IB Pairault Suzanne Véronique 04 de Véronique à Paris 1961.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: Leisure, Plants, Nature
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SUZANNE PAIR AULT

VÉRONIQUE A PARIS bon cœur de Véronique — et le hasard — l'entraîne dans une aventure qui ferait perdre la tête à bien des adolescentes. LE

Est-ce vraiment la chance qui est venue à elle lorsque les circonstances l'ont placée tout à coup au rang de vedette? Tourner un film n'est pas un amusement : .c'est un travail qui demande beaucoup de temps, d'efforts — qui fait mener aux acteurs une vie incompatible avec les occupations et les intérêts d'une jeune étudiante. Il est de plus en plus difficile à Véronique d'aller au studio en cachette. \A situation se tend à un point tel que, si elle ne se ressaisit pas à temps, Véronique va compromettre ses études, et, surtout, risquer de perdre de véritables amis ainsi que la confiance et l'affection des siens.

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DU MÊME AUTEUR dans la même collection LA FORTUNE DE VÉRONIQUE VÉRONIQUE EN FAMILLE LE RALLYE DE VÉRONIQUE ROBIN DES BOIS LA REVANCHE DE ROBIN DES BOIS ROBIN DES BOIS ET LA FLÈCHE VERTE LASSIE ET JOE LASSIE ET PRISCILLA VELLANA, JEUNE GAULOISE SISSI ET LE FUGITIF

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Série Véronique

La Fortune de Véronique 1954 Illustrations de Jeanne Hives. Éd.

Véronique en famille 1955 Illustrations d’Albert Chazelle. Éd.

Le Rallye de Véronique 1957 Illustrations d’Albert Chazelle - Éd.

Véronique à Paris 1961 Illustrations d’Albert Chazelle. Éd.

Véronique à la barre 1967 Illustrations d'Albert Chazelle. Éd.

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SUZANNE PAIRAULT

VÉRONIQUE A PARIS ILLUSTRATIONS D'ALBERT CHAZELLE

HACHETTE 205 7

© Librairie Hachette 1961. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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I

« CELLE qui vient d'entrer, dit Nicole, c'est Adrienne Lebas, une forte en thème. Mais elle a un frère qui s'est classé second aux finales de tennis de Dinard. L'autre, la petite qui parle avec la directrice, c'est Bernadette Rivière, son père est capitaine de vaisseau.... » Accoudée à la balustrade du grand perron, entourée d'un groupe de « nouvelles », Nicole les mettait au courant de ce qui, à son avis, constituait l'essentiel du cours Rival. Elève de l'établissement depuis six ans, elle connaissait jusqu'au moindre détail de la vie des élèves et de leurs familles. Si elle avait apporté seulement le quart de cette

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curiosité à la construction grammaticale chez Cicéron, on n'aurait rien eu à craindre pour son bachot, soupirait Mlle Rival. « Là-bas, la veste rouge, c'est Catherine Thonon, la petite-fille du Thonon des voitures.... » Nicole s'interrompit; une adolescente mince et élancée vêtue d'un costume de tweed sombre qui mettait en valeur ses magnifiques cheveux roux, venait de franchir la grille et jetait les yeux autour d'elle d'un air indécis, comme si elle cherchait quelqu'un. Sur la nouvelle venue, il y aurait eu beaucoup à dire. Véronique, avant d'être adoptée par M. Vayssière, avait passé toute son enfance dans un orphelinat. L'histoire était passionnante, mais la mère de Nicole lui avait recommandé de ne pas en parler, M. Vayssière souhaitant épargner au maximum des souvenirs douloureux à sa fille. Même sans rappeler le passé, d'ailleurs, Nicole trouverait matière à intéresser son petit cercle. « Véronique! » appela-t-elle en agitant la main. La jeune fille fit un signe de reconnaissance et traversa la cour en se dirigeant vers le groupe. « Elle s'appelle Véronique Vayssière », chuchota Nicole à ses camarades. Son père est explorateur, il a vécu dix ans chez les Peaux Rouges. Maintenant, il écrit des livres. — Je sais, nous les avons à la maison, dit Claudie, une brunette aux yeux vifs. Mon père dit que M. Vayssière est une des personnalités les plus marquantes de notre époque. — Eh bien, vous aurez l'honneur de préparer votre bac avec sa fille ! » déclara Nicole avec un peu d'ironie. Le mot « adoptive » lui brûlait les lèvres, mais elle ne le prononça pas. 10

Le groupe regardait Véronique s'approcher. « J'aime bien ses cheveux roux, dit Luce Pradier. — Oui, c'est joli », appuya Mado, sa sœur jumelle, qui la doublait comme un écho. Il était difficile de les distinguer, même en les connaissant bien; elles avaient les mêmes goûts et s'habillaient toujours de même; leurs parents disaient en riant que celui qui en épouserait une serait obligé de les épouser toutes les deux. Nicole fit une petite moue. « Moi, je trouve cela un peu voyant, déclara-t-elle. Avec cette couleur, on est sûr de se faire remarquer. — Mais puisque c'est naturel.... — Chut! interrompit Nicole, la voici. » Véronique monta vivement les marches du perron et serra la main de Nicole. Celle-ci fit les présentations. « Maman m'a dit que tu étais inscrite au cours Rival, ditelle. Alors ton père s'installe à Paris? — Oh! non! dit Véronique. Tu connais papa, il ne peut pas-vivre dans une grande ville. Il est aux Falaises pour le moment; ensuite il fera sans doute un voyage.... - Chez les Peaux Rouges? demanda Claudie. — Ah! vous savez? dit Véronique en souriant. Oui, je crois qu'il veut retourner là-bas. J'espère que ce ne sera pas pour trop longtemps! ajouta-t-elle avec un soupir. — Mais où vas-tu habiter, en ce cas? interrogea Nicole. — Chez Mme Escande, dit Véronique. Elle a eu la gentillesse de m'arranger la pièce qui lui servait de bureau.... — Mme Escande, ton ancienne gouvernante? interrogea Nicole avec une pointe de mépris.

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- Mme Escande n'a jamais été ma gouvernante, dit Véronique. Papa l'avait invitée à passer les vacances aux Falaises avec Lilo, son petit garçon. Mais elle est professeur dans un lycée, où elle a repris son poste. — Et tu crois que tu seras bien, chez elle? demanda Nicole. — Oh! certainement! J'aime beaucoup Mme Escande et Lilo. Elle habite un peu loin, c'est vrai, mais j'aime mieux faire tous les jours un long trajet et me retrouver le soir en pays de connaissance. — Ce n'est pas ce que je voulais dire.... Mme Escande est veuve et doit vivre dans des conditions assez modestes. Après les Falaises, tu te trouveras bien à l'étroit. - Cela m'est égal », dit Véronique. Elle pensait : « J'ai connu bien pire! » mais elle non plus n'acheva pas sa phrase. Le passé douloureux, elle était bien décidée à l'oublier. Elle avait un père, maintenant; elle avait un frère de son âge en la personne de Biaise, le neveu de M. Vayssière : ce dernier avait même eu la bonté de s'occuper du vrai frère de Véronique, Jérôme, retrouvé l'année précédente, et de lui faire une situation. Elle était aimée, elle était heureuse : pourquoi chercher plus loin? Nicole, toujours bavarde, décrivait les Falaises à ses amies. Un grand château, un vrai, avec deux tours, un parc, des chevaux.... Véronique, quand elle était là-bas, montait tous les jours avec son cousin Biaise. « Au fait, Biaise, où est-il? demanda-t-elle. En pension chez Mme Escande, lui aussi? — Non, Biaise est à Paris, comme moi, mais il est pensionnaire au collège Montesquieu. — Pas loin d'ici, alors? J'espère que nous le verrons quelquefois? 12

Un grand château, un vrai, avec deux tours, un parc, des chevaux. 13

— Ils ne sortent pas souvent, pas même tous les dimanches. — Eric aussi est au collège, mais comme externe. Et Daniel au lycée avec Vincent. Nous ne manquerons pas de garçons pour danser! A propos, as-tu des nouvelles de Renaud, Véronique? Vous vous entendiez si bien, l'été dernier! » Véronique rougit. « Renaud est ton cousin, dit-elle, c'est toi qui devrais avoir de ses nouvelles. Il a écrit de New York à papa, pour le remercier d'avoir facilité son voyage, mais depuis je ne sais plus rien. — Mon cousin Renaud, expliqua Nicole d'un air important, visite les États-Unis avec un groupe d'étudiants. Je pense qu'il reviendra bientôt, car la faculté ne va pas tarder à rouvrir, elle aussi. '— II est étudiant en quoi? demanda Claudie. — En médecine, dit Véronique. — Oh! c'est tout un roman! s'empressa de raconter Nicole. Véronique a eu un accident, l'an dernier; Renaud l'a sauvée; il n'est pas encore externe, mais il a son métier dans le sang, dit papa.... » Véronique, gênée de se sentir rougir de nouveau, détourna la tête. Elle aperçut alors une adolescente blonde, d'aspect frêle, seule au milieu de la cour et qui semblait ne savoir de quel côté se diriger. « Regarde, dit-elle à Nicole, je suis sûre que c'est une nouvelle. J'ai envie d'aller la chercher, je lui demanderai de se joindre à nous. » Nicole se retourna et fit la moue. « Nous sommes assez nombreuses, déclara-t-elle. Un groupe trop étendu n'a aucun intérêt. » Claudie et les jumelles, qui connaissaient bien Nicole, VÉRONIQUE A PARIS 14

échangèrent un sourire. Si un groupe nombreux ne l'intéressait pas, c'est qu'elle craignait de ne pouvoir le diriger à sa guise. Mais Véronique, à qui la nouvelle venue semblait sympathique, insista. « Pourquoi cela? dit-elle. Je ne vois pas ce qu'une personne de plus pourrait changer.... » Nicole s'impatienta. Devant son droit de priorité au cours Rival, les autres n'avaient qu'à s'incliner. « Elle a l'air gentille, continua Véronique. Regarde, elle ne connaît personne.... — Gomme toi, si je n'étais pas là! répliqua Nicole. — C'est peut-être justement pour cela que j'ai envie de l'appeler, elle aussi.... — Véronique a raison, dit Claudie. De toute façon la nouvelle sera des nôtres, alors.... — Eh bien, justement, dit Nicole, je ne voulais pas vous le dire, mais Mlle Rival a raconté son histoire à maman. Son père est mort, sa mère travaille je ne sais où. En somme, c'est un peu pour lui rendre service que le cours l'a acceptée. — Si elle est malheureuse, ce n'est pas une raison pour P écarter, dit Luce. — Au contraire! » renchérit Mado. Nicole comprit qu'elle faisait fausse route. « Ce n'est pas cela, protesta-t-elle, mais.... — Mais tu ne veux pas avoir l'air de céder, voilà tout! interrompit Claudie. — En tout cas, moi, je vais la chercher », déclara Véronique en défiant Nicole du regard. En la voyant s'avancer, la blondinette eut d'abord un geste de timidité, puis, devant l'expression joyeuse de Véronique, elle s'enhardit et lui sourit à son tour.

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« Je crois que vous êtes nouvelle, dit Véronique. Vous n'avez pas encore d'amies, probablement. J'étais comme vous, il y a un quart d'heure.... — Mais maintenant vous êtes très entourée, à ce que je vois. — J'ai retrouvé une camarade de vacances, qui, elle, connaît tout le monde, dit Véronique en riant. Venez avec moi, vous allez voir. — Vrai, vous voulez bien? » dit la « nouvelle » dont le visage s'éclaira. Véronique lui tendit la main. « Je m'appelle Véronique Vayssière,... et vous? — Josette Grancher. — J'ai quinze ans, j'entre en seconde B.... - Moi aussi! dit Josette. Oh! cela me fait plaisir de penser que nous serons ensemble! Vous êtes très forte? — Je fais ce que je peux : j'aime beaucoup étudier. — Je suis sûre que nous nous entendrons ! » dit Josette en souriant. Véronique pensait que Nicole, se voyant désapprouvée par la plupart de ses camarades, ferait contre mauvaise fortune bon cœur et accueillerait la « nouvelle » sans manifester d'humeur. Mais elle comprenait aussi que Nicole lui en voudrait de l'avoir ainsi humiliée. En effet, comme elle arrivait avec Josette au bas du perron, elle entendit la fin d'une conversation qui la concernait. « Est-ce que ton cousin Renaud aime beaucoup Véronique? demandait Claudie avec curiosité. — Lui? Oh! ma foi, non! dit Nicole. S'il est aimable avec elle, c'est à cause de M. Vayssière, qui l'a aidé à aller en Amérique et peut encore faire beaucoup pour lui.... » Véronique fut indignée. Accuser de ce bas calcul un

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garçon comme Renaud, le plus désintéressé, le plus franc.... Peut-être ne comptait-elle pas autant pour lui que ses camarades de faculté, qui avaient son âge et faisaient les mêmes études.... Mais elle comptait plus que Nicole — cela, elle en était sûre! Obligée d'accueillir Josette, Nicole la reçut assez froidement. Les autres s'efforcèrent de réchauffer l'atmosphère. « Vous habitez Paris? demanda Mado. — Oui, pas loin d'ici,... et vous? — Nous aussi, avec nos parents et nos deux petits frères. — Mon père est mort il y a deux ans, dit tristement Josette. Je suis seule avec ma mère, car je n'ai ni frères ni sœurs. » Claudie, touchée, eut un mouvement de sympathie. « Ici vous ne vous sentirez pas seule, dit-elle amicalement. — Nous formerons un petit groupe qui ne se quittera jamais! » déclara Luce, aussitôt appuyée par sa jumelle. Véronique était tout heureuse de son succès. Mais en voyant l'expression de Nicole, elle comprit que la partie n'était pas encore gagnée. « Vous m'excuserez, dit brusquement celle-ci, il faut que j'aille m'inscrire à la bibliothèque. — Mais... est-ce que tu ne t'es pas inscrite tout à l'heure? demanda Claudie surprise. — J'ai oublié quelque chose, il faut que j'y retourne. Vous venez avec moi? » ajouta-t-elle en se tournant vers le groupe. L'intention était évidente; Nicole voulait emmener ses amies et laisser Véronique seule avec Josette. Une main sur la

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balustrade du perron, elle regarda son adversaire d'un air de défi. « Nous verrons bien qui l'emportera! » semblait-elle dire. Deux ou trois intimes la suivirent. Mais Claudie, qui avait compris la manœuvre, ne bougea pas. « Eh bien, Claudie? insista Nicole. — Je n'ai rien à faire à la bibliothèque, je t'attends ici avec Véronique, dit tranquillement la jeune fille. — Nous aussi, dit Luce. N'est-ce pas, Mado? — Oui, Nicole nous rejoindra tout à l'heure. » Cette fois, c'était Véronique qui souriait. Nicole lui jeta un regard furieux et descendit le perron, suivie de ses fidèles. « Nicole voudrait toujours commander, dit Claudie. Il faut lui montrer que nous ne nous laissons pas faire, sinon elle deviendra insupportable. — J'espère que ce n'est pas à cause de moi,... murmura Josette. — Pas du tout! elle est toujours comme cela : Véronique, qui a passé les vacances avec elle, peut vous le dire. Cela n'a aucune importance, n'y pensons plus. Mais il faut nous tutoyer, Josette. Tu entres en seconde, je pense? — En seconde B, oui. — Alors nous serons toutes ensemble. J'espère que tu n'es pas trop bûcheuse : moi j'ai évité le redoublement de justesse.... Les études, ce n'est pas mon fort; si mes parents ne tenaient pas tant à ce-que je passe au moins mon bac.... — Qu'est-ce que tu aimes, alors? — Le sport... et puis aussi la maison. Je pense que je suis faite pour devenir mère de famille et avoir beaucoup d'enfants. Et toi, Josette? — Moi, je ne sais pas encore ce que je ferai. Maman

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travaille dans un journal, elle m'y fera peut-être entrer. — Mado et moi, dit Luce, nous aurons une ferme. Je m'occuperai des poules, et Mado de la laiterie. Nous épouserons deux jumeaux et tous nos enfants seront pareils. — Vous avez déjà trouvé les jumeaux? demanda Claudie. — Non, mais nous avons la ferme. Elle appartient à notre grand-mère. Nous nous occuperons des jumeaux après la philo. — Et toi, Véronique? » La fillette réfléchit un instant. « Je ne sais pas encore, dit-elle. J'aimerais bien être explorateur comme papa,... mais ce n'est guère un métier pour une femme, surtout une fois mariée. — Et tu n'as pas l'intention de rester vieille fille? — Pas si je peux faire autrement, dit Véronique. — Tu pourrais épouser un explorateur, dit Luce, qui aimait évidemment les situations arrangées d'avance. — Et si j'ai des enfants? On ne peut pas les élever chez les sauvages. — Tu les mettrais dans un panier, sur le dos d'un éléphant », suggéra Claudie. Les autres se mirent à rire. En sortant de la bibliothèque, Nicole aperçut de loin le petit groupe qui semblait s'amuser beaucoup. Elle s'arrêta un instant, hésitant à revenir vers le perron, puis, délibérément, tourna le dos et se dirigea à l'opposé, où se trouvait le pavillon de gymnastique. « Elle ne revient pas,... murmura Véronique en s'assombrissant. — Laisse-la donc faire sa mauvaise tête, dit Claudie.

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« J'aimerais bien être explorateur comme papa.... » 20

Quand elle verra comme nous nous amusons, elle sera la première à nous rejoindre. » Les portes du parloir s'ouvrirent : Mlle Rival avait convoqué les élèves pour une petite conférence préliminaire, comme elle le faisait tous les ans. De tous les coins de la cour, on se dirigea vers la directrice. Nicole, malgré son désir habituel d'être au premier rang, s'arrangea pour se trouver dans les dernières, afin de bien montrer qu'elle faisait bande à part. Dès maintenant il était clair que la seconde B serait divisée en deux clans : celui de Nicole et celui de Véronique. Un groupe de leurs camarades avait déjà pris parti : le reste devrait le faire un jour ou l'autre. « C'est dommage!... pensa Véronique. Ce serait tellement mieux si tout le monde s'entendait! » Mais elle ne regrettait rien; elle était sûre d'avoir bien agi. Et le sourire que lui jeta Josette pendant le discours de Mlle Rival la payait d'avance de toutes les difficultés qu'elle pouvait prévoir.

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II MADAME ESGANDE,

qui donnait l'hospitalité à Véronique, habitait hors de Paris, à une bonne demi-heure de métro du cours Rival. M. Vayssière jugeait que la longueur du trajet était largement compensée par l'agréable compagnie de la jeune femme et de Lilo, son petit garçon. Après son enfance solitaire, Véronique avait besoin d'un foyer que lui-même, souvent absent, pouvait difficilement lui donner. Chaque jour, en sortant du cours, Véronique se hâtait donc de s'engouffrer dans la station la plus proche. Le long parcours ne lui pesait pas : quand elle n'y relisait pas ses

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leçons, elle songeait à son père, à son cousin Biaise, à tous les événements de sa vie. Quelques jours après la rentrée, il y avait eu une interrogation orale sur Racine. Véronique, qui adorait les tragédies classiques, répondit avec son enthousiasme coutumier. « Je voudrais que toutes les élèves connaissent leur programme aussi bien que vous! » déclara le professeur. Nicole affecta de hausser les épaules, mais à la sortie du cours, Babette, une de ses intimes, aborda Véronique : « Tu comprends quelque chose, toi, à ce devoir sur la tragédie et le drame romantique? — Oh oui! dit Véronique, mon père me l'a expliqué l'été dernier. — Alors... est-ce que tu ne pourrais pas m'aider un peu? — Mais bien sûr! dit Véronique. J'ai même des notes làdessus, veux-tu que je te les passe? » Le soir même, la réputation de Véronique était établie : une fille « formidable », et chic avec cela, ne demandant qu'à rendre service! Nicole elle-même comprit qu'à s'opposer ouvertement à une adversaire de cette taille, elle risquerait d'affaiblir son propre personnage. Mieux valait attendre et voir venir. Josette — bonne élève, elle aussi — était très fière de l'amitié de Véronique. Souvent, après l'étude qui succédait au déjeuner et se terminait à trois heures, elles faisaient ensemble un bout de chemin, soit seules, soit avec les jumelles qui habitaient dans la même direction. Elles avaient tant de choses à se dire qu'elles escortaient Véronique jusqu'au métro, ne se séparant que devant le portillon et laissant parfois filer plusieurs rames.

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Un jour, à la station Franklin-Roosevelt, où elle avait l'habitude de changer, Véronique décida de descendre et de continuer son chemin à pied. Elle avait fini son travail de la semaine et un peu de marche lui ferait du bien. A la sortie du métro, elle s'arrêta pour regarder la devanture d'une librairie. La contemplation des livres l'absorba un bon moment. Gomme elle se décidait à partir, un flot de voyageurs sortit de la bouche du métro; Véronique crut reconnaître Josette. « Ce n'est pas possible! pensa-t-elle. Nous nous sommes quittées il y a vingt minutes. Si elle devait venir par ici, elle serait venue avec moi.... » Elle n'y pensa plus. Mais, deux jours plus tard, s'étant attardée cette fois à l'intérieur de la station, elle vit Josette descendre d'une rame qui entrait en gare. Sans réfléchir, Véronique s'élança derrière elle. « Josette! appela-t-elle. Josette! » Celle-ci se retourna vivement. En reconnaissant Véronique, elle parut hésiter, puis s'arrêta pour l'attendre. « Que fais-tu donc ici? lui demanda Véronique en riant. Si tu m'avais dit que tu avais affaire de mon côté, je t'aurais attendue, nous aurions fait route ensemble. — C'est que... », balbutia Josette. Véronique se troubla à son tour. « Je n'aurais pas dû lui parler! » pensa-t-elle. Mais il était trop tard, elle ne pouvait plus reculer. « Excuse-moi,... murmura-t-elle. Je ne voulais pas être indiscrète. » Mais déjà Josette s'était ressaisie. « Au fond, dit-elle, j'aime mieux que tu saches. Je te demande seulement de ne pas en parler devant les autres.

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Je suis pressée, mais si tu veux m'accompagner jusqu'à l'autobus, je te dirai tout. » Tout? La curiosité dévorait Véronique. Que signifiait ce mystère? De quoi ne fallait-il pas parler? Ce n'était rien de mal : elle connaissait déjà assez Josette pour en être sûre. Mais alors? Elles sortirent du métro et traversèrent les ChampsElysées. Un moment de silence s'écoula : Véronique n'osait pas interroger; Josette semblait gênée de parler la première. A la fin, elle se décida. « Je ne voulais rien dire, Véronique, car je sais qu'au Cours elles me critiqueraient.... Elles ne m'ont déjà accueillie que grâce à toi — mais si, mais si, ne dis pas le contraire, je le sais bien, va! Alors, comme j'ai décidé de faire quelque chose pour aider ma mère.... — Tu travailles? dit Véronique. Mais c'est très bien, cela! Et qu'est-ce que tu fais? — Du cinéma. — Du cinéma! » répéta Véronique surprise. Elle ne comprenait pas; on allait au cinéma pour se distraire : cela coûtait de l'argent, cela n'en rapportait pas. « Je suis figurante », expliqua Josette. Véronique ouvrit de grands yeux. C'était vrai : en dehors du cinéma qu'elle connaissait — la salle obscure, l'écran, la succession des images — il existait un autre cinéma, celui où ces images prenaient corps. Ce cinéma-là, elle l'imaginait par ce qu'en disaient les journaux : il était peuplé de vedettes dont le monde entier connaissait le nom, qui semblaient appartenir au domaine du rêve plutôt qu'à la réalité quotidienne. Que des gens qu'elle voyait tous les jours — une fille de son âge, une élève de seconde B au cours Rival —

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pussent participer à cette vie fascinante, Véronique ne parvenait pas à y croire. « Toi! » dit-elle avec stupéfaction, regardant sa camarade comme si elle la voyait pour la première fois. « Ecoute, dit Josette, je cherchais à travailler un peu en dehors de mes heures de classe. L'été dernier, un ancien ami de mon père, qui est assistant metteur en scène, m'avait déjà procuré une figuration. Le mois passé, j'ai entendu dire qu'on cherchait de jeunes figurants, je me suis présentée. Justement on tourne en fin de journée, de quatre heures à sept.... — Ta mère ne le sait pas? demanda Véronique. — Oh si ! je ne voudrais pas faire une chose aussi importante sans le lui dire. Elle avait un peu peur que ça ne me gêne dans mon travail, mais je suis la classe sans difficulté. — Ce doit être merveilleux! dit Véronique enthousiasmée. Et sur quoi est-il, ce film? Quel rôle joues-tu? — Pour des figurants, on ne parle pas de rôle! Il s'agit de jeunes gens qui font partie d'une bande d'étudiants : certaines scènes se passent en Sorbonne, nous sommes assis sur des bancs d'un amphithéâtre et nous écoutons le professeur. — Le professeur, c'est un. comédien? — Oui, mais ce sont des jeunes qui ont les grands rôles. La principale, c'est Audrey Hepburn. — Audrey Hepburn? la vraie, celle des magazines? — Elle-même. C'est une production internationale : elle est venue à Paris pour tourner. — Et tu la vois? tu l'approches? Oh! Josette, quelle chance tu as! Je ne sais pas ce que je donnerais, moi, pour entrer dans un studio et voir de près toutes ces vedettes !

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— Si tu veux, dit Josette, un jour je t'emmènerai. Tu pourras te mettre dans un coin et regarder tout ce qui se passe. — C'est permis? — II faut un laissez-passer, mais je pourrai sans doute t'en avoir un. » Véronique était ravie. Toute la soirée, elle ne pensa qu'au jour où elle pénétrerait dans un studio. Elle ne pouvait en parler à personne, Josette lui ayant fait promettre de garder son secret, mais le lendemain elle acheta une revue de cinéma et se plongea dans la contemplation des vedettes. Il lui semblait déjà se sentir plus près d'elles que les simples mortels qui ne connaissent personne dans un studio.

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Le lendemain, en sortant du cours, elle aperçut de loin, rangée au bout de la rue, une grande voiture grise qu'elle reconnut pour celle des Arguel, voisins éloignés de la propriété de M. Vayssière. Eric d'Arguel lui-même se tenait debout près de la voiture. A son habitude, il était d'une élégance raffinée : pantalon de flanelle grise au pli impeccable, veste de gros tweed, cravate aux couleurs du collège anglais où il avait passé trois mois l'hiver précédent. Les mauvaises langues disaient qu'on l'avait expédié en Angleterre à la suite de son renvoi de deux lycées, mais Eric, lui, affirmait que l'Angleterre était le seul pays où l'on sache fabriquer un gentleman. Reconnaissant Véronique, il s'avança pour la saluer. Les jumelles, qui accompagnaient leur camarade, le regardaient avec la curiosité qu'éprouvé toujours une fille devant un garçon inconnu. Véronique fit les présentations. Puis Nicole, qui connaissait aussi Eric, les rejoignit. Véronique demanda à Eric des nouvelles de ses sœurs : Caroline et Yvonne, qu'elle n'avait pas vues depuis l'été. « Elles vont bien, elles se querellent comme toujours. Tu les verras d'ailleurs bientôt, Véronique. Je pense que Nicole t'a fait la commission? — Je... je n'ai pas encore eu le temps, dit Nicole d'un air gêné; — Eh bien, je la ferai moi-même. Je vous reconduis toutes les deux? Où habites-tu, Véronique? — Oh! très loin, à Puteaux. Mais je n'y vais pas maintenant, j'ai une leçon de dessin. — Puteaux! » répéta Eric en haussant les sourcils, l'air aussi surpris que si Véronique avait annoncé qu'elle

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habitait au pôle. Le coup d'œil qu'il lança aux autres semblait dire : « Est-ce qu'on peut habiter Puteaux? » « Je sais bien qu'avec la crise du logement, on ne choisit pas! » fit-il avec condescendance. Mais Véronique était bien décidée à ne pas se laisser snober. « Où donc est ton chauffeur, Eric? demanda-t-elle. Je croyais que ton père t'avait interdit de prendre la voiture seul.» Eric parut un peu mal à l'aise. « En principe, oui, dit-il. Mais c'est tellement ridicule, ce permis à dix-huit ans! En Angleterre, je l'aurais déjà.... — Quel âge as-tu donc? — Mais... dix-sept, ma chère Véronique! » dit Eric qui devait les avoir le mois suivant. La fillette sourit avec malice. « Dix-sept ans! En quelle classe es-tu donc? En math? En philo? » C'était sa petite vengeance. Eric, qui redoublait sa seconde, feignit de ne pas avoir entendu. « A propos, quelle était donc cette commission que Nicole devait me faire? demanda Véronique. — T'inviter à une surprise-partie samedi prochain. Tu es libre, j'espère? J'ai un cavalier pour toi : André, un charmant garçon.... Tu pourras peut-être t'habiller chez Nicole : nous vous emmènerons ensemble? » « Il ne me propose pas de venir me chercher à Puteaux !» pensa Véronique. Mais la perspective d'aller danser lui faisait voir tout en rosé, même le snobisme d'Eric. Elle pensa à la surprise-partie toute la soirée. Le lendemain, en arrivant au cours elle s'apprêtait à en parler à Josette, lorsque celle-ci la prit à l'écart.

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« Véronique, dit-elle, j'ai quelque chose pour toi. Une entrée au studio pour samedi après-midi : regarde, la voici ! — Samedi après-midi! s'écria Véronique désolée. — Oui, c'est le dernier jour, expliqua Josette. Mais qu'as-tu donc? Cela ne te fait plus envie? — Oh si! Mais samedi, justement, je suis invitée à une surprise-partie chez des amis de Normandie. Et j'ai accepté.... — Alors, tant pis, dit Josette. L'occasion se retrouvera sûrement. J'ai déjà un autre engagement en vue. — Mais pas avec Audrey Hepburn! J'aurais tant voulu la voir en chair et en os ! — Pour ça, il y a moyen de s'arranger. Viens avec moi ce soir : tu n'entreras pas, mais tu la verras arriver. — C'est vrai? » dit Véronique ravie. Elles sortirent ensemble du cours. Le studio était éloigné; après le métro, il fallait prendre un autobus qui enfila une grande avenue populeuse, puis circula entre des rangées de maison plus basses, quelques-unes entourées de jardins. Elles descendirent en face d'un mur dans lequel s'ouvrait une large grille surmontée des lettres S. G. D. « C'est ici, expliqua Josette : Société Cinématographique Dutour. » Derrière la grille s'amorçait une longue allée bordée de bâtiments : tout au bout, on - apercevait une maison blanche flanquée de massifs verts. « II faut que j'attende ici? demanda Véronique. — Non, viens jusqu'au fond, c'est là-bas qu'est l'entrée des studios. Tu ne pourras pas y pénétrer aujourd'hui, car il faut montrer sa carte.

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C'était curieux de voir tous ces Égyptiens tirer sur leurs cigarettes. 31

— Vous êtes joliment bien défendus! remarqua Véronique. — C'est qu'il y a tant de gens qui cherchent à se faufiler pour voir tourner un film! Si on laissait entrer tout le monde, il n'y aurait plus de place pour les artistes. » Elles s'avancèrent vers la maison blanche. Tout autour s'étendait ce qui apparut à Véronique comme un immense jardin : des constructions énormes — certaines d'entre elles ressemblaient à un hangar d'aviation — s'élevaient ça et là entre les massifs. « Ce sont les studios », expliqua Josette. Devant l'un des bâtiments se trouvait un groupe d'hommes et de femmes vêtus de costumes bizarres : robes traînant jusqu'à terre, coiffures compliquées en forme d'animaux. « On tourne Cléopâtre, dit Josette. Ils viennent fumer dehors : à l'intérieur ce n'est pas permis. » C'était curieux de voir tous ces Egyptiens tirer sur leur cigarette comme des hommes du xxe siècle. Véronique aurait bien voulu les approcher, mais c'était impossible. Le concierge, assis derrière un portillon, examinait avec attention toutes les cartes. « Je suis en avance, dit Josette. Restons ici, nous verrons arriver Audrey Hepburn. — Elle vient en voiture, naturellement? — Oh oui! mais la voiture n'entre pas dans l'allée : tu auras tout le temps de la regarder. » Elles attendirent un moment, puis une voiture s'arrêta devant la grille; une jeune femme descendit vivement et poussa le battant. « C'est elle! » murmura Véronique. La jeune femme s'avança rapidement, sans paraître

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prendre garde aux regards admiratifs qui la suivaient. Une foule de gamins, sortis d'on ne sait où, s'était massée derrière la grille et poussait une clameur d'admiration. Le rébarbatif concierge lui-même s'était levé et portait la main à sa casquette. En franchissant le portillon, la vedette se retourna légèrement : ses yeux rencontrèrent ceux des deux jeunes filles, elle leur sourit, puis disparut. « Elle est encore plus jolie qu'à l'écran! » dit Josette. Mais Véronique ne l'écoutait pas. Comme dans un rêve, elle vit son amie tendre sa carte au cerbère et s'éloigner à son tour dans les dédales du royaume enchanté. « Penser que j'aurais pu, samedi..., se dit-elle. Oh! pourquoi toutes les choses agréables arrivent-elles à la fois? » Devant ce nouveau monde entrevu, même la surprisepartie, maintenant, lui semblait fade. Le samedi, tout en dansant, elle ne put s'empêcher de penser à Josette et au studio. Elle s'amusait, pourtant : l'orchestre était bon, le buffet succulent, le cavalier choisi par Eric excellent danseur. Mais tout ce qu'elle aurait vu là-bas dépassait de si loin le plaisir de la danse! La surprise-partie touchait presque à sa fin quand on sonna à la porte. Eric alla ouvrir; on l'entendit pousser une exclamation de surprise; quelques instants plus tard, il reparut, accompagné d'un grand garçon blond, au visage ouvert et souriant. « Renaud! Ah! ça, par exemple! s'écria Nicole en reconnaissant son cousin. Mais quand je t'ai parlé de la surprise-partie, avant-hier, tu m'as dit qu'avec ton externat tu n'avais plus le temps de danser! — C'est pour cela que je viens si tard, dit le jeune homme en souriant. — Tout de même, tu aurais pu.... 33

— Ne grogne pas, je t'en prie! Bonjour, Babet, bonjour, Véronique... tu danses? » Sans savoir comment, Véronique se trouva emportée dans un tourbillon. Elle n'aurait même pas pu dire si Renaud dansait bien :. elle était simplement heureuse de le revoir et fière qu'il l'eût invitée la première. « Je suis content de te trouver. Je pensais bien que tu serais là! dit Renaud. — Est-ce que?... » Elle s'arrêta net. « Tu veux dire : est-ce pour cela que je suis venu? Mais bien sûr, Véronique! Je ne sais même pas où tu habites : comment aurais-je fait pour te retrouver? - Tu avais donc envie de me revoir? — Mais bien sûr! Pas toi? » Elle répondit : « Oh! si! » avec tant de vivacité que tous deux se mirent à rire. La glace était rompue; ils se retrouvaient amis comme avant. Ils parlèrent du voyage de Renaud en Amérique et de leurs études à tous deux. Puis Renaud lui proposa de la reconduire à motocyclette : elle accepta sans hésiter, oubliant même qu'elle avait laissé chez Nicole ses vêtements de tous les jours. En arrivant chez Mme Escande, il lui semblait qu'elle venait de vivre une journée merveilleuse. Elle ne pensait plus à Josette ni au cinéma.

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III LE LUNDI,

au cours Rival, on parla beaucoup de la surprise-partie. Les jeunes filles qui avaient aperçu Eric d'Arguel et sa somptueuse voiture s'intéressaient tout particulièrement à ce qui le concernait. Nicole, qui considérait Eric un peu comme sa propriété, donnait complaisamment force détails sur le jeune homme, ses sœurs et sa famille. « Et toi, Véronique, il ne te plaît pas? » demanda Luce. Véronique faillit répondre spontanément : « J'aime mieux Renaud! » mais elle s'arrêta à temps : si une telle phrase parvenait aux oreilles de Nicole, celle-ci ne manquerait pas de faire des bavardages. Et cela, Véronique ne le voulait à aucun prix!

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A Josette, en qui elle avait confiance, elle eût peut-être avoué la joie qu'elle avait éprouvée à revoir le jeune étudiant. Mais Josette, ce jour-là, était absente. Gomme elle n'avait prévenu personne qu'elle manquerait, il était probable qu'elle était malade. « Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé de grave! » pensait Véronique, un peu inquiète. Elle attendit le lendemain avec impatience, mais le lendemain, Josette ne parut pas non plus. A la fin du cours de l'après-midi, Mlle Rival en personne entra dans la classe. Un murmure courut parmi les élèves : pour que la directrice se montrât, il fallait un événement sérieux. Tout le monde se leva : Mme Camus, le professeur d'histoire, qui achevait son exposé sur Louis XIII, fit comme ses élèves. Mlle Rival était de taille au-dessous de la moyenne, mais son air d'autorité la grandissait au point que partout où elle se trouvait, elle semblait dominer les autres de la tête. Auprès d'elle, Mme Camus, deux fois plus volumineuse pourtant, faisait figure de petite fille. « Vous m'excuserez, madame, dit Mlle Rival, mais j'ai une communication à faire à ces demoiselles. Il s'agit, mes enfants, d'une de vos condisciples, Josette Grancher. » Nicole haussa ostensiblement les épaules : elle voulait montrer que ce qui concernait Josette ne l'intéressait pas. Mais personne ne suivit le mouvement; depuis la rentrée, Josette s'était fait aimer de toutes ses camarades. « Josette Grancher, poursuivit Mlle Rival, a eu un petit accident dimanche dernier. Rien de grave, rassurez-vous : une chute sur le genou, qui a provoqué un épanchement

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de synovie. Mais Josette est immobilisée pour deux semaines au moins, donc incapable de venir en classe.... Comme elle peut travailler chez elle, il suffirait qu'une de vous aille lui porter les cours.... Vous me comprenez : qui s'en charge? » Plusieurs élèves levèrent la main. « Très bien, je vois que nous ne manquons pas de volontaires. Josette Grancher, grâce à vous, ne risquera pas de perdre une année. Qui veut commencer? — Moi, mademoiselle, si vous voulez, dit Véronique. J'ai tout le temps de passer chez Josette avant de rentrer à la maison. — C'est entendu », acquiesça Mlle Rival. Elle promena sur la classe son regard perçant, puis descendit de l'estrade et sortit de la salle avec la majesté d'un Napoléon. Dans la cour, on commenta l'accident de Josette. « Je me demande comment ça lui est arrivé, dit Luce. Heureusement que ce n'est pas grave ! ajouta Claudie. — Ce serait trop dommage qu'à cause de cela elle soit obligée de redoubler. — Surtout elle, qui aura besoin de gagner sa vie très jeune, ajouta Nicole. — Surtout elle, qui est une des meilleures élèves de seconde! » répliqua vivement Véronique. Les jumelles l'escortèrent jusque chez Josette, qui habitait près du cours. En chemin, elles s'arrêtèrent chez une fleuriste : Véronique choisit de petites rosés d'arrière-saison, dont la vendeuse lui garantit qu'elles tiendraient toute la semaine. Avec trois brins d'asparagus, l'effet était vraiment charmant. « Tu crois que Josette les aimera? demanda-t-elle.

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— Sûrement! » appuya Luce, et la voix de Mado répéta comme un écho : « Oh! sûrement!... » La maison qu'habitait Josette était neuve, mais modeste : pas de tapis dans l'escalier, des murs de ciment unis, peints en jaune. « Au septième gauche », avait dit la concierge. A mesure que l'ascenseur montait, les paliers devenaient plus lumineux; le soleil couchant, jouant sur le jaune des murs, leur donnait une couleur chaude et dorée. La clef était sur la porte. Véronique sonna. « Entrez ! » cria de l'intérieur la voix de Josette. Véronique tourna la clef et entra. Elle se trouva dans un studio assez vaste : quelques gravures anciennes agrémentaient les murs blancs. Deux divans, une table, quelques chaises formaient tout le mobilier; mais l'ensemble était clair, net et propre : un bouquet d'anémones dans un pot de grès chatoyait gaiement au soleil. « C'est toi, Véronique? Oh! comme je suis contente! » dit la voix. , Josette était assise devant la fenêtre, la jambe allongée sur un tabouret. Elle se souleva et tendit la main à son amie. « Et tu m'as apporté des rosés! Quelle folie! II ne fallait pas... », murmura-t-elle. Mais ses yeux brillaient de plaisir : les rosés étaient sa fleur préférée. « Veux-tu me les arranger, puisque je ne peux pas bouger? Tiens, prends le vase de verre, là, dans le placard. Tu trouveras de l'eau à la cuisine. » Véronique mit les rosés dans l'eau et posa le bouquet près de son amie. « Maintenant, tu vas tout me raconter, dit-elle en s'asseyant. Où as-tu eu cet accident? Au studio? — Non, en rentrant. C'était le dernier jour, on tournait

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les derniers ensembles. Nous sommes donc restés beaucoup plus tard que de coutume; j'avais peur que maman s'inquiète, j'ai couru; dans le noir, j'ai manqué le bord du trottoir. C'est vraiment trop bête! » et Josette se mit à pleurer. « Pense, Josette, que tu as eu de la chance malgré tout; c'aurait pu être beaucoup plus grave! dit gentiment Véronique. Si tu t'étais cassé une jambe, tu serais au lit pour des mois. -— Je sais bien! dit Josette. Mais tout de même, juste en ce moment.... — Pourquoi « en ce moment? » Ce serait pire à la fin du trimestre, à l'époque des compositions. — Je ne pensais pas aux études, mais au cinéma. C'est vrai, tu ne sais pas, j'oubliais que je ne t'ai pas revue depuis samedi.... A propos, t'es-tu bien amusée? — Très bien! déclara Véronique. — C'était joli? Comment étais-tu habillée? Et le buffet? Est-ce qu'il y avait du Champagne? — Oui, tout était parfait. Je n'ai pas été beaucoup au buffet, je n'avais pas le temps, je m'amusais trop, mais c'était délicieux.... — Et Nicole? elle ne faisait pas trop de manières? — Comme toujours, tu sais bien qu'elle ne peut pas s'en empêcher. Yvonne et Caroline d'Arguel sont beaucoup plus simples : quel dommage qu'elles ne puissent rester cinq minutes ensemble sans se quereller! — Elles devraient prendre modèle sur Luce et Mado! dit Josette en riant. Tu as beaucoup dansé, je suppose? — Énormément. Et puis, j'ai revu Renaud.... » En prononçant le nom du jeune étudiant, elle ne put s'empêcher de rougir.

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« Décidément, il te plaît beaucoup! dit malicieusement Josette. — C'est vrai, reconnut Véronique. Je ne sais pas pourquoi. Mais auprès de lui les autres garçons me paraissent bêtes, puérils, sans intérêt. — S'il pense la même chose de toi, c'est parfait! dit Josette. — Malheureusement, je ne sais pas. Je crois qu'il a de l'amitié pour moi.... Mais je ne veux pas y penser, cela ne sert à rien. Parlons plutôt de toi, Josette. C'est encore heureux que cet accident te soit arrivé le dernier jour où tu devais tourner! — C'était le dernier jour pour La Ronde du Printemps.

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Mais ce qui me désole, c'est que justement j'allais figurer dans une nouvelle production. — Laquelle? — Le film s'appelle Au bout du monde. On a besoin de/ figurants pour les premières scènes, pendant une quinzaine de jours environ. — Alors de toute façon ce n'aurait pas été grandchose. — Je sais, dit Josette. Mais c'est un autre metteur en scène, une équipe nouvelle. Après cet engagement-là j'en aurais sûrement eu très vite un autre, puis encore un autre.... Tandis qu'en manquant le premier, mon nom sera effacé des listes et on ne pensera plus à me convoquer. — Mais c'est injuste! s'écria Véronique. Si tu manquais par ta faute, je comprendrais, mais en faisant savoir que tu es malade.... — Cela n'y fera rien : ils ont besoin de figurants; ils mettront quelqu'un d'autre à ma place. Et quand je reviendrai, j'aurai bien du mal à la reprendre, à supposer que j'y arrive jamais.... — Et si tu te faisais remplacer par une de tes camarades, quelqu'un dont tu sois sûre? — Je ne suis sûre de personne. D'ailleurs, ce n'est pas à moi de me trouver une remplaçante, ils s'en occuperont euxmêmes — et il s'en présentera dix pour une, tu penses bien! » Josette poussa un grand soupir. Véronique fixait le plancher d'un air songeur. Tout à coup elle releva la tête, son visage s'éclaira : « Si tu voulais, Josette?... dit-elle. - Si je voulais quoi? — Est-ce que je ne pourrais pas, moi?... Tu sais qu'en moi tu peux avoir confiance.... Si tu crois que j'en suis

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capable, bien entendu!... Mais après tout, il ne s'agit que de figurer.... » Josette hocha la tête. « Je voudrais bien, Véronique. Mais comment faire? Je te l'ai dit, quand on saura que je suis malade, on me remplacera sans me demander mon avis. — Tu ne comprends pas! Tu m'as dit qu'il s'agissait d'une nouvelle équipe; tu n'y es donc pas connue? — En effet, c'est une agence qui m'a recommandée au metteur en scène. — Le metteur en scène, lui, ne t'a jamais vue? — Non, jamais. — Ni personne de la production non plus? — Non, mais je ne saisis pas.... — Écoute.... Suppose que la semaine prochaine je me présente là-bas à ta place — sous le nom de Josette Grancher. Personne ne peut s'en apercevoir, puisqu'on ne te connaît pas? — Evidemment, mais.... — Attends, laisse-moi finir.... D'après ce que tu m'as dit, cette figuration doit durer une quinzaine de jours. Ça te laisse donc tout le temps de guérir. Ainsi ton nom restera sur la liste, et une autre fois, on te demandera de nouveau.... » Josette réfléchissait. L'idée, qui lui avait d'abord paru fantastique, faisait peu à peu son chemin. « Après tout... murmura-t-elle. Il n'y a pas beaucoup de chances pour que je retrouve là-bas des gens de connaissance : presque toute la figuration de La Ronde du Printemps a été retenue pour un autre film.... Et puis, en somme, il ne s'agit que de quinze jours.... — Alors, dit Véronique, c'est oui? » , Josette hésitait encore.

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« Tu crois que tu pourras? Il faut être au studio tous les jours de quatre à sept heures. Cela te fera rentrer très tard à la maison. — Mme Escande elle-même ne rentre pas avant huit / heures : elle a des répétitions après son cours. D'ailleurs/ je la préviendrai : je lui dirai que tu es malade et que je veux te rendre un service. Je la connais : elle ne me posera pas de questions. — Es-tu sûre aussi que ce travail supplémentaire ne te gênera pas pour celui du cours? — Tu le fais bien, toi! — Moi, j'ai l'habitude. J'apprends mes leçons dans le métro, ou là-bas, pendant les pauses. — Eh bien, je m'y mettrai! déclara Véronique avec énergie. D'ailleurs ce n'est que pour quelques jours. Je suis si contente de pouvoir te rendre service. Et puis, il faut l'avouer, cela m'amuse aussi! » ajouta-t-elle franchement. * * * Malgré tout, en se rendant au studio, quelques jours plus tard, Véronique regrettait presque son audace. En parlant à Josette, elle n'avait vu d'abord que les beaux côtés de l'aventure; depuis qu'elle ne cessait d'y penser, la chose lui apparaissait sous un jour tout différent. « C'est peut-être plus difficile que je ne l'imagine, songeait-elle. Et si je fais un geste maladroit, un pas à contretemps? Josette dit bien qu'il n'y a qu'à suivre les autres. Mais suivre, ce n'est pas toujours si simple.... A l'orphelinat, étant petite, j'ai souvent joué la comédie. Mais c'était seulement devant les dames du comité : pas

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pour un film qui passera dans une vraie salle, devant de vrais spectateurs.... » Si encore elle avait eu quelqu'un pour l'encourager! Mais elle ne pouvait parler de l'affaire à personne : c'était le secret de Josette et non le sien. Devant cette dernière, en allant lui porter les leçons de la journée, elle faillit se laisser aller à avouer ses appréhensions. Juste à ce moment, Josette lui sourit gaiement. « Je suis si heureuse, Véronique, depuis que tu m'as promis de me remplacer! Comme ça je ne manquerai rien, ni mes cours ni le cinéma. Grâce à toi, je ne regrette presque plus d'être malade.... » Le moyen, après cela, d'aller lui dire qu'on a réfléchi, qu'on n'est pas sûr de soi,... qu'on a peur? « Parle-moi du film, dit Véronique. Comment s'appelle-til? Est-ce que tu connais le sujet? — Le titre actuel est : Au Bout du Monde. Mais, tu sais, cela ne signifie rien : un film change souvent plusieurs fois de titre pendant qu'on le tourne. — Et l'histoire? — Ah! cela, je ne la connais pas. Ce n'est pas comme si j'avais un vrai rôle. — Tu ne sais pas non plus le nom des acteurs? — Ce sont tous des jeunes. La vedette s'appelle Alicia Hunter. Elle a déjà tourné deux ou trois fois, je crois. — Tu la connais? — Non, pas du tout. Son partenaire, c'est Rody Vernin, que tu as sûrement déjà vu à l'écran. — Tu sais, aux Falaises, je n'allais pas souvent au cinéma, avoua Véronique. Pourtant Rody Vernin, oui, je me rappelle.... C'est bien celui qui jouait dans Hardi les gars?

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— Oui, c'est lui. Il est bien, n'est-ce pas? » dit Josette avec enthousiasme. Elle donna aussi à Véronique le nom du metteur en scène, Hamard, et celui du directeur de production, Guérin, qui avait engagé les figurants. « Tu prendras ce papier, expliqua-t-elle, tu le remettras à M. Guérin et tu n'auras plus à t'occuper de rien : on vous expliquera ce que vous devez faire. — Les autres figurants ne me poseront pas de questions? — La plupart sont des étudiants, m'a-t-on dit : c'est pour cette raison qu'on tourne les scènes d'ensemble à des heures où ils se trouvent libres. C'est très à la mode, en ce moment, d'employer dés étudiants. »

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* * * Maintenant Véronique, son papier à la main, hésitait devant la grille des studios. Ce n'étaient pas ceux où elle avait escorté Josette, mais ils se trouvaient dans le même quartier et leur ressemblaient beaucoup : des bâtiments épars dans une sorte de parc, des massifs, des allées sablées où des groupes se promenaient en bavardant. « Si au moins je pouvais éviter le concierge! pensait Véronique. Il me fait peur, avec ses galons.... J'ai l'impression qu'une fois à l'intérieur je me sentirai déjà plus tranquille. » Elle s'avança cependant, non sans trembler un peu, et tendit le papier que lui avait remis son amie. « Josette Grancher, c'est vous? » demanda le concierge. Véronique n'avait pas prévu cela. Est-ce qu'il se méfiait de quelque chose? Cette question directe la désarçonnait. Et s'il lui demandait une pièce d'identité? Elle aurait dû en emprunter une à Josette.... Mais alors on aurait bien vu que ce n'était pas sa photo.... Le concierge, heureusement, n'attendait pas de réponse à sa question. Il voyait devant lui, non une fraudeuse, mais simplement une jeune fille rouge jusqu'aux oreilles, visiblement émue. « Faut pas vous troubler comme ça, dit-il gentiment. C'est la première fois que vous venez, peut-être? On ne vous mangera pas, allez! Pour le Bout du Monde, c'est le studio 6, là-bas, le quatrième à droite. M. Guérin est déjà là.... Allez, bonne chance! » Réconfortée, Véronique s'engagea dans l'allée dont le sable crissait sous ses pieds. Un groupe de jeunes gens s'écarta pour la laisser passer, mais personne ne semblait faire attention à elle. 46

La porte du studio était ouverte. Véronique entra timidement et se trouva dans un passage étroit où deux hommes discutaient avec animation. Elle attendit qu'ils s'interrompissent et demanda où elle pouvait voir M. Guérin. « II est sur le plateau, première porte à droite.... Hé là! attention, attendez! le rouge est mis! » Au-dessus de la porte qu'il indiquait, en effet, une lumière rouge était allumée. Au-dessous, une pancarte lumineuse, rouge elle aussi, portait les mots : « On tourne. » Véronique se rappela qu'en effet Josette lui avait parlé de cette lumière rouge. Elle se demandait ce qu'elle devait faire quand le rouge s'éteignit brusquement. Presque aussitôt la porte s'ouvrit et un petit homme sec et nerveux sortit comme une trombe. « La figuration, par ici! » appela-t-il. Un jeune homme et une jeune fille, qui. étaient entrés derrière Véronique, se rapprochèrent. Véronique leur emboîta le pas et pénétra dans le studio. C'était un hall immense, de forme bizarre. On avait l'impression qu'un tremblement de terre était passé par la : des pans de mur s'avançaient vers le centre et s'interrompaient brusquement, coupés net : on voyait un coin de salon, un parquet brillant, des meubles Louis XV; un peu plus loin, la carlingue d'un avion ouverte en deux comme une maison de poupée, puis un bout d'oasis avec des palmiers plantés dans du sable et le ciel bleu peint sur une toile. Dans une grande cage, des antilopes vivantes, apeurées, se serraient les unes contre les autres comme des moutons. On venait évidemment de finir une scène. Un gros homme brun, une liasse de feuillets à la main, se dirigeait vers le salon, suivi d'une dizaine d'autres personnes : on roulait d'énormes projecteurs montés sur roues, traînant des câbles

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qui s'emmêlaient sur le sol. Un appareil singulier, qui ressemblait à un embarcadère, s'avançait, poussé par des machinistes. « Gare au travelling! écartez-vous! » cria quelqu'un. Véronique aurait bien voulu rester pour regarder. Mais ses deux compagnons se dirigeaient vers un groupe qui se trouvait au fond du hall. Elle les suivit : une jeune femme, munie d'un carnet, s'avança vers eux. « Vos noms, vous trois? demanda-t-elle d'une voix brève. — Josette Grancher », répondit Véronique. La jeune femme cocha un nom sur son carnet et se tourna vers le petit homme maigre qui revenait en courant toujours. « Ils sont au complet, monsieur Guérin, dit-elle. — Bon, fais-les habiller, alors. On commence par la scène du bal. Tâche qu'en smoking, ils n'aient pas l'air de sacs de pommes de terre. » La jeune femme haussa les épaules, ce que Véronique trouva très mal élevé. « Par ici », dit-elle sans se troubler. Véronique suivit le groupe. Tout s'était bien passé, personne ne faisait attention à elle. Elle commençait à avoir beaucoup moins peur.

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IV vers la loge des figurantes, Véronique se trouva rapprochée d'une fille brune à l'air avenant, qui lui avait souri dès l'entrée. Celle-ci lui adressa la parole : « C'est la première fois que vous venez? demanda-t-elle. — Oui, et vous? — A ce studio-ci, oui. Mais j'ai déjà fait de la figuration. Je suis en Sorbonne, en propédeutique, et mes parents ne peuvent pas m'envoyer beaucoup d'argent. Vous êtes étudiante aussi, je pense? EN SE DIRIGEANT

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— Oui, dit Véronique sans préciser qu'elle n'en était pas encore à l'année du bac. — Ce n'est pas ennuyeux de figurer, continua la brunette, et surtout c'est bien payé. J'aime mieux cela que de donner des répétitions ou de garder des enfants. Cette fois, malheureusement, nous n'en avons que pour une dizaine de scènes : toute la partie du film qui se passe aux colonies sera tournée uniquement par des Noirs. — Est-ce qu'ils iront la tourner en Afrique? interrogea Véronique. — Oh non! "ils n'ont pas assez d'argent pour cela. J'ai entendu dire que le producteur disposait de fonds très limités : une partie a été avancée par l'oncle d'Alicia Hunter, qui veut favoriser la carrière de sa nièce. — Vous connaissez Alicia Hunter? demanda Véronique. — Non, je connais Rody, comme tout le monde.... Mais je crois qu'on nous appelle : venez par ici, l'habilleuse va s'occuper de nous. » Elles entrèrent dans la loge, où une vingtaine de figurantes essayaient déjà des costumes. L'habilleuse, une jeune femme qui répondait au nom de Loulou, se démenait au milieu d'elles, les tarabustant à tour de rôle, ce qui ne semblait guère les émouvoir. La compagne de Véronique, Régine, qui la connaissait, lui dit bonjour et lui recommanda la nouvelle venue. « Fais-la voir un peu, dit Loulou. Bon, ça va. Si toutes les filles étaient tournées comme vous deux, il n'y aurait pas de problème. » Une robe de bal rosé et une bleue firent l'affaire; on eut un peu plus de mal pour les souliers, mais tout s'arrangea. Véronique eut l'impression que, du côté des hommes,

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on rencontrait plus de difficultés. La recommandation de Guérin : « qu'ils n'aient pas l'air de sacs de pommes de terre! » n'était certes pas superflue. « Pourquoi diable des smokings? grommelait en sortant de la loge des hommes un gros garçon qui semblait nettement gêné aux entournures. — C'est un bal à l'Interallié, dit sa voisine, tu ne voudrais pas y aller en veston? — Oh! moi, tu sais! » fit-il en haussant les épaules — ce qui provoqua un craquement inquiétant des manches du smoking. M. Guérin arriva en coup de vent, jeta un coup d'œil aux figurants et déclara que ça pouvait aller. « On va tourner, maintenant? demanda Véronique à Régine. — Oh! pas encore! dit celle-ci. Nous ne tournerons peut-être pas même aujourd'hui. — Alors pourquoi nous a-t-on fait habiller? — C'est toujours comme cela. Il faut être prêts si on avait besoin de nous. Viens, allons dans le studio, ce sera plus amusant. » Pendant que la figuration s'habillait, on avait commencé à tourner. Tous les projecteurs étaient braqués sur le décor qui représentait un salon : une jeune fille en vert était assise sur un divan dans une attitude d'abandon, fumant négligemment une cigarette. « Elle est rousse, comme moi! » pensa Véronique. En effet, le trait caractéristique de la jeune fille était une toison de cheveux roux, qui se répandaient en cascade sur ses épaules. Régine se pencha vers Véronique et chuchota :

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« C'est la vedette! — Elle? Alicia Hunter? » Régine fit signe que oui. Véronique la regardait de tous ses yeux, cherchant à découvrir, sous le charme juvénile d'Alicia, la flamme du talent qui la rendait célèbre. Devant le décor, sur des chaises disposées en demicercle, étaient assises une dizaine de personnes : M. Guérin, que Véronique connaissait déjà; puis, à côté de lui, un grand et gros individu entre deux âges, aux cheveux frisés, M. Hamard, le metteur en scène. Il tenait un énorme cahier qu'il semblait suivre avec attention. « Le scénario », expliqua Régine. Un peu plus loin, assise à une petite table séparée, une secrétaire notait tous les détails de la scène. Véronique devina que cette secrétaire était ce qu'on appelle la script-girl. On se rapportait sans cesse à elle pour savoir où on en était et ne pas commettre d'erreurs. « Ça ne va pas, Alicia! dit le metteur en scène d'un air ennuyé. Laissez cette cigarette, d'abord, le texte ne dit pas que vous fumez. — Il y avait trop longtemps que j'en avais envie, répliqua la jeune fille sans s'émouvoir. • Vous pourriez attendre que nous ayons fini la scène. » Elle haussa les épaules, tira encore quelques bouffées et posa la cigarette à côté d'elle. Comme elle n'avait pas pris la peine de l'éteindre, l'assistant de Hamard s'avança sur la scène et ôta le cendrier. « Elle est toujours comme cela, chuchota un des figurants. Capricieuse comme pas une.... Elle se prend déjà pour une grande vedette... Ah! voilà Rody! » Le jeune comédien, en effet, s'avançait vers la scène. grand et mince, les cheveux noirs, le sourire éclatant, il

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avait l'assurance d'un artiste qui connaît déjà le succès et qui l'escompte. « II est formidable ! murmura Régine extasiée. — J'aimerais connaître le scénario, au moins dans ses grandes lignes », dit Véronique. Son voisin la renseigna. Il s'agissait d'une jeune fille très mondaine et frivole qui se trouve obligée par les circonstances de suivre son tuteur en Afrique. Elle prend d'abord le pays en grippe; elle déteste même le héros de l'histoire — Rody Vernin, naturellement — qui, lui, s'est épris d'elle à première vue. Naturellement il finit par la conquérir et tout se termine par un mariage. « Le sujet n'est pas très original, dit Véronique. — Ça ne fait rien! Rody pourra s'exhiber en short, c'est ce qu'il veut. Il est très à la mode en ce moment; c'est pourquoi on l'a engagé pour ce film, qui n'a pas tant d'autres atouts dans son jeu. — Mais comment pourront-ils tourner les scènes coloniales en studio? — Les extérieurs se tourneront chez M. Lance — vous savez, cet Américain excentrique qui s'est aménagé une espèce de jungle aux portes de Paris. Dommage qu'on n'ait pas besoin de figuration blanche là-bas, j'aimerais voir à quoi ça ressemble. Mais ils n'utiliseront que des Noirs. — Les antilopes viennent du Zoo? demanda Véronique. - Non, elles sont aussi à M. Lance. Il paraît qu'il a toute une ménagerie dans sa propriété. — Et pourquoi les a-t-on amenées ici? — Parce qu'il y a une scène où Jackie - - c'est le nom de la jeune fille dans la pièce — les caresse dans son enclos. »

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« Ça ne va pas, Alicia! » dit le metteur en scène d'un air ennuyé.

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Elle désignait un décor dont on apercevait une partie un peu en retrait : une sorte de bungalow précédé d'un porche. Tous ces décors — les uns entiers, les autres coupés en deux comme la carlingue de l'avion — faisaient tourner la tête à Véronique. Et penser que les gens qui les verraient à l'écran ne se douteraient de rien! ils s'imagineraient qu'il y avait là une vraie chambre, une vraie rue.... Elle se tourna vers le salon où Alicia Hunter répétait maintenant avec Rody. Le metteur en scène s'impatientait : le ton n'était pas ce qu'il fallait; est-ce qu'Alicia allait se décider, oui ou non? « C'est facile à comprendre, pourtant! Vous le détestez parce que c'est à cause de lui que votre tuteur doit aller en Afrique. Par sa faute, vous quittez tout ce que vous aimez. C'est toute votre vie qui est enjeu, que diable! Vous lui répondez comme s'il vous proposait d'aller prendre une glace!» Alicia se mit à pleurnicher. « Vous n'êtes jamais content.... J'ai mal à la tête, ce n'est pas ma faute.... Est-ce que personne n'a un comprimé d'aspirine? » On s'empressa d'aller chercher ce qu'elle demandait. Cela prit encore un bon moment, puis elle déclara qu'elle se sentait mieux et reprit sa place. Véronique n'en revenait pas. Ainsi chaque scène était non seulement répétée, mais tournée un nombre incalculable de fois avant qu'on arrivât au résultat voulu! Elle commençait à comprendre ce que lui disait Josette : le cinéma était un métier épuisant non seulement pour les artistes, mais pour tous ceux qui participaient à la mise en scène.

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« Vous n'êtes jamais content... J'ai mal à la tête, ce n'est pas ma faute... »

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Elle se demandait quand ce serait enfin leur tour. Mais le garçon qui les avait renseignées se pencha vers Régine. « La scène du bal, ce n'est pas encore pour ce soir! déclara-t-il. J'ai l'impression qu'Alicia va faire traîner ça au moins deux heures. » En effet, ce soir-là, personne ne s'occupa de la figuration. Alicia Hunter, Rody et les autres artistes partirent, suivis par le metteur en scène et son équipe. Les figurants accrochèrent leur costume au vestiaire et s'éloignèrent à leur tour. « A demain ! dit Régine à Véronique. Au fait, comment t'appelles-tu? — Ver.... On m'appelle Josette Grancher », répondit Véronique en rougissant. Mais elle commençait à s'habituer à ce nom; le lendemain, en arrivant, ce fut avec aisance qu'elle tendit sa carte au concierge, qui, la reconnaissant, la gratifia d'un sourire. « Enfin, pensait-elle, aujourd'hui, on va tourner! » On commença, en effet, à tout préparer pour la scène du bal. Mais au moment où Hamard et son assistant disposaient les groupes sur le plateau, Alicia Hunter arriva brusquement, déclarant qu'on l'avait convoquée à cette heure-là et qu'elle voulait tourner tout de suite. Pour éviter les discussions, Hamard céda; les figurants, de nouveau, furent relégués à l'arrière-plan. « Je me demande combien de temps ça va durer? dit Véronique à Régine. — Oh! c'est souvent comme ça! » répondit Régine, philosophe. A la fin de la semaine, Véronique n'avait pas encore

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tourné. Elle se sentait fatiguée : le studio lui prenant plusieurs heures chaque après-midi, elle devait se rattraper en étudiant le soir et ne trouvait pas son compte de sommeil. Pour expliquer ses retards, elle avait dit à Mme Escande qu'elle rendait un service à Josette malade. Mme Escande en avait conclu que les deux jeunes filles travaillaient ensemble après le cours. Mais en réalité, quand Véronique rentrait, tout son travail restait à faire. Si encore elle avait pu étudier ce dimanche! Mais c'était le jour de sortie de son cousin Biaise; le jeune garçon n'en avait qu'un par mois. Il se sentirait lésé s'il ne voyait pas Véronique. Ils se donnèrent rendez-vous au Bois, se promenèrent et allèrent goûter ensemble. A marcher ainsi, d'un bon pas dans les allées ensoleillées, tout en bavardant gaiement, Véronique oublia sa fatigue et les soucis de la semaine. A la fin de l'après-midi, elle reconduisit Biaise jusqu'à sa pension; il était flatté d'être vu par ses amis en compagnie de sa charmante cousine. .Après l'avoir quitté, elle courut chez Josette. Celle-ci allait mieux, mais commençait à trouver le temps long. « Je ne pourrai pas me lever avant huit jours, soupira-telle. Enfin, grâce à toi, je n'y perdrai rien, ni au cours ni au studio! » Elle rit beaucoup quand Véronique lui avoua sa déception de n'avoir pas encore tourné. Comme Régine, elle savait que les choses se passent souvent ainsi : pour la figuration, la plus grande partie du temps se passe à attendre. « Et puis, tu verras : tout à coup on s'y met, et alors il faut aller vite, vite.... » II en fut comme elle l'avait prédit : le lendemain, en arrivant au studio, Véronique trouva M. Guérin en train de

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presser tout le monde. Il fallait répéter la scène du bal. Le décor représentait un grand salon garni de glaces, où se reflétaient des candélabres. M. Hamard et son assistant disposaient les couples de façon à former un fond harmonieux. Véronique fut très intimidée de se trouver sur le plateau, sous ces lumières éblouissantes, en face de tous ces gens alignés pour la critiquer. Elle se tenait tout près de Régine, essayant de copier les gestes et les attitudes de celle-ci. Puis, comme il s'agissait simplement de danser, elle pensa qu'il serait plus facile d'être naturelle et de se comporter comme dans la vie. Elle essaya d'imaginer qu'elle était à la surprisepartie, que le jeune homme qui l'invitait était un de ses camarades; du coup elle se sentit beaucoup plus à l'aise. On avait mis un disque de cha-cha-cha, avec le maximum de force pour donner l'illusion d'un orchestre. Le cha-cha-cha était une des danses préférées de Véronique : son partenaire la dansait bien, elle s'en donna donc à cœur joie. « Déplacez le projecteur, là, à droite, dit Hamard, le suivant aussi, s'il vous plaît. Centrez sur le couple de gauche : la fille en bleu, oui, c'est bien comme cela. » Véronique ne trouvait pas cela bien du tout, car le projecteur ainsi déplacé l'obligeait à cligner des yeux. Le travelling, cette énorme machine qui permettait de promener la caméra tout en tournant pour prendre une scène sous plusieurs angles, semblait se précipiter vers elle. Elle détourna un peu la tête, mais personne ne sembla s'en apercevoir. Cependant, quand les projecteurs s'éteignirent, elle eut l'impression que M. Hamard la regardait. Cela l'effraya, elle

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craignit d'avoir fait une bêtise : c'était la faute de cette lumière qui l'avait éblouie.... Elle se rasséréna en voyant qu'il ne la réprimandait pas : devant tout le monde, elle aurait été trop honteuse. On répéta plusieurs fois les scènes du bal avant que le metteur en scène se déclarât satisfait. Puis Alicia et Rody arrivèrent; ils répétèrent d'abord à deux, puis avec l'ensemble : leur couple formant le premier plan et la figuration évoluant autour. Ce qui frappait le plus Véronique, c'est qu'une fois qu'on y était, tout paraissait très simple, en somme. Elle commençait à s'y habituer et trouvait cela très amusant. « Et encore, pensait-elle, je ne joue pas! Mais ce doit être merveilleux d'interpréter un rôle. Cette Alicia Hunter, avec ses airs dégoûtés.... Si j'étais à sa place, moi.... » II fallait reconnaître que la vedette se montrait de plus en plus insupportable. C'était un genre qu'elle se donnait; elle ambitionnait le titre d'enfant gâtée des studios. Comme Rody ne semblait nullement disposé à céder à tous ses caprices, elle se plaignait de lui à M. Hamard, lui reprochant de couper ses effets. Le metteur en scène s'énervait visiblement. Véronique l'entendit chuchoter que « si ce n'était l'argent que son oncle donnait pour le film, elle serait à la porte depuis belle lurette... ». Ah! on l'y reprendrait, lui, Hamard, à tourner dans ces conditions-là! M. Guérin s'efforça de le calmer. On ne pouvait tourner sans la vedette, n'est-ce pas? Et on ne pouvait pas non plus se passer de l'argent de l'oncle. Alors? Le lendemain, ce fut pire encore. Alicia, particulièrement virulente, regardait autour d'elle comme si elle cherchait quelque chose à critiquer. Tout à coup elle bondit :

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elle avait trouvé! Elle s'arrêta net et désigna du doigt Véronique. « On fait tout pour me nuire — tout! explosa-t-elle. Vous prenez des figurantes rousses exprès, pour empêcher mes cheveux de faire de l'effet! « Voyons, Alicia, dit M. Guérin, qu'avez-vous à craindre? Vous savez bien que vous avez les plus beaux cheveux du monde! » Alicia daigna sourire. Véronique poussa un soupir de soulagement. Mais, pendant l'incident, M. Guérin l'avait regardée à son tour; elle maudit la couleur de ses cheveux qui attirait l'attention sur elle et risquait peut-être de faire découvrir sa supercherie. « Heureusement, ce sera bientôt fini! » se dit-elle. En effet, le film progressait malgré tout; on espérait

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terminer la première partie pour la fin de la semaine. Ensuite la figuration serait licenciée. Le samedi, on tourna une scène qui avait lieu à la terrasse d'un café. Véronique, habillée cette fois d'une jupe et d'une blouse, avait d'abord relevé ses cheveux en queue de cheval comme elle le faisait habituellement; puis tout à coup elle pensa à Alicia, se ravisa, les natta en chignon et les recouvrit d'un foulard. A ce moment, elle aperçut Hamard et son assistant qui la regardaient. Ils échangèrent quelques mots en souriant; ils parlaient d'elle, c'était évident. Elle se sentit rougir jusqu'aux oreilles. La scène finie — c'était la dernière — elle courut se rhabiller en hâte, passa à la caisse dans les premiers (la somme qu'on lui remit lui parut astronomique!) et s'enfuit sans dire au revoir à personne. Le, lendemain, elle passa chez Josette et lui donna l'argent. Celle-ci ne voulait pas l'accepter : Véronique l'avait gagné, il était normal qu'elle le conservât. C'était déjà trop beau qu'elle lui eût gardé sa place! Véronique refusa net. Josette, qui après sa maladie avait grand besoin de l'argent, finit par le prendre. Elle espérait pouvoir recommencer bientôt à travailler elle-même et remercier son amie par un beau cadeau.

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V L'AMUSEMENT

était fini; maintenant il fallait rattraper le temps perdu en travaillant dur. Les compositions approchaient: Véronique tenait à ce que son père pût être fier de ses notes. Elle se jeta dans le travail à corps perdu, oubliant tout le reste. Chaque jour, après les cours, elle allait étudier à la bibliothèque ou se rendait chez une camarade pour travailler à deux. Le plus souvent, c'était avec Josette ou les jumelles qu'elle faisait équipe. Le soir, elle interrogeait Mme Escande, toujours prête à l'aider. Un jour, à la sortie, elle aperçut de nouveau la voiture des Arguel arrêtée non loin de la porte. Eric et son ami

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André en descendirent. Nicole, bien persuadée qu'ils venaient pour elle, se redressa et fit gonfler ses cheveux du bout des doigts. André, cependant, cherchait Véronique des yeux. Il avait été son cavalier lors de la surprise-partie chez Eric et s'était promis de la revoir. En l'apercevant, il quitta Nicole et Eric, et s'avança vivement au-devant d'elle. Véronique, qui sortait avec Josette, présenta le jeune homme à son amie, puis Josette, qui était pressée, s'esquiva. « J'ai accompagné Eric, expliqua André, parce que je tenais à t'inviter moi-même à ma surprise-partie. — Tu donnes une surprise-partie? demanda Véronique dont le visage s'éclaira. — Pas chez moi, mais chez mon oncle et ma tante. Ils sont dans le Midi, et comme ils ont un grand appartement, ils me permettent d'y recevoir mes amis. J'espère que Nicole et toi m'aiderez à tout ranger, pour qu'il n'y ait pas de casse! — Entendu, dit Véronique en riant. —. J'ai aussi autre chose à te demander. Je me trouve un peu à court de filles. Tu as sûrement des amies que tu pourrais inviter? — Mais certainement! Il y a les deux jumelles, Luce et Mado... et puis Claudie... et puis Josette, que tu viens de voir.... — Elle a l'air très gentille, parle-lui-en dès que tu pourras. Je compte sur toi, Véronique. — C'est entendu. Quand veux-tu avoir la réponse? — Pourrais-tu me la donner samedi prochain chez Babet? Il y a une petite réunion sans cérémonie : elle m'a dit de t'inviter : il y aura toute la bande.... » Véronique secoua la tête.

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« Samedi prochain, impossible, André. J'ai du travail en retard : jusqu'aux compositions, j'ai décidé de ne pas sortir. — Même un samedi? — Même un dimanche, absolument rien jusqu'au 10. » Le visage d'André s'assombrit. « Jusqu'au 10! Mais, Véronique, ce n'est pas possible! Ma surprise-partie à moi est prévue pour le 5.... — Tu ne peux pas retarder de huit jours? — Mon oncle et ma tante rentrent le 7, il faut qu'ils trouvent tout en ordre. Oh! Véronique, tu ne vas pas me laisser tomber! Toi, une de nos meilleures danseuses! » André semblait désolé. Pour Véronique, la tentation était forte. Elle aimait tant la danse! Elle dut faire un effort pour répondre : « Je ne peux rien te promettre, André. Si par hasard, j'avais fini mon travail plus tôt que je ne pense.... Mais malheureusement il n'y a pas beaucoup de chances.... — Promets-moi d'essayer, au moins. — Ça, je te le promets! » Ils se rapprochèrent de Nicole et d'Eric, qui causaient un peu plus loin. « C'est dégoûtant, Eric! dit André. Véronique ne veut pas venir samedi. — Pourquoi ça, Véronique? demanda Eric étonné. — Parce que j'ai du travail en retard. » Nicole fit une moue. « Elle se croirait déshonorée si elle n'était pas première! ricana-t-elle. — Voyons, Véronique, ce n'est pas sérieux! dit Eric. — C'est très sérieux, au contraire. — Mais c'est effrayant! Tu vas devenir pire que Renand, ma parole! »

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Comme toujours, au nom de Renaud, Véronique s'empourpra. Elle s'en voulait de rougir ainsi, mais ne parvenait pas à s'en empêcher. « Regarde-la! dit Nicole. Si tu pouvais lui promettre que Renaud viendra, tu n'aurais pas de mal à la décider ! — Ce n'est pas vrai! jeta Véronique. — J'ai peur, dit André, que la question ne se pose pas : Renaud est pris par ses concours. Je ne me risque même pas à l'inviter pour le 5. Mais toi; Véronique, fais ton possible! — Pour cela, n'aie pas peur! » répondit-elle en riant. Le lendemain, après le cours, Nicole prit Véronique à part. « Je voulais te parler de la surprise-partie d'André, lui dit-elle. Qui as-tu l'intention d'inviter? — Les jumelles, d'abord. — Oui, j'ai aussi pensé à elles. Et Claudie, naturellement. — Claudie, bien sûr,... et Josette.... » Nicole eut un haut-le-corps. « Josette! Tu n'as pas l'intention d'inviter Josette? — Pourquoi pas? Elle aime danser, et elle danse très bien. — Ce n'est pas agréable d'avoir dans une bande quelqu'un qui ne plaît pas à tout le monde. — Justement : elle plaît à tout le monde, sauf à toi. — Alors, moi, je ne compte pas, je suppose? — Tu comptes comme les autres, ni plus ni moins. Et je ne vois pas ce que tu as contre Josette, qui est gentille, sympathique, mieux que beaucoup d'entre nous. — C'est pour moi que tu dis cela?

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« Josette! Tu n'as pas l’intention d'inviter Josette? » 68

— Pas plus pour toi que pour les autres. C'est toi qui as commencé à me parler de Josette. — En tout cas, j'espère bien que tu n'as pas donné son nom à André? — J'ai fait mieux, je la lui ai présentée. — Eh bien, tu n'as qu'une chose à faire : ne dis rien à Josette; si André t'en reparle, tu lui diras qu'elle n'était pas libre ce jour-là. » L'indignation étouffait Véronique : est-ce que Nicole se figurait qu'elle n'avait qu'à commander pour être obéie? On connaissait les raisons de son animosité contre Josette : un snobisme absurde, l'humiliation d'avoir dû céder le premier jour, la jalousie des succès scolaires et de la popularité de la « nouvelle ». Tout cela n'était pas bien beau.... « Je ferai ce qui me plaît, dit tranquillement Véronique, et j'inviterai Josette. — Tu ne te rends pas compte que c'est vexant pour moi, qui ai dit à Eric ce que je pensais d'elle? — Je ne suis pas responsable de tes méchancetés; en tout cas, si tu t'imagines que c'est toi qui fais la loi, tu te trompes. » Nicole essaya les grands moyens. « Véronique, si tu invites Josette, je n'irai pas à la surprise-partie. — Personne ne t'y oblige si tu n'en as pas envie », répliqua Véronique. Nicole s'éloigna, fâchée. Les jumelles et Claudie, à qui Véronique raconta la chose en les invitant à la surprise-partie d'André, prirent la défense de Josette avec véhémence. Nicole, furieuse d'être seule de son avis, revint à la charge auprès de Véronique, mais sans succès.

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« J'aurais dû m'en douter : j'ai eu tort de te traiter en amie, lui jeta-t-elle. — Que veux-tu dire? demanda Véronique. — Tu n'es pas vraiment la fille de M. Vayssière, tu n'es qu'une enfant adoptée, après tout! » Cette fois, Véronique blêmit. Elle adorait son père, elle savait qu'il n'aurait pas pu l'aimer davantage si elle avait été sa véritable enfant. Nicole vit qu'elle l'avait blessée, mais n'en comprit pas la raison : elle crut avoir touché Véronique dans sa vanité et chercha à profiter de son avantage. « Écoute, lui dit-elle, je n'ai jamais parlé de ton passé à personne. Mais je t'avertis que si tu persistes à vouloir inviter Josette, je dirai à toute la classe ce que je sais. » Comme Véronique, suffoquée, ne répondait pas, Nicole pensa avoir marqué un point et sourit. « Tu te crois très forte, mais tu es vulnérable, ma pauvre amie. Ainsi, réfléchis : ou tu te montres raisonnable, ou bien....» Véronique avait eu le temps de se ressaisir : sur son visage la pâleur avait fait place à une rougeur intense. « Lâche! jeta-t-elle, lâche! Si je ne parle pas de mon adoption, c'est pour ne pas chagriner mon père, qui veut que tout le monde nous regarde vraiment comme père et fille. Mais si tu crois que j'en ai honte, tu vas voir! » Elle ouvrit la porte de la classe, où plusieurs de leurs camarades étaient déjà assemblées. « Luce, Mado, Claudie ! appela-t-elle d'une voix claire. Venez, Nicole a quelque chose à vous dire! » Nicole voulut l'arrêter, mais déjà les trois amies arrivaient. « Eh bien, Nicole? » dit Véronique avec hauteur.

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Nicole essaya de se dérober. « Je ne parlais pas sérieusement... je ne voulais pas dire.... — Tu as peur, maintenant? Eh bien, c'est moi qui parlerai! Ce qu'elle voulait vous révéler, c'est que je suis une enfant adoptée : M. Vayssière n'est pas mon vrai père. On connaît mes parents, ils étaient honorables, mais pauvres; ils sont morts quand j'étais toute petite, je ne me les rappelle même plus.... Voilà ce que tu voulais, Nicole? — Mais pourquoi venir nous dire cela tout à coup? Et en quoi cela regarde-t-il Nicole? demanda Claudie. — Nicole sait que je ne parle pas de mon adoption pour ne pas chagriner mon père. Elle m'a menacée de vous le dire si je laissais Josette aller à la surprise-partie. — Tu as fait ça, Nicole? C'est dégoûtant! déclara Luce avec force.

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— Honteux! » appuya Mado. Nicole essaya de se défendre. « Vous ne comprenez pas.... Je n'ai jamais eu l'intention.... Je voulais empêcher Véronique de faire une bêtise.... — Tu voulais faire une méchanceté, et elle est retombée sur toi, dit Claudie. Parce que maintenant nous aimerons encore davantage Véronique. Quant à Josette, c'est nous qui l'emmènerons chez André. Et si tu ne veux pas y venir, c'est ton affaire.... » A ce moment la cloche sonna; les quatre amies durent regagner la salle de classe. Nicole, comprenant qu'elle avait perdu la partie cette fois encore, les suivit en remâchant sa rancune. * * * La surprise-partie chez André occupa considérablement le cours Rival. Entre les robes, le choix des cavaliers, les disques qu'il fallait apporter, le sujet paraissait inépuisable. On en oubliait les vacances de Noël qui approchaient, les sports d'hiver où plusieurs des fillettes devaient aller en famille. Pour Véronique, le problème était plus grave. Elle se rendait bien compte qu'elle n'était pas prête pour ses compositions. Le retard dû à sa figuration n'était pas encore rattrapé, malgré ses efforts. Le seul moyen de réussir était de renoncer à la surprise-partie. « En aurai-je le courage? se demandait-elle. Elles y seront toutes. : les jumelles, Josette, Claudie.... J'aurais mis ma robe de velours, celle que personne ne connaît encore.... » Par moments là tentation semblait trop forte. Mais

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alors Véronique se voyait arrivant aux Falaises, la veille de Noël, obligée d'avouer à son père qu'elle avait manqué ses compositions. M. Vayssière ne lui ferait pas de reproches, elle en était sûre. Mais, au fond, il serait déçu : il penserait : « J'espérais mieux de Véronique.... » Et elle désirait tant le rendre heureux! Plus que si elle était vraiment sa fille, pour lui prouver sa reconnaissance de l'avoir adoptée.... Le samedi, elle reçut un mot de son cousin Biaise, l'avertissant qu'il ne pourrait la voir le lendemain, ayant des problèmes à finir. « II travaille, lui ! pensa-t-elle. Et moi, qui suis en retard par ma faute, j'irais m'amuser! » Le soir, sa décision était prise : elle avertit André qu'à son grand regret, elle ne pourrait se rendre à la surprise-partie. Au cours Rival, ce fut une protestation indignée. « Ce ne sera pas la même chose sans toi! déclarèrent les jumelles. — Je t'en prie, Véronique, viens! Je t'aiderai, je travaillerai avec toi,... suppliait Josette, qui, se sentant responsable du retard de son amie, ne pouvait se consoler d'aller s'amuser sans elle. — Vous voyez bien qu'il n'y a rien à faire. C'est un rat de bibliothèque, une femme savante! » raillait Nicole. André, accompagné d'Eric, vint tenter de la fléchir. Mais Véronique tint bon : sa résolution était définitive. Il lui suffisait de penser à son père pour ne pas hésiter. Le jour de la surprise-partie, cependant, elle se sentit le cœur très gros. En ouvrant son placard, le matin, elle avait aperçu sa robe de velours — cette robe choisie par son père, qu'elle n'avait pas encore portée et qui lui allait

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si bien. Elle avait poussé un grand soupir et refermé la porte. « Qu'avez-vous, Véronique? Vous semblez soucieuse, dit Mme Escande à déjeuner. — J'ai beaucoup de travail, madame, et j'ai peur de ne pas être prête, dit Véronique. — Vous réussirez, j'en suis sûre. Et votre père en sera très heureux. » Le mot lui fit du bien. Pourtant la journée lui parut longue. Par moments, sa pensée, malgré elle, échappait aux équations et aux dates et s'envolait vers le salon où l'on dansait. « Ils sont tous là-bas, maintenant, se disait-elle. J'espère que Josette s'amuse.... Si Eric la fait danser, Nicole est jalouse, sûrement.... » La tâche qu'elle s'était imposée fut achevée vers neuf heures. Elle allait prendre un livre pour lire un peu avant de se coucher quand le téléphone sonna. Mme Escande alla répondre. « Oui, dit-elle. Mais oui, certainement.... Elle a travaillé toute la journée : elle sera très contente. Véronique, c'est une visite pour vous.... — Pour moi? répéta la fillette étonnée. — Je ne vous dis pas qui c'est, vous en aurez la surprise. Moi, je vais me coucher : recevez votre visite ici, dans le bureau; il y a de l'orangeade dans la glacière si vous avez soif.» Véronique était très intriguée : une visite inattendue, à neuf heures du soir — qui cela pouvait-il bien être? Quand on sonna, un quart d'heure plus tard, elle poussa une exclamation joyeuse en se trouvant en face de Renaud. « Je ne te dérange pas, Véronique? demanda-t-il en souriant. J'ai travaillé toute la journée, moi aussi. J'ai

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« Je ne te dérange pas, Véronique? » demanda Renaud en souriant.

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pensé qu'un peu de détente ne nous ferait pas de mal. — Comment savais-tu que je travaillais? demanda-telle surprise. — Je suis passé chez André. — Chez André! Mais je te croyais beaucoup trop occupé pour aller danser.... — J'espérais t'y voir, Véronique », dit-il simplement. Elle était si contente qu'elle en oubliait de le faire entrer. Elle s'en aperçut tout à coup, s'excusa, le conduisit dans le bureau et courut chercher l'orangeade. Ils parlèrent d'abord de leurs études. Véronique était stupéfaite de voir ce grand garçon, qui préparait l'externat, s'intéresser aux faits et gestes d'une élève de seconde. Mais le fait est qu'il s'y intéressait. Il n'en finissait pas de la questionner, voulant tout savoir. « A Noël, tu vas aux Falaises, naturellement? demanda-til. — Bien sûr, avec Biaise, Mme Escande, Lilo.... La maison sera pleine. — Savais-tu que ton père m'avait invité? — Il t'a.... Oh! que je suis contente! Papa m'avait parlé de Josette, mais pas de toi. Quel bon Noël nous allons passer, tous ensemble! » Elle était enchantée. Qu'il était bon, ce père tombé du ciel ! Et comme elle avait bien fait de travailler ses compositions au lieu d'aller à la surprise-partie! « A quoi penses-tu, Véronique? demanda Renaud. — Je pense que j'adore papa, répondit-elle. — Moi aussi », dit Renaud. Ils se mirent à rire tous les deux. Véronique était plus heureuse que si elle avait dansé toute la journée.

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VI les vacances de Noël, Josette Grancher, en rentrant à Paris, trouva une lettre qui l'attendait. Les vacances aux Falaises avaient été merveilleuses. Josette avait quitté Paris avec Véronique et son cousin Biaise : à la gare d'arrivée, M. Vayssière les attendait. Dès le premier instant, il avait fait la conquête de Josette. « Appelle-moi oncle Charles, lui avait-il dit. Quand j'étais chez les sauvages, tout le monde m'appelait « oncle » ; je veux qu'ici on en fasse autant. » Pendant quelques jours les enfants avaient mené une existence de rêve, îl faisait froid, mais beau; on avait pu APRÈS

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se promener, courir, monter à cheval (oui, Josette, sous la direction d' « oncle Charles », avait fait ses débuts dans l'équitation!). La vieille cuisinière, Clémence, s'ingéniait à gâter les jeunes visiteurs; de sa vie, Josette n'avait mangé autant de choses délicieuses. Le jour de Noël, avait été le plus beau. Dès l'avant-veille la maison s'était remplie : Mme Escande était arrivée avec Lilo, puis Renaud, puis la mère de Josette, car M. Vayssière avait eu la délicatesse de l'inviter aussi. Et — voyez comme tout s'arrange — ils avaient des amis communs : oncle Charles avait promis d'aider Mme Grancher à obtenir un meilleur poste. On s'était séparé à regret : les invités regagnant Paris, M. Vayssière partant pour l'Angleterre d'où il devait gagner New York, puis Montevideo. Maintenant la vie sérieuse recommençait. Et Josette, un peu étonnée, tournait et retournait entre ses mains la lettre qu'elle venait de recevoir. Cette lettre émanait d'un metteur en scène de cinéma, M. Hamard. Elle priait Josette de se rendre aussitôt que possible à un studio qu'on lui indiquait. On avait, spécifiait-il, quelque chose d'intéressant à lui proposer. Le ton de la lettre surprenait Josette. D'abord, en général, elle n'avait pas affaire au metteur en scène lui-même, mais au directeur de production qui s'occupait de recruter les figurants. D'autre part, les convocations habituelles ne contenaient guère qu'un nom, une date, un lieu de rendez-vous. « De quoi peut-il bien s'agir? » se demandait-elle. Dès le lendemain, elle téléphona au numéro indiqué. « Cinq heures, dites-vous? Oui, ce sera très bien. M. Guérin pourra être là,... n'est-ce pas, Guérin? Eh bien, d'accord, cinq heures au studio. »

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Au cours Rival, elle parla à Véronique de cette lettre. Véronique se souvenait très bien de M. Hamard : c'était lui qui mettait en scène le film où elle avait figuré à la place de Josette. Il avait l'air gentil, un peu autoritaire, mais quand on a tant de monde à diriger.... « II veut peut-être t'offrir un rôle? dit Véronique très excitée. — Un rôle, sûrement pas, peut-être une nouvelle figuration. Mais pourquoi me convoque-t-il ainsi spécialement? C'est étrange.... » Véronique l'accompagna jusqu'à l'autobus et lui souhaita bonne chance. Josette, le cœur battant, pénétra dans le studio et demanda M. Hamard. « Vous avez rendez-vous? demanda un employé d'un ton rogue. — Oui, à cinq heures. — Vous êtes mademoiselle...? — Grancher », dit Josette. L'employé eut l'air un peu étonné, mais alla annoncer Josette. Quelques instants plus tard, il l'introduisit dans le bureau où M. Hamard se trouvait avec M. Guérin et deux autres messieurs. A la vue de Josette, le metteur en scène eut un mouvement de surprise. « Vous êtes Mlle Grancher? demanda-t-il. — Mais oui, monsieur. » Hamard, l'air mécontent, se tourna vers Guérin. « II y a erreur, déclara-t-il, vous m'aviez dit que cette petite s'appelait Grancher. — Mais c'est exact, dit Guérin, j'ai vérifié les fiches le jour où nous avons licencié la première figuration du Bout du Monde.

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— Pourtant, ce n'est pas elle.... Alors? » Le Bout du Monde! Josette commençait à comprendre. C'était pour ce film que Véronique l'avait remplacée : celle qu'on voulait, c'était Véronique! Elle avait l'air si décontenancée que le metteur en scène eut pitié d'elle. « Ecoutez, reprit-il gentiment, il y a quelque chose que nous ne comprenons pas. Vous ne vous êtes pas teint les cheveux, je suppose? — Oh non ! monsieur ! dit Josette. — Eh bien, la fille que nous cherchons est rousse.... Puisque je vois d'après nos fiches que vous avez aussi figuré, dans le Bout du Monde, vous vous souvenez peut-être d'elle — peut-être même la connaissez-vous? — Je la connais, oui... balbutia-t-elle. — Eh bien, comment s'appelle-t-elle? » Josette hésita. Le nom de Véronique ne se trouvait pas sur la liste des figurants, que les deux hommes avaient devant eux. Si elle la nommait, on s'apercevrait aussitôt de la fraude.... Mon Dieu! ce qu'elles avaient fait là était peut-être très mal? Si on la mettait en prison? Si on la rayait définitivement des listes? « J'aime mieux tout vous dire, monsieur... », commençat-elle avec désespoir. Sanglotant presque, elle raconta son accident, sa contrariété à l'idée de ne pas tourner, la proposition amicale de Véronique. « C'est pour moi qu'elle a fait cela, monsieur, vous comprenez? Elle n'en a pas besoin, son père est riche, elle voulait seulement me rendre service.... S'il y a des ennuis, c'est sur moi seule qu'ils doivent retomber.... » Les deux hommes échangèrent un regard amusé.

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« Il n'y aura pas d'ennuis, calmez-vous, petite. Voyezvous, nous avons besoin d'une fille rousse, exactement le type de votre amie. Le fait qu'elle avait donné votre nom nous a induits en erreur, mais puisque vous êtes camarades, il vous est facile de nous l'envoyer. — Mais je ne sais pas si elle voudra... », dit Josette. M. Hamard sourit. « Croyez-vous que beaucoup de jeunes filles résisteraient au plaisir de tourner un rôle? — Un rôle! répéta Josette stupéfaite. Un... un vrai? — Mais oui, il s'agit de cela. Nous lui donnerons les détails quand nous la verrons. Vous pouvez lui dire d'avance, pour la décider, que c'est très intéressant, très. » Josette sortit du studio éblouie. Pas jalouse le moins du monde, elle se réjouissait de tout son cœur de la bonne fortune de Véronique. Un vrai rôle, mais c'était merveilleux ! L'idée que son amie pouvait refuser ne lui venait même pas. Elle n'avait pas besoin de gagner sa vie, c'est vrai. Mais se voir offrir un rôle, même petit, c'est une chance qu'on n'a pas tous les jours.... « C'est merveilleux! » se répétait-elle. Elle pouvait à peine attendre le lendemain pour annoncer la bonne nouvelle à Véronique. * * * Au récit de Josette, Véronique commença par ouvrir de grands yeux. « Tu es bien sûre que c'est moi qu'ils voulaient? demanda-t-elle.

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— Absolument sûre! Il faut que tu y ailles le plus tôt possible. Aujourd'hui même si tu peux. » Véronique hésitait. « A quoi cela me servira-t-il. Je ne cherche pas à refaire de la figuration : c'était amusant, j'en conviens, mais cela m'a fait perdre trop de temps : regarde comme j'ai eu du mal à le rattraper! —- Mais, Véronique, songe donc : un petit rôle! Ce n'est pas du tout la même chose que de figurer.... Il y en a qui attendent ça pendant des années ! la plupart n'y arrivent jamais! » En écoutant Josette, Véronique commençait à se sentir flattée de ce qui lui arrivait. Être choisie du premier coup, elle qui n'avait jamais fait de cinéma.... Après tout, pourquoi ne pas aller voir ce qu'il lui voulait, ce M. Hamard?

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II ne s'agissait peut-être que de quelques séances.... En ce cas, elle n'avait aucune raison de ne pas accepter. Que diraient ses amis : les jumelles, Claudie, André, Renaud, si un beau jour ils la voyaient sur un écran? « Je crois que je vais y aller, dit-elle à Josette. Mais viens avec moi, je serai moins émue. — Entendu », acquiesça Josette, qui de son côté grillait de connaître la proposition. Elles téléphonèrent à M. Hamard, qui leur donna rendezvous pour cinq heures. En arrivant au studio, elles aperçurent Rody Vernin descendant d'une décapotable rouge sang, exactement le genre de voiture qu'on s'attendait à lui voir. « II est sensationnel ! » murmura Josette. En pénétrant dans le studio où les attendait M. Hamard, elles eurent la surprise d'y trouver avec le metteur en scène, non seulement l'inévitable M. Guérin, mais Rody lui-même, nonchalamment assis sur le bras d'un fauteuil, la cigarette aux lèvres, l'air souriant et dédaigneux à la fois. M. Hamard leur fit avancer des chaises. « Vous avez accompagné votre amie, c'est bien, dit-il à Josette, vous nous aiderez à la décider. — Oh ! elle. n'hésitera pas, quand elle saura ce dont il s'agit! ajouta M. Guérin. — Je vais vous le dire en quelques mots, reprit M. Hamard. Vous connaissez, puisque vous y avez figuré au début, le film Au Bout du Monde, qui devait avoir pour vedettes Alicia Hunter et Rody Vernin? » Véronique inclina la tête. « Eh bien, un quart du film était déjà tourné, quand nous avons eu des difficultés avec Alicia. Il faut vous dire que c'est une... pardon, j'allais employer un vilain mot!

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disons une fille capricieuse, peu honnête.... Enfin, passons. Bref, Alicia a eu une proposition plus intéressante en Amérique et nous a plantés là, rompant un contrat dont malheureusement certaines clauses pouvaient prêter à confusion. — Je vois... », dit Véronique, pensant qu'en effet la vedette avait très mal agi. « Mais nous, mademoiselle, reprit M. Hamard, nous avons engagé de gros frais pour le Bout du Monde. Si nous ne sortons pas le film, c'est un désastre pour nous. Il nous faut donc le finir, coûte que coûte.... Et voici où j'en arrive.... Vous n'avez pas remarqué que vous ressembliez à Alicia? » Josette, qui venait de comprendre, poussa une exclamation. Véronique murmura : « J'ai remarqué qu'elle avait les cheveux roux, comme moi.... — Pas seulement les cheveux, mais le teint, la forme du visage, la silhouette.... Avec un bon maquillage, on n'y verra que du feu. En deux mots, voici ma proposition : voulez-vous reprendre le rôle de Jackie? » Véronique était bouleversée. « Mais je ne sais pas jouer, monsieur... », balbutia-t-elle. M. Hamard haussa les épaules. « On vous dirigera, dit-il. Vous avez l'air intelligente,... en cela vous marquez déjà un point sur Alicia! — Et puis je ne peux pas... je prépare mon bac... je suis des cours.... — Ne pouvez-vous pas les interrompre? — Absolument pas, monsieur. » Le ton ferme de Véronique parut impressionner M. Hamard. Ce fut M. Guérin qui reprit.

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« Vous pourriez peut-être tourner pendant vos heures de liberté, sans que vos études en souffrent.... » Cette fois, Véronique hésita. Tourner quelques heures par jour, elle l'avait déjà fait, en somme. Dire que ses études n'en souffraient pas du tout, c'était beaucoup dire. Mais, au prix d'un grand effort, elle avait rattrapé le temps perdu : ses compositions réussies en étaient la preuve.... Est-ce que cela ne vaudrait pas la peine, pour être vedette, une seule fois? « J'ajoute, dit M. Guérin, qu'un rôle comme celui-là vous rapporterait une somme assez coquette... plusieurs centaines de mille francs.... — Plusieurs centaines... », répéta Véronique, à qui ces gros chiffres ne disaient rien. Elle ne comprenait qu'une chose, une chose inouïe, incroyable : on lui proposait le premier rôle d'un film! Elle pensa à Audrey Hepburn, revit le sourire charmant de la vedette. « Dis oui, Véronique! » dis oui! murmura Josette, qu'elle sentait trembler à côté d'elle. Véronique pensa à son père : pouvait-elle prendre une décision aussi grave sans le consulter? Mais M. Vayssière venait de s'envoler pour New York : il n'y restait que quelques jours. Elle ne savait même pas où l'y joindre. Quand il reviendrait, le film serait fini depuis longtemps.... « Alors, dit M. Guérin, c'est conclu? Nous signons l'accord? — Tout de suite... comme cela? s'effraya Véronique. — A quoi bon attendre? Pour nous, chaque jour de retard représente une perte d'argent. Si vous refusez, nous devons chercher quelqu'un d'autre. — Accepte, Véronique! » souffla Josette. Véronique se sentait dans le même état que le soir de

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Noël lorsqu'elle avait bu deux coupes de Champagne. Tout lui paraissait irréel : M. Hamard, Rody Vernin, le bureau; dans quelques instants elle allait s'éveiller d'un songe. Mais dans ce songe elle avait un rôle à jouer, celui d'une jeune fille à qui on offre de devenir vedette. Et le songe ne pouvait continuer que si elle acceptait.... « Vous me garantissez que je n'aurai pas à manquer mes cours? demanda-t-elle. — Je le garantis ! dit solennellement M. Hamard, qui voyait la partie gagnée. Ma signature en fera foi. Rédigez tout cela, Guérin. » M. Guérin sortit de la pièce. M. Hamard fit signe à Rody Vernin de s'approcher. « II faut que je vous présente, puisque vous allez tourner ensemble, déclara-t-il. Vous connaissez Rody Vernin, je suppose? — Oh! naturellement! » dit Véronique. Le jeune homme parut flatté : il s'inclina et prit la main que lui tendait sa nouvelle partenaire. « Vous voilà content, Rody, vous allez le tourner, votre film! dit Hamard. Vous aiderez mademoiselle à se débrouiller, puisqu'elle n'a jamais tourné. — Je suis sûr que tout marchera très bien », assura Rody en exhibant des dents éblouissantes. M. Guérin revenait avec des papiers. On tendit un stylo à Véronique : elle s'apprêtait à signer, mais hésita. « Je voudrais demander encore quelque chose, dit-elle. — Quoi donc? interrogea Hamard. — Est-ce que Josette Grancher ne pourrait pas jouer aussi dans le film? » Les deux hommes échangèrent un coup d'œil. « On lui trouvera un bout de rôle. Pas grand-chose,

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évidemment : on ne peut pas bouleverser le scénario, mais on s'arrangera. Vous êtes contente? — Oui, merci, monsieur », répondit Véronique. Cette fois elle prit le stylo et s'apprêta à signer. « Dois-je mettre mon vrai nom? demanda-t-elle. — Oui, et ajoutez celui sous lequel vous tournerez. Quel est votre prénom? — Véronique. —• II est joli, gardez-le. Trouvez un nom. de famille qui vous plaise. Pas un nom trop extraordinaire, évidemment,... quelque chose qui ne se remarque pas.... — Est-ce que je pourrais m'appeler Renaud? demanda-telle. — Véronique Renaud... oui, ce n'est pas mal. Rendezvous demain à cinq ^heures au studio, nous avons encore

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quelques scènes à y tourner, ensuite nous irons chez M. Lance. » Les deux jeunes filles se levèrent. M. Hamard remit le scénario à Véronique et lui dit d'apprendre les scènes 34, 50 et 51 ; puis les poussa doucement vers la sortie. Comme elles atteignaient la grille, elles entendirent derrière elles un pas rapide : c'était Rody Vernin. « Alors, vous êtes contente? demanda-t-il à Véronique. C'est un coup de chance, vous savez, pour quelqu'un qui n'a jamais tourné! Je vous aiderai, tout ira bien. Combien vous donnent-ils? interrogea-t-il avec curiosité. — Je... je ne sais pas, dit Véronique. — Comment, vous n'avez pas regardé avant de signer? » Elle secoua la tête : c'est vrai, elle avait oublié. Rody n'en revenait pas : pour lui, le chiffre du contrat était évidemment la partie essentielle du film. « Est-ce que je peux vous offrir un verre? proposa-t-il. — Oh non! Monsieur, merci, nous n'avons pas le temps. — Je vous ramène, alors? Il désignait la voiture rouge arrêtée devant la grille. — Merci beaucoup; nous prenons le métro. » « Pourquoi n'as-tu pas accepté? demanda Josette lorsque la voiture se fut éloignée. — Je ne sais pas... je n'osais pas. — Mais tu vas tourner avec lui! Oh! Véronique, c'est formidable! » Il est vrai que Véronique elle-même ne parvenait pas à y croire.

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VII DÈS LE LENDEMAIN,

Véronique comprit l'abîme qui sépare la figurante d'un film et la vedette. A peine arrivée au studio, elle fut entourée par une foule de gens qu'elle ne connaissait pas — acteurs de films, opérateurs, assistants, qui tous revendiquaient l'honneur de lui adresser la parole. On la remit entre les mains d'une habilleuse — non plus celle de tout le monde, mais la sienne propre — qui l'entraîna dans une petite pièce garnie d'une coiffeuse et de grandes glaces. « C'est votre loge, mademoiselle, expliqua Irma, l'habilleuse. Je vais vous essayer le costume pour voir s'il y a des retouches, après nous appellerons le maquilleur. »

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Le costume en question se composait d'une culotte de cheval, d'une chemisette, d'un casque et de bottes. « Eh bien, dit Irma, le costume est trop large! Mlle Hunter qui était si fière de sa taille!... Elle mourrait de jalousie si elle voyait ça! » Les bottes aussi étaient un peu trop grandes : Véronique déclara qu'elles pouvaient aller quand même, mais Irma en envoya chercher d'autres. Pendant ce temps, Véronique essaya aussi les robes abandonnées par la vedette : Jackie, l'héroïne du film, était une jeune fille élégante, qui, même dans la brousse, s'habillait tous les soirs pour dîner. Ici, les retouches nécessaires semblaient plus nombreuses, le buste de Véronique étant encore celui d'une fillette, mais Irma déclara qu'en rembourrant le corsage, ce serait parfait. « Au maquillage, maintenant! » dit-elle. Le maquilleur était un Russe, cachant sous un aspect de Cosaque une douceur presque féminine et un amour passionné pour son art. Véronique représentait pour lui un problème : obtenir une ressemblance aussi parfaite que possible avec Alicia Hunter. « Vous croyez que vous y arriverez? demanda Véronique. — Mademoiselle, j'ai rrréalisé une impératrice Joséphine qu'on croirrait descendue de son porterait au Louvrre, une rreine Victoria à laquelle ses lorrds se seraient trrompés.... Et je ne saurrais pas copier une Alicia Hunterrr que j'ai maquillée en chairrr et en os? — Ce sera sûrement très bien », s'empressa de dire Véronique, craignant de l'avoir vexé. En fait, lorsqu'elle se regarda dans la glace, elle ne se

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reconnut pas elle-même. Le maquilleur avait changé la ligne des sourcils, modifié le modelé de la bouche, creusé une ombre au bas de la joue. C'était peut-être Alicia Hunter, en tout cas, ce n'était plus elle, Véronique. « C'est beau? interrogea Kerchoff avec fierté. — Très beau », dit-elle sans oser avouer que l'épaisseur du fond de teint lui donnait l'impression d'avoir la figure couverte de boue. Elle sortit timidement dans le studio, où M. Hamard, M. Guérin et les autres la déclarèrent parfaite. Rody, qui sortait de sa propre loge en costume colonial d'une blancheur impeccable, l'enveloppa d'un coup d'œil arbitratif. « Nous prenons la scène des antilopes, dit Hamard; c'est parfait, Véronique n'a presque rien à dire. Amenez les bêtes dans l'enclos. » Les machinistes poussèrent en avant la cage roulante dans laquelle se trouvaient les antilopes. On eut de la peine à faire descendre celles-ci dans l'enclos aménagé autour du bungalow de carton-pâte; ne devinant pas ce qui les attendait, elles refusaient obstinément de bouger. « J'espère que vous n'avez pas peur des animaux, demanda Rody à Véronique. Il y a une scène avec deux lions : naturellement vous n'aurez rien à craindre : je serai là. Mais certaines femmes sont tellement nerveuses! Alicia Hunter, tenez! elle avait peur même d'un cheval! — Moi, je les aime beaucoup, au contraire, dit Véronique qui pensait aux Falaises et à sa jument. — Je suis bon cavalier, continua Rody, vous m'avez vu dans la Poursuite? — Oui, vous étiez magnifique! » Rody sourit complaisamment. « Ce n'était pas\ mal, en effet, dit-il. Allons tourner

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maintenant. On vous a donné des boulettes, pour les antilopes? — Quelles boulettes? demanda Véronique effrayée, craignant qu'on ne voulût empoisonner les pauvres bêtes. — C'est je ne sais quoi, qu'elles adorent : ainsi elles viendront manger dans votre main sans difficulté. » M. Hamard demanda à Véronique si elle avait préparé son texte; elle répondit que oui (elle avait veillé une partie de la nuit pour l'apprendre par cœur). La scène n'était pas compliquée : Jackie, dans l'enclos de son bungalow, donne à manger à ses antilopes, tandis que David, le jeune régisseur (c'est-à-dire Rody Vernin) l'observe discrètement derrière un buisson. Puis David se montre; Jackie, aussitôt, change d'attitude, devient morose et ennuyée (elle ne veut pas laisser soupçonner au jeune homme qu'elle prend goût à sa nouvelle existence). Ils échangent quelques mots et Jackie rentre dans la maison. En principe, c'était simple. Mais, quand on n'a jamais joué, tout est difficile à la scène. D'abord on doit toujours être tourné du bon côté pour que la caméra vous prenne sous l'angle voulu. Rien que de garder cela présent à l'esprit vous empêche d'agir naturellement, de vous mouvoir avec aisance. Véronique ne pouvait s'empêcher de jeter de temps à autre un coup d'œil vers M. Hamard pour voir s'il était satisfait. « Pas moi! criait-il alors, pas moi! Regardez vos antilopes, que diable! » Après une vingtaine de répétitions, on commença à tourner tout de bon. La difficulté pour Véronique se trouva augmentée par la lumière intense des énormes projecteurs braqués sur elle. Éblouie, aveuglée, elle ne pouvait s'empêcher de cligner des yeux.

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« Cela ne marchera jamais! » pensait-elle désolée. Rody lui expliqua qu'il en était toujours ainsi et qu'elle s'habituerait vite. En effet, au bout d'un moment, elle se trouva déjà moins gênée. M. Hamard déclara que « ça allait ». On prit la scène plusieurs fois, avec des éclairages différents, puis on décida de passer à la suivante. Ce n'était pas du tout la suivante dans le scénario, mais apparemment on tournait les scènes dans n'importe quel ordre, selon les facilités du studio; on les assemblait ensuite comme elles devaient l'être. Mme Irma s'empara de Véronique et l'entraîna dans sa loge : une robe du soir bleue, hâtivement remise à sa taille, était étalée sur le canapé. Le changement fut fait en quelques minutes, puis le maquilleur reparut et corrigea son premier effet. Véronique retourna alors dans le studio : les fauteuils de M. Hamard et de toute sa suite étaient disposés devant un autre décor, représentant une salle à manger. Rody, en smoking blanc immaculé, était déjà là, flanqué de deux Noirs. « Vous avez lu la scène? demanda M. Hamard. — Je l'ai apprise, monsieur, je crois que je la sais, dit Véronique. — Bien, très bien.... C'est une conversation à trois : le tuteur, David et vous. Vous êtes polie, mais sous votre politesse on doit sentir un peu de contrainte. Respectez les silences : les silences sont très importants. » On commença : Rody, derrière elle, lui avança sa chaise; elle ne s'y attendait pas et se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit. « Recommencez », dit M. Hamard. Elle recommença, cette fois avec plus d'aisance.

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Rody, derrière elle, lui avança sa chaise

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« Ce qu'il y a de bien, avec elle, c'est qu'elle comprend tout de suite, chuchota M. Guérin au metteur en scène. — Heureusement! soupira celui-ci. Je crois que nous finirons par nous en tirer, Guérin. » Ils travaillèrent jusqu'à sept heures et demie. Véronique avait exigé que tout fût fini à cette heure : croyant qu'elle préparait ses cours avec Josette, Mme Escande se fût inquiétée d'un retard plus prolongé. Mme Irma la déshabilla en un tournemain. Le démaquillage fut plus difficile; ce fond de teint semblait collé comme de la poix. Mais quel plaisir que de sentir de nouveau l'air sur sa peau nue ! Véronique sortait en courant lorsque Rody la rattrapa. « Vous ne voulez pas aller voir les séquences? demandat-il. — Qu'est-ce que c'est? — Les scènes que nous avons tournées. — Non, je regrette, je n'ai pas le temps, il faut que je rentre. — Bon, alors montez avec moi, je vous déposerai à Saint-Lazare. » Il ouvrit la portière : elle s'installa et il lui sourit. Son sourire n'était pas comme les autres, il avait on ne sait quel air qui flattait Véronique et la troublait à la fois. « Vous êtes très aimable, monsieur, balbutia-t-elle. — Ne m'appelez pas monsieur, je suis Rody. Savez-vous, je crois que ce film va être un succès. Vous ne savez pas jouer, mais vous avez des dispositions. Si vous voulez me laisser vous guider.... — Ah! je vous remercie! Je ferai de mon mieux, dit Véronique. — L'ennui, ce sont ces heures que vous imposez.... Vous ne pouvez jamais venir avant cinq heures?

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— Le mercredi et le vendredi, je n'ai pas de cours l'après-midi, je pourrais tourner de deux à sept. — Où déjeunez-vous? — A ma pension, il y a une cantine. — Pas moyen de vous échapper? J'aimerais bien vous inviter à déjeuner. — Je verrai... j'essaierai de m'arranger.... — Arrangez-vous le plus tôt possible. Mercredi prochain, si vous pouvez. » Évidemment, elle ne pourrait se libérer qu'au prix d'un mensonge : dire au cours qu'elle était invitée chez des amis.... Mais c'était si tentant, ce déjeuner! Déjà, de circuler avec Rody, Véronique était très émue : tout le monde regardait la décapotable rouge : une fois elle entendit deux jeunes filles chuchoter au bord du trottoir : « Là, dans la voiture, regarde.... Est-ce que ce n'est pas Rody Vernin? — Mais oui, c'est bien lui! » dit l'autre en s'arrêtant comme pétrifiée. Véronique s'engouffra dans son métro et arriva juste pour le dîner. Dans sa chambre, une lettre l'attendait : la première lettre de son père arrivé en Amérique du Sud. « J'ai bien reçu ton petit mot à Rio, écrivait M. Vayssière; je suis heureux que tu reprennes tes études avec courage, que tu aies de bons, de vrais amis comme Josette et Renaud. Maintenant je vais passer quelque temps sans nouvelles de toi, puisque je serai dans la brousse; je m'arrangerai pour t'en faire parvenir des miennes. De toute façon, à Pâques nous serons réunis aux Falaises.... » « S'il savait! » pensa Véronique. Elle eut un petit serrement de cœur en pensant qu'il se passait une chose aussi importante pour elle — et que

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son père l'ignorait. Elle ne faisait rien de mal, et pourtant elle se sentait mal à l'aise. « En tout cas, se dit-elle, il n'aura pas à me reprocher d'avoir négligé mon travail! » Elle dîna rapidement, s'enferma dans sa chambre et travailla jusqu'à minuit. * ** Le lendemain, on commençait à tourner chez M. Lance. Cet original, qui se trouvait pour le moment à Chicago, avait reconstitué aux portes de Paris un véritable paysage africain, orné de palmiers, de cactus et d'une végétation

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tropicale plus ou moins authentique. Des animaux sauvages vivaient dans des enclos, parmi des rochers artificiels où ils étaient censés retrouver l'atmosphère natale. A la vue des lions, Véronique frémit : Rody n'avait-il pas dit qu'ils devaient figurer dans une des scènes? Tout le studio s'était transporté là-bas : non seulement M. Hamard et M. Guérin, mais les assistants, les opérateurs, Mme Irma et toute la suite. Une figuration noire, sortie d'on ne savait où, grouillait sous les palmiers. A vrai dire, la lumière de la banlieue parisienne, en plein mois de janvier, n'évoquait que de très loin celle des tropiques : pour pallier cet inconvénient, on avait recours à un arsenal de projecteurs impressionnants, véritables soleils artificiels inondant un coin du décor. Les cinéastes, entre eux, échangeaient parfois quelques doutes sur la réussite finale de l'illusion, mais, Véronique, elle, ne doutait de rien. Elle commençait à se prendre au sérieux, à entrer tout de bon dans la peau de so^ rôle. Par moments, elle ne se retrouvait plus elle-même; elle se sentait changée, grandie; elle n'était plus Véronique la collégienne, mais Jackie l'exploratrice, découvrant un pays nouveau. La première scène qu'on devait tourner représentait Jackie au milieu des enfants noirs — distante d'abord, puis s'intéressant malgré elle et finissant par prendre le plus petit dans ses bras. Pour Véronique, qui adorait les enfants, cette scène était facile; les bébés noirs étaient délicieux avec leurs crânes frisés, leurs immenses yeux étonnés et candides. On mit assez vite le début sur pied : Véronique, en costume blanc, assise sous les palmiers, se sentait à mille lieues de Paris. Les bases de paille élevées à la hâte par les décorateurs lui semblaient réelles; le feu aveuglant des projecteurs était vraiment le soleil tropical.

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Les enfants la regardaient avec une admiration non dissimulée. Quand finalement elle prit le plus petit sur ses genoux, le bébé, dans un joli geste de confiance, mit spontanément les bras autour de son cou et l'embrassa. « Bravo! s'écria Hamard. Exactement ce qu'il nous fallait!» En entendant sa grosse voix, le bébé (qui répondait au nom d'Hercule, mais n'avait pas le courage du héros!) se mit à pousser des cris aigus. On eut du mal à reprendre la scène. La mère d'Hercule, qui se trouvait parmi les figurants, essaya en vain de le calmer : on dut envoyer immédiatement acheter des bonbons pour récupérer le jeune comédien. La scène des enfants était longue; à la fin le régisseur survenait; la jeune fille confuse posait le bébé à terre; les enfants s'enfuyaient et les deux jeunes gens restaient seuls. David (c'est-à-dire Rody) avait soigné son entrée : écartant un rideau de lianes artificielles, il apparaissait brusquement au fond du décor, droit et élancé comme un jeune dieu. « II est vraiment merveilleux! » pensa Véronique. Hamard frappa du poing sur la petite table posée à côté de lui. « Ne le regardez pas comme ça, voyons! cria-t-il. Vous ne l'aimez pas encore, que diable! vous aurez tout le temps de le dévorer des yeux dans la scène de la fin! » Véronique décontenancée se sentit rougir jusqu'aux oreilles (heureusement ce fond de teint dissimulait tout!). Rody souriait d'un air ironique. Elle fit un grand effort, essayant de donner à son visage une expression indifférente. « Là... c'est mieux! dit Hamard. Détournez la tête quand il approche; vous ne voulez pas qu'il voie combien ces enfants vous ont émue. »

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On tourna jusqu'au soir. Avant de se séparer, Rody rappela à Véronique que la semaine suivante ils devaient déjeuner ensemble. Non sans un peu de remords, elle promit de se libérer. « N'oubliez pas, surtout! » dit-il en lui lançant sous ses longs cils noirs un de ces regards qui faisaient pâmer ses admiratrices. Comme si on oubliait un déjeuner avec Rody Vernin! Le malheur, c'était de ne pas pouvoir raconter tout cela à ses amies. Véronique savait très bien que si la chose s'ébruitait, elle produirait un véritable scandale au cours Rival. La directrice alerterait Mme Escande; celle-ci, en l'absence de M. Vayssière, ferait acte d'autorité et jugerait nécessaire d'intervenir.

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Non, tant que le film n'était pas achevé, il ne fallait rien dire. Mais après ! Elle imaginait l'exaltation de Claudie, la stupéfaction des jumelles. Véronique, vedette de cinéma ! Nicole, bien sûr, en jaunirait de jalousie.... En attendant, la nouvelle vedette menait scrupuleusement sa double vie : écolière jusqu'à quatre heures, exploratrice ensuite. Par moments, elle ne savait plus très bien où elle en était : elle pensait à ses devoirs au studio, aux problèmes sentimentaux de Jackie pendant les classes. Sotte de Jackie, incapable de trouver le bonheur! Elle, Véronique, à sa place.... Heureusement, il y avait Josette, Josette qui la suivait partout, partageant ses émotions et ses espérances. Josette, elle, avait déjà l'expérience de cette double vie et ne s'en étonnait pas. Fidèle à sa promesse, M. Hamard lui avait donné un petit rôle — pas grand-chose, mais pour elle c'était malgré tout une chance inespérée. Plusieurs fois déjà, Rody l'avait cueillie à la sortie du métro avec Véronique, que maintenant il escortait tous les jours du terminus jusque chez M. Lance. Josette, éblouie, croyait rêver.

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VIII avait réservé son dimanche pour rédiger une composition française, faire des problèmes et apprendre ses leçons en retard. Quand Mme Escande, le samedi soir, lui demanda ce qu'elle comptait faire le lendemain, elle répondit qu'elle resterait à travailler. « Toute la journée? dit Mme Escande. Vous ne voulez pas sortir du tout? — Non, vraiment, je ne peux pas, j'ai beaucoup à faire. — J'ai peur que vous ne travailliez trop, ma petite fille. Vous avez donc du mal à suivre votre classe? — N... non, dit Véronique, mais je ne sais pas comment, je n'ai pas fait grand-chose cette semaine. VÉRONIQUE

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— Vous avez peut-être tort de travailler tous les aprèsmidi avec Josette comme vous le faites. » Ici Véronique se sentit rougir. « A deux on s'entraide, c'est vrai, mais on peut aussi perdre beaucoup de temps.... » A vrai dire, la pauvre Véronique trouvait dur de sacrifier son dimanche. Biaise était de sortie; il allait avec des camarades se promener à Saint-Cloud, et Véronique aurait bien voulu les accompagner. Mais la composition devait être faite, les leçons apprises. Elle s'était juré que le Bout du Monde ne nuirait pas à ses examens. Elle passa donc la journée dans sa chambre, penchée sur ses livres, tandis que Mme Escande sortait Lilo. Vers la fin de l'après-midi, alors qu'elle venait de terminer sa tâche, le téléphone sonna. Elle alla répondre et reconnut la voix de Renaud. « C'est toi, Véronique? J'avais peur que tu ne sois pas rentrée. — Je ne suis pas sortie, j'ai passé la journée à travailler. — Comme moi, alors! Tu n'as pas le temps de faire un tour avant le dîner? » Elle accepta avec joie; ils se donnèrent rendez-vous à l'entrée du Bois. Véronique n'avait pas revu Renaud depuis le dîner de Noël aux Falaises : que d'événements en moins d'un mois! « Qu'as-tu fait, Véronique, depuis Noël? » interrogea le jeune homme. Elle ne voulait pas lui dire la vérité, se réservant de lui en faire la surprise. Elle ne put s'empêcher de faire allusion au sujet qui lui tenait au cœur. Elle lui demanda s'il aimait le cinéma. « J'aime beaucoup certains films, répondit-il.

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— Mais tout ce monde du cinéma, est-ce que tu ne trouves pas ça passionnant? » Renaud secoua la tête. « Ma foi non, avoua-t-il. J'admire les grands artistes, mais je trouve ridicule de les traiter comme des êtres à part, de disséquer leur vie intime, de discuter des faits et gestes qui n'ont rien à voir avec leur talent. Tu n'es pas de mon avis, Véronique? — Oui, peut-être », dit-elle vaguement, se rembrunissant soudain comme si le jugement de Renaud contenait une critique à son égard. La conversation continua, mais elle n'y prenait plus le même plaisir. « Renaud ne comprend pas! » se dit-elle avec irritation. Pour la première fois, elle sentait un obstacle entre eux : elle avait l'impression qu'ils se parlaient à travers une grille. Sans savoir pourquoi, elle évoqua l'image de Rody. Il comprenait, lui; il savait ce que c'était que la vie.... Elle attendit avec impatience le mercredi suivant, date fixée pour leur déjeuner. Elle n'avait pas osé arborer sa plus belle robe de peur d'attirer l'attention de Mme Escande; elle se contenta de mettre une blouse plus élégante que celle de tous les jours, une blouse de linon brodé que M. Vayssière lui avait rapportée d'Espagne. En la mettant, elle pensa à son père avec un peu de remords. Au fond d'elle-même, elle savait bien qu'il n'approuverait pas ce déjeuner — non qu'il y eût là rien de mal en soi, mais il méprisait tant le mensonge! Renaud aussi, d'ailleurs.... Mais 'pourquoi penser à Renaud? Ce qu'elle faisait ne le regardait pas. Est-ce qu'elle se mêlait de ses affaires, elle?

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Rody l'attendait dans sa voiture rouge

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Rody — en costume gris clair, cravate et chaussettes assorties — l'attendait dans sa voiture rouge, assez loin du cours Rival pour éviter les rencontres indésirables. « Où voulez-vous que nous allions? demanda- t-il, Maxim's? Le Pré-Catelan? — Où vous voudrez.... Mais ne faites pas de frais pour moi, je vous en prie, dit Véronique. — Pourquoi cela? Il faut se montrer là où le public en vaut la peine. Vous êtes très bien avec ce bleu pastel. On ne vous a jamais dit que la forme de vos yeux rappelait celle d'Audrey Hepburn? C'est une ressemblance à cultiver. » Contrairement à ce qu'elle pensait, Rody ne lui parla pas métier. Il parla de lui, d'abord; ses rôles, ses succès, ses voyages, ses voitures. Un peu aussi — beaucoup moins — de Véronique, l'assurant que, si elle l'écoutait, elle était assurée de la réussite. Tout en parlant, il jetait les yeux autour de lui. « On nous regarde », dit-il avec satisfaction. En effet, aux tables voisines, les gens chuchotaient. Sans doute se demandaient-ils avec qui déjeunait Rody Vernin ! Quand ils arrivèrent au studio — avec un peu de retard — Véronique avait l'impression de marcher sur des nuages. * ** Deux semaines s'écoulèrent. Véronique avait beau faire, son retard scolaire s'accumulait peu à peu. Elle travaillait chaque soir jusqu'à minuit ou une heure, cachant sa lampe sous les couvertures pour qu'aucune lueur ne

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filtrât sous la porte. Mais elle sentait bien que ce travaillà n'était pas satisfaisant. Par moments, elle avait l'impression que sa mémoire l'abandonnait; elle cherchait à retrouver une date, un théorème, et ne trouvait devant elle qu'un grand trou vide. « Je me rattraperai au troisième trimestre », se disait-elle. A ce moment le film serait fini, elle ne penserait plus qu'à ses études. Le Bout du Monde, en attendant, prenait de plus en plus de place dans sa vie. Elle ne soupçonnait pas qu'un rôle pouvait s'emparer de vous de cette façon — jusqu'à vous faire perdre votre personnalité véritable. Par moments, elle devait faire un effort pour se rappeler qu'elle était Véronique et non pas Jackie. Le rôle, il est vrai, était passionnant : cette jeune fille qui part pour le bout du monde et finit par y trouver le bonheur.... Exactement la vie que souhaitait Véronique : des voyages, de l'aventure, un mariage romanesque. Malgré elle, Véronique pensait comme Jackie, sentait comme Jackie; les problèmes qui la préoccupaient étaient ceux de Jackie et non pas les siens. Pendant la classe de math ou celle d'histoire, elle était en bateau, croyait sentir le vent dans ses cheveux. « Véronique Vayssière! à quoi rêvez-vous? » demandait le professeur. Elle bredouillait une vague excuse. Pouvait-elle expliquer qu'elle était en train de voguer à bord du Caïman, en compagnie de Rody Vernin? Un samedi soir, en rentrant, elle aperçut sur la table du vestibule une enveloppe bordée de raies tricolores, couverte de timbres inconnus. Mme Escande avait placé l'enveloppe bien en vue,

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Mme Escande avait placé l'enveloppe bien en vue.

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appuyée contre un chandelier, pour que Véronique en eût la joie dès son arrivée. Elle s'empara de la lettre et courut dans sa chambre. Son cœur battait à grands coups : il lui semblait que son père savait tout, qu'il allait lui faire des reproches. Mais comment eût-il su, puisqu'elle ne pouvait pas communiquer avec lui? Certaines phrases, malgré tout, la bouleversèrent. « J'espère que tout va bien, ma chérie, écrivait M. Vayssière. Travaille avec conscience; pour le moment tu n'as pas d'autre devoir. J'espère que tu trouves le temps de prendre un peu d'exercice : si tu le désires, demande à Mme Escande de t'inscrire à un groupe de tennis; je tiens à ce que tu te détendes; pas de surmenage, surtout. » Elle posa la lettre : elle avait envie de pleurer. Le reproche qu'il ne lui faisait pas, elle se le faisait à elle-même. Il n'aurait pas approuvé, certainement! En voyant le film, pardonnerait-il? Elle n'en était même plus tout à fait sûre. Peut-être, si elle faisait malgré tout une bonne année.... Le dimanche suivant, quand Véronique annonça à Mme Escande son intention de travailler toute la journée, la jeune femme sourit malicieusement. « Eh bien moi, dit-elle, je crois que vous ne travaillerez pas! Et nous verrons qui de nous deux a raison. — Je vous assure, madame... commença Véronique. — N'assurez rien; je sais quelque chose qui vous fera changer d'avis. » En effet, à la fin de la matinée, Véronique était dans sa chambre quand on sonna à la porte. Lilo se précipita pour ouvrir; Véronique, surprise, reconnut deux voix familières : celle de Biaise et celle de Renaud.

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« Eh bien, demanda Mme Escande, que pensez-vous de ma surprise? » Véronique était si heureuse qu'elle en oublia tout le reste. Elle se précipita pour aider Mme Escande à mettre le couvert : Renaud fut chargé d'ouvrir les bouteilles, Biaise de couper le pain; tout le monde se mit à table d'excellente humeur. Le déjeuner fut très gai. Biaise et Renaud, chacun de son côté, avaient reçu des nouvelles de M. Vayssière : Mme Escande alla chercher un atlas pour qu'on pût voir de façon précise où se trouvait le voyageur. On parla naturellement des Peaux Rouges, sur lesquels M. Vayssière ne tarissait pas. Depuis que Véronique avait sa petite cour d'enfants noirs, il lui semblait comprendre son père encore davantage. Ils étaient si mignons, avec leur air de poupées, leurs grands yeux qui leur mangeaient la figure! « Comment sont les bébés peaux rouges, je me le demande, dit-elle. — Tous les bébés sont gentils, dit Mme Escande en souriant. — Oncle Charles, expliqua Biaise, m'a raconté que les mères indiennes les portaient sur leur dos : ce doit être amusant de voir ces petites têtes rondes sortant d'un ballot! — J'aimerais bien m'occuper des petits sauvages », dit Véronique. Dans le Bout du Monde, Jackie enseignait aux femmes de la brousse les rudiments de l'hygiène. « Quand j'aurai fini mes études, je demanderai à papa de m'emmener là-bas. — Ne parlons pas de cela! » interrompit Biaise qui n'aimait pas les séparations. Des bébés, on passa aux bêtes sauvages. Véronique,

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pensant à la grande scène des lions qu'elle devait tourner sous peu, interrogea Renaud : celui-ci déclara qu'à sa connaissance il n'y avait pas de lions dans les forêts vierges, seulement des panthères, des pumas.... « Qui sont beaucoup plus dangereux, note-le bien. Le lion effraie à cause de sa crinière, mais ce n'est pas un mauvais diable. » Véronique se sentit vexée, comme si en rabaissant les lions, on rabattait aussi son courage. Après le déjeuner, il pleuvait. Mme Escande proposa aux jeunes d'aller au cinéma. On donnait dans le quartier un film, Le Temple perdu, qui les intéresserait peut-être. Le film se trouva être mauvais : une intrigue banale, un temple de carton-pâte dans un paysage truqué.

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« Ces scènes-là ont été tournées à Bécon-les-Bruyères, dit Renaud en haussant les épaules. — Peut-être n'avait-on pas assez d'argent pour aller tourner sur place, dit Véronique. — Eh bien, on n'avait qu'à ne pas faire de film, ça aurait mieux valu. Tout ça n'est qu'un prétexte à exhibition de pin-up. Pas un bon comédien n'accepterait de le jouer. » Fut-ce son influence? Le lendemain, le décor du Bout du Monde parut à Véronique artificiel et maladroit. Même les palmiers de M. Lance n'étaient pas à leur place sous le ciel de l'Ile-de-France : quant aux cases, elles comportaient, comme dans Le Temple perdu, pas mal de carton : les ouvriers passaient leur temps à les rafistoler avec des fils de fer et du plâtre. Elle communiqua son impression à Rody, qui haussa les épaules. « Vous croyez que les spectateurs ont le temps de regarder ces détails? Bien sûr que non! Ce qui les intéresse, Véronique, c'est nous ! » Elle se dit qu'il avait peut-être raison. Il s'y connaissait, lui; il avait l'expérience du métier. Il lui avait montré les photos de ses principaux films : en cowboy, en chevalier, en officier de spahis.... Jamais de rôles vulgaires ou antipathiques: toujours du courage et de la gloire. C'était ce qui lui convenait; il était fait pour l'héroïsme. Comme ce serait merveilleux, pensa Véronique, si au lieu déjouer les scènes émouvantes du film, ils les avaient vécues dans la réalité — avec le vrai soleil d'Afrique, de vraies fleurs exotiques, de vrais dangers à courir ! Avec Rody, elle se sentait capable d'aller vraiment au « bout du monde »...

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Son admiration ne la rendait pas injuste envers les autres; elle trouvait que Rambert, par exemple, jouait admirablement le rôle du vieux tuteur. Là, Rody ne la suivait pas en général. Il évitait la compagnie des autres comédiens, pour bien montrer qu'une vedette ne se commet pas avec n'importe qui. Véronique, au contraire, essayait de se montrer bonne camarade en particulier avec deux jeunes femmes qui, au premier abord, lui avaient paru sympathiques. Elle ne comprenait pas pourquoi toutes les deux, Laure et Alban, répondaient à ses avances avec froideur. « Elles vous détestent, parbleu! expliqua Rody. — Mais pourquoi cela? J'ai toujours essayé d'être gentille avec elles.... » II se mit à rire. « Vous êtes naïve, Véronique! Elles enragent parce que vous décrochez une vedette du premier coup, alors qu'elles jouent des seconds rôles depuis des années. — C'est vrai, dit-elle, je n'y pensais pas. Je leur fais du tort, en somme? — Si cela peut vous consoler, dites-vous qu'elles vous en feraient bien davantage, si elles le pouvaient. — Croyez-vous? Elle ne sont pas si méchantes! » Le soir de ce jour-là, pourtant, Véronique dut consoler Josette qu'elle trouva en larmes. L'assistant metteur en scène, qui était un ami d'Alba, prétendait que le petit rôle qu'on lui avait donné était trop important : Josette l'avait entendu conseiller à M. Hamard de couper ses scènes au montage, si bien qu'à la fin il n'en resterait rien.... « Mais pourquoi? dit Véronique. Tes scènes ne gênent pas Alba : vous ne paraissez même pas ensemble!

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— M. Hamard et M. Guérin avaient trouvé que je m'en tirais bien, alors Alba est furieuse.,.. Et elle connaît l'assistant, alors que moi je ne connais personne. C'est toujours comme cela, au cinéma ! » dit Josette. C'était donc vrai, ce que disait Rody? Véronique connaissait bien des jalouses : Nicole, par exemple. Mais ici c'était cent fois pire; pour dix lignes les gens étaient prêts à s'entre-tuer. Heureusement, Rody n'était pas comme cela, lui! Le lendemain, on devait tourner la scène des lions. Les animaux, à qui on avait donné non seulement un repas substantiel, mais un calmant, somnolaient paisiblement dans leur enclos; on eut du mal à les décider à en sortir pour tourner autour du bungalow, ainsi qu'il était prévu. Le scénario indiquait que Jackie, sortant de la maison, se trouve face à face avec les fauves. L'un d'eux s'avance vers elle, et elle tombe à genoux; à ce moment David, surgissant de la brousse, se jette devant la bête féroce et la met en fuite, puis rapporte la jeune fille évanouie dans le bungalow. La scène devait être le clou du film et il fallait qu'elle fût réussie. On l'avait répétée dix fois sans les lions, tout semblait au point, le moment critique était arrivé. « N'ayez pas peur, dit à Véronique le gardien qui s'occupait du zoo de M. Lance. Ce sont de bonnes bêtes, et avec ce qu'on leur a donné, elles ne pensent qu'à dormir. » Malgré tout, en ouvrant la porte du bungalow Véronique avait vraiment peur. « Si papa savait! » pensa-t-elle. La pensée de son père lui rendit son courage : il avait affronté bien d'autres dangers! Elle poussa la porte d'une main tremblante et se trouva en face du lion. Son mouvement de terreur ne fut pas

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Véronique se trouva en face du lion.

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joué; elle ne se rendait pas compte que, vu de près, il serait aussi énorme. Il semblait d'ailleurs aussi effrayé qu'elle et ne bougeait pas. La lionne tourna le coin du mur et arriva à petits pas. Le lion remua la queue et soudain poussa un bâillement formidable, découvrant sa gueule jusqu'au fond. Véronique tomba à genoux : à cet instant Rody surgit des broussailles. Il fut magnifique. D'un geste souple, s'interposant entre Véronique et le lion, il saisit la bête à pleine crinière. Le lion, qui ne s'attendait pas à pareil traitement, gronda. « Brutus, Saïda, ici! » dit le gardien à mi-voix. La lionne obéit; le lion, secouant l'emprise de Rody, emboîta le pas à sa femelle. Rody se baissa alors, prit Véronique dans ses bras et rentra dans le bungalow. « Bravo! » cria M. Hamard. Sorti du champ de l'écran, Rody avait lâché Véronique. Elle restait immobile, tremblante encore de la peur qu'elle avait eue. Il lui semblait que maintenant il aurait dû se passer quelque chose, elle ne savait quoi. Si le danger avait été réel, elle se serait jetée dans les bras de Rody, en le remerciant de l'avoir sauvée. Mais le jeune homme époussetait du bout des doigts son costume blanc immaculé; les lions, bien gentiment, trottaient vers leur enclos. « Oh! vivre un jour tout cela pour de vrai! » pensa Véronique.

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IX Bout du Monde avançait moins vite qu'on ne l'espérait; parfois, M. Hamard s'impatientait; il avait avec M. Guérin des conciliabules mystérieux qui s'interrompaient à l'arrivée des comédiens. Tout cela ne troublait pas Véronique, qui, dans le film, ne voyait que le roman. Après la déception que lui avait donnée le truquage de la scène des lions, elle avait recommencé à vivre avec ferveur le personnage de Jackie. On arrivait à la période la plus passionnante du film : la jeune fille, malgré elle, s'attache à sa vie exotique et à la population qui l'entoure. Le village étant inondé, elle et le jeune régisseur- sauvent les enfants au péril de LE

leur vie; c'est dans cet effort commun qu'ils prennent conscience de leur amour. 117

« C'est magnifique! » déclarait Josette, lorsque les deux amies, en revenant du studio, échangeaient leurs impressions de la journée. Rody, lui, trouvait ces belles idées « un peu coco »; ça prendrait en province, évidemment, mais arriverait-on à la « classe internationale » qu'il jugeait seule digne de lui? « Et de vous, Véronique », ajoutait-il aimablement. Véronique continuait à travailler le soir, et d'autant plus tard qu'elle était maintenant obligée de sortir le dimanche, Mme Escande y mettant bon ordre. Quand elle rejoignait Biaise, elle emportait un livre, demandait à son cousin d'entrer dans un salon de thé quelconque et apprenait à la hâte un bout de chapitre. « Comment se fait-il que tu n'arrives pas à t'en tirer sans cela? demandait naïvement Biaise. Moi qui ai tant à rattraper, il me semble que je m'arrange mieux que toi. — J'ai été fatiguée », répondait-elle évasivement. Fatiguée, elle l'était constamment, la pauvre Véronique. Pendant les cours, à table, il lui arrivait de somnoler. Le soir elle s'endormait sur ses cahiers, se réveillait en sursaut à deux ou trois heures du matin, nauséeuse et transie, se glissait à demi habillée dans son lit où elle ne parvenait pas à se réchauffer. « Cela ne durera pas, se disait-elle. Il faut que je tienne jusqu'à la fin du film. Après....» Les secondes compositions de l'année eurent lieu. Véronique en fut mécontente. Quelques jours plus tard, Mlle Rival la fit appeler dans son bureau.

« Que se passe-t-il, Véronique? demanda-t-elle. Série/vous malade, mon enfant? » 118

Véronique sentit ses jambes se dérober sous elle. «J'ai... j'ai tout manqué? demanda-t-elle à mi-voix. Mlle Rival inclina la tête. « Vos notes sont mauvaises presque partout —• très inférieures à ce qu'elles étaient au premier trimestre. Huit en histoire, six en mathématiques, sept en latin.... Le français est passable, mais tout le reste.... Véronique, ma petite fille, il doit y avoir une raison? — Je ne sais pas, mademoiselle, je vous assure,... balbutia Véronique. — Vous n'êtes pas souffrante? Vous avez mauvaise mine depuis quelque temps. — C'est ce qu'on me dit, mais je ne vois pas.... » Elle pensait que M. Vayssière, à son retour, serait mis au courant de ces mauvaises notes. A l'idée du chagrin qu'il en aurait, elle sentit le désespoir l'envahir : elle fondit en larmes. « Voyons, voyons, dit Mlle Rival, ne vous désolez pas, mon enfant. Un mauvais trimestre, cela se rattrape.... — C'est à cause de papa ! sanglota Véronique. J'aurais tant voulu, pour lui.... » Sous des dehors sévères, Mlle Rival avait le cœur tendre. « Écoutez-moi, Véronique, dit-elle gentiment. Nous allons faire un pacte toutes les deux. Je ne parlerai pas de ces compositions à votre père. Mais de votre côté, vous allez me promettre, vous entendez, me promettre sur l'honneur — de mieux travailler à l'avenir. — Je vous le promets! s'écria Véronique. Oh! mademoiselle, vous allez voir : d'ici l'été j'aurai tout rattrapé! » En sortant de chez Mlle Rival, elle se sentit un peu rassérénée. Il y aurait les vacances de Pâques, elle se reposerait, et ensuite tout irait mieux. Ses camarades, qui la 119

guettaient avec anxiété, la virent sortir du bureau directorial plus calme qu'elle n'y était entrée. « Eh bien? demanda Claudie. — Eh bien, c'est ce que je craignais, j'ai manqué mes compositions, dit Véronique avec franchise. — Mlle Rival en parlera à ton père? — Non, elle m'a promis de ne pas le faire. — C'est chic, ça! déclara Luce avec enthousiasme. Mais, en effet, que s'est-il passé, Véronique? — Toi qui étais toujours dans les premières, ajouta Mado. — Véronique est fatiguée », intervint Josette. Nicole, qui écoutait la conversation, haussa les épaules. « Fatiguée de quoi, je me le demande ! dit-elle. Depuis Noël Véronique ne sort pas, ne danse pas.... — Peut-être justement parce qu'elle ne se sent pas bien », répliqua Claudie, toujours prête à défendre son amie. Avec les jumelles, ce jour-là, elles parlèrent longuement de Véronique. Pourvu que celle-ci ne tombât pas malade pour de bon! Une élève comme elle ne pouvait pourtant pas manquer son année! Nicole, de son côté, pensa beaucoup à cette conversation. Outre les compositions manquées, elle flairait depuis quelque temps un mystère dans le comportement de sa camarade. Véronique et Josette avaient l'air de cacher un secret.... De quoi pouvait-il bien s'agir? Pas de travail, certainement, puisque Véronique en négligeait ses études.... Alors? Elle eût donné beaucoup pour le savoir. Par simple curiosité, d'abord, puis elle devinait que ce mystère, si elle le pénétrait, lui permettrait d'avoir barre sur son amie.

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Elle résolut d'observer les deux cachottières, sûre qu'un jour ou l'autre elle finirait par en avoir le cœur net. Véronique n'avait pour se réconforter que les encouragements de Josette. Celle-ci comprenait bien ses soucis, mais l'assurait qu'elle serait payée de tout en se voyant à l'écran. Véronique avait bien essayé de confier ses ennuis à Rody, mais il s'était moqué d'elle. « A quoi donc vous serviront toutes ces études? dit-il. Moi, je ne suis pas bachelier, et je vous assure que cela ne me gêne guère! L'important, dans la vie, c'est de gagner beaucoup d'argent. — C'est surtout de faire quelque chose qui vous intéresse! » répliqua Véronique. Elle pensait à Jackie, aux aventures qu'elle vivait chaque jour sur le plateau. L'existence qu'elle rêvait, c'était celle-là, même si elle ne devait pas y trouver la fortune. « A propos, Rody, quand tourne-t-on la scène de l'inondation? — En dernier, bien entendu. Vous savez qu'on doit inonder réellement le terrain. On ouvre le bassin : il y aura deux mètres d'eau autour des cases.... —J'espère qu'il ne fera pas trop froid, soupira Véronique : tous ces pauvres figurants qui doivent barboter dans l'eau.... — Et moi qui m'y jette pour sauver le négrillon! dit Rody en riant. Mais n'ayez pas peur, j'ai exigé qu'on détourne les conduites d'eau chaude : le jour où on tournera, l'eau ne sera pas plus froide que celle d'une piscine. — Vous êtes bon nageur, Rody? Très bon. Rappelez-vous La Belle Meunière. Vous ne l'avez pas vu? C'est dommage : je vous montrerai les

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photos. Aujourd'hui, nous tournons la scène près du pont, vous savez? » Véronique rougit (ne se débarrasserait-elle jamais de cette infirmité?). La scène du pont avait lieu entre les deux jeunes gens : David, au début, n'ose se rapprocher de Jackie, mais elle sait maintenant qu'elle l'aime et finit par le lui avouer. « Vous comprenez, Véronique, expliquait Rody, il faut que dès le début vos sentiments transparaissent sous vos phrases les plus banales. Vous me demandez où sont les enfants, mais en réalité vous pensez : « David! tu es « l'être le plus merveilleux du monde! » — Je comprends », dit Véronique. A l'idée de jouer cette scène avec Rody, elle était tout émue d'avance. Sans même qu'elle s'en rendît bien compte,

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le jeune homme tenait une place de plus en plus grande dans ses pensées. Il symbolisait pour elle tous les héros qu'il incarnait; elle le voyait non seulement sous les traits de David, mais sous ceux de ses autres rôles, toujours noble et toujours vainqueur. Chose curieuse : c'était surtout loin du studio qu'elle songeait à lui : pendant ses longs trajets en métro, ou bien le soir, dans sa chambre, quand elle avait fini ses devoirs et se tournait et se retournait dans son lit avant de trouver le sommeil. Elle se voyait partant avec lui pour des pays lointains et merveilleux, en proie à des dangers incroyables, tantôt sauvée par lui, tantôt le sauvant elle-même au péril de sa vie. Quand elle se retrouvait chez M. Lance, l'irréalité du décor gênait ses illusions. Le temps, exceptionnellement sec jusque-là, avait tourné tout à coup à la pluie; on avait dû édifier à la hâte, au-dessus du décor tropical, une sorte de grand hangar qui évitait aux palmiers de prendre l'aspect de plumeaux trempés, aux cases de s'effondrer complètement dans la boue. « II ne nous manquait plus que ça ! soupira M. Hamard. — C'est moi que cela gêne le plus, rétorqua M. Guérin. Ce sont des frais supplémentaires, et vous savez où nous en sommes! — N'insistez pas, je ne le sais que trop! » dit le metteur en scène. Tous deux étaient nerveux, s'irritaient pour un rien. Les seconds rôles se disputaient, plusieurs des figurants noirs avaient la grippe. Au milieu de tous ces ennuis, seul Rody Vernin gardait la sérénité indispensable à l'éclat de son teint; il ne se contentait pas, comme Véronique, d'un maquillage foncé simulant le haie colonial, mais faisait

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régulièrement des séances d'ultra-violets dans un institut de beauté. Un jour, on vit arriver à l'improviste au studio un grand monsieur long et mince, avec une toison de cheveux blonds ébouriffés comme une meule de foin. M. Hamard et M. Guérin se précipitèrent au-devant de lui. « C'est M. Lance, expliqua le gardien du Zoo à Véronique qui donnait du pain aux cygnes. Il arrive toujours comme ça, sans crier gare.... » Les trois hommes eurent un long conciliabule. Véronique trouvait qu'on perdait beaucoup de temps. Rody lui en expliqua la raison. « Hamard et Guérin sont dans un drôle de pétrin... ils avaient prévu une certaine somme pour leur film, et ils la dépassent de beaucoup.... — Mon Dieu! mais c'est affreux! dit Véronique. — Ne vous affolez pas : au cinéma cela arrive souvent. — Et que fait-on alors? — On emprunte le reste, parbleu! Seulement ni Hamard ni Guérin n'ont très bonne réputation... aussi ne trouvent-ils pas de commanditaires. Alors, comme M. Lance n'en est pas à quelques millions près.... — Vous croyez qu'ils vont lui demander.... Et il voudra bien? — Peut-être, parce qu'il leur avait déjà prêté beaucoup, il a donc tout intérêt à ce que le film sorte. Il leur fera des conditions dures, naturellement. — Pas s'il les voit vraiment très ennuyés? — Justement à cause de cela ! » répliqua Rody en se incitant à rire. L'aparté ayant pris fin, M. Lance s'assit entre les deux autres et on recommença à tourner. De temps à autre,

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M. Lance échangeait quelques mots avec M. Hamard ou M. Guérin; ces deux derniers semblaient soulagés : l'affaire devait être en bonne voie. Lorsque Véronique voulut partir, M. Lance fit un geste comme pour la retenir. M. Guérin l'arrêta. « Nous arrangerons cela demain », déclara-t-il. « De quoi peut-il bien s'agir? demanda Véronique à Rody. __ Us ont quelque chose à vous dire, évidemment, répondit le jeune homme. — Vous n'avez pas idée de ce que cela peut être? — Gomment le saurais-je? Ils m'en parleront sans doute, je vous le dirai demain quand vous arriverez. Comptez sur moi. »

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Véronique se tranquillisa : du moment que Rody s'occupait d'elle, tout irait bien II lui dirait ce qu'elle devait faire. Quand elle atteignit la maison, Mme Escande était déjà rentrée. « Vous rentrez bien tard, Véronique! remarqua-t-elle. — Oui, j'ai... travaillé très tard avec Josette. » C'était vrai, puisque Josette était là-bas aussi, mais comme on peut mentir en disant la vérité. « Il y a eu un coup de' téléphone pour vous. Devinez de qui? — Je donne ma langue au chat, dit Véronique. — Renaud! Renaud qui voulait savoir si vous auriez un moment libre ce soir. Je n'ai pas répondu, mais je pense que c'est oui, n'est-ce pas? — Je ne crois pas, madame, balbutia Véronique. J'ai vraiment trop à faire... — Comme vous voudrez », dit Mme Escande sans insister. Une fois de plus, c'était vrai — et pourtant c'était un mensonge. Véronique, certes, avait besoin de travailler. Mais ce n'était pas pour cette raison —• en tout cas pour cette raison seule — qu'elle refusait de voir Renaud. Entre elle et son grand ami, maintenant, il y avait une ombre — qui n'était pas seulement celle du secret qu'elle voulait garder. Une ombre vivante, palpable, toujours présente: l'ombre trop séduisante de Rody.

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X « VERONIQUE... avant de commencer à travailler, pourrais-je vous dire un mot, s'il vous plaît? — Mais... naturellement, monsieur! » répondit Véronique à travers la cloison, Elle avait fini de s'habiller : le maquilleur, debout derrière elle, donnait une dernière touche à son ouvrage. Elle allait donc savoir ce qu'on voulait lui dire! Rody, qu'elle avait aperçu en arrivant, lui avait glissé : « Ce n'est rien... vous n'avez qu'à répondre oui.... » Mais répondre oui à quoi? Dans sa hâte, elle voulut se lever. Les deux mains puissantes du Russe s'appuyèrent sur ses épaules.

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« Attendez, mademoiselle... ne rremuez pas... j'ai encorre quelque chose à fairre.... — Mais M. Hamard.... — M. Hamarr attendra. Le maquillage, c'est sacré, mademoiselle.... » Véronique vaincue le laissa achever son chef-d'œuvre. Il l'avait coiffée en hauteur, la nuque dégagée, ce qui mettait en valeur le décolleté de la robe verte. Elle jeta un coup d'œil dans la glace et se précipita vers le bureau où M. Hamard l'attendait, flanqué de M. Guérin. « Vous êtes ravissante, Véronique! » dit le metteur en scène. Il n'avait pas l'habitude de faire des compliments. Véronique resta interdite. « C'est M. Kerchoff, monsieur... », balbutia-t-elle. M. Hamard sourit. « Asseyez-vous, je vous prie, nous avons à vous parler. Voici ce dont il s'agit. Vous vous êtes aperçue, évidemment, des difficultés que rencontre le film : le mauvais temps.... » Elle avait envie de répondre qu'en hiver il fallait s'y attendre. M. Guérin dut deviner sa pensée, car il soupira : « Sans la défection d'Alicia, il y a longtemps que nous aurions fini.... » Elle ne voyait pas où ils voulaient en venir. M. Hamard se décida enfin : « Je ne veux pas entrer dans des détails qui vous importuneraient. En deux mots, voici : nous manquions d'argent pour terminer le film; M. Lance, que vous avez vu hier, accepte de nous l'avancer. — Ah! tant mieux! » dit Véronique. M. Hamard leva la main.

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« Mais il y met une condition. Nous devons lui rendre sa propriété intacte — vous m'entendez, intacte! c'est-à-dire l'inondation disparue, les décors ôtés — et cela dans un mois, dernier délai. — Si nous n'acceptons pas cette condition, M. Lance ne nous donne rien, précisa M. Guérin. — Et nous sommes obligés d'abandonner le film, ajouta M. Hamard. — Vous craignez de ne pas pouvoir terminer en un mois? demanda Véronique. — Trois semaines, corrigea M. Guérin : il faut bien compter huit jours pour tout remettre en état. — Et M. Lance ne peut pas vous accorder une semaine de plus? — Pas un jour; nous avons essayé, vous pensez bien! Mais M. Lance a une nouvelle lubie : il veut organiser sur son domaine une exposition exotique.... » Véronique était sincèrement désolée. Était-ce pour lui annoncer cette mauvaise nouvelle qu'on l'avait appelée, Mais M. Hamard et M. Guérin ne semblaient nullement découragés — au contraire. M. Hamard sourit. « Heureusement, dit-il, la catastrophe peut encore être évitée.... — Comment cela? demanda Véronique. — Nous pouvons finir en trois semaines, mais à une condition... celle de tourner toute la journée. » Cette fois, Véronique commençait à comprendre. Mais elle les avait prévenus; ils savaient bien que ce n'était pas possible.... « Je vous avais dit, monsieur.... Oui, oui, nous avons tout fait pour vous être agréables. Mais c'est un cas de force majeure, auquel ni

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vous ni nous-mêmes ne pouvons rien. A partir de maintenant, nous sommes obligés de tourner la journée entière — vous comme les autres. —• Vous savez bien, monsieur, que je ne peux pas. — A cause de vos cours? Voyons, Véronique, pas d'enfantillage. Si vous aviez, je ne sais pas, moi, la scarlatine, par exemple, vous seriez bien obligée de les manquer. D'autres l'ont fait, et n'en sont pas morts.... — Mais, monsieur, mon père.... - Je ne veux pas entrer dans vos affaires de famille. L'art avant tout! N'est-ce pas, M. Guérin? — Trois semaines! » répéta Véronique. Manquer trois semaines, en plein mois de mars, c'était gâcher l'année entière. Alors... passer au dernier rang... peutêtre redoubler sa seconde? Toute la fierté de Véronique se révoltait à cette seule pensée. Son père disait toujours : on fait une chose bien ou on ne la fait pas. On fait ses études, ou alors.... Elle crut entendre la voix de Rody : « A quoi serventelles, toutes ces études? On peut gagner beaucoup d'argent sans être bachelier.... » Alors? Tout abandonner définitivement? Renoncer aux études? Faire une carrière dans le cinéma? Après tout, puisqu'elle y débutait si bien.... M. Hamard et M. Guérin se taisaient, observant le visage de Véronique. Ils échangèrent un coup d'œil, puis M. Hamard dit d'une voix doucereuse : « Nous vous laissons jusqu'à demain. M. Lance est absent trois jours. Pour le moment, allons travailler. » La pauvre Véronique n'avait guère le cœur à son rôle. Il s'agissait de répéter la grande scène dramatique de la veille, celle où Jackie s'aperçoit qu'elle ne peut plus vivre sans David.

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« Un peu de souplesse, Véronique! dit Rody. Laissezvous aller, que diable! » Se laisser aller! comme si c'était facile alors qu'une idée inouïe, bouleversante, danse dans votre cerveau comme un papillon monstrueux! « Recommencez », ordonna M. Hamard. Autour d'eux, on était en train de monter le décor de l'inondation. Tout avait été prévu : le village factice était édifié en contrebas, dans une sorte de cuvette : maintenant les ouvriers maçonnaient les orifices par lesquels l'eau aurait pu trouver issue. Les enfants noirs, groupés autour d'eux, les regardaient avec un intérêt passionné. Heureusement, il ne pleuvait plus, mais tout était boueux et sale : autour du bassin, on trébuchait sur de longs tuyaux pareils à des boas lovés dans l'argile. « Rody... il faut que je vous parle... », chuchota Véronique. Il ne demanda pas à quel sujet : sans doute l'avait-il deviné. La scène terminée, ils remontèrent ensemble vers les loges. « Vous savez ce que m'a demandé M. Hamard? interrogea Véronique. — Il m'en a parlé, en effet. — Et vous me conseillez de répondre oui?... — Sans hésiter, dit Rody. Il n'y a pas moyen de faire autrement. — Vous vous rendez compte de ce que cela signifie pour moi? — Je me rends compte que si vous n'acceptez pas, on est obligé d'arrêter le film. En ce cas, vous ne toucherez pas votre cachet, vous pouvez en être sûre. — Ça m'est bien-égal! déclara Véronique. Ce que je

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dois décider, c'est si je dois continuer mes études ou faire du cinéma.... » Rody s'irritait visiblement. « Vous parlez comme si vous étiez seule! dit-il. Moi non plus, si le film s'arrête, je ne toucherai rien.... Ça vous est égal, ça aussi? Vous n'y aviez pas pensé, non? Plusieurs millions qui me filent sous le nez, comme dans un tour de passe-passe! Plusieurs mois perdus pour ma carrière sans compter le tort fait à ma réputation! Je ferai un procès, c'est entendu, mais il faudra des années pour que j'aie gain de cause. Et s'ils sont insolvables, comme c'est probablement le cas.... » Véronique était atterrée. « Rody, je vous en prie,... supplia-t-elle. — Vous ne pensez qu'à vous! lui jeta-t-il. Pourtant,

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à qui devez-vous de tourner ce film, sinon à moi? Croyez-vous que Hamard vous aurait engagée — vous qui n'aviez jamais joué — si je n'avais pas été là pour vous soutenir? — C'est vrai... vous avez raison... », balbutia-t-elle. Elle comprenait que si elle refusait il ne le lui pardonnerait jamais. Non seulement elle ne serait plus vedette, mais elle ne le reverrait plus : il la regarderait comme une ennemie.... « Réfléchissez, lança-t-il encore, demain il ne sera plus temps ! » Elle s'enfuit en courant sans répondre. Josette ne l'avait pas attendue; elle n'avait personne à qui confier ses soucis. En métro, par-dessus le fracas des rames, elle croyait entendre deux voix contradictoires : Véronique l'étudiante et Véronique la vedette. « Ai-je le droit de refuser? se demandait-elle. Rody a raison, je ne pense qu'à moi.... Et lui qui a été si gentil pour moi, qui m'a tant aidée.... Peut-être qu'en cessant de jouer, je brise sa carrière? Non, non, je ne dois pas! je ne veux pas! » Plus elle y pensait, plus elle se persuadait qu'elle devait à Rody d'accepter l'offre de M. Hamard. Elle jugeait en petite fille, Rody en homme averti, qui connaît la valeur des choses.... Il était le grand Rody Vernin, et elle rien du tout... Elle chercha à rassembler ses idées. Il fallait d'abord voir si, matériellement, la chose était possible. Pour le moment, les circonstances la servaient. M. Vayssière était en Amérique jusqu'à Pâques; elle pouvait dire à Mlle Rival qu'il lui demandait d'aller le rejoindre à New York. On connaissait M. Vayssière pour un original : personne ne s'étonnerait de cette décision subite. Quant à Mme Escande,

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elle ne connaissait même pas Mlle Rival, rien à craindre de ce côté-là. En voyant Véronique rentrer tous les soirs, elle ne soupçonnerait même pas qu'il y avait quelque chose de changé dans sa vie. Mon Dieu! comme c'était facile de tromper ceux qui vous aiment! Au retour de M. Vayssière, il faudrait tout lui avouer.... Mais à ce moment, le film serait sorti, Véronique consacrée vedette. Son père, qui aimait tout ce qui sortait de l'ordinaire, pourrait-il se fâcher? Il admirait tant les gens qui réalisent ce qu'ils veulent envers et contre tout! Véronique était sortie du métro et marchait rapidement vers la maison. Quand elle sonna, Mme Escande fut surprise de son agitation anormale. « Qu'y a-t-il, Véronique? — Mais... rien, madame. » Mme Escande hocha la tête et se tut. Si Véronique ne voulait rien dire, elle ne se reconnaissait pas le droit de forcer ses confidences. Mais, tout le temps du dîner, elle la regarda avec un peu d'inquiétude. Dieu sait ce qui peut se passer dans une tête de quinze ans! Rentrée dans sa chambre, Véronique mit ses livres de côté (pas moyen de travailler ce soir) et reprit sa songerie. Par moments, tout lui paraissait simple : il n'y avait qu'à aller de l'avant. N'est-ce pas ainsi qu'agissent tous ceux qui font quelque chose? Puis de nouveau elle hésitait. Au fond, elle n'était pas tellement sûre que M. Vayssière, mis devant le fait accompli, l'approuverait. Et Renaud? que dirait Renaud? Ici, la réponse était sûre. Renaud n'admettait aucune espèce de mensonge, quel qu'en fût le but. Il méprisait le succès public, la réussite facile.

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Perdre l'estime de Renaud, pourrait-elle jamais s'y résigner? Elle ne dormit guère, cette nuit-là. Mais, au fond d'ellemême, elle sentait que sa résolution était prise — ou presque. Elle savait qu'elle dirait oui. Le lendemain matin, elle se leva plus tranquille. Elle avait décidé de manquer le cours de gymnastique et d'aller au studio une heure plus tôt qu'on ne l'y attendait. Rody lui avait dit qu'il serait là tout l'après-midi : elle irait le trouver, lui annoncerait sa décision. Ainsi il comprendrait peut-être qu'elle faisait cela pour lui, pour sa carrière. Chez M. Lance, elle tomba en plein bouleversement. Les digues étaient construites, la plupart des accessoires en place. On avait rempli le grand bassin qui devait simuler la rivière rompant ses digues et envahissant le village. « M. Vernin est là? demanda Véronique à Irma, l'habilleuse. — Oui, il doit être dans le parc à regarder les travaux avec M. Hamard. — Bon, j'y vais. Ne vous occupez pas de moi, madame Irma, je m'habillerai tout à l'heure. » Elle sortit dans le parc, se demandant comment faire pour parler à Rody seul — sans M. Hamard. Le hasard la servit : quelqu'un appela le metteur en scène. Véronique fit signe de loin à Rody et se dirigea vers le bassin, où elle savait qu'on ne les dérangerait pas. Il n'y avait qu'un groupe d'enfants noirs en train de jeter des cailloux dans l'eau. Rody s'avança, marchant avec précaution dans la boue des terrassements. Dans son costume clair, il paraissait plus svelte et plus beau que jamais. Comme il s'approchait, les enfants l'entourèrent :

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il les écarta d'un geste brusque. Les gamins reculèrent vivement, l'un d'eux trébucha sur un des tuyaux qui entouraient le bassin. Véronique épouvantée le vit agiter ses petits bras et tomber à la renverse; on entendit un grand « plouf », puis les autres enfants se mirent à crier. Véronique s'élança vers eux. Mais déjà ils couraient vers les bâtiments, appelant à l'aide. Au bord de l'eau il ne restait que Rody, l'air mécontent. « Le petit imbécile! » grommela-t-il. L'enfant se débattait dans le bassin, tantôt disparaissant sous l'eau, tantôt revenant à la surface. Le premier geste de Véronique avait été de se précipiter à son secours. Mais elle avait son manteau d'hiver, de lourds souliers de marche : elle ne pouvait nager ainsi habillée. Et puis Rody était là — tout

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près, lui—l'enfant serait hors de danger avant qu'elle arrive.... A sa grande surprise, elle vit que Rody ne bougeait pas. « Rody... Rody! » haleta-t-elle en s'élançant vers lui. Tout en courant elle arracha son manteau, puis s'agenouilla et commença à dénouer ses chaussures. « Vous êtes folle! signifia le jeune homme. Attendez, on va venir. — Mais le petit se noie ! dit-elle. Rody, je vous en supplie.... vous nagez si bien.... Oh! mon Dieu, ce soulier! » gémit-elle en s'efforçant d'arracher la chaussure qu'elle n'arrivait pas à dénouer. Elle ne comprenait pas. Avait-il peur de salir son beau costume? Mais la vie de l'enfant était en jeu! C'était comme un de ces cauchemars où on se débat dans des situations terribles et absurdes, où chaque seconde paraît un siècle.... Le soulier céda enfin. Tandis que Véronique attaquait l'autre, elle entendit la voix de Rody : « Tenez, les voilà!» Ils accouraient tous, en effet; les Noirs affolés, l'opérateur portant sa caméra (pour un cinéaste, un accident est une aubaine à ne pas négliger), M. Hamard, M. Guérin. A ce moment, Véronique stupéfaite vit Rody exécuter un plongeon magnifique, faire trois brasses magistrales et saisir l'enfant qui, suffoquant, s'agrippait à lui. Elle tourna la tête : les Noirs criaient, les femmes pleuraient de joie : l'opérateur agenouillé devant la caméra filmait la scène.... Alors tout à coup elle comprit ce que Rody avait attendu pour plonger : c'était qu'on pût enregistrer son geste! La semaine prochaine, sur les écrans des actualités, toute la France admirerait « Rody Vernin sauvant un enfant ». Mais pendant ce temps le gamin risquait de périr tout

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Véronique stupéfaite vit Rody exécuter un plongeon magnifique.

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de bon, d'attraper une pneumonie! Tout cela pour servir la publicité de Rody! Véronique eut l'impression qu'un voile se déchirait devant ses yeux. « Tout faux! pensa-t-elle — non seulement les décors, mais les sentiments — toute la vie! » Et c'était pour cela qu'elle avait failli abandonner tout ce qui comptait vraiment pour elle : son travail, son avenir, l'estime de son père et de Renaud! Car elle le sentait bien à présent : dans la décision qu'elle allait prendre, Rody avait lourdement pesé dans la balance. Heureusement, il était encore temps! Elle avait vu en Rody les personnages qu'il incarnait à l'écran; elle s'apercevait maintenant qu'il était au fond un petit bonhomme vulgaire, prêt à tout pour arriver.... Un de ces êtres dont son père disait qu'ils étaient trop bas pour qu'on pût même les haïr.... Dans le tumulte de ses pensées, une seule chose restait claire : elle n'accepterait pas la proposition de M. Hamard. Puisqu'il fallait choisir entre le cours Rival et le cinéma, son choix était fait : ils allaient bien voir! Elle remit ses souliers (le second nœud avait enfin consenti à se défaire!) et suivit de loin la foule qui entourait le héros. Puis, avec décision, elle se dirigea vers le bureau du metteur en scène et demanda à lui parler. M. Hamard la trouva debout, très rouge, arpentant le bureau à grands pas. « J'ai réfléchi, monsieur. Je n'accepte pas. » M. Hamard eut un haut-le-corps. « Mais, Véronique,... voyons, ce n'est pas possible. Il doit y avoir un moyen de s'arranger.... — Inutile, monsieur », l'indignation lui donnait le courage de tenir tête, « ce que vous me demandez m'obligerait à interrompre mes études. Je ne veux pas, voilà tout. » 139

M. Hamard semblait éperdu. Il avait tout prévu, sauf cette inébranlable résistance. Il appela : « Guérin! Guérin! » Le petit homme apparut. « Véronique refuse les propositions que nous lui avons faites. — Définitivement? demanda M. Guérin incrédule. — Définitivement, dit Véronique. — Véronique sait que, si elle se désiste, elle ne touchera pas un sou? — Je le sais. » M. Guérin eut un mauvais sourire. « En ce cas, il nous faut recourir aux grands moyens. Véronique oublie peut-être qu'elle a signé un contrat? » Un contrat? Que voulait-il dire. Elle avait signé un papier, c'était vrai. Mais elle n'avait jamais promis de tourner toute la journée! « Je me suis engagée à vous donner mon temps libre, rien de plus, déclara-t-elle. — Le contrat ne précise pas ce détail. Il stipule, par contre, un dédit pour le cas où, du fait de Mlle Renaud, le tournage se trouverait interrompu.... — Un dédit? — C'est-à-dire une somme due en cas de rupture de contrat, une somme qui s'élève à plusieurs millions. — Je ne vous crois pas! » s'écria Véronique. M. Guérin ricana : « Les papiers sont chez moi. Je vous les apporterai demain, mademoiselle, et j'ai idée que vous changerez d'avis.... »

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XI JE suis PERDUE! perdue! » sanglotait Véronique affalée sur son lit. En sortant du studio, elle avait en quelques mots mis Josette au courant des exigences de M. Hamard et de son refus. Josette s'était affolée. « S'ils t'ont vraiment fait signer un contrat, tu seras obligée de faire ce qu'ils veulent. Une rupture de contrat, Véronique, c'est très grave.... — Alicia Hunter avait bien rompu le sien, rétorqua Véronique. — Parce que son imprésario, qui est malin, avait

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introduit une clause qui a permis de la tirer d'affaire. Tu penses bien qu'après avoir été échaudés une fois ils ne s'y sont pas laissé reprendre! est-ce que tu as lu avant de signer, au moins? » Véronique avoua que non. « Alors ils t'ont fait les conditions qu'ils ont voulu. Et penser que j'étais là, moi aussi, que je ne me suis pas méfiée.... Je ne savais plus ce que je faisais, j'étais si fière pour toi, si heureuse.... Tout cela est ma faute, Véronique! — Tu ne vois pas un moyen de me tirer de là? — Je peux en parler à ma mère, mais je crois qu'elle n'y pourrait rien. ' — Si mon père était là! dit Véronique. Mais je n'ai aucun moyen de l'atteindre avant son retour. Et puis je le connais : il ne discuterait même pas, il me libérerait en payant le dédit. Ils ont parlé de millions, tu sais. — Je sais : c'est toujours comme cela. — Et tu crois que je voudrais le ruiner? Papa gagne de l'argent avec ses livres, mais je sais bien qu'il n'a pas de capital. Il serait peut-être obligé de renoncer à ses voyages, à tout ce qu'il aime. Je ne veux pas, Josette! » Véronique se demandait comment elle garderait son sang-froid devant Mme Escande. Heureusement, celle-ci dînait en ville. Lilo endormi, Véronique prit le repas qu'on lui avait préparé et le rangea dans le garde-manger : elle eût été incapable d'en avaler une bouchée. Puis elle s'enferma dans sa chambre et s'efforça de trouver une solution à son problème. Elle avait beau le retourner sous toutes ses faces, elle se trouvait devant le même dilemme : il fallait céder ou payer. Payer, elle ne le pouvait pas; céder, il lui semblait qu'elle aimerait mieux mourir. Tout ce qui l'avait tellement

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tentée ne lui inspirait plus que de l'horreur. Elle avait hâte de retrouver M. Vayssière, ses amies, l'atmosphère claire de la confiance et de la paix. Comment faire, mon Dieu, comment faire? Toute seule, elle n'en sortirait pas. Il fallait que quelqu’un vînt à son aide — mais qui? Ses amies n'en savaient pas plus qu'elle; Mme Escande pas davantage; son cousin Biaise n'était encore qu'un enfant.... Il y avait bien quelqu'un... Renaud! A l'idée d'appeler le jeune homme à son secours, la fierté de Véronique se cabra d'abord. Elle l'avait tant négligé, ces temps derniers! Elle savait qu'il ne l'approuverait pas, qu'il considérerait toute son aventure comme une sottise. Il la blâmerait d'avoir agi en dehors de son père, qu'il vénérait. Pourtant, dès que l'image de Renaud se fut présentée devant ses yeux, elle se sentit soudain plus tranquille. Si quelqu'un pouvait lui donner un conseil, c'était lui. Elle savait qu'elle pouvait compter sur lui comme elle eût compté sur son père.... Elle alla dans la salle de bain et se baigna les yeux. Son visage était rouge et boursouflé par les larmes. Oserait-elle se montrer ainsi à Renaud? Lilo appela dans son sommeil : il avait souvent des cauchemars et il fallait le calmer pour qu'il se rendormît tranquille. Elle le prit dans ses bras et le berça un instant : le contact du petit corps tiède lui fit du bien. Puis, d'un pas ferme, elle se dirigea vers le vestibule. « 31-45? Allô... M. Renaud est-il là? — Je vais le chercher, mademoiselle. » Le bruit d'un pas qui s'approche... la peur, l'envie de raccrocher, de s'enfuir.... Puis un grand effort : « Renaud?... »

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« Mais qu'as-tu, Véronique? Tu es malade Il t'est arrivé quelque chose? »

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Et la voix joyeuse à l'autre bout du fil : « Allô... c'est toi, Véronique? » L'émotion la submergea; elle fondit de nouveau en larmes. Au bout du fil, la voix s'inquiéta : « Mais qu'as-tu, Véronique? Tu es malade? Il t'est arrivé quelque chose? — Oui.... Je ne suis pas malade, mais j'ai... de gros ennuis.... — Des ennuis? de quel genre? — Je ne peux pas te le dire comme cela... il faudrait que je te voie. — Le temps de venir, et je suis là. — Renaud, je ne voudrais pas... je sais que tu as tant à faire.... — Raccroche, Véronique, j'arrive. » Elle raccrocha. Puis elle recommença à pleurer, mais ses larmes n'étaient déjà plus aussi amères. * * * Maintenant, assis près d'elle sur le divan, Renaud l'écoutait. Pendant toute la longue histoire, il n'avait manifesté ni le moindre blâme ni la moindre surprise. Quand elle eut fini, il dit simplement. « II faut te tirer de là, Véronique. Je ne connais rien aux milieux de cinéma, mais j'ai l'impression que toute cette affaire n'est pas régulière. — Je t'assure, dit Véronique, je les avais avertis que je ne pouvais pas leur donner tout mon temps ! J'espérais, avec cet arrangement, tenir jusqu'au bout du film. — Et compromettre ta santé ! reprocha le jeune homme. 146

— Je crois que j'aurais tenu... seulement, maintenant, avec ce qu'ils exigent, je ne peux plus.... — Et naturellement, tu ne sais pas exactement ce que tu as signé. — Ils m'ont dit que les engagements étaient les mêmes pour tout le monde. Je n'ai même pas regardé. — On ne t'en a pas donné un double? — Non; est-ce qu'il aurait fallu? » Renaud réfléchissait. « Écoute, Véronique, je suis à peu près aussi ignorant que toi en cette matière. Mais j'ai un ami, Luc Decourt, qui est avocat et a déjà une certaine pratique. Je vais lui raconter l'histoire et lui demander de s'occuper de toi. — A ton avis, il pourra faire quelque chose? — Je l'espère. En tout cas, je t'en prie, ne te tourmente pas. Maintenant, ce qu'il faut, c'est que tu dormes. Tu crois que tu pourras? — J'ai peur que non, avoua Véronique. — Bon,... alors tu vas prendre ceci. » II sortit de sa poche un tube de comprimés. « Va chercher un verre d'eau », dit-il. Elle obéit. Elle éprouvait un immense soulagement à se laisser guider, à sentir qu'elle n'était plus seule, que Renaud décidait et agissait pour elle. Elle avala le comprimé et but docilement. « Je vais te laisser, déclara-t-il; moi, il faut maintenant que j'aille à l'hôpital. — A l'hôpital! à cette heure-ci! — Nous avons plusieurs cas de scarlatine grave, et.... — Mais, Renaud, la scarlatine, c'est contagieux. Tu ne risques pas?... — C'est mon métier », répondit-il en souriant. Elle sentit des larmes lui monter aux yeux. Voilà ce que

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c'était, le vrai courage! Pas ce que l'on voit sur un écran, mais ce qu'on fait simplement, sans même y penser, parce qu'on est un homme.... « Allons, conseilla Renaud, couche-toi et dors tranquille. Je te téléphonerai demain matin, dès que j'aurai pris contact avec Decourt. — Merci, merci, Renaud! dit Véronique. — Ne me remercie pas. Je suis vraiment content, tu sais, de savoir ce que tu as. Depuis quelques semaines, j'avais peur que tu ne sois vraiment malade. » Ainsi, pendant tout ce temps, il avait pensé à elle, tandis qu'elle-même.... « Je ne mérite pas son amitié! » se dit-elle avec désespoir. Mais le comprimé commençait à faire son effet : Renaud parti, elle se coucha rapidement, ferma les yeux et sombra dans un sommeil sans rêves. * ** Luc Decourt n'avait que vingt-quatre ans, mais c'était un garçon éveillé et énergique. Dès qu'elle l'aperçut à l'angle de la rue où il lui avait donné rendez-vous, Véronique eut l'impression qu'elle pouvait se fier à lui. « Renaud m'a tout raconté, lui dit-il. Cette affaire va s'arranger^ Laissez-moi faire. — Renaud vous a dit que j'avais signé? — Oui, mais je crois que cela n'a pas d'importance. — Comment? — Les individus à qui vous avez eu affaire ne semblent pas étouffés par les scrupules. Il y en a beaucoup, mal-

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heureusement, et peut-être dans le cinéma plus qu'ailleurs. Ils ont essayé de vous intimider, mais ils céderont.» Véronique n'osa rien demander et le suivit. La quatrechevaux de Luc Decourt parvint bientôt à la propriété de M. Lance. « Jolie voiture! » dit Luc en se rangeant à côté d'une décapotable rouge, que Véronique connaissait trop bien. On les introduisit dans le bureau où M. Lance se trouvait avec M. Hamard et M. Guérin. Ceux-ci parurent surpris en voyant que Véronique n'arrivait pas seule. « Monsieur est?... demanda Hamard. — L'avocat de Mlle Vayssière, répondit Luc. Nous avons, je crois, un point litigieux à régler. » M. Hamard parut ennuyé. « C'est-à-dire..., commença-til. — Avant tout, demanda Luc, qui est ici le responsable? Où est le producteur du film? — Nous sommes associés, s'empressa de dire M. Guérin. — Donc le contrat — ou le papier que vous semblez considérer comme tel — a été signé par vous trois? — Par nous deux, plus exactement, dit M. Hamard. M. Lance n'était pas encore.... — Me serait-il possible de voir ce contrat? » interrompit Luc. M. Hamard poussa M. Guérin du coude. Celui-ci hésita, puis sortit d'un tiroir un papier qu'il posa devant Luc. Le jeune avocat le parcourut rapidement. « C'est un engagement normal », déclara-t-il. Ici M. Hamard et M. Guérin échangèrent un coup d'œil de soulagement. « Je remarque, cependant, que vous avez omis d'y inclure une clause spécialement stipulée par Mlle Vayssière — à savoir la durée des heures de travail.... » 149

M. Hamard ouvrait la bouche pour répondre : Luc l'arrêta. « Ce n'est d'ailleurs là, reprit-il, qu'une question secondaire. Il y en a une autre, beaucoup plus importante, qui est la suivante : qui a signé pour Mlle Vayssière? — Mais... elle-même, naturellement! dit M. Hamard. — Vous avez donc par ailleurs une autorisation paternelle? Car vous n'êtes pas sans savoir, je suppose, que Mlle Vayssière a quinze ans? — Mais... », balbutia le metteur en scène, Luc leva la tête. « Et, continua-t-il impitoyablement, que selon la loi française tout acte signé par un mineur sans autorisation paternelle est de ce fait nul et non avenu? — Vous ne m'aviez pas dit... », murmura M. Lance en se

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tournant vers les deux hommes. M. Hamard était très rouge; M. Guérin se rongeait les ongles. « Messieurs, déclara Luc, cette comédie a assez duré. Vous avez fait signer à Mlle Vayssière un engagement qui n'a aucune valeur. Vous essayez maintenant de l'intimider pour obtenir une modification des clauses qu'elle avait elle-même stipulées. Mais Mlle Vayssière est renseignée; elle sait qu'elle ne vous doit rien, que ce papier illégal ne l'engage nullement. Elle peut donc vous quitter du jour au lendemain — sans dédit, même sans préavis — et j'ajouterai que c'est ce que je lui conseille de faire! » II se leva. Véronique se préparait à l'imiter. M. Lance semblait très mécontent. M. Guérin, hors de lui, allait et venait dans la pièce. Mais M. Hamard, tout à coup, avait changé d'attitude. Son visage avait pris une expression lamentable, ses yeux se remplissaient de larmes; ses deux mains se tendaient en un geste de supplication. « Rasseyez-vous, je vous prie, dit-il. Je veux que vous m'écoutiez, tous les deux. Oui, je le reconnais, ce papier, légalement, ne vaut rien : Véronique a tous les droits. Mais, à tout vous avouer, nous sommes dans une situation difficile.... — Permettez-moi, dit Luc, de vous dire que cela ne nous regarde pas. — Si Véronique nous quitte, poursuivit M. Hamard sur le même ton larmoyant, nous sommes obligés d'abandonner le film. C'est la ruine, non seulement pour nous, mais pour tous ceux qui y ont participé : techniciens, comédiens.... » « Josette ! » pensa Véronique. Évidemment, si le Bout

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M. Guérin, hors de lui, allait et venait dans la pièce.

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du Monde ne sortait pas, Josette ne gagnerait rien. Josette qui avait tant besoin de cet argent! M. Hamard, sentant qu'elle s'attendrissait, poursuivit son avantage. « Véronique ne voudrait pas, j'en suis sûr, être la cause de tant de misères. » Véronique consulta Luc du regard. « Je veux bien continuer comme avant, en ne leur donnant qu'une partie de la journée, dit-elle. — Mais en ce cas nous n'aurons jamais fini en trois semaines; il en faudra au moins le double! Et M. Lance.... » A ce moment, M. Lance s'avança. « Permettez, permettez... intervint-il. Je n'ai rien eu à voir à cette combinaison irrégulière. J'ignorais totalement que Mlle Véronique avait été engagée dans ces conditions. Puisqu'il en est ainsi.... » Tout le monde s'attendait à l'entendre achever : « je me retire. » Mais M. Lance regardait Véronique : il pensait que le film pouvait avoir du succès, tandis que si on l'abandonnait, il perdrait tout l'argent qu'il avait déjà engagé clans l'entreprise. « Si je vous laissais jusqu'à Pâques, proposa-t-il, vous en tireriez-vous? » M. Hamard jeta un coup d'œil à M. Guérin. Celui-ci acquiesça : en six semaines, au rythme actuel, ils pourraient terminer leur film. « Vous êtes d'accord, Véronique? demanda Luc. — Dans ces conditions, oui, dit-elle. — Si Mlle Vayssière accepte, reprit Luc, je n'ai plus rien à dire. Sauf ceci, pourtant : vous savez parfaitement que la somme mentionnée dans ce simulacre de contrat ne correspond pas au cachet d'une vedette.

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— Mlle Vayssière est une débutante, dit M. Guérin. — Même ainsi, il faudrait au moins multiplier par quatre pour que.... » Véronique l'arrêta. « Non, je vous en prie, je n'ai pas besoin d'argent. Si je peux demander quelque chose3 c'est qu'on augmente le cachet de Josette Grancher. » M. Hamard réprima un sourire. « Le cachet de Mlle Grancher sera doublé », déclara-t-il avec un grand geste. Véronique était enchantée; elle n'avait rien à ajouter, mais Luc insista encore pour le paiement immédiat des cachets. Il voyait trop qui étaient les deux associés pour leur faire confiance. « Vous êtes dur, maître! soupira M. Hamard. — Préféreriez-vous que Mlle Vayssière ne remît plus les pieds chez vous? » A cette seule perspective, ils redevinrent doux comme des moutons. Deux chèques furent signés et remis à l'avocat, qui prit congé. « Nous, mettons-nous au travail; nous n'avons pas de temps à perdre! » dit M. Hamard à Véronique. « Je voudrais d'abord téléphoner à Renaud, pour lui annoncer que tout est arrangé, murmura-t-elle en se tournant vers Luc. — Je passe le voir dans son service. Il m'avait fait promettre de le rassurer le plus tôt possible, dit Luc en souriant. — Alors... merci à vous deux! » chuchota Véronique en lui serrant la main. Depuis la veille les machinistes avaient travaillé : le décor de l'inondation était prêt, on venait de mettre les

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barques à flot. Des crocodiles empaillés se dissimulaient dans les bambous de la rive. Véronique eut un moment désagréable en retrouvant Rody. Il était prêt à tourner la scène du sauvetage, les cheveux savamment décoiffés, le visage sali par les soins du maquilleur. Il se plaignait que Kerchoff eût exagéré le réalisme : de quoi avait-il l'air, avec ce barbouillage qui le défigurait? « Que diriez-vous s'il s'agissait d'une vraie inondation, avec de vrais sinistrés à sauver? demanda ironiquement Véronique. — Pourquoi pas de vrais crocodiles, pendant que vous y êtes? ricana-t-il. — Je sais bien ce que vous feriez, dit-elle : s'il n'y avait pas de caméra dans le voisinage, vous resteriez tranquillement dans la barque, en laissant les autres se faire dévorer! » Ce fut là sa seule revanche. Mais Rody fut assez humilié qu'on pût le regarder autrement que comme un héros. Lui, Rody Vernin, le duelliste des Chevaliers rouges, le sauveteur de L'Auberge maudite? Il est vrai que pour la descente de la falaise, il avait dû se faire doubler, souffrant malencontreusement du vertige, mais le public ne s'en était pas douté.

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XII de Nicole, une fois en éveil, était à l'affût du moindre aliment. Elle remarqua les changements d'attitude de Véronique : bouleversée un jour, soulagée le lendemain. Elle s'aperçut aussi que Josette semblait partager les émotions de son amie, elle n'était pas sotte, elle en tira bientôt ses conclusions. « II se passe quelque chose, se ditelle, Josette est au courant; cela concerne donc sans doute ce secret qu'elles entourent de tant de mystère.... Et c'est quelque chose de grave, pour que toutes les deux en soient troublées à ce point.... » Un jour, n'y tenant plus, elle suivit les deux jeunes LA CURIOSITÉ

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filles à la sortie du cours et prit le métro derrière elles. Absorbées par une conversation animée, Véronique et Josette ne la remarquèrent pas. Elle les vit descendre au terminus de la ligne : une voiture les y attendait : pour gagner du temps, M. Lance les envoyait chercher et les faisait ramener jusque-là. Nicole, stupéfaite, vit la voiture s'éloigner dans la direction de la banlieue. Elle restait au bord du trottoir, décontenancée, quand elle entendit un chauffeur de taxi, en stationnement devant elle, dire à la marchande de journaux installée près du métro : « Une belle voiture, sapristi! Mercedes 1960, carrosserie grand luxe... un étranger, probablement.... — Je la connais, dit la femme; c'est à un M. Lance, un Américain qui a une espèce de ménagerie du côté du PréFleuri. — Et les petites? ce sont ses filles? — Non, sans doute des artistes : on tourne un film chez lui en ce moment. Je les vois passer tous les jours à la même heure.... » Des artistes! un film! Nicole n'en croyait pas ses oreilles. Il fallait qu'elle en sût davantage. Mais comment faire? Elle n'osait pas aller chez M. Lance où elle risquait d'être mise à la porte. Il fallait trouver un moyen. Elle résolut de se servir d'Eric, qu'on pouvait facilement manœuvrer en flattant sa vanité. Justement elle devait le voir le lendemain. Elle lui demanda négligemment : « Tu connais pas, toi, un certain M. Lance? — Non, pourquoi? — Cela m'étonne, toi qui es généralement au courant de tout.

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— Qu'a-t-il donc de si intéressant, ton M. Lance? — Il a une ménagerie au Pré-Fleuri, sur la route de Versailles : il y tourne un film.... J'espérais que toi, tu pourrais me dire ce dont il s'agit. — Je te le dirai demain si ça t'intéresse. — Tu dis ça, mais tu ne sauras rien du tout. — Rien du tout? tu verras! » Le lendemain, Eric triomphant téléphonait à Nicole. « Tu sais, j'ai les renseignements, pour M. Lance. J'ai pris la bagnole de papa et je suis allé interviewer le concierge. Je peux te dire toutes les bêtes qu'il a dans sa propriété. - Et le film? — Ça s'appelle Au Bout du Monde. On a fait toutes sortes de travaux pour le monter; il paraît qu'on a même inondé un village de nègres.... Je connais le nom du metteur en scène : Hamard; et celui des vedettes : Rody Vernin et Véronique Renaud. Lui, je l'ai déjà vu — toi aussi, probablement; elle, c'est une débutante, une jolie fille rousse, paraît-il.... » Nicole raccrocha, prodigieusement intriguée. Une fille rousse, ce nom de Véronique.... Ce n'était pourtant pas Véronique Vayssière qui.... Pourtant elle avait vu la voiture de M. Lance venir les chercher, elle et Josette ! En tout cas, il fallait savoir, à tout prix.... Elle chercha parmi ses amis ceux qui avaient des relations dans les milieux cinématographiques. Elle se souvint d'une ancienne secrétaire de son père qui était entrée dans une société de distribution; elle s'efforça de la retrouver, mais saris y parvenir. Elle se creusa en vain la tête pour trouver autre chose. Mais c'était plus difficile qu'elle ne le pensait.

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Ce fut encore Eric qui lui vint en aide. Un beau jour il lui annonça qu'il était passé de nouveau devant chez M. Lance, au Pré-Fleuri : on était en train de remettre la propriété en état; le concierge lui avait dit que les ouvriers travaillaient jour et nuit. « Le film est donc fini? demanda Nicole. — Ils sont en train de l'achever en studio. Il paraît qu'ils doivent le sortir rapidement.... En tout cas, si ça t'intéresse, il y a une présentation privée d'une partie du film le 12 avril à l'Etoile. — Privée, ça veut dire qu'il faut une carte spéciale pour y aller? — Théoriquement, il faut être invité, mais en fait on peut entrer comme on veut, il suffit de savoir l'heure.

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Ce sera à 10 heures du matin, le concierge me l'a dit : veux-tu que je t'y emmène? — Oh! ça ne m'intéresse pas tant que ça! » dit Nicole en affectant l'indifférence. Elle voulait surtout ne pas mettre Eric dans le secret. Mais le 12 avril, elle manqua son cours et se rendit à la salle de l'Etoile. Comme l'avait dit Eric, elle put entrer sans difficulté. Il n'y avait pas beaucoup de monde : elle s'assit dans le fond de la salle et attendit. Dès les premières scènes, elle fut renseignée : c'était bien Véronique qui jouait! Le maquillage la changeait beaucoup; par instants, on hésitait même à la reconnaître. Mais, plus le film avançait, plus Nicole était sûre de ne pas se tromper. La vedette du Bout du Monde, c'était Véronique ! Le premier mouvement de Nicole fut un mouvement de jalousie. Véronique vedette, c'était trop fort. Mais, peu à peu, elle comprit tout l'intérêt de la découverte qu'elle venait de faire. Si Véronique n'avait rien dit, c'est qu'elle avait des raisons de se cacher.... De se cacher de qui? Pas de ses amies, évidemment : elle aurait été trop fière d'étaler ses succès artistiques en même temps que ses succès scolaires! Alors? Qui donc comptait à ce point pour Véronique? Son père, évidemment.... Son père qui était en ce moment en Amérique, qui sans doute ne savait rien de tout cela.... Si Véronique avait agi en cachette de son père.... Non, ce serait trop beau : Nicole n'arrivait pas à y croire! Pourquoi Véronique aurait-elle fait cela? Parce qu'elle savait que M. Vayssière s'y opposerait, bien sûr! Peut-être même le lui avaitil défendu... elle avait profité de son absence pour tromper sa confiance et lui désobéir....

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M. Vayssière devait revenir pour Pâques. On verrait bien alors s'il était au courant ou non! Si oui, il en parlerait : M. Vayssière n'était pas homme à faire des mystères.... Sinon, Véronique regretterait peut-être l'attitude qu'elle avait eue à l'égard de Nicole! * * * Le jour où on tourna la dernière scène du Bout du Monde, Véronique eut l'impression que son cœur était libéré d'un grand poids. Depuis l'écroulement de ses illusions, son travail au studio ne représentait plus pour elle qu'une corvée. Elle n'arrivait plus à s'identifier à Jackie : l'auréole qui nimbait l'aventure semblait avoir disparu avec celle qui couronnait le héros. « Ce serait très beau si c'était vraiment ainsi, se disait-elle parfois. Malheureusement.... » Elle n'avait pas revu Renaud. Elle lui avait écrit pour le remercier; il avait répondu un mot gentil, mais bref, disant qu'il était trop heureux s'il avait pu lui rendre service. Elle était sûre qu'il la blâmait : il l'avait aidée parce qu'il était bon, mais au fond il ne l'estimait plus comme avant. Pourraient-ils même rester amis? L'incertitude où elle se trouvait à ce sujet était peut-être sa plus grande peine. Enfin, aujourd'hui, tout était fini. Depuis plusieurs séances déjà, on n'allait plus chez M. Lance : on tournait en studio ce que M. Hamard appelait des « raccords » : des bouts de scène mal venus, quelques images qu'à la dernière minute on déclarait indispensables. A présent ces raccords eux-mêmes étaient terminés : il n'y avait qu'à achever le montage, ce qui ne regardait plus les comédiens.

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M. Hamard avait fait à sa vedette des adieux paternels. M. Guérin, lui, n'avait pas paru — sans doute avait-il encore sur le cœur les cachets qu'il avait dû payer d'avance! Il avait même hésité, maintenant qu'il n'avait plus besoin d'elle, à faire reconduire Véronique jusqu'à son métro — mais M. Lance, moins rancunier, avait envoyé sa voiture comme d'habitude. « Tu es contente? » demanda Josette à Véronique quand elles se retrouvèrent seules. Véronique ne répondit pas, mais son visage parlait pour elle. Un bonheur ne vient jamais seul : ce soir-là, en rentrant, elle trouva un télégramme de son père, qui annonçait son arrivée pour la fin de la semaine. Il comptait passer quelques jours à Paris avant de repartir pour les Falaises. « J'aurais voulu qu'il vous trouvât meilleure mine! dit Mme Escande. J'espère qu'il vous conseillera de travailler un peu moins.... » Véronique pensa à ses mauvaises notes, que Mlle Rival avait promis de ne pas révéler si les prochaines étaient meilleures. Elles ne seraient pas seulement meilleures — elles seraient excellentes, parfaites! M. Vayssière serait si content d'elle qu'il ne repartirait plus jamais.... La semaine se passa à préparer l'arrivée du voyageur. L'appartement de Mme Escande n'était pas assez spacieux pour qu'elle pût lui donner l'hospitalité, mais elle tenait à ce que le premier dimanche réunît toute la famille à sa table. Elle téléphona au directeur du collège de Biaise pour qu'on accordât une sortie exceptionnelle au jeune garçon. « Et si j'invitais Renaud, qu'en pensez-vous? demanda-telle à Véronique. Votre père a une grande affection pour lui : il serait sûrement heureux de le retrouver.

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— Oh! oui! » dit spontanément Véronique. Puis tout à coup elle se troubla. Renaud ne parlerait de rien, elle en était sûre. Mais devant lui elle se sentirait confuse : elle ne pourrait s'empêcher de penser à tout ce qui pesait encore si lourd sur sa conscience. « Oui, peut-être, je ne sais pas... », balbutia-t-elle. Mme Escande remarqua son embarras. Ignorant la dernière visite de Renaud, elle pensa que les deux jeunes gens ne s'étaient pas vus depuis longtemps et que leur amitié était peut-être moins vive qu'autrefois. « Non, en y songeant, je ne l'inviterai pas le premier jour, dit-elle. Nous en reparlerons quand votre père sera là. »

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Après un instant de soulagement, Véronique sentit son cœur se serrer. Elle aurait tant voulu se retrouver heureuse entre son père et Renaud, comme avant! Maintenant, par sa faute, toute sa joie était empoisonnée. Tant qu'elle n'aurait pas tout dit à M. Vayssière, elle se sentirait coupable devant lui. Mais comment pourrait-elle, en lui avouant tout dès son arrivée, gâter pour lui le bonheur du retour? Quand, accompagnée de Mme Escande, elle vit l'avion se poser sur le terrain d'Orly, elle oublia momentanément son souci. En apercevant, au milieu des passagers, la haute silhouette de son père, elle n'éprouva plus que de la joie. « Ma petite fille, ... murmura M. Vayssière en la serrant dans ses bras. Comme tu m'as manqué, si tu savais ! » C'était vrai : pour la première fois de sa vie, le grand voyageur avait senti le lien qui le rattachait à sa terre natale. Pour la première fois, il s'y savait attendu, désiré : il n'était plus un isolé, mais un père. Véronique ne savait si elle était plus heureuse du bonheur de M. Vayssière ou du sien propre. De toute la soirée, elle ne put le quitter un seul instant : elle l'accompagna à son hôtel, puis il la ramena chez Mme Escande. « Mais tu ne repars pas tout de suite, papa, tu restes quelques jours à Paris? supplia-t-elle. — Il faut que je sois lundi aux Falaises, ma chérie, j'ai des affaires importantes à régler. Mais tu y viendras le samedi suivant, pour les vacances de Pâques — avec Biaise, bien entendu, et Renaud.... Comment va-t-il, Renaud? tu F as vu assez souvent, je suppose? » Véronique sentit que c'était le moment où elle aurait dû parler. Ils étaient seuls, son père et elle, devant la porte de la maison. L'obscurité même était propice : il lui semblait que,

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dans le noir, son aveu serait plus facile. Elle n'avait qu'un mot à dire : « Papa, si tu savais.... » Juste à ce moment, M. Vayssière la prit dans ses bras. « Ma Véronique,... murmura-t-il, ma petite fille à moi.... » Elle n'eut pas le courage de lui faire de la peine. Mais en même temps elle comprit que l'occasion était passée. Ce courage, elle l'aurait moins encore le lendemain — de moins en moins peut-être à mesure que les jours s'écouleraient. Le lendemain, Biaise vint déjeuner; ils passèrent l'aprèsmidi tous ensemble. M. Vayssière reparla de Renaud. « J'aurais été content de le voir : si j'y avais pensé hier soir, je vous aurais demandé de l'inviter aujourd'hui », dit-il à Mme Escande. Celle-ci jeta un regard à Véronique, qui détourna les yeux. Ils firent plusieurs visites. Une, entre autres, aux parents de Nicole. Véronique eut l'impression que celle-ci le regardait d'un air singulier. Le soir, ils reconduisaient Biaise à son collège, puis M. Vayssière emmena Véronique dîner à l'hôtel. Il lui parla de ses études, de ses sorties, de ses amies : elle répondait avec un peu de contrainte, obnubilée par une seule pensée : «Je devrais.... » « Qu'as-tu Véronique? tu n'es pas souffrante? demanda-til tout à coup. — Mais non, pourquoi cela? — Tu es un peu pâle, tu n'as pas ton entrain habituel.... » Ici encore elle pouvait parler : « Ce que j'ai, papa, je vais te le dire.... » Mais déjà M. Vayssière reprenait : « Je ne veux pas t'ennuyer en te parlant de ta mine.... Ecoute plutôt ce qui m'est arrivé à ma première escale après Rio.... » C'était fini : cette occasion-là aussi était passée.

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Le dîner s'acheva; M. Vayssière ramena Véronique en taxi et ne s'attarda pas devant la porte. Elle remonta lentement, le cœur très lourd. « Après tout, peut-être n'apprendra-t-il jamais... », essayat-elle de se dire. Mais elle savait bien que la question n'était pas là : même si M. Vayssière devait toujours ignorer ce qu'elle avait fait — le sachant, elle, elle ne pourrait plus être heureuse. * ** M. Vayssière arriva aux Falaises à la fin de l'après-midi. La vieille Clémence se précipita à sa rencontre. « Alors, vous les avez tout de même quittés, vos sauvages? demanda-t-elle avec l'affectueuse familiarité qu'il aimait. Vous êtes ici pour quelque temps, j'espère? Et comment va notre petit agneau? » M. Vayssière sourit. « Vous verrez Véronique samedi, annonça-t-il. Pour Pâques la maison sera pleine. — Je ne m'en plains pas, dit la vieille femme, au contraire; je m'arrangerai pour me faire aider, voilà tout. » Prévenue de l'arrivée de M. Vayssière, elle lui avait préparé un poulet à l'estragon, dont elle savait qu'il était friand. En attendant l'heure du dîner, il alla faire un tour à la ferme et aux écuries, puis rentra dans son bureau où il trouva un courrier volumineux. Il tria les papiers d'affaires qu'il mit de côté pour le lendemain et commença à parcourir les lettres. Une enveloppe attira son attention : l'écriture était malhabile comme celle d'un enfant. « Qui donc peut

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m'écrire ainsi? » se demanda-t-il. Il ouvrit : la lettre était de la même écriture gauche et mal formée. Mais le texte n'avait rien d'enfantin. « Monsieur, si vous voulez savoir ce que votre « fille » Véronique a fait pendant .votre absence, adressez-vous à la salle de l'Étoile et demandez à voir le film appelé Au Bout du Monde. J'espère que cela vous fera plaisir. » Aucune signature : la lettre était anonyme. Ce que M. Vayssière avait pris pour une écriture d'enfant était une écriture déguisée — de la main gauche, probablement. Son premier geste fut de la jeter au panier — tout ce que mérite ce genre de lettre ! Puis il se ravisa : il s'agissait de Véronique, rien de ce qui la touchait ne pouvait le

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laisser indifférent. Qu'était-ce que cette histoire de film et de Bout du Monde? Le plus simple, évidemment, aurait été d'interroger Véronique, mais pourquoi la tourmenter si cela ne correspondait à rien? M. Vayssière se leva et fît quelques pas dans la pièce. Puis il reprit la lecture et la relut. La salle de l'Etoile, il la connaissait bien : elle servait souvent à la présentation de films nouveaux. Quoi de plus simple, après tout, que d'aller se renseigner là-bas? Il décida que le plus tôt serait le mieux. De toute façon, il ne pourrait pas dormir avec cette inquiétude. Si Véronique était mêlée à ce film de façon quelconque, pourquoi ne lui en avait-elle pas parlé? Il appela Clémence et lui demanda si la voiture était en bon état de marche. « Ça oui, monsieur, Anselme a fait recharger les accus hier. Mais vous n'allez pas sortir, ce soir, je pense? — Je retourne à Paris. » Clémence jeta les hauts cris. Est-ce qu'il devenait fou? Mais déjà il ouvrait la porte du garage, et mettait la voiture en marche. « Je serai là demain, ne vous inquiétez pas », dit-il à la vieille cuisinière en passant. Il arriva à Paris dans la nuit : à neuf heures du matin il était à la salle de l'Etoile. On lui dit qu'en effet plusieurs séquences d'un film nouveau, appelé Au Bout du Monde avaient été projetées récemment. L'employé, complaisamment, chercha les détails. Metteur en scène : M. Hamard; directeur de production : M. Guérin; distribution : Rody Vernin, Véronique Renaud.... Le nom frappa M. Vayssière au cœur. « Comment estelle, cette Véronique Renaud ? demanda-t-il.

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« Une toute jeune fille, rousse. Si vous voulez des renseignements, allez voir M. Hamard.... » Deux heures plus tard, M. Vayssière sortait de chez le metteur en scène. Il était sombre et tourmenté. « La chose est vraie, à n'en pas douter, pensait-il. Que personne ne l'ait su, c'est déjà incroyable.... Mais que Véronique ne m'en ait rien dit, à moi! » II revoyait les moments qu'ils avaient passés ensemble depuis son retour — ces moments qui pour lui avaient été si pleins d'intimité, de confiance absolue.... Et pendant tout ce temps Véronique lui cachait une chose qui pourtant devait tenir une telle place dans sa vie ! « Me serais-je trompé sur elle? se demandait-il avec angoisse. Je lui ai montré assez de tendresse pour qu'elle puisse tout me dire.... J'avais vu en elle non seulement une enfant malheureuse, mais une fille loyale, aimante, incapable d'égoïsme et de mensonge.... N'est-elle pas celle que j'avais cru? » Son premier mouvement fut d'aller trouver Véronique et de s'expliquer avec elle. Puis il sentit qu'il ne le pourrait pas, il souffrait trop. Il se rappela que la jeune fille, pour tourner ce film, avait pris le nom de Renaud. Celui-ci était-il au courant de la chose? M. Vayssière entra dans une cabine téléphonique et demanda le numéro de l'étudiant.

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XIII ENCORE un peu de lierre par ici, Véronique.... Regarde, c'est joli, n'est-ce pas? » Josette, juchée sur un escabeau, décorait la salle à manger de guirlandes. Tout un groupe d'amis était réunis pour Pâques, aux Falaises, chez M. Vayssière. Celui-ci venait de partir pour la gare où on attendait les derniers arrivants : Biaise, Mme Grancher et Renaud. Les deux jeunes filles profitaient de son absence pour garnir la maison de verdure. Tout à coup Josette s'arrêta et regarda Véronique. « Tu n'as pas l'air heureuse, lui dit-elle, qu'y a-t-il donc?

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— Mais rien, je t'assure », dit Véronique. Josette hocha la tête, mal convaincue. « Est-ce toujours .l'histoire du Bout du Monde qui te tourmente? demanda-t-elle. Pense à tout ce que tu as fait pour moi : grâce à toi j'ai gagné une somme inespérée qui me permettra d'aller en Angleterre l'été prochain. — Oui, cela, j'en suis très heureuse. — Alors? tu as peur que ton père l'apprenne? Mais il ne va jamais au cinéma et ton vrai nom n'est pas sur l'affiche.... Il faudrait que quelqu'un d'autre le lui dise.... » Véronique poussa un soupir. « Non, dit-elle, ce n'est pas cela.... Mais quand je le vois si bon, si tendre, je me dis tout à coup : « J'ai un secret « pour lui! » II me semble alors que je ne mérite pas son affection, que je devrais retourner à l'orphelinat d'où il m'a tirée.... — Pauvre Véronique! s'apitoya Josette. Mais je te comprends bien, va! Pourquoi ne lui racontes-tu pas tout? — Je n'ose pas. Je m'étais dit qu'ici, aux Falaises, j'en aurais peut-être le courage.... Mais depuis notre arrivée je ne l'ai presque pas vu — pas seul, en tout cas. — Comment faire? dit Josette. Il faudrait que quelqu’un d'autre s'en charge.... Maman n'est pas au courant, je ne lui ai raconté que ce qui me concerne. Renaud, peut-être? — Oh non! pas Renaud! s'écria Véronique. D'abord je pense qu'il est fâché.... — Fâché, pourquoi? — Je ne sais pas : je ne l'ai pas revu. Oh! Josette, tu as raison, j'ai beaucoup de chagrin! » dit Véronique en retenant ses larmes avec peine. Un bruit de moteur arrêta la conversation. Josette

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embrassa Véronique et l'entraîna dans le vestibule. Quand elles y arrivèrent, Biaise franchissait quatre à quatre les marches du perron. Renaud suivait, puis Mme Grancher escortée de M. Vayssière. « Lilo est couché? Tout le monde est là? demanda celuici. Clémence a prévu, je crois, le dîner pour sept heures et demie. En attendant, je vous propose de passer au salon : nous allons essayer mon appareil. —Quel appareil, oncle Charles? demanda Biaise. — Un appareil de projection, que j'ai rapporté de Paris. Tu sais qu'à mon dernier voyage, j'ai pris beaucoup de photos : je veux pouvoir les regarder tranquillement chez moi. — Alors nous allons assister à votre voyage? C'est une aubaine inespérée, dit Mme Grancher.

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— Pas ce soir, chère madame. Mes pellicules ne sont pas encore prêtes. Mais j'ai rapporté avec l'appareil quelques séries de photos, extraites de films récents : cela vous amusera peutêtre de les regarder. » L'idée de voir ces films n'était nullement agréable à Véronique. Depuis son aventure, tout ce qui se rapportait au cinéma éveillait en elle trop de remous. Mais elle n'avait rien à dire, elle suivit le groupe qui se dirigeait vers le salon. « Aidez-moi, les enfants, dit M. Vayssière. Toi, Renaud, place l'appareil ici, au fond.... Vous, les filles, rangez les chaises.... Toi, Biaise, viens avec moi dresser l'écran.... » Tout fut prêt en quelques instants. M. Vayssière prit place près de l'appareil, Renaud à côté de lui. « Je commence? demanda le jeune homme. — Oui, vas-y. » II fit d'abord passer quelques images comiques. Véronique, assise à côté de Josette, rit comme les autres. Mais, sans savoir pourquoi, elle avait hâte que cette séance fût achevée. « Maintenant, un film exotique », annonça M. Vayssière. Véronique eut l'impression que son cœur s'arrêtait de battre. Car sur l'écran, en lettres énormes, venait d'apparaître le titre Au Bout du Monde. Elle se demanda si elle rêvait. Certaines personnes, diton, ont des hallucinations lorsqu'elles pensent trop à la même chose.... Mais non, c'était bien vrai! Dans l'obscurité, Josette lui serra la main. Une première scène apparut— une de celles dans lesquelles Véronique avait tourné comme figurante. Alicia Hunter, en robe à volants, déployait ses grâces.

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« C'est curieux, murmura Mme Escande, cette comédienne ressemble à Véronique. — Oui, c'est frappant! » dit Mme Grancher. Véronique était sur l'écran, elle aussi, mais perdue dans la foule des danseurs : les spectateurs, les yeux fixés sur Alicia, ne la remarquaient même pas. Et la vraie Véronique, tremblante, serrait éperdument la main de Josette, implorant un appui dans cette épreuve à laquelle elle ne s'attendait pas. D'autres scènes défilèrent. Véronique était si bouleversée qu'elle ne distinguait à peu près rien. Elle reconnut Rody, svelte dans son habit noir, puis magnifiquement hâlé sous son casque. Elle ne s'aperçut même pas du moment où Alicia disparaissait, remplacée par elle, Véronique. « C'est vrai, dit Mme Grancher, la ressemblance est surprenante. 174

— On jurerait que ce sont ses cheveux! ajouta Mme Escande. — Pas seulement ses cheveux, renchérit Biaise, mais son expression, son sourire.... » M. Vayssière ne disait rien. « II sait! » pensa tout à coup Véronique. Elle se leva d'un bond. Il y eut un grand bruit de chaises, puis, sans savoir comment, elle se trouva dans les bras de son père. « Papa! oh! papa! » sanglota-t-elle. Il ne la repoussait pas,... au contraire : on aurait dit qu'il voulait la défendre, la protéger contre tout ce qui lui faisait tant de mal. Les photos continuaient à défiler, mais ni l'un ni l'autre ne les regardaient plus. « Papa... comment savais-tu? murmura-t-elle. — Un hasard, dit-il simplement. Juste avant de quitter Paris.... » Elle se serra contre lui. « Oh! papa! tu as dû avoir tant de peine! Si tu savais comme j'en ai, moi aussi.... » M. Vayssière l'embrassa. Depuis son entretien avec Renaud, il ne lui en voulait plus : il savait qu'elle n'avait pas cherché à le tromper, qu'elle était bien la fille qu'il avait souhaitée, sa Véronique. « Pourquoi ne m'as-tu rien dit quand je suis arrivé, mon petit? chuchota-t-il. — Je n'osais pas, j'avais peur de gâcher ton retour.... Mais j'étais si malheureuse de ne pas oser.... — Je comprends, dit M. Vayssière. Moi aussi, quand j'ai appris la chose, je me demandais comment t'en parler. « J'aurais voulu que ce fût toi la première... c'est alors

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que j'ai eu l'idée de ces projections.... Renaud, d'ailleurs, m'a approuvé.... — Tu en as donc parlé à Renaud? demanda Véronique. — Oui, à cause du nom, je pensais qu'il était peut-être au courant. Il m'a raconté comment tu t'étais embarquée dans cette mauvaise affaire.... — Tu ne m'en veux pas trop, papa? murmura-t-elle. — Je comprends que tu te sois laissé tenter : qui ne l'eût été à ta place? Ton grand tort a été de ne demander l'avis de personne. — A toi, j'aurais parlé — mais tu n'étais pas là.... — Je sais,... c'est pourquoi je suis un peu coupable, moi aussi.... — Oh ! papa ! » protesta Véronique en pleurant de joie.

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Un père comme lui, pourrait-elle jamais assez l'aimer? Un cri de Biaise les ramena à la réalité. Le jeune garçon, qui regardait toujours les images, désignait l'écran du doigt. « Regardez! les lions! » La scène était si dramatique qu'elle imposa le silence. Véronique était face à face avec le lion, qui marchait sur elle la gueule ouverte. M. Vayssière serra plus fort sa fille contre lui. « II était drogué, tu sais, papa! » chuchota-t-elle. Au fond du salon, une porte s'ouvrit : la vieille Clémence annonça en bougonnant que le dîner était prêt depuis cinq minutes et qu'une bisque d'écrevisses qui refroidit, ce n'était plus une bisque.... « Approchez, Clémence, dit M. Vayssière. Dites-moi ce que vous voyez sur cet écran. — Moi, je ne vois jamais rien, monsieur Charles, ça me donne le tournis, voilà tout. — Regardez quand même. » La vieille cuisinière s'avança et tout à coup poussa une exclamation de surprise : « Mon petit agneau! — Elle aussi t'a reconnue, Véronique, dit Biaise. Elle joue bien, n'est-ce pas, Clémence? — Mais c'est-il Dieu possible? s'exclamait Clémence. Quand donc que vous êtes allée dans ces pays-là, mon petit agneau? Je croyais qu'il n'y avait que M. Charles pour se plaire chez les sauvages.... » Tout le monde se mit à rire. On décida d'arrêter la séance pour ne pas contrarier Clémence. On ralluma les lampes et on se dirigea vers la salle à manger, où la bisque refroidissait dans la soupière.

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« Si vous le voulez bien, proposa M. Vayssière à ses hôtes, nous ne reparlerons pas du film ce soir. Demain, le mystère vous sera expliqué —• n'est-ce pas, Véronique? — Oui, papa! » dit celle-ci, cramponnée au bras de son père. « C'est pourtant vrai qu'elle joue bien! » murmura M. Vayssière en refermant la porte du salon. * * * La soirée, à présent, battait son plein. Nicole était arrivée avec ses parents, M. et Mme d'Arguel avec Eric, Caroline et Yvonne. En apercevant Josette, Nicole avait fait la grimace. Elle comprenait que la jeune fille avait maintenant ses entrées aux Falaises, de même que Renaud — ce qui n'était guère fait pour lui plaire. Presque aussitôt, d'ailleurs, M. Vayssière l'avait attirée à l'écart. « Sais-tu, lui avait-il dit, qu'une lettre anonyme est une des actions les plus basses qu'on puisse commettre? » Nicole rougit. « Que voulez-vous dire? demanda-t-elle. — Tu ne le savais pas, reprit-il avec sévérité, mais tu le sauras désormais. Tu sauras aussi qu'il y a des experts pour reconnaître les écritures, même déguisées. — Vous n'allez pas... balbutia la jeune fille. — Non, n'aie pas peur, je ne dirai rien. Je ne ferai pas cette peine à ta famille. Je te donne une chance de te racheter. Tu me promets d'essayer, Nicole? — Je vous le promets, murmura-t-elle. — Eh bien, maintenant, va danser! » dit M. Vayssière sur un ton où il y avait moins de colère que de pitié. 178

Lui-même se mêla à la foule. Quoiqu'il prétendît n'aimer que les danses des Peaux Rouges, il invitait non seulement les dames, mais les jeunes filles. C'était le plus charmant des hôtes; s'il avait été quelque peu misanthrope avant d'adopter Véronique, on déclarait que la paternité l'avait bien changé. « Tu vois : il ne t'en veut pas! » murmura Josette à son amie. Véronique, délivrée de son secret, aurait dû être parfaitement heureuse. Mais quelque chose la troublait encore : elle avait l'impression que Renaud était triste. Il avait valsé une fois, au début de la soirée — politesse obligatoire envers la maîtresse de maison —, mais maintenant il ne dansait plus, se tenait seul dans un coin de la serre attenante au salon et semblait absorbé dans la contemplation de quelques plantes grasses. Véronique se rapprocha de lui. « Je viens me reposer aussi un peu, dit-elle. Tu ne danses pas beaucoup, ce soir, Renaud. » Il ne répondit pas, mais parut examiner le bout de ses souliers avec une attention particulière. « Je voulais te redire merci, reprit Véronique. Non seulement tu m'as sauvée en m'envoyant Luc, mais c'est toi, je le comprends bien, qui as tout arrangé avec mon père. — Je lui ai seulement raconté ce que je savais, dit Renaud. Mais je ne sais pas tout.... Est-ce que je peux te demander quelque chose, moi aussi? — Bien sûr... quoi donc? — Ce... Rody Vernin... tu le vois toujours? — Oh non! s'écria Véronique. Et je n'en ai pas envie, je t'assure! — Pourtant, il te plaisait bien, n'est-ce pas? » Véronique rougit violemment. « Comment sais-tu? demanda-t-elle. 179

— J'ai bien vu, en janvier, que tu avais changé,... j'ai deviné que tu devais t'intéresser à quelqu'un.... Quand j'ai appris l'histoire du film, j'ai compris.... — C'est vrai, Renaud, avoua Véronique, au début Rody Vernin avait fait une grande impression sur moi. Mais c'était parce que je le voyais à travers ses rôles : pour moi, il était le chevalier, le sauveteur, le héros.... Quand j'ai vu ce qu'il était réellement : un poseur et un lâche, son auréole s'est brisée d'un seul coup. C'est comme pour le film, vois-tu, je ne crois pas que j'aimais le métier, mais j'adorais mon rôle; je m'imaginais que j'étais vraiment Jackie, l'exploratrice, l'amie des sauvages.... » Elle ne comprenait pas pourquoi Renaud avait tout à coup l'air si heureux. « Oui, continua-t-elle, ce rôle correspondait à quelque chose que je sens tout au fond de moi : le goût du risque, de l'aventure. Je suis comme papa, sans doute : je ne pourrais pas me contenter d'une petite vie tranquille.... — Mais, Véronique » — cette fois Renaud ne pouvait s'empêcher de rire — «je suis comme cela, moi aussi! Sais-tu ce que j'ai l'intention de faire, quand j'aurai terminé ma médecine? Je voudrais partir très loin — peut-être chez ces sauvages que connaît ton père — étudier sur place les maladies qui ravagent encore certaines régions.... — C'est merveilleux, Renaud! s'écria Véronique. Tu ne m'en avais jamais parlé. Pourquoi? » II hésita un moment, détourna les yeux, puis les leva de nouveau sur elle : « C'est que je voulais te demander aussi quelque chose, dit-il. J'ai vu que tu tournais sous le nom de Renaud.... Est-ce... est-ce un peu à cause de moi, Véronique? » Elle baissa la tête sans répondre. Il y eut un silence, que Renaud rompit le premier. 180

« Nous sommes beaucoup trop jeunes pour faire de vrais projets, déclara-t-il. Je prépare mon externat — tu es encore une collégienne. Mais si — d'ici trois, quatre ans, peut-être — je te demandais de courir avec moi cette aventure dont nous rêvons tous les deux... crois-tu que?... » Pendant une seconde, Véronique pensa à Rody — comme on peut penser à un objet vulgaire et clinquant alors qu'on tient en main un joyau inestimable. L'instant d'après elle l'avait oublié. « Je crois que je serais très fière,... très fière et très heureuse, Renaud », répondit-elle doucement. Il lui prit les mains et les retint dans les siennes. Pour le moment ni l'un ni l'autre ne pouvait en dire davantage. Mais ils sentaient qu'ils pouvaient compter l'un sur l'autre et attendre l'avenir avec confiance. Qu'était-ce que trois ou quatre ans, quand la route qui s'ouvrait devant eux s'étendait — vraiment, cette fois — jusqu'au « bout du monde »? 1MPRIMERIE NATIONALE DE MONACO - S.A. III. 1364 Dépôt légal n° 2207, 5e trimestre 1964

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