IB Guillot René Trois filles et un secret 1960.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: Nature, Foods
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René GUILLOT

TROIS FILLES ET UN SECRET maison délabrée, abandonnée, promise à la pioche des démolisseurs, dans un vieux quartier de Paris. Souvent, à leur sortie de l'école, trois jeunes amies viennent s'y retrouver. Par jeu, elles ont entrepris d'aménager dans cette masure un petit « chez-nous », comme elles disent. Un intérieur bien rudimentaire, mais où il y a tout de même des fleurs dans un vase et un réchaud à alcool pour faire chauffer le cacao du goûter. Le rêve de toutes les filles n'est-il pas de dorloter un poupon? Il y a place pour un poupon dans le « chez-nous » des trois gamines, et aussi dans leur cœur.... Leur secret est celui d'une grande tendresse qu'elles vont donner à un bébé qui pourrait être leur petit frère. Mais les trois amies sont encore des enfants, pas assez grandes pour jouer longtemps leur rôle de petites mamans autour d'un beau nourrisson; cependant elles n'oublieront jamais qu'elles ont eu ses premiers sourires. UNE

Dans ce récit plein de délicatesse et de sensibilité, René Guillot affirme son talent de grand conteur.

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TROIS FILLES ET UN SECRET

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RENE GUILLOT

TROIS FILLES ET UN SECRET ILLUSTRATTIONS DE J.-P. ARIEL

HACHETTE 192

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DU MÊME AUTEUR GRICHKA ET SON OURS Prix " Enfance du Monde " 1958 GRICHKA ET LES LOUPS ANNE ET LE ROI DES CHATS CRIN-BLANC RED KID DE L'ARIZONA LE CLAN DES BÊTES SAUVAGES LE CHEF AU MASQUE D'OR PRINCE DE LA JUNGLE

© Librairie Hachette, 1960. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

Tous les personnages de ce roman sont fictifs.

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TABLE DES MATIÈRES I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI.

Ajax Caroline « Chez nous » Laurent La grande Une grave décision Le beau secret Le bonhomme Ortega Un ami dans le secret En famille La maison est en émoi En lisant le journal A chaque jour suffit sa peine Qu'est devenue caroline? C'était la Epilogue

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CHAPITRE PREMIER AJAX touchait à sa fin. Un vent glacé soufflait à travers le passage Gaudry. Manuela, qui courait à toutes jambes depuis le fond de la ruelle où l'on risquait, à chaque pas, de se tordre les chevilles sur les pavés, s'arrêta, essoufflée, au tournant de la place. Un nez retroussé, des yeux malicieux et rieurs, Manuela avait l'air d'une petite gitane et d'un garçon manqué, avec les mèches folles de ses cheveux noirs coupés court qui tombaient tout emmêlés sur son front. Le grand chien qui avait suivi la fillette en bondissant sur ses talons, tirait la langue et NOVEMBRE

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levait la tête vers son amie. Prêt à reprendre la course et à lui sauter aux épaules, il regardait la petite fille de ses yeux vifs où brillaient deux points d'or. « Chauds, chauds, les marrons!... — Bonjour, Pablo. — Bonjour, petite... toujours avec ton chien... », dit en riant le bonhomme. A l'abri, sous la tente du café, dans un recoin de la verrière, le père Pablo remuait avec une palette de fer les châtaignes qu'il faisait griller sur la tôle de son brasero. Quelle que soit la saison, on était sûr de trouver le vieux bonhomme dans ce renfoncement où il avait son petit étalage de marchand en plein vent. Il logeait dans une échoppe basse, à côté, sur la place, à l'angle du passage Gaudry où les Sanchez, les parents de Manuela, tenaient une épicerie. Pablo était un vieil ami de la famille. Au moment de la guerre d'Espagne, les Sanchez avaient émigré en France. Ils s'étaient retrouvés à Paris, à proximité de ce quartier pauvre qu'on appelait le Carré Maublanc, derrière le marché aux puces, avec d'autres compatriotes, réfugiés comme eux, dont le bonhomme Ortega que tout le monde appelait Pablo. L'été, Pablo vendait des glaces en cornet et, l'hiver, des marrons grillés, des cacahuètes et des pistaches. « Tu es bien pressée aujourd'hui, Manuela. Attends, que je t'emplisse une poche de marrons. Ça te réchauffera les doigts. Tu les partageras avec ton amie Michèle. - Merci, Pablo. Allez, viens, Ajax.... — Ah! c'est Ajax que tu l'appelles! — Il fallait bien lui donner un nom. S'il pouvait parler, dit Manuela, il me dirait comment l'appelait son ancien maître, celui qui l'a abandonné. N'est-ce pas, Ajax?... Mais voilà, il ne parle pas. — Tu devrais lui mettre un collier, petite. Et ne pas le sortir sans la laisse. Un de ces jours, il te faussera compagnie et 10

il se fera ramasser par la voiture de la fourrière. Et puis, ton Ajax, tu ne le connais pas encore. D'où vient-il, ce chien? S'il allait te faire avoir des histoires! — Des histoires? — Est-ce que je sais, moi! Un chien-loup!... S'il lui prend fantaisie d'aller planter ses crocs dans les mollets des passants.... — Oh! pour ça, pas de danger, Pablo. — Que tu dis!... Enfin, crois-moi.... Mets-lui un collier. Ah! et puis écoute un peu. Il y a aussi une chose que je voulais te dire. Le soir, en cette saison, la nuit tombe vite. Quand tu rentres à la maison, même accompagnée par ton chien, il vaudrait mieux ne pas passer par la rue Taillefer. On risque d'y faire de mauvaises rencontres. Mais qu'est-ce que tu as? Te voilà toute pâlotte. Je ne voulais pas te faire peur, moi. » La fillette s'efforçait de sourire, mais elle ne réussissait pas à cacher son émoi. Manuela et son amie Michèle avaient ensemble un beau secret qui se cachait justement dans cette rue Taillefer, la rue abandonnée.... Le vieux bonhomme aurait-il par hasard découvert ce secret que les deux gamines gardaient si jalousement? Elles ne F avaient confié à personne, ni à leurs camarades de classe, et pas même à Caroline qui était pourtant leur amie. La rue Taillefer était déserte et on n'y rencontrait plus jamais personne sur les trottoirs, depuis que les démolisseurs avaient commencé de raser une partie du Carré Maublanc, autour de la place. Du côté des Puces, il ne restait plus, bordant l'immense esplanade encombrée de gravats, que cette longue ruelle et des maisons vides. La municipalité avait fait évacuer les locataires des immeubles qui menaçaient ruine. D'ici quelques mois, les vieilles masures

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de cette rue, qui n'était plus éclairée la nuit, seraient abattues comme le reste du Carré Maublanc. « Un vrai repaire pour les vagabonds, les sans-abri, et il en rôde pas mal par ici... grommela le vieux Pablo. Vivement qu'on flanque tout ça par terre et qu'on nous fasse du neuf. Il vaut mieux ne pas chercher ce qui se passe, la nuit, dans ces recoins... de drôles de choses, tu peux me croire. Avec mon échoppe qui donne juste en face, tu penses si je suis aux premières loges, pour voir. — Qu'est-ce que vous avez vu? murmura Manuela dont les lèvres tremblaient un peu. - Ce que j'ai vu?... Regarde un peu à gauche, la deuxième maison à partir du coin. Celle qui a deux balcons à l'étage. Tu la vois?... C'est une des premières qui ont été évacuées. Je la connais, cette maison. J'y suis allé, dans le temps. L'escalier ne tient plus. .Les planchers sont tout branlants. Mais les contrevents ferment et il y a encore des carreaux aux fenêtres. » Manuela, dont le cœur battait très vite, ne perdait pas une parole du vieux bonhomme. « Eh bien, l'autre soir, poursuivit-il, tiens, avant-hier, il y avait de la lumière dans la maison. La flamme d'une bougie.... Sûrement des galvaudeux qui, pour une nuit ou deux, ont préféré dormir là que sous les ponts. Voilà ce que j'ai vu, petite. Comprends-tu, maintenant? - Oui, Pablo. — Alors, vous nie ferez le plaisir, ton amie Michèle et toi, de ne plus aller traîner par là ! Promis ? » Le bonhomme ne remarqua pas que la petite n'avait pas répondu. « Allez, va retrouver Michèle. Dis-lui que je passerai chez elle, ce soir. Il y a une bonne semaine que j'ai donné à son père une vieille paire de souliers à ressemeler. Elle doit être prête. »

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Manuela s'éloigna en courant, poursuivie par le grand chien tout joyeux de prendre ses ébats. En traversant la place nue où le vent arrachait les dernières feuilles des arbres, elle ramassa, pour les lancer à Ajax, des cailloux que le chien rattrapait en trois bonds et rapportait dans sa gueule. Mais la fillette n'avait guère le cœur à jouer. Elle ne pouvait s'empêcher de penser aux réflexions du vieux gitan. Manuela avait hâte de retrouver son amie. Avec un peu de chance, elle aurait vendu tous les bouquets qu'elle offrait aux passants dans une allée des Puces, en faisant les cent pas devant les boutiques des antiquaires. Le marché commençait au bout de la rue Traversière, au long d'une belle avenue toute droite, bordée de larges trottoirs. C'était le premier îlot du quartier neuf dont les maisons donnaient sur des parterres fleuris, avec des baies de troènes ou de buis taillés et de hautes grilles de fer. « Ajax, ici!... » Le chien n'entendait pas. Il faisait le fou et se jetait à la poursuite d'un malheureux chat qui n'eut que le temps de se précipiter à la cime d'un arbre autour duquel le grand loup sautait en jappant. Quelle animation autour des boutiques ! Ajax connaissait tous les recoins de ce marché. Il se faufilait à travers les autos, disparaissait, suivant une piste, et revenait vers Manuela pour voir si sa jeune maîtresse le suivait. Il savait qui on allait chercher au milieu de cette foule pressée devant les étalages et tout le bric-à-brac des petits marchands. C'est Ajax qui, le premier, dans une de ces impasses, découvrirait Michèle en train de vendre aux passants ses bouquets de dahlias. Ajax disparut au tournant d'une rue. Manuela

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s'apprêtait à courir pour le rattraper quand elle aperçut son amie. Le panier de Michèle était vide. « J'ai vendu toutes mes fleurs! dit-elle, joyeuse. Aujourd'hui, tu sais, les clientes étaient généreuses. La dernière, tiens, une dame, m'a donné cinq francs et elle n'a pas voulu reprendre la monnaie. » Michèle était aussi blonde que Manuela était brune. Plus grande, plus jeune fille, elle avait douze ans, et son amie était de deux ans sa cadette. « Revient-on par la rue des Rosiers? demanda Manuela. — Si tu veux. Puis on passera chez Caroline. Mais où est Ajax? — Il court, il fait le fou. On ne peut pas le tenir aujourd'hui. Il saura bien nous retrouver, va.... » Le chien-loup n'était pas très loin. Il avait vu que les deux amies s'étaient retrouvées, et il savait que pour rentrer à la maison, on revenait presque toujours par la

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rue des Rosiers. Aussi, à cent pas, en avant des deux fillettes, qui ne pouvaient pas s'apercevoir de son manège, Ajax, le nez au vent, sa belle queue en panache collée aux pattes, s'en allait à petits pas. Il suivait, d'assez loin encore, mais sans la perdre de vue, une dame fort élégante qui portait une gerbe de dahlias et un très beau sac en cuir verni, dont le fermoir doré étincelait. La dame s'arrêta un instant au bord de la chaussée pour laisser passer les autos, avant de traverser. On eût dit qu'Ajax guettait ce moment. Il s'élança et ne fit qu'un bond. Saisissant au vol la chose convoitée, il détala en emportant le sac dans sa gueule. Aux cris de la dame, et en voyant l'attroupement qui commençait à se former, les deux amies devinèrent ce qui s'était passé. Ajax s'enfuyait en longeant les murs, avec ce sac qu'il venait de dérober. Un jeune garçon qui s'était élancé pour lui donner la chasse, renonça vite à la poursuite. Le chien tourna brusquement à droite, enfila la première ruelle et disparut. « Tu as vu? dit Michèle. — Oui. Il recommence. Il est incorrigible. — Il faudra lui mettre un collier. Je demanderai à mon père de lui en tailler un dans un morceau de cuir et avec une solide boucle. Pour le sortir, dorénavant, on le tiendra en laisse. — Pablo avait raison, dit Manuela. — Pablo? — Pourtant, poursuivit la fillette qui suivait sa pensée, il ne peut pas se douter que son ancien maître a dû dresser Ajax à voler les sacs de dames dans la rue.... — Qu'est-ce qu'il t'a dit, Pablo? demanda Michèle. — Que ce chien nous ferait des histoires. Et un de ces jours, cela arrivera.

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— Tu sais bien que Pablo radote », dit Michèle en riant. Mais Manuela restait toute songeuse. Elle marchait sans mot dire. Elle se rappelait les réflexions pleines de sousentendus du vieux gitan. Cette façon qu'il avait eue de lui faire peur en parlant des rôdeurs de la rue Taillefer... v Tout cela était troublant. « Ecoute, Michèle.... On ne se méfie pas du vieux Pablo. On se moque un peu de lui. Toi aussi, tu dis qu'il radote. Mais tous les jours, du matin au soir, il est là, au coin du petit café. Il voit les gens qui vont, qui viennent.... Rien ne lui échappe. Il sait tout ce qui se passe dans le Carré Maublanc. Tout.... — Crois-tu qu'il nous ait vues? demanda Michèle déjà inquiète. — Sûrement. Il m'a dit qu'il ne faudrait plus passer le soir par la rue Taillefer. — Ah! il t'a dit ça? — Oui. — Mais il nous a seulement vu sortir de la rue? — Peut-être, murmura Manuela. Pourtant, il avait un drôle d'air. Et pourquoi, aussi, aurait-il voulu nous faire peur? — Je ne sais pas, moi. » Michèle aussi était troublée. « Mais, reprit Manuela, ce n'est pas cela qui nous empêchera d'y retourner, dans notre rue. Ah! non! On ira ce soir. Après être passées chez Caroline. Veux-tu, Michèle?... — Bien sûr. — Il est déjà tard. Pablo ne sera plus au coin du trottoir, derrière son brasero. » Les deux amies débouchaient sur la place Maublanc. Elle était déserte. Pourtant, quelqu'un les attendait. Ajax.... Ajax assis sur son arrière-train. La tête bien droite, essoufflé, et crachant sa langue noire, il avait déposé sur le trottoir le beau sac en cuir brillant, le sac volé sur lequel il veillait jalousement.

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Dès qu'il vit apparaître les deux fillettes, le chien se dressa, saisit le sac entre ses dents, et courut vers elles. Tout fier de son exploit, il laissa tomber son précieux butin aux pieds de Manuela. « Sale bête!... Regarde-le allonger le museau. Tu ne penses pas qu'on va te caresser, non!... Bas les pattes!... — Il mériterait une bonne correction, dit Michèle. — On ne va pas le battre. Ce n'est pas sa faute. Ce pauvre chien fait ce qu'on lui a appris. Regarde-le. Il ne comprend plus.» C'était bien vrai. Ajax ne comprenait plus. On l'avait sûrement dressé à dérober des sacs aux passantes. Tout triomphant, il en rapportait un. Il attendait sa récompense, et on lui faisait la grosse voix : « Qu'allons-nous faire de ce sac? dit Michèle. — Nous ne pouvons pas le garder, répondit Manuela. Il contient peut-être de l'argent, des bijoux. C'est un sac en lézard. Regarde comme il est beau. — Cette sale bête est allée le voler à la dame si généreuse qui m'a acheté mon dernier bouquet. Alors, dit Michèle, qu'estce qu'on fait? - On va porterie sac au commissariat. Le plus court, c'est encore de revenir par la rue des Rosiers. » La queue basse, Ajax suivit les deux amies. Elles s'arrêtèrent au coin du commissariat de police. Un agent faisait les cent pas sur le trottoir : « C'est toi qui vas y aller, dit Michèle, qui était beaucoup plus timide que son amie. — Encore moi!... Bon, bon, j'y vais. Mais alors, garde le chien pour qu'il ne me suive pas. Emmène-le du côté de la poste. Je te rejoindrai là. » Manuela entra seule au commissariat avec ce sac volé

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que la dame viendrait sans doute réclamer ici. Elle attendit un long moment derrière une vieille femme qui ne retrouvait plus ses papiers, et un jeune homme qui se faisait établir une carte d'identité. « A la personne suivante! — Monsieur..., balbutia Manuela. — La personne suivante..., répéta le secrétaire penché sur ses dossiers. — Monsieur, dit Manuela en essayant d'assurer sa voix, je rapporte un sac à main que je viens de trouver tout à l'heure dans la rue. — Voyons ce sac! » Les mains de la fillette tremblaient un peu. L'employé prit le sac, l'ouvrit, jeta un coup d'œil sur le contenu du portefeuille, feuilleta les papiers. « C'est très bien, ça, petite, d'avoir rapporté cet objet trouvé. Il y a une assez jolie somme dans ce sac et, heureusement, des papiers d'identité. Nous allons faire prévenir la personne qui l'a perdu. Il y aura sûrement pour toi une belle récompense. Donne-moi ton nom et ton adresse. — Manuela Sanchez. La petite épicerie, au 37 du passage Gaudry.... — Sanchez avec un z... 37, passage Gaudry.... Voilà. Merci. Tu es du Carré Maublanc? — Oui, monsieur. — Attends un peu.... » L'employé regardait Manuela avec un drôle de sourire en coin. « Ah! ça, mais c'est un abonnement, petite!... Je t'ai déjà vue. Tu t'es présentée ici, au bureau, il n'y a pas deux semaines. Mais oui, c'est bien toi.... » Manuela avait rougi jusqu'aux oreilles. « C'est bien toi. Et tu venais déjà m'apporter un sac que tu avais trouvé... un autre.... N'as-tu donc qu'à te baisser pour ramasser sur le trottoir tous les 18

sacs de dames qui se perdent dans le quartier des Puces? — C'était à la sortie du cinéma, balbutia Manuela. Le Palace, monsieur.... — Ce sac-là, la personne qui l'a perdu ne s'est pas fait connaître. Si dans un an et un jour, on n'est pas venu le réclamer, il sera à toi. Tu entends?... — Oui, monsieur.... — Allez, bonsoir, petite.... » Manuela ne demanda pas son reste. L'employé n'avait pas paru s'apercevoir de son trouble. Elle était bien heureuse de s'échapper du commissariat de police et de courir retrouver Michèle qui l'attendait devant la poste. « Alors?... — J'ai déposé le sac... l'employé m'a reconnue. Dorénavant, Ajax sortira avec une laisse.... Si on faisait un saut jusque chez Caroline?

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— Oui, mais vite. Parce qu'il est tard, dit Michèle. — Chez moi, on ne s'inquiétera pas. J'ai dit que nous allions toutes deux au cinéma. - Moi aussi. — Et pour la deuxième séance... elle ne finit pas avant sept heures.... Allez, viens, Michèle. C'est Caro qui va être contente. » Les deux amies rejoignirent la rue Traversière et tournèrent court à l'entrée du Carré Maublanc, dans l'impasse du Levant. Caroline habitait une petite mansarde de la maison Plisner : une chambre sous les toits et si basse de plafond que Caro, déjà grande pour ses quinze ans, ne pouvait s'y tenir debout toute droite. « J'ai oublié ses souliers, dit Michèle.... Mon père les lui a ressemelés. — Tu les lui donneras demain.... — Tu les as vus, les souliers de Caroline? — Non, dit Manuela. — Ce sont des souliers d'homme.... — Tu en es sûre, Michèle?... — Oui. Des souliers d'homme, je te dis... avec des lacets. Ma mère a dit qu'elle lui en donnerait une vieille paire à elle.... Caro sera contente. - Les souliers de ta mère! dit Manuela. Penses-tu qu'ils lui iront? — Bien sûr. Tu n'as pas idée de ce que Caroline a de grands pieds ! Tiens, elle nous attendait. Regarde, elle nous fait signe par sa lucarne. Passons par-derrière les hangars. Nous prendrons l'escalier qui est dans la cour.... — Vite, Michèle, vite.... On reste une minute et on se sauve.

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CHAPITRE II CAROLINE ce temps, passage Gaudry, chez les Sanchez, les parents de Manuela. La dernière cliente est sortie. La sonnette tinte. La porte s'ouvre de nouveau. C'est le père Ortega. Il vient faire de petits achats pour- son dîner. « Qu'est-ce que ce sera pour vous, mon bon Pablo? — Une tranche de mortadelle et un cornet d'olives noires, s'il vous plaît, madame Sanchez. » L'épicière le sert. « Voilà. Bon poids.... Et avec ça? Ce sera tout? — Oui, merci. Bonsoir, madame Sanchez. — Vous êtes si pressé? Entrez une minute. Vous boirez PENDANT

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bien un petit muscadet avec nous. Il y a là justement Mme Caron. C'est sans façon, Pablo. — Je ne veux pas vous refuser, madame Sanchez. — Alors, passez dans la salle à manger. — La petite est-elle rentrée? demande le bonhomme. — Elle est allée au cinéma avec Michèle, dit Mme Sanchez. — Au cinéma!... grommelle Mme Caron, la maman de Michèle. Elles disent qu'elles se retrouvent au cinéma. Et qui sait où elles s'en vont courir, toutes les deux. Oh! mais j'en aurai le cœur net. Si je suis venue ce soir, c'est pour vous en apprendre de belles, madame Sanchez. Dites-moi.... Est-ce que vous trouvez naturel que ces deux petites s'attardent après la classe? Voici Noël qui approche, dit en riant la mère de Manuela. Je pense que ces enfants s'arrêtent à la devanture de tous les magasins. — Vous êtes bien indulgente, madame Sanchez. — J'ai promis de leur décorer un arbre à la maison. — Je vous répète que vous les gâtez trop. Et vous aussi, Pablo. Je sais que vous avez généreusement garni leur petit porte-monnaie. De toute façon, je vous promets bien que je compte tirer au clair cette histoire de cinéma. » Le père Ortega roule avec application sa cigarette entre deux doigts. Il se sent un peu gêné. Non d'avoir été généreux avec les deux filles. Lui, il est sans famille et il a donné son affection aux enfants de ses voisins qui sont aussi ses amis. Il sait que cet après-midi, les deux filles, c'est certain, n'étaient pas au cinéma. Il sait où elles vont assez souvent, le soir, en sortant de classe, au lieu de rentrer directement chez elles. « Ah! ces gamines!... ronchonne-t-il entre ses dents. Elles auraient pourtant pu se douter que leurs parents

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ne mettraient pas longtemps à découvrir leur manège. Alors?... » Manuela et Michèle sont ses amies. C'est ennuyeux de les trahir. Pablo sourit sous cape d'un air complice. Il va pourtant falloir qu'il parle, pour rassurer ces deux mamans. Il dit : « Madame Caron, il ne faudra pas gronder ces deux petites. — Vous allez prendre leur parti?... — Mais oui, madame Caron. Parce que ces enfants, voyez-vous, ont un vrai bon cœur.... — Bon cœur?... — Vous l'auriez appris un jour ou l'autre. Autant que je vous le dise tout de suite. Si elles s'attardent, le soir, c'est pour rendre service à Caroline. — Caroline?... répète la mère de Manuela. — Vous la connaissez, madame Sanchez : Une grande, un peu dégingandée, avec des taches de rousseur. L'an dernier, elle allait encore en classe avec les gamines. Maintenant, on l'a retirée de l'école. Elle a au moins quatorze ans. — Je vois maintenant. N'est-elle pas chez les Plisner, les chiffonniers de l'impasse du Levant? — Tout juste, dit Pablo. De braves gens, méritants, et qui ne chôment pas pour faire manger toute leur nichée. — Mais la petite n'est pas leur fille? dit la mère de Michèle. — Non, réplique Pablo. Caroline vient de l'Assistance. Les Plisner l'ont adoptée toute jeune. Et comme ils n'ont pas les moyens de la pousser dans ses études, elle doit gagner sa vie. C'est dur chez les Plisner. Une bonne partie de la nuit, été comme hiver, on fait le tri, dans le hangar au déballage, des ballots que les crocheteurs ont ramassés dans leur tournée. On dort sur le matin. Dans la journée, Caroline fait les Puces.

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— Les Plisner tiennent-ils boutique? demande Mme Sanchez. — Non, dit Pablo. Ils envoient la jeune fille vendre des bouquets. Ça fait toujours quelque argent de plus. Alors, madame Caron, vous n'allez pas reprocher aux petites leur geste d'amitié! » Où le bonhomme Ortega veut-il en venir? « Expliquezvous, Pablo. — C'est bien simple, madame Sanchez. Caroline est un peu disgraciée. Pas belle, avec un visage ingrat et plutôt pâlot. On ne peut pas dire qu'elle ait le minois bien attirant pour offrir ses fleurs aux clients des Puces. Surtout à ceux qui descendent de leurs grandes automobiles. Caroline ne fait pas recette. Ses bouquets reviennent fanés dans le panier.... Tandis que vos deux fillettes, avec leur frimousse, ont vite fait de placer les fleurs de Caroline. C'est une bonne action, pas vrai? — Certainement, dit Mme Sanchez. — Alors, ne les grondez pas. Faites comme si je ne vous avais rien dit. — Elles auraient pu nous avertir, grommelle la mère de Michèle. — Ce sont des enfants, madame Caron.... — Enfin!... Mais cette Caroline est déjà grande. Pensez-vous, Pablo, que ce soit vraiment une camarade pour nos deux gamines? — Ah! madame Caron! Si vous connaissiez Caroline!... Une grande et brave fille, vous pouvez m'en croire. Et qui n'a pas beaucoup de joies, allez! Les Plisner ont le cœur sur la main. Tout de même, elle n'est pas leur enfant. On ne le lui fait pas sentir, mais elle s'emploie du matin au soir dans la maison. Elle n'est pas heureuse, et n'a vraiment comme réconfort que l'amitié des deux petites. » La mère de Michèle s'est un peu radoucie.

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Mme Caron trouva les deux amies sur le seuil

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« C'est pour « leur » Caroline que Michèle m'a demandé une paire de vieux souliers. — Vous voyez bien, madame Caron. Allez, il se fait tard. Je vais vous quitter. — Mais non, Pablo, vous restez à dîner avec nous, dit Mme Sanchez. Vous garderez vos olives pour demain. J'ai un bœuf bourguignon qui mijote. Entendu.... Vous restez. Et puis Sanchez sera si content de parler du pays avec vous en fumant une pipe.... Vous vous rappelez, Pablo... Alméria... la fiesta.... Les toros! Reverrons-nous jamais l'Espagne? — Nous, peut-être pas, dit Pablo. Mais Manuela.... — Elle devrait bien arriver maintenant. — Elle est sûrement passée chez les Plisner, porter à Caroline l'argent de ses bouquets. Tenez, la voilà. » La sonnette de la boutique avait tinté. « Vous m'avez promis de ne pas vous fâcher, dit le père Ortega. — Pour vous faire plaisir, Pablo.... » Mme Caron allait sortir de l'épicerie pour revenir chez elle, quand elle trouva les deux amies sur le seuil. « Oh ! madame, si vous étiez gentille, dit Manuela, vous permettriez à Michèle de rester avec moi. Elle dînerait à la maison. Voulez-vous?... — Mais oui, laissez-nous-la, dit Mme Sanchez. Elles joueront un peu, après le souper, et Pablo, en rentrant, raccompagnera Michèle chez vous. — Je veux bien. — Oh! merci, madame, dit Manuela. — Mais ne veillez pas trop tard. Il y a classe demain. Bonsoir. » Le père de Manuela rentrait de son travail. Il faisait des journées chez un antiquaire du quartier des Puces et réparait les meubles anciens. Il sculptait le bois, au ciseau et à la gouge, pour refaire les motifs des panneaux détériorés. C'était 26

un artisan très habile. En Espagne, il avait travaillé dans la marqueterie d'art. La salle à manger des Sanchez était décorée de tableaux en relief, sculptés en plein bois d'acajou ou de chêne, par le père de Manuela qui occupait ainsi ses loisirs et ses veillées. Tous représentaient des scènes de la vie en Espagne : des courses de toros, des processions de pénitents en cagoules pointues, et un beau portrait de la Madone de Sancta-Margarita aux yeux baissés, les mains jointes au-dessus d'un bambino qui avait les traits et la ressemblance de Joselito, le petit frère de Manuela. « Manuela, dit Mme Sanchez, pendant que je vais à la cuisine, occupe-toi du biberon de Joselito. — Je vais l'aider, dit Michèle. — Manuela!... Fais bien bouillir la tétine. — Oui, maman. — Dépêche-toi.... Joselito a faim. L'entends-tu pleurer? Allons, ne sois pas toujours sous mes pieds. Ce que tu es maladroite, ma pauvre petite. Laisse faire Michèle. Elle n'a pas de petit frère, mais elle est moins empotée que toi. Attention...! Le lait est trop chaud.... » Sur les genoux de Michèle, Joselito s'égosillait et se tortillait comme un petit diable. Il se jeta sur sa tétine et commença d'avaler goulûment. Quand le bébé fut rassasié, les deux fillettes le bordèrent dans son berceau. « A table, la soupe est servie.... » Après le dîner, Pablo et le père Sanchez, tout en fumant leur pipe, revinrent à leurs souvenirs d'Espagne. Ils avaient gardé la nostalgie du pays du soleil, et de leurs jeunes années. Mais bientôt, le père de Manuela, qui avait eu une rude journée, s'assoupit dans son fauteuil, et Pablo vint retrouver les deux amies à la petite table où Manuela n'arrivait pas à terminer le devoir qu'elle avait à faire pour le lendemain.

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« Aidez-moi un peu, Pablo.... — Si je peux. On se rouille, petite, on se rouille. » Il tourna la tête du côté de la cuisine d'où venait un bruit de vaisselle, puis vers la cheminée. Le père Sanchez somnolait dans son fauteuil. « Ecoutez-moi, toutes les deux, dit-il. Quand ta mère est venue ici, tout à l'heure, Michèle, je te prie de croire qu'elle était très en colère. - Pourquoi? — Moi, je sais que vous ne faites rien de mal. Mais aussi pourquoi n'avoir pas. dit la vérité à vos parents? Heureusement que j'étais là pour arranger les choses. Le vieux Pablo connaît vos petits secrets, mes enfants. Et vos mères se faisaient un. tel souci.... Qu'est-ce qu'elles allaient s'imaginer.... — Pablo, murmura Manuela. Vous ne leur avez pas dit?... — Mais si, ma petite. Il fallait bien que je parle. — Vous leur avez dit?... — La vérité.... » Les deux gamines avaient pâli. Tout à leur émoi, elles n'avaient même pas vu le sourire de leur vieil ami, un sourire rassurant. « Je leur ai dit, reprit Pablo. Les Puces... les bouquets de Caroline. Vos mamans ont très bien compris. » Le regard de Manuela rencontra celui de Michèle. Les deux fillettes étaient encore très émues. « Maintenant, voyons ce problème, dit le père Ortega. Je dois être encore capable de trouver la solution. » Quand l'heure fut venue de se séparer, Manuela accompagna son amie jusqu'à la rue. Les fillettes s'embrassèrent. « Pablo ne se doute de rien... murmura tout bas Manuela. J'ai bien cru. — Il peut dire qu'il nous a fait une belle peur,

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répondit Manuela.... Avec cette histoire de sac, il était trop tard pour aller là-bas ce soir, mais demain, après la classe, nous irons chez nous. — Oui, Michèle.... Aussitôt la classe.... Bonne nuit. — Bonne nuit, Manuela.... — Bonne nuit, Pablo.... » Les deux gamines disaient, entre elles : chez nous. Chez nous.... C'était cela le beau secret qu'elles cachaient dans une maison vide de la rue Taillefer, la rue abandonnée où Pablo croyait que Manuela n'irait plus désormais jouer avec Michèle, après la nuit tombée.

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CHAPITRE III « CHEZ NOUS » lendemain, les deux amies se retrouvèrent à la sortie de la classe. Leur cartable à la main, elles pressèrent le pas. Dès qu'elles eurent quitté la rue des Rosiers, elles prirent le petit passage qui les menait tout droit derrière le Carré Maublanc. Pour rentrer chez elles, le plus court était de couper par la place. Un grand espace nu où poussaient quelques platanes parmi les tas de gravats des démolitions.... Mais ce soir, comme elles se l'étaient promis, Michèle et Manuela avaient décidé de ne pas revenir directement à la maison. « Et Ajax? dit Michèle. LE

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— Il est à l'attache. — Le pauvre chien.... — Il méritait une leçon. Je le sortirai un peu avant le dîner. — Nous allions oublier Xavier! dit Michèle. Passons chez le marchand de graines. Il n'en reste plus une miette chez nous. — C'est vrai. Allons-y vite. » Xavier était un poisson rouge. Dans la boutique du marchand, les deux amies se firent peser une petite poche de graines et de farine qu'on donne aux poissons dans leurs bocaux. Elles comptèrent et recomptèrent ce qui leur restait à elles deux de monnaie pour savoir si elles pourraient s'offrir une belle algue ondulante qui décorerait le fond du bocal où tournait leur poisson rouge. Elles ne possédaient que trente-cinq centimes. Elles étaient très déçues. .L'algue en coûtait quarante. « Emportez-la tout de même, dit le marchand. Puisqu’elle vous fait envie. Et changez l'eau de votre poisson, si vous ne voulez pas qu'il se laisse mourir comme le premier que je vous ai vendu. — Merci, monsieur. » Les deux filles, en courant, traversèrent le passage. « On fait le grand tour, dit Manuela. — C'est plus prudent. » Un cycliste traversait le terrain vague, son vélo à la main. Il était impossible de rouler dans cette terre défoncée. Les deux amies le laissèrent s'éloigner. Il avait plu dans l'après-midi. Pour ne pas patauger dans les flaques d'eau, il fallait sauter sur les grosses pierres, les tas de plâtre et les madriers qui jonchaient le sol. « Vite, voilà encore une ondée », dit Michèle. Elles prirent leurs jambes à leur cou. Maintenant, on

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pouvait courir sur les pavés d'une ancienne impasse qui n'avait pas encore été déchaussée. Manuela et Michèle étaient un peu essoufflées en arrivant au trottoir défoncé. Elles le suivirent en longeant les murs. La rue Taillefer n'avait pas plus de deux cents mètres. Elle faisait un coude, à l'endroit où un pan de muraille s'était abattu. Jusqu'au tournant, on ne risquait pas d'être aperçu de l'autre extrémité de la rue qui aboutissait au coin de la place, en face du passage Gaudry et de l'échoppe du père Ortega. A cette heure, Pablo était sûrement encore sous la tente du petit café. « Le vois-tu? dit Manuela. — Non. — Il ne va pas tarder à revenir devant son brasero. Allez, vite! » Le trottoir était glissant, ce qui n'empêchait pas les deux gamines de courir. « Ouf! — Il était temps.... — Il ne peut pas nous avoir vues. — Non. » Les deux fillettes s'étaient réfugiées sous l'entrée du 33, la deuxième maison de la rue à partir de la place : celle qui avait un étage, et deux fenêtres où, un soir, le vieux Pablo avait aperçu de la lumière. Manuela jeta un regard vers le petit café. Pablo était revenu. Il servait une poche de marrons à une cliente. Il n'avait rien vu. « Montons, dit Michèle. — Il faudra trouver un paillasson pour s'essuyer les pieds, dit Manuela. — Il y a tant de choses qu'il faudrait trouver, répliqua Michèle. Allez, grimpons chez nous. » Elles escaladèrent quatre à quatre les escaliers.

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« J'ai trouvé, à la maison, un trousseau de vieilles clefs, dit Manuela. Avec un peu de chance, il y en aura bien une qui ira dans la serrure. - On verra ça tout à l'heure. — Ce serait quand même mieux de pouvoir fermer l'appartement », dit Manuela. Michèle poussa la porte. Comme son amie, chaque fois qu'elle arrivait sur le palier de la maison vide, elle avait le cœur qui battait trop vite. « Eh bien, entres-tu?... » Les deux petites étaient chez elles. Manuela referma la porte. L'appartement - - les deux amies en parlant de leur chez elles disaient aussi « l'appartement » — comportait deux pièces et une petite cuisine, en retrait sur la cour. Les papiers qui tapissaient les murs étaient un peu fanés et déchirés par endroits. Mais Manuela et Michèle s'ingéniaient à cacher les taches et les déchirures en fixant avec des punaises des images découpées dans les magazines. Deux carreaux brisés manquaient aux fenêtres, mais les vides avaient été bien masqués avec des feuilles de carton. La poussière sortait des joints du parquet auquel il manquait quelques lattes et qui s'affaissait dangereusement par places. Les deux petites avaient beau balayer et faire consciencieusement leur ménage, c'était toujours à recommencer. « C'est trop grand pour nous deux, disait le plus naturellement du monde Manuela. — Mais nous n'avions pas le choix! » répliquait en riant son amie. Le choix ne manquait pourtant pas, parmi tous les immeubles abandonnés de la rue Taillefer. Mais voilà,

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« chez nous », pour les deux gamines, c'était ce premier étage du 33 où le hasard les avait un jour conduites. L'appartement était tenu très propre et paraissait habité. Les meubles manquaient, mais deux étagères étaient restées fixées au mur. Les deux amies les avaient décorées avec des franges de papier de couleur, découpées comme de la dentelle. Elles y avaient rangé des livres, des cahiers, un encrier, des porte-plume et des crayons. Sur la cheminée, il y avait toujours quelques fleurs dans un vase, près du bocal où Xavier, le poisson rouge, tournait inlassablement en rond. Quand Michèle et Manuela avaient la chance de pouvoir s'échapper un moment, c'était pour elles un plaisir toujours nouveau de s'attabler devant ce petit guéridon boiteux dont un pied avait été rafistolé avec de la ficelle. Michèle l'avait trouvé dans le grenier des Caron. Un soir, en se cachant, elle l'avait apporté au 33 de la rue Taillefer. Il arrivait aux deux amies une ou deux fois dans la semaine de recopier ici leurs devoirs de classe, et de réciter chacune à tour de rôle leurs leçons pour le lendemain. Parfois, elles partageaient des gâteaux achetés chez le pâtissier à la sortie de l'école. Il y avait quelques provisions dans le placard : un pot de confiture, des biscuits, du chocolat et une boîte de fer où les fourmis trouvaient encore le moyen de se glisser pour grignoter les morceaux de sucre. Sur un vieux réchaud, dans la cuisine, après avoir été chercher de l'eau dans la cour, on faisait cuire un savoureux cacao, ou bouillir l'eau pour le thé. Manuela servait la dînette sur un napperon fleuri qu'avait brodé Michèle, et sur lequel on disposait deux jolies tasses bleues avec leurs soucoupes. Manuela les avait choisies dans le lot des primes que la maman Sanchez donnait

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aux clientes de l'épicerie pour l'achat de deux paquets de lessive Miriflor.. Le dimanche et le jeudi, après le déjeuner et aussitôt la dernière bouchée avalée, les deux amies s'échappaient de chez leurs parents. Michèle attendait Manuela à l'entrée de l'impasse du Levant. Elles suivaient la rue Traversière, coupaient court, avant d'arriver aux Puces, pour contourner le Carré Maublanc. Elles prenaient alors par-derrière la rue Taillefer où elles retrouvaient le petit intérieur qu'elles avaient installé si gentiment. « Aujourd'hui, on fait le ménage à fond, disait Michèle. J'ai apporté une boîte d'encaustique. — Moi, disait Manuela, j'ai pris à l'épicerie un bidon de Selpic pour décrasser l'évier de la cuisine. — Attention, il paraît que ça brûle les mains.... — Ne t'inquiète pas. J'ai aussi une paire de vieux gants de caoutchouc de ma mère. »

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Les deux fillettes n'allaient plus jamais au cinéma. Il y avait tant de choses à acheter et qui manquaient dans la maison : un broc, une brosse, des bougies, du savon, des bibelots pour rendre plus coquet le petit appartement où elles jouaient à la ménagère. Leur bourse d'écolière n'était pas très garnie. Aussi économisaient-elles, sou par sou, l'argent de leurs menus plaisirs. Leur joie, c'était de se retrouver ici, en grand secret, d'avoir ce « chez-nous » dont personne n'aurait pu soupçonner l'existence. Personne, sauf peut-être le vieux Pablo dont il faudrait se méfier à l'avenir. Derrière son brasero, au coin de la place, Pablo voyait d'enfilade le premier tronçon de la rue abandonnée. Mais, de la première fenêtre de l'appartement du 33, en se penchant un peu, on pouvait aussi surveiller la place et l'entrée du passage Gaudry. On pouvait guetter le départ de Pablo, en profiter pour s'esquiver et sortir en courant de l'immeuble que tout le monde croyait inhabité. Le secret était bien gardé. * ** Ce n'est pas tout à fait par hasard que Manuela et son amie avaient découvert cette retraite clans l'immeuble abandonné du vieux Carré Maublanc. Leurs jeux les avaient entraînées par là. Avec d'autres camarades, on s'amusait à se cacher dans l'entrée des portes, au fond des couloirs vides. Plus de passants. Les gosses du quartier étaient chez eux. Les garçons s'y livraient parfois des batailles rangées, mais ils préféraient jouer sur l'immense terrain vague où ils avaient creusé des abris et bâti avec des lattes, des planches et du papier goudronné, un camp qui ressemblait assez à celui d'une tribu d'Indiens Sioux. Ils avaient 36

peinturluré de grands poteaux où ils accrochaient toute une panoplie d'armes en bois et de casques de plumes. Ils enterraient la hache de guerre dans la boue de la place Maublanc. Accroupis tout autour, ils fumaient le calumet de la paix : une cigarette qu'un des garçons sortait de sa poche et qu'on se passait de main en main pour en tirer, chacun son tour, une savoureuse bouffée. Sauf pour des règlements de comptes, les garçons n'étaient pas tellement attirés par la rue aux maisons branlantes, où Michèle et Manuela avaient d'abord commencé à jouer à avoir peur. Courir comme si on était poursuivies sans oser se retourner.... Courir à en perdre le souffle tout au long de cette rue déserte où le vent fait battre une fenêtre, pour déboucher sur la place où passent des gens, des voitures.... Retrouver l'animation, les bruits du quartier habité, en sortant de la rue Taillefer où les bâtisses nues et vides évoquent un monde étrange et mystérieux.... Voilà qui fait battre le cœur!... Un soir qu'elles s'étaient aventurées dans la rue abandonnée, elles avaient été suivies par un grand chien efflanqué. Elles l'avaient déjà aperçu plusieurs fois, errant comme une bête qui a perdu son maître. D'habitude, le chien s'enfuyait à leur approche. Cette foislà, il s'était enhardi. Il avait suivi les deux amies. Il avait un regard malheureux. Manuela, en lui donnant gentiment des mots d'amitié, s'était approchée du chien-loup pour le caresser. Il n'avait fait qu'une bouchée d'un morceau de pain qui restait du goûter des fillettes. Le lendemain, le chien les attendait, caché dans l'encoignure d'une porte. Celle du 33.... A partir de ce jour-là, en venant rue Taillefer, Michèle et Manuela ne manquaient jamais d'apporter quelques provisions pour la malheureuse bête abandonnée qui préférait se laisser mourir de faim plutôt que de s'aventurer 37

Il avait suivi les deux amies.

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hors de la rue. Quand elles le quittaient, le chien accompagnait ses nouvelles amies jusqu'au coin de la place. Mais il n'allait jamais plus loin. Où dormait-il, la nuit? Sans doute dans l'encoignure de cette porte d'où il guettait le retour du maître qui l'avait abandonné. C'était justement dans cet immeuble du 33 que le chienloup avait son gîte. Un jour, il conduisit lui-même ses amies jusqu'à l'étage où il se terrait. Il monta l'escalier, tournant la tête vers les deux fillettes, comme pour les inviter à le suivre. Il escaladait deux ou trois marches, puis s'arrêtait pour les attendre. « Viens », dit Manuela qui était la plus hardie. Le cœur battant, elles avaient suivi le chien. En haut, elles avaient trouvé cet appartement délabré. Le chien, la queue frétillante, le regard implorant, se caressait aux jambes de Manuela. Planté sur ses pattes, étouffant dans sa gorge un grondement très doux, il était heureux d'avoir conduit ses amies jusqu'ici, dans son repaire. Dans un coin de la pièce, sur le parquet, une méchante couverture était étendue. Le chien avait dû dormir là, à côté de «on maître. L'homme avait mangé et bu. Par terre, traînaient une bouteille vide, des miettes de pain et des mégots de cigarettes. Le chien revenait chaque nuit se coucher sur cette guenille de laine qui devait garder l'odeur du vagabond. Les deux miettes revinrent souvent dans la maison abandonnée. Chaque fois qu'il les retrouvait, le chien leur faisait fête. Il n'avait plus son regard malheureux. Peu à peu, il s'était habitué à son nouveau nom : Ajax. Un soir, comme à regret, s'arrêtant tous les dix pas, prêt à revenir en arrière, il avait suivi Manuela jusqu'au passage Gaudry. La fillette avait fait son entrée dans la boutique des Sanchez, accompagnée de cette grande

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bête toute frissonnante dans sa fourrure fauve un peu pelée, et qui jetait des regards inquiets aux hôtes de cette maison inconnue. Manuela avait obtenu non sans peine qu'on fasse une place à son protégé dans un coin de sa petite chambre. Elle avait décrassé Ajax au savon noir. Elle avait soigné la vilaine croûte d'un mal qui lui rongeait une oreille. Durant la première semaine de son adoption, on ne pouvait pas réussir à rassasier la pauvre bête qui n'avait que les os et la peau. Au bout de quelques jours, Ajax était redevenu très beau, et son poil terni avait retrouvé ses chaudes couleurs de feu. Maintenant, le chien suivait Manuela comme son ombre. On avait beau l'enfermer, il trouvait toujours le moyen de sauter par une fenêtre, d'entrebâiller une porte pour se précipiter à la recherche de sa petite maîtresse qu'il savait hors de la maison. Il la cherchait chez Michèle. Il l'attendait à la sortie de quatre heures, devant la grille de l'école. Fou de joie de la retrouver après l'avoir crue perdue, il sautait aux épaules de la petite fille, plantait son museau noir dans ses cheveux. Gourant devant les deux amies, il les entraînait à travers l'immense terrain vague, vers la rue Taillefer. Arrivé devant la porte du 33, Ajax s'arrêtait. La cage sombre de l'escalier l'attirait. Du regard, il demandait à Manuela de l'accompagner là-haut. Il n'avait pas oublié tout à fait le vagabond qui lui avait appris à suivre une dame dans la rue, pour lui voler son sac. C'était devenu une habitude. Presque chaque soir, les deux fillettes se retrouvaient un moment avec leur chien, dans cet appartement, au premier étage du 33. Ajax se couchait dans son coin. Il semblait dire : « C'est ici que nous serions bien, tous les trois. Chez nous. » Et peu à peu, était née l'idée d'un « chez nous », dans l'esprit des deux amies. Elles en avaient d'abord rêvé

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comme d'une chose impossible. Manuela à qui on laissait chez elle plus de liberté qu'à sa compagne, était beaucoup plus résolue. Son audace effrayait un peu Michèle. Mais elle aussi, malgré ses craintes, était très séduite par ce projet. Manuela arrivait toujours à ses fins. Et c'est avec la même joie, la même fièvre que les deux fillettes commencèrent à organiser leurs loisirs, à l'étage de la vieille maison. Depuis la rentrée des classes, elles avaient réussi à rendre coquet ce petit intérieur dont personne n'aurait soupçonné l'existence. Les heures passaient ici comme par enchantement, dans une douce intimité. Chez elles, les deux petites menaient à leur guise leur vie d'enfants. Venir vivre là librement toutes les deux, était bien plus passionnant qu'un jeu. Michèle et Manuela oubliaient qu'un jour, bientôt peut-être, les équipes de démolisseurs s'attaqueraient

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aux vieilles bâtisses de la rue Taillefer. Gomme les autres maisons, le 33 serait alors rasé. Elles n'avaient même plus peur d'une visite inquiétante, comme au début de leur installation. Elles ne prêtaient plus l'oreille au craquement du bois vermoulu de l'escalier, où on aurait cru entendre un pas monter. Le soir, penchées sur leurs cahiers d'écolières, à leur petite table, elles ne relevaient plus la tête quand Ajax s'agitait. « Tranquille, Ajax.... » Le chien, lui, restait toujours en éveil. Dressé sur ses pattes, le museau tendu, le regard fixe, il écoutait.... Puis, les yeux clos, il s'allongeait de nouveau, faisant battre imperceptiblement sa queue. Le chien-loup gardait toujours le souvenir de l'homme qui un jour pourrait bien revenir et monter l'escalier de l'immeuble. * * * Ce jour-là, Manuela et Michèle après avoir donné des graines à Xavier le poisson rouge, s'attaquèrent au ménage de la seconde pièce qui du temps des anciens locataires, avait été une chambre. Michèle aurait voulu qu'on se contentât de condamner la porte de communication. Pour elles deux, cette pièce de séjour, comme elle disait, et la petite cuisine étaient bien suffisantes. Mais Manuela avait décidé d'aménager la seconde pièce. « Comme si on n'avait pas déjà assez de mal à entretenir une chambre, disait Michèle. — Quand on aura bien nettoyé à fond dans tous les coins, tu verras, répondit Manuela. A côté, le parquet a été ciré. En y mettant le temps, on le rendra brillant. On y serait mieux que dans cette pièce de devant. — Si tu veux tout bouleverser.... Mais c'était très bien comme ça.

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— Pour le moment, oui, trancha Manuela. Mais les jours raccourcissent. On ne pourra pas allumer de lampe ici. — As-tu trouvé une lampe?... - Oui. Mais la lumière se verrait aux fenêtres. Tu n'as pas pensé à cela. Tandis que dans la chambre qui donne sur la cour, on n'aura pas besoin de prendre de précautions. On ne se fera pas repérer par Pablo. — Et le berceau?... Qu'est-ce que tu feras du berceau? » Dans leur déménagement, les anciens locataires avaient abandonné là un moïse d'enfant. « On pourrait le porter dans la cour, dit Manuela. Mais j'ai trouvé mieux. » Manuela avait pensé utiliser cette légère nacelle d'osier. « II n'est pas encombrant, ce berceau, dit-elle. Avec une jolie garniture de nylon et des volants, on peut en faire une corbeille à ouvrage. - Un peu grand pour une corbeille! — Mais non. Allez, je m'en occupe. Toi; pendant ce temps, tu pourrais laver le parquet. Fais chauffer une bassine d'eau sur le réchaud à alcool, et mets la bonne moitié d'un paquet de lessive. » Les deux fillettes avaient passé de vieux tabliers qui restaient accrochés dans la penderie près de l'entrée et se préparaient pour le grand ménage de la pièce du fond quand tout à coup, elles entendirent un léger bruit dans l'escalier. « Ecoute... souffla Michèle. On monte. » Les vieilles marches craquaient à peine. On eût dit les pas feutrés d'un homme chaussé d'espadrilles. Cette fois, c'était lui! Les deux amies angoissées avaient pensé en même temps au vagabond, à l'ancien maître d'Ajax.

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On grattait à la porte. L'homme, dans l'ombre, devait chercher le loquet. Brusquement Manuela éclata d'un rire un peu nerveux. Quelle détente.... Elle avait reconnu le jappement plaintif de l'ami qui venait les surprendre. Elle courut vers la porte et l'ouvrit. Ajax, en s'élançant pour prodiguer ses effusions, faillit la renverser. Il bondissait à travers la pièce, follement heureux d'avoir retrouvé les fillettes. Il traînait, attachée à son collier, la laisse qu'il avait coupée avec ses dents. « Je l'avais pourtant bien attaché, dit Manuela en riant. Pablo l'aura sûrement vu passer et courir vers la rue Taillefer. Allez coucher, vilaine bête. Vite, Ajax... dans ton coin. » C'était vraiment son coin, auquel le grand chien-loup revenait toujours, pour s'allonger et rêver, la tête entre les pattes. L'endroit où était resté étendue la vieille couverture que Manuela avait jetée au fond de la cour, dans un petit appentis encombré de ferrailles et de chiffons que les ramasseurs de la tribu Plisner n'avaient pas encore découverts. Les deux fillettes avaient fouillé ce réduit de fond en comble.... Ce qui avait été mis au rebut par les différents locataires ne pouvait tenter que des chiffonniers. Rien d'utilisable pour l'appartement. Dans la pièce du fond, Michèle chantonnait, à genoux sur le parquet, frottant à pleins bras les lattes crasseuses avec une brosse en chiendent. « C'est trop dur, Manuela.... Viens m'aider.... - Nous ne sommes pas obligées de finir aujourd'hui. Nous allons faire ce carré devant la fenêtre. Puis, il sera l'heure de goûter. J'ai deux pains au lait et un nouveau pot de confiture. » Après ce grand ménage, il avait fallu faire de nouveau chauffer de l'eau pour se nettoyer les genoux et les coudes. Les deux fillettes avaient accroché leurs tabliers au

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Michèle chantonnait à genoux. 45

portemanteau du placard, puis elles s'étaient installées à leur petit guéridon, pour la dînette. Près d'elles, Ajax recevait quelques miettes de gâteau. « Ne regarde pas », dit Manuela. Elle monta dans une chaise, allongea les bras vers la haute étagère du placard. « Une surprise? dit Michèle. — Tu vas voir.... » On entendit bientôt un bruit de manivelle et de mécanique qu'on remonte. Quelques grincements, le crachotement d'une aiguille de phono. Et aussitôt, un air de jazz.... « Oh! Manuela.... Un phono! s'écria Michèle. — Et qui marche. Tu entends?... » Le disque était un peu éraillé, mais les deux amies écoutaient dans le ravissement. « Nous achèterons une boîte d'aiguilles neuves, dit Manuela. Ça ne doit pas coûter très cher. Et puis, tu sais, nous avons quatre disques. — Mais où as-tu trouvé tout ça? Chez toi? — Non, un cadeau. — Un cadeau, dit Michèle intriguée. Ce n'est pas Pablo?... — Non... Caroline », dit Manuela. Le regard de Michèle devint sombre. « Ah! Caroline... dit-elle. Tu m'avais pourtant promis.... — Tu ne vas pas te fâcher, dit Manuela. Oui, c'est Caroline qui m'a donné le phono et les disques. Elle les a trouvés dans le bric-à-brac des Plisner. Elle m'a dit : « Pour votre appartement. » — Pour votre appartement... répéta Michèle Tu lui as donc dit que nous avions ce chez nous...? Alors, Caroline connaît notre secret?... — Tu sais, Michèle, je crois qu'elle s'en doutait. 46

— Elle nous aura suivies. - Peut-être, dit Manuela. Écoute, Michèle, Caroline est une bonne camarade. Tu es la première à vouloir vendre ses fleurs. Alors, pourquoi ne lui permets-tu pas de venir ici, de temps en temps? — Non, je ne veux pas, dit Michèle butée. - Tu as toujours dit non. — On peut l'aider à vendre ses fleurs sans être obligées de l'inviter chez nous. Te l'a-t-elle demandé?... — Elle n'a pas osé. Pourtant, cela lui ferait plaisir. Vraiment, tu ne veux pas? - Non », dit Michèle. Les deux fillettes baissaient la tête. Le chocolat refroidissait dans les tasses. « Elle n'est pas heureuse, Caroline, reprit Manuela. Elle n'a pas de chance. Sois tranquille, même si nous ne lui faisons pas signe de venir nous retrouver ici de temps en temps, elle ne parlera pas. — Caroline est grande, dit Michèle, plus grande que nous. — Alors?... — Alors, si elle vient ici, nous ne serons plus chez nous. Elle voudra commander, être la maîtresse. Enfin, fais comme il te plaira, Manuela. — Tant pis pour Caroline », murmura Manuela à regret. Deux amies qui s'entendaient si bien.... Mais ce soir, à cause de Caroline, une petite fâcherie venait jeter un léger trouble dans leur cœur. « On n'en parlera plus, dit Manuela.... Et puis, tu as peutêtre raison. Elle est grande, Caroline. » A la nuit tombante, les deux fillettes quittèrent l'appartement pour rentrer chez elles. Une des clefs qu'avait 47

apportées Manuela s'adaptait parfaitement à la serrure de la porte du palier. Avant de se risquer au-dehors, elles entrebâillèrent une fenêtre et jetèrent un coup d'œil sur l'entrée de la place. Le brasero du père Ortega ne rougeoyait plus. Pablo était rentré chez lui. Lorsqu'elles s'étaient montrées au balcon, les deux amies auraient pu apercevoir une silhouette sur le trottoir d'en face. Quelqu'un s'était arrêté devant leurs fenêtres et les épiait. « Viens, Ajax.... » Dans le brouillard qui noyait la rue Taillefer, Manuela et son amie coururent à toutes jambes. Elles passèrent sans la voir devant la personne qui les guettait, cachée dans l'encoignure d'une porte : C'était Caroline, la fille adoptive des Plisner.

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CHAPITRE IV LAURENT soir.... Les deux amies sont allées à une petite fête foraine du quartier. Elles ont fait le tour de la foire dans la foule qui se presse devant les stands de tir, les grandes roues d'argent où l'on gagne de magnifiques poupées, les marchands de bonbons et les manèges. Elles sont revenues trois fois aux montagnes russes dont les chariots, avec leurs guirlandes d'ampoules électriques, font des chutes vertigineuses et remontent dans le ciel comme des fusées de feu. SAMEDI

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« Un seul tour, Manuela? Rien qu'un!... dit Michèle! — Tu seras bien avancée après. C'est comme la ménagerie. Si je t'avais écoutée, on en sortirait maintenant. Et nous aurions deux francs de moins dans notre bourse. Allonsnous-en,... » C'est Manuela qui tient les comptes. Les deux amies ont mis leurs économies en commun. Il était bien entendu qu'en venant à la foire, on ne toucherait pas à cet argent uniquement réservé aux achats indispensables pour l'appartement. « Rentrons », dit Manuela. Elle n'avoue pas l'envie folle qu'elle a de prendre place avec Michèle dans une de ces petites autos multicolores qui se poursuivent et foncent les unes contre les autres dans un crépitement d'étincelles électriques. Mais la petite de chez les Sanchez a du caractère. Elle sait ce qu'elle veut. Elle entraîne Michèle loin de la ronde des autos étincelantes, qui vous donne à l'avance un délicieux vertige. Après tout, est-ce si difficile de résister à la tentation? Il suffit de penser qu'il faut au moins deux francs pour acheter un pot de peinture, de quoi refaire le devant de la cheminée toute écaillée, le placard et les étagères. On rentre. Ajax, tirant sur sa laisse, trottine devant les deux fillettes. Tout à coup, la cordelette que Manuela tient enroulée autour de son poignet se tend brusquement. Une secousse comme en donne le fil d'une ligne quand un poisson s'enferre à l'hameçon. Il suffit de suivre le regard du chien-loup qui s'étrangle dans son collier, la tête dressée. On peut être sûr de découvrir parmi les promeneurs, à quelques pas en avant, une dame qui porte un sac à main, objet de convoitise. « Manuela, regarde qui passe... là, devant la baraque des motos. — C'est Caroline, dit Manuela. — Tu as vu sa robe, comme elle est usée?... » 50

Pourquoi se moquer de Caroline? « Ses robes, elle les fait toute seule, dit Manuela. Dans un vieux morceau de tissu. Alors, elle ne peut pas être bien habillée. — Je sais », dit Michèle. Caroline avait poussé trop vite. Ses longs bras l'encombraient. Son visage était terne, sans couleurs, et parsemé de minuscules taches de son. Une bouche mince et trop grande. Des oreilles mal ourlées que découvraient des cheveux raides, secs comme du foin. Mais que ses yeux étaient donc beaux! D'un vert doré, d'un vert d'eau de mer ensoleillée. Ces yeux-là auraient suffi à embellir son visage. Pourquoi Caroline ne souriait-elle jamais?... La grande fille se perdit dans la foule, devant les baraques. « Tu as vu? dit Manuela. Caroline n'est pas seule. Marcel, son camarade, l'accompagne. Marcel travaille aussi à la maison Plisner. Mais on dit, dans le quartier, qu'il veut être marin. — Restons-nous encore un moment à la foire? dit Michèle. — Non, nous allons chez nous. » Quittant la grande allée des manèges et des attractions, les deux fillettes s'éloignèrent pour couper court en direction de la rue Traversière. A la sortie de la foire, on trouvait les dernières tentes des petits marchands : un tir à l'arc, des voiturettes de confiseries, et un jeu de massacre où des garçons renversaient à coups de boules de son les poupées peinturlurées d'une noce de campagne. Pour une journée, le père Ortega n'avait pas allumé son brasero au carrefour du Carré Maublanc. Il s'était installé lui aussi sur la foire pour vendre des cochons en pain d'épice qui

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portaient écrit en lettres rouges ou vertes, le nom du garçonnet ou de la petite fille qui les avait achetés. Les deux amies passèrent sans s'arrêter. La fête attirait les promeneurs. La rue Traversière était déserte. Ajax tirait à casser sa corde. Il savait qu'on allait bientôt déboucher sur le terrain vague du Carré Maublanc où on le laisserait libre de courir et de prendre ses ébats. « Détache-le », dit Michèle. Le chien s'élança, fila le long du trottoir, disparut au tournant et revint au galop. Il jouait comme un fou, tournait autour de son ombre, et repartait en bondissant. Brusquement, au milieu de ces allées et venues endiablées, il s'arrêta, le coup tendu, en face de la porte cochère d'un grand immeuble de briques rouges. Après cet arrêt, il s'éloigna de quelques pas, mais sans cesser de tourner la tête du côté de cette porte devant laquelle les fillettes arrivaient. « Qu'est-ce qu'il a? » dit Manuela. Le chien rebroussait chemin. Il revenait, longeant le mur, et pointant le museau. Planté en arrêt devant l'entrée de la maison, il hésitait. Qu'est-ce qui pouvait l'intriguer ainsi? Enfin, Ajax s'enhardit. La queue collée aux cuisses, l'échiné en arc et le nez à ras de terre, il monta à pas comptés les quatre marches du perron et se faufila par la porte entrebâillée. « Ajax, ici!... » Mais le chien ne revenait pas. S'il allait faire des siennes dans cette maison? « Allons voir », dit Manuela. Précédant son amie, elle gravit les marches et pénétra la première dans l'entrée où semblait suspendue dans l'ombre une

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tache ronde de clarté : la boule de verre à facettes de la rampe de l'escalier. Au pied de cet escalier, Ajax était assis, le museau tendu vers un paquet déposé à côté de la première marche, sur l'essuie-pieds. « Un petit enfant... » murmura Manuela la gorge serrée. On voyait à peine le minuscule visage emmitouflé dans le capuchon du manteau effrangé, d'un blanc douteux. Le bébé dormait. Les deux fillettes n'arrivaient pas à surmonter le grand émoi qui les bouleversait. Enfin, le cœur battant, Manuela se pencha vers le tout-petit. Elle tendit vers lui des mains tremblantes et, avec mille précautions, elle le prit dans ses bras. « Comme il est beau ! murmura-t-elle. — Attention à ne pas le réveiller, dit Michèle. — Il dort à poings fermés. Regarde.... » Manuela n'osait pas caresser, même du bout du doigt, la petite joue ronde. Les deux gamines étaient en admiration devant ce bébé qui semblait sourire, les yeux clos, dans son sommeil. Elles avaient complètement oublié qu'elles se trouvaient dans l'entrée d'une maison inconnue... que, d'un moment à l'autre, quelqu'un pouvait descendre l'escalier et les trouver ici, avec ce bébé dans les bras. « Il est de l'âge de ton petit frère, dit Michèle. — Non, il est un peu plus petit que Joselito.... Regarde ses petits poings fermés. Il n'a pas plus de deux mois, ce bébé. — Il va ouvrir les yeux.... — Non. Ne le touche pas, dit Manuela. — Comment a-t-on pu l'abandonner?... » murmura Michèle. Et, cessant de regarder le beau bébé, les yeux tournés vers son amie : 53

« Manuela !... Et si ce n'était pas un enfant abandonné !

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« Non, il est plus petit que Joselito.... »

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— Qu'est-ce que tu veux dire? — Si sa maman habitait l'immeuble? — C'est impossible, voyons. — Pourquoi pas? Si elle l'avait laissé là un moment, pour aller faire ses courses? — Pour aller faire ses courses ! Alors, elle l'aurait mis bien à l'abri dans son landau. Ou bien elle l'aurait confié à la garde de la concierge, dans sa loge, au chaud.... — Tu as raison, murmura Michèle. — De toute façon, elle ne l'aurait pas déposé au pied d'un escalier, sur un paillasson! Et en plein courant d'air!... Je te dis que c'est un enfant abandonné. Et regarde-le, le pauvre petit, il est à peine couvert.... » Manuela berçait doucement le bébé dans ses bras. « Qu'allons-nous faire de ce nourrisson? » demanda Michèle.

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Manuela hésita un moment, puis d'un ton de grande résolution : « Viens, dit-elle. — Où allons-nous? » Manuela ne répondit pas. Elle avait rabattu le capuchon sur le visage du bébé. « Le vent est froid », dit-elle. Quelques rares passants, pressés de rentrer chez eux, se hâtaient dans la rue presque déserte. Ils ne firent pas cas de ces deux gamines qui couraient derrière leur chien, l'une d'elles portant dans ses bras un bébé emmitouflé. Michèle suivait son amie. Elle était persuadée que Manuela portait le petit chez les Sanchez. Il y avait déjà un poupon dans la maison, Joselito, le frère de Manuela. La maman Sanchez s'occuperait de l'enfant en attendant qu'on ait avisé la police. Ce devait bien être la police qu'on prévenait dans ces cas-là. On arrivait au terrain vague. Le plus court, pour rejoindre le passage Gaudry, était de couper à travers la place jusqu'à l'angle du Carré Maublanc et le petit café où Pablo s'installait chaque jour pour vendre ses marrons. « Manuela!... » Ajax, prêt à jouer, bondissait aux épaules de la fillette qui courait pour rattraper son amie. Manuela!... Manuela!... » Comme si elle n'avait pas entendu, Manuela faisait comme d'habitude le grand détour qui les éloignait du quartier habité. On tournait le dos au passage Gaudry.... Manuela! Où vas-tu? — Chez nous.... » Ajax, qui connaissait le chemin, avait déjà disparu au tournant de la rue Taillefer. Elle était déserte comme de coutume. Michèle rattrapa Manuela qui avait ralenti sa course. Le bébé s'était réveillé et commençait à pleurer.

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Les deux gamines montèrent quatre à quatre l’escalier.

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Les deux gamines montèrent quatre à quatre les marches de l'escalier du 33 et arrivèrent tout essoufflées sur le palier. « La clef... dans ma poche de droite », dit Manuela. Michèle ouvrit la porte. « Tu es folle, Manuela. Tu es complètement folle. Tu sais bien que nous ne pouvons pas garder ce petit chez nous. Prévenons nos parents. — Demain..., dit Manuela. — Demain? Mais non, tout de suite. Il a faim, ce bébé. Il s'est rendormi, mais tout à l'heure, il va se remettre à pleurer. Veux-tu que nous le portions chez toi? — Demain, répéta Manuela. C'est samedi. Nous allons le garder chez nous, ce soir, et tout un dimanche... pour nous deux. Rien que pour nous deux. Je m'occuperai de tout. Laisse-moi faire. — Mais tu ne sauras pas. — Si, tu verras. Demain soir, nous le porterons chez moi. Nous le donnerons à maman. — Et qu'est-ce que nous dirons? demanda Michèle. — Que nous venons de le trouver, comme aujourd'hui. Voilà.... » Une fois de plus Michèle allait céder à Manuela et faire ses volontés. « Enlève-lui son manteau, dit Manuela. Allons, aide-moi un peu. » Le poupon était bien emmailloté dans ses langes. Ses mains potelées sortaient des manches de la petite veste de laine rosé reprisée qui recouvrait une brassière. Le linge de la chemisette et de la brassière n'était pas très net, et marqué de taches d'usure. Sur une minuscule broche en or piquée dans le bavoir était gravé le nom du bébé : Laurent. « Prends-le maintenant, dit Manuela. S'il pleure, tu le berceras. Moi je ne fais qu'un saut jusque chez nous.

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Maman est seule et occupée à l'épicerie. Le petit va avoir faim. Et puis, il faudra aussi le changer. Chez moi je trouverai tout ce qu'il nous faut... un biberon de mon petit frère, du lait, des langes. — Et une couverture, dit Michèle. Il aura froid dans le berceau. — Attends-moi. Je reviens tout de suite. » Manuela descendit les escaliers quatre à quatre, traversa en coup de vent le carrefour Maublanc, et sans ralentir sa course arriva devant la petite épicerie du passage Gaudry. « Je vais jouer avec Michèle, dit-elle à sa mère qui s'affairait au magasin. — Tes devoirs sont-ils faits? — C'est demain dimanche. — Ne rentre pas trop tard. » Manuela se faufila derrière le comptoir et ferma derrière elle la porte de la salle à manger. Dans la chambre, Joselito dormait. Dix minutes plus tard, elle sortit jde la maison, avec un volumineux paquet sous le bras. Évitant de traverser le magasin, elle passa par le couloir des locataires du premier. Le soir tombait. « Pourvu que je n'aie rien oublié! » se répétait Manuela qui revenait en courant vers la rue Taillefer. Il faisait sombre dans l'appartement. Michèle attendait le retour de sa compagne avec impatience. Le bébé était grognon. « Je vais faire de la lumière, dit Manuela en déposant son paquet. Il n'y a pas de pétrole pour la lampe. Nous nous contenterons d'une bougie. Passons dans la pièce du fond, pour que, de la rue, on ne voit pas de lumière à nos fenêtres. Mets le petit dans son berceau. Tant pis s'il pleure. Je vais lui préparer un biberon.

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Regarde, Michèle, j'ai un flacon gradué et deux tétines. Ce n'est pas ce qui manque à la maison. — Fait-on bouillir l'eau?... — Bien sûr. — Pourvu qu'il en reste dans le broc. — Il en reste. Occupe-toi du réchaud. Lave bien la casserole qui a servi pour le chocolat. Moi, je déballe les affaires. » Dans une couverture qu'elle avait prise sur son lit, Manuela avait enveloppé une boîte de lait en poudre, un paquet de coton hydrophile, un sachet de talc, et quatre torchons blancs de lessive qui serviraient de langes. « Michèle, apporte-moi le guéridon. » Manuela plia en quatre la couverture. Elle étendit le bébé qui commençait à crier. « Verse un peu d'eau chaude dans la cuvette! » Manuela avait couché le petit sur le ventre, dégrafé les épingles de sûreté. Quand elle l'eut démailloté, elle le nettoya avec une pincée de coton, puis talqua les reins et les cuisses. « Je savais bien que j'avais oublié quelque chose.... Les couches... tant pis, je mettrai de l'ouate sous le lange, Michèle?... Le biberon est-il prêt? . — Bientôt. — La bouteille aux trois quarts pleine, et trois bonnes cuillerées de lait en poudre. Mets à refroidir devant la fenêtre. — Je l'ai fait, dit Michèle. C'est déjà tiède. — Alors, apporte vite. » Installé sur les genoux de Manuela, le bébé se jetait sur sa tétine, avalait comme un goulu, les yeux clos, jusqu'à en perdre le souffle. Émerveillées, les deux fillettes ne quittaient pas le bambin des yeux. A peine osaient-elles toucher ses petits doigts.

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« Allonge-le davantage. Relève-lui la tête, dans le creux de ton bras, dit Michèle. — Pourvu qu'il ne rende pas. » Le poupon était rassasié. Il entrouvrait à peine les yeux. « Tu vois, il suit la lumière, dit Manuela. Allons, Laurent, fais risette.... » Mais le bébé était encore trop petit pour rire. « Je prépare le berceau, dit Michèle. Pourvu qu'il n'ait pas froid! — Je ne pense pas.... Mais, voyez-moi ce petit bout de chou.... Veux-tu être sage! — Je vais l'endormir », dit Michèle. Et, balançant le berceau, elle chanta à mi-voix : Do, do, l'enfant do L'enfant dormira bien vite. Do, do, l'enfant do L'enfant dormira bientôt. « Comme il est beau, Manuela!... » Michèle se pencha pour effleurer d'un baiser le front du petit. « Oh! oui, il est beau... murmura Manuela. Laissons-le dormir. » Elle alla fermer les volets de la pièce du fond où le bébé allait passer la nuit. Puis elle revint à côté de son amie pour le regarder encore. C'était une soirée merveilleuse, inoubliable. Les deux fillettes étaient chez elles, et un enfant joli comme un cœur dormait là, dans ce berceau qu'avaient abandonné les anciens locataires. « Michèle?... — Manuela.... » Dehors, la nuit était tombée. Il fallait rentrer pour que les parents ne s'inquiètent pas. Et Laurent? Allait-il rester ici, tout seul?

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Michèle de nouveau était désemparée. Mais Manuela sauva encore la situation. « Écoute, dit-elle. Le bébé va faire un grand somme. Nous avons le temps d'aller dîner. — Et après le dîner? — Laisse-moi parler. J'ai une idée. Nous avons de la chance, tu sais. Ce soir, nous sommes invitées toi et moi chez Rosine, pour sa fête. — C'est vrai, j'avais oublié. Alors?... — Alors, dit Manuela, nous n'irons pas. — Et si les parents de Rosine nous envoient chercher en ne nous voyant pas venir? — Je me débrouillerai. Je passerai chez Rosine. — Qu'est-ce que tu diras? demanda Michèle. — Je ne sais pas. Je trouverai. Donc, pas de fête chez Rosine. Aussitôt le dîner terminé, nous revenons ici, toutes deux....

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— Passer la veillée. — Oui, dit Manuela. Nous pourrons rester tard. Je dirai chez nous que je dormirai chez toi. Ainsi, nous serons toutes deux. Auras-tu peur? — Non, murmura Michèle. — Alors, c'est entendu comme ça. Je passe te prendre aussitôt le dîner, et nous revenons ici. Est-ce qu'il reste les bougies dans le paquet? — Non, dit Michèle. C'est la dernière. — Tu peux éteindre. Tout à l'heure j'en apporterai d'autres. » Encore un coup d'œil au berceau. L'enfant dormait d'un profond sommeil. Sans faire de bruit, Michèle et Manuela sortirent de l'appartement et donnèrent deux tours de clef à la porte. Les deux amies se séparèrent passage Gaudry. « A tout de suite, Michèle.... — Je serai prête quand tu passeras. » * * * C'est le dîner qui n'était pas prêt chez les Sanchez. « Avec tous les clients que j'ai eus ce soir!... dit la maman. Tous les gens du quartier sont allés à la fête. Ils n'avaient rien préparé pour le souper. Et comme il n'y avait que ma boutique d'ouverte, j'ai débité beaucoup de charcuterie. — Je vais t'aider, maman. — Je ferai bien toute seule, va. — Alors, veux-tu que je m'occupe de Joselito? Ça doit être l'heure de son biberon.... — Ma pauvre petite... laisse Joselito... A ton âge, moi je savais m'occuper d'un bébé. Nous étions cinq dans la maison.... Toi, pourvu que tu joues!... Un bébé, ce n'est pas un jouet. » 64

* * * La dernière bouchée avalée, Manuela, impatiente de courir retrouver son amie, a rapidement fait un paquet de son pyjama et de sa trousse de toilette. Chez les Sanchez on contrarie rarement la petite. La mère a consenti à ce que Manuela, après la fête de Rosine, aille coucher chez les Caron. Michèle n'est pas en retard. Il pleut. La fillette attend l'arrivée de Manuela, à l'abri sous le porche de l'entrepôt voisin de la cordonnerie de ses parents. « As-tu pensé aux bougies, Manuela? Oui. — Il n'a jamais fait si froid. — Ce doit être glacial, chez nous. » Les deux fillettes traversent le carrefour Maublanc, bien éclairé. En face, ce trou noir, c'est la rue Taillefer, que balaie un vent froid chargé de pluie. Toutes frissonnantes et déjà trempées, Michèle et Manuela arrivent à la porte du 33. Ajax les précède dans l'escalier. Manuela ouvre doucement la porte. La clef grince dans la serrure. Pas un bruit. L'appartement est silencieux. « II dort..., dit tout bas Manuela. Déchaussons-nous.... » Elles enlèvent leurs souliers. Dans le fond du placard, elles ont chacune une paire de vieilles sandales. La bougie est allumée. Dans son berceau, ses deux petits bras relevés de chaque côté de la tête, Laurent dort, rosé et blond comme un chérubin. Il n'a encore qu'un fin duvet de cheveux, un peu plus long audessus des oreilles. Le vent passe sous la porte. « C'est vrai qu'il fait plutôt froid, ici, dit Manuela. Pour cette nuit, nous ferons une bouillotte au petit, avec

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une bouteille bien bouchée et enveloppée dans un linge. » Les deux gamines ne se doutaient pas encore de quelles inquiétudes elles auraient à payer le plaisir de jouer à la maman! A neuf heures, Laurent a réclamé son deuxième biberon. Celui-là, on l'a rempli pour que le petit goulu n'ait plus faim jusqu'au lendemain matin. Et la veillée commence. Heureusement, Manuela a apporté un paquet de bougies. Comment aurait-on pu rester de si longues heures dans le noir? La porte est bien close : clef et verrou en dedans. A côté, Ajax ne dort que d'un œil. Michèle et Manuela ont pris chacune un livre, mais leurs pensées ne sont pas à la lecture. Les deux gamines sont heureuses, mais bien plus inquiètes qu'heureuses. Comme les heures sont longues! Les deux amies s'observent à la dérobée. Elles sont aussi anxieuses l'une que l'autre. Parfois, l'une d'elles se lève et va jusqu'au berceau où le bébé dort. Elles vont pouvoir veiller sur son sommeil jusqu'à minuit. Pas plus tard. Mais après?... Après, l'enfant va rester seul, jusqu'au matin, dans la maison abandonnée. Les deux enfants, sans l'avouer encore, regrettent déjà ce qu'elles ont fait. Tout serait préférable à cette anxiété intolérable. Pourquoi attendre? Pourquoi ne pas envelopper le bébé dans son burnous et l'emporter chez les Caron ou chez les Sanchez? Que dirait-on aux parents? Mais rien que la vérité! Comment on a trouvé l'enfant. La folie qu'on a faite de vouloir le garder un peu, de l'avoir apporté ici.... Ils gronderont sûrement, mais tant pis. Michèle n'y tient plus : « Écoute, Manuela.... »

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Manuela a dû réfléchir aussi. Va-t-elle céder cette fois ? « Si nous allions chercher Caroline?... propose timidement Michèle. — Ah! tu accepterais maintenant que la grande vienne chez nous... dit Manuela. Moi aussi, j'ai pensé à Caro. — Tu vois bien! — Mais ce soir Caro va au bal. — Avec Marcel. — Oui. — Alors, que faire? » murmure Michèle. Manuela s'est ressaisie. « Toi, tu as toujours peur de tout, dit-elle. Que veux-tu qu'il lui arrive, au petit? — S'il se réveille! — Pourquoi veux-tu qu'il se réveille? Il ne fera qu'un somme jusqu'au matin. Comme Joselito.... Il ne peut pas

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tomber du berceau. Nous enfermerons Ajax ici. Il montera la garde. Demain matin, nous nous lèverons tôt. Nous ferons sonner ton réveil. » Manuela ne l'avoue pas, mais elle est aussi très inquiète. Elle ne le laissera pas paraître devant Michèle. Mais son amie devine l'émoi de sa compagne et le sien n'en est que plus grand. Quelle mauvaise nuit vont passer les deux gamines ! Ce sera leur punition. Elles le savent. La bougie éteinte, elles l'ont rallumée pour s'assurer encore une fois que la bouillotte était chaude et bien bouchée, que le petit n'était pas trop serré dans ses couvertures. Ajax, comme s'il avait compris qu'il devait, cette nuit, garder la maison, est resté couché dans son coin. A regret, les deux fillettes sont sorties. Elles n'ont pas couru. Elles n'ont pas soufflé mot depuis la rue Taillefer jusque chez les Caron. Leur toilette faite, elles se sont couchées. Mais comment trouver le sommeil? « Dors-tu, Manuela? — Non.... » Leur pensée revient sans cesse à cet appartement vide, où un chien-loup veille sur le sommeil d'un enfant.

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CHAPITRE V LA GRANDE DIMANCHE. Après la grande pluie de la nuit, le ciel s'était lavé. Pour un hiver, une belle journée ensoleillée s'annonçait. Comme il faisait clair dans l'appartement, ce matin ! La lumière chassait les ombres de la nuit, effaçait le souvenir de cette pénible veillée que les deux amies avaient passée près du berceau d'un tout petit. Le cœur battant, elles avaient ouvert leur porte, après une nuit presque sans sommeil. Maintenant, elles se retrouvaient de nouveau, toutes joyeuses, chez elles. Une longue journée allait leur permettre de s'occuper active-

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ment du bébé. Il pleurait à leur retour. Mais Manuela l'avait pris dans ses bras, et l'enfant, aussitôt, s'était calmé. Il était si petit qu'elles avaient pu lui donner un bain dans la cuvette émaillée. Il avait joyeusement gigoté dans l'eau. Une fois changé et son biberon bu, Laurent qui ne demandait qu'à dormir s'était assoupi dans son berceau. « Mettons-nous à la lessive », dit Manuela. Il restait heureusement assez d'alcool dans la bouteille pour remplir le réchaud. Les fillettes se partagèrent la besogne. Les couches et les langes furent savonnés, mis à bouillir puis rincés à grande eau. « Où allons-nous faire sécher ce linge? demanda Michèle. Dans la cour? — Non. Dans la chambre du fond. On tendra une corde. Quelle heure est-il? — Dix heures. - Déjà! Comme la matinée passe vite. Dis donc, Michèle, si je t'avais écoutée, hier soir... tu vois bien qu'il n'est rien arrivé au petit. — Oui, mais j'avais si peur.... — Moi aussi, tu sais, dit en riant Manuela. Maintenant nous voilà tranquilles. Nous allons pouponner toute la journée. Une journée dont on se souviendra, Michèle. N'est-ce pas?... — Oh! oui, mais ce soir?... — Nous ferons ce que nous avons dit. Avant le dîner, nous emporterons le bébé chez moi. Je dirai à maman que nous venons juste de le trouver dans l'entrée du bel immeuble. Et puis ce sera fini. — Et Laurent, qu'est-ce qu'il deviendra? demanda Michèle. — Maman nous le dira. Elle saura où il faut le porter. » Manuela regarda son amie.

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« Hier, on ne le connaissait pas, dit Michèle. On ne savait pas qu'il existait. — Aujourd'hui, murmura Manuela pensive, on croirait presque qu'il est à nous. Mais voilà, il n'est pas à nous. — Et il ne sera jamais à personne... balbutia Michèle. Pauvre petit Laurent. A moins que quelqu'un l'adopte. — C'est cela qui serait bien, dit Manuela. Si je demandais à maman de l'adopter? Laurent a presque le même âge que Joselito. — Si c'était possible, comme le bébé serait heureux. — Allons bon! dit Manuela, le voilà qui se réveille. Evidemment, il ne peut pas dormir toute la journée. Le prendstu?... » Dans les bras de Michèle, le petit gazouillait. Les deux fillettes s'empressaient autour de lui, essayaient de le faire rire. Mais il se contentait d'entrouvrir ses lèvres mouillées de lait, et de suivre du regard le mouvement des doigts que Manuela agitait devant ses yeux. A midi, biberon et toilette. Les deux jeunes mamans pouvaient aller déjeuner tranquilles. Elles se promettaient d'ailleurs de ne pas rester longtemps absentes. Elles durent faire le grand détour par le fond de la rue Taillefer et la limite des terrains vagues, afin que personne ne les vît déboucher sur le carrefour Maublanc. En arrivant en face de l'impasse du Levant, Manuela s'arrêta et fouilla les poches de son manteau. « Que cherches-tu? demanda Michèle. Ma clef. — Tu ne l'as pas? — Si. Mais je crois avoir oublié de fermer la porte. Inutile de revenir, dit Michèle. Qui veux-tu qui monte chez nous? Personne n'y est jamais venu, même quand nous n'avions pas de clef. — C'est vrai. 71

- Allons vite déjeuner, pour revenir plus tôt là-bas. Tu as raison, dit Manuela. Ah! Apporte donc un peu de viande et de pain. Pour Ajax. J'en prendrai aussi chez moi. — Entendu. A tout de suite. » * ** Quelqu'un avait vu passer les deux gamines. Quelqu’un qui connaissait leur manège et savait d'où revenaient Michèle et Manuela, quand elles prenaient soin de faire le grand tour, parderrière les démolitions. C'était Caroline. Les Plisner lui avaient donné son après-midi du dimanche. Aujourd'hui, elle ne vendait pas de fleurs sur le carreau des Puces. Caroline vit les fillettes s'éloigner en direction du passage Gaudry. Elles rentraient chez elles. C'était une occasion à ne pas manquer. Caroline n'hésita pas longtemps. Faisant en sens inverse le chemin que Manuela et Michèle avaient pris, elle traversa les terrains vagues jusqu'à l'entrée de la rue Taillefer, la plus éloignée du carrefour Maublanc. Arrivée en face du 33, elle marqua un arrêt. Là, se cachait l'appartement dont Manuela lui avait parlé, et où les deux fillettes qui étaient pourtant ses amies, n'avaient jamais consenti à l'inviter. « Elles ne sauront pas que je suis venue », pensa-t-elle. Pourtant, elle hésitait à monter l'escalier. Mais la tentation fut la plus forte. Caroline arriva à l'étage. La porte n'était fermée qu'au loquet. Elle l'ouvrit, entra. Couché près de la cheminée, le chien-loup s'était dressé. Il s'élança, prêt à mordre. « Ajax!... » 72

Le chien étouffa un grondement. Il connaissait Caroline. D'un coup de langue, il débarbouilla la joue de la grande fille, puis retomba sur ses pattes. Maintenant, Caroline restait plantée au milieu de la pièce de séjour, comme disait Michèle. Elle était dans la place. Elle découvrait, toute ébahie, ce « chez nous » dont Manuela n'avait pu s'empêcher de lui confier le secret. Elle pénétrait enfin, pour la première fois, dans cette retraite des deux amies où elle, Caroline, n'était pas admise. Caroline n'en croyait pas ses yeux. Une vraie maison... et comme les deux petites avaient arrangé tout avec goût! Il y avait des fleurs dans le vase bleu de la cheminée.... Un napperon sur le guéridon. Caroline admirait, émerveillée. Elle découvrait les livres sur l'étagère, la glace un peu piquée, mais dont le cadre de plâtre doré n'avait pas une égratignure. Dans le placard dont la porte était restée entrebâillée, il y avait deux tabliers de coton gris suspendus au portemanteau. Et là... le phono.... Le phono que Caroline avait donné à Manuela. « Oh!... » Dans son bocal, le poisson rouge ! Elle n'avait pas encore vu le poisson rouge. C'était une vraie maison! Une vraie installation dans un petit intérieur bien tenu.... Éblouie, Caroline ne revenait pas de sa surprise. Tout cela était plus beau qu'elle ne l'avait rêvé. Elle revit en pensée la mansarde qu'elle habitait au-dessus du hangar de la tribu Plisner. Une véritable cage à lapins aux cloisons de bois, au plafond si bas qu'on avait peine à s'y tenir debout. Le plancher étant défoncé, il était impossible de faire le moindre ménage dans ce misérable réduit où la grande fille de chez les Plisner entassait ses affaires. Tandis qu'ici!...

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Caroline n'était pas jalouse. Mais en découvrant le petit intérieur que les deux amies avaient aménagé en cachette, elle souffrait de se sentir aussi déshéritée. Pourquoi Michèle et Manuela qui pourtant l'aimaient bien n'avaient-elles jamais accepté chez elles sa présence? Une fois de temps en temps?... Caroline rêvait. Elle imaginait les belles heures d'évasion qu'elle aurait pu partager ici, avec les deux gamines, après les veillées épuisantes passées dans le hangar des Plisner, à déballer les vieux chiffons. Habituée à la misère, Caroline ne se plaignait pas de son sort. Les Plisner l'avaient recueillie. Ils étaient bons. Mais elle aurait tant voulu avoir de vrais parents qu'elle se sentait parmi eux comme une étrangère. Elle se tuait à la tâche. Jamais un moment de répit. Toute la lessive de la maison passait par ses mains. Elle raccommodait les fonds de culottes et mettait des pièces

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aux tabliers de toute la marmaille. Quand Caroline montait à sa mansarde, à la fin d'une journée épuisante, elle se jetait toute habillée sur sa couchette, pour prendre enfin un peu de repos. Le temps passait. Après déjeuner, Michèle et Manuela allaient sûrement revenir. Il ne fallait à aucun prix qu'elles trouvent, en entrant, cette intruse qui s'était introduite chez elles. Caroline devait partir, et vite. Son regard fit le tour de la pièce, s'arrêta un moment sur la minuscule cuisine aux murs ripolinés. Le robinet de cuivre étincelait. Les carreaux de l'évier éclataient de blancheur. Elle recula vers la porte. Puis, brusquement, elle s'arrêta, prêta l'oreille. Ajax avait relevé le museau, le regard fixé vers la pièce du fond, dont la porte était fermée. Caroline avait-elle bien entendu? Ce petit cri qui venait d'à côté.... Non, ce n'était pas possible!... Incapable de dominer son émoi, Caroline s'approcha craintivement de la porte et l'ouvrit. La chambre était sombre. La grande fille vit d'abord, tendue d'un mur à la poignée de la fenêtre, la corde sur laquelle séchaient les couches et les langes. Elle fit quelques pas dans l'ombre. Ses yeux s'habituaient à cette demi-obscurité. Et tout à coup, elle aperçut, là, au milieu de la pièce.... « Mon Dieu!.... » Un berceau! Et dans ce berceau, un petit, un tout petit bébé qui, entendant venir des pas et sentant près de lui une présence, commençait à gémir. Un enfant! Caroline était toute bouleversée. Elle n'en croyait pas ses yeux. Le bébé s'égosillait à s'étouffer, et gesticulait pour qu'on le sorte de son moïse. 75

De tendres mots montaient aux lèvres de la grande fille. Mais sa gorge était serrée et ses mains tremblaient. Elle se pencha sur le berceau, prit le petit dans ses bras pour le bercer, le dorloter, et apaiser cette grosse colère. Aussitôt, le bébé se calma. Des jappements joyeux! Ajax, toujours en éveil, venait d'entendre dans l'escalier le pas des deux amies et leur faisait fête. « Ajax! La paix!... » La voix de Manuela.... La porte s'ouvrit. « Tranquille... allons! Tu vas réveiller Laurent.... » Manuela et Michèle s'élancèrent vers la chambre. Elles demeurèrent un moment muettes de surprise. « Toi! Toi, ici!... » murmura enfin Manuela. Les deux amies stupéfaites se trouvaient, chez elles, en face de Caroline... Caroline désemparée et qui ne savait quelle contenance prendre avec ce petit enfant dans les bras.

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CHAPITRE VI UNE GRAVE DÉCISION deux fillettes se taisent, confuses en face de leur amie et sans oser lever les yeux vers elle. « Elle est grande, Caroline...» avait dit Michèle. C'est aujourd'hui surtout qu'elles s'en aperçoivent. Caroline attend comme le font les grandes personnes quand on va leur faire un aveu qui vous pèse. Les deux gamines qui regrettent ce qu'elles ont fait, se sentent tout à coup gênées, honteuses. Il va falloir tout dire. « Ecoute, Caro.... » murmure Michèle presque sans voix. LES

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Caroline caresse négligemment le menton du bébé et passe ses doigts dans le fin duvet qui borde deux mignonnes oreilles bien ourlées. Elle a un sourire grave, un peu triste, des yeux qui rêvent. S'est-elle aperçue du désarroi qui, brusquement, s'empare des deux gamines? Elle n'écoute pas. Elle ne dit rien. Elle ne pose pas de questions. Pourtant, elle ne doit pas comprendre. Mais quand elle va savoir !... « Ecoute, Caro... c'était pour jouer, dit Manuela. — Pour jouer? répète la grande. — Le petit, on ne voulait le garder qu'un jour. Tu comprends, Caro.... Rien qu'un jour. Ce soir, nous devions le porter chez maman. — Ah ! vous avez voulu jouer à la poupée avec un bébé!...» Manuela est prête à pleurer. Michèle aussi est au bord des larmes. « On va tout te dire, tout..., dit Manuela. C'est par hasard, en revenant de la fête, hier soir, que nous l'avons trouvé. — Pas ici? demande Caroline. — Rue Traversière. Tu sais, le grand immeuble de brique. — Oui, un peu plus loin que le pharmacien, poursuit Manuela. Il dormait. On l'avait déposé au fond de l'entrée, juste au pied de l'escalier. Alors, nous l'avons pris, Michèle et moi. Nous l'avons apporté chez nous. On ne savait que faire, tu comprends?... — Je comprends, dit Caroline. — Nous savions bien que nous ne pourrions pas le garder toujours. — Bien sûr, murmure Caroline, qui rêve, le regard absent. Bien sûr.... » Elle a la voix changée. Tant que Manuela a parlé, Caro n'a cessé de fixer ce petit enfant qu'elle tient, le

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visage tout près du sien. Pour la première fois, les deux amies osent lever les yeux vers leur amie. Elles rencontrent son regard. Il est encore grave. Mais pourquoi les deux gamines qui tout à l'heure étaient presque affolées, se sentent-elles un peu rassurées? « Je comprends, tu sais, Manuela.... Votre première pensée, à Michèle et à toi, a été d'apporter le bébé chez vous. Moi, j'en aurais fait autant. » Un sourire encore timide renaît sur le visage des deux fillettes. Stupéfaites, elles entendent Caroline dire, à mi-voix : « Si j'avais trouvé le petit toute seule, et si j'avais eu une maison comme vous, je sais bien ce que j'aurais fait.,» Et la voix plus sourde : « Je l'aurais gardé. - Tu l'aurais gardé, Caro? » Caroline a dit cela comme si c'était naturel et tout simple. Un silence. Caroline reste pensive, puis elle répète : « Je l'aurais bien soigné. Il aurait été heureux avec moi. » En face des deux filles qui attendaient des reproches, Caroline est vraiment la Grande. Elle aurait gardé le petit!... Elle l'aurait élevé toute seule! C'est inimaginable. « II s'appelle Laurent, murmure Michèle. — Son nom est gravé sur la broche, dit Manuela. — Laurent.... » répète tout bas Caroline. * * * Le bébé recommence à pleurer. « C'est l'heure de sa tétée, dit Manuela. Tu vas voir, Caro, nous avons tout ce qu'il faut. Viens à la cuisine. Regarde. Le biberon est bien propre. Les tétines ont bouilli. A cet âge, Laurent ne prend que du lait, tu comprends. Je vais mettre une

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casserole d'eau sur le réchaud. Michèle va t'aider à le démailloter. - Je saurai très bien faire », dit Caroline. Elle était adroite. Elle tenait le petit d'une seule main. Elle n'avait pas peur de le casser. « II est trop serré, dit-elle. Et trop couvert aussi. Il devait être bien mal à l'aise. Passe-moi la cuvette, Michèle. Regarde comme il a transpiré. Donne aussi la serviette éponge. » Les deux gamines regardaient Caroline frotter énergiquement le poupon qui, loin de s'en plaindre, trouvait ce traitement tout à fait à son goût. « Pas trop de talc, Michèle. Étends-le avec ton doigt.... Il est tout en replis et en fossettes, ce bébé. Et puis, il faudra trouver d'autres épingles que celles-ci. Des épingles courbes qui ne risquent ni de s'ouvrir ni de piquer. — Il y en a à la maison, pour mon petit frère. J'en apporterai », dit Manuela. Caroline a donné le biberon. Comme la bavette est toute mouillée de lait, et qu'on ne possède pas de serviettes, elle a attaché son mouchoir autour du cou de Laurent. Hier encore, elle n'était jamais venue ici. Aujourd'hui, Caroline est chez elle, et à l'aise, dans l'appartement des deux petites. Pensive et muette, la Grande berce Laurent sur ses genoux pour l'endormir. A quoi réfléchit-elle? Michèle et Manuela devinent qu'il s'agit d'une grave résolution. De nouveau, le bébé est couché dans son moïse. Les trois filles passent dans la chambre de devant. C'est l'heure du goûter, mais aujourd'hui, Manuela oublie le chocolat et les gâteaux. Caroline ne parle toujours pas. Elle se dispose à mettre

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son manteau, à partir. Pour les deux petites, c'est en même temps un soulagement et une déception. Qu'attendent-elles donc de Caroline? Va-t-elle les quitter sans avoir desserré les lèvres? Eh bien, qu'elle s'en aille, et vite! Dès qu'elle aura quitté la rue Taillefer, Michèle et Manuela ne s'attarderont pas longtemps ici. Peut-être même n'y reviendront-elles plus jamais, après les émotions qu'elles y ont eues. Et tout cela parce que Caroline est venue les épier jusque chez elles, jeter le trouble et bouleverser tous leurs plans. Ah! si c'était à recommencer.... Michèle et Manuela n'auront plus de paix tant que le petit n'aura pas été porté chez les Sanchez, comme c'était convenu. Caroline ne met pas son manteau. La Grande est décidée. Son parti est pris. Elle dit d'une voix encore mal assurée

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« Je crois qu'on pourrait garder Laurent. » Les deux gamines en restent stupéfaites. « Le garder ici? dit Michèle. — Oui. Chez nous. » Caroline a dit : « Chez nous. » « Tu sais bien que c'est impossible, murmure Manuela. — Impossible! Pourquoi? Qui le saura? Personne. Ici, à nous trois, nous serons bien capables de nous occuper de lui. Nous ne pouvons pas l'abandonner. Il serait malheureux. Non, non ! Il faut le garder. Je ne peux pas l'emporter chez moi, dans ma mansarde. Oh! personne n'y monte jamais. Pourtant c'est ici que Laurent doit rester. » Michèle et Manuela se défendent de subir l'ascendant de la Grande. C'est à leurs mamans, mais un peu tard, qu'elles ont hâte maintenant d'aller se confier. « Ecoutez-moi, dit Caroline. Ce petit est un enfant trouvé. Vous avez vu ses langes, ses brassières, ses petits chaussons. Le lange est usé, il a été lavé bien des fois. La brassière est toute jaunie. Les petits chaussons sont reprisés. » Où Caroline veut-elle en venir? « II n'était sûrement pas heureux, ce bébé, poursuit-elle. C'était peut-être la misère dans sa maison. — Et cette broche en or? dit Manuela. — Est-elle vraiment en or? On fait des bijoux à bon marché qui sont aussi brillants que de l'or. Je vous le répète, dit Caroline, ce bébé n'était pas heureux,... mal soigné. Et puis, autre chose : supposons que nous le portions au commissariat ou à la mairie. Qu'est-ce qui arrivera? Il sera mis en nourrice. — Alors? dit Manuela. — Moi aussi, dit Caroline, j'ai été une enfant trouvée. Moi aussi j'ai été mise en nourrice. Une méchante

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femme.... Je ne veux pas que Laurent aille en nourrice. » Les deux petites se taisaient. « Nous allons garder le petit, dit Caroline. Nous serons si heureuses si nous pouvons avoir, à nous trois, un petit enfant. » Le grand bonheur que se promet Caroline se lit dans ses yeux. Les deux gamines, toutes troublées, subissent l'ascendant de leur amie. Sans l'interrompre, elles l'écoutent parler, faire des projets. « On ne me surveille pas, moi, dit Caroline. Je suis libre. Je peux m'absenter quand il me plaît. La nuit, je travaille dans le hangar. Mais je m'arrangerai. Bien sûr, c'est surtout la nuit qu'il me faudra être ici. Je vous assure que je m'arrangerai. Je parlerai à Marcel. C'est un bon camarade. Je ne lui dirai rien, soyez tranquilles. Mais il ne me refusera pas un service. Je vous expliquerai. Vous deux, vous pourrez venir le jeudi, le dimanche, et parfois le soir, après la classe. Nous allons nous organiser. » Subjuguées, presque séduites, Michèle et Manuela écoutent Caroline prendre la direction de la maison. Pourtant, elles ne sont qu'à demi rassurées sur le sort du petit Laurent. « Dis, Caro? demande Manuela. Es-tu sûre de pouvoir bien t'occuper du bébé? — Mais oui. Qui est-ce qui a soigné le petit dernier des Plisner jusqu'à ce qu'il marche tout seul? C'est moi. — Ici, ce ne sera pas si commode, remarque Michèle. Manuela disait que sa maman prendrait peut-être Laurent chez elle. Elle relèverait en même temps que Joselito. » Caroline réfléchit un moment. Elle a toujours son sourire un peu triste. « Nous pouvons essayer, dit-elle. Quelques jours, une semaine.... Je ferai tout ce que je pourrai pour que Laurent ne manque de rien.

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Vous verrez, comme moi, s'il n'est pas possible de garder le petit chez nous. Alors, je vous le promets, nous le porterons chez la maman de Manuela. Les premiers jours, je sais, ce sera dur. Il n'y a rien ici. Mais laissez-moi faire. J'ai des économies. » Caro sourit franchement, cette fois. « Oh! pas beaucoup, bien sûr. Pour commencer, on se débrouillera. Je vous donnerai de l'argent, demain, pour l'indispensable. Il ne faudra plus rien prendre chez toi, Manuela. On achètera le lait chez le pharmacien, un autre biberon, des tétines neuves. A quelle heure Laurent prend-il sa prochaine tétée? — Vers six heures, je pense, dit Manuela. — Il va falloir le régler. Pouvez-vous rester jusqu'à six heures? — Oui, mais pas beaucoup plus tard, répond Michèle. — Bien, dit Caroline. J'aurai le temps de me retourner. » Puis elle ajoute : « Quelle chance que ce soit dimanche aujourd'hui! Je saute jusque chez moi faire un paquet de mes affaires. Je ne serai pas absente longtemps. Occupez-vous de Laurent. » La grande fille passa rapidement un manteau. « Prends garde que Pablo ne te voie pas sortir d'ici, dit Manuela. — Sois tranquille.... — Tu fais le grand tour? — Bien sûr. » Caroline était sur le palier. Elle descendit l'escalier en courant. En bas, sous le porche, elle passa la tête pour voir si Pablo, au coin du carrefour Maublanc, se tenait encore derrière son fourneau. Le brasero était éteint. Il pleuvait. De rares passants se pressaient sur le trottoir bordant la place pas encore éclairée. Pour gagner du temps, Caroline, au lieu de s'enfoncer dans la rue Taillefer, ce qui aurait été plus prudent, rejoignit directement la place. 84

L'impasse du Levant était à cinq cents mètres. Jusque-là, Caroline eut la chance de ne rencontrer personne, sauf Marcel qui rentrait à la maison Plisner. « Tu es toute trempée, dit le garçon. — J'ai pris l'ondée. — Je t'ai attendue ce tantôt, près du Grand Huit, dit Marcel. Mais tu étais déjà partie. — Ce sera pour un autre dimanche, dit Caroline. Tu es gentil, Marcel. Est-ce que je pourrais te demander quelque chose? — Dis toujours. - Un service. Un grand service. — Lequel? demanda le garçon. — Je te le dirai demain. — Ah! bon. — Bonsoir, Marcel. — Ne viens-tu pas dîner?... — Non. Je n'ai pas faim, dit Caroline. Et pour une fois qu'on n'est pas de tri au hangar, je vais en profiter et dormir. Bonsoir. — Bonne nuit, Caro.... » Moins d'une demi-heure après avoir quitté la rue Taillefer, Caroline y était revenue. Chargée de son énorme balluchon, elle prit le terrain vague pour ne pas se faire remarquer. Elle apportait le nécessaire pour passer la nuit dans la maison vide : deux couvertures qu'elle étendit par terre, près du berceau de Laurent. « Je m'installe, dit-elle, en plaisantant, aux deux petites. — Tu ne pourras pas dormir là, sur le parquet, dit Manuela. — Oh! si, très bien. D'ailleurs, demain je m'arrangerai. — Il est tard », dit Michèle.

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Manuela s'attardait, rangeait de menues choses. « Allez-vous-en, cela vaut mieux, dit Caroline. A partir d'aujourd'hui, il faut absolument que personne ne se doute de notre secret. Partez vite, maintenant. » Les deux gamines, déjà soumises à l'autorité de leur aînée, revinrent chez elles un peu désemparées ce soir-là. A la maison, il fallut bien se donner une contenance. Mais aussitôt le dîner, chez les Sanchez comme chez les Caron, Manuela et Michèle avaient eu hâte de se trouver seules. Dans leur chambre, et les yeux ouverts, chacune avait attendu le sommeil, en pensant à Caroline qui passait sa première nuit rue Taillefer, près de Laurent. Caroline n'avait pas voulu qu'on lui laisse Ajax. Elle était seule. Près d'elle, le bébé dormait. Jamais la grande fille de chez les Plisner n'avait, de sa vie, connu une joie aussi forte. Elle avait allumé deux bougies et commencé sa veillée. Elle se défendait de penser aux jours à venir, à tout ce qu'il faudrait organiser. Du sac où elle avait entassé ses affaires, elle sortit son tricot, un pull-over déjà commencé. La laine n'était pas neuve. Caroline l'avait récupérée dans le bric-à-brac du hangar. Elle avait eu la chance de trouver des morceaux de tricot bleu pâle qu'elle avait défaits. Le pull-over était presque terminé. Il ne manquait plus que les manches. A la lumière des bougies, Caroline, tirant sur le fil, eut vite défait son ouvrage. Elle obtint deux grosses pelotes de laine qui serviraient à tricoter une barboteuse et des chaussons pour Laurent. « Heureusement que j'ai des aiguilles fines », pensa Caroline. Elle commença à monter les mailles, et à tricoter à petites côtes, un point à l'endroit, un point à l'envers... le premier petit vêtement de son bébé. 86

CHAPITRE VII LE BEAU SECRET lendemain fut pour Caroline une journée très mouvementée. Elle ne pouvait être en même temps impasse du Levant chez les Plisner et dans l'appartement, rue Taillefer. Elle ne pouvait laisser longtemps seul son enfant d'adoption. Michèle et Manuela seraient en classe toute la journée. Elles n'auraient quelque liberté que le soir, après l'école. Vers quatre heures et demie, quand les deux fillettes arrivèrent, Caroline en profita pour s'en aller. Elle courut retrouver Marcel, dans l'appentis derrière le hangar. Un peu avant six heures, Caroline revint toute rassérénée rue Taillefer. LE

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« Tout est arrangé », dit-elle. 88

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« Tout est arrangé, dit-elle. J'ai parlé à Marcel. Un bon camarade. Je peux compter sur son aide. Je lui ai demandé de me rendre un grand service. Et je ne pouvais pas lui donner la raison. — Alors, comment as-tu fait? demanda Manuela. — Marcel n'y a rien compris, dit Caroline en riant. Il m'a dit : « Toi, Caro, je te vois venir. Tu en as assez « de travailler dans le hangar. Tu veux quitter la tribu « Plisner.... » Je lui ai répondu qu'il se trompait. C'était dur à expliquer.... Il fallait que je puisse passer toutes les nuits ici. Enfin, nous nous sommes mis d'accord. » Toutes tendues, les deux fillettes écoutaient. « Plus de tri pour moi à la veillée, dans le hangar. J'ai dit que je préférais faire la tournée comme Marcel : le ramassage dans les poubelles avant le passage des boueux. — Mais tu ne pourras pas, dit Michèle. — Non, répondit Caroline. Mais Marcel a un bon quartier. Il trouvera le moyen de remplir deux sacs. Un pour lui, l'autre pour moi.... Pour les lessives de la maison, je profiterai des heures où vous pourrez rester ici. En somme, tout s'arrange très bien. Ah! j'ai apporté l'argent. Vingt francs. C'est peu, quand on pense à tout ce qu'il va falloir acheter. D'abord du charbon, des boulets. Je sais où trouver une grille pour l'installer dans la cheminée. Puis, un matelas.... Il faudrait bien aussi un petit meuble pour le linge de Laurent. J'ai apporté une boîte de lait, dit Manuela. — Ce sera la dernière, répliqua Caroline. Plus question de prendre quoi que ce soit chez tes parents. Nous achèterons tout ce dont nous aurons besoin. J'ai compté qu'avec ce que nous avons, nous pourrions nous débrouiller pendant à peu près une semaine. Il faut donc tout de suite penser à gagner quelque argent. — En gagner! Caro!... — Mais bien sûr, et toutes les trois. 90

— Les fleurs? dit Manuela. — On les vendra un peu plus cher, mais ce n'est pas ce qui grossira notre porte-monnaie. J'ai trouvé. » Décidément, Caroline avait pensé à tout. « Écoutez-moi bien, dit-elle. Les jeudis où vous êtes libres et où vous pourrez vous occuper de Laurent, moi, j'irai faire des heures de repassage à Lave au poids, vous savez au coin de la rue des Rosiers. Ça paie bien. — Et pour Michèle et moi? demanda Manuela. — J'avais pensé aux enveloppes pour la publicité des commerçants. Des adresses à recopier, avec une liste qu'on vous donne. Ce serait mieux que rien. Mais savez-vous coudre, toutes deux? — Michèle coud très bien, dit Manuela. Et je m'y mettrai. — Alors, j'ai quelque chose pour vous, et aussi pour moi, aux veillées. J'ai déjà travaillé pour ce magasin, à côté du pharmacien... Tout pour l'enfant. C'est ainsi que j'ai fait quelques économies. Pas besoin de machine. Tout est cousu main. Du travail à faire chez soi. — Crois-tu que nous saurons? demanda Michèle. — Vous vous y mettrez très vite. La maison donne des patrons pour couper de petites robes, des tabliers.... Pour la décoration, c'est prévu aussi. On n'a qu'à décalquer : des fleurs, des animaux. On brode au point de tige avec des cotons de couleur.... — Nous t'aiderons, tu sais, dit Michèle. — Dès jeudi, poursuivit Caroline, je vous aurai apporté du travail ici. Qui s'occupe du biberon? — Moi, dit Michèle. — C'est mon tour, dit Manuela. — Vous n'allez pas vous disputer, non! A toi, Manuela. Michèle va m'aider à nettoyer la pièce du fond. Je ne crains pas ma peine, moi, vous savez, pour laver, astiquer et tout.... » 91

* * * La vie s'organisait très vite, sous la conduite de Caro qui était une vraie petite femme d'intérieur. Mais le jeudi tant attendu allait réserver une mauvaise surprise. Ajax, ces derniers jours, avait été un peu délaissé. Il ne comprenait plus rien à tous ces bouleversements. Aussi, avait-il fait une fugue. Le mercredi matin, le chien disparut. Le soir, il ne revint pas rue Taillefer. En rentrant chez elle, Manuela fut très inquiète quand elle s'aperçut qu'Ajax n'était pas de retour. Le jeudi matin, la fillette fut convoquée au commissariat de police. Quelle frasque le chien avait-il bien pu faire? Il ne portait pas de plaque à son collier. Comment avait-on pu découvrir l'adresse de la maison Sanchez? Manuela pénétra toute tremblante dans le bureau du commissariat. Elle reconnut tout de suite, derrière son guichet, l'employé à qui elle s'était adressée quand elle avait rapporté le sac dérobé par Ajax. « Bonjour, petite. Tu as couru. Tu es rouge jusqu'aux oreilles. Je t'avais bien dit que nous ne serions pas longtemps sans nous revoir. » Très émue, Manuela était incapable d'articuler un mot. « Tu méritais une récompense, petite, dit l'employé, et tu l'auras. » Manuela commençait à respirer un peu. « La propriétaire du beau sac que tu as si gentiment rapporté après l'avoir trouvé dans la rue, est passée au commissariat. Tu devines comme elle était heureuse. Le sac contenait de l'argent et tous ses bijoux. Une petite fortune.... »

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L'employé ouvrit un tiroir et en sortit une enveloppe qu'il tendit à la fillette. « Tiens, dit-il. J'espère que la donatrice aura été généreuse.» L'enveloppe était cachetée. Sans prendre la peine de l'ouvrir, Manuela courut jusqu'à l'appartement de la rue Taillefer où, à cette heure, elle était sûre de trouver Michèle et Caroline. A peine revenue de ses émotions, elle fit à ses deux amies le récit de ce qui venait de lui arriver. « Eh bien, ouvre l'enveloppe! dit Caro. — Oh!... » Manuela tendait le billet à la Grande. « C'est inespéré... murmura Caroline. Cinquante francs!.... — Cinquante francs !... » Manuela et Michèle étaient un peu honteuses d'avoir reçu une belle récompense pour avoir rapporté un sac que leur chien avait dérobé. Mais que faire? En la refusant elle aurait éveillé les soupçons. « En tout cas, nous voici à l'aise pour, quelque temps, dit Caroline toute joyeuse. Nos premiers travaux de couture ne nous rapporteront rien avant deux semaines. Quelle aubaine, cet argent qui nous tombe du ciel ! » La joie était dans la maison. * * * La vie s'organisait non sans peine. Trois filles avaient adopté un petit enfant. Elles disaient : notre bébé. Caroline tenait les cordons de la bourse. On était paré pour les achats d'urgence. Le trousseau de Laurent était rangé dans une petite armoire acquise aux Puces pour quelques francs. Caroline 93

avait fait rentrer une provision de charbon par demi-sacs. Un sac plein aurait été trop lourd pour elle. A la nuit tombée, elle se risquait à transporter, sans l'aide de personne, ce qui complétait l'ameublement de l'appartement. « Quel dommage, répétait Caro, qu'on ne puisse pas mettre des rideaux aux fenêtres.... Il ne passe presque jamais personne dans la rue.... — Mais il suffirait que quelqu'un remarque ces rideaux.... — Bien sûr », convenait Caroline avec regret. Un soir, Manuela qui rentrait chez elle avec son chien, rencontra Pablo : « Alors, petite, dit-il, on ne te voit plus. Je dîne chez toi, tiens. Le patron Sanchez m'a invité. Je t'accompagne. J'ai vu un homme de la mairie qui m'a fait part d'une bonne nouvelle. On va avaler pas mal de poussière, mais c'est un mal pour un bien. »

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Manuela, qui n'écoutait que d'une oreille, n'avait pas deviné où le bonhomme voulait en venir. « On va finir de nous déblayer le quartier », dit Pablo. Déblayer le quartier! Cette fois, Manuela eut un petit tressaillement. « Oui, on va enfin abattre les vieilles masures de la rue Taillefer. Les démolisseurs vont s'y attaquer bientôt.... » Manuela était devenue toute pâle. Le lendemain, quand elle retrouva Michèle, elle lui fit part de la nouvelle annoncée par Pablo. Le soir, Caroline aussi fut mise au courant. Les trois filles étaient consternées. Il allait maintenant falloir vivre dans l'angoisse, s'attendre d'un jour à l'autre à voir tomber la vieille maison où les trois amies avaient leur « chez nous ». * * * Un souci de plus.... Les jours passèrent sans qu'on n'entendît plus parler de ces démolitions que l'employé de la mairie avait annoncées pour bientôt. Les trois amies avaient tant à faire chez elles, qu'elles cessèrent vite de s'inquiéter à ce sujet. « Ce n'est pas une chose faite, avait dit Caroline. Il sera toujours temps d'aviser. » II y avait quinze jours que les trois filles pouponnaient. Deux semaines que Laurent était le bébé chéri des trois petites mamans. Chacune d'elles le cajolait. Chacune d'elles, sans qu'il y paraisse, était bien un peu jalouse des deux autres. Mais quelle jolie amitié les unissait autour du berceau de Laurent. '

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Caroline avait acheté, loin du quartier, un livre où on trouvait tout ce qu'une jeune mère doit savoir pour élever un nourrisson, les soins à donner, le poids aux divers âges. « Un pèse-bébé, c'est trop cher pour notre bourse, disait la grande. — Si encore on pouvait aller le peser chez un pharmacien... » ajoutait Michèle. Il ne fallait pas y songer. Le bébé était très beau. Mais il y avait ce livre dans lequel on pouvait, semaine par semaine, suivre l'augmentation de poids. Un soir, en rentrant chez elles, les deux écolières trouvèrent Caroline toute rayonnante. « Une surprise! dit-elle. — Dis vite.... — Pour la pesée de Laurent, j'ai trouvé ce qu'il nous fallait. Tenez, regardez.... » C'était incroyable ce qu'on pouvait récolter dans le bric-àbrac des ferrailles qui encombraient la cour des Plisner. Caroline montrait triomphalement à ses deux amies une ancienne balance à plateaux semblable à celles dont se servaient autrefois les épiciers. Mais les plateaux manquaient. « As-tu des poids? demanda Manuela. — Non, dit Caroline. Mais on se passera de poids. Demain, malgré tout, nous saurons exactement combien pèse notre bébé. Installe une serviette pliée sur un des plateaux, Michèle, et pose Laurent dessus. — Mais puisque nous n'avons pas de poids.... — Fais ce que je te dis. » II fallait encore y penser.... « Cela va prendre un peu de temps... » dit Caroline. Elle alla chercher dans la cuisine un seau à moitié plein de sable qu'elle avait monté de la cour. Poignée par

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poignée, elle en remplit un petit sac, jusqu'à ce que le contrepoids fasse exactement équilibre au bébé, dans le second plateau de la vieille balance. « Et voilà!... » dit Caroline. Elle noua le sac avec trois tours de ficelle. « Demain, dit-elle, j'emporterai ce sable avec moi, à la maison Plisner. Je le pèserai. Nous saurons ainsi, chaque semaine, le poids qu'aura pris Laurent. » Le bébé profitait magnifiquement. Il était propre comme un sou neuf. Chaque jour il avait son bain. Biberons et tétines étaient toujours mis méticuleusement à bouillir. Ses cheveux commençaient à pousser. « Il sera brun, disait Manuela. — A moins qu'il reste blond, répliquait Michèle. — Dans les premiers mois, tranchait Manuela, presque tous les bébés sont blonds.... — Je dis qu'il sera blond, s'entêtait Michèle, parce qu'il a les yeux bleus.... — Bleus... bleus... tu veux dire presque verts.... Regarde-les, ses yeux, regarde-les bien, Michèle.... Ils ont la couleur de ceux de Caroline. » Les jours passaient. L'hiver approchait. On avait déjà renouvelé la provision de charbon. La nuit tombait si tôt que les deux petites n'avaient presque plus besoin de se cacher pour venir le soir, après la classe, passer un moment rue Taillefer. Elles se retrouvaient à la sortie de l'école. « Allons vite chez nous.... » Chez nous! Il aurait fallu dire, maintenant, chez Caroline. On la trouvait toujours occupée au ménage, à la lessive des couches du bébé, au nettoyage des carreaux. Quand elle avait bien frotté, bien astiqué, elle accrochait dans le placard son tablier de coton gris. Puis, elle passait 97

Il fallait y penser.

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une blouse blanche, une blouse impeccable, et sans la moindre tache. Comme une nurse. Les deux gamines montaient-elles l'escalier, derrière leur chien.... Avant d'ouvrir la porte, elles entendaient : « Faites-moi le plaisir de vous essuyer les pieds au paillasson! » Quand Laurent dormait, les trois filles, assises dans la pièce de devant, taillaient, cousaient, suivant les patrons du magasin qui donnait du travail à domicile. Caroline taillait et montait. Manuela cousait.... Michèle brodait les motifs de décoration aux cordonnets de couleurs. Caroline avait apporté une lampe qui éclairait très bien. On passait dans la chambre du fond. On allumait. Les heures s'écoulaient, toutes unies, dans la maison du bonheur. * * * Il n'était plus question des démolisseurs. Comme l'avait pensé Caroline, l'entreprise qui devait abattre les derniers vestiges du Carré Maublanc attendrait sans doute la fin de l'hiver et les beaux jours. Les trois amies vivaient sans inquiétude. Pourtant, elles devaient connaître une nouvelle alerte au moment où Michèle trouva la lettre. Accrochée sur le palier, près de l'entrée, la boîte à lettres, qui n'avait plus de porte, était naturellement toujours vide. Ce soir-là, Michèle en jetant machinalement un regard de ce côté, aperçut l'enveloppe. Une enveloppe bleue, cachetée. L'adresse était écrite très lisiblement au crayon à bille : Mesdemoiselles Caroline, Michèle et Manuela, 33, rue Taillefer.

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Manuela était seule dans l'appartement. Michèle lui tendit fiévreusement la lettre. « Où l'as-tu trouvée? — Sur le palier, dans la boîte. — Décachette vite l'enveloppe. » Les deux filles avaient lu en même temps : Mesdemoiselles, J'apprends que vous avez occupé le premier étage d'un immeuble qui m'appartient, au 33 de la rue Taillefer. Je compte me présenter à vous un de ces prochains jours, afin que nous réglions ensemble la question du loyer dont vous voudrez bien, à l'avenir, vous acquitter. Veuillez agréer, etc. Signé : Illisible.... « C'est une plaisanterie, dit Manuela. — Tu crois? — Bien sûr. » Qui avait bien pu découvrir leur retraite? « Pablo?... dit Michèle. — Ce n'est pas le père Ortega. » Heureusement Caroline arrivait. Elle lut la missive et éclata de rire. « Je dirai à Marcel ce que je pense de sa façon de se moquer de nous et de nous faire peur, dit-elle. — Marcel sait? demanda Manuela d'un ton de reproche. — Il a bien fallu que je me confie à lui, dit Caroline. Mais il ne connaît qu'un petit morceau du secret. Il est loin de se douter qu'il y a un bébé dans la maison. — Mais si un jour il venait ici? dit Michèle. 100

— Aucun danger, rassure-toi, dit toujours en riant Caroline. Il s'est même bien moqué de moi. Devinez ce qu'il m'a dit : « Je croyais que tu étais trop grande pour t'amuser encore à jouer à la dînette et à la poupée avec des gamines.... A la poupée! » Les trois filles avaient pouffé de rire. Mais Michèle revenait à la charge. « Et si Marcel venait ici et voyait le bébé?... — Je te répète, dit Caroline, qu'il ne viendra pas. Et encore pour une autre raison. Marcel est comme un frère pour moi. Il me parle lui aussi en confiance. Même s'il savait, il ne nous trahirait pas. Vous ai-je dit qu'il rêvait d'être marin!... — Oui, dirent les deux fillettes. Il a parlé de s'engager quand il aura dix-huit ans. — Il a eu ses dix-huit ans dimanche. Il a déjà signé son engagement. Comprenez-vous? Demain, il sera parti pour Toulon. » Pendant quelques jours Caroline parut un peu triste. Marcel, son camarade de travail, était parti, loin de Paris. La semaine qui suivit le départ du garçon, Caroline montra à ses deux amies une lettre, une vraie celle-là, qui avait été adressée à la maison Plisner. Marcel allait embarquer et courir l'aventure. Il envoyait aussi à son amie, sa photo de matelot. Cette photo allait bientôt se trouver sur la cheminée de la chambre de devant, près du bocal du poisson rouge, dans un beau sous-verre. Et Caroline avait dit : « Quel dommage qu'on ne puisse pas faire photographier Laurent.... »

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CHAPITRE VIII LE BONHOMME ORTEGA C'ÉTAIT

jeudi, dans l'après-midi. Caroline serait absente tout le tantôt. Elle ferait ses quatre heures, le fer à la main, dans l'atelier de repassage de Lave au poids, la blanchisserie du quartier des Rosiers. Michèle était sortie. Manuela restait seule avec le bébé. Où était encore passé le chien?... Depuis quelques jours, Ajax n'avait pas fait de nouvelle fugue. Manuela pensait qu'il avait suivi Michèle, et qu'il était libre, puisque sa laisse était là, sur le parquet. « Allons, mon bébé... allons, voulez-vous rire! » En se cachant les unes des autres, c'était à qui des

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trois filles ferait le plus de gentillesses à Laurent. Il commençait à s'éveiller, mais ne riait pas encore. Quand l'une d'elles demeurait un moment seule, avec lui, elle en profitait pleinement. Le bébé les connaissait bien toutes les trois. Mais c'est à Caroline qu'il voyait le plus souvent autour de son berceau, que semblaient aller ses préférences. Il tendait les bras vers elle, dès qu'il la voyait. « Qui est-ce qui va donner son biberon à Laurent... Coucou!... » Quel jeu merveilleux.... L'enfant était encore trop jeune pour y répondre. C'est à peine s'il s'intéressait à son hochet. « Laurent!... » Il écoutait la voix. Ses yeux vous fixaient. Des pas montaient l'escalier. « Voilà Michèle », pensa Manuela. Mais ces pas étaient bien trop lourds pour être ceux de son amie. On frappait à la porte. Encore une plaisanterie! « Entrez! » cria Manuela. La porte s'ouvrit. « Je n'aurais jamais pensé qu'il restait des appartements habités dans ce quartier.... » Cette voix!... L'homme entrait. C'était un agent. Il tenait par le bout d'une corde passée dans son collier, le chien-loup qui, tout heureux de retrouver Manuela, lui sautait aux épaules. La fillette crut défaillir. Elle regardait l'agent qui avait fait quelques pas dans la pièce. Elle fixait surtout — et ses yeux ne pouvaient s'en détacher — le sac de cuir fauve que l'homme au bâton blanc tenait à la main. Manuela avait tout de suite compris ce qui s'était passé. Vilaine bête, pensa-t-elle. Ce chien qu'elle aimait tant lui procurait beaucoup trop d'ennuis. 103

« J'ai vu son manège, dit l'agent. Je ne crois tout de même pas qu'il ait été dressé à dérober les sacs sous le bras des passantes, dans la rue.... Mais on aurait juré qu'il avait de l'entraînement. Aussitôt son coup fait, il a filé, et s'est élancé pour traverser la chaussée. Sans une auto qui a bien failli l'écraser, il m'échappait avec le sac dans la gueule. Il a fait un saut de côté et s'est jeté dans mes jambes. Je l'ai attrapé. Oh! il n'est pas méchant. » Manuela n'avait pas dit un mot. « Tu n'aurais jamais pensé que ton chien était capable de tours pareils, hein, petite! dit l'agent. J'ai voulu en avoir le cœur net. Je lui ai passé une corde au collier, et je l'ai suivi. Je savais bien qu'il me conduirait chez ses maîtres. Alors, fillette, où sont tes parents?... — Ils sont sortis. — Es-tu toute seule à la maison?... — Oui, monsieur l'agent. Je garde mon petit frère. — Bon. Mais ce chien est bien à toi?... — Je vais vous dire... monsieur l'agent.... » Manuela était cramoisie. Elle avait peur de tout ce qui allait arriver. L'agent avait trouvé la maison habitée.... Tout allait se découvrir. Il n'y aurait plus de « chez nous ». Et Laurent?... Qu'allait devenir Laurent? « Réponds-moi, dit l'agent. Est-il vraiment à toi, ce chien? — Non... enfin... c'est un chien abandonné.... » Rouge de confusion, Manuela ajouta : « II me suit, il me connaît... mais il n'est pas à nous.... — Ah! et à qui est-il donc? - A Pablo. — Pablo? demanda l'agent. — Le père Ortega. Il vend des marrons au coin du carrefour Maublanc. — Ah! je vois. L'Espagnol.... Eh bien, je vais lui dire deux mots, au père Pablo. Viens avec moi, petite. » Michèle entra à ce moment-là, et son désarroi fut encore 104

plus grand que celui de son amie, en apercevant l'agent. Mais Manuela s'était ressaisie. « Occupe-toi du petit, je reviens », dit-elle en fermant la porte derrière elle. Manuela suivit l'homme qui descendait l'escalier, tenant Ajax au bout de sa corde. « Tiens, dit-il en arrivant dans la rue, je croyais qu'il se tenait au coin du petit café. Le vieux n'est pas devant son fourneau. » Quelle chance! S'il y avait été, tout à l'heure, il y aurait eu un attroupement au coin de la place. « Mais sais-tu où il habite, petite? - Oui, monsieur l'agent. L'échoppe, à droite, tout de suite après le café. » Pablo était en effet chez lui. Il ne fut pas peu surpris en voyant entrer l'agent, Manuela et son chien. Il aperçut aussitôt le regard suppliant que lui jetait la petite fille. Manuela avait le visage défait. « Est-il arrivé un accident? » murmura le bonhomme. Manuela lui fit signe que non. « Pas précisément un accident, dit l'agent. Mais c'est rapport à votre chien. Il en fait de belles, votre chien, père Ortega. — Mon chien! » s'exclama le bonhomme tout éberlué. Pablo jeta un regard à Manuela. Elle était consternée et ses yeux semblaient le supplier. « Ce n'est pas tellement grave, dit l'agent. D'autant plus que le malheur est réparé. J'étais là heureusement et l'affaire n'aura pas de suite, pour cette fois.... Mais il ne faudrait pas qu'il y ait récidive.... » Pablo aurait bien voulu comprendre de quoi il s'agissait. L'agent s'expliquait. Il raconta la scène dont il avait été témoin, le vol du sac au carreau des Puces... le chien qui n'en est pas à son coup d'essai. 105

« Il faut vous dire, père Ortega, que la petite que voilà vous a déjà une fois sauvé la mise en rapportant au commissariat un premier sac volé dans des conditions analogues. » Pablo tortillait sa moustache. « Je ne voudrais pas avoir d'histoires, moi, monsieur l'agent. Il y a plus de vingt ans que je suis dans le quartier, et on vous dira.... — Je ne mets pas en doute votre honorabilité, dit l'agent. — Ah! si j'avais su, grommela le bonhomme. — Si vous aviez su quoi? » Pablo avait confusément deviné qu'il fallait tirer Manuela d'une mauvaise passe. Il dit : « Voilà ce qui en est, monsieur l'agent. Ce chien est un chien abandonné. Il rôdait dans le quartier. La petite l'a recueilli. Mais moi, j'avais envie de ce chien. Je vis tout seul dans mon échoppe. Ça me faisait une compagnie. J'ai dit à la petite : « Donne-le-moi. » Elle me l'a donné. Il est à moi, bien sûr. Je ne puis pas dire le contraire. » Un bon sourire, un peu crispé, vint remercier le vieux bonhomme. « Je reconnais que je suis dans mon tort, monsieur l'agent... Soyez sûr que ça ne se reproduira plus. — Mettez une plaque au collier de votre chien. — Ce sera fait. — Et ne le laissez plus vagabonder tout seul sur la voie publique.... Pour cette fois, je ferme les yeux. » L'agent allait s'en aller. « Laisse-nous seuls un moment, dit-il à Manuela. — Mais ne t'éloigne pas, ajouta Pablo, pour que nous réglions après nos petites affaires. » La fillette sortit de l'échoppe, et resta tout près de la porte, sur le trottoir.

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« Dites, père Ortega. Et c'est une autre question maintenant. Connaissez-vous les parents de la petite? — Les Sanchez.... Des amis de toujours. — Une famille honorable? — Je pense bien. Et estimée de tout le quartier. — Ils vivent dans un drôle d'appartement, dit l'agent. Il y a encore bien de la misère, au Carré Maublanc. J'avais dans l'idée que toutes les maisons du dernier îlot avaient été évacuées. Il y en a toujours qu'il faut déloger au dernier moment. » Pablo, au comble de la stupeur, écoutait le représentant de la force publique lui faire ses extraordinaires révélations. L'agent continuait. « Le chien m'a conduit chez ces gens, là, en face de chez vous, à l'entrée de la rue Taillefer, au 33.... — Au 33... » répéta Pablo abasourdi. Quel était ce mystère? « Oui, c'est bien au 33, à l'étage... dit l'agent. Je

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suis monté. Je m'attendais à trouver un taudis. C'était pas riche bien sûr, mais très propre.... La fillette était seule dans l'appartement. Elle gardait son petit frère. Le père et la mère doivent travailler dehors. » Pablo n'en croyait pas ses oreilles. « Vous dites qu'ils sont à leur aise, ces gens? — Ma foi, oui... bredouilla Pablo qui ne savait que répondre. — On a dû pourtant les expulser comme les autres, dit l'agent. Puisque vous me dites que ce sont de vos amis, expliquez-moi un peu.... » Plus moyen de se dérober. Mais que dire? Pablo revoyait les yeux implorants de Manuela, cette supplication muette qu'elle lui avait adressée quand il avait été question du chien. Comment ne pas trahir la petite? Il cessa de tortiller les trois poils de sa moustache. « Ecoutez-moi, monsieur l'agent.... Mais il faudrait que ça reste entre nous. — Je connais le problème du logement, dit l'agent. Alors?... — Mettez-vous à leur place, dit Pablo.... On vous somme de vider les lieux... c'est beau à dire. Mais où aller? Ils n'ont rien trouvé, les pauvres. — Je m'en doute.... — Ils sont restés. Ça se sait dans le quartier. Mais on ferme les yeux. D'autant plus qu'il va y avoir quelque chose de libre bientôt, passage Gaudry.... — Je connais mal tout ce coin-là, répondit l'agent. Tant mieux si les affaires de ces gens s'arrangent. Ça n'est pas moi qui leur ferai du tort. Allez, au revoir, père Ortega. Et ayez un peu l'œil sur votre chien.... » L'homme en uniforme quitta l'échoppe. En passant près de la fillette, il lui tapota la joue. « Tu vas geler, petite. Rentre vite.» Et, pour la rassurer : 108

« Ne t'inquiète pas. Tout est arrangé. » Manuela rentra dans l'échoppe. « A nous deux, maintenant, dit Pablo. Tu vas m'expliquer, et vite! — Je ne peux pas, Pablo. — Tu ne peux pas! Tu n'as pas envie que je me fâche? Ce n'est pas le moment de pleurer. Je me perds, moi, dans toutes ces histoires. Ton chien qui vole les sacs de dame... cet appartement occupé au 33 de la rue Taillefer.... Je vous avais pourtant défendu d'aller rôder par là, avec ton amie Michèle. Allez, parle! — C'est un secret, Pablo. — Je viens de montrer que j'étais ton ami, petite. Alors, pas de secret avec le père Ortega. Je veux savoir de quoi il retourne. Allez, viens.... Nous allons nous rendre tous deux là-bas, dans cette maison. Mais enfin, tonnerre!... il y a de quoi vous mettre la tête à l'envers. Viens vite! »

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CHAPITRE IX UN AMI DANS LE SECRET Manuela, le père Ortega, qui boitille un peu parce que ses rhumatismes le tourmentent, monte l'escalier. Les marches sont grises de poussière. Quelqu’un qui s'aventurerait par hasard, en bas, dans l'entrée, croirait bien en voyant ces plâtras que la maison est abandonnée. Abandonnée et vide comme toutes celles de la rue Taillefer. Mais sur le palier, en arrivant à l'étage, on a une surprise. Devant la porte, le petit carré de parquet a été encaustiqué et brille. Pablo s'essuie les pieds au paillasson rouge et vert. « Entrez », dit Manuela. DERRIÈRE

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Elle le précède. Pablo passe la porte. Il fait un pas ou deux, et il ne va pas plus loin. Il s'arrête, médusé. « Caspita!... » Malgré lui ce sont des mots espagnols qui lui viennent aux lèvres. « Caracoles!... » grommelle le bonhomme dont le regard fait et refait plusieurs fois le tour de la pièce. Sa stupeur est encore plus forte que celle de Caroline, le jour où la Grande avait découvert la retraite de Michèle et de Manuela. « Notre chez nous, Pablo... » dit la fillette. Le vieil homme mordille sa moustache et regarde sur la cheminée tourner le poisson rouge dans son bocal. Il s'avance. Comme il est un peu myope, il prend dans sa main le cadre qui contient la photographie de Marcel. Il l'approche de ses yeux, le regarde longuement et le repose. Sur la table toute encombrée de tissus, linon blanc pour les chemisettes, vichy aux vives couleurs, pour les tabliers d'enfants, le bonhomme Pablo voit la corbeille débordante de cotons multicolores qui servent aux trois filles pour broder les confections destinées à un grand magasin. « C'est toi, Manuela? » La voix de Caroline qui, dans la chambre du fond, doit s'occuper du bébé.... « C'est moi, Caro. — Viens.... Je t'attendais. — Je ne suis pas seule, Caro. » La porte s'ouvre. Caroline paraît. Elle est en blouse blanche. Elle tient Laurent dans ses bras. Elle est devenue toute pâle en apercevant Pablo. Mais le vieux bonhomme est encore plus ému qu'elle. « Je t'expliquerai, dit Manuela. — Michèle m'a dit qu'il était venu un agent. 111

— Oui, Garo.... Ajax a encore volé un sac. Tu ne peux pas t'imaginer combien j'ai eu peur. Sans notre ami Pablo, tout était perdu. L'agent m'a emmenée chez Pablo qui a dit que le chien était à lui.... Et puis, ils ont parlé, l'agent et lui.... — Nous avons parlé, oui... grommelle le bonhomme. Et on peut dire que j'en ai appris de belles.... — Il faut tout lui avouer, Garo... murmura Manuela. — Cette fois, oui, dit le bonhomme. — Parle, toi, Caroline », dit la fillette. La Grande s'était ressaisie. « Prends le petit, dit-elle, et occupe-toi du biberon. C'est l'heure de la tétée. — Qu'est-ce que c'est que ce muchacho? demanda Pablo. — Un enfant abandonné, dit Caroline. — Abandonné? Et c'est vous qui l'avez recueilli? — Oui, dit Caroline. Nous trois. Ici, chez nous.... — Et depuis combien de temps? — Deux semaines bientôt... — Mais c'est de la folie!... Mes pauvres enfants, vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait là? C'est insensé. Quand vous l'avez trouvé, ce petiot, il fallait tout de suite le porter.... — Le porter où? coupa Caroline. Où, père Ortega? Au commissariat de police?... C'est moi qui n'ai pas voulu. Moi toute seule.... » Elle ne baissait pas les yeux, sous le regard de Pablo. « Quel âge as-tu, Caroline? — J'aurai mes seize ans cet été. » Machinalement, Pablo avait bourré sa pipe et l'allumait. Et puis, comme il allait encore falloir parler, il s'assit. « Dans quelle affaire m'embarquez-vous?... murmura-t-il. Bien sûr, votre intention est charitable et

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elle part d'un bon cœur. Mais c'est grave, savez-vous... très grave, ce que vous avez fait. Vous êtes des enfants. Vous n'avez pas réfléchi. Maintenant, il faut regarder les choses en face.... — Une bonne action, monsieur Ortega, dit tout bas Caroline. Ce n'est pas vous, dites, qui allez nous empêcher de garder notre petit. — Votre petit.... — Il est à nous, maintenant. » Caroline avait failli dire : à moi. « A nous, monsieur Ortega. Il nous connaît. Si vous saviez comme il est bien soigné, pomponné, dorloté et tout. Il n'a jamais manqué de rien, vous savez. Vous verrez comme il est beau. — Tu parles, tu parles..., ronchonnait le bonhomme. - Il y a deux semaines que nous nous occupons de lui. Si vous saviez comme il pousse bien. — Mais enfin, Caroline, vous ne pourrez pas l’élever... jusqu'à ce qu'il soit grand. Et puis le quartier est appelé à être rasé d'un moment à l'autre. — Alors, on verra, trancha Caroline. Mais qui pourrait nous reprendre Laurent? — Il s'appelle Laurent? dit Pablo. — Oui. Et il entend très bien son nom. Tenez.... » Manuela revenait portant le poupon qui avait encore une goutte de lait au coin des lèvres. Caroline le prit dans ses bras et le déposa doucement sur les genoux du vieil homme qui devenait malgré lui leur complice. « Tenez-le, dit-elle.... Ne le regardez pas comme ça en faisant les gros yeux. Il ne vous connaît pas encore. Il va pleurer. » Pablo était tout embarrassé et maladroit avec ce poupon dont il fallait encore soutenir la tête, mais qui essayait déjà de saisir avec sa petite main la moustache grise du bonhomme.

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« Il vous connaîtra vite, dit Caroline en riant. Il est déjà prêt à jouer. Manuela, donne-lui son hochet. — Parlons sérieusement, mes petites, dit Pablo. Il va falloir prendre une décision. — Mais elle est toute prise, assura Caroline. — Allons, allons, pas d'enfantillages! » Pablo réfléchissait. « Vous comprenez, dit-il, qu'il faut absolument savoir d'où vient ce bébé. Je vais me renseigner. — Comment vous y prendrez-vous? demanda Caroline. — D'abord, je ferai ma petite enquête dans le quartier. Je vais me mettre en campagne pas plus tard que demain. — Oh ! oui, Pablo », dit Manuela. Elle baissa les yeux parce que Caroline la regardait d'un air sévère. « Dites-moi, les petites... demanda le bonhomme. Le 114

poupon, m'avez-vous dit, avait été déposé au pied de l'escalier, dans l'entrée du grand immeuble de brique. — Oui, dit Manuela. — C'était le soir. — Il faisait presque nuit. — C'est bon. Je verrai la concierge. C'est une vieille connaissance. » Le bonhomme avait quitté son air bougon. Quand elles ne seraient plus que toutes deux, avec son amie Michèle, Manuela lui dirait ce qu'avait décidé Pablo. Pablo était une grande personne. On pouvait lui faire confiance. Pablo tenait toujours le petit Laurent dans ses bras. « Donnez-le-moi, dit Caroline, il vous embarrasse. — Je le tiens calé contre mon bras.... C'est vrai qu'il est beau... et lourd. — Il est fort, dit Caroline. — Et à peu près de l'âge de Joselito, sans doute? demanda le bonhomme. — Pas tout à fait. Mon petit frère est plus avancé, dit Manuela. Il fait bravo.... » A ce moment Michèle entra. Il fallut la rassurer, elle aussi. La petite était allée aux provisions. Ce soir, Caroline devait dîner rue Taillefer, comme cela lui arrivait le plus souvent. « Je vais faire bouillir les pommes de terre, dit Michèle. J'ai pris du cervelas et une part de camembert. Il y a encore du cacao pour quelques jours. — Et les oranges pour le jus de fruit de Laurent? dit Caro. — J'ai les oranges. J'ai le sucre. — Vous comprenez, dit la Grande à Pablo, nous pouvons commencer à donner au petit autre chose que du lait. » Et à Michèle :

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« Range tout cela dans le placard. Combien te reste-t-il ? — Deux francs.... » Michèle rendit la monnaie à Caroline qui la glissa dans la poche de son tablier. Pablo avait souri, ému par la touchante amitié des trois filles qui cachaient leur secret au fond de la vieille rue. « Au pas... au pas... au trot... au galop.... » Le bonhomme faisait sauter le petit sur ses genoux. Comme le bébé toussait, Pablo éteignit sa pipe et resta tout rêveur. « Monsieur Ortega, dit Caroline, j'ai pensé.... — J'ai bien compris, coupa le père Ortega, que tu étais la forte tête de cette maison, entre ces deux gamines... A quoi as-tu pensé?... — Que c'est une chance magnifique qui nous arrive! — Comment cela? — Maintenant, dit Caroline, nous ne serons plus toutes seules. Oh ! laissez-moi vous prier, monsieur Pablo. Vous avez notre secret. Vous ne pouvez pas nous trahir. Vous nous aiderez. — Je vous aiderai! Nous verrons cela. Laissez-moi d'abord faire mon enquête. — Ne dites pas non, Pablo.... — Nous verrons.... » Il n'y avait de beau que les yeux, dans le visage ingrat de cette grande fille. Mais à ce moment, on ne voyait que ses yeux. Caro allait triompher des derniers scrupules du bonhomme déjà prêt à se laisser fléchir. Elle plaidait la cause du petit. « Je vous dis que c'est une chance, répéta-t-elle. Nous aurions même dû nous confier plus tôt à vous. Vous n'avez jamais eu d'enfant. Laurent sera aussi un peu le vôtre. Vous voulez bien? »

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Pablo se défendait de laisser paraître l'émotion qui le gagnait. Il grommela dans sa moustache : « Caspita ... Caspita ... » La cause n'était pas encore gagnée. Les trois filles, un peu rassurées cependant, pensaient que leur vieil ami ne les trahirait pas. Et comme avait dit Caroline, maintenant que le bonhomme était dans leur secret, elles trembleraient moins pour l'avenir. « Vous viendrez souvent chez nous, dit Caro. — Petite enjôleuse.... » Quant à Michèle et à Manuela elles avaient l'esprit plus tranquille. Pablo allait dès demain s'occuper à faire des recherches. Il saurait peut-être d'où venait le petit Laurent. Le temps passait. « Avec toutes ces émotions dit Caro, nos travaux de couture n'ont guère avancé. Nous mettrons les bouchées doubles. J'ai six tabliers à livrer pour samedi. » Les trois amies expliquèrent à Pablo comment elles travaillaient pour se procurer l'argent nécessaire à l'entretien de Laurent : les confections brodées, les bouquets aux Puces, les heures de repassage de Caro à la blanchisserie Lave au poids. Ce soir-là, en regagnant son échoppe, et en longeant les murs de la rue Taillefer, le père Ortega roulait dans sa tête de brave homme des pensées qui lui donnaient bien du souci. « Quelle affaire! se disait-il. Les trois filles ne peuvent pas garder cet enfant. Cet enfant qui venait d'où? Qui avait été abandonné par qui?... « Il faudra absolument que je le sache... » se répétait le bonhomme.

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CHAPITRE X EN FAMILLE jours passèrent. Un soir on frappa à la porte de l'appartement. Caroline était seule Elle ne tressaillit même pas. Elle savait qui était là. « Entrez! — Bonsoir, Caro. » C'était Pablo. « Bonsoir, monsieur Ortega. — J'ai pensé que je pouvais venir passer un moment. Le petit dort-il? — A poings fermés. — Et toi, tu couds.... DEUX

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— Les veillées sont longues. — Je peux rester un moment? J'ai besoin de parler un peu avec toi. Tu ne vois pas que tu te fatigues les yeux à la chandelle? Ce n'est pas raisonnable. Je vais mettre un peu d'ordre dans tout ça. D'abord, j'ai monté un sac de charbon. — Oh! merci, monsieur Ortega. — Appelle-moi Pablo, comme tes amies. Et puis ne remercie pas. C'est de bon cœur. D'autant plus que le charbon, pour mon brasero, je le prends en gros. On me fait des prix. J'ai aussi un peu d'argent.... Tu ne vas pas refuser. — Je savais bien, murmura Caroline, que nous pourrions compter sur vous. — A une condition, dit le bonhomme en souriant. — Laquelle? — C'est que je sois un peu de la famille. Je m'entends.... Vous m'écouterez de temps en temps et passerez un peu par mes volontés. Allons, ne fais pas la moue. Je ne serai pas gênant. Et je vous aiderai. En attendant qu'on retrouve la famille de Laurent. — Oui, Pablo. — Alors, laisse-moi faire. D'abord, il y a toi. Oui, toi, Caro. Tu n'as pas bonne mine. Tu as une petite figure de rien du tout. Si ça continue tu iras vite au bout de tes forces. Et alors ça n'ira pas mieux. — Je suis solide, monsieur Ortega.... - Pablo.... — Je suis solide, Pablo. — Allons, ne t'entête pas. Tu as grandi trop vite. Tu te dépenses. Tu ne pourras pas continuer à mener cette vie-là... le travail chez les Plisner, cette maison à tenir, les soins au bébé.... Non, et non! Alors, écoute.... » Pablo parlait avec douceur et autorité. « II faut s'organiser mieux. Voilà à quoi j'ai pensé. Tu n'iras plus travailler chez les Plisner.

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— C'est impossible. — Laisse-moi parler, dit Pablo. J'en fais mon affaire. Je ne peux bientôt plus me traîner, avec ces rhumatismes qui me nouent les jambes. Il me faut quelqu'un pour entretenir mon échoppe et me soigner... quelqu'un qui m'aide. Vois-tu où je veux en venir? » Caroline hocha la tête. « Je suis passée chez les Plisner. De braves gens, prêts à se mettre en quatre pour rendre service. Je leur ai dit ce qui m'amenait. Ils ont embauché deux hommes de plus depuis le départ de Marcel. Ils se débrouilleront sans toi. Tu y es, maintenant. — Que leur avez-vous demandé? dit Caroline qui commençait à comprendre. — Que tu viennes t'occuper de ma maison.... Te voilà ma gouvernante ! Tu ne seras plus obligée de te tuer au travail chez les Plisner, ni de courir de la rue Taillefer à l'impasse du Levant. Es-tu contente?... — Oh! oui, Pablo. Je ne sais comment vous remercier? — Ne remercie pas, je t'ai dit. Ce que j'en fais, ce n'est pas seulement pour toi. C'est aussi pour Laurent. Tu pourras mieux t'occuper de lui, en attendant qu'on trouve une solution définitive. — Merci, merci... répéta Caroline. — Ce n'est pas tout. Tu vas me faire le plaisir de te ménager un peu. Tu as une vilaine toux. — Je tousse comme ça tous les hivers. — Je dis que tu as une mauvaise toux. Alors, ne prends pas froid. Et nourris-toi convenablement. J'y veillerai aussi. Un morceau de charcuterie sur le pouce, ça va bien un temps. Tu te maltraites, ma pauvre enfant. Je vais te laisser dormir. Ne veille pas trop tard. Dors et repose-toi. Tu en as besoin. Promis? — Promis, Pablo.... Bonne nuit. 120

—Bonne nuit, petite. —A demain? —A demain. » * * * Ce que Pablo n'avait pas dit à Caroline, c'est qu'il avait commencé discrètement une enquête. Il était passé la veille chez la concierge de la maison de brique rouge, le grand immeuble de la rue Traversière. Il connaissait un peu la vieille femme. Elle avait tenu longtemps des loges dans le quartier, avant d'occuper deux pièces dans la belle maison bourgeoise. Pas peu fière d'avoir la T. V. et des géraniums à ses fenêtres, elle était enviée par toutes les concierges du quartier. Elle s'appelait Mme Bourruche. Pablo frappa, entra. « Depuis le temps qu'on ne vous avait vu, monsieur Ortega.... — Vous savez, madame Bourruche, avec ces rhumatismes qui me tiennent, je ne pousse pas souvent loin du Carré Maublanc. — Il sera bientôt tout démoli. — On en parle. — Ce sera plus plaisant comme vue, quand on vous aura bâti du neuf comme ici. — Il faut le temps. — Vous vous assiérez bien un moment. J'ai du café chaud. Vous en prendrez une tasse. — Pas de refus, madame Bourruche. » Et la conversation s'était engagée. On avait parlé de tout et de rien, des affaires au carreau des Puces, du nouveau cinéma, de tous les changements survenus dans le quartier. 121

« On ne le reconnaîtra bientôt plus, monsieur Ortega. — Personne ne s'en plaindra, dit le bonhomme. Il y aura moins de rôdeurs par ici. — Oh! vous savez, quand les gens ont dans la tête de faire des mauvais coups.... Il vaut mieux être sur ses gardes, monsieur Pablo. Surtout dans mon métier. On en voit de toutes les couleurs, vous savez, quand on tient une loge. — Je m'en doute, madame Bourrache. » Un peu embarrassé, Pablo n'osait pas poser de questions. La concierge avait-elle eu quelque visite au sujet du bébé abandonné dans l'entrée de son immeuble? La personne qui avait déposé le petit à cet endroit était-elle revenue? Le hasard devait servir la curiosité du vieil homme. La concierge avait la langue bien pendue, et ne demandait qu'à parler. « Encore une tasse de café? — Volontiers.... Il est excellent. — Je vous disais donc, monsieur Pablo, qu'on ne saurait jamais être trop prudent avec les inconnus qui tirent votre cordon. Ainsi, tenez, à la fin du mois dernier. J'ai eu une visite. Une femme.... — Pour louer? dit Pablo. — Vous plaisantez. Chez nous, c'est tout acheté par appartement. Non.... Cette femme — entre nous, elle avait de drôles de façons — elle ne savait pas trop ce qu'elle voulait. Elle n'osait pas demander. Elle m'a vaguement parlé des locataires des étages. Moi, bouche cousue, naturellement. Je me méfie, vous comprenez.... Quand une bande projette de cambrioler une maison, ils envoient souvent quelqu'un se renseigner sur les locataires de l'immeuble. Cette femme me faisait un peu de peine. Elle avait l'air d'une innocente. Je l'ai écoutée. — Alors, avez-vous su ce qu'elle voulait?...

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— C'était tout un brouillamini.... A mon avis, elle est certainement folle, la pauvre. J'ai cru comprendre qu'elle avait perdu un enfant. — Perdu?... Vous voulez dire abandonné? dit Pablo. — Non. Perdu. Elle a dit perdu.... Une mauvaise fièvre quand il était tout bébé. Pour m'en débarrasser, je lui ai fait une petite aumône. Elle est partie. Mais, elle est revenue, le lendemain. - Ah! — Je l'ai surveillée à travers ma fenêtre. Elle est restée plantée, les yeux vagues, en face de l'entrée de l'escalier. Quand je suis sortie sur ma porte, elle s'est en allée très vite.... » Pablo était songeur. Il se promit de revenir, dans quelque temps, parler encore un peu avec la vieille femme de la loge. * ** 123

« As-tu vu, demanda Manuela, comme Caroline devient coquette? — Bien sûr que je l'ai remarqué, dit Michèle en riant. — Pour qui se fait-elle belle? — Pour Laurent, dit Michèle. — Je n'ai pas encore compris que Pablo ait permis à Caroline de sortir le petit et d'aller le promener. — Et en plein jour.... — Mais en faisant toujours le grand détour, dit Manuela. - Je sais bien, remarqua Michèle, que Laurent ne peut pas rester enfermé dans la maison. — Et puis, dit Manuela, Caroline ne doit jamais aller avec le petit du côté des Puces. Tout le monde la connaît, là-bas. Mais tout de même, ce n'est pas prudent. — Que veux-tu qu'il arrive? — Je ne sais pas, murmura Manuela. - Il a dû coûter très cher, le landau? J'ai vu le même aux Prix Uniques. — Cela m'étonnerait. Le landau qu'a acheté Pablo ne vient pas des Prix Uniques. Il est démontable. - Aux Prix Uniques aussi, ils sont démontables. As-tu vu le rayon pour enfants? Non? Moi, je le connais, s'entêta Michèle. — Qu'est-ce qu'il n'a pas fait, Pablo, pour Laurent, depuis qu'il est dans notre secret! — Et pour Caroline... » dit Michèle. Pablo donnait avec la largesse des pauvres gens. C'était lui qui avait acheté les montants du lit, le sommier, le matelas qui occupaient la chambre du fond où couchait Caroline. Il avait remplacé la grille à coke par un poêle tout neuf à feu continu. C'était lui qui assurait le ravitaillement en charbon.

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Caroline prenait la plupart de ses repas avec le bonhomme, dans son échoppe. Elle faisait le ménage et la cuisine du vieil Espagnol. Mais elle était libre quand elle le voulait. Laurent ne restait jamais seul. Manuela et Michèle auraient bien voulu avoir, elles aussi, la permission de promener le bébé. « C'est toujours Caroline, disait Michèle. — Pour nous, ce ne serait possible que le jeudi et le dimanche, disait Manuela. Et ces jours-là, les jardins sont pleins de monde. » « A Noël, nous aurons dix jours de congé, se promettait Michèle. Ce sera notre tour de sortir Laurent dans son landau. » Caroline était devenue presque coquette. Elle avait une robe et une veste neuves. Elle était même allée chez le coiffeur pour la première fois de sa vie. Mais ses cheveux rebelles n'avaient pas voulu se plier aux ondulations, et Caro restait coiffée en chien fou. Quand elle promenait Laurent, elle prenait des précautions infinies. En bas, il fallait faire le guet avant de sortir le landau remisé dans la cour. Elle prenait la rue Taillefer à l'opposé de la place Maublanc. Et vite, vite, gagnait les terrains vagues, les ruelles qui la conduisaient hors du quartier où elle risquait de rencontrer des visages connus. Comme elle était fière de promener ce beau bébé!... Son visage pâle s'empourprait, quand une autre maman qui roulait, elle aussi, la voiture de son enfant s'arrêtait pour admirer le marmot, beau, frais et tout rosé dans la jolie barboteuse que Caroline lui avait tricotée. * * *

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Désormais, le père Ortega venait au 33 de la rue Taillefer presque tous les soirs, après le dîner. Il regardait Caroline donner au bébé le dernier biberon, et le changer pour la nuit. Il prenait le petit sur ses genoux. « II grandit et forcit à vue d'œil, tu sais, Garo. Quel beau petit bout d'homme. Plus je le regarde.... » Pablo avait le sourire béat d'un vieil homme pleinement heureux. Il était chez lui dans la maison des trois filles. Et Caroline, souriant à l'avance, attendait l'inévitable plaisanterie que ne manquerait pas de faire le bonhomme : « El ojo del amo engorda el caballo. » C'était un proverbe espagnol : « L'œil du maître engraisse le cheval. » L'œil du maître.... C'était plutôt l'œil attendri d'un bon grand-père. Le bonhomme se sentait déjà très attaché à ce petit enfant. Cependant, l'idée ne le quittait pas, qu'il faudrait, au plus vite, régler sa situation, et savoir à qui le rendre.

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CHAPITRE XI LA MAISON EST EN ÉMOI L'HIVER

s'annonçait très rude. Un vent glacé soufflait au long de la rue Taillefer où on pataugeait dans une épaisse couche de boue. Tous les pavés avaient été arrachés. C'est d'abord à la chaussée que les démolisseurs s'étaient attaqués. Durant quelques jours, les camions avaient fait gronder leur moteur dans la rue abandonnée. Ils charroyaient des tonnes de pierres, laissant derrière eux de profondes ornières dans la terre détrempée. « Un vrai marais, grommelait Pablo. Bientôt, on ne pourra plus s'aventurer ici qu'avec des bottes. » Les trois filles étaient chaussées de bottillons en 127

caoutchouc dont elles se débarrassaient sur le palier, avant d'entrer dans l'appartement. Une fois les pavés déblayés, l'équipe des démolisseurs n'était plus revenue. Les travaux se trouvèrent de nouveau suspendus. Un jour, un des compagnons qui travaillait chez les Plisner apporta à Caroline, dans l'échoppe de Pablo où elle était censée demeurer, un avis de la poste. On avertissait la jeune fille qu'elle avait un colis à retirer aux guichets. « Ce doit être de Marcel, dit Manuela à Michèle en riant sous cape. J'ai toujours pensé que c'était son fiancé. Il lui envoie sûrement une belle parure, peut-être une bague.... — Il est dans un port de guerre, dit Michèle. Toulon, je crois », dit Manuela. Michèle et Manuela attendirent avec impatience le retour de la Grande qui revint de la poste avec un paquet surchargé de timbres et de cachets. Les deux gamines en dissimulant du mieux qu'elles pouvaient leur curiosité, assistèrent au déballage du colis. « C'est pour Laurent! dit Caroline rayonnante. Un cadeau de Marcel. — Pour Laurent! Je croyais que tu n'avais pas tenu Marcel au courant, fit Manuela, pincée. — Il faut croire que si! coupa Caroline. Je n'ai jamais rien eu de caché pour Marcel. Il est en ce moment à Toulon. Je le sais par la dernière carte que j'ai reçue de lui. Mais vous voyez qu'il n'a pas oublié le petit. Regardez.... » Elle montrait triomphalement l'objet qu'elle venait de sortir de sa boîte. « Une poupée! s'exclama Michèle. — Bien trouvé pour un garçon ! ricana Manuela. Marcel aurait pu choisir un baigneur.

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— Un baigneur, c'est tout nu, remarqua Michèle. — Nous l'aurions habillé, dit Manuela, toujours de son air pincé. — Tu as vu, Manuela, le beau costume de cette poupée, c'est une Arlésienne. Tout en soie brochée. Et de vrais cheveux.... Elle ouvre et ferme les yeux. » Michèle était en admiration. La poupée avait de beaux yeux d'émail bordés de longs cils. Un châle de soie brillante croisait ses deux pointes sur un corsage brodé. Une minuscule coiffe de velours était posée sur sa chevelure d'un noir de jais. « A trois mois, dit Caroline, un bébé n'est ni fille ni garçon. Cette poupée sera le plus beau jouet de Laurent. » Pour le moment, le bébé Laurent n'était pas encore capable de s'intéresser à une éblouissante poupée parée comme une petite reine de Camargue. Il se contentait de porter à sa bouche ce nouveau joujou. Le soir de l'arrivée du colis, Pablo monta allègrement l'escalier, malgré sa mauvaise jambe qui le faisait souffrir. Lui aussi avait préparé une surprise. Un canard Donald et un Mickey, en caoutchouc, et qui tous deux laissaient échapper de petits cris quand on les pressait entre deux doigts. Mais en apercevant dans les menottes de Laurent cette poupée de contes de fées, le bonhomme garda ses modestes cadeaux dans sa poche, les réservant pour plus tard. « Tu tousses sans cesse », dit-il à Caroline. La Grande comprimait sa poitrine pour essayer, mais en vain, d'enrayer une quinte de toux opiniâtre. « Tu as dû prendre froid. — Ce n'est rien, Pablo, dit Caroline. — Rien! Rien!... et tes dents claquent. Fais voir un peu ton poignet. Le pouls bat vite et tu es brûlante. Tu as la fièvre?

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— Je vous assure que ce n'est rien, répéta Caro. — Tu vas pourtant me faire le plaisir de te coucher. Et tout de suite. Ou je me fâche pour de bon. On te posera des sinapismes. Michèle ira t'en chercher un paquet chez le pharmacien ainsi qu'un tube d'aspirine. Allez, au lit. » Caroline obéissait à regret. « C'est l'heure du biberon, dit-elle. — Manuela s'en occupera. Toi, Caro, cette nuit, tu vas te reposer tranquillement. Je veillerai ici, dans mon fauteuil. » Depuis quelques jours, l'ameublement de la pièce de devant s'était enrichi d'un vieux siège capitonné dont le velours était usé aux accoudoirs jusqu'à la trame. Pablo s'y installait pour fumer sa pipe chaque soir. A côté, Caroline reposait. Elle avait la fièvre. Décidément, c'était un mauvais jour. On avait même oublié la joie causée par l'arrivée du colis de Marcel. « Est-ce que Caroline dort? demanda Manuela à mi-voix. — Je crois que oui, répondit Michèle. — Tant mieux. — Pourquoi? — Elle n'a pas besoin d'autres soucis. — Qu'est-ce qu'il y a? murmura Michèle déjà inquiète. — Viens un peu. Laurent refuse son biberon. Déjà à la dernière tétée, il n'a presque rien pris. Maintenant, il vient de rendre tout ce qu'il avait avalé. — Pourvu qu'il ne tombe pas malade! » Le petit pleurait. Il geignait, plutôt. « Je t'assure qu'il a mal, dit Manuela. — Défais ses langes. Là... tu vois, il se calme un peu. » Mais le bébé ne gigotait pas joyeusement comme il avait l'habitude de le faire dès qu'on le démaillotait.

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« Est-ce que Caroline dort? » 131

Il continuait à gémir en pinçant ses petites lèvres. Évidemment, il souffrait. « Tu as vu, Manuela. Il se tord de coliques. Et quelle vilaine diarrhée. Mon Dieu ! Pablo ! Pablo ! — Qu'est-ce qu'il y a, petites? — Laurent est malade. — Un léger bobo.... — Il faut faire venir le médecin, dit Manuela. — Oh ! oui, Pablo ! insista Michèle. Et qu'il vienne vite. J'en connais un qui est nouvellement installé, rue Traversière. Je cours le chercher. — Il vaut mieux que ce soit moi, dit Pablo. J'y vais. D'ailleurs il est tard, et vous deux, les petites, vous devriez être rentrées chez vous. — Nous nous en irons dès que le docteur sera passé, dit Manuela. Va vite, Pablo. » Le vieux bonhomme endossa son manteau et sortit. Une demi-heure plus tard, il montait l'escalier accompagné du jeune docteur qui, ses consultations terminées, commençait ses visites. « Voyons ce bébé, dit-il. Défaites-le complètement. C'est un beau petit diable. La langue... un peu chargée. Allons, ne pleure pas, mon bonhomme. Là, là!... Oh! mais il a de la voix, le gaillard ! Vous pouvez le rhabiller. Et tenez-le bien au chaud. — Est-ce grave, docteur? demanda Michèle. - Mais non, petite. » La porte de la chambre du fond venait de s'ouvrir. Sur le seuil, Caroline que les cris du bébé avaient réveillée, aperçut le médecin. Il avait bouclé sa trousse. Assis devant le petit guéridon, il rédigeait une ordonnance. « Qu'est-ce qu'il y a? » murmura-t-elle sans voix. Elle avait passé un manteau sur ses vêtements de nuit. Sa pâleur était impressionnante. En chancelant, elle fit

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quelques pas à travers la chambre, prit Laurent, le serra dans ses bras. « Rassurez-vous, dit le docteur. Vous n'avez rien à craindre pour le bébé. Cette nuit, il fera un peu de fièvre. Il a pris froid. Faites-lui des enveloppements sinapisés. Dans deux jours, il sera complètement remis, et cette méchante colique ne sera plus qu'un mauvais souvenir. Ah! je vous préviens. Il pleurera sans doute beaucoup quand la moutarde lui brûlera le dos. Laissez l'enveloppement au moins dix minutes, même si l'enfant crie. » Caroline étouffa une quinte de toux si violente qu'elle lui secouait la poitrine. « Oh! mais, mademoiselle, dit le docteur, c'est vous, bien plus que le bébé, qu'il va falloir soigner. — Qu'est-ce que j'avais dit? grommela Pablo. Auscultezla, docteur. Je crains qu'elle ne fasse une forte grippe. — S'il ne s'agissait que d'une grippe, dit le médecin au bout d'un moment.... Mais les deux poumons sont congestionnés. Pour enrayer le mal, je vais prescrire ce qu'il faut : le lit, de la chaleur, et pas d'imprudences. Je reviendrai demain. Dès maintenant, je vais faire une piqûre. » Lorsque Caroline fut couchée, le docteur prit congé. Michèle courut chez le pharmacien chercher les médicaments. Pablo dut se fâcher pour empêcher Caroline de se lever. Elle voulait préparer elle-même l'enveloppement sinapisé du bébé. Michèle et Manuela s'en chargèrent. Elles démaillotèrent Laurent, le portèrent près du poêle. L'enfant se tordait comme un ver coupé. Les deux gamines ne se sentaient pas le courage de maintenir l'emplâtre de moutarde sur le corps du malheureux poupon. Dix minutes, avait dit le docteur. Une véritable torture pour les deux petites. Laurent avait très mal.

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Les deux poumons sont congestionnés. 134

« Mais puisque c'est pour son bien... » grommelait Pablo en enfermant dans ses gros doigts la poitrine du bébé, pour que l'enveloppement adhère bien et donne une réaction violente. De grosses gouttes de sueur coulaient sur le front du vieil homme qui supportait mal, lui aussi, de voir Laurent souffrir. « Ajax!... » Manuela n'eut que le temps de se jeter au-devant du chien. Ajax connaissait Laurent. Il .montait sans cesse la garde près du berceau. Aux premiers cris de l'enfant, le grand chien s'était dressé. Il avait vu, maintenu dans les grosses mains qui l'emprisonnaient, le poupon congestionné et qui s'étouffait dans ses larmes. Aussitôt, sauvagement, prêt à mordre, Ajax s'était élancé. Si Manuela ne l'avait pas attrapé par son collier, le chien-loup aurait sauté à la gorge de Pablo. Le petit, à bout de souffle, fut reposé dans son berceau. Michèle et Manuela repartirent chez elles. Pablo, qui ne voulait pas laisser Caroline seule, prit ses dispositions pour passer la nuit dans son fauteuil. Il était vieux, le père Ortega. La tête appuyée aux coussins, il ne tarda pas à s'assoupir. Il se réveilla vers minuit, et au petit jour, pour bourrer le poêle de charbon. Mais à chaque fois, il se laissa reprendre par le sommeil. Caroline semblait dormir. Son souffle était rauque et saccadé. La fièvre la brûlait. La nuit lui parut interminable. Pourtant, elle veillait encore sur le sommeil agité du bébé. Sans que Pablo s'en aperçoive, elle sautait du lit, toute frissonnante, dès que Laurent commençait à se plaindre. Elle renouvelait la bouillotte, donnait les potions prescrites par le médecin. Pendant une heure ou deux, les douleurs du petit s'apaisaient.

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Au matin, Caroline était complètement épuisée. Sa fièvre avait encore monté. Elle avait repris froid. Michèle et Manuela, très inquiètes de savoir comment la Grande avait passé la nuit, coururent rue Taillefer avant de se rendre à l'école. Le soir, dès la sortie de classe, elles revinrent à l'appartement où le père Ortega, un peu désemparé, donnait ses soins à Caroline et s'occupait du bébé du mieux qu'il pouvait. Il était bien embarrassé, le vieux Pablo. Car il fallait aussi régler le problème du sort de Laurent, et pour l'e moment cela lui était impossible. La journée passa. Le soir, le docteur vint tard. On s'impatientait en l'attendant. Dans la maison, tous les cœurs étaient en peine. Le médecin rassura Pablo et les deux gamines. Le petit Laurent était vigoureux. Demain, on pourrait recommencer à l'alimenter prudemment. Caroline demeurait très abattue. Pourtant, sous l'effet des piqûres, sa fièvre qui avait donné tant d'inquiétude cédait un peu. La Grande, qui avait tant mérité de recueillir le premier vrai sourire de « son » bébé, n'eut même pas cette joie. Michèle et Manuela, empressées autour du petit tout nu et gigotant, alors qu'elles lui faisaient sa toilette, partagèrent toutes deux cette merveilleuse récompense. Laurent ne riait pas aux anges. Son regard ne se perdait plus dans le vague. Au fond de ses prunelles, on voyait jaillir une petite source. Les yeux du poupon cherchaient ceux de Michèle, ceux de Manuela. Et plissant ses fossettes, il répondait à leur sourire en égrenant de joyeux cris. Comme le docteur l'avait prédit, Laurent reprit très vite ses belles joues rosés et son appétit de petit ogre. Malheureusement, la convalescence de Caroline promettait d'être plus longue.

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II fallut s'organiser, faire un peu de cuisine rue Taillefer. Délaissant son brasero, au coin de la place, Pablo avait pris à cœur son rôle de garde-malade et de bonne d'enfant. Il faisait griller sur la braise, dans la cheminée, d'épais biftecks de cheval pour Caroline. Durant ces dures journées, le vieil ami se dépensa sans compter, et il en négligea son enquête. « Que serions-nous devenues sans vous, Pablo? disait Manuela. — Je suis payé, petite. J'ai plus que ma part. » II s'était tout de suite, malgré lui, attaché à ce bébé qui n'avait pas mis longtemps à le connaître, et lui faisait risette en lui tendant les bras. Caroline reprenait lentement ses forces. Elle était amaigrie. Elle avait les yeux battus et toujours trop brillants, comme si la fièvre continuait à couver, prête à reprendre. « II ne faut pas risquer une rechute, avait dit le docteur à sa dernière visite. Surtout, qu'elle ne prenne pas froid! » Caroline voulait guérir et guérir vite, pour recommencer dès qu'elle le pourrait, à s'occuper de Laurent. Elle put bientôt quitter le lit, et faire quelques pas dans la chambre sans trop de fatigue. Un jeudi, elle prit son déjeuner, assise à la petite table en face de Pablo. Michèle et Manuela lui réservaient, ce jour-là, une surprise. Les deux gamines arrivèrent à l'appartement au début de l'après-midi. Dehors, il faisait un beau soleil d'hiver. Pablo ouvrit la porte. Michèle entra la première, un doigt sur les lèvres. « Chut, Caroline se repose-t-elle?... — Oui. » Manuela entra à son tour. Elle portait, bien emmitouflé dans ses bras, un autre bébé endormi : Joselito.

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« Le temps était si beau, dit-elle. J'ai supplié maman de me confier mon petit frère. Ça n'a pas été sans peine. J'ai dit que je ne ferais qu'un tour. Il faut que je rentre vite à la maison. » Quand Caroline s'éveilla, elle ne trouva pas près d'elle le grand chien-loup qui ne la quittait plus et passait ses nuits à ses côtés, allongé sur les couvertures. Ajax était assis près du lit où se tenait déjà Pablo, Manuela et Michèle, guettant le réveil de Caroline. La Grande ouvrit les yeux. Elle entendit le gazouillis de Laurent qui avait des foules de choses à dire à un autre bébé très éveillé. Manuela avait posé les deux enfants à côté de Caroline. Ils avaient vite fait connaissance. Un peu plus avancé que Laurent, Joselito s'était emparé de la poupée arlésienne. Puis la lançant sur le parquet, il saisissait à deux mains un de ses pieds et portait son gros orteil à sa bouche. Tout heureux, Laurent l'imitait. Oh! que cette rencontre de deux bébés était donc belle, dans le clair univers des tout-petits. Caroline, toute joyeuse, regardait s'amuser ensemble les deux poupons dont chacun était pour l'autre un jouet vivant. « Je reviendrai avec Joselito toutes les fois que je pourrai, dit Manuela. — Regarde Ajax. Il est jaloux », remarqua Michèle. Boudeur, parce qu'on ne faisait plus cas de lui, le chien demeurait étendu dans son coin. La joie habitait la maison. Ce jour-là, pour la première fois depuis qu'elle était tombée malade, Caroline passa son tablier blanc. Elle pouponna avec amour « son » bébé, et eut droit elle aussi à son plus beau sourire. Le poêle ronflait. Sur le réchaud, l'eau pour le thé chantait. Pablo faisait quatre parts de la grande tarte à la crème qu'il

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avait apportée. « Laissez votre pipe, Pablo. Vous savez bien que la fumée fait tousser Laurent.... — C'est bon... c'est bon... pour une malheureuse pipe.... — Alors, une seulement, Pablo. » Caroline n'avait pas été longue à reprendre en main la conduite de sa maison, « à régner », comme disait en riant Pablo. * * * Ce même soir, alors que les trois filles et leur vieil ami

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étaient assis autour de la table, sous la lampe, personne n'entendit le pas qui montait l'escalier en tâtonnant. L'homme qui connaissait la maison abandonnée était chaussé d'espadrilles maculées de boue. Il s'arrêta sur le palier, très intrigué. Il écouta. On parlait dans l'appartement. A ses pieds, il aperçut un rai de lumière sous la porte. « Diable, murmura-t-il entre ses dents..., voilà que l'étage est occupé. » . A ce moment-là, si les trois amies avaient jeté un coup d'œil du côté de leur chien, elles auraient compris que la bête avait senti une présence. Ajax se souleva à moitié. Les reins creusés, le poil frissonnant, il tourna la tête vers la porte. Il hésita, prêt à se lever. Les pas qu'il était seul à entendre redescendirent l'escalier. L'homme s'en allait, en suivant les murs. Il s'éloigna en direction des terrains vagues, regardant une à une les maisons, pour faire son choix. Un toit en valait un autre. Ce n'était pas la saison de chercher un abri sous les ponts. L'homme entra dans un couloir dont le vent faisait battre la porte. Il passerait la nuit dans cette échoppe. Demain, il reprendrait la route des chemineaux. Il trouva un coin dans une pièce qui avait encore des carreaux aux fenêtres. Il sortit de sa poche un morceau de bougie, l'alluma avec son briquet. Puis il déballa, d'un bout de sac noué avec une ficelle, les provisions de son dîner : un quignon de pain, un carré de fromage et une bouteille de vin. C'était l'ancien maître d'Ajax, celui qui l'avait si bien dressé à dérober les sacs aux passantes dans la rue.

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CHAPITRE XII EN LISANT LE JOURNAL ne devait jamais retrouver ce vagabond dont il avait été le compagnon pendant plus d'une année. L'homme qui monta un soir l'escalier du 33 de la rue Taillefer et trouva l'appartement occupé, parcourut encore bien des routes avec son bâton et sa besace à l'épaule. Il revint encore une fois chercher un abri au Carré Maublanc, bien plus tard. Le pâté de maisons avait alors été rasé. Mais entre-temps que de choses s'étaient passées dans cet immeuble du 33 où sous l'œil de Pablo, dans la tendresse des trois amies, le petit Laurent poussait à vue d'œil et devenait un magnifique bébé. AJAX

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Qui aurait pu se douter que le sort de l'enfant allait bientôt être réglé? Comment aurait-on pu s'imaginer que ce bébé soidisant abandonné et qui n'était à personne, avait pourtant une famille? Les trois filles vivaient un beau rêve. Laurent était à elles. Mais il appartenait surtout à Caroline. Pauvre Caro ! Si elle avait pu pressentir qu'à la veille de Noël, autour du sapin qu'on préparait avec amour, elle allait connaître la première grande peine de sa vie et un véritable désespoir. Durant tout l'après-midi du jeudi, Michèle et Manuela coururent les grands magasins. Pablo leur avait ouvert un large crédit, pour leurs achats. Il s'était chargé de se procurer le sapin chez la fleuriste. « II faut faire une surprise à Caroline, avait dit Manuela. — Vous comprenez, Pablo, depuis le temps qu'elle rêve d'avoir une photographie de Laurent! suppliait Michèle. Vous ne pouvez pas nous dire non. » Pour réaliser leur projet, les deux gamines avaient besoin de la complicité de leur vieil ami. Le jeudi était le jour de repassage de Caro à Lave au poids. Pour la première fois, Michèle et Manuela allaient pouvoir sortir le bébé. Au lieu de le promener dans un jardin, elles l'emmèneraient avec elles, à Paris, pour qu'il s'emplisse les yeux des illuminations des étalages. Elles avaient pris le métro, portant dans leurs bras le petit Laurent encapuchonné comme un Esquimau. Il était déjà lourd, ce poupon. Mais les deux gamines ne se lassaient pas de déambuler sur les trottoirs au milieu de la foule, s'arrêtant extasiées devant toutes les vitrines. Aux rayons des jouets, elles auraient voulu tout acheter, mais elles avaient vite vu le fond de leur bourse. Rien ne leur semblait trop beau pour Laurent.

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C'est dans un grand magasin du centre que Michèle et Manuela avaient choisi de faire exécuter la photographie qui serait une joyeuse »surprise pour Caroline : le petit Laurent dans les bras d'un immense Père Noël en robe rouge, coiffé d'un bonnet pailleté de neige, souriant dans l'immense barbe qui lui mangeait la figure jusqu'aux yeux. Laurent était ravi. Il n'avait pas eu peur de ce jouet géant qui, du bout de son doigt énorme, lui avait chatouillé le menton pour le faire rire. Grisées et toutes à l'enchantement de ces heures passées au palais des merveilles, Manuela et son amie avaient repris le métro pour remonter vers Saint-Ouen, les bras chargés de paquets. Caroline était revenue de son travail. Les deux fillettes avaient déballé devant la Grande toutes leurs richesses : les boules de verre de couleurs éclatantes, les écheveaux argentés de cheveux d'anges, les bougies rouges et vertes... et les jouets : le pantin articulé, le baigneur, l'ours en peluche qu'on accrocherait à l'arbre de Noël du petit Laurent. Puis, en grand mystère, Michèle déplia le carton où était enveloppée la photographie surprise. « Regarde, Caro.... » Dans les bras du bonhomme Noël, qui semblait le tendre pour vous l'offrir, Laurent rieur ressemblait à un baigneur rosé frisé, joufflu. Devant cette image qui allait prendre place sur la cheminée, les trois filles, un peu émues, avaient eu la même pensée. Ce bébé, leur petit Laurent, que le hasard avait fait entrer dans leur vie où il occupait une si grande place, c'était en somme un merveilleux cadeau. Un cadeau mystérieux comme ceux qu'un père Noël porte dans sa hotte, et dépose dans un coin de la cheminée. « Pablo! dit Manuela. Oh!... vous ne le regardez même pas! Voyez comme il rit, comme il est beau sur ce portrait ! 143

— Très beau, très beau, petite. — Quelle belle fête nous allons avoir chez nous ! — Commençons tout de suite à décorer le sapin, dit Michèle. Pablo, avez-vous préparé le socle que vous nous aviez promis pour que l'arbre se tienne bien droit? — C'est fait. — Où l'avez-vous mis? — Tu vas le trouver dans la cuisine, sous l'évier. Attention, la peinture est à peine sèche. » Qu'avait donc Pablo, ce soir? Lui qui d'habitude était si plein d'entrain, paraissait soucieux. Il ne participait pas à la joie de la maison. C'était à peine s'il avait fait cas du portrait du petit Laurent. Caroline, seule, s'était aperçue que leur vieil ami semblait préoccupé. Elle l'observait à la dérobée, inquiète elle aussi, comme si elle avait eu le pressentiment d'une menace pesant sur la maison. .Caroline voyait les deux gamines insouciantes, tout à la joie de décorer leur sapin. Malgré elle, son regard revenait au vieux bonhomme qui avait laissé éteindre sa pipe. Pablo, enfoncé dans son fauteuil, lisait le journal. Caroline s'approcha de lui, et à mi-voix : « Avez-vous des ennuis, Pablo? » lui demanda-t-elle. Le père Ortega releva brusquement la tête comme s'il avait été surpris dans ses pensées. « Des soucis, c'est beaucoup dire... fit-il de sa grosse voix bougonne qu'il s'efforçait de rendre naturelle. Vous croyez que je ne le vois pas? murmura Caroline. N'y fais pas attention, va, petite.... A mon âge, pour un rien, on est grognon. On se sent mal à l'aise dans sa peau. La jambe qui tire.... Ah! et puis si les choses allaient toujours tout droit, ce serait trop beau !

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Avez-vous des ennuis, Pablo? »

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— Dites-moi ce qui ne va pas, Pablo. — Mais rien.... — Rien? Moi, je sais. — Qu'est-ce que tu sais? — Il est de nouveau question des démolitions, dit Caroline. — Le fait est qu'on en reparle..., grommela Pablo. Un jour viendra où toutes ces vieilles maisons tomberont. Mais je crois que nous aurons du répit jusqu'à la fin de l'hiver. De toute façon, petite, fais-moi confiance. Tu sais que tu peux compter sur moi. — Oui, Pablo.... — On avisera. On s'arrangera. Surtout, Caro, je ne veux pas que tu te fasses du souci. Je suis là, moi ! » Le ton était bourru. Mais Caroline connaissait bien son vieil ami. Elle savait ce que cachaient ses façons de geindre et de se plaindre d'une mauvaise jambe. Le père Ortega avait voulu rassurer Caroline en essayant de lui cacher les ennuis qui, ce soir, le tourmentaient. Pablo se replongea dans son journal. Pour la quatrième fois, il relisait en troisième page, une colonne d'un fait divers parmi tant d'autres, sur lequel ses yeux étaient tombés par hasard. Ses lunettes sur le nez, le vieux bonhomme recommença sa lecture. UN MYSTÉRIEUX ENLÈVEMENT Hier après-midi, Josette, une petite bonne du quartier de la rue des Écoles, avait conduit au jardin du- Luxembourg où elle allait régulièrement le promener, le petit Jean X..., un bébé de deux mois, dont elle avait la garde. Suivant le rapport qu'elle fit aux enquêteurs, après avoir roulé la voiture de l'enfant dans les allées, elle s'était assise un 146

moment sur un banc. Quelques instants plus tard une dame était venue prendre place à côté d'elle. La jeune fille n'avait jamais vu cette inconnue. Mais il lui semblait maintenant, après les événements de l'après-midi qui l'avaient bouleversée, qu'elle avait déjà rencontré cette femme quelques jours auparavant, au cours de ses promenades dans le jardin. L'inconnue, simplement mais correctement vêtue, avait engagé la conversation, longuement admiré le beau bébé qui dormait dans son landau. Puis elle avait confié ses peines. Elle aussi avait un petit garçon de l'âge du bébé. Mais comme elle vivait seule à Paris et qu'elle était obligée de travailler, elle avait dû mettre l'enfant en nourrice, dans la grande banlieue, où elle ne pouvait aller le voir que très rarement. Vers les cinq heures, l'inconnue avait offert une collation à la petite bonne. Elle avait sorti de son sac quelques pièces de monnaie : « Allez, avait-elle dit, je veillerai sur le petit.... » Josette fit le tour du bassin et courut jusqu'à la baraque où on vendait des gâteaux et des chocolats aux enfants. Quand elle revint près du banc, sous les arbres, l'inconnue avait disparu, et la voiture du bébé était vide. Affolée, la jeune fille s'élança à la recherche de cette femme qui venait d'enlever l'enfant. Elle parcourut toutes les allées. La ravisseuse avait quitté le jardin par la porte la plus proche. Elle s'était perdue dans la foule. Plus tard, la police ayant été alertée, toutes les recherches demeurèrent vaines. Le hasard devait permettre de retrouver les traces de la fugitive, et loin de la rive gauche, à l'autre bout de Paris, dans le quartier des Puces. Deux agents intrigués par les allures suspectes d'une femme qui marchait sous la pluie, l'air égaré, l'avaient suivie. Elle portait un bébé dans ses bras. Elle ne paraissait pas bien savoir

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Elle portait un bébé dans les bras.

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où elle se dirigeait. Elle tournait au coin d'une rue, hésitait, revenait sur ses pas, repartait.... Après une heure de filature, les agents la virent franchir la porte d'un immeuble où elle entra, son fardeau dans ses bras. Ils l'arrêtèrent quand elle en ressortit, presque aussitôt après. Elle s'était débarrassée de l'enfant. On trouva celui-ci dans l'entrée, près de la porte de la concierge de l'immeuble. On pense que la malheureuse n'a pas toute sa raison. Il est probable que cette pauvre femme n'en est pas à son coup d'essai. Il y a déjà quelques mois, la police avait été saisie de disparitions de jeunes bébés, abandonnés ensuite par leur ravisseuse. Tous n'avaient pas eu la chance du petit Jean X... qui, lui, retrouva sa famille et fut rendu le soir même à ses parents. L'enquête se poursuit. Pablo plia son journal et le glissa dans la poche de sa veste. « Pablo, venez voir ! criait Manuela. - Aidez-nous à accrocher l'étoile tout en haut du sapin, dit Michèle. - J'arrive, j'arrive! » L'arbre de Noël resplendissait de lumières. Pour juger de l'effet, avant la fête, les deux gamines avaient allumé toutes les bougies. La grande étoile de papier d'argent accrochée par Pablo brillait au-dessus d'un ruissellement de cheveux d'ange qui tombaient en cascades des branches. « Viens voir, Caroline! — Ne faites pas tant de bruit, vous allez réveiller le petit.... - Oh! Pablo, dit Manuela, je suis certaine que jamais nous n'aurons eu un aussi beau Noël. - Pour sûr, petite.

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— Plus que quatre jours, dit Michèle. Ils passeront vite. — Eteins, maintenant, dit Manuela. Pablo, aidez-nous à porter l'arbre dans la cuisine. Laurent ne doit pas le voir avant la veillée où il sera tout illuminé. » Ce soir-là, il ne fut question que de cette soirée magnifique et du Noël de Laurent qui serait fêté en famille, « chez nous ». Tout avait été réglé longtemps à l'avance, grâce à Pablo. Chez les Sanchez, il y aurait aussi le sapin fleuri pour Joselito. Chez les Caron, on ne manquait jamais de fêter le soir de Noël en famille. Pablo avait parlé aux parents de Michèle et de Manuela. « Comprenez, madame Sanchez, moi qui suis si souvent reçu chez vous... c'est bien mon tour.... J'invite les petites.... — Venez plutôt à la maison, Pablo.... Vous allez tout mettre sens dessus dessous chez vous.... — Ne vous inquiétez pas pour moi. J'ai tout organisé. Et ça me fera tant de plaisir.... Après le dîner, j'irai chercher les petites. On attendra minuit chez nous. Un fameux petit réveillon... rien que des gâteaux. On allumera l'arbre et les fillettes auront chacune leur cadeau. — C'est trop, Pablo, c'est trop! - C'est encore moi qui serai gâté.... — Quel mal vous vous donnez pour ces enfants ! - Moi, mais je ne m'occuperai de rien. Vous oubliez que j'ai une gouvernante. Vous ne reconnaîtriez plus mon échoppe, depuis que Caroline mène ma maison. Ce sera une bonne petite ménagère, Caro, vous savez.... Alors, entendu, madame Sanchez. Pour Noël, je vous enlève Manuela. Les Caron sont d'accord. » Pablo avait tout prévu, tout organisé. Plus que quatre jours, comptait Michèle. Quatre jours à rêver de cette fête magnifique.... 150

Elle ne devait pas avoir lieu. Pour son Noël, Laurent ne tendrait pas les bras vers les boules de feu du sapin illuminé. Le pantin articulé, le baigneur et l'ours en peluche resteraient pendus par un fil doré à une branche de l'arbre. Personne ne les décrocherait. « Do, do, l'enfant do... » chantait à côté Caroline en berçant le bébé dans ses bras. C'était le dernier soir où Caro, dans l'appartement de la rue Taillefer, chanterait pour endormir un enfant trouvé qu'elle avait imaginé être vraiment à elle.

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CHAPITRE XIII A CHAQUE JOUR SUFFIT SA PEINE lendemain, Pablo alluma comme d'habitude son brasero au coin du passage Gaudry. Il cassa son charbon, tria ses marrons, les mit à griller sur la plaque de tôle. Le bonhomme s'impatientait. Il attendait le garçon, un petit rouquin du quartier, qui le remplaçait parfois, depuis quelque temps, devant le fourneau, et qui gagnait un peu d'argent en débitant les poches de marrons et de cacahuètes. Grâce à cet apprenti, le commerce de Pablo marchait, sans lui, tant bien que mal. LE

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« Qu'est-ce qu'il fait donc, ce matin? grommela le père Ortega. Ah ! te voilà tout de même! » Le gamin qui avait traversé la place Maublanc, arrivait en courant. « II y a une demi-heure que tu devrais être ici, bougonna Pablo. Ton café t'attend sur le gaz, dans l'échoppe. Caroline te donnera du saucisson avec ton pain. Veille au fourneau. Moi, je file. Caroline!... Voilà! — J'ai une course à faire dans le quartier. Je ne serai pas longtemps absent. Tu passeras chez le boucher. N'oublie pas le pharmacien, et le lait en poudre. » Pablo enfila cette vaste cape à manches qui ressemblait à un manteau de berger, et en boitillant, suivit l'étroit trottoir jusqu'à l'impasse du Levant. Il salua le père Plisner qui faisait claquer son fouet aux oreilles de son cheval attelé à une charrette chargée de vieille ferraille. A l'angle de la place, Pablo s'engagea dans la rue Traversière et la suivit jusqu'au carrefour des Puces. Il dut revenir sur ses pas. Absorbé dans ses réflexions, il avait dépassé le bel immeuble de brique rouge. Il traversa le jardinet bordé d'une petite haie de buis taillés, et monta les marches du perron. La porte de la loge était entrouverte. Il frappa. « Ah! c'est vous, Pablo. Entrez! — Un petit bonjour en passant, madame Bourrache. — Mon ménage n'est pas fait. Et il attendra. Telle que vous me voyez, je suis toute retournée. Vous devinez pourquoi ? — Je m'en doute un peu, dit Pablo. — Cette femme qui est dans le journal... vous savez, la voleuse d'enfants. Attendez.... — J'ai lu l'article hier soir, dit Pablo. — Mais vous n'avez pas vu le journal du matin.... Tenez. Regardez.... Sa photo est là, en première page. » C'était une femme encore jeune au visage marqué

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par la misère et le chagrin. Une écharpe noire couvrait ses cheveux noués sur la nuque en chignon serré. Elle était pâle. Son regard étrange, apeuré, avait quelque chose d'égaré. « Vous pensez si je l'ai reconnue tout de suite, dit la concierge. Il paraît qu'elle n'habite pas très loin du quartier. Excusez-moi une minute, monsieur Pablo. Je crois qu'on me demande. » Sur le seuil de la porte un homme attendait qu'on lui fasse signe d'entrer. Il portait un imperméable gris et un feutre un peu déteint. « Madame Bourruche? - C'est ici.... — Police. — Entrez, monsieur l'inspecteur. Entrez.... Je ne peux pas dire que je vous attendais. Mais votre visite ne me surprend pas. C'est au sujet de cette femme?... — Oui. Je fais une petite enquête dans le quartier. La connaissiez-vous? — Je l'ai vue deux fois, dit la concierge. On peut même dire qu'elle m'avait passablement intriguée avec ses façons. Elle avait l'air d'une folle. — Vous dites qu'elle est venue deux fois? demanda l'inspecteur. Qu'est-ce qu'elle voulait? Qu'est-ce qu'elle vous a demandé? — Rien. — Elle vous a bien parlé? — Oui. De choses insignifiantes. Je ne l'ai pas fait entrer. Elle est restée sur le palier. Elle regardait autour d'elle, avec des yeux vagues. On aurait dit une somnambule. — Je vois, je vois, dit l'inspecteur. Continuez. Elle est revenue une seconde fois. — Le lendemain, dit la concierge. — Et alors?.,.

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« Je vois, je vois », dit l'inspecteur. 155

— La première fois, je l'avais forcée à accepter une petite pièce. Elle m'avait fait de la peine dans sa robe élimée. Il y a de la misère qui est fière, monsieur l'inspecteur. Mais quand elle est revenue le lendemain, elle n'a pas osé entrer. Je l'ai vue à travers ma fenêtre. Elle était plantée sans bouger sur le trottoir. Elle avait toujours son air égaré. Elle fixait l'entrée de la maison, l'escalier.... Intriguée, je suis sortie devant ma porte. Alors, comme si elle avait été prise de panique, elle s'est sauvée. Elle est partie en courant du côté des Puces. Je ne l'ai pas revue depuis. Je crois comprendre, dit l'inspecteur. Je note.... » II écrivit quelques lignes sur un calepin qu'il avait sorti de sa poche. « Et cette première visite... essayez de vous souvenir exactement. Elle remonterait à quand? — Vers la fin novembre.... — Êtes-vous sûre?... Réfléchissez. C'est très important. Je pourrais même préciser. C'était le 30... le joui où on a livré le mazout pour le chauffage. — Je vous remercie. » La concierge ne pouvait se douter de l'intérêt que présentait son témoignage pour l'enquête de l'inspecteur. Pablo qui n'avait pas perdu un mot de la conversation était absolument bouleversé. « Nous reviendrons vous voir, madame, dit le policier. Sans doute bientôt, et avec cette pauvre femme. Elle n'a plus toute sa raison depuis le terrible malheur qui lui est arrivé. Elle a perdu l'an dernier, d'une mauvaise fièvre, son bébé, un enfant de deux mois. Elle a failli mourir de chagrin et ne s'est jamais remise de ce choc. Depuis, la malheureuse vit dans un rêve. Il lui arrive d'avoir des absences de mémoire, d'oublier qu'elle a perdu son enfant. Que se passe-t-il dans sa pauvre tête?... Peut-être croit-elle le reconnaître dans les jardins où on la voit rôder. Elle regarde tous les bébés dans leurs landaus. Elle 156

parle aux jeunes mamans assises sur les bancs de la promenade. — C'est-il Dieu possible ! » murmura la concierge. Pablo, la gorge serrée, écoutait. Il pensait au petit Laurent que Manuela et Michèle avaient trouvé un soir, à la fin de novembre, enveloppé dans son manteau blanc, au pied de l'escalier, au fond de l'entrée de cet immeuble. « Ce n'est pas la première fois que cette pauvre femme s'enfuit ainsi d'un jardin avec un bébé dans les bras, poursuivit l'inspecteur. Elle n'a qu'une idée : revenir chez elle, dans son quartier. Mais quand elle a retrouvé sa maison, qu'elle est seule avec le petit, peut-être recouvre-t-elle une lueur de raison. — Elle doit sentir que ce n'est pas le sien... dit la concierge. — Sans doute.... Alors, affolée, elle sort, elle court dans les rues, et sous un porche elle abandonne le bébé, qu'elle a habillé dans les vêtements de son enfant, celui qu'elle a perdu. » Pablo était tout pâle. Sa main tremblait sur le tuyau de sa pipe. « Vous dites que vous reviendrez? demanda la concierge. Et avec cette femme? — Oui, dit l'inspecteur. Mais je pense que ce sera inutile. Nous savons que la pauvre innocente a enlevé un autre enfant, au début de l'hiver. C'est probablement dans l'entrée de votre immeuble, madame, qu'elle a dû déposer le petit. Depuis, elle est revenue ici, à plusieurs reprises, attirée malgré elle. — Mais alors ce bébé... qui l'aurait trouvé? dit la concierge. Qu'est-il devenu? — C'est l'objet de notre enquête, conclut l'inspecteur. Je doute qu'elle aboutisse jamais. »

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« Elle doit sentir que ce n'est pas le sien. »

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L'homme prit congé. Pablo resta seul avec cette vieille femme toute agitée d'être mêlée indirectement à un fait divers, et qui rêvait déjà d'avoir son nom dans le journal. « Vous voilà tout retourné, monsieur Pablo, dit-elle. Vous ne vous sentez pas bien? Entre nous il y a de quoi. Moi aussi, je suis bouleversée. Quand on pense à cet innocent qui a été déposé là, devant ma loge, et qui a disparu.... Vous vous en allez déjà? — Je dois rentrer, madame Bourruche. — Repassez un de ces jours, monsieur Pablo. Je vous tiendrai au courant. A bientôt. » Pablo revint lentement vers le Carré Maublanc. Il marchait les épaules voûtées, remuant mille pensées dans sa tête ! Depuis près d'un mois, dans Paris, une maman inconsolable à qui on avait enlevé son enfant, l'avait cru perdu pour jamais. A l'heure actuelle, elle ignorait que le petit garçon avait été recueilli par deux gamines du quartier des Puces. Ce bébé, c'était le petit Laurent qu'avaient adopté trois filles du Carré Maublanc, trois filles qui avaient dépensé autour de lui tout ce qu'elles avaient dans le cœur de tendresse. Laurent.... En ce moment Caroline devait procéder à la toilette du matin. Il jouait dans son bain, avec son, baigneur et son poisson rouge en celluloïd. Ah!... Lorsque Caroline allait apprendre la vérité!... Pourtant, il fallait prendre une décision et vite. La pluie se mit à tomber. Pablo continua d'avancer sous l'averse, courbé en deux, l'échiné cassée, sans se soucier de boutonner son vaste manteau de berger dont le vent faisait voler les basques. Il ne voyait pas les passants qui le croisaient. Il obliqua à travers la place comme s'il voulait s'engager dans la rue Taillefer. Puis, brusquement, il bifurqua en direction du passage Gaudry. 159

Pablo s'arrêta et, brusquement, sa résolution fut prise. 160

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Le gamin, qui faisait griller les marrons sur le brasero, était à sa place sous la toile de tente du petit café. Pablo arrivait à la porte de son échoppe. Il n'y avait plus personne chez lui. Caroline, après avoir fait le ménage, avait dû courir à l'appartement pour donner ses soins à Laurent. La pluie maintenant tombait en longues rafales, balayant le trottoir. Plus un seul passant.... Tous avaient cherché un abri. La place Maublanc était déserte. Pablo s'arrêta. Et brusquement, sa résolution prise, il fit demi-tour, face au vent et à la pluie. L'eau ruisselait sur son visage et traversait son vieux manteau. Il ne sentait plus sa mauvaise jambe. Il allongeait le pas. Aussitôt franchie l'entrée de l'impasse du Levant, le bonhomme tourna dans le passage voûté qui, par la rue des Rosiers, conduisait directement dans le centre. C'était là que se trouvait le commissariat de police.

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CHAPITRE XIV QU'EST DEVENUE CAROLINE? L'AUTO,

étincelante comme un énorme scarabée, s'arrêta dans la rue Taillefer, devant la porte du 33. « C'est ici », dit Pablo. La dame en manteau de fourrure était descendue de la voiture. Elle regardait l'immeuble délabré que consolidaient des madriers. La rue abandonnée s'enfonçait entre ses maisons sordides. Des débris de tuiles et de plâtre jonchaient la chaussée dépavée. Pablo devinait sans peine les sentiments qui animaient cette femme. C'était peut-être la première fois qu'elle pénétrait dans les quartiers de la misère. Elle devait être désemparée, après les révélations qui lui avaient été faites ce matin même.

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Au commissariat de police, Pablo avait raconté en détail dans quelles circonstances Manuela et Michèle avaient trouvé, rue Traversière, un petit enfant abandonné. Il avait dit l'entreprise insensée des deux gamines, et comment lui, un vieux bonhomme, s'était laissé attendrir par Caroline et les deux petites qui dans leur folle imprudence avaient cru n'obéir qu'à leur bon cœur. Il avait parlé de son enquête. Il avait cru bien faire, en laissant l'enfant, là où il était bien soigné, sous sa surveillance. Pablo avait obtenu d'aller prévenir la maman de Laurent, dont on lui avait donné l'adresse. Il s'était aussitôt rendu au petit hôtel particulier que les parents du bébé occupaient, dans le quartier Latin, derrière le jardin du Luxembourg. La maman était seule. Avec tous les ménagements possibles, Pablo lui avait annoncé la nouvelle. Laurent était retrouvé. On allait rendre l'enfant à sa mère. Il avait expliqué de nouveau comment trois filles dont l'aînée avait à peine seize ans s'étaient ingéniées à organiser une maison, après avoir adopté le petit. Pablo avait tout dit : les travaux de couture, les heures de repassage à Lave au Poids, le dévouement de Caroline, la bonne volonté de Michèle et de Manuela. En écoutant le vieil homme, la maman n'arrivait pas à surmonter son émotion. Impatiente de se rassurer, de reconnaître l'enfant qu'elle avait cru perdu, elle avait voulu se rendre tout de suite au Carré Maublanc. L'auto l'avait conduite avec Pablo rue Taillefer. « Je vous montre le chemin, madame », dit Pablo. Derrière le vieil homme qui trébuchait à chaque marche, la dame montait, le cœur serré d'angoisse. Sur le palier, devant la porte, elle eut une légère défaillance. Elle ne pouvait pas croire encore au grand bonheur qui la bouleversait. Mais quelle surprise dès le seuil !

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Au lieu de la misérable chambre qu'elle avait imaginée, elle découvrait un appartement coquet, très gentiment décoré. Et si net... si propre.... Elle avait vu, bien rangées à côté de la porte, les paires de patins de feutre dont se servaient les trois filles pour ne pas ternir l'éclat de leur beau parquet ciré. De jolies gravures ornaient les murs clairs que Pablo avait ripolinés pendant de longues veillées. Des coussins de cretonne garnissaient le petit divan où étaient répandus les jouets du bébé. Il y avait des fleurs fraîches dans un vase sur la cheminée. Devant la fenêtre, sur le guéridon, Xavier, le poisson rouge, tournait dans son bocal. A côté dans un sous-verre, le bébé Laurent souriait dans les bras d'un père Noël! « C'est lui », murmura la dame. Elle demeurait sans voix, les yeux mouillés, mais à travers ses larmes, elle souriait à l'image d'un gros poupon qui avait maintenant des cheveux plus abondants, un air plus éveillé, et qu'elle reconnaissait à peine. Un petit enfant change si vite. « Je veux le voir, dit-elle. Où est-il?... — A côté, madame, dit Pablo. Venez.... » Il ouvrit sans bruit la porte donnant sur la chambre du fond. « Chut! il dort », murmura Pablo, un doigt sur les lèvres. La maman écarta les rideaux de fine mousseline, puis penchée sur le bébé endormi, et sans oser tendre les bras, elle demeura un long moment à réaliser la joie qui lui emplissait le cœur. « Il est beau », dit Pablo. Incapable de prononcer un mot, la maman demeurait en extase devant le petit. Près de la lèvre, elle voyait le grain de beauté, la minuscule tache noire. Elle voyait sur le bavoir brodé de fleurettes rosés, la broche en or où le nom de Laurent était gravé.

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Le bébé s'éveillait. Il faisait clignoter ses paupières, et avec le revers de sa menotte, frottait son petit nez retroussé. Il ouvrit les yeux. D'habitude, c'était le visage de Caroline qu'il voyait penché au-dessus de lui. Intrigué, il fixait cette personne étrangère à son univers d'enfant. Il aperçut Pablo et lui sourit. « Mon petit Laurent!... » La maman l'avait pris dans ses bras, le serrant sur sa poitrine, et caressant sa joue à celle du bébé. Dans leur émoi, Pablo et la dame n'avaient pas entendu la porte s'ouvrir sur le palier. C'était Caroline. Elle tenait à la main son filet à provisions, quelques achats pour SOD déjeuner et celui de Pablo, une boîte de lait en poudre. Elle entra, dans la cuisine, pour y déposer son filet. A côté, Laurent commençait à pleurer. « Êtes-vous là, Pablo?... — Je suis là. — Laurent.... Laurent.... allons, ne pleure pas. » En entendant la voix de Caroline, le bébé s'était tu, avalant ses larmes. Caroline courut vers la chambre. Elle s'arrêta, clouée sur place. Là, devant le berceau, une femme inconnue, dans son beau manteau de fourrure, serrait Laurent dans ses bras. Elle s'avança comme un automate. Brutalement, sans réfléchir, Caro enleva le bébé, « son » bébé, des mains de cette dame qu'elle n'avait jamais vue. Aussitôt, elle remarqua l'air accablé de Pabla, le regard malheureux du vieux bonhomme qui se tenait tout gauche près du berceau. « Ecoute, Caroline.... » murmura-t-il. Mais Caroline avait déjà compris. Son visage était devenu d'une pâleur effrayante. La chambre tournait autour d'elle. Ses jambes ne la portaient plus. Elle chancelait.

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Pablo qui la soutenait vit avec quels yeux noyés de détresse la Grande fixait la vraie maman de Laurent. Caroline fit quelques pas vers la dame. Laurent avait retrouvé sa maman. Il vivrait heureux. Caroline oubliait son chagrin d'avoir à se séparer du petit et elle partageait la joie de la mère à qui elle rendait le bébé. Alors, avec un pauvre sourire, la Grande, dont les mains tremblaient un peu, tendit l'enfant à la dame. Elle était au bord des larmes. Brusquement, elle éclata en sanglots. « Laissons-la pleurer », dit Pablo. Il fallait abréger le plus possible les derniers moments de cette séparation. Caroline s'était ressaisie. Le visage un peu crispé, les yeux rougis, elle paraissait absente. Elle alla à l'armoire, l'ouvrit. Sur les étagères, tous les vêtements du bébé étaient 167

soigneusement rangés. Il y avait des langes, des couchesculottes, des chemisettes, des bavoirs, un anorak bordé de fourrure blanche, des brassières et des chaussons de laine que Caro avait tricotés avec amour pour le petit. La maman ne voulait pas les prendre. « Emportez-les, madame, dit Pablo. — C'est à Laurent », balbutia Caroline, la gorge serrée. Elle plia elle-même le trousseau dans une vieille valise du père Ortega. Elle mit dans un sac de plastique les biberons et les tétines. Par la porte entrouverte, la maman de Laurent avait aperçu l'arbre de Noël, tout paré pour la fête. Malgré son grand bonheur, elle sentait son cœur se serrer. « J'allais oublier les cadeaux », dit Caroline. Elle enveloppa dans un journal les jouets que Michèle et Manuela avaient achetés dans un grand magasin. Le moment était venu de se séparer. « Voulez-vous m'accompagner, mademoiselle? dit la dame. C'est vous que le petit connaît. Vous verrez la nouvelle maison qui abritera « votre » petit Laurent. » Elle avait dit : « votre petit Laurent ».... Caroline souriait à travers ses larmes. La Grande descendit l'escalier tenant le bébé à son cou. Elle prit place dans la voiture. Le chauffeur avait mis dans le coffre la valise et les paquets. Debout, sur le trottoir, Pablo regarda la longue voiture noire tourner du côté de la place, et disparaître au coin du carrefour Maublanc. Laurent était parti. Trois heures sonnèrent au clocher voisin. Pablo remonta à l'appartement. Il s'assit, la tête vide, dans son fauteuil, près de la carpette où Ajax dormait. La maison paraissait maintenant affreusement déserte.

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Pablo serait là, tout à l'heure, quand Michèle et Manuela, en sortant de l'école, monteraient l'escalier en chantant. * * *

C'est encore dans les bras de Caroline que Laurent pénétra dans la maison de ses parents et retrouva sa petite chambre. Elle était restée fermée depuis deux mois. Il y avait un berceau peint en bleu, beaucoup plus beau que celui de la rue Taillefer. Par terre, un tapis moelleux où le petit pourrait se traîner à quatre pattes. Dans un coin, près de la mignonne armoire à glace, décorée d'animaux et de fleurs, un parc acheté longtemps à l'avance, où le bébé, quand il en aurait la force, s'exercerait à faire ses premiers pas. Et des jouets... des jouets.... Caroline était toute éblouie par ce luxe. La chambre

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de Laurent ressemblait à celle d'un petit prince. Bonne et très douce, la maman qui n'eut pas le courage de la sermonner parla à Caroline avec une vraie tendresse. Jamais elle n'oublierait ce que la grande fille avait fait pour son enfant. C'est encore Caroline qui prépara le biberon. Quand Laurent fut rassasié, elle le coucha dans le moïse bleu. Maintenant, elle allait partir. Elle s'était promis de ne pas pleurer. Elle embrassa une dernière fois « son bébé » déjà à moitié endormi. « Vous reviendrez le voir, mademoiselle... puisque vous connaissez la maison. C'est promis, n'est-ce pas? — Merci, madame. — A bientôt, Caroline. A très bientôt. Vous n'allez pas rentrer toute seule à travers Paris. Le chauffeur va vous reconduire. — Non, merci, madame, non. » Elle avait hâte de se retrouver seule, seule avec son chagrin. De gros sanglots remontaient dans sa gorge. Elle n'avait pas pris de manteau et frissonnait. Dans la rue, il faisait un beau froid clair. Caroline traversa le jardin du Luxembourg, descendit le boulevard Saint-Michel. Sur la place, elle prendrait le métro pour remonter à Saint-Ouen. Sur le trottoir, la Grande courait presque. Les passants la bousculaient. Elle ne pouvait même plus pleurer. Elle avait dans la tête un grand vide. Ne plus revoir Laurent.... Etait-ce possible? La dame lui avait bien dit de revenir quand elle voudrait. Allons, il fallait être raisonnable. Ce bébé qui était toute sa joie, Caro devait l'oublier.... Au milieu de la foule, Caroline se sentait seule, absolument seule. Elle ne pensait même pas à la consolation qu'elle aurait à partager sa peine avec les deux petites, Michèle et Manuela, qui devaient l'attendre rue Taillefer. Elle courait, sans regarder devant elle, les cheveux dans la figure, le regard fixe. 170

Elle arrivait au coin du boulevard Saint-Germain, en face du passage clouté. Elle entendit le coup de sifflet de l'agent et les cris de ceux qui l'avaient vu s'élancer pour traverser la chaussée. Les voitures, bloquées au feu qui venait de passer au vert, démarraient brutalement dans le grondement des moteurs. Caroline entrevit à peine le camion qui faisait crier ses freins. Trop tard.... La grande fille dont les cheveux s'étaient dénoués et coulaient sur son visage couleur de cendre, avait été happée par l'aile, renversée et traînée sur la chaussée. Elle avait par miracle échappé à la roue qui l'aurait écrasée. Les passants s'étaient précipités. On avait étendu Caroline inanimée sur le trottoir. En hâte, un agent avait appelé policesecours. Quelques minutes plus tard, une ambulance s'était arrêtée au coin du boulevard. Les infirmiers avaient déposé la jeune fille sur une civière, et l'auto avait filé vers l'hôpital. * * * Et ce soir-là, au 33 de la rue Taillefer.... « Pablo, quelle heure est-il? — Bientôt sept heures. » Le vieux bonhomme a consolé du mieux qu'il a pu les deux petites. Il leur a appris la nouvelle, lorsqu'elles sont revenues de l'école. Michèle et Manuela ont eu un gros chagrin d'enfants. Elles aimaient de tout leur cœur le petit Laurent, mais leur attachement ne pouvait être comparé à celui de Caroline. Seule au monde, la grande fille avait reporté sur le bébé toute sa tendresse. En retour, Laurent avait donné à Caroline sa première joie....

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Les deux gamines s'inquiètent. Caro ne revient pas. « S'il lui était arrivé quelque chose, Pablo? dit Manuela. - Elle se sera attardée là-bas.... Elle aura vu la nouvelle maison de Laurent. Elle se sera occupée de lui une dernière fois.... Ne vous inquiétez pas. Je reste ici à l'attendre. Elle ne saurait tarder maintenant. Vous deux, rentrez sagement chez vous. Demain, j'irai parler à la maman Sanchez, et aussi chez toi, Michèle. Ne vous faites pas de soucis, mes petites. » Pablo resta seul avec Ajax. Les heures passèrent. Toutes les heures de la nuit.... Au Carré Maublanc, on ne devait avoir des nouvelles de Caroline que le lendemain dans la matinée. Après une nuit blanche, Pablo avait regagné son échoppe, la mort dans l'âme. Qu'est-ce qui avait bien pu arriver à Caroline? Le bonhomme essayait de chasser des pensées toutes plus folles les unes que les autres. A huit heures, son petit commis arriva pour tenir l'éventaire devant le brasero. Un accident, un accident, se répétait Pablo.... On le saurait. La police aurait été prévenue. Il se retint de courir au commissariat. Vers les neuf heures, le commis vint toquer à la porte. « Monsieur Pablo, on vous demande. » C'était un cycliste de l'hôpital. Caroline, après avoir repris connaissance, avait donné l'adresse du père Ortega. Le messager lui remit une lettre que le bonhomme déplia fébrilement. « Dieu soit loué!... » murmura-t-il après avoir lu. Et à son petit commis : « Je vais être absent toute la matinée. Tu déjeuneras tout seul. Il y a un reste de rôti froid.... Je file. »

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CHAPITRE XV C'ÉTAIT LA... toi, Manuela, laisse-nous parler, Pablo et moi. Occupe-toi de Joselito. - Oui, maman. — Pour le bain.... — Je sais, maman. — Elle sait! vous l'entendez! Allez, va vite. Alors, Pablo, je vous écoute. — Je vous ai tout dit, madame Sanchez.... — Un vieux bonhomme comme vous ! Elles vous ont mené par le bout du nez, ces trois filles. Quand cela va se savoir dans le quartier! — Ce serait à recommencer, madame Sanchez, que je.... 173

— Allons, allons, quand je pense que ces petites ont pu nous cacher cela... et avec votre complicité, Pablo! — N'en parlons plus, voulez-vous, madame Sanchez? J'ai cru bien faire. Et puis, je me suis, malgré moi, attaché au petit... à cette nouvelle vie.... — Et Caroline?... — Dès que j'ai été prévenu, j'ai couru à l'hôpital. J'y suis revenu deux fois depuis, et encore ce matin. Elle a eu plus de peur que de mal. Une épaule luxée, quelques contusions. Mais un gros choc, tout de même. — Elle sera vite remise.... — Elle sortira de l'hôpital vers la fin de la semaine, dit Pablo. Mais son moral m'inquiète. Vous n'avez pas idée comme elle s'était attachée à ce bébé. Absolument comme s'il avait été à elle. A elle toute seule. Les deux gamines ne comptaient plus. Le petit Laurent, c'était... c'était toute sa famille. J'ai bien pensé à une chose.... — Moi aussi, Pablo, dit Mme Sanchez. — Je parlerai à la maman du petit. — Est-ce qu'elle comprendra? — Bien sûr qu'elle comprendra!... Moi, madame Sanchez, j'ai toujours vécu en vieux garçon. Je suis de petite vie. Un œuf, une sardine et mon café.... Alors, je n'ai pas besoin de gouvernante. » II sourit. « Oui, je parlerai à la maman de Laurent. Il y a une place pour Caroline dans une si grande maison. Le petit la connaît. Elle l'aime. Ils ne doivent pas être séparés. J'ai promis quelque chose aux deux gamines. Demain jeudi, je les emmène voir Caroline. Je ne retournerai pas à l'hôpital cet après-midi. Savezvous pourquoi? — Je m'en doute, Pablo. Dites toujours. — Mon déménagement.... Façon de parler.... Mon vieux fauteuil et le lit-cage de Caroline. 174

— C'est vrai, dit en riant Mme Sanchez. Cette fois, alors c'est décidé. Ils font tomber les maisons de la rue Taillefer. - Ils avaient commencé par l'autre bout, dit le bonhomme. Mais voilà qu'hier, ils ont attaqué à la pioche de ce côté. Le 35 est démoli. » Ce jour-là, Pablo aidé de son petit commis coltina dans une charrette à bras le lit, le fauteuil et quelques ustensiles, de la rue Taillefer au passage Gaudry. Sur le pas de leurs portes, les voisins du quartier, passablement intrigués, avaient suivi les allées et venues du père Ortega. Les conversations allaient bon train. A part les Sanchez, les parents de Michèle et les Plisner, personne n'était au courant du secret des trois filles dont Pablo avait été le complice. Quand le mur du 35 avait été abattu, la toiture du 33 s'était aussitôt effondrée entraînant aux trois quarts une cloison de brique. Du trottoir, par la crevasse béante ouverte sur le côté de l'immeuble, on pouvait voir la pièce vide et nue maintenant, où Manuela et Michèle brodaient des tabliers à fleurs autour du petit guéridon... la cheminée en faux marbre si joliment repeinte par Pablo et la cuisine ripolinée de blanc. Dès le début de l'après-midi, les pelles mécaniques emplirent les bennes des camions qui se succédaient sans interruption et repartaient chargés de pierres et de gravats. Le soir, quand Manuela et Michèle revinrent de l'école, elles ne trouvèrent plus la maison qui avait abrité leur « cheznous ». A la place où elle s'élevait, s'étendait un large espace vide, un terre-plein défoncé. Parmi les décombres rôdait un grand chien-loup. « C'était là... » murmura Michèle. C'était là! 175

Ajax, l'échiné basse, suivit les deux amies vers le passage Gaudry. Lui aussi avait perdu sa maison. * * * Le lendemain, les deux miettes accompagnèrent Pablo à l'hôpital pour leur première visite à Caroline. La Grande était hors de danger. Mais elle avait bien pauvre mine. On n'aurait pas reconnu la grande fille vive, alerte, enjouée qui se dépensait autour de Laurent, toujours souriante et jamais lasse. Ses traits s'étaient flétris. A vivre dans l'air du bébé, dans le bonheur de l'avoir à chaque heure tout à elle, la Caroline aux cheveux ternes, qui triait des chiffons dans le hangar de la tribu Plisner, avait presque embelli. Son visage ingrat avait pris un peu d'éclat. Et là, sur ce lit d'hôpital, dans sa grosse chemise de toile, Manuela et Michèle avaient revu leur malheureuse amie qui essayait de leur sourire, qui les écoutait l'air absent, isolée dans son immense chagrin. Caroline avait perdu Laurent. Elle en restait inconsolable. Pablo se sentait aussi gauche, aussi embarrassé que les deux petites en face de cette détresse qui vous brisait le cœur. On ne pouvait rien pour Caroline. Que lui dire? Que lui promettre? Comme le silence était lourd autour de ce lit ! Le père Ortega et les deux petites se sentaient incapables de dire à la Grande qu'ils partageaient sa peine, et qu'ils l'aimaient bien. La visite allait prendre fin. « On a frappé », dit Pablo. L'infirmière entra. Elle n'était pas seule. Caroline avait à peine tourné la tête du côté de la porte. Aussitôt son visage se transfigura.

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Malgré la fièvre, son regard s'éclairait d'un immense bonheur. Quelques couleurs montaient brusquement à ses joues creuses. Ses lèvres et ses mains tremblaient. Elle se souleva sur son lit. Manuela s'était avancée pour la soutenir et l'aider. Mais déjà Caroline se tenait assise et tendait les bras. « Laurent!... » Le visage du bébé s'épanouissait en un large sourire. Il agitait les mains, les tendait vers la petite maman dont il reconnaissait la voix. « Laurent!... — Je vous l'ai apporté, dit la mère. Comme il est heureux de vous revoir! » Dans les bras de Caroline, le bébé gazouillait.

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* * * On revient par l'autobus. « Alors? dit Manuela. Vous avez parlé à la dame, Pablo? — Oui, je lui ai parlé. — Et qu'a-t-elle dit? — Elle y avait pensé aussi. Dans cette grande maison où on est toujours en réceptions, la maman de Laurent n'a personne pour s'occuper du bébé. — Alors, Caroline va aller habiter chez elle? dit Michèle. 178

— Oui. Elle sera comme de la famille, notre Caro. Si vous saviez comme je suis content.... En sortant de l'hôpital, on viendra la chercher, et elle ira directement là-bas.... Ah! mes petites.... On ne la verra plus beaucoup au quartier Maublanc.... — Mais elle nous apportera le petit quelquefois? dit Manuela. — Naturellement.... » Pablo a dîné chez les Sanchez. On n'a parlé que de Caroline. On était au dessert quand Joselito, qui se réveillait un peu grognon, a commencé à pousser de petits cris. Manuela s'est levée aussitôt. « Voilà Laurent qui pleure, dit-elle. Ne bougez pas, Pablo. J'y vais.... » La maman Sanchez et le vieux bonhomme avaient échangé un regard. La petite avait dit : « Laurent »... comme autrefois, là-bas, « chez nous »....

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ÉPILOGUE Nous voici au cœur de l'hiver. Le ciel bas touche les toits. La neige tombe à gros flocons. C'est l'après-midi d'un dimanche. Sous la toile délavée du petit café, on se serre autour du brasero. Michèle et Manuela sont là, à côté de Pablo. Dans un coin, entre le sac de charbon et la corbeille de marrons, Ajax tend le museau, comme s'il savait lui aussi qui on attend. « Trois heures, dit Manuela. Elle devrait être là. — Elle ne va pas tarder maintenant, dit Pablo. — Avec cette neige... murmure Michèle. — Dimanche dernier, il faisait un temps à ne pas mettre un chien dehors, dit Pablo.... Un vilain crachin. Cela n'a pas empêché Caroline de nous faire sa visite. — Elle n'y manque jamais, dit Manuela. 180

— Avec la voiture! dit Michèle. — Le petit aura encore fait des progrès, dit Manuela. — Sûrement. Ah! cette fois, nous allons l'emmener à la maison.... — C'était déjà chez toi, la semaine dernière. — Aujourd'hui, cela pourrait être chez Pablo », dit Michèle. Le bonhomme est ravi. La place est déserte. Les vieilles maisons du Carré Maublanc ont été abattues. La vue porte maintenant très loin, jusqu'aux quartiers neufs et aux gigantesques carcasses de fer et de ciment qui se dressent vers le ciel. Du coin du passage Gaudry où ils s'abritent sous la tente, Pablo et les deux filles tournent sans cesse leurs •'

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regards du côté des Puces, à l'autre bout de l'esplanade nue, où s'amorce la rue Traversière. Ils guettent l'arrivée de Caroline. « Trois heures passées, dit Manuela qui s'impatiente. Que fait-elle?... » On va revoir Caro.... On va revoir Laurent. Autour du gâteau de Pablo, dans l'échoppe, quand le petit aura avalé son yaourt et son jus d'orange, on parlera du temps passé. Du beau secret.... C'était hier et déjà cela semble si loin.... Manuela, la première, a aperçu dans le brouillard de neige l'auto noire qui tourne devant l'impasse du Levant. Elle ralentit, repart, coupant tout droit à travers la place. « La voilà! s'écrie Manuela. — Caro!... Caro!... » La joie est dans tous les cœurs. On s'embrasse.... Quel beau dimanche!...

Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur, Coulommiers-Paris. 55550-1-2252. Dépôt légal n° 2018 – 3e trimestre 1960.

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