IB Pairault Suzanne Vellana jeune gauloise 1960.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: Religion And Belief
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Suzanne PAIRAULT VELLANA, JEUNE GAULOISE

est la fille d'un chef gaulois. La voici, grâce au talent de l'auteur, aussi proche et aussi vivante qu'une petite Française contemporaine. VELLANA

Jeune, charmante, Vellana aurait pu vivre insouciante et choyée, se parer, participer aux cérémonies, aux festins et bénéficier de tous les avantages que lui procure son rang. Mais c'est une jeune fille intelligente et sensible. Elle hait la guerre et les malheurs que celle-ci apporte. Elle voudrait que la paix règne parmi ceux qu'elle aime. Mettre fin à la rivalité de deux amis qu'elle estime également, Abigat le Gaulois et Gassius le Romain, sauver Viridomar, le courageux esclave qui a osé braver la colère des dieux — ces dieux que Vellana refuse de croire implacables et cruels —, telles sont les tâches auxquelles la jeune Gauloise a décidé de se consacrer tout entière. Ni le danger, ni l'hostilité de son entourage, ni les obstacles qui surgiront devant elle ne pourront la faire renoncer à son dessein.

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VELLANA, JEUNE GAULOISE

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DU MÊME AUTEUR dans la même collection LA FORTUNE DE VÉRONIQUE VÉRONIQUE EN FAMILLE LE RALLYE DE VÉRONIQUE ROBIN DES BOIS LA REVANCHE DE ROBIN DES BOIS ROBIN DES BOIS ET LA FLÈCHE VERTE LASSIE ET JOE LASSIE ET PRISCILLA VELLANA, JEUNE GAULOISE SISSI ET LE FUGITIF

© Librairie Hachette, I960. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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SUZANNE PAIRAULT

VELLANA JEUNE GAULOISE ILLUSTRATIONS D'ALBERT CHAZELLE

HACHETTE 196

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I C’EST aujourd'hui! » se dit Vellana en s'éveillant. Elle était heureuse de voir qu'il faisait beau. Déjà le soleil allumait des paillettes sur tout ce qui brillait dans la chambre : les plats d'argent posés sur la table, les coffres richement incrustés qui contenaient les parures et les bijoux de la jeune Gauloise. Sur le sol de terre battue, en face de son matelas garni de peaux de bêtes, s'étalait celui où avait dormi sa nourrice, Eponine. « Elle est allée s'occuper du déjeuner », pensa Vellana.

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En attendant le repas, elle rejeta les peaux qui la couvraient et se leva d'un bond. Elle était grande pour ses quinze ans, mince et souple comme un jeune bouleau : deux longues tresses blondes entremêlées de rubans de laine retombaient sur sa tunique blanche, un peu froissée par le sommeil. Elle se regarda clans le miroir d'argent dressé contre le mur et sourit à son image. La vie était belle, le ciel bleu... tout à l'heure on irait au bois.... « Ah! te voilà, nourrice. » Eponine entrait, portant avec précaution une jatte de lait qu'elle posa sur la table. Deux petites esclaves qui la suivaient étaient chargées de pain, de fromage et de sucreries. Eponine était esclave elle-même, mais sa qualité de nourrice lui donnait une grande autorité dans la maison. « Allez-vous-en, maintenant, dit-elle aux deux petites. Et toi, viens manger, mon trésor. Tu n'as pas oublié que tu vas avec ton père à la cérémonie.... — Toi aussi, tu viens, nourrice? interrompit Vellana. — Je t'accompagne, naturellement. Puisque je remplace ta mère, en attendant qu'un fiancé t'emporte.... Un beau guerrier, un chef, ma Vellana.... » La jeune Gauloise se mit à rire. Bien sûr, tout cela arriverait un jour! elle serait couverte d'or et d'argent, si belle que chacun s'inclinerait sur son passage.... Mais auparavant il y avait, aujourd'hui, la cérémonie dans laquelle les druides demanderaient au dieu Tentâtes s'il fallait ou non recevoir ces Romains.... « Heureusement que les druides savent, eux! pensa Vellana. Car mon père, hier encore, semblait bien hésitant,

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quand il discutait avec les autres chefs dans la grande salle. Le chef Lucter disait que les Romains sont des fourbes, leur Jules César un bandit : ils voudraient bien prendre notre pays qui est plus beau et plus riche que le leur.... Mon père répondait que les troupes de Justus, qui vont arriver, sont des troupes alliées ; elles reviennent de finir la guerre en Belgique et Justus nous a demandé l'hospitalité.... Finalement ils se sont querellés, j'avais presque peur de les entendre crier ainsi ! heureusement ils se sont réconciliés en buvant une coupe d'hydromel.... » « A quoi penses-tu, mon trésor? questionna Eponine. — Je me demande ce que vont répondre les druides. J'aimerais bien qu'ils conseillent de recevoir Justus : cela m'amuserait de voir ces Romains.... — Tu ne penses qu'à t'amuser! gronda la nourrice. Songe plutôt à tenir ton rang, tout à l'heure, quand tu accompagneras ton père au sanctuaire. — Je le tiendrai, sois-en sûre! dit Vellana avec fierté. Je sais trop bien que tous les yeux seront fixés sur mon père et sur moi.... — J'ai préparé ta tunique rouge, continua Eponine; je tresserai des fils d'or dans tes nattes, tu mettras tes colliers d'or et les bracelets que ton père a achetés au marchand grec le mois dernier. — Viridomar nous escortera, je pense? » demanda Vellana. Viridomar était son frère de lait, le fils d'Eponine, que Vellana aimait tendrement. Elevé avec sa jeune maîtresse, il avait reçu une éducation supérieure à celle des autres esclaves; quand Vellana, ainsi qu'il convenait à une fille noble, apprenait des druides les mystères de la 9

terre et du ciel, elle répétait leurs leçons à Viridomar, qui parfois même lui expliquait ce qu'elle n'avait pas compris du premier coup. Au nom de son fils, Eponine se rembrunit. « Viridomar est un esclave, dit-elle, il n'a pas le droit d'assister aux mystères sacrés. — Je sais, répondit Vellana. Mais mon père a promis que le jour de mes noces, il vous donnerait la liberté à tous les deux. — Les dieux gardent Eborix, le meilleur des maîtres! soupira Eponine. Mais, en attendant, Viridomar est esclave et doit se comporter comme tel. Si je t'accompagne, moi, c'est seulement parce que tu n'as plus de mère. Encore devrai-je me tenir à l'écart et ne rien voir de ce qui est défendu. — Viridomar pourrait au moins nous conduire jusqu'à la rivière », insista Vellana entêtée. Le visage d'Eponine s'assombrit. « Je ne voulais pas t'en parler pour ne pas t'attrister, dit-elle. Mais Viridomar, aujourd'hui, est malheureux. Tu sais que pour consulter les dieux, on doit sacrifier un taureau blanc.... — Eh bien? fit Vellana. — Eh bien, on n'en trouvait pas qui soit réellement sans tache. Les chefs se sont adressés à ton père, qui leur a permis de prendre un taureau dans ses troupeaux. Et ils ont choisi.... — Pas le Glorieux? » demanda Vellana avec horreur. La nourrice inclina la tête sans répondre. Le Glorieux était le favori de Viridomar, qui s'occupait de lui depuis quelle taureau n'était encore qu'un petit 10

Le Glorieux était le favori de Viridomar.

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veau. Féroce envers ceux qu'il ne connaissait pas, l'animal mangeait le sel dans la main du jeune garçon et le suivait dans le pâtis comme un agneau. « C'est injuste! s'écria Vellana. Pourquoi viennent-ils chercher des bêtes chez nous au lieu de prendre des taureaux sauvages? — Viridomar leur a proposé, s'ils lui laissaient le Glorieux, d'aller piéger une bête blanche dans la forêt. Mais les chefs, Lucter en tête, ont déclaré qu'on n'avait pas le temps. D'ailleurs qui prête jamais attention à ce que dit un esclave? — Si Viridomar m'avait prévenue, j'en aurais parlé à mon père. — Ton père avait donné sa parole, il n'y pouvait plus rien. N'y pense pas, ma toute belle, et viens te préparer pour la fête. On t'a chauffé un bain dans les cuisines; je mettrai de l'huile sur tes cheveux pour les faire briller.... » Vellana ne dit rien : elle savait que si on n'écoute pas un esclave, on n'écoute pas non plus une adolescente, fûtelle la fille du plus noble et du plus riche des Gaulois. Mais elle avait le cœur très gros en songeant au chagrin de Viridomar. * * * A l'orée de la forêt, un groupe discutait avec animation. Tous les chefs de la région s'étaient réunis pour recevoir l'oracle du dieu. Selon ce qu'il déciderait, on accueillerait les troupes de Justus comme celui-ci l'avait demandé, ou on leur interdirait le passage sur le territoire.

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L'assemblée était déjà nombreuse; les chefs arrivés à cheval laissaient leurs montures aux mains des esclaves pour pénétrer dans la forêt. Une dizaine de druides vêtus de blanc entouraient leur grand prêtre Dumnax, dont la barbe de neige inspirait le respect à tous. Quelques hommes du peuple, venus pour regarder, se reconnaissaient à leurs savons gris et ternes, faisant tache parmi les couleurs éclatantes de la noblesse. Plusieurs des chefs avaient amené leurs femmes : Dumnax les avait rassemblées non loin de lui, et ce fut dans leur groupe qu'Eponine conduisit Vellana. On s'extasia sur les parures de celle-ci, que bien des épouses de chef auraient pu lui envier : son père, Eborix, n'était-il pas le plus grand propriétaire du pays? Tout à coup un jeune garçon se détacha du cercle des hommes et se dirigea vers Vellana. C'était Abigat, le fils aîné du chef Lucter, d'un an plus âgé qu'elle. Ils avaient joué ensemble depuis leur enfance et parfois Eponine, taquinant sa jeune maîtresse, lui disait que leurs pères avaient décidé de les marier un jour. Abigat était sans aucun doute le plus beau garçon du pays : à seize ans, il avait déjà la taille et la corpulence d'un homme : ses larges yeux bleus, ses cheveux teints en roux selon la coutume des guerriers, lui attiraient une admiration dont il avait parfaitement conscience. « Tu es très belle, Vellana, dit-il en saluant son amie. — Vrai? dit celle-ci en rougissant de plaisir. — Et moi, comment me trouves-tu? » demanda Abigat. Il faisait la roue comme un paon, écartant son manteau

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attaché par une agrafe d'or pour faire admirer sa tunique mouchetée de dessins pourpres. « On m'a appris que l'adresse et la vaillance étaient les plus belles parures du guerrier, dit Vellana pour le taquiner. - Croirais-tu par hasard que j'en manque? » fit-il en se redressant. Ils n'eurent pas le temps de bavarder davantage, déjà le cortège se mettait en route, Dumnax en tête, suivi des chefs, puis les femmes sous la conduite de deux autres druides. « Je ne te verrai pas là-bas, dit Abigat à Vellana : les femmes resteront derrière, naturellement; moi, je serai tout près, avec les hommes. — Tu en es bien fier, parce qu'il n'y a pas longtemps que tu es parmi eux! » lui jeta-t-elle, vexée. On pénétra dans la forêt. Dumnax montrait le chemin, les autres suivaient sans mot dire. Le sous-bois devenait de plus en plus sombre. On arriva enfin à une partie de la forêt où croissaient des chênes en abondance; c'était une région sacrée où en dehors des cérémonies nul ne pouvait pénétrer que les druides. Là, dans des fourrés, étaient cachés les trésors des dieux; là vivaient les druidesses qui ne sortaient jamais du couvert des bois. Tout à coup on déboucha dans une clairière assez vaste, entourée d'arbres si touffus qu'on l'aurait dite enclose de hauts murs noirs. Un tronc à peine équarri, auquel étaient suspendus des colliers et des guirlandes, représentait le dieu Teutatès; les druides s'avancèrent vers lui en chantant des incantations, tandis que les

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hommes se groupaient à droite, les femmes tout au fond de la clairière. Quand les chants prirent fin, il y eut un silence terrible: alors, près de la statue du dieu, deux druides sortirent des taillis, tenant par les cornes un taureau blanc. « Le Glorieux! » pensa Vellana avec un serrement de cœur. L'animal semblait comprendre le sort qui l'attendait, car il poussa un mugissement plaintif. Plusieurs druides l'entourèrent et le maintinrent, puis l'un d'eux s'avança et leva un long couteau, tandis que Dumnax et les plus âgés continuaient à psalmodier à voix haute. Vellana ferma les yeux; elle ne voulait pas voir tuer le taureau.... Mais aussitôt elle les rouvrit : un cri dans la foule lui faisait comprendre qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Derrière l'image de Teutatès, un homme avait surgi — un jeune garçon plutôt, vêtu de la courte tunique grise des esclaves. Le sacrificateur restait le bras levé, les incantations s'arrêtaient, l'assistance entière semblait frappée de stupeur. Gomme s'il était le seul à comprendre ce qui arrivait, le taureau dressa la tête, secoua de ses muscles puissants les bras qui le maintenaient et fonça vers le jeune homme. Et les assistants virent cette chose inouïe : l'esclave passa un bras autour du cou du taureau et lui murmura quelques mots à l'oreille. Puis, d'un geste souple, il sauta sur le dos de l'animal et tous deux disparurent dans les bois. « Sacrilège! cria l'officiant, sacrilège! » Personne n'avait osé bouger. De mémoire d'homme on n'avait vu un acte pareil : pénétrer dans le sanctuaire, 15

ravir la victime destinée aux dieux! Pour un esclave, le seul fait d'entrer dans le bois sacré méritait la peine de mort! Cet esclave, dans l'assistance, deux personnes au moins l'avaient reconnu : c'étaient Eborix, son maître, et Vellana, sa sœur de lait... * * * Maintenant, chez Eborix, les chefs et les druides réunis sous la présidence de Dumnax discutaient l'événement. C'était une affaire d'hommes, et personne n'avait songé à Vellana qui, réfugiée dans sa chambre, s'efforçait en vain de consoler Eponine. La fille d'Eborix, pourtant, aurait bien voulu savoir ce qui se disait dans la grand-salle. A travers les murs de

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clayonnage et de torchis, elle entendait des éclats de voix, mais elle ne parvenait pas à distinguer un seul mot. « Si j'osais..., pensa-t-elle. Mais mon père me mettra à la porte. Il faut que j'imagine un autre moyen.... Ah! j'ai trouvé. » Elle appela un jeune esclave, lui ordonna de se glisser dans la salle et de parler à Abigat. « Tu lui diras que je demande à le voir. Et tu l'amèneras jusqu'ici », commanda-t-elle. Le serviteur disparut. Vellana envoya Eponine aux cuisines. Au bout d'un moment Abigat arriva, très rouge, surexcité; Vellana s'élança à sa rencontre. « Que se passe-t-il, Abigat? Vite, dis-moi vite! — Puisque le dieu n'a pu se prononcer, on a discuté pour savoir ce qu'on répondrait aux Romains.... » Vellana l'interrompit. « Ce n'est pas cela qui m'intéresse. Je pense au jeune homme qui a commis le sacrilège... qui a emmené le taureau.... » Abigat eut un sourire de dédain. « Ah! cet esclave? C'est vrai : il vous appartient.... On va le rechercher, bien entendu, et on F égorgera pour apaiser Teutatès.... » Derrière la cloison, on entendit un gémissement et le bruit d'un corps qui s'affaisse. « Qu'est-ce que c'est? demanda Abigat. — Rien..., dit Vellana tremblante. Oh! Abigat, est-ce qu'on va vraiment le tuer? — Bien sûr, dès qu'on aura pu le prendre! Et ça ne tardera pas, je te le promets! Tous les nobles en ont fait le serment, moi-même je me mettrai en chasse. Tu ne 17

« Que se passe-t-il, Abigat? Vite, dis-moi site! »

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comprends donc pas ce qu'il a fait, Vellana? Les dieux voudront se venger; ils feront tomber la foudre sur votre maison; ton père ou toi-même.... Je ne veux pas qu'il t'arrive malheur, Vellana! — Je te remercie. Mais, Abigat, les dieux sont peutêtre moins méchants que tu ne penses.... Dumnax m'a appris que Teutatès était le père et le protecteur des hommes.... — Justement, nous ne devons pas permettre qu'on l'outrage. Et c'est ce qu'a fait ce misérable! — Abigat, essaie de comprendre, je t'en prie.... Cet esclave aimait son taureau.... — Il devait savoir que le taureau ne lui appartenait pas. Où irions-nous si les esclaves se mêlaient de nos affaires? Mon père l'a dit au tien, Vellana; on a toujours tort de ne pas laisser un esclave à sa place, de l'instruire, de lui promettre la liberté.... — Pauvre Viridomar ! » dit Vellana en pleurant. Abigat la quitta pour aller retrouver les hommes : il avait hâte de savoir quelle décision on prendrait au sujet des Romains. Vellana courut chercher Eponine et toutes deux sanglotèrent ensemble; ni l'une ni l'autre n'aurait été capable de toucher au repas. Quand les chefs et les druides furent partis, Eborix entra chez sa fille. Il était sévère et soucieux. « Eponine, tu dois partir d'ici. Retire-toi dans la petite maison que je t'ai donnée, au bout du village : je te défends de chercher à revoir Vellana. Je n'ai pas dit aux chefs que la mère du criminel était sous mon toit; ils t'auraient emmenée pour t'égorger à la place de ton fils. Je ne peux pas oublier que tu as nourri Vellana 19

et que tu lui as servi de mère : c'est pour cela que je t'épargne — pour cela seulement, comprends-tu? Mais pour Viridomar je ne peux rien : j'ai juré de le livrer si je le trouve — et tu sais ce que vaut la parole d'Eborix! - Maître... », murmura Eponine en tombant à genoux. Eborix se détourna. « Allons, va-t'en! dit-il. Toi, Vellana, viens ici, j'ai à te parler. » II s'assit sur un escabeau. Vellana resta debout, tremblante devant lui. « Je vais avoir besoin de toi, déclara-t-il. Nous avons décidé d'accueillir les Romains : c'était mon avis, et Dumnax m'a soutenu. Etant le plus noble de la région, c'est moi qui donnerai l'hospitalité à Justus, le chef de la troupe; les officiers logeront chez Lucter et d'autres propriétaires de domaines; les soldats iront au village ou dresseront leurs tentes dans la forêt. — Oui, père, dit Vellana. — Tu t'occuperas de ce qu'il faut pour recevoir Justus. Eponine l'aurait fait, mais après ce qui s'est passé il vaut mieux qu'on ne la voie plus. Tu as quinze ans : ta mère n'en avait que deux de plus quand elle est devenue maîtresse de la maison; tu dois t'efforcer de faire comme elle. Mets dans la chambre de Justus les plus belles fourrures et les plus beaux tapis; ordonne aux cuisiniers de se procurer des oies bien grasses, du gibier, des truffes, du miel; veille à ce que nous ne manquions ni d'hydromel ni de bière et fais ouvrir le vin qu'on a apporté de Marseille. - Oui, père, répéta Vellana. — Je veux, dit Eborix avec un grand geste, que l'hospitalité gauloise éblouisse ces Romains et qu'à leur 20

retour Rome même leur semble mesquine. Tu me comprends, Vellana? — Je te comprends. Quand Justus doit-il arriver? — D'ici une semaine, je pense. Il enverra des éclaireurs pour nous prévenir. » Eborix se retira et Vellana resta seule. Elle était fière du rôle qu'elle allait avoir à jouer, mais la pensée de Viridomar suffisait à gâter toute sa joie. Où était-il maintenant? Dans la forêt, tapi comme un renard, ou profitant de la nuit pour fuir plus loin? Et le Glorieux, étaitil avec lui? « Si on pouvait ne pas le retrouver ! » pensa-t-elle. Elle s'inclina devant la statuette des Mères qu'on lui avait appris à vénérer, priant les bonnes déesses de pardonner et de protéger l'esclave sacrilège qui, pour elle, était toujours son frère de lait.

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II semaine s'écoula : Vellana, craignant la colère de son père, n'avait pas osé revoir Eponine ni communiquer avec elle. Elle savait que la pauvre femme se terrait dans la maison que lui avait donnée Eborix et où elle pensait se retirer quand elle serait affranchie. Hélas! il n'était plus question de cela maintenant! Même les habitants du village fuyaient Eponine et la regardaient comme une pestiférée : son fils, en outrageant Teutatès, ne risquait-il pas d'attirer la colère du dieu sur tout le pays? Ce qui consolait un peu Vellana, c'est qu'on n'avait UNE

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pas retrouvé Viridomar. On avait fait des battues, lancé des chiens sur la piste du fugitif, mais sans succès. « II aura péri de faim ou aura été dévoré par une bête sauvage, disait à Vellana la jeune esclave Brenna, qui la servait depuis le départ d'Eponine. Vellana secouait la tête : Viridomar était trop habile pour mourir de faim dans la forêt ou pour s'y laisser dévorer. « Armé d'un épieu, il ne craint ni auroch ni sanglier! » disait-elle. Brenna soupirait, car Viridomar, avec la beauté un peu étrange qu'il tenait de son grand-père grec, avec sa science que les autres esclaves jugeaient presque surnaturelle, était non seulement aimé, mais respecté de tous ses compagnons. Vellana, cependant, exécutait les ordres de son père. Elle avait choisi, pour le Romain et sa suite, les plus belles chambres de la maison; elle avait fait poser des tapis de laine sur le sol et dresser de confortables couches en fourrures d'ours et de loup. Ensuite, descendant elle-même aux celliers, elle avait vérifié l'abondance des réserves, pour s'assurer que pendant le séjour des hôtes on ne manquerait de rien. Au cours de la semaine, Abigat était venu la voir. Comme toujours, il l'avait égayée : personne ne savait comme lui raconter une bonne histoire ou contrefaire une personne ridicule. « Alors, c'est décidé : nous recevons les Romains! avait-il dit. C'est pour eux que tu te donnes tout ce mal, Vellana? Ils n'en valent pas la peine, je t'assure! — Gomment le sais-tu? Tu ne les connais pas! — Moi? allons donc! Tu crois donc que je ne suis 23

jamais sorti du domaine? J'ai accompagné mon père lors de son entrevue avec Publius Acer, le commandant de la 4e Légion.... — Il y a quatre ans de cela, tu n'étais qu'un petit garçon. — Et toi, tu jouais encore avec des poupées. — Tu avais une épée de bois, et tu galopais autour de la maison à cheval sur un bâton! » Quand ils se querellaient ainsi, c'était toujours Vellana qui finissait par l'emporter. Abigat, qui le savait, ne s'en fâchait pas et se mettait à rire. « Eh bien, moi, reprit Vellana, je suis contente de voir les Romains. Tu sais que nous recevons Justus lui-même, avec sa suite? — Et nous, trois centurions. Mais nous n'avons pas l'intention de nous mettre en frais pour eux! —• Tu veux qu'ils disent que l'hospitalité gauloise n'est qu'une légende? — Je ne veux pas qu'ils disent que les Gaulois les flattent parce qu'ils ont peur. — Alors mon père a peur? Répète-le! » dit Vellana en levant une main menaçante. Encore une querelle — pas grave, d'ailleurs. Abigat avait le caractère trop léger pour rien prendre au sérieux. Vellana lui fit apporter de la bière; elle en but un peu par politesse, quoiqu'elle n'aimât pas beaucoup cela. Quelques jours plus tard, un bruit inaccoutumé emplit la grande cour. Vellana se précipita à la fenêtre et vit un cavalier descendre de cheval devant la maison. C'était un soldat étranger : on le reconnaissait à son casque, à la cuirasse 24

qui protégeait sa poitrine et que les Gaulois, par mépris du danger, ne portaient pas. En mettant pied à terre, il se dirigea vers le chef des gardes; les deux hommes échangèrent un salut, puis le garde emmena l'inconnu vers les appartements d'Eborix. Le soir, celui-ci annonça à sa fille que Justus et sa troupe arriveraient le lendemain dans l'après-midi. Ce fut un grand branle-bas dans la maison : on commença à préparer le festin; les esclaves des cuisines couraient ça et là, l'air affairé; l'air se remplissait d'une délicieuse odeur de pain chaud et de graisse d'oie. Quand les premiers soldats arrivèrent, Eborix envoya chercher sa fille pour se tenir auprès de lui dans la grandsalle. Vellana était déjà prête; elle avait mis sa tunique brodée de fleurs de pourpre et fait tresser des rubans d'or avec ses cheveux. Elle trouva Eborix entouré de ses

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familiers, tous revêtus de saies de couleurs vives, brodées d'or et d'argent. Le chef se distinguait entre tous par sa haute taille, qu'augmentait encore son casque élargi de deux ailes d'aigle en éventail. « Personne n'est aussi beau que mon père! » se dit Vellana avec admiration. Elle le pensa plus encore lorsque Justus fit son entrée. Le chef romain était moins grand et plus corpulent qu'Eborix; comme le soldat qui l'avait précédé, il portait un casque sans ornement et une cuirasse de fer. Son visage était dépourvu de moustaches, ce que Vellana trouva, laid et efféminé. Près de lui se tenait un jeune garçon, habillé comme lui, qui ne paraissait pas avoir plus de seize ou dix-sept ans, mais que les autres officiers traitaient pourtant avec un certain respect. Eborix s'avança et souhaita à son invité la bienvenue en gaulois; Justus répondit dans la même langue. « Je ne parle pas très bien le gaulois, dit-il, mais assez pourtant pour m'entretenir avec toi. Je te remercie de nous recevoir : voici mon fils, Gassius, qui me sert d'aide de camp et fait son apprentissage dans l'armée. Je n'ai pas la joie d'avoir un fils, dit Eborix, mais voici ma fille Vellana, qui parle grec et latin. Dis quelque chose en latin, Vellana, pour montrer au noble Justus en quelle estime nous tenons son pays. » Vellana était très intimidée : elle balbutia quelques mots pour remercier le chef romain de sa visite. Justus répondit en la félicitant et lui demanda où elle avait appris le latin. S'enhardissant, elle nomma le druide qui l'avait instruite. 26

« Je sais que vos druides sont de grands savants », dit Justus. En voyant la petite Vellana, la fille de leur chef, converser ainsi avec l'étranger, tous les Gaulois qui entouraient Eborix se mirent à rire. Les Romains les regardèrent avec étonnement, ne voyant rien là qui pût provoquer la gaieté. Ils ignoraient que les Gaulois, peuple naturellement jovial, étaient toujours prêts à s'amuser de tout et ne considéraient nullement la gravité comme un signe de raison ou de sagesse. Eborix proposa aux Romains de dîner aussitôt, ce que Justus accepta avec empressement; ils venaient de chevaucher plusieurs heures dans la forêt et avaient grand faim. On passa donc dans la salle que les esclaves avaient jonchée de feuillage frais et de paille. Des tables basses étaient disposées en cercle; Eborix désigna à Justus celle qui se trouvait à sa droite; le Romain, qui connaissait les mœurs des Gaules, s'assit sur ses talons et tous les autres l'imitèrent. « Est-ce que ta fille ne dînera pas avec nous ? demanda-t-il à Eborix en voyant que Vellana s'apprêtait à se retirer. — Ce n'est pas la coutume chez nous, mais si tu le demandes, elle restera, dit Eborix. — Je t'en prie : un repas est meilleur si les yeux y trouvent leur compte comme la langue. » Vellana regarda son père, qui lui fit signe de s'asseoir; elle prit place entre Eborix et Cassius, qui, étant le plus jeune, lui semblait moins intimidant que les autres. Le repas commença aussitôt : chacun des convives 27

avait devant lui une table basse; derrière lui, un serviteur debout veillait à ce qu'il ne manquât de rien. On servit des poissons, du gibier, de l'oie rôtie, des laitages parfumés d'herbes aromatiques. Les esclaves remplissaient les coupes de vin, de poiré et d'hydromel. Les deux chefs commencèrent à parler de la campagne de Belgique; c'était de là que revenaient les Romains. Les Belges, qu'ils venaient de soumettre, étaient de race gauloise et Justus n'était pas mécontent de montrer à Eborix ce que risquaient ceux qui n'acceptaient pas Rome pour alliée. Mais il savait ce qu'il devait à son hôte et se gardait de rien dire qui pût offenser les Gaulois. Le repas était à peine commencé, d'ailleurs, que le barde Apronios entra, portant sa lyre : il chanta la gloire d'Eborix et des siens, célébra les exploits guerriers du chef et sa magnificence. Les Gaulois riaient et l'applaudissaient; les Romains écoutaient poliment, mais sans se départir de ce sérieux qu'ils jugeaient indispensable à leur dignité. Tout à coup Vellana s'aperçut que Cassius, son voisin, avait les yeux fixés sur elle. Elle se demandait si elle devait lui parler. Enfin elle lui sourit, et il s'inclina en remerciement. « Ton père est un grand chef, dit-il. — Comme le tien, répondit-elle. — Tu t'appelles Vellana, si j'ai bien compris? — Et toi, Cassius — si j'ai bien compris aussi? » En disant ces mots, elle ne put s'empêcher de rire. Cassius, lui, ne riait pas, mais il avait l'air si franc et si bon qu'elle éprouva pour lui un mouvement de sympathie.

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Tu t'appelles Vellana, si j'ai bien compris? »

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« Je crois que j'aimerai bien les Romains, dit-elle étourdiment. - Tu n'en avais jamais vu? — Non, jamais. — Tu sais pourtant ce que c'est que Rome? Tu as entendu parler de notre chef, Jules César? — Bien sûr ! » Elle avait encore envie de rire; elle se rappelait toutes les histoires qu'Abigat racontait sur Jules César : qu'il n'avait pas de cheveux, par exemple. La langue lui démangeait de demander à Cassius si c'était vrai. Mais elle n'osa pas; il avait trop l'air de tout prendre au sérieux pour qu'on pût risquer une plaisanterie. « Tu aimes beaucoup Rome? demanda-t-elle. — Bien sûr, c'est ma patrie. Je suis fier d'être Romain. — Et moi, d'être Gauloise! répliqua-t-elle. - Tu as raison, dit-il gravement; ceux qui n'aiment pas leur pays ne méritent pas d'être appelés des hommes. — C'est très beau, ce que tu dis là », approuva Vellana. Autour d'eux, l'assistance s'animait : les Gaulois riaient, parlaient haut, mordaient à pleines mâchoires dans les viandes. Les Romains, quoique toujours graves, se détendaient malgré tout; quelques-uns d'entre eux posaient un coude à terre pour boire plus à leur aise. « Tu peux le faire aussi, si tu veux, dit Vellana à Cassius : on m'a dit que chez vous les gens se couchaient pour manger. — C'est vrai, mais j'en ai perdu l'habitude à la guerre. Et puis je suis chez toi, je veux me tenir comme un Gaulois. » 30

Vellana pensa qu'en ce cas il devrait commencer par apprendre à rire. Mais il était gentil malgré tout; il avait l'air de savoir beaucoup de choses. Elle lui demanda s'il avait étudié, comme elle, avec un druide — un druide romain, naturellement! Il répondit que non : à Rome il n'y avait pas de druides. Mais il avait eu un maître, qui lui enseignait la grammaire et la philosophie. « La philosophie, qu'est-ce que c'est? » demanda Vellana. Toujours sérieux, il lui expliqua que la philosophie englobait tout ce que doit savoir un homme libre. « Les esclaves ne peuvent pas la comprendre, alors? — Bien sûr que non. » En prononçant le mot « esclave », elle pensa tout à coup à Viridomar et souhaita de tout son cœur qu'il fût en sûreté. Elle poussa un gros soupir, que Cassius entendit. « Qu'est-ce que tu as, Vellana? Tu n'es pas contente? Si... oh! si.... — Il faudrait me le dire, tu sais. Si tu as envie de quelque chose qui dépende de nous? — Rien, je t'assure. Je suis très contente, Cassius. — Dis-moi, Vellana, veux-tu que nous soyons amis? — Je veux bien, répondit-elle. — Alors, c'est entendu », fit-il gravement. Après le festin, les Romains allèrent visiter les installations de leurs soldats. Les Gaulois, qui n'avaient pas les mêmes obligations, continuèrent à boire et à causer; Vellana se retira dans sa chambre. Dans la soirée, elle entendit un cheval arriver au galop et s'arrêter net dans la cour; elle arriva à la fenêtre 31

juste à temps pour voir Abigat sauter à terre et jeter ses rênes à un esclave. Un moment plus tard, les deux jeunes gens causaient amicalement. « Eh bien, demanda Abigat, qu'en penses-tu, de tes Romains? Tu les a vus, je suppose? — j'ai même dîné avec eux, comme à Rome! » déclara Vellana. Abigat fronça les sourcils. « Dîné avec eux! Qu'est-ce que cela signifie? Cela ne se fait pas. — Cela se fait chez eux, dit Vellana très fière de son expérience. — Alors ce n'est pas suffisant de les recevoir : il faut encore accepter leurs modes? C'est trop fort! dit le jeune garçon irrité. — De toute façon, je n'ai pas eu à décider; c'est mon père qui m'a commandé de m'asseoir avec eux, dit Vellana. — Tu n'as pas dû t'amuser! ricana Abigat. Moi, jamais je n'ai vu un festin aussi morne que celui que nous avons fait avec les centurions. Mon père avait invité plusieurs voisins : tu sais que nos bardes n'engendrent pas la mélancolie.... Il y avait un interprète pour expliquer aux Romains ce qu'ils ne comprenaient pas. Eh bien, malgré tout cela, pas moyen de leur tirer un sourire. — C'est vrai qu'ils ne sont pas gais, reconnut Vellana. — Ah! tu vois? Avoir des alliés comme cela, merci bien.... J'espère qu'elle ne se signera pas, cette alliance! — Ils ont d'autres qualités, dit Vellana qui pensait à Cassius. — Lesquelles? 32

— Ils sont intelligents, ils aiment leur pays, on peut compter sur eux.... — Tu crois? Eh bien, tu te trompes joliment, ma pauvre fille! » « S'il savait que Cassius et moi nous nous sommes promis amitié ! » se dit Vellana. Elle se demandait si Abigat avait raison et si les Romains étaient tous des traîtres. Elle ne pouvait pas y croire : Gassius avait l'air vraiment sincère. « Votre Justus, je l'ai aperçu, reprit Abigat. Regarde : est-ce qu'il n'est pas comme ceci? » II raidit tout son corps, donna à son visage la rigidité du bois, puis, bombant le torse, promena tout autour de la pièce un regard dédaigneux. Vellana éclata de rire. « C'est bien ça, n'est-ce pas? dit Abigat en reprenant son expression naturelle. — Oui, je dois avouer que ça lui ressemble.... Pourquoi sont-ils ainsi pompeux, Abigat? —- Parce qu'ils s'imaginent, non seulement qu'ils sont les premiers, mais qu'il n'existe au monde que Rome. » Vellana restait songeuse. « Ah ! dit Abigat, nous n'allons pas passer tout notre temps à discuter d'eux! Parlons de choses plus intéressantes : je suis en train de faire faire des plaques d'or pour mon bouclier, l'une avec le dieu à tête de cerf, l'autre avec le taureau à trois cornes. — Par Antiax, l'orfèvre du village? — Oui, il est très habile. Les centurions vont aussi lui commander des bijoux pour leurs femmes : ils disent qu'il n'y a rien d'aussi beau à Rome. — Tu vois qu'ils ne sont pas méchants ! » dit Vellana qui, comme toujours, voulait avoir le dernier mot. 33

III ABIGAT, voici Cassius, le fils de Justus...; Cassius, c'est Abigat, le fils de Lucter, dont je t'ai déjà parlé.... » Les deux jeunes gens échangèrent un salut embarrassé. Abigat, ayant appris qu'Eborix emmenait ses hôtes romains à la chasse, pensait trouver Vellana seule à la maison. « La battue au sanglier ne t'intéresse donc pas? demanda-t-il à Cassius sans pouvoir dissimuler sa déconvenue. - Elle m'intéresse beaucoup, au contraire, dit Cassius. 34

Mais mon père doit envoyer demain un courrier à Rome; il m'a chargé de rédiger la lettre qu'il destine au Sénat, ainsi qu'une autre pour ma mère. — Vous écrivez beaucoup, vous autres Romains! dit Abigat avec une moue. — C'est le seul moyen de communiquer sa pensée à distance. En connais-tu un autre? — Nous préférons confier nos messages à un serviteur qui le transmet de vive voix. — Chaque pays a ses coutumes », répondit poliment Cassius. Il y eut un silence. Vellana proposa aux jeunes gens de leur montrer une portée de petits chiens, nés dans la semaine, qui devaient devenir de merveilleux chasseurs. « Oui, allons, j'aime beaucoup les chiens, dit Cassius. — On chasse donc aussi à Rome? » demanda Abigat d'un air moqueur. Vellana lui fit signe de se taire; avec elle il pouvait plaisanter autant qu'il voulait, mais elle était sûre que Cassius ne comprendrait pas. Abigat n'était nullement décidé à abandonner la partie. « Que chassez-vous donc habituellement? Le lièvre? la perdrix? — Et aussi le gros gibier : le loup, le sanglier, comme ici. — Je ne croyais pas que les sangliers se promenaient dans les rues de Rome. » Vellana voyait bien qu'Abigat se moquait. Mais Cassius, très sérieusement, lui expliqua qu'autour de la ville il y avait des campagnes, comme en Gaule — moins de forêts, peut-être, mais des marais, des rochers.... 35

Abigat, aussitôt, prit un ton pompeux et commença à discourir également sur les bois et les fleuves de la Gaule. De temps en temps, il clignait de l'œil du côté de Vellana, qui ne savait quelle contenance tenir : elle le trouvait très drôle, mais il lui semblait qu'en l'encourageant, elle manquait à l'hospitalité envers Cassius. Celui-ci finit par s'apercevoir qu'Abigat se gaussait de lui. L'air fâché, il déclara qu'il avait bien tort de gaspiller des explications pour quelqu'un qui n'était pas capable de les comprendre. « C'est pour moi que tu dis cela? demanda Abigat. — Prends-le pour toi si tu veux, cela m'est égal. — Si tu n'étais pas l'hôte d'Eborix, je te ferais rentrer tes paroles dans la gorge! — Et toi, si tu n'étais pas l'ami de Vellana, je te montrerais ce qui arrive à ceux qui osent se moquer d'un Romain! » Abigat porta la main au couteau de chasse passé dans sa ceinture; Cassius à la courte épée que les officiers portaient au côté. Vellana, épouvantée, se précipita entre eux. « Cassius!... Abigat!.., je vous en supplie... depuis quand des alliés se querellent-ils entre eux? » Les deux garçons hésitèrent. Cassius semblait vraiment fâché, mais tout à coup Abigat éclata de rire. « Allons voir tes chiens, dit-il à Vellana. Cassius nous dira s'il y en a d'aussi beaux à Rome! » Ils se rendirent dans la cour où se trouvaient la chienne et ses petits. Un esclave en prit deux dans ses bras pour les leur faire admirer. Egalement connaisseurs, les jeunes gens palpèrent les petites bêtes, soulevèrent leurs oreilles, 36

leur ouvrirent la gueule pour examiner leur mâchoire. A les entendre parler, on eût dit les meilleurs amis du monde. Mais Vellana voyait bien que Cassius restait sur la défensive. Quant à Abigat, pour le moment il avait tout oublié, mais son humeur versatile pouvait changer d'une minute à l'autre. Elle poussa un soupir de soulagement quand un son de trompe annonça le retour de la chasse et l'arrivée de son père et de Justus. * ** Ce soir-là, Vellana venait de s'endormir quand elle fut éveillée en sursaut par un bruit inaccoutumé, léger, mais persistant, comme un frôlement le long des murs extérieurs de sa chambre. Elle se souleva sur un coude et prêta l'oreille : aucun doute, quelqu'un se glissait doucement dans le fossé, le long de la maison. « Et les chiens n'aboient pas! pensa-t-elle surprise. Il faut que ce soit un de nos serviteurs, ou en tout cas un familier.... » Depuis qu'Eponine l'avait quittée, elle dormait seule dans sa chambre. Elle n'était pas peureuse, mais ce bruit insolite l'inquiétait. Elle se rappela certaines histoires de revenants, d'esprits des bois ou des eaux errant la nuit dans la campagne. Si elle appelait Brenna, sa jeune esclave? Mais Brenna dormait comme une souche; ce soir surtout, après la chasse, Eborix avait fait distribuer de la bière à toute la maison.... Vellana se leva doucement et s'approcha du mur. La fenêtre était fermée par une lourde barre de bois 37

transversale, mais par les interstices des planches on pouvait regarder au-dehors. La nuit était sombre; pourtant la jeune fille distingua une forme humaine appuyée contre la maison. Tout à coup elle s'entendit appeler par son nom. Ce n'était même pas une voix, mais un chuchotement, si faible qu'elle seule pouvait l'entendre. . « Qui est là? murmura-telle. — Vellana,... c'est moi... Viridomar! » Elle se redressa avec effroi. Viridomar! ici! au milieu de ceux qui avaient juré sa perte! Le sens du danger imminent couru par son frère de lait lui dicta ce qu'elle devait faire; elle se pencha, colla ses lèvres à un trou du bois : « Ne bouge pas, j'ouvre.... » Rassemblant ses forces, elle fit pivoter la barre et ouvrit le volet, puis elle tira Viridomar dans la chambre. Elle referma le volet, replaça la barre, chercha le briquet et alluma la lampe à huile placée sur la table. Viridomar était devant elle — hâve, amaigri, les vêtements en lambeaux. Mais il avait toujours cet air de fierté joyeuse qui le distinguait parmi ses camarades. « Où est ma mère? demanda-t-il en jetant les yeux autour de lui. - Après l'autre jour, elle ne pouvait pas rester ici, dit Vellana. Mon père l'a renvoyée au village. — On ne lui a pas fait de mal, au moins? — Non, rassure-toi, mon père l'a protégée. Mais toi -- toi, Viridomar, que fais-tu ici? d'où viens-tu? Tu meurs de faim, peut-être! Regarde, j'ai du pain et un morceau de porc fumé.... Prends, mange vite.... » 38

Sans se faire prier, Viridomar saisit la viande et le pain: à la façon dont il les entama, on voyait qu'il n'avait pas mangé depuis longtemps. Vellana attendit qu'il eût fini, puis demanda : « Où te caches-tu? que t'est-il arrivé? — J'ai commencé par aller avec le Glorieux là où sont tous les taureaux sauvages; je voulais qu'il retourne parmi les siens. Ensuite je les ai suivis pendant quelques jours, mais on a fait une battue; j'ai compris que là-bas je n'étais pas en sûreté. On me cherche, n'est-ce pas? — Mon père lui-même a juré de te livrer aux druides. — C'est juste, je l'ai mérité. Mais je ne veux pas me rendre, et je ne regrette rien! — Je te comprends, Viridomar. J'ai demandé aux déesses Mères de te protéger. » Le visage de Viridomar s'adoucit.

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« Je te remercie, maîtresse; tu ne m'as jamais traité en esclave, mais en frère, et je ne l'oublie pas. Mon désir, même une fois affranchi, était de passer ma vie à te servir. Maintenant.... — Maintenant, dit Vellana, c'est moi qui peux te rendre service. Que veux-tu faire ? Pourquoi es-tu revenu ? — Je voulais vous voir, toi et ma mère. Je ne sais combien de temps je pourrai me cacher : si on me prend, je me tuerai.... — Ne dis pas cela! interrompit Vellana effrayée. Ecoute, Viridomar, je sais, moi, un endroit où on ne te trouvera pas! — Où donc? — Chez les neuf druidesses. » Viridomar la regarda avec surprise. Les neuf druidesses vivaient en communauté dans l'endroit le plus sombre de la forêt; elles n'en sortaient qu'une fois par an, en procession, pour célébrer au bord d'une rivière leurs rites mystérieux. « Mais, dit-il, tu sais bien, maîtresse, que les druidesses ne voient jamais aucun homme. — Il ne s'agit pas de leur demander asile. Mais quand j'étais petite, j'ai fait un séjour chez elles; elles auraient même voulu me garder pour que je devienne druidesse à mon tour; c'est mon père qui n'a pas voulu. Je suis liée avec l'une d'elles par les liens du sang : Arta, la propre sœur de ma mère. — Les druidesses ne protégeraient pas un sacrilège. — Je ne le leur demanderai même pas. Mais tu as entendu parler de la fontaine consacrée à la Grande Déesse, où elles célèbrent leurs cérémonies. Personne 40

n'ose s'aventurer dans cette région de la forêt de peur d'attirer leur courroux. Là il y a de l'eau, des glands, des baies en abondance. Tu serais sûr au moins de ne pas y mourir de faim. — Mais comment y aller? Je ne suis qu'un esclave, et la forêt sacrée m'a toujours été interdite. — Je connais le chemin, moi ! » dit Vellana. Le jeune esclave s'agenouilla devant elle et baisa le bas de sa robe. « Que les dieux te bénissent, Vellana ! dit-il. — Ecoute, reprit-elle, nous n'avons pas de temps à perdre. La nuit, heureusement, n'est pas encore avancée. Mais il faut bien compter trois heures pour arriver là-bas. Et je dois être revenue avant que Brenna entre dans ma chambre. - Et si on s'aperçoit de ton absence? dit Viridomar en hésitant. — On ne s'en apercevra pas. Les dieux protègent ceux qui se fient à eux. J'ai prié les Mères pour toi, Virdomar. » Elle mit de grosses sandales et s'enveloppa d'un manteau dont elle releva le capuchon sur ses cheveux. Puis elle éteignit la lampe et Viridomar l'aida à sortir par la fenêtre. « Referme le volet, chuchota-t-elle, du dehors, on ne voit pas si la barre est mise ou non. » Les chiens vinrent les flairer, mais aucun n'aboya à leur passage. La maison d'Eborix était située en dehors du village, très proche de la forêt. En quelques minutes, ils atteignirent le couvert des arbres ! 41

« Par ici », dit Vellana en prenant un sentier sur la droite. Ils marchaient l'un derrière l'autre, la maîtresse guidant l'esclave. Tous deux avaient l'habitude des forêts; leurs pas ne faisaient pas plus de bruit sous la feuillée que ceux d'un renard ou d'une biche. Quand une branche épineuse s'opposait à leur passage, Viridomar s'avançait et la brisait comme un fétu, puis ils reprenaient leur marche sans parler. Vellana connaissait assez bien le chemin pour le retrouver sans difficulté, même la nuit. Des bêtes s'enfuyaient à leur approche; une fois, deux yeux brillants les observèrent dans l'obscurité : Vellana reconnut un loup. Mais elle savait que les fauves s'attaquent rarement aux humains lorsque ceux-ci n'ont pas peur d'eux. Elle entendit le grincement du couteau que Viridomar tirait de sa ceinture et se sentit rassurée. Ils arrivèrent à la partie de la forêt interdite aux esclaves. Vellana prit la main de Viridomar pour lui montrer qu'il n'avait rien à craindre et continua sa route sans hésiter. Au bout d'un moment, elle s'arrêta. « A partir d'ici, dit-elle, il n'y a plus que des chênes. Nous allons monter la colline, puis la redescendre : la source est de l'autre côté, au fond. » La forêt était si touffue qu'on ne s'apercevait même pas que la lune était levée. Mais quand ils débouchèrent dans la clairière où coulait la source, ils se trouvèrent comme noyés de clarté. Des chênes énormes encerclaient la clairière : à une extrémité la fontaine jaillissait entre des rochers, au-dessus desquels un bloc de pierre grossièrement taillé évoquait de loin une silhouette humaine. 42

« C'est la Grande Déesse, murmura Vellana. Regarde, elle a encore au cou les colliers de baies que lui ont mis les druidesses. Elles sont venues ici le mois dernier, elles n'y reviendront pas avant onze lunes. Ne t'écarte pas trop d'ici, car tu y es en sûreté. Même les chasseurs s'arrêtent aux limites de la forêt sacrée.... — Et tu m'y introduis, maîtresse, moi, un esclave? — Je suis sûre que la déesse comprend », dit Vellana. Elle resta un instant immobile, réfléchissant. « Je ne pourrai pas venir te voir, reprit-elle, car on risquerait de me surprendre. Mais voici ce que j'ai pensé : à la nouvelle année, tu le sais, le druide Dumnax m'accorde la grâce d'un condamné. Jusqu'ici je demandais celle qu'il me désignait lui-même; j'étais trop petite pour choisir. Mais cette fois-ci je demanderai la tienne. Et alors tu reprendras ta place à la maison.

— Comment te remercier? murmura Viridomar. 43

— En prenant soin de toi, voilà tout, répondit-elle. Je ne dirai pas à Eponine que je t'ai vu. Sa joie pourrait nous trahir. — C'est dur.... Mais tu as raison, maîtresse, comme toujours.... » Avant de s'enfoncer dans le taillis, elle se retourna pour lui faire un signe amical. De l'avoir mis en sûreté, elle se sentait maintenant légère comme une alouette. A la fontaine de la Grande Déesse, il ne risquait rien; les chasseurs qui suivaient une piste rebroussaient chemin en arrivant aux limites défendues. Abigat, le plus acharné à sa poursuite, n'irait pas le chercher là. Elle refit le chemin en sens inverse — plus vite encore qu'en allant, pressée qu'elle était par l'idée de l'heure. Une fois elle s'arrêta pour laisser passer une laie et ses petits — les sangliers ne se détournent pas pour vous attaquer quand vous ne vous trouvez pas sur leur route. Une autre fois, ce fut une harde de chevreuils, bondissant gracieusement sous la hêtraie. Ils avaient l'air si peu sauvages qu'elle aurait voulu s'arrêter pour les caresser. Près de l'orée du bois, elle ralentit, prêtant l'oreille pour écouter s'il ne se passait rien d'anormal. Le village était silencieux; la maison d'Eborix aussi. Après la chasse, tout le monde avait beaucoup bu : Gaulois et Romains gisaient affalés dans le lourd sommeil de la bière. Aucun garde n'aperçut la silhouette légère qui se glissait le long des murs jusqu'au fossé qui entourait l'habitation. Vellana n'eut qu'un instant de crainte : arriverait-elle à ouvrir son volet de l'extérieur? Viridomar l'avait repoussé avec tant de force qu'elle avait peur de ne pas y

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parvenir. Comme elle s'y efforçait, quelques-uns des chiens de la maison sautèrent dans le fossé — non pour l'attaquer, mais pour lui faire fête. Elle craignit que leurs gémissements de joie n'éveillassent quelqu'un dans la maison. Mais soudain elle pensa au couteau que par prudence elle avait glissé dans sa tunique; elle l'enfonça dans la fente, s'en servit comme d'un levier, et le volet céda. Vellana escalada la fenêtre, referma le volet et mit la barre, puis, ôtant son manteau, elle se laissa tomber sur son lit. Il est rare que l'on se rende compte du danger au moment même où on le court; c'est après, une fois le risque écarté, que l'esprit tendu s'affaisse soudain comme une outre dégonflée. Vellana n'échappa pas à la règle commune: elle qui n'avait pas eu peur dans la forêt, tremblait maintenant de la tête aux pieds. Mais comme elle était heureuse que Viridomar fût sain et sauf!

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IV PEUT-ÊTRE

parce que les dieux ne.lui avaient pas donné de fils, Eborix avait plus d'intimité avec sa fille que la plupart des pères gaulois. Il aimait la faire appeler près de lui et converser avec elle de beaucoup de choses, disant qu'il y avait souvent plus de bon sens dans la tête d'une enfant que dans celle d'une douzaine de druides. « Que dis-tu des Romains ? lui demanda-t-il un matin où il se trouvait seul avec elle. Tu parles souvent avec le jeune Cassius : penses-tu vraiment qu'ils tiennent à notre alliance?

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— Je crois qu'ils font tout ce qu'ils peuvent pour s'entendre avec nous, répondit Vellana. — C'est aussi mon impression. Justus m'ennuie — par Teutatès, il m'ennuie à mourir ! — , mais je le crois sincère dans ses propositions d'amitié. Il me semble qu'une alliance avec eux peut apporter aux Gaulois beaucoup d'avantages. Ils sont riches, puissants.... — Très avancés dans les arts et les sciences, ajouta la jeune fille. — Ah ! le prestige de Rome agit sur toi aussi, Vellana? Qui sait, si l'alliance se conclut, un jour tu épouseras peut-être un Romain? Tu ne seras pas la première Gauloise à tenir un rang dans la noblesse de la ville.... — Je ne le désire pas, père! protesta Vellana. J'aime nos forêts, nos sources, notre vie libre. Je ne voudrais ni marcher dans des rues ni honorer les dieux entre des murs de pierre.... — Très bien, ma Vellana ! dit Eborix. Sois tranquille, je ne te donnerai pas un époux contre ton gré. C'est peutêtre une faiblesse de ma part, mais je tiens à te voir heureuse. — Merci, père, murmura Vellana, qui savait que beaucoup de chefs ne s'embarrassaient pas de pareils scrupules. — Nous n'en sommes pas encore là, reprit Eborix avec bonne humeur. Mais, pour en revenir aux Romains, j'aimerais fort que cette alliance se conclût. Malheureusement certains des chefs ne sont pas de mon avis. Le plus opposé à l'alliance est Lucter.... — Le père d' Abigat ! murmura Vellana. — C'est justement de cela que je voulais te parler. 47

« Ah! le prestige de Rome agit sur toi aussi, Vellana? 48

Alors, faire le contraire? Demander à Cassius de leur faire connaître des poèmes romains? Là, ce serait Abigat qui rougirait de son ignorance. Et Abigat, quand il était vexé, savait mal cacher sa mauvaise humeur! Quelles étaient donc les choses qui intéressaient tous les hommes? La, guerre, d'abord.... Mais il n'était pas question de guerre, heureusement! Alors, les chevaux? la chasse? Voilà, elle avait trouvé! Elle proposerait aux deux jeunes gens de faire une chevauchée en forêt et de tirer quelque gibier en chemin. Pas de grosses bêtes : une battue au loup ou au sanglier était au-dessus de ses moyens. Mais des lièvres, peut-être un renard.... Elle en parla à son père, qui trouva l'idée excellente. « Si je pouvais vous accompagner! soupira-t-il, Mais nous avons encore une réunion de chefs cet après-midi : Justus s'imagine qu'il pourra les convaincre avec des discours. » Vellana, très fière, organisa donc elle-même sa chasse. Elle envoya un esclave inviter Abigat; elle prévint Cassius de faire examiner les pieds de son cheval, car ils rencontreraient de mauvais terrains. Un groupe de serviteurs gaulois et quelques légionnaires romains devaient accompagner l'expédition. Ils se mirent en route de bonne heure, se dirigeant tout droit vers la forêt. Cassius semblait enchanté, Abigat moins railleur que de coutume. Ensemble ils avaient choisi les chiens, que deux serviteurs tenaient en laisse pour les lancer au moment voulu. Un fossé se présenta, qu'ils sautèrent l'un derrière l'autre, tandis que leur escorte le franchissait à pied. 49

« Tu montes très bien, Vellana! s'exclama Cassius avec admiration. — Oh! j'ai l'habitude! fit-elle en riant. Est-ce qu’a Rome les femmes ne montent pas à cheval? — Celles que je connais circulent plutôt en litière. — On raconte que les Romaines sont grasses, c'est peut-être pour cela! » dit Abigat. Cassius ne répondit pas, mais Vellana vit ses mains se crisper sur les rênes. « Tais-toi, je t'en prie! » murmura-t-elle en passant près d'Abigat. Heureusement, les accidents de terrain rendaient la conversation difficile. Abigat était bon cavalier, Cassius aussi : de ce côté on n'avait à craindre aucun froissement d'amour-propre. Une alouette s'éleva sous leurs pieds; Cassius allait tendre son arc, Vellana l'arrêta.

VELLANA, JEUNE GAULOISE 50

« Nous ne tirons pas les alouettes, c'est un oiseau sacré en Gaule. — C'est vrai, j'aurais dû le savoir; la légion gauloise de Rome a pour emblème une alouette, n'est-ce pas? » Vellana jeta un coup d'œil inquiet vers Abigat; elle craignait qu'il ne dît ce qu'il pensait au sujet des Gaulois qui acceptaient de servir Rome! Mais Abigat était trop loin et n'avait pas entendu. Bientôt, d'ailleurs, la chasse les occupa trop pour que toute parole oiseuse ne fût pas oubliée. Cassius tira le premier lièvre, puis Abigat fit un doublé que le Romain admira comme il le devait. Vellana, elle, ne tirait pas; elle n'aimait pas tuer des bêtes; mais elle avait assez de plaisir à voir pour une fois ses deux amis d'accord. , « S'ils pouvaient être toujours ainsi, comme tout serait facile! se disait-elle. Cassius reviendrait en Gaule de temps en temps, il nous inviterait chez lui à Rome.... » Car, si elle n'avait pas envie de vivre ailleurs qu'en Gaule, elle avait malgré tout la curiosité de la grande ville; elle aurait voulu voir ces rues pavées de marbre, ces colonnes quatre fois plus hautes que leur maison. Si l'alliance se concluait, il y aurait des échanges entre les deux pays ; elle irait à Rome avec son père. « Très bien, Cassius! » dit-elle comme le jeune homme tirait son second lièvre. Abigat proposa de lâcher les chiens et de courir un renard. Cassius accepta avec empressement; il n'avait jamais vu de chasse à courre, celle-ci ne se pratiquait pas en Italie. Abigat prit la direction des opérations; les chiens débusquèrent bientôt un renard, qu'ils poursuivirent longtemps et finirent par acculer à un étang. 51

La chasse à courre les ayant ramenés vers le village, ils décidèrent de rentrer; Vellana, d'ailleurs, commençait à se sentir lasse. Pour finir la journée, elle proposa à Abigat d'accompagner Cassius au village, où l'émailleur achevait un bijou que le jeune Romain voulait apporter à sa mère. « Allons », dit Abigat. Depuis le départ d'Eponine, Vellana évitait de descendre au village. Elle avait peur, si elle rencontrait sa nourrice, d'être incapable de maîtriser son émotion. En passant devant la maison qu'habitait celle-ci, elle vit qu'Eponine était là : une mince colonne de fumée s'élevait du toit. « Tiens! cette maison est donc habitée? dit Abigat. Je me rappelle, la dernière fois que je suis passé ici avec mon père et le tien, il n'y avait personne : Eborix nous a dit que la maison lui appartenait. — Oui, il y a mis une esclave qui est malade, dit Vellana. — C'est une trop belle maison pour une esclave! fit Abigat avec dédain. Ton père leur donne de mauvaises habitudes : c'est pour cela que.... » II s'arrêta, ne voulant pas parler du sacrilège devant un étranger. Tous trois arrivaient d'ailleurs au village, où les enfants entourèrent aussitôt Vellana. « On ne t'a pas vue depuis longtemps! dit timidement l'un d'eux. — C'est que nous avons des visites », expliqua la jeune fille. Ils poursuivirent leur chemin, escortés à distance respectueuse par la marmaille. Les villageois étaient

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« On ne Ça pas vue depuis longtemps!

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dit timidement l'un des enfants.

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pauvres, mais c'étaient des hommes et des femmes libres, vivant de la culture des champs et de l'élevage des troupeaux. Les plus belles maisons du village appartenaient aux artisans : charpentiers, forgerons, orfèvres, qui travaillaient pour Eborix et les autres chefs du voisinage. Les jeunes gens trouvèrent l'émailleur devant son four, qu'il ne quittait ni jour ni nuit depuis l'arrivée des Romains. Les émaux de Gaule étaient renommés et chacun des soldats tenait à emporter quelques bijoux en souvenir du voyage. Les officiers commandaient également des objets en fer forgé, des harnachements et des sandales de cuir à la mode gauloise, de sorte que le pays connaissait une prospérité inaccoutumée. Gassius avait fait faire pour sa mère un pectoral d'émail bleu, portant l'image d'une bête fantastique. Le pectoral était très réussi et le jeune homme, enchanté, paya plus que le prix convenu. L'émailleur leur montra ensuite des objets de moindre importance, boîtes à parfums et fibules. « Je voudrais, moi aussi, faire un cadeau à ta mère, dit Vellana. Crois-tu que cette petite boîte lui plairait? — Certainement, mais il ne faut pas.... — Cela me fera plaisir, prends-la, je t'en prie. » Abigat s'écarta brusquement et se mit à causer avec l'émailleur. Celui-ci voulut montrer au Romain comment il travaillait; pendant que les deux jeunes gens se rapprochaient du four, la femme de l'émailleur fit signe de loin à Vellana et toutes deux sortirent devant la porte. La femme de l'émailleur était la sœur d'Eponine. « Comment va-t-elle? demanda la jeune fille à voix basse. 55

— Elle va bien, répondit l'autre sur le même ton, mais elle pleure du matin au soir. Elle sait que ton père te défend de la voir, mais elle m'a dit, si je te voyais, de te dire qu'elle t'aimait. Elle m'a dit aussi de te demander si tu n'avais rien appris de... de Viridomar. — Rien », soupira Vellana en hochant la tête. Il lui en coûtait de mentir, mais le salut de son frère de lait était à ce prix. « C'est étrange, ne trouves-tu pas? demanda la femme. On ne l'a pas rattrapé, c'est certain. Mais n'est-il pas mort de fatigue ou de faim en voulant s'éloigner du pays? — Il faut nous en remettre aux dieux, dit Vellana. Si tu vois Eponine, embrasse-la pour moi et dis-lui d'avoir confiance. » Elle rejoignit ses compagnons et tous trois, après quelques autres visites dans le village, regagnèrent la maison d'Eborix. Justus avait demandé son fils, qui s'empressa d'aller le trouver, et les deux jeunes Gaulois restèrent seuls. « Je vais te laisser, Vellana, dit Abigat. Après tout, c'est peut-être ce que tu désires? — Pourquoi dis-tu cela? demanda Vellana étonnée. — Tu ne seras pas seule : Cassius te tiendra compagnie. Puisque maintenant tu ne jures plus que par les Romains.... — Abigat! qu'est-ce qui te prend? Parce que je suis aimable avec un hôte.... » Abigat explosa : « Aimable! si ce n'était que cela! Mais tu ne sais qu'inventer pour lui faire plaisir..., tu lui offres des cadeaux... 56

— Ce n'est pas à lui que j'ai offert la boîte, mais à sa mère. — Comme si ce n'était pas la même chose! Tu ne peux pas faire un présent à un garçon, alors tu prends ce moyen détourné.... » Vellana était stupéfaite. « Mais que vas-tu chercher là, Abigat? On dirait que tu es jaloux ! — Jaloux, moi? de Cassius ! Je suis simplement choqué de voir une Gauloise, la fille d'un grand chef, faire de telles platitudes à des gens qui sont au fond nos ennemis.... — Ce n'est pas vrai! dit Vellana. D'abord je n'ai fait aucune platitude, ensuite ce ne sont pas nos ennemis. « Mon père dit, au contraire.... — Tout le monde sait que ton père est pour l'alliance. — Parce qu'il la juge utile au pays. Regarde les Belges, qui n'en ont pas voulu; ils ont fait la guerre, maintenant ils sont vaincus, et c'est leur faute. — Nous sommes plus forts que les Belges, nous n'avons aucune raison de nous abaisser devant les Romains. — Tu diras peut-être que mon père s'abaisse devant eux? Oh! c'est trop fort! » La querelle s'envenimait, quand ils furent interrompus par un esclave. Eborix les demandait dans son appartement. « Il est probablement avec Justus, grommela Abigat. On marche sur des Romains, dans ce pays ! » Mais il se trompait; ils trouvèrent le chef seul avec le druide Dumnax et deux de ses familiers, nobles comme lui. 57

« Mes enfants, dit Eborix, je vous annonce une bonne nouvelle : on a découvert du gui sur un grand rouvre de la forêt. — Vous savez ce que cela signifie, ajouta Dumnax d'une voix grave. Le chêne sur lequel pousse le gui est l'habitation d'un dieu. — Je sais, répondit Vellana avec émotion. — Vous savez combien le gui de rouvre est rare : ce présent que nous fait le Ciel est sans aucun doute un signe de sa faveur. Il se trouve, d'autre part, que demain est le sixième jour de la lune — jour où l'on doit couper ce gui si l'on veut profiter de ses bienfaits. Je suis donc venu prier Eborix de venir demain, avec les autres chefs, assister à la cérémonie. Peut-être écartera-t-elle de nous les malheurs dont nous sommes menacés.... — A la suite du sacrilège de Viridomar! » murmura Eborix. Le druide fit un grand geste de prière. Puis ils prirent ensemble les dispositions pour le lendemain. Les Romains, bien entendu, ne devaient pas être au courant du mystère; les nobles admis à la cérémonie devaient quitter secrètement leurs demeures et se rassembler seulement dans la forêt. « Où se trouve le gui? demanda Abigat. — Nous nous réunirons aux Roches Moussues : de là, je vous montrerai le chemin. » Le cœur de Vellana bondit dans sa poitrine : le rendezvous les rapprochait du bois des neuf druidesses et de la fontaine sacrée où se cachait Viridomar. Elle craignait qu'on ne remarquât son trouble. Mais les hommes étaient occupés à discuter les détails de la cérémonie. On s'était déjà procuré les animaux du sacrifice; 58

sept druides veilleraient toute la nuit autour de l'arbre divin. « Va avertir ton père, Abigat », ordonna Dumnax. Vellana accompagna le jeune homme jusqu'à la porte. « J'espère, dit Abigat, que tu ne révéleras pas à Gassius le secret du gui? — Parler de cela devant un étranger, tu es fou! — On ne peut pas savoir : vous êtes si grands amis, lui et toi.... » II la quitta sur cette parole envenimée. La pauvre Vellana se retira dans sa chambre et pleura longtemps avant de s'endormir : l'idée qu'on pouvait la soupçonner d'une telle trahison gâtait à l'avance toute sa joie de la cueillette du gui.

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V les cérémonies auxquelles elle devait assister — et Dieu sait s'il y en avait en Gaule ! — la cueillette du gui était celle que Vellana préférait. Elle n'avait lieu que rarement; il fallait pour cela qu'on découvrît du gui sur un chêne. Or, si le gui abondait sur d'autres arbres, le gui de rouvre était exceptionnel; il ne poussait, disait Dumnax, que lorsque les dieux voulaient envoyer un message aux hommes. Mais lorsqu'on le coupait, quel spectacle merveilleux! Une foule recueillie entourait l'arbre divin autour duquel les druides vêtus de blanc montaient la garde. On apportait DE TOUTES

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une grande échelle et Dumnax lui-même, sa longue barbe blanche flottant parmi les plis de sa robe immaculée, gravissait lentement les échelons. Au moment où sa faucille d'or coupait la plante sacrée, Vellana sentait passer en elle comme un grand flot mystérieux. Elle avait l'impression de comprendre, non seulement les divinités familières, mais le Grand Dieu inconnu dont Dumnax lui avait révélé l'existence, et qui commandait à tous les autres dieux. Le gui tombait dans le grand drap blanc tendu par les druides : il en sortirait pour aller guérir les malades, rendre l'espoir aux malheureux, répandre les bénédictions sur la terre. « Aucune religion ne peut être aussi belle que la nôtre!» pensait Vellana. En lui parlant de vivre à Rome, son père avait-il songé qu'il lui faudrait aussi abandonner tout cela? Jamais elle ne serait capable d'adorer les dieux de Rome, vivant dans des maisons de pierre et se querellant entre eux comme de simples mortels.... Les druides replièrent le drap qui contenait le gui : on amena les animaux du sacrifice. Ce qui allait se passer maintenant, Vellana l'aimait beaucoup moins : elle s'écarta du chêne et se rapprocha d'Abigat, qui la cherchait. Le jeune homme avait revêtu ses vêtements les plus somptueux : il portait une saie couleur de pourpre bordée d'argent, un pectoral étincelant sur la poitrine; son casque était orné d'une roue d'argent. « Les Romains ne sont pas aussi beaux! » pensa de nouveau Vellana devant la fière allure de son compagnon d'enfance. Abigat n'ignorait pas la sensation qu'il provoquait; 61

il se promenait dans la foule en gonflant la poitrine comme un pigeon qui se pavane devant les autres oiseaux. « Tu ne t'ennuies pas, sans ton Cassius? » demanda-t-il à Vellana sur un ton de persiflage. La fille d'Eborix, aujourd'hui, n'était pas d'humeur à plaisanter. « Laissons là les Romains, dit-elle; puisque nous sommes entre nous, pourquoi penser à eux? — Vous avez réussi à sortir sans attirer leur attention ? demanda Abigat. — Oui, mon père et moi nous sommes levés très tôt, alors que Justus et son fils dormaient encore. — Pour nous, c'était plus difficile : ces diables de centurions s'éveillent au premier chant du coq pour aller inspecter leurs hommes ! Mais mon père, hier soir, a fait mêler à leur vin un breuvage qui les fera dormir jusqu'à midi. — Es-tu sûr qu'ils ne s'en apercevront pas? demanda Vellana inquiète. — Pas de danger, ils sont trop bêtes ! » dit Abigat. Vellana se détourna fâchée; elle ne pouvait comprendre le parti pris du jeune homme. Elle, son patriotisme gaulois n'empêchait pas son amitié pour Cassius! Après le sacrifice rituel, commença le festin qui couronnait toujours la fête. On mangeait autour du chêne, assis sur des rochers ou sur la mousse; l'accès de la forêt étant interdit aux esclaves, les serviteurs des druides distribuaient les viandes et versaient le poiré et l'hydromel. Vellana avait pris place près de son père, dans un groupe où se trouvaient aussi Lucter et Abigat, ainsi que Dumnax le Grand Druide. 62

« Ne croyez-vous pas, demanda Lucter, qu'en nous envoyant le gui, Teutatès a voulu nous rappeler à l'amour de notre pays gaulois? — Que veux-tu dire? demanda un autre chef. — Je veux dire que Teutatès lui-même nous commande de refuser l'alliance romaine. — Je ne suis pas de ton avis, déclara Eborix. Pour moi, au contraire, ce signe sacré, survenant au moment où l'on nous propose l'alliance, nous indique que nous devons l'accepter. — Le gui n'a rien à voir avec les Romains, reprit Lucter. — Il a tout à voir avec les destinées de la Gaule. Nous sommes sur le point d'accepter l'alliance; les dieux nous témoignent qu'ils sont contents. — Qui dit que nous sommes prêts à accepter l'alliance? Pour moi, je ne le suis pas! — Moi non plus ! » lança un autre. Abigat se pencha vers Vellana. « Ils vont encore discuter! dit-il. Comme si on ne pouvait pas manger et boire tranquillement, sans agiter la langue pour autre chose! Je n'aime pas les Romains, ils m'ennuient — mais ce n'est pas une raison pour empoisonner un bon repas. — Mais c'est tout l'avenir de notre pays qui est en jeu! protesta Vellana. — Nous avons le temps d'y penser! dit Abigat en bâillant. Quel besoin avons-nous de discutailler comme des Romains? Moi, en tout cas, je vais me promener. Tu viens, Vellana? — Non, je reste avec mon père. » 63

Abigat se leva, s'étira et s'éloigna en balançant les hanches. « Rien de sérieux ne l'intéresse ! » pensa Vellana avec dépit. Autour d'elle, la conversation s'animait. Lucter accusait Eborix de vouloir pactiser avec l'ennemi; Eborix reprochait à Lucter de priver les tribus gauloises d'une alliance utile. « Les Romains ont beaucoup à nous apprendre : ils sont riches, ils ont des savants, des ingénieurs.... — Quel besoin avons-nous d'ingénieurs? — Mais... pour-faire des routes, par exemple. — Oui... pour que les autres puissent plus facilement entrer chez nous! — Plutôt pour que notre commerce prospère! — Qu'en pense Dumnax? demanda un des chefs au druide qui restait silencieux. A ton avis, Dumnax, que veulent les dieux? Le gui nous indique-t-il que nous devons conclure l'alliance ou non? — Il est difficile de scruter les desseins des dieux, dit le druide. Les présages ont un sens, mais les dieux demandent avant tout la bonne volonté des hommes. » Vellana pensa que Dumnax avait raison, comme toujours. Mais la sagesse du druide était trop haute pour les chefs agités, surexcités par la cérémonie et par l'hydromel. « Dumnax ne veut pas se prononcer, mais les dieux ont dit non! cria Lucter. — Les dieux ont dit oui ! répliqua Eborix. — Comment le sais-tu? Tu t'imagines donc être dans les secrets de Teutatès? — Et toi? l'as-tu entendu parler? 64

« Qui donc prononce le mot de traître? » rugit Lucter en saisissant son épé

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— Si l'un de nous l'a entendu, en tout cas ce n'est pas toi, ami des Romains! — Ami des Romains ne veut pas dire traître à la Gaule! — Qui donc prononce le mot de « traître »? rugit Lucter en saisissant son épée. — Et qui donc prend le mot pour lui? » répondit Eborix en tirant la sienne. Dumnax, se levant de toute sa haute stature, sépara les deux chefs. « A quoi songez-vous, leur dit-il, chefs gaulois, de tirer l'épée l'un contre l'autre? Ne comprenez-vous pas que le véritable ennemi du pays, c'est votre division, ce sont vos querelles? Si jamais la Gaule est vaincue, ce sera par votre faute, à vous ! Vous me demandez quelle est la volonté des dieux? Eh bien, je vais vous la dire. Les dieux veulent que vous vous aimiez comme des frères, que votre souci à tous soit uniquement le bien du pays ! » Eborix avait remis son épée à sa ceinture. Il tendit la main à Lucter. « Dumnax a raison, le pays avant tout. ! » dit-il. Lucter serra sa main tendue, et on fêta la réconciliation dans des flots d'hydromel. Vellana, qui trouvait le festin très long, se leva et fit quelques pas dans la forêt pour essayer de découvrir des coucous ou des primevères. Les fourrés étaient trop touffus pour permettre aux fleurs de pousser; elle trouva cependant quelques violettes dans la mousse. Elle en faisait un bouquet lorsqu'elle entendit un pas s'approcher : c'était Abigat qui revenait en courant. Le visage du jeune homme était radieux. 66

« Vellana! dit-il, tu ne sais pas ce que je viens de découvrir? N'en dis rien à personne, surtout : il y a un homme qui se cache dans la forêt! J'ai vu des traces toutes fraîches qui mènent du côté de la fontaine de la Grande Déesse. Je n'ai pas eu le temps de les suivre jusqu’au bout, mais j'en suis sûr! » Vellana eut l'impression que les troncs des arbres tournaient autour d'elle. Un homme qui se cachait... ce ne pouvait être que Viridomar! Elle fit un effort surhumain et réussit à sourire. « Qui penses-tu que ce soit? demanda-t-elle légèrement, comme si la chose n'avait pas d'importance. — Je ne peux pas être sûr, mais si c'était votre esclave? — Quel esclave? fit-elle avec une feinte surprise, les lèvres si sèches qu'elle arrivait à peine à parler. — Mais Viridomar, le sacrilège! Ah! si c'est lui, Vellana, je n'ai pas perdu ma journée! — Est-ce que tu vas le leur dire? demanda-t-elle en désignant les chefs qui discutaient toujours. — Jamais de la vie! dit Abigat. Je veux le prendre seul et le livrer moi-même aux druides. Ils le sacrifieront — je le regrette pour toi, Vellana, mais reconnais qu'il l'a mérité!» Elle inclina la tête sans répondre. Elle ne pensait qu'à une chose : puisque Abigat voulait agir seul, elle avait quelques heures devant elle pour prévenir Viridomar. * * * Abigat savait que Viridomar était le frère de lait de Vellana. Mais l'idée qu'on pût s'attacher profondément 67

à un esclave, quel qu'il fût, n'effleurait même pas sa pensée. Pour Vellana comme pour lui, l'important devait être d'effacer le sacrilège en punissant le coupable. Et quel triomphe si c'était lui, Abigat, qui s'emparait du criminel ! Sur le chemin du retour, Vellana s'efforça de découvrir le plan du jeune homme. « Tu sais, ton inconnu... je ne pense pas que ce soit Viridomar, dit-elle d'un air détaché. Des esclaves en fuite, il n'en manque pas dans les bois ! — Il n'y en a pas beaucoup qui se risqueraient dans la forêt interdite. Il faut une forte tête — justement quelqu’un comme Viridomar. — Ce n'est peut-être pas un esclave du tout! dit-elle. — Pourquoi donc un homme libre se cacherait-il? — Et si c'était un déserteur romain, par exemple?

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— Si c'est cela, je lui fais grâce! dit Abigat en riant. Mais je le saurai; j'interrogerai les centurions demain pour apprendre s'il y a un déserteur dans la troupe. — Tu ne penses donc pas aller dans la forêt demain? — Non, demain nous allons chez vous : j'irai aprèsdemain à l'aube. » « Les Mères me protègent : voici un jour de gagné ! » se dit Vellana. Elle pensait qu'elle pourrait s'échapper pendant la nuit et aller avertir Viridomar. Mais en rentrant, elle s'aperçut que cela lui serait impossible. Le camp romain était en effervescence à propos d'elle ne savait quelle fête. Il y avait des soldats partout — dans le village, autour de la maison et jusque dans les cuisines. Impossible de sortir cette nuitlà sans être remarquée, suivie — accostée peut-être. En plein jour, il n'y fallait pas songer. Et la nuit suivante, il serait peut-être trop tard! Avec seulement quelques heures d'avance, Viridomar parviendrait-il à s'échapper? Si Abigat emmenait ses chiens — et il le ferait sûrement — quelles chances avait un esclave à pied, sans arme? D'ailleurs, où irait-il? Aucun Gaulois ne donnerait asile à un esclave fugitif — à un sacrilège ! Eborix, qui le connaissait et l'aimait, avait juré de le livrer s'il tombait entre ses mains.... Dumnax lui-même, à qui Vellana eût songé en toute autre circonstance, avait décrété la mort du coupable.... Personne, personne ne pouvait lui venir en aide! A moins que.... Vellana venait de penser à Cassius. Il était Romain :

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rien ne l'obligeait à venger les dieux de la Gaule. Il avait promis à Vellana d'être son ami.... Oui, si quelqu'un pouvait sauver Viridomar, c'était Cassius ! Reprenant courage, elle attendit le moment où ils se trouveraient seuls. Pourvu que Cassius ne fût pas fâché de ne pas l'avoir vue de toute la journée! Elle ne l'avait même pas' prévenu qu'elle serait absente : elle n'avait pensé qu'au gui, sans se douter que le gui pouvait être la perte de Viridomar.... Les deux chefs, ce soir-là, s'attardèrent longtemps ensemble. Sans doute, Eborix, lui aussi, voulait-il se faire pardonner son absence par Justus. Le Romain semblait préoccupé : une sorte de malaise pesait sur la maison. « Je sais que tu nous soutiens, disait Justus à Eborix; malheureusement il n'en est pas de même de tous tes compatriotes. Les rapports de mes centurions, qui logent chez Lucter, sont assez alarmants.... » Eborix, lui, était de bonne humeur. La cueillette du gui, le festin qui avait suivi, lui faisait bien augurer de l'avenir. Quand il était heureux, il se sentait ami du monde entier. Il fit apporter son meilleur vin, démontra à Justus que l'alliance était en bonne voie. Pendant ce temps, Vellana s'approcha de Cassius. « Veux-tu venir avec moi? j'ai à te parler », lui dit-elle. Cassius la suivit dans la cour. Elle s'assura que personne ne pouvait les entendre. « Tu m'as dit, n'est-ce pas, que je pouvais compter sur toi? Eh bien, je vais mettre ton amitié à l'épreuve.

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— Si tu ne me demandes rien qui puisse nuire à Rome, je suis prêt, déclara Gassius. — Crois-tu que j'oserais seulement te proposer une chose pareille? Non, il s'agit de m'aider à sauver quelqu'un. — Quelqu'un à qui tu tiens? — Ce n'est qu'un esclave — mais c'est mon frère de lait. — Alors je comprends », dit Cassius. En quelques mots, Vellana lui expliqua la chose. Viridomar avait soustrait un animal destiné au sacrifice : les druides le poursuivaient de leur haine, et tous les Gaulois avaient juré d'exécuter la vengeance des dieux. « Mais toi, Vellana, demanda Cassius, tu ne crains pas que tes dieux se vengent? — Moi, j'ai confiance en eux, dit-elle simplement. Et toi, tu n'as rien juré, Cassius. Les Romains sont puissants : tu peux sauver Viridomar, si tu veux. » Cassius réfléchissait. Il n'attachait guère d'importance à la vie d'un esclave, mais c'était le frère de lait de Vellana, et puisqu'elle tenait à lui.... — Ecoute, Vellana, voici ce que nous pouvons faire. Tu sais que nous avons une légion composée presque uniquement de Gaulois? — La légion de l'Alouette, oui, je sais. — Eh bien, une partie de cette légion se trouve actuellement pas très loin d'ici, près de la rivière. Si nous arrivions à conduire ton Viridomar jusque-là, il n'aurait qu'à s'enrôler dans cette légion pour se trouver sous la protection de Rome. — Est-ce possible pour un esclave? demanda Vellana.

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« Veux-tu venir avec moi? J'ai à te parler », lui dit-elle.

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— Porte-t-il un signe qui le fasse reconnaître comme tel? — Nos esclaves se coupent les moustaches, mais Viridomar n'a que seize ans. Il y a aussi ses vêtements... mais on peut lui en donner d'autres. — De toute façon, je le conduirai moi-même au centurion et je le ferai enrôler. Viridomar connaît bien la forêt; pourra-t-il me guider jusqu'à l'endroit que je lui indiquerai? — Il y a des régions interdites... mais je les connais, moi, et je serai là. — Toi, Vellana? — Ne faut-il pas qu'on te conduise, puis qu'on te ramène ici après que tu auras remis Viridomar au centurion? Tu es étranger dans le pays, tu te perdrais. — Mais une course comme celle-là... pour une femme... en pleine nuit.... — Les Gauloises n'ont peur ni de la nuit ni de la forêt. C'est moi qui ai conduit Viridomar à la fontaine de la Grande Déesse — et pour revenir, j'étais seule! » dit fièrement Vellana. Ils convinrent de se rejoindre le lendemain soir dès que leurs pères seraient couchés. Vellana emporterait une saie et des chaussures pour que Viridomar n'arrivât pas en haillons devant le centurion. Elle emporterait aussi une épée qu'elle donnerait à l'esclave. En rentrant dans sa chambre, elle se prosterna longuement devant la figure de terre cuite qui représentait les Mères, leur demandant de bénir l'expédition.

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VI qui suivit parut longue à Vellana. On attendait Lucter et d'autres chefs avec qui Justus désirait s'entretenir. Elle dut s'occuper de la maison, donner des ordres au sujet des victuailles et des boissons : quelle honte pour son père, si quelque chose venait à manquer! Naguère c'était Eponine qui s'occupait de tout cela, mais à présent aucune des autres esclaves n'en était capable. Pauvre Eponine, qui passait, disait-on, tout son temps à prier les dieux pour son fils ! Elle ne se doutait guère du danger qu'il courait depuis la veille.... LA JOURNÉE

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Malgré tout, depuis qu'elle avait parlé à Cassius, Vellana se sentait plus tranquille. Dans la légion de l'Alouette, Viridomar serait protégé par les Romains. La discipline romaine était dure, mais les Gaulois aimaient se battre : Viridomar soldat serait heureux. Vellana avait bien un peu de remords en pensant à Abigat. En poursuivant Viridomar, il faisait son devoir : n'importe quel noble Gaulois en eût fait autant. Il aimait son pays, comme elle : tous deux étaient de la même race. Il faudrait qu'elle fût particulièrement gentille avec lui, pour bien lui prouver que leur amitié n'avait pas changé. Quand les chefs arrivèrent, elle eut un mouvement d'effroi : Abigat n'était pas avec eux. En un éclair, elle entrevit ce que pouvait signifier son absence. « II aura réfléchi; il se sera dit qu'il était plus sûr d'aller dans la forêt dès aujourd'hui.... A l'heure qu'il est, il a peut-être déjà surpris Viridomar! » Elle avait l'impression que son cœur allait se briser, tant il battait fort contre ses côtes. Cassius, qui se trouvait en face d'elle, fronça les sourcils : lui aussi comprenait le danger. Mais que pouvait-il y faire? À ce moment Lucter, qui s'avançait pour saluer Justus, aperçut Vellana. Il se tourna vers elle, et avec un gros rire : « Je parie, dit-il, que tu te demandes où est ton ami? Le petit sot avait pris un cheval qui boite ; il a dû retourner à la maison pour en changer, mais il sera ici d'un instant à l'autre. » « Les dieux soient loués ! » pensa Vellana. Malgré tout elle se demandait encore si ce n'était pas là une ruse d'Abigat : elle ne se sentit tranquille que lorsque 75

le jeune homme apparut, superbe et nonchalant à son habitude, et vint prendre place près d'elle et de Gassius. Dès le début du repas, il fut visible qu'une gêne régnait entre Gaulois et Romains. Les centurions se plaignaient à Justus de la façon dont on les traitait chez Lucter. « II ne se passe pas de jour sans qu'on nous fasse quelque avanie, dit l'un d'eux. L'autre soir, quelqu'un a mis des œufs pourris dans mon lit. Quand j'ai voulu appeler un esclave, personne n'est venu ; mon soldat a dû changer la paille lui-même. — Je n'y pouvais rien, dit Lucter. Tu penses bien que je n'étais pas au courant de cette plaisanterie. — Les Gaulois ne sont-ils pas maîtres dans leur maison? Ne commandes-tu pas à tes esclaves? — Je suis plus maître chez moi que ton Sénat ne l'est à Rome! riposta Lucter fâché. — En ce cas, tu es responsable, insista le centurion. Quand je me suis plaint à toi, tu t'es mis à rire. — Est-ce là une façon de traiter des hôtes, Lucter? reprocha Justus. — Suis-je ici devant un tribunal? En ce cas, nous avons les nôtres. Je n'ai pas à répondre de mes actes devant des étrangers! — Des étrangers qui seront bientôt des alliés, intervint Eborix. — Ils ne le sont pas encore! Et s'il ne tenait qu'à moi.... » Les autres chefs intervinrent. Ils commencèrent à se quereller entre eux : les uns appuyant Lucter, les autres Eborix. \

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Ce dernier put enfin se faire entendre. « Nous ne sommes pas ici pour nous quereller, dit-il, mais pour discuter amicalement avec Justus, — Amicalement! Gomme si c'était possible avec eux! » grommela le centurion qui ne pouvait oublier les œufs pourris. « Tu étais au courant de cette mauvaise farce, Abigat? demanda Vellana au jeune homme. — Non, pas celle-là. Mais je la trouve assez drôle. Tu imagines la tête de ce gros lard en voulant se mettre au lit? — Tais-toi, je t'en prie! » dit Vellana, craignant que Cassius n'entendît. Eborix fit apporter du vin d'Italie; les Romains, touchés de cette attention, s'apaisèrent. Le chef gaulois fit appeler les bardes et leur commanda de jouer des airs gais. Au bout d'un instant, les ressentiments parurent oubliés, on ne pensa plus qu'à manger et à boire. Du côté des jeunes, l'enjouement reparut aussi : Abigat raconta des histoires drôles qui amusèrent même Cassius. « Voilà comment les choses devraient être toujours ! se disait Vellana. Pourquoi se haïr parce qu'on est de races différentes? Tout est tellement mieux quand on s'entend! » « Vous êtes très gais, vous autres Gaulois, dit Cassius. Je l'avais déjà remarqué quand la légion de l'Alouette a été cantonnée près de Rome; les soldats riaient et plaisantaient toujours. » Le visage d'Abigat se rembrunit. « Ne parle pas de ceux-là! s'écria-t-il. Des traîtres, qui acceptent de recevoir l'argent étranger!

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— Cet argent, ils le gagnent! riposta Cassius. Il n'y a déshonneur pour personne à servir sous les aigles romaines! — Mais bien sûr, Abigat », dit Vellana, tremblant de voir encore les choses s'envenimer. Pourquoi Abigat ne voulait-il pas comprendre? Le soir descendit peu à peu : un croissant de lune apparut dans le ciel pâle. Tout est bien, pensa Vellana : puisque la lune se levait tôt, elle se coucherait tôt aussi; on avait plus de chances que la nuit fût sombre. « Pourvu que nous trouvions rapidement Viridomar! pensait-elle. Je lui avais recommandé de ne pas s'éloigner de la fontaine, pour le cas où j'aurais un message à lui faire tenir. Mais tant de choses ont pu se passer depuis ce jourlà! » II lui semblait que le banquet ne finirait jamais. Du bout de la salle où elle se trouvait, elle suivait avec anxiété les discussions des chefs. Tantôt tout paraissait se gâter : Lucter criait très fort, Justus se renfermait dans une dignité glacée qui le faisait ressembler à une statue. Puis de nouveau l'atmosphère s'éclairait : Justus souriait du bout des lèvres, les chefs gaulois se frappaient sur l'épaule et les bardes attaquaient un air joyeux. « Je n'y comprendrai jamais rien! se disait la jeune fille. Oh! pourquoi ne signe-t-on pas bien vite cette alliance, pour que nous soyons tranquilles de nouveau ! » Enfin Lucter donna le signal du départ. Tout le monde se leva : les esclaves amenèrent les chevaux devant la porte. Gassius fit un signe d'intelligence à Vellana et suivit son père dans les appartements réservés aux Romains.

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« Veux-tu que nous fassions un tour ensemble, Vellana? demanda Abigat. La nuit est claire, il doit faire doux sur le chemin du village. — Mais... il me semble que ton père t'a appelé, dit Vellana. — Non, au contraire, il m'a dit d'aller chez le sellier voir si le harnais qu'il a commandé sera bientôt prêt. Tu viens avec moi jusque-là? — Écoute, Abigat, je suis un peu fatiguée. Peut-être est-ce d'avoir bu du vin : j'ai l'impression que la tête me tourne. — Elle ne te tournait pas tout à l'heure : tu avais l'air très gaie, au contraire. — Tu sais ce que c'est : on se sent bien d'abord, et puis après on a mal à la tête. Je n'ai pas l'habitude de ce vin d'Italie : je ferais mieux d'aller me coucher. — Bon, bon, je n'insiste pas si ma compagnie

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— t'ennuie! Je sais bien que je ne suis pas capable de discourir pendant une heure sur une pointe d'aiguille comme tes Romains.... — Abigat, je t'assure.... — Bonsoir et bonne nuit. Je te souhaite de rêver de Rome ! » II s'éloigna vivement, sa saie couleur de pourpre flottant autour de lui. « II est fâché! pensa Vellana désolée. J'aurais peut-être dû aller au village avec lui... mais si je ne me repose pas une heure ou deux, jamais je ne pourrai faire cette longue route ! Je dois penser à Viridomar d'abord : quand il sera en sécurité, je ferai la paix avec Abigat. » Elle rentra dans sa chambre, se fit apporter de l'eau et feignit de se préparer pour la nuit comme tous les soirs. Brenna, qui la servait, ne remarqua rien d'anormal; après le banquet, elle était elle-même fatiguée et pressée d'aller dormir. « Je crois que tout le monde est déjà couché, dit-elle à Vellana. J'entends ton père qui ronfle; chez les Romains personne ne bouge non plus. — Ah! que j'ai sommeil! Ne m'éveille pas trop tôt demain matin, recommanda Vellana. — N'aie pas peur, j'attendrai que tu m'appelles », répondit la jeune esclave en riant. Dès qu'elle fut sortie, Vellana courut ôter la barre de la fenêtre, puis elle s'allongea sur son lit et s'efforça de se détendre en attendant que Cassius vînt siffler dans le fossé, comme il était convenu.

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* * * Maintenant ils marchaient tous deux dans la forêt : Vellana devant, rapide et légère sur ses souples semelles gauloises; Cassius plus lourd, un peu embarrassé par ses armes et par le paquet qui contenait les vêtements destinés à Viridomar. Au départ, tout s'était bien passé : personne n'avait donné l'alerte et ils avaient gagné le sous-bois sans encombre. Ils avaient d'abord suivi une route, serrant de près les arbres afin de n'être.pas vus si par hasard ils rencontraient quelqu'un. Puis Vellana, sans hésiter, avait pris un sentier qui s'enfonçait en plein cœur des taillis. « Tu es sûre que c'est là? avait chuchoté Cassius. — Absolument sûre. N'aie pas peur. — Mais comment t'y reconnais-tu ainsi en pleine nuit? Si je ne t'avais pas, je serais incapable de retourner chez ton père! — C'est bien pour cela que je suis venue. Nous autres Gaulois, nous avons tellement l'habitude de la forêt que nous y sommes comme chez nous. » Le sentier disparut bientôt, mais Vellana suivit sa route, aussi assurée que s'il s'agissait de se rendre au village. Ils marchèrent ainsi plus d'une heure, montant, redescendant, contournant des rochers et des fondrières. Tout à coup, Vellana s'arrêta et posa la main sur le bras de son compagnon. « Ici, il ne faut pas faire de bruit du tout, chuchota-telle. Nous passons à proximité d'un endroit où on peut nous entendre.

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— Comment? Y a-t-il des gens qui habitent dans la forêt? » Vellana ne répondit pas. Elle ne voulait pas révéler à un étranger l'existence des neuf druidesses. Elle posa la main sur les lèvres de Cassius : il comprit et se tut. La marche reprit, de plus en plus pénible. Enfin le fourré sembla s'éclaircir. Un bruit de source parvint aux oreilles des deux jeunes gens. Tout à coup, un pan de ciel sombre constellé d'étoiles apparut entre les branches. « C'est ici », chuchota Vellana. Elle fit arrêter Cassius, et très doucement imita le ululement de la chouette. Puis elle écouta, mais rien ne répondit. « II n'est pas là! » pensa-t-elle, le cœur serré. Elle appela de nouveau, une fois, deux fois. Enfin, un ululement semblable lui répondit. « Viridomar! » murmura-t-elle. Elle tira Cassius en avant et ils contournèrent la clairière. Comme ils approchaient de la source, une haute silhouette apparut entre les troncs. Un homme s'avança, puis recula vivement en voyant que la jeune fille n'était pas seule. « N'aie pas peur, Viridomar, chuchota-t-elle, c'est moi, Vellana.... Nous venons t'avertir — et te sauver. » Le jeune homme fit un pas en avant. Dans la demiclarté de la clairière, Vellana vit qu'il avait encore maigri; ses joues s'étaient creusées, ses muscles faisaient saillie sous la peau. « Un Romain! fit-il avec surprise en reconnaissant le casque de Cassius. — Oui, dit Vellana, un ami romain, qui va nous 82

aider. Abigat te cherche, Viridomar, il a découvert le lieu où tu te caches.... — Alors, je suis perdu, murmura le jeune homme. A moins d'arriver à sortir de Gaule.... — Nous avons trouvé mieux, dit Vellana. Tu connais la légion de l'Alouette? — Oui, je sais qu'elle est composée surtout de Gaulois. — Eh bien, une partie de cette légion se trouve dans le voisinage. Cassius, que voici, va te conduire au centurion. Personne ne te demandera rien, pas même ton nom. Cassius dira que tu es un fils de paysan, tenté par la gloire militaire. — Mais pourquoi fait-il cela pour moi? demanda Viridomar soupçonneux. — Parce qu'il est mon ami et qu'il sait que tu es mon frère. » En quelques mots, elle lui raconta l'arrivée des Romains et l'alliance qui se préparait entre les chefs. Le visage de Viridomar s'éclairait; après avoir vécu dans la forêt comme une bête fauve, il se sentait redevenir un homme. « Je te remercie, dit-il à Cassius. Une seule chose pourtant, que je dirai à ton centurion : si je consens à servir Rome, c'est en tant qu'alliée de ma patrie. Jamais je ne porterai les armes contre les miens. Que vous vous tourniez contre nous, et je redeviens Gaulois. — J'approuve tes sentiments, dit Cassius, j'en ferais autant à ta place. — Mais nous n'avons pas de temps à perdre, intervint Vellana. Je t'ai apporté des vêtements, Viridomar : 83

regarde, voici des braies, des sandales, une saie de laine.... » Tandis qu'il s'habillait, Gassius lui demanda s'il connaissait un endroit appelé la Fourche, au confluent de deux rivières, et s'il pouvait le conduire jusque-là. « J'irais les yeux fermés, répondit Viridomar en latin. Je connais maintenant même la région interdite assez bien pour la traverser. — Mais... tu parles notre langue? s'étonna Cassius. Comment un esclave gaulois peut-il s'exprimer ainsi? — Vellana, ma maîtresse, me l'a apprise. — Viridomar n'est pas un esclave comme les autres, dit Vellana. Non seulement, il parle latin mieux que moi, mais il sait lire et écrire.... — Ma parole! je regrette de ne pouvoir l'emmener à Rome, au lieu d'en faire un soldat! » dit Cassius, qui appréciait l'instruction même chez un esclave. Viridomar était prêt. Quand il vit que Vellana se disposait à les accompagner, il déclara que c'était inutile; la route l'a fatiguerait et sans elle ils marcheraient plus vite. Mieux valait qu'elle restât ici, près de la fontaine : Cassius viendrait l'y reprendre après avoir remis le Gaulois au centurion. « Mais Cassius saura-t-il retrouver la fontaine? demanda Vellana. — Sans difficulté, puisqu'il n'aura qu'à remonter le ruisseau. » Cassius convint que le jeune esclave avait raison, à condition pourtant que Vellana ne craignît pas de rester seule dans la forêt. Vellana sourit. « Tu ne connais pas les Gauloises! ditelle. 84

— En ce cas, dit Viridomar, partons. Je marcherai devant, Cassius, pour te montrer le chemin. Si nous entendons un bruit insolite, je m'enfoncerai dans le bois; tu continueras à marcher le long du ruisseau, et nous nous retrouverons au premier confluent. Est-ce entendu? — Tu penses à tout, Viridomar, tu feras un bon soldat! » dit le jeune Romain. Vellana vit leurs ombres disparaître sous la futaie ; au bout d'un moment elle cessa d'entendre le bruit de leurs pas. Elle n'avait pas peur : n'était-elle pas dans le sanctuaire même de la Grande Déesse, sous la protection de celle-ci? Mais elle pensait que les heures lui sembleraient longues; elle avait hâte que Cassius revînt lui annoncer que Viridomar était en sûreté. Elle songea à son frère de lait, à l'amitié vraiment fraternelle qui les unissait depuis la plus petite enfance.

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S'il arrivait malheur à Viridomar, elle n'aurait plus le courage de vivre.... Il n'était qu'un esclave — mais en avait-il l'apparence? en avait-il le cœur? Sans l'affaire du taureau, d'ailleurs, il aurait bientôt été libre — le jour des noces de Vellana, avait promis Eborix! Ses noces.... C'était vrai qu'à quinze ans, une fille devait commencer à penser au mariage.... Elle se demanda qui elle épouserait : aucun des jeunes chefs du voisinage ne lui plaisait assez pour cela. Même Abigat, son préféré, était si léger, si puéril.... Quant à épouser un Romain, comme l'avait suggéré son père, cela lui paraissait inconcevable. S'en aller là-bas, abandonner sa maison, ses druides, ses forêts!... Elle rêvait déjà depuis longtemps quand un bruit nouveau la tira de ses songeries. Un pas s'approchait de la fontaine — un pas humain, à n'en pas douter : les bêtes de la forêt étaient plus légères ! Vellana eut tout juste le temps de se jeter derrière un tronc : quelques instants plus tard, un homme débouchait dans la clairière. Il semblait parler seul à mi-voix, mais Vellana comprit bientôt qu'il s'adressait à un chien qu'il tenait en laisse et qui suivait une piste, le nez collé au sol. « Va, le Gris, va... lui disait-il. Nous le tenons... encore un peu de courage! » Cette voix... le nom du chien... cette silhouette profilée contre les arbres.... « Abigat! » murmura Vellana. L'homme et le chien se dirigèrent vers la fontaine. Abigat se baissa, ramassa quelque chose à terre et poussa une exclamation de triomphe.

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« Ses vêtements! Alors nous le tenons! Sens, le Gris, sens bien... là... et maintenant, cherche! » La bête flaira le sol et fila comme un trait. Tous deux s'enfoncèrent dans le taillis. Vellana sortit de sa cachette. « II va les rejoindre ! pensait-elle. Oh ! pourquoi est-il venu cette nuit, et non demain matin comme il me l'avait dit? J'aurais dû me douter, prévoir.... Et pas moyen de les avertir du danger! » Elle se laissa tomber près de la fontaine, plongeant les mains dans la douce eau fraîche et suppliant la Grande Déesse de protéger son frère.

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VII Vellana, le soir, Abigat se sentait blessé dans son amitié et dans son orgueil. « Si Gassius lui avait demandé de l'accompagner au village, elle n'aurait pas refusé ! » se disait-il. Toute sa rancœur se tournait contre le Romain. Il lui semblait qu'en sa personne on avait offensé non seulement Abigat, fils de Lucter, mais toute la Gaule. « Elle m'a dit qu'elle était fatiguée, mais était-ce bien vrai? Peut-être voulait-elle rester seule avec Cassius? Non, elle n'oserait pas, elle sait ce qu'elle doit à sa dignité de noble Gauloise ! Mais elle a de l'amitié pour lui, c'est déjà trop. » EN QUITTANT

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Il arriva chez le sellier et demanda si le harnais était prêt. « Hélas ! non, répondit le pauvre homme. Ma femme a été malade, et... — Ce n'est pas ta femme qui travaille le cuir, je suppose? dit Abigat. — Bien sûr que non. Mais j'ai dû la soigner, il y a les enfants à nourrir.... Tu sais ce que c'est..., balbutia-t-il. — Comment le saurais-je? dit Abigat avec hauteur. Si tu ne peux pas faire le harnais, mon père s'adressera à quelqu'un d'autre, voilà tout. » La femme se mit à pleurer. Le sellier saisit Abigat par un pan de sa saie : « Je t'en prie, jeune chef! supplia-t-il. J'ai besoin de travailler plus que jamais, après cette maladie.... » Abigat se dégagea avec ennui. « Bon, bon, dit-il, fais-le, ce harnais, mais fais vite! — La semaine prochaine, je te le promets ! dit le sellier. Je fais aussi une bride pour Vellana, la fille d'Eborix... une belle bride.... Une belle demoiselle aussi, par les Mères ! » II disait cela pour faire sourire Abigat, sachant que les deux jeunes gens étaient amis. Mais parler de Vellana en ce moment n'était pas de bonne diplomatie, au contraire. Abigat sortit furieux, monta à cheval et rentra chez lui tout d'une traite. Une fois dans sa chambre, il s'étendit sur son lit. Mais au bout d'un moment, il s'aperçut qu'il ne pourrait pas dormir. Il se redressa : « Puisque je n'ai pas sommeil, pourquoi ne pas aller là-bas cette nuit? pensa-t-il. Si j'ai la chance de trouver 89

Viridomar endormi — car c'est bien lui qui est là-bas, j'en suis sûr! — je le capturerai sans difficulté.... » II se voyait déjà ramenant le coupable et le livrant aux druides. C'était dommage de sacrifier un esclave comme Viridomar, qui savait tant de choses! Mais pour la gloire des dieux un châtiment exemplaire s'imposait. Voilà ce qui arrivait toujours quand on voulait instruire les esclaves! Eborix n'aurait pas dû.... Mais Eborix avait des idées à lui : cette alliance romaine, par exemple.... Lui, Abigat, était un vrai patriote. Il le prouverait, dès son retour, en jouant quelques nouveaux tours aux centurions. Pour le moment, il avait autre chose à faire. Il se demanda s'il devait emmener plusieurs chiens, ou un seul. Plusieurs flairs valent mieux qu'un, mais une troupe de chiens risque de donner de la voix, tandis qu'un seul, tenu en laisse, garde le silence. Décidément, il n'en prendrait qu'un : le Gris, le meilleur limier des chenils de Lucter. Chez Eborix, en reprenant son cheval, Abigat avait eu soin de demander à l'esclave de l'écurie qu'on lui confiât un objet ayant appartenu à Viridomar. L'esclave lui avait remis une sandale. C'était peu de chose, mais pour le Gris cela suffirait. Dans la forêt, d'ailleurs, à l'endroit où la veille il avait aperçu les empreintes de l'inconnu, ils trouveraient sûrement des traces fraîches. Quand Abigat reviendrait avec le fugitif, on verrait si Vellana le regarderait encore comme une quantité négligeable! Tenant le Gris en laisse, il pénétra dans la forêt et rechercha d'abord le chêne au gui. Il ôta alors la muselière du chien et lui fit sentir la sandale qu'il avait apportée. 90

Les vêtements étaient encore chauds : Viridomar ne pouvait pas être loin.

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« Tu comprends, le Gris? Cherche maintenant, cherche! » Le chien s'immobilisa, tourna la tête, puis se dirigea du côté où Abigat avait découvert les traces du fugitif. Là il flaira longuement le sol, regarda son maître et fila comme un trait, entraînant Abigat. « II a compris! » pensa celui-ci joyeux. Sans hésiter, le Gris bondit à travers les taillis. Ils laissèrent sur leur gauche le bois des neuf druidesses et se dirigèrent vers la fontaine de la Grande Déesse. « Décidément, se dit Abigat, le sacrilège ne craint pas les dieux! » Le chien se rapprocha de la source. Soudain il s'immobilisa, avec un gémissement de joie, devant un petit tas de chiffons qui gisait sur le sol. « Les vêtements de Viridomar! » se dit le jeune homme en les ramassant. Les vêtements étaient encore chauds : Viridomar ne pouvait pas être loin. Excitant le chien, Abigat le suivit sur la piste. Au bout d'un moment, il comprit que Viridomar avait descendu le ruisseau. « Si nous perdons la trace, pensa-t-il, c'est qu'il aura marché dans l'eau : nous n'aurons qu'à suivre le cours d'eau jusqu'à ce que les traces reparaissent. » Mais le chien semblait sûr de sa voie; le nez au sol, il filait de toute sa vitesse, tendant la laisse qu'Abigat tenait aussi courte que possible. Ils allèrent ainsi assez longtemps, puis le Gris ralentit son allure; le jeune homme comprit qu'ils se rapprochaient du fugitif. En bon chasseur qu'il était, le chien ne voulait pas alerter sa proie. Ils avancèrent plus lentement, prenant soin de ne pas 92

faire de bruit. Ils parvinrent ainsi dans un endroit où la forêt était moins dense; le sol truffé de gros rochers avait obligé les arbres à se clairsemer ; il n'y avait plus de ronces ni de buissons, mais seulement des pierres et de la mousse. Tout à coup Abigat aperçut devant lui une masse plus sombre qui se mouvait entre les troncs. En avançant, il put distinguer dans la nuit deux silhouettes humaines. « Ils sont donc deux? » pensa-t-il avec étonnement. A cet instant, les deux silhouettes se séparèrent brusquement; la plus courte continua à suivre le ruisseau, tandis que l'autre fonçait vers la gauche à travers les arbres. Abigat se mit à courir. En arrivant à l'endroit où les hommes s'étaient séparés, le Gris, sans hésiter, suivit la piste de gauche. « C'est lui! se dit Abigat. Il m'a entendu, je n'ai donc plus à me dissimuler.... Et maintenant il est seul! Je crois qu'il ne m'échappera pas. » II se baissa et détacha la laisse du chien. « Va, le Gris, va! » murmura-t-il. L'animal bondit en avant : Abigat le suivit aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Mais il était tranquille : le Gris rattraperait le fugitif et le tiendrait en respect jusqu'à son arrivée. Depuis qu'Abigat l'avait lâché, le chien aboyait à intervalles réguliers, pour que son maître pût le suivre. Tout en courant, Abigat s'aperçut qu'il sortait du couvert des arbres; il se trouvait maintenant dans une sorte de lande parsemée de bruyère et de gros rochers. Très loin, près de l'horizon, il apercevait un rougeoiement vague indiquant la présence d'un groupe de feux.

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« Un camp romain, sans doute ! pensa-t-il avec colère. Si nous faisons alliance, ils seront bientôt partout dans nos forêts! » Hors du bois, la nuit était plus claire. Abigat distinguait clairement une étendue d'eau — étang ou marais — entrecoupée de rochers et de touffes d'arbustes. Une ombre noire bondissait dans la direction de cette eau; une autre ombre, plus basse, était sur le point de la rejoindre. « Mords, le Gris! » hurla Abigat en s'élançant derrière eux. Au lieu du cri de douleur qu'il croyait entendre au moment où le chien bondirait sur l'homme, ce fut un gémissement d'animal qui lui répondit. Quand il arriva à son tour au bord de l'eau, le fugitif était debout; le Gris

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gisait à terre, la cuisse transpercée par un long couteau qui le clouait au sol. Fou de rage, Abigat voulut se jeter sur Viridomar. Celui-ci l'esquiva d'un bond; les deux jeunes gens se trouvèrent face à face. « Esclave ! sacrilège ! cria Abigat. Espères-tu échapper au châtiment que tu mérites? — Les dieux t'ont-ils chargé de leur vengeance? demanda Viridomar. — Peu importe qui m'en a chargé, mais elle sera accomplie! Regarde, j'ai mes flèches, mon couteau; toi, tu n'as plus rien.... » Sans répondre, Viridomar bondit derrière un rocher. Abigat banda son arc, mais il ne pouvait tirer tant que l'esclave était à l'abri. Il contourna le rocher, mais Viridomar, d'un saut, lui échappa de nouveau. La rage envahissait Abigat. Il commençait à comprendre qu'au milieu de ces rocs il lui serait difficile de se servir de ses flèches. D'un geste furieux, il jeta l'arc et tira son couteau. Une poursuite désespérée s'engagea à travers les pierres. Viridomar sautait de l'une à l'autre, tantôt se dressant, tantôt se blottissant derrière un pan de roc. Une ou deux fois, Abigat faillit le saisir, mais le jeune esclave se dérobait toujours. La poursuite entraînait les deux adversaires jusque dans le marais même : parfois une pierre oscillait dangereusement; une boue nauséabonde jaillissait jusqu'à eux. Enfin Abigat accula le fugitif sur un rocher sans issue. Viridomar reculait pas à pas; déjà le couteau se levait. A ce moment Abigat fit un mouvement en avant; son 95

pied glissa sur le rocher mouillé et il tomba dans le marécage. Dans l'eau claire, il se fût peut-être tiré d'affaire. Mais la boue gluante collait à ses membres et semblait l'aspirer irrésistiblement vers le fond. La saie qui s'enroulait autour de lui paralysait ses mouvements; sa bouche ouverte pour crier s'emplissait de vase. Ouvrant les yeux avec peine, il vit comme dans un brouillard Viridomar penché au-dessus de lui, un couteau à la main. Il referma les yeux, attendant le coup de grâce. Les Gaulois n'avaient pas peur de la mort. Mais finir ainsi, dans ce marais, frappé par un esclave! « Donne-moi la main », dit la voix de Viridomar. Abigat regarda; le jeune homme était agenouillé au bord du rocher et lui tendait le bras. Le couteau d'Abigat, qu'il avait ramassé, était passé dans sa ceinture. « Vite, fit-il simplement, ou tu vas t'enfoncer. » Sans réfléchir davantage, Abigat saisit la main tendue. Un instant plus tard il était debout sur le rocher, en face de Viridomar. « J'aurais pu te tuer quand tu m'as rejoint, dit celui-ci. Tu ne me croyais pas armé, mais mon épieu était à côté de moi. Et maintenant je pouvais te laisser mourir : personne n'aurait retrouvé ton corps dans cette fondrière. — Pourquoi ne l'as-tu pas fait? demanda Abigat. — A cause de Vellana; je ne voulais pas la priver d'un ami. Retourne là-bas; je garde ton couteau en échange de celui que j'ai laissé dans la cuisse de ton chien. Adieu, Abigat!

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— Nous nous reverrons! grommela le jeune Gaulois. — Peut-être! » répondit l'esclave. Il s'éloigna, sautant de rocher en rocher jusqu'à la terre ferme. Abigat ne songea même pas à le poursuivre : la honte de son échec l'anéantissait. Non seulement il ne ramenait pas l'esclave coupable, mais il lui devait la vie, lui, Abigat, un fils de chef! « J'aurais dû me laisser couler ! » songea-t-il avec désespoir. Mais il était trop tard, il vivait. Et des pensées qu'il n'aurait jamais eues auparavant se pressaient confusément dans son cerveau. Devant la générosité de l'esclave, il se sentait humilié, lui, garçon de race noble. Épargner un ennemi, c'était un geste de roi. A la place de Viridomar, en eût-il été capable? Il revint lentement vers le chien blessé et retira le couteau avec précaution; puis, comme la plaie saignait, la tamponna avec des herbes. Le* Gris guérirait : Viridomar avait-il fait exprès aussi de ne pas le blesser à mort? Abigat mit le couteau dans sa ceinture et s'assit sur une souche, la tête entre les mains. Plus tard, dans la nuit, il reprit le chemin de sa maison. Il n'avait pas envie de rentrer; le monde entier lui semblait cruel et haïssable. Vellana, même si elle n'osait pas lui poser de questions, comprendrait qu'il avait échoué.... Elle se moquerait de lui : peut-être même en parlerait-elle au Romain? Il rejoignit la route : un peu plus loin celle-ci se partageait en deux : un chemin conduisait au domaine de son père, un autre à celui d'Eborix. Sans même savoir pourquoi, Abigat prit le second. Dans la cour d'Eborix, des 97

chiens aboyèrent, puis tout rentra dans le silence. Une lueur pâle commençait à poindre au-dessus du toit. Vellana dormait, tranquille, rêvant peut-être de Rome et de ses splendeurs.... Des pas résonnèrent derrière Abigat. Pour rien au monde il n'aurait voulu être surpris tel qu'il était, déchiré, couvert de boue. Il se coula à l'abri d'un pan de mur et attendit. Deux personnes, un homme et une femme, se dirigèrent vers la maison. L'homme était un Romain — un officier, à en juger par son casque. La femme.... Abigat retint un cri. Il venait de reconnaître Vellana et Cassius! Les deux jeunes gens se rapprochèrent et descendirent dans le fossé qui entourait la maison. Vellana tira un volet : Cassius l'aida à se glisser à l'intérieur. Quand le

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volet se fut rabattu sur elle, le jeune Romain tourna l'angle du mur et disparut à son tour. Abigat, se levant comme un fou, prit sa course vers la forêt. De tous les événements de la nuit, celui-ci était le pire. Vellanal... et Cassius! Elle qui avait refusé la veille de l'accompagner au village, elle rentrait maintenant en cachette avec le Romain! D'où revenaient-ils à pareille heure? De la rivière, peut-être.... Vellana adorait voir les pêcheurs prendre les écrevisses à la main aux premières lueurs du jour. Combien de fois ils y étaient allés ensemble, naguère, escortés par la nourrice ou par ce maudit esclave qui.... Et à présent, cet étranger! Dans sa jalousie, Abigat se persuadait de bonne foi que ce n'était pas pour lui seul qu'il souffrait. Ce n'était pas seulement son amitié que Vellana trahissait, mais la Gaule entière. Manifester une telle préférence pour un Romain! Qui sait si elle n'avait pas déjà laissé échapper devant Cassius quelques-uns des secrets qu'elle tenait des druides? En tout cas, elle était pour l'ennemi, contre les Gaulois ! « Ces Romains, avec leur puissance, pervertissent tout! pensait Abigat. Ah! je les hais! Je voudrais les voir tous écartelés, coupés en morceaux, pendus aux branches de nos chênes! » II finit par rentrer chez son père, jeta ses vêtements couverts de boue et se lava dans la fontaine. Les esclaves commençaient à se lever; celui qui était spécialement affecté au service d'Abigat demanda : « Tu es sorti, maître? Tu es allé chasser? — Pourquoi me demandes-tu cela? dit Abigat.

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- Mais... tes vêtements.... Et puis, le Gris est rentré blessé... une flèche, sans doute.... — Et tu crois que c'est moi qui l'ai blessé? - Je pensais que tu n'y étais pas allé seul, dit le serviteur. Tu pensais.... Et depuis quand les esclaves se mettentils à penser? » demanda Abigat. Lui-même aurait pu répondre : « Depuis quand accepte-t-on qu'un esclave épargne votre vie? » Rien qu'à ce souvenir, il avait envie de tuer quelqu'un. « Où sont les centurions? demanda-t-il brusquement. - Ils dorment, maître. Songe qu'il fait à peine jour! - Viens, nous allons nous occuper d'eux. » Si les Romains pensaient que tous les Gaulois étaient à genoux devant eux, eh bien, ils allaient voir qu'ils se trompaient !

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VIII que Viridomar était sauvé, Vellana ne songeait plus qu'à une chose : aller annoncer la bonne nouvelle à Eponine. Tant que le jeune homme se trouvait dans la forêt, elle craignait une imprudence de la nourrice. A présent que ce risque avait disparu, il fallait à tout prix rassurer la' pauvre femme. Mais pour cela, comment faire? Vellana n'osait pas enfreindre ouvertement la défense formelle d'Eborix. Un chef n'avait-il pas droit de vie et de mort sur ses enfants et ses esclaves? Il aimait trop Vellana pour la MAINTENANT

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punir avec sévérité, mais la désobéissance pouvait coûter cher à Eponine. Enfin, Vellana eut une idée. L'orfèvre du village, Antiax, avait une fille un peu plus jeune qu'elle, Mona, qu'elle connaissait bien. L'année précédente, Mona avait été malade : Vellana et Eponine l'avaient soignée avec des remèdes que la nourrice tenait d'un médecin grec. Les remèdes avaient beaucoup mieux agi que ceux des druides; la petite fille n'avait pas tardé à se trouver sur pied. Mona, depuis lors, vouait à celles qui l'avaient sauvée une adoration quasi religieuse. C'était à Mona que la jeune fille avait décidé de s'adresser. Elle prit une petite chaîne d'or dont un maillon était cassé et annonça à son esclave, Brenna, qu'elle allait la faire réparer chez l'orfèvre. « Tu ne veux pas que j'y aille, maîtresse? demanda Brenna. — Non, je voudrais qu'Antiax allonge un peu la chaîne, il faut que j'en parle avec lui. — Je t'accompagne, alors? — J'aime mieux que tu arranges ma mante rouge, je peux en avoir besoin. » Débarrassée de Brenna, Vellana descendit au village. Sur son passage, les femmes et les enfants la saluaient avec affection : on savait que la fille d'Eborix ne refusait jamais son aide à ceux qui avaient besoin d'elle. La maison de l'orfèvre était une des plus belles de l'endroit : construite en bois et en terre, elle arborait un toit de chaume qui montait fièrement vers le ciel. Antiax n'était qu'un artisan, ancien affranchi du père d'Eborix 102

mais il était riche : son habileté à travailler l'or lui valait des commandes de tous les chefs. A première vue, on l'eût plutôt pris pour un saigneur de bœufs, à cause de sa corpulence, de son visage rouge et de ses sourcils en broussaille. Mais ses énormes mains savaient étirer les fils d'or les plus ténus; ses petits yeux perçants évaluaient à première vue le poids d'un collier ou la beauté d'une médaille. Quand il eut examiné la chaîne, Vellana lui demanda à voir Mona. Antiax répondit que sa fille était sortie. « Elle est allée avec ma femme porter un collier.... Tu as l'air bien désappointée, Vellana? Tu avais quelque chose à lui dire? - Rien de particulier, non, mais.... » L'orfèvre sourit. Quand il souriait, ses joues remontaient jusqu'à faire disparaître ses yeux; on eût dit de ces vessies que les enfants s'amusaient à gonfler et à crever d'un coup de semelle. Mais les joues d'Antiax, elles, n'éclataient pas ! Il s'approcha de Vellana et mystérieusement, plaçant un énorme doigt sur ses lèvres : « II y a ici quelqu'un que tu aimerais peut-être voir, Vellana.... Tu ne devines pas? » Vellana leva sur lui des yeux interrogateurs. La bouche noyée de graisse esquissa le nom : « Eponine.... — Elle est ici? demanda la jeune fille surprise. — Elle y vient quelquefois.... Je sais : depuis le... le malheur de Viridomar — que les dieux pardonnent! — tout le monde l'évite comme la peste. Mais je ne peux pas oublier, moi, qu'elle et toi vous avez sauvé ma fille.... 103

Alors si ça te faisait plaisir de la voir... sans que personne le sache... rien qu'un tout petit moment.... » Un instant plus tard, Vellana était dans les bras d'Eponine. Celle-ci avait tant pleuré qu'elle n'avait plus de larmes à verser, mais elle sanglotait à petits coups en tremblant comme une feuille. « Nourrice, chuchota Vellana à son oreille, ne te désole pas, Viridomar est en vie... il se porte bien.... — Comment le sais-tu? demanda Eponine en se redressant. Tu ne dis pas cela pour me faire plaisir? - Non, je le sais... je te le jure! Ne me demande rien; je ne peux pas te donner de détails. Mais Viridomar est sain et sauf. — Les dieux soient loués ! » s'écria Eponine. Dans son bonheur, elle se laissa tomber à genoux et baisa le bas de la robe de sa maîtresse. « Je ne t'en dis pas plus, reprit Vellana. Mais cela, je le sais depuis cette nuit et j'ai voulu te le communiquer aussitôt. Je pensais tellement à toi, pauvre nourrice.... — Je ne suis plus pauvre maintenant! dit Eponine dont les yeux brillaient. Viridomar est vivant... et je t'ai vue! » Vellana la releva et l'embrassa en lui faisant promettre le secret sur ce qu'elle venait de lui apprendre. Puis elle remercia Antiax et partit, le cœur léger. En arrivant chez son père, elle trouva toute la demeure sens dessus dessous. Un centurion venait d'arriver à cheval; il paraissait furieux. Il avait demandé à voir Justus et s'était aussitôt enfermé avec son chef. . « Et mon père? où est mon père? demanda Vellana à Brenna qui lui ôtait son manteau. 104

— Il est dans la grand-salle, il marche de long en large comme un ours dans une fosse. — Celui qui est venu, c'est un des centurions qui habitent chez Lucter? — Oui, le plus âgé : celui qui a un ventre comme une marmite et qui marche en se dandinant comme une oie. » Vellana ne put s'empêcher de sourire. Abigat aussi se moquait du gros centurion : en Gaule, on se moquait de tous les gens gras, mais ils le prenaient du bon côté et cela ne tirait pas à conséquence. Au village, par exemple, taquinait-on assez Antiax! Gela n'empêchait pas qu'on appréciât son travail et que tout le monde eût de l'amitié pour lui. Pourquoi donc les Romains ne comprenaient-ils pas la plaisanterie? Le soldat qui accompagnait le centurion était resté dans les cuisines : Vellana y envoya la jeune esclave pour savoir ce qui se passait. Quand Brenna revint, elle riait aux larmes. « Oh! maîtresse, dit-elle, tu ne sais pas ce qu'ils ont fait? Ils sont allés chercher tout le troupeau de cochons dans la porcherie et ils les ont lâchés dans les chambres des Romains pendant qu'ils dormaient! Tu imagines si les centurions ont sauté sur leurs pieds! Il paraît que les cochons saccageaient tout; ils mangeaient les lits et les vêtements qu'ils trouvaient par terre. Un verrat a attaqué le gros centurion; il a eu tout juste le temps de sauter par une fenêtre.... » Vellana aurait bien eu envie de rire aussi. Mais elle se rendait compte que cette fois les farceurs avaient dépassé la mesure : le lâcher des cochons ne pouvait être

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« Un verrat a attaqué le gros centurion,. »

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mis sur le compte du hasard. C'était une insulte — une insulte grave. Et cela au moment où la plus grande partie des chefs souhaitaient l'alliance avec Rome! « Pourvu qu'Abigat n'y soit pour rien ! pensa la jeune fille. Il est parti fâché hier soir quand j'ai refusé d'aller au village avec lui.... Et cette nuit, dans la forêt, il n'a pas rattrapé Viridomar. Cassius m'a dit qu'ils avaient été suivis, mais qu'en se séparant ils avaient réussi à déjouer la poursuite. Abigat est bien homme à venger sa déception sur le premier venu, à plus forte raison sur un Romain ! » Tout le monde attendait avec impatience que le centurion sortît de chez Justus. Sans doute celui-ci irait-il trouver Eborix pour lui demander raison de l'offense. Eborix n'y était pour rien, mais on connaissait son autorité sur les autres chefs. « A-t-on raconté l'affaire à mon père? demanda Vellana. — Oui, maîtresse, on y est allé. — Et qu'a-t-il dit? — D'abord il a ri. Et puis il s'est fâché. Et puis il a ri encore.... » II n'y avait rien à faire qu'à attendre. Enfin le centurion sortit, très digne, sans regarder personne; il se dirigea vers la cour où le soldat qui l'escortait lui amena son cheval : tous deux s'éloignèrent au galop sans se retourner. Un moment plus tard, Justus fit demander à Eborix de le recevoir et les deux chefs restèrent seuls dans la grandsalle. « Que se disent-ils ? » pensait Vellana. Elle aurait bien voulu voir Cassius, mais celui-ci ne paraissait pas. Elle se demandait quelle attitude il faudrait 107

avoir avec lui : s'excuser de l'affaire des cochons ou faire semblant de l'ignorer? Elle résolut de s'en remettre à lui; s'il ne faisait aucune allusion à l'incident, elle ne dirait rien non plus; s'il en parlait, elle lui expliquerait qu'il s'agissait d'une farce stupide dont on ne pouvait rendre tous les Gaulois responsables. « Justus demandera peut-être à ton père de lui livrer Lucter, dit Brenna. — Mais Lucter est un homme libre, un chef. Comment mon père pourrait-il.... — Justus peut mettre cette condition à l'alliance. — Alors elle ne se fera pas ! » s'écria Vellana. Quoique blâmant Lucter, elle ne pouvait imaginer son père livrant un Gaulois aux Romains. Au bout d'un temps qui parut interminable, Justus et Eborix parurent enfin. Tous deux étaient graves, mais semblaient parfaitement d'accord. « Notre ami romain, dit Eborix, vient de m'annoncer qu'il nous quitte. Il a reçu des nouvelles qui l'obligent à reprendre le chemin de Rome. — Crois bien que je regretterai la Gaule, dit Justus. Ton hospitalité, Eborix, a été parfaite; j'en parlerai au Sénat, je te le promets. — Si tu peux réaliser l'alliance dont nous avons souvent parlé ensemble, tu n'auras pas de plus sûr partisan que moi, dit Eborix. — Tu sais qu'elle ne dépend pas de moi, mais de la République. » Vellana se demandait si elle reverrait Cassius; elle ne pouvait croire qu'il partît ainsi sans lui dire adieu. Elle le

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vit passer, très affairé, allant donner des ordres aux soldats, faire seller les chevaux et charger ceux qui portaient les bagages. Mais quand il eut fini, il se tourna du côté de son appartement et elle vit qu'il la cherchait des yeux. « Va lui dire que je l'attends, Brenna », ordonna-t-elle. Quand elle se trouva en face de Cassius, elle vit que, malgré sa froideur, il était ému. Son visage était très rouge sous le haie et ses yeux plus brillants que de coutume. Elle lui tendit la main. « J'ai de la peine de te voir partir, Cassius, lui dit-elle. — Moi aussi, j'ai de la peine de partir, Vellana. » Elle comprit qu'il ne parlerait pas de l'affaire des porcs: même si sa vanité de Romain en souffrait, c'était peu de chose auprès de leur séparation imminente. Leur

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amitié avait été réelle et sincère : il était dur de la voir finir ainsi. « Merci de tout ce que tu as fait pour moi, Vellana. — C'est surtout moi qui te remercie, Gassius. » Devant Brenna elle ne pouvait pas en dire davantage, mais il comprenait qu'elle voulait parler de Viridomar. « Nous nous reverrons peut-être, hasarda-t-elle. — Je le souhaite. Si j'étais libre, je reviendrais bientôt. Mais ma vie dépend de mon pays. — Je sais, dit Vellana. Si l'alliance se conclut, tu pourras demander à revenir en Gaule. — On m'y renverra certainement, puisque je parle gaulois. - Alors, au revoir? - Au revoir, Vellana, je resterai toujours ton ami. » Justus descendit le perron de bois et traversa le petit pont qui franchissait le fossé. Pour l'escorter jusqu'à son cheval, Eborix avait mis son casque orné de deux grandes ailes. Les deux chefs se saluèrent cérémonieusement. Cassius sauta en selle à son tour et la petite troupe s'ébranla. Vellana se trouva seule avec son père : « Viens avec moi », commanda celui-ci. Il écarta ses familiers qui l'attendaient dans la salle et fit asseoir Vellana en face de lui. Il y eut un moment de silence. « Cassius ne t'a rien dit? demanda Eborix. — Il m'a assurée de son amitié. » Eborix eut un geste d'impatience. « Non, je veux dire... au sujet des porcs. Tu es au courant, n'est-ce pas?

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— Oui, mais il ne m'en a pas parlé. — Justus non plus. Pourtant je pense que c'est cela qui a motivé leur départ. — Je le crois aussi, approuva Vellana. — J'ai envoyé chercher Lucter. Il faut que je parle avec lui et avec les autres. Il amènera probablement Abigat. Tâche, de ton côté, de savoir ce qu'il pense. Ah! si nous étions tous d'accord, nous n'aurions pas besoin des étrangers pour vivre heureux dans notre pays.... » Vellana, elle aussi, attendait impatiemment l'arrivée d'Abigat. Pas seulement pour savoir ce qu'il pensait de l'alliance — elle le savait déjà depuis longtemps — mais surtout pour s'assurer qu'il ne lui en voulait plus. Maintenant que Cassius était parti, sa jalousie n'avait plus de raison d'être; rien n'empêchait qu'ils redevinssent amis comme avant. Mais quand Lucter parut dans la. cour, elle constata qu'il était seul. « Tu n'as pas amené ton fils? demanda Eborix. — Je voulais l'avertir, mais au moment de partir je ne l'ai pas trouvé. Il viendra peut-être tout à l'heure. » D'autres chefs arrivaient; Eborix les fit entrer dans la grand-salle. Vellana n'y fut pa's conviée, mais elle avait trop envie d'entendre ce qu'ils se diraient; elle se glissa dans la pièce voisine et les épia à travers le rideau. « D'abord, commença Eborix, dis-moi, Lucter, ce que c'est que cette histoire de cochons? » Les autres, qui n'étaient pas au courant, ouvrirent de grands yeux. Lucter commença à raconter l'histoire. Peu à peu le fou rire envahit l'assemblée entière; les chefs se courbaient en deux, se frappaient sur les cuisses, 111

se renversaient en se tenant les côtes pour les empêcher d'éclater. « C'est magnifique! s'écria l'un d'eux. — Si tu avais vu le gros centurion sauter par la fenêtre! dit Lucter. C'est juste à ce moment-là que je suis arrivé. — Et qu'as-tu fait? — J'ai fait chasser les cochons, naturellement! On les a ramenés à la porcherie. Le verrat était comme fou, il mordait tout le monde, un de mes esclaves a une plaie énorme à la cuisse. Et puis j'ai essayé de calmer les centurions.... — As-tu une idée de la personne qui a fait le coup ? — Si j'avais été sûr que ce soit un serviteur, je l'aurais fait rechercher et le leur aurais donné ; ils en auraient fait ce qu'ils auraient voulu. Mais je l'avoue, j'avais peur que cela ne vienne de plus haut. — De qui? de ton fils peut-être? — Ou d'un de mes familiers. Que veux-tu? nous n'aimons pas les Romains, ce n'est pas notre faute. Depuis qu'ils sont partis, je me sens léger comme une plume. Quand ils reviendront..., — Tu crois donc qu'ils reviendront? demanda un chef. — Oui, mais pas comme amis. Et cette fois-là j'aurai le plaisir de les recevoir à la pointe d'une lance! — La guerre? C'est donc là ce que tu cherchais? » dit Eborix. Vellana frissonna derrière sa tenture. La guerre, elle savait déjà ce que c'était : depuis sa naissance, plusieurs fois on s'était battu avec des tribus voisines. Il y avait des blessés et des morts, les gens quittaient leurs maisons, les 112

femmes fuyaient en emportant leurs enfants dans leurs bras. « J'ai tout fait, moi, pour éviter la guerre ! dit Eborix. Les Romains sont plus forts que nous : regarde ce qui est arrivé à ceux qui ont voulu se mesurer à eux : les Belges, par exemple. Ils ont été vaincus et leur territoire conquis. En nous alliant aux Romains, nous évitions d'avoir le même sort et de devenir province romaine. Est-ce que cela ne valait pas la peine de patienter un peu? — Tu dis qu'ils sont plus forts que nous, ce n'est pas vrai! cria Lucter. — Non, ce n'est pas vrai ! » crièrent deux ou trois voix. Les autres protestèrent; ils connaissaient, eux, la puissance de Rome. Ils pensaient comme Eborix qu'une bonne alliance valait mieux qu'une guerre désastreuse.

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« Vous avez donc peur de vous battre? dit un des premiers. — Peur, nous? — Oui, peur! et c'est pour cela que vous voulez céder aux Romains! — Répète-le, que nous avons peur!... » Un des chefs sauta à la gorge de Lucter; Eborix, redoutant une rixe, fit apporter de l'hydromel et obligea tous les assistants à boire avec lui. « Ce n'est pas le moment de nous quereller, dit-il. La situation est grave; plus que jamais nous aurions besoin d'être unis. » Vellana laissa retomber son rideau. La seule pensée de la guerre possible la faisait frémir : elle voyait la maison saccagée, les esclaves égorgés, elle aussi peut-être.... Si encore elle avait pu parler avec Abigat ! Mais Abigat n'était pas venu, et elle comprenait bien qu'il lui en voulait toujours.

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IX le départ des Romains, la maison sembla vide à Vellana. Il y avait pourtant du monde, chez Eborix! Outre les serviteurs, presque tous esclaves, qui vivaient là avec leur famille, la maison était remplie d'affranchis et de familiers groupés autour de leur chef. Des gens du village allaient et venaient sans cesse, apportant des provisions ou quémandant une grâce. Et malgré tout, la jeune fille avait l'impression que quelque chose lui manquait.... Ce qui lui manquait surtout, c'était de ne pouvoir parler à personne. Depuis son enfance, elle avait vécu APRÈS

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entre Eponine et Viridomar, confiant à sa nourrice ses petits chagrins, discutant avec son frère de lait tous les problèmes qu'éveillait en elle l'enseignement des druides. Maintenant tous les deux étaient absents.... Cassius, dont la conversation lui apprenait tant de choses, était parti à son tour. Et Abigat se tenait obstinément à l'écart.... Presque tous les jours, maintenant, les chefs se réunissaient chez l'un ou chez l'autre d'entre eux. Mais quand la réunion avait lieu chez Eborix, jamais Abigat n'accompagnait son père. Eborix lui-même s'en étonna ; il demanda à Lucter pourquoi on ne voyait plus son fils. « Il s'est blessé au pied, répondit Lucter, et la blessure s'est envenimée. » Eborix rapporta la nouvelle à Vellana. « Tu devrais y aller, conseilla-t-il; tu connais beaucoup de remèdes et tu pourrais lui faire du bien. — Ce n'est pas moi qui sais bien soigner, père, c'est Eponine! » Eborix hésita. « Avec ce qui se passe maintenant, personne ne pense plus à elle. Envoie-la chercher, Vellana, et dis-lui que je lui permets de revenir. Tu lui demanderas conseil, et tu iras avec elle soigner Abigat. — Oh! merci, père! » dit Vellana. Le retour d'Eponine fut une grande joie pour elle. Elle recommanda à la nourrice de ne pas parler de Viridomar, même quand elles seraient seules toutes les deux : moins le nom du jeune homme serait prononcé, mieux cela vaudrait. Mais chacune d'elles savait bien que l'autre pensait à lui, et elles en étaient heureuses. Eponine accepta volontiers d'aller soigner Abigat. 116

Elles se mirent en route à cheval, sous l'escorte d'un esclave. VELLANA, JEUNE GAULOISE 117

Elle rassembla ses remèdes : une dizaine de fioles et de petits pots contenant les mélanges destinés aux différentes blessures. Il y avait aussi des herbes pour faire baisser la fièvre et d'autres pour enlever le mal de tête qui survient souvent chez les blessés. Elles se mirent en route à cheval, sous l'escorte d'un esclave. Vellana se réjouissait à l'idée de revoir son ami. Elle ne doutait pas qu'en la voyant sa mauvaise humeur ne prît fin : il était déçu, certes, de ne pas avoir pris Viridomar — mais il ignorait le rôle joué par Vellana dans l'évasion du jeune homme : il ne pouvait donc lui garder rancune à ce sujet. En arrivant chez Lucter, elle aperçut Abigat qui regardait par une fenêtre; elle lui fit de loin un signe d'amitié, mais il ne répondit pas et disparut. Elle mit pied à terre et, suivie d'Eponine, entra dans la maison. Lucter était absent avec une partie de sa maisonnée; on conduisit les deux femmes dans la chambre où Abigat se trouvait avec sa mère. Le jeune homme était debout, mais avait le pied bandé : Sirona, sa mère, qui était assise près de lui, se leva à l'arrivée de la visiteuse. Vellana salua la vieille dame et se dirigea vers Abigat. « Nous avons appris que tu étais malade et nous sommes venues te soigner, lui dit-elle. Ma nourrice connaît beaucoup de remèdes : elle te guérira certainement. — Je ne veux pas qu'on me soigne », grommela Abigat. Sirona leva les bras au ciel. « Je ne sais pas ce qu'il a, soupira-t-elle : il s'est blessé le pied et s'est pansé lui-même, sans vouloir que je -

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m’approche; j'ai fait appeler un druide qui s'y connaît très bien en blessures; il n'a même pas voulu le voir. — En ce cas, c'est la tête qui est malade, déclara Eponine. Mais on peut soigner cela aussi. » Abigat lui lança un regard furieux. « Va-t'en, lui jeta-til, je t'ai dit que je ne voulais pas qu'on s'occupe de moi. — Mais, Abigat... », commença la mère. Eponine tira Sirona à l'écart. « Viens avec moi, lui dit-elle, laissons-les seuls un moment. Vellana le décidera peut-être; pendant ce temps, je vais te montrer à préparer les herbes qu'il lui faut. » Abigat fit un geste pour retenir sa mère, mais Sirona, entraînée par Eponine, ne le vit pas. Les deux jeunes gens se trouvèrent seuls. « Est-ce que tu as très mal, Abigat? » demanda Vellana. Le jeune homme ne répondit pas : se détournant, il s'assit sur un escabeau. « Pourquoi ne veux-tu pas montrer ton pied à Eponine? continua la jeune fille. Elle est savante : elle pourrait te guérir.... » Toujours le silence. « Mais enfin, Abigat, qu'as-tu? demanda Vellana vraiment alarmée. On dirait que tu ne veux pas me parler.... — Pourquoi insistes-tu, puisque tu as compris? dit Abigat. — Parce que je veux en savoir la raison. — Oserais-tu dire que tu ne la sais pas? — Est-ce parce que je n'ai pas voulu aller au village avec toi l'autre soir? »

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Abigat se leva brusquement, bousculant son tabouret d'un coup de pied. « Abigat! ta blessure! » s'écria Vellana. Il éclata d'un rire amer. « Tu y crois donc, toi aussi, à cette blessure? Tu ne comprends pas qu'il me fallait un prétexte pour ne pas retourner chez vous? que sans cela mon père m'aurait forcé à le suivre? — Mais pourquoi ne pas revenir? — Tu le demandes! — Est-ce que c'est à cause des Romains? Mais puisque maintenant ils sont partis ! » Abigat ne répondit pas, Vellana se redressa, blessée, et se dirigea vers la porte. Sur le seuil, elle se retourna : « II y a tout de même quelque chose que je voudrais savoir, Abigat. Les cochons..., est-ce toi qui les avais lâchés? — Oui, c'est moi... et je m'en vante! Ah! ils n'étaient pas fiers, tes centurions! — As-tu pensé que cela pouvait provoquer la guerre? — Et après? Qu'ils la fassent, la guerre, je ne demande que cela! Au moins, j'aurai le plaisir d'en tuer quelques-uns sans que personne y trouve à redire! Et tant pis pour les traîtres qui les pleureront! » II lui tourna le dos. Vellana sortit en courant et alla retrouver les femmes. En route, elle garda obstinément le silence, malgré les efforts d'Eponine pour la dérider. Le mot de « traître », lancé par Abigat, la brûlait comme un fer rouge. Était-ce donc trahir son pays que de chercher à maintenir la paix? Son père n'avait pas fait autre chose — cependant Eborix 120

était si brave que tous les autres chefs le reconnaissaient comme le premier d'entre eux! Au retour, elle trouva de mauvaises nouvelles. On avait rapporté à Eborix que les Romains, en quittant le village, s'étaient groupés au sud du fleuve; d'autres troupes les avaient rejoints; ils attendaient des ordres de César. « Tu crois que c'est la guerre, père? demanda Vellana. — J'en ai peur. César ne tolère pas qu'on moleste ses hommes. Il a raison : à sa place, j'agirais comme lui. — En ce cas, que vas-tu faire? — Je vais réunir les chefs et aviser avec eux des mesures à prendre. Nous appellerons tous les hommes valides, nous armerons les soldats, nous instruirons les jeunes gens.... — Vous ne marcherez pas contre les Romains? — Pas avant qu'ils ne nous attaquent. Peut-être ne le feront-ils pas. — Les dieux le veuillent! » murmura la jeune fille. Les chefs se rassemblèrent dans l'après-midi et Eborix leur communiqua les nouvelles reçues. Dumnax était avec eux; on ne prenait jamais une décision importante sans le consulter. En entrant dans la maison, le druide aperçut Vellana qui se dissimulait près de l'entrée de la grand-salle. « Que fais-tu là, ma. petite fille? lui demanda-t-il avec surprise. — Je voulais te voir, répondit-elle. Oh! je t'en supplie, fais qu'on ne se batte pas! — Cela ne dépend pas de moi, mais des dieux, répondit-il gravement. Mais je ferai mon possible, je te le promets. » 121

Vellana se demandait si Abigat viendrait à la réunion. Il devait lui en coûter de renoncer à- son privilège d'homme! Mais pour venir il aurait dû avouer que sa blessure n'était qu'une frime. Et cela, son orgueil ne le lui permettrait pas. Dès le début de la discussion, il fut évident qu'on maintiendrait difficilement la paix. « II n'y a qu'une chose à faire, déclara Lucter : armons-nous à la hâte et tombons sur les Romains avant qu'ils aient le temps de se reconnaître. — Mais nous ne sommes pas en guerre avec eux! dit Eborix. — S'ils se rassemblent comme on te l'a dit, c'est qu'ils ont de mauvaises intentions. — Peut-être... mais ce n'est pas sûr. — Vaut-il mieux attendre que ce soient eux qui nous surprennent? Par Tentâtes! on dirait que vous avez peur de vous battre! — Peur? » Eborix se redressa. « Que les Romains attaquent, et tu verras si j'ai peur! — Qu'en pense Dumnax? » demanda un des chefs. Le druide conseilla la patience. Mais il était trop sage pour ne pas comprendre qu'on ne l'écouterait pas. Les chefs gaulois aimaient la guerre; la plupart d'entre eux n'imaginaient pas qu'on pût régler une question autrement que par les armes. « A mon avis, dit Eborix, nous ne devons pas attaquer, mais nous tenir prêts à toute éventualité. Je vais envoyer chercher les chevaux qui sont au pâturage : je

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rassemblerai de l'avoine, des armes et du ravitaillement pour la troupe. — Moi aussi, dit un des chefs. — J'y vais de ce pas, ajouta un autre. — Moi... », commença Lucter. Il n'acheva pas. Dumnax et Eborix comprirent qu'il n'aurait jamais le courage d'attendre. « N'agis pas seul, Lucter ! conseilla le druide. L'union seule peut faire notre force. Regarde comme je brise aisément toutes ces brindilles : dès qu'elles sont réunies en faisceau, je ne peux plus y arriver.... » Mais il était visible que Lucter ne l'écoutait pas. La réunion prit fin : Vellana se retrouva seule avec son père. « Tu nous as entendus, dit celui-ci. Ce n'était guère une conversation pour une jeune fille, mais peut-

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être, après tout, vaut-il mieux que tu sois au courant. — Que va-t-il se passer, père? demanda-t-elle. — Je crains l'impétuosité de Lucter. Dumnax a raison : nous ne serons forts, nous autres Gaulois, que le jour où nous pourrons nous entendre.... Sais-tu pourquoi Abigat n'est pas venu? Son pied est-il toujours malade? — Abigat est fâché contre moi, avoua Vellana. — Pourquoi cela? un enfantillage, sans doute? » La jeune fille ne répondit pas. Si elle disait à son père qu'Abigat l'avait accusée de traîtrise, Eborix irait lui en demander raison. Elle ne voulait pas aggraver encore la mésentente qui régnait entre les chefs. — Sais-tu qui je regrette aujourd'hui, Vellana? demanda Eborix. — Qui donc, père? — Viridomar. » Elle eut un haut-le-corps. Son père qui, il y avait si peu de temps encore, était prêt à livrer le jeune homme aux sacrificateurs! « Oui, Viridomar, répéta Eborix. Il est bien jeune — à peine plus âgé que toi —, mais j'ai toujours pensé qu'il y avait un guerrier dans ce garçon. En cas de guerre, je comptais l'affranchir pour qu'il ait le droit de porter les armes.... Je n'ai pas de fils, j'aurais aimé le voir combattre à mon côté.... » Vellana poussa un grand soupir. Elle se serait sentie tellement plus tranquille, elle aussi, si Viridomar avait été là! Mais Viridomar était chez les Romains — et, qui sait? peut-être prêt à porter les armes contre la Gaule? Ici, les siens le cherchaient pour le tuer; là-bas, on avait 124

fait de lui un soldat, un homme libre.... S'il revenait avec la légion de l'Alouette, personne ne pourrait plus rien contre lui.... Viridomar, ennemi de la Gaule! A cette pensée, Vellana était si malheureuse qu'elle aurait voulu mourir. *# * Le lendemain, le pays tout entier était sur le pied de guerre. La cavalerie, composée de tous les jeunes nobles, caracolait entre le village et la forêt; les cavaliers portaient des casques de bronze ornés d'immenses têtes d'oiseaux, de mufles et de cornes fantastiques. Brandissant leur épée de la main droite, ils tenaient du bras gauche leur grand bouclier orné de bronze, d'argent et d'or. Dans le village, on rassemblait les hommes à pied, que l'on armait de lances et de javelots. Les fils d'Antiax, l'orfèvre, étaient parmi eux; quoique fière de ses frères, Mona pleurait à l'idée du danger qu'ils allaient courir. Le soir, Eponine vint trouver Vellana. « Tu ne sais pas, maîtresse, lui dit-elle. Lucter est parti avec toute sa troupe, cavaliers et fantassins. Il se dirige vers le camp des Romains pour les attaquer. — Et Abigat? demanda Vellana. — Abigat est parti aussi. Le remède que je lui ai laissé a fait son effet, tu vois. — Oui, nourrice », dit Vellana sans la détromper. Pour une fois elle n'avait pas envie de rire : elle comprenait que la guerre était déclarée pour de bon. La nuit s'écoula. Vellana et Eponine, étendues sur leurs lits de peaux de bêtes (la nourrice avait repris sa

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place auprès de sa jeune maîtresse), s'éveillaient à chaque instant, prêtant l'oreille au moindre bruit. Comme l'aube paraissait, elles entendirent dans la cour le galop d'un cheval. Elles sautèrent à terre et coururent à la fenêtre. Eborix, lui aussi, avait entendu; il s'avançait à la rencontre du messager. C'était un jeune homme de sa cavalerie, qu'il avait envoyé à la suite de Lucter pour le tenir au courant de ce que faisait celui-ci. « Ils avancent vers le camp romain, rapporta le garçon. Lucter a envoyé des hommes en reconnaissance. » Eborix vint donner les nouvelles à Vellana. « S'il arrive à les surprendre, il a quelques chances de réussir, dit-il. — Tu le souhaites, père? Mais tu lui déconseillais d'y aller! — La guerre ne peut plus être évitée. Je suis Gaulois, je veux la victoire gauloise », répondit Eborix. Il eut fort à faire, dans la journée, pour main te ni r l'ordre parmi les chefs. Les excités voulaient aller prêter main forte à Lucter; les autres proposaient de se jeter entre lui et les Romains pour l'empêcher d'exécuter son projet. Les cavaliers se querellaient entre eux : les fantassins euxmêmes en venaient aux mains : les chefs durent intervenir pour éviter des bagarres. Le soir vint : on ne savait rien de Lucter. La nuit s'écoula dans les transes; le chef gaulois avait-il attaqué? Un second messager avait été envoyé aux nouvelles, niais il n'était pas revenu. Dans la journée, on entendit soudain du rôle de la

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forêt un grand bruit, comme celui d'une troupe en marche. Le cœur battant, Vellana suivit les hommes qui se précipitaient au-dehors. C'était la troupe de Lucter — mais dans quel état, dieux puissants! La moitié des cavaliers manquait : des blessés se tenaient en selle comme ils pouvaient, perdant leur sang le long du chemin. Les fantassins se traînaient, poussant de longs gémissements qui retentissaient dans la forêt comme des cris de bêtes. Vellana cherchait Lucter des yeux. Mais elle ne le vit pas. A sa place, ce fut Abigat qui mit pied à terre et s'avança vers Eborix. « Nous nous sommes battus à un contre dix! déclara-til avec fierté. Mon père m'a chargé de venir te dire que les Romains savent maintenant ce que nous sommes ! — Lucter est mort? demanda Eborix. — Il est blessé : on le rapporte à la maison. — Et les Romains? — Ils ont regagné leur camp sans nous poursuivre. » Eborix rentra dans la maison. Vellana, oubliant son ressentiment, s'élança vers Abigat. Elle voulait lui proposer Eponine pour soigner son père. Mais le jeune homme, feignant de ne pas la voir, tourna les talons, remonta à cheval et disparut.

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X fois de plus les chefs, réunis chez Eborix, discutaient de la situation et des mesures qu'il convenait de prendre. Depuis que Lucter avait attaqué le camp des Romains, ceux-ci n'avaient pas bougé; un espion qui venait d'arriver rapportait que tout semblait calme. Les Romains avaient-ils l'intention de laisser cet outrage impuni? Cela paraissait impossible. « Si tu connaissais Justus, comme moi, tu n'y croirais pas, dit Vellana à Eponine qui filait la laine à côté d'elle. Il est si jaloux de la dignité de Rome! UNE

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— Lucter n'aurait pas dû attaquer, puisque nous ne sommes pas en guerre, dit la nourrice en hochant la tête. — C'est ce que pense mon père.... — C'est aussi ce que penserait Viridomar. Tu ne peux toujours pas me dire où il est, Vellana? » La jeune fille fit signe que non. « Mais tu sais qu'il est vivant? Tu me le promets? — Je te le jure par la Grande Déesse. » De la salle où se trouvaient les hommes s'élevaient des cris et des grondements de rage. Comme toujours, ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord. Lucter, qui s'était fait apporter en litière, les exhortait à marcher sur le camp; si les Romains ne l'avaient pas poursuivi, c'est qu'ils ne se sentaient pas en force. « C'est peut-être aussi, suggéra Dumnax, que Justus trouve plus politique de traiter cette petite attaque par le mépris. — Le mépris ! cria Lucter. Et une petite attaque ! On voit que tu n'y étais pas, Dumnax! — Pour les Romains, c'était peu de chose malgré tout », prononça la voix calme du vieux druide. Vellana, qui prêtait l'oreille sans tout entendre, ne pouvait pas tenir en place. « Je t'admire, nourrice! dit-elle à Eponine, tu files la laine comme si de rien n'était, tu vas surveiller les cuisines.... — Tant que nous serons en vie, déclara Eponine, nous aurons besoin de manger et il nous faudra de la laine pour nous couvrir. On est moins inquiet quand on se rend utile.

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— Tu as raison, dit la jeune fille. Je vais essayer de filer, moi aussi. » Mais ses doigts se crispaient sur la laine, les brins se brisaient, son fil était grossier et irrégulier. Elle jeta la quenouille à terre, se leva et se dirigea vers la fenêtre. « Que se passe-t-il? les esclaves sont rassemblés devant la porte... ils entourent quelqu'un qui vient d'arriver... un marchand ambulant, semble-t-il.... Viens voir, nourrice. » Mais Eponine n'avait pas eu le temps de se lever que déjà Brenna, la jeune esclave, entrait en courant dans la chambre. « Maîtresse, maîtresse, il y a un homme qui veut te voir. Nous ne savons pas si nous devons te l'amener, ou si.... — Qui est cet homme? demanda Eponine. — C'est un Grec, un marchand. Il veut te montrer des tissus, je crois. — Nous n'avons pas besoin de tissus en ce moment, décréta la nourrice. — On peut toujours les regarder, proposa Brenna, qui adorait voir étaler les marchandises. — Voyez-vous l'effrontée! Eh bien, dis au marchand que nous allons venir. — Il ne veut pas, il veut voir la maîtresse seule. » Eponine fronça les sourcils. « Et pourquoi cela, s'il te plaît? — Il ne le dit pas. — Et il se figure qu'on va le laisser seul avec la maîtresse? Il est peut-être armé; qui nous dit que ce n'est pas un assassin? 130

— Le cuisinier le connaît; il sait son nom : c'est un homme de la région.... — Je voudrais le voir », dit Vellana. Eponine hésita encore, mais la jeune fille semblait résolue. « Eh bien, soit, concéda enfin la nourrice. Qu'on le fouille seulement, et qu'on lui enlève son couteau s'il en a un. » Quelques instants plus tard, on amenait le Grec devant les deux femmes. C'était un homme déjà âgé, aux cheveux gris. Il ne portait pas de boîte comme en avaient généralement les marchands, mais seulement un paquet enveloppé d'étoffe. Il s'arrêta au milieu de la chambre, comme indécis. « Qu'attends-tu? Ouvre ton paquet », commanda Eponine. Le Grec jeta à Vellana un regard suppliant. Elle comprit qu'il avait quelque chose à lui dire. « Va-t'en, nourrice, ordonna-t-elle. — Mais, Vellana.... — Va-t'en, tu vois bien que je ne risque rien. » Eponine obéit en grommelant. Le Grec posa alors son paquet sur un coffre et commença à défaire les nœuds. « J'ai quelque chose pour toi », chuchota-t-il d'un air mystérieux. On m'a recommandé de ne te le remettre qu'en main propre. — Qui, on? demanda Vellana. — Un beau jeune homme, un soldat. Il est dans la légion de l'Alouette....!» « Viridomar! » pensa Vellana.

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Elle pouvait à peine attendre que le marchand eût fini d'ouvrir son paquet. « Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle. — Tu vas voir. » Le paquet contenait des pièces d'étoffe : l'homme en tira une, plus petite que les autres, mais de toile blanche et couverte de caractères latins. « Une lettre! » pensa la jeune fille. Elle comprenait le moyen employé par Viridomar pour correspondre avec elle. Un tel message ne risquait guère d'être intercepté : la plupart des Gaulois ne savaient pas lire; le marchand ignorait non seulement l'écriture, mais le latin. « Je te remercie, dit-elle au Grec. Attends, je vais te faire donner une pièce d'argent. — Le beau soldat m'a déjà bien payé.... Mais si tu veux m'acheter une autre étoffe, tu pourras ne pas parler de celle-ci. — Tu as raison, reconnut Vellana. Vous autres Grecs, vous avez toujours des idées. Tiens, donne-moi ce voile rouge : c'est de la soie, n'est-ce pas? — Oui, de la soie fine de Provence. Si tu la portes, le soldat te trouvera plus belle encore. » Vellana prit la soie et appela Eponine pour payer le marchand. Mais elle dissimula, la toile sous sa tunique. Puis elle envoya la nourrice préparer son repas et s'appliqua à déchiffrer le message. Le troisième jour de la lune., disait Viridomar, les Romains se rassemblent pour attaquer. Retranchez-vous à Ardunum. Les dieux te gardent, Vellana!

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La jeune fille roula le morceau de toile et le cacha de nouveau sur elle. Son cœur battait à se rompre, sans qu'elle sût si c'était d'angoisse ou de joie. Les Romains allaient les attaquer! c'était pour cela évidemment qu'ils n'avaient pas répondu à l'escarmouche de Lucter. Le danger était plus grand qu'on ne pensait. Mais Viridomar avait écrit ! c'était un peu comme s'il était là, comme s'il la protégeait encore. Quoique appartenant à une légion romaine, il n'abandonnait pas les siens. Puisqu'il disait d'aller à Ardunum, il fallait s'y rendre le jour même! S'y rendre — mais comment? Si elle parlait de la lettre de Viridomar, on lui demanderait où il se trouvait, comment il avait pu correspondre avec elle.... On saisirait

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le marchand, on le torturerait pour lui faire avouer où il avait vu le jeune homme.... Peut-être la tuerait-on, elle, pour avoir reçu un message du sacrilège.... Mais si elle ne disait pas que l'avis venait de lui, comment décider les chefs à se retrancher? Qui l'écouterait, elle, une jeune fille? On penserait qu'elle avait peur, on se moquerait d'elle.... Et l'attaque romaine surprendrait le village, et ils seraient tous massacrés! Tous, son père, Eponine, et Dumnax, et Lucter, et Abigat, et Antiax, l'orfèvre, avec sa petite Mona.... Non, c'était impossible... elle n'avait pas le droit de les laisser périr! Mieux valait parler, quel que fût le risque pour elle. La vie d'une jeune fille n'a pas d'importance. Et Dumnax ne lui avait-il pas appris que ceux qui meurent vont aussitôt s'asseoir avec les dieux, dans le soleil? Mais le marchand? comment protéger le marchand? Elle ne parlerait pas de lui, voilà tout. Elle raconterait que quelqu'un lui avait lancé le morceau de toile par la fenêtre. Mieux encore : qu'un inconnu l'avait abordée et lui avait transmis le message de vive voix.... Elle se rendit aux cuisines, où le Grec buvait avec les esclaves; tout en feignant de chercher Eponine, elle lança adroitement la toile de Viridomar dans le feu. « Qu'as-tu acheté de beau, ma colombe? demanda la nourrice, curieuse. — Ce voile rouge; il est fin, n'est-ce pas? Je vais descendre chez Antiax commander une épingle d'or pour le tenir. — Crois-tu que ce soit le moment, avec la guerre qui menace? — Il faut bien que les ouvriers travaillent, nourrice. 134

— Attends-moi, en ce cas, j'irai avec toi. — Non, je marche plus vite seule. Je serai de retour dans une heure. — A propos, dit Eponine, que voulait-il te dire, le marchand ? — Rien du tout, tu penses bien! il voulait seulement me vendre ce voile.... » Elle sortit en s'efforçant de paraître calme. Puis elle prit le chemin du village, mais elle n'alla pas jusque-là; elle s'arrêta quelques instants à l'entrée d'un sentier qui s'enfonçait dans le bois, feignit de parler à quelqu'un, puis remonta en courant vers la maison. Eponine, qui la guettait, vint au-devant d'elle. « Qu'as-tu donc? demanda la nourrice. Te voilà toute rouge et en sueur.... Et comme tu trembles! Que t'est-il arrivé? — Mon père est toujours là avec les chefs? demanda Vellana sans répondre. — Il est là, mais les chefs sont partis; il est seul avec Dumnax. » Remerciant tout bas les Mères de lui faciliter la tâche, Vellana s'élança dans la salle où son père parlait avec le druide. Elle bouscula l'esclave qui gardait la porte et se jeta aux pieds des deux hommes. « Père, père, balbutia-t-elle, les Romains arrivent... il faut partir! — Que dis-tu, Vellana? demanda Eborix stupéfait. Les Romains n'ont pas bougé depuis l'attaque de Lucter! — Justement, ils se préparent.... Ils sont nombreux, très nombreux.... Il faut nous retrancher à Ardunum.... — Et comment sais-tu cela? qui te l'a dit? 135

«Père, père, balbutia-t-elle, les Romains arrivent... il faut partir! »

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— Viridomar, articula-t-elle en courbant la tête, comme si elle attendait que le ciel tombe pour l'écraser. — Tu as vu Viridomar? demanda Eborix. Lève la tête, et parle! » Elle leva son visage, gardant les yeux fermés pour ne pas regarder son père en face. « Pas lui, un envoyé.... Il m'a parlé sur la route du village.... Il m'a dit que les Romains se massaient pour attaquer... que nous devions nous réfugier dans la forteresse.... — Comment sais-tu que cet homme était envoyé par Viridomar? interrogea Dumnax. — Il me l'a dit, et puis il est parti. — Il faut rechercher ce messager! cria Eborix en se levant avec violence. Sous la torture, il parlera! nous saurons s'il a dit la vérité! » II se dirigeait vers la porte. Vellana tremblante ouvrit les yeux et vit ceux de Dumnax fixés sur elle. Elle eut l'impression que le regard du druide la transperçait jusqu'au fond du cœur. Mais il n'avait pas de colère, au contraire, et ce fut avec bonté qu'il parla. « Arrête, Eborix, dit-il. C'est inutile de chercher un homme qui peut-être n'existe même pas. Qui te dit que les dieux n'ont pas pris ce moyen pour nous indiquer ce que nous devons faire ? — Tu veux dire... que Vellana aurait eu une vision? demanda Eborix. — Ces avertissements arrivent parfois en cas de danger. Pourquoi nous poser des questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre? Voici, en tout cas, expliqué le silence étrange des Romains.... 137

— Et tu penses que nous devons aller à Ardunum? — Je pense que le conseil est bon. Envoie des esclaves prévenir les chefs; je descends moi-même au village. — Tu viendras à Ardunum, Dumnax? — Oui, avec tous nos druides. Il faut aussi que j'avertisse les neuf druidesses de la forêt. » II posa doucement la main sur les cheveux de Vellana. « Calme-toi maintenant, petite, dit-il. Que ton message vienne des dieux ou d'un homme en chair et en os, tu nous as peut-être tous sauvés. Ne parle de rien : va préparer ce qu'il faut pour partir, fais mettre les caisses d'argent et d'objets précieux sur des chariots et enterrer le reste dans les cachettes. Il faut nous mettre en route dès ce soir afin de voyager de nuit. » Vellana obéit et alla trouver Eponine. Celle-ci commença par jeter de grands cris; d'où leur venait cette idée de partir? Est-ce qu'ils ne savaient pas que tout s'abîme en voyage? Ils comptaient donc pour rien la vaisselle brisée, les objets volés ou perdus? « Mieux vaut perdre quelques vases que la vie, dit Vellana. — Mais les Romains ne sont pas ici! Ils n'ont peutêtre même pas l'idée d'y venir! Et que mangerons-nous à Ardunum? Y aura-t-il seulement des provisions pour tout le monde? — II faut emporter tout ce que nous avons; les autres feront de même. — Je me doute bien de ce qui arrivera : les prévoyants nourriront les autres! » Mais, tout en tempêtant, Eponine commençait à préparer le voyage. Eborix avait fait donner des ordres 138

aux familiers et aux esclaves; ceux-ci, qui jusque-là ne prévoyaient pas le danger, s'affolaient de le sentir si proche ; ils couraient ça et là, éperdus ; il fallait les morigéner pour leur donner du courage. Une vieille femme, qui servait aux cuisines, vint se jeter aux genoux de Vellana. « Maîtresse,... mon mari ne peut plus marcher... permets-moi de rester avec lui pour qu'il ne soit pas seul! - Nous l'emmènerons, dit Vellana. Fais-le porter sur un des chariots à bagages. Et monte avec lui, car tu n'es pas bien forte non plus », ajouta-t-elle en regardant la vieille avec pitié. Le cauchemar avait pris corps : ce que Vellana redoutait par-dessus tout était arrivé. Et malgré tout il fallait remercier les dieux de ce départ; que serait-il resté de

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tous ces pauvres gens si les légions romaines avaient fondu à l'improviste sur le village? On se mit en route à la tombée de la nuit. Vellana chevauchait à côté de son père; derrière eux venait le reste de la maisonnée, suivi des chariots et des esclaves à pied. On traversa le village que les derniers habitants étaient en train de quitter : eux aussi, naturellement, se réfugiaient à Ardunum. Au passage, Vellana aperçut Antiax, l'orfèvre, et sa famille, qui entassaient les caisses de bijoux sur une charrette. « A bientôt, Mona! bon courage! cria-t-elle. — Les dieux te bénissent ! Nous n'avons pas peur, si ton père nous défend ! » répondit la petite fille avec un sourire. Un peu plus loin, on rencontra Lucter et les siens; les chefs se réunirent, tandis que chariots et esclaves se mélangeaient à l'arrière-train. Vellana remarqua avec chagrin qu'Abigat faisait exprès marcher son cheval sur le flanc de la troupe; il était évident qu'il ne voulait pas se trouver à côté d'elle; même la guerre ne lui faisait pas oublier ses griefs. Vellana se rapprocha de Sirona, la mère d'Abigat, qui, elle, la traitait toujours avec bonté. « Tout cela est bien dur pour toi, Vellana, dit celle-ci. — Pas plus pour moi que pour les autres! répondit la jeune fille. — Mais à mon âge, on a l'habitude, tandis que toi, tu es si jeune.... » Vellana redressa la tête avec fierté. Mais à ce moment Abigat, poussant son cheval, s'arrangea pour passer près de sa mère. \ 140

« Méfie-toi, mère ! » lança-t-il d'une voix claire, pour être bien entendu de Vellana. Sirona ne comprit pas, mais Vellana ressentit comme un coup de poignard dans la poitrine. Elle se promit qu'à Ardunum, même si les circonstances les rapprochaient, elle n'adresserait pas la parole à Abigat. Au bout de quelques heures, Sirona commença à se fatiguer. On décida que les femmes pouvaient rester en arrière avec les esclaves; les hommes iraient devant pour préparer l'installation. « Je peux aller avec toi, père? demanda Vellana. — Tu n'es pas fatiguée? — Non, pas du tout. — Alors, viens, tu me seras utile là-bas. » Elle n'avait pas réfléchi qu'en marchant devant avec les hommes, elle se trouverait dans le même groupe qu'Abigat. Mais cela n'avait pas d'importance : maintenant elle était sur ses gardes. A son tour, elle évita le jeune homme avec soin, détournant exprès la tête lorsqu'il passait près d'elle. Elle eut même le plaisir, une fois, de voir le cheval d'Abigat buter contre une racine; le cavalier ne se ressaisit qu'avec peine. Vellana le dépassa et se mit à rire, assez fort pour qu'il l'entendît. Il lui semblait qu'elle était un peu vengée. Ils atteignirent Ardunum comme l'aube paraissait. C'était une de ces villes fortifiées que les chefs n'habitaient pas en temps de paix, mais où ils se rassemblaient lorsque la guerre les obligeait à quitter la rase campagne. Une chaussée étroite, bordée de ravins, conduisait à un plateau pierreux entouré d'une énorme muraille : à l’intérieur 141

s'élevait la ville elle-même, également fortifiée, qui abritait plusieurs centaines d'artisans et de marchands. En voyant arriver les chefs et leur suite, la population comprit qu'il se passait quelque chose de grave. Le principal magistrat de la cité, Drappès, vint au-devant d'Eborix qui le mit au courant des événements. Il fit alors entrer les nouveaux venus et commença à préparer leur installation, tout en avertissant les habitants de se mettre sous les ordres d'Eborix et de Lucter pour défendre la ville.

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XI Aux premiers rayons de l'aube, Vellana ouvrit les yeux et jeta un regard autour d'elle. Où donc, hélas ! était la maison qu'elle aimait, sa chambre garnie de peaux de bêtes et de tapis? Ici, elle dormait sur la paille avec une vingtaine d'autres femmes et jeunes filles; la nuit, elle entendait près d'elle Sirona qui pleurait en appelant la miséricorde des dieux. Même Eponine, sa fidèle, avait été reléguée au quartier des esclaves. Drappès ne voulait pas de promiscuité : on avait déjà, disait-il, assez de mal à maintenir l'ordre. En fait, le désordre aurait pu difficilement être pire, 143

chacun voulait commander et personne n'acceptait d'obéir. Vellana se demandait si les Romains, en passant, avaient détruit sa chère maison. Elle espérait que non : trouvant le pays abandonné, ils avaient dû marcher très vite pour venir mettre le siège devant Ardunum. Maintenant plusieurs légions entouraient le plateau sur lequel s'élevait la forteresse; on ne savait combien les Romains étaient au juste; mais quand Vellana, montant sur une tour, avait regardé leurs camps dans la plaine, ils lui avaient paru aussi nombreux que les arbres de la forêt. Sirona s'éveillait à son tour. « Tu dors, Vellana? chuchota-t-elle. — Non, répondit la jeune fille. — Je me demande si aujourd'hui ils finiront par se mettre d'accord. Si on ne tente pas une sortie, le siège peut durer indéfiniment. Lucter ne me confie rien; il pense que les choses de la guerre ne regardent pas les femmes. Pourtant c'est nous qui en souffrons le plus! Je commence à avoir faim, moi.... » Vellana poussa un soupir. Elle aussi, avec l'appétit de son âge, trouvait les rations bien réduites. Mais si on voulait qu'il y en eût pour tout le monde, il fallait bien que chacun se privât un peu. « Je sais qu'on attend un convoi de vivres, dit-elle. L'avant-garde est arrivée hier soir par le ravin. — La seule issue qui nous reste! » murmura Sirona. Elles se levèrent; un peu plus tard les esclaves arrivèrent, leur apportant les vivres de la journée. Vellana remarqua que le morceau de pain était plus petit encore

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que la veille. Eponine avait les yeux rouges comme si elle avait pleuré. « Sais-tu où est mon père? demanda Vellana. — Il est au conseil, avec les chefs. Ils ont discuté toute la nuit; maintenant ils doivent être fatigués. —Je vais aller l'attendre; je le verrai quand il sortira. » Elle traversa une partie de la ville : sur son chemin, elle rencontrait des femmes et des enfants hâves, les yeux brillants de fièvre et d'angoisse. « Les pauvres sont encore plus malheureux que moi! » pensa-t-elle, le cœur serré. On leur distribuait bien de quoi manger, mais pour ceux qui n'avaient pas de provisions, ce qu'on donnait ne suffisait pas pour vivre. Les poules et les oies étaient dévorées depuis longtemps; on mangeait des chats, des oiseaux, tout ce qu'on pouvait attraper. Vellana trouva son père devant la salle du conseil, où il parlait avec Drappès et Dumnax. A leur attitude, on pouvait voir combien ils étaient soucieux. Le conseil n'avait abouti à aucune décision; les uns voulaient tenter une sortie en force; d'autres proposaient d'envoyer de petits groupes de cavaliers harceler les Romains et retarder leurs travaux d'investissement; d'autres, enfin, étaient d'avis d'abandonner la ville et de fuir par la route du ravin, qui restait praticable. « Que disent les oracles? » demanda Eborix à Dumnax. Le druide hocha la tête; les oracles même étaient obscurs. Au sacrifice offert la veille, les entrailles de la victime semblaient de mauvais présage.... Pourtant le vol des oiseaux avait été plutôt favorable. Du mal... du bien... comment savoir? 145

Eborix aperçut Vellana et l'appela. « Je te trouve pâle, s'inquiéta-t-il. As-tu mangé?» La jeune fille répondit que oui : Eponine s'arrangeait toujours pour qu'elle ne manquât de rien. « Quand le convoi arrivera... », commença-t-il. Mais un homme casqué accourait du bout de la place; c'était un des habitants d'Ardunum que Drappès avait armés pour les mettre sous le commandement des chefs guerriers. Il était rouge et hors d'haleine. « Le convoi! haleta-t-il, le convoi! — Qu'est-il arrivé? Parle! ordonna Eborix. — Les Romains ont attaqué à l'entrée du ravin... ils ont pris les vivres et tué ou emmené les hommes.... Un seul a pu s'échapper et arriver jusqu'ici.... » Les trois hommes se regardèrent. Le convoi manquant, c'était la menace de la famine. « Nous n'avons presque plus de blé, déclara Drappès. — Il faut le réserver pour les soldats. Réduisez de moitié la ration des enfants et des femmes », dit Eborix. Il jeta un regard vers Vellana — si maigre déjà, si blanche.... Mais les défenseurs de la ville devaient passer en premier. Quand les Romains attaqueraient, les guerriers gaulois devaient être capables de leur faire face. « Retourne avec Eponine, dit-il à Vellana; moi je vais dormir un peu, j'irai te voir tout à l'heure. » Elle obéit. En passant devant le parc aux chevaux, elle vit les soldats en train d'étriller leurs bêtes; des valets apportaient des brassées d'avoine et d'orge qu'ils jetaient devant eux. « On nourrit les chevaux, cria une femme qui portait un bébé, et on laisse nos enfants mourir de faim ! » 146

« On nourrit les chevaux, et on laisse nos enfants mourir de faim! »

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Vellana tressaillit. Elle trouvait naturel qu'on s'occupât des chevaux, qui étaient des animaux sacrés, envoyés aux hommes par les dieux eux-mêmes. Mais l'idée de ce qu'enduraient les enfants lui faisait monter les larmes aux yeux. « Viens avec moi », dit-elle à la jeune mère. Elle avait mis de côté, dans la paille, un morceau de pain pour le repas de la soirée. Elle le prit et le donna à l'enfant. Il lui semblait qu'elle n'aurait pas pu le manger alors que lui n'en avait pas. Dans la matinée, elle alla voir travailler les soldats. La ville entière se préparait à la résistance : on hissait des pierres près des murailles, on remplissait des chaudrons de poix, on aiguisait des pieux au feu pour les jeter sur les assaillants. Tout le fer disponible était employé à forger des armes; les coups de marteau des forgerons retentissaient de tous côtés. « Et moi, je ne peux rien faire ! » songeait Vellana. Sa seule consolation était de penser que du moins, grâce à Viridomar, on était à l'abri dans la ville. Sans lui, sans son message, où seraient-ils tous maintenant? Egorgés, brûlés avec leurs maisons, ou suivant, enchaînés, les vainqueurs sur la route de Rome.... Et Viridomar, lui, où était-il? Pas parmi les assaillants, sûrement : les Romains connaissaient trop les Gaulois pour jamais employer ceux de l'Alouette contre leurs frères. Pensait-il à eux? Faisait-il au fond de son cœur des vœux pour leur victoire? Il avait voulu les sauver, bien qu'il portât le casque romain.... A midi, on apprit qu'il y avait du nouveau : Lucter, quoique encore gêné par sa blessure, était décidé à tenter 148

une sortie. Ceux qui conseillaient d'attendre l'attaque des Romains déclaraient que c'était une folie. Mais au fond d'eux-mêmes, ils enviaient Lucter et ses hommes : mieux valait combattre que de rester là comme des rats dans un piège. « J'irai avec toi, déclara Eborix. Par Teutatès, je n'en peux plus d'attendre ainsi! mon épée me brûle la main comme un fer rouge! » Vellana lui tint l'étrier pendant qu'il montait à cheval. « Les dieux te gardent, père, murmura-t-elle. Ah! si j'étais un homme, comme je te suivrais, moi aussi! » La petite troupe franchit la muraille de la ville, aux acclamations de la populace. « Rapporte-nous de quoi manger! criaient les femmes; vide les sacs des Romains et remplis les nôtres! » D'une des tours qui dominaient les murs, Vellana les regarda dévaler le flanc de la colline et foncer vers la seconde enceinte, derrière laquelle se trouvait le camp des Romains. Un groupe de cavaliers fit irruption par une brèche et s'élança à leur rencontre; un nuage de poussière s'éleva : Vellana ferma les yeux. « Père... père... », murmura-t-elle. Un esclave qui l'escortait l'entraîna et la remit à Eponine. * * * Ce soir-là, autour de la salle du conseil, les esclaves avaient peine à maintenir la foule qui, hurlante, se massait devant les portes. La situation était grave : la sortie tentée dans l'après-midi avait échoué; non seulement

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La petite troupe franchit la muraille de la ville.

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l'expédition ne rapportait pas de vivres, mais une grande partie de ses membres, dont Lucter, était restée aux mains de l'ennemi. Abigat s'était battu comme un forcené pour dégager son père; fou de rage, il avait dû reculer avec les autres et rentrer à Ardunum. Vellana, trop heureuse d'avoir retrouvé Eborix, n'avait pas voulu le quitter et se blottissait près de lui. Drappès venait de rapporter ce qui se passait dans la ville : on n'avait plus de viande, presque plus de pain. Dans l'aprèsmidi, on avait vu des hommes armés de couteaux rôder autour du parc de la cavalerie. « Les chevaux! Que les dieux nous protègent! » dit Eborix. Vellana frémit jusqu'aux os. Pour les Gaulois, le cheval n'était pas seulement un engin de guerre indispensable, c'était aussi un animal sacré, sur lequel nul n'avait le droit de porter la main. Tuer des chevaux pour les manger, c'eût été non seulement sacrifier l'arme la plus précieuse, mais attirer la colère des dieux et exposer la ville aux pires catastrophes. « Des gens qui ont faim sont capables de tout », dit lentement Dumnax. Eborix se redressa. « Il faut protéger les chevaux avant tout! déclara-t-il avec force. De toute façon, nous ne pourrions pas les nourrir longtemps ici, eux non plus. - Alors, que proposes-tu? demanda un des chefs. - De faire sortir la cavalerie par le ravin et de la conduire dans la plaine où elle trouvera des pâturages. - Mais la route du ravin est coupée, puisque les Romains ont arrêté le convoi. 151

— L'homme qui leur a échappé a dit qu'ils n'étaient pas en nombre : une troupe importante passera sans difficulté. — Ne plus avoir de chevaux! s'écria Abigat. Mais c'est nous condamner à attendre l'attaque des Romains, sans pouvoir attaquer nous-mêmes ! — Je sais, dit Eborix. Mais les garder ici, ce serait peut-être les perdre tout de bon. » Personne d'autre n'osa faire d'objection, et le départ de la cavalerie fut résolu pour la nuit même. Les chefs allèrent donner des ordres à leurs officiers; malgré leur répugnance à quitter la ville, ceux-ci se rendaient bien compte qu'il était urgent de mettre les chevaux à l'abri. Le départ eut lieu dans les ténèbres : Vellana devait se rappeler toute sa vie la tristesse de cette lente chevauchée à travers les rues de la ville, chaque cavalier menant son cheval par la bride. Ceux des habitants d'Ardunum qui ne dormaient pas se demandaient où on conduisait ainsi la cavalerie : avait-on l'intention de surprendre les Romains ou bien l'armée fuyait-elle, abandonnant la population à son destin? On entendit le pas des chevaux résonner sur la rampe qui descendait vers le ravin, puis le bruit diminua, s'effaça. Vellana se retrouva seule avec son père. « J'aurais dû te faire partir aussi, dit Eborix. — Partir, moi! Oh! père, je mange si peu! et je peux être utile en cas d'attaque. Tu m'as dit toi-même avoir vu des femmes lancer de la poix bouillante et même des pieux! » Sans répondre, Eborix lui caressa les cheveux. S'il ne restait plus qu'à mourir, elle saurait mourir avec courage. 152

Les dieux lui avaient refusé un fils, mais du moins sa fille était digne de son sang. Tout à coup, dans le silence, ils entendirent un bruit de voix, comme une dispute du côté du ravin. Eborix fronça les sourcils, puis, le bruit persistant, il appela un officier et l'envoya voir ce qui se passait. Au bout d'un moment celui-ci revint. « C'est un homme qui veut te voir, annonça-t-il. Il refuse de donner son nom. Il n'a pas d'armes, mais il porte un casque romain et un bandeau qui dissimule son visage. — Je vais lui parler, dit Eborix. C'est peut-être un espion qui apporte des informations sur le camp romain. Où se trouve-t-il? — Au poste de garde. » Un homme était là, en effet, le visage aux trois quarts couvert par un morceau de toile qui l'enveloppait jusqu’aux yeux. Il était très jeune — presque adolescent : sa minceur et sa. souplesse indiquaient un garçon rompu à tous les exercices du corps. Mais il semblait à bout de souffle et sur le point de tomber de fatigue. « Parle, commanda Eborix. Que me veux-tu? — Je ne parlerai qu'à toi seul — et à Vellana. » Au son de sa voix, la jeune fille avait tressailli. « Écoute-le, père », supplia-t-elle. D'un geste, Eborix renvoya les hommes qui l'entouraient. Alors l'inconnu arracha son masque et tous deux reconnurent Viridomar. « Toi! s'exclama le chef tandis que Vellana poussait un cri de joie.

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— Oui, moi, maître.... Tu peux me mettre à mort, je le sais, tu en as le droit. Mais écoute-moi d'abord, car je peux vous être utile. Je viens de chez les Romains. — Les Romains? répéta Eborix. — Oui, j'étais dans la légion de l'Alouette : tu sais qu'elle est presque entièrement composée de Gaulois. Il y a quelques jours, au moment de mettre le siège devant Ardunum, Justus, craignant que nous ne rejoignions nos compatriotes, a décidé de nous éloigner : il a donné l'ordre à notre légion de repartir vers Rome. Mais en route j'ai réuni plusieurs de mes camarades et nous leur avons faussé compagnie. J'ai rôdé quelques jours autour du camp pour me rendre compte de ce qui s'y préparait, puis j'ai contourné la ville et y suis entré par le ravin; mes camarades me rejoindront à l'aube. — C'est donc Justus qui nous assiège? — Oui : il a avec lui quatre légions ; il en attend deux autres, qui arrivent de Provence, pour lancer son attaque. — Tu sais ce qui se passe chez nous? demanda Eborix? Nous manquons de vivres; j'ai dû faire partir les chevaux pour éviter qu'ils soient dévorés. - Je l'ai compris en rencontrant la cavalerie dans le ravin. Tu ne peux pas tenir Ardunum indéfiniment, maître; il faut attaquer le plus tôt possible, avant l'arrivée des deux légions. - Attaquer? Mais nous ne sommes pas les plus forts. — Nous le serons! dit fièrement le jeune homme. Je connais leur façon de procéder, je sais où se trouvent leurs machines de guerre. Ils croient nous prendre par surprise, mais c'est nous qui les surprendrons. » Eborix lui posa la main sur l'épaule. 154

« Pourquoi fais-tu cela, Viridomar? Ici, tu es un esclave, un condamné, tu risques une mort ignominieuse... là-bas, tu étais un soldat, un homme libre. — Je suis Gaulois, comme toi ! » répondit Viridomar. Vellana s'aperçut la première qu'il défaillait. Depuis plusieurs jours qu'il avait quitté la légion de l'Alouette, il n'avait mangé que quelques baies et n'avait pas dormi une heure. « Père,... il n'en peut plus! dit-elle. — Tu as raison, Vellana. Emmène-le chez Eponine : fais-le laver et donne-lui du pain; qu'il se repose jusqu'à l'aube. Moi, je vais réunir les chefs et leur annoncer son retour. — Ils le tueront! gémit-elle. Tu sais bien qu'ils ne comprendront pas.... Il faut trouver un moyen.... Père, si tu parlais à Dumnax? — Dumnax? pourquoi Dumnax? — Parce que s'il est avec nous, les autres comprendront que les dieux ont pardonné. Je t'en prie, père! » Eborix hésita. Mais une fois déjà Vellana les avait sauvés. Pourquoi ne pas l'écouter cette fois encore? « Eh bien, soit, acquiesça-t-il, je vais aller le trouver. Mais cette nuit même, il y a une autre chose que je veux faire.... - Et c'est? - T'affranchir, Viridomar. Drappès est magistrat; il peut accomplir les formalités nécessaires. — Oh! merci, père! s'écria Vellana. Même ceux qui lui en veulent encore respecteront un homme libre plus qu'un esclave! — J'ai songé à cela, avoua Eborix. Mais j'ai songé 155

Toi! » dit lé chef tandis que Vellana poussait un cri de joie. 156

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aussi qu'un esclave n'a pas le droit de porter les armes. Et je te l'ai dit, Vellana : dans la bataille, j'aimerais avoir Viridomar à mon côté. » Ils se séparèrent. Eborix partit trouver Drappès, tandis que Vellana conduisait son frère de lait au bâtiment où logeait Eponine. A la vue de son fils, la nourrice faillit s'évanouir de joie. Mais le temps pressait : aidée de Vellana, elle fit allonger Viridomar, puis mit de l'eau à chauffer pour le laver. Elle conservait dans une cachette du pain et des noix qu'elle réservait pour Vellana; elle en donna au jeune homme avec un peu d'hydromel. Ensuite elle commença à lui frotter les membres avec un baume grec qui dissipait la fatigue. « Tu te sens mieux, mon fils? demanda-t-elle. — Je me sens très bien, répondit Viridomar en souriant. Ah! que c'est bon d'être ici et d'entendre des voix gauloises ! Les Gaulois de la légion ont tellement voyagé qu'ils parlent avec un accent romain.... — Nous nous croyions perdus. Mais maintenant que tu es là, tout va s'arranger, j'en suis sûre, affirma Vellana. Tu sais, nourrice, que mon père va l'affranchir? — Alors il ne sera plus mon fils! s'écria Eponine. Eborix avait promis de nous affranchir ensemble ! — Libre ou non, cela ne changera rien, dit Vellana. N'est-ce pas, Viridomar? — Gela ne changera rien à l'égard de ma mère, en effet », dit le jeune homme. Sans savoir pourquoi, Vellana baissa les yeux. Malgré sa joie, elle éprouvait encore un peu d'inquiétude. 158

Comment les chefs accepteraient-ils le retour de Viridomar? Oublieraient-ils son sacrilège pour ne songer qu'au salut qu'il leur apportait? Elle-même oubliait une chose : le caractère gaulois, si brave, si généreux — si versatile aussi, prompt à passer de la colère à l'enthousiasme. Le matin, quand les chefs envahirent le logement d'Eponine, ce fut non pour apporter au jeune homme l'absolution d'une faute déjà ancienne, mais pour l'accueillir en sauveur. « Nous allons discuter des mesures à prendre. Tu viens avec nous, naturellement! dit l'un d'eux. — Mais le puis-je, affranchi depuis si peu de temps? demanda Viridomar. — N'es-tu pas le seul à connaître la tactique des Romains? Dis-nous comment libérer la ville, nous te suivrons jusqu'à la mort. » Abigat lui-même jura fidélité au jeune homme. Vellana ne comprenait pas pourquoi il avait l'air ainsi soulagé : c'est que, Viridomar étant maintenant affranchi, Abigat n'avait plus à rougir d'avoir été épargné par un esclave. Viridomar demanda un casque gaulois; l'armurier lui en apporta un revêtu d'or et d'argent, orné de deux ailes d'épervier. Vellana, qui voyait son frère armé pour la première fois, sentit son cœur se gonfler de fierté : c'était ainsi, naguère, qu'elle imaginait les héros dont Dumnax lui racontait l'histoire.

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XII trois jours que Viridomar était arrivé à Ardunum. Mais en ces trois jours, la ville avait complètement changé d'aspect. Au découragement avait succédé une activité fébrile. Non seulement l'armée, mais toute la population s'était mise au travail. « Si vous voulez vaincre les Romains, disait Viridomar, il faut employer leurs propres méthodes. J'ai vu comment ils opéraient; pas d'assemblées, pas de discussions oiseuses : chacun des chefs a sa tâche et répond de l'exécution! » II savait ce que préparait Justus pour investir la ville : IL Y AVAIT

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des béliers puissants étaient installés au sud; dès que les renforts arriveraient, ils entreraient en action et ouvriraient dans la première enceinte une large brèche. Les machines de guerre seraient alors amenées sous les murailles mêmes et toutes les forces romaines massées donneraient l'assaut. « A ce moment-là, nous ne serions pas les plus forts, expliqua le jeune homme. Mais les légions qui viennent de Provence n'arriveront que dans quatre jours. C'est donc avant ce moment-là qu'il faut agir. — Et que proposes-tu, Viridomar? demanda Ebonix. — Voici mon plan : le gros de notre armée sortira de nuit par le ravin et ira rejoindre la cavalerie. Ils contourneront la ville en descendant vers le sud pour barrer la route aux légions de renfort et attaquer le camp de Justus par-derrière. — Mais est-il prudent de dégarnir ainsi la forteresse? — Il restera un quart de l'armée, plus les citoyens valides. On peut d'ailleurs espérer qu'ainsi pris à revers, Justus n'osera pas donner l'assaut. » D'un commun accord, les chefs adoptèrent le projet. Ce 'garçon de seize ans, qui leur apportait le secret de Rome, leur semblait un envoyé des dieux. En trois jours, il organisa la ville sur le modèle des camps romains, assignant à chacun un secteur bien déterminé et exigeant des hommes une discipline qu'ils n'avaient jamais connue. Vellana remarqua avec surprise qu'Abigat le suivait partout; les deux jeunes gens semblaient être devenus vraiment amis. Le soir, Viridomar venait passer un moment avec sa mère et sa sœur de lait. Eponine mettait de côté pour lui 161

une partie de sa ration; elle trouvait toujours moyen de se procurer quelque surplus qu'elle le forçait à manger. «Tu es content? lui demandait Vellana. Tu penses que nous serons vainqueurs? — J'en suis sûr, affirmait-il. — Ils sont plus nombreux que nous, pourtant. — A la guerre, la surprise vaut la force. Je connais les points faibles de leur camp : ils attendent les légions qui viennent du sud et seront moins bien défendus de ce côté. J'irai droit à la tente du chef et si je peux le faire prisonnier.... — Tu ne resteras pas ici pour nous défendre, mon fils? demanda Eponine. — Non, je dois être à la tête de la cavalerie pour lui montrer le chemin. » Vellana, elle aussi, avait le cœur serré de le voir partir. Mais elle comprenait si bien Viridomar! « Quand tu auras battu les Romains, tu reviendras bien vite, n'est-ce pas? - Chut! dit Eponine, il ne faut pas parler de la viande quand le gibier est encore debout! » Le jour du départ arriva. La veille au soir Eborix vint voir sa fille et lui annonça qu'il avait résolu de partir avec Viridomar. « Toi aussi, père! soupira Vellana. — Tu auras Dumnax pour veiller sur toi; Drappès reste aussi, et Abigat. — Je n'ai pas peur! » déclara-t-elle en se redressent fièrement. Eponine remit un brin de gui à chacun des deux guerriers. Tous deux, excités par l'approche du combat, 162

riaient comme s'ils allaient à une fête. Se battre pour son pays, n'était-ce pas pour un homme le suprême bonheur? Après leur départ, la ville parut soudain désertée. La vie continuait, pourtant; des hommes veillaient autour des murailles; d'autres apportaient des madriers, des barres de fer, tout ce qui pouvait servir à repousser l'assaillant. Tout en espérant que Justus n'attaquerait pas, Viridomar avait exigé que la ville fût prête en cas d'assaut. Drappès, secondé par les chefs restants, veillait à l'exécution des ordres. Assise près d'Eponine, Vellana comptait les jours qui la séparaient du retour de son père et de son frère de lait. « Ce soir, ils auront retrouvé les chevaux; dans la nuit, ils se mettront en route.... C'est demain que les légions doivent arriver... le jour suivant Justus devait nous attaquer, nourrice! Mais il aura autre chose à faire, n'est-ce pas? » Elle riait, secouant ses deux longues tresses qui battaient ses épaules. Eponine la grondait; la victoire était encore entre les mains des dieux. « Mais ils nous la donneront, j'en suis sûre! Ah! que je voudrais être là-bas, avec père et Viridomar! » Eponine lui conseilla d'aller un moment près de Sirona, qui avait grand besoin qu'on s'occupât d'elle. Vellana fit la grimace. « Je suis déjà avec elle toute la nuit, et elle ne fait que pleurer! Non seulement elle est sûre que Lucter est mort, mais elle a le pressentiment qu'Abigat se fera tuer sur la muraille.... Apporte-lui un peu d'hydromel, cela lui fera du bien. Viridomar en a laissé la moitié. » 163

Vellana emporta le pot d'hydromel, que Sirona, avant de boire, arrosa de ses larmes. Comme elle sortait de la maison avec son pot vide, elle se heurta presque à Abigat. Elle n'avait pas approché le jeune homme depuis l'arrivée de son frère de lait. Il ne haïssait plus Viridomar — mais avait-il changé aussi d'attitude envers elle? Instinctivement elle s'écarta, détournant les yeux. « Vellana!... », appela Abigat. Elle le regarda. Il lui paraissait transformé, plus sérieux qu'à son habitude. Il tendit le bras pour l'arrêter, mais elle voyait qu'il ne s'agissait pas d'un jeu. « Vellana, répéta-t-il, je te demande pardon. Viridomar m'a tout raconté.... — Raconté quoi? demanda-t-elle, encore sur la défensive. — Je sais maintenant pourquoi tu étais sortie avec Cassius. — Ah! tu nous avais vus? » dit Vellana. Abigat fit signe que oui. « Tu comprends quel coup cela m'a donné. J'ai pensé que tu étais passée du côté des Romains, que tu n'étais plus des nôtres.... — Tu as pu croire cela de moi! reprocha-t-elle. — Pardonne-moi, Vellana.... Mets-toi à ma place : j'étais déjà jaloux de ton amitié pour Cassius, et tout à coup.... » La jeune fille hocha la tête. « Viridomar n'aurait pas douté de moi, lui! murmura-t-elle. — Viridomar est mon ami, maintenant, déclara Abigat. Ma vie lui appartient, puisqu'il l'a sauvée. — Il l'a sauvée? comment? demanda Vellana. 164

— Il ne t'a donc pas parlé de ce qui s'est passé quand je l'ai rejoint dans la forêt? — Je ne savais même pas que tu l'avais rejoint. — II est plus noble encore que je ne le croyais! » s'écria le jeune homme. Il raconta à Vellana sa chute dans le marécage et la générosité de Viridomar. « J'avais honte, avoua-t-il, de devoir la vie à un esclave. Mais maintenant, j'en suis fier....» Vellana ne dormit guère cette nuit-là. Elle imaginait ce qui se passait là-bas, dans la plaine : la cavalerie se mettant en marche avec son père et Viridomar, et descendant lentement vers le sud en contournant la ville et le camp des Romains. A l'aube, Sirona l'appela. « Tu n'entends rien? demanda-t-elle. — Rien que le pas des guetteurs sur le rempart. — A cette heure-ci les Romains doivent s'éveiller. — Oui : toute la journée ils vont attendre leurs renforts pour nous attaquer. Mais les renforts n'arriveront pas, Sirona ! — Esus et Teutatès le veuillent! soupira la mère d'Abigat. — Comment notre cavalerie ne viendrait-elle pas à bout de deux légions isolées? Ensuite mon père et Viridomar se retourneront vers le camp : Justus, qui ne se doute de rien, croira que ce sont ses renforts qui arrivent.... « A ce moment, mon père fera sonner les trompes et de notre côté nous ferons une sortie pour prendre les Romains comme dans un étau.... 165

— Tu dis « nous » comme si tu devais en être toimême! remarqua Sirona. — Si je pouvais! murmura la jeune fille. — Je croyais que tu détestais la guerre? — Je la déteste, mais nous défendons notre sol et je veux que nous soyons vainqueurs ! » Sirona, elle, pensait à son mari, Lucter, toujours aux mains de l'ennemi. Et si, se voyant attaqués, les Romains massacraient leurs prisonniers? « Puisque tu es éveillée, conseilla-t-elle à Vellana, va sur les remparts et reviens me dire ce qui se passe. Abigat est de garde, il pourra te renseigner. » Vellana partit d'un pas léger. Elle trouva Abigat en faction et lui demanda comment s'était écoulée la nuit. « J'ai trouvé le temps long, soupira-t-il. Oh ! comme

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j'ai hâte de me battre, Vellana! Si je suivais mon désir, je prendrais une poignée d'hommes, je foncerais sur les Romains.... — Et tu ferais tout manquer! » dit-elle alarmée. Toute la matinée, elle fit la navette entre la ville et les remparts. Il n'y avait rien à signaler : les hommes s'impatientaient en pensant que là-bas, à la lisière de la forêt qu'on apercevait comme une ligne sombre à l'horizon, leurs camarades étaient déjà aux prises avec les deux légions arrivant de Provence. « Demain, ce sera votre tour! » promettaient leurs chefs pour les calmer. Quand le soleil fut au haut de sa course, Vellana alla avec Eponine porter à manger aux guetteurs. « Que fais-tu là? lui demanda Drappès qui circulait d'un poste à l'autre pour s'assurer que tout était en ordre. Ce n'est pas la tâche d'une fille noble. — Je t'en prie, Drappès! supplia Vellana. J'ai tellement envie de rendre service! » Le magistrat n'insista pas. Lui-même avait du mal à maîtriser son impatience. Il interrogeait les veilleurs les plus fins d'oreille pour savoir si on ne distinguait pas, audessus des bruits du camp, la rumeur lointaine d'un combat. « Non, rien... absolument rien... », répondaient-ils. Mais tout à coup on entendit un grand choc sourd, comme celui d'un rocher tombant d'une montagne. Puis presque aussitôt un autre, encore un autre. « Qu'est-ce donc que cela? » demanda Vellana, qui se trouvait à côté d'Abigat. Le jeune homme rie répondit pas. Mais il regarda ses

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compagnons : des vétérans qui avaient déjà fait plusieurs guerres. Eux ne s'y trompaient pas; les Romains attaquaient l'enceinte avec leurs béliers ! « Va-t'en, Vellana! » dit Abigat. Mais elle n'obéit pas : fascinée, elle regardait le mur d'enceinte qui tremblait sous les coups comme le fer sous le marteau du forgeron. Les guetteurs couraient le long de la muraille ; les hommes se pressaient derrière eux pour mieux voir. La voix de Drappès retentit : « A vos postes ! ordonna-t-il. Avancez les treuils et les projectiles ! Faites chauffer la poix ! — Tu crois que le mur d'enceinte ne tiendra pas? » demanda un chef. Drappès n'eut pas le temps de répondre. Un énorme pan de mur vacilla, puis s'écroula d'un coup dans un nuage de poussière. Par la brèche, une foule de soldats jaillit comme une fontaine et commença à se répandre dans l'enceinte. « Faites donner les archers! cria Drappès. Il faut à tout prix les empêcher d'approcher de la muraille! Préparez les pierres et les pieux! » Mais à mesure que la poussière se dissipait, on voyait que les Romains poussaient par l'ouverture tout un matériel de guerre perfectionné : tours de bois et plates-formes montées sur roues, échelles immenses, carapaces larges comme dix boucliers et derrière lesquelles toute une file d'hommes pouvait se mettre à l'abri. « Va-t'en, Vellana! » répéta Abigat. Elle prit sa course vers la ville. Mais elle n'alla pas loin : dès les premières maisons, elle rencontra Eponine 168

et Sirona, affolées par le bruit, qui venaient la chercher. « Les Romains attaquent! leur cria-t-elle. — Mais que s'est-il passé? Les deux légions sont donc arrivées plus tôt qu'on ne pensait? — Comment pourrions-nous le savoir? Mais ils attaquent : l'enceinte est éventrée. Appelez toutes les femmes, on aura peut-être besoin d'elles. — Mais toi, toi, où vas-tu? s'écria Eponine. — Je vais les aider! » répondit Vellana en courant à la muraille. Une exaltation inconnue la soulevait; elle se sentait forte comme un homme. Elle ne comprenait pas, elle non plus, pourquoi les Romains attaquaient si tôt : elle ne savait si son père et Viridomar étaient victorieux ou vaincus, vivants ou morts. Mais elle se battrait pour eux, pour les venger ou pour les rejoindre! Des hommes transportaient des pierres vers la muraille d'où les combattants les lançaient sur l'ennemi. Vellana se joignit à eux, dégageant la voie, égalisant le terrain pour faciliter leur tâche. Bientôt d'autres jeunes femmes arrivèrent; elle leur indiqua ce qu'il fallait faire. Drappès, les voyant agir avec tant d'intelligence et de rapidité, les plaça lui-même là où elles pouvaient rendre le plus de services. Ce renfort inespéré n'était pas inutile : après avoir lancé ses béliers contre l'enceinte extérieure, Justus lançait maintenant toutes ses troupes à l'assaut. Entre les deux murailles, la plaine était noire de soldats ; les flèches et les pierres en abattaient un grand nombre, mais il semblait impossible d'arriver à les arrêter tous. Soudain, un grand cri s'éleva de la ville : une catapulte 169

venait de projeter par-dessus la muraille un bloc de rocher énorme. Deux maisons s'abattirent avec fracas : on n'avait même pas le temps d'aller voir s'il y avait des victimes. Drappès ordonna aux femmes et aux enfants de se réfugier à l'autre bout de la ville, où ces projectiles meurtriers ne les atteindraient pas. Abigat ne cherchait plus à renvoyer Vellana : debout près de lui, elle lui passait des pieux aiguisés au feu qu'il lançait de toutes ses forces, touchant un ennemi presque à chaque coup. Malgré tout, les Romains avançaient : une des tours mobiles était déjà presque à mi-chemin des murailles : du sommet, les légionnaires lançaient des brandons enflammés dont plusieurs déjà étaient tombés parmi les Gaulois. Une première échelle fut dressée, puis une seconde; tout à coup un casque romain surgit en face d'Abigat et de Vellana. Le jeune homme tira son épée; une courte lutte s'engagea, puis le Romain, perdant l'équilibre, tomba à la renverse. Mais déjà un autre s'avançait pour le remplacer : Vellana, se penchant au-dessus du mur, vit avec épouvante comme un immense fleuve humain déferlant sur Ardunum.... Puis brusquement, tout changea. Elle eut l'impression qu'une force inconnue arrêtait le fleuve. Les échelles s'effondraient au pied des murailles; ceux qui poussaient les machines de guerre les abandonnaient là où elles se trouvaient; les combattants de la tour dégringolaient en hâte et couraient vers la brèche par laquelle ils étaient arrivés. Vellana regarda vers le ciel : une pareille débandade 170

ne pouvait provenir que de l'apparition d'un dieu! Mais quand elle rabaissa les yeux vers la terre, elle comprit. Car dans la brèche, barrant la route aux fuyards, surgissait une nouvelle troupe — des cavaliers gaulois, cette fois. A leur tête, elle reconnaissait le casque rutilant d'Eborix, les deux ailes d'épervier de celui de Viridomar! Tout s'éclairait maintenant : Justus avait décidé d'attaquer sans attendre l'arrivée des deux légions de renfort. Comptant sur elles pour soutenir ses arrières après l'assaut, il avait lancé toutes ses forces contre la ville. Mais pendant ce temps, les Gaulois avaient écrasé les deux légions et attaqué le camp par-derrière; c'était cette nouvelle qui avait provoqué la débâcle. La victoire n'était pas acquise, pourtant. Car, outre les Romains qui restaient au camp, ceux qui se trouvaient là, entre les deux murailles, étaient plus nombreux que leurs adversaires. Après le premier choc de la surprise, ils se ressaisissaient peu à peu; les centurions rassemblaient et organisaient leurs cohortes; la cavalerie se massait, prête à foncer. Eborix et Viridomar chargèrent. Un flot humain sembla se refermer sur eux ; on ne distinguait plus ni amis ni ennemis, mais une seule masse confuse où les casques et les épées luisaient comme des éclairs. Vellana s'aperçut qu'elle était presque seule sur la muraille. Abigat et quelques jeunes gens, s'aidant de la corde d'un treuil, étaient descendus relever les échelles abandonnées par les Romains et les avaient appliquées contre le mur. Toute la garnison d'Ardunum pouvait ainsi rejoindre le champ de bataille et prêter main-forte aux siens. 171

La jeune fille suivait des yeux Abigat, qui s'était déjà lancé dans la mêlée. Elle ne voyait plus ni son père ni Viridomar; les Romains semblaient reculer, des morts et des blessés jonchaient le sol. Une grande vague de pitié souleva le cœur de Vellana; elle aurait voulu être parmi eux, soigner ces plaies, réconforter ces malheureux.... A ce moment, elle vit Abigat s'élancer l'épée haute, sur un officier romain; à sa grande horreur, elle reconnut Cassius. Les deux jeunes gens foncèrent l'un sur l'autre; elle entendit le choc des épées. Serrant son cœur à deux mains comme pour l'empêcher d'éclater, elle se pencha au-dessus de la muraille. Le combat ne pouvait se terminer que par la mort d'un des deux adversaires. Son devoir, elle le savait,

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eût été de souhaiter la défaite du Romain. Mais Cassius ! Cassius que, si récemment encore, elle considérait comme un ami! Gassius qui l'avait aidée à sauver Viridomar, qui lui disait, avec sa gravité un peu pompeuse, un peu ridicule : « Tu peux compter sur moi, Vellana.... » Cassius semblait fléchir : Abigat prenait nettement l'avantage. Un de ses coups de taille avait porté; du sang coulait sur l'épaule du jeune Romain, qui ne portait plus son bouclier qu'avec peine. Abigat brandit son épée : Vellana poussa un grand cri.... A cet instant un cheval, arrivant au galop de l'autre bout du champ de bataille, s'arrêta devant les combattants. Le cavalier portait un casque gaulois surmonté de deux ailes d'épervier. Il sauta à terre et au risque de sa vie, s'interposant entre les deux jeunes gens, arrêta le bras d'Abigat. Viridomar avait payé sa dette à Cassius. Le Romain, dont l'épaule saignait abondamment, glissa à terre. Viridomar le releva et, le protégeant de son épée, le transporta jusqu'au pied de la muraille. Vellana courut appeler Eponine; toutes deux, aidées d'un vieil esclave, descendirent panser le blessé et le remontèrent dans la ville.

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XIII du lit où reposait le jeune Romain - - sa blessure enduite de baumes et son bras immobilisé par un bandage — Vellana et sa nourrice se relayaient depuis deux jours. Cassius était maintenant hors de danger : il mangeait avec appétit et pourrait bientôt se lever. La bataille s'était terminée par une victoire gauloise totale : chassé de son camp, ayant perdu la moitié de ses troupes, Justus allait s'éloigner quand, sur le conseil de Dumnax, les Gaulois lui avaient fait demander des pourparlers. Il y avait consenti : le Sénat romain préférait AUPRÈS

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une bonne paix à une guerre interminable. On l'attendait à Ardunum le jour même pour discuter des conditions de cette paix. Il avait promis de ramener Lucter, en échange duquel on lui rendrait son fils. « Nous allons sans doute repartir pour Rome, disait Cassius à Vellana. Promets que tu viendras m'y voir. — Si tu m'y invites ! dit la jeune fille avec coquetterie. Je vous invite tous : toi, ton père, Eponine, Viridomar, Abigat.... — Es-tu sûr que la maison sera assez grande pour nous contenir? — Ne t'inquiète pas : vous serez reçus comme vous le méritez. Tu viendras, n'est-ce pas, Viridomar? » ajouta Cassius en se tournant vers le jeune homme qui venait d'entrer. A la fin de la bataille, Viridomar avait été ramené en triomphe par les soldats, aux acclamations des enfants et des femmes. Les chefs voulaient lui offrir un festin; maintenant que le siège était levé, on ne manquait plus de victuailles! Mais il supplia qu'on le laissât d'abord dormir; il se jeta sur le lit de peaux de bêtes qu'on lui avait préparé et n'ouvrit les yeux que le lendemain, éveillé par les cris de joie de toute la ville. Les chefs lui demandèrent aussitôt de siéger parmi eux au conseil; il était bien jeune, c'est vrai, mais le sauveur d'Ardunum n'était pas un garçon ordinaire. Le temps qu'il ne consacrait pas aux affaires de la ville, Viridomar le passait avec Gassius. Son court séjour à la légion de l'Alouette lui avait donné la curiosité de tout ce qui était romain; il voulait en apprendre le plus possible pour en faire profiter son peuple. 175

« Je te regretterai, Viridomar, disait le jeune homme. - Moi aussi; je te regretterai, Cassius.... » Abigat venait également voir le blessé : gai et léger à son habitude, il trouvait moyen de dérider le Romain — ce qui pourtant n'était pas facile. Les quatre jeunes gens se trouvaient ensemble quand on annonça l'arrivée de Justus. Bien qu'il eût perdu la bataille, le chef romain devait être reçu avec les honneurs qui convenaient au représentant d'une grande nation : les chefs gaulois tenaient à lui prouver qu'ils savaient se comporter noblement. Ils s'avancèrent en groupe à sa rencontre et Justus leur remit Lucter, qui l'accompagnait, puis ils le conduisirent auprès de son fils. Cassius, qui se levait pour la première fois, marcha audevant de Justus, appuyé sur Abigat et Viridomar. Les Gaulois trouvèrent bien froide la réunion du fils et du père, mais chez les Romains, rien ne se passait sans solennité. On laissa Cassius se reposer pendant que Justus accompagnait les chefs dans la salle du conseil, où. les pourparlers commencèrent. Naturellement, Viridomar faisait partie de l'assemblée : Vellana trouva moyen de s'y glisser entre son père et son frère de lait. La séance fut longue : Vellana ne comprenait pas tout ce qu'on disait, mais elle voyait à l'expression des visages que tout allait bien, et elle était heureuse. Eborix cherchait à profiter de l'occasion pour remettre en question le projet d'alliance qui lui tenait au cœur. Justus, qui avait été chargé par le Sénat de conclure cette alliance, la soutenait naturellement; les autres, tout à la joie de la victoire, ne faisaient plus d'opposition. Lucter même, 176

l'ennemi irréconciliable des Romains, se ralliait à l'opinion commune. L'alliance fut donc conclue dans l'allégresse générale. Pendant que les esclaves allaient chercher de l'hydromel pour célébrer la paix, Justus se tourna vers Viridomar. « Tu as sauvé mon fils, lui dit-il, et j'ai pu admirer ta valeur au combat. En l'honneur du nouveau traité, et en vertu des pouvoirs que le Sénat m'a conférés, je te fais citoyen de Rome! » Un murmure admiratif courut dans l'assemblée. Le titre de citoyen romain, accordé à un étranger, représentait un honneur insigne. En tout lieu, en tout temps, Viridomar et sa famille pourraient se réclamer de cette dignité et revendiquer la protection romaine. « Je te remercie, Justus, dit Viridomar. — Et puisque voici l'hydromel, continua Justus, permets-moi de lever ma coupe, en l'honneur de la paix d'abord, ensuite du nouveau citoyen, Viridomar le Glorieux.... » Ici, un incident faillit tout compromettre. Personne dans l'assemblée ne se souvenait que le Glorieux était le nom du taureau arraché par Viridomar au sacrifice. Personne, sauf Viridomar et Vellana.... Instinctivement, tous deux se regardèrent et éclatèrent de rire. Justus fronça les sourcils : ces Gaulois ne seraient donc jamais sérieux? Mais il ne pouvait se fâcher contre celui à qui il devait de revoir son fils. Il prit le parti de rire; l'assemblée tout entière en fit autant sans savoir pourquoi. Et ce rire en commun fit plus pour sceller la nouvelle alliance que bien des discours et des signatures. Quand Justus s'éloigna enfin, la paix était assurée 177

pour plusieurs années. Paix précaire, sans doute, puisque de nouvelles et terribles guerres devaient plus tard ensanglanter la Gaule. Mais un premier contact s'était établi; les premiers jalons de la civilisation gallo-romaine, base de tout l'édifice français, s'élevaient sur la terre celtique. * * * Après le départ de Justus, Eborix resta seul avec ses familiers. « Avant de quitter Ardunum, déclara-t-il, j'ai encore plusieurs choses à faire. D'abord, affranchir Eponine : le vainqueur des Romains ne peut avoir une mère esclave. Ensuite.... » II se dirigea vers Viridomar et le prit par la main : « Vous m'approuverez tous, je pense, quand je vous dirai que j'ai résolu d'adopter Viridomar. Il est déjà un peu mon fils, puisqu'il est le frère de lait de ma fille. Désormais, il sera mon fils, tout de bon. » L'assistance applaudit; Eponine pleurait de joie dans sa cape. Seul, Viridomar restait silencieux. « Tu ne dis rien? » lui demanda Eborix. Le jeune homme secoua la tête. « Maître, dit-il permets-moi de t'appeler ainsi encore une fois, car tu m'as appris à aimer le nom de maître), je suis fier et touché de ta pensée -- mais je t'en supplie, ne m'adopte pas! » Le tonnerre tombant sur la maison n'aurait pas produit plus de stupéfaction. Refuser l'adoption! lui, un affranchi de quelques jours ! Eborix n'était pas le moins frappé de tous. 178

« Je croyais que tu m'aimais... », murmura-t-il avec peine. Viridomar sourit. « Je t'aime, maître, et je serai fier de continuer à t'appartenir. Mais, dans quelques années, n'aurai-je pas, dis-moi, un meilleur moyen de devenir vraiment ton fils? » Il regardait Vellana, soudain rouge comme une pivoine entre ses tresses blondes. Les chefs, comprenant la pensée du jeune homme, se mirent à rire. « Par tous les dieux! dit Eborix, je n'y pensais pas! C'est que pour moi, Vellana est encore une petite fille.... Mais, je t'en avertis, je lui ai toujours promis qu'elle choisirait elle-même son époux. C'est donc à elle, le moment venu, qu'il faudra faire ta demande. » Vellana ne disait rien. Mais dans toute l'assistance, il ne se trouva personne pour douter de sa réponse.

Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur, Coulommiers-Paris. 55951-1-2677. Dépôt légal n° 2237. 4e trimestre 1960.

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