IB Fontayne Rauzier Lucie Les amis de Blanche Epine 1962.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: Plants
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LUCIE RAUZIER-FONTAYNE

LES AMIS DE BLANCHE-ÉPINE « Il faut vendre Blanche-Épine! » A cette idée, Cécile, Denis, Nicolas et Annette sont désespérés. BlancheÉpine, la vieille ferme perdue dans la montagne, c'est leur maison, c'est là qu'ils sont nés, qu'ils ont grandi... Comment pourraient-ils y vivre, maintenant qu'ils n'ont plus leurs parents? Ils vont devoir se séparer, abandonner la chère maison... Non. Ils sont jeunes, mais courageux et tenaces, et ils ont de bons amis. Ils transformeront Blanche-Épine en refuge pour skieurs. Ils montreront qu'ils sont capables de rie pas être une charge pour les autres, et la vie continuera, fraternelle, à BlancheÉpine.

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LES AMIS DE BLANCHE EPINE

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DU MÊME AUTEUR dans la même collection LA TROUPE JÉROMISI LE RÊVE DE CAROLINE LA MAISON DU CHÈVREFEUILLE LA MISSION DE JEANNOU L'INVITÉE DE CAMARGUE LE SOURIRE DE BRIGITTE

dans la Nouvelle Bibliothèque Rose LA PETITE FILLE AUX OISEAUX UN CADEAU POUR AMINA

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LUCIE RAUZIER-FONTAYNE

LES AMIS DE

BLANCHE-ÉPINE ILLUSTRATIONS D'ALBERT CHAZELLE

HACHETTE 221

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© Librairie Hachette, 1962. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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TABLE I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII.

Il Neige Une Lettre La Bise Noire Des Hôtes Inattendus Bonne Idée, Denis! Ils Reviennent ! Une Solution? Des Projets. Au Travail! Deux Fameux Cadeaux Les Bonnes Langues Du Village... Et Les Autres La Réponse De Michel Noël A Blanche-Epine L'inauguration Des Faits Mystérieux Que Vient Faire Le Brigadier? Un Peu De Répit Un Prétexte? Une Ombre Dans La Nuit Le Soupçon Le Guet Dans La Nuit. Quelle Surprise! Une Epreuve Pour Denis Cécile Découvre Le Secret Qu'll Fait Bon Avoir Des Amis ! Un Télégramme. Dernière Surprise!

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Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur. Coulommiers-Paris. 57505-I-1-45B4. Dépôt légal n° 3472. 1er trimestre 1962.

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CHAPITRE PREMIER IL NEIGE! entra, ce matin-là, dans la cuisine de la ferme, juste comme l'horloge sonnait sept heures. Le jour venait à peine de se lever. Le jeune garçon, le visage rougi par l'eau glacée de sa toilette, s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit, écarta les volets et poussa une exclamation stupéfaite. « II neige! Il neige! Déjà! » Giflé, aveuglé par les flocons que le vent poussait à l'intérieur de la pièce, il referma brusquement la croisée et regarda au-dehors. Il regarda, mais il ne vit pas grand-chose, car la chute était si dense qu'elle tissait, entre la terre et le ciel, DENIS

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comme un rideau mouvant, d'une éblouissante blancheur, en sorte que l'on apercevait seulement les abords immédiats de la maison, déjà recouverts d'une couche épaisse. « Elle a dû tomber toute la nuit », murmura Denis. Et, se tournant vers l'escalier de bois qui conduisait à l'étage, il cria : « Hé! Là-haut! Descendez, vite! Venez voir! » Alors, on entendit le bruit de trois paires de galoches sur les vieilles marches craquantes, et Cécile, une grande fille de quatorze ans, parut la première, finissant hâtivement de tresser la natte blonde qu'elle ramenait sur sa poitrine et qui descendait presque jusqu'à sa taille. Nicolas, un garçon de huit ans, au visage pâlot, aux cheveux de lin, la suivait, très différent de Denis, aussi fluet que son frère aîné était grand et vigoureux pour ses treize ans. Toute ronde, toute rosé, toute bouclée, la petite Annette s'aventurait avec précaution, derrière lui, dans l'escalier. « Regardez! » fit Denis, en désignant l'écran de neige qui cachait le paysage habituel : le plateau jurassien, ondulant jusqu'à l'horizon, sur lequel s'élevait la ferme de Blanche-Epine. Les enfants s'étaient levés à la lumière, sans ouvrir les volets de leurs chambres. Aussi poussèrent-ils des exclamations étonnées devant le spectacle inattendu qu'ils découvraient. « Déjà la neige, à la mi-novembre ! L'hiver commence tôt, cette année, remarqua Cécile. — Et je crois qu'on n'a jamais vu une couche pareille amassée en une seule nuit », répliqua Denis, le front collé à la vitre. « Inutile de nous presser, ajouta-t-il. Nous ne pourrons pas aller à l'école aujourd'hui. On doit enfoncer jusqu'aux genoux et l'on ne voit plus le chemin. » Nicolas se détourna le premier de la fenêtre en disant : « On pourrait peut-être déjeuner? J'ai faim, moi! - Eh bien, fit la sœur aînée, allume le feu, Denis, et que chacun se mette au travail.»

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Aussitôt, pendant que Denis cassait du bois, Annette, serrant le moulin entre ses genoux, s'empressa de moudre le café et Nicolas de poser les bols sur la table, devant laquelle Cécile beurrait une pile de tartines. Un quart d'heure plus tard, tandis que les flammes ronflaient dans la cuisinière, les quatre enfants s'attablaient devant leur déjeuner. Quatre enfants, tout seuls. Oui, tout seuls, dans la vieille ferme de Blanche-Épine, à trois kilomètres d'un village, luimême perdu sur ce vaste plateau, à plus de mille mètres d'altitude. Isolés, ce matin-là, par la première chute de neige de l'année — une chute exceptionnellement abondante —, ils ne s'alarmaient nullement de leur solitude. « Le chasse-neige aura du travail, dit Denis, et avant qu'il nous ait fait un chemin, nous risquons de manquer la classe plusieurs jours. Ma foi, tant pis! Je préfère rester bloqué ici, aussi longtemps qu'il le faudra, et ensuite aller péniblement au village chaque matin, plutôt que de quitter notre maison. Quand je pense où nous pourrions être, en ce moment! Il ne doutait de rien, Michel, quand il prétendait « régler notre sort! » Le souvenir d'une scène pénible entre les enfants et leur frère aîné, peu après la mort récente de leur père, fit froncer les sourcils de Cécile. « En effet, dit-elle, il ne doutait de rien ! Vendre BlancheÉpine! Vendre notre ferme, notre jardin, nos prés, nos champs ! Il n'aurait plus manqué que cela par exemple ! - Dire qu'il voulait m'enfermer dans un orphelinat, avec Annette et Nicolas! fit Denis en serrant les poings de rage à cette seule pensée. — Et me placer comme employée, dans l'épicerie de ses beaux-parents! » reprit Cécile.

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Denis haussa les épaules. « Tout cela parce que sa jeune femme refusait de venir habiter « cet horrible bled de Blanche-Epine », comme elle disait. Tout cela, aussi, parce que Michel préférait une situation à la ville, dans leur fameux magasin... Eh! oui, tiens ! Là-bas, il fait le monsieur, tandis qu'ici, il ne serait qu'un paysan. - Mais tu lui as joliment tenu tête, Cécile », dit Denis, en regardant avec admiration la grande sœur à l'air décidé, au front têtu, mais dont les yeux bruns avaient un si tendre et si doux regard ! « Oui, tu ne lui as pas envoyé dire que nous n'avions besoin de personne, que tu remplaçais maman depuis trois ans et que nous nous débrouillerions très bien tout seuls. — N'empêche, remarqua Cécile, que si nos voisins de la Sapinière ne s'étaient pas engagés à veiller sur nous et si Antoine n'avait accepté de quitter Besançon pour revenir s'installer à Blanche-Épine, après Noël, jamais Michel n'aurait accepté de nous laisser habiter ici, sans une grande personne. — Les voisins sont vraiment chic et Antoine est un bon gars », murmura Denis avec conviction, plein de reconnaissance envers le grand frère, le second fils de la famille, qui avait consenti à quitter sa situation, dans une fabrique d'horlogerie, pour rejoindre les enfants à Blanche-Epine et tenter de redonner leur ancienne prospérité à la ferme et aux terres que le père, malade, avait laissées péricliter. « Oui... c'est un bon gars, répéta Cécile en souriant. Débarrassez la table et lavez les bols, s'il vous plaît, ajouta-t-elle en se levant. Moi, je vais traire. » On entendit, dans le passage qui conduisait à l'étable, par l'intérieur de la maison, le bruit des seaux de métal qu'elle saisissait, puis sa voix claire interpellant les deux seules vaches qui restaient à la ferme.

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« Joli temps pour les Esquimaux... »

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« Hé ! Pomponnette ! Hé ! Roussette ! Allons-y ! » « On ne risquera pas d'emporter les bidons jusqu'à la route pour que le car les dépose au village, remarqua Denis. La fromagerie fabriquera un peu moins de gruyère aujourd'hui. — Et nous? Qu'est-ce que nous allons faire de tout ce lait? demanda la petite Annette. — Des provisions de beurre et des fromages. Cécile les réussit très bien... Cécile sait tout faire, d'ailleurs », répondit avec fierté Nicolas qui, dressé sur la pointe des pieds, rangeait les bols sur le vaisselier. La sœur aînée revint un moment plus tard, posa les récipients pleins d'un lait mousseux et tiède et se mit à peler les pommes de terre pour le repas de midi. Assise devant la fenêtre, elle jetait de temps à autre un coup d'œil au-dehors et répétait : « Quel temps! Quel temps! Regardez-moi ces petits flocons serrés! On dirait qu'ils ne s'arrêteront jamais! » Vers la fin de la matinée, Denis, qui regardait, lui aussi, tomber la neige, s'écria : « Tiens! Quelqu'un vient! Quelqu'un sur des skis. Eh! Mais c'est le René de la Sapinière! Il est tout blanc : on dirait le Père Noël! » Le Père Noël de dix-huit ans, au frais visage coloré par le froid, entra, l'instant d'après, et secoua en riant son anorak poudré de brillants flocons, en disant : « Joli temps pour les Esquimaux... mais pas pour nous! Alors? Que devenez-vous, messieurs et mesdemoiselles ? — Salut, René! crièrent joyeusement les enfants. Nous allons bien, mais, tu vois, nous sommes prisonniers... jusqu'à ce qu'on vienne du village pour nous délivrer. — Pas même moyen de sortir un peu de la maison, fit Denis. Ah ! si nous avions des skis, comme toi, ce serait différent!

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- Des skis? Mais qu'as-tu fait des tiens? demanda René. — Rien. Ils sont au grenier, inutilisables, car je n'ai plus de chaussures assez grandes et nous ne risquons pas d'en acheter d'autres : c'est bien trop cher. - Et moi, je n'en ai jamais eu, dit Nicolas. D'abord, j'étais trop petit, ensuite papa a été malade... alors, on n'a plus pensé à m'en donner. Je me demande quand je pourrai en avoir enfin ! — Ne grogne pas, fit vivement Cécile : moi non plus, je n'en ai jamais possédé et, pourtant, est-ce que je me plains? Antoine m'aurait bien prêté les siens, mais ils sont encore trop grands et trop lourds pour moi. Eh bien, je m'en passe, voilà tout! « Même avec des skis, il t'a fallu du courage pour venir jusqu'ici, René, ajouta-t-elle en posant devant le garçon une tasse de café brûlant. — Il fallait que je vienne, répondit le jeune homme, d'abord parce que mes parents ont promis à Michel que nous veillerions sur vous, et puis je suis allé au village ce matin (parfaitement! à travers la tempête de neige et pas sans peine, je vous en réponds!) et j'ai des commissions pour vous. - Des commissions? De qui? - Qu'est-ce que tu nous apportes? » René ouvrit son sac de montagne. « D'abord du pain, je pense que vous en avez grand besoin. — En effet, assura Cécile. Je sais pétrir et cuire le pain, mais j'aime autant celui du boulanger. - Ensuite, reprit René, le maître des garçons leur envoie les devoirs et les leçons pour la semaine, afin qu'ils ne perdent pas leur temps, jusqu'à ce qu'ils puissent retourner à l'école. La maîtresse d'Annette vous recommande aussi de la faire un peu lire et écrire, pour qu'elle n'oublie pas ce qu'elle a appris. Quant à toi, Cécile, ton

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ancienne institutrice du cours complémentaire m'a prié de te remettre ces livres, pour occuper tes loisirs. — Oh! mes loisirs! Elle est bien bonne! Comme si je manquais jamais de besogne, à la maison! Enfin, je lirai volontiers cela le soir, à la veillée. — Tous ceux que j'ai vus au village, reprit René, m'ont chargé de vous dire : « Bon courage! On pense à « vous, on tâchera d'aller vous voir, en attendant que « vous puissiez de nouveau circuler » ; niais vous pourrez rester bloqués quelques jours, car le chasse-neige ne sait où donner de la tête,... si l'on peut dire. Tâchez de ne pas vous ennuyer. — Nous ennuyer! Nous ne risquons pas! s'écria Denis. Il y a toujours de quoi se distraire à Blanche-Epine, notre Blanche-Epine où nous sommes restés... malgré Michel! »

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CHAPITRE II UNE LETTRE Ce SONT LÀ toutes les commissions que tu avais pour nous? demanda Cécile. — Ah! non. J'ai encore une lettre. Elle est arrivée hier soir. Le facteur s'apprêtait ce matin à venir ici. Il attachait ses skis en grognant, lorsqu'il m'a aperçu. Inutile de vous dire qu'il a été bien aise de se décharger sur moi de cette corvée. — Une lettre? De qui? On n'attend rien », firent les enfants en s'approchant, intrigués et, déjà, vaguement inquiets. Cécile saisit l'enveloppe, la regarda et dit :

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« Tiens! C'est l'écriture d'Antoine! Pourquoi écrit-il déjà? Il n'y a pas huit jours que nous avons reçu de ses nouvelles. - Lis vite à haute voix, Cécile », demanda Denis. Cécile déplia la feuille de papier et lut : « Chers frères et sœurs, je suis bien ennuyé d'avoir à vous annoncer une chose qui ne vous fera pas plaisir, sans doute, mais j'espère que vous comprendrez les raisons qui me poussent à changer mes projets... » Silencieusement, Denis crispa ses deux mains sur le dossier d'une chaise : il sentait « venir le coup ». « ...Je m'étais engagé, pour que vous puissiez rester à Blanche-Epine et pour conserver notre bien de famille, à revenir à la ferme après Noël. Mais voici qu'on m'offre une situation inespérée, dans la fabrique où je travaille comme employé de bureau. On me propose la place d'adjoint au chef comptable et je ne sais pas si vous vous rendez compte de l'avancement que cela représente pour moi. Je n'ai pas eu le courage de refuser une pareille aubaine : un travail intéressant et très bien payé. D'autant plus que, lorsque j'ai parlé de mon départ, le directeur lui-même, si dur et si peu aimable d'ordinaire, a beaucoup insisté pour que je me décide à rester. Alors, je resterai. J'informe Michel de ma décision et... » Cécile, qui lisait d'une voix de plus en plus tremblante, s'interrompit brusquement et jeta la lettre sur la table en balbutiant : « Tout est perdu! Michel va vouloir nous forcer à quitter la maison, notre maison, où nous avons été si heureux avec nos parents, et nous ne reverrons jamais Blanche-Epine! » Mais, soudain, refoulant ses larmes qui commençaient à couler, elle s'écria, les yeux brillants de révolte: « Mais Michel aurait tort de croire qu'il nous emmènera si facilement! Moi, je ne sortirai d'ici que si l'on nu- traîne dehors par les cheveux! »

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René, malgré la part qu'il prenait à la déception et au chagrin de ses amis, ne put s'empêcher de sourire en imaginant Cécile franchissant pour la dernière fois le seuil de la ferme, Michel la tirant sans pitié par sa grosse natte dorée. Mais Denis, lui, ne riait pas. « Tu dis des bêtises, Cécile, car tu sais très bien que si Michel vient nous chercher, il faudra le suivre, fit-il, et tu peux être sûre qu'il va venir d'un jour à l'autre. Demain, peut-être. — Ah! non! Non, pas demain, en tout cas! s'écria vivement René. Il en serait bien empêché. — Tiens ! Pourquoi ? — Parce que, figurez-vous, depuis cette nuit, la route est coupée par un éboulement à dix kilomètres avant le village. Le car n'est pas passé ce matin et ne passera pas avant qu'on ait pu enlever les tonnes de cailloux, de terre et de neige qui lui barrent le chemin. Le pays est isolé. Ni Michel ni même une lettre de lui ne peuvent arriver en ce moment. Et d'ailleurs, puisque votre frère avait accepté de vous laisser seuls, sous la surveillance de mes parents, jusqu'à l'arrivée d'Antoine, à Noël, rien ne devrait changer avant la fin de décembre. » Denis hocha la tête et dit tristement : « Ça se peut... mais après? — Ne vois pas si loin, mon vieux. Les choses s'arrangeront peut-être », fit affectueusement René en posant la main sur l'épaule du jeune garçon. « On se demande bien comment », murmura Cécile. Pourtant, la pensée des quelques semaines de sursis que leur faisait espérer leur ami réconforta un peu les enfants. René les laissa plus calmes, commençant déjà à espérer ils ne savaient quel miracle. Le soir vint. Cécile et Annette gagnèrent, à l'étage, leur grande chambre à deux lits, et les garçons les petites pièces qu'ils occupaient. 19

Les lumières de Blanche-Épine, qui clignotaient dans la nuit sur le plateau désert et glacé, s'éteignirent. On n'entendit plus que le frôlement léger, presque musical, des flocons, sur le rebord du toit recouvert de plaques de zinc et contre les vitres de la chambre de Denis. Car le jeune garçon, qui tardait à s'endormir et pensait à la lettre d'Antoine, avait laissé les volets ouverts, afin d'entendre cet imperceptible bruissement sur les carreaux. Ah! tombe! Tombe, douce neige, bonne neige! Ne t'arrête pas, surtout! Efface le chemin qui conduit à la vieille maison, empêche les gens de réparer la route coupée... afin que rien ni personne ne puisse parvenir de sitôt jusqu'aux quatre enfants et les arracher à ce foyer tout plein du souvenir des jours heureux où ils avaient un père et une mère! Une vague blancheur emplissait la chambrette. De temps en temps, le vieux plancher craquait brusquement, ou quelque souris trottait, là-haut, dans le grenier. Mais, à part ces bruits nocturnes et familiers, à part la moelleuse caresse des flocons contre la fenêtre, un silence impressionnant entourait BlancheÉpine. Denis serra contre lui sa boule d'eau chaude, tira jusqu'au menton le gros édredon rouge et murmura, entre deux bâillements : « La route coupée,... le car ne passe pas... On est tranquille pour quelque temps. La neige... La neige... Merci, mon Dieu, pour la neige... » Et il s'endormit enfin profondément.

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CHAPITRE III LA BISE NOIRE commençait à poindre, lorsque Denis s'éveilla en sursaut et s'assit brusquement sur son lit. Un ouragan hurlait furieusement autour de la maison qui craquait, gémissait et semblait prête à s'écrouler d'un instant à l'autre. Des paquets de neige s'écrasaient contre la fenêtre ou frappaient avec fracas les plaques métalliques du toit. En bas, une porte battait. L'un des volets s'ouvrait et se refermait en tapant le mur avec des claquements secs comme des coups de feu. « La bise noire! La bise noire s'est levée cette nuit, murmura le jeune garçon. C'est effrayant! » LE JOUR

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Au même instant, Cécile, dans le corridor, demanda à demi-voix : « Tu dors, Denis? — Bien sûr que non, répondit-il : la tempête m'a réveillé. — Levons-nous vite et descendons pour tout barricader. Le vent pousse la neige sous les portes et, si cela continue, elle finira par boucher les fenêtres du côté nord. — Heureusement, nous avons, à la cuisine, une autre fenêtre donnant sur la cour. Sans elle, nous risquerions de nous trouver dans l'obscurité complète. Pourvu que la bise noire n'arrache pas les poteaux de l'électricité! » fit Denis, soucieux. Dans la chambre voisine, Annette s'éveilla, elle aussi, et appela Cécile en pleurant. La grande sœur se précipita pour consoler l'enfant. Denis, quoique peu rassuré lui-même, sentit qu'il fallait donner l'exemple du calme et de la bonne humeur. « Habillez-vous, les gosses ! cria-t-il. En l'honneur de ce joli temps, on va faire un fameux déjeuner, n'est-ce pas, Cécile? Et n'ayez pas peur : notre vieille maison est solide; elle en a vu d'autres! » Un moment après, dans la cuisine où, heureusement, la lumière s'était faite (donc, les poteaux tenaient bon, sur le plateau!), Cécile servait, avec le café au lait habituel, des biscuits et de la confiture. Denis avait allumé, non seulement le feu de la cuisinière, mais encore une grande flambée dans la cheminée à hotte d'autrefois, que l'on avait conservée, à côté du moderne fourneau. Les flammes claires, les gerbes d'étincelles qui pétillaient joyeusement, créaient, dans la grisaille de ce matin de tempête, une atmosphère vivante et gaie. Pourtant, si le calme et l'entrain des aînés avaient rassuré Nicolas, Annette, toute craintive, mangeait sans appétit, tressaillait quand l'ouragan hurlait plus fort et

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jetait des regards effrayés vers les fenêtres, battues par les paquets de neige. « Cécile! gémit-elle soudain, les vitres vont se briser! La porte va céder et la bise noire renverser la maison! Pourquoi voulez-vous rester ici, Denis et toi? Il vaudrait bien mieux aller tout de suite à la ville avec d'autres gens! — Tais-toi, petite sotte, fit vivement Cécile : tu ne sais pas ce que tu dis. La bise noire vaut mieux que l'orphelinat, va! Finis de déjeuner, après quoi, Nicolas te fera lire, pendant que Denis ira donner du foin aux vaches. Tiens ! elles sont plus raisonnables que toi, Roussette et Pomponnette : est-ce qu'elles beuglent de peur, dans l’étable? Pas du tout! Elles restent bien tranquilles. Et Sergent aussi est très gentil », ajouta la grande sœur en caressant la tête ébouriffée du chien de berger dont les yeux, au regard intelligent, brillaient sous une broussaille de poils sombres. Mais la petite fille restait morose et grognon. Cécile échangea un regard avec Denis en soupirant. La journée s'annonçait mal et elle paraîtrait bien longue, si la bise noire ne cessait pas de souffler. Hélas ! la tempête continua de plus belle à balayer la neige en hurlant et à la jeter contre le mur nord de la maison, qu'un revêtement de tôle protégeait, comme il est d'usage sur ce haut plateau du Jura. A la fin de la matinée, les fenêtres du rez-de-chaussée qui s'ouvraient dans ce mur se trouvaient déjà en partie obstruées. Avant quatre heures de l'après-midi la nuit tombait déjà. Bien que l'ouragan fît toujours rage, l'électricité brillait, mais les enfants tremblaient à chaque instant qu'elle ne s'éteignît. Vers le soir, le chien se mit soudain à aboyer devant la porte fermée. « Paix! Paix! Qu'est-ce qui te prend, Sergent? fit

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«:,Paix! Paix! Qu'est-ce qui te prend, Sergent? » fit Denis.

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Denis. Tu n'as pas envie d'aller te promener, je pense? » Mais Sergent continuait à gronder furieusement. « Quelqu'un vient », dit Cécile. Les enfants se regardèrent, inquiets, effrayés même. Qui donc pouvait se rendre à Blanche-Épine, dans la nuit à travers la tempête? « J'ai peur! » gémit la petite Annette. Mais, à ce moment, on entendit crier au-dehors : « Sauvés ! Il y a de la lumière ici : la maison est habitée!» Mêlé à la rumeur de l'ouragan, un concert de voix s'éleva, où l'on distinguait des exclamations de soulagement. On heurta à la porte qui s'entrouvrit, laissant entrer un souffle d'air glacé, et un jeune homme parut, l'air complètement épuisé. Derrière lui, on apercevait les silhouettes de quelques autres skieurs. « Bonsoir... Puis-je parler au fermier? demanda le garçon à Cécile qui venait au-devant de lui. — Il n'y a pas de fermier, monsieur, répondit-elle. — Alors, au maître ou à la maîtresse de la maison. — La maîtresse de la maison, c'est moi : je suis seule ici, avec mes frères et ma petite sœur. » L'inconnu considéra, non sans étonnement, cette fille si jeune et les trois enfants qu'elle désignait. « Seuls! s'exclama-t-il, seuls dans ce désert? Eh bien, vous n'êtes pas peureux! C'est donc à vous que nous demandons l'hospitalité. Nous sommes quelques camarades, égarés et à moitié morts de fatigue. Pouvez-vous nous donner un abri? Il doit bien y avoir ici une grange où une écurie où nous serions heureux de passer la nuit. Et puis, l'une de nos camarades n'est pas bien. Peut-elle entrer chez vous pour se réchauffer? — Mais bien sûr! Entrez tous », dit Cécile en ouvrant toute grande, à ces inconnus, la porte de sa maison.

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CHAPITRE IV DES HOTES INATTENDUS avaient déjà détaché leurs skis. Deux autres garçons entrèrent, puis deux jeunes filles qui en soutenaient une troisième, toute pâle et à demi évanouie. Tous, en émergeant de l'obscurité qui régnait au dehors, clignaient des yeux, éblouis, à mesure qu'ils pénétraient dans la cuisine bien éclairée. Puis, ils restèrent un instant debout, muets, épuisés, regardant autour d'eux cet intérieur paisible, comme si quelque magicien l'eût fait surgir, d'un coup de baguette, au milieu de la nuit et de la tempête. Denis se précipita et poussa le fauteuil rustique à siège de paille devant l'âtre, où il jeta du genêt sec pour ranimer le feu, LES ÉTRANGERS

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pendant que Nicolas, sur son ordre, rechargeait de charbon la cuisinière. Rapidement, Cécile versa de l'eau bouillante sur des feuilles de verveine séchées, remplit une tasse et l'offrit, à la jeune fille qu'on venait d'installer dans le fauteuil. « Buvez, mademoiselle, fit-elle doucement, une infusion très chaude et très sucrée vous fera du bien. » La demoiselle lui répondit par un léger sourire, mais elle n'eut même pas la force de dire merci. Ses mains glacées tremblaient tellement que ses compagnes durent lui prendre la tasse pour la faire boire. Pourtant, la tisane brûlante et la chaleur du feu la ranimèrent peu à peu. Ses joues se colorèrent légèrement, et bientôt, le frisson qui la secouait toute cessa. « Ça va mieux, n'est-ce pas, Viviane? demandèrent les autres. — Oui, oui, répondit-elle faiblement. Ne vous occupez pas de moi; laissez-moi me remettre tranquillement. — Chauffez-vous tous », dit Cécile, en avançant des chaises. La bande cria avec ensemble : « Avec plaisir, merci! » Et l'on s'assit en demi-cercle devant la cheminée. « Vous venez de loin? demanda Denis. — De loin? Il nous serait difficile de le dire, répondit l'un des garçons, car nous ne savons pas du tout où nous sommes. Hier, nous nous trouvions à Saint-J..., venant de Lons-leSaunier, où nous habitons. Ce matin, après avoir couché dans une auberge de jeunesse, nous sommes partis, malgré le mauvais temps, ce qui n'était vraiment pas très prudent. Mais, pris dans cette épouvantable tempête, nous avons marché au hasard, toute la journée, cherchant à regagner le village... Et maintenant...

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— Maintenant, interrompit Denis, vous êtes à la ferme de Blanche-Epine, à vingt-quatre kilomètres de Saint-J...» Le jeune homme siffla. « Eh bien, nous avons fait du chemin! Pas étonnant que nous soyons fourbus. Oh! nous n'espérions plus rentrer chez nous avant la nuit, mais, tout de même, nous ne nous croyions pas si loin! — Et nos sacs qui sont vides! Plus un croûton de pain », gémit le plus jeune des garçons, l'air si malheureux que les autres se mirent à rire. « Allons! allons! Paul, tu n'es pas près de mourir de faim et, d'ailleurs, il serait étonnant que nos hôtes ne puissent nous ravitailler, n'est-ce pas? dit l'aîné des skieurs en se tournant vers Cécile. — Soyez tranquilles, répondit-elle, vous pensez bien que, dans une ferme isolée, on ne manque pas de provisions. » Et, toute heureuse de cette compagnie inattendue, réconfortée par la bouffée de jeunesse et de gaieté qu'apportaient ces inconnus, elle ajouta : « On va tâcher de faire un bon dîner. — Bravo! Chic, alors! cria-t-on. Peut-on vous aider? En quoi consistera votre bon dîner? — Eh bien, vous pourrez avoir des frites et des fricandeaux, du café au lait, avec du fromage, du beurre, du miel, de la confiture. Cela vous ira? - A merveille! Mais c'est un vrai paradis que votre Blanche-Épine! — Et un paradis qui porte un bien joli nom, remarqua Viviane en souriant. — Denis, va vite chercher des pommes de terre », ordonna Cécile. Denis saisit un panier, puis il souleva, par son anneau de fer, la trappe qui s'ouvrait dans le plancher de la cuisine et donnait accès à la cave. Accompagné par les exclamations 28

amusées des jeunes gens, il descendit l'escalier qui s'enfonçait dans l'ombre et disparut. Lorsqu'il revint, chargé d'une lourde corbeille, tout le monde, même Viviane, était déjà installé autour de la table, couteaux en main, et l'épluchage commença. Une heure plus tard, Cécile déposait sur la nappe de grosse toile, où Denis et les deux petits avaient disposé le couvert, une montagne de frites et un plat de fricandeaux. Et, dans un grand brouhaha de chaises remuées, et d'exclamations ravies, le repas commença. Quand on eut savouré la dernière cuillerée de confiture aux framboises dont le parfum rappelait le dernier été et les sousbois ombreux de la forêt, quand la bonne odeur du café flotta dans la cuisine, Bertrand, l'aîné des skieurs, s'inquiéta du coucher. « Comment ferons-nous? demanda-t-il aux enfants. Peuton s'installer dans la grange? 29

— A quoi pensez-vous! Vous y péririez de froid, assura Denis, car la bise noire y entre comme chez elle, par les fentes du portail et les lucarnes sans vitres. Mais nous avons des chambres inoccupées dans la maison. - Oui, continua Cécile, avec un léger soupir : nous n'en avons même que trop! Il y a celle de nos parents et celles de nos grands frères absents. Cela ne fera pas assez de lits, mais on peut ajouter des paillasses sur le plancher. - Parfait! s'écrièrent les jeunes filles. Quand on vous dit que nous avons découvert un paradis ! » Avec beaucoup de bruit et de rires, on organisa le coucher et, lorsque tout fut prêt, le demi-cercle se reforma devant la cheminée, où Denis ajoutait sans cesse des bûches. La belle veillée! Et quelle joie, quel réconfort pour les quatre solitaires de Blanche-Épine! « Ce qu'il fait bon, ici! » remarqua Bertrand en bourrant sa pipe, tandis que les autres s'installaient avec de grands soupirs de bien-être. Viviane, elle, tendit les mains vers la mouvante gerbe de flammes, vers les aigrettes d'étincelles fusant brusquement sur le fond noir de la plaque foyère, vers les blocs de braise ardente qui se défaisaient soudain en craquant et s'éparpillaient dans les cendres comme des poignées de rubis. « Que j'aime le feu de bois! fit-elle rêveusement. Il a fallu cette pénible journée pour être jetés ici par la tempête et pour trouver cette chose rare et merveilleuse... Oui, merveilleuse, vraiment! » Elle retira ses mains réchauffées et demeura immobile, contemplant la féerie incandescente dont le reflet teintait de rose son visage, son doux visage extasié, encadré de longs cheveux plats, blond argent, qui tombaient jusque sur ses épaules. Cécile la regarda, le cœur débordant d'une chaude sympathie, et pensa : « De toute la bande c'est cette Viviane que je préfère... 30

« Que j’aime le feu de bois! »

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et, tout de suite après elle, c'est Bertrand. Mais les autres me plaisent aussi. » Oui, Cécile aimait bien l'aîné de tous, ce Bertrand au regard franc, au bon sourire, et aussi, le jovial Paul et sa sœur Martine, aux joues fraîches, creusées de fossettes, et la brune Frédérique, si belle, dans son chandail rouge et ses fuseaux noirs, et André, que ses camarades appelaient « l'artiste » et qui ne cessait de crayonner, sur son bloc, de rapides croquis. Ah ! vraiment, le mauvais temps avait eu son bon côté : celui de conduire à Blanche-Épine ces hôtes inattendus et charmants! Denis riait de tout son cœur aux plaisanteries des skieurs. Annette et Nicolas ouvraient de grands yeux et refusaient énergiquement d'aller se coucher, et Cécile, un peu lasse et plus silencieuse, regardait tout le monde en souriant et se demandait si elle ne rêvait pas! Pourtant, le temps passait et, lorsque l'horloge sonna onze heures, il se fit un silence subit. On n'entendit plus que le paisible tic-tac du balancier et le sifflotement de la sève qui coulait des bûches enflammées. Bertrand leva un doigt. « Ecoutez! dit-il : on dirait... — Mais... Mais la bise noire ne hurle plus! » s'écria Viviane. En effet, au sein de la joyeuse animation qui régnait dans la maison, personne ne s'était aperçu que, peu à peu, l'ouragan s'apaisait et que le silence reprenait possession du plateau désert.

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CHAPITRE V BONNE IDÉE, DENIS! se retrouva seul dans sa chambrette, prêt à se coucher. Tout le monde s'installait pour la nuit. Il entendait le bavardage des jeunes filles, au fond du corridor, où se trouvait la vaste pièce qu'elles occupaient, le rire de Bertrand, dans la chambre des garçons et, plus près, la voix tout ensommeillée d'Annette à qui Cécile faisait faire sa prière. Puis, le bruit cessa, à l'intérieur de la maison comme au-dehors. Plus de bise noire; quel soulagement! Denis s'approcha de la fenêtre et colla son front à la vitre. Quelques flocons tombaient encore mollement, mais des étoiles brillaient dans le ciel à demi dépouillé. DENIS

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Tiens! Cécile avait laissé l'électricité allumée, en bas. A travers l'ouverture percée dans les volets, deux rayons passaient et jetaient sur la neige deux taches dorées. Curieux, cela! la grande sœur n'était pas coutumière de pareilles distractions ! « Il faut aller éteindre », pensa-t-il. Sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller les dormeurs, Denis descendit à la cuisine. Mais il s'arrêta, stupéfait, à la dernière marche de l'escalier. Cécile, au lieu de se coucher, était revenue au rez-dechaussée, après avoir mis Annette au lit, et son frère la trouvait seule, au milieu de la pièce vide où les dernières braises du feu rougeoyaient dans les cendres, le front appuyé au bord de la table, sa natte blonde pendant presque jusqu'au sol. Ses mains froissaient un mouchoir trempé de larmes et des sanglots qu'elle cherchait à étouffer la secouaient toute. Devant elle, dépliée, il y avait la lettre d'Antoine. « Cécile! » appela doucement Denis. Elle tressaillit, se redressa brusquement et, furieuse d'être surprise, demanda : « Qu'est-ce que tu fais là, toi? Je te croyais couché, Cécile, répéta le jeune garçon en s'approchant, lu as du chagrin? Pourquoi? » Alors, elle baissa la tête et se remit à pleurer. « Pourquoi? Tu le sais bien, Denis. La visite de ces skieurs m'avaient fait oublier la lettre d'Antoine, mais, lorsque je suis redescendue, je l'ai vue, cette maudite lettre, posée sur le vaisselier et j'ai voulu la relire,... alors tous mes soucis sont revenus, car je ne vois pas comment nous pourrions rester ici et je sens bien qu'il faudra quitter notre maison. » Denis entoura de son bras les épaules de sa sœur. « Comment! C'est toi, Cécile, toi qui te laisses abattre? Toi qui assurais hier matin à René qu'on devrait te traîner par les cheveux pour te jeter hors d'ici?

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— Oh! j'ai dit ça plutôt par bravade, vois-tu, en me doutant bien, au fond, qu'il faudrait céder et obéir à Michel. Mais ce soir, je n'ose plus rien espérer, je suis complètement découragée. Tu n'as pas remarqué l'étonnement des skieurs en voyant ici quatre enfants tout seuls? Ce n'est pas normal, bien sûr... Aussi, lorsque je me suis retrouvée seule et que j'ai relu cette lettre, j'ai compris que tout était perdu. Et tu as entendu ce qu'ils ont dit de Blanche-Epine : que c'était un paradis. — Eh bien, ça ne t'a pas fait plaisir? — Sur le moment, si... mais, maintenant, cela me crève le cœur. Oui, oui, notre vieille maison est un paradis et, de ce paradis, nous serons chassés, j'en suis sûre! » Les bras ballants, Denis regardait sa sœur qui pleurait à fendre l'âme et, à son tour, il sentait les larmes lui monter aux yeux. Il aurait tant voulu consoler Cécile! Que lui dire, pour calmer son chagrin et lui redonner de l'espoir? Et voilà qu'une idée germa tout à coup dans son esprit, une idée que lui soufflait son affection fraternelle. « Cesse de pleurnicher, ma vieille, ça n'avance à rien, dit-il brusquement (que de tendresse, pourtant, sous cette brusquerie!), je crois savoir ce qu'il faudrait faire. — Vraiment! Je me demande quoi, par exemple! Tout raconter à nos skieurs et voir s'ils ne pourraient pas nous aider. — Tout raconter! A des étrangers que nous ne connaissons que depuis quelques heures? — Pourquoi non? N'as-tu pas déjà confiance en eux? — Si, mais... — Moi, je parie qu'ils nous donneront un bon conseil. — Après tout, tu as peut-être raison. Fais ce que tu veux, Denis. Tu es un bon garçon et tu me redonnes un tout petit espoir. Par exemple, c'est toi qui parleras ; moi, je ne pourrais dire le premier mot sans me mettre à pleurer.

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— Bon, c'est entendu. » Cécile se leva. « Allons dormir, maintenant, dit-elle... mais tâchons de ne pas trop rêver que nos nouveaux amis vont faire des miracles ! » * * * Denis se tut. Il était rouge jusqu'à la racine des cheveux, car il avait dû faire un grand effort pour vaincre sa timidité et exposer aux skieurs, silencieux et attentifs, la triste situation des enfants de Blanche-Épine. Mais à peine eut-il dit : « Voilà... C'est peut-être une idée bête de vous raconter toutes ces choses... » que jaillirent des exclamations chaleureuses. « Une idée bête? Pas du tout! Une bonne idée, Denis! — Et nous sommes très touchés de votre confiance.

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— Nous ferons tout pour vous aider! — Mais... vous voyez comment? demanda timidement Cécile. — Ah ! laissez-nous le temps de réfléchir, fit Bertrand en souriant; vous nous prenez un peu au dépourvu. Écoutez, nous allons penser à tout cela jusqu'au week-end prochain. — Et samedi, je serais bien étonnée si nous n'avions pas trouvé une solution, continua Viviane. — « Qui cherche trouve! » ajouta sentencieusement Martine. Les visages des enfants se rembrunirent. « Samedi, c'est bien loin! Est-ce que vous ne pourriez pas rester deux ou trois jours de plus? » demanda la sœur aînée. Les jeunes gens se mirent à rire. « Deux ou trois jours! Comme vous y allez, Cécile! dit Bertrand. Vous imaginez-vous que nous passons notre vie à ne rien faire? Paul et André sont étudiants, et moi je débute comme ingénieur dans l'usine de produits chimiques de mon père. Viviane étudie la musique : c'est une pianiste presque virtuose. - Merci pour « presque » et pour « virtuose » ! fit Viviane en riant. — Quant à Frédérique et à Martine, elles sont encore élèves de philo au lycée. Tous, à cause de la bise noire, nous avons manqué notre travail du lundi. — Nous ne le regrettons pas, puisque cette aventure nous a permis de découvrir Blanche-Epine et quatre charmants petits amis; mais il est grand temps de rentrer, car nos parents doivent être mortellement inquiets, ajouta Viviane. - Et vous reviendrez? Vous reviendrez sûrement? fit Denis avec anxiété. — Sûrement, sois tranquille. Vous avez notre parole, Samedi, vers la fin de la matinée, nous serons là. Il s'agit

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maintenant de trouver notre chemin. Pouvez-vous nous l'indiquer aussi clairement que possible? — Oui, dit Cécile en jetant un regard vers la fenêtre, et vous aurez encore mieux que des explications : j'aperçois notre voisin René, qui vient nous voir. Il vous conduira par les raccourcis et vous mettra sur la route, au-delà de l’éboulement qui l'a coupée l'autre nuit. Vous irez jusqu'à Saint-J... et là, vous trouverez un car pour rentrer en ville. » Un instant plus tard, René apparaissait sur le seuil de la porte, et son aimable visage prit une expression si ahurie, lorsqu'il vit les enfants en nombreuse compagnie, que ceux-ci éclatèrent de rire. « Tu vois, dit joyeusement Denis, nous ne sommes pas seuls ! Ces messieurs et ces demoiselles, perdus sur le plateau, se sont réfugiés ici, hier soir. » René salua les étrangers sans timidité et dit en riant aux enfants :

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« Et moi qui venais voir si vous n'étiez pas morts de peur pendant l'ouragan! On se demandait chez nous ce que vous deveniez. — Nous ne nous sommes plus souciés de la bise noire dès que nos visiteurs ont été là, répondit Cécile. — Et justement ces visiteurs parlaient de vous », ajouta Bertrand. René leva les sourcils. « De moi? — Oui. Cécile nous assurait que vous pourriez nous mettre sur le chemin de Saint-J... Est-ce possible? — Bien sûr! Je vous conduirai volontiers. - Alors, préparons-nous et mettons-nous en route. Tu sais, René, ils partent, mais ils reviendront, s'écria la petite Annette. N'est-ce pas, mademoiselle Viviane? — Tu peux dire Viviane tout court, répondit la jeune fille, en enfonçant son bonnet de laine sur ses cheveux blonds. Oui, samedi, dès le matin, nous serons là. Et, ajouta-t-elle, en se tournant vers René, nous vous raconterons pourquoi, en chemin. » Un quart d'heure plus tard, après avoir pris congé de leurs jeunes hôtes, les six visiteurs quittèrent Blanche-Épine, en compagnie de René. Serrés derrière les vitres de la fenêtre, les quatre enfants regardèrent s'éloigner les silhouettes sombres, filant rapidement sur leurs skis, le long des pentes éblouissantes de blancheur, qui descendaient vers la route. Elles longèrent la lisière de la forêt où les branches des sapins pliaient sous des fardeaux de neige, devinrent de plus en plus petites, disparurent enfin. Et le plateau fut de nouveau désert sous le ciel d'un gris de perle, d'où quelques flocons, précédant une nouvelle chute, commençaient à tomber. Tout était vide, silencieux, solitaire... comme avant. Alors, les deux aînés se regardèrent et Denis murmura : 39

« II semble qu'on se réveille d'un rêve ! »

CHAPITRE VI ILS REVIENNENT! UNE SOLUTION? Du LUNDI au samedi, il ne restait que cinq jours, jusqu'au retour espéré des skieurs. Mais ces cinq jours parurent interminables aux enfants de Blanche-Épine. Pourtant, le chasse-neige avait dégagé les chemins du village. La mère de René en avait profité pour venir voir ses jeunes voisins et, deux matins de suite, les garçons, chaussés de grosses galoches, retournèrent à l'école. Mais, la troisième nuit, une nouvelle chute, extraordinairement abondante, rendait de nouveau toute circulation impossible à qui ne pouvait se servir

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de skis, et les habitants de Blanche-Epine furent, une fois encore, bloqués dans leur ferme. Enfin, le samedi arriva. Vers onze heures, tout était déjà prêt pour recevoir les visiteurs attendus. Cécile avait préparé un copieux repas. Elle allait et venait dans la cuisine, nerveuse, agitée, tandis que ses frères ne quittaient pas la fenêtre, d'où ils scrutaient l'horizon, et qu'Annette ne cessait de répéter : « Ils ne viendront pas! Vous verrez qu'ils ne viendront pas!» Si bien qu'exaspérée, la grande sœur la fit taire avec impatience. Enfin, Denis s'écria : « Les voilà! » Là-bas, très loin, de minuscules personnages apparaissaient sur l'immense étendue blanche. Ils approchèrent rapidement et, bientôt, on put distinguer les couleurs vives de leurs anoraks, leurs bâtons, leurs sacs de montagne, et constater que René accompagnait les arrivants. Sans doute était-il allé au-devant d'eux pour les aider à retrouver plus facilement le chemin de Blanche-Épine. Il y eut un joyeux brouhaha lorsque la bande entra. Le premier mot de Paul, humant l'agréable odeur qui flottait dans la cuisine, fut : « Ça embaume la bonne soupe, ici... et justement, on meurt de faim! » Cécile et Denis, en regardant les arrivants se débarrasser de leurs anoraks, cherchaient à lire quelque chose sur leurs visages, car ils avaient hâte de savoir si leurs amis avaient trouvé un moyen de leur venir en aide. Mais personne ne dit rien. Pourtant, Bertrand, rencontrant le regard anxieux de Denis, lui adressa un sourire et un clin d'œil qui lui parurent rassurants. Cécile pouvait à peine contenir son impatience, mais elle n'osa poser aucune question et, après avoir invité

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René à se mettre à table avec les autres, elle apporta sans mot dire la soupière pleine jusqu'au bord d'une appétissante soupe paysanne. Ce fut seulement lorsque la première fringale des skieurs fut apaisée, que Denis s'enhardit à demander : « Est-ce que vous avez pensé à nous et... trouvé une idée? » En chœur, tous répondirent joyeusement. « Oui, mon gars, on a trouvé! — Du moins on l'espère, car encore faut-il que cette idée vous plaise, remarqua Viviane. — Nous attendions le dessert pour en parler, dit Bertrand, mais nous ne vous ferons pas languir plus longtemps. Qui se charge d'exposer la chose? ajouta-t-il en consultant ses amis du regard. — Mais toi, Bertrand, naturellement. Vas-y! s'écria-t-on. — Alors, voilà : résumons la situation, dit le jeune homme. Votre frère Antoine, qui devait s'installer à Blanche-Épine et vous permettre de garder la propriété de vos parents, ne revient pas. De ce fait, l'aîné de votre famille, Michel, conscient de la responsabilité qui lui incombe de régler votre sort, veut vendre Blanche-Épine et vous faire venir à la ville. — Et à l'orphelinat, encore! » interrompit Nicolas, l'air tellement indigné que les skieurs sourirent et que Bertrand lui donna une petite tape sur l'épaule en disant : « Calme-toi, Nicolas : tu n'y seras pas de sitôt, à l'orphelinat. Donc, je continue : vous êtes désolés d'avoir à quitter cette maison et vous cherchez à obtenir de votre frère la permission de conserver Blanche-Épine et d'y rester. — Oui, c'est cela, murmura Denis. — Eh bien, reprit Bertrand, voici notre idée. Lundi dernier, en allant vers Saint-J..., conduits par René, nous

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avons été enthousiasmés par la beauté de cette région et tout le monde a trouvé qu'elle se prêterait admirablement aux sports d'hiver... - ... Quand la bise noire ne souffle pas, par exemple, interrompit André. - ... Et chacun a exprimé le désir d'y revenir, continua Bertrand, d'y revenir non seulement aujourd'hui, comme nous l'avions promis, mais régulièrement et accompagnés de beaucoup de nos amis. — C'est que, objecta Cécile, ^si vous arrivez nombreux, où logerez-vous? Blanche-Épine ne suffira pas et il n'existe aucune auberge, aucun hôtel, près d'ici. — Nous le savons bien... et voilà justement notre idée : si vous étiez d'accord, nous ferions quelques transformations dans votre maison, afin d'y créer plus de place et d'y installer une sorte de refuge, ou... — Une auberge, vous voulez dire! s'écria Denis. Oh! ce serait formidable! — Hé! là! Ne t'emballe pas et modère tes ambitions, mon ami! Il n'est pas question d'ouvrir une véritable auberge. Pour cela, il faudrait entreprendre des démarches longues et compliquées, obtenir des licences et des autorisations, qui ne s'accordent généralement qu'après un certain délai... toutes choses impossibles, pour des enfants comme vous. — Mais alors, que voulez-vous faire exactement? demanda Cécile. — Je vous l'ai dit : un modeste refuge. Il suffira de trouver plus de place et de nourrir tout le monde, ce qui représente déjà un bel effort à fournir. Et ceux qui viendront chez vous y viendront comme paying guests. — Hein? crièrent les trois aînés à la fois. Qu'est-ce que c'est que cela? » Les skieurs se mirent à rire. « Paying guests signifie, en anglais, « hôtes payants », 43

expliqua Bertrand. — Alors, pourquoi ne pas dire tout simplement : hôtes payants? demanda Denis. Tu es la logique même, Denis ! dit Viviane en riant, mais que veux-tu, c'est ainsi qu'on appelle ce genre de clients... qui n'en sont pas... ou pas exactement. Chacun, en partant, vous dédommagera des frais que vous aurez faits pour lui et y ajoutera une somme ad libitum, pour vous remercier de votre peine. - Ad libitum? » interrogea encore Nicolas. On rit de nouveau. « Cette fois, c'est du latin et cela veut dire « à volonté ». - Et pourquoi donc, reprit Viviane, votre frère ne vous permettrait-il pas de demeurer à Blanche-Épine, si le refuge accueille assez de visiteurs pour que vous ne soyez plus aussi seuls? — Et si, ajouta Bertrand, ce que vous recevrez de vos hôtes, ajouté à la vente du lait et des produits de la 44

ferme, vous aide à vivre, sans trop de soucis? Alors... que dites-vous de notre idée? » Ils n'en disaient rien : ils étaient trop surpris et trop bouleversés pour pouvoir articuler un mot. Enfin, Cécile murmura : « Votre idée est merveilleuse! Ah! si elle se réalisait et si Michel pouvait se laisser convaincre, ce serait trop de bonheur!» Bertrand sourit. « Pour prouver à votre frère qu'il peut vous laisser ici, il faut réussir, voilà tout. — Il faudrait aussi commencer bientôt... avant que Michel vienne nous chercher, fit Cécile, soucieuse. — Bientôt? Tout de suite, vous voulez dire! Bien entendu, nous devrons nous contenter, au début, du strict nécessaire. Nous nous installerons progressivement et perfectionnerons peu à peu notre refuge. — Mais il sera indispensable de prévoir le plus tôt possible un remonte-pente, continua Paul. Nos parents semblent s'intéresser à notre projet. Pourquoi ne nous aideraient-ils pas à faire de Blanche-Epine une véritable station de sports d'hiver? — Pourquoi, en effet? Cherchons d'abord ce qu'il faut entreprendre immédiatement, dit le raisonnable Bertrand. Pouvons-nous compter sur ton aide, René? — Naturellement ! Je suis prêt à faire tout ce que vous voudrez. - Mais, dit Cécile, tu as peut-être du travail chez toi, et tes parents... — Mes parents seront heureux que je vous rende service, et tu sais bien qu'en hiver il n'y a pas tellement de besogne dans les fermes; je viendrai tous les jours. — Merci, René. C'est gentil à toi de nous offrir ton aide, je n'aurais pas osé te la demander », dit Cécile. René sourit. « C'est vrai, ça, Cécile? Tu n'étais pas si timide 45

autrefois quand tu me donnais ton sac à porter, en revenant de l'école, et que tu m'appelais chaque fois que tu avais un devoir difficile à faire. En somme, en quoi consistera mon travail? ajouta-t-il en se tournant vers Bertrand. - Pour le savoir exactement, il faudrait d'abord visiter les lieux afin de voir comment les aménager et gagner de la place, observa le jeune homme. Voulez-vous nous conduire, Cécile? - Bien sûr. Suivez-moi, dit-elle avec empressement. Il neige dru, mais on peut aller partout sans passer par la cour. » Bertrand se leva. « Bon, dit-il, commençons par la maison d'habitation. Il n'est pas question de toucher au premier étage, mais voyons le rez-de-chaussée. »

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CHAPITRE VII DES PROJETS. AU TRAVAIL! ouvrit une porte. « Voici la salle à manger », dit-elle fièrement. La salle à manger, dans laquelle il faisait un froid glacial, était une pièce d'apparat, dans laquelle on ne se tenait que dans les grandes circonstances. Un buffet, une table, des sièges d'une extrême banalité la meublaient sommairement. La tapisserie était sombre et les tableaux arrachèrent à André une exclamation étouffée et horrifiée. Mais l'énorme poêle de faïence fit l'admiration de tous et les trois fenêtres laissaient entrer beaucoup de lumière. Cécile montra, à côté, une grande chambre vide et un petit débarras. CÉCILE

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« Mais, dites donc, remarqua Paul, en abattant la cloison, entre les deux pièces, nous aurions une magnifique salle, où l'on pourrait loger au moins dix tables. — Êtes-vous d'accord? demanda Bertrand aux enfants. — Ah! répondit vivement Cécile, faites tout ce que vous voudrez, oui, tout ce qui peut aider notre projet à réussir. — Alors, René, démolir ce mur, avec notre aide, te paraîtil faisable? - Pourquoi pas? Nous en viendrons facilement à bout, allez! répondit le jeune homme avec entrain. - Et pendant la semaine, après notre départ, aurastu le temps de racler la tapisserie et de blanchir les murs? — A moins que la droguerie du village n'ait plus de peinture à l'eau, je peux le faire, d'autant que Denis et Nicolas sont capables de m'aider. - Ah! bien sûr! Ce n'est pas si difficile! s'écrièrent les garçons. — Venez voir maintenant les autres bâtiments de la ferme », dit Cécile. Et elle ajouta, gênée : « II faudra excuser le délabrement : tout est à l'abandon. Notre Blanche-Épine aurait bien besoin qu'un de nos aînés vienne la remettre en état. Malheureusement, soupira-t-elle, ni l'un ni l'autre n'en a envie. » On la suivit dans toutes les dépendances de la maison qui entouraient la cour et l'on s'exclama en découvrant tant de place perdue... et récupérable : la longue et admirable bergerie voûtée, vide depuis longtemps, la vaste écurie -- sans chevaux —, la remise, où ne restait plus, dans un coin, qu'une vieille charrette à ridelles. « Eh bien, dit Bertrand, lorsqu'on revint à la cuisine, notre refuge sera sans doute fort rustique, mais la place n'y manquera pas. La bergerie et l'écurie, une fois nettoyées, pourront se transformer en dortoirs; la remise,

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aménagée, deviendra un endroit très commode où l'on pourra entreposer les skis, suspendre les sacs et faire sécher les chaussures. En premier lieu, je propose d'installer la bergerie en dortoir pour les garçons. Les filles, moins nombreuses, disposeront d'une dizaine de lits ou de paillasses, dans les chambres vides du premier étage, en attendant que l'écurie devienne leur domaine, dit Paul. D'accord, mesdemoiselles? - D'accord ! répondirent-elles. — Et, continua Bertrand, nous ne toucherons pas au reste de la ferme : les deux vaches garderont leur étable, les volailles leur poulailler et, si la soue aux porcs est vide actuellement, peut-être recevra-t-elle de nouveaux habitants l'année prochaine. On la laissera disponible. » Denis échangea un regard avec Cécile. L'un comme l'autre, ils pensaient : « L'année prochaine, serons-nous encore ici? » « René, reprit Cécile, l'air préoccupé, crois-tu qu'il faudra beaucoup de temps pour venir à bout de toute cette besogne? » René hocha la tête. « Si tout le monde se met au travail d'arrache-pied, il me semble, Bertrand, que vous pourrez amener les premiers pays... paying guests, comme vous dites, dès la n de décembre. - Parfait! La neige reste sur le plateau jusqu'après Pâques, paraît-il. Notre refuge recevra donc des skieurs cette année. » « ...Et d'autres années encore, j'espère! » pensa Denis. Puis, il ajouta, à haute voix : « Les gens pourront aussi venir en été, il y a de belles promenades à faire sur le plateau, on trouve des fraises et des champignons dans la forêt, des truites dans la rivière et... » Bertrand et ses camarades se mirent à rire.

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« Des truites dans la rivière et... » 50

« Tiens, tiens ! Le gamin ne perd pas le nord ! Il songe déjà à exploiter Blanche-Epine au maximum! — Et il a bien raison. — J'ai aussi des raisons », murmura tout bas Denis en pensant, le cœur serré par une brusque angoisse, à la fameuse permission qu'on n'était pas sûr d'arracher à Michel. Cécile aussi paraissait soucieuse. Viviane s'en aperçut et demanda : « Qu'y a-t-il, Cécile? Tu n'es pas tout à fait contente, n'estce pas? — Pas contente? Oh ! si, répondit la fillette, mais je ne puis m'empêcher de me dire que tous ces changements ne se feront pas sans dépenses. Or, nos frères ne nous envoient que très peu d'argent et... » Bertrand l'interrompit. « Ne vous faites aucun souci à ce sujet, cette simple installation ne reviendra pas cher et ne risquera pas de vous ruiner, car nous sommes décidés à nous charger des plus gros frais. Voyons! Que nous faut-il, en somme? Des piquets et des planches pour faire, dans le premier dortoir, les châlits sur lesquels on posera des paillasses et que les dormeurs compléteront avec leurs sacs de couchage ou leurs matelas pneumatiques. - Nous aurons cela facilement, dit René, qui écoutait Bertrand avec un vif intérêt : les planches que le père des enfants avait fait couper à la scierie du village, avec quelques sapins abattus dans sa propriété, sont restées inutilisées. Quant aux piquets, le bois ne manque pas dans la forêt, j'en fais mon affaire. Pour cela aussi, Denis et Nicolas m'aideront. — Il faudrait encore un poêle, dans le dortoir. Peut-être trouverait-on à l'acheter d'occasion, au village? — Pas la peine! Nous en avons un, à la Sapinière, que nous n'utilisons pas; mes parents le prêteront sûrement.

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- Parfait! Et tu sauras l'installer, René? Et aussi construire les châlits? — Mais oui! Vous pensez bien qu'isolés comme nous le sommes, il nous faut connaître un peu tous les métiers. Je ferai donc le menuisier, le peintre, le fumiste, le maçon... — Oh! René, tu es formidable! s'écria Denis avec enthousiasme. Tu peux compter sur nous pour t'aider. On en mettra « un bon coup » je t'assure! — Et nous allons commencer tout de suite, déclara Paul. Sus à la cloison! Ce soir, elle n'existera plus. — D'accord, mais nous n'aurons pas assez d'outils, fit observer René. Je cours en chercher à la Sapinière. En attendant, aidez les enfants à débarrasser la salle à manger. » Tandis que René attachait rapidement ses skis et filait chez ses parents, on sortit ou l'on écarta les meubles, puis, sans attendre le retour du jeune homme, Bertrand et André, armés de la masse et du pic que Cécile découvrit parmi les outils abandonnés de la ferme, s'attaquèrent à la cloison, dont les premières briques tombèrent dans un nuage de poussière. Lorsque René apporta une masse et un pic de renfort, le travail avança plus rapidement, et le soir, à la place de la salle à manger et de la chambre voisine, il n'y avait plus qu'une vaste pièce à cinq fenêtres, bien vilaine encore et jonchée de débris. Mais, dès le lendemain, tout le monde se mit à gratter avec entrain la vieille tapisserie, pendant que Denis et Nicolas transportaient les gravats dans un coin de l'étable, en attendant qu'un meilleur temps permît de les jeter plus loin. Les skieurs, qui ne s'étaient pas accordé la moindre petite promenade, quittèrent Blanche-Epine à regret, jusqu'au weekend suivant. Mais René et les enfants continuèrent à travailler pendant toute la semaine. Ils avaient tout leur temps, car les garçons ne pouvaient aller

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à l'école : les chutes de neige se succédaient, si fréquentes et si denses que le chemin, à peine déblayé, était de nouveau recouvert d'une couche épaisse, sur laquelle on ne pouvait s'aventurer sans skis. « Quel hiver! s'exclamait souvent Cécile. Je n'ai jamais vu neiger autant! Mais ne nous en plaignons pas : c'est ce temps-là qui nous amènera leurs fameux pqying guestsl » Elle s'activait, du matin au soir, Cécile, faisant face à tout, infatigable et pleine d'espoir. René la trouva, un matin, brossant à tour de bras, au savon noir, le parquet de la grande salle. « Quelle ardeur! s'écria-t-il. Mais tu es trop pressée! J'apporte de quoi badigeonner les murs; ça ne se fera pas sans éclaboussures sur ton parquet propre.

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— Tant pis ! Je recommencerai », dit-elle en se redressant et en rejetant sa natte blonde en arrière, d'un geste décidé. René la regarda en souriant. Elle se tenait devant lui, droite, robuste, le teint rosé et les yeux brillants, presque une jeune fille, déjà, malgré la grâce encore enfantine de son visage. « On peut dire que tu ne plains guère ta peine, toi, fit-il, ému. — Non, répondit-elle, le travail ne me fait pas peur. - Rien ne te fait peur, en effet, Cécile; ni la solitude, ni la responsabilité de tes frères et de ta petite sœur, ni des besognes dont une fille plus âgée ne se chargerait pas. J'admire ton courage! » Cécile reçut le compliment de René en rougissant de fierté et de plaisir et, lorsque le jeune homme s'éloigna pour préparer la peinture, elle abandonna le nettoyage prématuré du plancher, mais pour se mettre à laver les vitres avec une ardeur redoublée. Elle se sentait forte, joyeuse et il lui semblait que là-bas, dans la cuisine, René, qui sifflait gaiement en mélangeant la poudre blanche et l'eau, répétait, sur l'air d'une chanson connue : «Cécile est courageuse... courageuse... courageuse! » Et son cœur se dilatait de joie. Annette, un peu grippée, gardait le lit, mais les garçons, le rouleau en main, attendaient avec impatience que l'on commençât à peindre les murs. « N'oubliez quand même pas les devoirs que le maître vous a envoyés, dit la sœur aînée. - Ah! non, moi je ne les oublie pas, répondit Denis, je ne risque pas de les oublier, parce que... » Il n'acheva pas. Une ombre passa sur son visage. « Qu'est-ce qu'il a? » pensa Cécile. Elle allait le questionner, mais, à ce moment-là, René cria, en remuant une dernière fois dans le seau le liquide onctueux et blanc :

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« Au travail, les gars! j'apporte la peinture. Venez, que je vous montre comment vous y prendre. » Le visage assombri de Denis s'éclaira aussitôt. Il répondit joyeusement : « On y va ! » Et Cécile ne lui demanda rien. « Je crois que nos amis trouveront que nous avons bien travaillé, quand ils arriveront demain, dit René, le vendredi soir, en contemplant avec satisfaction la grande salle aux murs fraîchement peints, aux vitres brillantes, au plancher bien récuré. - Pourvu qu'ils viennent! fit Cécile, soucieuse. Chaque fois qu'ils partent, j'ai peur de ne plus les revoir! — Quelle idée! Tu es folle. - Non, je ne suis pas folle, je suis inquiète. J'ai tellement peur que Michel ne tombe chez nous, dès que la route sera réparée, ou .qu'il écrive pour annoncer sa venue, avant la fin de nos travaux ! » René ne répondit pas tout de suite. Il hésita, parut prêt à dire quelque chose, se ravisa et, finalement, se tut. Un moment plus tard seulement, il fit, d'un ton rassurant : « Ne te tourmente pas, Cécile, aie confiance. Nous sommes tous là pour t'aider et nous travaillons avec tant d'entrain que toute la besogne se fera très vite. » II avait l'air si bon, son sourire était si affectueux et si réconfortant, que Cécile se dérida et finit même par sourire, elle aussi.

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CHAPITRE VIII DEUX FAMEUX CADEAUX! n'avait pas besoin de s'inquiéter. Le lendemain matin, à la même heure que la semaine précédente, les skieurs apparurent au loin, sans René, cette fois, car ils connaissaient bien le chemin, maintenant. « Ils ont l'air joliment chargés! » remarqua Denis, qui, debout devant la fenêtre, guettait leur arrivée. Les sacs de montagne, ceux des garçons surtout, paraissaient étonnamment gonflés, et toute la bande semblait avancer avec peine. Ils finirent cependant par atteindre Blanche-Épine et firent, dans la cuisine, une joyeuse et bruyante entrée. CÉCILE

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« Ouf! s'écria Paul, je ne suis pas fâché de poser mon chargement! — Ni moi! dit Viviane. Les bretelles du sac m'ont scié les épaules ! » Ses camarades déposèrent également leurs fardeaux avec des soupirs de soulagement. « Nous avons apporté une quantité de choses pour notre refuge, expliqua Bertrand. Mais, avant de vous les montrer, nous sommes impatients de voir où en sont les travaux. » Toute la bande poussa des exclamations admiratives en entrant dans la grande salle terminée, et Bertrand remarqua : « II ne reste plus qu'à l'installer; les filles pourront s'en occuper pendant que nous nous attaquerons à la bergerie. Vous n'avez pas perdu votre temps ! » ajouta-t-il en se tournant vers les enfants. Mais ceux-ci jetaient, sur les sacs de montagne, des regards si intrigués, qu'on ne les fit pas attendre plus longuement. On sortit toutes sortes de trésors qui s'amoncelèrent devant eux : nappes de nylon pour les tables, rideaux à carreaux pour les fenêtres, toile de jute, destinée à la confection des paillasses, piles d'assiettes et gobelets multicolores, en plastique, couverts en aluminium. « Il manque encore bien des choses, dit Viviane, mais nous nous monterons peu à peu. Ce sont nos parents qui offrent tout cela : ils continuent à s'intéresser tellement à vous et à la réussite de vos projets! » Eperdue de reconnaissance, Cécile contemplait ces présents qui évoquaient la sollicitude et l'amitié de gens encore inconnus. « Mais nous? Que pourrons-nous faire pour les remercier? demanda-t-elle. - Recevez-les, lorsqu'ils viendront voir le refuge, comme vous nous avez reçus, et je vous assure qu'ils se

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trouveront amplement récompensés de ce qu'ils font pour vous », répondit Viviane avec sa gentillesse habituelle. Le repas de midi fut vite expédié. René vint, au début de l'après-midi, et les jeunes gens entreprirent aussitôt, avec son aide et celle de Denis et de Nicolas, la rude tâche de nettoyer la bergerie, pendant que Cécile et les jeunes filles tiraient devant la fenêtre la vieille machine à coudre et commençaient à confectionner les paillasses et les rideaux. Un peu plus tard, devant le portail de la bergerie, grand ouvert sur la cour, malgré le froid très vif, les garçons s'arrêtèrent un instant « pour souffler », disaient-ils, car la besogne qu'ils prétendaient terminer avant la nuit n'était pas de tout repos. Balayer le fumier desséché qui couvrait le dallage de pierre, avant de laver ce dernier, à grand renfort de balais brosses et de savon noir, débarrasser les murs et la voûte des toiles d'araignées, si vieilles que la poussière les alourdissait et les rendait semblables à de lourds haillons de drap, nettoyer les vitres des petites fenêtres et poser celles qui manquaient, tout cela ne se faisait pas sans peine. Les skis de toute la bande étaient dressés contre le mur et Bertrand observa Denis qui caressait, du bout des doigts, leur bois lisse et dur, en soupirant, l'air si mélancolique et si rêveur, que le jeune homme, intrigué, l'interpella : « A quoi penses-tu, Denis? » Le garçon hocha la tête. « Je pense que si j'avais la chance de pouvoir me servir de skis, comme vous, j'irais au village apporter le lait à la fromagerie et faire des commissions pour Cécile. Et, surtout, je retournerais plus régulièrement à l'école, où j'ai bien peur d'être en train de perdre ma place de second. C'est cela qui me fait souvent gros cœur, lorsque j'y pense. Oh! j'ai des skis bien sûr, mais pas de chaussures ou, plutôt, je n'entre plus dans les miennes : c'est bien dommage! » Bertrand eut un demi-sourire. 58

« En effet mon pauvre vieux, c'est désolant que tu te trouves sans souliers. Mais, au fait? Pourquoi n'en aurais-tu pas d'autres? » Denis le regarda, tout étonné. « Vous plaisantez! C'est bien trop cher, dit-il. - Il n'est nullement question d'en acheter », reprit Bertrand en souriant tout à fait cette fois. Puis il appela : « Paul! Toi qui te vantes d'avoir le pied mignon, fais donc essayer l'une de tes chaussures à Denis. - Pourquoi donc? demanda Paul. - Comme ça... pour voir. — Je ne comprends pas où tu veux en venir, mais si cela peut te faire plaisir... tiens! attrape, Denis! » cria Paul en se déchaussant et en jetant son lourd soulier au jeune garçon. Denis mit la chaussure dont Bertrand tâta le bout. « C'est bien ce que je pensais : à peine trop grands, murmura-t-il. — Et alors? fit Paul, me diras-tu... - Alors, serais-tu d'accord pour apporter à Denis les souliers qui t'allaient encore, il y a deux ans? — Pourquoi pas? Ils sont en bon état et je serai ravi s'ils peuvent être utiles à quelqu'un. — Mais... mais, fit Denis, tout ému, vous voulez me les prêter, à moi? - Non, pas te les prêter : te les donner. Que veux-tu que j'en fasse? Tu les auras la semaine prochaine. - Oh! Bertrand! Oh! Paul! Vous êtes... — De chic types, c'est entendu! fit Bertrand en riant. — Bravo ! Denis ! Tu vas pouvoir faire la liaison entré Blanche-Épine et le village : vous ne serez plus isolés », dit Viviane qui venait d'entrer, avec les autres filles, pour «inspecter » le travail de leurs camarades. « Mais, ajouta-t-elle, je vois un gamin à qui tu parais faire bien envie, n'est-ce pas, Nicolas? » Le petit garçon, qui avait écouté avec un vif intérêt la

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conversation entre son frère et les deux jeunes gens, poussa un grand soupir. « Oui, avoua-t-il, Denis a bien de la chance. Moi, je n'ai jamais eu de skis et je ne risque pas d'en avoir de si tôt. » Viviane le regarda, d'un drôle d'air, et dit : « Pour te consoler, je vais te raconter une histoire. Il y avait une fois, au fond d'un grenier, une paire de skis, ayant jadis appartenu à une petite fille de neuf ans. Mais la petite fille, qui avait grandi, ne s'en servait plus et les pauvres skis s'ennuyaient, s'ennuyaient à périr! Pense donc! Ils n'avaient pas vu la neige depuis presque dix ans! C'est très triste pour des skis, tu ne trouves pas? » Interloqué, Nicolas regarda la jeune fille et ne sut que répondre. « Or, continua Viviane, la petite fille, c'était moi,

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« C'est très triste pour des skis, tu ne trouves pas? »

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le grenier, c'était celui de mes parents, et les skis... eh bien, les skis y sont toujours, à se morfondre, et tu leur ferais bien plaisir en les utilisant. — Vous voulez dire..., balbutia le petit garçon. — Que je te les offre : les veux-tu? » Nicolas devint tout rouge... et fondit en larmes. « Oh! pardon, dit la jeune fille, dont les yeux brillaient de malice, pardon! Je ne pensais pas te fâcher en te faisant cette proposition. Non, non ! Rassure-toi ! Je ne te donnerai rien du tout. Pas de skis pour Nicolas ! » Complètement décontenancé, l'enfant cessa brusquement de sangloter et s'écria : « Mais si ! Mais si ! Je les veux bien ! Je pleurais, parce que j'étais trop content! » Un éclat de rire général accueillit cette déclaration. Les deux garçons, radieux, reprirent leurs pelles avec une ardeur décuplée pour jeter dans la brouette le fumier que les jeunes gens sortaient de la bergerie. Cécile prit affectueusement le bras de Viviane en rentrant à la cuisine. « Que de bonheur vous nous donnez, murmura-t-elle. Merci pour mon petit frère... et merci pour tout ! » * * * Lorsque les skieurs partirent, le lendemain soir, la bergerie était propre. René devait continuer à travailler, pendant la semaine suivante, au futur dortoir des garçons. Denis et son frère jetèrent à Paul et à Viviane, au moment où ils s'apprêtaient à quitter la maison, des regards si éloquents, que la jeune fille dit en riant : « Vous n'osez pas nous demander de penser à nos promesses, hein? Eh bien, rassurez-vous : nous y penserons ! » Il n'empêche que, le samedi suivant, les deux garçons guettaient avec une extraordinaire impatience l'arrivée 62

des citadins. Comme les semaines précédentes, ceux-ci apparurent au loin, longeant la lisière de la forêt. Lorsqu'ils se rapprochèrent, on vit que Bertrand portait sur l'épaule les skis promis par Viviane et qu'une paire de grosses chaussures pendait au sac de Paul. « Ils les ont! Ils les apportent! » cria Nicolas, si fort que Cécile lui lança, en se bouchant les oreilles : « Dis donc, personne n'est sourd, ici ! » Ce nouveau week-end fut un enchantement pour les enfants de Blanche-Épine. Ils voyaient les travaux avancer et pouvaient maintenant imaginer ce que serait le refuge, une fois terminé. On transporta toutes les tables de la maison, à l'exception de celle de la cuisine, dans la vaste salle à manger, ainsi que les chaises, auxquelles devaient s'ajouter quelques bancs fabriqués par René. André obtint que le vilain buffet fût relégué à contrejour et qu'une belle armoire ancienne, assez grande pour contenir toute la vaisselle, trônât au milieu du mur, face aux fenêtres. Comme Cécile parlait de remettre en place les tableaux représentant des lièvres et des volailles pendus par les pattes, le jeune artiste suggéra qu'ils étaient peut-être trop petits pour orner une si grande pièce et proposa de peindre lui-même sur les murs quelques scènes de sports d'hiver. La fillette accepta cette proposition avec enthousiasme, et les chromos aux couleurs criardes émigrèrent au grenier... au grand soulagement d'André et de ses camarades. Mais, pour Denis et Nicolas, le fait saillant de la journée fut la prise de possession de leurs skis. Le frère aîné eut vite réappris à s'en servir. Quant à Nicolas, il apporta à ses premières leçons une telle application, il supporta les nombreuses chutes avec tant de bonne humeur, que ses professeurs le déclarèrent particulièrement doué et lui prédirent qu'il pourrait bientôt accompagner Denis au village. 63

CHAPITRE IX LES BONNES LANGUES DU VILLAGE ET LES AUTRES aux supplications de Nicolas, Denis attendit jusqu'au jeudi suivant pour retourner au village et emmener son petit frère. Celui-ci n'était pas encore très solide sur ses skis, bien qu'il se fût exercé du matin au soir, les jours précédents. Mais René, qui accompagnait les deux garçons, devait aider, au besoin, le skieur débutant. Ils quittèrent Blanche-Epine, radieux, coiffés de leurs bonnets de laine rouge, tricotés par Cécile, une écharpe de même couleur au cou, leurs sacs vides sur le dos, une liste de commissions dans la poche. Annulant en quelques heures le travail du chasseCÉDANT

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neige, une couche poudreuse, tombée pendant la nuit, recouvrait de nouveau le chemin. Mais qu'importait! Avec leurs skis, les enfants pouvaient circuler facilement. René les précédait, tirant une luge, destinée à rapporter les paquets trop lourds pour les sacs. La chute tourbillonnante de flocons s'était arrêtée. Immense et désert, le plateau s'étendait, sous le ciel d'un gris pâle. Les voix joyeuses des garçons vibraient dans l'air immobile. Glissant sur les faibles pentes qui descendaient vers le village, ils atteignirent bientôt la forêt. Instinctivement, les deux frères se turent, saisis par le silence solennel qui régnait sous les sapins chargés de leur blanc fardeau. On n'entendait que le murmure de la rivière, dont l'eau sombre fuyait entre deux ourlets de glace, ou, par instants, le bruit mat d'un paquet de neige, tombant d'une branche en poussière éblouissante. Parfois, les enfants le recevaient sur les épaules, se secouaient en riant et continuaient leur route, admirant au passage des cascades gelées, suspendues aux rochers en stalactites étincelantes, ou quelque vert buisson de houx, aux baies écarlates, saupoudré de blanc. Comme une image de Noël, le village apparut enfin, avec ses toits couverts de neige, son clocher coiffé d'un bonnet pointu immaculé, ses cheminées qui fumaient dans l'air gris et le pont, semblable à une arche de sucre, qui enjambait le torrent. Lorsqu'ils arrivèrent, René et les garçons purent quitter leurs skis et circuler facilement dans les deux rues — la Haute, et la Basse —-, car les habitants déblayaient sans cesse les abords de leurs demeures. Ce jeudi-là, l'école était fermée, mais Denis et Nicolas voulurent que leur première visite fût pour leur instituteur. Ils se réjouissaient de lui annoncer qu'ils pourraient désormais venir plus régulièrement en classe, grâce aux skis dont ils étaient si fiers ! 65

Le maître les accueillit avec un visible plaisir. Il s'intéressa beaucoup au projet de refuge et les encouragea vivement à mener à bien cette entreprise. « N'écoutez pas, dit-il, les prophètes de mauvais augure que vous ne manquerez pas de rencontrer, s'ils prétendent que des enfants sont incapables de réaliser des travaux qui regardent généralement les grandes personnes. Les enfants peuvent beaucoup, à condition de ne manquer ni de persévérance ni de bonne volonté. — Oh! dans ce cas, monsieur, nous devons réussir! s'écria Denis, dont le visage rayonnait de bonne volonté et de décision. Et, d'ailleurs, nous avons des amis, plus grands que nous, pour nous aider. — Je vous attends donc demain, reprit l'instituteur. Mais l'après-midi, jusqu'à ce que les jours soient plus longs, je vous laisserai partir à temps, pour que vous puissiez regagner Blanche-Épine avant la nuit. » « N'écoutez pas les prophètes de mauvais augure », avait dit le maître. Ce conseil n'était nullement superflu, car les gens ne manquèrent pas, qui reçurent les deux frères et leur compagnon avec des remarques décourageantes, des critiques ou des moqueries. Ce fut, d'abord, la patronne du café de la Poste. Pensant que le refuge projeté pourrait lui enlever des clients, elle regarda les enfants de travers, lorsqu'ils entrèrent et s'attablèrent chez elle avec René, qui voulait leur offrir une boisson chaude. La dame les servit en pinçant les lèvres, puis elle se planta devant eux, les mains sur les hanches. « Qu'est-ce qu'on m'a dit? demanda-t-elle, vous montez une auberge? — Oh! madame Poux, répondit vivement René, ceux qui vous ont raconté cela exagèrent ! Tout le monde sait que des enfants ne peuvent tenir seuls une véritable auberge. Simplement, des amis organisent chez eux un refuge... 66

— Où ils viendront régulièrement, avec d'autres camarades, et ils seront sûrement très nombreux, ajouta fièrement Denis, — Très nombreux! s'écria la patronne. Vous vous imaginez que les gens vous feront confiance? Eh bien, si vous croyez ça, vous vous faites des illusions, mes gars ! Apprenez d'abord à vous moucher. On se demande vraiment de quoi vous vous mêlez! Tel que je le vois votre « refuge », les visiteurs ne l'encombreront pas, allez! » René se contenta de hausser les épaules. Denis, furieux, vida sa tasse d'un trait, se brûla horriblement et répondit en serrant les poings : « C'est ce qu'on verra, madame Poux! » Puis il se leva et sortit dignement, mais avant de refermer la porte, il lança cette flèche du Parthe : « En tout cas, on y servira du meilleur café que le vôtre, au refuge de Blanche-Épine! » Sur la place de la mairie, il aperçut deux camarades de classe, qui lui crièrent de loin : « Salut! Il paraît que vous faites une auberge chez vous. On viendra voir ça! Pour sûr, ce sera une drôle de gargote! » Et comme les garçons s'éloignaient sans répondre, dédaignant de donner des explications, les cris moqueurs des gamins les poursuivirent. « Au revoir, aubergistes à la manque! au revoir, monsieur le maître d'hôtel! — J'ai bonne envie de m'en retourner chez nous tout de suite et de n'en plus sortir! » fit Denis avec une fureur contenue. René se mit à rire. « Le temps te durerait et tu t'ennuierais vite, mon vieux! Suis le conseil de ton maître : n'écoute pas les jaloux et les méchants. Il y a aussi de braves gens, au village, qui ne vous veulent que du bien. » René avait raison. L'épicière, par exemple, reçut 67

« C'est ce qu'on verra, madame Poux! »

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fort aimablement les enfants (il est vrai que, s'ils achetaient chez elle les provisions pour le refuge, ils deviendraient des clients intéressants!). Elle les servit avec empressement, ajouta, en cadeau, plusieurs boîtes de conserves et leur souhaita « bonne réussite », lorsqu'ils la quittèrent. Et puis, sur le foirail, ce furent les amies de Cécile qui les arrêtèrent. « Que devient votre sœur? demandèrent-elles. Nous avons appris ce qu'elle entreprend, avec vous et vos amis de la ville. Dites-lui que nous trouvons cette idée formidable et que si nous pouvons l'aider et lui rendre service, elle n'a qu'à nous le faire savoir. » Enfin, Céleste, la vieille couturière, heurta à sa vitre et leur fit signe d'entrer, lorsqu'ils passèrent devant sa fenêtre. René s'en fut, à la boutique d'en face, et les deux garçons pénétrèrent dans la cuisine bien chaude et reluisante de propreté. Céleste commença par les gratifier d'un bruyant baiser, qu'ils supportèrent héroïquement, puis elle leur tendit une boîte de berlingots et déclara : « On m'a raconté ce que vous faites pour essayer de rester à Blanche-Epine. C'est très bien, mes amis, et je suis sûre que vous réussirez. Dites à Cécile que, si elle a besoin de quelque chose pour recevoir tant de gens, la Céleste est là. En attendant, j'ai déjà préparé deux très grandes marmites qui pourront lui être utiles et une douzaine de bols dont une vieille femme seule, comme moi, n'a que faire. Pouvez-vous les emporter? — Oui, madame Céleste. René, avec qui nous sommes venus, a pris sa luge, il transportera tout ce qui n'entre pas dans nos sacs. » On appela René, qui sortait de la boutique voisine, on chargea le petit traîneau des cadeaux offerts par Céleste et, après beaucoup de joyeux « merci ! » on continua les emplettes chez le quincailler — un pessimiste, celui-là — qui, tout en enveloppant la grande poêle que Cécile 69

Le retour à Blanche-Epine fut moins facile

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que la descente au village

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les avait chargés de rapporter, ne cessait de répéter aux enfants : « J'ai grand-peur que votre sœur n'ait guère l'occasion de s'en servir, mes pauvres amis! — C'est ce qu'on verra, monsieur Prêtât », répliqua Denis, affectant une grande assurance, mais le cœur de nouveau serré. Le retour à Blanche-Epine fut moins facile que la descente au village. Il fallait remonter les pentes et tirer la luge lourdement chargée. Les deux garçons et leur compagnon cheminaient péniblement, dans la nuit tombante. Denis restait silencieux, à la fois heureux, encouragé par le bon accueil de certains villageois, et vexé par les critiques, l'ironie ou les sombres pronostics des autres. Lorsqu'on aperçut de loin la fenêtre de la cuisine de Blanche-Épine qui rougeoyait dans le crépuscule, le jeune garçon recommanda : « Dis donc, Nicolas, inutile de rapporter à Cécile tout ce qu'ont raconté les « prophètes de mauvais augure », comme dit le maître, cela lui ferait trop de peine. » Et, tendant le poing, dans la direction du village, il ajouta : « D'ailleurs, ces gens-là verront bientôt qu'ils se sont bien trompés ! »

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CHAPITRE X LA RÉPONSE

DE MICHEL

"VENEZ voir, dit René. J'ai fini tout le travail dans la bergerie.» Cécile, tenant Annette par la main, et les garçons qui rentraient au même instant de l'école le suivirent jusqu'à la longue salle voûtée, de chaque côté de laquelle s'alignaient des châlits tout neufs, qui sentaient bon le bois fraîchement raboté. Chacun d'eux était surmonté d'une étagère. Au milieu de l'allée centrale, un poêle prêté par les voisins de la Sapinière était installé, son long tuyau sortant par une des petites fenêtres. De loin en loin, des appliques rustiques, posées par Bertrand la semaine précédente, éclairaient gaiement le dortoir.

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Les enfants poussèrent des exclamations admiratives, mais leur joie fut de courte durée. En effet, René leur annonça une chose qui jeta une douche froide sur leur enthousiasme. « A propos, dit-il à Denis, tu as su la nouvelle, au village? — Non, répondit le jeune garçon, nous ne sommes pas sortis de l'école. — Eh bien, moi, reprit René, j'étais aussi là-bas ce matin et l'on m'a dit que la route est enfin réparée. Le car passe de nouveau. Ainsi vos skieurs pourront venir directement et plus vite, chaque samedi. » Le visage de Cécile changea de couleur. « Nous voilà frais! dit-elle au milieu d'un silence consterné. Jusqu'à maintenant, nous étions bien tranquilles, car nous savions que Michel ne risquait ni d'écrire ni de venir. Désormais, il peut nous envoyer une lettre ou même arriver ici dès qu'il le voudra. Oh ! Je savais bien que l'isolement du village ne durerait pas toujours, mais je ne voulais pas penser au moment où il cesserait! - Écoute, Cécile, fit doucement René. Tu dis que vous étiez tranquilles parce que Michel ne pouvait ni venir ni écrire... eh bien, tu te trompais, il aurait pu écrire, s'il l'avait désiré. — Comment cela? — Tu ignorais que le village est resté deux jours seulement sans courrier ! Ensuite, un skieur est venu tous les matins apporter le sac postal. J'allais te l'annoncer, la semaine dernière, mais j'ai préféré me taire, pour que tu ne te tourmentes pas. — Le courrier arrivait? Alors, c'est encore plus inquiétant, s'écria Cécile, car si Michel n'a pas écrit, c'est qu'il compte débarquer ici d'un moment à l'autre! Que faire, maintenant? Que faire pour empêcher cela? » René suggéra : « A votre place, je prendrais les devants et je lui

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écrirais ce qui s'est passé ici depuis quelque temps, en lui expliquant l'idée qu'ont eue vos amis, en lui assurant que vous n'êtes plus si seuls, que vous gagnerez votre vie... — Et qu'il n'a plus aucune raison de ne pas nous laisser à Blanche-Épine! interrompit Denis. — Tu nous donnes une bonne idée, René, dit Cécile. Rentrons vite et écrivons tout de suite. Les garçons mettront la lettre à la poste demain matin, avant d'entrer à l'école. » De retour à la cuisine, la sœur aînée posa sur la table un buvard, un encrier et une feuille de papier; puis, elle mordilla le bout de son porte-plume, l'air perplexe. « Je ne sais pas trop comment tourner cela, fit-elle. C'est difficile à expliquer clairement et, surtout, de façon à convaincre Michel. » René vint à son secours. Les deux mains appuyées au dossier de sa chaise et penché au-dessus d'elle avec sollicitude, il lui suggéra quelques phrases simples, franches et assez gentilles pour ne pas heurter le frère aîné. Les autres enfants écoutaient et approuvaient à haute voix. Lorsque Cécile eut signé la lettre, elle se retourna et dit, levant sur le jeune homme le regard affectueux de ses yeux sombres : « Merci! Que ferions-nous si nous ne t'avions pas, René? — Oui, que ferions-nous sans toi? répéta Denis. — Et moi sans vous? repartit René. Je serais bien malheureux si Michel venait m'enlever les bons amis que vous êtes! — C'est vrai? Tu serais malheureux? Quel bonheur ! » s'écria spontanément Cécile. Mais elle ajouta aussitôt, toute confuse : « Je ne veux pas dire : « Quel bonheur que tu aies de la peine, mais : Quel bonheur que tu tiennes tant à nous.

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— C'est bien ce que j'avais compris », fit le jeune homme en riant. Denis et Nicolas emportèrent la lettre le lendemain matin et, dès le début de la semaine suivante, les enfants commencèrent à guetter le facteur avec impatience. Il vint le mercredi et c'était bien la réponse de Michel qu'il apportait. Les mains de Cécile tremblaient en ouvrant l'enveloppe et ce fut d'une voix mal assurée qu'elle lut à haute voix : « Chers frères et sœurs, après avoir reçu un mot d'Antoine m'annonçant qu'il renonce à retourner au pays, j'attendais la réponse du directeur de l'orphelinat à qui je me suis adressé pour faire inscrire Annette et les garçons, avant de vous écrire que j'allais venir vous chercher. « La lettre de Cécile m'apprend que vous n'êtes plus aussi seuls, que Blanche-Épine va devenir un refuge fréquenté par de nombreux skieurs, que vous vous débrouillez très bien et que, par conséquent, il n'y a aucune raison pour que vous ne restiez pas là-haut. « Tout cela ne m'a guère convaincu et, de plus, vous auriez pu demander ma permission pour bouleverser la maison. - Tiens, c'est vrai! interrompit Denis... ma foi, on n'y a pas pensé! « De plus je doute que vos projets réussissent aussi bien que vous l'espérez, continua Cécile, je crains fort lue vous ne preniez vos désirs pour des réalités. « Vous demandez une réponse rapide? La voici : je veux bien vous accorder de rester à Blanche-Épine jusqu'à Pâques et, cela, pour la bonne raison que je viens de recevoir une lettre de l'orphelinat m'appelant qu'il n'y aurait pas de place avant le printemps. « Je suis bien contrarié, mais il faut se résigner à patienter jusque-là. « En attendant, je me fais beaucoup de souci à votre « sujet. Aussi, ne manquez pas de me donner souvent « de vos nouvelles. 76

« Monique se joint à moi pour vous embrasser affectueusement. Michel. » « Alors? Qu'en dites-vous? » demanda Cécile. Denis hocha la tête. « Moi, je trouve que cette lettre pourrait être pire qu'elle ne l'est, dit-il. J'avais peur que Michel vienne tout de suite nous chercher; or, il nous donne jusqu'au printemps. Il est encore loin, le printemps ! ajouta le jeune garçon en jetant, par la fenêtre, un regard sur le paysage hivernal. D'ici là, nous arriverons peut-être à faire changer notre frère d'avis. — Espérons-le, fit la sœur aînée. Et, tenez! Vous la voyez, cette lettre? Eh bien, je l'enferme dans ce tiroir... — Et nous n'en parlons plus! termina Denis. — Et même, nous n'y pensons plus du tout », renchérit Nicolas. Le tiroir fut entrouvert et vivement repoussé, et la lettre de Michel y disparut pour être oubliée... du moins en apparence!

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CHAPITRE XI NOËL A BLANCHE-ÉPINE approchait. Les enfants devaient se trouver seuls, ce jour-là, car leurs amis les skieurs passaient la journée dans leurs familles. On attendait leur retour à Blanche-Épine dès le 26 décembre. « Et cette fois, pas seulement eux six, disait joyeusement Denis, mais aussi tous ceux qu'ils nous ont promis d'amener. C'est merveilleux de penser que tout est prêt plus tôt qu'on ne l'espérait et qu'on peut déjà inaugurer le refuge! » Oui, tout était prêt et les enfants parcouraient la maison dix fois par jour pour admirer les travaux terminés. NOËL

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La salle à manger, surtout, les ravissait, si claire, si gaie, avec ses cinq fenêtres encadrées de rideaux à carreaux jaunes et bleus, ses tables couvertes de nappes de mêmes couleurs, ses appliques électriques et, surtout, les fresques peintes sur les murs par André ! Deux samedis de suite, pendant que ses frères étaient au village, Annette resta des heures immobile, en extase, regardant naître, sous le pinceau du jeune artiste, des paysages de neige et des personnages vêtus de couleurs vives. Elle avait très bien reconnu Denis et Nicolas, coiffés de leurs bonnets rouges, et avait découvert, sur l'une des peintures, la fenêtre derrière laquelle une grande fille blonde et une gamine aux cheveux courts observaient les skieurs. « C'est Cécile! C'est moi! » s'était-elle écriée, fière comme un petit paon. Puis elle avait ajouté, sans trop de modestie : « Nous sommes très ressemblantes et très jolies ! » Quoique fort occupée, Cécile ne pouvait s'empêcher d'entrouvrir de temps en temps la porte, pour voir où en était le chef-d'œuvre d'André, et elle ne regrettait nullement les tableaux exilés au grenier. A côté de la salle à manger, le débarras transformé en réserve était rempli de provisions, faites par les enfants et payées avec l'argent laissé, chaque semaine, par leurs premiers paying guests, ou généreusement apportées par ces mêmes amis. Le dortoir rustique mais bien chauffé, les chambres du premier étage préparées pour les jeunes filles, attendaient les dormeurs et, dans la remise, aménagée pour entreposer les skis, René avait fixé des crochets auxquels on pourrait aussi suspendre les sacs de montagne. La veille de Noël, en. revenant de l'école, Denis et Nicolas, déjà chargés d'un paquet que le facteur leur avait remis, avec deux lettres, s'arrêtèrent dans la forêt et choisirent

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un petit sapin bien rond et bien fourni, qu'ils coupèrent avec la hachette sortie du sac de Denis. Ils riaient tout seuls, à la pensée de la surprise qu'ils allaient faire à leur sœur : un arbre de Noël, auquel elle n'avait pas pensé, et tout ce qu'il fallait pour le garnir, acheté à la quincaillerie-bazar du village. Ils cueillirent encore une brassée de houx. Cécile les vit arriver, un quart d'heure plus tard, le visage rayonnant de plaisir et tout rosé de froid, Denis portant le sapin sur l'épaule, le petit frère serrant héroïquement dans ses bras le grand bouquet de feuillage piquant, emperlé de baies rouges. « Vous êtes des amours! s'écria-t-elle. Grâce à vous, nous aurons un joli Noël, malgré notre solitude. » Oui, les enfants de Blanche-Épine eurent un beau Noël, illuminé par des joies inattendues : les cartes postales, envoyées l'une par Michel et sa jeune femme, l'autre par Antoine, et le paquet apporté du village. Ce dernier contenait des cadeaux que Monique avait choisis : un pull-over pour chaque enfant, des livres pour les garçons, une poupée pour Annette et, pour Cécile, une belle jupe de chalet, qui semblait faite d'une précieuse tapisserie, aux vives couleurs. « Tout de même, elle est gentille, Monique, quoiqu'elle déteste notre Blanche-Épine, remarqua Nicolas. — Bien sûr, elle est gentille, et nos frères aussi. On n'est pas d'accord avec eux, mais on les aime bien tout de même, assura Cécile. — Moi, j'aime surtout Antoine, murmura Denis : il est plus doux et aussi plus amusant que Michel; c'est pourquoi j'étais si content qu'il revienne ici », ajouta-t-il avec un soupir de regret. Cécile lui mit brusquement dans les mains les deux livres aux belles couvertures coloriées qu'il venait de recevoir, en disant : « Allons, allons, Denis, prends tes cadeaux et réjouis-toi, 80

au lieu de penser à ce qui aurait pu être. Et puis, viens m'aider à garnir le sapin; nous l'allumerons pour nous, aujourd'hui, à la veillée, et après-demain pour nos visiteurs. » Ce soir-là, dans la vieille maison solitaire, et tandis que, brusquement, une rafale de neige balayait le plateau, l'arbre de Noël brilla, de sa douce et palpitante lumière, et répandit, dans la salle au milieu de laquelle on l'avait dressé, un exquis parfum de résine brûlante. Comme le mauvais temps ne permettait à personne — même aux garçons avec leurs skis — de se rendre à l'église, Cécile ouvrit la Bible de ses parents et demanda à Denis de lire le récit de la Nativité. Tandis que les antiques paroles, venues du fond des siècles, s'élevaient dans le silence, la sœur aînée regardait avec tendresse le jeune lecteur et les deux blondins qui écoutaient gravement, les bras croisés sur la table et toutes les flammes des bougies dansant dans leurs yeux clairs. Et Cécile pensait : « Tout est bien. Papa et maman seraient contents de nous voir tous les quatre dans leur maison... leur maison où il faut rester ! » De tout leur cœur, les enfants entonnèrent ensuite des cantiques de Noël et personne ne s'aperçut que René entrait sans bruit, s'immobilisait sur le seuil de la porte, et regardait en souriant le joli tableau qu'éclairait la lumière dorée de 1' « arbre aux mille flammes », tandis que les voix pures chantaient : Les anges, dans nos campagnes, Ont entonné des chœurs joyeux... ... Gloria in excelsis Deo! Cécile, la première, vit le jeune homme, et une chaude et paisible joie gonfla son cœur. Non, elle n'était pas seule à veiller sur ses cadets ; l'amitié de René la soutenait dans sa lourde tâche; lorsqu'il se trouvait auprès d'elle, tout

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« Papa et maman seraient contents de nous voir tous les quatre dans leur maison. »

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lui semblait facile, et elle se sentait pleine de courage et d'espoir. « Tu es venu, René, dit-elle doucement... malgré cette bourrasque de neige... — Parfaitement! Convenez que j'ai du mérite! répondit-il gaiement, mais j'avais peur que vous vous sentiez un peu seuls, ce soir, et puis ma mère voulait que je vous apporte quelque chose de sa part. » II tira de son sac un gâteau, des mandarines et une boîte de chocolats, qu'il posa sur la table en disant : « Attendez! Ce n'est pas fini, moi aussi, j'ai quelque chose pour chacun de vous. Tiens, Denis, voici un couteau suisse : je sais que tu en désirais un. Et il y en a un autre pour Nicolas. Annette, qui aime faire des colliers, aura ce sac de perles. » Puis, René mit dans les mains de Cécile un coffret à couture en bois sculpté, un beau bois blond et brillant. « Je l'ai fabriqué pour toi, fit-il. Est-ce qu'il te plaît? J'aurais voulu le mieux réussir... — Oh! René... il est magnifique! balbutia la fillette. Quelle patience tu as eue et quel plaisir tu me fais ! » Elle courut chercher le vieux carton à chaussures où elle tenait la mercerie et s'empressa de ranger bobines, pelotes, aiguilles, ciseaux, dans les diverses cases disposées à l'intérieur du coffret. Et, quand elle le mit sur le buffet, bien en vue, il lui sembla qu'aucune fille au monde ne pouvait être plus comblée qu'elle-même, en ce soir de Noël. Pourtant, Cécile ne dormit pas beaucoup, cette nuit-là. Le vent soufflait, moins fort, certes, que la bise noire, mais assez violemment cependant pour faire tourbillonner follement les flocons serrés de la neige. Il était difficile de circuler, même à skis, par un temps pareil, et la jeune fille se demandait, non sans inquiétude, si, le surlendemain, les skieurs seraient nombreux au rendez-vous. Pendant toute la journée de Noël, le même vent et la LES AMIS DE BLANCHE-ÉPINE 83

même chute de neige, épaisse et ininterrompue, persistèrent. On tâcha d'ignorer ce mauvais temps en préparant tout pour recevoir les hôtes tant désirés. Chaque table de la salle fut garnie d'un bouquet de houx. On bourra de bois et de briquettes le poêle de faïence, pour qu'il ne s'éteignît pas de toute la nuit. Cécile avait plumé quatre grosses poules qu'elle prépara, afin de pouvoir, de bonne heure, le lendemain, les mettre à cuire. Car le menu de fête que Denis calligraphiait sur du papier à dessin annonçait, comme plat de résistance : La poule au riz, précédée par Le consommé de volaille, par Le beurre et le saucisson maison., et suivie par Les biscuits assortis et La crème au caramel. La confection de cette dernière n'alla pas sans déboires... et même sans larmes pour la jeune cuisinière. Elle commença par la manquer, obtenant un plein chaudron de liquide peu appétissant. Mais elle se rappela soudain la recette de sa mère pour rattraper une crème, et elle sauva la sienne en la secouant énergiquement, par petites quantités, dans une bouteille. Finalement, le dessert du lendemain devint lisse, onctueux, doré et répandit une si délicieuse odeur que Nicolas soupira : « Dommage qu'il faille attendre demain pour goûter cela! — Goûtez donc tout de suite ce qui reste au fond du chaudron », dit Cécile. Aussitôt, comme deux chatons gourmands, les petits raclèrent et léchèrent si bien la bassine de cuivre, la louche et même le goulot de la bouteille, qu'il parut presque inutile de mettre ces objets à la vaisselle! Cécile emporta les grandes coupes où elle avait versé la crème et les mit au frais dans la dépense non chauffée. René arriva dans l'après-midi, tout haletant d'avoir lutté contre le vent et les tourbillons de neige. Il voulait proposer ses services et se chargea d'allumer et de bourrer

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de charbon le poêle du dortoir, pendant que Denis s'amusait à dessiner et à peindre sur les menus des branches de gui et des paysages de Noël. Cécile, elle, mettait le couvert avec l'aide des deux petits. Mais, lorsque la salle à manger fut prête, elle regarda au-dehors en hochant la tête et dit, soucieuse : « Si ce temps continue, j'ai bien peur d'avoir mis beaucoup trop d'assiettes. » Le soir, et jusqu'à une heure du matin, elle s'agita dans son lit, écoutant souffler le vent. « Ce n'est pas la bise noire, se répétait-elle pour calmer son inquiétude, non... mais c'est quand même un bien mauvais temps! » Tard dans la nuit, cependant, on entendit une dernière rafale, comme un grand soupir fatigué ; puis, ce fut le silence. Cécile courut alors à la fenêtre et vit que la neige, maintenant, tombait tout droit, paisiblement, et que les flocons devenaient de moins en moins serrés. Alors elle se recoucha et regarda longuement une étoile qui scintillait derrière la vitre. « Comme elle est grande, comme elle brille! » pensa-t-elle. Et, rassurée, confiante, elle s'endormit enfin.

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CHAPITRE XII L'INAUGURATION LES VOILA! Les voilà! — Quatre, cinq, six... et trois autres derrière eux! — Et tout un groupe encore! — Et une file indienne qui suit la lisière de la forêt! — Tu n'auras pas préparé trop d'assiettes, va, Cécile. — Et les quatre poules suffiront tout juste. » Bruyants, joyeux, excités, les enfants de Blanche-Épine, serrés devant la fenêtre, regardaient venir, guidés par leurs amis, les premiers paying guests. Mais, lorsque ceux-ci approchèrent, ils se calmèrent soudain et se sentirent tout intimidés.

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« Tant de gens qu'on ne connaît pas, murmura Cécile. Qu'est-ce qu'on va leur dire? » Heureusement, René était là, lui aussi, plein d'optimisme et d'assurance. Il se mit à rire. « Et après? dit-il, ils ne vous veulent que du bien, ces inconnus. Recevez-les tout simplement, comme vous avez reçu les premiers skieurs. Vous leur ferez sûrement bonne impression, car vous êtes beaux comme des astres ! Sais-tu, Cécile, que tu parais déjà presque une jeune fille, et une belle jeune fille même, avec ta grande jupe bariolée ! » Les enfants avaient, en effet, mis les vêtements neufs, reçus la veille. Les conseils et le compliment de René leur donnèrent du courage et rendirent plus rosés encore les joues fraîches de la grande sœur. Aussi, les arrivants trouvèrent-ils, à l'entrée de la maison, de jeunes hôtes si souriants et si gentils qu'ils s'enthousiasmèrent aussitôt pour cette étonnante maison tenue seulement par cette adolescente blonde et par ces trois enfants. En un instant, Blanche-Épine bourdonna comme une ruche. Des rires, des appels, des exclamations de plaisir emplirent la cour, la salle, le dortoir, que l'on visita avant de suspendre les sacs dans la remise et de repartir skier sur le plateau, jusqu'à l'heure de déjeuner. Vers le milieu de la matinée, quelques personnes arrivèrent encore, qui n'étaient pas amenées par les premiers amis de Blanche-Épine. Parmi eux, l'instituteur des garçons. Denis et Nicolas l'accueillirent, rouges de joie et de fierté. « J'ai suivi avec beaucoup d'intérêt la réalisation de vos projets, dit-il, et vous m'avez tellement parlé de ce refuge que j'ai voulu le voir. — Il vous plaît, monsieur, notre refuge? — C'est-à-dire que je suis stupéfait et enchanté de ce que vous avez fait, mes amis! Et je constate que, dès

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l'ouverture, les hôtes ne vous manquent pas : c'est une réussite ! » A midi, la salle était pleine et toutes les tables occupées. Nerveuse, les joues en feu, Cécile s'activait dans la cuisine, tandis que les deux garçons et la petite Annette - cette dernière affublée d'un tablier blanc trop grand pour elle — s'efforçaient de servir tout le monde, sans y réussir, d'ailleurs. « Ils sont à croquer, dit Viviane à Frédérique, mais complètement débordés, les pauvres! Il faut les aider. » Les trois jeunes filles, les amies sûres des premiers jours, nouèrent elles aussi un tablier sur leurs fuseaux de ski et leurs épais chandails, et Martine alla aider Cécile à la cuisine, pendant que Viviane et Frédérique se transformaient en diligentes serveuses. Le silence retomba, l'après-midi, dans la maison, quand les skieurs sortirent et s'éparpillèrent sur le plateau. On voyait au loin leurs silhouettes sombres sillonner le blanc paysage, « comme de gros insectes, dont les deux bâtons et les deux skis seraient les pattes », remarqua Denis. A quatre heures, beaucoup revinrent réclamer du thé ou du café, et même des tartines, car le froid et l'exercice aiguisaient l'appétit. René aida les enfants à laver la grande vaisselle et à remettre le couvert pour le soir. Mais le dîner, plus simple que le déjeuner, ne comprenait qu'un plantureux café au lait, accompagné de tous les produits de la maison : fromage, beurre, miel, confiture. « Je rentre à la Sapinière, dit René vers la fin de la journée. — Oh! tu ne restes pas pour la veillée? demanda Cécile, déçue. — Je reviendrai... peut-être », fit le jeune homme avec un demi-sourire. Et Cécile se souvint qu'elle l'avait

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« Ils sont à croquer » 89

entendu échanger quelques mots avec Bertrand et affirmer: « Vous pouvez y compter. » « Je me demande ce qu'ils ont pu comploter », pensa-t-elle. Le repas du soir terminé, on ralluma l'arbre de Noël. Aussitôt, une atmosphère de fête et de poésie se répandit dans la maison. Tout le monde se mit à chanter en chœur de sorte que, dans la nuit d'hiver, Blanche-Épine était posée sur l'immense plateau désert et glacé comme une petite ruche lumineuse, pleine de chaleur et de musique. « Dommage que René soit parti si tôt, remarqua Denis : il manque la plus belle des soirées. » Or, pendant que le jeune garçon faisait cette réflexion, René, justement, s'avançait rapidement sur ses skis, vers les lumières du refuge qu'il voyait clignoter au loin. Chaudement emmitouflé, il portait un gros objet, suspendu à son épaule par une courroie. Un moment plus tard, il apparaissait, tout souriant, sur le seuil de la salle, tenant devant lui... son accordéon! Une véritable ovation l'accueillit : « Bravo ! René. Bravo ! Fais-nous danser ! » En un clin d'œil, les tables furent poussées contre les murs, les sons nasillards de l'instrument s'élevèrent et, l'instant d'après, tous les hôtes de Blanche-Épine s'agitaient avec entrain. « C'est très joli, tout ça, murmura Denis, un peu avant minuit, en suivant des yeux les danseurs infatigables, mais moi, j'ai sommeil. Et demain, il faudra se lever tôt, donner à manger aux vaches, les traire, nourrir les volailles... — Et faire un autre repas, nettoyer la salle, mettre le couvert! continua Cécile. — Enfin, ne nous plaignons pas, reprit le jeune garçon, car l'inauguration du refuge a merveilleusement réussi ! »

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Tout de même, la joyeuse soirée prit fin. René s'en alla, le dortoir et les chambres se remplirent, les enfants — à l'exception d'Annette, qu'on avait envoyée au lit à dix heures -- montèrent se coucher et le silence retomba enfin dans la maison. Cécile mit le réveil à six heures du matin, poussa un grand soupir de fatigue heureuse, sourit, en regardant sa petite sœur profondément endormie, puis, avant de prendre un repos bien gagné, elle entrouvrit la porte de la chambre et lança aux garçons : « Bonne nuit, Denis ! Bonne nuit, Nicolas ! Vous m'avez bien aidée... Merci! » Quant à Denis, il se pelotonna sous ses couvertures en murmurant avec jubilation : « Maintenant, ils sauront, au village, que nous ne nous faisions pas des illusions, comme le pensait la mère Poux. Et nous pourrons aussi écrire à Michel que nous n'avons pas pris « nos désirs pour des réalités! »

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CHAPITRE XIII DES FAITS MYSTÉRIEUX DÈS LORS,

chaque samedi, la maison s'emplit de visiteurs, jusqu'au lundi. Parfois même, quelques personnes venaient pendant la semaine. Il y avait, à la cuisine, une soupière ancienne en étain dont on ne se servait plus, mais qui faisait encore un bel effet, sur le bahut. Les skieurs avaient pris l'habitude, en quittant BlancheÉpine, d'en soulever le couvercle et d'y glisser discrètement les sommes, parfois très généreuses, destinées à couvrir les frais et à payer la peine de leurs jeunes hôtes. Lorsqu'ils se retrouvaient seuls, les enfants ouvraient cette tirelire improvisée et se croyaient à la tête d'une

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fortune, lorsqu'ils prenaient connaissance de son contenu. La première fois, Cécile avait sorti d'une armoire un long bas de coton blanc ayant appartenu pour le moins à son arrièregrand-mère et avait commencé à le remplir de pièces de monnaie, comme on le faisait autrefois, tandis qu'elle mettait les billets dans une boîte, au fond de la commode de sa chambre. Elle ne gardait, dans le tiroir de la cuisine, que l'argent nécessaire à l'achat des provisions pour le samedi suivant. « Quand le temps sera meilleur, dit-elle un jour, j'irai à la poste du village pour prendre un livret de Caisse d'Épargne. En attendant, gardons notre trésor avec nous. — D'autant que nous ne sommes pas pressés de nous en séparer », ajouta Denis. Tout le mois de février s'était écoulé, bien rempli par le travaille l'école et celui du refuge. Les enfants de BlancheÉpine, pleins de courage, de gaieté et d'espoir, se trouvaient heureux, comme ils ne l'avaient jamais été. Michel avait écrit deux fois, mais sans parler de sa venue prochaine. « Et jusqu'à ce qu'il puisse nous mettre à l'orphelinat, il peut se passer beaucoup de choses », assurait Denis. Il ne croyait pas si bien dire! Un matin, comme Cécile, levée la première, entrait dans la dépense, elle s'arrêta brusquement sur le seuil en poussant une exclamation de surprise : la fenêtre était ouverte, un courant d'air glacé gonflait les rideaux et, bien qu'après la tempête de bise noire on eût dégagé les croisées à demi bouchées du rez-dechaussée, il poussait, jusqu'au milieu du plancher, la neige amoncelée sur le rebord. Figée par la stupeur, Cécile demeura un instant immobile. Que signifiait cela? « J'avais pourtant fermé les volets avant de monter, murmura-t-elle. Qui donc... Denis! appela-t-elle, en entendant son frère entrer dans la cuisine, viens vite ici! 93

Regarde! dit-elle, lorsque le jeune garçon la rejoignit. C'est toi qui as ouvert cette fenêtre, hier soir? — Moi? Pas du tout! Je suis allé me coucher avant toi, en même temps que les deux petits, tu le sais bien. — Mais alors? » dit Cécile, toute troublée. Denis suggéra : « Peut-être que le vent... — Allons donc ! Des volets fermés par un aussi solide crochet! Comment veux-tu que le vent ait pu le soulever? C'est impossible! — Je ne comprends pas, fit Denis. — Moi non plus! Le dernier skieur est parti hier, avant midi; il n'y avait donc plus personne dans la maison, le soir. — Non, personne, bien sûr. » Le frère et la sœur se regardèrent. Cécile fronçait les sourcils, le cœur de Denis battait un peu trop vite. Il essaya cependant de rassurer Cécile. « Tout cela s'expliquera bientôt, tu verras. — Eh bien, souhaitons-le, fit-elle en refermant brusquement la fenêtre, parce que je trouve cette histoire-là plutôt inquiétante! Voilà Nicolas et Annette qui descendent, inutile de leur rien dire, n'est-ce pas? Allons déjeuner et tâchons de ne plus penser à cette maudite croisée », ajouta-t-elle en prenant affectueusement le bras du jeune garçon qui, malgré ses prédictions rassurantes, paraissait impressionné et soucieux. De toute la journée, ils ne parlèrent pas une fois de ce fait étrange... mais ils ne cessèrent d'y songer, Cécile en faisant le ménage, Denis sur les bancs de l'école. A la veillée, seulement, le jeune garçon dit à sa sœur : « J'ai rencontré René, au village, mais je ne lui ai pas raconté ce... cette chose. » Cécile l'approuva. « Tu as bien fait, il risquerait de nous prendre pour des poltrons. Gardons cela pour nous deux. Peut-être y

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a-t-il une explication toute simple que nous trouverons un jour. » Mais, la nuit suivante, Denis s'éveilla brusquement et tendit l'oreille. Que se passait-il? Ne marchait-on pas, au rez-dechaussée? Si! Un pas lent et précautionneux traversait la cuisine, puis s'éloignait, sans doute vers la salle. Et soudain, dressé sur un coude, le cœur battant, le garçon entendit les volets de la fenêtre située au-dessous de la sienne — celle de la dépense, justement — grincer légèrement. « Pas de doute! Quelqu'un essaie de nouveau d'entrer! » pensa-t-il. Il se leva sans bruit, entrebâilla doucement sa croisée et guetta. Il ne vit ni n'entendit rien. Et pourtant, il sentait une présence insolite dans la maison. Oui, quelqu'un était là, ou avait été là, car, maintenant, il venait sans doute de partir, en sautant de la fenêtre basse dans la neige, qui étouffait tous les bruits. 95

Et la nuit particulièrement sombre permettait au mystérieux visiteur de s'éloigner, sous les yeux de Denis, sans que ce dernier pût apercevoir même une ombre fuyante. « Comment se fait-il, pensa le jeune garçon, intrigué et inquiet, que Sergent n'ait pas aboyé? C'est drôle... » Tremblant de froid et d'émotion, il hésitait à se remettre au lit. Ne fallait-il pas prévenir Cécile tout de suite? « Non, pensa-t-il, laissons-la dormir. D'ailleurs, elle voudrait descendre voir ce qui se passe, en bas, et s'il était encore là... » II frissonna à la pensée de se trouver nez à nez avec l'inconnu. Surpris par deux enfants, que ferait celui-ci? Non, non, il valait mieux se recoucher et attendre. Longtemps, longtemps, Denis resta éveillé, l'oreille au guet. Le silence habituel régnait maintenant dans la maison, troublé seulement par les brusques craquements des vieux meubles et par le battement de l'horloge, en bas, dans la cuisine. Le lendemain, Cécile et Denis trouvèrent une seconde fois la fenêtre de la dépense grande ouverte. « Tu es sûr, tout à fait sûr, que tu as entendu marcher? demanda la fillette. - Euh... oui. Enfin, il me semble bien. D'ailleurs, tu l'as dit hier toi-même : l'espagnolette et le crochet ne se sont pas soulevés tout seuls. — C'est terriblement inquiétant, murmura Cécile. — Et regarde ! Regarde ! Le placard aussi est ouvert!» s'écria soudain Denis. En effet, le placard, fermé la veille, était entrebâillé et, sur l'un des rayons, des boîtes de conserves et des paquets de biscuits avaient disparu. Cette fois, aucun doute ne pouvait subsister : un voleur entrait, la nuit, dans la maison. Ainsi s'expliquait le mystère de la fenêtre ouverte. Mais les enfants ne se sentaient nullement rassurés, au contraire ! 96

Ils explorèrent anxieusement les alentours de la maison, cherchant en vain quelques traces de pas, car la neige, tombée vers le matin, avait tout recouvert d'une couche épaisse. « Je me demande ce qu'en dira René », fit Denis. Sa sœur se retourna vivement vers lui. « II ne dira rien du tout, pour la bonne raison que, jusqu'à nouvel ordre, on ne lui parlera pas de cette histoire. — Tiens! Pourquoi cela? » Cécile n'eût avoué, pour rien au monde, qu'elle ne voulait pas avoir l'air peureuse aux yeux de René. Elle était bien trop fière de l'admiration que le jeune homme montrait pour son courage et elle tenait à mériter cette admiration. Aussi dit-elle simplement : « Parce que nous nous trompons, peut-être, toi et moi. Attendons encore... Et, bien entendu, pas un mot à Annette et à Nicolas : inutile de les effrayer. Mais, par exemple, il faudra 97

nous barricader soigneusement, chaque soir. J'étais trop confiante : je ne donnais même pas un tour de clef à la porte d'entrée. — Et si, malgré cela, « il » revenait? demanda Denis. — Alors, on aviserait », répondit Cécile avec décision. Elle traversa la salle et entra dans la cuisine. Là, ayant ouvert le tiroir du bahut, elle s'écria, stupéfaite : « Qu'est-ce encore que cela? Regarde, Denis! » Du doigt, elle désignait, à côté d'un porte-monnaie fermé, deux billets de mille francs. « Cet argent n'était pas là hier soir, j'en suis sûre! » Denis voulut plaisanter. « Ce n'est tout de même pas notre voleur qui paie ce qu'il prend! » dit-il en riant. Mais Cécile ne riait pas. « Ah! Tais-toi! Moi, je ne trouve pas ça drôle! Voilà de nouveau une chose inexplicable ! — Tu crois? Est-ce qu'un de nos skieurs n'a pas tout simplement déposé son argent dans ce tiroir, en partant, au lieu de le mettre dans la soupière? — Allons donc! Je te répète qu'il n'y avait rien d'autre que le porte-monnaie quand je suis allée me coucher. — Oh! fit Denis, j'en ai assez de ces histoires incompréhensibles! Pour l'instant, je ne veux plus en parler, ni même y penser, et je te conseille de faire comme moi ! » Mais si Denis ne parla plus de ce nouveau mystère, il ne put s'empêcher d'y songer et il partit pour le village, distrait et préoccupé.

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CHAPITRE XIV QUE VIENT FAIRE LE BRIGADIER? jours s'écoulèrent pendant lesquels rien d'anormal ne se produisit dans la maison. Cécile et Denis se félicitèrent d'avoir tu leurs inquiétudes à Nicolas, à Annette et, surtout, à René. « Je finis par me demander si j'avais vraiment bien fermé la fenêtre, si l'argent n'était pas déjà le soir dans le tiroir du bahut, sans que nous l'ayons remarqué, et si tu n'as pas rêvé que quelqu'un entrait dans la maison, la nuit. En es-tu tellement sûr?» demandait Cécile. Elle le demandait même si souvent que Denis hésitait maintenant. N'avait-il pas été dupe de son imagination? QUELQUES

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« Pourtant, objecta-t-il un jour, les conserves? Les biscuits volés? — Oh! tu sais, répondit sa sœur, je n'avais compté ni les boîtes ni les paquets. Il semblait bien que l'étagère était moins chargée, mais, après tout... » Ah! comme ils désiraient s'être trompés, Cécile et Denis! Si bien qu'ils finirent par se persuader que les faits mystérieux et inquiétants, survenus la semaine précédente, n'étaient ni si mystérieux ni si inquiétants et qu'en tout cas ils ne se renouvelleraient pas. Le calme revenu dans la maison confirmait leur optimisme. Mais, le jeudi matin, une visite inattendue réveilla en eux un sourd et inexplicable malaise. Une bonne visite, pourtant : celle de M. Grégoire, le brigadier de gendarmerie, un vieil ami de leur père. Ils le virent surgir dans la cour, grand et massif, dans son uniforme bleu sombre, le visage coloré par le froid, poussant dans l'air glacé le petit panache de buée de son haleine. Après avoir détaché ses skis, il entra, tout souriant, disant d'un ton jovial : « Bonjour, les enfants! Il est temps que je vienne vous voir, n'est-ce pas? Que devenez-vous? » « II le sait bien, ce que nous devenons, pensa Denis, surpris, je l'ai rencontré plusieurs fois au village et je lui ai tout raconté. » Mais Cécile ignorait que M. Grégoire, fut au courant des changements survenus à Blanche-Épine. Elle lui offrit une chaise, mit la cafetière à chauffer sur la cuisinière et commença à lui apprendre... ce qu'il savait déjà! Le brigadier écoutait avec intérêt, mais, pendant qu'elle parlait, pourquoi donc son regard faisait-il le tour de la cuisine avec une telle curiosité? « Quelle bonne idée vous avez eue! s'exclama-t-il, lorsque la fillette se tut. J'avais vaguement entendu parler de vos projets 100

par Denis (« Vaguement! pensa de nouveau le jeune garçon, ça, alors ! ») mais je ne me serais jamais attendu à une pareille réussite! » Quand Cécile lui eut versé une tasse de café, M. Grégoire s'accouda à la table et s'informa de toute la famille. « Et vos frères? Vous en avez de bonnes nouvelles? demanda-t-il. — Oui, répondit Cécile. Ils ont écrit à Noël; ils allaient bien. - Aucun d'eux n'est venu, depuis? — Non. D'ailleurs, Michel nous a prévenus qu'il ne monterait pas avant le printemps. — Et Antoine? - Oh! Antoine... comme il ne veut pas revenir vivre à Blanche-Epine, ainsi qu'il était convenu, je pense qu'il est un peu gêné de nous avoir causé cette déception et qu'il n'a guère envie de nous rendre visite. — Ce n'est pas très gentil de sa part. Mais que voulezvous, mes enfants, Michel et lui ont toujours aimé faire les messieurs et une situation en ville leur plaît mieux que le métier de paysan. Allons! Ne t'assombris pas, fillette, et venez tous les quatre me montrer votre fameux refuge. » Le brigadier voulut visiter Blanche-Épine dans ses moindres recoins. Il entra partout, dans la salle, dans le dortoir qu'il admira beaucoup, dans l'étable, la grange et même dans le poulailler! Son regard vif et perçant fouilla tous les lieux qu'il parcourait, et il alla jusqu'à descendre à la cave, après avoir soulevé la trappe qui' y donnait accès. « Je vois, je vois, disait-il, vous avez bien tiré parti de cette maison délabrée, et je ne m'étonne guère que vos visiteurs soient nombreux. Bravo! mes amis! Vous êtes des enfants débrouillards et courageux, vos parents seraient fiers de vous. Je suis sûr que vous réussirez à garder votre Blanche-Épine. Allons! Je vous laisse maintenant, 101

mais je ne resterai plus si longtemps sans venir vous voir. » Les deux aînés accompagnèrent le brigadier jusqu'à la porte de la cour, échangèrent encore quelques mots avec lui, pendant qu'il attachait ses skis, puis ils retournèrent à la cuisine et, de la fenêtre, regardèrent, en- silence, leur visiteur s'éloigner. Oui, en silence, car l'un et l'autre avaient trouvé bizarre le comportement de M. Grégoire. « Cette façon qu'il a eue de fouiller partout... c'est drôle, dit enfin Cécile à demi-voix. — Drôle? Je te crois! Qu'est-ce qu'il venait faire ici, au juste? - Mais, nous voir et demander ce que nous devenons. C'est naturel, de la part d'un ami de papa. Pourtant... - Ce que nous devenons? Il le savait déjà. Oui, il savait tout ce que tu lui as raconté, fit lentement Denis,

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car, moi, je le lui avais dit, au village. Et, si notre refuge l'intéressait, est-ce qu'il avait besoin de visiter jusqu'au poulailler et la soue aux porcs? — C'est vrai ! Et j'ai été ahurie quand je l'ai vu monter au grenier! — Et tu as remarqué, à la cave, comme il a regardé derrière le tas de charbon? — Oui... et aussi, comme il a soulevé le foin, dans la grange? — Et regarde! fit Denis en tendant le doigt : est-ce que c'est normal, cela? » Quatre gendarmes attendaient leur chef à la lisière de la forêt. Le brigadier s'arrêta près d'eux, parut leur parler avec volubilité, en écartant les bras, d'un geste découragé. « D'habitude, quand il rend visite aux enfants de son

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vieil ami, comme il dit, il vient seul et ne se fait pas escorter par ses hommes, remarqua le jeune garçon. - C'est drôle... C'est très drôle », répéta Cécile, tandis que, là-bas, les cinq uniformes bleu sombre s'enfonçaient sous les sapins et disparaissaient. « Drôle, c'est une façon de parler, reprit Denis. Moi, je me demande si... — Si quoi? interrompit vivement Cécile. - Si cette visite n'aurait pas quelque rapport avec... notre voleur. — J'ai eu la même idée que toi et je me suis même demandé s'il ne faudrait pas parler à M. Grégoire de cette histoire. Et puis, j'ai pensé que c'était inutile, puisque, depuis plusieurs jours, rien ne s'est produit. — Tu as peut-être eu tort de te taire. — C'est possible, mais il est trop tard, maintenant. Alors, n'en parlons plus. » On ne parla plus, en effet, de la visite du brigadier, et le malaise qu'elle avait créé se dissipa, le samedi, lorsque la joyeuse bande des skieurs envahit la maison, apportant, comme toujours, beaucoup d'animation et de gaieté, avec le réconfort d'une présence protectrice.

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CHAPITRE XV UN PEU DE REPIT ce week-end-là, les skieurs prirent de nouvelles décisions, et le refuge reçut des visites inattendues, qui firent momentanément oublier leurs préoccupations à Cécile et à Denis. Les jeunes filles déclarèrent que les chambres du premier étage ne suffisaient plus, car plusieurs de leurs amies désiraient les accompagner à Blanche-Epine. Aussi, demandèrent-elles que l'on s'occupât d'installer le second dortoir dans l'ancienne écurie. Comme il suffisait que la charmante Viviane exprimât un désir pour que Bertrand s'employât aussitôt à PENDANT

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le satisfaire, le jeune homme décida ses camarades à se mettre immédiatement au travail. Le nettoyage de ce nouveau local fut aussi pénible que celui de la bergerie, mais demanda beaucoup moins de temps, car aux pionniers du début s'ajoutèrent une quinzaine de garçons et les filles elles-mêmes qui, tous, se mirent à l'ouvrage avec ardeur, en sorte que fumier, paille et toiles d'araignée disparurent rapidement. On blanchit les murs à la chaux, puis on lava et racla les dalles du pavé. Ce fut à peine si la joyeuse bande s'accorda un moment de récréation pour aller skier et profiter du clair soleil, qui rendait la réverbération de la neige éblouissante et obligeait tout le monde à porter des lunettes noires. Le froid restait très vif, mais il n'était pas tombé un seul flocon de toute la semaine. On pouvait maintenant circuler à pied sur le chemin déblayé par le chasse-neige. Aussi, pour la première fois, une partie des visiteurs Bavaient pu venir en automobile jusqu'à Blanche-Épine. En rangeant sa 2 CV, d'où Viviane, Paul et Martine venaient de descendre, Bertrand considéra l'étroite et mauvaise petite route en disant : « Je me demande si une grosse voiture pourra passer là. — La voiture de qui? demanda Denis. — Tu le verras demain », répondit Bertrand en souriant. Et, se tournant vers Cécile, il ajouta : « Tâche de préparer un excellent déjeuner, Cécile, car il s'agit de faire bonne impression aux visiteurs qui viendront probablement. » La fillette se piqua légèrement. « Est-ce que tous mes repas ne sont pas bons? demanda-telle avec un petit air offensé. - Mais si, mais si! fit Bertrand : je ne voulais pas

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te vexer, je t'assure. Seulement je pense que je te rends service en te conseillant un menu particulièrement soigné pour demain. - Est-ce que le président de la République ou la reine d'Angleterre doivent nous rendre visite? interrogea ironiquement Denis. - Presque! » dit Bertrand en riant, tandis que ses amis partageaient son hilarité. « Ces nobles personnages se contenteront-ils de horsd'œuvre variés, d'un civet de lapin, de macaroni et de tarte aux pommes? s'informa Cécile. — Je crois bien! D'autant que tu les réussis merveilleusement, tes tartes aux pommes. » Ce compliment rendit sa bonne humeur à la jeune hôtesse de Blanche-Épine. « Bon, je tâcherai de faire pour le mieux », dit-elle. Les travaux dans le nouveau dortoir firent oublier aux enfants les visiteurs annoncés, mais, dès le lendemain matin, ils les attendirent avec impatience. Vers onze heures, une automobile grise apparut sur le mauvais chemin, à peine assez large pour elle, franchit le portail de la cour et s'arrêta devant la maison. Il en descendit trois messieurs et deux dames au-devant desquels Bertrand, Viviane, Paul et Martine accoururent, et, comme Cécile et Denis s'avançaient timidement, Viviane les interpella : « Venez vite, que nous vous présentions à nos parents ! » Car ce n'étaient ni le président de la République ni la reine d'Angleterre qui débarquaient à Blanche-Épine, mais les parents de Bertrand, ceux de Viviane et le père de Martine et de Paul. « J'aurais dû me douter qu'il s'agissait d'eux. Viviane m'avait parlé, un jour, de leur visite probable », dit Cécile à son frère en allant vers les arrivants. Elle reçut de son mieux ces grandes personnes, un

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peu intimidantes au premier abord, mais dont la cordialité et la simplicité l'eurent vite apprivoisée. Après avoir travaillé encore, au début de la matinée, au nouveau dortoir, les skieurs s'étaient éparpillés sur le plateau. « Profitons-en pour tout visiter tranquillement », dit Viviane en prenant affectueusement le bras de sa mère. Cécile, tout en mettant la dernière main au déjeuner, tendait l'oreille pour essayer d'entendre les réflexions de ses nouveaux hôtes. Ce fut d'ailleurs en vain. Aussi, lorsque le groupe revint, elle s'adressa timidement à la mère de Viviane, douce et gracieuse comme sa fille, et demanda : « Notre refuge vous a plu, madame? — Il est charmant, lui fut-il répondu; et je comprends l'enthousiasme de nos enfants pour Blanche-Épine. Je sais pourquoi vous vous donnez tant de peine, ma petite fille, et je souhaite vivement que vous puissiez

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conserver le foyer de vos parents. Mon mari et moi, ainsi que nos amis, nous ferons tout notre possible pour vous aider. — Merci, madame », dit Cécile très bas. Elle était infiniment touchée, mais, en même temps, son cœur se serrait d'appréhension, comme chaque fois que l'on faisait allusion au but si ardemment poursuivi, qu'elle n'était pas sûre d'atteindre. On avait réservé, pour les jeunes gens et les grandes personnes, une table, dans un coin de la salle et, par la porte ouverte de la cuisine, Cécile les voyait causer avec animation. « Je voudrais bien savoir ce qu'ils disent », pensait-elle. ' Comme on finissait de déguster les fameuses tartes aux pommes, Bertrand surprit son regard curieux et légèrement inquiet. Il l'appela. « Nous venons de parler du refuge, dit-il, car nos parents sont montés aujourd'hui ici dans l'intention de voir si la création d'une société d'exploitation, ayant pour but de transformer Blanche-Épine en une véritable station d'hiver, ne serait pas une affaire intéressante. Or, après avoir vu le pays et la maison, ils ne sont pas d'accord. — Ah! certes, non! s'écria le père de Viviane : faire de ce lieu rustique, paisible, reposant, une station à la mode, voir surgir, autour de cette pittoresque et poétique ferme, un ou plusieurs hôtels modernes, me paraîtrait une impardonnable erreur. ,Non, non, mes enfants, il faut laisser à votre BlancheÉpine son charme sans prétention. — Ce qui ne nous empêchera pas, poursuivit le père de Bertrand, de vous aider à y faire quelques perfectionnements. Par exemple, nous installerons le remonte-pente promis, ainsi que deux ou trois fils-neige. — Et plus tard, ajouta la mère de Viviane, lorsque vous serez plus âgés, peut-être pourrez-vous transformer ce refuge en une véritable auberge, mais une simple auberge de campagne. 109

— Si nous sommes toujours ici, nous ne demanderons pas mieux, dit Cécile, seulement... » Sa voix trembla et son visage s'assombrit. « Ayez confiance, petite Cécile, Blanche-Épine vous restera, vous verrez », dit la dame en posant doucement la main sur la tête blonde de la fillette, à qui cette maternelle caresse fit monter les larmes aux yeux. Le soir, lorsque tout le monde repartit, le nouveau dortoir était nettoyé et blanchi, et René promit de faire son possible pour terminer les châlits avant le week-end prochain. « J'espère y arriver en venant ici tous les jours, dit-il. Et puis, il faudra s'occuper de l'éclairage. Que diriez-vous d'une roue de charrette, suspendue au milieu du plafond et supportant une couronne d'ampoules électriques ? — Que ce lustre serait tout à fait dans la note de BlancheÉpine, répondit Bertrand. Tu es plein d'idées lumineuses — c'est le cas de le dire! — René, et les enfants ont beaucoup de chance de t'avoir pour ami. »

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CHAPITRE XVI UN PRÉTEXTE? UNE OMBRE DANS LA NUIT des enfants étaient si remplies, qu'ils se couchaient généralement de bonne heure. Mais, ce soir-là, les deux aînés prolongeaient la veillée plus tard que de coutume. Il faisait bon dans la cuisine bien chaude. Le bois crépitait encore dans le fourneau; le feu de l'âtre n'était plus qu'un monceau de braises ardentes; le balancier de l'horloge allait et venait paisiblement, derrière la vitre ronde, avec son tic-tac grave et régulier, et Cécile versait dans les tasses une infusion de tilleul dont le parfum évoquait le mois de mai et les deux arbres odorants, à l'entrée du jardin campagnard, où poussaient à la fois les légumes et les fleurs. LES JOURNÉES

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Soudain, Sergent poussa un léger aboiement ou, plutôt, un grognement qui signifiait : « Ça va! Je sais qui vient! » Le frère et la sœur se regardèrent. « Si tard, murmura Denis. Qui peut bien...? » On frappa vivement à la porte. Elle s'ouvrit aussitôt et René entra. Que venait-il faire à cette heure-là? Il l'expliqua tout de suite. « Je vous croyais couchés, dit-il, et je ne voulais déranger personne, mais j'ai vu de la lumière, alors... — Et que t'arrive-t-il, René? — Ce qui m'arrive? Oh ! rien de grave. Je... Je venais simplement chercher ma petite scie, dont j'ai besoin chez moi, demain matin. Je pensais l'avoir laissée dans le nouveau dortoir où je m'en suis servi cet après-midi. Mais elle n'y est pas. L'avez-vous changée de place? — Non, nous ne l'avons même pas vue, répondit Denis. Tu l'as sûrement emportée; cherche mieux, là-bas. » René parut hésitant, puis, il se décida. « Tu as raison : c'est possible, après tout. Alors, je m'en vais... bonsoir! — Tu nous diras si tu l'as trouvée! lui lança Denis avant qu'il ne referme la porte. — Trouvée... quoi? — Mais, ta scie, voyons ! — Ah! oui, bien sûr! Quel abruti je fais! » La porte retomba et les enfants restèrent silencieux, comme après la visite du brigadier. Le même malaise s'était emparé d'eux. Sans lever les yeux et tournant machinalement sa cuiller dans la tasse, Cécile dit, au bout d'un long moment : « Encore une drôle de chose! — Oui, fit Denis. A onze heures du soir, faire deux kilomètres à ski, dans la neige et le froid, pour venir chercher une scie... qui n'est pas ici!

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- Et ne paraître ni étonné ni ennuyé de ne pas la trouver, poursuivit Cécile. - Et l'oublier aussitôt! Tu as remarqué? demanda le jeune garçon. - Bien sûr. Cette histoire de scie m'a tout l'air d'un prétexte. — Un prétexte? Pourquoi? — Ça, je voudrais bien que tu me le dises! — En tout cas, ce n'est rien qui puisse nous inquiéter, assura Denis. On le connaît, notre René : c'est un ami fidèle et j'ai confiance en lui. - Moi aussi », dit Cécile. Pourtant, tous deux restèrent songeurs. Le charme de la veillée était rompu. Ils montèrent lentement se coucher et chacun, avant de s'endormir, se demanda, cent fois : « Que voulait René? Oui, que voulait-il, vraiment"? » * * * Pendant les derniers jours de cette semaine, René termina le nouveau dortoir et, pour les enfants, la vie continua comme à l'ordinaire, bien remplie, mais sans événements troublants. Les garçons partaient le matin pour l'école, emportant leur déjeuner ainsi que les bidons de lait destinés à la fromagerie. Cécile travaillait dans la maison et faisait lire et écrire sa petite sœur. La nuit tombante ramenait Denis et Nicolas qui goûtaient avant de terminer leurs devoirs, et tout le monde, après le dîner, allait se coucher de bonne heure. Chaque jour, avant de quitter la cuisine, Cécile remontait la montre de son père, une grosse montre en argent, suspendue à un clou, près de la cheminée. C'était un précieux souvenir, on l'avait toujours vue là et on l'y laissait, bien qu'elle fît double emploi avec l'horloge.

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Or, un soir, quand la sœur aînée tendit la main pour la prendre, elle poussa une exclamation : il n'y avait plus que le clou, le chronomètre avait disparu. « Denis! Nicolas! s'écria-t-elle, qui s'est permis de toucher à la montre de papa? - Pas moi ! Pas moi ! » répondirent-ils avec un ensemble parfait. Et, comme un écho, Annette répéta : « Pas moi, non plus ! Tu l'as encore remontée hier, observa Denis. — En effet, et personne ne l'a décrochée dans la journée, je m'en serais aperçue. - Donc, elle a disparu pendant la nuit; je n'ai pourtant rien entendu », murmura Denis. Nicolas s'étonna. « Qu'est-ce que tu aurais pu entendre? » demanda-t-il.

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D'un regard, Cécile fit comprendre à son frère qu'il ne fallait pas effrayer les petits. « Est-ce que je sais? répondit-il. Par exemple, le bruit de la montre tombant et se brisant par terre... et que Sergent aurait emportée... Sergent... ou Minet, pour s'amuser avec les morceaux. — On aurait trouvé des débris de verre cassé, objecta Nicolas, peu convaincu. — Ne cherchons plus, fit vivement Cécile, on voit trop mal, le soir; attendons le jour et allons nous coucher. » « Espérons que, demain, les petits auront oublié cette montre », pensa-t-elle. Les deux aînés montèrent dans leur chambre en proie à un grand trouble. Et voici que, vers minuit, le grincement caractéristique des volets de la dépense éveilla Denis qui dormait d'un sommeil léger et agité. Il bondit. « Cette fois, la nuit est plus claire, j'apercevrai peut-être quelque chose », se dit-il. Il n'osa pas ouvrir la croisée, de peur d'être entendu, mais il colla son front aux vitres et regarda. Une ombre silencieuse sauta de la fenêtre, se redressa, prit un paquet dont Denis ne put pas bien distinguer la forme, et s'éloigna, d'abord péniblement, sur le pré couvert de neige, où le visiteur nocturne enfonçait à chaque pas, puis sur le chemin dégagé où il marcha plus rapidement. Denis, les yeux dilatés, considérait intensément l'ombre fuyante. Mais ce n'était pas celle d'un inconnu, comme il l'avait cru tout d'abord, car elle avait exactement la taille et l'allure de René! Les jambes molles, le jeune garçon retourna s'asseoir au bord de son lit. Il tremblait, moins de froid que d'émotion. « René! pensait-il,... non, c'est impossible. Notre

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Denis, les yeux dilatés, considérait intensément l'ombre fuyante.

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René, un voleur? Allons donc! Pourtant... l'autre soir, quand il est venu chercher sa scie, il paraissait tout drôle... Estce qu'il ne voulait pas entrer dans la maison, croyant tout le monde endormi? Mais entrer comment? La porte est fermée à clef... Seulement, il sait qu'on peut faire glisser le verrou du portail de l'étable avec une lame de couteau et, de là, aller dans la cuisine... ou dans la cave, par la seconde trappe, celle du passage intérieur... Mais ce qu'on ne comprend pas, c'est que, voyant la lumière et sachant que nous n'étions pas couchés, il soit entré quand même... Pourquoi? Oh! que tout est donc compliqué et inquiétant! » Oui, le comportement de René paraissait étrange. De plus, cette nuit encore, comme la précédente, Sergent n'avait pas aboyé, pas même poussé le petit grognement amical avec lequel il accueillait leur ami, le soir où il venait « chercher sa scie » : donc, le chien connaissait celui qui venait de partir. Pourtant, Denis ne pouvait se résoudre à accuser le jeune homme. « Non, non, c'est impossible, ce n'est pas lui, répétait-il. D'ailleurs, René vient toujours avec ses skis et ce... cet individu n'en avait pas, alors... » Mais, la minute d'après, il murmurait avec angoisse : « Et cependant, comme cette ombre ressemblait à la sienne! Oh! comment savoir? Comment savoir? » Plein d'une détresse infinie, Denis pleura, étouffant ses sanglots dans son oreiller. S'il fallait douter de René, du meilleur des amis, du grand garçon aimé et admiré, c'était vraiment la fin de tout! « On est trop jeunes, c'est trop compliqué, balbutiait-il. Nous aurions tant besoin des parents pour tout expliquer et pour nous protéger! Oh! papa! maman! Pourquoi nous avez-vous quittés? » Le lendemain matin, Cécile s'exclama en voyant son frère pâle et les yeux cernés. « Tu en as une tête, Denis ! C'est la disparition de la 117

montre qui t'a donné des cauchemars? Moi, j'ai mal dormi, aussi. » Denis secoua la tête. « II ne s'agit pas de cauchemars et je n'ai pas rêvé. Toi, Cécile, tu n'entends rien, parce que ta chambre est tout au fond du corridor, mais moi, j'ai été réveillé par le grincement des volets et j'ai vu, oui, un homme sortir, par la fenêtre de la dépense. C'est lui qui a pris la montre et tout le reste. » Mais, ce que Denis garda pour lui, c'est qu'il avait cru reconnaître René. Pour rien au monde, il n'eût prononcé ce nom. « Tant que je ne serai pas tout à fait sûr, je me tairai », décida-til. Cécile parut bouleversée. « Cette fois, dit-elle, on en parlera à René. - Non! Non! protesta Denis, affolé, attendons encore car, si cet homme ne revient pas, ce n'est pas la peine de mettre René au courant. — Tiens, pourquoi? Du moment que tu as vu le voleur, personne ne peut plus nous prendre pour des poltrons, ni dire que nous nous sommes imaginé qu'on entraits chez nous, la nuit. - Non, bien sûr... personne », reconnut le jeune garçon à bout d'arguments. Il partit pour l'école, profondément troublé, en compagnie d'un petit Nicolas tout joyeux, ayant complètement oublié la disparition de la montre et qui siffla gaiement le long du chemin. « Comme je l'envie, pensait-il et comme j'aimerais être à sa place! » Dès ce moment, il attendit en tremblant la prochaine venue de René. Mais celui-ci, ayant terminé les châlits du nouveau dortoir, ne vint pas à Blanche-Épine, jusqu’à l'arrivée des skieurs, le surlendemain.

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CHAPITRE XVII LE SOUPÇON les tables étaient occupées, dans la salle à manger. Isabelle et Viviane interpellèrent joyeusement Cécile. « Le succès continue, dirent-elles, en désignant les nombreux convives : c'est merveilleux! - C'est bien naturel, au contraire, repartit Bertrand, notre refuge est parfait. Les repas y sont délicieux, les dortoirs suffisamment confortables et, dehors, le pays est magnifique et la neige excellente. Que demander de plus? Tout le monde est enchanté! » TOUTES

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Viviane regarda Cécile, hésita, puis la suivit dans la cuisine. « Oui, tout le monde est enchanté, dit-elle, sauf toi, Cécile. Tu parais triste et préoccupée, pourquoi? » La fillette protesta vivement. « Mais non, Viviane! Je suis seulement un peu fatiguée; j'ai tellement de travail! Ne vous inquiétez pas pour moi, allez! » Pourtant, la fine Viviane ne se trompait pas. Ah ! oui, Cécile était préoccupée, et Denis autant qu'elle, car, le matin même, ils venaient de constater la disparition d'une musette, laquelle, depuis le départ d'Antoine, à qui elle appartenait, restait suspendue au portemanteau. Une bonne musette en toile brune, avec une solide courroie, que leur frère avait laissée, n'en ayant pas besoin en ville. Et maintenant, la musette n'était plus là. Une lampe électrique de poche, un bocal de confitures et plusieurs boîtes de conserves s'étaient également envolés. En revanche, dans le tiroir, à côté du porte-monnaie, intact, il y avait de nouveau quelques pièces de monnaie, peut-être glissées là par un skieur... sinon, comment expliquer leur présence? Plus malheureux et plus préoccupé encore que sa sœur, Denis ne pouvait s'empêcher de penser à l'ombre entrevue dans la nuit, à cette silhouette qui s'éloignait, d'un long pas balancé de montagnard, et qui ressemblait tellement à celle de René. Il était là, René, plein d'entrain et de gaieté et, d'un moment à l'autre, Cécile allait lui faire part des événements survenus à Blanche-Epine! Mais la conversation que redoutait le jeune garçon n'eut pas lieu, car, ce jour-là, sa sœur ne fut jamais seule avec leur ami et elle ne put lui parler. « Ce sera pour demain, quand tout le monde sera parti, ditelle. René viendra sûrement remettre les dortoirs en ordre,

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comme d'habitude. On sera plus tranquilles pour causer... Pourquoi fais-tu cette tête? Il n'y a pas de honte à le prévenir de ce qui nous arrive, il ne pourra que nous aider. » Denis ne répondit pas et s'éloigna en soupirant. Ce fut lui qui, le lendemain matin, descendit le premier de sa chambre. Il voulut traverser la salle à manger pour aller voir si la fenêtre de la dépense n'était pas ouverte, cette fois encore. Mais il s'arrêta brusquement, la respiration coupée, le regard fixé sur l'une des tables. Au bord de cette table, une pipe était posée, une pipe au tuyau court et recourbé, avec deux initiales sculptées sur le fourneau. Et c'était la pipe de René, celle qu'il fumait souvent en travaillant... et ces initiales, c'étaient les siennes. Or, la veille au soir, il n'y avait rien, absolument rien, sur la nappe à carreaux jaunes et bleus. Plus de doute! Bien que Denis n'eût rien entendu, le jeune homme était venu dans la maison pendant la dernière nuit : ce petit objet oublié le dénonçait. Et, comme il s'y attendait, Denis trouva ouverte la fenêtre de la dépense, dont les rideaux palpitaient au vent et semblaient secoués par une main invisible. On entendit Cécile entrer dans la cuisine. Tout tremblant, son frère l'appela et, tendant le doigt : « Regarde ! fit-il. Hier au soir il n'y avait rien sur cette table, n'est-ce pas? - Mais... c'est la pipe de René! s'écria la fillette, les yeux agrandis de surprise. — Et elle n'est pas venue toute seule ici, continua Denis. - Que veux-tu dire? » demanda Cécile, bouleversée. Alors, Denis se décida à parler. Il raconta les deux alertes nocturnes, la première, que sa sœur connaissait déjà, et la seconde, surtout, dont il lui avait caché le pire :

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c'est que l'individu fuyant dans la nuit avait exactement la taille et l'allure de leur ami. « Je suis presque sûr de l'avoir reconnu, conclut-il, et, depuis, je ne peux pas m'empêcher de le soupçonner. » Cécile commença par s'indigner. « Tu es fou, Denis! Ce n'est pas possible, René est incapable d'une chose pareille. — C'est ce que je me suis dit tout d'abord. Pourtant, que venait-il faire, l'autre soir, sous prétexte de chercher sa scie? Et cette pipe? Comment est-elle venue là? » Cette fois, Cécile hésita, puis, elle cria presque, avec des larmes dans la voix : « Mais si c'était lui, pourquoi? Pourquoi? Pourquoi? Qu'at-il besoin de quelques boîtes de conserves? Il ne manque de rien, chez lui. D'une montre? Il en a une belle au poignet. D'une musette, d'une lampe de poche? Il possède tout cela! Et bien d'autres choses encore ! — C'est vrai et j'ai d'abord pensé comme toi, Cécile. Et puis, je me suis rappelé ce que le maître nous a dit un jour : c'est qu'il existe une maladie, la klé... klep... kleptomanie. Les gens atteints de cette maladie volent sans nécessité, sans raison, simplement parce qu'ils ne peuvent pas s'en empêcher. » Cécile protesta encore. « René, malade? Regarde-le! Il n'y a pas un garçon plus sain, plus... équilibré, comme dit Bertrand, avec un plus beau regard bien droit et bien honnête ! » Denis s'entêta. « Les kleptomanes sont des gens d'apparence normale, paraît-il et, quand on les découvre, on est souvent très étonné. » Cécile ne trouva rien à répondre. Elle baissa la tête en murmurant : « C'est affreux, affreux, d'être obligés de soupçonner un ami comme lui!

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« Regarde! fit-il. Hier au soir il n'y avait rien sur cette table, n'est-ce pas »?

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— Tais-toi, dit brusquement Denis. Il vient! » Oui, par la fenêtre, on voyait René franchir le portail de la cour; dans un instant, il serait là. « Ne laisse rien deviner, Denis, fit précipitamment Cécile. Il faut rester calme et l'observer. Voilà les petits, déjeunons tranquillement. » Lorsque René entra, les enfants de Blanche-Épine venaient de s'attabler devant leurs bols et entamaient leurs tartines. La sœur aînée fit un grand effort sur elle-même pour accueillir le jeune homme comme d'habitude. « Salut, René! Tu prends un peu de café, n'est-ce pas? — Volontiers, dit-il, et brûlant, s'il te plaît. J'ai besoin de me réchauffer, car il fait joliment froid, ce matin ! » Cécile le servit. Puis, d'un ton détaché — un peu trop ostensiblement détaché, peut-être — elle demanda : « Tu n'as rien oublié ici, hier, en partant? - Si! ma pipe. Décidément, je deviens distrait. Ce qu'elle a pu me manquer, chez nous, à la veillée! Vous l'avez donc trouvée, dans la remise? — Dans la remise? — Oui. C'est là que je l'ai laissée, car j'ai voulu -placer encore quelques^ crochets pour suspendre les sacs, avant de retourner chez moi. — Eh bien, tu te trompes, ta pipe était ce matin sur une table de la salle à manger. — Tu rêves! Comment y serait-elle venue, puisque je ne suis pas retourné dans la maison, en quittant la remise? A moins, ajouta le jeune homme en riant, qu'un des skieurs, la trouvant à son goût, ne s'en soit emparé pour la fumer avant de se mettre en route et ne l'ait abandonnée ici. » Le regard rieur et franc de René soutenait tranquillement celui de Cécile. Était-ce possible qu'il pût mentir aussi effrontément?

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« Non, ce n'est pas possible! » se répétaient les enfants. Mais ils savaient bien que, le dernier visiteur parti, la pipe n'était pas sur la table. Donc, elle n'avait pu y être déposée que pendant la nuit. « Nous ne sommes pas plus avancés que tout à l'heure, dit Cécile à Denis lorsque René les eut quittés pour aller ranger les dortoirs; et, naturellement, je n'ai pas eu le courage de lui parler, comme nous avions décidé de le faire. J'ai eu tort, peut-être; on aurait vu s'il se troublait. » Denis se taisait : « Qu'en penses-tu? insista Cécile. Je pense que toute cette histoire est bien compliquée pour nous. Ah! si nos parents étaient là! Comme ils nous manquent. » Ils se prirent par la main et restèrent silencieux, évoquant ce père, cette mère, dont le souvenir emplissait la maison et la leur rendait infiniment chère. Et ils se sentaient si seuls, si désemparés, si abandonnés, que leurs yeux se remplirent de larmes. « Vous pleurez? Qu'est-ce qui vous prend? » demandai Nicolas. Cécile tressaillit. Elle avait complètement oublié les petits qui, leur déjeuner terminé, regardaient leurs aînés avec surprise. « Rien du tout! fit-elle vivement, nous sommes fatigués et nous nous demandons si nous tiendrons le coup jusqu'au printemps, voilà tout. - Ne vous en faites pas : René est là. Il vous aidera et, avec lui, on s'en tirera toujours. Tu tombes bien, mon vieux, marmotta Denis entre ses dents. - Et nous aussi, on tâchera de vous aider davantage, continua Nicolas. N'est-ce pas, Annette? » Cécile l'embrassa. « Tu es un bon petit, va! En attendant, prépare-toi vite, vous allez être en retard à l'école. » 125

CHAPITRE XVIII LE GUET DANS LA NUIT. QUELLE SURPRISE! les quelques jours qui suivirent, un silence plein d'inquiétude régna dans la maison. Denis était soucieux et préoccupé; les deux petits sentaient vaguement qu'il se passait quelque chose d'insolite et se montraient moins bruyants et moins gais. Mais Cécile surtout paraissait accablée par les derniers événements survenus à Blanche-Epine et rongée par le soupçon qu'elle ne parvenait pas à chasser de son esprit. La vaillante Cécile avait assumé une grande responsabilité, vaincu bien des difficultés, et fourni une somme de travail dont peu de filles de son âge eussent été capables. PENDANT

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Rien de tout cela n'était parvenu à lui ôter son entrain, sa vitalité, ses joues rosés de petite montagnarde bien portante, son sourire courageux. Mais, sentir une présence inquiétante rôder, la nuit, autour de la maison, et découvrir que René ne méritait peut-être pas la confiance, l'affection reconnaissante et l'admiration des quatre enfants de Blanche-Épine, l'emplissaient non seulement de crainte, mais aussi d'un immense découragement et d'une profonde tristesse. Elle pouvait demeurer de longs moments devant la fenêtre, le front collé à la vitre, regardant au-dehors, sans rien voir, et pensant à René. René! que d'amitié elle avait pour lui! Plus que de l'amitié, peut-être. Bien sûr, elle n'était qu'une très jeune fille, elle n'avait pas quinze ans... Mais, ne peut-on rêver, à cet âge? Ne peut-on donner à l'avenir un certain visage? Un beau visage énergique et souriant : celui d'un ami sûr, dont on ne doute pas qu'il vous accompagnera toute la vie, dans les bons et les mauvais jours d'un destin inconnu ? Oh ! René ! Cécile ne peut imaginer une existence sans toi, sans ton sourire, sans ton regard clair et franc! Franc? Le jeune homme l'était-il vraiment? Serait-ce possible que les enfants de Blanche-Épine se soient si cruellement trompés sur son compte? Cent fois, Cécile se posait cette question le cœur battant, les yeux pleins de larmes. Denis voyait ces larmes, et son cœur se fondait de pitié. « Cela ne peut pas durer, se dit-il un soir, sinon ma pauvre sœur va tomber malade. Il faut savoir qui vient la nuit chez nous, si c'est René ou un autre. Quand je devrais mourir de peur, je guetterai le voleur et je le surprendrai. » Surprendre le visiteur nocturne! Cette seule pensée glaçait d'effroi et d'appréhension le jeune garçon. Un instant, il fut tenté de dire à sa sœur : « Guettons

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ensemble ; à deux, on aura moins peur. » Mais il se ravisa ; non, il ne demanderait pas cet effort à Cécile. « C'est moi seul qui dois me charger de cette besogne-là... et tout de suite! » décida-t-il. « Et si notre voleur ne venait plus? » pensa-t-il tout à coup. Mais cette idée ne lui procura aucun soulagement. L'inconnu cessant ses visites, le soupçon pèserait toujours sur René, car jamais on ne saurait qui était le visiteur nocturne. Non! mieux valait encore qu'il revînt, bien que la perspective de ce guet dans la nuit fît trembler le pauvre garçon. La veillée lui parut interminable. En réalité elle fut encore plus courte qu'à l'ordinaire. Cécile, inquiète et lasse, voulut se coucher de bonne heure et Denis, lui aussi, monta dans sa chambre, comme s'il s'apprêtait à se mettre au lit et à sommeiller paisiblement. Dès que le silence régna dans la maison et qu'il supposa ses sœurs et son frère endormis, il ouvrit sans bruit la porte et, rassemblant tout son courage, descendit avec précaution en pestant intérieurement contre le vieil escalier de bois dont les marches craquaient à chacun de ses pas. Où allait-il se placer pour guetter? Oh ! il l'avait déjà décidé depuis plusieurs heures. Bien qu'il ignorât comment l'inconnu s'introduisait dans la maison, il savait que l'homme devait traverser la cuisine pour se rendre à la dépense et s'enfuir par la fenêtre : c'était donc à la cuisiné qu'il fallait se poster. Son regard en fit le tour. La vaste pièce était plongée dans l'obscurité, mais deux rayons de lune, filtrant à travers les volets, s'étalaient sur le plancher, en flaques lumineuses, l'une devant la cheminée, l'autre dans le coin où se trouvait la trappe qui donnait accès à la cave et dont on voyait luire l'anneau de fer. Denis se blottit dans l'ombre, entre l'horloge et le bahut et, croisant les bras sur sa poitrine où son cœur battait trop vite, il attendit.

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Une tête émergea de l’ombre. 129

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Du temps passa, qui lui parut interminable. Il tressaillait violemment chaque fois que, tout près de lui, un brusque hoquet interrompait le tic-tac régulier du balancier et que sonnaient les heures, les demies, les quarts... Tard, dans la nuit, transi et accablé de fatigue, il pensa : « Il ne viendra pas... Il ne viendra plus. » Et ce fut juste à ce moment qu'un bruit insolite lui fit tendre l'oreille. Quelqu'un marchait dans la cave, et Denis pensa que, seuls, les habitués de la maison savaient qu'on pouvait s'y introduire en passant par l'étable et par une deuxième descente, située dans le passage qui reliait les communs au logement. Oui, les habitués... comme René! Le pas du visiteur nocturne se rapprocha. On l'entendit bientôt, juste sous la cuisine. Il commençait à gravir l'escalier, raide comme une échelle, qui conduisait à la trappe : dans un instant, celle-ci allait s'ouvrir. Eperdu, le jeune garçon comprimait des deux mains les battements de son cœur et suppliait intérieurement : « Oh ! mon Dieu, par pitié, que ce ne soit pas René ! Que ce ne soit pas lui! » Une main tâtonna, cherchant à ouvrir le lourd panneau qui, lentement, se souleva. Une tête émergea de l'ombre, une tête dont les cheveux blonds paraissaient presque argentés, dans le rayon de lune... Or, René était brun! Alors? Alors, ce n'était pas René! Mais, quand l'inconnu monta les dernières marches et se dressa dans la pâle lumière, Denis poussa une exclamation étouffée : « Antoine! » Le garçon sursauta et se précipita vers la porte pour s'enfuir. Mais Denis lui barra le passage, alluma l'électricité et s'exclama : 131

« Antoine! Antoine! C'était donc toi? Que fais-tu là et comment... » Mais il s'interrompit, complètement sidéré, en considérant son grand frère. L'élégant Antoine, qui aimait « faire le monsieur », comme disait le brigadier, ressemblait à un clochard, avec ses vêtements sales et froissés, son visage envahi par une barbe inculte, ses traits tirés et fatigués. Mais, quelques nuits auparavant, Denis avait fort bien pu confondre sa silhouette avec celle de René, car la taille et l'allure des deux jeunes gens étaient exactement semblables. Le petit et le grand garçon restèrent un instant muets, se regardant intensément. Puis Denis demanda, d'une voix que l'émotion enrouait : « Explique-moi... » Mais Antoine n'expliqua rien. « Laisse-moi partir, ne parle pas si fort et ne dis à personne que tu m'as vu », supplia-t-il. Denis protesta. « Non, tu ne t'en iras pas comme cela! Si tu cherches à t'enfuir, j'appelle Cécile. - Alors, dit Antoine, sortons d'ici. Allons parler ailleurs et éteins la lumière, éteins vite ! » Tremblant, bouleversé, le jeune garçon obéit et suivit son frère, en tâtonnant dans l'obscurité, le long du passage et jusque dans la remise. C'est là qu'ils s'arrêtèrent. « Pourquoi venais-tu par la cave, au lieu de passer simplement par là? interrogea Denis. « Parce qu'il me fallait attendre que tout le monde soit endormi, en particulier quand la maison était pleine de gens, dont je ne comprenais pas, d'abord, la présence ici. Depuis, en voyant tant de skis dans la remise, je me suis dit qu'ils devaient venir à Blanche-Épine pour faire des sports d'hiver.

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« Antoine! Antoine! c'était donc toi? Que fais-tu là et comment...

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— C'est bien cela, en effet, reconnut Denis. — Mais qu'ils soient là ou non, lorsque je viens ici, de nuit, je descends sous la cuisine et je reste caché jusqu'à ce que je n'entende plus aucun bruit et que je ne voie plus de lumière, à travers les fentes du plancher. — Caché, dis-tu? interrogea Denis, et pourquoi te cachestu? Pourquoi n'as-tu pas voulu nous voir? » Silence d'Antoine. « Tu ne réponds pas, reprit le jeune garçon d'une voix pleine d'angoisse, tu ne dis rien... Alors, c'est que tu as fait... quelque chose de mal? C'est donc toi que cherchaient les gendarmes? Antoine, est-ce que tu aurais... volé? » Dans l'ombre, il entendit qu'Antoine pleurait. « Denis, mon petit frère, je te donne ma parole que je n'ai rien de malhonnête à me reprocher. Non, rien qu'une négligence... et une énorme bêtise et que je suis plus malheureux que coupable, dit-il, d'une voix entrecoupée. — Une bêtise? Mais laquelle? insista Denis. — Ne me demande rien, je t'en supplie! Ne peux-tu te contenter de ce que je viens de t'affirmer? Oh! je le sais, tout m'accuse; mais, Denis, si tu me refusais ta confiance, ce serait la pire des souffrances que j'ai endurées ^depuis cinq semaines ! » Ému, le jeune garçon prit dans l'obscurité la main de son aîné. « Je veux bien te croire, Antoine. Pourtant je ne sais que penser et je suis très malheureux de te voir comme te voilà! Si tu ne veux pas que je sache ce qui est arrivé, dis-moi au moins d'où tu viens et où tu as vécu ces derniers temps. — Où j'ai vécu? Dans la forêt. J'y ai trouvé une hutte de charbonnier vide, où je peux m'abriter. Mais je n'ai rien à manger, c'est pourquoi je viens ici, de nuit,, chercher.

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de quoi ne pas mourir de faim. Je remplis ma musette et je m'en vais. — Ta musette! C'est donc toi qui l'a reprise? Voilà où elle était passée. Et la montre de papa? Ne l'aurais-tu pas emportée aussi? - Si ! Tu ne peux pas savoir comme le temps paraît long, lorsqu'on ne peut compter les heures ! — Tout ce qui disparaissait, c'était toi... c'était toi... Et, ajouta soudain le jeune garçon, l'argent qu'on a trouvé dans le tiroir? - C'était moi, encore, qui l'y avais mis : je n'allais pas vous voler la nourriture que je prenais, n'est-ce pas? Alors, j'ai laissé tout ce que je possédais... pas grand-chose, d'ailleurs. - Est-ce que tu n'avais pas pris aussi une pipe, dans la remise? - Si, je pensais qu'elle me réchaufferait un peu, pendant les longues journées que je passais dans la hutte. — Pourquoi donc l'as-tu laissée ensuite? — Parce que je n'ai pas trouvé de tabac, dans les divers tiroirs de la cuisine et de cette grande salle à manger nouvelle, que j'ai été bien étonné de découvrir. Alors, sans tabac, qu'aurais-je fait d'une pipe? - Maintenant, tout s'explique », murmura Denis. Ainsi, René était innocent. Pourtant, cette constatation n'apportait aucun soulagement à Denis. Sans doute, il avait soupçonné à tort le meilleur ami des enfants de Blanche-Épine,... mais Antoine fuyait il ne savait quoi, se cachait (il ignorait pour quelle raison), reconnaissait avoir fait une énorme bêtise et pleurait, dans la remise obscure, lui, le garçon joyeux et blagueur, qui jamais n'avait versé une larme en présence de sa famille! Alors, comment Denis eût-il pu se réjouir? « Frérot, dit Antoine, je vais partir. Promets-moi de ne rien dire à Cécile. — Pourquoi? 135

— Parce qu'elle a bien assez de soucis comme ça et puis, parce que j'aurais honte, devant elle, de ma... enfin, je préfère qu'elle ignore tout, jusqu'à ce que j'aie pris une décision. - Ah! parce que tu vas décider quelque chose? - Il le faudra bien, la situation où je me trouve ne peut se prolonger. Je remets toujours au lendemain une résolution qui n'est pas facile à prendre, crois-le! Allons, Denis, donne-moi ta parole que tu ne diras rien, ni à Cécile, ni à personne au monde. - C'est bon, fit Denis, un peu à contrecœur. Mais j'espère que tu te décideras bientôt; entre Cécile et moi, tu sais, il n'y a jamais de cachotteries et ça va être dur de garder le secret. - Merci, dit Antoine. Ainsi, grâce à toi, je n'aurai plus à venir dans la maison, si tu veux bien m'apporter à manger, ici. Inutile de m'attendre; il suffira de déposer un paquet à l'entrée du hangar.

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— C'est entendu, mais n'oublie pas que je n'aimerais guère avoir à faire cela longtemps. » Antoine serra très fort la main de Denis. « Au revoir, mon petit frère. Je ne t'embrasse pas, je suis trop sale ! Merci encore de bien vouloir m'aider. — Tu pars sans avoir rempli ta musette, remarqua le jeune garçon. — C'est vrai, je n'y pensais plus! » Denis retourna à la cuisine et revint bientôt avec quelques provisions. Antoine remplit son sac, passa la courroie à son épaule et, comme il s'apprêtait à partir, son frère demanda : « Au fait, pourquoi donc t'en allais-tu par la fenêtre de la réserve, au lieu de revenir ici? — Pour éviter de traverser de nouveau toute la maison, au risque d'être surpris. — Mais cette fenêtre que tu ne pouvais refermer prouvait que quelqu'un était passé par là, et c'est cela qui nous a intrigués et inquiétés, fit remarquer Denis. — C'est vrai. J'avoue que je n'y pensais pas. Enfin, maintenant, tout me sera plus facile, répondit Antoine. Allons! Il faut partir », ajouta-t-il tristement, comme à regret. Il sortit de la remise, traversa la cour et s'éloigna dans la nuit glacée. La lune éclaira sa silhouette solitaire qui chemina d'abord, rapidement, sur le chemin, puis plus lentement et péniblement à travers les champs enneigés. Malgré le froid, Denis demeura immobile et le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il ne le vît plus. Alors, il rentra, profondément troublé. Il avait surpris le mystérieux visiteur, il savait que René était innocent, mais un nouveau souci pesait lourdement sur son cœur.

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CHAPITRE XIX UNE ÉPREUVE POUR DENIS « ALLONS, Denis, réveille-toi! Qu'est-ce que tu as donc, à dormir comme une marmotte? » . Y% Denis sursauta, ouvrit les yeux et s'étira longuement. « Hein? Quoi? Quelle heure est-il? bredouilla-t-il. __ Sept heures et quart. Tu auras de la chance si tu n'arrives pas en retard à l'école! Qu'as-tu donc, ce matin? Tu n'es pas malade, j'espère? . — Non, non, j'avais sommeil, tout simplement. Mais je me lève vite et je mangerai mes tartines en route. » Cécile sortie, Denis s'assit au bord de son lit et se demanda : LES AMIS DE BLANCHE-ÉPINE 138

« Est-ce que j'ai rêvé tout ce qui s'est passé cette nuit? » Non, il n'avait pas rêvé! Il se souvint brusquement de toutes les émotions éprouvées la veille et il lui sembla qu'un poids écrasant pesait sur sa poitrine. Pourquoi? Il ne le réalisa pas tout de suite : le temps pressait, il fallait s'habiller, faire sa toilette en toute hâte, et partir en compagnie de Nicolas, à travers champs, pour aller plus vite. Ce ne fut qu'en route, alors que les deux garçons filaient silencieusement sur les pentes couvertes de neige, qu'il se rendit compte de la situation impossible dans laquelle le mettait la parole donnée à Antoine de ne rien dire à personne. Le petit frère bavardait gaiement et sa voix claire montait dans l'air tranquille comme le chant d'une alouette. Il faisait les demandes et les réponses, fort heureusement, car Denis ne l'écoutait pas, plongé qu'il était dans ses moroses réflexions. « Pas moyen de sortir de là ! conclut-il au terme de ses méditations : ou je manquerai à ma parole ou il faudra mentir tout le temps à Cécile. Ce sera vraiment affreux de la voir continuer à soupçonner René... et de me taire ! » Alors, une colère le prit. « Cet Antoine! Qu'est-ce qu'il a bien pu faire? Quelle est cette « énorme bêtise » qu'il ne veut pas avouer? Il me met dans de jolis draps! Oh! mais, je lui dirai ce que je pense, en lui apportant à manger, après-demain! Et je le menacerai de tout raconter à Cécile, s'il ne met pas bientôt fin à « cette situation! » Mais soudain, comme Je village apparaissait au loin, Denis sentit une grande envie de pleurer. Il croyait entendre la voix si triste de son aîné, quand il disait humblement : « Au revoir, mon petit frère! Je ne t'embrasse pas : je suis trop sale! » Et il le revoyait, s'éloignant dans la nuit d'hiver, si seul, si misérable ! Alors, la colère de Denis fit place à une immense tendresse. Pauvre, pauvre Antoine, comme il semblait

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malheureux! Il fallait l'aider, il fallait lui donner du courage, il fallait qu'il redevînt le joyeux garçon que Denis admirait tant, autrefois. « Oui, je l'aiderai de mon mieux », se promit-il en franchissant le seuil de l'école. Mais, dès qu'il fut de retour à Blanche-Épine, Denis se trouva de nouveau dans l'embarras. Avant même qu'il ait fini de goûter, Cécile commença une conversation qui le mit dans le plus grand embarras. A demivoix, pour que Nicolas et Annette n'entendent pas, elle remarqua: « Enfin, il n'est pas venu, cette nuit. » Silence de Denis. « Rien ne t'a réveillé, je suppose? insista sa sœur. — N...on», fit-il en détournant la tête. Cécile soupira.

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« Oh! après tout, qu'il revienne ou non, qu'est-ce que ça change? Il est venu d'autres fois, il a volé des choses... et c'est probablement René! — Oh! non, non! » s'écria spontanément Denis. Cécile le regarda, étonnée. « Comment « non »? qu'est-ce qui te fait dire cela? — Mais... rien. Seulement, je ne peux pas croire que...» Elle l'interrompit. « Allons donc ! Tu as été le premier à le soupçonner. Moi non plus, au début, je n'arrivais pas à imaginer une chose pareille et cent fois je me suis demandé pourquoi René qui ne manque de rien, qui nous a tant donné, aussi, volerait si vilainement. Mais je n'ai pas trouvé d'explication — car je ne crois guère à ta fameuse kleptomanie. Si tu savais comme je me sens mal à l'aise, quand il vient! Je crois que je préférerais ne plus le voir. — Pas moi! répliqua vivement Denis. Tant que nous ne sommes pas sûrs... — C'est presque pire que d'être sûrs, murmura sombrement Cécile. Et puis, il se doute de quelque chose. C'est terriblement gênant. Hier, il m'a demandé pourquoi je le boudais. — Oh ! Qu'est-ce que tu lui as répondu ? — N'importe quoi... Qu'il se trompait... que j'étais seulement fatiguée. Il n'a pas eu l'air convaincu, d'ailleurs. » Denis se leva brusquement. « Je vais faire mes devoirs », dit-il pour couper court à cet entretien. Mais, tout en se penchant sur la carte de géographie qu'il dessinait, il pensait avec une sorte de rage : « C'est impossible! Ça ne peut pas continuer! Que faire pour sortir de là? » * * 141

Que faire? Le lendemain était un samedi et Denis fut tenté de tout confier à Bertrand. « Il me donnerait un bon conseil », se disait-il. Mais, aussitôt, il croyait entendre la voix d'Antoine chuchoter : « Ni à Cécile, ni à personne. Promets-moi. » Il avait promis! La joyeuse bande arriva et, avec elle, bien d'autres visiteurs. Comme à chaque week-end, la maison s'emplit de gaieté. Cécile eut tant de travail pour préparer les repas et servir tout le monde, qu'elle en oublia momentanément ses préoccupations. Mais Denis restait si troublé que ses amis s'en aperçurent. « Qu'a donc ton frère? demanda Viviane à Cécile, le dimanche matin. Il n'a pas du tout l'air dans son assiette. - Ah ! fit la fillette, dont le visage se rembrunit, vous trouvez? Je me le demande, moi aussi.

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—- II a besoin de se détendre, simplement, assura Bertrand. Tant de travail, à la maison et à l'école, joint a^u souci et à l'appréhension d'avoir à quitter Blanche-Epine, tout cela est un peu lourd à supporter pour un garçon de treize ans. — Ecoute, Cécile, conseilla Martine, ne lui donne rien à faire aujourd'hui. Laisse-le venir skier avec nous, cela lui fera du bien. — Oh! volontiers, répondit Cécile. Emmenez-le et peutêtre, au retour, aura-t-il retrouvé sa bonne humeur. Viens ici, Denis ! » appela-t-elle. Et, gentiment, elle ajouta : « Je n'ai pas besoin de toi, ce matin, ni de Nicolas. Profitez-en pour aller vous promener; nos amis vous invitent à les accompagner. Annette restera. Au besoin, elle me rendra quelques petits services. » Les deux garçons ne se firent pas prier et, un moment plus tard, ils filaient dans la neige, entre Paul et Bertrand. On resta d'abord sur la plus longue pente qui descendait vers le village. Lorsqu'on arrivait en bas, on regagnait péniblement le sommet... et l'on recommençait. « Oh! fit soudain André, j'en ai assez, moi, de refaire sans cesse la même chose... sans compter que c'est éreintant. Le remonte-pente ne sera pas de trop! - Malheureusement, il est bien tard pour l'installer cet hiver! Il faudra attendre le début de la saison prochaine, dit Bertrand. — Alors, reprit André, pourquoi n'irions-nous pas dans la forêt? Ça nous changerait un peu. — Bonne idée! » dirent Viviane et Isabelle qui arrivaient, tout essoufflées. Mais, au mot de forêt, Denis avait froncé les sourcils. La forêt, où se cachait Antoine! Et si on le rencontrait? Si l'on tombait juste sur la hutte de charbonnier dont il avait parlé? « Non, non, n'allons pas là-bas ! » s'écria-t-il.

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On s'étonna. « Tiens, pourquoi pas, Denis? — Parce que... Parce qu'on ne peut pas y circuler aussi vite qu'ici... parce qu'on reçoit des paquets de neige dans le cou ou sur la tête, parce que... — Nous ne sommes pas pressés et ne prétendons pas filer comme le vent, interrompit Paul. — Et les paquets de neige ne nous font pas peur. Nous avons tous de bons anoraks à capuchon, continua Bertrand. — Et puis, dit André, la forêt est si belle que j'aimerais bien en faire quelques croquis. » Oui, la forêt était belle, plus belle que jamais, car le pâle soleil de mars glissait de longs rayons entre les branches des sapins, faisait étinceler comme des diamants les stalactites de glace suspendues aux rochers, transformait le ruisseau en une coulée d'argent et, déjà, malgré le froid encore très vif, annonçait la fin du rude hiver jurassien. Mais Denis se moquait bien des beautés qui l'entouraient. Inquiet, l'oreille au guet, le regard fouillant de tous côtés, il suivait ses amis de mauvaise grâce, craignant à chaque instant de se trouver nez à nez avec Antoine. Viviane surprit ce regard mobile et fureteur. « Tu cherches des champignons, Denis? » demanda-t-elle en riant. Il rougit légèrement et essaya de plaisanter. « Pourquoi pas? Quelques cèpes qui se tromperaient de saison ne feraient pas mal dans une omelette, hein? Non, mais, ajouta-t-il, je pensais qu'on pourrait trouver les premiers perceneige. — C'est un peu tôt, tu ne crois pas? — Peut-être », fit Denis en haussant légèrement les épaules et en s'écartant un peu du groupe des skieurs. La jeune fille le suivit d'un regard étonné, pendant que le jeune garçon se disait, gêné et mécontent : « Etre 144

obligé de se surveiller tout le temps, que c'est donc pénible! » Poussant, dans le silence, des exclamations de ravissement, ses compagnons s'enfonçaient de plus en plus dans la forêt, entre les innombrables pyramides blanches des arbres, le long d'un sentier que l'on distinguait à peine, riant, lorsqu'un des paquets de neige dont Denis les avait menacés, s'abattait sur eux. A mesure que le temps passait, Denis sentait grandir son inquiétude et se demandait sans cesse : « Jusqu'où irons-nous? Quand s'arrêtera-t-on enfin ? » Et, pour décider les promeneurs à rentrer, il insinua : « Vous ne croyez pas que nous allons un peu loin, pour un gamin comme Nicolas? » Mais le petit frère protesta énergiquement. « Penses-tu ! Je ne suis pas du tout fatigué et je peux skier encore longtemps, aussi bien que toi ! » Soudain, Paul, qui s'était écarté du reste de la bande, cria : 145

« Venez voir! Il y a là une hutte de charbonnier! » Denis tressaillit et son cœur battit. Ce qu'il redoutait allait peut-être arriver. Mais que faire pour empêcher ses amis de rejoindre Paul? Oh! pourvu que cette hutte ne soit pas justement le refuge de son frère ! Pourvu qu'Antoine ne surgisse pas soudain sur le seuil! Ronde et minuscule, la cabane apparut. « Sous la neige, on dirait un igloo d'Esquimau, remarqua Bertrand. — Ou bien une petite maison de conte de fées, dit Viviane. — La porte est-elle fermée? demanda André. — Non, non, on peut entrer. Voyons l'intérieur. C'est tout juste si nous y tiendrons ! » On frappa, personne ne répondit et la bande envahit la hutte... vide, au grand soulagement de Denis. Il y pénétra le dernier et son regard en fit le tour. Alors, il tressaillit de nouveau : suspendue à un clou, il venait d'apercevoir la musette d'Antoine! « Ça y est! Il y a pourtant bien d'autres huttes de charbonniers dans la forêt, pensa-t-il... et il a fallu qu'on tombât juste sur la sienne ! Oh ! pourvu qu'il ait entendu nos voix et qu'il ne revienne pas! » Une bûche fumait encore dans l'âtre. Un des jeunes gens remarqua : « Voyez, on vient de faire du feu : le gars ne doit .pas être loin. Ce serait intéressant de bavarder avec lui. » Il sortit de la hutte et appela : « Ohé!... Ohé! » Sa voix parut à Denis aussi tonitruante que les trompettes de Jéricho. Mais, dans le silence ouaté de la forêt, rien ne répondit à cet appel. Tous en chœur, cette fois, les skieurs crièrent : « Ohé!... » Sans plus de succès. 146

« L'homme venait sans doute de partir définitivement », dit quelqu'un. Et Denis pensa de nouveau : «... à moins qu'il ne soit tout près de nous, qu'il ne nous voie peut-être et que, Dieu merci, il se garde bien de se montrer! » « Nous ne ferions pas mal de l'imiter, conseilla Viviane, et de retourner à Blanche-Épine. Cécile préparait une soupe délicieuse et comptait faire, plus tard, des saucisses grillées et de la purée de pommes de terre qui doivent nous attendre. » Les garçons approuvèrent. « C'est vrai! On meurt déjà de faim. Rentrons vite! » Denis croyait avoir des ailes sur le chemin du retour. Il en avait été quitte pour la peur. Mais un profond malaise se mêlait à son soulagement. « Des émotions comme celle-là, se disait-il, ça ne peut pas continuer. Ce n'est pas une vie que de trembler toujours, d'avoir toujours à choisir entre mentir ou manquer à sa parole... et d'être tout le temps malheureux! »

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CHAPITRE XX CÉCILE DÉCOUVRE LE SECRET Qu’EST-CE que tu fais là? » demanda Cécile, le lendemain soir en surgissant tout à coup dans la dépense. Denis sursauta, rougit et reposa vivement sur l'étagère le bocal de confitures qu'il venait de prendre. « Rien, bredouillat-il, je... je regardais ce qui nous restait comme provisions. — Ah ! vraiment, fit sa sœur ironiquement : tu oublies sans doute que nous avons rangé ce placard ensemble ce matin et que tu sais donc très bien ce qu'il contient. Dis plutôt que tu avais envie de déguster cette gelée de gro seilles. Mais t'en emparer sans rien dire, ça ne te ressemble guère, Denis! » 148

Denis baissa la tête et ne sut que répondre. Il n'était pas facile de se procurer quelques provisions pour Antoine sans que Cécile s'en aperçût. Il avait pu y parvenir jusqu’à ce jour, mais, ce soir, il venait de se faire prendre. Tout penaud, il sortit de la dépense. Cécile, immobile, comme clouée sur place, le suivit des yeux. Est-ce qu'il faudrait se méfier aussi de Denis? Lui cachait-il quelque chose... avec ce bon visage honnête? Avec ce regard si direct? Non, non, ce n'était pas croyable! « Ce serait vraiment la fin de tout ! » murmura-t-elle. Pourtant pendant le reste de la soirée, elle ne put s'empêcher d'observer son frère. Denis sentait cette attention silencieuse, et ce silence même le bouleversait, le rendait gauche, gêné et de plus en plus inquiet. « Elle se doute qu'il se passe quelque chose, elle va m'interroger et il faudra mentir,, mentir, et encore mentir, c'est terrible! » pensa-t-il, tandis que Cécile, désemparée, sentait s'insinuer en elle une sourde angoisse. Ils montèrent se coucher après s'être dit un bonsoir contraint. Mais Cécile ne put trouver le sommeil. Les yeux grands ouverts dans l'ombre et pendant qu'Annette dormait à poings fermés dans le lit voisin, elle ne cessait de se répéter : « Tous ces mystères finiront par me rendre malade. J'en ai assez, assez, assez! » Et voici qu'un peu avant minuit, elle entendit un léger bruit dans le corridor. Intriguée, elle courut entrebâiller sa porte et écouta. Un pas précautionneux descendait l'escalier. Alors, elle enfila ses pantoufles, s'enveloppa dans un grand fichu et se rendit dans l'obscurité jusqu'à la chambre de Denis. Le cœur battant, elle alla jusqu'au lit à tâtons... le lit était vide. « Je m'en doutais, murmura-t-elle, c'est bien lui qui est sorti. Mais où va-t-il? Où peut-il bien aller? » Silencieusement, Cécile descendit, elle aussi, dans la cuisine où le courant d'air froid, venant du couloir qui conduisait 149

aux communs, lui indiqua que son frère était passé par là. Elle s'y engagea à son tour et, bientôt, elle entendit les pas du garçon qui s'éloignaient. — De plus en plus intriguée, elle se demandait : « Mais qu'a-t-il à faire là-bas? » — Grelottante, serrant son châle sur sa chemise de nuit, Cécile suivit Denis jusqu'à la remise et, là, elle s'arrêta, stupéfaite. Il y avait quelqu'un d'autre que Denis dans l'obscurité, car une voix chuchotait : « Ah! C'est toi, mon vieux? Je cherchais le paquet et je ne le trouvais nulle part. — Je te l'apporte, mais je rte voulais pas le laisser sans t'avoir parlé, répondit Denis. Tu sais, ça devient de plus en plus difficile de me procurer des provisions.

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Aussi, je tenais à te dire que j'en ai vraiment assez et que tu devrais prendre ta fameuse décision au plus vite. — Oui, oui, j'y pense », répondit, un peu plus haut, la voix que Cécile reconnut soudain. Elle fit brusquement la lumière et considéra, stupéfaite, le vagabond hirsute qui se tenait près de son frère. Alors, comme Denis quelques jours auparavant, elle s'écria : « Antoine! C'est toi, Antoine! Qu'est-ce que tu fais là? — Et voilà! ça devait arriver! fit Denis. J'ai tenu ma parole, Antoine, je me suis tu, mais Cécile nous a découverts quand même. — Je ne comprends rien à ce qui arrive, sinon que ce n'est sûrement rien de bon, dit Cécile. Venez tout de suite à la cuisine et expliquez-vous. — Soit, murmura le frère aîné, de toute façon il faut en finir. » Un instant plus tard, assis entre Cécile et Denis, devant la cheminée de la cuisine où le jeune garçon avait rapidement allumé une grande flambée et après que celui-ci eut raconté à sa sœur comment il avait découvert le visiteur mystérieux, promis de se taire et accepté d'apporter un peu de nourriture au fugitif, Antoine donna les explications demandées. « Oui, Je me suis enfui de la ville, dit-il. Les gendarmes d'ici me cherchent et... - Oh! s'écria Cécile, c'est donc à toi qu'en voulait le brigadier, quand il nous a fait cette drôle de visite, pendant laquelle il a fouillé toute la maison? Il pensait sans doute que tu y étais caché. Mais... mais, ajouta-t-elle d'une voix tremblante, tu as donc fait... quelque chose? Est-ce que tu aurais... volé? Non, ce n'est pas possible! — En effet, Cécile, ce n'est pas possible. Je te donne ma parole, comme je l'ai donnée à Denis : je n'ai rien d'autre à me reprocher qu'un stupide coup de tête. Denis ne sait pas encore de quoi il s'agit, d'ailleurs... 151

« Est-ce que tu aurais... volé? Non, ce n'est pas possible!

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— Mais moi, je veux savoir, et tout de suite, interrompit Cécile. Explique-toi franchement, je t'en supplie. » Antoine soupira, hésita encore et finit par dire : « Comme je vous l'ai écrit, j'étais depuis peu adjoint au chef comptable de notre fabrique. Celui-ci me témoignait une grande confiance dont je me sentais très fier. Un soir, il m'a prié de quitter mon travail un peu plus tôt, pour aller déposer à la banque une somme très importante. « J'ai pris une sacoche pleine de billets et je suis parti. Et c'est là que j'ai commis une première bêtise. Au lieu d'aller directement où l'on m'envoyait, j'ai flâné en route, je suis entré chez un marchand de cycles pour m'informer du prix d'un vélo, que je rêvais de m'acheter, puis, comme il faisait très froid, j'ai pris un café dans un bar... - A ta place, dit Denis, avec tant d'argent sur moi, je n'aurais pas été tranquille! Il ne te tardait pas d'en être débarrassé? - Ma foi, je n'y pensais guère et j'avais bien tort! Tout à coup, au mouvement qui se produisait dans la rue, j'ai compris que c'était déjà l'heure de la sortie des bureaux. Je suis parti en toute hâte et j'ai couru jusqu'à la banque : trop tard ! Elle venait de fermer. — Allons, bon! Et alors? » interrogea Cécile, qui commençait à deviner la suite. « Alors, j'ai emporté l'argent chez moi, en me disant que je le déposerais le lendemain matin en allant à la fabrique. « Or, le même soir, j'ai reçu la visite d'un ami — enfin, d'un garçon que je considérais comme un ami! — Je lui ai raconté ma mésaventure et comment j'étais obligé de garder beaucoup d'argent dans ma commode, jusqu'au lendemain. Il ne parut guère intéressé par cette confidence et me proposa de l'accompagner au cinéma. Je l'y suivis... pour mon malheur! « A l'entracte, il me dit en riant : « Tu es un garçon

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« sans défauts, Antoine, tu ne fumes pas! Mais moi, si! « Je te laisse un instant pour aller griller une cigarette « dans le hall. » « L'entracte fini, je ne l'ai pas vu revenir. — Non! s'écrièrent à la fois Cécile et Denis et tu... — Et je ne l'ai jamais revu. Rentré en hâte chez moi, j'ai trouvé ma porte fracturée, le tiroir de la commode ouvert et l'argent envolé ! - C'était lui ! C'était lui qui l'avait pris ! » s'exclama Denis. Antoine haussa les épaules. « Bien sûr, c'était lui. Pourtant, j'avais tant de peine à le croire, que j'ai couru à l'hôtel meublé qu'il habitait, espérant l'y trouver et, peut-être, dissiper un affreux malentendu. Mais le patron du garni me dit qu'il venait de partir, emportant ses affaires. — Parti! Et pour aller... où? - Figurez-vous qu'il n'a pas pris la peine de laisser une adresse, répondit Antoine avec une amère ironie. Mais je suis persuadé qu'il a jugé prudent de quitter la ville sitôt le vol commis. — Et tu n'es pas allé le dire tout de suite à ton patron, pour qu'il prévienne la police? — A onze heures du soir? Impossible! Il fallait attendre le lendemain matin et c'était évidemment la première chose à faire. Seulement, après une nuit terrible, passé d'abord à courir à la gare, puis à errer dans les rues, à la recherche de mon voleur, j'étais à bout de forces et désespéré. Le pensée d'avouer à mon chef et surtout au directeur de la fabrique, si dur et si sévère, la négligence qui m'avait fait perdre tant d'argent, la crainte de n'être pas cru, la terreur de me voir accusé moimême du vol, tout cela m'a complètement affolé. Et c'est alors que j'ai fait cette énorme bêtise : je me suis enfui. — Mais c'était fou! s'écrièrent les enfants. — Oui, c'était fou, car cette fuite semblait un aveu et 154

m'accusait sûrement. Et pourtant, je suis parti, ne pensant qu'à une chose : retourner au pays et m'y cacher. Je suis descendu du car bien avant le village, craignant d'y être reconnu, et j'ai marché, dans la neige et le froid, jusqu'à cette hutte de charbonnier où je me suis réfugié. « Là, j'ai compris dans quelle situation impossible je venais de me mettre et j'ai songé à rentrer eh ville. Mais le courage m'a manqué pour repartir tout de suite, j'ai laissé passer le temps... et, plus le temps passait, plus il m'était difficile de prendre une décision. Un jour, j'ai vu de loin les gendarmes et le brigadier qui allaient vers Blanche-Épine et j'ai su qu'on me cherchait, ce qui a redoublé mes craintes et mes hésitations. « Voilà toute mon histoire : j'ai bien peur que vous ne puissiez la comprendre, fit Antoine en hochant la tête. - On ne te comprend peut-être pas très bien, dit Cécile, mais on sait maintenant que tu n'as rien fait de 155

malhonnête et tu peux croire que ça nous soulage énormément ! - N'empêche que là-bas, à la fabrique, et ici, à la gendarmerie, on me prend pour un voleur, reprit tristement Antoine. - C'est vrai, dirent Cécile et Denis, atterrés, oui, c'est vrai... — Pourtant, fit Denis, après un instant de silence, si tu donnais le nom de ton maudit camarade et si on le retrouvait? — Dans ce cas, on n'aurait plus à me reprocher que ma négligence, répondit Antoine, mais ce serait trop de chance. Où chercher ce garçon? Il est peut-être parti très loin, hors de France : il disait toujours qu'il rêvait d'aller en Amérique. L'argent de la fabrique était tout trouvé pour payer la traversée ! - Que vas-tu donc faire, pauvre Antoine? » demanda Cécile, émue jusqu'aux larmes par la détresse de son frère. Antoine n'hésita pas. « Ce que j'aurais dû faire immédiatement : retourner en ville, voir mon patron et lui raconter toute mon histoire... qu'il ne croira pas, j'en suis sûr. — Alors? — Alors, on m'arrêtera et j'irai en prison. Jamais! cria Cécile, jamais quelqu'un de notre famille ne passera pour un voleur! Ecoute, Antoine, combien t'es-tu fait prendre par ce mauvais garçon? » Avec accablement, le jeune homme murmura un chiffre qui parut énorme aux enfants, et Cécile baissa la tête. « J'espérais que nos économies suffiraient à te tirer d'affaire ! Nous te les aurions données de bon cœur, pour que tu puisses rendre ce que tu as perdu, mais nous sommes loin de compte! — N'aie pas de regret, ma petite sœur. Crois-tu que

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j'aurais voulu vous dépouiller de ce que vous avez si courageusement gagné par votre travail? Non, non. Dès qu'il fera jour, je partirai. - Attends ! dit brusquement Cécile. Je connais quelqu’un qui aura peut-être une idée pour nous tirer de ce mauvais pas, quelqu'un qui nous a déjà tant aidés : c'est René. Il faut lui demander conseil. » Et, lorsqu'elle dit « c'est René », son visage s'éclaira, tandis qu'un poids très lourd cessait de peser sur son cœur. Car, à cet instant seulement, elle comprit que René était lavé de tout soupçon et qu'il redevenait l'ami sûr et dévoué, en qui on pouvait avoir une confiance absolue. Quel soulagement, quelle douceur, au milieu même de son angoisse et de sa peine ! Antoine hocha la tête. « Ça ne m'enchante guère de mettre René au courant

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de cette histoire, dit-il. Et puis, que veux-tu qu'il fasse pour moi? - On ne sait jamais. Reste jusqu'à ce que nous l'ayons vu, je t'en prie. — Soit, mais il faut me cacher, car je ne tiens pas à ce que les gendarmes d'ici m'arrêtent avant que je sois allé voir mon patron de mon plein gré. Il vient trop de monde à Blanche-Epine : je ferais mieux de retourner à ma hutte, dans la forêt, et d'y attendre René, s'il a quelque chose à me dire. — Dans la forêt? Pour y souffrir encore du froid et de la solitude? Non, non, Antoine, reste dans notre maison et enferme-toi dans ta chambre où personne ne va jamais. Là, tu te reposeras et nous viendrons t'apporter à manger. Viens, montons. - Soit, dit Antoine. Un bon lit est trop tentant! De toute façon, je ne resterai pas là longtemps. » L'instant d'après, Antoine entrait dans la petite pièce qu'il occupait autrefois, Cécile ouvrait l'armoire, en sortait des draps et disait : « Quand tu t'éveilleras, on t'apportera de l'eau chaude pour ta toilette et tu as là des habits que tu n'avais pas trouvés assez beaux pour la ville... ils sont propres, au moins! Mais... tu pleures, Antoine? » Deux larmes coulaient lentement sur les joues mal rasées du garçon. Son regard faisait le tour des objets familiers qu'il retrouvait cette nuit, pour les quitter aussitôt, et il dit à voix basse : « Je n'aurais jamais dû partir d'ici. »

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CHAPITRE XXI QU'IL FAIT BON AVOIR DES AMIS! le matin, après une courte fin de nuit de sommeil, Cécile se hâta d'envoyer les enfants à l'école, car elle avait décidé de se rendre à la Sapinière pour parler à René. Encore tout agité par les événements de la nuit précédente, Denis avait bien envie de rester à la maison, mais il reconnut avec sa sœur qu'il importait de ne rien changer à leurs habitudes, et il quitta Blanche-Epine en disant seulement : « Quand je pense que je dois attendre la fin de l'après-midi pour savoir ce que René nous conseille! » Dans sa chambre, Antoine dormait, harassé. Il ne s'éveilla même pas lorsque Cécile entra chez lui et posa sur la table une DÈS

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feuille de papier où elle avait écrit : « Surtout, ne bouge pas d'ici. Je vais chez René, je ferai ton déjeuner en rentrant. » Puis, elle noua rapidement un foulard sur sa tête, enfila un manteau et sortit. Elle marcha vite, luttant contre le vent froid du matin, sur le chemin qui passait devant la maison et menait à la Sapinière, et jamais ce chemin ne lui avait paru aussi long. Pourtant, elle n'eut pas à le suivre jusqu'au bout, car, soudain, elle aperçut René, qui venait à Blanche-Épine. « René! » cria-t-elle en courant vers lui. Il la vit approcher, si visiblement troublée et angoissée que, tout étonné et déjà inquiet, il demanda, avant même qu'elle l'eût rejoint : « Mais qu'est-ce qui arrive, Cécile? Quelqu'un est malade chez vous ? Quelle mine tu as, ma pauvre fille ! » Haletante, elle dit brusquement : « Antoine est à la maison, il est revenu cette nuit! » Elle s'attendait à une exclamation de surprise, mais René ne parut nullement stupéfait. « Je n'en suis pas tellement étonné, figure-toi, assura-t-il avec calme. - Comment! Pas étonné? Et pourquoi cela? » II eut un geste évasif, et Cécile continua : « II se peut que la nouvelle ne te surprenne pas, mais si tu savais... si tu savais! - Je sais, dit tranquillement René. - Tu sais... quoi? — Que ton frère a dû faire une bêtise, que les gendarmes le cherchent et qu'il se cache. - Tu le sais... Tu le sais, balbutia Cécile. Et comment le sais-tu? - J'ai aperçu Antoine, un soir, en rentrant chez moi. Il venait de la forêt et rôdait autour de votre maison. La nuit était si claire que je l'ai tout de suite reconnu, mais 160

je n'ai rien dit, pour ne pas vous inquiéter. Seulement, je l'ai guetté, pour essayer de le rejoindre et d'avoir une explication avec lui. Malheureusement, il m'a toujours filé entre les doigts. — Alors, le soir, où tu es venu chercher ta scie... - La scie n'était qu'un prétexte. C'est Antoine que je cherchais. J'aurais juré qu'il se cachait dans la maison. Je voulais m'y introduire aussi et le surprendre. Mais je vous ai trouvés encore debout, alors je n'ai pu qu'entrer — puisque le chien avait signalé ma présence — et vous parler d'un outil oublié. » Et, très grave, les sourcils froncés, René ajouta : « Vous l'avez donc vu? Qu'est-ce qu'il a fait? — Pas ce que tu crois! répondit vivement Cécile. Il n'a rien volé. Il a seulement été trop confiant envers un camarade qui... mais viens, accompagne-moi jusqu'à la maison. En route, je te raconterai tout. »

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Ils marchèrent côte à côte, entre les haies épineuses qui bordaient le chemin, et Cécile mit René au courant des événements survenus la nuit précédente et de la triste situation dans laquelle se trouvait son frère aîné. « Voilà, dit-elle en terminant. Antoine voulait partir dès ce matin et aller tout expliquer à son patron, bien qu'il soit certain qu'on ne le croira pas et qu'on l'arrêtera. Mais je l'ai supplié d'attendre que nous t'ayons vu et parlé. Parce que, ajouta-t-elle en levant sur le jeune homme son regard plein de confiance et d'un timide espoir, nous nous sommes dit que, peut-être, tu pourrais, une fois de plus nous venir en aide. Oh! René, nous sommes si malheureux! » Ému, René lui prit la main, qu'il garda dans la sienne jusqu'à la maison. « Je ne sais pas si je pourrai vous être d'un grand secours, ma pauvre! Pourtant, tu as bien fait de retenir ton frère. Nous allons réfléchir et tâcher de trouver une solution. Et sais-tu la première idée qui me vient? C'est que nous devrions parler à Bertrand et aux autres, puisqu'ils viennent ce matin. » Cécile poussa une exclamation. « Ce matin! C'est vrai! C'est samedi! Je l'avais complètement oublié. Ah! vraiment, je n'ai guère le cœur, aujourd'hui, à recevoir tout ce monde! — Tu seras courageuse, une fois de plus, Cécile, il le faut. Et c'est une chance qu'on puisse mettre vos amis au courant sans tarder. Eux seuls pourront peut-être vous sortir d'affaire. Si tu veux, je leur parlerai moi-même. — Si je veux! Ah! bien sûr! Je serai tellement soulagée de n'avoir pas à raconter de nouveau cette malheureuse histoire! — Alors, fais-moi confiance. Je m'adresserai à eux de ta part. Reçois tes skieurs comme d'habitude... et attends. » On arrivait à Blanche-Épine. « Il est dans sa chambre, va le voir, René. Moi, je

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vais préparer son déjeuner et puis celui de nos visiteurs : ce sera bien la première fois que je le fais sans entrain », soupira Cécile. René s'engagea dans l'escalier, mais il se retourna pour sourire à la petite hôtesse du refuge, qui s'affairait déjà, en lui disant : « Ne t'inquiète pas. Bon courage ! » * * * Quand les premiers skieurs de la journée firent leur apparition, la maison et ses alentours commencèrent à s'animer. Mais « la bande des six », comme les enfants appelaient Bertrand et ses camarades, tardait à venir. Cécile les attendait avec une impatience mêlée d'inquiétude. « Et s'ils ne montaient pas, aujourd'hui, à Blanche-Épine? se disait-elle. Déjà, un de ces derniers week-ends, 163

ils ont été empêchés. Mais non, ce serait trop de malchance! » Enfin, la porte s'ouvrit une fois de plus et Bertrand entra, précédant les autres, avec Viviane. Ils se tenaient par la main et paraissaient radieux. A peine le seuil franchi, le jeune homme s'écria : « Salut, Cécile! Tiens-toi bien, nous avons une grande nouvelle à t'annoncer. » Cécile posa sur la table la pile d'assiettes qu'elle tenait et regarda le couple charmant. « Tu ne devines pas? » demanda Viviane en souriant. Tant de bonheur illuminait son visage, elle levait sur Bertrand un si tendre et brillant regard que Cécile, oubliant un instant sa peiné, répondit, tout émue : « Je crois que si. Est-ce que vous seriez... fiancés? — Justement! » s'écrièrent-ils ensemble. Et Bertrand ajouta : « C'est décidé depuis hier. En dehors de nos parents, tu es la première personne à qui nous l'annonçons. — Parce que, fit Viviane, nous n'oublions pas que c'est à ce cher refuge de Blanche-Épine que nous nous sommes vus souvent et que nous avons appris à nous connaître. Alors, Cécile, que dis-tu de notre nouvelle? — Qu'elle est formidable, niais qu'elle ne m'étonne guère! J'ai souvent pensé que vous vous conveniez à merveille et souhaité que vous vous en aperceviez. - Eh bien, tu vois, nous nous en sommes aperçus ! fit Bertrand en riant. — Je suis très, très heureuse pour vous », reprit Cécile. Pourtant, son visage s'assombrit brusquement et ses yeux se remplirent de larmes. « Qu'est-ce qui te prend? s'exclama Viviane. — Il me prend que, moi aussi, j'ai quelque chose à vous annoncer, mais ce n'est rien de réjouissant, allez! 164

— Cécile, mon petit! Qu'y a-t-il? Ton frère Michel... — Non, non, il ne s'agit pas de Michel. » A ce moment, on entendit René sortir d'une chambre du premier étage, celle d'Antoine. Cécile l'appela. « René, dit-elle, lorsqu'il la rejoignit, en désignant Bertrand, Viviane et leurs camarades qui venaient d'entrer, explique-leur tout, je t'en prie. » Et, se tournant vers ses amis, elle ajouta : « II veut bien vous apprendre ce qui arrive. — Oui, dit le jeune homme, et éviter à Cécile le chagrin de raconter encore une fois une histoire bien pénible. Avec vous, lorsque vous serez au courant, je voudrais chercher un moyen d'aider les enfants et... quelqu’un d'autre. » Comme de nouveaux skieurs entraient et sortaient sans arrêt, il ajouta : « Je crois qu'il vaudrait mieux aller dehors, pour causer tranquillement. » La bande des six le suivit. Par la fenêtre, Cécile les vit s'éloigner sur leurs skis et s'arrêter au bout du grand pré enneigé qui s'étendait devant la maison. Là, ils firent cercle autour de René. On distinguait l'anorak bleu pâle de Viviane, la haute taille de Bertrand, les pull-overs rouges de Martine et de Frédérique, les canadiennes de Paul et d'André. Tous semblaient écouter passionnément les explications du jeune homme. Un peu plus tard, ils se mirent à parler avec force gestes, et la conversation se prolongea, interminable au gré de Cécile. Enfin, le groupe compact se dispersa et tous revinrent lentement vers la maison en causant entre eux. Les autres skieurs s'étaient éparpillés sur le plateau, cherchant les pentes encore enneigées, et Cécile se trouvait seule dans la cuisine. Lorsqu'elle entra, Viviane courut à elle et l'embrassa. « Pauvre Cécile! Que de souci tu t'es fait, sans que nous nous en doutions », dit-elle. 165

La fillette hocha la tête. « Et nous nous en faisons encore, Denis et moi, vous pouvez croire! — Il ne faut pas... il ne faut plus, fit doucement Viviane. Nous sommes là, tous les six. » Et, se tournant vers Bertrand qui entrait avec les autres : « Explique-lui ce que nous avons décidé, demanda-t-elle. — C'est bien simple et ce sera vite fait, fit le jeune homme. Cécile, il faut que ton frère retourne immédiatement à sa fabrique et rembourse la somme perdue. C'est la condition indispensable pour que son patron retire la plainte déposée contre lui, en attendant que la police recherche le vrai voleur. » Cécile ouvrit de grands yeux. « Mais c'est impossible! s'écria-t-elle. - C'est parfaitement possible, au contraire, si des amis lui prêtent cette somme. Nous sommes décidés à le 166

faire avec l'aide de nos parents qui ne nous la refuseront pas. - Oh ! dit Cécile, vous feriez ça ! — Pourquoi pas? Et tout de suite, ou, plutôt, dès ce soir, car il faut attendre la nuit pour emmener ton frère dans ma voiture et traverser le village sans qu'il soit reconnu. Inutile, n'est-ce pas, qu'il risque d'être arrêté ici avant la restitution de la somme perdue. Je le conduirai chez moi, à Lons-le-Saunier, où l'on passera le dimanche à rassembler l'argent nécessaire et, le lundi matin, il prendra le train pour Besançon. Voilà notre programme : il te va? » Éperdue, Cécile balbutia : « Vous nous sauvez ! Comment, comment pourrons-nous jamais vous prouver notre reconnaissance? - En finissant vite de préparer le déjeuner, répondit Paul en riant, car nous avons faim !

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— Mais avant de nous mettre à table, nous aimerions aller faire la connaissance d'Antoine et causer avec lui, dit Bertrand. — René va vous conduire. Oh! que notre pauvre frère va être heureux, après avoir tant souffert! » Cécile vécut le reste de la journée comme dans un rêve, partagée entre le soulagement et l'anxiété, entre l'impatience de voir partir le jeune homme et l'appréhension de ce départ, qui devait se faire incognito, malgré la présence des nombreux hôtes du refuge. Lorsque les garçons et Annette (qui retournait en classe depuis quelques jours) rentrèrent de l'école, elle avertit Denis, mais en recommandant : « Inutile que les petits sachent Antoine dans la maison; ils risqueraient de dire un mot de trop devant nos visiteurs. Chargetoi de les éloigner, quand il partira. — Fie-toi à moi, répondit le jeune garçon. Ah! que Bertrand et les autres sont chic ! Dis donc, pour une fois, la bise noire a été une. vraie bénédiction, puisqu'elle les a conduits à Blanche-Epine! » Le soir vint enfin. Dans la salle à manger pleine de dîneurs, Bertrand et Viviane mangèrent rapidement puis s'éclipsèrent. « Nous filons! Va chercher ton frère et conduis-le à la voiture », dirent-ils en traversant la cuisine. Martine et Frédérique se chargèrent de servir le repas, comme elles le faisaient souvent pour aider les enfants, et Cécile monta en courant prévenir Antoine qui attendait le signal du départ. Il descendit rapidement et, tandis que Martine tenait soigneusement fermée la porte de la salle, il sortit en toute hâte, suivi de Cécile. La 2 CV ronflait déjà doucement à l'entrée du chemin. Bertrand était au volant, Viviane près de lui. Antoine s'assit derrière eux. Cécile eut tout juste le temps de lui recommander :

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« Tu nous donneras tout de suite des nouvelles : il nous tardera de savoir quelque chose ! » Et l'automobile démarra. La fillette suivit des yeux la lumière des phares. Puis, lorsque la voiture eut disparu et que l'obscurité eut repris possession du plateau, elle rentra lentement à la maison en murmurant : « Maintenant, il ne reste qu'à attendre. »

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CHAPITRE XXII entrait dans la cuisine où Cécile allait et venait, le matin du jeudi suivant. Dehors, le plateau semblait renaître à la vie après l'interminable hiver. La neige ne le recouvrait plus que sur les pentes exposées au nord et, là-bas, les sapins de la forêt, déchargés de leurs fardeaux glacés, inscrivaient leurs pointes sombres sur un ciel d'un bleu pâle et pur. Mais Cécile et Denis ne se souciaient guère du beau temps revenu. Assis devant un livre, à la table où les deux petits faisaient leurs devoirs, le jeune garçon, souvent distrait, UN CLAIR SOLEIL

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levait la tête en soupirant et, lorsque son regard, rencontrait celui de sa sœur, Cécile soupirait aussi. Depuis le début de la semaine, tous deux attendaient avec anxiété des nouvelles d'Antoine. Ils brûlaient d'apprendre comment s'était passée la visite de leur frère au directeur de la fabrique et se demandaient si tout était arrangé ou si le jeune homme avait rencontré de nouvelles difficultés. Mais rien ne venait, ni télégramme ni lettre. « Ce silence m'inquiète de plus en plus, dit tout à coup Cécile. Vraiment, Antoine pourrait comprendre qu'il nous tarde de savoir quelque chose et nous donner signe de vie! Le temps passe... je ne sais que penser! » Denis haussa les épaules. « Ah! Moi non plus, dit-il, car si on l'a malgré tout... arrêté, il pouvait écrire, même d'une prison. - Tais-toi ! Ne prononce pas ce mot, c'est trop affreux! s'écria Cécile. D'ailleurs, s'il a rendu l'argent, pourquoi le poursuivrait-on encore? Seulement, voilà, l'a-t-il eu, cet argent? Le père de Bertrand et les autres ont-ils pu le lui prêter? » Le silence retomba dans la cuisine, un silence lourd d'inquiétude. Soudain, on entendit René siffler au-dehors et son pas rapide traverser rapidement la cour. Il entra tout souriant, portant quelques branches couvertes de chatons et un petit bouquet de perce-neige qu'il posa sur la table, devant Cécile. « Regarde ce que j'ai trouvé en chemin! fit-il : ce sont les premiers bourgeons et les premières fleurs. Voilà le printemps qui arrive! » Mais Cécile ne se dérida pas. Le printemps venait? Eh oui ! Elle le voyait bien, mais elle ne s'en réjouissait nullement. La fin de l'hiver n'était-elle pas la limite que Michel avait fixée au séjour des enfants dans la maison familiale, cette maison où ils n'étaient pas sûrs du tout de pouvoir rester?

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René, surpris de son silence, la regarda et comprit aussitôt. « Quel gaffeur je fais! Pardon, Cécile. Je croyais te faire plaisir et je t'ai peinée, au contraire, en te rappelant des choses désagréables. » Cécile fit un effort et lui sourit : « Ne t'excuse pas, va! Cela me fait plaisir, en effet, que tu aies cueilli pour moi ces jolis chatons et ces perce-neige. Seulement, vois-tu, depuis quelques semaines, dès qu'on prononçait ce mot de printemps, mon cœur se serrait de crainte. Mais, bien vite, je m'efforçais de ne plus y penser. Je me disais : « Le printemps, c'est encore loin, on a le temps ! » Eh bien, maintenant, ce n'est plus loin : c'est tout près, tu viens de me le rappeler. J'ai peur, René! Si tu savais comme j'ai peur! Et Denis autant que moi, je t'assure! — Il ne faut pas vous décourager, fit doucement

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René : rien ne dit que vous ne déciderez pas Michel à vous laisser ici. — C'est ce que nous espérions bien, au début, mais, à mesure que le temps passe, nous en sommes de moins en moins sûrs. - Et d'Antoine? Quelles nouvelles? demanda René. - Aucune. Tu peux croire que ce silence ne nous dit rien de bon et que c'est pour nous un souci de plus. » A ce moment, Denis ayant levé les yeux vers la fenêtre, s'écria : « La Claudine! Voilà la Claudine qui vient! » En effet, une femme était en vue, sur le chemin. Elle tenait à la main un rectangle de papier bleu : c'était la porteuse de télégrammes. « Enfin, enfin! Cours au-devant d'elle, Denis, fit Cécile précipitamment. On aura plus vite cette dépêche. Oh! Pourvu que la Claudine vienne bien ici! » Denis partit comme une flèche et, du seuil de la porte, Cécile, René et les deux petits le suivirent des yeux, les deux premiers avec anxiété, les autres, plus jeunes et plus insouciants, avec curiosité. Non, Claudine n'allait pas plus loin que Blanche-Épine : le télégramme était bien pour les enfants. On vit Denis aborder la femme et celle-ci lui remettre la dépêche et s'en retourner, tandis que le jeune garçon revenait en courant. « Donne, donne vite! » dit sa sœur, lorsqu'il arriva, tout haletant. Elle déplia le papier bleu, lut les quelques mots qu'il contenait et pâlit. « Oh! mon Dieu! ce n'est pas d'Antoine! murmura-t-elle. — Mais de qui, alors? — Tenez, regardez ! » Denis lut à son tour, à demi-voix :

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« ARRIVERONS SAMEDI MATIN.AFFECTIONS. MICHEL MONIQUE. » « II ne manquait plus que ça ! fit-il, atterré. — Tu peux le dire ! Ils choisissent bien leur moment ! C'est une vraie catastrophe, gémit Cécile. - Ils viennent sûrement nous chercher, fit Denis : on nous attend à l'orphelinat, tout doit être réglé pour notre départ, et j'ai bien peur que ce que nous pourrons dire à Michel ne le fera pas changer d'avis. — Je me demande d'ailleurs où je trouverai la force de regimber contre ce qu'il aura décidé », murmura Cécile, accablée. Et René, plein de pitié, pensait : « Si courageuse que soit Cécile, tant de soucis pèsent trop lourd, pour une fille de son âge. Et comment l'aider? » Un silence atterré tomba dans la cuisine, troublé seulement par le crépitement du feu. Mais soudain un pas retentit au174

dehors. Une ombre s'allongea dans le rectangle de soleil qui entrait par la porte ouverte, une voix connue cria : « Bonjour, tout le monde! » Et, sur le seuil, on vit apparaître, chargé de deux grosses valises,... Antoine en personne! Les quatre enfants et René poussèrent à la fois la même exclamation : « Antoine ! Pas possible ! Le voilà ! » Et, aussitôt, le voyageur fut criblé de questions. « Et alors? - Qu'est-ce qui se passe? — Pourquoi n'as-tu pas prévenu de ton arrivée? - Pourquoi nous laissais-tu sans nouvelles? — Tu te rends compte du souci que tu nous as fait faire ? - Attendez, attendez, dit le jeune homme en s'asseyant, je vais vous raconter...

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— C'est ça, raconte. Il est grand temps, tu sais! fit Cécile vivement. — Oh! tout s'est passé comme prévu. J'ai été reçu chez les parents de Bertrand avec une bonté que je n'oublierai pas de sitôt. Le lundi, je suis parti pour Besançon, emportant la somme perdue et je suis allé tout droit à la fabrique. — Comment t'a reçu le directeur? — Très mal, pour commencer! Aussi, je me suis empressé de poser les billets sur son bureau, avant de m'expliquer! — Et il t'a cru, j'espère? — Oui... bien qu'il ait qualifié mon aventure de « rocambolesque ». Mais, puisque je rendais l'argent, il ne pouvait plus me reprocher (ce qu'il n'a pas manqué de faire!) que ma négligence, le soir où je suis arrivé trop tard à la banque. — Et tu lui as donné le nom du vrai voleur? — Evidemment! C'est la première chose qu'il m'a demandée, pour retirer la plainte contre moi et la déposer contre lui... et je vous annonce tout de suite que l'individu est déjà sous les verrous ! — Quoi? Mais tu le croyais en Amérique! — Eh bien, il n'était pas allé plus loin que Lyon. Or, le lendemain du jour où je me suis rendu à la fabrique, on l'arrêtait là-bas, pour un autre vol, et il avouait avoir dérobé l'argent que j'avais chez moi. — II l'a rendu, cet argent? — Pensez-vous! Il ne lui en restait pas un centime. Mais cela n'a aucune importance : je travaillerai dur pour rembourser vos amis le plus tôt possible et tout sera dit. — Maintenant, fit Cécile, après avoir poussé un grand soupir de soulagement et de joie, on peut enfin respirer. Mais, ajouta-t-elle, pourquoi ne nous as-tu pas télégraphié immédiatement, comme je te l'avais recommandé?

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- Parce que les deux premiers jours, je n'en ai pas eu le temps. Ensuite... eh bien, j'ai mieux aimé me préparer à venir ici et à tout vous raconter de vive voix. — Et tu n'as pas préféré te remettre au travail sans tarder? Est-ce que ton patron ne veut pas te reprendre à la fabrique? — Il m'a laissé entendre qu'il y consentirait, mais moi, je n'y tenais pas. — Ah? Pourquoi? — Pourquoi? Vous ne l'avez pas encore deviné? Croyez-vous que je serais venu à Blanche-Epine pour quelques heures seulement, en emportant ces valises qui contiennent toutes mes affaires? — Tu veux rester... plus longtemps? demanda Cécile, qui n'osait pas comprendre. — Je reviens pour toujours, ma petite sœur, si tu n'y vois pas d'inconvénient. »

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Cécile resta un instant muette, puis elle se jeta au cou de son frère en sanglotant. « Oh! mon Dieu! Quel bonheur! quel bonheur! répétaitelle. C'est presque trop beau! » Denis, tout rouge d'émotion, embrassa aussi Antoine en disant : « Merci, merci de nous revenir, tu ne peux pas savoir combien tu nous rends heureux. » Quant aux deux petits, qui ne comprenaient pas très bien ce qui se passait, ils sautèrent de joie en criant : « II reste! Il reste! On l'aura toujours avec nous! », Après toutes ces effusions, René serra énergiquement la main d'Antoine. « Tu as pris la meilleure décision, mon vieux, et je t'en félicite. — Oui, dit Antoine. J'ai de trop mauvais souvenirs à la ville pour avoir envie d'y rester. Je reviens au pays, bien résolu à travailler de toutes mes forces, afin de rendre à Blanche-Epine son ancienne prospérité. — Les débuts seront difficiles, reprit René, mais tu peux compter sur ceux de la Sapinière pour te donner un coup de main. S'il te faut un cheval de labour, ou le tracteur, ou la batteuse, nous serons heureux de te les prêter, en attendant que tu puisses acheter tout ce qui te manque. Entre voisins, il faut bien s'entraider. - Dis surtout: « entre amis », fit Antoine, touché. Car tu as été le meilleur des amis pour mes frères et mes sœurs, René, et jamais nous ne l'oublierons. — Mais, fit soudain Denis, on gardera le refuge, n'estce pas, Antoine? — Bien sûr ! Et quand nous aurons de nouveau besoin de l'écurie et de la bergerie, on installera des baraques préfabriquées. Ainsi, nous aurons le plaisir de continuer à

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recevoir vos skieurs, en particulier Bertrand et ses camarades, à qui nous devons tant! — Et Michel qui vient samedi avec Monique! s'écria soudain Cécile. C'est sûrement pour nous chercher! Voilà le télégramme qui est arrivé, il n'y a pas une heure, ajouta-t-elle en tendant la dépêche à son frère. — Eh bien, demanda le jeune homme, je pense que tu ne t'en inquiètes plus, maintenant? Je reste à Blanche-Epine, comme il était convenu au début, par conséquent il n'y a pas de problème : nous gardons notre vieille maison. — C'est vrai... oui, c'est vrai, murmura Cécile, dont le visage rayonnait de joie. - Et, continua son frère, je suis sûr que Michel et Monique seront heureux que tout se termine ainsi. Vous aurez le plaisir de les recevoir, de leur montrer que vous vous êtes débrouillés

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comme des grands cet hiver et de leur présenter vos amis skieurs. Quant à moi, je ne manquerai pas de leur apprendre que c'est grâce à vous et à la bande accueillie à Blanche-Epine un soir de bise noire, que ma terrible aventure n'a pas eu de suites catastrophiques. — Au contraire, puisqu'elle t'a ramené au pays! s'écria Denis. — Et moi, fit gravement René, je leur dirai qu'ils peuvent être fiers de leurs cadets, de Cécile surtout, qui s'est montrée la meilleure et la plus courageuse des filles. Allons! je vous laisse, ajouta-t-il, car j'ai hâte d'annoncer chez moi toutes ces bonnes nouvelles. » Antoine et les enfants sortirent avec lui et l'accompagnèrent un bout de chemin, puis, après l'avoir vu s'éloigner en sifflant, ils rentrèrent lentement, Cécile et Denis suspendus aux bras de leur grand frère, Nicolas et Annette courant et sautillant devant eux. C'était vraiment, malgré la neige qui recouvrait encore quelques replis de terrain, un beau jour de printemps. Les rameaux chargés de chatons veloutés se balançaient sur le bleu du ciel, les premières violettes, pâles et sans parfum, fleurissaient au bord du chemin, les premiers oiseaux pépiaient dans les buissons. Emu et silencieux, Antoine regardait, autour de lui, ces prés, ces champs abandonnés, ce jardin inculte et, là-bas, sa maison aux murs décrépis, avec son grand toit couvert de zinc et ses volets vermoulus. Mais tout cela allait changer, grâce à lui et, devant la tâche qui l'attendait, il se sentait plein de courage, de force et de joie. « J'ai hâte de me mettre au travail, murmura-t-il enfin et de faire revivre le bien de nos parents. - Le bien qui nous restera toujours, grâce à Dieu, dit Cécile avec un sourire de bonheur. Nous verrons fleurir tous les

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ans l'épine blanche de nos haies... et les cerisiers du verger... et le rosier contre la maison... et éclore les petits poussins... - Et aussi se vautrer dans la fange les grosses truies et leurs nombreux petits! continua Denis en riant. Ce sera moins poétique, mais ça fera tout de même plaisir ! » Ils entrèrent dans la cuisine, où Annette et Nicolas mirent le couvert « avec une assiette de plus! » remarquèrent-ils joyeusement, et Cécile posa sur la table la soupière fumante. Puis, avec une émotion contenue : « Mets-toi là, Antoine, dit-elle en avançant une chaise. Prends la place du père, personne ne l'a occupée, depuis... » Antoine s'assit et commença tout de suite à remplir son rôle d'aîné. Il prit la louche, servit tout le monde, puis, ayant coupé le pain, il tendit la corbeille à la ronde, en souriant. Une heureuse et paisible existence reprenait à BlancheEpine.

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