n'eut pas besoin de heurter à la porte. Ils étaient prêts tous les deux, peignés, astiqués, un peu gauches dans leurs vêtements de la ville. C'étaient les deux garçons du Havre : on aurait pu s'y tromper, si ce n'était qu'ils avaient le teint bruni et des pantalons trop courts maintenant, qui leur découvraient largement les chevilles. Quant à Ursy, on avait bien perdu une demi-heure à retrouver son collier, enfoui sous les nasses à poissons. Impossible, en revanche, de mettre la main sur la valise de l'oncle. André et Julien avaient mis la cabane sens dessus dessous. Aucune trace de la valise verte. Soudain, André se frappa le front : « Fred! » Il se souvenait maintenant : la valise était restée dans le coffre de la DS. C'est là, au cours de leurs pérégrinations à travers la Provence, qu'on avait rangé cet objet inutile : les ustensiles et le matériel cinématographique encombraient suffisamment la roulotte. André revoyait ce triste crépuscule où Fred s'éloignait, sa guitare sur l'épaule, avec quelques billets au fond de sa poche! Tout ce qui restait de son superbe équipage. Qui aurait pensé, ce soir-là, à la valise de l'oncle? Quelle tête avait dû faire l'acheteur de la belle voiture en découvrant cette vieille valise bourrée de livres déchirés ! Depuis, de nouvelles angoisses avaient trop préoccupé nos héros. Ils n'avaient pas oublié l'oncle, certes, mais bel et bien la valise verte. Dieu sait pourtant les soucis qu'elle leur avait procurés et comme elle semblait précieuse à l'homme en noir de Montélimar! André sourit : encore une distraction de Fred. Décidément !

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Les deux enfants montèrent dans la carriole.

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Mais cette fois, on ne pouvait vraiment pas lui en vouloir. Pauvre Fred ! Gomme ils auraient voulu lui annoncer que leurs épreuves étaient terminées ! Gomme ils souhaitaient qu'il trouve, lui aussi, la fin de son voyage! Sur les souliers d'André, cirés de neuf, quelques grains de sable humide trahissaient une dernière promenade, à l'aube, à travers son royaume. « Prêts? fit doucement Barnabe. — Prêts », répondit André. Ils ne se firent pas de longs adieux. Personne ne s'en sentait le cœur et Barnabe n'aimait pas les discours. Les deux enfants montèrent dans la carriole qui s'ébranla au trot du petit cheval. Barnabe, au seuil de la cabane, agitait la main, souriant dans sa barbe déjà renaissante. Ce n'était qu'un petit voyage, la dernière étape. Mais ce départ leur paraissait plus important que tous les autres. Cette fois, on quittait le pays des rêves pour la grande aventure de l'existence. La vie allait commencer vraiment. Quand ils eurent disparu à l'horizon, Barnabe rentra dans la cabane. Le télégramme de l'oncle était resté étalé sur la table. Barnabe le contempla avec mélancolie et haussa les épaules. Décidément, toutes ces machines modernes n'étaient faites que pour apporter la tristesse. Ce rectangle de papier bleu venait de lui enlever deux amis. Il le plia soigneusement et le mit dans sa grande poche, avec ses hameçons, ses ficelles et sa pipe : tous ses trésors.

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CHAPITRE XV LE PASSAGE DES TROIS-CLERCS de la saison avancée, un gai soleil rendait la Méditerranée lumineuse lorsque les deux enfants arrivèrent devant le bassin de la Joliette. Le passage des Trois-Clercs se trouvait non loin de là, près de la préfecture. Mais Julien avait tellement insisté pour qu'on allât d'abord voir le port qu'André avait cédé. « Et puis, avait dit Julien, si on trouvait le bateau qui a ramené l'oncle François et peut-être — qui sait? — l'oncle François luimême! — Tu n'oublies que deux choses, dit André en riant. Nous ignorons le nom du bateau. Quant à l'oncle, nous ne l'avons jamais vu! Tout ce que je sais, c'est qu'il est plutôt grand et maigre avec des yeux clairs, et qu'il fume la pipe. » Un moment, ils se passionnèrent à contempler le mouvement du port, les allées et venues des embarcations qui se rendaient près des navires gigantesques ancrés à faible distance. Ils passèrent près d'un gros cargo ventru, très bas sur l'eau tant il était chargé : Y Oued Sebou, arrivé de Dakar, il n'y EN DÉPIT

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avait guère plus d'une heure. Un homme franchissait la passerelle donnant accès au quai. Il portait une casquette et fumait une superbe pipe d'écume. « Et si c'était l'oncle! fit Julien. — Ne sois pas ridicule ! Viens vite ! » dit André. Derrière la préfecture, une rue courte, étroite, infiniment paisible : c'était le passage des Trois-Clercs. Il est constitué de petits hôtels particuliers d'aspect fort agréable, douillettement nichés chacun au fond d'un jardinet. Au numéro 7, ils n'eurent pas à pousser la grille d'entrée : elle était ouverte à demi, comme à leur intention. Après avoir escaladé les cinq marches du perron, ils sonnèrent. Aussitôt, la porte s'ouvrit. Assez singulièrement à cette heure, la pièce était éclairée par un lustre, car les volets, métalliques, étaient fermés. Autre détail curieux : le mobilier était recouvert de housses ou de draps blancs, faisant songer à un lieu qui est resté longtemps inhabité. A la réflexion, la chose n'avait rien que de naturel, puisque l'oncle, effectivement, rentrait tout juste d'un long voyage en mer. Ils se trouvèrent devant un homme de très haute taille, certes, niais large, épais, avec une face énorme et des bras interminables, et qui faisait penser à une sorte de gorille. Ce n'était assurément pas là l'oncle François ! « Excusez-moi, monsieur, dit le jeune garçon, nous avons rendez-vous avec.... — Avec votre oncle, M. François Leclerc, je sais! coupa le gorille. Votre télégramme est bien arrivé! » Si l'homme ressemblait à un singe, c'était à un bon singe : un large sourire fendait son visage. « Toi, tu es André, n'est-ce pas? dit-il. Et toi, Julien! » Ravis, les enfants acquiescèrent. L'homme désigna Ursy. « Et celui-là... c'est un chien! Je sais tout, vous voyez! » Julien rit de bon cœur à cette plaisanterie naïve. L'homme se pencha pour donner une caresse à Ursy, mais celui-ci grogna et même montra les dents, ce qui n'était nullement 169

dans ses habitudes. Julien le gronda vertement. « Laisse, dit l'homme; il ne me connaît pas, alors il se méfie. Il fait son métier de chien. » Il se tourna vers le fond de la pièce, où bâillait une porte. « Monsieur Leclerc! appela-t-il. Monsieur Leclerc! vos neveux sont arrivés! — Je viens! Je viens! » cria une voix forte, et l'on entendit un pas qui courait lourdement dans un escalier. « Ah ! il va être heureux de vous embrasser, M. Leclerc, fit l'homme. Depuis toutes ces semaines où le sort s'est acharné à vous empêcher de vous réunir! Mais ne restez pas sur le seuil, mes enfants. Entrez. » Ils entrèrent. L'homme repoussa la porte et la ferma. Non seulement il la ferma, mais il la ferma à clef. A double tour. Une angoisse subite leur étreignit le cœur. « Mais.... Qu'est-ce que?... » balbutia André. L'homme, en une seconde, avait perdu son air de « bon singe ». Il ne souriait plus. Sans un mot, il désigna la seconde porte entrouverte derrière les enfants. Ils se retournèrent. Le sang se glaça dans leurs veines. Dans l'embrasure de cette porte se tenait, immobile et le visage comme de marbre, l'Homme en noir! « Cette fois, je vous tiens », dit-il. Le télégramme qu'ils avaient reçu, ce n'était pas l'oncle qui l'avait envoyé! C'était l'homme en noir. « Je n'ai nullement l'intention de vous faire du mal, rassurezvous, poursuivit-il, et il ne tient qu'à vous de repartir d'ici aussi libres que vous y êtes venus. Il suffira pour cela que vous soyez raisonnables. — Raisonnables? Que voulez-vous dire? osa demander André, dont ces dernières phrases avaient un peu calmé l'épouvante. — C'est ce que je vais vous expliquer. Asseyez-vous. » Ils s'assirent et il s'avança vers eux. Sur ces entrefaites, Ursy bondit et planta ses crocs dans

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le bas du pantalon de l'homme. Heureusement pour le coquin, il manqua la jambe et saisit seulement l'étoffe, qui se déchira. « Sale bête ! » cria l'homme en noir. Il fit un geste à son complice. Le gorille ouvrit la porte, saisit Ursy qui grondait de plus belle, poil hérissé et l'emporta. Quelques instants on entendit les aboiements frénétiques d'Ursy au fond du pavillon, puis une voix d'homme, coléreuse — puis plus rien. « Parfait, dit l'homme en noir. Nous allons pouvoir bavarder tranquilles... en bons amis! ajouta-t-il sarcastiquement. « La situation est d'ailleurs extrêmement simple et, au point où j'en suis, je n'ai aucune raison de faire de mystères avec vous. Mon nom est.... — Adrien Lapalud ! cria André, malgré lui. — Tiens! Tu es bien renseigné, toi! Eh bien, oui, je suis Adrien Lapalud, de Montélimar. J'ai été le camarade d'école de votre oncle. Plus tard, je suis devenu son associé dans son affaire de transports. Une affaire qui s'est terminée par la faillite. Votre oncle a dû sacrifier tout son argent, puis travailler dur, pour rembourser peu à peu ses créanciers. Il m'a soupçonné d'être responsable de cette faillite et, ma foi —- pourquoi ne pas l'avouer? — il n'avait pas tort! mais il n'était pas en mesure de le prouver. » André et Julien étaient révoltés par ce cynisme. « Voyez-vous, continuait cependant Lapalud, je suis un personnage très actif et j'aime prendre des risques. Aussi m'étais-je servi de l'argent de votre oncle et de sa haute réputation d'homme intègre — cela à son insu, bien entendu ! - pour me livrer clandestinement à certaines activités — disons : en marge de la loi ! — mais qui m'auraient en fort peu de temps rendu extrêmement riche... si j'avais eu de la chance. Je n'ai pas eu de chance! Cela fait partie du jeu : pile ou face! Ces activités ont mal tourné et votre oncle s'est trouvé ruiné. « Or, par la suite, des documents me concernant sont fâcheusement tombés entre ses mains. Des documents —

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suivez-moi bien — qui prouvent, noir sur-blanc, que je me suis livré à ces activités pour lesquelles un juge se ferait un devoir et un plaisir de m'envoyer en prison pour très longtemps, ainsi que ce monsieur, achevait-il en désignant le gorille, et ainsi qu'un autre de mes « amis » que tu connais, dit-il à André : c'est celui qui t'a retenu dans un salon de l'hôtel de Montélimar -tandis que j'essayais de m'emparer d'une certaine valise qui m'intéressait beaucoup. Il se trouve que la perspective d'aller en prison ne nous plaît nullement, à mes complices et à moi. Nous tenons énormément à la liberté. — Mais, objecta André, notre oncle ne s'est jamais servi de ces documents contre vous. S'il avait voulu le faire, il l'aurait pu. — C'est exact. — C'est donc qu'il n'a pas l'intention de vous livrer à la police. — Mais il peut le faire à tout instant, dès que la fantaisie l'en prendra. Et moi, je ne puis supporter plus longtemps de vivre sous cette menace perpétuelle. J'ai donc décidé de récupérer ces documents. — Comment? demanda André. — J'ai cru un moment que ces documents étaient en votre possession. Mes espions m'avaient averti d'une certaine valise verte que vous aviez récupérée chez l'oncle à Lille.... » André et Julien se regardèrent. Ils comprenaient maintenant l'acharnement de l'homme en noir à retrouver cette valise. « Voilà pourquoi je vous ai suivis depuis Lyon, continuait Lapalud. Vous vous souvenez de ma visite de Montélimar, monsieur Julien Leclerc. — Et la roulotte! s'écria Julien. Quand j'étais malade! Vous avez fouillé. » L'homme en noir s'inclina vers le petit garçon avec un affreux sourire. « On ne peut rien vous cacher! dit-il. Hélas, j'ai été dérangé trop vite dans mon travail. — Tu vois, dit Julien à son frère, tu vois que je l'avais vu ! Ce n'était pas un cauchemar!

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— Bref, trancha Adrien Lapalud que cette histoire de cauchemar n'intéressait nullement, pour ravoir cette valise.... — Nous l'avons perdue! dit vivement André. Regardez nos bagages. Même si cette valise contient les documents que vous croyez, ce que j'ignore, vous n'avez rien à espérer de nous. Nous ne savons plus où elle est. — Pas si bête! dit l'homme en noir. Vous ne savez pas où est la valise, bien ! et vous ne savez pas si les documents s'y trouvent, très bien ! Mais votre oncle, lui, en sait peut-être plus long que vous! et moi je sais où est votre oncle. — Où? s'écrièrent d'une seule voix André et Julien. — Ce matin même, votre oncle, venant de Dakar, à bord du cargo Oued -Sebou, a débarqué à Marseille. Et moi, grâce à vous, je vais enfin pouvoir récupérer les documents! — Grâce à nous? Gomment cela? » Lapalud plaça sur la table devant André une feuille de papier et un stylo.

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« Tu vas écrire une lettre que je te dicterai et que je vais immédiatement déposer au nom de votre oncle au bureau de sa Compagnie. — Mais... que comptez-vous me faire écrire dans cette lettre? — La vérité, toute la vérité, rien que la vérité! comme on dit devant les juges! s'exclama Lapalud que l'approche du triomphe rendait soudain guilleret. Que vous êtes en mon pouvoir et que je ne vous libérerai que contre remise des documents! » Le cœur des deux enfants était brusquement gonflé d'amertume. L'Oued Sebou, venant de Dakar.... Ils revoyaient le gros cargo ventru, bas sur l'eau. C'était ce bateau-là.... Et peut-être — oui, sûrement, sûrement ! — l'homme à la casquette et à la pipe d'écume qu'ils avaient vu en descendre était leur oncle. Ils n'auraient eu qu'un nom à crier : « Oncle François.... » Plus amèrement encore, André se reprochait, lorsqu'il avait répondu par deux télégrammes à la lettre-piège de Lapalud, de n'avoir pas songé à préciser l'endroit du rendez-vous Lapalud, dans le télégramme qu'il avait adressé au bureau de la Compagnie de l'oncle. Si, au lieu d'écrire : « SERONS AU RENDEZ-vous FIXÉ », il avait écrit : « SERONS AU RENDEZ-VOUS FIXÉ, 7, PASSAGE DES TROISCLERGS... ! » Mais comment André aurait-il pu soupçonner que le télégramme n'était pas de l'oncle? Des larmes roulèrent sur sa joue. « J'ai horreur des larmes! » lança furieusement Lapalud. Il plaça de force le stylo dans la main d'André. « Écris! « Mon cher oncle.... » — Non! cria le jeune garçon, je n'écrirai pas cette lettre. Jamais! » Cependant, au bureau de la Compagnie, où il était venu retirer son courrier en attente, l'oncle François était dans un état de profonde inquiétude. On lui avait remis

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deux télégrammes expédiés par les enfants. Le premier indiquait leur adresse en Camargue, chez Barnabe. Et le second : « SERONS MARSEILLE DEMAIN MATIN ONZE HEURES

AU RENDEZ-VOUS FIXÉ. » « Je ne comprends pas ! Je ne comprends pas ! répétait-il à l'employé qui lui avait remis les télégrammes. Je ne leur ai fixé aucun rendez-vous! Je m'apprêtais justement à les prévenir de mon retour. — C'est bizarre », reconnut l'employé. L'oncle frappait rageusement le télégramme. « Serons au rendez-vous Marseille. » Où, ce rendez-vous? Où? Ce fut à ce moment qu'un personnage dont on ne pouvait apercevoir qu'un œil, l'autre étant perpétuellement caché par une mèche de cheveux, fit dans le local une entrée comique, sous forme d'entrechats, à la manière d'un danseur fantaisiste ou d'un clown. Il tenait une valise verte à la main. On a reconnu notre ami Fred. « Pardon, monsieur, dit Fred. Je voulais avoir des nouvelles d'un certain M. Leclerc qui devait arriver ces jours-ci. — C'est moi », dit l'oncle. Fred poussa un cri de surprise auquel répondit un cri du même genre poussé par l'oncle qui venait de reconnaître sa valise. « C'est à moi! — C'est à vous ! dit Fred, rayonnant. -— Vous êtes...? — Un ami. — Et les enfants? » dirent-ils ensemble. Ils éclatèrent de rire. Mais François reprit aussitôt son air grave. « Je n'y ' comprends rien, dit-il. Ils sont à Marseille, mais où? Il y a là un mystère que je n'arrive pas à résoudre. Mais, vous ,est-ce que vous avez rendez-vous avec eux? — Moi, dit Fred, il y a des semaines que j'ai perdu leur trace. Je voulais les retrouver pour cette valise et surtout pour leur dire une bonne nouvelle. — Quelle nouvelle?

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— J'ai trouvé un métier. Un vrai. Une invention formidable! J'ai gagné de l'argent. Je ne ferai plus jamais de dettes. Plus jamais!» L'oncle essayait de comprendre quelque chose dans ce flot de paroles. « Mais les enfants.,.? dit-il. — On s'est quittés bien tristement un soir. Le soir de la voiture. — Quelle voiture? — Une voiture que nous avions achetée. — Et alors? dit l'oncle qui faisait de grands efforts pour comprendre. — Alors, je l'ai vendue. — Vendu quoi? — La voiture. — Mais enfin, monsieur, m'expliquerez-vous comment cette valise est entre vos mains? — C'est à cause de la voiture, précisément. — La voiture? — Oui, je l'ai rachetée. — Comment? — J'y tenais trop! C'était plus fort que moi! Et c'est ainsi que j'ai retrouvé votre valise! » L'oncle commençait à croire qu'il avait affaire à un fou. « Où sont-ils? Mais où sont-ils donc? » répéta Fred. C'était la seule question à se poser pour le moment. L'oncle montra à Fred les deux télégrammes d'André. « Qu'en pensez-vous? » Jadis Fred aurait souri, plaisanté, dit quelque mot drôle accompagné d'une pirouette. Il n'avait pas l'habitude de se poser des questions, encore moins de se voir demander son opinion. Mais Fred n'était plus tout à fait le même. Et il venait de lire dans les yeux de l'oncle François une lueur d'angoisse. « Vous êtes inquiet? dit-il. - Je crois que j ai des raisons de l'être, répondit François qui commençait à soupçonner la vérité. — Vous les aimez, n'est-ce pas? dit Fred. 176

Un personnage fit une entrée comique.

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— Et vous? » Fred le regarda un instant de son œil noir qui brillait à travers sa mèche folle. « Venez », dit-il simplement. Et il ouvrit à l'oncle la portière de la voiture retrouvée. Elle brillait de tous ses feux. « Allons vite! dit Fred en démarrant. — Où? » Fred sourit. « D'habitude, ce sont les autres qui me donnent des conseils! Il faut croire que vraiment j'ai fait des progrès. Allons en Camargue, chez le gardian dont vous avez l'adresse. C'est notre seule chance. » A toute allure, la DS de Fred filait à travers la Crau. « Quand je pense, disait Fred, qu'elle nous a causé tant de soucis ! Mais aujourd'hui, on peut dire qu'elle se rachète ! Comme moi ! » ajouta-t-il en secouant sa mèche. Ils eurent vite fait de retrouver Barnabe qui sortit de sa poche le télégramme. L'oncle comprit en un clin d'œil. « Je sais qui a envoyé ce télégramme. Je reconnais la ruse de mon vieil ennemi. Cet homme s'appelle.... — Lapalud! dit Fred. — Vous savez? — Décidément, dit Fred, aujourd'hui je suis formidable! » Il ne pouvait, malgré leur angoisse, dissimuler un sourire de fierté. La fierté, pour la première fois de sa vie peut-être, de se sentir utile. Et il raconta à l'oncle ce qu'André lui avait dit de l'homme en noir. « Le misérable! disait l'oncle. Juste au moment où je le tiens! — Comment cela? demanda Fred. — Vous verrez, dit l'oncle. Si nous n'arrivons pas trop tard. Vite. » 178

Il n'était pas nécessaire de donner ce conseil à Fred. Il fonçait déjà vers Marseille à toute allure. « Jamais je n'écrirai cette lettre! répétait farouchement André. Vous pouvez faire de nous ce qu'il vous plaira..» Julien, bien qu'il grelottât de peur, faisait lui aussi : « Non ! » de l'air le plus déterminé dont il était capable. « Petits imbéciles! Têtes de mules! glapit Lapalud. De quoi s'agit-il? D'un marché, rien de plus. Votre liberté contre des documents. Donnant, donnant. C'est simple, non? Maintenant, si vous ne cédez pas, nous allons vous jeter dans une cave, ligotés et bâillonnés. — Notre oncle devinera que vous nous séquestrez et il viendra nous délivrer! lança Julien. — C'est là une illusion qu'il est préférable que tu perdes, mon cher enfant. Tu t'imagines peut-être que cet hôtel particulier m'appartient. J'ai « emprunté » cette maison à son propriétaire — sans qu'il s'en doute, bien entendu! Et ce propriétaire est pour six mois en Amérique du Sud! » II plaça de nouveau sur la table, devant André, la feuille de papier et le stylo : « J'obtiens toujours ce que je veux. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour ton jeune frère. » André ne put se défendre de jeter un regard vers Julien et son courage l'abandonna. Il prit le stylo et attira à. lui la feuille de papier. « A la bonne heure! fit Lapalud. — Non ! cria Julien. Non ! Ne le fais pas, André. — Ecris ! ordonna Lapalud, implacable : Mon cher oncle, nous sommes en un lieu que je n'ai pas le droit de vous révéler. » La rage au cœur, André écrivait. « La liberté nous sera rendue contre remise par vous de certains documents.... » Il en était là quand on entendit des coups très violents frappés à la porte. Une voix bientôt s'éleva : 179

« Ouvrez! Police! Ouvrez! » Et la voix de l'oncle : « Ouvre, Lapalud! C'est moi, François Leclerc. Tu as perdu la partie. Ouvre! » Et la voix de Fred : « Courage, les amis! » Lapalud et son complice étaient devenus blêmes. Les coups redoublaient contre la porte. Les sifflets des agents éclataient de tous les côtés. Avec un cri de rage, le coquin fit un signe à son complice et tous deux s'enfuirent par la porte du fond. « Oncle François ! Fred ! Nous sommes ici ! » crièrent les deux enfants. La porte d'entrée était fermée à clef, André se précipita vers une fenêtre, repoussa les persiennes métalliques. « Attention! dit-il. Lapalud et son complice se sauvent parderrière! » Mais, déjà, des agents avaient envahi le jardin, cernaient l'hôtel, surveillant toutes les issues, les soupiraux, le toit. On délivra Ursy qui eut vite fait de retrouver ses maîtres. Quelques minutes plus tard, Lapalud et son complice étaient entre les mains des policiers. On leur passait déjà les menottes. « Un instant », dit Adrien Lapalud. Il éclata de rire. « Vous ne voyez donc pas qu'on s'est amusés, dit-il. Qu'on a voulu seulement faire une bonne farce à ces gamins! » André et Julien se regardèrent. « Je vous ai bien dit que votre oncle était arrivé ce matin! Je voulais seulement retarder de quelques minutes les retrouvailles de ses neveux avec mon vieil ami François Leclerc! » André était blême. « Mais, s'écria--t-il, et Montélimar? et la roulotte? et vos menaces de tout à l'heure? » L'homme en noir le regarda avec pitié. Puis s'adressant aux policiers : 180

« Si vous écoutez les racontars de ces gosses! Ils ont l'imagination fertile! Et d'abord, ont-ils des témoins? » Un sourire de triomphe envahit le visage du scélérat. « C'est facile de traiter les gens de malfaiteurs, ajouta-t-il. Il faudrait des preuves ! — Les voilà, tes preuves! » s'écria la voix terrible de l'oncle François. Et il jeta sur la table la fameuse valise verte. « J'ai toujours répugné à te dénoncer, Adrien, commença l'oncle. Je préférais oublier. J'avais eu suffisamment de malheurs. J'avais si peu l'intention de te poursuivre que j'avais oublié cette valise, tout bonnement, dans mes voyages. Je ne savais même plus où elle se trouvait, ni même si les papiers que tu sais y étaient contenus! Le destin a voulu que je retrouve ce matin en même temps mes neveux et cette valise. Et c'est le moment que tu as choisi pour me donner une nouvelle preuve de ta perfidie! J'avais pu espérer que la crainte du châtiment serait pour toi le commencement de l'honnêteté. Je me trompais. Eh bien, que justice soit faite! » Il se tourna vers les agents.
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