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Gabriel MAURIERE PEAU-de-PECHE
ORPHELIN de père et de mère, le petit Chariot, à dix ans, mendiait dans les rues de Paris. Et quand elle jugeait la recette de la journée trop maigre, la femme qui l'avait recueilli à contrecœur ne se privait pas de punir le pauvre enfant. Mais si Chariot acceptait de mendier, il n'en était pas pour cela un voleur. A la suite de quelles circonstances le gamin des faubourgs se trouva transformé en petit paysan régnant sur tout un peuple d'animaux dans une ferme champenoise, c'est une des surprises que réserve cette histoire. Surnommé Peau-de-Pêche par ses camarades de classe en raison de son teint "délicat, Chariot voit s'ouvrir devant lui une nouvelle vie. Si tout n'y est pas rose — une ferme, quand on y travaille, n'est pas le paradis que peuvent imaginer les petits citadins — Peau-de-Pêche a maintenant le droit d'être fier de la sienne : il a une maison, une famille, un avenir...
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PEAU-DE-PECHE
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GABRIEL MAURIERE
PEAU-DE-PECHE II,I,U,STKATION,S DE JACQUES PECNARD
HACHETTE 165
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© Librairie Gédalge, 1946 et Librairie Hachette, 1959 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
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TABLE DES MATIÈRES Première partie
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Deuxième partie
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Troisième partie
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Quatrième partie
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Cinquième partie
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Dépôt légal n° 1550 4e trim. 1963 - III. 202 Imprimé en Belgique DESOEB, Liège
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PREMIÈRE PARTIE je regarde ce temps-là, c'est comme si j'ouvrais un livre d'images ou mieux encore un cahier de dessins d'enfants. La maison est une grande caisse cubique, percée d'alvéoles réguliers, d'où sortent des têtes blondasses, ébouriffées. Elle est surmontée de tuyaux en tôle et de tire-bouchons de fumée. Les arbres sont posés sur un cercle de fer découpé et proprement arrondis comme des sapins de bergerie. On est en avril. C'est le printemps des faubourgs qui a donné tout son effort en tirant au jour un brin de chiendent entre deux pavés, et en garnissant de feuilles de papier jaune les arbres du boulevard, là-bas, devant QUAND
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le talus des fortifs. Un printemps raté, qui cependant faisait s'ouvrir les fenêtres, grouiller la marmaille le long des trottoirs et apparaître sur le pas des portes les femmes en cheveux qui se chauffaient à un soleil nouvellement doré. La poésie était représentée par un serin qui s'égosillait, un géranium tout rosé déjà et une romance qui balançait son refrain dans une mansarde. Au centre de l'image, un gamin de neuf à dix ans, aux joues rouges, d'un rouge quasi scandaleux au milieu de l'anémie générale. Charles en eût rougi s'il l'avait pu : mais il avait, par un don de la nature, atteint son maximum.... Charles, ou plutôt Chariot, c'était moi.... Ce n'était pas grand-chose. Ce n'était guère qu'une rognure de petit garçon, abandonnée là par la vie qui passe. Ma mère, je ne l'avais jamais connue. Mon père était mort à l'hôpital, on ne savait plus de quoi, d'un mauvais rhume, peut-être bien. L'histoire des miens commence et s'arrête à leur mort. Personne ne peut me dire un mot de mes grands-parents. J'ai l'air d'être arrivé dans le quartier, et même dans le monde, comme un petit chat qu'on a rencontré miaulant et se frottant sur une borne, attendant la main qui le soulève et l'emporte au chaud. Il y a de grands trous d'ombre dans ma jeunesse et mon enfance. Ici, à la campagne, on sait ce que sont devenus les gens ; établir les parentés est un sujet de conversation et les cousinages les plus éloignés sont repérés. On se sent ainsi moins seuls, et des fils vous rattachent les uns aux autres et même relient entre eux, à travers la plaine, les villages dispersés. A Paris, surtout dans le quartier où je vivais, il n'en est pas de même. On vous voit, on ne vous voit plus : personne ne s'en préoccupe.... On s'en va chacun de son côté, toujours pressé, comme si on courait après sa vie pour la faire se sauver plus vite.... J'étais échu à une tante.... Une tante si l'on veut. Du moins,
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on me la faisait nommer ainsi. Elle avait toujours derrière elle une traîne de quatre mioches, qui, comme des marcassins, la suivaient à la queue leu leu dans le quartier, et qui parfois s'abattaient l'un après l'autre quand elle giflait le numéro de tête, qui était moi. C'était alors mon rôle que de les ramasser et ensuite de les moucher : après quoi, l'arche était d'aplomb et paisible. Ce n'est pas que j'ignorasse moi-même les calottes. J'en recueillais ma large part, à cause des mécomptes que je causais à ma tante : car enfin à neuf ou dix ans, il est bien juste, n'est ce pas, qu'un enfant commence à rendre des services, surtout pendant la guerre ! Or, je ne pensais qu'à aller à l'école au lieu de « travailler » dans les bons quartiers et d'apitoyer quelques dames riches par mes fichus vêtements. Et je ne rapportais pas seulement dix sous par jeudi! Encore fallait-il me surveiller pour que je n'en dépense pas la moitié à acheter quelques crayons ou des cahiers à « couvertures d'oiseaux ». On donnait en effet, dans l'école où je fréquentais, une éducation de riches. Les leçons de morale ne s'adaptaient guère au milieu où je vivais ; elles avaient trait au respect du bien d'autrui, aux devoirs envers les autres et même envers les domestiques !... Le seul chapitre sur les devoirs de charité avait un rapport bien net avec ma vie : mais la charité, c'est moi qui la demandais ! La maîtresse nous faisait voir tout un beau panorama humain, plein de nobles sentiments et bien peint comme un chromo. Alors, que voulez-vous ? Je m'étais agrandi les yeux à force de regarder les choses trop lointaines de cet autre monde : le monde des civilisés. Je l'imaginais plein de beaux devoirs, d'escaliers étincelants, de rampes de feu, telles qu'à la Samaritaine ou aux Galeries Lafayette. On y vit heureux. On y est aimé : on se sacrifie. On donne aux pauvres, pour les voir sourire. On est riche pour jeter, comme ça, autour de soi, des pièces de cinq sous et même davantage. On est la belle dame 10
qui parfume à son passage le logis des pauvres, le bon riche qui apporte son or aux caisses de l'Etat.... A l'école, je vivais dans des palais moraux où l'on adore son père, qui rentre le soir bien fatigué.... Il vous embrasse et d'une main vous caresse, tandis que de l'autre il tend à la mère l'argent de sa paye.... Dans ce Paradis éclos au-dessus des feuillets des livres, on dort les fenêtres ouvertes, pour l'air et les maladies; on dit : merci, madame ; on ne mange pas avec ses doigts, rapport aux microbes qui vous dévorent le corps ; on doit toujours répondre aux lettres et se dévouer à la patrie, comme Mlle Dodu qui, au péril de sa vie, a coupé les fils télégraphiques des Allemands en 1870, si bien que Joffre a dû lui donner la croix de guerre.... Les traits d'héroïsme et de dévouement sont beaux comme le ciel quand on le regarde du fond de la cour profonde et pareille à un puits entre les six étages : dans vos yeux, papillote une larme ; on aime que ça vous pique jusqu'au fond du cerveau ; la tête se perd là-haut et s'en va comme un ballon. Pan ! une gifle ! « T'es encore dans la lune ! » Non : c'était dans le soleil. Mais je suis réveillé ; je prends mon masque pour aller au coin de l'église où il y a un mariage : on peut en rapporter des cinquante sous, trois francs ! La calotte m'a donné la physionomie voulue : j'ai les yeux pleins de larmes.... Me voici à mon poste, et le cortège paraît, lent, solennel, comme une image de livre, comme le Sacre de Napoléon, page 175 de l'Histoire de France. « Un petit sou, madame ! Ma mère qui est si malade.... » Le reste de la phrase bave et se perd comme une eau qui n'a plus la force de jaillir du robinet.... Mes yeux caressent la robe d'une dame. Oh ! que cette étoffe doit être douce ! tout en marmonnant, j'étends le doigt pour la toucher. Mais une piécette a retenti, descendue des fourrures dans un geste gracieux, une pièce d'argent, pâle et distinguée, au milieu du 11
Me voici à mon poste, et le cortège paraît.
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billon. On en voyait encore en ce temps-là ! Elle est même parfumée comme la dame qui s'éloigne.... Cependant le cortège est absorbé par les voitures, mis en caisses. Il n'en reste plus qu'un petit nœud blanc qui étoile le fouet, là-bas, là-bas ; et les taxis s'en vont un à un, grosse bêtes à carapace noire.... Tout à coup, je rentre de mon rêve dans ma peau terrestre qui en frémit. Tiens ! à mes pieds, un carré de cuir, avec des dorures : c'est un porte-billets qui vient de pousser là, par miracle. D'instinct, comme un chat ou un chien, je le flaire. Il sent bon : c'est la même odeur que la pièce d'argent. La pièce est la fille de ce beau sac que j'admire, comme s'il était tombé du ciel. Et brusquement sans réfléchir, me voici parti à courir, échevelé. Toutes les leçons de Marion et de Compayré me poussent ; les lunettes de la maîtresse me regardent, les exemples de l'histoire sont derrière moi avec l'héroïsme de Viala et de Mlle Dodu. J'arrive, mes joues rouges brûlantes, avec un cœur qui me manque, au restaurant où les taxis s'arrêtent un moment pour rendre leur trop-plein et repartir allégés. La dame aux fourrures sent un frôlement de nez de chien sur sa main : et ce sont mes doigts avec le porte-billets. Je la regarde ; elle me sourit, fait un geste de surprise joyeuse. Mais rompre la marche d'un cortège, c'est aussi grave que de s'arrêter net dans un discours ; la dame continue son chemin tout en me recommandant : « Attends-moi une minute, là, à l'entrée ; je vais revenir. » Elle reviendra : je sentirai donc une fois encore l'odeur de paradis, je verrai l'ange blond, la belle image.... J'attendis un instant ; la porte se referma. Mais, tout à coup, les yeux abandonnés par le spectacle, je rentrai dans ma vie habituelle et scolaire. Je suis satisfait et un peu glorieux de ma bonne action. La belle dame ne me reverra pas : elle saura que je suis parti 13
sans récompense, que j'ai fait mon devoir et que je suis digne de Mlle Dodu et peut-être même de Jeanne d'Arc.... Tout à coup, je pense à ma pièce de vingt sous. Oui, je la donnerai à ma tante ; je n'en distrairai pas une parcelle.... Je suis lancé dans la voie des sacrifices ! Aussi quand je rentrai, je la lui tendis, au beau milieu de ma main, comme un bijou. Elle en oublia la gifle traditionnelle qui suivait mes maigres recettes. Alors, moi, bêtement, je me mets à raconter : « Tu sais, la dame, elle avait perdu son sac, son portebillets. Alors, j'ai couru après elle et je le lui ai rendu.... » Je n'avais pas fini que la tête de cette femme — qui, en réalité, n'était nullement ma tante — rougit et se gonfle comme un ballon de bazar qu'on approche du feu. Il est temps de fuir ; la pluie des gros mots tombe. « Imbécile, idiot, sans-cœur ! tu laisserais mourir de faim tes père et mère.... C'est tout ce qu'elle t'a donné pour ça, ta belle dame ? » En reniflant, j'expliquai que je n'avais reçu aucune récompense, que la dame ne m'avait pas revu.... J'entends encore grommeler ma tante : « C'est-il pas un malheur d'élever des enfants pour se conduire comme ça ! Il y avait peut-être des mille et des cent dans ce portefeuille. Et nous qu'on crève la faim ! Et t'es assez bête pour le rendre ! Je t'étranglerais, si je ne me retenais pas!...» Elle se retint, heureusement. Quand ce fut terminé, elle me secoua vigoureusement, comme pour faire tomber les dernières larmes, puis, énergique, décidée, elle déclara que tout n'était pas perdu. Elle retrouverait bien l'inconnue au portefeuille. Elle verrait bien si on lui refuserait une récompense due ! « Car enfin, madame ! il y avait droit, cet enfant !... » Le quartier fut informé de l'affaire ; on repêcha, je ne
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Elle m'emmena chez elle. 15
sais comment, la belle dame dans l'océan de Paris, par l'intermédiaire du garçon de restaurant et de quelques concierges : die s'appelait Mme Desflouves, et, chose curieuse, elle souhaitait sans doute aussi me retrouver, car voici qu'un jour elle arrive sans mot dire, dans la grande bâtisse grouillante d'enfants. J'étais tout seul et je fus aussi stupéfait qu'ébloui devant cette apparition. Ce n'était pas loin d'être un miracle : et sur la porte de notre misérable logis, je voyais ses cheveux dorés, juste en face de la fenêtre de l'escalier, tout brillants de lumière autour de sa tête, comme un nimbe de sainte. Elle n'entra pas. Mais elle m'emmena chez elle, dans un bel appartement du sixième arrondissement, en face du Luxembourg. Pour moi, c'était un palais — ou mieux un Paradis — où habitaient la Bonté, la Vertu, la Charité, tout ce qui s'écrit en majuscules.... Quand je rentrai, je ne reconnaissais plus Chariot dans la vitrine de l'épicier. Etre plus belle que les camarades plaît aux filles, mais les garçons sont gênés de n'être pas débraillés comme les autres : chacun sa coquetterie.... Et moi, j'étais honteux de mes souliers neufs, honteux de mon tablier rosé et d'un béret posé sur mes cheveux lissés ! La maison, de ses yeux innombrables, me regardait comme un carnaval, et quand ma tante rentra, elle déclara tout net qu'elle n'oserait jamais sortir ce gamin habillé pas comme les autres et avec un luxe tout à fait contraire à sa situation. Aussi, en un tournemain, elle me dépouilla, me retourna le tablier par-dessus la tête comme la peau d'un lapin et déclara que l'aubaine devant profiter à tout le monde, elle allait aussitôt vendre cette défroque au fripier. J'eus par bonheur une inspiration : « Mais je ne pourrai pas y retourner, chez cette dame, si je n'ai pas les habits qu'elle m'a donnés.... Et je n'aurai plus rien ! » Ma tante s'arrêta.... Evidemment, ma réflexion était juste :
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je n'en reçus pas moins une calotte, ce qui évita de me contredire ou de m'approuver sans doute : mais elle garda les vêtements. Aussi je retournai au Paradis, deux fois, trois fois.... Deux fois, trois fois, je revins les mains vides. Je m'en allais avec joie vers cette maison de riches, sachant qu'en rentrant j'aurais des taloches. Je les recevais même avec une espèce de petite joie qui me courait sur la peau et presque aussi agréable que celle de se mordre exprès les lèvres ou de se retourner les ongles, comme je le faisais dans mes moments d'oisiveté.... Et tandis qu'elle me bousculait, je pensais : « Tape, tape, ça m'est égal. » Car tout à l'heure, j'avais causé avec une belle dame, tout comme un homme ! J'avais goûté, là-bas, assis au bord d'une chaise dorée, écouté le piano, et refusé, oui, refusé — je me serais plutôt roulé — le moindre cadeau ! « C'est bien. J'irai moi-même, dit-elle. Car enfin, on n'attire pas ainsi un enfant dans une maison.... Un enfant, madame, qui a rapporté une fortune, je vous dis, une vraie fortune à cette femme. » Elle y alla.... J'ai pendant son absence, passé de terribles moments.... Elle revint victorieuse, la gorge palpitante de mots.... Son homme était là. « Tu parles si j'ai su y faire du boniment ; que je la remerciais bien, et tout le tremblement, et que l'enfant avait été élevé dans des principes. Dieu merci ; elle en a eu plein les yeux ! Alors, elle m'a donné vingt balles ! « Vingt balles, oui, et toi qui n'as pas même rapporté vingt sous ! » Ces dernières paroles s'adressaient à moi, en même temps que l'esquisse d'une taloche qui ne tomba pas : mais je chus tout de même sur une chaise, — par habitude. « Et puis, on a causé. Elle m'a raconté des histoires de sa bonne qui la vole ; elle a déjà vu disparaître des objets.... » 17
Elle se tut un moment et me regarda de côté. Moi, comme d'habitude, j'avais l'air de rien entendre ; je bricolais dans un coin. Ce que voyant, elle continua, à voix de confidence : « Alors, moi, je l'écoutais. Pas de danger, que je me dis. Alors, il y a ça, que je me suis laissé tomber dessus, pendant qu'elle a eu le dos tourné.... Bah ! elle mettra tout sur le compte de la bonniche.... » Elle tira du coin de son mouchoir et fit miroiter au soleil une petite montre en or. Mais dix griffes la saisirent. Un chat furieux sautait sur elle ; elle faillit lâcher l'objet.... C'était Chariot, c'était moi qui avais reconnu la montre : un bijou de montre-bracelet, qui reposait d'habitude au fond d'une coupe, sur un meuble, dans le salon du Paradis. Une violente bourrade me colla au mur ; l'objet disparut. Saisie, ma tante le fourra dans sa poche. Mais elle ne put me rattraper ; je me jetai dans l'escalier en hurlant. Des portes s'ouvrirent sur mon passage.... Je me trouvai au milieu de la rue qui remuait et tremblait à travers mes larmes. Je m'enfuis le long des chaussées encombrées. Je ne voyais pas venir à moi le mouvement de Paris, l'armée des taxis, des tramways, des fardiers en marche contre ce gamin aveugle.... Ce chariot n'était pas réel, cet autobus n'était qu'un mirage.... J'enfilai des avenues, des boulevards, sans rien regarder, sans rien voir, perdu dans la trépidation de la ville, si frêle, si rien du tout que je ne sentais plus ma vie, que je ne tenais pas à la terre. Il n'y avait plus de pavé sous mes pieds. Je ne revins pas pour dîner. Je me suis figuré, depuis, l'inquiétude qu'elle a dû avoir en ne me voyant pas rentrer, — non pas sur mon propre sort, — mais parce qu'elle devait craindre une dénonciation, et que je n'allasse raconter son vol à la dame de la rue de Médicis.... Je la vois, tracassant ses casseroles, regardant à la fenêtre, se
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disputant avec son homme, combinant des plans de défense, croyant déjà entendre les pas des agents dans l'escalier.... Ils vinrent en effet, vers les neuf heures.... J'étais avec eux, mais plié en deux et la tête de côté, ballante, comme un fruit dont la tige est fanée.... Un autobus m'avait happé, lancé sur le trottoir. C'était à se demander, paraît-il, si je ne l'avais pas fait exprès : on m'a dit tout cela depuis.... J'étais tout rouge de sang.... Mais quand les hommes arrivèrent là-haut, dans notre sixième, peut-être ne trouvèrent-ils plus personne.... Peut-être jugèrent-ils qu'il ne fallait pas me laisser là.... Toujours est-il que c'est à l'hôpital que je me réveillai deux ou trois jours après.
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DEUXIÈME PARTIE pardon aux lecteurs d'avoir laissé percer comme un ton de colère dans le début de ce récit. On sait bien que ce n'est pas dans mes habitudes. Mais quand je revois l'image du petit Chariot, de ce bonhomme de dix ans, jaunasse et ébouriffé, je ne peux m'empêcher de trembler, de souffrir et presque de haïr.... Il y a douze ans de cela. Maintenant que ma jeunesse s'engage dans d'autres limons, j'ai devant moi un beau chemin de plaine. Ses ornières, sans doute, vont un peu à droite et à gauche, mais elles me conduisirent quand même dans la bonne direction, sans presque que j'y pense. Alors je me demande si je n'ai pas été trop sévère pour cette harpie criarde. J'ai JE
DEMANDE
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essayé de rechercher dans ma mémoire quelques faits qui m'eussent permis, sinon de l'absoudre, du moins de la prendre en pitié. Il me déplaisait, tandis que je voyais ma vie s'étendre, paisible et telle qu'un bon champ de rapport, de garder une aussi triste image dans mon passé.... Oui, il y avait de la misère au faubourg en ce temps-là. Et puis le mari de cette femme, en réalité, n'était point mon oncle. Il avait, en premières noces, épousé la sœur de ma mère : ma parenté avec lui se réduisait donc à rien : j'étais en réalité pupille de l'Assistance publique ; et, de temps en temps, peut-être une fois par an, un monsieur à lorgnon, toujours pressé, pénétrait dans l'immeuble de la rue de Charonne et, voyant mes joues rouges, félicitait ma tante : c'était l'inspecteur des Enfants assistés qui faisait son service.... La vie sans doute était dure pour elle : le travail rare, la guerre terrible. Et puis, comme il y a des chiens qui rapportent tout seuls, il en existe qui mangent le gibier et qui volent tout ; chacun sa nature. Je crois que celle de cette femme n'était pas des meilleures, et on a pu en juger déjà. Pourtant, certains jours, on me farcissait les joues de sucreries ; le lendemain on me battait. J'en étais arrivé à considérer ces phénomènes comme la pluie ou le vent, dont on ignore la raison, et je tendais une face épanouie ou bien un dos résigné.... Tout allait bien quand on venait de toucher « l'allocation » à la mairie du XIe. Mais quatre bouches la dévoraient vite. Alors on cherchait sa vie à droite et à gauche, comme des bêtes qui reniflent à tous les coins. « C'est la guerre ! » disait-elle. Pour moi et ceux de mon âge, la guerre était une chose terrible et joyeuse. D'abord le grand branle-bas, les affiches qu'on lit, les jambes écartées, comme les grandes personnes ; puis les hommes jeunes et vieux, tous déguisés en soldats ; une troupe qu'on signale de loin avec des cris ; les drapeaux qu'on salue tout droits, au garde-à-vous, la main à la casquette, 21
les trains qui s'enfoncent dans le tunnel, comme de longs corps noirs aux mille bras qui agitent des mouchoirs aux portières.... A chaque pas, c'étaient des choses nouvelles. La fièvre nous gagnait. On vivait. On mendiait des défroques militaires, on faisait coudre par une grande sœur un calot de fantassin pris dans du vieux drap. Chacun apportait ses trésors : un biscuit, des douilles, un couteau.... « Mon « ieux », il a tué des Allemands ! » On frottait la lame ; une trace de rouille, c'était une traînée de sang, de sang d'ennemi. Une petite âme meurtrière poussait en nous. On jouait à la guerre sur le trottoir, dans la maison. Seulement, quand le balai de la concierge apparaissait, rien qu'à le voir nous fuyions. Jeux d'imagination et d'imitation ! On respirait avec fièvre l'atmosphère guerrière ; on singeait les grands, on répétait les mots héroïques qu'inventaient des journalistes embusqués.... On était déjà des hommes. Moi, j'avais la spécialité des drapeaux. Je savais coudre. Et il me semblait, quand j'apportais un chiffon tricolore et 22
déguenillé dans la rue, que je dominais ce petit peuple. Je sentais passer en moi un souffle singulier, qui était de l'enthousiasme. Après tout étais-je si loin de la folie du sacrifice qui fait les héros ? Ouf ! tout cela est passé. Et puis, ce n'est pas mon temps de guerre que je veux raconter. C'est seulement pour dire, en songeant à cette époque troublée, que j'ai peut-être tort de prendre de l'humeur à propos des mauvais traitements dont je fus victime. Car c'est terrible, un gamin de dix ans. Et quand il n'y a plus d'hommes, ça redevient un petit animal échappé — et même pire, monsieur. Et pourtant, je peux le dire, je n'étais pas des plus mauvais. Je ne rêvais que de belles images d'Epinal, où j'étais habillé de couleurs vives, de rouge et de bleu, avec même du doré ; et je m'y montrais héroïque et fier, comme un adolescent de légende : je ne dis pas comme un enfant, ce serait trop peu. Tout cela ne m'empêchait pas, comme un autre, de casser les carreaux, de tirer les cordons de sonnette et de tendre des ficelles dans l'escalier de la cave pour y faire choir la concierge. Si je ne suis pas devenu le dernier des voyous, c'est peut-être parce qu'il y avait deux vies en moi : celle qu'on voyait, celle du petit faubourien à peu près abandonné, rôdeur et mendiant, et celle que je me donnais par l'imagination.... Oui, on est ainsi bâtis. On rêve de choses, on fait le contraire.... Quand je regarde la plaine et les bois, derrière notre « accin (1) », je me demande si ce fut bien moi-même, ce petit bonhomme que talochait cette tante qui n'était pas ma tante.... Qu'elle soit pardonnée ou qu'elle soit oubliée.... Je ne l'ai pas revue. Mais combien de fois j'ai songé au Paradis, à la dame élégante qui m'avait parfumé pour des années.... Je sens encore ce parfum.... Celle-là jouera un grand rôle dans ma vie.... Mais n'anticipons pas. (1) Enclos. 23
* ** Un matin, à l'hôpital, on me dit : « Tu sors. Seulement, tu ne rentres pas chez toi. — Ah ! je vais à l'Assistance ? — Non, mon petit, me répondit sœur Véronique, l'infirmière que je retrouve seule dans mon souvenir, avec sa figure rouge et son nez rond, à côté d'un médecin tout blanc. Tu vas quitter Paris.... » Je crois même qu'elle a dit « Paname ». Sœur Véronique riait avec les petits faubouriens et parlait leur langage. Elle riait de les voir rire, de les voir manger. J'en aurais bien fait ma maman, si j'avais pu choisir et si j'avais su au juste ce que c'était qu'une maman.... On ne se doute pas comme il est difficile de se l'imaginer quand on n'en a jamais eu.... Lorsque j'y pensais, c'était sous les traits de sœur Véronique qui me soignait et me taquinait, ou encore sous ceux d'une chatte qui lèche ses chatons et ronronne pour les endormir ; elle donne parfois un coup de patte, mais elle ne met pas les griffes. Tante mettait les griffes.... Enfin, je m'attarde. « Non, tu ne vas pas à l'Assistance ! Tu as une famille ! » Je la regardai effaré, oubliant que l'instant d'avant elle venait de me dire que je ne retournais pas rue de Charonne. « Oh ! non ! non ! je ne veux plus y aller ! » II paraît que je devins tout pâle, comme si j'allais tourner de l'œil. « Voyez-vous ça ! Mais, ta nouvelle famille, mon petiot, elle est à la campagne ! Chariot, madame ! s'en va en villégiature. Oui, monsieur, vous avez un cousin, un oncle à la mode de Bretagne, qu'on vous a retrouvé, dans une ferme.... Parfaitement, une ferme, avec des vaches', des poules, des lapins! Tu en as une chance ! La vie de château, madame ! » Et, pour me persuader que j'avais de la chance, elle me roulait dans ses bras solides, me tapait sur les fesses et 24
me faisait des « prouout » dans le cou, comme à un bébé. Alors je ne doutai plus de ma chance et j'entrai dans le mirage, tandis qu'elle répétait : « Des vaches, des lapins, et puis des cochons d'Inde, et de tout, quoi ! — Des cochons d'Inde ! Et puis des ménures-lyres.... Et puis un hippopotame.... » J'ajoutais naïvement au peuple, de la ferme toute une faune tropicale. Hélas ! elle n'était pas plus étrange pour moi qu'une étable française : je ne connaissais la vache que par un grand tableau en couleur de l'école maternelle, offert par une fabrique de lait condensé ! J'ai toujours eu une tête assez singulière. Je n'avais pas cinq ans qu'on disait de moi : « II sort de la lune. » Je ne comprenais pas de quelle façon j'avais pu venir de
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si haut et je suis resté longtemps à me demander comment on peut descendre de ce lampion pâle qui ne paraissait que pour me dire : « Va dormir. » Alors, le ciel était fermé ; on n'avait laissé entrouvert que cet oeil-de-bœuf. Derrière, il y avait peutêtre des anges qui secouaient leurs ailes, ou bien un dancing.... J'ai appris à l'aimer depuis que je suis aux champs. Elle est douce et calme et elle apaise ma tête encore chaude du coup de soleil de la relevée. Ma tante assure qu'on y a pendu Judas et elle voit l'image du traître dans les ombres de sa face. Mon oncle prétend qu'elle rit. Moi, quand je regarde sa corne pointue, je dis : il pleuvra demain. Lorsqu'elle se lève rouge et fumeuse et pareille à un lointain incendie, c'est du vent et de l'orage. Si elle flotte comme un plat d'argent dans un ciel bien net et que la forêt dorme, calme, dans une cendre bleue, je peux compter sur un beau jour de travail.... Elle éloigne les dangers de la nuit, les voleurs et les bêtes de proie ; les petits lapins font des rondes sous ses regards. Elle règne sur notre sommeil et sur les bâtiments de la ferme, accroupis comme d'énormes bêtes arrêtées dans la plaine.... Sur les genoux de sœur Véronique, j'étais dans la lune, les bras chargés d'images fantastiques.... Il faut se figurer ce que c'est qu'un petit Parisien qui n'a jamais vu d'autres arbres que ceux dont le pied est cerclé de fer et qu'on arrose comme des fleurs en pot. Une forêt est nécessairement remplie de loups et peut-être de lions. Il y a dans les champs des animaux innombrables, cornus et multicolores. Je leur donne des dimensions fabuleuses, et des couleurs que j'obtiens en pressant sur les globes de mes yeux fermés. Tous les tableaux d'histoire naturelle de ma classe s'animent ; les bêtes se mettent à marcher, le rhinocéros avec les tortues, le toucan-toco avec les poulets d'Inde, tous pêle-mêle autour de moi, presque aussi gros les uns que les autres : que voulez-vous ? on ne m'a montré que des livres, et, dans
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ma « Science », l'escargot est plus grand que l'hippopotame sur la page d'à côté. C'est dire si mon imagination trottait, et si la rue, avec son bistrot où me traînait ma tante, avec les boutiques du quartier et tout ce grouillement du faubourg, avait disparu de mes yeux. J'avoue qu'à partir de ce moment-là je ne pensai guère à ceux que j'appelais mes frères. Joseph, d'ailleurs, je ne l'aimais pas ; il était sournois. Et Jules avait de la gourme. Il n'y avait guère que la petite Jeanne à qui je fusse attaché, parce que je la surveillais, que je lui faisais passer la rue et qu'elle m'obéissait. Je l'aimais parce que je pouvais lui dire : « Tu sais ! si tu n'es pas sage ! » Je répétais à son intention, — j'en demande pardon à l'homme que je suis, — les menaces de ma tante, et je l'ai même talochée pour voir si ça me causerait du plaisir : ma tante me calottait si souvent que je m'imaginais qu'elle y prenait de l'agrément. Seulement, il faut croire que je n'étais pas bâti comme elle, car je ne pus supporter cette petite figure surprise, contractée, effarée, que je me hâtai de remettre dans ses plis naturels à l'aide d'un bout de chocolat.... Allons ! voilà encore que je m'égare comme un vieux qui n'arrive pas à lancer son histoire plus loin que sa barbe. On me mit donc, messieurs dames, dans une voiture. Ma tête n'était peut-être pas assez recollée ? Chariot s'en alla en taxi, comme un bourgeois, comme la dame du Paradis. La dame du Paradis.... J'eus un serrement de la poitrine, quand la pensée m'en revint, et je me mis à pleurer. Sœur Véronique n'y comprit rien. « Eh bien ! eh bien ! on regrette Paname ? Et le chien qui t'attend là-bas ? — Il y a un chien ? — Mais bien sûr ! — Il est gros ?
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— Oh ! gros comme ça ! » Elle fit un geste arrondi des bras. Je me replongeai dans mes songes. Je sentis la tête du chien sur mes genoux, ses oreilles sous mes doigts.... Le Paradis ? N'est-ce pas là où j'allais ? La belle dame — elle s'appelait Mme Desflouves — je lui écrirais, je lui écrirais que ce n'est pas moi qui ai pris la belle montre. Car cette idée qu'elle pouvait m'avoir soupçonné me poursuit ; elle apparaît, elle tend la tête entre deux pavés, comme une bête venimeuse.... Mais, en ce moment, le chien la chasse. • C'est Tom qu'il s'appelle ? - Ah ! ça, je ne sais pas ! - Mais si, mais si ! » Mme Desflouves est partie ; j'embrasse le bon chien.... Oh! madame, il me lèche !... * ** Sœur Véronique me fourra dans l'express, en me recommandant à des soldats qui allaient à Troyes, où je devais changer de train. Je disparus dans un coin de vide, au milieu des musettes. Je ne tardai pas à m'endormir profondément... Tout à coup — il ne me semblait pas que j'eusse dormi — je m'éveille ; on me secoue ; tout ce que je vois me paraît extraordinaire.... Je me retrouve enfin : « Troyes! » Déjà ! C'est tout près de Paris, me dis-je, ignorant mes trois heures de sommeil.... Des soldats — des amis par conséquent — me tirent vers mon train, un train bondé de militaires, et voici la dernière étape du voyage. Une demi-heure après, je descends. J'ai dans la main un petit ballot, — oh ! bien petit. Il doit y avoir dedans une chemise et des bas, peut-être une culotte de toile.... Me voici sur le quai où les lumières des wagons font des éventails de lumière. 28
C'est Chariot et sa fortune qui débarquent aux champs. * ** Je ne puis vous dire combien je me trouvai désemparé. Le train partait, abandonnant la petite gare perdue dans la nuit, emportant la lumière et le bruit. C'est Paname qui fuyait.... Je frissonnai dans mon chandail léger.... Une lanterne se balançait dans l'ombre, toute seule ; elle vint vers moi et je découvris la main qui la portait. Un homme me saisit par l'épaule : « C'est toi, le petit aux Dupré ? » D'entendre mon nom, cela me remit un peu. Je ne fus pas trop étonné d'être connu ici ; un enfant ne croit pas à l'immensité du monde, car il le porte tout entier avec lui. « Reste là ; on va venir te chercher. » 29
Et me voici de nouveau seul, dans la salle d'attente obscure, où le guichet envoie quelques lignes de lumière. Pendant tout le temps que je demeure là, je ne le quitte pas des yeux ; il me rattache à la vie ; il y a sûrement quelqu'un de l'autre côté. La grande porte claque ; une bourrasque de printemps secoue la petite gare. Je sais bien que c'est le vent ; mais qu'y a-t-il derrière cette porte, dans cette nuit ravagée par la tempête ? J'ai peur, comme si une bête voulait entrer. Mes dix ans se sont réduits à trois ou quatre. Quand on est seul, c'est souvent ainsi et je crois que beaucoup d'hommes en sont là. Enfin cette porte s'ouvrit brusquement, — juste au moment où je croyais voir une énorme tête qui se dessinait derrière les vitres, avec deux yeux de feu. Je me suis dit, depuis, que cela devait être le nez de Pierrot, le cheval des Dupré, et les lanternes de sa voiture : mais alors je n'étais pas bien moi-même et je vivais dans un demi-rêve. « C'est toi le petit Charles ? » Un homme, un paysan m'interrogeait. Il portait un sac plié en deux sur la tête, à cause de la pluie. Il me parut maigre et sec; une grosse moustache rousse lui cachait le menton.... Lui aussi, il m'avait reconnu ! Tout le monde me reconnaissait ! Mes joues rouges, parbleu ! C'était une véritable enseigne ! Je m'avançai. Je n'étais pas trop timide avec les gens : un petit bonhomme comme moi habitué à traîner le faubourg, qui parle aux cochers, aux marchands de journaux, et qui a vu la guerre, n'a pas froid aux yeux quand on l'interpelle. Maintenant, j'avais douze ans ! « Oui, m'sieu, Charles Dupré, du 165 de la rue de Charonne. — Ah ! c'est moi ton oncle. C'est tout ce que t'as ? » Je fis signe que oui. Evidemment, ce n'était pas brillant, — et ce mot, qui témoignait seulement le souci de me voir ne rien oublier, me parut une constatation un peu humiliante de
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ma pauvreté. Je me hissai dans la voiture. Mon oncle me mit un sac-capuchon sur la tête, et nous partîmes dans la bourrasque et dans la nuit.... Je me souviens que, cahotés et sommeillant, nous traversâmes du noir, beaucoup de noir. De place en place, on voyait de petites lumières : des maisons, sans doute. Par moments, quand une secousse me réveillait, j'apercevais des formes étranges, comme des hommes debout de chaque côté de la route, avec des têtes énormes. « Qu'est-ce que .c'est que ça? demandai-je. — C'est des saules têtards. » Ces mots ne m'apprenaient rien mais de savoir un nom me rassura ; et aussi le ton de la voix qui était tranquille. Et je me laissai ballotter, au gré des ombres et des coups de lanterne qui faisaient surgir des formes inattendues. Je n'avais jamais vu la nuit. A Paris, même sur les fortifs, même dans les rues les plus noires, veille toujours l'étoile blanche et triste d'un bec de gaz, et, au-dessus des maisons, il y a le nuage rouge des quartiers centraux. Ici, le ciel était fermé ; il me semblait qu'il fallait être bien habile pour ne rien heurter au milieu de cette obscurité encombrée de choses qui surgissaient à chaque instant.... Et on marchait, et on courait !.... Je sentais dans mon dos le frisson d'une chute au fond d'un abîme.... Je préférai fermer les yeux pour ne pas voir ces fantômes qui s'animaient, ces serpents, ces monstres devant moi. Le vent était violent et quand, aux côtes, on allait au pas, j'entendais tous les diables siffler.... Ce n'est qu'en arrivant à la maison que je me réveillai bien : en une demi-minute, mes bras, mes jambes me furent rendus. Une gifle de lumière qui venait de la porte ouverte nous frappa au visage : une lampe à pétrole apparaissait an poing tendu d'une grande femme maigre qui nous éclairait en tâchant, avec son autre main, de préserver du vent la flamme vacillante.
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« Pas besoin, pas besoin ! dit mon oncle, dont j'entendis la voix pour la deuxième fois, car il n'avait rien dit durant le trajet. J'ai ma lanterne.... Va, petit. Tiens, ton balluchon. » J'entrai dans le cercle de la lampe, mon sac sur le dos. Et ce que j'aperçus, ce qui m'entra dans les yeux tout de suite, c'est, sur une table, une miche de pain toute ronde, des assiettes et des verres. Ma faim se réveilla brusquement, comme une bête endormie en moi et qui me travaillait l'estomac.... Mais j'en fus distrait par un énorme animal rouge et noir qui jaillit d'une vaste cheminée, d'une cheminée comme une maison, avec un toit qui revenait en avant, et des boules de fumée que le vent rabattait. Il me sembla sortir de l'enfer ; je me reculai vivement en serrant contre moi mon balluchon. « Tom ! Assez, voyons ; dehors ! » Tom ! C'était un chien ; c'était Tom, Tom que j'attendais, Tom que j'avais nommé à sœur Véronique sans le connaître ! Cette coïncidence s'ajoutait à tous les mystères où je pénétrais depuis une demi-heure.... Mais Tom obéissait et sortit. J'eus à peine le temps de le voir ; il me parut énorme et terrifiant et je l'aimai tout de suite. J'eus pitié, quand je l'entendis grogner et pleurer à la porte, car c'est à cause de moi qu'on l'avait chassé : mais je n'osai pas réclamer qu'on lui ouvrît. « Alors, c'est toi le petit gars à défunt Alphonse.... » Défunt Alphonse : c'était bien, pour moi, un nom nouveau. Défunt même, que je prenais pour un nom de famille, ne me disait rien. Je voulais bien. J'étais le gars à qui me ramassait. « Il n'y en a pas gros, dit la fermière. Un vrai chat grillé. » J'entendis alors un petit rire, comme un déchirement d'étoffe légère dans les magasins : raac.... Cela venait de la cheminée. Décidément, il y avait de tout dans cette caverne noire.... Une gamine, une queue de cheveux derrière la tête, sa grande bouche fendue dans une tête trop grosse pour le corps, riait. Je la vis assez laide et déplaisante, de prime abord. « Tiens ! voilà ta cousine ; Lucie, viens ! » 32
Bon ! une cousine me sortait de la cheminée, après le chien. Je tendis la main, comme je le faisais à l'école de la rue Vitruve aux camarades et même à la maîtresse. Mais elle ne la prit pas. Je me rendis compte que cela ne se faisait pas à Charmont ; mais elle m'offrit ses joues. Je détestais embrasser et ça ne m'était quasi jamais arrivé ; j'avais encore le souvenir de sœur Véronique, qui m'avait piqué en me disant au revoir. Je sentis donc deux : cloc, cloc, qui retentirent sur mes joues. Elles durent en devenir plus rouges.... Cependant, mon oncle rentrait. Je m'aperçus qu'il traînait la jambe, d'une chute ancienne. J'ai su, depuis, que c'est pour cela qu'il n'avait pas été mobilisé. « Allons ! mangez », dit ma tante. On me fit asseoir devant une soupe au lard et aux choux. Tout mon être se dilata devant cette assiette, creuse comme une écuelle. Et ensuite, ce lard tremblant, mêlé à cette belle viande rouge ! Mon Dieu ! que ces gens devaient être riches pour tant manger ! Mon oncle n'en finissait pas d'ouvrir et de fermer la bouche sur d'énormes cuillerées de soupe, qu'il introduisait je ne sais comment, sous son immense moustache.... Tout à coup, je sentis quelque chose de froid sur ma main.... Je criai.... La grosse tête du chien — il était rentré sans que je le voie — soufflait vers mon assiette. « Donne-lui un bout de pain », dit ma tante. Ce que je fis aussitôt. Un « miac » formidable retentit : le déclenchement de la mâchoire qui s'ouvrait ; je retirai brusquement mes doigts. Mais l'instant d'après, je sentis un gros poids sur mes genoux : c'était la tête de Tom. J'osai la caresser et je vis que j'avais un ami.... Tandis que je répondais aux questions, assez rares d'ailleurs, de ma tante — car on n'était pas bavards dans cette maison — d'autres choses m'apparurent : un chat qui vint encore de cette singulière cheminée ; puis le visage de ma tante qui se mit à flotter comme une lune à travers des nuages ; 33
Une gifle de lumière nous frappa au visage. 34
et les solives, là-haut, qui tournoyaient, et la lampe dont la lueur s'élargissait et qui me picotait les yeux. « Faut aller le coucher, dit mon oncle. Il tombe de sommeil. » On me poussa par le dos vers une porte, dans un réduit encombré d'outils ; je grimpai, en butant, par une échelle de meunier et je me trouvai, dans le grenier, au milieu de tas de blé, de mesures, de poids, de sacs. Tout un remue-ménage d'ombres effrayantes courait autour de moi, au gré de la lanterne. Dans un mur de planches, une seconde porte s'ouvrit. « C'est la chambre de Jean. » Je ne demandai pas qui était Jean. Mais je tendis "ma joue, ce que je ne faisais jamais rue de Charonne : on ne m'aurait pas répondu. A distance, cela m'apparaît comme le geste animal de la reconnaissance.... On poussa la porte.... Je me déshabillai et me couchai, seul, pour la première fois, et dans le silence.... J'étais villageois de Charmont-sur-Barbuise, à seize kilomètres de Troyes.... * ** C'est au jour que je me réveillai. Etait-ce le jour ? Quelque chose de gris, de brumeux, se mêlait en moi à des bruits extraordinaires et confus. Je me trouvais au fond d'un abîme, dans un état évidemment voisin du néant, mais où je me sentais cependant encore exister.... Je venais de rêver que j'étais ligoté sans pouvoir me déprendre : j'entendais le bruit de mes chaînes.... Une respiration plus forte, fit sans doute circuler de l'air dans ma cervelle, car mes yeux me rapportèrent une cloison de planches couverte de feuilles coloriées du Petit journal illustré, une fenêtre sans rideaux, qui craquait à petits bruits sous la poussée du vent. Un cri rauque, comme celui d'un fauve, retentit et me réveilla tout à fait ; je retrouvai la réalité comme on rentre dans une chambre éclairée et rangée : j'étais PEAU-DE-PECHE 35
dans une ferme, à cent quatre-vingts kilomètres de Paris.... Je me levai et me hâtai de m'habiller, grelottant d'angoisse plutôt que de froid.... Je regardai à la vitre.... La pluie. Une pluie persistante de ces jours de printemps mal éclos que l'hiver traîne après lui. Une culée d'hiver, comme on dit ici. On ne voyait que du gris, des grands arbres alignés, comme un régiment de plumeaux de concierge, et qui, sans doute, là-haut, balayaient les nuages effilochés. De petites cloches d'eau sautaient des flaques. On entendait partout, sur les toits, le gri-gri de la pluie. C'est tout juste si je distinguais, dans une buée, les tuiles rouges des maisons voisines, à cent mètres.... Je sentais, autour de moi, quelque chose d'inquiétant : et c'était le silence. Je m'en aperçus plus tard. Evidemment, il y avait bien quelques bruits aux alentours de ma chambre, mais, isolés, ils faisaient le vide plus grand. Il me semblait que mes oreilles s'agrandissaient à force de les tendre pour écouter quelque chose. J'en étais encore à la rumeur de Paris ; et ce calme me troublait, me gênait presque. Je n'osais pas marcher. Il me semblait que je faisais malgré moi un bruit énorme.... Quand je descendis l'escalier, les yeux sur mes pieds pour ne pas choir, je trouvai Lucie attablée devant un bol. Je lui souris en lui disant : « Bonjour, mademoiselle. » Mais je n'osai pas lui tendre la main. « On m'appelle Lucie, dit-elle. Qu'est-ce que tu attends pour manger ? — Quoi donc ? — Ça. » Elle me montra le café au lait fumant. Un peu de chicorée — on en a toujours mis ici — lui donnait un petit goût de caramel. Je n'ai jamais mieux déjeuné. « Seulement, il n'y a guère de sucre : on est restrictionné, dit Lucie, Maman le met sous clef. 36
— C'est la guerre » , répondis-je gravement comme je l'avais entendu dire, Et j'avalai mon bol, tout fier de me hausser au sacrifice commun.... « As-tu dormi ? me dit ma tante. — Oui, madame. — Tu diras : ma tante. Défunt ton père était le fils de ma sœur.... — Seulement, j'ai entendu.... — Quoi ? — Oh ! rien. » Elle nous examina d'un coup d'œil pour voir si tout était bien ajusté dans nos vêtements, et ne poussa pas ses questions plus loin. Elle méprisait nos propos, qui n'avaient, pour elle, pas plus d'intérêt qu'un caquetage de poules. Je n'ai jamais vu de femme plus silencieuse. Sa figure bougeait rarement. PEAU-DE-PECHE 37
Elle était grande et blanche, toujours très droite et la tête levée, avec un air de noblesse triste.... Je continuai mon idée et ma phrase. « Ce qui a rugi. — Rugi ? — Oui, ce matin.... Il n'était que juste jour. Je sais ce que c'est que rugir. J'ai assez baguenaudé au Jardin des plantes. Et entendu le tigre, et vu l'éléphant, et même qu'il y avait.... » Mais je m'arrête brusquement. Lucie riait, quasi sans bruit, comme une petite source qui jase, — mais elle riait. « Un tigre ! Il a entendu un tigre, maman ! » Tout à coup, du dehors, un cri formidable me fit sauter : je me levai frémissant, les narines ouvertes. « Je n'ai pas dit ça. Mais, écoute ! » Une sorte de mugissement sur deux tons, comme la trompe des pompiers de Paris, faisait retentir la cour. Un carreau mal joint « glingua ». Puis le cri s'apaisa en reniflements rauques, qui s'éteignirent en un souffle rude.... Je détournai mes yeux de la fenêtre et regardai Lucie. Sur sa chaise, la petite littéralement se tordait, le nez dans sa tasse vide. « Maman ! maman ! il croit que l'âne, c'est un tigre ou un éléphant ! — L'âne ! — Tiens, regarde ! » Par-dessus la petite porte basse de l'écurie, une tête passait, une sorte de caricature de cheval, l'air endormi et mal peigné.... Un âne ! Il n'y avait pas, d'après mes idées scolaires, de bête plus ridicule et plus sotte. Et je venais de prendre son braiment pour le cri d'un animal exotique. « II n'est pas encore au fait », dit la mère Dupré, placide. Mais je fus humilié aux yeux de cette gamine. J'avais été ridicule et je lui en voulais à cause de cela.
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Dix minutes après, nous partions à l'école. « Débarrassez le plancher », avait dit ma tante. * ** J'avais sur mon dos ma défroque de Parisien ; une espèce de chandail de laine verte, avec un col qui avait été rouge. Il y avait par-ci, par-là, des grimaces dans le tricot ; la mère Dupré n'avait point de laine de même teinte pour boucher les trous et, à la hâte, elle avait rassemblé les lèvres des plaies avec du coton noir. Il me semblait que j'avais de grosses araignées sur le dos et sur les bras. J'étais rapiécé, mais à peu près propre. Je n'avais pas remarqué davantage que Lucie se mordait les lèvres pour ne pas rire, quand je sortis du coin où la mère Dupré me réparait. La pauvre femme aurait bien voulu me passer une blouse de cotonnade un peu déteinte, mais encore très bonne, paraît-il, qui avait appartenu à son aîné : mais il eût fallu la raccourcir, et elle n'avait pas le temps.... C'est donc un petit Pantruchard qui s'en alla sur la route, sans s'apercevoir qu'il avait l'air d'un oiseau des îles au milieu d'une couvée de jeunes canards. J'avais d'ailleurs, en plein jour, un certain aplomb et je ne doutais pas que le fait d'être Parisien me donnât une supériorité sur les habitants de la cambrousse. Mais, quand j'arrivai en vue de la petite école, je fus un peu surpris. J'attendais quelque chose dans le genre de ce que j'avais vu : de hauts murs, tout un croisillonnement de fenêtres, de vastes couloirs ; une espèce d'usine, où défilent des centaines de petits hommes devant des hommes plus grands, qui sont les maîtres.... Ici, j'entrai dans la cour d'une maison basse, au pied de l'église et tout contre le cimetière ; une maison pareille aux autres habitations du pays, sauf que le bas des fenêtres était barbouillé de blanc. Une énorme couronne de feuillage courait sur son front ; je m'amusai à lui trouver un 39
visage. Elle me regardait : elle regardait venir Chariot le Parisien.... Dans la cour, un immense pommier, tout fleuri, comme un bouquet de mariée. Des enfants étaient dessous, à l'abri de la petite pluie qui tombait : il a plu, ce mois-là, quinze jours de rang.... Je fus tellement surpris à la vue de cette énorme houppe blanche et rosé que je demandai à Lucie quel était cet arbre étrange qui semblait avoir gardé toute la neige de l'hiver. Elle se mit à rire et, en guise de présentation, elle dit, à trois ou quatre filles plantées devant la porte comme pour se faire photographier : « II ne connaît même pas un reinettier ! » Je répliquai vertement : « Mais je connais peut-être ce que tu ne connais pas.... T'as jamais vu ça et ça.... » Et je fais défiler les monuments de Paris, et la tour Eiffel, et la Samaritaine, et le Métro. Avec mes habits perroquet et mon accent de Belleville, traînard et gouailleur, je devais être passablement drôle, car je vois tout à coup les têtes des gamines, jusque-là immobiles, s'ouvrir en deux par un grand rire muet, puis se tourner l'une vers l'autre et pouffer. Puis, ces sottes filles se mettent à sauter tout à coup en se battant les flancs et en poussant des cris. Je ne savais pas encore qu'il suffit d'être différent des autres pour exciter les moqueries et parfois subir les méchancetés. C'est en regardant la basse-cour que je l'ai appris ; je me souviendrai toujours d'un pauvre faisandeau qu'on avait mis avec les poules : elles l'ont plumé en un rien de temps.... J'arrêtai donc ma réplique tout net, passablement vexé. Je suis chez de vrais sauvages, me disais-je.... Pour me confirmer dans cette idée, voilà qu'on danse autour de moi ; des garçons s'approchent.... Un grand, serré dans sa veste trop courte, que les boutons tirent en plis transversaux, les mains
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dans les poches, ouvre la bouche toute grande et se balance de joie au rythme de la ronde. Comment cela s'est-il fait ? il y avait quatre gamines et maintenant en voici quinze qui tournent en criant -: « Peau-de-Pêche ! Peau-de-Pêche ! » Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce un jeu ? Lucie est dans le groupe, rouge, animée ; elle mène le branle. Je veux sortir du cercle ; l'envie de me faire admirer a fait place au désir de fuir ces enragées gamines. Je force, je casse la chaîne. Une petite est bousculée ; elle tombe, les sabots en l'air, en hurlant. Moi, je ris, féroce et gouailleur.... Ses cris avaient fait paraître l'instituteur, la tête dans l'entrebâillement de la porte. Le cercle disloqué en resta vertical et immobile comme un jeu de quilles. « M'sieu, c'est lui, c'est lui ! » Tous les doigts rayonnaient autour de moi....
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Lucie me prit par la main. Elle me présenta, tendit mon certificat de vaccination et mon bulletin de naissance.... J'ôtai mon béret et saluai militairement, comme on faisait rue Vitruve, talons joints, ce qui parut surprendre l'instituteur. Il mit son lorgnon, examina le papier, me regarda pardessus, d'un œil froid et gris. C'était un vieux maître barbu et quasi blanc, qui n'avait pas l'air de rire. « Mauvais début. Il ne faut pas être brutal, surtout avec les petits. — Mais, m'sieu.... » Un regard m'arrête.... « Allez ! » Je restai dépité de cet accueil. Seul, le grand garçon boudiné dans sa veste demeura près de moi. « Tiens ! viens voir l'eau qui monte. Ça vaudra mieux. » II m'entraîna au bout du jardin, où courait une eau merveilleusement claire, dans un fossé habituellement à sec ; mais, cette année-là, les sources étaient hautes. Une petite chute faisait tourner un moulin que venaient de construire quelques grands élèves.... Mais nous revînmes aussitôt; le sifflet retentissait. Je fus profondément reconnaissant à ce grand garçon de m'avoir repêché dans ce moment pénible. « Comment t'appelles-tu ? lui dis-je. — Alexis.... » * ** On entrait. Je me souviendrai toujours de cette vieille classe de campagne, — on l'a remplacée depuis par un bâtiment tout neuf, — longue, étroite, avec de grands bancs qui tenaient toute la largeur. La première chose qui me frappa, c'est une vaste table ovale et toute noire, mais écaillée ; au-dessus, il y avait une République de plâtre.
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« Qu'est-ce que c'est que ça ? dis-je à mi-voix à Alexis que je n'avais pas lâché. — C'est la table du Conseil. » Autour, s'assirent trois ou quatre grands garçons, et parmi eux mon nouveau camarade. Il était le plus jeune ; les autres portaient bien seize ans ; l'un d'eux avait déjà au menton un poil frisottant, comme une moisissure jaune. Ils ouvrirent de gros livres et se mirent à travailler tout seuls. • Alors, c'était le Conseil, ça ? Pourquoi le Conseil ? Est-ce qu'il gouvernait l'école ? J'aurais bien voulu savoir, mais depuis le pommier fleuri, je n'osais plus rien demander. Je me contentai de me placer au rang que le maître m'assigna et je regardai à droite et à gauche. Je retrouve encore comme si c'était hier — et voilà douze ans de cela — cette entrée dans le petit monde qu'est une classe. Ce qui me surprenait le plus, c'était cette réunion de petits, de moyens, de grands, de garçons et de filles. Des gamines, toutes rondes comme des boules, enveloppées de capelines et de fichus s'asseyaient le long du mur, bien sages, en rangs d'oignons, attendant que le maître ait le temps de s'occuper d'elles, ce qui n'arrivait pas souvent. Des grandes, des rouquines tavelées de son ; une ou deux brunettes avec un ruban dans les cheveux, des nattes dans le cou ; des garçons presque tous en blouse de coutil bleu ou noir, une ceinture de cuir sous les bras, ce qui était la mode cette année-là : telle était l'école de Charment. En tout, une quarantaine d'enfants. J'étais au bout du banc ; je n'avais donc qu'un voisin, à droite ; je lui parlai sans desserrer les dents, les yeux fixés sur le maître, comme j'avais appris à le faire à Paris. Il paraît que je n'étais pas à la page. « Tu n'as pas besoin de te gêner ! On parle tout haut, ici. » Et c'était vrai. Je n'avais jamais vu une classe pareille : elle en renfermait au moins quatre ou cinq qui marchaient en même temps. 43
Dans le coin à gauche, un cercle, une douzaine de petiots, emmitouflés dans des cache-nez croisés sur leur poitrine et attachés dans le dos, braillent sous la direction d'un grand : B, A, BA, sur deux tons : sol, la. D'autres, plus grands, passent à tour de rôle une baguette sur la carte et j'entends débiter à toute vitesse : La Loire traverse Orléans, Blois, Tours, Saumur, Ancenis, Nantes, avec un accent épais, l'accent d'ici qui transforme en o les a. Cette Loire est un torrent ! Aux deux premières tables, on apprend ses leçons. Il y a deux grands qui se frottent énergiquement les mains à leurs fesses en répétant, sourcils froncés, comme s'ils avalaient une purge : « La royauté avait donné à la France l'unité de territoire, l'unité de territoire et l'unité de commandement, l'unité de territoire et l'unité de commandement.... » C'est l'histoire de France qu'ils s'enfoncent ainsi dans le crâne à coups de pompe répétés : et j'ai retenu ces phrases, que je ne comprenais point, à force de les entendre ressasser.... A droite, chez les filles, c'est le chœur de la table des neufs.... Le Conseil fait une dictée, une dictée sur les participes : et chacun sent qu'il s'agit d'une chose solennelle. Martin, le plus vieux, le garçon au poil naissant, semble grave comme un comptable : il empile des mots dans sa caisse ; Topin serre les lèvres, et Alexis interroge le vol des mouches. Est-ce que d'ailleurs elles ne dessinent pas des lettres dans l'air ? Une bonne minute, je cherche à découvrir dans leurs courbes des s, des x, des ent. Ce sont des mouches d'école, et sans doute des mouches savantes. Dans ma prochaine dictée, je saurai les utiliser.... Toute la classe est pleine de bruits de travail. Je ne savais pas alors, je sais aujourd'hui ce que c'est qu'une ruche qui essaime. Cette chaumière basse chante comme une ruche ; les fenêtres sont entrebâillées, parce que l'avril est venu, et, par toutes les ouvertures, s'envolent et bourdonnent les chiffres, les mots, l'histoire de France et les participes. Je regarde un arbre
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Je saluai militairement.
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immense par la fenêtre ; c'est un sycomore qui n'a plus qu'une houppe de branches, et je vois sa cime osciller : c'est sûrement un participe qui s'y est posé et qui, là-haut, bat des ailes. De toute le classe en activité s'échappe la science en une rumeur continue, tantôt forte, tantôt grave comme un plainchant. La voix puissante du maître dicte, lente, monotone, et je ferme les yeux, doucement bercé comme dans une forêt.... Comme cela ne ressemble guère à l'école silencieuse de la rue Vitruve, où l'on sentait vibrer les autobus sous nos pieds, à croire que le bâtiment tout entier marchait!... Ma division lisait dans le fablier. Malgré mes efforts, je n'arrivais pas à comprendre ce nasillement continu qui sortait des lèvres. A la fin de chaque phrase, la voix tombait, comme un oiseau hors de souffle et qui s'abat. C'est donc ainsi qu'il fallait lire ici? Mon tour vint. Je lisais très couramment et je leur ferais voir, à ces petits paysans, ce que c'est que la lecture à Paris. Et je commençai : Un jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où, avec assez de souplesse et comme on parle. Je soulignai longs ; je prononçai je ne sais où en haussant légèrement les épaules.... Je continue : ma voix est nette, et je pars sans m'occuper de rien.... Chose curieuse : il me semble que je suis seul, que je marche isolé dans une avenue.... Le Conseil s'est détourné de ses délibérations ; le bourdonnement s'arrête. Tout à coup, j'entends un sifflement qui part à côté de moi, comme un jet de vapeur s'échappe d'une marmite, puis un autre. J'abaisse les yeux : des têtes se cachent dans les coudes ; d'autres se tournent dans tous les sens, comme des coquelicots sous le vent. La table du Conseil, porte-plume aux dents, me considère de loin et de haut. Et tout à coup, tout le monde rit et je m'arrête net. Le maître regarde la classe, de son œil des mauvais jours, froncé, fixe, droit. Tout s'apaise. Evidemment, il s'est rendu compte que ce petit bonhomme au museau retroussé cause une espèce de scandale en lisant 46
mieux que les autres, — ce qu'il a reconnu tout de suite, car ce n'est pas un imbécile. Mais mes intonations ont surpris mes camarades. Je deviens plus rouge, je le sens. Aussi, brusquement, je m'assieds, les deux coudes plantés sur mon pupitre, mes mains cachant mes oreilles. Machinalement, je mets — le maître s'est approché de moi — mon bras gauche en parade : une gifle me paraît toute prête et tout indiquée.... Mais non : je me suis trompé. J'entends le vieil instituteur qui s'adresse à la classe et qui dit : « Vous feriez mieux d'en prendre de la graine au lieu denicasser ! » « Nicasser », je l'ai appris depuis, ça veut dire ici rire sottement, à grands éclats et mal à propos. Je fus très flatté, mais mon maître ne se rendit peut-être pas compte qu'en me faisant cet éloge à ce moment-là, il m'opposait au reste de la classe, ce qui était singulièrement dangereux pour moi. Pourtant, peut-être pour atténuer l'effet de cette parole, il ajouta aussitôt : « Seulement, il faut avoir bon caractère. » II abattit mes deux bras sur la table et je restai avec la honte d'avoir bien lu, les pommettes plus rouges encore que d'habitude. Cela commençait à passer — car chez moi la rancune ne tient pas —, lorsqu'un papier glissa sur la table et vint jusqu'à moi, griffonné en majuscules, afin de déguiser l'écriture. J'y lus cette déclaration : Tu t'appelles : Peau-de-Pêche, Peau-de-Pêche, Peau-dePêche. On avait répété trois fois ce surnom pour que je le retinsse mieux sans doute.... Je l'avais déjà entendu tout à l'heure. Je ne fus pas trop surpris. Je regardai d'où venait le billet. Mon voisin de droite me dit : « De par là. On me l'a passé. » C'est bien un billet anonyme : au fond, cela m'est égal. On me surnommera Peau-de-Pêche. Je vois que ces gamins et
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ces gamines ont tout de suite trouvé ce qui me caractérisait: mes joues rosés, si facilement rougissantes, sur mon teint pâle.... Leur surnom ne m'agace que parce que j'ai le dessous avec eux.... Mais, patience ! Un grand de la table ronde, à la récréation, me saisit par la manche et m'arrêta net. C'était un potasseur, toujours perdu dans ses phrases comme un merle qui s'englue. Il ne trouva que ceci à me dire : « Alors, tu t'appelles Peau-de-Pêche ? — Oui, m'sieu le conseiller ! » Cette réplique partit tout droit, sans réflexion. La table du Conseil : les garçons qui s'y asseyaient devaient être les conseillers ; c'était tout naturel. Mais des éclats de rire partirent à mes côtés. C'est Alexis qui s'esclaffait : « Bien trouvé ! Ça c'est bien, mon vieux ! » J'eus ma petite revanche. Le mot fit son chemin ; depuis ce temps-là, on n'appela plus les grands que : les conseillers. Je ne croyais pas si bien tomber, car j'ignorais totalement ce que j'appris le lendemain, à savoir que la table ovale au-dessus de laquelle trônait la République de plâtre était celle où s'assemblait le Conseil municipal de la commune, car il n'y avait pas de salle de mairie spéciale. Et en appelant conseillers ces grands garçons, je me trouvais railler, sans le vouloir, leur âge, leur gravité précoce, leurs prétentions. Martin et Philippe furent vexés, ce qui ne me facilita pas l'adoption par la société écolière. Or, j'avais un grand désir d'affection et de l'orgueil. Je souffrais du silence de ces petits paysans, ou de leurs farces. Lucie, ma cousine, par moments, semblait s'acharner sur moi. Il faut dire que je ne faisais pas grand-chose pour me concilier ses bonnes grâces.... Mais pourquoi se moque-t-elle ? Sans doute j'ai l'air singulier. Je connais si peu des choses d'ici ! La campagne, pour moi, c'est comme une image qui 48
s'animerait : et je ne sais ni le nom des bêtes, ni celui des plantes. Il faudrait une légende au bas, ou bien une étiquette sur tous les arbres, comme au Jardin des plantes. J'entends un jour Lucie qui nicasse : « II connaît même pas les otrilles (1). » Alors elle ajoute : « Vois comme c'est doux.... Tiens...ens, tiens...ens ! » Et, en allongeant ce mot comme une caresse, elle passe sa main sur les feuilles de l'ortie des haies, mais à rebours, en partant du pied, et me lorgne. Naturellement je l'imite, mais je n'ai pas remarqué la précaution de cette sacrée gamine ; je caresse les orties et tout à coup je retire ma main en criant : « Une bête ! Il y a une bête qui m'a piqué ! » (1) Les orties.
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Alors, je vois Lucie qui me regarde en faisant : Hi ! Hi ! avec des grimaces et des ricanements.... Je montrai ma main toute couverte de cloques à ma tante. « Une bête ? Mais, petit serin, c'est les piquants des otrilles. C'est rien. T'en verras ben de l'autre. » N'empêche que la main me cuisait comme du feu. Je gardai rancune à Lucie. Mais je retournai seul auprès des orties et je découvris le secret de les toucher sans danger. Ce jour-là, comme j'étais derrière la maison avec ma cousine, je me mis à saisir les « otrilles » dans le bon sens, en regardant de loin Lucie. « C'est dou...oux, c'est dou...oux. » dis-je en contrefaisant sa voix. Elle ne parut pas voir et passa en chantonnant. Les petites filles sont déjà des femmes : elles n'avouent pas leurs défaites. Il y avait donc entre nous un état de guerre sournois. Sans doute, comme chez tous les enfants qui sont ensemble la journée entière, nous connaissions les jeux, les rires, les bons moments. Malgré tout, je ne me sentais pas chez moi. J'avais des retenues, des timidités qu'elle interprétait peut-être comme du dédain. Elle était moins vive d'esprit et de corps que moi, et j'avais alors un certain mépris des « quilles (1) », que j'avais apporté de la rue Vitruve et des fortifications, où les filles n'étaient admises dans nos jeux que comme subalternes : domestiques, cuisinières — parfois épouses, mais c'est tout comme. Il aurait fallu lui montrer des préférences, des égards. Moi, je ne m'occupais guère d'elle. Je ne la voyais pas. Elle était trop mioche. J'avais, en ce temps-là, des idées de grandeur extraordinaires. On l'a déjà vu : qui diable m'avait donné ce goût de me pavaner dans le luxe de Mme Desflouves, de m'attacher à (1) Filles, argot parisien.
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tout ce qui me dépassait ? Un arbre m'intéressait s'il était dix fois gros comme moi, et je savais l'altitude des plus hauts sommets du monde : l'Everest, le Chimborazo. Les noms les plus longs d'ailleurs me plaisaient, et je n'ai rien retenu aussi facilement que Kamtchatka et Kintchindjinga. Je souhaitais particulièrement l'attention et l'amitié des grands garçons, des conseillers. Je les enviais. Je feuilletais à la dérobée leur gros traité de physique de Ganot : vrai cube de science. Des mots que je ne comprenais pas me remplissaient d'émotion, comme le latin d'Eglise.... J'étais, d'après ce qu'on m'a dit, un écolier inégal. Sans doute, quand je me rappelle mes leçons de géographie, je me sens comme un attendrissement devant les jolies cartes vertes et rosés et je me rappelle les délicieux moments que j'ai passés dans de miraculeux voyages. Mon livre d'histoire me procurait aussi de grandes joies et je m'étais, malgré bien des confusions de faits et de dates, créé une société très vivante de personnages d'autrefois où, malgré moi, je faisais un choix, où figuraient au premier rang Viala, Marceau et Vercingétorix. J'avais une mémoire facile et je répétais des pages par cœur, sans hésiter, avec un regard ironique sur la tête ronde de mon voisin Louvart qui, le dur caillou de sa tête entre les mains, répétait sans répit : Louis XI fut un roi fourbe et hypocrite.... fourbe et hypocrite qui eut le mérite, et hypocrite qui eut le mérite.... Alors je m'asseyais triomphant. Et puis je me mettais aisément en avant pour faire lire les petits, pour expliquer la carte, que sais-je ! Je me rends compte que je devais prendre un air de supériorité incontestable, et même une certaine façon d'ordonner qui m'assurait quelques inimitiés. « Monsieur J'ordonne », me dit un jour Lucie. Ce surnom faillit détrôner Peau-de-Pêche. Mais celui-ci parlait davantage à l'imagination : c'est pourquoi il me resta.... Cela ne me corrigeait pas : je faisais la roue quand on lisait mon devoir de « style ». 51
Ces succès me donnèrent l'habitude de critiquer tout ce que je voyais. Je faisais miroiter Paris, mon Paname, ma propriété. L'épicerie du père Savinien ? Ah ! mon « ieux », à Paris, il y a, il y a !... Les paroles s'étranglaient dans ma gorge, tant il voulait y passer de choses. Alors, plein de mots énormes que j'agrandissais avec mes gestes, je jetais pêle-mêle, devant les petits paysans, les magasins du Louvre, où j'étais allé une fois, l'Obélisque, le Métro, les mille lumières de Paris et son mouvement vertigineux. « C'est tout le temps comme les chevaux de bois », dit Lucie qui entrait dans le mirage. Je lui éclatai de rire au nez, sans comprendre qu'au fond sa comparaison n'était pas sotte. Moi, je ne sentais pas que j'étais inconvenant en méprisant le village. Eux-mêmes n'auraient pas su l'exprimer. Ils ne me croyaient d'ailleurs qu'à moitié ; et tout à coup, je me rendis compte que je perdais mon crédit. Lucie, gravement, dit : « On n'est pas bien avancés, ici. » Et tout d'un coup, comme par un signal, la troupe me lâche, se disperse, les talons aux fesses, en hurlant : « Foulon ! Foulon (1) ! » Et je reste debout, la bouche ouverte, devant la cour vide. * ** J'ai dû devenir assez vite insupportable. Et pourtant, jusque-là, je n'étais pas vaniteux : la vie avait été assez dure pour me raboter en tous sens, et le petit mendiant qui s'accrochait à la queue des cortèges du côté de Saint-Germain de Bagnolet ou de Saint-Ambroise, n'avait point d'orgueil. Mais je ne sais comment, en sortant de la capitale, il me poussa une queue de paon qui s'admire. Mon bagou de faubourien (1) Sorte de jeu de barres simplifié. 52
en fut peut-être la cause ; j'avais beau jeu à briller devant ces jeunes garçons pas plus bêtes que moi, je m'en suis aperçu, mais qui parlaient peu. Je me grisais de mes succès de mémoire; et le bon sens n'était pas mon fait. Ma première chute sur le chemin de la gloire fut causée par un problème d'arithmétique.... Je me demande si je devrais conter de si petites choses : elles ont cependant leur importance pour un enfant et parfois elles changent sa destinée. M. Doussot, l'instituteur, nous avait donné un problème où il était question d'un robinet qui vidait un bassin, tandis qu'un autre le remplissait. « Voyons, qu'est-ce qu'il faut faire ? » me dit-il, confiant dans le génie que j'avais déployé pour la leçon d'histoire, un quart d'heure avant. Moi qui ne voyais partout que des images et pour qui les nombres étaient aussi inconsistants que les brumes, je réponds, d'un jaillissement du doigt, du bras, de tout mon corps dressé : « M'sieu, il faut fermer celui du bas ! » J'entends encore le formidable éclat de rire de la classe et même du Conseil. Les rires des petits, ça n'a aucune importance, mais ceux des grands et ceux des filles, comme ils sont acides ! Je me suis dit, depuis ce temps-là, que ma réponse n'était pas si bête que ça et qu'elle était peut-être une juste critique de ce texte de problème. Mais, sur le moment, je m'apparus tout petit, rien du tout, méchant Peau-de-Pêche, pelure de Peau-de-Pêche, car le maître aussi riait. J'aurais voulu être au fond de l'eau. A la composition qui suivit, nouveau malheur. Il me fut impossible de faire s'accorder les mètres et les francs. Je me revois encore, prenant des attitudes de réflexion ou d'inspiration, me tapant le front, écrivant brusquement des chiffres et des nombres, puis repoussant le papier, découragé, les yeux fixes, fiévreux : toute la petite comédie de l'écolier qui « sèche ». J'étais excessivement malheureux. Mes voisins, la
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tête penchée de côté, léchaient de belles pages, alignaient les signes, faisaient des preuves par neuf. Oh ! le troupeau des nombres qui fuyait ; plus je les poursuivais, plus ils s'écartaient.... C'est alors que le petit Grosbois sortit, ayant levé le doigt. Il mit sa copie dans sa case ; elle dépassait un peu ; je voyais le bord blanc.... Qu'il eût fallu peu de chose pour apercevoir l'écriture, la solution ! Les copains se dépêchaient, le nez sur leur papier, sûrs de leur route et d'arriver à l'heure.... Plus que dix minutes. J'étais perdu.... Alors, comme M. Doussot nous tournait le dos, je tirai la feuille de Grosbois et, à la hâte, sans comprendre, je me mis à copier les chiffres, la solution.... J'arrivais à la réponse ! Tout à coup, je sautai sur mon banc. Un mot venait de jaillir derrière moi : « M'sieu, Peau-de-Pêche, il copie ! »
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J'étais pris. Un bloc énorme tombait sur moi. Rien à faire ; j'avais les jambes coupées. Ce fut un scandale, et ce qui me fut le plus pénible, c'est que le maître me dit d'un ton grave et peiné : « Charles Dupré, copier, c'est voler. J'avais confiance en vous.... » Voler ! Ce mot réveilla en moi le souvenir de la rue de Médicis, du Paradis, de la montre.... Mon imagination agrandissait la faute. Je dégringolais du piédestal où m'avaient placé mes leçons d'histoire et ma rédaction ; j'étais déshonoré aux yeux du Conseil.... A la récréation, mon dénonciateur eut le tort de me plaisanter. Je l'appelai « mouchard » Ce mot, qui aurait fait bondir un élève de la rue Vitruve, ne produisit rien sur lui. Au hasard, je lui lançai : « Va donc, eh, gros plein de soupe ! » Alors il se jeta sur moi. Le résultat c'est que, bien qu'il fût deux fois gros comme Peau-de-Pêche, il s'allongea de tout son long dans un paquet d'« otrilles » (car j'avais choisi mon endroit), par la vertu d'un direct bien appliqué. Après quoi, je filai à toutes jambes, sans honte. Le bruit se répandit que Peau-de-Pêche donnait de mauvais coups. Il n'y eut plus de place pour moi dans les jeux ; je reçus des renfoncements sournois. Ce fut une guerre de farces bêtes : écriteaux dans le dos, trous dans mon pauvre chandail, que saisje ? Je ne protestais pas ; je ne me plaignais pas au maître ; rue Vitruve, ça ne se fait pas.... Il n'y avait pas huit jours que j'étais arrivé, et déjà j'étais célèbre dans le village par mes succès de classe, mon surnom, mes sottises et mes fautes.... Je me trouvais énorme, vaste comme une cible sous le regard de la curiosité publique. J'en étais extrêmement gêné, et à cause de cela je prenais des airs de tout braver. Je croyais entendre des rires quand je passais dans les rues. 55
« Voilà Peau-de-Pêche, celui qui copie ses devoirs », devait dire le curé. « Voilà Peau-de-Pêche qui a battu Laurent », pensaient les femmes. « Voilà Peau-de-Pêche », criaient les oies.... Il n'aurait pas fallu me pousser beaucoup pour que j'allume une cigarette et que j'envoie la fumée au nez de M. Doussot, ou bien pour que j'aille me jeter dans les Crocs.... Du moins, j'envisageais ces solutions, et personne n'aurait pu se douter que la tête de ce gamin de deux liards roulait des drames.... A la maison, cependant, je ne reçus pas de reproches. Je fus même très étonné que Lucie n'eût rien raconté. Car Lucie était mon ennemie. Je l'avais décrété ainsi. Elle faisait partie des Sioux, et nous n'avions pas encore fumé le calumet de la paix. Au fond, à certains moments, j'avais quelque satisfaction d'être sa victime, d'être une victime. J'avais toujours souffert. Je souffrirais toujours.... Je mourrais même avec joie. Je me représentais le beau et triste spectacle de ma fin, et mon enterrement devenait comme une vengeance. * ** C'est alors que tout naturellement me revint le doux visage de Mme Desflouves.... Comme je me serais blotti en elle, comme j'aurais, assis à ses pieds ainsi qu'un chat, joué avec son peloton ! Mais, hélas ! elle était loin, bien loin. Et puis, oseraisje encore paraître devant elle ? On dit que les enfants oublient aisément, que, seul, le présent les intéresse et les retient : et c'est vrai en général. Pourtant, cette fois, il n'en fut pas ainsi pour moi. La rue Vitruve, le quartier de Charonne disparurent vite de mon horizon. Mais parmi tant d'autres choses, le cœur me ramena, toutes les fois que je fus malheureux, à la lointaine image de Mme Desflouves. Le cœur et le remords.... On entend beaucoup parler de remords. J'ai lu, il y a PEAU-DE-PECHE 56
quelque temps, une pièce d'un auteur anglais où il est question d'une grande dame qui croit voir sur ses mains une tache de sang toujours renaissante — le sang de l'homme qu'elle a fait tuer.... C'est terrible.... Peau-de-Pêche aussi a une tache sur les mains.... Qu'a-t-il donc fait ? Ce n'est pourtant pas lui qui a pris la montre ! Mais elle a été prise. Il le sait. Il sait que sa tante l'a entre les mains, — à moins qu'elle ne l'ait revendue.... Mme Desflouves s'en est sûrement aperçue.... Qu'a-t-elle pensé, qu'a-t-elle soupçonné ? Ne s'est-elle pas imaginé que c'était moi, le voleur, moi, le petit Peau-de-Pêche, qui m'étais réchauffé en elle ? Cette idée m'était insupportable.... J'aurais dû me précipiter chez elle pour tout lui dire.... A de certains moments, je me croyais coupable. Je l'étais puisqu'elle se le figurait, puisque dans sa tête, dans celle de son mari, de ses domestiques, il y avait un Peau-de-Pêche qui était un voleur.... Je pleurais de honte qu'elle nie jugeât ainsi ; je voyais sa figure sévère et douloureuse.... N'avais-je pas fui comme un malfaiteur ? Depuis ce jour-là, on ne m'avait pas revu, rue de Médicis ! Peut-être a-t-elle porté plainte ? Peut-être est-on venu, rue de Charonne, pour m'interroger ? J'ai beau me dire qu'on aurait pu me retrouver à l'hôpital, que les agents savaient où j'étais.... Peut-être, après tout, ne s'est-elle pas plainte : mais c'est encore bien pis. Car elle n'est pas venue me voir ; c'était pourtant facile : Charles Dupré, hôpital SaintAntoine, lit 27.... Mais on ne va pas voir un voleur.... Une idée me poursuivait : c'était d'écrire à Mme Desflouves. Elle verrait comme j'écrivais bien. Et je lui dirais : « Madame, ce n'est pas moi qui ai pris votre montre, c'est.... » Alors, il fallait dénoncer ma pseudo-tante ? Ce n'est pas qu'elle m'inspirât de la pitié ; oh ! non. Mais moucharder, dans l'école de Paris, c'est le grand crime ! Je crois
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que c'est le premier principe moral qui y règne. Un mouchard, c'est un individu oblique, sournois, un type à crochepieds.... Si je demandais à M. Doussot ? « Monsieur, est-ce qu'on doit le dire, quand on a vu faire quelque chose de mal : voler, par exemple ? » Mais il va me regarder de son œil froid qui me glace. Il ne comprendra pas tout de suite. « Qu'est-ce que tu racontes encore ? » Je ne sais pas lui parler. Il y a, dans ce que je pense, une suite bien claire. Dans ce que je lui dirai, il manquera des mots.... Il haussera les épaules.... Ou bien alors, qu'est-ce qu'il va s'imaginer ? « Oui, m'sieu, qu'une dame elle ait une montre et que ma tante, c'est-à-dire pas ma tante, mais.... » Jamais je n'y arriverai ! Je revins à ma lettre.... Je fabriquai un brouillon.... Mais je n'allai jamais plus loin que les premières lignes. Mes phrases fuyaient comme des moineaux d'un buisson, dès que l'idée s'approchait. J'avais été, remarquez-le bien, premier en « style ». Ah ! s'il avait fallu décrire une tempête en mer ou l'arrivée des Allemands dans un village du Nord — choses que je n'avais jamais vues —, alors j'eusse laissé courir ma plume au grand galop. Mais il s'agissait de choses que je portais en moi et je les sentais si vives, si actuelles, si proches, que je ne trouvais aucun mot qui pût y correspondre. Et puis je me rappelai tout d'un coup que je serais très capable de retourner chez Mme Desflouves, mais que j'avais oublié son numéro. Comment lui écrire ? Alors, je me désespérais ; et rien n'était plus malheureux que moi vers le huitième jour de mon exil. J'en venais à regretter la rue Vitruve, car déjà, comme je n'étais point calotte ici, j'oubliais les volées de là-bas, pour ne voir que les flâneries dans les fortifs du côté du boulevard Davout, avec des gars « à la redresse ! » au lieu de ces sournois de paysans ! 58
Et puis, Lucie était vraiment tracassière pour moi à ce moment-là. Je souffrais moins de ses taquineries que de son dédain. Un jour je m'aperçus que Tom, que je devais emmener avec moi pour conduire les vaches au pré, avait été détaché. Il était parti. Avec un vieux troupeau, je n'aurais pas eu besoin de lui ; je courais assez fort pour passer devant les bêtes, et, bras écartés, leur faire rebrousser chemin, malgré leur petit temps d'arrêt, — vous savez, cornes baissées. J'étais assez fier de cette autorité sur les animaux. Mais j'avais affaire à deux génisses un peu folles. Il faut savoir ce que c'est que de jeunes bêtes qu'on doit guider le long d'un chemin bordé de trèfles frais, de seigles verts ou de navettes ! Elles me firent damner. Pendant ce tempslà ! j'entendais Tom : « Oing, oing, oing » qui pillait sur un lapin.... Que le garde-chasse soit là, et Peau-de-Pêche avait un procès ! J'étais furieux et, de loin, je promettais à Tom une belle raclée. Je rentrai en rage, rouge, le cœur déchaîné.
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Comme Lucie se trouvait là et qu'elle me regardait d'un air narquois, je m'emportai. Je pris ma trique à vaches et je courus sur elle. Elle se sauva en hurlant. Je m'attendais à une scène à la maison. Il n'y eut rien. Mon oncle Dupré mangeait sa soupe ; les choses faisaient leur devoir : le feu « clairait », l'horloge tapait régulièrement. Elle n'avait rien dit. Je me méfiai. Elle recommencera, pensai-je. Car je ne doutais pas que ce fût elle. Elle recommença. Je vis Tom partir en sourdine, dans la direction du bois, avec cet air hypocrite des chiens qui s'esquivent. Lucie arrivait de la cour en effeuillant des marguerites. Mais Tom m'obéissait. Je l'appelai ; il revint en ondulant, baissant la tête et remuant la queue, comme pour me demander pardon. Mais je n'avais pas de colère contre lui, mais contre Lucie. « Pourquoi l'as-tu détaché ? » Elle me regarda sans me regarder, c'est-à-dire qu'elle passa à côté de moi en riant sous cape, l'œil de côté et en murmurant : « Passionnément, point du tout. » Je n'osais pas la battre. L'autre jour, j'avais bien couru dessus avec ma trique, mais parce qu'elle était loin. Sûrement, ça finirait mal, quand je la prendrais sur le fait. En attendant, je souffrais de ses petites méchancetés. A cet âge-là, les filles sont parfois détestables, et celle-là m'a rendu misérable bien des fois dans les premiers temps. Si je vous disais que depuis.... Je ris en y pensant! Mais la suite de mon histoire vous apprendra que les malices des filles ne veulent pas toujours dire qu'elles vous détestent. * ** Le cœur du gamin que j'étais se ferma. Je n'avais ni mère, ni sœur. Ma tante était trop occupée pour se soucier de moi. 60
J'aurais eu besoin de caresses, de douces paroles. On ne sait pas ce qu'un bonhomme de dix ou onze ans peut être, par moments, gonflé de sentiments, de larmes, d'amour. J'en étais idiot. J'embrassais mon chien comme une personne. Je me jetais impétueusement sur la poitrine d'un ami, qui était le vieil érable plane de « l'accin ». Sa grande cime tremblait là-haut dans une mer bleue ; j'écoutais bruire son tronc qui m'apportait du ciel une chanson confuse où j'entendais des paroles. Il me semblait qu'il murmurait mon nom : « Peau-de-Pêche, Peau-de-Pêche.... » Oui, à force d'imaginer ces mots, je les percevais.... Et puis il continuait à mi-voix, sans phrases. J'ai ainsi, toute mon enfance, entendu des conversations muettes : c'étaient les choses qui me parlaient. Mais l'âme d'un enfant trouve des consolations. Une bonne soupe me remettait d'aplomb, me calait, tranquille, dans un coin. Jamais je n'avais tant mangé, bien que le pain fût rationné ; mais une ferme est un inépuisable garde-manger. Je me suis dit, dès ce temps-là : « C'est bien ici que règne la sécurité la plus complète, c'est le sûr refuge dans la plus abominable crise que puissent traverser les hommes. » Je me souviens d'avoir un jour entendu mon oncle causer avec l'instituteur. Il regardait du seuil, les mains au dos, un peu voûté et le menton perdu dans sa grosse moustache, le carré de la cour : à gauche, les bergeries, à droite la grange, en face les écuries avec les fumiers. Il disait : « Ecoutez ! Il y a trois cochons qui grognent.... Vous entendez les poules : elles ont pondu. Voyez : la femme, elle trait les vaches.... Il y a du froment dans le grenier. » II ne concluait pas. Mais je sentais dans ces paroles la profonde quiétude du jour et du lendemain. Et elles me frappèrent. Nous étions en pleine guerre ; je me rappelais la queue aux boulangeries, à Paris, où je dansais d'un pied sur l'autre pendant une heure, le charbon qu'on mendiait avec une carte, les laiteries avares de leur lait. Ici c'était une relative 61
abondance : ah ! que la terre est généreuse, et comme ceux qui la connaissent bien se prennent à l'aimer. Je ne sentais pas tout cela, évidemment, mais d'instinct je me blottissais dans un coin de ce monde hospitalier et généreux. Et quand, plus tard, aux grands jours d'été, dans le branle-bas du matin, je voyais partir à droite et à gauche dans la plaine nos trois chevaux, et moi-même conduisant Pierrot sage et ventru avec la petite charrette, les deux autres attelés au tombereau, quand Lucie ouvrait aux poules qui jaillissaient de la porte à grands vols joyeux, quand les vaches commençaient à faire grincer leurs chaînes en demandant la pâture, que les moutons répondaient à la corne du berger et trottinaient, massés, vers la sortie de la cour, et que tout cela défilait sous le haut portail .pareil à un arc de triomphe, mon oncle debout sur la charrette, les rênes à la main, semblable à un roi franc au milieu de son butin, je ressentais une impression de force, de richesse et de beauté, et je me disais : « II y a là, derrière nous, le grenier encore garni de seigle et d'avoine pour la nourriture de ces bêtes jusqu'à la récolte prochaine ; à côté, les granges, les fumiers prêts pour la pomme de terre, le jardin bêché où vont pousser la salade et les radis. Les machines du hangar attendent leur tour de travailler, les pigeons couvent, les poussins vont éclore.... Au-delà des haies, c'est la plaine et la prairie, où vont croître les récoltes épaisses et luisantes comme le pelage d'un animal bien nourri, et enfin, à l'horizon, les bois de pins d'où nous reviendrons, à l'automne, les carniers pleins de gibier sur des voitures pleines de bois.... » Je pensais encore à la journée de travail, à la saine fatigue du soir qui donne de l'appétit, aux bonnes soupes, aux bêtes qui s'en retournent à leur lien, aux bruits qui s'apaisent, à la ferme qui se repose, sans toutefois dormir complètement, car on la sent vivre encore la nuit (si par hasard on se relève) par le reniflement d'un bœuf, le sabot d'un cheval, le murmure de l'eau voisine.... Et alors je percevais confusément quelque 62
chose de puissant et de rude qui me prenait aux narines, aux yeux, au cœur, avec la forte odeur des fumiers et les bruits pesants de la vie rustique. Ne croyez pas cependant que mon oncle fût riche. Six vaches, quarante moutons, soixante arpents de terre, en Champagne, ce n'est pas la fortune. Une aisance de petit cultivateur seulement. Mais malgré sa jambe en retard, mon oncle était un grand travailleur, et il savait distribuer son ouvrage. Il avait heureusement, pour remplacer son fils, un journalier attitré, un vieux qu'on appelait Valentin et que je ne voyais guère à la maison. Ainsi les choses allaient du mieux qu'elles pouvaient, au milieu des geignements habituels du paysan. J'avais encore d'autres compensations à mes misères scolaires. Et d'abord Tom. Un chien est, pour un enfant, le premier ami. Entre nous, ce fut le coup de foudre. Dès le premier soir, malgré ma défroque étrange, Tom m'adopta. Et moi je subis tout de suite l'influence profonde de ses grands yeux noirs et doux, qui parlaient. J'ai vite compris leur langage, leurs questions muettes, leur attention à saisir ce que l'on souhaite et que la pauvre bête ne comprend pas aussitôt. Alors, c'est un faux départ : Tom a cru deviner ce que je voulais, mais l'idée s'est perdue en route ; ou bien il sent qu'il se trompe. Alors, rapide, il revient, remuant la queue, les oreilles dressées, les pattes de devant écartées, le regard étincelant... Ou bien c'est l'œil de côté, l'air repentant : il n'ose soutenir le reproche de mon regard s'il a commis quelque faute. C'est la soumission, ventre au sol, tête s'inclinant à droite et à gauche, prête au châtiment ! Ou encore les jeux, ah ! les mille jeux de ce cher animal qui rapporte le caillou que je lance, attend, frémissant, que je l'envoie de nouveau, qui saute à mes épaules, plus grand que moi, farouche, terrible — et soumis à ma volonté ! Il me fait 63
Mon oncle debout, semblable à un roi franc....
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presque peur alors ; et c'est si amusant d'avoir peur, quand on sait qu'il n'y a pas de danger ! Au milieu de cette quinzaine de pluies interminables, les vrais moments de bonheur que j'eus, c'est avec lui que je les passai, dans les rues, dans l'aire de la grange et même à- l'école, où il me suivait, malgré Lucie qui le renvoyait et qui courait après lui pour le chasser. Alors, moi, sournoisement, je n'avais qu'à lever le doigt vers mon ami Tom qui était resté immobile et contrit au milieu de la chaussée : il accourait en gambadant, et Lucie rougissait de colère. « Tu l'appelles, aussi ; ce n'est pas étonnant ! » Alors, hypocrite, je répondais : « Tu m'as entendu l'appeler ? » Mais arrivé à la barrière de l'école, je lui montrais la ferme, et content, sa mission d'escorte terminée, il repartait. Je n'avais pas eu encore l'occasion de constater les grands mérites de Tom dans la garde ou à la chasse. Ils m'ont donné depuis un attachement raisonné pour cette bête si vigoureuse et si bonne. Quand je me demande comment ce gosse de Paris a pu s'acclimater au village et s'y enraciner, je trouve que mon initiateur à la vie rurale, celui qui me consola et me retint, c'est notre chien Tom. Si j'étais un philosophe qui sût mettre ses idées en rang, j'écrirais de beaux chapitres sur l'éducation par les bêtes. Ici, à la ferme des Crocs, j'ai appris beaucoup d'elles. J'ai eu encore, ailleurs, l'occasion de voir quelle influence jouent les animaux sur les sentiments puérils, comment ils prédisposent les enfants à la bonté, comment ils leur apprennent la vie. Il y a beaucoup de distance entre un bambin et un homme ; l'enfant se sent trop petit — choyé sans doute —, mais pas toujours compris et parfois méprisé. La bête est tout près de lui. Il apprend à exercer son autorité sans dépasser les bornes ; il apprend à aimer avec désintéressement, il apprend à donner, à sacrifier quelque chose de ce qu'il possède.... 65
Je ne suis pas bien vieux et je regrette déjà les bons jours où, seul avec Tom, qui n'avait rien à faire par ces temps pluvieux, nous nous blottissions au milieu d'un énorme buis où j'établissais, par l'imagination et à l'aide de quelques planches, un campement isolé dans une lointaine forêt.... ennemi des mendiants, ennemi de tout ce qui pouvait causer mal ou crainte à ce petit d'homme que tu avais adopté ! Rien avec toi ne pouvait m'arriver de fâcheux ; ni loups ni voleurs n'oseraient me toucher et je ne craignais pas même la corne du taureau ! Du fond des âges où tes ancêtres furent les premiers associés des hommes, la protection de ta race arrivait jusqu'à moi, jusqu'au jeune dieu qui marche debout et qui sait faire du feu.... Oh ! comme je te revois, quand plus tard nous passions des journées à la garde des troupeaux, courir au-devant des vaches qu'affolait l'odeur des sainfoins fleuris ! Ferme, tel qu'un soldat, tu barrais la route à ces bêtes vingt fois plus grosses que toi ! Comme je te revois, frémissant sur le bord des haies, où, la queue tendue, la patte de devant légèrement repliée, tu demeurais là, le museau bas, immobile ainsi qu'un bronze, à trois pas d'un lapin blotti. Et quand j'avais crié : « Pille! » quel fracas de branches, quelle poursuite dans les ronces ! Ah ! je t'en ai raconté, Tom, des billevesées, des histoires de chasse et de trappeurs du Nouveau Monde ! Tu fus mon sauveur, Tom, comme aussi les autres bêtes de la ferme. * ** Car j'explorai la ferme. Dès les premiers jours, Lucie me l'avait fait visiter. La petite mâtine avait trouvé le moyen de me conduire, semble-t-il, partout où je pourrais avoir quelque peur, et, dans ce milieu si nouveau, je n'étais pas très brave.... Je me souviens de l'étable : six vaches étaient là, couchées sur la paille de la litière, larges, immobiles, indifférentes à notre approche, dans une atmosphère chaude qui me piquait les
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narines.... Je me serais enfui si la petite ne m'avait fait remarquer qu'elles étaient attachées.... Elle allait et venait autour des bêtes, et d'un coup de sabot faisait lever ces grands corps. « Tourne, Manette !» Et Manette se rangeait, et la petite allait vers le front redoutable de la bête et la grattait entre les cornes. « Elles aiment ça. Ça les pique toujours à cet endroit-là. C'est comme les chats sous la gorge. — Mais qu'est-ce qu'elles ont à remuer les mâchoires comme ça ? — Elles ruminent. — Ah ! oui, je sais. — Eh bien ! si tu le sais, pourquoi le demandes-tu ? — Je le sais par les livres », répliquai-je. Mais le soir, après dîner, je me mis à faire fonctionner ma mâchoire de droite à gauche, de gauche à droite, et je semblais y prendre un plaisir extrême. Enfin, Lucie me remarqua. « Qu'est-ce que tu fais ? — Je rumine. C'est bon. » Elle éclata de rire. Cependant, instinctivement, j'imitais les bêtes. Je me surprenais à marcher en me balançant comme les vaches, à trottiner comme les brebis. Celles-ci vivaient dans une vaste écurie spéciale, garnie tout autour de râteliers. A ma première visite, devant l'arrivée du perroquet vert et rouge que j'étais, tout le troupeau s'enfuit, se massa dans un coin, en un bloc : on aurait jeté une bille qu'elle ne serait pas tombée entre les bosses de laine que faisaient leurs dos. Je regardais avec curiosité ces petites bêtes avec leur queue courte et ridicule, leur tête étroite où il n'y a guère qu'un nez.... J'avais une désillusion en les voyant sales et gris : je n'en
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connaissais jusque-là que de bien blancs, ceux que m'avaient révélés les chromos. D'ailleurs, ici, tout me paraissait plus rude et moins pomponné que dans les livres ; mais l'avantage c'est que tout vivait.... Je n'avais pas peur des moutons. Ils étaient à ma taille. Je les frappais de la paume, et ma main tombait sur quelque chose de mou et d'huileux qui me semblait un sac de chiffons gras. Je ne me méfiais pas, quand un mouton qui avait des cornes enroulées et le nez plus courbé que les autres s'avança vers moi, tête baissée. « Attention au bélier ! » cria Lucie. Je n'avais pas eu le temps de me garer que je me trouvai les quatre fers en l'air sur le fumier, la respiration coupée. Depuis l'autobus, je n'avais pas reçu pareil choc. J'eus à peine le temps de voir la troupe des moutons qui fuyait dans un autre coin de l'étable.... Mon évanouissement ne dura qu'un instant. Je connaissais le coup : c'est le direct dans l'épigastre : on sait ça à Paname.... Tout de même, il allait un peu fort.... Je n'avais rien de cassé. Lucie ne riait pas. Elle était devenue toute pâle et me frottait l'estomac. « Ça va mieux, dis ? Tu n'as rien ? » Je me forçai à sourire. Quand elle fut bien certaine que je n'étais pas endommagé, elle parut tranquillisée. « C'est un sournois. Il faut se méfier. Tu ne diras rien ? » Je secouai la tête : ah ! elle me priait maintenant ! C'était une petite revanche. « Bien sûr. Je ne raconte jamais, moi. » Je dois ajouter d'ailleurs qu'elle me rendit la pareille, et, de nos querelles d'enfants, elle ne rapporta jamais rien à ses parents. Je me suis rendu compte, depuis ce jour-là, que les bêtes ne sont pas des jouets. Cela ne m'a pas éloigné d'elles, au contraire. Cela m'a enseigné à les respecter et à me les attacher 68
par de bons traitements. Le terrible bélier, je l'ai dompté par la gourmandise. Ah ! les bêtes de la ferme, quel monde varié, et comme chacune a son caractère. On dit : les vaches. Peuh ! quelle erreur ! Il y a Manette, il y a la Rouge, Rosine, Blanchette. Aucune ne ressemble à l'autre. Il y a, parmi les chevaux, les méfiants, les fiers, les gourmands, les têtus, les craintifs. Tout cela m'apparut assez vite et je démêlais mieux leurs sentiments que ceux des gens. Ils ont bien leurs ruses, mais on les devine rapidement. Et l'âne ! l'âne-tigre ! Je lui en voulais un peu de s'être fait passer pour un fauve, et j'étais honteux de ce souvenir. Je ne faisais guère attention à lui ; son air renfrogné et vieux ne me charmait pas. Un jour, pourtant, il me joua un assez singulier tour. Il était dans un coin d'herbe sans valeur : orties, patiences, touffes de plantain, derrière les bâtiments, immobile dans le sens du vent, comme s'il eût dormi debout. Je m'approchai de lui pour regarder ses yeux et voir si vraiment il dormait ; et, comme j'avais une houssine, je lui tapai sur le dos, histoire de faire connaissance. Il ne bougea pas. Tout à coup, je m'imaginai sur son échine ; et j'y fus, car, si j'étais petit, il n'était point grand. Mais voilà ! je n'étais pas plus tôt hissé qu'il bondit, qu'il se met à courir beaucoup plus vite que je ne l'eusse cru, tant j'étais accoutumé à le voir errer autour de la ferme d'un air ennuyé. Je m'accrochai à la vieille brosse de sa crinière, le nez sur le garrot, tandis que mon tigre me ramenait en quatrième vitesse à la ferme.... Je rentrai dans la cour, allongé et cramponné sur le dos de l'âne, en poussant des cris. La satanée bête s'arrêta juste devant son écurie et je ne fus pas long à descendre. Mais Lucie déjà « nicassait » comme une imbécile et le père Dupré me regardait souriant dans sa moustache en disant :
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Je ne fus pas long à descendre.
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« Hé ! hé ! petit.... » J'étais confus d'avoir osé monter sur l'âne du chef. Un instinct invincible pousse tous les enfants à rejeter leurs fautes sur les autres. Je n'y manquai pas : « Ce n'est pas moi, m'nonque (1). C'est lui qui.... — C'est lui qui t'a monté sur son dos ? » Je n'osai aller jusqu'à cette affirmation. « Tu as pu tout seul ? » La vanité me gonfla : « Je monterais bien sur un cheval. — Quand tu seras plus haut dans tes souliers », me dit-il, placide. Je vis bien qu'il n'était pas fâché. Et, de ce jour-là, je mesurai souvent l'accroissement de ma taille en me plaçant debout à côté de Pierrot, le plus vieux et le plus paisible des trois chevaux. J'atteignais une pommelure grise que je revois encore, au-dessous du collier. Je tendais mes mains, les pieds levés sur mes orteils, je tenais la crinière et j'attendais comme un triomphe le jour où, sur son dos, je franchirais glorieusement le grand portail ainsi qu'un chef d'armée, car je mêlais aisément alors des images de guerre à mes rêves champêtres. Celui qui n'a point passé son enfance dans une ferme ne sait pas quelle douceur ont certaines bêtes pour les petits. Je vous assure que j'étais un ami pour Pierrot. Jamais, quand j'étais près de lui, il n'a eu un mouvement qui pût être dangereux pour moi. Il ne fallut pas longtemps pour que j'ose, dans ma main largement ouverte, afin d'éviter les dents, lui faire happer de ses grosses lèvres une poignée de froment. A mon approche, il tournait la tête et hennissait : c'était son bonjour. J'étais fier qu'une aussi grosse bête — dix fois grosse comme moi —, fît attention au méchant bonhomme que j'étais (1) Mon oncle.
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et m'obéît et reçut mes claques sur les fesses et mes caresses sur les naseaux avec une joie visible. « T'es toujours dans ses pattes, tu te feras écraser », grommelait ma tante. Je riais, et Pierrot devait rire aussi.... Comme son poil était doux ! Je sus bientôt l'atteler ; évidemment le collier était trop lourd pour moi, mais je savais boucler la ventrière, attacher les traits, placer le mors. Un jour — il y avait deux mois que j'étais là —, mon oncle, que j'accompagnais au pré et à côté de qui j'étais assis en avant de la grande charrette, me dit tout à coup : « Tiens ! prends les guides. » Je sentis un coup dans la poitrine et j'obéis. « Ne tire pas dessus ; soutiens-les seulement. » Il me donna une leçon. Pierrot était, d'ailleurs, si obéissant qu'il suffisait de tirer légèrement les rênes à droite ou à gauche pour le faire obliquer dans un chemin de traverse. « Il n'a pas la bouche dure. Pour lui dire d'arrêter, il n'y a même pas à s'occuper des guides. Faire : « Hô ! » et ça suffit. » C'était merveilleux ! Aucune machine n'était plus souple, plus agile à diriger que ce grand corps vivant. Cette attention de mon oncle à faire de moi un charretier me le fit aimer plus que toutes ses autres bontés. Rien n'attache un enfant à une grande personne comme de le traiter en homme. J'aurais bien sauté au cou du père Dupré s'il n'eût été si grand ; et d'ailleurs ce n'est pas l'usage aux champs de s'embrasser à tout propos, puisqu'on se voit chaque jour. Je me contentai de me pendre après sa manche, quand nous fûmes rentrés et à sautiller comme Tom. « C'est chic ! n'onque. Je conduirai encore, pas ? » Je m'annexai Pierrot. Je lui portais sa botte, son avoine. J'étais même un peu partial en sa faveur et j'augmentais
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Je m'annexai Pierrot.
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parfois sa ration, aux dépens des autres : il était le plus vieux! Je ne crois pas qu'il y ait rien de plus sûr pour rattacher un enfant à la terre que cet empire sur les bêtes, bien soignées, bien nourries et qui vous sont reconnaissantes. Les chevaux surtout, dont les muscles puissants se tendent et remuent sous la peau, comme des furets dans un sac, ou bien immobiles et dételés, harnais pendants, au milieu de la paix des cours, m'ont toujours donné une impression de force qui me ravissait, et j'ai compris combien il importe aussi que le fermier soit robuste ! Et j'avais encore de si petits bras ! Cette affection pour Pierrot me jeta dans une assez sotte aventure, — bien digne de moi, d'ailleurs ! Il y avait six mois que j'étais là — j'anticipe un peu sur mon récit —, mais pendant que j'en suis à Pierrot, je veux la conter. Le tambour municipal avait annoncé qu'une revue des chevaux devait avoir lieu et qu'il fallait amener les bêtes sur la place publique. « Pourvu qu'on ne nous en prenne point ! » avait dit ma tante. Prendre Pierrot ! Je sentis mes jambes faiblir. Je savais qu'on avait réquisitionné les chevaux déjà. Mon oncle frappa du poing. « Si on m'en prend, qu'ils fassent pousser du blé. Moi, je ne cultive plus. » Il ne l'eût pas fait, sans doute ; mais la pensée qu'on pouvait toucher à sa cavalerie le soulevait. Je gémissais, bien triste, à côté de Pierrot, quand une idée me vint et me remplit d'un seul coup toute la tête : je ne vis plus rien d'autre. Et je tapai aussitôt sur l'épaule de mon ami, d'un air entendu. Comment je manœuvrai le jour de la revue, je ne m'en souviens plus, mais je trouvai le moyen de sortir de la ferme avec Pierrot, sans être vu. Et je filai par une ruelle qui menait à la source des Crocs, puis au marais tout hérissé de roseaux
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qui l'entourent. On était en octobre, et comme il n'avait rien à faire, je l'emmenais souvent à la pâture, les jours de congé. Or, c'était un dimanche ; rien de drôle que je partisse avec lui..... Bah ! je dirais que j'avais oublié le jour de la revue, ou n'importe quoi, mais Pierrot serait sauvé ! Je riais du bon tour joué aux militaires, sans me douter que je pouvais occasionner de grands ennuis à mon oncle. Nous sommes restés là toute la matinée ; et quand je vis que le soleil était juste derrière le clocher, je me décidai à rentrer. Je commençai seulement à penser que j'avais peut-être bien fait une grosse bêtise ; et je n'étais pas autrement fier quand je rattachai Pierrot : juste mon oncle rentrait avec le bai brun et le blanc. « Comment se fait-il que tu as emmené Pierrot ? Alors, moi, j'ai manqué d'avoir un procès, des histoires et peut-être de la prison. Ça ne rit pas, tu sais, pendant la guerre. On t'a cherché ; où étais-tu, bougre de galvaud ? » Mon bel échafaudage de mensonges projeté s'écroula. Je sentis mon visage grimacer ; j'eus beau serrer les mâchoires, tendre les muscles de mon front, je me mis à sangloter. « J'voulais pas qu'on l'emmène ! là ! — Petit nigaud ! On ne fait pas des choses comme ça », dit-il. Mais je m'aperçus que son ton était radouci. « On ne m'en prendra point.... Seulement il a fallu un tas de parlementations. J'ai raconté qu'il était hors d'âge.... Après qu'ils ont eu bien crié et menacé de me « mettre dedans » ça a passé. » J'étais rassuré. « Tu l'aimes donc bien, Pierrot ? — Oh ! oui ! » Je faillis recommencer à pleurer, mais Lucie rentrait, et comme son père était parti et qu'elle se mettait à me chapitrer
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à ce sujet, fort de savoir qu'au fond le maître n'était pas mécontent, je lui sifflai au nez l'air de La Madelon avec un sourire narquois, ce qui eut le don de l'exaspérer : et j'eus ainsi deux satisfactions.... * ** Tous les soirs, en rentrant à quatre heures, je prenais mon goûter, et, ne pouvant demeurer à la maison, je me munissais d'un sac qui me servait de capuchon et je continuais mon voyage d'exploration tout seul, cherchant le mot des mille énigmes qui se présentaient à moi, de la batteuse avec ses courroies et ses engrenages, du mystérieux tarare que je faisais tourner tout doucement, des machines compliquées peintes en bleu cru et en rouge vif, et dont je ne savais pas l'usage, car elles étaient au repos sous le hangar. Je me renseignais auprès du père Valentin, le journalier. « Ça c'est pour déchaumer.... Ça c'est le râteau à cheval, et puis la lieuse. » Comme son temps était précieux et que je n'avais pas plus de quatre pieds de haut, il ne poussait pas plus loin la conversation. Cependant, un jour, il ajouta ces mots : « Quand tu seras grand, tu feras marcher tout ça ! Ah ! il faut s'y connaître : et savoir réparer. » Ces mots tombèrent en moi comme un évangile. Si on cherchait bien ce qui a déterminé une vocation, on trouverait souvent une parole de grande personne qui est arrivée à pic, et qui reste devant vous, longtemps, pareille à une plaque indicatrice. J'étais féru de mécanique, comme tous les enfants de la guerre : et voici que je trouvais ici tout un attirail compliqué et inconnu. J'en rêvai : je me voyais à la tête d'un peuple de machines qui marchaient toutes seules, dans la plaine, comme de grosses araignées. On n'imagine pas ce qu'on peut découvrir dans une ferme. 77
J'étais là depuis quinze jours que je rencontrais sans cesse du nouveau. Il pleuvait toujours, d'ailleurs, et je restais forcément dans les bâtiments. Je montais déjà au fenil, heureux de jeter les bottes parfumées sur le sol ; je questionnais mon oncle qui paraissait satisfait. « II prend l'intérêt de la maison. C'est bien. » Alors je redoublais de questions. J'étais émerveillé de la vie qui régnait autour de moi, alors que j'avais cru entrer dans la solitude.... Je me mis à faire le compte de ce que la ferme comptait d'êtres vivants. J'additionnai tout : les poules, les vaches, le chien, les chevaux, les oies, et, Dieu me pardonne, afin de grossir le nombre sans doute, selon mon habitude, j'y ajoutai les gens ! Tout cela faisait partie de l'arche de Noé. J'arrivai à deux cents. « Sais-tu combien on est ici ? dis-je à Lucie. Deux cents. »
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Elle me rit au nez quand je lui fis mon compte et elle ne fut pas loin de conclure que tous les Parisiens étaient toqués. Peu m'importait d'ailleurs son avis. La parole de l'oncle que je viens de rapporter se déposait en moi-même, comme un fond solide ; mes désillusions scolaires s'évanouissaient dans l'odeur grisante des foins et des pailles remuées.... Et puis, je quittai mes sabots ; ma tante me présenta une paire de souliers neufs. C'étaient, comme je le remarquai, de vrais souliers, avec de vrais clous ; des souliers de paysan. Avec ça, la blouse, enfin raccourcie, du fils. Une vieille lanière de fouet en cuir tressé me fit une ceinture : les poilus ayant mis à la mode le cuir tressé, j'étais tout à fait dernier genre. J'eus l'air d'un paysan, d'un vrai. On n'imagine pas à quel point un vêtement transforme l'âme ! J'allais, exprès, marcher dans la crotte, afin d'être comme les autres. Ah ! si seulement la pluie cessait ! * ** Ce matin-là, je vis ma fenêtre claire et pareille à un étalage étincelant, peint de si fraîches couleurs, si nouvelles, si inattendues que je me crus devant un magasin de Paris.... C'est que, depuis mon arrivée en Champagne, on était dans le brouillard, — un brouillard semblable à ceux de la capitale, sauf les petites étoiles jaunes des taxis. Tout pleurait. Les maisons et les arbres avaient l'air de sortir du bain ; des flaques jaunâtres luisaient dans les rues. Je n'avais, en somme, pas encore vu la campagne. Tout un décor merveilleux se préparait derrière le rideau des brumes. On le sentait vaguement ; il y avait de la lourdeur dans l'air, la couleur de la lumière changeait et je ne sais quoi qui vous faisait gros au cœur passait dans le vent. J'ouvris la fenêtre et je montai sur la chaise pour atteindre l'appui. Il était six heures du matin et mai commençait : je 79
compris que le printemps était venu. Il était arrivé d'un seul coup, pendant la nuit ; un petit vent de galerne avait rejeté les nuages là-haut, sur l'épaule des collines, et toute la terre était comme une peinture. Je ne me souviens pas d'avoir ressenti une surprise plus grande. Hier, la campagne était grisâtre et mouillée, sans autre vie que des bêtes et des gens qui passaient sous les averses, comme des ombres. Aujourd'hui, voilà que dans ce cadre de la vieille fenêtre qui me verdit les doigts, je reçois, j'absorbe tant de clarté et de fraîcheur que j'en suis ébloui et suffoqué. Un paradis brille devant moi. Une odeur fraîche me pénètre ; on dirait que je respire avec tout moi-même. Voici, tout près, la tête jaune et ronde d'un arbre énorme : je ne connaissais pas encore l'érable plane et sa splendide floraison. Plus loin, une eau brille ; au-delà, se trouve une prairie d'un vert doux comme le velours, d'un vert qu'on voudrait toucher du doigt et même embrasser. Ça et là on y a piqué des bouquets blancs. Et puis, partout des oiseaux s'égosillent ; ils ont dû revenir d'un seul coup : hier, à peine voyait-on quelques pierrots tomber obliquement des toits pour picoter le crottin de la route ; ce matin, dans l'éclatante lumière blanche, cela chante partout, même dans le ciel où on ne voit rien. Il y a des pit-pit-pit qui sortent des murs, des sifflets dans le verger, des roucoulements dans le bois : je compterais bien vingt voix différentes, proches, lointaines, perçantes ou sourdes, dans cette fanfare de l'aube. J'allonge le cou : là-bas, entre deux collines, c'est rouge, rouge comme un four. On dirait qu'une porte va s'ouvrir et laisser passer la lave d'un volcan. Et tout d'un coup, une étincelle.... On a tourné le bouton. Ma chambre s'illumine d'une lumière jaune : je vois le soleil ! Il va s'avancer sans doute vers nous ; par cette voie ouverte, sa boule rouge va rouler, boire la rivière.... Mais non, il s'élève ; le voilà qui domine la colline ; il pique mon nez et mes yeux : c'est le jour !
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J'étais saisi. J'osais à peine bouger. J'étais quasi pris d'une sorte de peur de déranger quelque chose dans le spectacle de ce théâtre splendide, et j'ouvrais des yeux immenses et fascinés. Mais cet état d'esprit ne dura pas : une envie de danser et de chanter me souleva et je me livrai en chemise à des ébats de jeune faune ; après quoi je saisis mes habits, que j'enfilai à la hâte, et descendis l'escalier. Dans la cuisine aux fenêtres ouvertes, tout était plus jeune et plus vif. Je me jetai sur ma tante avec une fougue qui la surprit. « Oh ! le beau temps ! m'écriai-je. — Oui ! nos pauvres soldats souffriront moins », dit-elle. Je vis qu'elle pensait à son fils ; mais moi, il y avait trop de lumière sur mes dix ans pour que je fusse triste.... C'était un jeudi : j'étais libre. Je suis persuadé qu'aucun petit paysan n'a joui comme moi des trésors de la terre. Ceux qui les ont à leur disposition dès la naissance y sont plus indifférents. Moi, le « lardon » de Ménilmontant, je me jetais comme un démon au travers des joies qui se présentaient à moi et je n'y mettais guère de mesure. Le printemps m'avait pris comme un compagnon fou et m'entraînait dans les haies, au bord des fossés, vers les yeux clairs des sources. Mon Dieu ! que c'est beau, une eau qui sort de terre ! pour moi c'était un véritable miracle. Tout m'était nouveau, inconnu et mystérieux, et je ne crois pas que les contes de fées puissent avoir de plus magnifiques palais que la voûte des bois où je promenais un véritable délire.... Echevelé, je suis les talus des fossés avec Tom, qui paraît grisé comme moi, gambade, s'arrête frémissant, prêt à bondir. Je cours, je cours à perdre haleine, derrière lui qui se joue de mes faibles jambes, je cours sans savoir où ni pourquoi, ivre de grand air, de lumière, d'une joie de jeune poulain qui se roule dans l'herbe nouvelle. Comme c'est bon alors de s'arrêter, le cœur affolé, la tête rafraîchie par le vent ! Je n'ai pas les narines assez grandes PEAU-DE-PECHE
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pour attraper au passage et jeter en moi tout ce qui passe. Mes yeux sont égarés ; je foule la terre et l'herbe épaisse d'un talon victorieux et mon cœur bondit. Mais alors, fatigué, je m'assieds.... Il y a là toute une éclosion de coucous en touffes ; je les cueille avec leur petite queue vert pâle, leur gobelet jaune qui sent si fin! Je me fourre le visage dans la pelote que j'ai faite et que j'aspire en fermant les yeux. Ah ! Madame Desflouves, chaque fois que j'ai mis le nez dans ces fleurs champêtres, je vous ai retrouvée, ouvrant votre manteau comme au jour où je vous vis près de Saint-Ambroise. Je ne pouvais respirer une odeur printanière sans songer à vous. Vous deveniez, dans ces fantasmagories qui traversent un esprit d'enfant, la terre même ouvrant son manteau printanier, ou bien le lilas blanc et rosé que j'avais sous les doigts.
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Et Dieu sait la variété de ces fleurs!... Il y avait les jacinthes bleues, les cardamines si douces et si fraîches à toucher, les marguerites, les anémones ; il y avait votre robe, madame Desflouves, avec ses couleurs de violette et de boutons d'or.... Il y en avait à alimenter toutes les petites voitures de Paris ! Comme j'aurais désiré vous en envoyer ! Peau-de-Pêche voudrait mettre le printemps dans un verre pour vous.... Vous ne pouvez pas savoir comme c'est beau ici, où est Peau-de-Pêche : c'est à croire qu'il a trouvé le paradis ! La sève montait partout sous l'aspiration du soleil. Les sarments de la treille pleuraient, les bourgeons des arbres éclataient et tout un déploiement de feuilles neuves changeaient d'heure en heure la face de l'univers. « Tiens ! mon oncle, il n'y avait rien hier ; aujourd'hui on voit un tas de petites langues vertes. » Je lui montrais un champ. « C'est l'orge qui lève. Tu verras ça dans une semaine si ce temps-là continue ! » De jour en jour, j'observais la croissance de ce pelage vert et doux qui brillait au soleil du matin, un peu blanchi par la rosée : je sentais une envie de passer ma main dessus.... Puis ce fut la levée des pommes de terre.... La croûte grise de la terre se fendait. Qu'y avait-il sous cette crevasse en étoile ? On dirait qu'une bête soulève le sol. Une petite tête bronzée apparaît, comme le nez d'un grillon. Le temps devient sec : le soleil durcit le sol. Quel effort doit faire cette faible chose vivante pour le briser ! Sortira-t-elle ? Forte de toutes les puissances de la capillarité et de la chaleur, elle gonfle son groin, pousse l'obstacle, arrive à l'air libre : le germe reçoit, directe, la force solaire, invincible et chaude, qui l'attirait.... Une feuille est née. Déjà, plus loin, apparaissent d'autres plants, en petites taches alignées et sombres. Des endroits restent vides ça et là. Je suis inquiet : ces manques se combleront-ils ? N'a-t-on pas oublié la semence ? Je gratte, 83
je cherche à un centimètre du sol : une tige jeune monte doucement vers la lumière.... Ce sera pour demain.... Demain, ô joie ! tout est vert. J'accours à la maison, les sabots dans les mains. « N'onque ! N'onque ! Les patates y sont levées, tout, tout ! Ce qu'elles poussent vite ! » Mon oncle me regarde, et je vois les poils de sa moustache s'écarter : c'est qu'il rit. « Tiens ! ça t'amuse, le petit Parisien ! C'est bien, ça. Oui, mon ami, elles lèvent convenablement. Mais on ne les tient pas encore ! Gare la gelée ! Et la pourriture s'il fait humide ! » Je hochai la tête d'un air important, comme si je savais tout ça. De ce jour je m'attachai à la surveillance des pommes de terre, et chaque soir je faisais mon rapport à l'oncle qui paraissait satisfait. « Tu me rappelles Albert, quand il avait ton âge. » Albert, son fils, là-bas, dans les tranchées de Champagne, combattait depuis six mois.... Alors il soupirait et disait : « Enfin ! » d'un air de résignation. Mais je ne riais plus ; je me sentais gêné. Je n'osais rien dire, bien entendu, et ce n'est pas un garçon de dix ans qui peut consoler un homme de quarante-cinq. Mais cela me faisait quelque chose de voir trembloter sous le chagrin cette redoutable moustache rousse. * ** Pendant que je m'attachais à la ferme, je me séparais de l'école et je devenais un assez mauvais élève ; je griffonnais et j'ânonnais. Le commencement de mes devoirs était bien ; puis ils s'en allaient en fioritures, en paraphes et ils ne finissaient pas. Je faisais l'indépendant, le détaché. Je sifflais, les mains 84
dans mes poches, quand les autres jouaient entre eux sans m'inviter. J'avais l'air de m'amuser prodigieusement tout seul, à faire des traits sur la table, ou à pousser des billes vers un trou : et pendant ce temps-là, des tempêtes de colère, de haine, de douleur ravageaient mon âme. Et ce qui me faisait rester ainsi à l'écart, c'est que j'avais un cœur trop sensible, qui prenait trop de choses au tragique, comme il s'enthousiasmait trop vite. D'un mot brusque, je faisais une parole de dédain. Une raillerie, j'y répondais par une injure qui me semblait à peine équivalente à ce que j'avais reçu. Je ne sais quel mauvais génie additionnait en moi tous les mécomptes, toutes les souffrances d'une journée : à la fin je devenais hargneux, impossible. Comme j'aurais voulu, pourtant, aimer quelqu'un ! Avoir un camarade, un ami ! Etre deux ! On parle dans tous les romans de l'attachement d'un jeune homme à une jeune fille. Je ne pense pas qu'il y ait dans ce sentiment plus de grossissement de cœur, de soupirs, de profondeurs de souffrance que dans la poitrine d'un petit homme de dix ou douze ans qui voudrait se donner, aimer, que le souffle du printemps amollit, parce qu'il n'est pas de sang bien riche, qu'il a beaucoup souffert et que l'odeur des foins le chavire presque. Plongé dans une nature trop forte, Peau-de-Pêche, tu te sens mal à l'aise et tout gonflé de larmes sans savoir pourquoi. Tu rêves de promenades au-delà des dernières maisons, de huttes bâties en commun, d'arbres gravis avec l'aide d'un compagnon. Si quelqu'un de ces galopins, quand même ça serait Louvard, cette espèce de brute ronde et fruste, venait à toi, eh bien ! tu l'accueillerais, tu l'aimerais tout de même. Comme tu l'aimerais ! Je sais bien que tu as Tom. Tom parle, évidemment, ou plutôt tu fais ses réponses. Mais voici que tes onze ans viennent: et cette comédie à plusieurs personnages que tu as PEAU-DE-PECHE 85
tant jouée en ton enfance te séduit moins.... Oui, Louvard, ou même Signeux, qui n'est pas mauvais et qui a une tête assez fine.... Sa mère est lingère, et il a toujours un col blanc.... Peaude-Pêche, déguenillé de Charonne, tu as le goût des gosses bien tenus.... Son museau est net et il sent le propre. Mais, Peau-dePêche, ose donc te débarrasser de ton manteau guindé de timidité et d'orgueil. Ah ! bah ! il a fallu toute une histoire et presque un drame pour me dégeler ! C'était en mai, vers la fin du mois. Il y eut, je l'ai dit, cette année-là, une explosion de printemps, comme le débordement, sur la terre, d'une marée de couleurs vives et fraîches. Il faisait très chaud et on parlait d'aller se baigner, — on en parlait à mots couverts, et comme en cachette : les enfants aiment le mystère.... Cette idée me trotta dans la tête. Se baigner, c'est une grande chose. Je me baignerais donc. Avec Tom, bien entendu. * ** J'arrivai vers quatre heures au bord de l'espèce de bassin qu'on appelle la roise, où l'on rouissait le chanvre autrefois, et où maintenant on lave les moutons avant de les tondre. C'est là que les gamins se rendaient. Je m'étais fait un caleçon de bain d'une vieille serviette : mon talent de couture n'était pas inutile. J'entrai dans l'eau bravement. Dieu ! qu'elle était froide ; ces cours d'eau de notre pays qui viennent des couches profondes de la craie ne se réchauffent pour ainsi dire pas en été..... Je me sentais les jambes prises dans de la glace. Malgré ça, j'avançais.... Tom, qui n'est pas un chien de marais, restait sur le bord, allant et venant avec de petits cris. Je riais de ses plaintes quand, tout à coup, mes pieds s'enfoncèrent. Je voulus les retirer et sentis l'eau qui montait jusqu'à 86
ma poitrine...-. Je me jette de côté et m'enfonce davantage.... Je sens que rien ne résiste : je suis dans une vase profonde qui ne me soutient pas.... Plus je me démène, plus je m'enlise. La terreur me prend et je me mets à hurler de détresse de voir mes yeux au niveau de cette masse d'eau immobile. Comment ai-je la présence d'esprit de ne plus bouger pendant quelques secondes ? Mais voici un bruit formidable : c'est Tom qui a surmonté son aversion pour l'eau et qui bat la vase de ses pattes.... Je suis sauvé.... Brave bête ! Il est là. Je revois, près de moi, sa tête aux poils collés, ses pattes qui s'agitent pour se maintenir sur l'eau ; je le saisis par le cou.... Alors il se débat ; moi aussi.... Ce n'est pas un terre-neuve, hélas ! Je perds l'équilibre et me voici de l'eau trouble dans la bouche, les oreilles, les yeux. Tout à coup je me sens saisir par une main qui me ramène à la surface.... Je ne vois qu'une sorte de bouillonnement blanc,
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avec du vert, du rouge ; je crache, j'éternue, je suis sauvé.... Autour de moi, trois ou quatre gamins ; une échelle dans l'eau — et Torn qui aboie en rond comme un fou. « Ben mon vieux, sans toi, j'y étais ! » C'est à Alexis, dit la Ficelle, que j'adresse ces mots. Il me tient par l'épaule, de peur que je ne tombe. « C'est pas moi, c'est Louvard et lui.... » J'aperçois Louvard et Signeux, mes deux ennemis. Louvard, ce sournois ! « Sans blague ? — C'est lui aussi, dit Louvard. Il nous a aidés à traîner l'arbre. » Je me retourne. Une grande perche, un baliveau de quatre ou cinq mètres trempe dans l'eau. « On a pu se tenir après et te repêcher. Ce n'est pas que c'est creux, mais il y a un mètre cinquante ou deux de tourbe. Faut jamais aller par là.... » Je suis ahuri. Tom a la reconnaissance plus prompte que moi, car il fait une fête insensée à mes sauveteurs. Et puis, voilà que nous partons tous les quatre d'un énorme éclat de rire en nous regardant. Mais ce n'était pas de nous voir boueux et dégoutants, et les joues de Peau-de-Pêche pareilles à des oreilles de cochon, ce qui était cependant vraiment comique : il y avait en eux l'allégresse de m'avoir sauvé et une émotion qui se débridait. « Ça, mon « ieux », t'es un copain», ai-je dit à Louvard.... La Ficelle riait. Je lui ai tendu la main. « Ben, sans vous trois ! Mais qu'est-ce que je vais prendre en rentrant; je n'ai guère d'autres habits!... — Viens chez nous, dit la Ficelle.... Il n'y a personne, on s'arrangera. » Alors on s'est arrangé. Jamais je ne me suis si bien diverti que cet après-midi-là. On a fait la lessive de nos culottes, séché les vestes au feu et au soleil. Heureusement il faisait déjà tiède, 88
sans quoi c'était la fluxion de poitrine. Mais ce jour-là tout était amusant, comique, nouveau et chaud. Il y avait du dévouement plein les yeux de Louvard. Il me regardait comme le faisait Tom : je compris qu'il faut faire du bien aux gens pour les aimer ; j'étais son petit, son protégé, son enfant sauvé des eaux. Enfin, je n'ai jamais mangé de meilleures tartines, ni lui non plus, j'en suis sûr, que celles que nous fit la Ficelle avec des rillettes écrasées, qu'on appelle en Champagne des « chons ». Les enfants sont comme ça. Chez eux, c'est l'aversion, la haine presque, parce qu'ils s'imaginent qu'on les méprise. Un coup de lampe brusque les éclaire : tout change, et ils ne se rappellent plus rien du passé. Depuis ce jour-là, je repris goût à l'école. Il fut tout de suite clair que la Ficelle me protégeait : or, il était grand et fort et il n'y avait pas à « répliquer » dans la classe des moyens : sa taille et ses longs bras étaient convaincants. Moi, je fus à son égard une espèce de Tom. Et, chose curieuse, personne ne sut rien, ne comprit rien ; on s'était juré de ne pas parler. Pourquoi ? je ne le sais pas. Etaitce pour éviter d'être grondés ? Je vous dirai que, pour moi, une algarade de la mère Dupré était sans importance et que tomber à l'eau était chose assez courante pour que mes nouveaux amis ne craignissent pas des remontrances trop vives.... Non, par goût dh mystère, par satisfaction de savoir ce que les autres ignoraient. Notre pacte d'amitié devait rester inconnu. On laissa deviner qu'il s'était passé quelque chose. Nul ne sut quoi.... Il n'y a que les enfants pour garder ainsi un secret. Le père Doussot, derrière son lorgnon, remarqua un sourire de Peau-de-Pêche à Louvard ; et, à la leçon d'histoire, je fus premier.... La tête de la Ficelle, à demi tournée de mon côté, un clin d'œil avec un petit signe, me mirent aux anges. Louvard et la Ficelle étaient des autorités. Je rentrais dans le clan.
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Il ne restait contre moi que Lucie, fantasque et le plus souvent hostile. Du moins, je le crus longtemps. * ** Il n'y a pas eu de plus grande joie dans mon enfance que la conquête de mon ami. Jusqu'à cet incident, sans doute, il m'avait montré de la sympathie, il m'avait défendu déjà contre les teignes de l'école, mais je n'osais m'approcher de lui familièrement. Il avait la tête de plus que moi. Je sentais une douleur au cœur, quand je le voyais avec Topin à la blouse noire, grave comme un curé, aller et venir lentement, le bras de l'un sur l'épaule de l'autre. Ce printemps amollissant me faisait désirer des confidences et des épanchements. A Paris, j'étais un petit nerveux, trépidant, qui n'avait le temps de penser à rien, car làbas tout remue, tremble, vibre, accroche.... Ici, ce grand repos, cette largeur des horizons, ces vastes souffles adoucis du vent, qui de loin m'amenaient l'odeur de la « graine de beurre » ou de sainfoin, ce bourdonnement continu des insectes, me laissaient de longs moments dans une somnolence voisine du rêve et pleine de douceur, de besoins de caresses, de tendresse et d'affection. Tout cela me jeta sur la Ficelle : je le trouvai subitement beau, distingué, supérieur. C'était un grand blond aux traits assez fins, au nez un peu déjeté à gauche avec des cheveux frisés. Il aurait fait sûrement un maître d'école, sans un bégaiement par moments assez prononcé, d'autres fois presque insensible, mais bien gênant dans ce métier où il faut parler constamment et net. Il est devenu garde forestier, et c'est bien ce qui lui convenait : je n'ai jamais connu quelqu'un de plus calé sur les herbes, les bois et les bêtes. C'est lui qui m'a initié à la vie sylvestre.... Ce fut une amitié subite et ardente, qui nous fait sourire aujourd'hui quand nous nous rencontrons dans quelque auberge du chef-lieu. Je lui écrivais pendant la classe sur des bouts de papier que je lui jetais en cachette. Et pourquoi ? Pour ne rien 90
dire, ou bien une chose insignifiante : demander un livre dont je n'avais pas besoin, un rendez-vous pour aller aux nids — même pas — un mot : bonjour, vieux copain ! avec de magnifiques fioritures, des envolées de déliés autour des majuscules, me rappelait à son souvenir. On gardait ainsi le contact. Cela signifiait : je suis là, on est amis. Je portais comme lui une ceinture en lanière de fouet tressée. Il n'y avait rien de plus élégant, cette saison-là, à l'école de Charmont ; mais seuls, cinq ou six d'entre nous y avaient droit et c'était l'insigne d'une espèce de petite société secrète. J'en étais arrivé à imiter instinctivement le bégaiement d'Alexis, qui me paraissait distingué ; pourtant, je ne le fis jamais devant lui, car j'avais peur de le vexer. En revanche, je l'aidais dans ses « styles ». Il écrivait correctement, mais sans adjectifs, sans agréments. Moi, je trouvais toujours un tas de phrases qui me grisaient. Il me révéla un autre monde que la ferme et les bêtes domestiques ; j'appris avec lui à aimer les arbres. « Viens ! on ira dans les fossés du château et dans le parc.» Le château ! Il y avait dans ce mot une grande force de suggestion. Je me trouvai au rendez-vous à l'heure dite, un jeudi, en juin.... Ah ! quelle belle journée et que j'ai vu de choses nouvelles ! Il me semble que le père Doussot ne m'en a jamais appris autant. Le parc était clos, mais il y avait dès-trous dans les haies et la Ficelle les connaissait. Les vieilles douves étaient vides d'eau. Une végétation magnifique y avait crû. Nous en suivîmes le fond. Tout à coup derrière un rideau de broussailles, de clématites et de sureaux, au milieu d'une clairière, j'aperçus une immense colonne noire et crevassée qui montait jusqu'aux nuages. De nobles branches, formidables, s'écartaient là-haut, soutenaient le ciel. Je poussai un oh ! d'admiration. « Hein ! il l'est, l'est, l'est g... g... grand... bégaya la Ficelle. — C'est un chêne, hein ? » J'étais persuadé, d'après des lectures, que le plus grand 91
des arbres est le chêne : c'est une idée littéraire dont je suis revenu. « Non, c'est un peuplier. — Il faut le mesurer. » Sa grosseur me stupéfiait. Je savais par un livre de la Bibliothèque des Merveilles, que le chêne d'Allouville portait une chapelle dans ses branches, que le châtaignier de l'Etna pouvait recevoir des cavaliers dans le creux de son tronc, que le platane de l'île de Cos couvrait un demi-hectare de ses branches.... Mais celui-ci! Celui-ci, tout près de moi!... Nous l'embrassâmes. « Je fais un mètre soixante-cinq », dit la Ficelle. Il y avait presque cinq brassées.... On calcula ; je n'étais pas fort pour compter de tête, mais mon ami déclara tout de suite : « Huit mètres de tour ! »
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L'arbre nous en sembla plus beau encore. Autour de lui, les petits arbustes s'étaient écartés. En haut, très haut, il chantait dans le ciel et laissait échapper des floches cotonneuses qui se posaient sur nos vêtements et sur les buissons d'alentour. C'était le grand souverain du parc, et je n'ai jamais, je crois, éprouvé plus profondément le sentiment du respect de la nature que devant ce géant du règne végétal. Ah ! cet après-midi de libre ivresse dans le parc à demi délabré, ruiné, où les viornes et les houblons se dépêchaient de couvrir les allées, de détruire l'œuvre de l'homme et de former d'invraisemblables cachettes ! Il y a, je crois, une mystérieuse correspondance entre une âme d'enfant et cette nature abandonnée où il aime d'instinct à retrouver sa sauvagerie primitive. Citerai-je les incidents qui marquèrent tant de jours semblables ? Ils ont du prix pour moi ; je crains d'ennuyer les autres.... Qu'est-ce que la découverte d'un nid dans les épines et les druinets (1) ? Et pourtant, quelle émotion quand un petit oiseau s'effare, file, revient ! « C'est le mâle. La mère ne couve pas loin. » On écarte les feuilles, on cherche le bijou. Là, entre deux branchettes, pétrifiée par la peur, ses petits yeux fixes comme des têtes d'épingle en émail noir, écrasée au fond du nid d'herbes sèches, une fauvette ! Instinctivement, j'allonge la main. Alexis me retient. « Non ; ne la fais pas « sauver ». Elle pourrait rénier. — Renier, qu'est-ce que ça veut dire ? — Quitter son nid ; alors les œufs seraient perdus.... » J'obéis à mon compagnon.... Quel musée merveilleux que ce parc, où des poules d'eau partaient lourdement dans les rouches, où brillaient les « demoiselles » d'acier bleu, les papillons innombrables ! Je voulais tout voir, tout regarder à la fois, tout prendre (1) Cornouiller sanguin.
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par moments et tout serrer contre moi. Des choses insignifiantes me jetaient dans l'ivresse : l'odeur des menthes foulées, un sifflet de saule que fabrique Alexis, le cresson que je cueille, l'ombre d'une truite qui file entre deux eaux. J'avais une continuelle envie de crier et de battre des mains. Un grand événement de ce temps-là, ce fut la prise de ma première truite. La Barbuise est pleine d'herbes en été, de cresson, de berles qui laissent entre elles des espaces libres, où l'eau est tellement limpide que, sans le frissonnement de sa surface, on ne soupçonnerait pas sa présence.... C'est là qu'on aperçoit par moments une truite immobile, ponctuée de rouge et dont la queue vibre à peine. « Un poisson ! un poisson ! Si on essayait de le prendre ! — Tu peux toujours y aller, maintenant qu'elle t'a vu ! Il faut se cacher, et puis avoir une ligne solide et un hameçon numéro 12. » Je connus à ces mots qu'il y avait bien des mystères dans la pêche. Mon ami les savait. Cette tête frisée renfermait une immense science rustique. « Oh ! tu m'apprendras, alors. » Nous revînmes au parc dans ce but. « Ce n'est peut-être pas tout à fait permis ici.... Il y a le vieux Hilaire qui pourrait grogner. » Alexis regarda les fenêtres closes du château. Il était si muet, si fermé, que cela nous rassura. « C'est la guerre ! » dis-je. Je répétais la mauvaise excuse de bien des gens qui mettaient leurs fautes sur le compte des circonstances. « Attention ! Il ne faut pas être vu. Tout est là. Si la truite t'aperçoit, tu peux lui passer l'amorce sous le nez, elle ne mordra pas ! » Alors, arrivé à cinq ou six mètres du bord, le voilà à plat ventre. 94
Le château était si muet, si fermé.
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« Il faut s'infiltrer ! » Moi, je m'infiltrais comme lui, marchant sur les coudes, ainsi que les poilus ; par moments m'efforçant d'onduler comme un serpent et me figurant que j'en étais un. Arrivé à six pieds de la rive, la tête dans les herbes, sans même voir l'eau, il prit sa ligne. Une sauterelle, légèrement piquée, sautillait au bout. Il lança le fil; j'en fis autant. Mon amorce n'était pas dans l'eau que : vlouff ! j'entends un formidable saut, et ma gaule, tirée violemment, s'abat dans les herbes. « Raté ! dit une voix moqueuse. — Qu'est-ce que c'est ? — Une truite, pardi ! Il ne faut pas lui laisser le temps de souffler l'amorce; on ferre tout de suite.... Oh ! inutile de recommencer ; elle ne reviendra pas. » J'étais honteux et colère de ma maladresse, et je craignais qu'Alexis fût fâché. « Allons plus loin », dit-il en jetant un coup d'œil circulaire. Nous recommençons, dans un tournant, tapis derrière des roseaux. « Ça mord », dis-je à voix étouffée, le cœur battant. Mon fil se promenait à droite et à gauche, courbant le scion. « Tire, tire ! dit la Ficelle.... Ne lui laisse pas faire ce qu'elle veut ! » Je tirai. Un clapotis violent, un éclair de lumière, et, au bout de mon fil, se tordait un poisson étincelant. Mais j'avais ferré si fort que ma ligne avait sauté dans les branches. La truite restait pendue à un arbre et gigotait. J'allais grimper pour l'atteindre quand elle se décrocha et tomba dans l'herbe. « Ah ! elle est partie ! m'écriai-je d'un air navré. — Pas de danger.... » J'écartais les herbes. Une magnifique truite était là, luisante, non point couchée sur le côté, mais sur le ventre, comme
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si elle savait nager dans les herbes humides.... Je la saisis : elle me glissa des doigts et fit un énorme bond.... Je poussai un « oh !» de surprise, et aussi parce que ce corps froid et gluant me causait une sorte de répulsion. « Nigaud ! Prends-la ici. » II mit ses doigts dans les ouïes sanglantes et retira l'hameçon qu'elle avait avalé. « Elle a mal, dis ? » Je ressentais comme un vague malaise de voir cette bête se débattre avec des espèces de petits râles quand il retira l'aiche. « Bah ! ça ne lui fait pas de bien. C'est la guerre ! » Ce mot répondait à tout. Je mis le nez dessus pour l'examiner, n'osant plus y toucher. Tout à coup, d'un coup de queue, elle me sauta au visage. La Ficelle se tordait littéralement ; pour un peu, il eût cabriolé comme la truite qui maintenant faisait bond sur bond. « Attention ! elle sent l'eau ! Elle y retournerait bien. » Et de fait, elle se dirigeait vers la rivière, un peu plus près à chaque saut. Cette fois, de peur de la perdre, je la saisis aux ouïes et lui laissai faire le battant de cloche. C'était d'ailleurs son dernier effort : elle se courbait maintenant sur ma main, flasque et fraîche, et j'admirais sa merveilleuse robe tachetée de points rouges, sa sveltesse, ses fines dents. « Elle pèse bien deux livres ! dis-je. — Mettons une, et même une petite. C'est rudement beau déjà pour un début ! » Comme j'aimais la Ficelle, mon maître ! Comme j'étais fier à côté de lui ! Je retenais mes paroles, qui se fussent échappées en torrents sans la crainte du père Hilaire. Nous continuâmes à pêcher et, coup sur coup, Alexis ramena trois truites, moins grosses que la mienne. Ce fut d'ailleurs terminé pour moi, ce jour-là ; j'eus encore une « touche », mais, soit que la truite 97
Au bout de mon fil se tordait un poisson.
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ait mal mordu ou que j'aie ferré trop tard, je ne la pris pas. Un incident marqua la fin de la pêche. J'aperçus tout à coup un vieux en tablier bleu, un bâton à la main, sur le chemin qui traversait la rivière, assez près de nous. Un léger sifflement prévint la Ficelle qui leva les yeux dans la direction des miens. « Ça y est ! Le père Hilaire.... Ramène la gaule en douce et surtout ne pas te lever ! Allongé, allongé dans l'herbe. » J'obéis. Je disparus dans les phlox et les iris d'eau. A deux pas, je ne voyais rien, et Alexis, comme moi. était enfoui dans les hautes herbes. Rien ne bougeait. J'entendais le pas un peu traînant du vieux garde. Un moment, il s'arrêta. Il était sûrement sur le pont ; je sentais déjà deux doigts qui me serraient la nuque.... Des brins d'herbe me taquinaient les oreilles. Une bête courut sur ma joue ; je serrai les poings pour ne pas bouger sous le terrible agacement de ses pattes.... Ah ! je pris là une rude leçon de volonté !... Mais les pas reprirent : l'homme s'éloignait. « Hep ! » Je levai la tête. « En douce ! maintenant. » Nous nous levâmes et, courbés, nous gagnâmes le bois. Il y eut bientôt un rideau impénétrable entre le vieux garde et nous. La Ficelle riait. « C'est la guerre ! » Je me sentais bien un peu coupable ; mais la grosse truite me cachait le braconnage. « Alexis, tu es un chic type ! » m'écriai-je transporté. * ** Mon admiration pour mon ami croissait à chaque sortie. Je reconnaissais en mille choses sa supériorité. Il avait un instinct merveilleux pour deviner les nids. Il découvrait vingt escargots quand j'en trouvais quatre. Pour moi, il faisait ingénieusement 99
sortir le grillon de son trou en grattant le sol avec une paille, trompait les geais qui, de loin, accouraient au-dessus du buisson où il s'était caché pour imiter leur cri d'étoffe déchirée. Le corbeau, la pie, le merle venaient à son appel, et alors il les chassait honteusement en les appelant : « Nigauds ! » Et je riais comme un fou ! Je n'avais jamais vu un gamin aussi habile à frouer. Il savait aussi merveilleusement découvrir tout ce qui se mange, et nous revenions toujours avec quelque butin : une botte de cresson, un cent d'escargots, des « champignons de sapin » qu'on appelle, je crois, des hygrophores, des fraises des bois et des mûres que nous étalions sur la table de la cuisine, le jeudi soir, avec des salades de mâche ou de mathie, autrement dit de laitue sauvage. Il y a dans les champs et les bois mille ressources en comestibles. A partir de juillet, nous mangions les cerises aigres, la groseille des haies, acide, mais si franche de parfum ; plus tard les petites poires sauvages qui ne sont bonnes que très blettes, et puis les prunes de chien, les daguenelles séchées sur les arbres, les noix, les noisettes, que sais-je ! Ce fut bien le reste quand vint l'automne ! Cette année-là, on avait autorisé la chasse fermée depuis le début des hostilités. Alexis suivit son père, qui avait sa permission de détente. Je n'avais fusil ni port d'armes, mais maintenant que je chasse pour de bon, je n'ai jamais senti autant d'impatience qu'alors à la veille de l'ouverture.... Je dormis à peine. J'étais chez la Ficelle au petit jour. O la beauté de ce matin de septembre où la fraîcheur vous prend déjà aux doigts, la quête dans les sarrasins rougis et les champs de pommes de terre, les coups de fusil lointains, le grand lièvre qui boule dans un guéret, le départ des perdreaux dans un grand sifflement d'ailes, l'outarde dont les ailes sifflent là-haut, toutes blanches ! Parce que, très jeune, j'ai connu ces émotions, aujourd'hui je ne trouve pas de plus grand plaisir 100
que de promener mon fusil par les magnifiques après-midi d'automne où l'air est si doux, si reposé que les feuilles sont immobiles, où j'écoute le petit bruit du vieux Tom qui quête dans les semis de pins, le coup de gorge de Ravaude qui part, s'arrête et s'anime, l'écho de sa voix dans la solitude de la forêt.... Un lapin gît là, dans une touffe de genévrier. L'odeur de la poudre flotte encore dans l'air qu'on repart, et c'est de nouveau la menée des chiens sous la voûte solennelle des bois, et c'est le soir qui tombe avec le regret de quitter les voies herbues et l'horizon où veillent et montent la garde, au bord d'un tertre, de grands épicéas bleuissants. Alexis devinait toutes les traces, distinguait celles du lièvre de celles du lapin, découvrait les passages, l'empreinte large du sanglier, et, sans hésiter, déterminait le poids de la bête. Il sentait, du moins il l'affirmait, le lapin au gîte sous un tas de branches mortes ! Il savait prendre le vent, faire le détour nécessaire pour tromper les grives et les rabattre sur le tireur. Il vivait dans l'atmosphère des bois comme un braconnier, — que dis-je ? — comme un chien de race, un renard malin, un vieux bouquin plein de ruses. Il était habile à deviner l'heure qu'il est, l'orage menaçant, l'endroit où gîte le lièvre d'après la saison, la lune et le vent. Je me sentais avec lui dans une sécurité complète. Un jour, il m'appela à côté de son père et, sous une touffe d'arrête-bœuf, il me montra la boule grise d'un lapin. Il me passa le fusil. J'épaulai lentement. Une formidable explosion me calotta la joue ! Mais la Ficelle criait : « II y est, il y est ! Bravo ! » Ah ! alors, à côté d'une surprise émerveillée d'avoir accompli cet exploit, je sentis, au plus profond de moi-même, tressaillir une joie insurmontable en même temps qu'une certitude profonde que je ne quitterais jamais ce pays. Et je me mis à sauter autour de mon lapin mort et j'embrassai mon ami. 101
J'en étais à ce point de ma passion qu'un jour dans la forêt de sapins je lui dis : « Oh ! la Ficelle, si on restait là tous les deux. On peut vivre ! Tiens ! regarde, les champignons, les escargots, les lapins.... on se bâtirait un abri. » Un rêve de trappeur me dominait. Je serais le Nathaniel de Cooper. « Tu vois, je demeurerais toujours avec toi.... » Je me blottissais contre lui ; je sentais la sûreté de son affection, j'étais heureux. « Oui ; mais il y a les vieux, en bas. Et la mère ; et le travail. » Ces mots si sages tournèrent mes rêves d'un autre côté. « Eh bien, on travaillera ensemble. Tu ne me quitteras jamais, Alexis ? » Je me rappelle que, juste à ce moment-là, me revint le souvenir de Mme Desflouves : son image m'apparaissait ainsi quand je souffrais ou quand j'étais très heureux. Aujourd'hui je la réunissais, dans un petit nid que je faisais en moi, à ce grand la Ficelle, qui, le bras sur mon épaule, attendait la vie.... Nous nous sommes quittés, cependant, Alexis et moi. Mais il n'est pas loin d'ici, et quand il vient, le long de la rivière, jeter un coup d'œil sur les truites et sur les arbres, il ne manque pas de s'asseoir à ma table. Alors, je délaisse le travail pour faire avec lui un tour dans les bois. A ce moment-là, je me rendis compte que Lucie était jalouse de lui. Je sais maintenant que si elle se montrait désagréable avec moi, c'est parce que je la dédaignais.... Que voulez-vous ! Peut-on s'amuser avec une gamine qui ne s'occupe qu'à coudre, qui a peur des araignées, qui ne sait pas grimper aux arbres ? Surtout depuis mon amitié passionnée pour la Ficelle, je la regardais comme un être d'une race inférieure. Je ne lui disais rien de désagréable ; je ne m'occupais pas d'elle. Il m'arrivait de ne pas la voir. 102
Quand je rapportai ma truite à ma tante, Lucie haussa les épaules d'incrédulité sur ma prise. Et quand la Ficelle affirma le fait, elle tourna le dos. « C'est compère et compagnie. — Que tu me croies ou que tu ne me croies pas, je m'en moque. Mais je te défends de mal parler d'Alexis. — Ton Alexis! Un rôdeur, un « traînier ».... Tiens! qu'il l'emporte, son poisson ! » D'un revers de main, elle balaya la truite qui tomba au milieu de la pièce : et déjà le chat était dessus. J'eus peine à l'arracher de ses griffes et me hâtai de la placer dans la huche, tandis que Lucie, se mettant à rire, allait et venait, tournant son cotillon d'un air si méprisant que, pan ! je lui allongeai une gifle. Elle pâlit tout d'un coup. « Brute ! » cria-t-elle. J'étais, je puis le dire, assez confus, le moment de colère passé. J'allai la trouver une demi-heure après. Je voulais lui demander pardon ; mais elle avait un air si distant, si hostile, que j'attaquai ainsi : « Pourquoi que tu me pousses à bout ? » Elle ne répondit rien. Alors je me mis à chanter les litanies de la Ficelle. « D'abord la Ficelle est up bon copain ; la Ficelle ne dit jamais de menteries, la Ficelle est franc, la Ficelle est ci, la Ficelle est ça. » Tout à coup elle haussa les épaules : « Tu devrais bien te marier avec lui. — Ça serait aussi bien qu'avec toi. — Pour ça, tu peux être tranquille ! » Nous avons bien ri depuis, en pensant à cette scène-là ! Mais le soir elle ne voulut pas manger de poisson ; et moi je ne tarissais pas sur le goût exquis de ma truite. L'hiver était venu, l'hiver de 1916, qui garda son drap de
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neige pendant deux mois. On aurait été heureux, car il y avait bien des distractions en cette saison et il y eut de beaux passages d'oiseaux. Mais je sentais la mère Zélie de plus en plus silencieuse Du côté du nord, on entendait par moments de gros coups comme ceux d'une nuée lointaine, derrière les sapins, mais très loin. Parfois les vitres se mettaient à remuer, et alors la mère Dupré faisait le signe de la croix. Moi je sentais une grande angoisse, comme si le malheur allait tomber sur notre maison. Quand le père rentrait, voyant sa femme les yeux mouillés, il haussait les épaules et disait : « Ça ne sert à rien de se faire du mauvais sang. » Mais ce n'étaient là- que des paroles, et je voyais bien, aux jurons qui parfois faisaient explosion sous sa moustache, qu'il y avait une grande peine et de la colère au-dedans de lui. « Ça devrait-il exister ! Ça devrait-il exister ! » Je me rendis compte pourquoi, selon ma tante, c'était toujours du côté de Suippes que ça tonnait : c'est qu'Albert était dans ce secteur depuis quinze jours. Je ne connaissais ce garçon que par son portrait, entouré de deux petits drapeaux, au-dessus d'un numéro de tirage au sort ; il avait une figure hardie et l'air timide d'un loup de sept ans. Sûr, les Allemands devaient en voir de cruelles avec lui. Je m'arrangeai pour repérer Suippes, au-delà de l'horizon, à l'aide d'une carte, et quand la canonnade commençait, je disais : « Non, ma tante, ce n'est pas là. Suippes est bien plus à gauche, en face du grand érable. — Tu crois, petit, tu crois ? » Elle regardait au loin, comme si elle eût pu voir son garçon, un peu rassurée. Je mentais même parfois et je tremblais quand les coups se rapprochaient du vieil arbre centenaire. « Moi, quand j'aurai dix-huit ans, je m'engagerai », avait dit la Ficelle.
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II s'en fallait de quatre bonnes années qu'il les eût. Mais cela ne nous gênait pas. La guerre, depuis qu'elle durait, devenait une chose habituelle et on n'en prévoyait pas la fin. Des rêves héroïques nous traversaient. Parfois, ils se résolvaient, pour mes dix ans et demi, en une charge à fond de train contre une borne où se cassait net une lance de sureau. Mais la Ficelle ne riait pas. Il y avait en nous trop de violence de sentiments pour qu'il lui vînt à l'esprit que ces gestes étaient risibles. C'était le temps où tous les hommes étaient partis. Mon oncle était un des rares du village qui fussent restés. Il le devait à ses quarante-cinq ans et à sa jambe traînante. Les femmes les remplaçaient et aussi les petits gars, qui prenaient leur part de la charge commune. Julie, notre voisine, montait sur sa moissonneuse, conduisait les trois chevaux comme le faisait son homme. La paysanne de France a donné au monde un magnifique exemple de travail. Je me souviens de la devise de Guillaume d'Orange que le père Doussot nous avait citée dans ses leçons d'histoire. C'est une parole d'orgueil et de volonté : « Je maintiendrai. » Je crois que nos villageoises auraient pu la prendre à leur compte. Moi, j'étais plein d'envie quand je voyais Bazin, qui n'avait guère que quatorze ans, conduire sa paire de chevaux, et quand j'apercevais sa moissonneuse grimper au flanc de la côte, ainsi qu'une grosse coccinelle, j'aurais voulu, comme lui, être l'âme de cette mécanique compliquée. Mais j'étais trop petit ! Cependant le temps passa vite pour moi, et si je glisse de même sur l'époque qui suivit mes débuts à la campagne, c'est qu'elle n'offre pas d'événements assez saillants pour être rapportés tout au long. Je dirai seulement que dans ma douzième année j'obtins mon certificat d'études et je fis ma première communion : deux choses qui, à mon sens, laissaient derrière moi l'enfance.
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« Tu es un homme, maintenant ! » me dit le père Dupré. De fait, j'avais beaucoup gagné en grosseur et en taille. Je n'atteignais pas. je n'ai jamais atteint d'ailleurs, la Ficelle ; mais j'avais cinq pieds bien comptés. Quant à mes joues, elles s'étaient brunies et je n'avais plus de Peau-de-Pêche que le nom. J'étais devenu un petit paysan vigoureux, plus vif que les autres peut-être, et, en classe, je tenais souvent la tête de ma division. La Ficelle restait seul à la table des conseillers : Topin était reçu à l'Ecole normale ; Martin allait s'engager, et Philippe entrait comme stagiaire dans un bureau d'agent voyer. J'allais peut-être m'asseoir à côté d'Alexis à la rentrée et devenir un des personnages éminents de cette petite école ; le père Doussot voulait « me pousser ». Il avait fait tant de compliments à ma tante sur ma rédaction, mon histoire de France et ma géographie, qu'elle était décidée. Seul, le père Dupré semblait hésiter, plutôt par l'effet de cette prudence paysanne qui pèse longtemps le pour et le contre, ou même tout simplement par habitude de mettre un délai entre la proposition et l'acceptation ; au fond, je ne le croyais pas hostile.... Pourtant, il dit un jour : « Si c'était à moi, je le mettrais à la terre.... » Quoi qu'il en soit, je m'apprêtais à quitter l'école pour deux mois de vacances. On verrait ça en fin de septembre. On avait le temps d'y penser. En juillet, en pleine moisson, ce n'est pas le moment. On a beau avoir vécu toute l'année à l'école et s'y plaire, le jour où l'on défait sa ceinture pour en lier le ballot des livres et des cahiers et qu'on crie en s'en allant : « Au revoir ! monsieur Doussot », tandis qu'il vous répond : « Au revoir, mes enfants ! Tâchez d'être sages et de ne pas oublier vos livres !» il y a dans l'air un vif petit vent de liberté et de parfums sauvages qui vous fait partir, les talons aux fesses.
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TROISIEME PARTIE C'EST
à ce moment-là qu'un matin je trouvai ma tante en larmes. Le facteur venait de passer. Une lettre était ouverte sur la table. Lucie sanglotait. « II faut aller rechercher le père tout de suite. Il est à la croix des Sept-Voies. » Je me hâtai de partir à bicyclette, gardant dans ma tête les paroles de ma tante pour les bien répéter : « Tu lui diras qu'Albert est blessé, qu'on nous écrit de l'hôpital de Châlons, et qu'il faudrait peut-être aller le voir.... Et revenir tout de suite. » Je ne traînai pas, comme vous pensez bien. Albert blessé.... Je ne l'avais vu qu'une fois, il y avait quatre ou cinq mois de cela, au cours de sa dernière permission et je l'avais suivi comme un chien. Tous les enfants de ce temps-là se collaient à la botte des soldats, se frottant à eux, imitant leurs manières, effrayés et envieux de leur vie, fascinés par leurs récits. C'est incroyable comment, à douze ans, je rêvais sapes, mines
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profondes qui faisaient sauter les ennemis écartelés, joyeux bombardements qui chassaient les adversaires comme des lapins — et je voyais précisément des lapins fuyant devant Tom et devant moi —, balles qui tombaient comme la grêle, avions, tanks formidables, tout un attirail invincible qui écrasait l'ennemi. Ah ! c'est bien dans l'imagination des enfants que la guerre fut fraîche et joyeuse ! Je ne devais pas tarder à voir les choses autrement. Quand j'abordai l'oncle, je balbutiai, essoufflé : « N'onque, il faudrait revenir. Parce que Albert.... il est à l'hôpital. — Mon Dieu ! Il est blessé. — Oui. — C'est lui qui a écrit ? » Je n'en savais rien. Un instinct me fit répondre : oui. Mon oncle parut soulagé. « Alors si c'est ça, il n'est pas mort. » Je regardai le visage de mon oncle. Sa grosse moustache tremblait. Je le vois dételant la charrue, puis rattelant Pierrot à la petite voiture, lentement et avec soin comme d'habitude. J'ai toujours admiré chez lui ce calme qu'il conservait dans les moments les plus graves. A peine toucha-t-il du fouet Pierrot : et je reconnus par là son émotion, car il ne le faisait jamais. On rentra vite. Je regardai la lettre, datée des armées. Hôpital temporaire 129 ; je revois l'écriture rapide : non, ce n'était pas Albert qui avait écrit, mais un scribe de là-bas. Il transmettait le désir du soldat de voir ses parents. L'administration les autorisait à venir. « Ce n'est pas bon signe ! » dit tout haut mon oncle, en reprenant le papier, tâchant de deviner, comme si c'était possible, entre ces lignes indifférentes, le sort de son fils. « Ils ne pourraient pas dire quelque chose, enfin, donner des détails ! gémissait la mère Dupré.
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— Ah ! malheur ! — Alors t'y vas ? demanda ma tante. Tu n'es guère « libre » pour monter dans le train, avec ta jambe. » Je voyais bien qu'elle avait grande envie de se rendre ellemême à Châlons ; et, d'ailleurs, il était impossible qu'ils s'en allassent tous les deux. Seulement, voyager si loin seule, demander son chemin, trouver l'hôpital lui semblait un monde de difficultés. Tout à coup, mon oncle soupira : « Emmène Peau-de-Pêche ! » Je faillis crier dans mon coin et — je l'avoue à ma honte — de contentement. Ce que c'est qu'un enfant ! « Peau-de-Pêche ? répéta ma tante. — Oui, il est débrouillard et n'a pas la langue dans sa poche. Et pour les trains.... — Alors, et moi ? Je ne verrai pas Albert ! » Lucie se lamentait... « II faut que quelqu'un reste ici pour faire la soupe.... Et puis c'est bien loin.... On enverra tout de suite des nouvelles.... Et puis tu as du rhume depuis quatre jours, et ce n'est pas prudent.... » Enfin, après des discussions, je m'habillai. On partit à midi trente. Je n'avais pas pris le train depuis dix-huit mois.... Je pensais au blessé. « L'hôpital, ça me connaît.... disais-je à ma tante. On y est bien.... » Nous étions dans un compartiment bondé de soldats. Peaude-Pêche s'en allait aux armées ! Il y avait un petit frémissement en moi. J'avais les billets. Je prenais au sérieux mon rôle de protecteur. Je tournais, comme Tom, autour de ma tante. « Ma tante, ici, il y a de la place.... Ma tante, attention à la machine qui manœuvre.... Ma tante, donne-moi ce paquet.... » Je sus lui trouver un coin, en parlementant avec un zouave. Et nous partîmes.
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Ah ! non, ils n'allaient pas vite les trains, en ce temps-là ! Je ne m'en plaignais pas trop. Je fis connaissance avec tout le compartiment, et presque avec le wagon, et mes questions faisaient rire les soldats, bien que ce ne soit pas la direction gaie, Châlons ! Je les revois : c'étaient presque tous des paysans qui remontaient là-haut ; ils n'avaient pas l'air joyeux en général, sauf deux jeunes qui tiraient de leur musette des litres pleins et qui crânaient parce que le vin les soulevait. Les autres somnolaient ou mangeaient silencieusement en se passant leurs provisions. Un vieux, avec des fils blancs dans la barbe, me donna des noix fraîchement écalées et un morceau de gâteau de ménage. Je n'avais pas faim, mais je mangeai : ce cadeau d'un poilu, cette fraternité ainsi établie, me transportèrent. Je me mis à causer. Les deux jeunes, qui étaient des Parisiens et qui reconnurent sans doute mon accent de Belleville, me firent jacasser, ce qui n'était pas difficile, et le peu de « niôle » qu'ils ajoutèrent à leurs avances me déliait bien la langue. Je me sentais à niveau. Je parlais d'obus, de grenades, de mines et d'attaques. Je parlais comme un journal. Je sentais monter en moi le goût de la guerre, du sacrifice, du danger. Je redevenais le petit gars de Charonne et revivais l'ardeur guerrière des combats devant la concierge. Visiblement, mon bavardage amusait les hommes et tout à coup, comme il m'arrivait dans les moments d'enthousiasme où la vanité de paraître me faisait dérailler, je m'écriai, les yeux brillants : « C'est chic ! tout de même. Moi, si j'y étais, ce que ça péterait ! » Mais soudain, j'ai entendu le vieux poilu. Il s'arrêta de manger et me regarda : « C'est pour que vous n'y alliez pas, vous autres, qu'on s'y colle. Pense à c'te femme-là qui est là, et à ce qu'elle va trouver peut-être », ajouta-t-il tout bas, en montrant ma tante. Je sentis la douche ; et les deux faubouriens aussi. 110
« On blague comme ça. Faut bien s'étourdir. Sans ça, on ne marcherait pas.... » Je croyais ma tante endormie parce qu'elle avait les yeux clos.... Entre les cils joints, je vis paraître une larme qui descendit sur sa joue. « Faut pas se désoler avant qu'il soit temps », reprit le vieux. Et des histoires de guérisons, de résurrections, vinrent la soutenir. A Mailly, deux femmes montèrent qui allaient aussi voir leurs hommes ; elles parlèrent de leurs malheurs et de leurs travaux et ma pauvre tante en fut un peu distraite de son chagrin. Moi, je regardais par la portière : c'était la plaine de Champagne déjà toute garnie de petits traits de seigle. Je m'amusais à deviner les villages au loin, parmi ces grandes tramées de verdure qui descendent des côtes, le long des ruisseaux où les files de peupliers semblent des colonnes en marche.... Tout près de la voie, c'étaient des hangars d'aviation, des parcs d'artillerie, des baraquements innombrables : partout des soldats. Parfois un avion bourdonnant frôlait le train comme une guêpe ; des files de camions sans fin sur les routes étaient suivies d'une traînée de poussière qui semblait faire derrière elles une voile triangulaire et flottante. Parfois, quand le train s'arrêtait en rase campagne, je descendais avec les soldats. Ma tante s'inquiétait. « Aie pas peur, je suis là. » J'étais assez content de moi, et mes molletières de drap bleu, mon calot et ma musette me donnaient de l'aplomb. Mais la lenteur de notre marche désespérait la pauvre tante. « On n'arrivera jamais pour le voir ce soir ! » Pour passer le temps, elle se mit à manger. Mais je voyais bien qu'elle n'y avait pas le cœur. Le train sifflait sans cesse et s'arrêtait à chaque kilomètre. D'autres convois nous croisaient. Enfin, nous entrâmes en gare de Châlons et je pris le 111
bras de ma tante pour la guider : je crois que sans moi elle se serait perdue. Je reverrai toute ma vie cette gare où l'on ne rencontrait que des soldats partout. Beaucoup dormaient, allongés comme des mendiants sur les routes, et il y en avait jusque sur les marches, sur les quais, pleins de boue blanche, de plaques de craie délayée ; on eût dit que leur capote était de pierre. Ils avaient le calot sur les yeux, une barbe noire et longue, les traits tirés, l'air d'un autre monde et leur immobilité de statues m'effrayait.... D'autres arrivaient, larges comme des voitures, avec leurs musettes gonflées et leurs bidons.... Ma tête tournait en tous sens, cherchant un employé. Il n'y avait que des soldats, et c'étaient des soldats qui réclamaient les billets et les passeports. J'avais les nôtres et je les leur montrai avec un salut militaire qui, sans doute, je me figurai, les disposa bien, car on nous laissa passer. Et tout le long des quais, des piétinements pressés ou lourds, des jambes qui allaient, allaient, comme celles d'un immense troupeau. On ne chantait plus, on ne riait pas. Je me sentis devenir grave.... Il fallait se diriger dans Châlons. Ce n'est pas que la ville soit grande, mais il y avait tant de monde ! Je m'efforçais de ne pas me laisser distraire par tout ce que je voyais ; il fallait retrouver Albert, et je m'arrachai à la contemplation des tanks qui reposaient sur le Jard comme d'énormes tortues. « C'est les tanks ! dis-je toutefois à ma tante. — Si c'est Dieu possible ! tant d'inventions pour faire périr le monde ! » C'était vrai, et c'est bien une désolation que de voir le génie humain s'employer à détruire des gens avec qui on aurait pu travailler, causer et prendre du bon temps.... Mais je ne pensais pas ainsi alors, et je voyais avec un rire les Allemands écrasés comme des vers sous ces énormes chenilles.... Pourtant, ce bruit formidable de la ville, ces roulements continus dans la 112
..des soldats qui réclamaient les passeports.
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poussière d'août me remplissaient d'une vague terreur. Je sentais en moi la grandeur abominable et terrible de la guerre.... Je n'étais plus le petit bavard qui touche à tout et qui joue au soldat. « Madame, l'hôpital 129.... » Dans le brouhaha, j'avais aperçu une dame portant le brassard de la Croix-Rouge. « Au bout de la rue, à l'école ; descendez par là. » Elle nous montra une petite rue qui se faufilait entre des maisons bien plus basses que celles de Paris. Nous la suivîmes. Le soir était venu. Je demandais notre chemin à droite, à gauche, souvent sans résultat. « Jamais on n'arrivera, jamais ! gémissait ma tante qui souffrait de ses douleurs ! Mon pauvre Albert ! » J'eus l'idée d'appeler un garçon de mon âge que j'aperçus à un carrefour. Il avait l'air déluré. « Je vas te conduire », dit-il. Il nous dirigea dans de petites rues, noires déjà, car on n'allumait rien. « II n'y a donc pas de becs de gaz à Châlons ? — Si, mais on n'éclaire pas, rapport au bombardement. » II nous expliqua que, depuis huit jours, les avions étaient sur la ville. Une maison éventrée, fendue en deux comme par une horrible blessure, était devant nous. « Tenez, regardez ça !... Et le grand hôtel sur la place, et l'église en ont reçu aussi. * Voilà l'école. » Nous étions arrivés. Ma tante, je le sentais, n'avait plus de force. Je lui avais pris le bras. « S'il.... s'il était mort ? » Maintenant, elle n'osait plus avancer. J'arrivai près d'un planton. « L'hôpital 129?... — Ce n'est plus ici. Il est évacué, depuis quatre jours, à 114
Pogny, sur la route de Vitry, à cause du bombardement. » Il nous montra, avec sa lampe électrique, un grand trou dans la cour. On eût dit qu'on avait arraché un énorme tronc. « II ne reste plus de vitres, ajouta-t-il. — Mon Dieu ! quoi faire, quoi faire ! Vous le connaissez peut-être, dit ma tante, un grand et beau gars, mon Albert. Oh ! si c'est possible.... » Elle entremêlait ses paroles et ses sanglots..... J'expliquais : « Albert Dupré, du 1er chasseurs à pied, matricule 2876.... — Il en passe tant ! Il y en avait ici, nous dit-il, trois cents. Seulement à Pogny, pas moyen d'y aller, du moins ce soir.... Quant à demain, il faudrait des passeports, des autorisations et un tas d'affaires. Vous n'avez pas fini, si on vous laisse passer encore.... Il y a une attaque des Allemands en ce moment.. — Il faut attendre à demain, ma tante. Il n'y a rien à faire », lui dis-je. Je vis son désespoir. « Mais où aller, où aller !... » Elle était perdue ; l'idée de se trouver seule dans cette ville, au milieu de l'obscurité qui se faisait, l'épouvantait. Le petit qui nous avait conduits me dit : « Venez chez nous, maman a une chambre libre ; on la loue au mois, mais, pour une fois ! » Je le dis à la mère Dupré ; elle accepta tout de suite. Le factionnaire, du reste, lui fit comprendre qu'elle ne trouverait ce soir personne qui pût la renseigner sur Albert et qu'il fallait attendre le jour.... Et puis, il n'y avait pas de train pour Pogny. Nous suivîmes donc le petit gars. Il s'appelait Paul : je le sus aussitôt. Nous marchions tous les deux en avant. Ma tante suivait péniblement : alors je l'attendais. La nuit était venue. Dans les rues étroites, on ne voyait rien, à peine quelques points de lumière s'échappaient des fentes des volets. J'aurais eu bien peur, sans cet autre gamin ; mais avec lui, je serais parti au 115
bout du monde, car il prononçait d'un air assuré les mots qu'il faut dire et qui rassurent : « Attention aux caniveaux ; tournez à droite, à gauche. » Nous arrivions dans une rue déserte où de grosses maisons carrées étaient isolées et comme oubliées dans les champs. Tout à coup, à l'horizon, mes yeux furent appelés par des éclairs subits. Puis je vis monter des lueurs, des" chemins de lumière qui s'arrêtaient à la hauteur des arbres, un feu d'artifice lointain : et partout, à gauche, à droite, dans les intervalles des maisons, c'était le même jaillissement de fusées. Je sentis mon cœur tenaillé.... Je rejoignis le petit garçon et, montrant l'horizon, je dis à voix basse : « Qu'est-ce qu'on fait, là-bas ? » Il eut un petit cri étonné. « C'est le front.... les fusées éclairantes.... Toutes les nuits, c'est ça. » Mon Dieu ! ces jolies flammes qui montaient, serpentaient, cette illumination de 14 Juillet !... C'était là ! Je butais dans les cailloux, oubliant de regarder à mes pieds. Et pourtant, on n'entendait rien.... C'était étrange et beau. « Eh bien, et le canon ? — On ne l'entend pas, ce soir. Ça arrive souvent.... Le vent porte en sens contraire. C'est mauvais, à cause des gaz ! » Je frissonnais quand le petit s'arrêta. Nous arrivions à une maison basse d'ouvriers ou de jardiniers. Il était neuf heures et demie ; la porte obscure s'ouvrit, lumineuse. « Ah ! tu reviens bien tard, petit. » Mais il pénétra le premier. « Tiens ! je t'amène des gens pour la chambre. » II conta en deux mots notre rencontre ; sa mère nous fit entrer tout de suite.... C'était une brave femme qui, pour se faire quelque argent, louait deux pièces dans un appentis : son homme, un maraîcher, était dans la Somme.... Justement, une chambre se trouvait libre de la veille. PEAU-DE-PECHE 116
Ma tante remercia cette dame. Il y avait là un territorial à lunettes, barbu et gris. Il finissait de dîner. On nous fit asseoir à table et nous mangeâmes du bœuf en grands filaments, que le soldat appelait du singe, assaisonné à l'huile et au vinaigre, et qui m'a laissé un souvenir exquis. J'en oubliais Albert, le malheureux blessé : il faut dire que je le connaissais à peine. Ma tante ne mangeait presque rien. Mais elle raconta toute la vie de son garçon d'une voix monotone, plaintive, basse, comme si elle se parlait à elle-même, sans regarder les autres. C'était triste et pareil à un chant des morts. « Et maintenant, où qu'il est ? où qu'il est ? comment y aller ? je vous le demande ! » Les choses à faire lui semblaient un mur sourd et infranchissable. « J'y passe demain à Pogny, avec ma camionnette.... » dit tout à coup, au milieu du silence, le soldat, qui était un automobiliste. Ma tante et moi nous nous tournâmes vers lui : « Oh ! si vous pouviez nous emmener. » Il tirait des bouffées de sa pipe, lentement, sans répondre. « Je vous connais bien, je connais le père. — Pas possible ! » Ma tante eut comme un cri de joie : dans ces moments-là, une simple lueur fait une grande clarté. « Je suis de Mailly. — C'est-y Dieu vrai ! — Oui, le fils de Bradevaux. » Ce fut une conversation d'une minute sur les parents et les connaissances. Ma tante semblait s'être réveillée. Elle n'était plus à Châlons, ville de guerre, à quatre-vingts kilomètres de chez elle ; elle était dans son pays et elle tenait déjà son garçon. « Seulement, je ne peux pas vous emmener. C'est défendu. » II fit une pause, puis il reprit : « Je ne tiens pas à retourner dans les sanitaires, sous les obus. J'en viens ; chacun son tour. » 117
Ma tante qui avait eu un rayon d'espoir, se rembrunit. « En se cachant, dit le petit.... La voiture les prendrait sur la route.... — Vous le récompenseriez, bien sûr, insista la patronne. — Quant à ça ! » lança ma tante, avec un geste éloquent. Enfin, il y eut des hésitations, des parlementations. L'homme s'en alla ; la femme du maraîcher sortit un moment avec lui, revint triomphante. Bref, il fut entendu que nous nous trouverions sur la route de Pogny, à six heures et demie du matin, et que, s'il n'y avait personne en vue, il nous fourrerait dans le fond de la camionnette, au milieu des paquets de tabac et des pièces d'auto qu'il conduisait à une section de parc, à Vitry-le-François.... Seulement, il faudrait peut-être un pourboire. Ma tante montra un billet de cinquante francs. En ce temps-là, c'était quelque chose.... Il n'y eut plus d'objection.... On nous coucha dans une petite chambre basse qui donnait sur les champs.... Je m'endormis vite, bien que le feu d'artifice, làbas, derrière la guipure des rideaux, ne cessât pas.... La guerre ! La flamme, le sacrifice, Viala.... Peau-de-Pêche s'endort dans un songe héroïque.... * ** Je ne sais pas quelle heure il pouvait être, quand quelque chose de formidable retentit qui me jeta debout contre le mur du lit. Mon Dieu ! la ferme qui s'effondrait ? Un tremblement de terre ? Où étais-je ? On frappait violemment à la porte. « Les gothas.... A la cave, à la cave, dépêchez-vous ! » Une autre détonation, puis tout aussitôt une troisième qui me sembla plus rapprochée. « On bombarde. Vite, vite ! » Ma tante, qui ne dormait sans doute pas, était debout ; elle jeta sa jupe par-dessus sa tête et m'entraîna, en chemise, ma culotte sous le bras.... La cave était à côté.... L'automobiliste, déjà dans l'escalier 118
et la tête au ras du sol, tenait une lampe. On s'enfonça derrière lui.... Je tremblais comme la feuille, bien qu'il ne fît guère froid.... Je glissais sur les marches, les membres mal obéissants encore. Nous n'étions pas en bas, qu'une autre bombe éclatait, tout près sans doute ; malgré la profondeur, des bruits de vitres cassées, de tuiles brisées, d'effondrement, arrivèrent jusqu'à nous. « Ça y est, c'est sur la maison.... Mon Dieu ! mon Dieu ! » C'était, à chaque seconde, un éclatement.... A moitié nus, moi avec ma culotte que je ne pensais pas à mettre, nous étions tapis dans un coin, comme des moutons effarés. « Pas de danger ! Cinq mètres de terre, petit, sur notre tête....» Ça ne me rassura guère. Je n'ai jamais aimé les souterrains ; j'ai une peur bleue d'être enterré vivant. Une heure, nous restâmes blottis, comme des bêtes.... Se peut-il, mon Dieu, que des gens qui n'ont rien fait aux autres s'en trouvent réduits là.... De temps en temps, le bombardement reprenait. « Ça, c'est les nôtres », disait le soldat. Des crépitements retentissaient : « La mitrailleuse.... » Toute une force formidable de destruction nous entourait.... Il n'y avait qu'à courber le dos et à attendre son sort.... Ce n'était rien pourtant à côté des tranchées. Mais quand, grave et triste, la maîtresse de la maison reprit cette parole si souvent entendue : « C'est la guerre !» je ne vis plus, dans ces mots, la liberté de tout faire qui nous soulevait, la Ficelle et moi. Où étaient les joyeux combats de la rue Vitruve ? Je sentais, cette fois, l'horreur de la catastrophe.... Pourtant, tout se termina. Le tac-tac des mitrailleuses de la D.C.A. s'éteignit.... On rentra au lit. Mais je ne pus me
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Le soldat arrivait à toute vitesse.
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rendormir, épiant les bruits. Ma tante était immobile à côté de moi. Le lendemain, nous étions debout à cinq heures et demie. On nous fit un café noir qui nous réveilla ; mais, bien que le soleil se levât brillant et pénétrant, il n'y avait pas de joie pour nous.... Avec le petit, je fis un tour dans le voisinage pour voir les dégâts.... Le gros coup, celui que nous avions cru sur la maison, était tombé tout près : une bâtisse, heureusement abandonnée, était fendue comme par une hache, du toit aux fondations. Partout, des débris de meubles, des morceaux d'étoffe accrochés aux arbres, des pavés arrachés. Plus loin, une bombe avait creusé, au milieu de la chaussée, un trou dont l'eau du caniveau faisait une mare. Nous recueillîmes des éclats d'obus et, en hâte, ma musette au dos, nous prîmes la route de Vitry-le-François. C'était à la rive d'un petit bois, après les dernières maisons du faubourg, que nous devions attendre la voiture. Mais il passait tant de véhicules que ma tante perdait la tête! « Craignez rien, dit Paul, qui nous avait accompagnés et que je tutoyais déjà. Je la connais, sa chignolle. Il y a un pélican dessiné dessus. Et il nous verra.... Tenez, le v'ià ! » En effet, je vis le soldat à barbe grisonnante qui arrivait à toute vitesse.... Je lui fis signe. Mon Dieu, il passait !... Il passait sans ralentir, comme une trombe.... Nous étions si penauds que nous faillîmes nous faire écraser par une magnifique auto qui portait un drapeau à la lanterne. « C'est un général, dit Paul. Ah! voilà!... » La camionnette s'était arrêtée cent mètres plus loin et s'engageait à moitié dans un chemin de traverse, au coin d'un petit bois de pins. L'homme fit semblant de gonfler un pneu. PEAU-DE-PECHE 121
« Je vois ce que c'est. II avait peur d'être vu », dit le petit. C'était vrai. On nous fit grimper par-dessus le siège, dans le fond de la voiture ; je me fis un trou entre deux ballots et nous partîmes. Je ne voyais rien ; je tâchai d'appliquer mon œil aux fentes de la bâche et c'est ainsi que je fis le voyage. On débarqua dans la cour d'un grand moulin. « Bougez pas ! » dit l'homme. Je vis venir un sous-officier à qui le conducteur expliqua les choses, et je compris que l'influence du billet de cinquante francs permettait de détourner la voiture dans un coin obscur, dont nous sortîmes en hâte.... L'hôpital était une grande baraque entourée de plus petites. Il y avait, sur le toit, une immense croix rouge et blanche, pour prévenir les avions qu'il ne fallait pas bombarder, d'après la Convention de Genève. De fait, il n'y avait là rien d'abîmé.... Nous voyions de loin les vitres bleuies. Comme nous approchions, tremblants, voici qu'une file de camionnettes arrivait, toutes marquées d'une croix rouge. Elles allaient lentement, car la route était mauvaise. L'une était arrêtée près de nous ; on ouvrit l'arrière. Des hommes allongés sur des civières en descendirent, bandés, pâles, ensanglantés. C'était un convoi de blessés. Nous restâmes, il le fallut, devant l'entrée, pétrifiés d'horreur. Par moments, une plainte, un hurlement étouffé sortait d'un paquet de linges. « Ça va être le reste, ce soir ; les Allemands attaquent du côté de Suippes. Il y aura de la casse.... » Avec mille précautions, les infirmiers descendaient les blessés. Un d'entre eux, si pâle, si pâle que c'était comme une cire, attira nos yeux.... Quand on le descendit, sa tête tomba de côté.... Ses yeux étaient grands ouverts, dilatés, comme s'il voyait une chose horrible.... On la releva, elle s'inclina de l'autre. « II est mort, il a passé dans le trajet », dit un homme. J'eus un coup au cœur. C'était la première fois que je
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voyais un mort. Je me blottis, plein d'effroi, dans les jambes de ma tante. Et il en descendait toujours, et les voitures repartaient, revenaient, et partout c'était du sang, du sang, d'horribles plaies.... Au loin, l'orage grondait. Ah oui ! cela, c'était la guerre !... Ma tante gémit si fort qu'un petit homme à lunettes, avec une blouse blanche, s'approcha et, sans rudesse, lui demanda : « Qu'est-ce que vous attendez là ? » Elle bégaya.... J'expliquai le but de notre voyage. Il fit un signe à un militaire et, nous désignant : « Voyez donc avec cette dame.... » Nous entrons et suivons l'homme dans un bureau enfumé de tabac, où des soldats, promenant leur croix rouge au bras, allaient, venaient, écrivaient, riaient, tout comme s'il n'y avait pas de morts autour d'eux. « Albert Dupré, chasseur à pied, matricule 2876. » Ils cherchèrent sur les registres. Ma tante respirait vite, secouée d'un frisson, tandis que le nez du scribe se levait et s'abaissait du haut en bas de sa liste. « C'est vous sa mère ? Et son frère ? — Sa mère, oui ; et son cousin. — Tenez ! venez donc par ici. » Il nous fit entrer dans un autre bureau. Il y avait là un homme à képi galonné, un major sans doute, qui nous fit asseoir, regarda le papier. Il avait l'air gêné pour nous parler. « Oui, oui, votre fils a été blessé, il y a huit jours.... Un éclat dans la poitrine.... On l'a ramené à Châlons, puis ici.... Malheureusement.... C'est une triste chose.... » Il avait l'air ému, ce brave homme, et pourtant il avait dû en voir d'autres !... Ma tante faisait : oui, de la tête. Elle ne paraissait pas comprendre. Une mère ne comprend jamais que son enfant est mort.... Moi, j'avais senti un choc, celui que vous donne 123
l'irréparable. Je poussai un bref gémissement. Ce fut assez ; ma tante me regarda, regarda l'officier : « II est mort, monsieur ! il est mort !... » Je me souviendrai toute ma vie du cri de la mère Dupré ! Celui qui n'a pas entendu pareil gémissement ne sait pas ce que c'est que la douleur humaine !... Alors le major continua à voix basse, ému : « On l'a enterré hier, au cimetière de Pogny. Je vais vous faire rendre ses affaires.... » * ** Je ne vous en dirai pas plus. Je ne vous décrirai pas notre visite au cimetière où tant de croix blanches, toutes pareilles, avaient poussé, comme des pâquerettes en mai dans un pré ; la petite butte faite la veille, toute fraîche de terre remuée, sous laquelle gît l'enfant qu'on a bercé et qu'on ne reverra jamais. Des années et des années de jeux, de rires sont là.... C'est fini ! Et le pauvre père qui attend des nouvelles, là-bas !... Le nom était sur la plaque d'identité.... Oui, c'était bien lui. « On ne s'est pas trompé, des fois ? » disait-elle, s'accrochant à je ne sais quel espoir.... Hélas!... Notre retour, le soir, dans la camionnette, ne fut qu'un long sanglot. Je crois tout de même que je fus utile à ma tante, car elle se serait certainement fait écraser par une voiture : elle ne voyait plus rien autour d'elle. Moi, je pleurais aussi.... J'avais touché l'horreur de la guerre. Je comprenais que mes visions d'enfant n'étaient que des jeux de l'imagination et j'en avais honte.
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Celui qui n'a pas vu le délabrement moral d'une famille, l'effondrement de toute une vie quand le fils est mort, n'a rien vu. Le fils, c'est le chef attendu de la ferme, celui qui allait rentrer beau, fort, plein de décisions nettes, d'entreprises courageuses, avec une belle plaine d'avenir devant lui. A chaque instant, au milieu d'un travail, la mère Dupré laissait tomber ses mains et sanglotait. Evidemment, si vous eussiez vu le père donner la botte aux chevaux, les mener à l'abreuvoir, atteler Pierrot, partir aux champs, vous n'eussiez peut-être rien deviné. Mais je me rendais compte, bien que je fusse petit, que ces mouvements d'une mécanique remontée depuis des années se faisaient par l'habitude et par la force des choses. Seulement, chez lui il n'y avait plus d'entrain, plus d'âme. A chaque moment, mon oncle s'arrêtait, les yeux sur un harnais, comme pour examiner quelque chose qui n'allait pas....
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Et je sentais que c'était la pensée de son fils qui retenait sa main et son regard. Ma tante ne cessait de pleurer ; elle oubliait tout, perdait tout. Dans la grande ferme ordonnée, quelque chose marchait à contretemps. Il me semblait que les toits, les vastes toits n'étaient plus utiles et que les bâtiments, cet énorme effort de plusieurs générations, fussent désormais sans but. On se demandait pourquoi on avait tant travaillé. Lucie aidait sa mère du mieux qu'elle pouvait : c'était heureusement la période des vacances. Je sais aujourd'hui ce qu'est le travail d'une femme dans la ferme et quels furent les services qu'elle rendit. Elle était la conscience de la pauvre mère; elle était ses yeux, sa mémoire, son refuge. Elle la guidait doucement. Pour le père, évidemment, elle ne remplacerait jamais le gars. Pour moi non plus ; elle n'était tout de même qu'une fille et nous vivions sans nous occuper l'un de l'autre, et souvent dans une demi-hostilité qui venait bien de ma faute, je m'en rends compte, et que la mort d'Albert n'atténua pas.... La rentrée des récoltes se faisait lentement. Nous avions un ouvrier, le vieux Valentin, sale et huileux, que l'on ménageait, car, le journalier, c'est une espèce rare.... Les vacances étaient venues ; et je m'employais de mon mieux. La Ficelle, dont la mère était couturière et n'avait point de bien, venait nous aider, et ainsi j'avais retrouvé mon compagnon de jeux. Il mangeait à la maison, et c'était une économie pour la pauvre femme.... J'en étais, mon Dieu ! pardonnez-moi, heureux comme un enfant égoïste. J'avais beaucoup grandi ; j'étais déjà capable de mettre sur mon dos un demi-sac de" gravières, et les deux chevaux, le bai brun et le blanc, ne me faisaient plus peur.... C'était beau quand, dans le matin bleuâtre où l'on sent la vie se réveiller petit à petit dans votre tête, comme l'eau jaillissante sous une vanne qui se lève, nous partions tous les deux avec la charrette au-dessus des sapins de la Chapelle. Nous
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dominions le parc silencieux, encore endormi dans une petite brume d'où les arbres arrondis, enveloppés de leur papier de soie, allaient tout à l'heure surgir, frais comme des jouets. Les roues « hoquelaient » ; l'écho sonnait dans le rideau d'arbres, et toutes les fermes nous envoyaient le bonjour par la voix des coqs. Nous partions contents, graves, hommes déjà!... * ** C'est à la rentrée que mon sort se décida.... Le père Dupré souffrait de sa jambe. Les récoltes étaient rentrées, mais voici que la pomme de terre était rnûre et ses fanes grillées par l'été ; puis les semailles allaient venir ; les seigles n'étaient pas terminés ; partout, on voyait les champs déjà rouges de leurs tendres tiges ; les nôtres étaient restés gris. Une grande pièce, dans l'Epineuse, attendait, encore hérissée de chardons. Le maître, qui n'aurait pas supporté ça autrefois, haussait les épaules d'impuissance. « Pour qui ?... à présent ? » A présent ! Cela voulait dire : à quoi bon ? « Et ta fille, Dupré ? » disaient les voisins. Il faisait un geste découragé.... Puis l'énergie lui revenait un moment. Une fille, bien sûr ! une fille.... mais l'autre ! Moi, j'étais, malgré mon étourderie et ma jeunesse, malade de voir souffrir cet homme-là.... Il me vint un plan dans l'esprit. C'était la veille de la rentrée, ou deux ou trois jours avant, peutêtre.... Je rassemblais mes livres, et, ostensiblement, je les faisais voir aux gens de la maison.... « Alors, tu repiques », me dit enfin le père Dupré, qui s'aperçut de mon manège. « C'est quand, que tu rentres ? » Je souris en dessous. « Je porte tout ça dans ma chambre. PEAU-DE-PECHE
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— Bien entendu, Monsieur devient un conseiller ! » dit Lucie, piquante. Le surnom que j'avais donné aux grands élèves se retournait contre moi. « C'est dommage que tu n'aies pas deux ou trois ans de plus. Voilà Valentin qui va nous quitter, maintenant qu'il a hérité d'une maison.... Tu l'aurais remplacé. » Alors moi, tout à coup : « Il y a la Ficelle.... — La Ficelle ! » J'entendis un éclat de rire méprisant. C'était Lucie. « Vous deux, ça ferait du propre ! Et puis, la Ficelle, il est pour être maît d'école. Sa mère n'a pas besoin de lui ; elle a une « légation » de solde de son homme. Deux « guénandeux » qui chercheront les nids au lieu de labourer.... » Elle était si colère qu'elle passa son but et que mon oncle dut crier sur elle et la faire taire.... « La Ficelle n'est point si méprisable, dit-il. Ses parents, c'est de l'honnête monde.... Mais ce qu'elle dit est vrai ; il continue à l'école.... » Je n'ajoutai rien. Je savais ce que je savais.... Mais derrière la Ficelle, j'apparus, je me poussai. En tremblant, j'avançai ce mot : « II y a moi ! » Cette fois, Lucie ne dit rien.... Mais je la vois, le couteau arrêté dans la miche, toute sa figure gonflée d'un rire qui ne sortait pas, roulant les yeux au plancher, les épaules à demi haussées, et ça voulait dire : « Mon Dieu ! si c'est possible d'entendre des choses pareilles ! » Mon oncle ne parut pas si dédaigneux. Il appela sa femme. « Voilà Peau-de-Pêche — mon surnom maintenant me collait bien — qui veut travailler ici, laisser l'école. — Oui, rester à la maison, remplacer Valentin. » 128
Elle me regarda, sans mot dire. Je sentis qu'elle me soupesait comme un lapin qu'on tient par les oreilles.... Je gonflai ma poitrine pour paraître plus gros. Au fond, je savais bien que le père Dupré m'était favorable, et c'est ce qui m'avait enhardi. « Il peut toujours faire des bassots. » Des bassots, en langage du pays, ça veut dire de menus ouvrages : ramasser les pommes de terre, mener les bêtes à l'abreuvoir, etc. Je me révoltai. « Je labourerai aussi bien que Valentin. » Et je fis un geste sinueux qui voulait dire : j'irai plus droit que lui ! Mon oncle ne répondait pas. Il me sembla qu'il y avait dans ses yeux, comme une larme.... Je me sentais transporté de dévouement. PEAU-DE-PECHE 129
« Oh ! mon oncle ! mon oncle ! » — Je voulais dire — comme j'aurais voulu le dire ! — Je remplacerai Albert.... Je serai un nouveau fils pour vous! » Mais rien n'est plus difficile à un enfant que d'exprimer ses vrais sentiments. Ce n'est pas comme de décrire ses impressions devant une avalanche : cela, ça va tout seul, parce qu'on ne l'a jamais vu. Alors que s'agitaient en moi un tas de personnages intérieurs qui auraient voulu parler et me piétinaient le cœur, j'entendis ces mots : « Tu iras à l'école du soir, régulièrement, tous les ans ; on n'en sait jamais trop dans notre métier....» Cette réponse indirecte, je ne la saisis pas tout de suite ; deux secondes après seulement, je compris que j'entrais au service de la terre. * ** Nous eûmes, le lendemain, la visite de M. Doussot, notre maître. Il était inquiet de moi. Il m'attendait. Il fit miroiter à mes yeux la place de conseiller ! Je rougirais si je rappelais les éloges qu'il m'adressa : il en mettait un peu trop et je lui dis avec cet argot parisien que mes douze ans de village n'ont pas chassé encore et qui le faisait souffrir : « Tout de même, l'arithmétique, je suis pas costaud.... — Tu le deviendrais. Et tu te rattraperas en style. — Excepté les proverbes. » II nous prêcha. Je pouvais entrer à l'Ecole normale du cheflieu à seize ans, à quinze ans même, je serais maître d'école à dix-huit ; je toucherais un traitement fixe chaque mois et.... Il n'osait pas dire devant mon oncle que je ne sentirais pas le froid aux mains en hiver et la cuisance du soleil sur le cou en 130
temps de moisson, car il craignait de déprécier le métier de laboureur. Il comptait pour rien, ce brave homme, l'air vicié de la classe et l'énervement de voir autour de soi remuer la marmaille, brailler l'un, bavarder l'autre ; de passer sa vie à répéter les mêmes choses et de s'enfermer là quand le vent de mai emporte le parfum des fleurs vers l'ombre de la forêt. Il avait une grande idée de son métier et il n'avait pas tort ; rien n'est plus beau, à mon sens, qu'un brave homme qui reste trente ans dans un pays et sur la tombe de qui, un jour, pleurent tous ceux qu'il a élevés. Mais j'avais d'autres vues. Il me semblait encore que je devais remplacer à la maison le fils disparu. Il n'insista pas, et d'ailleurs je lui avais promis de venir à l'école du soir. Je l'ai fait. C'est un des bons souvenirs de mon adolescence. J'y ai appris bien des choses sur le métier des champs, les arpentages, le cubage des bois, et j'ai lu bon nombre de livres.... Mais ce fut la fin de mon enfance.
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QUATRIÈME PARTIE J'AI CONNU
des années dures. Quand on n'est pas né dans la culture et qu'on n'a pas encore les bras forts, c'est un métier pénible. J'ai dû, en racontant cette histoire, laisser passer bien de l'enthousiasme pour la terre et les champs. Je ne voudrais pas laisser croire aux petits citadins que, chez nous, il n'y a qu'à se baisser pour ramasser. Depuis la guerre, depuis que le franc est déprécié et que le beurre, les œufs et le fromage sont chers, à Ménilmontant comme à Troyes (un œuf, c'est le prix d'une douzaine d'autrefois), il y a un tas de gens qui s'imaginent qu'à la campagne on vit pour rien. On a des poules qui pondent exprès pour votre déjeuner, un lapin qui se suicide pour votre dîner. On récolte des légumes : les pommes de terre, ça vient tout seul ! Mon Dieu ! quand je pense à cette récolte de 1926, où les sillons étaient vides, à la pourriture noire, au doryphora ! Enfin ! Je ne voudrais pas grossir la voix. Mais il m'est permis de dire ce que je sais et ce que j'ai fait. Il n'y aura pas
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beaucoup d'incidents dans mon récit ; il n'y aura guère que ceux de la pacifique bataille avec la terre. Les grands événements, c'est le mauvais temps, la grêle ou le dégel, le dur soleil de juillet, le moment où les gens chic vont s'aérer en face de l'Océan devant leur verre de porto, criant après la paysanne qui leur fait payer trop cher un litre de lait, tandis qu'eux, ils ont simplement changé une étiquette pour gagner trente pour cent sur leur marchandise. J'ai, à présent, vingt-trois ans. Voilà dix. ans que je m'y colle, à la terre, autrement que par des jeux d'enfant, je vous prie de croire. C'est pour cela que j'ai un scrupule. Si des petits Parisiens lisent ce livre, je ne voudrais pas leur montrer la ferme semblable à un beau jouet, les animaux et l'écurie pareils à l'étable de Noël qu'on met dans les églises, et leur faire croire que la vie d'un petit gars de ferme consiste à batifoler dans la prairie, comme le dit un passage de Mme de Sévigné, que le père Doussot nous fit copier un jour en dictée. Quand mon oncle m'eut accepté comme domestique, je tremblai un peu, la première joie passée ; je dirai même que cette joie ne fut pas sans inquiétude. Je tremblais, non point par crainte de la dure, du froid, de la fatigue. Oh ! non, mais à cause de ce grand changement dans ma vie. C'était l'entrée dans une existence virile. Je sentais une émotion pareille à celle de ma première communion. « Tu seras un homme.... il n'y en a pas de trop ici. » Ces mots me remplissaient de devoirs, de gravité précoce. On entendait tant parler alors de malheurs, de difficultés dans la vie, de cartes de pain, de sucre, de restrictions, de réquisitions, que les plus petits se mettaient à regarder l'existence comme une guerre. Il paraît qu'elle n'était point ainsi autrefois. Mais cette idée-là nous donnait à nous autres, enfants, moitié imitation, moitié sincérité, l'envie de travailler comme les grandes personnes. Sans doute, dans les villes, la guerre a 133
parfois gâté l'enfance. Dans les campagnes, elle l'a formée à la résistance et à la peine. J'ai dit que mon adolescence fut une bataille avec la terre. Je débutai par l'arrachage des pommes de terre.... Je crains bien de ne pas vous intéresser en vous racontant quelle joie j'ai eue et j'éprouve encore à extraire du sol ces belles pommes de terre jaunes que j'avais vu planter, lever, se développer durant tout l'été. Ça n'a l'air de rien. On prend une fourche américaine, on soulève le pied et tout sort à droite, à gauche. On s'anime, on rivalise avec ses compagnons. « Oh ! regarde celle-là ! Et celle-ci, elle est pareille à un corps que surmonte une petite tête avec des yeux ! » C'est très gai.... Mais il ne faut pas piquer les tubercules ; une pomme de terre atteinte par la fourche se garde mal. Parfois il faut gratter le sol pour retirer celles qui ne sont pas déterrées. Il faut les porter au tas. Cela n'est pas qu'un jeu pendant une heure, deux heures, mais après ce temps-là, on s'aperçoit qu'il faut appuyer la fourche sur sa jambe pour soulever la terre, et vers la fin de la journée, elle pèse, pèse, et les reins font mal. En rentrant à la ferme, on est moulu, mais on a l'orgueil d'avoir rempli de beaux sacs bien lourds qu'on ne peut même pas remuer. Je sentais déjà la joie de la nourriture amassée, le parfum des frites qui crépitent dans la poêle, le goût des bonnes pommes au beurre frais et j'étais content de ma fatigue, bien que je sentisse comme un petit frisson me prendre au retour, à la fraîcheur du pont de la Barbuise. Bataille, le labour ! On me donna Pierrot.... Pierrot allait tout seul et je crois qu'on l'aurait envoyé avec une brabant, sauf à la renverser, il aurait fait l'ouvrage tout seul. Mais ici on ne se sert que de la charrue à mancherons, qu'il faut diriger. Je compris assez vite comment on doit incliner l'appareil, prendre un point de direction, tourner en versant la charrue 134
sur le côté, gouverner le cheval.... Je me souviens de mon premier sillon, qui écorchait la terre comme une balafre irrégulière parfois superficielle ; j'en ris encore. Mais, que c'est beau, un champ bien labouré, des sillons sans fin, de trois à quatre cents mètres, bien droits, bien alignés, qui font s'arrêter les gens et dire : « Ça, c'est d'un fin laboureur ! » Et il y a aussi quelque chose — je ne suis pas assez savant pour dire au juste quoi — qui vous fait plaisir devant cette bonne terre grasse, luisante et tranchée net, car les champs du père Dupré n'étaient pas des grillottes desséchées qui voient le fumier quand passent les moutons. On sent une bonne odeur d'herbes froissées, coupées, de terre retournée.... Le labour est noble, c'est une grande chose.... Mais, si c'est une vieille luzernière qu'on retourne, ou bien une frornentière prise par le chiendent, vous m'en direz des nouvelles. J'avais, les premiers jours, les poignets brisés et j'en étais fier. Je marchais lourdement (je m'y appliquais d'ailleurs), et de crier : hue, ho, dia, ho, ho ! dans la plaine, d'écouter ma voix que renvoyaient les bois, de faire claquer mon fouet dans le brouillard du matin, je ressentais une joie enfantine et virile à la fois. Bataille, la moisson ! Le grand soleil vous cuit la peau. On n'a pas le temps de satisfaire sa soif. On lutte de vitesse avec l'orage qui vient. On bataille ensuite contre la pluie, qui gâte les andains ou les gerbes, qui oblige à les retourner, à les ramener à la hâte dès qu'il fait sec, à multiplier les voyages, à presser les chevaux, à manger sur le pouce ! Bataille, les ensemencements dans la brume, alors que l'onglée vous prend aux doigts et vous arrache des larmes ; bataille, l'arrachage des betteraves et des rutabagas dans les jours gris de novembre ! Bataille contre les bêtes indociles, contre les mauvais temps, contre les animaux nuisibles ! Il n'est pas de métier qui PEAU-DE-PECHE
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exige de vigilance plus grande, je crois même qu'on pourrait dire plus de connaissances variées. C'est bien dommage que l'instruction soit si difficile à faire donner à nos enfants, sur les engrais, les analyses de terre, la structure des plantes. Enfin ! Nous parlerons de cela une autre fois. Mais je reviens à ce que je disais : ce qui fait l'attrait du métier, c'est qu'il nécessite une victoire quotidienne. * ** Un grand événement, ce fut l'armistice, en 1918. J'avais treize ans et demi. Depuis un mois, le roulement ne s'arrêtait guère et, quand le temps était calme, l'orage des hommes vous faisait frémir, tandis qu'on labourait pour les semailles d'automne. Il semblait qu'il fût tout près, et ce bruit vous rattachait à la furieuse bataille. Pierrot lui-même levait les naseaux vers le nord-ouest, du côté de Sézanne. Moi, je m'arrêtais par moments. C'est une chose terrible quand on est là, travaillant tranquillement la terre, de penser qu'il y a des hommes qui saignent, qui meurent, écartelés, déchiquetés et qui par milliers, vont pourrir demain et tous les jours, pendant des semaines et des mois.... Je n'étais qu'un jeune enfant, mais ce que j'avais vu à Châlons m'avait inspiré une telle horreur que je ne pouvais avaler mon pain quand la canonnade augmentait. Dans ma petite tête, je me demandais comment il pouvait y avoir de pareilles horreurs, alors que j'étais là si tranquille, et que, du haut de la côte Chaudron, je voyais les fumées de Charmont monter si doucement dans un léger brouillard. Je sentais en moi un flot de reconnaissance envers ceux qui là-bas, derrière ces collines bleues, mouraient pour garder le pays où j'étais de la dévastation, pour sauver des barbares ce calme et cette fécondité.... Les barbares ! Depuis, je suis allé chez eux.... J'y ai retrouvé les mêmes sentiments, les mêmes mots que chez nous.... Non, je ne veux pas ouvrir ici des discussions qui n'en finiraient jamais. Je ne 136
suis pas assez fort, bien que j'aie lu toute l'histoire d'Henri Martin (elle est à la bibliothèque), pour tenir tête à des journalistes de Paris. Je garde en moi mon idée, tandis que je contemple mes sillons : c'est que les pères et mères de tous les pays devraient seuls avoir le droit de déclarer la guerre le jour où il semblerait qu'on ne peut pas se tirer d'affaire sans cela. Les autres, ceux qui la font sur leur chaise, ils n'auraient qu'à boucler leur bec et leur ceinturon. Enfin, je vous demande pardon, mais cela me soulève un peu, ces choses-là, bien que je ne sois qu'un terreux. Alors, un matin, il était dans les neuf heures. Depuis quelques jours, le roulement lointain s'était tu et il me semblait que le ciel était plus clair. Je retournais sur la semailles de blé le vieux sainfoin de la pièce des Sœurelles, et je me rappelle un tas de détails : le soc que je nettoyais ; Alexis, qui, en bas, déchargeait du fumier et le grand soleil rouge qui venait seulement de percer. J'entendis, en me relevant, un hennissement. Pierrot saluait un son de cloche qui arrivait du vallon. La main au-dessus des yeux, je regardai. Non, ce n'était pas un incendie, ni un office : voici que les deux cloches s'y mettaient, les deux belles cloches du pays qui ont le plus beau son de toutes les églises à la ronde, et c'était la grande volée. Je ne sais quoi traversa tout moi-même, ma tête, mes yeux, ma poitrine, et je me sentis pris au ventre d'une émotion profonde, d'une joie que je ne sais pas décrire. Je criais tout haut : « La guerre est finie ! La guerre est finie ! » Au loin, du fond des plis de la plaine, Aubeterre répondait, puis ce fut le tour de Luyères et celui de Montsuzain : partout de légers frémissements parcouraient l'air, et toutes les cloches de la région s'appelaient dans le matin. Moi, je serrais le cou de mes deux chevaux en sanglotant.... « Hue ! Pierrot ! hue ! Pierrot ! la guerre est finie ! » Alors, je vis Alexis qui faisait comme moi et il fallait que ce fût une bien grande chose pour arracher les paysans à la 137
terre en temps de semailles. Tout le village était dans les rues, sur la place, outils sur l'épaule, car l'instituteur venait d'afficher un télégramme jaune qui arrivait de la Préfecture : L'armistice a été signé le 11 novembre. Il avait ajouté : « Vive la France ! » Je craignais, en rentrant, d'être grondé pour avoir quitté le travail et je me proposais de repartir. Mais mon oncle me dit : « Non, aujourd'hui, va avec les autres t'amuser. Nous, malheureusement.... » II n'acheva pas. La mère Dupré se cacha les yeux dans ses mains : dix-huit mois que son fils était mort!... Pour lui, hélas ! le grand armistice était signé depuis longtemps. * ** Les dix années qui passèrent après ces temps-là ne méritent pas l'attention de ceux qui cherchent les récits d'aventures. Elles sont grises et toutes pareilles. 138
Peu à peu, le chagrin s'était dissipé ou atténué. La culture était prospère, grâce à notre travail à tous, et il n'y aurait guère à noter que les grandes sécheresses de 1921 qui tarirent notre petite rivière. Ce fut un désastre ; on ramassait le poisson à la main. La pauvre petite eau, si pure et si joyeuse, dormait dans les flaques, et, chaque jour, au bâton enfoncé dans la vase, on constatait que la terre en avait bu encore un peu plus. Les Crocs même, qui avaient trois mètres de profondeur, tarirent. Le ciel était sec, rouge, brillant et, pendant six mois, il ne tomba pas une goutte d'eau.... Tout l'hiver, on courut dans le lit de la Barbuise ; ce n'est qu'au mois de mars, et après de longues pluies, qu'on vit remonter l'eau dans les puits. Et le 9 avril, la Ficelle arriva tout essoufflé et quasi pâle. « La source coule. Elle arrive ! » Je sentis un petit frémissement en moi-même. L'eau revenait. Je ne crois pas que le riverain du Nil ait accueilli avec plus d'émotion le flot sauveur qui vient des tropiques pour baigner le désert. Munis de bêches et de pioches, nous courûmes au-devant du flot : et déjà des enfants et des gens du Petit-Charmont étaient là, regardant venir l'eau qui cherchait son chemin, contournait une pierre, se divisait, réunissait ses filets, et les gamins, et nous-mêmes écartions les obstacles, les herbes sèches. Elle avançait ; nous jouions à la regarder monter à nos talons ; en une minute, elle dépassait l'empeigne ; et nous grondions les petits qui la troublaient en barbotant pieds nus. C'était une vraie fête ! Notre seul regret, c'est qu'il n'y aurait pas de poisson, cette année-là, et, de fait, il n'en est guère revenu que deux ans après, et encore, pas comme autrefois.... Le lendemain, l'eau avait « poussé », tellement que le lit était plein, et qu'elle coulait. La chute du moulin ne donnait pas encore, mais cela ne saurait tarder. PEAU-DE-PECHE 139
Eh bien, oui, voilà dés événements des champs ! A côté de cela, il faut signaler, la même année, une récolte de blé comme on n'en avait jamais vu. Et les grandes pluies de 1922.... Et Pierrot qui est mort hélas ! ce qui a été un de mes grands chagrins.... C'est bien tout, sauf que je grandissais, que j'enforcissais, que je me sentais tranquille et heureux et que je ne souhaitais pas autre chose que de rester là, avec mon oncle, ma tante et la Ficelle. Une de nos grandes occupations fut de monter un poste de T.S.F. La longueur de l'entreprise et le mystère dont elle fut entourée nous plut. Nous coupâmes, dans les sapins, un beau semis d'une huitaine de mètres de haut ; bien écorcé, il fit un mât superbe et blanc. Quand l'appareil fut là, un matin, dès l'aube — je me souviens que c'était à la Pentecôte, et nous avions choisi ce jour, parce que, sans doute, il fallait associer une chose mémorable à une fête carillonnée —, nous dressâmes l'antenne, de vingt mètres au moins, sur des cercles de tonneau. D'ailleurs, vous pouvez la voir, elle y est toujours. Alors, quand tout fut en place, nous attendîmes que la ferme fût vide ; nous ne voulions point d'étrangers. Lucie, malgré son esprit taquin, s'était intéressée à nos efforts. Et bien qu'elle dît, ce qui agaçait un peu Alexis : « Ça ne marchera jamais », elle attendait avec quelque impatience le résultat de nos travaux qui encombraient tout un coin de la vaste cuisine. Elle aurait voulu qu'on plaçât le haut-parleur dans la belle chambre ; mais le père Dupré répondit avec raison qu'une telle invention devait profiter à tout le monde, et qu'en hiver, au coin du feu, il serait plus agréable d'écouter sans avoir à se déranger. Ce fut donc dans la soupente de l'escalier du grenier que, sur une vieille maie, nous installâmes le poste. Nous étions seuls. J'étais impatient.... Je crois que je tiens ça de mon enfance parisienne ; je ne puis encore à certains
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moments, dominer mes nerfs qui font trembler ma main ; l'imagination va trop vite pour mes doigts. « C'est la lune qui fait ton ombre et tu cours après ! » me dit une fois ma tante, et c'était juste. Alexis était calme. Il vissait les boulons sans hâte, s'arrêtait à regarder son travail, comme s'il accomplissait un chef-d'œuvre chaque minute. « Ça ira ; le tout est de bien faire ce qui est nécessaire. » Ce sang-froid — comme sa tranquillité en attendant le furet à la chasse au lapin — me subjuguait. Je ne suis peut-être pas encore tout à fait un paysan à cause de cela : j'attends avec trop d'impatience le résultat de mon effort. Le vrai paysan n'est jamais pressé : il semble qu'il ait l'éternité devant lui. Enfin tout fut prêt. Je tendis la main vers le bouton. La voix mystérieuse et lointaine des grandes cités allait parler à ces deux gamins !... Mais Alexis me retint. « Faut voir. » II vérifia l'arrangement des fils, avec mon aide ; il resserra les contacts. Puis, quand ce fut fini, il regarda son appareil en disant : « Ça doit marcher. » Il regarda l'heure. « Six heures. La tour Eiffel. » II tourna le bouton : ça pétaradait, ça grinçait comme une crécelle de Pâques ou un frigoussis d'oignons dans la poêle.... A travers ce bruit, un éclat de rire de Lucie me pénétra jusqu’aux moelles. J'étais furieux et désespéré.... Alexis tâtonnait. Tout à coup, une voix s'entendit, nasillarde, puis plus claire. O miracle, quelqu'un était là ! Une voix venait de loin, de bien plus loin que Troyes, dont on voyait les fumées. Paris nous parlait. Personne ne riait plus et je vis la mère Dupré esquisser un signe de croix : elle faisait toujours ainsi devant les choses
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inconnues. C'était sa manière de saluer le progrès. Lucie s'approcha, regarda. Et voici qu'un autre bouton tourné, une autre voix, une grosse voix « racassante » annonça : « Concert de Madrid.... » « Madrid ! » s'écria Lucie, la voix étranglée, fascinée par le pavillon d'où sortait maintenant le chant d'une cantatrice à trois cents lieues de chez nous ! Les voisins ne manquèrent pas de venir écouter. Il en rejaillit beaucoup de considération sur Alexis, et j'ai vu que, de ce moment-là, Lucie lui témoignait plus d'égards, ce qui me ravit. C'est pourquoi j'ai voulu mentionner l'installation de la T.S.F. dans ma modeste histoire, et aussi parce que c'est une grande chose pour les champs que de se sentir rattaché ainsi au reste du monde et, après un soir de labour, d'entendre
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chanter l'opéra comme à Paris, mais tranquille au coin de son feu. Quand on aura ici un moteur électrique — ce qui ne va pas tarder — je.... Et puis, non, je vous dirai mes projets plus tard. Pour aujourd'hui, je continue mon récit. * **
Jusqu'alors, il n'y avait donc là que deux bricoleurs de gars qui ne s'embêtaient pas ensemble, et une fille à laquelle ils ne faisaient guère attention. A force d'être réunis, ils limitaient le monde à eux deux. Nous courions la campagne et les routes. Lucie ne quittait pas sa mère et nous tenait à distance, maintenant que nos culottes étaient les mêmes que celles du père. Je la jugeais fière et sachant trop que la ferme serait un jour tout entière à elle.... Elle aimait la terre. Quand elle disait : « Notre champ de la Noue au Moulin », on sentait que la propriété descendait déjà de ses parents jusqu'à elle : et il fallait voir avec quelle mine courroucée elle apprenait qu'un voisin avait anticipé sur leur terre dans les labours d'entre-hiver. Quand elle faisait ses comptes, inscrivant le doit et l'avoir à la table de la cuisine, après souper, il apparaissait bien qu'entre le père Dupré vieillissant et la mère toujours douloureuse, c'était elle qui serait la tête de la maison. Nous ne nous taquinions plus comme des enfants, et, petit à petit, nous la rangions du côté femme, du côté gouvernement intérieur.... L'hostilité qu'elle avait montrée à Alexis semblait avoir disparu : maintenant, elle se rendait compte, sans doute, que ce garçon-là travaillait avec intelligence, et puisqu'il n'y avait rien à faire pour nous séparer : aussi bien n'y pensait-elle sûrement plus. Elle se contentait de sourire de nos extravagances, pleine d'un petit air raisonnable, qui faisait d'elle une grande personne avant l'âge. Elle avait le mot qui dégonfle aisément les vanités, et l'ironie des gens de ce pays-ci qui se
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moquent facilement de vous sans que vous vous en aperceviez sur le moment. Ce n'est qu'après qu'on se dit : « Tiens ! j'ai été piqué.... » Mais il est trop tard pour répondre. Pourtant il y avait quelque chose de changé entre nous : c'était l'enfance qui était partie, notre enfance un peu attardée de grands garçons ruraux. Alexis allait faire son service militaire et j'en avais un vrai chagrin. Je crois que si j'avais eu dix-huit ans, je serais parti avec lui. J'éprouvais comme une jalousie des nouveaux camarades qu'il allait faire, de l'oubli où j'allais tomber, tandis qu'il se distrairait là-bas. Dans sa vie nouvelle il aurait mille préoccupations que je ne partagerais pas. J'en étais tout triste. * ** Alexis fut envoyé à Nancy. Il faisait son service dans la cavalerie. Depuis son départ, j'étais passablement seul ; Louvard habitait chez un grand-père, au village voisin. Mon compagnon de travail de tous les jours était dételé d'avec moi, et je le cherchais sans cesse à mes côtés. « Alexis, la terre est dure aujourd'hui. Il y a du haie ! Fautil faire une chasse-roie ?... Alexis, j'ai vu une passe de loutre dans les Crocs ; Alexis, quel temps va-t-il faire ? » Et ainsi de suite ! On se disait tout. Du moins, on le croyait. Nous marchions comme deux bielles accouplées, du même mouvement, et j'étais toujours en admiration devant ce garçon si plein de sens et d'instinct qu'il me paraissait un devin, au milieu de tous les mystères de la nature. Le dimanche — nous avions chacun une bicyclette — on ne nous voyait jamais l'un sans l'autre, et si ce n'était ni la saison de piéger le renard, ni le temps de fureter le lapin, nous partions après déjeuner, au loin, sur les routes qui nous menaient vers des figures nouvelles et jusque dans la Bourgogne parfois, ou dans le pays 144
d'Othe, ou encore avec une ligne, sur la rivière d'Aube. Moi, je l'emmenais à Troyes où il y a des églises magnifiques, et si parfois il éternuait en stationnant un peu trop dans la froide nef de Saint-Jean, il ne s'en est jamais plaint. Il me semble que chacun de nous jouissait de la présence de l'autre. « II est là, à côté de moi, pensais-je ; le monde est tranquille. » Le père Dupré, ces jours-là, donnait la botte aux chevaux, si bien qu'on ne rentrait qu'à la nuit ; en été c'était tard, et Lucie faisait parfois la moue. Cette amitié avait peut-être des inconvénients. On en arrive, quand on se tire ainsi de côté, à se croire un peu au-dessus des autres, et Louvard, qui n'était pourtant qu'une bonne tête dure (fidèle d'ailleurs ! ), nous appelait « les seigneurs des Crocs », ce qui nous faisait rire. Lucie ne jouait plus avec moi ; c'était une demoiselle qui m'intimidait un peu à présent, car elle avait grandi et me dépassait de deux bons centimètres, ainsi qu'on l'avait constaté en se mettant droits contre la porte. J'écrivais souvent à Alexis. Je lui avais promis de lui envoyer comme un journal de tout ce qui se passerait dans la ferme, et je le faisais dans ma chambre avec un véritable débordement de mots et d'une écriture hâtive où passait toute mon affection brûlante. L'activité atténua mon chagrin, et je fis de mon mieux pour rattraper le manque à travailler que causait l'absence d'Alexis. Peu à peu, je m'étais habitué à regarder toutes les choses de la ferme un peu comme les miennes ; je prenais « l'intérêt de la maison », disait l'oncle satisfait. J'avais, en fin de compte, tenu mon serment de remplacer pour le mieux le fils disparu. Et, chose curieuse, depuis le départ d'Alexis, je me surprenais assez souvent à faire l'homme, au coin du feu, botté et crotté, parlant avec lenteur des champs et des bêtes, et des choses de la terre, plein de sérieux et d'importance, tandis que Lucie repassait sur la maie ou sur la table. Je 145
comptais les hectares de blé ou d'artificiel, le nombre de gerbes à l'arpent, le rendement possible, que sais-je ? Lucie ne plaisantait plus, elle ne me raillait plus ; je la voyais, le sourcil froncé, additionner de tête les chiffres que je donnais, et elle avait toujours trouvé le total avant moi. Alors, je me disais : ça sera une bonne ménagère. Elle se moquait encore quand je me laissais aller à ce qu'elle appelait mes idées de Parisien et, par exemple, quand je rêvais plantations et constructions, machines, tracteurs et électrification, etc. Je reconnais aujourd'hui qu'elle représentait bien une force de résistance utile à mes imaginations trop vives.... Et je ne pouvais m'empêcher d'admirer l'activité de ses bras, et son visage clair, d'un sérieux qui me ravissait. Elle était toujours propre et tirée à quatre épingles ; moi, avec Alexis, c'était le laisser-aller des gars des champs ; mais je m'aperçus bientôt que j'étais mal habillé, ou plutôt négligé ;
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que je gardais trop souvent ma casquette sur la tète et inclinée sur l'oreille.... Je me surveillai. Je n'eus pas de peine à remarquer qu'elle en était satisfaite ; je la vis un jour recoudre un accroc de ma veste. Alors je lui prêtai des livres, que me passait l'instituteur, et si elle ne les jugeait pas comme moi, et si son petit air net, décidé, sans appel, mettait à une place précise les personnages du récit qu'elle venait de lire, j'avais au moins du plaisir à expliquer ce que je pensais devant elle. Elle n'aimait pas le roman, en général. « Ça n'arrive jamais, ces choses-là. On fait ce qu'on a à faire et on y va tout droit. Comme ça, rien ne se complique. » Je jugeais cela des idées d'enfant sage. Je m'enhardis un jour à lui dire : « Mais pourquoi m'as-tu fait endêver (1) ainsi, quand nous étions plus jeunes ? » Elle se mit à rire, et je n'en ai jamais pu tirer autre chose. Enfin, le temps passait, toujours à peu près de même ; je devenais tout doucement un paysan et je trouvais la vie bonne. * ** En 1924, je pris mes dix-huit ans. Depuis huit ans, j'étais dans cette ferme et considéré comme l'enfant de la maison. J'y avais, je crois, fait du bon travail sans mériter de gros reproches. Lucie avait seize ans et demi. Elle avait changé, bien entendu, et on s'en apercevait sans doute, car les dimanches, on voyait des gars farauds, avec leur chapeau de feutre un peu enfoncé sur les oreilles ou leur grande casquette, s'arrêter devant notre jardin et engager la conversation sur le beau et le mauvais temps, en l'invitant à la danse du soir. Mais elle (1) Enrager. 147
refusait toujours ; elle ne dansait qu'aux fêtes, à la SainteCatherine, à la Saint-Symphorien. Sa mère ne l'accompagnait pas ; depuis la mort d'Albert, on ne l'a jamais vue sortir que pour aller à l'église aux grandes cérémonies. Moi, je ne paraissais guère qu'en spectateur dans la vieille baraque en bois du père Maillot, qui s'emplissait de poussière au bout de cinq minutes ; il fallait se mettre en bras de chemise pour danser. J'y arrivais tard, vers les dix heures, et même souvent, j'aimais autant me coucher, parce que j'étais fatigué de ma journée ; et puis, je n'avais guère que ces soirées pour lire tranquillement.... Mais cet hiver-là, je me mis à fréquenter davantage la baraque Adrian, que secouait le raclement des pieds sous le pas des danseurs. Je me risquai à danser à la SaintSymphorien, qui est la fête de Charmont. Ce fut quasi malgré moi. Une couturière plus âgée que moi, m'invita ; elle avait peut-être trente-deux ou trente-trois ans, et je sais que sa réputation n'était pas intacte.... Je dansai dans l'ombre d'abord. Je savais un peu, elle savait bien et me gouvernait d'une main ferme. Puis, tout à coup, nous fûmes en pleine lumière, tout près du « théâtre » (on appelle ainsi, là-bas, l'estrade des musiciens). Je me trouvai face à Lucie, qui me regardait d'un air ironique, de ce petit air piquant, pincé, qui me retournait les ongles quand elle avait dix ans. Oui, Lucie était là, avec une amie et la mère de celle-ci. Et moi, avec ma couturière, je tanguais, car le tango était déjà arrivé à Charmont (nous ne sommes qu'à seize kilomètres de Troyes et à cent quatre-vingts de Paris). Et j'allai rafraîchir après! Je me sentais tout grandi de ce qu'on me voyait avec une jeune fille ; et je négligeai de faire danser la demoiselle de mes patrons qui était aussi ma cousine.... Elle se vengea par quelques moqueries de ce genre-ci : « Ton professeur de danse. » « Tu viens au secours de celles qu'on n'invite pas ! » 148
« Voyez-vous ce Peau-de-Pêche qui ne dit rien ! A quand la noce, Peau-de-Pêche ? » Et autres niaiseries qui vous sembleront sans importance, mais qui me vexaient horriblement. Est-ce que je pouvais lui annoncer que j'étais bien trop timide pour lui demander de danser avec moi ? Pourtant, je l'avais fait bien des fois dans la cuisine.... Mais elle n'avait qu'une tresse alors, et maintenant un chignon, des bras fermes, et une taille ronde. Peau-de-Pêche n'osait quasiment plus regarder cette belle fille. Ce soir-là, au bal, elle n'était plus la même qu'à la maison. Peau-de-Pêche n'était plus digne d'approcher cette élégante et frisquette Lucie. Vous savez, il y a des moments — c'est rapide comme l'éclosion d'une fleur sous une rayée de soleil —, on se sent tout mou, tout chose, et c'est quoi ? le printemps, ou bien l'amour qui vient, l'amour pour on ne sait qui, pour l'oiseau qui passe, pour la beauté des choses, pour l'odeur des foins ou le col brun d'une jolie fille. * ** Cette année-là, Pâques était fort tard. Alexis allait rentrer au mois de mai ; il était sergent. Il vint quarante-huit heures pour les fêtes. C'était un beau sous-officier ayant képi fantaisie, et galons neufs. J'avais dîné chez lui. Quand je rentrai, pour voir aux écuries, Lucie était partie vers la place publique, où l'on dansait. Je m'attardai à la maison et je n'arrivai que tard au bal. Il avait lieu dehors, cette fois, et non plus dans la baraque où j'étouffais. Rien ne vaut le plein air pour les ébats de la jeunesse.... J'étais joyeux de cœur et de nerfs. Il faisait un de ces beaux soirs printaniers où les lilas feraient damner les saints. Je regardais tournoyer les danseurs, quand, tout à coup, j'aperçois Alexis et Lucie. Mais un Alexis et une Lucie tout
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nouveaux, comme je ne les avais jamais vus, tout proches l'un de l'autre et quasi émaciés. Elle souriait continuellement, comme un portrait. Ils se balançaient juste en mesure et on les regardait avec complaisance, car ils dansaient bien. Mais qu'est-ce que j'avais ? Je me le suis demandé longtemps : qu'on est bête à cet âge-là ! Je sentais comme un gonflement du cœur, une souffrance vague dont je ne me rendais pas compte. « Ça fait un beau couple ! » dit une femme. Cette parole me fit mal. Puis je les vis aller et venir et faire, bras dessus, bras dessous, le tour de la place devant des femmes et devant quelques hommes qui s'arrêtaient à contempler la jeunesse. « Quand j'avais i-eux âge », disaient les vieux. Et ils chassaient cinquante ans derrière eux, les yeux tout ragaillardis. Mais Alexis m'avait aperçu.... Il me fit un accueil comme s'il ne m'avait pas vu depuis deux jours. « Ben, tu vois, on s'en paye. Et toi ? Fais-la danser!» Mais Lucie de répondre : « II attend son professeur. Albertine n'est pas là.... » Et elle reprit le bras d'Alexis. Alexis n'insista pas, fier de son succès, de ses galons, des conversations avec les hommes qui lui parlaient maintenant comme à un égal. Il avait fait son service. Lui aussi était un homme. Moi, Peau-de-Pêche, avec la tête de moins que lui, qu'estce que j'étais ? Je me voyais tout petit, un rien du tout, un Jeanbout-d'homme avec un cœur gros qui se gonflait par moments, à m'étouffer. Je me fis un chagrin immense. Alexis ne m'aimait plus. Dix-huit mois lui avaient fait une autre vie. Je rappelais en moi nos promenades, nos parties de pêche ou de chasse. Tout cela n'était donc rien ? Et les serments de ne jamais se quitter ? Les pommes de terre cuites dans la cendre, les feux 150
Ils dansaient bien.
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dans les sapins, l'omelette dans la carrière, cela était-il donc effacé ? Tout à coup, je regardai la terrasse du café avec les petites tables de bois. Ils étaient là assis tous deux, à côté l'un de l'autre, devant une limonade. Mon Dieu ! qu'elle était gracieuse dans sa robe de lainage mauve, ses bras presque nus à la mode de la ville, son petit chapeau enfoncé sur ses yeux bleus, ses bouffettes de cheveux blonds, un visage animé par la danse et le regard comme je ne connaissais point de fleurs.... Alors, je compris à cet instant qu'elle était pour moi autre chose que la gamine insupportable qui taquinait le petit Peau-de-Pêche. Mais, pourquoi m'imaginai-je qu'Alexis?... Alexis riait, Alexis regardait Lucie, Alexis, qu'elle détestait autrefois, qu'elle poursuivait de ses sarcasmes, était là, en posture d'amoureux. Je vis la vérité brusquement, comme un éclair. Alexis aimait Lucie.... Alexis allait épouser Lucie ! Alexis était un homme : il était mariable. N'allait-il pas entrer comme stagiaire dans le service forestier ? Il nous avait prévenus ; le député s'en occupait et, avec ses galons de sous-officier, ça passerait comme une lettre à la poste. Le petit Peau-de-Pêche ? Il se réduisait à un gamin sans importance et quasi tout semblable à celui qui, à Paris, boulevard Philippe-Auguste, roula sous l'autobus !... Alexis m'abandonnait. Alexis ne serait plus mon bon compagnon. Ma vie était gâchée. Je souffris atrocement et je ne pus supporter la vue de ce beau couple qui allait vers l'amour, le bel amour des chansons et des vingt ans.... Je ne dis rien à Alexis. Je ne dis rien à Lucie. Je sortis du bal et rentrai seul me coucher. Le lendemain, il vint me chercher pour faire une course dans un pays voisin, et je mis ma fuite de la veille sur le compte d'une migraine. J'avais toujours un ami. Nous courûmes les bois comme autrefois, et je fus presque heureux. Quant à Lucie, elle me regarda et se contenta de me dire : « T'es un drôle de corps, Peau-de-Pêche. » 152
Moi, j'étais tout gonflé de chagrin, il ne m'en aurait pas fallu beaucoup pour me faire fondre en larmes.... Et alors, sentant que je n'étais rien ici qu'un trouble-fête, je résolus de me hausser par le sacrifice. Mais comme c'était difficile ! Lucie !... Lucie !... Je la revoyais seule au pré, poussant les vaches, je la voyais à côté de mes chevaux, au milieu de sa basse-cour. Je la voyais quand elle n'était pas là ! A la maison, j'évitais de la regarder, je fuyais le plus possible sa présence. Quand, au cours de cette permission, Alexis se trouvait là, je m'arrangeais pour les laisser seuls. J'inventais un prétexte pour aller à l'écurie, à l'abreuvoir. « Eh bien, Alexis, puisque tu l'aimes, garde-la, aime-la, je te la laisse. Je te l'abandonne », disais-je en moi-même. J'interprétais toute parole comme l'indice d'un prochain mariage. « Tu sais, Alexis, je compte sur toi, quand tu seras rentré, disait le père, si tu n'as pas ta place. » « Oui, moi je partirai », pensais-je. Ma résolution fut bientôt prise. J'avais dix-huit ans ; si je n'étais pas aussi grand qu'Alexis, j'étais fort, vif, trapu. Je devancerais l'appel. On me prendrait certainement. Le jour où mon ami s'en alla, je l'accompagnai jusqu'à Troyes. Avant son départ, il avait demandé bien respectueusement à Lucie, devant ses parents, la permission de l'embrasser ; elle n'avait pas refusé. Je n'avais jamais eu pareille faveur. Je sentais en moi comme un douloureux contentement d'avoir arrangé les choses pour le plus grand bonheur d'Alexis et de Lucie. Ma bénédiction s'étendait sur eux. Moi, j'étais le pauvre petit abandonné, je redevenais l'enfant battu de la rue de Charonne. Toute la vie, je serais ainsi une victime.... Je me renfermais dans ces idées. Je pleurais quand j'étais seul et je disais un adieu quotidien à toutes choses.... Je n'avais plus que Tom, qui se traînait, fatigué et vieux, derrière moi
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partout où j'allais. Pierrot n'était plus ; à quoi bon rester là ? Quand j'annonçai ma résolution, il y eut un remue-ménage et de la résistance dans la maison. Pourtant, j'expliquai qu'il valait mieux se débarrasser du service militaire tout de suite et que je serais plus tôt libre. D'ailleurs, Alexis allait rentrer et il se passerait bien un an avant sa nomination de forestier ; il pourrait donc me remplacer. Ce fut entendu ; je passai la visite, je demandai à entrer dans la cavalerie, comme Alexis. On m'envoya à Pontoise, au 22" dragons. Là, je retrouverais des chevaux ; ce serait une consolation. Le jour du départ (c'était au train de six heures trente du matin, on était en mai et j'avais fait mes adieux aux camarades et aux voisins), Louvard devait venir me retrouver à la gare. « Je pars, je pars », me disais-je. Il me fallut frapper cette idée-là sur ma tête et jusqu'à la veille du voyage pour qu'elle entrât. Mais en regardant les hautes granges où les potées s'inclinaient au-dessus des aires, les pruniers fleuris, la brume là-bas sur la rivière, pareille à un grand écheveau, je me disais : « Tu ne verras plus tout ça.... » Alors je me mettais à soupirer et je croyais ma vie finie, si bien que la mère Dupré pensa me consoler en me disant : « Bah ! dix-huit mois, c'est vite passé !... Et puis, il y a les permissions.... Pourvu qu'on te laisse là où tu es ! » Je haussais les épaules. Non, je ne reviendrais plus ici où j'avais été si heureux. Les braves gens ! Chacun d'eux me remit une somme pour mes petites dépenses ; avec mes économies, j'étais riche de trois mille francs. Je ne voulais pas les emporter bien sûr et je les donnai à mon oncle en lui disant de les placer. Il insista pour me signer un reçu malgré mes protestations. Moi, je me mis à pleurer comme urf veau, et la mère Dupré mêlait à ses adieux le souvenir de son pauvre gars.... Mon Dieu ! comme c'est difficile de s'arracher les uns des autres quand on a 154
vécu dix ans ensemble ! A ce moment-là, je me cachais à moi-même ma résolution de ne pas rentrer ici.... Je m'efforçais de penser à autre chose, de chasser le souvenir de Lucie.... Heureusement, il était très matin, et elle dormait encore. Je ne la reverrais pas, et cela valait mieux. Mais voilà que la demie de cinq heures sonnant, la porte s'ouvrit. C'était elle ! Elle était coiffée déjà, habillée comme les autres jours. Elle avait son petit air résolu et grave. Je me mouchai pour ne pas paraître avoir pleuré.... La mère s'écarta pour la laisser passer en la regardant venir, comme si c'eût été le préfet qui fît son entrée et nous fûmes face à face. Elle sourit, avec un petit sourire un peu triste. Je souffrais terriblement. Il n'y avait pas pour moi d'autre bonheur que de vivre avec elle et ce bonheur était jeté bas, à jamais. Je sentis alors que j'aimais Lucie avec toute la violence de ma jeunesse et de ma tête folle. L'image d'Alexis me raffermit un peu : il eût souffert
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comme moi s'il avait su la vérité. Il aurait agi comme moi s'il eût été à ma place. Cette pensée me donna quelque force. Alexis ! Alexis ! il me fallut répéter ce mot en moi cependant, pour que des larmes ne vinssent pas effleurer mes yeux.... « Peau-de-Pêche, demain, tu seras soldat ! Peau-de-Pêche, tu es un homme ! Raidis-toi. » Je tendis la main à Lucie. Alors c'est elle qui m'offrit ses joues, ses joues fraîches de rosé de mai. Mon souffle s'arrêta et j'ai senti alors — riez si vous voulez ! — comme une petite mort : je crois que c'est mon cœur qui s'est arrêté. Sa main serra longuement ma main qu'elle avait prise. Je me rappelai plus tard la douce pression des doigts. Moi, je ne pensais qu'au soir de bal et je me répétais : « Elle est engagée à Alexis, elle est pour Alexis ! » Je m'enfuis désespéré de cette ferme où je ne devais plus revenir, où j'abandonnais les pauvres gens qui m'avaient sauvé. * ** La présence de Louvard, quelques verres de bon vin (il fallait bien s'étourdir un peu) chassèrent un moment mes pensées tristes. L'idée me vint d'envoyer une carte à Alexis, qui devait rentrer quinze jours après ! ma carte se tourna en lettre. J'avais trois heures à dépenser. J'écrivis, j'écrivis, et il me sembla que de parler si longtemps et si bien (car j'étais naïvement fier de ce que j'écrivais) me soulageait.... Mais je ne fis aucune allusion aux vrais motifs de mon départ et je ne soufflai mot de Lucie.... Je commençais à vivre dans le mensonge avec lui et avec moi-même. Il était quatre heures du soir quand j'arrivai à Paris ; je n'avais que le temps de prendre le train à la gare du Nord qui, heureusement, est assez voisine de celle de l'Est, pour me rendre à Pontoise.... PEAU-DE-PECHE
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Paris !... Depuis dix ans, je ne l'avais pas revu. Un tourbillon de bruits et de mouvements me saisit dès le perron de la gare, me happa, pourrais-je dire.... J'avais pourtant vécu dans cet océan.... Mais, depuis dix ans, mes oreilles s'étaient accoutumées au silence et, devenues plus sensibles sans doute, aujourd'hui elles battaient à coups répétés. Je sentis le vertige me gagner ; tout se brouillait, s'entrecroisait dans ma tête, avec les taxis, les fardiers, les autobus grondants. Je me redressai : « Allons, Chariot, c'est Paname !... » Un frisson me prit. Ainsi, je revenais là, au point de départ de ma vie, à mes années d'enfance, noyé parmi quatre millions d'êtres qui s'agitaient et se coudoyaient. Je balançais ma valise au bout de mon bras. Un vieux pisteur de restaurant m'aperçut et me dit : « Eh ! jeune homme ? un hôtel ! un plan de Paris ? » Je ne sais comment, tout d'un coup, l'accent du faubourg, gouailleur et gras, me revint, et je lui criai : « Paname, mon vieux, je le connais mieux que toi ! » Et je me hâtai vers la bouche du Métro.
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CINQUIEME PARTIE tout à fait sans intérêt que je vous raconte mon temps de caserne. Il a été celui de tout le monde. Comme il y avait sur mon livret : « cultivateur », on me fit de temps en temps enlever l'herbe de la cour. Pontoise est une vieille petite ville assise sur un banc de pierre et qui regarde l'Oise comme un ruban clair tombé à ses pieds. Le pays est plein de villas et de parcs. C'est une région de grande culture, riche, très riche. J'y ai appris de bonnes choses, bien que la terre ne se traite pas comme ici. J'ai été un bon soldat, c'est-à-dire que j'ai fait tout ce qu'on m'a commandé. Mais je n'avais pas le désir de me distinguer. Je ne cherchais point à devenir même caporal. IL EST
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« Allons, Chariot,c'est Paname !...'»
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A cause de mon bon caractère apparent, je fus bien vu. J'ai même eu des camarades que je n'ai pas oubliés. Enfin, tout cela n'empêche pas que le brusque changement et la grande curiosité qui étaient en moi me firent oublier un peu mon triste départ. Comme toutes les fois que, dans ma vie, j'ai eu du chagrin ou de la tristesse, je suis revenu plusieurs fois vers le souvenir de Mme Desflouves. Je ne me martelais plus la tête comme à dix ans, lorsque j'imaginais que cette belle dame me considérait comme un voleur.... Malgré tout, j'aurais été content de la revoir et de m'expliquer. Et puis aussi la rue de Charonne, l'école de la rue Vitruve.... Alors qu'est-ce que vous voulez ? — ma première permission de vingt-quatre heures fut pour Paris.... Il y avait trois mois que j'étais parti. Je débarquai un soir à six heures, le cœur battant !... * ** Non, ne croyez pas que je sois allé voir aussitôt Mme Desflouves : j'aurais eu l'air de mendier un dîner ou un gîte. Mais, direz-vous, le petit Chariot avait bien.... Oui, mais Peau-de-Pêche aux champs avait conquis sa dignité. Il n'aurait pas su tendre la main ; et s'il l'a fait dans son enfance, ce temps-là est bien passé. Le cœur me battait un peu parce que je me trouvais plongé dans ce miracle de la vie des grandes villes qui nous entraîne si loin de notre nature. J'étouffais, j'étais étourdi, j'admirais.... L'éclairage fantastique des rues n'est pourtant pas plus beau qu'un coucher de soleil derrière les bois de la Bar-buise, et nulle part les teintes de l'aube parisienne ne rivaliseront de grâce avec le lever du soleil sur les eaux, entre deux rives de peupliers. Mais on se sent presque séparé de soi-même ; il y a quelque chose en vous qui s'en va, avec la foule, PEAU-DE-PECHE
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comme une épave sur les vagues ; puis on se retrouve, on respire, et on se lance à la nage au beau milieu, ébloui, amusé, heureux de ne pas penser. O la magie de Paris ! Je délaissai les grands quartiers pour aller vers Ménilmontant : ici, c'était beau, mais ce n'était pas mon pays. Quand je débouchai du métro, comme un rat d'un trou, je me retournai vers le centre tout rouge et mugissant. Au fond, le gosse parisien se réveillait en moi. Je badaudais, j'étais content de retrouver les grandes maisons sans style de mon faubourg, pareilles à d'énormes casiers à lapins. J'arrivais dans mes quartiers et au petit hôtel où le patron, debout devant ses percolateurs, frottant le zinc brillant, était, avec son tablier et son ventre, une vieille connaissance. Il était minuit, et j'étais plus fatigué que par un labour, quand un garçon me conduisit vers une chambre du cinquième. Je m'endormis vite, malgré les mille bruits du voisinage : mais, avant de tomber dans l'anéantissement, une petite image lointaine me revint avec persistance devant les yeux. Le lendemain, je m'éveillai tard, mais brusquement. La maison s'écroulait-elle ? Les vaches étaient-elles détachées ? Le feu ? Je me levai et me cognai la tête au plafond. Ah oui ! Un renversement d'images se fit : je me retrouvai dans la mansarde du XX''. Un autobus grondait sous ma fenêtre ; des pas dégringolaient les escaliers. Voici mes habits bleu horizon. Je m'habillai en tremblant de froid ou d'émotion, les oreilles bourdonnantes. Mon Dieu ! que ces matins sont lugubres, quand la vie ne nous a pas entraînés encore ! Lucie.... Quoi, encore cette image ? Lucie et ses poules, et le clair matin qui descend de la côte.... Est-ce l'habit militaire ? Il me semble que je suis plus roide, plus ferme, maintenant que me voilà habillé. Je veux 162
continuer mon sacrifice.... Oh ! Alexis, sauras-tu jamais ce que tu m'as coûté ? Est-ce que je n'ai pas passé mes forces en quittant le lieu frais et pur de ma jeunesse ?... J'entre, désespéré, dans la seconde partie de ma vie comme dans une prison. Je n'ose descendre chez les hommes. J'ai mal au cœur.... c'est la nausée de ma vie. De ma poche, je tire une lettre d'Alexis, la troisième. Il est maintenant là-bas, car il a quitté le régiment dix jours après mon départ. C'est lui, avec le vieux, qui travaille à la ferme. Moi, je l'ai inondé de mes épîtres. Je lui ai envoyé par exemple, des billevesées de ce genre : « Mon ami, quand on aime quelqu'un, ce n'est rien de se sacrifier ; je voudrais me sacrifier pour toi. » (Je ne pouvais pas dire que je l'avais fait!) « Je serais content de mourir pour te sauver la vie. » Et j'allais plus loin, je frôlais la vérité. « Je saurais, au besoin, oublier un amour qui serait le bonheur de mon existence, pour faire le tien. » II comprendra, disais-je, il comprendra ! Je n'avais pas encore atteint les hauteurs où le sacrifice est anonyme et inconnu de celui à qui il s'adresse. J'aurais voulu, en récompense, la reconnaissance de mon ami ; j'aurais bien accepté de mourir, à condition que, sous mon saule, deux mains jointes s'unissent en disant : « II nous a bien aimés tous les deux.» O romanesque Peau-de-Pêche ! Alexis me répondait : lapins de garenne, emblaves, couvées de perdreaux, truites de deux livres ! Il me parlait de Tom qui, malgré ses vieilles dents, avait étranglé une fouine. Dans ses lignes, toute la vie rustique revivait ; et que je sois au pansage, ou sur les rangs, les vastes bâtiments du quartier disparaissaient devant une ferme modeste où tout l'amour du monde était renfermé. Cette troisième lettre.... C'est fini ! Allons d'un cœur ferme vers la destinée ! Non, je ne retournerai plus là-bas, je ne pourrais pas. 163
« Mon cher Peau-de-Pêche, j'ai une bonne nouvelle à t'annoncer. Ma demande pour entrer dans les Eaux et Forêts est acceptée : j'ai à passer un petit examen, mais un « conseiller »> ne craint pas cela ; il n'y a que la rédaction qui n'est pas brillante, mais si on me demande de parler des arbres ou des bêtes, je suis un peu là. Je travaille chez nous et chez le père Dupré. On est bien triste de ton départ. Le père Dupré te considérait comme son fils et il se plaint que tu n'écrives pas. Je ne leur ai pas dit que je recevais une lettre de toi tous les huit jours. J'aurai aussi, d'ici peu de temps, une grande nouvelle à t'apprendre. » Une grande nouvelle.... Une grande nouvelle ? Hélas ! Alexis, je la connais. Voici le Père-Lachaise.... Ce matin-là, je me plais à y entrer en montant vers le faubourg.... Je le retrouve, comme à mes huit ans, avec ses tombes innombrables, fastueuses ou modestes, et la tranquillité de ses allées muettes. Des idées funèbres, personne ne le devinerait, hantent ce petit soldat d'un sou qui lit, 164
sans comprendre, d'orgueilleuses épitaphes. Mon Dieu ! comme on serait bien sous cette grosse pierre, posée là ainsi qu'un presse-papier ! Heureusement, il y a toujours eu, à hauteur de mon ceinturon, un organe qui va bien : l'estomac. Je le sens qui s'agite et j'entre dans un bar. Un café bouillant me réchauffe. Ce matin, à huit heures, je me sens un peu de courage. Irai-je chez Mme Desflouves tout de suite ? Je la trouverais plus sûrement, mais je ne suis pas ferré sur les usages. Cependant, il me semble que ce n'est guère convenable. Dans les romans que j'ai lus, quantité de gens vont voir les dames qu'ils connaissent après le dîner du soir et restent au salon fort tard. Il m'apparut que je ne pouvais agir ainsi. A Charmont, quand on veut rencontrer les gens, on choisit le moment du repas de midi. Mais ici ? Et comment me présenter, m'expliquer, me justifier ? Me reconnaîtra-t-elle ? Est-elle encore rue de Médicis ? Je revois la maison ; un énorme peuplier du Luxembourg est en face. Je traînais rue de Charonne, rue des Pyrénées, dans mon quartier d'autrefois. Je retrouve ses rues surpeuplées, les enfants nombreux, les ménagères en cheveux, des figures boursouflées et jaunes de vieilles femmes flétries, que je ne reconnais point ; des jeunes, » attifées, menues, serrant leur peignoir, courent chez les fournisseurs.... La rue?... La voici ; la maison est toujours la même. La concierge est-elle encore là ? Oui, voilà que j'aperçois sa caverne étroite, encombrée de meubles, cette horrible petite loge qui sentait toujours le graillon. Je vois l'escalier encombré d'enfants, d'où elle nous chassait comme des mouches. Je ne suis pas maître de mon envie, j'entre. « Mme Laufrat.... — Ce n'est pas ici. »
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C'est bien l'ancienne concierge ; la voix est la même. « Mande pardon... C'était ici.... il y a une dizaine d'années. » Elle s'emballe. « Si vous pensez que depuis dix ans !... Et depuis Mathieu Salé (1) aussi ? Laufrat, Laufrat ? Connais pas ! — Ils avaient quatre enfants tout jeunes, l'aîné neuf à dix ans. » Elle cherche dans sa tignasse. Quoi ? une idée, une vermine ? Elle feuillette un registre crasseux.... Mon Dieu ! on mange donc toute la journée du poisson là-dedans ? Tout a changé dans la maison, mais l'odeur de la friture, du hareng saur, reste.... Elle respire bruyamment : « Ah ! oui. Ah ! bien, mon petit trouffion.... si c'est ça, il y a longtemps qu'ils sont barrés, à la cloche de bois.... Oui.... Vrai, quand l'aîné — comment qu'on l'appelait donc ? — Poulot.... Julot.... oui, c'est Julot, est mort écrasé.... on ne les a plus revus. Sans adresse, mon petit. » Et elle referma net son agenda. Le sort des Laufrat était réglé. Julot.... Poulot.... oui, c'est Chariot.... Ah ! ah ! je suis mort pour les gens d'ici ! Elle insiste : « De ce temps-là, il n'y a plus personne ici que le père La Pauge, qui fait sa trentième année.... Le reste : pfutt ! » Elle fait un geste comme si des oiseaux s'envolaient. Je sortis. A quoi bon insister ? Le père La Pauge ne m'intéresse pas et Chariot n'est plus.... Elle me questionne : « Vous le connaissiez, ce Julot.... — Chariot, pas Julot. — Ah ! oui, c'est Chariot, le nom. Un vrai voyou ! » (1) Mathusalem.
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Je salue. Il me paraît inutile de prolonger la conversation.... Pourtant, mon Dieu ! devant cette vieille harpie même, j'ai quelque honte d'être jugé ainsi, et je me renie. « C'est-à-dire que j'avais une commission pour eux. Des parents de la cambrousse.... » Je prononce ce mot à la faubourienne, et puis je tourne les talons. Je m'en vais. Oui, Chariot est mort, oui.... Il ne reverra pas la petite Jeanne. Quel âge aurait-elle à présent ? Treize, quatorze ans ? Je regarde les fillettes qui passent. Ça serait celleci ou celle-là que je ne la reconnaîtrais pas. Le bistrot du coin n'est plus le même. Celui-ci est jeune et pâle ; il a l'air d'un pharmacien. Mon enfance est effacée à jamais. Alors, alors, je suis seul ? * ** II était deux heures à peine quand j'arrivai rue de Médicis. Je sentais mon cœur battre si fort que je m'efforçai de ne pas penser à ce que j'allais faire, sans quoi je me serais enfui. Je montai sans rien dire au concierge — je connaissais l'étage —, je sonnai, tout cela comme si j'allais porter quelque paquet. Ce n'est que lorsqu'une vieille bonne ou une femme de charge au visage grognon ouvrit la porte que je me mis à trembler, surtout quand je sus que Mme Desflouves était là. Mais elle ajouta qu'on ne me recevrait probablement pas, que si c'était une commission, elle pouvait la faire elle-même, etc. Je pensai aussitôt qu'un méchant soldat, fût-ce un dragon, se reçoit à la cuisine et non au salon. Je vis mes pieds, mes vaste's souliers, mes grosses mains, et enfin tout ce qui peut contribuer à intimider même un Bellevillois champagnisé. Elle me demanda ce que je voulais. « Je veux lui parler. Je l'ai connue autrefois. — Donnez-moi votre nom. » 167
J'avançai le cou, sans répondre, comme si je n'avais point de nom. Mais la figure de bois me regarda plus sévèrement. J'articulai net : « Charles Dupré. » On m'introduisit dans le salon, où j'étais joliment plus embarrassé que dix ans auparavant. Pourtant, lorsque je reconnus les meubles, les objets d'autrefois, je me remis un peu. Tout à coup, la vue de la commode me rappela la montre, la jolie montre en or que j'avais tenté d'arracher des mains de ma tante. Autrefois, elle reposait dans cette petite coupe. Mon Dieu! que vais-je dire ? Comment rappeler ce honteux souvenir ? Une avalanche de choses impossibles me barrait le chemin. Elle entra. D'un coup d'œil, je vis que le temps avait passé. Elle était toujours la belle dame d'autrefois, mais les cheveux blanchis, les traits plus mous marquaient les années écoulées. « Monsieur, vous désirez.... » Je désirais fuir. Je ne le dis pas ; je fis un effort, et l'idée que j'étais un paysan et qu'il ne fallait pas paraître sot, me donna de la voix. « Rien au juste, madame, je voulais.... Mande pardon.... » La montre, la montre ! Je l'entendais, je la voyais dans la main de ma tante, je sentais son absence, là, dans la coupe, derrière moi. Si Mme Desflouves ne me croyait pas.... Si elle allait me faire arrêter ? Cette absurdité fit sortir les paroles qui gonflaient ma gorge. « Vous ne me reconnaissez pas ? » Elle me regarda attentivement, changea de place comme pour examiner une statuette au jour. « Il me semble que j'ai vu ces oreilles-là, pourtant.... » Ces oreilles-là rougirent. Elles se savaient un peu grandes et un peu décollées.
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Impossible de voir un militaire sans le faire boire ou manger.
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« Il y a dix ans, madame.... Le petit Chariot de la rue de Charonne. — Chariot ? Chariot. Ce petit qui avait.... » Je tremblai, et sûrement devins tout pâle.... Je finis la phrase dans mon esprit : qui avait emporté ma montre, et je criais déjà : non, madame, non, madame!... « Qui avait rapporté mon sac à l'hôtel.... un jour de mariage.... Comment! Chariot, c'est vous? » O la voix qui m'enchantait ! Seigneur, elle ne se souvenait que de cela, la bonne, l'excellente femme ! Je sens mon nez me picoter, mes yeux prêts aux larmes. Je fais un mouvement en avant et je ne sais comment je me trouve dans ses bras, et elle m'embrasse sur les deux joues comme personne ne l'a fait jamais, pendant qu'elle dit en manière d'excuse : « Je suis une vieille maman, maintenant, mon petit Chariot ! Mais oui, c'est bien lui. C'est cet uniforme ! Alors, te voilà un homme ! » Elle riait maintenant ! et je riais aussi. Je la regardais, les yeux mouillés. Je n'ai pas connu beaucoup de moments plus doux dans ma vie. « As-tu faim ? » s'écria-t-elle tout à coup d'un air inquiet. Il n'est pas possible, en France, de voir un militaire sans le faire boire ou manger. Avant tout, il fallut qu'on m'apportât, sur une petite table, des desserts, des gâteaux — est-ce que je sais ? — dans de jolies soucoupes qui effrayaient mes grosses pattes. « Mon Dieu, comme je revois ce gamin aux joues rosés, car tu avais les joues rosés ! Aujourd'hui encore, mais passablement brunies. » Et voilà que la conversation part et je mange, et je bois, et je redeviens Chariot, bavard et curieux. Brusquement, au milieu de tout cela, un coup me frappe à la poitrine. Je dis en moimême : « Elle ne m'a jamais soupçonné ; cela se voit. Mais ma tante ?» Je dis à voix étranglée :
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« Vous vous rappelez ma.... la femme chez qui j'étais.... — Ta tante ? — Si on veut, la deuxième femme de mon oncle qui était mort ; alors, elle, elle ne m'était rien, à vrai dire. — Oui.... il me semble qu'elle est venue une fois ici.... me remercier. Qu'est-elle devenue ? Je ne suis pas retournée rue de Charonne, parce que nous avons quitté Paris presque aussitôt. J'ai écrit ; la lettre m'est revenue. — Moi aussi, je suis parti ; à l'hôpital. — A l'hôpital ? — Oui, un accident.... Un autobus qui m'a renversé. J'ai failli y rester ; après cela, on m'a envoyé à la campagne, chez des cousins.... » Pendant que je parlais, dans tous les intervalles des mots, dans les fentes de ma pensée, revenait ceci : « Alors, elle ne soupçonne pas davantage ma pseudo-tante.... Alors qui? » Aurait-on accusé une bonne, un domestique ? Et alors, faut-il tout dire ? Charger ma tante, remuer ces souvenirs d'une époque quasi honteuse ? Pendant dix ans, j'avais vécu d'une vie réglée, honnête, où n'entrait pas l'idée d'une malhonnêteté. Allais-je salir quelque chose en moi ? Je ne serais plus intact à ses yeux peut-être.... Car, à la manière dont elle me parlait de ma fausse tante, je vis qu'elle était loin de la soupçonner. Elle avait cru à ses belles paroles. Elle était si incapable de voir le mal!... Mais si, par hasard, une autre personne avait été inquiétée à tort ? J'ai toujours été la proie des scrupules ; je souffrais. Un hasard m'a tiré d'embarras. Elle me montrait des bibelots, des gravures. « Tu vois, il n'y a rien de changé ici.... » Alors moi — comment cette idée m'est-elle venue ? — je me mis à regarder ça et là, à faire le tour du salon. « Oui, voilà le tableau de sainteté. Voilà la commode avec la pendule. La coupe en marbre, elle y est toujours. »
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Ma voix s'étranglait, je m'entendis prononcer ces mots : « II y avait dedans une petite montre en or, que vous me faisiez écouter parce qu'elle sonnait.... — Ah ! oui, mon bracelet.... je l'ai perdu.... il y a longtemps.... Ce n'étais pas de l'or, d'ailleurs. Et ça, le reconnais-tu ? » Elle me montrait une grande photo. « Mlle Isabelle. — Oui, ma fille ; elle est mariée dans la Haute-Marne et j'ai des petits-enfants. » Mais je ne l'entendais pas. La montre, elle croyait l'avoir perdue ! C'était tout simple.... Elle n'y pensait même plus ! Affaire classée. Un énorme soupir dégonfla ma poitrine et tout d'un coup mon passé m'apparut, limpide, net, comme la rivière, là-bas, entre les arbres. Pourquoi aussitôt la vue de ce paysage-éclair me fit-il souvenir de Charment, de ma ferme abandonnée ? Pourquoi, au cours de cette longue conversation, ai-je senti tout à coup la tristesse me gagner, tandis que je racontais à Mme Desflouves ma vie de paysan champenois avec un enthousiasme qui n'était point feint ? Elle s'en aperçut.... « Alors, puisque tu t'y plaisais tant, pourquoi ne veux-tu plus y retourner ? Voyons, qu'est-ce qu'il y a ?» Ah ! si vous croyez, madame Desflouves, que c'est facile à raconter ces choses-là : qu'on est amoureux d'une gamine, que celle-ci n'est point pour vous, qu'elle a dansé avec Alexis, qu'elle s'est accordée avec votre meilleur ami — du moins tout le fait croire — et qu'il faut qu'elle l'épouse, car Alexis, Alexis, eh bien, on l'aime et on se sacrifiera parce que.... Mon Dieu ! sur le papier, on en viendrait à bout, mais là, devant cette dame qui est pourtant bien douce, bien maman, c'est une autre affaire.... Je crois que les femmes devinent les choses d'amour, comme Tom une chaude caille dans le milieu d'une avoine. PEAU-DE-PECHE 172
Cela fut bien moins difficile à dire que je ne croyais. C'est curieux : Mme Desflouves précédait presque mes aveux ; ses questions arrivaient juste pour faire tomber la phrase que j'avais sur les lèvres. Je n'avais pas parlé de Lucie encore, mais d'Alexis, de notre amitié sans mesure, de son retour. « Vous ne vous êtes pas fâchés ensemble ? Toujours bons camarades ? — Oh ! jamais ! j'aimerais mieux qu'il m'arrive n'importe quoi que de me brouiller avec lui. — Et on t'attend là-bas ? — Oh ! oui, on ne m'a laissé partir que pour que je sois plus tôt revenu. — Et alors ! Tu ne veux donc plus de ton cheval, de tes bêtes, de ton chien ? C'est depuis que tu as revu Paris ? Si tu savais ce que tu perdrais ! — Non.... je suis allé rue de Charonne ce matin ; je sais ce qui peut m'attendre. Une place dans un magasin, et peut-être d'homme de peine en attendant. Non, je m'en retournerai domestique, ou bien jardinier, au loin. » Elle me regarda. Puis, un moment après, elle dit, comme si elle changeait de conversation. « II y a une jeune fille chez ton cousin. Comment s'appellet-elle ? » En prononçant le nom de Lucie, je ne pus empêcher mes yeux de se brouiller et je tournai la tête comme un gosse pour cacher mes larmes. « Pauvre petit ! dit-elle avec un sourire », et je vois aujourd'hui, à trois ans de là, qu'elle avait les cils humides.... « Allons, viens ici ! » Elle me câlina, me fit asseoir près d'elle et mit sa main sur ma tête comme une maman. Oh ! la douceur de la main maternelle que je n'ai jamais sentie ! Tout se fondit sous elle. « Alors, elle en aime un autre ? C'est ça, n'est-ce pas ? » dit-elle. 173
Je fis : oui, de la tête. « Allons, il faut tout me raconter. » Et j'ai tout raconté. A la fin, elle se mit à rire. « Te voilà bien larmoyant pour un guerrier. Allons, du courage ! Mais je crois que tu te forges des idées : le petit Chariot n'est pas mort en toi ! Enfin, écoute-moi. Tu ne sais rien, après tout. » Elle réfléchit un instant. « Ton ami, tu as toute confiance en lui ! — Oh ! madame ! — Et il ne t'a rien dit de Lucie ? jamais parlé de ses projets ? — Non. — Bien. Et elle, quand tu es parti, avait-elle l'air de te regretter ? » J'étais si persuadé que je m'en allais pour toujours, que la noce avec Alexis allait m'être annoncée sous peu, j'étais en un mot si troublé que je n'avais alors rien remarqué. Les choses, à distance, me revinrent avec plus de vérité, mieux détachées les unes des autres. « Elle était là quand tu as quitté la maison ? — Oui, elle s'était levée au jour pour me dire adieu. — Ah ! et elle t'a embrassé ? — Oui.... Mais je suis son cousin. — C'est juste. — C'était la première fois ! — Très bien. Pas une petite larme ? un peu d'émotion ? » Je recherchai. Je retrouvai le serrement de main, les yeux battus, le mouchoir blanc qui s'agitait derrière la haie de sureaux quand le train passa devant la maison. Mon Dieu ! madame Desflouves, à l'aide de quelle magie m'entraînez-vous ? Voilà que, devant moi, la ferme apparaît, Lucie à mes côtés, la floraison de mai autour de nous, la joie 174
dans mes prunelles et le divin vent qui folâtre dans les sapins, sur les plaques jaunes des cytises rampants. Ah ! chère et digne femme ! Comme Chariot, ce soir, grâce à vous, emportera dans son train de banlieue un cœur embaumé! * ** Je suis revenu dîner avec elle, de bonne heure à cause du train. Je ne voulais pas accepter ; j'avais peur, non pas d'elle évidemment, mais de tout ce luxe, des verres fins, de la nappe damassée.... Moi qui n'avais jamais vu que les meubles boiteux de ma première famille et la table rustique de la ferme, cet intérieur soigné m'apparaissait plein de richesses ! Ce n'était pourtant que le cadre d'une aisance modeste ; Mme Desflouves était la veuve d'un professeur de l'Université. Mais que j'étais intimidé ! Vous vous en êtes aperçue, madame Desflouves, et vous avez mis vous-même les morceaux dans mon assiette et de fameux morceaux ! Vous avez réduit le service, vous avez ri de 175
mes histoires, vous m'avez fait retrouver l'esprit faubourien de mon enfance, aujourd'hui tempéré par un peu de gravité paysanne. « En tout cas, ne t'embarque pas dans quoi que ce soit sans me le dire. Je m'occuperai de toi. Et ne manque pas de venir me voir de temps en temps. » J'étais si doucement installé que je me sentais une joie de poussin sous l'aile.... Il fallut qu'elle me rappelât l'heure du train. Je partis pour le quartier de cavalerie dans un état de vague bonheur inquiet. C'était, devant moi, une sorte d'aube mystérieuse, comme ces matins d'été où l'on ne sait si le ciel versera sur la plaine la pluie ou la belle lumière, et je butais dans les pavés de la vieille rue Saint-Martin de Pontoise. * ** Chère femme ! Ce que vous avez fait, je me demande par moments si je l'ai mérité. Il me revient à l'esprit toute la séries des fautes que j'ai commises dans ma vie. Et c'est Peau-dePêche, le misérable petit Chariot de la rue de Charonne, qui.... Ah ! madame Desflouves, on m'a tout raconté depuis et je vous vois en imagination — votre arrivée à la ferme des Crocs et comment vous avez effarouché la maman Dupré et même Lucie qui a .dû passer un tablier neuf et se donner un coup de peigne à la hâte avant de se montrer. « Moi, c'te dame-là, elle m'est revenue tout de suite par sa manière de marcher ; elle n'avait pas l'air de se soucier de ses pieds. Je me suis dit : ce n'est pas une nouveau-riche. » Ainsi parla plus tard, bien plus tard, la maman Dupré. Et vous madame Desflouves, vous avez tâché de savoir ce que pensaient ces braves gens-là. Quand vous leur avez dit :
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« Je viens vous donner des nouvelles de M. Peau-dePêche», ils ont tout de suite cru à un malheur. Mais vous les avez aussitôt rassurés. « Il se porte bien, soyez tranquilles ! » Mais vous saviez aussi comme les paysans sont défiants, même à l'égard d'une étrangère, et quand vous leur avez demandé : « Il ne vous donne donc pas de ses nouvelles ? » ils ont répondu : « Mais si ! mais si !» ce qui n'était point vrai. Puis, la question qui brûlait les lèvres de la mère Dupré est sortie enfin : « Mais comment que vous connaissez le petit ? » Alors vous leur avez raconté mon histoire et la vôtre dans ce qu'elles avaient de commun. « Alors, c'est vous madame Desflouves ?... On savait votre nom, mais on ne vous connaissait pas. Faites excuses, quand on ne connaît pas.... » A présent on connaissait : et cela se montra par des attentions immédiates : « et ne restez donc pas là au soleil ! Lucie, tire le volet ; et qu'est-ce qu'on va vous offrir ? Et le patron aurait été bien content de vous voir, mais il est à faucher.... » II vous a fallu manger des biscuits et des petits gâteaux qui étaient dans l'armoire depuis Pâques : mais le cidre frais et mousseux venait du bon coin de la cave. Vous n'avez pas fait de façons, madame Desflouves, et vous avez compris ces gens. Et puis, il a fallu parler de ce qu'étaient devenues les personnes chez qui j'étais à Paris, de la nièce des Dupré, morte depuis longtemps dans la misère, et de quoi encore, est-ce que je sais?... Alors vous avez voulu visiter la ferme, aller jusqu'à la rivière et vous avez demandé à Lucie de vous accompagner : elle l'a fait. Bien entendu, vous avez vu d'abord la basse-cour. 177
On ne vous résiste pas, madame Desflouves. Vous avez su faire comme il convenait l'éloge des couvées et de la race Orpington. Vous avez une petite propriété dans la Haute-Marne, et vous n'êtes pas ignorante des choses rurales. Lucie vous a fait voir son domaine, puis les vaches, puis la bergerie, et l'orgueil de la haute nef où reposent les blés en gerbes. « Alors Peau-de-Pêche est un travailleur ? Vos parents étaient contents de lui ? — Ça, sûrement. C'est quasiment lui qui faisait marcher la ferme avec le père.... C'est un garçon qui a du cœur à l'ouvrage. — Je suis bien aise que vous me disiez cela. Parce que, moi, je pourrais le prendre après son service, dans ma ferme de la Haute-Marne, puisqu'il ne revient pas ici.... C'est même pour ça que je voulais.... » « Alors j'ai vu (et je rends ici la parole à Mme Desflouves), j'ai vu la figure de cette petite changer, changer.... « — II.... Il ne revient pas?... Pourquoi? Il n'a jamais « parlé de cela.... Mais.... mais, que va dire papa ? » « Puis, tout à coup, — nous étions assises sur un tronc d'arbre, face à la rivière — voilà que cette fillette se lève, me regarde tout droit.... Ah ! j'ai aimé ce mouvement-là ! Tu sais, Peau-de-Pêche, il y a de la volonté et du caractère derrière ces yeux bleus ! Elle s'est écriée: « — C'est vous qui lui avez donné cette idée, sans doute ?» « J'aurais été vexée si ce n'eût été une petite comédie que je jouais pour toi, Peau-de-Pêche. Alors, je répondis : « — Non ! mais je croyais que c'était une chose entendue « entre vous. Voyons, je ne suis pas trop curieuse.... Il avait « un ami, un excellent ami.... « — Ah oui ! Alexis. « — Eh bien, enfin, excusez-moi. Est-ce qu'il n'est pas « question du mariage d'Alexis. « — Il en est bien question ; mais, ça n'a guère de rapport. 178
« — Comment ! Mais voyons, voyons.... Je suis très indiscrète.... Qui épouse-t-il ? » Alors, elle vous a répondu, madame Desflouves, ce que j'ignorais, ce qui m'eût stupéfait, ce qui m'eût ravi : qu'Alexis allait vraisemblablement épouser la fille du brigadier forestier.... Cet homme avait du bien dans le pays voisin et il prendrait sa retraite, dès qu'Alexis serait nommé ! Ah ! madame Desflouves, avec quelle tendre joie vous m'avez raconté tout cela ! On ne vous résiste pas, ai-je dit : Lucie a été conquise par vous, entre deux allées et venues dans le sentier des saules.... Ce que vous lui avez dit, je n'en sais trop rien ; mais la confiance monte vers vous, comme la vapeur de la terre au soleil.... Je vous vois marcher, au bras l'une de l'autre, vous la Parisienne élégante, et toi, la petite paysanne intimidée qui se dégèle à la chaleur de votre cœur, et qui vous livre le sien. O madame Desflouves, soyez bénie, car vous m'avez donné Lucie ! Soyez bénie entre toutes les femmes.... En moi revient ce vieux souvenir d'oraison de mon enfance : Ave, Maria, gratia plerut.... C'est une prière qui monte à mes lèvres quand je pense à vous. Lorsque vous êtes revenue du sentier des saules, c'était ma femme que vous rameniez.... * ** Eh bien, oui, c'est fini.... A quoi bon raconter le bonheur et décrire ma folie quand j'ai appris tout cela ! J'allais partir pour la Ruhr ; j'eus huit jours de permission. Ce furent les plus beaux jours de ma vie et je ne saurais trouver de mots pour les décrire. Que vous dire ? Nous nous sommes mariés dès mon retour du service militaire. Et mon cher Alexis, que Lucie détestait autrefois parce qu'elle était jalouse comme une enfant de son
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affection trop exclusive pour moi (elle me l'a avoué depuis en riant), Alexis, dis-je, nous a attendus pour faire la noce le même jour que la nôtre. Mme Desflouves est venue au mariage, et elle s'est assise à nos côtés dans l'aire de la grange, tendue de beaux draps blancs et ornée de guirlandes de pin, avec des genévriers aux angles. Voilà deux ans de cela.... Le père Dupré me laisse prendre avec joie une part de plus en plus grande dans la direction de la ferme. Maintenant qu'un petit-fils lui est né, il me semble que je vois sur le visage de ces braves gens s'effacer un peu de leur chagrin. Je me demande tous les jours comment j'ai pu arriver à pareil bonheur, et il n'est pas de matin où je ne me mette au travail sans un remerciement muet à cette bonne terre qui nous fait vivre ; et je sens battre à l'unisson sa vie et mon cœur. Pourvu que la guerre nous soit épargnée et la santé conservée à tous ! Je ne demande rien de plus. Je ne pense pas qu'il y ait quelque chose de plus beau que le coucher du soleil qui vient caresser mes champs et inscrire son au revoir sur ma porte. Je ne crois pas qu'il y ait quelque chose de plus sûr et de plus fort que ce petit royaume qui nous entoure et qui fait la sécurité de notre vie. Et je ne connais personne de plus raisonnable et de plus charmant que toi, Lucie, à qui j'offre ce cahier, sur lequel, je l'espère, tu souriras de temps en temps, en berçant notre petit.
Galmurot, avril 1928.
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