IB Georges Chaulet Le bathyscaphe d'or 1966.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: Nature
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Georges CHAULET LE BATHYSCAPHE D'OR LE bathyscaphe d'or a disparu ! Dans le port espagnol de Santander, le prodigieux Neptune conçu par le commandant Croisic fait une démonstration de plongée sous-marine. Puis... on ne le voit plus ! Pepito, un jeune mécanicien qui rêve de devenir journaliste, va profiter de cet événement pour faire un reportage. Ah ! s'il pouvait le retrouver, ce bathyscaphe... quel merveilleux sujet d'article ! Mais où chercher ? L'Océan est immense ! C'est alors que Pepito a une idée...

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DU MÊME AUTEUR dans la Nouvelle Bibliothèque R.ose LES EXPLOITS DE FANTÔMETTE FANTÔMETTE CONTRE LE HIBOU FANTÔMETTE CONTRE LE GÉANT FANTÔMETTE AU CARNAVAL FANTÔMETTE ET L'ILE DE LA SORCIÈRE FANTÔMETTE CONTRE FANTÔMETTE PAS DE VACANCES POUR FANTÔMETTE FANTÔMETTE ET LA TÉLÉVISION LES 3D A LA CHASSE AUX TIMBRES LES 5D A L'HÔTEL FLOTTANT

dans la Bibliothèque Verte UNE RAPIÈRE POUR BÉATRICE BÉATRICE AU GRAND GALOP BÉATRICE A L'ABORDAGE

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GEORGES CHAULET

LE

BATHYSCAPHE D'OR ILLUSTRATIONS DE FRANÇOIS BATET

HACHETTE 307

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TABLE I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV.

POUR DEVENIR JOURNALISTE LES TROIS REPORTAGES IMAGINAIRES PEPITO TIENT SON SUJET LA « VERBENA » LA RÉCEPTION LE « NEPTUNE » EN PLONGÉE MOINS CINQ CENTS MÈTRES OÙ L'ON PARLE DU TÉLÉPHONE HYPOTHÈSES LES LUMIÈRES SOUS LA MER A BOUT DE SOUFFLE CAPTURÉS LE TRIOMPHE DE PEPITO ÉPILOGUE

8 17 30 44 51 61 74 85 103 115 129 148 157 172 178

Librairie Hachette, 1966. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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CHAPITRE PREMIER POUR DEVENIR JOURNALISTE leva les yeux. Accrochés à la façade, des tubes au néon traçaient en lettres blanches clignotantes le nom du journal : El Diario Santandenno. « Voyons,... est-ce que cela vaut la peine d'y aller? C'est chaque fois la même chose... « M. le directeur « n'est pas là, M. le directeur ne peut pas vous recevoir... Laissez votre adresse, on vous écrira... » II s'était immobilisé face à la haute porte de verre. Depuis quelques minutes, il faisait les cent pas devant la paroi transparente. Là, derrière, se trouvait un vestibule au PEPITO

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dallage brillant. Un escalier de marbre menait au premier étage, où devaient se situer la salle de rédaction et le bureau du directeur. Pepito hésitait à franchir le seuil de ce sanctuaire des lettres et de l'information, comme un infidèle qui n'ose s'aventurer dans une mosquée. Pourtant il n'avait rien d'un garçon timide. Il était entreprenant, énergique, optimiste, et entendait bien atteindre le but qu'il s'était fixé : devenir journaliste. Son métier d'aide-mécanicien ne lui convenait pas. Non qu'il fût maladroit de ses mains... Bien au contraire, il jonglait avec les clefs anglaises et maniait le marteau comme Vulcain lui-même. Mais ce n'était pas là son idéal. L'encre et le papier lui plaisaient plus que l'essence et le cambouis. Pour réaliser son rêve, Pepito s'était rendu dans les bureaux des deux quotidiens les moins importants de Santander, pensant obtenir une place aisément. Personne n'ayant jugé opportun de le recevoir, il s'attaquait maintenant au journal principal, sans trop se soucier de l'énorme distance qui séparait le grand journalisme d'un pauvre gamin dont la seule fortune consistait en un stylographe et beaucoup de bonne volonté. Il avait endossé son costume des dimanches, mis son unique cravate et sa seule paire de souliers convenables. Ils étaient bien un peu fatigués, ces souliers, mais son camarade Pablito, le petit cireur, les avait remis -à neuf en doublant la dose habituelle de cirage. Maintenant, il était prêt à affronter le directeur, tout comme à faire un reportage dangereux, à escalader les pentes d'un volcan en éruption, à suivre des soldats

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attaquant en première ligne, à explorer les fleuves inconnus de l'Amazonie ou les cratères de la planète Mars... « Vamos! (Allons-y!) » Pepe1 aspira une gorgée d'air, poussa délibérément la porte de verre et monta d'un pas vif l'escalier de marbre. Parvenu à l'étage, il ouvrit une seconde porte de verre et se trouva dans un hall dont la décoration moderne, de lignes sobres, évoquait un paysage tropical. A gauche, assise derrière un bureau de forme dite fonctionnelle, une hôtesse rousse, aux grands yeux noirs, pianotait sur les touches d'un interphone. Le jeune aspirant journaliste demeura immobile, debout, jetant autour de lui des regards qui dévoraient avec curiosité le moindre détail des locaux. Dans un angle, il y avait un cactus; en face, sur une porte de verre (encore une), se trouvait la mention Rédaction écrite en lettres d'or. A droite, une porte similaire s'ouvrait sur un couloir menant vers une direction inconnue. Au plafond, des tubes fluorescents projetaient une vive lumière blanche. « Vous désirez ? » Pepito sursauta. La charmante hôtesse dut répéter sa question : « Vous désirez ? » Le jeune visiteur s'inclina légèrement et demanda avec un sourire : 1. Pepe, Pepito, Joselito, Josito, sont les diminutifs de José (prononcez : Rossé), c'est-à-dire Joseph. Au féminin, Josénna, Fina, Pepa, Pépita. Notre héros se nomme José Vasquez.

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« Je voudrais voir le directeur. — C'est à quel sujet? » Pepito avala sa salive, et répondit : « Voici, mademoiselle, je voudrais devenir journaliste. — Journaliste au Diario Santanderino? — Oui, mademoiselle. — Et vous souhaitez rencontrer M. Novarro? — C'est le directeur, n'est-ce pas? — Oui. Mais il est absent en ce moment. » Pepito ne se démonta pas. « Bien. Puis-je parler, alors, au rédacteur en chef? — Il est parti pour Madrid ce matin même. — Bon. Je pourrai sans doute rencontrer un des rédacteurs ? — Hélas ! ils sont très occupés en ce moment. L'actualité ne leur laisse pas une minute de libre. Mais si vous voulez bien laisser votre adresse, nous pourrons vous écrire, dans le cas où nous aurions besoin de quelqu'un. » Pepito soupira et donna son adresse en sachant parfaitement que cela n'allait servir à rien. Il conserva néanmoins le sourire pour remercier la réceptionniste et la saluer. Il sortit du hall, descendit l'escalier et se retrouva sur le trottoir, les mains dans les poches, se demandant ce qu'il allait faire. Un bon journaliste, c'est certain, ne doit jamais se décourager. Il doit toujours faire face à l'adversité. Il doit être patient, tenace, infatigable. Oui. Mais Pepito n'était même pas journaliste... Il fit quelques pas, tête basse, réfléchissant, et faillit se heurter à une grosse Mercedes gris acier qui coupait le trottoir pour sortir de son garage. Pepe la 11

reconnut aussitôt. Une telle voiture ne passe pas inaperçue. Elle était déjà venue deux ou trois fois dans l'atelier de mécanique où il travaillait : c'est même lui qui avait procédé au réglage des vis platinées. Cette machine de grand luxe appartenait au directeur du Diario Santanderino. Le chauffeur, en uniforme, descendit pour refermer la porte, aperçut le jeune homme et le salua d'un cordial : « Holà! » Soudain Pepito se rendit compte qu'il tenait une chance de rencontrer l'inaccessible señor Novarro. Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt? Par l'intermédiaire du chauffeur, il pourrait peut-être approcher le directeur du journal? Il engagea aussitôt la conversation en faisant quelques LE BATHYSCAPHE D'OR 12

compliments sur la propreté et le brillant de la carrosserie, puis demanda s'il était possible de voir le directeur. Le chauffeur se gratta le menton, se frotta le front en rejetant sa casquette en arrière, puis dit avec quelque hésitation : « Mon petit, ce n'est pas très facile... M. Novarro est bien occupé, en ce moment... Mais je vais aller le chercher à son domicile, et peut-être qu'à son retour il pourra t'accorder quelques minutes,... s'il n'a rien de plus urgent.... — Bon! je n'en demande pas plus. Quand serez-vous de retour ? - Je pars maintenant. Il ne faut pas plus d'un quart d'heure pour aller au Sardinero et revenir. — Très bien. Je vais attendre. » Le chauffeur traversa le trottoir et tourna le dos à Pepe, afin de refermer la porte du garage. Pris d'une inspiration subite, notre héros ouvrit la portière arrière de la voiture, s'engouffra à l'intérieur et s'aplatit sur le tapis qui recouvrait le plancher, entre les dossiers avant et la banquette arrière. Puis il attendit. Le chauffeur se réinstalla en murmurant : « Tiens, il est déjà parti ? » démarra et prit la direction du Sardinero, le quartier chic situé un peu en dehors de Santander. Quelques minutes plus tard, la voiture s'arrêta. Le chauffeur descendit, puis il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles Pepe se tint coi. Il glissa néanmoins un regard vers l'extérieur. La voiture se trouvait arrêtée devant la grille d'une villa.

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Encore quelques instants, puis le chauffeur s'écria : « Bonjour, monsieur le directeur ! » La portière arrière s'ouvrit, et le directeur entra dans l'auto. Au même instant, il découvrit notre héros qui avait tranquillement pris place sur la banquette. « Mais... qu'est-ce que vous faites là? » Pepe répondit aimablement : « Je voulais vous rencontrer, señor Novarro. Pendant que nous rentrons en ville, pouvez-vous m'accorder quelques minutes d'entretien? Ce ne sera pas long. » A la fois surpris et amusé, le directeur du Diario Santanderino donna l'ordre à son chauffeur de se mettre en route et alluma un cigarillo en disant : « Eh bien, mon petit, puisque tu as le toupet d'entrer dans ma voiture pour me parler, je t'écoute! » Pepito prit sa respiration et débita d'un seul trait : « Voici, monsieur. Je sais lire et écrire. A l'école, j'avais même de très bonnes notes en rédaction. Et je voudrais devenir journaliste. Journaliste ou reporter. Enfin... je voudrais écrire des articles dans votre journal. » M. Novarro était un homme rondelet, au crâne en coupole de radar, dont les yeux vifs et perçants regardaient le monde à travers des lunettes munies de grosses montures d'écaillé. Il posa ce regard aigu sur Pepito et l'examina avec un intérêt d'entomologiste pour un papillon rare. « Ainsi, tu veux être journaliste? — Oui, monsieur. — Eh bien, je t'en félicite. Je vois que l'audace ne

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te fait pas défaut, et c'est une bonne qualité pour faire ce métier. Et je suis très satisfait de voir que la nouvelle génération songe à faire du journalisme. Il est réconfortant pour moi, qui suis un vieux du métier, de constater que la relève est assurée. Mais... » Le directeur marqua une pose. « II y a un mais. Dans ce pays, n'importe qui ne peut pas s'établir journaliste. Pour cela, il faut faire la preuve de ses capacités, il faut montrer que l'on a suivi des cours spécialisés, et il faut surtout posséder le diplôme officiel de journaliste. Vois-tu, s'il s'agissait de vendre des glaces ou des crevettes sur la plage, tu n'aurais besoin d'aucun parchemin. Mais notre profession est réglementée d'une manière très stricte. Pour devenir journaliste, il est nécessaire de passer par une école. » Pepito baissa la tête en soupirant. Tous ses espoirs s'évanouissaient d'un seul coup! Le métier qu'il avait choisi devenait soudainement une chose lointaine, un but inaccessible, une Toison d'Or qu'il ne pourrait conquérir qu'après bien des années! M. Novarro vit cette détresse, comprit la terrible désillusion qui venait de s'abattre sur le malheureux garçon. Il lui tapota familièrement la joue et déclara d'un ton cordial : « Allons, mon petit, allons! Il ne faut pas te désespérer pour cela! Tu comprends bien qu'avant d'engager un reporter dans mon équipe, je lui demande un peu de savoirfaire. Et c'est justement ce diplôme, décerné par l'École nationale de journalisme, qui m'assure un minimum de garantie. »

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Pepito hocha la tête. « Oui, monsieur, je comprends bien... » La voiture arrivait devant l'immeuble du journal. M. Novarro caressa son menton, puis tira sur son cigare et dit : « Écoute... Je veux te donner une chance... En principe, nous ne publions que les articles signés par des reporters confirmés. Mais si par hasard tu m'apportes une interview exclusive, je serai disposé à l'examiner avec bienveillance. » Pepito releva la tête. Il murmura : « Une interview exclusive ? » M. Novarro approuva d'un signe de tête. Il expliqua : « Supposons que tu réussisses à rencontrer un chef d'État,... ou un astronaute,... ou une grande vedette de cinéma... et que tu les interroges sur leurs habitudes, leurs projets... Alors, je pourrai peut-être publier ton article, s'il est rédigé correctement. » Le visage de Pepito s'éclaira. « C'est vrai, monsieur ? — Bien sûr. Apporte-moi un reportage exceptionnel, et il passera dans le journal. Je ne peux pas te dire mieux! » Ils sortirent de la voiture. Pepito remercia le directeur et s'inclina. M. Novarro lui serra la main en lui souhaitant bonne chance. Le jeune apprenti journaliste s'éloigna avec la joie au cœur. Il ne lui restait plus qu'à trouver un chef d'État, une étoile de cinéma — ou un astronaute...

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CHAPITRE II LES TROIS REPORTAGES MAGINAIRES

marchait à grands pas au long du paseo1 Pereda, le visage illuminé par l'espoir. Il ne voyait plus rien : ni le ciel barbouillé de traînées rosés par le soleil couchant, ni les cafés dont les terrasses étaient déjà envahies par les touristes ou les señoras papotantes, ni les filles en robes colorées, élégantes, qui se promenaient par petits groupes ou bouchaient le passage, devant les boutiques des marchands de glace. PEPITO

1. Paseo : la promenade. Et par extension, l'endroit où l'on se promène, le boulevard.

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Insensiblement, les lumières de Santander prenaient la relève du jour. Les mille enseignes s'allumaient; les réverbères cachés entre les arbres lançaient des lueurs vertes; au bout du paseo, sur une grande place triangulaire, la fontaine projetait des gerbes rouges, qui se changeaient ensuite en bleu, en jaune, grâce à des projecteurs dissimulés sous les eaux. « Holà! Pepito! » Brusquement tiré de sa rêverie, le jeune garçon ramena son regard sur la terre. Il avait failli se heurter à un ami qui marchait en sens inverse. « Holà ! Angelito ! » Angelito était un peu plus jeune que lui. Pour tout le monde, c'était encore un nene, un petit, un gamin. Ses préoccupations concernaient principalement les caramelos, les beignets et les montagnes russes de la fête foraine. D'une main, il tenait un cornet surmonté d'une coupole rosé de crème à la framboise. De l'autre, il saisit Pepito par la manche. « Tu viens à la fête? J'ai cinq pesetas : on pourra acheter des frites... » Pepito secoua la tête en souriant. « Non, je n'ai pas le temps maintenant. Il faut que j'aille faire une réparation chez dona Miranda. J'irai peutêtre plus tard. — Bon. Adios! » Et le jeune amateur de friandises s'enfuit en galopant vers le monde merveilleux des manèges et des baraques de tir. Pepito poursuivit son chemin. Non, pour l'instant il n'avait pas de temps à perdre. Il avait promis à Mme Miranda de remettre en état son réfrigérateur, et 18

il ne pouvait retarder cette réparation : en Espagne, la glace est une substance précieuse ! Il lui arrivait de temps en temps, pour se faire un peu d'argent de poche, de bricoler chez l'un ou l'autre. C'était une prise de courant à rafistoler, un chaudron percé qu'il fallait souder, une voiture asthmatique qui réclamait le changement d'une pièce. Tout en rêvant à ses reportages futurs, il avait gravi la rue inclinée qui mène à la ville haute étagée sur un flanc de colline. Il salua d'un «holà!» distrait l'épicier Santiago qui prenait le frais sur le pas de sa porte, s'engagea dans une ruelle noire dépourvue de plaque, comme beaucoup de rues espagnoles. Celle-ci néanmoins avait un nom : Quisquillas. Au numéro 3 — là non plus, il n'y avait pas de numéro inscrit, mais tout le monde savait qu'il s'agissait du 3 — s'élevait une maison à deux étages, pas très neuve mais suffisamment solide pour rester accrochée à la pente. Pepe grimpa au second étage. Avant même d'entrer dans l'appartement, il entendit les cris et les imprécations de sa sœur Maria-Flor. « Allons! Je parie qu'elle est encore en train de se quereller avec sa sœur pour une bêtise... » C'était vrai. Maria-Flor et Antonita se crêpaient le chignon dans toutes les règles de l'art. « C'est toi qui as pris mon bracelet ! — Non, ce n'est pas moi! — Si, c'est toi! Tu l'avais hier soir! On me l'a dit... — Menteuse! Je ne l'ai même pas vu! Si tu savais où tu mets tes affaires... » Pepito écarta les deux batailleuses, sans prendre

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parti dans la dispute, entra dans sa chambre et changea son costume du dimanche pour mettre ses vêtements de tous les jours. Il ressortit. « Et c'est la même chose pour mes chaussures ! — Je n'y ai pas touché, à tes chaussures! D'abord, elles sont trop grandes pour moi ! — Oh ! c'est pas vrai ! Tu ne peux même pas les mettre ! — Alors, si je ne peux pas les mettre, ce n'est pas moi qui les ai prises ! » Pepito demanda : « Pardon... Vous permettez que je passe? » Il quitta l'appartement, pendant que ses sœurs continuaient de se chamailler avec des cris suraigus dont les filles de tous les pays du monde se sont fait une spécialité. Il se hâta vers la demeure de la señora Miranda, qu'il atteignit peu après. La tête de la dame, éclairée par la lueur d'un proche réverbère, apparaissait au premier étage. Elle aperçut Pepito. « Holà! Pepe, monte! » Le garçon escalada les marches quatre à quatre. La señora le reçut comme un envoyé céleste. La panne de son réfrigérateur la plongeait dans une affreuse consternation. Elle gémissait : « Ay de mi! Le beurre est tout fondu, le lait est en train de se gâter et la limonade est tiède! Tu crois pouvoir le remettre en marche? — Je vais voir... » Pepito s'accroupit, débrancha le fil, examina la prise. 20

« Je vois ce que c'est. Un des fils est coupé, Rien de grave. » Il tira de sa poche un canif, démonta la prise, raccourcit le fil et remonta le tout. Le compresseur se mit à ronronner, au grand soulagement de dona Miranda qui remercia son sauveur en bourrant ses poches avec des pommes et en lui offrant un melon. Pepito prit congé, sortit dans la rue et descendit tranquillement la pente. La petite réparation qu'il venait de faire pourrait-elle donner lieu à un reportage ? « Avec un couteau à deux lames, j'ai sauvé une maîtresse de maison!... » « Grâce à moi, il y aura encore de la glace à Santander! » « Le beurre fondait,... je lui ai rendu sa fermeté! » Pepito soupira. Non, décidément, il n'y avait pas là de quoi faire un article... Et ce n'est pas à Santander qu'il trouverait un chef d'État, un cosmonaute ou une vedette de Hollywood... Il revint chez lui pour déposer les fruits. Ses sœurs étaient sorties. Elles devaient être en train de se promener sur le paseo... Pepe s'assit sur une chaise bancale (qu'il avait rafistolée à plusieurs reprises), entre la fenêtre et un buffet que surmontait un poste de radio. Il tourna le bouton. « ... Mesdames, exigez bien la crème Nieva! Pour bronzer, rien ne vaut la crème Nieva!... Et voici nos informations : « Le président du Soviet suprême a fait une déclaration à Moscou. Le dix-septième plan quinquennal va entrer en application au cours du mois prochain. Écoutez l’interview

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Pepito s’accroupit, débrancha le fils, examina la prise.

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de notre correspondant en Union soviétique, Pepito : « — Monsieur le président, pouvez-vous nous dire en quoi va consister le dix-septième plan quinquennal? « — Certainement, camarade Pepito. Nous prévoyons un accroissement de notre production d'énergie électrique, grâce au nouveau barrage qui vient d'être établi sur la Volga. Il permettra d'augmenter de 9,25 pour 100 notre production d'acier. D'autre part, la retenue des eaux favorisera l'irrigation de la région de Saratov, où nous prévoyons une récolte de blé qui dépassera de 16,48 pour 100 celle de l'année dernière... « — Et le maïs, monsieur le président? « — Grâce au nouveau plan, camarade Pepito, les cultures progresseront sensiblement. Le tonnage sera accru de 23 pour 100. « — Pourrai-je visiter ce nouveau barrage, monsieur le président ? « — Bien sûr, camarade. Nous allons vous l'apporter à Santander, au Diario Santanderino, au journal... au journal... au journal... » *** Pepito se redressa subitement. Son père était devant lui et disait : « Tu y es allé? Eh bien, tu es dans la lune? Voilà trois fois que je te demande si tu y es allé, au journal. » Le garçon sortit de sa rêverie. Il éteignit la radio et répondit : « Oui, j'y suis passé, et le directeur m'a reçu. Mais il m'a dit que pour faire du journalisme, je devais d'abord posséder le diplôme... » 23

Le père de Pepito hocha la tête. « Bah! Je te l'avais bien dit. Et nous n'avons pas les moyens de te. faire faire de longues études. Tu t'occuperas de mécanique, comme moi. Cela n'a rien de déshonorant. Tu ne deviendras pas millionnaire, mais tu auras quand même de quoi manger... — Mais attends, papi! Je ne t'ai pas tout dit. Le directeur m'a promis que, si je faisais un grand reportage, il le publierait dans le Diario... — Vraiment? Je crains qu'il n'ait dit ça que pour se débarrasser de toi... — Non, non! Je suis sûr qu'il parlait sincèrement. — Bon... Eh bien, fais ton reportage. Mais ça m'étonnerait que tu trouves de quoi remplir dix lignes avec ce qui se passe à Santander... A part la pêche et les touristes... Enfin, débrouille-toi! — Je vais faire un petit tour à la feria. Peut-être que je trouverai des idées... » Pepito sortit et descendit lentement vers le centre de la ville. Dans le fond, il ne se sentait pas très sûr de lui. Un astronaute,... une vedette,... on ne rencontre pas ces gens-là tous les jours... Mais son optimisme était solide. Il comptait sur sa bonne étoile; et tout en chantonnant, il se dirigea vers la fête foraine. *** II longea la moderne rue Isabelle-II , illuminée par les enseignes des bars, aux trottoirs envahis par les promeneurs nocturnes, puis tourna à droite. La feria

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La feria était là, sur l'esplanade de la gare, comme chaque année.

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était là, sur l'esplanade de la gare, comme chaque année. Mille lumières multicolores, vingt haut-parleurs déversant des flots de musique nasillarde ou de paroles hurlées par les bonimenteurs. Pepito entra dans le bruit et la poussière, se mêla au flot joyeux des jeunes qui venaient contempler le stand de la loterie, tournoyer sur la grande roue ou se balancer sur un bateau mouvant, au point de s'en rendre malade. Il longea une baraque où les bons tireurs pouvaient se photographier eux-mêmes en faisant mouche, contempla les autos tamponneuses où garçons et filles se télescopaient en poussant de grands cris, puis risqua une peseta dans une sorte de gros tambour tournant où, la chance aidant, on pouvait gagner une montre. Il perdit. Il fit demi-tour, s'arrêta devant le manège des avionsfusées qui virevoltaient à toute allure, bondissant dans les airs avec des sifflements d'air comprimé. Les engins à réaction tournèrent longtemps, puis ralentirent et finalement s'arrêtèrent. De l'un d'eux descendit un homme vêtu de blanc, dont la tête disparaissait sous un énorme casque de plexiglas. Pepito s'approcha de lui et demanda : « Mr. Wilson, comment s'est passé ce vol spatial? — Très bien, Mr. Pepito. J'ai placé le Z-15 sur son orbite à 430 000 pieds, comme prévu, après avoir allumé les quatre fusées à hydrogène liquide. — Et vous avez effectué combien de tours au total? — Huit tours et demi. J'aurais pu rester plus longtemps; mais mon système de navigation par inertie était

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déréglé, et, depuis le sol, on m'a donné l'ordre de regagner la base. — Quels sont les enseignements que l'on pourra tirer de ce vol ? — C'est une simple mission d'entraînement, qui me permet de m'habituer aux alunissages. — Vous avez des projets, Mr. Wilson? — Je continue de travailler au programme lunaire, mais, pour l'instant, j'ai droit à quelques jours de vacances à Miami, où l'on mange de si bonnes frites. Voulez-vous une frite?... une frite?... une frite? » * ** Le petit Angelito se mit à crier : « Alors, tu la prends cette frite, ou c'est moi qui la mange ? » Pepito se secoua, ouvrit les yeux. Il venait encore de rêver! Angelito tenait entre le pouce et l'index une frite géante, croustillante, et la lui mettait sous le nez. « Gracias, Angelito ! — Tu étais en train de dormir ? — Heu... non,... je regardais les fusées. — Viens plutôt. J'ai rencontré Mari-Pili. Elle demande si tu viendras à la verbena1, demain soir. — Heu... je ne sais pas. J'ai un reportage à faire... Où est-elle? — Avec des copines, près du théâtre Argentin. — J'y vais. » Pepito s'approcha de la grande baraque devant 1. Bal public en plein air. 27

laquelle s'amassait une foule de curieux qui contemplaient les acteurs faisant la parade. Un sultan chantait une romance à une princesse orientale couverte de diamants en strass, pendant que des esclaves noirs agitaient de longs éventails. La princesse aperçut Pepito, descendit trois marches et s'approcha de lui. Il demanda : « Est-ce là votre nouveau rôle, mademoiselle Lido ? — Oui. C'est un nouveau film dont le premier tour de manivelle a été donné hier. Une coproduction francoitalienne, tournée par Stromboli sur un scénario de Kùrt Meinteeistkalt. — En couleurs, je suppose? — Bien sûr. En Super-Chromocolor et Totalrama. — Puis-je vous demander de me résumer le scénario? — C'est l'aventure de Yasmina, une princesse de liagdad enlevée par des espions grecs au service du sultan de Constantinople. Elle est sauvée par l'intervention du chef des services secrets canadiens, qui se fait passer pour un officier japonais. — Votre rôle est-il difficile à jouer? — Terriblement difficile. C'est un tournage épuisant. Je dois rester allongée sur un sofa pendant la moitié du film, sans parler ni bouger. C'est atroce! Mais j'espère que le public du monde entier applaudira ce film. A mon tour, je veux vous poser une question... Est-ce que tu viendras danser demain soir?... Est-ce que lu viendras danser?... Est-ce que tu viendras?... » * ** Pepito se retourna. 28

Mari-Pili était derrière lui. Elle s'écria : « Alors, tu es sourd? Je te demande si tu vas venir danser à la verbena? » Pili avait des yeux noirs, autant que ceux de la princesse orientale, brillants et malicieux. Pepito répondit : « Oui, je tâcherai de venir. Mais je suis très occupé en ce moment. Il faut que je fasse un reportage pour le Diario Santanderino. — C'est vrai ? C'est sur quel sujet, ton reportage ? — Heu... je ne sais pas encore... » Pili éclata de rire, lui tourna le dos et alla rejoindre son groupe d'amies. Le jeune reporter fit la moue. Evidemment, il ne savait pas de quoi il parlerait mais il finirait sûrement par trouver quelque chose. Et s'il ne réussissait pas à obtenir une interview d'une personne célèbre, il l'inventerait...

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CHAPITRE III PEPITO TIENT SON SUJET personne que vit Pepe en sortant de chez lui, le lendemain matin, fut le petit Angelito qui descendait la rue en trottant allègrement. « Holà! Angelito. Où courstu comme ça? — Je vais acheter le D.D.T.1... Tu viens avec moi? — Oui, c'est sur mon chemin. » II marchèrent en bavardant. Le gamin exposa ses projets de la journée : « Je vais aller à la plage pour jouer au football LA PREMIERE

1. Le D.D.T. n'est pas une poudre insecticide, mais un hebdomadaire humoristique. 30

avec le nouveau ballon qu'on a offert à Tonito, puis j'irai à la feria manger des frites, et le soir à la verbena. Est-ce que ta sœur y sera? — Laquelle? — Maria-Flor. Si elle vient, je lui offrirai une glace à la vanille. — Je ne sais pas. Mais tu la rencontreras sûrement à la plage. » Le jeune spécialiste en frites, glaces... parut satisfait. Il jugea alors poli de demander à Pepe ce qu'il comptait faire. Le futur reporter expliqua : « Je vais aider mon père au garage, puis... je réfléchirai. — Comment ça ? — Voilà. Je voudrais faire un grand reportage pour le Diario Santanderino. Mais je n'ai pas de sujet. — Qu'est-ce que c'est, ça, un sujet? — Eh bien, un thème, une histoire, un événement à raconter. — Ah! oui, je vois. Un gros incendie ou un naufrage de bateau? — Si tu veux. » Le jeune Angelito médita, en plissant son front, puis son visage s'illumina soudain et il s'écria : « Ça y est! J'ai trouvé un sujet, comme tu dis. Un naufrage épatant ! — Dis vite ! — Tu te souviens, le mois dernier? Il y a un bateau qui a heurté le phare et qui a coulé. Ça, c'est une fameuse histoire à mettre dans les journaux ! » Oui, Pepe se rappelait parfaitement ce naufrage. 31

Un petit chalutier grec, le Siméon Diodokis, avait eu une panne de moteur au large de Santander. Le vent d'ouest l'avait drossé sur les rochers du Cabo Mayor (le cap Majeur) que surmonte un phare. Une voie d'eau s'était ouverte dans la coque. L'équipage réussit à remettre en marche le diesel, et le chalutier put s'éloigner de la côte. Mais il était trop tard : il coula à trois ou quatre milles au large. Les marins grecs regagnèrent le rivage à grandpeine, à bord d'un canot de sauvetage. Pepito hocha la tête. « C'est un bon sujet, en effet, mais il est périmé. Ce qui s'est passé il y a un mois n'intéresse plus personne ! — Tu crois? Pourtant, à l'école, on nous fait apprendre la vie de Char les-Quint, et c'est une histoire encore plus vieille ! » Ils arrivaient devant le petit étalage d'une marchande de journaux. Pendant qu'Angelito achetait son D.D.T., Pepe jeta un coup d'œil sur la première page du Diario. Négligeant les gros titres de la politique internationale, son regard fut attiré par une annonce qui figurait en bas de page: « Llegara à Santander el batiscafo de oro. (Le bathyscaphe d'or viendra à Santander!) » Pepito ressentit au cœur un véritable choc. Le Neptune, le prodigieux engin océanographique du commandant Croisic, allait venir ici même! Le joyau de la recherche sous-marine, la merveille mécanique qui faisait l'admiration des hydrographes, des océanographes, des scaphandriers et des pêcheurs sous-marins !

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Pepe saisit le bras d'Angelito et le tritura nerveusement. Il désigna l'article et dit avec enthousiasme : « Ça y est! Ça y est! Je le tiens, mon reportage! Il faut que je réussisse à interviewer le commandant Croisic! Voilà ce qu'il faut faire, et le journal publiera mon article! Peut-être d'autres par la suite!... Et je deviendrai un grand journaliste! » Laissant Angelito à la lecture de son D.D.T., Pepito se dirigea à grands pas vers le garage. Oui, il tenait la chance de sa vie! Le directeur avait demandé un reportage sur un chef d'Etat, ou une grande vedette, ou un astronaute... Eh bien, le commandant Croisic était tout cela à la fois. Grande vedette de l'actualité, rival de Neptune — le dieu de la mer —, et astronaute subaquatique; c'est lui qui avait inventé le terme d'océanaute pour désigner les explorateurs de l'espace liquide... Assurément, un reportage exclusif ayant pour sujet le bathyscaphe d'or lui assurerait la notoriété ! Pepito ne savait encore pas comment il allait s'y prendre, mais il éprouvait une profonde sensation de soulagement. Son esprit ne tournait plus dans le vide; il avait maintenant un but précis à atteindre. Un sourire se dessinait sur ses lèvres lorsqu'il passa le seuil des Talleres Montaneses, ce qui pourrait se traduire par « Ateliers montagnards ». En effet, la région située au nord de l'Espagne, entre la frontière et Covadonga, est appelée « Montagne », quoique les hauteurs ne soient guère que des collines. Elles constituent, en quelque sorte, la partie extrême-ouest des Pyrénées. C'est un peu le prolongement du Pays basque, qui se retrouve

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dans les costumes ou les danses du folklore local. Pepito entra dans le garage, salua d'un « Holà! papi » son père dont les deux jambes dépassaient sous le châssis d'un énorme camion Pegaso, et se rendit au vestiaire pour y revêtir un bleu de mécanicien. Le senor Gusano, patron du garage, l'aperçut alors et l'interpella : « Eh bien, Pepe, tu t'es réveillé tard? On ne peut plus te faire sortir du lit, à présent? Je vais te donner une bonne volée de coups de bâton, hombre! » Le patron fronçait des sourcils noirs, roulait des yeux terribles et brandissait des poings énormes. Il eût fait un merveilleux Attila, dans un film historique. Les petits enfants se le montraient du doigt, en l'appelant l'Ogre. C'était le meilleur homme du monde. 34

Quoique Pepito ne fût pas officiellement inscrit parmi son personnel, il lui arrivait de le gratifier, de temps à autre, d'un dura en récompense des services qu'il rendait au garage. Mais il aimait à faire parade de son importance, et prenait des airs de tyran pour s'attirer des marques de respect. Allongeant le bras droit d'un air dramatique, il s'écria, à l'adresse de Pepito : « Que vois-je? La voiture du señor Metreque n'est pas encore prête? Pepito, occupe-toi de régler ce carburateur. Le señor Metreque n'aime pas attendre ! » Pepito souleva le capot de la grosse Buick, palpa, ausculta des organes du moteur. Il mit le contact, appuya sur le démarreur, fit ronfler l'engin. Armé d'un tournevis, il régla le ralenti, resserra les écrous de la pompe à essence, tendit la courroie du ventilateur. En se penchant, il aperçut une tache d'huile sous la voiture. Diable! Le carter fuyaitil?... Il se glissa sous la voiture pour étudier la chose de plus près. C'est alors que quatre jambes s'approchèrent. Quatre jambes dont Pepito n'apercevait que le bas des pantalons et les chaussures. Une voix lui parvint, qui parlait dans un souffle : « Écoute, il y a peut-être là une bonne occasion pour s'occuper du Siméon Diodokis. Je dirai même que c'est une occasion inespérée... » L'autre homme répondit en étouffant sa voix : « Moi, ça me semble bien risqué! Songe à toute la surveillance qu'il va y avoir! La police, les autorités,... sans compter les Français... Non, j'ai l'impression qu'il n'y a rien à faire... » 35

Le premier interlocuteur reprit : « Je sais bien qu'il y a des risques à courir, mais ça vaut la peine d'être tenté. Le Neptune ne reviendra pas deux fois... Si nous n'essayons pas maintenant, nous ne pourrons peut-être plus jamais rien faire... Et il faudra renoncer à notre entreprise... — Bon. Dans ces conditions, tentons quelque chose... Mais c'est sous ton entière responsabilité... — Entendu. Oh en reparlera. — Très bien. Adios! — Adios! » Les quatre jambes s'éloignèrent. Lentement, Pepito glissa sa tête vers l'extérieur. Il aperçut deux hommes qui sortaient du garage, s'en allant chacun de son côté. L'un d'eux était le propriétaire de la voiture, un homme massif, trapu, le señor Metreque. L'autre, un inconnu à la silhouette mince. Pepe demeura un long moment immobile, tenant dans sa main une grosse clef anglaise dont les becs bâillaient en l'air, bêtement. Il réfléchit. « Qu'est-ce que cela veut dire. Ils ont parlé du Siméon Diodokis, puis du bathyscaphe... Que veulent-ils faire ? Quelle est l'entreprise qui court des risques ? Qui craint la police, les autorités et les Français? Le diable me récompense si j'y comprends quelque chose! » II se dégagea complètement de la voiture, s'accouda à la calandre et appuya son menton contre son poing pour méditer plus commodément. Une grosse voix surgit : « Encore à flemmarder! Je ne te paie pas pour que tu contemples les nuages, vago, perezoso! holgazan ! »

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Si quelqu'un d'autre que le señor Gusano l'avait traité de paresseux, en des ternies richement variés, Pepito se serait fâché. Mais le patron appliquait cette qualification péjorative à tout son personnel. Il n'y avait donc pas à s'en inquiéter. Le garçon acheva la mise au point de la voiture, puis il essuya ses mains à un chiffon et demanda à M. Gusano : « Ce senor Metreque, vous le connaissez bien ? » Le patron haussa les épaules. « Moi? Non, je ne le connais pas particulièrement. C'est un gros industriel, il possède deux voitures de luxe et il paie bien. A part ça... Mais pourquoi demandes-tu cela? — Oh! Pour rien... Je voulais savoir d'où il sort. — De Bilbao. C'est écrit sur la plaque arrière : Bi. De toute manière, ce qu'il est ou ce qu'il fait ne nous regarde pas ! — Oui, bien sûr. — Alors, va plutôt jeter un coup d'œil sur ce Pegaso dont le pot d'échappement se dévisse... — J'y vais! » Pepe se remit au travail, mais distraitement. Pourquoi le señor Metreque s'intéressait-il au bathyscaphe? Il n'était pourtant pas journaliste, lui! Le jeune mécanicien resserra les écrous du pot, demanda s'il y avait quelque autre travail à faire. « Non, dit le patron. Rien d'autre pour aujourd'hui. Tu peux filer. — Si je m'en vais tout de suite, le señor Metreque ne me verra pas et je n'aurai pas de pourboire....

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C'est alors que quatre jambes s'approchèrent. 38

— Il n'en donne jamais, des pourboires. Alors, tu n'as pas besoin de l'attendre ! — Ah? Tant pis... Alors, je pars... » Pepe hésita sur le seuil du garage, sortit, s'arrêta, réfléchit. « Que vais-je faire? J'attends le retour du señor? Ou je vais à la plage ? » II n'eut pas besoin de s'interroger plus longuement. Le señor en question revenait. Selon toute apparence, il était allé au tabac du coin pour y acheter un étui de cigares. Il en alluma un, monta dans sa voiture, démarra et partit en faisant hurler les pignons de la boîte de vitesses. Pepito mit les mains dans ses poches et murmura : « Muy bien! Voilà qui simplifie tout. Je vais à la plage. Mais ça ne m'explique pas ce qu'il prépare. » Il se rendit à l'arrêt du trolleybus où des dizaines de Santandérins et de Santandérines faisaient la queue pour se rendre à la plage. Il se trouva derrière deux caballeros qui évaluaient les chances qu'avait le Real Madrid de battre le Barcelone F.G. en demi-finale, et devant deux señoras qui comparaient les qualités respectives de la soupe en cube Gallina blanca et du bouillon en poudre Fulanito. Il concentra son esprit sur le reportage qu'il devait faire. Il lui faudrait approcher le bathyscaphe; au besoin, prendre quelques photos avec l'appareil que lui prêterait Carlos, un bon copain. Puis il serait indispensable de rencontrer le commandant Croisic pour l'interviewer. Mais comment? Il ne possédait point de laissez-passer; il n'avait pas la précieuse carte de presse qui

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permet de franchir les cordons de police... Il n'était même pas membre du Club maritime... Bah! Il se débrouillerait. Il faudrait qu'il soit bien maladroit pour ne pas réussir. Salomon n'a-t-il pas écrit que la fortune sourit aux audacieux ? Pendant toute la durée du trajet, entre Santander et la Primera Playa1, Pepito retourna le problème en tous sens. Il finit par découvrir une solution. Son ami Carlos possédait un appareil photographique ultra-moderne, ce qui était une excellente chose, et il était aussi membre du groupe de recherches sous-marines de Santander. Il passait*le plus clair de son temps sous les eaux, revêtu d'un costume en néoprène, masque sur la figure et bouteilles d'air sur le dos. Son travail consistait à pêcher des algues qui, une fois séchées, servaient de nourriture aux bovins. Oui, Carlos lui permettrait peut-être d'approcher le commandant Croisic. « J'irai le voir dès ce soir », se dit Pepito. Il n'eut pas à attendre jusqu'au soir. En arrivant sur la plage remplie d'amateurs de rayons solaires, il trouva, au pied de l'escalier qui plonge dans le sable, une petite équipe comprenant ses deux sœurs, Mari-Pili, Angelito (en train de se bourrer de cacahuètes) et le fameux Carlos. Divers «holà!» furent échangés, puis Pepe se mit en tenue de bain comme tout le monde. Ensuite, il exposa son problème. Carlos, un garçon mince 1. Santander bénéficie de trois plages, situées à l'écart de la ville. L'une, la Magdalena, est baignée par les eaux calmes de la baie. Les deux autres, qui se nomment Première et Seconde, reçoivent les vagues de l'Océan.

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comme une antenne de télévision, réfléchit un instant et dit : « Bon, je vais essayer de faire quelque chose pour toi. Mais j'ai peur que ce ne soit très difficile... Je sais que le bathyscaphe arrive demain matin et qu'il y aura une réception officielle au Club maritime... Si je peux avoir une carte d'invitation, je te la donnerai... — Quelle carte d'invitation ? » coupa une voix. Pepe se retourna. Il réprima un geste d'agacement. Le nouveau venu était Luis, le vaniteux, le fat, le roi des « m'as-tu-vu ». Un sourire pour réclame de pâte dentifrice éternellement figé sur les lèvres, des cheveux poisseux de brillantine soigneusement aplatis sur le crâne, une main posée sur la hanche pour assurer une

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pose avantageuse, l'autre agitant dans l'air une cigarette américaine. Pepe grogna entre ses dents : « Ça y est ! Il va encore nous faire son petit numéro : « mon père le directeur,... mon oncle l'attaché naval,... « mon cousin le colonel... » « Quelle invitation ? » répéta Luis en faisant tomber la cendre de sa cigarette avec le petit doigt. Pepito avait envie de lui dire que ça ne le regardait pas, mais Carlos répondit : « Une invitation pour la réception du bathyscaphe. » Luis prit un air entendu. « Ah! oui... il y aura sans doute un cocktail au Club maritime. J'irai peut-être y faire un tour. Mon oncle aura une invitation pour moi. Vous savez, celui qui est attaché naval... Mais pourquoi Pepito veut-il assister à cette réception? Ce sera réservé aux hautes personnalités... — Je veux faire un reportage sur le bathyscaphe », répondit sèchement le garçon. Luis eut un petit rire méprisant. « Vraiment? Tu songes toujours à devenir grattepapier? Moi, je serai militaire. Colonel, sans doute, comme mon cousin. » Le jeune prétentieux se tourna vers Mari-Pili et dit: « Pili, tu viens prendre un jus d'ananas au bar? C'est une boisson chère, mais j'ai largement les moyens de t'offrir ça. » La jeune fille se leva et suivit Luis, au grand mécontentement de Pepito qui grommela :

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« Je me demande ce qu'elle lui trouve, à ce vantard ! Et ses copines sont pareilles! Toutes à bêler d'admiration devant ce mannequin de vitrine ! — Tu es jaloux, dit Carlos avec un sourire, — Parfaitement!... Tiens, allons plutôt faire un tour dans l'eau! Ça me calmera. » Ils enjambèrent la multitude des corps qui encombraient le sable et se jetèrent dans le déferlement des vagues. Le jeune Angelito abandonna sa dégustation de frites pour les rejoindre. Ce furent ensuite les deux sœurs de Pepito qui vinrent patauger et se faire asperger en poussant des cris assourdissants du plus bel effet. Après une demi-heure d'activités nautiques intenses, ils sortirent de l'eau, étalèrent des serviettes-éponge et se séchèrent. Carlos emprunta le ballon d'Angelito moyennant un cornet de crevettes et proposa une grande partie de football à Pepito qui s'empressa d'accepter, fort heureux d'échapper aux pompeux discours de Luis qui exposait comment il ferait marcher son personnel à la baguette quand il serait un grand directeur, comme son père.

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CHAPITRE IV LA « VERBENA » MES CHEVEUX ne veulent pas tenir! s'écria Maria-Flor, tu n'as pas une autre épingle? — Tu devrais mettre un peu plus de crème Rubirosa, suggéra sa sœur Antonita. — J'en ai déjà vidé un demi-tube sur ma tête! Regarde,... je n'arrive même pas à l'étaler... — Alors, c'est qu'il y en a trop... Tu devrais essayer la bombe Super-Elegaricia. C'est merveilleux! — Tu crois ? — Oui. Maria-Eloisa m'a prêté la sienne et mes cheveux ont ondulé pendant trois jours.

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— Il faudra que je la lui demande... » Pepe entra dans la pièce où ses deux sœurs se livraient à d'importants travaux de coiffure. Il demanda avec un petit rire amusé : « Comment? Pas encore prêtes? Il y a déjà deux heures que vous êtes occupées à vous faire une beauté... » Les deux filles l'expulsèrent promptement en lui disant qu'il n'y connaissait rien, que l'élégance de la chevelure n'était pas de son ressort, etc. Il battit en retraite et se dirigea vers le paseo de Pereda. Alors qu'il passait devant les bodegas1 Antonio où l'on trouve un excellent moscatel, il reçut sur l'épaule gauche une tape qui faillit lui faire perdre l'équilibre. « Holà! Pepe. » C'était Carlos. Son visage était éclairé par un grand sourire. Il déclara : « Mon vieux, tu as de la chance! J'ai vu le président du groupe de plongée cet après-midi... - Paco? — Oui. Il m'a dit qu'il te réserverait une invitation pour la réception. Il te l'apportera tout à l'heure à la verbena. — Ah! voilà une bonne nouvelle! Je te remercie, Carlos. Je ne savais vraiment pas comment approcher le bathyscaphe. Tu crois que le commandant Croisic me laissera monter à bord ? — Ça, je n'en sais rien! Nous avons tous envie de 1. Bodegas, c'est-à-dire « caves », désigne la plupart des marchands de vin.

est le

terme qui

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faire une plongée dans le Neptune, mais c'est réservé aux savants, aux océanographes. — Rien que de jeter un coup d'œil à l'intérieur, cela me suffirait... » Tout en marchant, ils continuèrent à parler de sousmarins et de scaphandriers. La nuit était tombée depuis longtemps lorsqu'ils arrivèrent à Puerto-Chico1 où la verbena devait avoir lieu. Des guirlandes lumineuses avaient été tendues en travers des rues, et un orchestre jouait les éternels pasodoble de l'Espagne. Une foule surtout composée de jeunes envahissait les trottoirs et la rue. Les chicos (les garçons) mettaient un point d'honneur à porter veston et cravate malgré la température encore élevée du soir, et les chicas (les filles) rivalisaient d'élégance. Dès son arrivée, Pepe fut littéralement pris d'assaut par le jeune Angelito qui se précipita vers lui en brandissant un cornet de crème à la pistache. Le gamin s'écria : « II n'y a que Carlos avec toi? Tu n'as pas emmené ta sœur Maria-Flor? — Elle va venir. Elle est en train de se préparer. — Ah! bon... Je lui ai promis une gaseosa (limonade). Si elle ne se dépêche pas, c'est moi qui la boirai ! — Dis-moi, as-tu vu Mari-Pili? — Pili? Elle est par là, je crois... » Le jeune amateur de crème glacée agita son cornet dans une direction imprécise, puis disparut dans la 1. Petit port réservé aux embarcations des pêcheurs et aux bateaux de plaisance

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foule. Pepito abandonna Carlos, qui venait d'inviter à danser une jeune personne blonde, pour se mettre à la recherche de Pili. Il ne tarda pas à la découvrir, mais il eut une surprise désagréable : elle tournoyait dans les bras de Luis. Le futur journaliste sentit ses poings se serrer. « Décidément, ce pommadé commence à m'échauffer les oreilles! C'est exaspérant de le voir jouer les senoritos,... les gandins,... les dandys... » « Holà! Pepe, comment vas-tu? » Un grand gaillard venait d'apparaître, souriant, bronzé comme un corbeau, vêtu de clair. C'était Paco, le chef de plongée du Club subaquatique de Santander. Il donna une tape sur l'omoplate de Pepito et dit : « Heureux mortel! Tu sais ce que je t'apporte? — Carlos m'a dit que tu pourrais m'avoir une carte d'invitation... — Il a eu raison! Nous n'en avons reçu qu'une quantité limitée, et elles sont parties tout de suite. Tiens, c'est la dernière. » Paco tendit à Pepito un rectangle de carton vert orné de sirènes dont le gracieux visage se devinait derrière des hublots de scaphandres. Pepito remercia chaleureusement l'athlétique plongeur qui précisa : « D'après ce que j'ai appris, le commandant Croisic nous invitera à visiter le Neptune. Mais je ne sais pas si tu pourras faire des photos. » A cet instant, l'orchestre termina España cani, cet air qui évoque irrésistiblement les courses de taureaux; Carlos et sa blonde cavalière revinrent vers Pepito, bientôt suivis de Luis et de Pili. Le jeune señorito47

gandin-dandy condescendit à agiter négligemment dans les airs sa main droite en guise de salutation. D'un ton très étudié, il demanda : « Quel est donc ce carton vert que je vois ici ? » Paco répondit : « C'est une invitation pour la réception du bathyscaphe. Je viens de l'apporter à Pepito. » Le jeune fat eut un sourire plein de suffisance. « Ah! oui, la réception... Je ferai peut-être un reportage sur cette cérémonie... » Pepito sursauta. « Comment? Toi aussi, tu veux faire un article sur cette réception ? — Pourquoi pas? » demanda Luis en allumant un cigare (il ne supportait pas le tabac, mais se faisait un 48

point d'honneur d'exhiber des canarios qui lui chaviraient l'estomac). « Mais, reprit Pepito, tu ne te destines pas au journalisme, comme moi? Tu as l'intention de devenir militaire... Pourquoi écrirais-tu des articles de journaux? » Luis tira du cigare une bouffée volcanique, posa un poing sur sa hanche et dit avec emphase : « Mon cher, l'un n'empêche pas l'autre... Si j'ai envie d'écrire dans le Diario Montanes, par exemple, je ne vois pas pourquoi je m'en priverais. Le directeur est un ami de mon cousin, le colonel. Il publiera tout ce que je lui porterai... » II prit à Pepito une furieuse envie de se jeter sur son rival pour lui aplatir le nez d'un vigoureux coup de poing, mais il sentit une main ferme se poser sur son épaule. D'un regard, Paco lui conseillait de rester calme. Carlos, également, lui fit un petit signe d'intelligence qui signifiait: « Laisse crier ce vantard! » Pepito se contint avec peine. L'orchestre recommençait ses pom-pom-pom. Il entraîna Mari-Pili. Elle eut un petit rire et chuchota : « Tu as l'air furieux, Pepe... C'est à cause de Luis? — Oui. Il me porte sur les nerfs, avec ses grands airs de matamore. — Ne t'en occupe pas. Pense plutôt à ton reportage... — Tu as raison. Mais s'il publie un article avant moi sur le même sujet... — Bah! Tu ne vois pas qu'il dit cela pour te faire enrager ? — Tu Crois ? — Bien sûr ! » 49

Le bon caractère de Pepito reprit le dessus. Presque convaincu par les assurances que lui donnait Pili, il chassa de son esprit le futur colonel qui dansait maintenant avec Antonita. Mais à chaque tour de piste, il se trouvait à proximité du pommadé. A un moment, il s'en trouva même si près qu'il fut bousculé. Pepe faillit se jeter sur son rival pour le corriger, mais Pili le retint. L'autre fut sans doute effrayé, car il quitta aussitôt la verbena en laissant sa cavalière en plan. « Bon débarras! » pensa Pepe. Vers minuit, il invita la petite équipe à manger des fruits de mer dans une des multiples bodegas de PuertoChico. Notre héros employa ses dernières pesetas à payer du vin blanc, sec. Sans regret, d'ailleurs, car demain il allait faire un grand reportage. Le reportage de sa vie, qui lui ouvrirait toute grande la porte du journalisme, de la célébrité, de la fortune... Il raccompagna Pili jusqu'à sa porte, puis repartit sous les lumières de Santander, croyant déjà entendre des crépitements de linotype, des sonneries de téléphone, des grondements de rotative...

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CHAPITRE V LA RÉCEPTION arrivera aujourd'hui à Santander, remorqué par l'aviso océanographique Andromède. Le commandant Croisic sera reçu à onze heures au Club maritime par les autorités portuaires. Le bathyscaphe sera présenté à la presse, puis il fera quelques démonstrations de maniabilité à faible profondeur, probablement dans la baie. Dans les jours qui suivront, il effectuera diverses plongées au large pour mesurer la vitesse des courants ou prélever des échantillons de faune marine. LE

BATHYSCAPHE

D'OR

Pepito replia soigneusement le Diario Santanderino et le glissa dans la poche droite de son veston. Il 51

venait d'arriver devant la maison où habitait Carlos. Il s'apprêtait à sonner, lorsque la porte s'ouvrit pour laisser passage au susdit. « Holà! Pepe, tu viens chercher l'appareil photo? — Oui. Si cela ne te dérange pas... — Tu sais bien que non. Je vais te le donner. » Carlos s'éclipsa, puis revint avec un reflex 6x6 dont il expliqua le fonctionnement. « Je te le rapporterai demain! dit Pepe. — Prends ton temps. Je ne m'en sers pas en ce moment. » Le jeune reporter remercia son ami et s'éloigna à grands pas en direction de Puerto-Chico. Il était neuf heures. Le bathyscaphe n'arriverait que dans deux heures. Mais Pepe tenait à être en avance, pour ne rien manquer. La ville s'éveillait tard. Depuis longtemps, le soleil avait balayé les brumes légères qui parsemaient la baie. Les ménagères commençaient à se rendre au marché. Des tricycles motorisés, chargés de légumes, pétaradaient en zigzaguant entre les piétons qui envahissaient la chaussée. Un âne attelé à une carriole baissait le museau pour flairer une pyramide de melons jaunes, ovales comme des ballons de rugby. Les quais de Puerto-Chico étaient à peu près déserts. Seuls, trois ou quatre pêcheurs rapiéçaient des filets. Deux douaniers, en uniforme vert, faisaient les cent pas. Les mouettes décrivaient de grands cercles comme des avions tournant autour d'une piste en attendant l'autorisation d'atterrir. Pepito ne put réprimer une grimace. L'impatience de faire son reportage l'avait fait venir bien trop tôt. Que 52

faire en attendant? Aller à la plage? Elle serait encore plus déserte que les quais... Travailler à l'atelier? Non, il venait de mettre son beau costume... Il s'assit sur un banc, lut le journal du titre à la dernière ligne. Puis, il se rendit en flânant jusqu'à l'extrémité du quai, là où les hangars abritaient des hors-bord ou des dériveurs. Il trouva Paco en maillot de corps, cigarette aux lèvres, qui repeignait les superstructures du Piropo, le bateau de plongée du Club subaquatique. « Holà! Paco, déjà au travail? — Holà! Pepe, oui. Le bateau est en train de rouiller. Tu attends l'arrivée du bathyscaphe? — Oui. Mais j'ai encore le temps. Tiens!... Qu'est-ce que c'est, ça? Ces tubes jaunes... — Nos nouvelles bouteilles d'air comprimé. Nous les avons reçues hier. » 53

Pepe sauta légèrement sur le pont du bateau michalutier, mi-vedette, qui se balançait doucement le long du quai. Appuyés contre la dunette, six bouteilles peintes en jaune canari resplendissaient. Il caressa les tuyaux de caoutchouc noir en accordéon, palpa les détendeurs, éprouva la solidité des bretelles, souleva les appareils. « Diable! C'est terriblement lourd! » Paco s'était approché. Il sourit. « Et pourtant c'est de l'aluminium. Mais dans l'eau, le poids disparaît. Grâce à un certain Archimède, paraît-il. Celui qui criait Eurêka! en prenant son bain. Mais il n'avait pas de scaphandre, lui ! » Les plaisanteries sur Archimède et son immortel principe étaient de règle au Club. Innocente manie. Paco donna une tape sur une bouteille et dit avec enthousiasme : « Mon petit, si tu désires un autre sujet d'article, je t'invite à assister aux essais de notre nouvel équipement. Nous allons les inaugurer demain, pour honorer le bathyscaphe. Si tu veux, tu pourras plonger avec nous. Tu as déjà fait de la plongée sous-marine? — Non, jamais... — Alors, si ça te dit, tu pourras faire un petit tour sous l'eau et décrire tes impressions. D'accord? — Je pense bien! Je te remercie, Paco. Tu es très chic! — Mais non, mais non. Carlos m'a dit que tu cherchais des sujets de littérature... Oh! mais on dirait que ça commence à se remplir... » Paco leva son regard vers les quais. Effectivement, des petits groupes de curieux commençaient à former des taches noires immobiles tout au long du bassin. Pepito prit congé de Paco qui cria : 54

« A tout à l'heure! Nous nous reverrons au Club maritime pour la réception du commandant Croisic. » Petit à petit, des voitures arrivèrent, stationnèrent sur le quai. La police, les douaniers, les guardias civiles chapeautés à la Napoléon; puis des Santandérins, des touristes français reconnaissables à leurs costumes bariolés et fantaisistes. Des gamins, pêcheurs de poisson à la ficelle1. Un marchand de glaces, une vendeuse de frites. Des badauds, des curieux, des marins professionnels... Quelques embarcations privées larguèrent leurs amarres et mirent le cap vers le centre de la baie, pour accueillir et escorter le bathyscaphe. A onze heures moins le quart, deux policiers motocyclistes arrivèrent et annoncèrent que l'aviso Andromède venait de doubler le cap Majeur. Il était en vue de la Seconde Plage et n'allait pas tarder à franchir la passe. Les groupes de curieux s'accroissaient, se changeaient en une foule de plus en plus dense, de plus en plus animée et impatiente. Le bathyscaphe d'or, que l'on ne connaissait jusqu'à présent que par des photographies ou de courtes séquences télévisées, allait enfin apparaître en chair et en os — si l'on peut ainsi dire! — et fascinait par avarice les spectateurs. Pepito, qui s'était faufilé jusqu'au premier rang, rencontra Mari-Pili que le mouvement de la foule avait attirée. Après le traditionnel échange de « holà », Pili demanda : 1. C'est-à-dire en faisant tremper dans l'eau une simple ligne de nylon.

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« Tu vas faire un reportage sur le machin,... le machinscaphe ? — Oui, enfin, je vais essayer... — Et tu deviendras célèbre? Tu auras ton nom dans les journaux ? .— Peut-être... Je l'espère. — Moi, je suis sûre que tu deviendras un grand journaliste! » Elle dit, et s'éloigna pour rejoindre Antonita qui venait d'arriver. Pepe sentit soudain une grande joie lui remplir le cœur. Il n'était pas très assuré d'être un jour une vedette de la presse, mais la confiance que Pili venait de lui témoigner agit sur lui comme un sérum d'optimisme. Oui, si quelqu'un croyait en sa destinée, il remplirait sa mission, il réussirait! Trois minutes s'écoulèrent, et ce fut un cri, une rumeur d'enthousiasme ! L'aviso Andromède venait d'apparaître, remorquant un fuseau d'or qui resplendissait sous le soleil. Il y eut un «Ah!» d'admiration. La chose étrange qui surgissait au ras des flots gris méritait qu'on y attachât le regard. C'était un objet beau et rare à la fois, une sorte de bijou étrange, une pièce de musée, une machine fascinante. Les périodiques ont publié maintes photographies du Neptune. On sait qu'il s'agit d'un sous-marin scientifique, capable de plonger à de grandes profondeurs, dont la forme est approximativement celle d'un œuf. Forme idéale pour résister à la pression sans offrir une trop grande résistance à l'avancement. C'est cette forme originale qui a poussé les journalistes à baptiser l'engin « Bathyscœuf », terme facétieux mais bien choisi. L'aviso remorqueur lança un coup de sirène pour saluer le 56

port de Santander, mit la barre à tribord et se rapprocha du quai. Les bavardages firent place au silence. La foule se trouva soudainement hypnotisée par le cigare jaune étincelant. Mari-Pili revint vers Pepe pour lui demander : « Tu crois que c'est de l'or massif? — Non, ce n'est qu'une mince couche de dorure. Si le Neptune était en or massif, il serait tellement lourd qu'il coulerait au fond. — Ah? Tout de même, si tu vois le commandant Croisic, tu pourras lui demander de m'en donner un petit bout? J'en ferai une broche. Tiens,... un morceau de ce machin qui dépasse... — L'antenne du radar? Hum! Je ne crois pas qu'il soit possible de la débiter en breloques ! »

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Avec une majestueuse lenteur, l'Andromède traversait la baie, se rapprochait du point d'accostage. Perché sur la petite dunette du bathyscaphe — la baignoire —, un marin faisait de grands gestes afin d'aider le timonier de l'aviso à faire ses manœuvres. Pepe se dit qu'il était temps d'entrer dans le Club maritime pour photographier de près l'arrivée du Neptune. Il s'approcha de l'entrée que gardait un sous-officier de la marine nationale, et mit la main dans la poche gauche de son veston pour y prendre sa carte d'invitation. Elle n'y était pas ! Surpris et vaguement inquiet, Pepito fouilla dans les autres poches, dans celles du pantalon. Rien. Elles étaient vides. Il bredouilla : « Mais,... mais pourtant... C'est bien ce costume que j'avais hier soir, à la verbena... Je suis sûr d'avoir glissé la carte dans ma poche gauche... Mon Dieu! Je l'ai perdue!...» Le sous-officier tendait la main et le regardait avec un sourire goguenard. Il railla : « Eh bien, jeune homme, elle vient, cette carte d'invitation? — Je l'avais hier, monsieur... — Vraiment? — Oui. C'est Paco qui me l'a donnée... — Et comme par hasard vous ne la retrouvez plus? — ... Heu... non... — Comme c'est dommage! — Si vous demandez à Paco, il vous le confirmera! — Oh! Je n'ai pas d'ordres pour interroger le señor Paco.

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— Mais il faut absolument que j'entre! Pour interviewer le commandant Croisic. Voyez, j'ai même apporté un appareil pour photographier le bathyscaphe... — Je regrette! Vous ne pouvez pas entrer sans carte. Allons, circulez, vous bouchez le passage... » La rage au cœur, le reporter en herbe fit lentement demi-tour en continuant de fouiller ses poches désespérément. Sans le précieux carton, pas d'interview, pas d'article, pas de photos ! Sa carrière de journaliste était tuée dans l'œuf! Pour comble de malheur, il vit soudain apparaître Luis, plus pommadé que jamais, qui passa près de lui en jetant d'un ton ironique : « Alors, Pepito ! Tu n'entres pas ? » Luis tendit au sous-officier une carte et pénétra dans le Club maritime avec un petit rire qui piqua Pepe comme une aiguille. Alors, ce fut comme un éclair. Le garçon comprit soudain comment il avait perdu sa carte, celle que Luis venait de présenter au contrôle. « La canaille! C'est lui qui me l'a volée hier soir, quand il m'a bousculé! Ah! le bandit. Qu'il me tombe entre les mains et j'en fais de la purée! » Pepito se fraya un chemin dans la foule massée sur le quai pour tâcher d'apercevoir le bathyscaphe, mais l'engin se trouvait caché derrière le Club maritime. Il soupira. « Je ne vais même pas pouvoir faire de photos ! Mon reportage est fichu ! A cause de ce voleur de Luis ! » Il fourra ses mains dans ses poches et s'éloigna de la masse des curieux, lentement, tristement. 59

II n'écrirait pas d'article dans le Diario Santande-rino. Il ne deviendrait jamais un journaliste célèbre. Il ne serait qu'un obscur mécanicien. D'un coup de pied, il envoya voltiger dans l'eau du port un emballage de cigarettes. Derrière lui, la foule saluait avec une ovation et des applaudissements l'arrivée du commandant Croisic qui répondait en agitant joyeusement la main...

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CHAPITRE VI « LE NEPTUNE » de Pepito ne dura pas. Après le premier mouvement de colère contre Luis, après quelques minutes d'abattement au cours desquelles l'avenir lui parut barré de noir, il se ressaisit. « Si je me laisse démoraliser à la première difficulté que je rencontre, je n'arriverai jamais à rien! Un vrai journaliste ne doit pas se démonter si facilement. Je n'ai pas pu entrer dans le Club par la porte? Très bien, je trouverai autre chose. La fenêtre? Non, on ne peut pas jouer les cambrioleurs devant trois ou quatre mille personnes... » LE DÉCOURAGEMENT

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II réfléchit, et trouva rapidement la plus simple des solutions. « Dans le fond, qu'est-ce que c'est, le bathyscaphe? Un bateau. Quel est le meilleur moyen pour s'approcher d'un bateau? C'est d'être soi-même sur l'eau. Il me faut une barque ! J'aurais dû y penser plus tôt ! » II prit le pas de course en direction des hangars à bateaux, avec l'espoir de louer quelque embarcation. En passant devant le Piropo, il eut une inspiration. A la vedette des plongeurs se trouvait amarré un youyou. « Voilà ce qu'il me faut! Paco ne me désapprouvera pas, puisque c'est pour faire mon reportage. » II sauta dans le léger canot, détacha l'amarre, s'empara des avirons et rama vers le Club maritime. Cinq minutes plus tard, il se trouva mêlé à la flottille qui avait escorté le Neptune. Le bathyscaphe était amarré contre un escalier de pierre qui plongeait dans l'eau, à l'arrière du Club. Des visiteurs en civil ou en uniforme descendaient cet escalier pour se rendre dans l'engin. Ils en ressortaient pour aller boire une flûte de Champagne en compagnie des officiers de l’Andromède et des journalistes qui se pressaient pour photographier l'engin sous-marin. Le remue-ménage était tel que Pepito put approcher du Club sans qu'on fasse attention à lui. Bientôt il se trouva contre une balustrade qui courait tout au long du bâtiment, comme une lisse de navire. Il amarra son youyou à l'un des pilotis qui soutenaient la construction, s'assura d'un coup d'œil que personne ne regardait de son côté, et escalada prestement la balustrade.

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« Ouf! me voici dans la place. La première phase de l'opération est achevée. Passons à la seconde. » II se faufila dans un groupe de marins français, enjamba les câbles électriques tendus par un radioreporter, donna une tape sur l'épaule de Paco qui mettait au pillage le buffet dressé en plein air, et s'approcha de l'escalier qu'envahissaient une foule de personnalités. On faisait la queue pour visiter le bathyscaphe. Pepe fit quelques photos, en ouvrant toutes grandes ses oreilles, pour tâcher de saisir ce qui se disait autour de lui. Il n'était question que de profondeurs, de pressions, de sondeurs et de périscopes. Le jeune reporter tira de sa poche un petit carnet et commença à prendre des notes. Il dut constater avec dépit qu'il n'était pas le seul à agir de la sorte. Les autres reporters préparaient, eux aussi, des articles. « Évidemment, je ne vais pas être en concurrence avec tous ceux qui sont en train d'interviewer le commandant Croisic... Il faudrait que j'écrive quelque chose d'original, que je parle du Neptune d'une façon extraordinaire... » Un groupe d'officiers de la marine espagnole sortait du bathyscaphe. Dès qu'ils eurent monté l'escalier, en commentant avec force gestes leur visite, Pepe descendit rapidement les degrés et mit le pied sur une petite passerelle qui donnait accès à la baignoire. Là, il se faufila, se mit à quatre pattes pour se glisser entre les jambes des curieux qui encombraient la passerelle. Finalement, il enjamba le rebord de la baignoire avec une telle hâte qu'il faillit tomber dans un trou ouvert à ses pieds. Un marin le retint juste à temps et dit en souriant :

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« Attention, jeune caballero! Il y a un puits... Cramponnez-vous à l'échelle... » Pepito avait suffisamment baragouiné avec des touristes français pour comprendre ce qu'on lui disait. Il descendit des échelons le long d'un cylindre vertical, d'un mètre cinquante de diamètre, dont la paroi était peinte en blanc. A mesure qu'il s'enfonçait, le bruit des vagues s'éloignait. En revanche, les voix résonnaient à l'intérieur de l'engin. Parvenu au bas des échelons, il se trouva devant une ouverture circulaire qui pouvait être obturée par une porte en forme de disque bombé. Il fallait se baisser, pour se glisser dans ce trou. C'est ce que fit Pepito, à la suite d'un groupe d'Espagnols. Il se trouva alors dans une petite pièce, blanche également, au plancher formé d'un caillebotis, dont les parois étaient littéralement tapissées de tuyauterie, de câbles électriques et de récipients sphériques ou cylindriques. Quatre scaphandres autonomes étaient suspendus à des cintres. Une odeur de peinture et d'huile flottait dans l'air. En se faufilant, le garçon découvrit une porte entrouverte, par où il se glissa. Il se trouva dans le poste de pilotage du bathyscaphe. Un officier de la marine française bavardait avec un Espagnol grand et mince, sans doute un des membres du comité de réception. Pepe eut l'impression de l'avoir déjà vu quelque part, sans pouvoir préciser en quelles circonstances. Le jeune reporter regarda autour de lui. On se serait cru dans un avion. Même multitude de cadrans, de leviers, de boutons qui envahissaient un tableau de bord, tapissaient l'habitacle. Un fauteuil analogue à un siège

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éjectable se trouvait à droite, face au tableau. A gauche, une couchette épaisse où le pilote pouvait se tenir allongé, à plat ventre, devant un épais hublot en plexiglas. En l'air, suspendus à la partie courbe qui tenait lieu de plafond, différents appareils de forme compliquée. Un peu partout, des boîtes noires ou grises garnies de manettes, un écran de télévision, des fils électriques multicolores, des tuyaux de cuivre... A la suite de Pepe, deux autres visiteurs entrèrent. L'officier poursuivit ses explications, à la manière d'un guide qui décrit les curiosités de son musée : « ... et vous pouvez voir ici les différents manomètres groupés sur ce tableau, pour mesurer la pression de l'air dans les cabines du bathyscaphe et dans le puits, ainsi que dans les bouteilles d'oxygène. Vous avez ici un profondimètre enregistreur qui marque le parcours que nous faisons à chaque plongée. Là, un sonar nous indique à quelle profondeur se trouve le fond, et un autre nous renseigne sur la distance qui nous sépare de la surface. — Et ces cadrans, demanda Pepito, à quoi servent-ils? — Ce sont des ampèremètres, pour le contrôle de la charge des accumulateurs. Il nous faut du courant pour chauffer le bathyscaphe, pour la lumière, pour les projecteurs quartz-iode qui éclairent l'extérieur. Il nous faut aussi de l'électricité pour les compresseurs d'air, les moteurs de propulsion, les électro-aimants qui retiennent le ballast, la caméra, les magnétophones, le radar, les téléviseurs, les sondeurs, et différents appareils scientifique qui se trouvent à l'arrière, dans le laboratoire.

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— Comment, il y a un laboratoire ici? — Certainement. D'ailleurs vous allez le voir. » Ils passèrent dans la petite cabine que l'officier désigna sous le nom pompeux de « salon des plongeurs autonomes ». Il précisa : « Le puits, par lequel vous êtes entrés, est un tube dont non seulement le haut peut être ouvert, mais aussi le bas, ce qui permet à nos hommes-grenouilles de sortir du bathyscaphe lorsqu'il est en plongée. Évidemment, il faut qu'à ce moment-là, la pression de l'air dans le puits soit égale à la pression de l'eau. Mais, dans le cas d'une plongée à grande profondeur, tous les panneaux restent fermés. » Les visiteurs pénétrèrent dans l'arrière du Neptune, où l'espace disponible était occupé par une table de travail sur laquelle on trouvait un microscope, un oscillographe, un magnétophone, par une armoire bourrée de flacons et de tubes à essais, et par des bacs en cristal qui ressemblaient à des aquariums. « Ce sont, en effet, des aquariums, expliqua l'officier, ou plus exactement des viviers dans lesquels nous recueillons les espèces animales ou végétales que nous voulons étudier sur place. — Mais, demanda Pepe, pourquoi avez-vous un magnétophone et un oscillographe ? — Pour enregistrer et étudier les bruits sous-marins. — Les bruits? Comment? On appelle l'Océan «Monde du Silence... » L'officier sourit. « Vous n'imaginez pas tout ce qu'on peut entendre, sous l'eau ! Les poissons, les crustacés ont un langage parfaitement audible, grâce à nos appareils. Ils piaulent, ils 67

grincent, ils pépient comme des oiseaux! Je ne dis pas que c'est très harmonieux, mais c'est intéressant à écouter. Peut-être publierons-nous, un jour, quelque dictionnaire de la langue mérou ou crabe... » Le garçon remplissait fébrilement son carnet. Il demanda : « Et ces animaux, comment faites-vous pour les attraper ? — Jusqu'à soixante mètres, ce sont les plongeurs qui les capturent au moyen de nasses en plastique transparent, que les poissons ne peuvent pas voir. Au-delà, et jusqu'à trois mille mètres, ce qui est la profondeur maxima que peut atteindre le Neptune, nous employons des pinces actionnées par des bras télécommandés. — Ah! c'est la mécanique qui est à l'avant, au-dessus du tableau de bord ? — C'est cela même. Il y a deux bras; l'un muni de ces pinces, l'autre de cisailles qui peuvent couper des câbles. Notre bathyscaphe, en plus des observations scientifiques, peut faire des travaux sous-marins, par exemple aider au renflouement des navires coulés, à la construction de derricks pour l'extraction du pétrole, à la recherche de minéraux. Il est capable de réparer des lignes téléphoniques ou de repêcher des amphores immergées. — ... ou des trésors de pirates? » L'officier se mit à rire : « Ah! les trésors! L'or des galions, le coffre du capitaine Kidd, les diamants de Rommel... Oui, on m'a posé souvent cette question. Eh bien, je puis vous affirmer" que le Neptune pourrait parfaitement récupérer 68

Jusqu'à soixante mètres, ce sont les plongeurs qui les capturent au moyen de nasses en plastique transparent. 69

un trésor à grande profondeur,... à condition de connaître son emplacement. Notre rayon d'action est de cinquante kilomètres et notre vitesse de douze kilomètres heure, ce qui est beaucoup pour une machine de ce genre, mais le fond des océans est si vaste que la recherche des trésors est une opération très aléatoire. Notre programme est beaucoup plus sérieux, croyez-moi... Mais... je vois que vous prenez des notes... Vous faites un reportage? — Oui, monsieur. J'essaie de faire un article pour un journal de Santander. Et je voudrais encore vous poser une ou deux questions. — Je vous écoute, jeune homme. — C'est au sujet de la propulsion... On a dit que le Neptune est propulsé par réaction, comme la fameuse soucoupe plongeante ? — Oui, c'est exact. Mais la poussée est quand même produite par des hélices. Il y a deux moteurs électriques, qui actionnent des hélices à huit pales. Le tout est enfermé dans des nacelles qui ressemblent à des turboréacteurs, de part et d'autre de la coque. Ces nacelles sont montées sur des axes, ce qui leur permet de pivoter et de refouler l'eau vers l'arrière, le haut ou le bas suivant l'inclinaison qu'on leur donne. C'est le commandant Croisic qui a imaginé ce système, en observant le vol d'un avion convertible. Vous savez, ces appareils qui décollent à la verticale, puis font basculer leurs réacteurs pour voler horizontalement. Nous avons un dispositif analogue. En braquant nos réacteurs vers l'avant, nous pouvons même reculer, et en les dirigeant d'une manier différentielle, l'un vers l'avant, l'autre vers l'arrière, le

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bathyscaphe peut virer sur lui-même très rapidement. Ce qui lui assure une maniabilité exceptionnelle. — Je voudrais bien savoir aussi pourquoi le bathyscaphe est en or,... enfin, recouvert d'or? — Il n'est pas en or massif, contrairement à ce qu'on croit généralement, mais en alpax. C'est un alliage d'aluminium et de silice, léger et solide. Il a été recouvert par électrolyse d'une mince pellicule d'or qui le protège de la corrosion et empêche les coquillages de s'y fixer. —On n'aurait pas pu employer une peinture ordinaire? — Si, évidemment. Mais vous savez qu'un bateau doit être repeint régulièrement et immobilisé dans ce qu'on appelle un bassin de carène, pour gratter et nettoyer la coque sur laquelle se fixent ces coquillages indésirables qui ralentissent la marche du bâtiment. On s'est aperçu que l'or résistait merveilleusement à l'action oxydante de l'eau de mer, mais aussi que les crustacés refusaient absolument de s'y accrocher. De sorte qu'en recouvrant le Neptune avec une couche d'or — elle est très mince : deux kilos ont suffi —, nous nous épargnons ces longues immobilisations. D'autre part, cette couleur dorée rend l'engin parfaitement visible à toutes les profondeurs, beaucoup mieux que ne le ferait une peinture jaune. Vous comprenez que ce qui semble être une fantaisie coûteuse est, en fait, un emploi judicieux d'un métal dont les qualités marines sont appréciables... » Pepito aurait bien voulu poser cent autres questions, mais il fallait céder la place à de nouveaux arrivants qui se pressaient pour voir l'intérieur de l'engin. Il remercia l'officier, prit quelques clichés et se glissa

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de nouveau dans le puits. Il remonta les échelons, revint à l'air libre, sous la douche brûlante du soleil. La foule était de plus en plus nombreuse sur l'escalier du Club, sur les quais et dans la flottille des barques qui entourait le Neptune. Il franchit la passerelle, se faufila dans une multitude d'uniformes et s'approcha du buffet pour y prendre un rafraîchissement. Paco était toujours là, attaquant allègrement une pile de petits sandwiches au chorizo1. « Alors, Pepito, tu as visité la chose? - Oui! - Ça t'a plu? — Je pense bien! Si j'en avais la permission, j'y passerais des journées entières! Je n'ai pas eu le temps d'examiner tout l'appareillage... Et toi? — J'y ai jeté un coup d'œil avant que tu n'arrives. C'est un fait qu'il y a beaucoup à voir dans cet engin. Mais nous aurons peut-être l'occasion d'y retourner demain. Le commandant Croisic a dit que, s'il avait assez de temps, il permettrait à quelques membres du Club subaquatique de faire une plongée. — Diable! C'est que je n'en fais pas partie, moi... — Cela ne fait rien. S'il y a une place disponible, je penserai à toi. De toute manière, tu viens avec nous sur le Piropo, pour ton baptême de scaphandrier ? — Je pense bien! — Bon. Rendez-vous au bout du quai vers dix heures. — Entendu. Je file écrire mon article pour le Diario... Adios ! 1. Saucisson très pimenté, de couleur orangée.

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— Adios! » Pepito reposa son verre d'orangeade et se hâta vers la sortie. Sur le point de quitter le bâtiment, il aperçut Luis. Un poing sur la hanche, le jeune pommadé s'était lancé dans une grande conférence destinée à éblouir une jeune fille qui bâillait discrètement. Pepe passa devant lui, flegmatique. Il eut le plaisir de le voir ouvrir des yeux arrondis par la surprise et grimacer de dépit. « Je crois, pensa Pepito, qu'il s'imaginait m'empêcher d'entrer, en volant ma carte d'invitation! Il m'en faut plus pour me décourager... » Dix minutes plus tard, il confiait sa pellicule au laboratoire Foto-Alba avec mission de développer au plus vite, et galopait en direction de son logis pour rédiger un papier « superexclusif » qui allait marquer une date mémorable dans l'histoire du journalisme ibérique!... Du moins, il l'espérait...

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CHAPITRE VII EN PLONGÉE lancèrent dans l'espace des coups sonores qui firent trembler les vitres. Un tricycle à moteur passa dans la rue, avec une pétarade d'échappement libre. Deux sardinières se dirigèrent vers le port de pêche, déchirant les tympans de leurs voix suraiguës. Pepito ouvrit un œil. Non, décidément, il n'était pas possible de dormir plus longtemps. Neuf heures! Heure bien matinale pour se lever1. Mais le garçon avait hâte de voir sa LES

CLOCHES

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1, L'action se passe en Espagne.

prose étalée sur la première page du Diario Santanderino! La veille au soir, il avait porté aux bureaux du journal une série de photos du bathyscaphe — toutes réussies — accompagnée d'un article merveilleux, exceptionnel, éblouissant! La description complète du Neptune, de son fonctionnement, de ses possibilités. Pepito n'avait pas eu le temps d'étudier tous les détails de la machine, bien sûr. Mais ce qu'il ne savait pas, il l'avait deviné. Ce qu'il n'avait pas deviné, il l'avait inventé. Son article couvrait six grandes pages bien tassées! Faisant appel à ses souvenirs de lectures, il avait trouvé le moyen de citer Jules Verne et Robert Stenuit, Léonard de Vinci et Jean-Albert Foëx. Les Anciens et les Modernes. Un historique bref mais fulgurant rappelait les travaux de Bushneil, Fulton et Gustave Zédé; de Piccard, Cousteau, Houot et Willm. Puis Pepe indiquait les qualités présentes du Neptune, révélait ses utilisations futures. Cet engin avait des facultés remarquables. Il pourrait plonger profondément, explorer les mers, participer à des travaux d'hydrographie ou d'exploitation du sol sous-marin. On pourrait le transformer en « maison sous la mer »; effectuer, à son bord, des expériences de physiologie. C'était le véhicule idéal pour les cinéastes, les ichtyologistes, les océanautes et les chercheurs de trésors ! Oui, ce reportage était un chef-d'œuvre du genre. C'est avec un mélange de fierté et de tranquillité qu'il l'avait remis à la réceptionniste rousse-aux-yeux-noirs. Elle l'avait pris en souriant, avait assuré que son article serait remis au rédacteur en chef. Et notre héros était sorti de l'immeuble en gonflant

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Pepe feuilleta le journal pour voir si son article ne se trouvait pas dans les pages suivantes, mais en vain.

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sa poitrine. Il avait réussi! Son nom allait figurer à la première page d'un grand quotidien! Demain, des milliers de Santandérins liraient des phrases que sa main avait rédigées, admireraient des photos dont il avait choisi le sujet, la composition, le cadrage. Demain, son nom serait célèbre ! Et demain, c'était aujourd'hui. Il dégringola l'escalier, se dirigea au pas de gymnastique vers le kiosque à journaux de la Plaza del Gêneralisimo. « Le Diario Sanlanderino, s'il vous plaît... » Pepe saisit le journal encore humide d'encre, le déploya, ouvrit tout grands les yeux pour mieux embrasser du regard la première page. Sous un gros titre : « LE BATHYSCAPHE D'OR DANS NOTRE VILLE », se trouvait une photographie grisâtre, peu nette, qui représentait le Neptune à l'entrée de la baie. Suivait un article, signé « Ramon Fulano », qui décrivait en quelques phrases l'arrivée de l'appareil et sa réception par de nombreuses personnalités officielles dont les noms et les titres étaient cités. Pepe feuilleta fébrilement le journal pour voir si son article ne se trouvait pas dans les pages suivantes, mais en vain. Son papier avait été caviardé! Il se laissa choir sur un banc de pierre en soupirant : « Ah! les bandits! Moi qui avais fait un travail détaillé, documenté, avec de bonnes photographies!... Et c'est une liste de colonels qu'ils ont imprimée! C'est à vous dégoûter de devenir journaliste! »

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II froissa le journal en boule, le jeta au caniveau d'un geste rageur et fourra ses mains dans ses poches. Qu'il était difficile de débuter! Les directeurs de journaux publiaient automatiquement, aveuglément, bêtement, les articles des rédacteurs auxquels ils étaient habitués, sans même prendre la peine de les lire! « Et tout ça parce qu'ils ont un diplôme de journaliste! Comme si le fait de posséder un certificat était un signe de génie! Ah! si j'avais dix ans de plus!... » C'est en broyant des pensées noires, mélancoliques et désespérées que Pepito revint à la maison. Il remonta l'escalier en traînant les pieds, fit le va-et-vient dans sa chambre comme un fauve enfermé dans une cage, serra ses tempes entre ses poings et donna un coup de pied à sa chaise qui était pourtant d'une innocence extrême. Après avoir boudé pendant dix minutes, le garçon se ressaisit. Si on avait refusé son premier article, on prendrait le second. Si le second était rejeté, il en écrirait un troisième. Et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on reconnaisse sa valeur ! N'était-il point Espagnol, après tout? N'appartenait-il pas à cette fière nation dont les fils combattent courageusement et indifféremment les dragons, les géants ou les moulins ? Il se battrait jusqu'à la victoire ! Ayant ainsi pris une décision irrévocable, il attaqua bravement... son petit déjeuner! * **

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« Alors, vous embarquez? Holà! Carlos! Tu as les palmes et les masques? Bon... Et toi, Pepito? Tu as apporté un porron de tinto1 ? Très bien, bonne idée ! » Juché sur la dunette du Piropo, Paco rassemblait son équipage de plongeurs. En plus de Pepe, il y avait là Anselme (le mécanicien), Vicente (un représentant en boissons gazeuses) et Manuel (un jeune peintre qui prétendait réunir les talents de Velasquez, Picasso et Dali). Cette joyeuse équipe prit d'assaut le pont de la petite vedette, largua les amarres, rangea soigneusement les tortillas2 à l'intérieur de la cabine afin de les protéger de l'eau salée, et poussa force jurons pour aider le diesel à se mettre en marche. Le moteur crachota, toussa, éternua, puis consentit à faire « poum-poum-poum » régulièrement. Il était onze heures du matin. Le départ avait été prévu pour dix heures, mais une heure de retard est chose courante en Espagne. Il faut être un étranger pour arriver à l'heure à un rendez-vous. Le Piropo s'éloigna du quai à petite vitesse, vira de bord, traversa la baie et mit le cap sur le centre de la passe. Après dix minutes de navigation, le Piropo quitta les eaux calmes de la baie pour trouver la houle de la pleine mer. Une demi-heure plus tard, apparut l'Andromède qui se maintenait contre le courant de la marée montante en faisant tourner ses hélices au ralenti. A quelques 1. Un porron est une sorte de carafe munie d'un bec pointu qui permet de boire à la régalade. Tinto : vin rouge. 2. Les omelettes. Serrées en sandwich entre deux tranches de pain, elles constituent un mets pratique à transporter tant à la plage qu'en pique-nique.

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encablures, le dos du bathyscaphe étincelait. Paco manœuvra pour se rapprocher de l'aviso. Quand il fut à portée de voix, il commença à parlementer avec l'équipage français. Un officier lui confirma l'autorisation donnée par le commandant Croisic aux plongeurs espagnols : ils pourraient se rendre dans le bathyscaphe pendant que celui-ci serait en plongée, en passant sous la coque. Cette expérience servirait à démontrer l'utilité du puits et sa facilité d'emploi. Le chef plongeur annonça à ses amis : « Le Neptune va s'enfoncer de quinze mètres dans quelques minutes. Nous pourrons nous mettre à l'eau dès que nous entendrons trois coups de sifflet. Messieurs, en tenue ! » II se produisit aussitôt un grand remue-ménage à bord du Piropo. Les vêtements en néoprène furent enfilés; on endossa les sangles des bouteilles, on boucla les ceintures lestées, on chaussa les palmes. Carlos et Paco donnèrent un coup de main à Pepito pour qui c'était là son baptême de scaphandrier. « Tu as l'habitude du tuba? demanda Paco. — Oui. J'ai déjà fait de la pêche sous-marine. — Parfait! Eh bien, c'est exactement la même chose, avec cette différence qu'on risque moins d'avaler de l'eau. Fais un petit essai, pour voir si le détendeur fonctionne bien. » Le jeune apprenti journaliste mordit dans l'embout de caoutchouc et fit deux ou trois mouvements respiratoires. « Ça va ! — Bon. Je resterai constamment près de toi. Si

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quelque chose ne va pas, tu allonges une main horizontalement, en lui donnant un petit mouvement de roulis. Je te ramènerai aussitôt à la surface. Au besoin, tu largueras tes plombs en tirant d'un coup sec sur ta ceinture. Compris ? — Compris. » Pendant que Paco donnait ces instructions à Pepe, des hommes-grenouilles français, en tenue argentée, sautaient à pieds joints dans l'eau et nageaient en direction du bathyscaphe. Ils allaient vérifier la fermeture du puits, contrôler le comportement de l'engin et au besoin, l'aider à s'enfoncer. Il arrive fréquemment, en effet, qu'un bathyscaphe refuse de descendre, avec un entêtement de mule bretonne.

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Un mystérieux dialogue est en train de s'établir entre l'aviso et le Neptune dont l'antenne radio se dresse en l'air. Armé d'un mégaphone, le commandant Croisic lance des ordres. Les plongeurs agitent les bras avec des gestes de sémaphore. Les minutes s'écoulent, lentement. On ne comprend pas ce qui se passe, ni pourquoi le bathyscaphe est toujours visible. Pepe interpelle les marins de l’Andromède pour savoir si l'appareil a une avarie. On lui fait des gestes rassurants : il paraît qu'il en va ainsi à chaque plongée; les différentes vérifications sont si nombreuses qu'il faut au moins une heure avant que toutes les opérations soient terminées. Tout comme les commandants de bord des long-courriers aériens, le chef pilote du bathyscaphe possède une liste sur laquelle il pointe chaque manœuvre dès qu'elle est accomplie : contrôle de la fermeture des panneaux, de la tension dans les électro-aimants, de la pression dans le puits ou dans les cabines; vérification de l'éliminateur de gaz carbonique, des ballasts à mercure, du compas gyroscopique, des systèmes phoniques, des indicateurs de tangage et de roulis, des tachymètres qui donnent la vitesse de l'engin, etc. Après un temps interminable, les plongeurs argentés grimpent sur la coque du Neptune, montent dans la baignoire, en ressortent. Le fuseau jaune s'enfonce doucement. Petit à petit, la baignoire est escamotée par les eaux gris-bleu de la baie. Il ne reste plus que l'antenne télescopique. Paco se frotte les mains. « Ça y est! Il a plongé. Dans quelques instants, nous allons pouvoir y aller! »

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Non. Le Neptune a bien disparu, mais son antenne est encore visible. Elle dépasse toujours la surface liquide. Pepe demande : « Hé! Paco, que se passe-t-il? Il ne veut pas s'enfoncer? — On dirait. C'est une question de poids spécifique. Si l'eau est trop froide, sa densité est trop forte par rapport à celle du bathyscaphe, et il ne plonge pas. C'est encore un coup du père Archimède... » Paco se lance dans une conférence sur la compressibilité de l'eau de mer, les différences de température, les ballasts et les contrepoids. Pepe l'écoute d'une oreille distraite. Toute son attention est concentrée sur les scaphandriers qui se sont juchés, debout, sur le submersible. On ne voit plus que le haut de leur corps. Et bientôt, ils disparaissent, en même temps que l'antenne. Le Neptune a définitivement plongé. Il ne reste plus qu'à attendre les trois coups de sifflet. Pepe crache dans son masque, étale la salive sur le verre triplex, puis rince le tout dans l'eau. Ce rite, bien connu des nageurs sous-marins, est dépourvu d'élégance. Mais en revanche, il est d'une efficacité certaine : il permet d'éviter la formation de buée sur le carreau. Encore quelques minutes qui font bouillir d'impatience les Espagnols, puis c'est le signal : trois coups de sifflet. « Allons-y! » Paco, Pepe, Anselme et Vicente enjambent le bastingage du Piropo et se jettent à l'eau. Manuel reste à bord, car il faut au moins un homme pour tenir la barre de la vedette.

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Dès qu'il se trouve dans l'élément liquide, Pepe ressent un soulagement; une impression de légèreté. Autant il était lourdaud, malhabile sous le poids de sa bouteille d'air comprimé, autant il se sent à l'aise dans l'eau. A l'éblouissement de la surface succède une vision agréable, dans une atmosphère vert pâle, où tout est calme, silencieux, doux. On se croirait enveloppé dans du coton. Les mouvements se ralentissent, la sensation de pesanteur disparaît. On entre dans un monde nouveau, inconnu. On découvre l'atmosphère d'une planète lointaine... Peut-être vit-on ainsi sur Mars, sur Vénus ? Quelque chose saisit le bras droit de Pepe. Un poulpe? Un calmar géant? Il tourne soudainement son regard vers la droite... Paco est là, qui forme un cercle avec son pouce et son index, tout en le regardant d'un air interrogateur. Pepe répond en faisant le même signe : tout va bien. Alors, le chef plongeur pointe un doigt vers le bas. C'est dans cette direction que se trouve le bathyscaphe. D'un mouvement de tête, Pepito indique qu'il a compris. Il allonge ses bras le long du corps, incline sa tête vers le bas et se propulse avec des battements de palmes, larges et réguliers. L'eau s'assombrit. Pepe descend plus bas, toujours plus bas...

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CHAPITRE VIII MOINS CINQ CENTS MÈTRES se faisait sentir sur les tympans du garçon, s'accentuant à mesure qu'il s'enfonçait. Il pinça les alvéoles de compensation de son masque, ce qui eut pour effet de lui obturer les narines. Puis il avala sa salive. L'air circula d'un coup entre les poumons et l'oreille interne, faisant disparaître le malaise. Pepe jeta un coup d'œil sur le profondimètre qui avait pris la place de sa montre : 15 mètres. La luminosité de l'eau s'atténuait régulièrement. Les couleurs LA

PRESSION

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A quelques, mètres, sur la droite, un plongeur suivait le même chemin.

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LE BATHYSCAPHE D'OR 87

se modifiaient. Le vert pâle de la surface devenait sombre. Les bouteilles jaunes accrochées au dos de Paco viraient au bleu électrique. 20 mètres. 25 mètres... Un peu plus bas, une tache ovale apparut, plus claire que le fond. Sa teinte était fluorescente, analogue au vert jaunâtre du pastis : le manteau d'or du Neptune. Paco tourna la tête, cessa une seconde de nager pour mieux observer son compagnon. De nouveau, Pepito fit signe que tout allait bien. La descente se poursuivit. A quelques mètres sur la droite, un plongeur suivait le même chemin. Ce devait être le mécanicien Anselmo. Encore quelques secondes, et Pepe se trouva tout contre la coque du bathyscaphe, qu'il toucha du bout des doigts, avec une singulière sensation de soulagement. Il aurait voulu s'attarder là, à palper la tôle dorée de l'étrange bête. Mais déjà Paco se glissait sous la masse du submersible. Il le suivit. Le dessous était gris foncé, presque noir. Un instant, Pepe eut l'impression qu'il ne parviendrait pas à trouver l'entrée, le trou qui devait s'ouvrir à la base du bathyscaphe. Mais soudain son compagnon disparut, avalé, absorbé par la machine. Le jeune reporter donna deux ou trois vigoureux coups de palmes et aperçut au-dessus de sa tête un disque jaune clair : l'entrée inférieure du puits. Il s'y glissa, se propulsa à la verticale, vers le haut. Brusquement, sa tête émergea dans un espace blanc, éblouissant. Des mains le hissèrent hors de l'eau, l'aidèrent à retrouver son équilibre. Il abandonna l'embout de caoutchouc, releva son masque sur le front et dégagea sa tête de la cagoule 88

caoutchoutée. Des visages souriants l'entouraient. Paco lui tapa sur l'épaule et demanda : « Alors, Pepito, ça va ? Pour un baptême des profondeurs, tu as de la chance ! » Le reporter en herbe approuva. Oui, il avait de la chance! Se rendre à l'intérieur même du Neptune, au cours de sa première plongée en scaphandre autonome, c'était un exploit! « Jeune homme, je vous félicite ! » fit une voix. Il reconnut l'officier qui lui avait fait aimablement visiter le bathyscaphe. « Vous continuez votre reportage ? » Pepito n'osa pas avouer que le Diario Santandenno avait refusé son papier. Il répondit simplement : « Oui, monsieur, oui, je continue à me documenter sur le Neptune. — Très bien! Alors, vous allez encore trouver des choses à raconter. Dès que les autres hombres-ranas1, comme vous les appelez, seront à bord, nous descendrons un peu plus bas pour faire des prélèvements. Le commandant Croisic nous a chargés d'une étude qui concerne la composition de l'eau de mer dans le golfe de Gascogne — que vous appelez, d'ailleurs, « mer Cantabrique », et qui n'est en fait, rien d'autre que la partie est de l'océan Atlantique... » Pepito ne put s'empêcher de sourire. Oui, il est vrai que les Français s'attribuaient cette partie de l'Océan, tout autant que les Espagnols. En retirant ses pesantes bouteilles, il demanda : 1. Hommes-grenouilles. 89

« Monsieur, me permettez-vous de citer votre nom dans mon reportage ? » L'officier s'inclina avec cérémonie. « Je suis le lieutenant Pierre Dupont, ex-mousse sur le Duguay-Trouin, ex-matelot sur le Perpignan, ex-quartiermaître sur le Paimpol, ex-enseigne sur le Courageux, présentement attaché au Centre de recherches sous-marines de Toulon. Mais retirez donc votre ceinture plombée, jeune homme,... vous allez retomber dans le trou! » Pepe suivit Paco hors du puits en se glissant par l'ouverture circulaire qui donnait accès à la salle des plongeurs. Il se débarrassa des pesants accessoires qui rendaient les plongeurs autonomes si maladroits à terre, et ne conserva que sa combinaison de néoprène noir. Anselmo et Vicente venaient de surgir hors de la cuve circulaire remplie d'eau qui constituait le bas

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du puits. Ils entrèrent également dans le vestiaire du submersible et quittèrent bouteilles et plombs. Puis, tout le monde passa dans le poste de pilotage, qui, du même coup, se trouva rempli. Il s'y trouvait déjà un pilote, allongé devant le hublot d'observation, et le grand Espagnol maigre que Pepe avait déjà vu, lors de sa précédente visite. Le lieutenant Pierre Dupont annonça : « Messieurs, nous allons descendre jusqu'à moins 500 mètres pour y faire notre prélèvement d'eau, puis nous remonterons aussitôt. Tout le monde est d'accord? Personne n'a besoin de regagner la ville maintenant? » Oh! oui, ils étaient tous d'accord! même si la plongée avait dû prendre la journée entière, ils seraient restés à bord! Quand on a la chance de se trouver dans le Neptune, on en profite... Pepito ouvrait ses oreilles, regardait à droite, à gauche, en haut, en bas. Il s'efforçait de graver dans sa mémoire le moindre détail de l'aventure qu'il était en train de vivre. Une aventure pour lui, mais une simple routine pour l'équipage expérimenté. Avec un calme parfait, le lieutenant avait pris sa liste de vérifications et posait les questions rituelles, auxquelles le pilote répondait sur un ton monotone : « Panneau inférieur ? — Fermé. — Panneau intérieur du puits ? — Fermé. — Ballast à mercure ? — En équilibre. — Ampèremètres des silos à grenaille ? — Normaux. » 91

Pepe chuchota à Paco : « Qu'est-ce que c'est, les silos à grenaille? » Le chef plongeur répondit à voix basse : « Ce sont des tubes qui contiennent de petites billes de fer doux. Le bas de ces tubes est fermé par des obturateurs qui sont maintenus en place au moyen d'électro-aimants. Si l'on coupe le courant, les silos s'ouvrent et le lest tombe dans la mer. Le bathyscaphe se trouve allégé, il remonte. C'est un système de sécurité. En cas de panne de courant, le bathyscaphe crache sa mitraille, ce qui le fait remonter automatiquement. » Cependant, la litanie continuait : « Projecteurs ? — Allumés. — Sondeurs? — En marche. — Gyroscope directionnel ? — Il tourne. — Magnétophone? — Branché. » Le lieutenant venait de s'asseoir sur le siège du copilote. Son regard examinait les cadrans noirs sur lesquels les chiffres phosphorescents se dessinaient en vert, vérifiait l'allumage et l'extinction des petites lampes témoins rouges qui correspondaient à chacun des organes du Neptune. Il coiffa un casque d'opérateur radio, décrocha un micro et appela : « Andromède, Andromède! Ici Neptune! Nous sommes prêts pour la plongée. Terminé. » Un instant de silence, puis une voix nasillarde filtra hors des écouteurs : 92

« Neptune, Neptune! Ici, Andwmède! Nous vous tenons au bout du sondeur. Vous êtes à moins 35 mètres. Vous pouvez y aller. Terminé, je coupe! » Le lieutenant Dupont pivota sur son siège et dit avec un sourire : « Messieurs, nous allons descendre... » Pepito ne put réprimer un léger frisson qui parcourut les vertèbres de son épine dorsale. Il allait s'enfoncer sous l'océan Atlantique, à un demi-kilomètre de profondeur. Faible distance sans doute, en comparaison des 11 520 mètres atteints par le bathyscaphe Trieste, le 23 janvier I9601. Mais ces 500 mètres représentaient un chiffre énorme par rapport au fond que peut atteindre un nageur ou même un scaphandrier. Grâce à la merveilleuse machine du commandant Croisic, Pepe allait voir... ce que bien peu d'êtres humains avaient vu. Paco le dévisagea avec un regard interrogateur qui semblait demander : « Comment te sens-tu? As-tu peur? » Non, Pepito n'avait pas peur. Tout ce qui se passait autour de lui était trop passionnant pour laisser la moindre place à l'appréhension. Ses cinq sens captaient avec avidité les impressions que lui communiquaient les éléments de la machine. La vue d'abord : l'habitacle baignait dans la lumière orangée que diffusait le plafonnier, cette teinte évitait l'éblouissement des yeux qui conservaient ainsi toute leur acuité pour examiner le milieu extérieur. L'odorat : des senteurs d'huile, et le parfum étrange de l'ozone 1. Il s'agit de la plus grande profondeur jamais atteinte par des êtres humains.

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qui émanait des interrupteurs. L'ouïe : le ronronnement d'un compresseur, le cliquetis régulier du sondeur, le sifflement de l'air dans le filtre à gaz carbonique. Le toucher : Pepe s'était agrippé à l'un des multiples tuyaux de cuivre qui couraient le long des parois, un tuyau froid, embué par la condensation de l'air expiré. Le goût : c'était le seul sens qui ne fût pas affecté par le milieu. Pepe avait la gorge sèche... Le lieutenant fit un signal en levant une main. Toujours à plat ventre, le pilote appuya sur les deux boutons noirs qui mettaient en marche les moteurs. Une légère vibration fit tressaillir la coque du Neptune. Les réacteurs latéraux commençaient à chasser des colonnes d'eau vers le haut, provoquant du même coup la descente du bathyscaphe. Le lieutenant désigna un 94

cadran de grand diamètre qui occupait la place d'honneur au centre du tableau de bord : « Notre profondimètre, messieurs, l'instrument le plus important que l'on puisse trouver à bord d'un sous-marin. C'est, en fait, un manomètre qui mesure la pression de l'eau et nous renseigne sur la distance qui nous sépare de la surface. D'ailleurs, vous connaissez bien cet appareil, puisque je vois que vous en portez à votre poignet. » En effet, les plongeurs espagnols avaient tous leur profondimètre, gradué jusqu'à 70. Mais, celui du bathyscaphe atteignait le nombre 3 500. Sa grande aiguille phosphorescente tournait déjà régulièrement... Pepito avait maintenant son regard rivé sur le hublot d'observation. Un cercle d'une vingtaine de centimètres de diamètre, en plexiglas, à travers lequel apparaissait la masse verte des eaux, violemment éclairée par des projecteurs à iode. Par instants, de brefs éclairs d'argent apparaissaient dans le champ : des poissons. Ils passaient si vite qu'il était impossible d'en distinguer l'espèce. A côté du garçon, les autres Espagnols se tenaient debout, silencieux, fascinés, eux aussi, par le disque vert où se dessinait, comme sur un écran de télévision, l'étrange spectacle du monde sous-marin... De temps en temps, une curieuse neige envahissait l'océan. Une neige qui tombait de bas en haut.' Le lieutenant expliqua : « Ces flocons, ce sont de tout petits animaux marins, des radiolaires presque microscopiques que l'on nomme plancton. Ils constituent la nourriture habituelle des

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poissons. Tenez, vous allez les voir plus nettement. » L'officier appuya sur un premier interrupteur, qui éteignit l'éclairage de l'habitacle, puis sur un second qui était celui des projecteurs. Le Neptune était plongé dans le noir. Mais, à travers le hublot, on continuait de voir des étincelles qui jaillissaient vers le haut. « Ce sont toujours nos petites bestioles... Elles sont phosphorescentes, comme des vers luisants. Nous avons l'impression qu'elles sautent de bas en haut, mais cet effet optique est dû à notre vitesse. En réalité, ces animalcules se meuvent très peu... Ah! regardez ces champignons blancs... — Des méduses ? — Oui. On en trouve couramment jusqu'à trois cents mètres. » Les océanautes écarquillaient les yeux, attendant avidement la suite du spectacle. Qu'allait-il se produire? Quelle bête allait maintenant apparaître? Un mérou ? Une raie géante? Un serpent de mer? Non, rien d'autre que des nuages lumineux de plancton, des petites bêtes qui s'agitaient contre le hublot avec brusquerie, sans qu'on puisse distinguer leur forme... Moins 400 mètres. L'aiguille verte pivotait plus lentement. Sa course paraissait freinée. Le lieutenant Dupont tourna son visage vers les passagers et dit : « Notre descente se fait plus difficilement. A mesure que nous descendons, la densité de l'eau s'accroît. Contrairement à ce que l'on pense généralement, l'eau est un fluide compressible. De sorte que le Neptune éprouve quelque difficulté à s'enfoncer. Nous allons .augmenter le régime des moteurs. »

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Le pilote tourna le bouton d'un rhéostat qui régla la quantité de courant envoyée dans les propulseurs. L'aiguille verte reprit sa course. Pepito jeta un coup d'œil sur la montre du bord : midi moins cinq. De longues minutes passèrent encore. Puis, le pilote fit un geste. « Regardez ! Le fond !... » Il tira sur le manche qui commandait les barres de plongée, réduisit la vitesse des moteurs. Lentement, une surface d'un jaune blanchâtre surgit des profondeurs, monta vers le Neptune. Le sondeur indiquait moins 512 mètres. Retenant sa respiration, Pepe scruta ce lit sablonneux, à peine ondulé, qui constituait le fond de la mer Cantabrique. Rien n'apparaissait. Un panorama vide, uniforme. Une sorte de plage déserte. C'est à peine si une plante se montrait timidement, par endroits. Le lieutenant eut un petit rire et s'adressa à Pepito : « Je crains que vous ne soyez déçu. Aucune épave de galion, pas de trésor... Pas même un bout de rocher... Juste quelques crevettes qui se promènent sur le fond... Nous allons stopper et vous pourrez l'examiner plus en détail. » Le pilote tira à lui le manche qui provoquait le basculement des moteurs. En quatre ou cinq secondes, le Neptune ralentit et s'arrêta. Un petit coup de rhéostat l'amena jusqu'à toucher mollement le fond de la mer, ce qui souleva un léger nuage de sable. « Je vais procéder au prélèvement de l'eau, dit le lieutenant. Voulez-vous voir comment on s'y prend? »

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Les visiteurs le suivirent jusque dans le laboratoire. Il désigna un volant de métal nickelé, dont l'axe horizontal s'enfonçait à l'intérieur d'un cylindre qui ressemblait fort à un extincteur d'incendie. « Cet appareil, messieurs, est tout simplement un robinet, grâce auquel on peut faire entrer de l'eau de mer dans le bathyscaphe, et l'analyser. » Le lieutenant disposa une éprouvette sous l'appareil, empoigna le volant et le tourna lentement. Il y eut un sifflement et l'eau se mit à tomber goutte à goutte dans le récipient dont les parois se couvrirent aussitôt de buée : l'eau se décomprimait en produisant du froid. Quand l'éprouvette fut aux trois quarts pleine, le lieutenant revissa le volant. Pepe lui demanda : « Si vous laissiez cette prise ouverte, que se passeraitil? 98

— Oh! il se produirait une chose fort ennuyeuse. Le bathyscaphe se remplirait d'eau, tout simplement, et il ne pourrait plus remonter. — Ah! Ça me rappelle l'histoire du petit garçon qui avait fait couler un paquebot en oubliant de refermer le robinet du lavabo ! » Le lieutenant sourit. « Rassurez-vous. C'est un genre d'oubli qui ne se produira pas ici. Les conséquences en seraient trop graves!» Les océanautes retournèrent dans le poste de pilotage. Pierre Dupont décrocha l'écouteur d'un téléphone à ultrasons et entra en communication avec l’Andromède. Il annonça : « Nous allons faire un essai des pinces. Au cours de la plongée précédente, il s'était produit un court-circuit, et elles n'avaient pas fonctionné. » II se plaça, debout, entre le pilote et le siège de droite, appuya sur l'interrupteur d'un poste de télévision et prit en main la crosse d'une sorte de mitraillette accrochée au plafond. Sur l'écran, apparut un bras noir qui se terminait pas des crochets articulés comme les serres d'un vautour. « Voyez-vous, en manœuvrant cette crosse, j'agis sur une servo-commande qui fait mouvoir le bras... Vous entendez le ronronnement des moteurs? C'est un système analogue qui permet de manipuler à distance les produits radioactifs, dans les laboratoires atomiques. Maintenant, si j'appuie sur la détente, la pince se referme. » Pepito demanda : « Que peut-on faire avec cette pince?

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— Saisir des objets. Soit avec délicatesse, par exemple s'il est nécessaire de soulever une amphore fragile, ou au contraire serrer fortement pour dégager un câble enlisé ou tordre une tôle de bateau. Bien, le dispositif fonctionne. Nous allons pouvoir regagner la surface. » Le lieutenant éteignit le téléviseur, décrocha le récepteur du téléphone à ultra-sons et appela l’Andromède pour signaler que la remontée allait commencer. De nouveau, un dialogue s'échangea entre le pilote et le lieutenant, pendant que les passagers écoutaient, silencieux. Fatigué de rester debout, Paco s'assit en tailleur sur le caillebotis d'aluminium qui constituait le sol. Il fut aussitôt imité par Anselmo et Vicente. L'Espagnol grand et maigre resta debout, accoudé sur un manomètre. Pierre Dupont eut un geste, comme pour s'excuser : a Les installations du Neptune ne sont pas très confortables, je dois le reconnaître. Il n'est pas prévu pour le tourisme... Mais peut-être y aura-t-il, un jour, des submersibles étudiés pour les promenades sous-marines, comme celui de Jacques Piccard qui plongeait dans le lac Léman. » La remontée commença. Les réacteurs avaient été dirigés vers le bas, et le bruit des moteurs se faisait nettement entendre, malgré la forte épaisseur des parois. Le fond jaune s'abaissa, lentement, d'abord, puis très vite. Le vert glauque de l'eau réapparut. A part le chef de bord qui, de temps en temps, rompait le silence pour donner une explication technique, personne ne parlait. L'ambiance était curieusement calme.

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Les océanautes, séparés du domaine des terriens, vivaient dans un rêve où le temps ne s'écoulait plus. On devait avoir les mêmes sensations dans un satellite artificiel. Le bathyscaphe était, d'ailleurs, comparable à un astronef lancé à la découverte d'un monde extra planétaire,... une machine à mi-chemin entre la réalité et la fiction scientifique... Une liaison téléphonique fut établie avec l'aviso. Tout était normal. La mer restait calme, très favorable pour les manœuvres. Dans l'habitacle, on attendait l'aube sous-marine, l'apparition du jour. Les projecteurs furent éteints. Peu à peu, le bleu indigo qui teintait l'épais hublot céda la place à un vert émeraude, puis à cette nuance plus claire que les peintres nomment vert d'eau. Un compresseur cessa de haleter, ce qui supprima l'un des multiples bruits de la machine. Le sondeur de surface cliquetait en inscrivant sur une bande de papier la ligne régulière, ascendante, qui traduisait la remontée du Neptune. Plus que 50 mètres,... plus que 30... Un banc de poissons argentés obstrua, un instant, le hublot, fut effacé par des eaux de plus en plus claires... Instinctivement, les passagers du bathyscaphe courbaient le dos, s'attendant à cogner contre la coque de l’Andromède... Et soudain, ce fut un coup de roulis qui déséquilibra tout le monde, projeta- sur le caillebotis Anselme, Pepe et le grand maigre qui se mit à jurer comme un Templier. Le lieutenant ne put s'empêcher de rire : « Surface, messieurs, surface! Nous sommes arrivés! Nous redevenons un vulgaire bateau ! » 101

D'un coup de pouce, il libéra l'antenne télescopique, et enfonça le bouton qui mettait en circuit le radiotéléphone de surface. Il saisit un micro, cria joyeusement : « Ça y est ! Nous avons terminé ! » Il y eut quelques grésillements, sifflements et parasites dans le haut-parleur qui surmontait le tableau de bord, puis une voix claire, celle du commandant Croisic, s'éleva distinctement : « Allô! le Neptune? Vous êtes à cent brasses de l'Andromède. Nous allons vous envoyer des plongeurs. Ça va? — Oui, tout est normal. » D'un coup d'œil, le lieutenant Dupont s'assura que la pression dans le bathyscaphe était égale à celle de l'extérieur. Laissant le pilote terminer les manœuvres, il entra dans la chambre des plongeurs, passa dans le puits et déverrouilla le panneau supérieur. Une bouffée d'air frais pénétra dans le Neptune, balayant les relents d'huile chaude qu'exhalaient les moteurs. Pepe sortit en premier, sous le soleil resplendissant.

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CHAPITRE IX OÙ L'ON PARLE DU TÉLÉPHONE dut protéger ses yeux de l'éblouissement. La lumière contrastait violemment avec la pénombre qu'il venait de quitter. Une brise rafraîchissante balayait la crête des vagues, caressait les visages des océanautes qui sortaient un à un, s'entassaient dans la baignoire en riant et en se donnant des claques sur les omoplates, à l'espagnole. Tout le monde était enchanté de la plongée, et plus encore peut-être, de se trouver hors de l'œuf d'or. Le Neptune se balançait doucement sous l'effet de la houle, au milieu d'un cercle d'huile qui allait s'élargissant. PEPE

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Le lieutenant Dupont hocha la tête en grognant : « Toujours de petites fuites... — Est-ce grave? demanda Pepito. — Non. Cela provient des moteurs extérieurs qui baignent directement dans l'eau. On finira bien par éliminer ce léger défaut. » Les hommes-grenouilles argentés de l’Andromède s'approchèrent, tournèrent autour du bathyscaphe afin de vérifier son état. Le Piropo vint à son tour, à petite vitesse, pour reprendre à son bord Pepe et ses compagnons. Avant de remettre le cap sur la baie, il accosta l'aviso ; les océanautes purent serrer la main du commandant Croisic et le remercier de leur avoir offert ce voyage sous-marin. Enfin, on se remit en marche à bonne allure. Trente minutes après, Pepito posait le pied sur le quai de PuertoChico. Et un quart d'heure plus tard, il fit préparer rapidement par sa sœur Maria-Flor une omelette géante qu'il s'empressa de dévorer avec un appétit féroce ! * ** « Ouf! Ça y est... » Oui, c'était fait! Pepe relut l'article qu'il venait de rédiger, referma son stylo, et se frotta les mains avec la satisfaction d'un vieil usurier grec qui vient de rouler un client turc. « Cette fois-ci, ils vont le prendre, mon article! » C'était le reportage complet de la plongée du Neptune, relatée dans ses moindres détails, avec un style 104

éblouissant... Un reportage original, exclusif, passionnant, que le directeur du Diario Santanderino ne pourrait pas refuser. Notre héros courut jusqu'aux bureaux du journal, monta cinq à cinq les marches de l'escalier et tendit ses feuilles à la réceptionniste-rousse-aux-yeux-noirs. Mais, avant qu'elle ait pu les saisir, un petit homme s'en empara d'un geste vif en disant « Vous permettez ? » sur un ton sans réplique. Il parcourut rapidement les feuillets, puis les rendit à Pepito en faisant une grimace. a Tenez, mon jeune ami, vous pouvez reprendre cela. Je regrette, mais nous ne pourrons pas le publier. — Comment? Vous croyez que... — Je ne crois pas, j'en suis sûr. C'est mon métier de voir d'un coup d'œil si un papier est bon ou non. Je suis le rédacteur en chef. — Et vous pensez... que ce n'est pas bon? — Non. Et je vais vous dire pourquoi. Votre article ressemble trop à un devoir d'écolier. C'est une sorte de rédaction sur un sujet donné. Vous savez, dans le genre de : « Vous avez fait une promenade en bateau; racontez vos impressions ». Ce que nous cherchons à publier au Diario, ce sont des nouvelles fraîches, dynamiques. Il faut qu'on sente le mouvement, l'actualité vivante. Il faut que nos articles passionnent les lecteurs et surtout qu'ils leur donnent envie d'acheter le journal. Nous n'avons que faire d'une dissertation. Elle ne peut intéresser que les spécialistes des questions sousmarines. Ah! si vous aviez eu un bel accident, un incendie ou une explosion, là vous auriez pu faire un article de choc... » 105

Pepito eut un sourire amer. Il dit : « Oui, je vois. Si nous étions restés au fond de l'Atlantique, ça aurait pu vous intéresser... — Parbleu! » Assommé par ce coup inattendu, Pepito sortit de l'immeuble, désemparé. Il resta immobile pendant un long moment, ne sachant que faire, les feuilles au bout des doigts. Il ne pouvait tout de même pas mettre le feu au Neptune pour avoir un sujet d'article! Il soupira. Deux minutes après, son naturel optimiste avait repris le dessus. Il avait déjà progressé, puisque son papier avait été lu par le rédacteur en chef du plus grand journal de Santander. C'était déjà quelque chose, même s'il n'en avait pas voulu. « Allons, puisque ce n'est pas pour cette fois-ci, ce sera pour une autre fois. » Il se rendit aux Talleres Montanes.es,. Son père l'accueillit en fronçant les sourcils. « Où as-tu été, pendant toute la matinée? Il y a eu un travail fou, ici. On t'a cherché partout! — J'étais sous l'eau, papi. — Sous l'eau ? — Oui... A un demi-kilomètre de profondeur. — Comment? Tu ne vas pas me dire que tu as été dans le... — ... bathyscaphe, oui. Grâce à Paco. J'ai sauté sur l'occasion! Et j'ai fait un reportage stupéfiant... dont le journal n'a pas voulu. » Le mécanicien se gratta le crâne, soupira et dit : « Eh bien, si je m'attendais à ça! Mon fils au fond

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de l'Atlantique! Et dis-moi, si ce machin n'était pas remonté ? — Aucun risque, papi. Il y a toutes sortes de systèmes de sécurité. Dès qu'une panne se produit, le bathyscaphe remonte. — Tant mieux, tant mieux! Mais j'espère bien que tu ne retourneras pas dans ce diable d'engin. Rien ne vaut une bonne voiture ou un bon camion... Tiens, à propos de camion, jette donc un coup d'œil sur ce Pegaso. Il appartient au señor Metreque. Le chauffeur a signalé un cliquetis bizarre à l'arrière et une fuite d'huile. Tâche de voir ce que c'est... » Le jeune Pepito changea ses vêtements contre un bleu de mécanicien et se mit en devoir d'inspecter le camion, un monstre de vingt tonnes, à dix roues. Il scruta les longerons du châssis, palpa les conduites des freins Westinghouse, examina les ressorts, les amortisseurs, les pneus. Il constata que ces derniers étaient anormalement écrasés, murmura : « Oh! il m'a l'air bien chargé ce camion! Que transporte-t-il? » II escalada l'arrière du véhicule, entrouvrit les bâches et regarda le chargement. Le camion était bourré de blocs grisâtres, des parallélépipèdes entassés sur trois rnètres de hauteur. Le garçon prit en main un de ces blocs, le soupesa. « C'est terriblement lourd!... On dirait du plomb... Oui, c'est du plomb... Sans doute des lingots pour une fonderie,... une imprimerie... Avec une telle charge, il n'est pas surprenant que les pneus soient aplatis ! » II descendit, ausculta les roues. Les écrous qui devaient 107

maintenir l'une d'elles en place s'étaient desserrés. « Ah! Voilà d'où provient le cliquetis... Quelques kilomètres de plus, et la roue aurait été se promener dans un fossé... » II s'arma d'une clef à tube, revissa soigneusement les écrous. Puis, il se glissa à quatre pattes sous le carter du moteur. Une huile noire, épaisse, tombait goutte à goutte en formant une large flaque gluante. « Oh! Voilà une jolie fuite,... voyons ça de plus près...» A cet instant, le señor Metreque fit irruption dans le garage, tirant d'énormes bouffées d'un cigare non moins énorme.

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Il demanda sèchement : « Alors, qu'est-ce qu'il a ce camion? — J'ai resserré une roue qui risquait de se détacher, répondit Pepito. — Et c'est réparé ? — Oui, mais il ne faudrait pas rouler trop longtemps avec un chargement aussi lourd. Je crois que cela fatigue exagérément le train arrière et... — Est-ce que je t'ai demandé ton avis? coupa le señor Metreque. — Heu... Non, señor. Je disais cela dans votre intérêt... — Assez... Je n'ai pas besoin de l'avis d'un moustique. C'est tout? — Non, señor. Il y a également une fuite d'huile. — Bah! aucune importance. Il n'a plus beaucoup de chemin à faire. Je vais envoyer mon chauffeur. » II jeta son cigare dans un coin, tourna le dos et sortit à grandes enjambées. Pepito soupira : « Eh bien, ce n'est pas encore cette fois-ci qu’il me donnera un pourboire ! » Le chauffeur arriva quelques instants après et sortit du garage le lourd véhicule qui s'éloigna en crachant un nuage bleuté. Pepito bricola encore pendant une petite heure, puis il remit son costume propre et décida de faire un tour en ville pour voir si, par hasard, une petite catastrophe n'allait pas lui fournir le sujet d'un autre article. Ses pas le conduisirent devant un marchand de glaces, La Polar, boutique moderne, ouverte à tous vents. A peine avait-il passé le seuil, que le petit Angelito se précipita vers 109

lui en brandissant un cornet double, surmonté de deux coupoles violemment colorées en rouge (fraise) et vert (pistache). Il cria : « Holà! Pepito; tu es allé dans le bathyscaphe? C'est vrai ? — Oui. Je vois que les nouvelles vont vite. Qui te l'a dit? — C'est Paco qui l'a dit à Vicente, qui l'a dit à MariaTeresa, qui l'a dit à Carmita, qui l'a dit à Rodrigo. Et c'est Rodrigo qui me l'a dit à moi. » Pepe se mit à rire. « On ne peut pas fumer une cigarette à Santander ou se moucher sans que toute la ville le sache ! — Ben... C'est à cause du téléphone. — Oui, évidemment1. — Tiens, regarde qui arrive... » Le jeune garçon se retourna. Mari-Pili était là, souriante. Elle salua d'un « Holà! » accompagné d'un gracieux mouvement de la main et demanda : « Alors, Pepe, ça s'est bien passé, cette promenade dans le machin en or ? — Comment? Toi aussi, tu es au courant? — Oui. C'est ta sœur Maria-Flor qui me l'a dit au téléphone. Je te félicite. Tu m'offres une glace? » Pepito ne put faire moins que de payer à la jeune personne une glace double (citron plus chocolat). Puis il entreprit de lui raconter son aventure. Elle l'écouta attentivement pendant une minute; mais, il ne tarda pas 1. Une fois payé le prix fixe de l'abonnement téléphonique, on peut téléphoner gratis, aussi souvent qu'on le désire, et personne ne s'en prive.

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à se rendre compte que les histoires de compresseurs et de gyroscopes ne la passionnaient guère. Elle regardait à droite et à gauche, jetait un coup d'œil sur une vitrine de bijoutier, saluait au passage un groupe d'amies. Il soupira. L'ennuyeux, avec les filles, c'est qu'elles ne s'intéressaient qu'à des frivolités, des babioles; aux chaussures, aux robes ou aux coiffures. Des choses sans importance. Alors qu'avec les garçons, on pouvait s'entendre, discuter moteurs, comparer les performances de la Ferrari et de l'Aston-Martin, supputer les chances des Russes et des Américains dans la course à la Lune... Le seul sujet qui pût intéresser à la fois garçons et filles était le cinéma ou la télévision. Pepe aiguilla donc la conversation sur le dernier film français projeté en ville. Mais cette manœuvre tourna court, devant l'apparition de Carlos qu'accompagnait la jeune fille blonde qu'il avait rencontrée au bal, à la verbena. Aussitôt, ces demoiselles se lancèrent dans une discussion animée, où il était surtout question de crème à bronzer. Carlos entraîna Pepe. « Viens, mon vieux. Laissons-les bavarder. Que diraistu d'un porron de tinto? Allons à la Bodega Castellana. Alors, Pepito, parle-moi un peu de cette plongée... — Au fait, tu n'y étais pas, toi! Pourquoi? — Pas pu venir. Et je le regrette! Mais, en ce moment, je fais le guide à Covadonga, ou aux grottes d'Altamira. Il y a une quantité de touristes, et ça me fait d'assez bons pourboires... Évidemment, j'aurais voulu aller avec toi et Paco, mais on ne peut pas être partout à la fois. » Pepe reprit son exposé au début. Cette lois-ci, il

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Ils formaient des projets. 112

n'avait plus affaire à une jeune étourdie (charmante, mais sans cervelle). Son interlocuteur connaissait tous les détails de la tente à hélium type S. P. I. D., il savait ce qu'était l’Archimède et n'aurait pas confondu une tourelle Galeazzi avec un cylindre Link1. C'était un vrai plaisir de lui décrire le fonctionnement des moteurs du Neptune, ses bruits internes ou son comportement. Assis de part et d'autre d'une table en bois brut, dans une cave voûtée encombrée par des batteries de tonneaux, les deux amis donnaient alternativement une accolade au porron en croquant des olives. Ils passaient un bon moment, une soirée agréable, en copains qui se comprennent. Ils formaient des projets — ah! les projets en Espagne, ces châteaux! — pour améliorer le Club de plongée. On construirait un petit sous-marin biplace qui serait remorqué par le Piropo. Puis, on l'équiperait d'un moteur de démarreur récupéré sur une auto. On explorerait les profondeurs jusqu'à Vigo. Peut-être s'attaquerait-on à la récupération des trésors engloutis dans la baie. Quand on aurait mis la main sur l'or des galions, le Club serait riche! On entreprendrait la construction en série de bathyscaphes touristiques... Nos deux rêveurs passèrent ainsi quelques heures délicieuses, entassant des projets plus mirifiques les uns que les autres, traçant des plans admirables qui leur conféreraient la suprématie sur le sixième continent. Lorsqu'ils sortirent de la bodega, bras dessus, bras dessous, sous une pluie battante, ils étaient devenus les égaux du dieu Neptune ! 1. Engins divers d'exploration sous-marine.

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Cette nuit-là, Pepito dormit bien. Il ne se réveilla, le lendemain matin, qu'à dix heures. Il se dirigea vers le garage. En passant devant un kiosque à journaux, en pataugeant dans les flaques laissées par la pluie nocturne, il vit le titre qui barrait la une du Diario Santon-derino, ouvrit des yeux ronds et resta bouche bée, cloué sur place de stupéfaction. Assurément, la nouvelle était incroyable! Il espérait voir quelque chose dans le genre de : « Le Neptune a plongé au large de Santander » ou « Le bathyscaphe a fait une démonstration de ses possibilités. » Mais non. Le fait qui venait de se produire était inattendu, imprévisible, extraordinaire. Ce titre, en lettres énormes, annonçait : « LE BATHYSCAPHE

D'OR

A DISPARU ! »

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CHAPITRE X HYPOTHÈSES fut plongé dans un désarroi profond. Il comprit sur-le-champ qu'il venait de laisser passer la chance de sa vie. Il y avait un formidable article à faire, et il ne l'avait pas su! On pouvait lire sous le titre : NOTRE HÉROS

Le bathyscaphe français du commandant Croisic, qui se trouvait hier dans la baie de notre ville, a mystérieusement disparu pendant cette nuit. Son absence a été signalée à six heures 1 du matin, par un des marins de l'aviso Andromède.

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L'engin avait été amarré à quelques brasses du navire océanographique, feux de position allumés. Le Neptune portait les fanaux réglementaires, rouge à bâbord, vert à tribord et blanc à la poupe. Ces feux restèrent allumés toute la nuit, ce qui parut normal aux sentinelles qui montaient la garde à bord de l'aviso. Ce ne fut qu'à l'aube qu'on s'aperçut de l'étrange substitution opérée à la faveur de l'obscurité. Si les lumières étaient toujours visibles, malgré la disparition du bathyscaphe, c'est qu'elles avaient été remplacées par trois lampes de poche aux verres teintés, fixées sur un grossier flotteur fait d'un châssis de bois. L'alarme fut aussitôt donnée, et les vedettes de la police prirent le large. A l'heure où nous mettons sous presse, le Neptune n'a pas encore été retrouvé. Pepito relut l'article en se maudissant de n'avoir pas passé la nuit à cheval sur la coque du bathyscaphe, appareil photo en main. Mais, évidemment, il ne pouvait pas prévoir qu'on allait le voler!... Il marcha à grands pas vers le port en se posant des questions : Qui s'était emparé du Neptune? Où l'avait-on emmené ? Pourquoi l'avait-on subtilisé ? Il était difficile de répondre. Pepe rencontra Paco en cours de route. Le chef plongeur venait de Puerto-Chico, où il avait fait le plein de gas-oil du Piropo. Il expliqua : « Ily a, en ce moment, un joli remue-ménage à la police côtière et chez les autorités maritimes! Tu vas voir, les quais sont bourrés de policiers. — C'est bien la peine! Maintenant que le Neptune s'est envolé...

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— Que veux-tu, Pepito! Qui aurait pu songer qu'on allait voler un bathyscaphe ? — C'est ce que je me demande, Paco. Mais... il me vient une idée... Peut-être que les voleurs ont cru s'emparer d'un sous-marin en or massif? » Le chef plongeur alluma une cigarette, réfléchit et dit: « Ma foi,... ce n'est pas impossible... Oui, on a tellement employé l'expression « bathyscaphe d'or », que cela peut avoir fait illusion... En tout cas, nos voleurs seront bien déçus quand ils voudront débiter l'engin en morceaux. Ils ne trouveront que de l'aluminium. » Tout en échafaudant des hypothèses, Pepe et Paco parvinrent au bord de la baie. Il y avait effectivement un grand déploiement de forces policières sur les quais. Beaucoup d'uniformes; des gardes civils, des douaniers; une section de la marine militaire. Et des curieux en quantité. On discutait ferme, on s'interrogeait, on désignait du doigt le point précédemment occupé par le Neptune, autour duquel tournaient, maintenant, les vedettes grises des gardes-côtes. Un bourdonnement d'abord lointain s'approcha, grossit, couvrit le bruit des conversations. C'était un hélicoptère, qui longea les quais, rasa l'eau et décrivit une large courbe épousant la forme de la baie. Paco approuva d'un signe de tête. « Bon, si l'aviation s'en mêle, ils finiront bien par retrouver cet œuf! L'hélicoptère est le véhicule idéal pour la chasse anti-sous-marine. — Pourquoi? demanda Pepito. — C'est une question d'optique. Lorsqu'un sous-marin se promène à quelques mètres sous la surface, il forme une tache sombre que l'on repère immédiatement. » 117

Ils longèrent les quais en se dirigeant vers PuertoChico, se heurtèrent au mécanicien Anselmo, qui avançait à l'aveuglette, les bras chargés d'une lourde pile de costumes en néoprène qui lui bouchait la vue. Paco l'interpella : « Holà! Anselmo! Où vas-tu? — Je vais porter ça dans le Piropo. Je viens de recoller ceux qui s'en allaient en petits morceaux. Ah! quand les finances du club' seront en meilleur état, nous achèterons des scaphandres neufs ! » Il déposa, un instant, les costumes, pour souffler, et demanda : « Alors, quoi de nouveau? Toujours pas retrouvé, ce bathyscaphe ? — Non, dit Pepito. Et pourtant, les autorités ont l'air de le rechercher activement. Je me demande... — Quoi donc? — Si ce sont des voleurs qui l'ont pris, ils ne pourront rien en faire... Alors, ils vont peut-être proposer de le restituer contre rançon... Vous ne croyez pas? » Paco sourit en secouant la tête. « Non, Pepito, nous ne sommes plus au temps de Juanin. — Qui donc ? — Juanin1. C'était un bandit qui rançonnait les voyageurs dans cette région, peu après la seconde guerre mondiale. Un aventurier tantôt pourchassé par les guardias, tantôt protégé par la population qui, admirait ses exploits. Une sorte de brigand à demi légendaire... 1. Se prononce Rouanne. 118

— Ah! je vois. Le bandit au grand cœur qui prend l'argent des princes pour le donner aux pauvres, comme Robin des Bois en Angleterre, Cartouche en France ou Fra Diavolo en Italie? Et qu'est-il devenu, ce Juanin? — Je crois bien qu'il a fini avec une balle dans la tête. C'est habituellement le destin de ce genre d'hommes. Ou on les pend, ou on les nomme généraux ! » Tout en philosophant de la sorte, ils suivirent les quais de Puerto-Chico, pour s'arrêter devant le mouillage du Piropo. « Si nous allions faire un petit tour en mer, pour voir où en sont les recherches ? demanda Pepe. — C'est ce que j'allais vous proposer, dit Paco. Tiens ! Voici Carlos avec du matériel de pêche. »

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Carlos venait d'apparaître, les bras encombrés de cannes, de lignes, d'arbalètes sous-marines et de palmes. Il héla le petit groupe qui s'était déjà embarqué : « Holà ! Vous allez en mer ? — Oui, dit Paco, nous allons faire un petit tour. — Je viens ! » II grimpa sur le pont en expliquant : « Pour aujourd'hui, j'ai abandonné mes touristes! Ils visiteront sans moi les grottes préhistoriques. Anselme a recollé mon costume? Je l'avais déchiré dans les rochers. Et un costume plein de trous, c'est mauvais. On attrape des courants d'eau et on s'enrhume! » * ** L'équipage du Piropo se mit en devoir de faire démarrer le moteur diesel. Comme d'habitude, cette opération exigea la dose réglementaire de sueur et de jurons. Après un bon quart d'heure d'efforts, se produisit enfin une pétarade régulière. La petite vedette put traverser le bassin de Puerto-Chico, la baie, et prendre le large. Un assez grand nombre d'unités croisaient tout au long du littoral que survolait l'hélicoptère, accompagné de deux avions patrouilleurs. Il était clair que toute la police côtière, de Saint-Sébastien à La Corogne, se trouvait en état d'alerte. Le Piropo fut bientôt accosté par une vedette rapide, mais aussitôt reconnu pour être l'embarcation du groupe de plongée. Les policiers souhaitèrent à Paco dé ne pas rater le bathyscaphe, s'il le tirait à l'arbalète; ils rirent beaucoup de cette fine 120

plaisanterie, puis virèrent de bord pour repartir vers la haute mer. Le Piropo poursuivit son petit bonhomme de chemin vers l'ouest. Il doubla le phare du cap Majeur, passa devant la plage de La Concha, encaissée dans une falaise, s'écarta un peu de la côte pour éviter les écueils qui peuplaient cette zone. Le vent fraîchit légèrement, ce qui augmenta le roulis du bateau. Pepito s'accrocha fermement au bastingage pour éviter de basculer pardessus bord. Carlos jetait à l'eau des lignes ornées d'une profusion de cuillers, de plomb, d'hameçons et d'appâts. Anselmo manipulait les costumes de caoutchouc et recollait pour la dixième fois, à grand renfort de dissolution, une couture qui s'obstinait à bâiller. A la roue du gouvernail, Paco grillait une cigarette en scrutant l'horizon. Il hocha la tête et grogna : « Pas la plus petite ombre du moindre bathyscaphe en vue! Il est peut-être parti au diable, à travers l'Atlantique... — C'est impossible! objecta Pepito, son rayon d'action est limité à cinquante kilomètres. Donc, il ne peut pas être allé plus loin... — Oui, à moins qu'il n'ait été pris en remorque. » Pepe réfléchit. Cette hypothèse n'était pas absurde. C'est précisément ce mode de déplacement que l'on employait pour amener le bathyscaphe sur ses lieux de plongée. On l'accrochait à l'arrière de l’Andromède, ce qui lui permettait de franchir des centaines, voire des milliers de kilomètres. Si les voleurs avaient agi de même, le Neptune pouvait se trouver loin déjà ! La force du vent augmenta sensiblement, et le ciel

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commença à se couvrir de nuages. Les vagues se mirent à lancer des gerbes d'écume sur le Piropo, ce qui contraignit les passagers à se réfugier sous le rouf. Passionné par sa pêche — d'ailleurs infructueuse —, Carlos enfila une combinaison caoutchoutée et continua de jeter et de ramener ses lignes. Bientôt, des paquets de mer s'écrasèrent sur le pont. « Inutile de s'obstiner, dit Paco. Ce n'est pas aujourd'hui que nous retrouverons le Neptune. Demi-tour!» II vira de bord, mit le cap sur Puerto-Chico et lança le moteur à fond. Carlos renonça à prendre du poisson. Il rejoignit ses compagnons, dans la cabine, en pestant contre les éléments. Pepe dit gaiement : « Il faut reconnaître que nous étions beaucoup moins secoués dans le bathyscaphe. Nous n'étions même pas secoués du tout. Il n'y a rien de plus tranquille que le fond des mers... — Si ça continue, nous allons nous y retrouver, au fond de la mer! On va tout droit sur les récifs! » Paco redressa d'un coup de barre énergique. A bâbord, les vedettes de la police couraient aussi se mettre à l'abri. Les avions et l'hélicoptère ne bourdonnaient plus. Sans doute, avaient-ils déjà regagné leur aérodrome. Ce retour vers le port, vent en poupe, se fit plus vite que l'aller! Vers deux heures clé l'après-midi, le Piropo s'amarra sous une pluie battante. Les passagers débarquèrent, montèrent sur le quai en courant, foncèrent à travers les gouttes et s'engouffrèrent dans la plus proche bodega où ils se firent servir des sardines frites et du vin rouge. Quand ils eurent repris quelques forces, ils passèrent de nouveau en revue les diverses hypothèses qui pouvaient 122

* ** expliquer la disparition du Neptune. « A mon avis, dit Anselme, c'est une manœuvre politique. Un attentat dirigé contre la marine française. — Non, dit Paco, je vois plutôt là une affaire d'espionnage. Ou de contrebande. Peut-être le Neptune transporte-t-il quelque objet précieux. — Quoi donc ? — Je ne sais pas... Des diamants... De la drogue... » Pepito intervint : « Attendez! Et si c'était tout simplement une plaisanterie? Une farce énorme, montée par les étudiants de l'Université internationale?

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— Supposition absurde ! » coupa une voix. Ils se retournèrent. Luis venait d'entrer, un poing sur la hanche, la main droite agitant en l'air une cigarette. Il répéta sur un ton dédaigneux : « Complètement absurde ! — Et pourquoi, s'il te plaît? dit Pepe sèchement. — Parce que c'est ainsi. Le Neptune n'a pas été volé par des étudiants. — Tu parais bien renseigné ? — Sans doute. Par mon oncle, l'attaché naval, je suis au courant des dessous de la politique internationale. Je sais parfaitement ce qui s'est passé. — Vraiment? Tu dois donc pouvoir nous dire qui a pris le bathyscaphe, et ce qu'il est devenu? — Certainement. » Luis tira une bouffée de sa cigarette, avec un calme affecté, marqua une pause, annonça : « Je suis en mesure de vous faire quelques précieuses révélations. A condition que vous gardiez le secret, bien entendu. Il y va de la sécurité de notre pays, et de la paix mondiale. » Nouvelle bouffée, nouvelle pause. Agacé par les grands airs du jeune présomptueux, Pepito avait fortement envie de le mettre à la porte de l'établissement en employant la semelle de sa chaussure. Mais, Paco l'en empêcha en demandant : « Eh bien, Luis, dis-nous donc ce qui s'est passé! » Enchanté d'être le point de mire de l'auditoire, Luis s'approcha de la table, leva un index et déclara d'un air docte : « Le bathyscaphe a été volé au moyen d'un sous124

marin qui est entré dans la baie en plongée. Des hommes-grenouilles ont accroché une remorque au bathyscaphe pour l'emmener en haute mer. Toujours en plongée. De telle sorte que les vedettes de la police peuvent chercher. Elles ne le trouveront pas. » Paco se frotta le nez et objecta : « Il n'y a pas que les vedettes. Il y a aussi les torpilleurs et les croiseurs légers de la marine espagnole. Ainsi que les avions français. Le rayon d'action d'un sousmarin est limité. On aura vite fait de retrouver sa trace. — Non! Ce sous-marin a un rayon d'action illimité. — Pourquoi? — Parce que c'est un sous-marin nucléaire. Il peut faire le tour de la terre sans se ravitailler et plonger

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si profondément qu'aucun avion n'est en mesure de le détecter. — Il est donc américain? Ou russe? — Là, tu veux en savoir trop. J'ignore sa nationalité. En tout cas, mon oncle est certain de son existence. » Carlos sourit et murmura : « Cette explication me semble bien fantaisiste! C'est du roman d'espionnage. — Pas du tout! répliqua Luis. Demande à mon oncle; c'est comme cela que les choses se sont passées. — Bah! Le bathyscaphe a peut-être tout simplement rompu ses amarres. S'il était parti à la dérive? — Non! Puisque l'on a trouvé à sa place une bouée en bois avec un simulacre de feux de position. — C'est juste! Je l'oubliais. — Donc, inutile de chercher le Neptune. On ne le retrouvera jamais. » Sur cette affirmation, il laissa tomber sa cigarette dans le verre à demi vide de Pepe, pivota sur ses talons et lança un « adios! » plein de condescendance. Anselmo grogna : « Eh bien, ce n'est pas la modestie qui l'étouffera, celui-là! Il se prend pour un empereur, ou quoi? — En tout cas, dit Carlos, je maintiens que cette histoire de sous-marin atomique ne tient pas debout. Tenez... j'ai encore une autre explication. Supposez que le Neptune ait eu une avarie et qu'il ait coulé à pic? — Ah! dit Pepe en souriant, si quelqu'un a oublié de refermer le robinet..1. — Quel robinet?

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— Celui dont je t'ai parlé, l'autre soir, qui sert à faire des prélèvements d'eau. — Oui, je me rappelle. Ma foi, ce serait une explication. Si quelqu'un a voulu saboter le bathyscaphe, il n'avait qu'à tourner ce robinet... » Ils bavardèrent encore, pendant un moment, puis réglèrent l'addition en commun et se séparèrent. Carlos et Pepito firent un bout de chemin ensemble, en direction des Talleres Montaneses. Ils marchaient silencieusement en réfléchissant. Après un moment, Carlos suggéra : « Je crois qu'il faut étudier le problème sous un autre angle. Non pas de l'extérieur, en curieux, mais de l'intérieur. — Comment cela? — Je veux dire : en se mettant à la place des voleurs. Voilà. Suppose que nous voulions voler le Neptune. Peu importe dans quel but; on verra ça plus tard... Que faisons-nous? Nous prenons une barque, ramons jusqu'au bathyscaphe et nous nous glissons à l'intérieur. Ensuite, nous le mettons en marche. — Il faudrait, d'abord, savoir comment s'y prendre. Et c'est compliqué, crois-moi! — Je suppose que nous savons le manœuvrer... Pour éviter d'être repérés, nous plongeons et gagnons le large. — Très bien, mon cher Carlos. Et quand nous sommes au large? Nous n'allons pas passer toute notre vie dans cet œuf? — Nous le laissons au fond de l'eau et en sortons avec des scaphandres autonomes. » Pepe secoua la tête. 127

« Non. Les voleurs n'ont pas pu abandonner le bathyscaphe. Au bout d'un certain temps, les batteries se seraient épuisées, les électro-aimants auraient largué le lest et l'engin serait remonté à la surface. — Ah! c'est vrai, je n'y pensais pas... Mais... suppose que le Neptune ait été ancré sur le fond,... immobilisé... » Pepito sursauta et cessa de marcher. Il ouvrit la bouche comme pour parler. Carlos l'observait avec curiosité. « Qu'est-ce qui t'arrive? On dirait que tu vas gober une mouche. » Pepe demanda précipitamment : « Dis-moi, vite,... tu as toujours ta bicyclette ? — Ma... oui. Pourquoi? — Tu peux me la prêter? Une heure ou deux? — Bien sûr. Mais... — Tu viens de me donner une idée!... Si ce que je pense est vrai... Si je ne me trompe pas... — Si tu ne te trompes pas? — Je vais... je vais retrouver le bathyscaphe! » Cinq minutes plus tard, Pepito s'élançait sur la route en pédalant à toute allure.

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CHAPITRE XI LES LUMIÈRES SOUS LA MER de petits villages, séparés les uns des autres par deux ou trois kilomètres, suivent la ligne sinueuse de la côte. Cueto, Monte, San Roman, Ciriego... Des maisons basses, blanches ou grisâtres; tantôt accrochées à des éminences rocailleuses, tantôt enfouies dans des creux. Des fermes aux cours jonchées de brins de paille, où picorent des poules. On y accède difficilement, par des chemins pierreux, étroits, irréguliers. La plus primitive des campagnes, à dix minutes des néons de la ville. La côte est découpée, rocheuse. Là, c'est un cap, UNE

SÉRIE

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ici un banc de sable. Plus loin, un amas de récifs ou un bout de falaise. Entre les maisons et les rochers, on trouve également de tout. Des champs, des prés, des haies ou des bouquets d'arbres. Un mur de vieux galets, les ruines d'une chapelle, cachée sous des buissons. Région idéale pour une guerre d'embuscades... Pepe avait ralenti son allure, avec d'autant plus de facilité que le vent soufflait contre lui. Négligeant les chemins qui s'ouvraient à sa gauche, il concentrait son attention vers ceux de droite, ceux qui descendaient vers la mer. Il avait dépassé Cueto, croisé un troupeau de bœufs, s'était arrêté, un instant, pour examiner une voie assez large qui se rétrécissait un peu plus loin pour se transformer en sentier étroit. Il était remonté à vélo, avait traversé Monte. Non loin du hameau de Soto, une large flaque de boue séchée avait attiré son regard. Il s'arrêta de nouveau, se baissa pour observer de près les marques laissées par des pneus. Il sourit. « Bien! Très bien! Des pneus General, type poids lourd. Je suis sur la bonne voie...» Avec un petit sifflotement de satisfaction, il enfourcha de nouveau sa machine et poursuivit son trajet. Cinq minutes plus tard, nouvel arrêt. Un chemin de six ou sept mètres de large débouchait du côté droit. Les marques des pneus étaient profondément imprimées dans la boue. Pepito murmura : « Hé! hé! Une bonne chose, cette pluie de l'autre nuit! Et cette méchante boue a parfois son utilité... » Après cinq cents mètres, la terre fit place à un tapis de cailloux grossièrement étalés. Les traces disparaissaient; 130

mais cela n'inquiéta pas notre héros : le véhicule ne pouvait s'être échappé. Il mit pied à terre, poussant sa bicyclette et continuant son examen du sol. Il se trouvait maintenant tout près de la mer; il percevait le déferlement des vagues sur les rochers, un peu plus bas. Encore une vingtaine de mètres, et le chemin se terminait dans un maquis de pierres et de broussailles. Pepe poussa un cri de joie. Là, à ses pieds, il découvrit ce qu'il cherchait. Une large tache noire. « C'est ça! C'est bien de l'huile... Le Pegaso a stationné ici, pendant plusieurs heures. » Il descendit les quelques mètres d'un sentier escarpé qui aboutissait à une crique minuscule. Un demi-cercle de sable caché entre deux blocs rocheux. Il se baissa pour ramasser un bloc rectangulaire, grisâtre. « Parfait ! Voici la confirmation de ma petite théorie ! Un lingot de plomb. » Il leva son regard sur l'immense nappe verte qui s'étendait • devant lui, s'allongeait vers ses pieds et refluait, incessamment. Le Neptune se trouvait là, quelque part en avant, à quelques dizaines ou centaines de mètres vers le large, maintenu au fond de l'eau par les lingots de plomb, assez bas pour que les hélicoptères ne puissent pas le déceler. Pepe demeura ainsi pendant un moment, puis il fit soudain demi-tour en se gourmandant d'être resté planté là, sous le regard d'observateurs éventuels. Qui lui prouvait que les voleurs ne se trouvaient pas dissimulés quelque part dans les rochers, les broussailles ? Il remonta rapidement le sentier, en jetant autour de lui des regards inquiets, sauta sur le vélo et reprit la

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route de Santander, en se retournant de temps en temps pour s'assurer que personne ne le suivait. Non, il n'avait pas été repéré. Sans perdre de temps, il retrouva Carlos qu'il arracha à une sieste douillette. « Carlos ! J'ai retrouvé le bathyscaphe. » L'autre bondit hors du divan sur lequel il s'était allongé. « Hein? Qu'est-ce que tu dis? Où est-il? » Pepito expliqua comment il avait suivi la piste du camion, puis précisa : « C'est la remarque que tu as faite tout à l'heure, qui m'a mis sur la voie. Quand tu as parlé d'immobiliser le bathyscaphe, j'ai pensé aux fameuses maisons sous la mer, que l'on ancre avec des blocs de fonte ou de plomb. — Mais... comment ont-ils pu faire? C'est tout de même une opération compliquée... — J'y ai réfléchi. A mon avis, voilà comment cela a dû se passer. D'abord, il a fallu du monde. Beaucoup de monde. C'est sûrement une bande importante, et bien organisée. D'une part, une équipe de plongeurs s'est emparée du Neptune et l'a amené au point d'ancrage, devant Soto. Pendant ce temps, une autre équipe déchargeait les lingots du camion et les mettait dans une barque, qui a probablement été coulée au large et a servi de corps mort pour amarrer le bathyscaphe. — Hum! Une seule barque... — Mettons plusieurs, si tu préfères. » Carlos se caressa le menton d'un air pensif, puis approuva.

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Il sauta sur le vélo et reprit la route de Santander,

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« Oui, ce doit être quelque chose de ce genre... Eh bien, il ne nous reste plus qu'à prévenir la police qui arrêtera le señor Metreque, puisque tu dis que le camion lui appartient. » Pepe fit un signe de négation. « Pas question d'alerter la police! — Diable ! Pourquoi ? Il me semble que c'est son travail... — Oui, mais moi, mon travail est de faire un reportage. Si la police se charge de l'affaire, plus de reportage. Te rends-tu compte que je tiens une chance unique? Pour l'instant, je suis seul, avec toi, à savoir où se trouve le Neptune! Mais ce n'est pas suffisant. — Hé! que veux-tu de plus, mon bon Pepito? Tu auras la gloire d'avoir retrouvé tout seul ce que tout le monde cherche. — Cela ne me suffit pas. Ce que je veux savoir, maintenant, c'est ce que le señor Metreque va faire avec le bathyscaphe. Je vais bien me garder de le faire arrêter ! Du moins pour l'instant. Simplement le surveiller. — Hum! C'est un petit jeu qui risque d'être dangereux. Des gens qui ont réussi un tel coup ne doivent pas être des débutants... Ce Metreque, qu'est-il au juste? — Industriel à Bilbao. — Tu ne sais rien de plus sur lui ? — Rien. Mais j'imagine que je ne vais pas tarder à en apprendre de belles sur son compte. » Carlos regardait par la fenêtre, pensif. Il se retourna d'un coup et frappa l'omoplate de Pepito en s'écriant : « Mon vieux, je n'ai pas l'intention de faire un 134

reportage, mais si tu veux un coup de main, je marche avec toi. — Merci, Carlos... Je crois qu'il y a du sport en perspective! » * ** La nuit venait de tomber. Sous les lumières du paseo, les groupes de garçons — toujours ensemble —, et les groupes de filles — toujours réunies — commençaient à faire le va-et-vient, tout au long de l'avenue. Les enseignes s'allumaient. Les terrasses des cafés se remplissaient de leur contingent de touristes. C'était l'heure de fumer une cigarette en flânant dans le centre de la ville. Mais Pepito et Carlos avaient bien d'autres choses à faire qu'à se promener dans les avenues. Accroupis sur le pont du Piropo, ils contrôlaient la pression de l'air comprimé dans les bouteilles de deux scaphandres. « 150 kilos! annonça Carlos en débranchant le manomètre. Cette bouteille est pleine. Voyons celle-ci maintenant... » Le manomètre fut vissé à nouveau. « 155 ! Elle est prête à éclater. Nous pouvons y aller!» Ils quittèrent le bateau en emportant le matériel de plongée qu'ils entassèrent dans une petite remorque, accrochée à l'arrière d'un vélomoteur que Pepe avait emprunté pour la circonstance au mécanicien Anselme. En plus des scaphandres, ils emportaient une lampe étanche. Ils prirent la route qui borde la mer, longe les

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Ils descendirent le sentier qui conduisait à la petite plage.

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plages, serpente vers le phare puis s'engage dans la campagne. En arrivant près du chemin latéral où les pneus du camion avaient laissé leurs traces, Pepito arrêta le moteur de sa machine. « Continuons à pied jusqu'au bout du chemin. Il vaut mieux être discrets. » Ils avancèrent en silence, éclairés par une lune presque pleine. Régulièrement, le pinceau du phare balayait les arbres, les champs, les rochers. Un vent léger leur apportait le bruit du ressac et l'odeur des algues. Ils parvinrent au bout du chemin, dissimulèrent leurs vélomoteurs entre un bloc rocheux et un buisson. Carlos demanda à voix basse : « Tu es décidé à plonger ? — Oui. Je ne suis pas venu ici pour contempler les étoiles. — Hum ! Il me semble que nous aurions mieux fait de venir dans l'après-midi. On y aurait vu plus clair... — C'est ça! Pour que les policiers et les douaniers viennent nous poser des questions! Non. Ça n'aurait pas marché. D'autre part, en venant ici maintenant, nous avons quelque chance de trouver nos voleurs. Ils doivent préférer sortir la nuit plutôt que le jour. — Et... s'ils nous tombent dessus, que feras-tu? — Je leur tirerai les oreilles. » Ils se déshabillèrent rapidement, revêtirent les combinaisons caoutchoutées, descendirent le sentier qui conduisait à la petite plage en ayant soin de ne pas heurter les bouteilles contre les cailloux. Ce qui était, le matin même, une minuscule plage, était 137

maintenant une grande étendue de sable, par suite de la marée basse. Avant de franchir les quelque trente mètres qui les séparaient des premières vagues, nos deux enquêteurs nocturnes reprirent haleine. Carlos désigna, d'un geste large, l'étendue noire, et demanda, sur un ton sceptique : « Comment veux-tu retrouver le bathyscaphe làdedans? Regarde toute cette eau! Et encore, on ne voit que le dessus ! » Pepito sourit. « Écoute, le même problème se pose pour les voleurs. Eux aussi ont besoin de points de repère s'ils doivent se rendre dans le Neptune. Je suppose donc qu'ils ont allumé ses feux de position. Peut-être même ses projecteurs. Ils sont invisibles depuis la surface, mais des plongeurs doivent les voir. — Et tu crois que... — Chut! Écoute... » Ils se turent, ouvrirent en grands yeux et oreilles. Du côté de la terre, vers le haut du sentier, il venait de se produire un bruit métallique, un cliquetis... « Vite! souffla Pepe, cachons-nous derrière ce rocher... » Ils se dissimulèrent et écoutèrent, immobiles, retenant leur souffle. Bientôt, des silhouettes noires apparurent, qui descendaient le chemin escarpé, lentement, avec difficulté. Trois hommes. L'un portait des bouteilles d'air comprimé, analogues à celles que nos héros avaient avec eux; les deux autres transportaient un objet de forme allongée, volumineux. « C'est un canot pneumatique, murmura Carlos. 138

Bientôt, des silhouettes noires apparurent.

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— Oui. Mes prévisions étaient bonnes. Ils vont se rendre dans le bathyscaphe. Regarde : eux aussi ont des costumes en néoprène. — Qu'allons-nous faire? — Pour l'instant, rien. Il faut attendre encore... Tiens, ils s'en vont ? » Les trois hommes avaient déposé les tubes d'acier et le canot sur le sable, à quelques mètres du rocher. Ils firent demi-tour et remontèrent la pente. Un moment s'écoula, puis ils réapparurent, chargés à nouveau. Des bouteilles encore, ainsi que de petites caisses et des rouleaux de cordages. Ce matériel fut disposé dans le canot que l'on poussa à l'eau. Ils embarquèrent, pagayèrent silencieusement vers le large, et se fondirent dans la nuit. Pepe donna le signal. « Allons-y! » Les deux amis endossèrent leurs bouteilles, mirent rapidement masques et palmes, embouchèrent leurs tubes et entrèrent dans l'eau. Bientôt, leurs corps disparurent complètement. Leur seule présence se manifestait par le sillage que traçait chaque tube respirateur, comme un schnorchel de sous-marin. De temps en temps, ils relevaient à demi la tête, jetaient un bref coup d'œil à travers leur hublot. La silhouette noire du canot se devinait à cent mètres en avant. Après dix minutes de nage, Pepito s'arrêta et leva la main pour prévenir son compagnon. L'embarcation avait stoppé. Il y eut un court conciliabule entre les trois hommes, puis une série de plouf! Carlos se rapprocha et murmura :

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« Ils ont jeté les caisses à l'eau et ont plongé. J'ai l'impression qu'il n'y a plus personne dans le canot. — Oui. Allons voir. » Ils se remirent à nager, lentement, et constatèrent qu'effectivement le canot pneumatique avait été abandonné, amarré à une ancre flottante en forme de cylindre. « Ils sont en dessous, dit Pepe. Nous descendons aussi? — Et s'il nous attrapent? — Bah! On verra bien. Je vais passer devant. Tu me suivras en te guidant sur la lampe que je dirigerai vers le haut pour qu'ils ne puissent pas la voir. — D'accord! Allons-y!... » Ils embouchèrent le tuyau d'arrivée d'air, piquèrent une tête et commencèrent leur descente, à coups de palmes réguliers. Instinctivement, Pepe adopta la meilleure méthode à suivre lorsque l'on est à la recherche d'une proie invisible. Il descendit non pas à la verticale mais en décrivant un large cercle qu'il rétrécit petit à petit pour le transformer en spirale. Il se mouvait dans un noir profond, sans aucun élément qui pût le renseigner sur sa position. Après quelques minutes, il jeta un coup d'œil sur l'aiguille phosphorescente du profondimètre : moins 21. La pression augmentait sensiblement, ainsi que le froid. Un point rouge apparut soudain, qui s'éteignit après deux secondes, se ralluma, s'éteignit de nouveau. Une lampe clignotante. Elle était juste en dessous, très proche. Pepe frémit de joie. Ce devait être le feu de position bâbord du Neptune. Il s'arrêta, saisit la main de Carlos et pointa la lampe vers le bas. Carlos lui donna deux coups légers sur 141

Ils commencèrent leur descente, à coups, de palmes, réguliers.

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l'épaule, signe convenu pour indiquer qu'il avait compris et que tout allait bien. La descente reprit et le garçon fut tout surpris de constater que le bathyscaphe était beaucoup plus loin de lui qu'il ne l'avait cru d'abord. Effet d'optique dû à l'indice de réfraction de l'eau, qui a tendance à rapprocher les objets. A quelques mètres sur la droite, il vit un autre feu clignotant, blanc, qui balisait la pointe arrière de l'engin. Une seconde, il hésita. Que faire, maintenant qu'il avait retrouvé le Neptune? Il n'eut pas le temps de trouver une réponse. Brutalement, la mer s'illumina, d'une clarté crue, aveuglante. On venait d'allumer les puissants projecteurs à iode. Presque aussitôt après, l'eau transmit une vibration sourde, et un violent courant vint frapper Pepe, le faisant basculer tête en bas, l'entraînant dans un tourbillon contre lequel il était impossible de lutter. Un instant, Pepe eut l'impression terrible que ses bouteilles d'air allaient être arrachées de son dos. Puis, les vibrations diminuèrent, le souffle de l'eau s'effaça, et la lumière s'éloigna, de plus en plus vite... Le jeune garçon comprit qu'il avait été balayé par la trombe d'eau que projetait un des moteurs du bathyscaphe. Il se demanda s'il fallait se lancer à la poursuite de la machine, mais comprit vite qu'il ne pouvait en être question; elle allait beaucoup trop vite. Il projeta la lueur de sa torche autour de lui, pour voir où se trouvait Carlos. Rien. L'obscurité partout. « Nombre! Où est-il passé? Je ne vois que du noir! Pourvu qu'il n'ait pas été heurté par le bathyscaphe! »

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Brutalement, la mer s'illumina, d'une clarté crue, aveuglante. 144

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Il regarda vers le bas, puis vers le haut, tourna en rond... Rien! du noir dans toutes les directions. « Nous sommes stupides de n'avoir pas pris une lampe chacun... Comment vais-je faire pour le retrouver, maintenant! Si par malheur il est évanoui!... » Il tressaillit. Quelque chose venait de toucher son bras droit. Il braqua sa lampe, et fut d'un coup soulagé. C'était Carlos. Deux petites tapes indiquèrent que tout allait bien. D'un geste, Pepito désigna la surface, et son compagnon hocha affirmativement la tête. Ils remontèrent. Les deux jeunes gens poussèrent un soupir en regagnant la surface. « Ouf! dit Pepe, j'en avais assez de respirer de l'air en conserve ! » Le canot pneumatique se balançait à quelques brasses de là. Ils l'atteignirent, grimpèrent dessus et s'offrirent un instant de repos. Carlos demanda : « A ton avis, que sont-ils en train de faire? — Je ne sais pas. Peut-être des manœuvres pour s'entraîner au pilotage. Ou une expédition vers quelque but inconnu. De toute façon, ils ont volé le Neptune pour l'utiliser. Et puisqu'ils ont pris la peine d'installer un système d'ancrage avec les lingots de plomb, c'est pour qu'il soit à portée de leur main. Ils vont probablement revenir. » Pepito regarda autour de lui. La clarté de la lune permettait de distinguer nettement le relief de la côte. Le canot se trouvait juste dans l'axe de la petite plage, et sur une ligne passant par deux petits caps. L'intersection de ces lignes donnait le point d'amarrage du 146

bathyscaphe. C'est sans doute grâce à ces repères que les plongeurs inconnus avaient pu descendre à la verticale sur leur but. « Carlos, nous ne pouvons rien faire de plus ici. Regagnons la plage. Ensuite, nous réfléchirons. » Abandonnant le canot, ils utilisèrent à nouveau les tubes respirateurs pour revenir sur la côte. Après avoir repris pied sur le sable, ils se débarrassèrent de leur équipement qu'ils dissimulèrent derrière le rocher. « A mon avis, dit Carlos, le mieux que nous ayons à faire, maintenant, est de prévenir la police. Cela ne t'empêchera pas de faire ton reportage, n'est-ce pas? — Évidemment, j'ai déjà de quoi remplir deux ou trois colonnes. Mais, cela ne me suffit pas. Je veux savoir pourquoi ils ont volé le Neptune. Et je ne le saurai qu'en restant ici. Nous devons attendre et... » II se tut. Un bruit de voix se rapprochait. Deux hommes qui bavardaient en faisant crisser sous leurs semelles les petites pierres bordant la plage.

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CHAPITRE XII A BOUT DE SOUFFLE chuchota : « Tu as vu? Ils longent le bord de l'eau... Je me demande si ce sont des complices... — Complices de nos voleurs?... Ils auraient suivi le même chemin, en venant par le sentier... — Des pêcheurs, alors? — A cette heure-ci? Impossible! » Les deux amis se turent, car les inconnus se rapprochaient de leur cachette. Ils parlaient sur un ton tranquille, comme des promeneurs innocents. L'un d'eux agitait une main en expliquant : CARLOS

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« Je ne crois pas que Barcelone puisse gagner. Il ne s'est pas qualifié dans les quarts de finale, et son avantcentre est malade... Je crois que Madrid aura plus de chances... Avec Kopek dans son équipe, il peut battre Saragosse facilement... » Ils contournèrent le rocher, poursuivirent leur promenade sans avoir découvert les jeunes gens. Pepito sourit : « Non, ce ne sont pas des complices. Simplement des douaniers. — Tiens ! dit Carlos. Cela me fait penser à une chose... — Quoi donc? — Quand les voleurs ont déchargé les lingots de plomb du camion, cela a dû prendre du temps ? — Oui, sûrement. — Alors, comment se fait-il qu'aucun douanier ne les ait vus ? — Tu oublies que c'était pendant l'orage. Nos bonshommes n'ont pas peur de l'eau, avec leurs scaphandres. Tandis que nos braves douaniers n'aiment guère prendre une douche froide, en pleine nuit. Ils devaient être abrités quelque part, loin d'ici. » Un nuage cacha la lune, et un souffle de vent frais s'éleva. Carlos frissonna en grognant : « Brr! La nuit commence à se refroidir... et le néoprène mouillé n'est pas fait pour nous réchauffer... Quelle heure est-il ? — Presque minuit. — Nous allons rester encore longtemps? — Jusqu'à ce que nos bonshommes reviennent. — Et s'ils ne reviennent pas? Si le bathyscaphe est 149

parti au large? Tu sais, l'explication de Luis n'était pas absurde. Il va peut-être se faire remorquer par un sousmarin nucléaire. Et nous pourrons attendre jusqu'à la fin des siècles... — Bon, si tu veux t'en aller, tu peux. Moi, je reste. — Non, si tu restes, moi aussi. Je ne vais pas partir maintenant. Mais j'ai bien peur que nous ne puissions pas en apprendre plus long... Tiens! voilà nos douaniers qui reviennent... » Pepe fit un geste négatif. « Ce ne sont pas les douaniers, ce sont les hommesgrenouilles... Regarde, voilà le canot pneumatique!... » Les voleurs venaient d'accoster sur la grève, aidés par le mouvement de la marée qui commençait à remonter. Ils tirèrent le canot sur le sable, enlevèrent leurs bouteilles en causant, sur un ton qui laissait percer un certain mécontentement. L'un d'eux grogna : « Je t'avais bien dit, moi, que cela n'irait pas tout seul. C'est déjà un travail délicat à faible profondeur... Alors avec ces maudites pinces... — C'est à cause de toi! coupa un autre; si tu n'avais pas fait pivoter le bathyscaphe, le fil n'aurait pas été arraché... — Gros malin ! Si je n'avais pas manœuvré, nous allions nous accrocher en plein sous l'étambot. Je t'avais dit de réduire les moteurs, et tu as accéléré... — Je n'ai pas accéléré. C'est Juan qui a braqué notre gouvernail... — Maintenant, nous en sommes quittes pour revenir dans une heure... » Tout en disputant, ils chargèrent les tubes dans le 150

canot qu'ils soulevèrent pour l'emporter. Ils gravirent le petit sentier. On entendit leurs éclats de voix se perdre dans la nuit. Pepito ne put réprimer un petit rire. « J'ai l'impression que leur expédition n'a pas tourné comme ils le désiraient... — En effet. Que voulaient-ils dire avec leur fil rompu ? — Je n'en sais rien, mon cher. — Et cette histoire d'accrochage sous l'étambot? — Là, c'est plus clair. Un étambot, c'est l'arrière de la quille d'un bateau. Je pense qu'il s'agit d'une épave. Oui, ils doivent se servir du Neptune pour se rendre près d'un navire coulé. Mais pourquoi? Mystère. En attendant, voici le petit plan que je propose. Tu as entendu ce qu'ils ont dit? Ils vont revenir dans une heure. Je vais leur réserver une petite surprise... — Que veux-tu faire? — Ramener le bathyscaphe à Puerto-Chico. — Hein ? Tu veux le piloter jusqu'au port ? - Oui. — Mais... Tu sauras? Tu peux le manœuvrer ? — Je pense, oui. J'ai bien observé les différentes opérations pendant la plongée à laquelle j'ai assisté, et j'espère me les rappeler toutes. — Alors, je t'accompagne. — Non. Tu es bien gentil, Carlos, mais je préfère être seul à risquer ma vie. Et puis, j'ai besoin de toi pour un autre travail. C'est maintenant qu'il faut que tu alertes la police. — Mais...

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— Réfléchis. Si nous allions tous les deux dans le Neptune, que se passerait-il? En ne le trouvant plus à sa place, les voleurs soupçonneraient l'existence d'un danger et s'empresseraient de prendre la fuite. Tandis que si tu préviens les policiers tout de suite, ils les cueilleront dans une heure. Tu saisis? — Oui, je vois. Alors, c'est d'accord. J'y vais. Bonne chance! » Sur une vigoureuse poignée de main, ils se séparèrent. Carlos remonta le sentier avec précautions, pour s'assurer que les plongeurs étaient bien partis; Pepito endossa, encore une fois, ses tubes d'oxygène, et se dirigea vers la nappe noire de l'Océan.

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* ** « Où est-il? Mille millions de tonnerres! A gauche? A droite? Devant? Derrière?... On se croirait au fond d'un tonneau de bitume caché dans l'oubliette d'un château... Et ma lampe qui éclaire de moins en moins... Je ne peux pourtant pas tourner en rond pendant des heures... Tant pis, je vais remonter... » Pepito se propulsa vers la surface, émergea et respira à fond deux ou trois fois. Puis il s'orienta et comprit soudain pourquoi il ne parvenait pas à retrouver le Neptune : le courant de la marée montante l'avait ramené vers la côte. « Bon, maintenant, je vois ce qu'il laut faire : nager audelà de la ligne qui joint les deux caps. Et quand je nagerai vers le bas, le mouvement de l'eau me ramènera au-dessus du point d'ancrage. Allons-y... ! » II nagea à contre-courant en utilisant son tuba jusqu’à l'endroit qu'il s'était fixé, puis entreprit une nouvelle descente. C'est alors qu'il se rendit compte à quel point il était fatigué. La pratique de la plongée ne peut se faire dans de bonnes conditions que si l'on possède un sérieux entraînement. Or, quoique bon nageur, Pepito n'avait pas l'habitude du scaphandre autonome. De plus, la pression dans les bouteilles commençait à baisser d'une manière alarmante. Ses poumons devaient faire des efforts de plus en plus grands pour aspirer l'air. Il tira sur le levier placé dans son dos, qui libéra la réserve. Il ne disposait plus maintenant que de trois ou quatre minutes.

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II se rendit compte que sa lampe électrique ne lui servait à rien. Au contraire, elle le gênait pour repérer les feux du Neptune- Avant de l'éteindre, il regarda le cadran de son profondimètre. « Moins 28 mètres! Tiens! Je suis plus bas que le bathyscaphe... Alors, je ne le trouverai pas en regardant sous moi... » Il redressa la tête, tourna ses yeux vers le haut. Rien. Toujours le noir. « Et si le bathyscaphe n'était plus là? Après tout, il n'est peut-être pas revenu? Les voleurs ont pu le laisser plus au large... Dans ce cas... » Crac! Un choc brutal sur le front... le masque qui s'arrache du visage, le tuyau d'air qui s'échappe... Affolé, Pepito tâtonna autour de lui pour retrouver le précieux tube qui lui envoyait l'air et la vie. Il avala involontairement une gorgée d'eau salée, toussa, s'agrippa désespérément à l'embout. A l'instant où il réussissait à le remettre en bouche, il aperçut un disque jaune, quelque part. Il n'aurait pu dire quelle position ce disque occupait dans l'espace sous-marin, et ne s'en soucia pas. Mais, il se précipita vers cette tache lumineuse, avec toute la vitesse que lui permettaient ses dernières forces. Ce disque, notre héros venait, en un éclair, de le reconnaître. C'était l'ouverture inférieure du bathyscaphe, celle qui donnait accès au puits, à travers laquelle il était déjà passé, lors de sa seconde visite. Il monta dans ce puits comme un bouchon, émergea dans la lumière. Puis il rejeta le tuyau, respira en tremblant d'épuisement nerveux.

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II se rendait compte qu'il venait de commettre une folie. Plonger seul, de nuit, sans entraînement, avec des bouteilles à moitié vides!... Il restait agrippé au rebord du puits, haletant,... incapable de faire un geste. Plusieurs minutes lui furent nécessaires pour qu'il retrouvât ses esprits. Dans le bathyscaphe, le silence était presque total. On ne percevait qu'un lointain ronronnement, provenant sans doute d'un transformateur. Pepito se hissa hors de la cuve, détacha sa ceinture plombée et se débarrassa du scaphandre. Il déverrouilla le panneau circulaire qui permettait de sortir du puits et se glissa dans la chambre de plongée, qui était également éclairée. Il ouvrit alors la porte du poste de pilotage. Là, c'était l'obscurité. Il repéra le carré phosphorescent de l'interrupteur, appuya. Le plafonnier diffusa dans l'habitacle sa lumière orangée. Pepe prit sur une tablette la liste des manœuvres et commença à la lire à haute voix, en appuyant sur les boutons et en tirant sur les leviers correspondants. Il agissait lentement, méthodiquement, pour éviter toute erreur. Il s'assura que les pressions étaient normales partout, que les ampèremètres fonctionnaient, que les sondeurs étaient branchés. Puis il appuya sur le disjoncteur qui commandait les projecteurs. A travers le hublot, il vit la mer s'illuminer. « Bon, tout a l'air correct. Je vais pouvoir y aller. » Il s'allongea à plat ventre sur le siège du pilote, tira sur le manche pour mettre les moteurs en position « montée »

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et appuya sur la commande de mise en route. Un ronflement sourd s'éleva, accompagné de vibrations, en même temps que les aiguilles des compte-tours pivotaient. Pepito fixa son regard sur le cadran du profondimètre. Il était sur le nombre 26. Un moment s'écoula, pendant lequel le régime des propulseurs s'accrut. Les yeux du garçon ne quittaient pas la grande aiguille, qui restait immobile. Il balbutia : « Mais... que se passe-t-il?... Je suis toujours à la même profondeur! Ou l'appareil est détraqué? Le bathyscaphe ne veut pas remonter ! » Il y eut un claquement sec, et une voix dit ironiquement : « Si vous voulez que nous remontions, il faut d'abord larguer l'amarre qui nous maintient au fond... »

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CHAPITRE XIII CAPTURÉS venait d'entrer dans le poste de pilotage. Grand, maigre. Il était vêtu d'un costume de plongeur en caoutchouc noir et tenait à la main une arbalète de pêche sous-marine. Pepito le reconnut aussitôt. C'était l'Espagnol qu'il avait déjà vu, lors de sa visite du bathyscaphe et — il s'en souvenait maintenant — qui avait accompagné le señor Metreque au garage. « Mon ami, dit-il en ricanant, vous avez oublié d'appuyer sur ce petit levier rouge, à votre droite. Il commande l'ouverture d'un crochet dans lequel est passée UN HOMME

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l'amarre. Elle-même est attachée à un vieux bateau de pêche bourré de plomb, que nous avons envoyé par le fond. Non, ne touche pas à ce levier! Et arrêtez les moteurs. Nous ne sommes pas près de remonter à la surface... » Pepito obéit et se mit debout. L'homme l'observa pendant un moment, sans rien dire, puis il demanda : « Ne vous ai-je pas déjà vu? Il me semble que vous étiez parmi les journalistes qui sont venus ici... Oui, c'est cela. Eh bien, expliquez-moi donc ce qui me vaut l'honneur de votre visite? Le goût des voyages sous-marins sans doute? Ou l'amour des poissons? A moins que ce ne soit la curiosité pure ? » Pepe conserva son sang-froid. Il répondit tranquillement : « Je suis venu pour ramener le Neptune à PuertoChico. » L'inconnu sourit. « Tiens! Pas possible? Et qui vous a chargé de ce petit travail ? — Personne. Je suis en train de faire un reportage sur la disparition du Neptune, et je compléterai mon article en expliquant comment je l'ai retrouvé. — Voilà qui est fort intéressant... Je ne doute pas que cet article ne passionne tous les lecteurs d'Espagne et du Nouveau Monde... Si je consens à ce qu'il paraisse... » Abandonnant soudain son ton ironique, l'inconnu cria : « Assez plaisanté! Qui t'a révélé l'endroit où nous sommes? Comment as-tu fait pour venir? Que sais-tu de nos projets ? »

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Pepe ne se troubla pas. Il répondit du tac au tac : « Qui m'a indiqué la position du Neptune? Personne. Je l'ai trouvée moi-même. J'ai deviné que le camion de plomb de señor Metreque avait un rapport direct avec l'ancrage du bathyscaphe. Je l'ai suivi à la trace jusqu'à la petite plage, et j'ai vu à quel endroit vos complices plongeaient. Quant à vos projets,... je crois en avoir deviné une partie. — Vraiment? Et de quoi s'agit-il? — Vous avez volé le bathyscaphe pour pouvoir effectuer certains travaux sur une épave. D'après les quelques mots que vous avez échangés avec le señor Metreque dans un garage, je suppose qu'il s'agit du cargo grec Siméon Diodokis; il a coulé non loin d'ici, au large du phare. Il y a un moment, vos complices ont embarqué dans le bathyscaphe des caisses qui contiennent vraisemblablement un explosif. Vous avez essayé de faire sauter la coque du cargo, mais une fausse manœuvre a arraché le fil électrique qui devait servir à la mise à feu. Cependant, vous n'abandonnez pas, car vos hommes sont allés chercher un autre fil, ou des détonateurs... » L'homme émit un petit sifflement d'admiration. « Bravo! jeune homme... Tous mes compliments! Ma foi, on croirait que tu fais partie de notre organisation. Astu deviné également ce que contient la cale du Siméon Diodokis? — Quelque marchandise de valeur ? — Oui, des armes. Des caisses d'armes automatiques, rendues parfaitement étanches grâce à des feuilles de plastique qui les protègent de la corrosion. Même après un séjour de plusieurs mois dans l'eau de mer, les mitraillettes

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« Vous avez essayé de faire sauter la coque du cargo... »

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seront en excellent état. Veux-tu savoir pourquoi j'ai besoin de ce matériel? Je vais te le dire. D'ailleurs, au point où tu en es, il n'y a pas d'objection à ce que je te mette au courant, ha! ha! » Pepito sentait la menace contenue dans ces mots. Il aurait tenté de se jeter sur le bandit, si la dangereuse arbalète ne l'avait retenu. En un dixième de seconde, il eût été transpercé par le harpon d'acier. Il se contint et écouta la conférence que l'homme s'apprêtait à faire, avec le contentement d'un orateur qui bénéficie d'un auditoire attentif. « Je vais te dire pourquoi j'ai besoin de ces armes. Mais tout d'abord, une question. Sais-tu qui était Juanin ? — Oui. Un hors-la-loi qui rançonnait autrefois les voyageurs de la côte cantabrique. — C'est exact. Eh bien, sache que j'ai entrepris de ressusciter Juanin. Ou plus exactement de renouer avec la vieille tradition des brigands de grand chemin. Moi, Juan Percebes, je me considère comme l'héritier de Juanin, comme son successeur. Voici quel est le programme que je me suis fixé. Tout d'abord, attaquer les voitures des touristes qui circulent tout le long de la côte nord, entre Saint-Sébastien et La Corogne. Une seule route, de nombreuses voitures : travail facile. Puis, étendre mes activités au reste de la province : enlèvements, rançons, pillage systématique. Comme je prévois que la police me fera quelques difficultés, j'ai passé commande d'un armement léger dont la facture a été réglée par le señor Metreque qui partagera les bénéfices avec moi. Les armes sont au fond de l'eau par suite du naufrage du cargo,

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mais ce n'est là qu'un petit contretemps. Dès que nous les aurons récupérées, nous nous mettrons à l'œuvre. — Il me semble, observa Pepito, qu'il eût été plus simple d'en commander d'autres, plutôt que de chercher à les récupérer... — C'est aussi mon avis. Mais le señor Metreque ne veut pas gaspiller son argent. Il a déjà payé ces armes et ne tient pas du tout à faire de nouvelles dépenses. Et puisque le bathyscaphe est un appareil spécialement conçu pour effectuer ce genre de travail, autant s'en servir, n'estce pas? Dès que mes hommes seront de retour avec un nouveau câble électrique, nous ouvrirons une brèche dans la coque et nous tirerons les caisses au moyen de pinces articulées. » Juan Percebes regarda sa montre. « Ils ne vont pas tarder. Ils devraient même être déjà là. — Oui. Vos amis ont du retard. — Parce que leur canot doit lutter contre la marée montante. Il n'est pas facile de pagayer contre le courant. — Surtout quand on a des menottes aux poignets », dit Pepe. Le bandit sursauta. « Comment? Que dis-tu? » Pepe eut un petit rire. « Je dis qu'il est malaisé de pagayer quand on a les mains attachées, et qu'en plus, on se trouve entre les quatre murs d'une prison. — Quoi? Tu es fou! Qu'est-ce que cela signifie? Mes amis vont venir... dans un instant. » 162

Pépita plongea sur l'arme qu'il écarta d'un coup de manchette.

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Le garçon haussa les épaules. Il dit tranquillement : « Mais non. Je vous répète qu'à cette heure-ci ils sont en état d'arrestation. Avant de plonger, j'ai chargé un ami d'alerter la police. Vos petits camarades se sont fait coincer quand ils ont voulu réembarquer. Votre affaire est à l'eau, c'est le cas de le dire. Vous pouvez renoncer à jouer les Mandrin d'opérette. » Juan Percebes pâlit. Les traits contractés par une rage intense, il proféra : « Petite canaille! A cause de toi je vais être contraint d'abandonner mes projets grandioses ! Tu vas me payer ça!» Il braqua l'arbalète vers la poitrine de Pepe qui pointa un index vers le plafond en disant : « Regardez! » Une seconde, Juan Percebes leva les yeux. Pepito plongea sur l'arme qu'il écarta d'un coup de manchette. La flèche partit en faisant clac! et frappa le tableau de bord. L'homme poussa un juron et abattit son poing sur la tempe de Pepito qui sombra dans un trou noir... * ** Carlos avait remonté le sentier escarpé en se courbant, en marchant presque à quatre pattes, comme un Sioux sur la piste des Visages Pâles. Précautions inutiles, car lorsqu'il parvint sur le chemin empierré, un bruit de voiture lui indiqua que les hommes-grenouilles s'éloignaient déjà. Sans perdre de temps, il détacha la remorque du vélomoteur, et s'élança à son tour en direction de Santander. En sept ou huit minutes, il 164

atteignit la Plaza de las Brisas, entre les deux plages du Sardinero, où se trouvait le commissariat de police. La permanence de nuit se trouvait assurée par deux hommes en pantalon noir et veste blanche. Les policiers étaient lancés dans une grande discussion, pour déterminer si Barcelone allait se qualifier dans les huitièmes de finale. Carlos débita à toute allure, en style télégraphique : « Bathyscaphe retrouvé... près de Soto... une petite plage... bandits en scaphandre autonome... sont partis vers la ville... vont revenir... mon copain est dans le Neptune... vite!... arrêtez tout le monde... » Le brigadier Fernandez leva la main. « Du calme, du calme! Parlez plus lentement, s'il vous plaît!... Voyons, vous dites que?... » Carlos répéta ses paroles sur un ton plus posé. Les deux hommes réfléchirent un moment, puis le brigadier Fernandez se tourna vers son collègue. « Eh bien, gendarme Rodriguez, qu'en pensez-vous ?» Le gendarme Rodriguez réfléchit à son tour et déclara nettement : « Brigadier Fernandez, je pense qu'il faut faire un rapport à nos chefs ! » Cette proposition ayant été adoptée, le brigadier décrocha le téléphone et appela ses supérieurs. Cinq minutes après, tous les services officiels de la ville étaient en ébullition. Les vedettes de la douane, de la police côtière se mirent en mouvement; la Guardia Civil dépêcha ses gendarmes; la police municipale envoya des voitures et des agents motocyclistes; les pompiers furent, appelés à la rescousse, ainsi que les autorités portuaires.

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C'est une véritable armée qui fut guidée par Carlos jusqu'à la plage. Les trois hommes-grenouilles étaient là, fort occupés à démêler leur câble électrique dans lequel ils s'étaient malencontreusement empêtrés. Il ne fut même pas nécessaire de les attacher pour les emmener en voiture cellulaire. Carlos s'embarqua alors sur une vedette rapide qui venait d'accoster. Il indiqua la position où le bathyscaphe avait été ancré, et précisa : « Mon ami Pepito a dit qu'il allait le diriger sur PuertoChico. Mais je ne sais pas s'il va y arriver. Il faudrait éclairer la mer pour l'aider. » L'idée était bonne. Les projecteurs des vedettes furent allumés et braqués sur les vagues. On entrevit alors un mince sillage et une tête noire qui émergeait. Carlos s'écria: « Le voilà! C'est Pepito! Il est sorti du Neptune! » Une vedette fonça vers le plongeur qui fut tiré hors de l'eau. Une lampe éclaira son visage. Ce n'était pas Pepito, mais un homme qui proféra : « Vous m'avez pris! Très bien... Mais je me suis vengé de celui qui a fait échouer mes plans... Ha! ha! Il n'est pas près de revoir le soleil, celui-là! » Effaré, Carlos demanda : « Qu'avez-vous fait à Pepito ? » Le bandit ricana : « Rassure-toi! Ton ami se porte comme un charme. Seulement, je l'ai enfermé dans le poste de pilotage... par inadvertance. Et tout à fait par distraction, j'ai ouvert le robinet de prise d'eau qui se trouve dans le laboratoire.

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— Hein ? Et alors ? — Alors? Je crois bien que le Neptune est en train de se remplir... par un hasard inexplicable... Ha! ha! » * ** Pepito n'aurait pu dire pendant combien de temps il était resté inconscient. Ses oreilles bourdonnaient; le sang battait contre sa tempe avec des élancements douloureux. Le vertige faisait tourner devant ses yeux les parois de l'habitacle. Il se mit péniblement à genoux, se traîna jusqu'au matelas caoutchouté, s'allongea et respira profondément, pour reprendre ses sens. Au bout de quelques minutes, il se sentit mieux. Il allait pouvoir entreprendre de

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ramener le bathyscaphe à sa base. Mais il fallait s'assurer que Juan Percebes n'allait pas à nouveau l'assommer. Pepito chercha autour de lui quelque objet qui pût lui servir d'arme, et trouva ce qu'il fallait. « Voilà qui fera l'affaire. Et si c'est nécessaire, je cognerai le premier. » Il décrocha un extincteur tubulaire qui constituait une excellente massue, posa la main sur la poignée de la porte et tourna. Ou plutôt, essaya de tourner. Il secoua la poignée, pesa de toutes ses forces. Elle ne bougea pas. « Caramba! Ce bandit l'a bloquée... Me voilà enfermé! » Il frappa sur la poignée au moyen de l'extincteur, mais elle était faite d'un métal chromé extrêmement robuste, et ne remua pas d'un millimètre. Il remit l'extincteur en place et haussa les épaules. « Bah! Après tout, cela n'a pas une grande importance. Quand je serai à la surface, on m'ouvrira de l'extérieur. Reprenons nos manœuvres. » Il s'allongea à plat ventre, appuya sur le levier que lui avait indiqué Juan Percebes. Un déclic se produisit et une petite lampe bleue s'alluma devant une plaquette indiquant : CROCHET OUVERT. Pepito enclencha les moteurs électriques et vit avec soulagement à travers le hublot, un petit groupe de poissons qui disparaissaient vers le bas. L'engin remontait. Soudain, ravi par l'aventure qu'il était en train de vivre, notre héros oublia la douleur de sa tempe. Il avait le privilège incroyable de piloter le bathyscaphe d'or, l'orgueil 168

de la marine scientifique française. Tout seul aux commandes, il pouvait en faire ce qu'il voulait. Monter ou descendre, avancer, reculer, ou tourner sur place. Enivré par sa puissance, il poussa le manche en avant et augmenta le régime des moteurs. Docilement, les propulseurs basculèrent et crachèrent leurs colonnes d'eau vers l'arrière. Le Neptune bondit en sens inverse. Devant le disque vert clair du hublot, des milliers de petites particules s'approchaient, puis s'écartaient a toute vitesse pour laisser le passage au monstre d'aluminium dont la coque vibrait sourdement. Au bout de cinq minutes, Pepito fit un effort pour maîtriser son ivresse. « Allons, j'ai assez joué. Si le commandant Croisic savait que je me promène dans son bathyscaphe!... Remontons. » Progressivement, il tira sur le manche. Le véhicule sous-marin obéit docilement. Il redressa sa proue. C'est alors que la sonnerie retentit. Une sonnerie inattendue, aiguë, persistante, qui affola Pepito. Sur le tableau de bord, une lampe rouge clignotait. Des lettres blanches lumineuses annonçaient : VOIE D'EAU. A côté de la lampe, une autre indication : LABORATOIRE. Pepito sentit des gouttes de sueur envahir son dos. « Une voie d'eau à l'arrière, dans le laboratoire... Je dois remonter le plus vite possible! ». Il allait faire basculer les moteurs à la verticale, quand il y eut un crépitement bizarre. La lumière du plafonnier baissa, puis s'éteignit. Le ronflement des moteurs ralentit, cessa. Il n'y eut plus que du noir, partout, et du silence. 169

Le garçon regardait autour de lui, angoissé, ne pouvant croire qu'il avait provoqué la panne par une fausse manœuvre... Une voie d'eau à l'arrière? Il n'avait senti aucun choc... Alors?... Une malfaçon dans la construction?... Un sabotage? Il pensa alors à Juan Percebes. Eh oui, parbleu! C'était lui! Avant de quitter le Neptune, il avait démoli quelque organe, il avait... le robinet! Ce fut immédiat. La chose s'imposait par son évidence. Au cours de sa visite, le bandit avait entendu les explications données par le lieutenant français : on pouvait faire sombrer le bathyscaphe en laissant l'eau pénétrer à l'intérieur. Il suffisait d'ouvrir le robinet! Et pendant que Pepito, inconscient du terrible danger, s'amusait à manœuvrer, l'eau de mer emplissait le compartiment arrière, noyait les connexions électriques, alourdissait l'engin ! Un coup d'œil au profondimètre confirma l'effroyable situation. La grande aiguille phosphorescente tournait, lentement, inexorablement, marquant la chute verticale du bathyscaphe : moins 52 mètres,... moins 53,... moins 54... Hagard, Pepito balbutia : « Je descends... Je descends... Que faire? Seigneur, que faut-il faire pour arrêter ça?... » II manipula les commandes, au hasard, affolé, poussa, tira le manche, appuya sur les leviers qu'il trouvait en tâtonnant. L'aiguille du profondimètre continuait de tourner... Moins 80 mètres,... moins 90... La descente s'accélérait de seconde en seconde... Moins 100,... moins 120,... moins 150 mètres!

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Le bathyscaphe oscilla soudain, se balança. « Le fond! Je suis au fond,... à... à 180 mètres de profondeur !... » Crispé sur le manche, Pepito vit avec terreur l'aiguille continuer sa course folle. Non, le bathyscaphe n'était pas au fond! Il continuait de descendre, plus bas, toujours plus bas...

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CHAPITRE XIV LE TRIOMPHE DE PEPITO C'EST UN BRUIT

de voix qui tira Pepito de sa torpeur. La voix de Carlos, qui criait : « Par ici,... éclairez-moi, s'il vous plaît... Ah! le panneau est bloqué par des courroies,... voulez-vous me donner un coup de main ? » Pepito se redressa sur ses avant-bras. Quoi? Carlos était là, à 3 000 mètres sous la surface de l'Océan? « Je rêve!... Je rêve, ou je suis mort... Non, je ne suis pas mort, mais c'est un cauchemar. Je vais me réveiller et me retrouver dans mon lit... » Mais la voix de Carlos se mêlait à celle d'un homme

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qui, à en juger par son accent, devait être un Français. Il y eut des cliquetis, quelques chocs, puis la porte s'ouvrit. Une lampe électrique s'alluma, éclairant l'intérieur de l'habitacle. Carlos se précipita vers Pepito, lui donna une cordiale claque dans le dos et s'écria joyeusement : « Holà, Pepe! Comment ça va? Nous étions en train de nous demander si tu avais l'intention de traverser l'Atlantique en plongée... Mais qu'est-ce que tu as? Tu es blanc comme un drap de lit... » L'officier qui accompagnait Carlos dit : « Attendez une seconde! » et tira de sa poche un flacon de cognac dont il fit avaler une bonne dose à notre héros. Pepito s'étrangla à moitié, toussa, but une nouvelle gorgée. Pendant ce temps, des officiers, des policiers envahissaient le bathyscaphe. Ils s'écartèrent pour laisser le passage à un homme mince, au regard aigu, qui saisit Pepito par le bras et le regarda sans poser de question, mais avec anxiété. C'était le commandant Croisic. Pepito passa une main sur son front et dit : « Je dois avoir l'air un peu ahuri, commandant... Excusez-moi... Je croyais que le Neptune était au fond de la mer... Regardez, l'aiguille indique une profondeur de 3 000 mètres...» Le commandant s'approcha du tableau de bord, examina le cadran, puis allongea la main et retira de l'appareil une longue tige d'acier qui l'avait transpercé. Il sourit et dit : « Mais voyons! Nous sommes à la surface! Comment voulez-vous que le profondimètre fonctionne correctement avec ceci à l'intérieur de son mécanisme? Il est 173

complètement détraqué! Nous allons être obligés de l remplacer par un neuf!» Le commandant tenait à la main la flèche tirée par l'arbalète de Juan Percebes. Pepito poussa un soupir de soulagement. Il dit : « Vous n'imaginez pas la peur que j'ai eue! Quand les lumières se sont éteintes et que j'ai vu cette aiguille descendre comme une folle... — Vous n'aviez pas à vous inquiéter. Lorsque le court-circuit s'est produit, le Neptune s'est trouvé allégé de trois tonnes de lest, ce qui compensait très largement les quelques litres d'eau qui avaient pénétré dans le laboratoire... — Ah ! Vous êtes déjà au courant ? — Oui. Juan Percebes a avoué qu'il avait ouvert le robinet. » Le commandant se tourna vers le lieutenant Pierre Dupont, et ajouta : « J'ai bien envie de le supprimer, ce fameux robinet. Qu'en pensez-vous ? — Oui, commandant. Nous inventerons un autre système pour faire des prélèvements d'eau. Cela évitera d'effrayer... les futurs passagers! » Ils sortirent du bathyscaphe, montèrent sur une vedette qui prit la direction du port. A l'est, une merveilleuse lueur rosé annonçait le lever du soleil. Pepito s'accouda au bastingage, posa son menton sur ses poings et contempla les nuages légers qui flottaient sur un ciel mauve, presque bleu déjà. Carlos lui demanda : « A quoi penses-tu? Tu as l'air rêveur... »

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Un instant s'écoula. Pepe, un demi-sourire sur les lèvres, tourna le visage vers son ami et murmura : « Quand on a failli se noyer au fond de l'Atlantique, tu ne peux pas t'imaginer comme il est agréable de retrouver la surface,... comme il fait bon vivre... » * ** Pepito fut le héros du jour. Un jour particulièrement chargé. A l'aube, il fut reçu par le chef de la police municipale, puis par le commandant de la marine militaire, et par le gouverneur civil qui mit à sa disposition une table et lui fournit une rame de papier pour écrire son reportage, ce qu'il fit en toute hâte. Une voiture le conduisit jusqu'aux bureaux du Diano Santandenno où le rédacteur en chef le reçut en lui adressant de vives félicitations. Il put, ensuite, prendre quelques heures de repos. Mais, dès neuf heures, il était sur pied, avalait promptement un grand bol de café noir et se précipitait au kiosque à journaux. Un frémissement de joie le parcourut. Son papier était en première page, sous un titre énorme qui s'étalait sur cinq colonnes : LE BATHYSCAPHE D'OR EST RETROUVÉ Un jeune mécanicien de Santander découvre l'endroit où était dissimulé le Neptune et fait arrêter une bande de malfaiteurs qui s'apprêtaient à piller la province. Deux photos, parmi celles qu'il avait prises, montraient le poste de pilotage et le laboratoire. Pas une 175

Ligne de l'article ne manquait. Il y avait tout : ses déductions au sujet du camion de plomb, sa première plongée au cours de laquelle il avait repéré le Neptune ; sa seconde plongée, son duel avec Juan Percebes, l'incident de la voie d'eau, la panne de lumière. Et, à la fin de l'article, cette signature, ce nom si attendu : le sien : JOSÉ VASQUEZ. Une petite note, ajoutée par la rédaction, indiquait que Juan Percebes et Metreque se trouvaient sous les verrous. Le premier, qui se faisait passer pour un attaché naval, était, en fait, une espèce d'aventurier. Le second, sous le couvert d'une firme industrielle, se livrait à divers trafics illégaux. Pepito relut l'article une fois, puis encore une, jusqu'à le savoir à peu près par cœur. A dix heures, une réception fut donnée en son honneur au Club maritime. Le gouverneur lui fit savoir que le ministère de la Marine lui offrait une bourse d'études qui allait lui permettre de suivre les cours de l'École nationale de journalisme. Et le commandant Croisic l'invita officiellement à venir en France, pour visiter le Centre d'études sous-marines où il pourrait voir le nouveau bathyscaphe qui allait succéder au Neptune. Le tout sous les flashes des reporters, y compris ceux du Diario Santandenno. Dans la soirée, le garçon trouva le temps de réunir ses amis à la Bodega Montanesa, pour croquer des olives aux anchois, arrosées de cidre champagnisé. Il y avait là Carlos, Paco, le mécanicien Anselmq, le peintre Manuel et le jeune gourmand Angelito. La gent féminine était représentée par Maria-Flor et sa sœur Antonita qui se querellaient, comme toujours, au sujet 176

de la couleur d'un ruban ou de la pointure d'un escarpin. Il y avait aussi Pili, qui dévorait son héros du regard. On bavarda, on rit, on raconta mille plaisanteries. Cette atmosphère de fête fut soudain interrompue par l'arrivée de Luis. Le jeune pommadé se dirigeait vers le comptoir pour s'y faire servir une consommation, lorsque ses yeux se tournèrent vers le groupe. Il pâlit, balbutia quelque chose,1 puis fit demi-tour et sortit précipitamment. Pepito demanda : « Eh bien, qu'est-ce qu'il lui prend? Je lui aurais offert un verre... Je ne suis pas rancunier! Il n'est pas très fier, dit Paco, il n'ose plus se montrer. — Pourquoi? — Comment? Tu n'es donc pas au courant? Son fameux oncle dont il parle tout le temps, l'attaché naval,... c'est Juan Percebes! »

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ÉPILOGUE CE NOUVEAU bathyscaphe s'appellera Pluton, je crois, ou Platon? — Triton, monsieur le directeur. — Ah? Triton... Parfait. Donc, je puis compter sur toi pour avoir un reportage complet, avec photos ? — Oui, monsieur le directeur. — Très bien. Tâche de trouver quelques_ ? anecdotes pittoresques, qui puissent amuser nos lecteurs. L'idéal serait que ce prototype disparaisse, comme le Neptune. Cela te ferait de la bonne copie. Mais, je crains que cela ne se produise pas une seconde fois. Enfin, on peut toujours espérer quelque incendie...— Un incendie ? » Le directeur sourit :

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« Je disais cela pour plaisanter, mon cher Pepito. Quand pars-tu? — Demain matin. — Alors, il ne me reste plus qu'à te souhaiter bonne chance. Et reviens vite. L'École du journalisme t'attend. » Pepito serra la main du directeur et sortit des bureaux du Diario Santanderino. Sur le trottoir, il se retourna et leva les yeux. L'enseigne lumineuse s'allumait et s'éteignait, pour lui lancer des clins d'œil amicaux.

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Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur. Coulommiers-Paris. 64672-20.09-2689-01. Dépôt légal : n° 4762, 3e trim. 1966.

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