IB Demaison André Kallidia princesse d'Afrique 1954.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: Horses, Equestrianism, Cattle, Birds, Saddle
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KALLIDIA PRINCESSE D'AFRIQUE

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à Saint - Marcoux, affectueux hommage. A. D.

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ANDRÉ DEMALSON

KALLIDIA PRINCESSE D'AFRIQUE ILLUSTRATIONS DE PAUL DURAND

HACHETTE 7

Du même auteur dans la même collection LA NOUVELLE ARCHE DE NOÉ

Dans la Bibliothèque Verte DES BÊTES QU'ON DIT SAUVAGES POUPAH L'ÉLÉPHANT LA COLÈRE DES BUFFLES

Copyright 1954 by Librairie Hachette. Tous droits de traduction, d« reproduction et d'adaptation réservée pour tous pays 8

TABLE DES MATIÈRES I. Où est Kallidia ? II. Kallidia s'égare dans l'inconnu III. N'est pas princesse qui veut, ni esclave qui l'on veut IV. Kallidia garde les moutons, aidée par un singe devenu berger V. Un grand oiseau gris tombe du ciel VI. Kallidia prend le chemin des oiseaux VII. Premières lueurs dans les ténèbres de l'oubli VIII. Kallidia et la fleur de caféier IX. Kallidia retrouve Kallidia X. La femme du somono voit plus clair que tout le monde XI. Les chemins qui ne se rencontrent pas XII. Kallidia retrouve ses ancêtres XIII. Epilogue

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Dépôt légal No 2465 3e trimestre 1954 IMPRIME EN BELGIQUE par la S.I.R.E.C. - LIEGE

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CHAPITRE PREMIER OÙ EST KALLIDIA ? dit qu'un magicien venait, par un caprice inespéré, d'ouvrir une immense volière. Tout le peuple des oiseaux fut en proie à l'agitation. Même les rapaces se mirent à parcourir le ciel à grands vols, en rond ou en ligne droite. Sans mauvaises intentions. Comme pour une fête dans les airs. A plus basse altitude se hâtaient les perruches qui tiennent conversation en battant des ailes, les perroquets verts qui font la joie des marins et des solitaires, les perroquets gris qui s'apprivoisent avec tant de facilité qu'on peut les transporter sur l'épaule ou même dans la poche. ON EÛT

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Alors un cri s'éleva au centre de la petite ville d'Afrique noire, formée de cases couvertes de chaume pointu, résidence de Toumbou Silla, descendant d'un ancien roi du pays : « Kallidia ? Où est Kallidia ? » Plus près des hommes, passaient en tous sens des oiseaux dont les costumes verts, mordorés, jaunes, bruns, striés de lignes blanches, tachetés de points noirs, relevés de marques de sang ou d'or, formaient dans la savane un tourbillon coloré qui réjouissait les yeux d'une petite fille au teint cuivré dont le père dominait de son autorité ancestrale toute une province de l'Afrique noire. « Où est Kallidia ? » demanda sa mère, troisième femme du potentat africain et, comme ce dernier, d'origine peulh. « Elle doit être du côté du parc à bestiaux, répondit une servante. — Elle aime les bœufs, les chevaux,, les moutons et les chèvres.... Comme son père et son grand-père!... » ajouta la deuxième épouse du chef de province, laquelle dirigeait les cuisines. Et le bruit des pilons à couscous, les appels des ménagères, les vagissements des enfants, les aboiements des chiens qui passaient à travers les clôtures de bambou tressé, couvrirent les réflexions échangées au sujet de la jeune absente. Pendant ce temps, les oiseaux-mouches, innombrables joyaux de l'espace, butinaient les fleurs avec leur long bec courbe sans se fixer sur une tige, en plein vol, sur place; et sous le pont, fait de deux troncs d'arbre et qui franchissait la petite rivière, les martins-pêcheurs circulaient en frétillant pour surveiller et saisir le menu poisson qui abonde autour des rives où les femmes du village noir ont coutume de rincer leurs calebasses. Tout le monde des airs s'agitait comme si un vol de rapaces l'eût menacé. Cependant, les rapaces eux-mêmes étaient soudain fort occupés à chercher des abris contre la colère du ciel qu'ils sentaient venir du fond des horizons. « Kallidia, ne passe pas le pont ! avait crié une des laveuses. Il y a des mauvais génies sur l'autre rive !... ». 11

Mais l'enfant avait continué, tout en souriant de côté et en serrant son léger pagne autour de sa mince taille. Parmi ces femmes du peuple, qui aurait osé contredire la fille préférée du chef de province, et s'opposer à ses fantaisies ? On racontait bien, au cours des interminables causeries des femmes, en l'absence des maris et des pères, que la plus jeune fille du grand chef prenait des manières de Blancs : « Elle regarde voler les papillons ! — Comme si les lepe-lepe pouvaient intéresser une fille de roi ! — Elle ne veut pas qu'on tue les bœufs ! — Comme si l'on pouvait manger de la viande sans tuer les bœufs et même les vaches stériles ! — Elle caresse les chiens ! — Comme si c'était permis de poser sa main sur cet animal impur ! — Elle aime les chats et leur donne à manger ! — Comme si les chats n'avaient pas pour métier de manger les rats !... — Elle regarde les oiseaux ! —' Comme si ces fripouilles d'oiseaux ne dévoraient pas nos récoltes de mil ! » Et ainsi de suite.... Mais nul n'aurait osé se plaindre. Car dans toute la ville, dans la tribu, dans le peuple entier, on n'ignorait pas que Kallidia serait bientôt fiancée, quoique enfant, au fils d'un grand chef voisin, ami de son père, et mariée lorsqu’elle atteindrait l'âge de quinze ans. Soudain, comme sur un ordre, toutes les laveuses empilèrent leur linge dans les calebasses propres et s'enfuirent vers les cases. Ce que les oiseaux sentaient depuis quelques moments, voilà que les femmes noires en étaient maintenant averties : la tornade, la première tornade de la saison des pluies. Seule, Kallidia continuait ses menues explorations de l'autre côté de l'eau.

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Avant même que la fillette ait eu le temps de se rendre compte du déchaînement de la nature, un vent de tempête s'éleva, suivi d'une pluie sans mesure, une pluie dont chaque goutte était large comme une soucoupe. Kallidia se réfugia derrière le tronc d'un gros arbre. Toute mouillée, elle songea à repasser la rivière où elle aimait se baigner, la petite rivière où les ménagères venaient puiser l'eau, laver le linge et se savonner le corps. Trop tard ! Un torrent jaunâtre qui transportait des souches arrachées aux deux rives, des bûches énormes destinées à être transformées en pirogues ou en tam-tams de guerre, tout ce flot boueux et tumultueux avait emporté le pont fait de troncs d'arbre, où elle avait passé comme passent les chèvres, les chiens, les moutons et les bœufs. Tandis que, de tous côtés, les crapauds soudain réveillés de leur sommeil annuel clamaient leur joie patiemment espérée avec des voix de ténors, de barytons, de basses nobles et de contrebasses.... Un orchestre fantastique!... Une grande peur envahit la fillette. Elle ne cria pas. Ses cris eussent été couverts par le fracas des branches cassées, par les longues plaintes du vent, par le bruit de la première pluie de la saison, une pluie énorme et lourde. Kallidia pensa à sa mère, impuissante et craintive. Son refuge fut son père. Hélas ! le roi du pays était en visite à la résidence assez lointaine du grand chef blanc. Plus rien à faire qu'attendre. Un porc-épic passa près d'elle pour aller se réfugier entre deux racines d'arbre. Une civette faillit la renverser en courant sauver ses petits dans leur abri envahi par les eaux. Tandis que des serpents, heureux de prendre un bain sans avoir peur des jeunes crocodiles, se faufilaient entre les herbes et les buissons. « Ouaï, ma mère ! » gémit Kallidia. Et elle se mit à penser à ses sœurs : l'une mariée, les deux autres, ses aînées aussi, assises chaudement autour du foyer, au

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Kallidia se réfugia derrière le tronc d'un gros arbre. 14

milieu de la case des mères. Celles-là ne pouvaient avoir peur. Elles avaient un bon abri.... Kallidia se trouvait donc seule au milieu d'un mande tourmenté par la tornade, écrasé par la pluie. Elle allait pleurer de désespoir, lorsque trois cavaliers se présentèrent pour passer la rivière. Lorsqu'ils virent que le pont avait été emporté, ils retournèrent sur leurs pas et aperçurent Kallidia qui s'enfuyait. L'un d'eux la rattrapa et lui demanda le meilleur chemin pour continuer leur route, un gué en amont ou en aval. Comme la fillette ne savait quoi leur répondre, un autre cavalier l'interrogea. « Quel est ton nom ? — Kallidia. — Ton père ? — Toumbou Silla. — Le roi du pays ? — Lui-même. » L'homme regarda ses compagnons. « C'est peut-être le destin qui nous favorise, dit le troisième, plus âgé, barbu, et qui semblait commander aux deux autres. Qu'elle monte sur un de nos chevaux. » C'est ainsi que Kallidia fut installée sur le pommeau de la selle du dernier cavalier qui avait parlé. Le ciel était bas. Toute la nature semblait vidée d'êtres humains et d'animaux. La pluie avait remplacé les chants des oiseaux et les appels des bêtes. La fillette crut entendre des cris de femmes de l'autre côté de la rivière. Elle se trémoussa sur sa selle, tourna la tête en tous sens, les yeux exorbités. Le cavalier barbu la rassura : « Nous allons te porter chez ton père », dit-il avec douceur. La route parut interminable. * ** 15

« Où est Kallidia ? — Où est Kallidia ? » De toutes parts, à travers les centaines de cases de Mansabâ, on entendait ce cri. Les femmes, les enfants le répétaient. Les hommes sellaient les chevaux, empressés comme le sont les cavaliers noirs de cette région. « Où est Kallidia ? Nous allons chercher Kallidia ! » Mais il fallait faire un long détour pour passer la rivière, et il n'était pas question d'attendre la décrue des eaux, ni même la fin de la grosse pluie régulière qui avait succédé à la tornade. Des cavaliers de Mansabâ partirent dans toutes les directions. Les cris de la mère de Kallidia, de ses tantes, de ses sœurs aînées les auraient incités à crever leurs chevaux; la crainte du chef de province, sa colère à son retour si jamais sa fille préférée était absente de la maisonnée, si elle n'était pas retrouvée, voilà qui suffisait à leur enlever l'envie ou le besoin de manger et de dormir. La nuit arriva et les cavaliers de Mansabâ n'étaient pas rentrés. Les matrones noires avaient exploré les moindres recoins de la bourgade noire, avaient inspecté les cachettes d'enfants, les bosquets sacrés réservés aux grandes personnes; les parentes de Kallidia avaient imploré les génies de la terre et des eaux, les génies de l'air et du feu. En vain. Nul n'avait rencontré Kallidia. Sa mère s'était promis de lui administrer une correction dont la fillette se souviendrait. A présent, elle énumérait les offrandes qu'elle ferait aux divinités; elle choisissait même dans son esprit les tissus dont elle vêtirait sa fille pour le jour de son mariage. « Où est Kallidia ? » ne cessait-elle de répéter à tout venant — comme si chaque être vivant, même chez les bêtes et les arbres de la savane, avait pu lui révéler la cachette de sa fille et la ramener à la maison. * **

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Dans la nuit même, les deux sorcières du pays furent consultées. Cadeaux de poules, de moutons, de pagnes : rien ne fut épargné pour exciter leur zèle. Les devineresses usèrent de procédés assez semblables : calebasses remplies d'eau claire dans lesquelles le destin se lisait par transparence, jeux d'osselets et de menues pierres anciennes qu'elles lançaient en l'air et dont la disposition, à la retombée, éclairait l'esprit de celle qui prétendait lire les secrets du passé, du présent, de l'avenir. La plus jeune des deux, ou plutôt la moins vieille, après une danse rituelle, déclara : « Kallidia est en voyage. — Où ? supplia la mère. — Du côté d'une grande eau.... » La plus âgée se pencha plusieurs fois sur ses sortilèges. « Elle reviendra. Avec une couronne sur la tète.... » On ne put en obtenir davantage. Les deux sorcières ne couraient aucun risque, et de telles prédictions leur permirent de réclamer de nouveaux cadeaux. Les parentes de Kallidia s'exécutèrent, de peur d'attirer sur la fillette les mauvais sorts des génies invoqués par les deux mégères, mais ne furent pas entièrement rassurées pour cela. Chacun redoutait la colère de celui qu'on appelait toujours le roi, lorsqu'à son retour il ne pourrait plus se livrer à la tendresse qu'il professait à l'égard de sa fille — très profonde, bien qu'au-dessus de tout il plaçât les fils que le Ciel lui avait accordés et qui continueraient sa puissance. L'oncle de Kallidia, frère de sa mère, touché par les lamentations et les craintes de celle-ci, alla de son côté réveiller le plus grand sorcier du pays, celui même que consultait volontiers le chef de la province. Le vieux, tout édenté, ralluma le feu qui réchauffait sa case, revêtit les pagnes et les ornements barbares qui faisaient partie des attributs de son métier — colliers de pierres taillées, masque de bois sculpté garni d'une sorte de crinière en raphia, bracelets 17

de bronze creux dans lesquels s'agitaient de menus cailloux —, car on n'interroge pas sans précautions ni parures les génies des eaux et de l'air, de la terre et du feu.... L'oncle de Kallidia lui tendit deux poulets. Le sorcier, ayant tiré d'un étui de bambou un couteau consacré par de très nombreuses années d'exercice, choisit un des deux volatiles, lui coupa le cou sur un petit billot et le jeta entre lui et son interlocuteur. Lorsque l'oiseau devint immobile, le sorcier déclara à voix basse : « L'enfant est vivante ! — Où est-elle ? interrogea l'oncle qui ne dissimulait pas son angoisse. — Je vais te le dire. » Le vieillard, transformé en bête de la forêt, se pencha sur le volatile. Longtemps il réfléchit. Au cours de sa longue existence, jalonnée par des consultations et des expériences sans nombre, il n'avait pas manqué d'être au courant des rivalités, souvent mortelle?, qui divisaient les maîtres du pays, qu'ils fussent seigneurs féodaux héréditaires ou chefs désignés par les hommes blancs. Lorsqu'il releva la tête, ce fut pour dire, d'une voix caverneuse, comme à regret, comme s'il livrait un secret dont la révélation pouvait engager une guerre : « C'est un autre grand chef qui a fait enlever la fille.... Un ennemi du mari de ta sœur ! » Le sorcier se tint alors immobile et s'enferma dans le silence, ainsi que dans un cercle magique. L'oncle de Kallidia aligna lentement devant lui des présents, pagnes colorés, anneaux d'or pur, papier-monnaie que ne dédaigne plus depuis longtemps aucun Africain, si éloigné qu'on le croie de la civilisation des Blancs. « Peux-tu me dire qui est-ce ? » questionna-t-il. Le sorcier ramassa les présents, les mit derrière lui et dit :

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« Le nom du voleur de filles ne m'apparaît pas, car il est loin d'ici. Mais ce dont je suis certain, c'est qu'il habite derrière les montagnes, très loin dans le soleil levant. » Il se dépouilla de tous ses attributs et avala le contenu d'une petite calebasse d'eau, indiquant par là que la consultation était terminée. Dans la nuit, les grands-ducs jetaient leur appel de chasse, les vanneaux poussaient leurs cris apeurés, les hyènes ricanaient, les chacals glapissaient. Tout en allant rejoindre sa sœur pour la rassurer et aussi l'accabler de reproches, l'oncle de Kaîlidia, bien qu'il fût un guerrier endurci, crut que les génies de la brousse manifestaient à l'égard de sa famille tantôt leurs blâmes tantôt leurs encouragements. * ** Le père de Kallidia rentra de voyage avec son escorte, le lendemain en fin de journée. A peine descendu de cheval il fut frappé par l'allure gênée de ses serviteurs et de sa maisonnée. Lorsque ses enfants l'eurent entouré, il demanda : « Où est Kallidia ? » Il fallut bien lui raconter l'événement, la disparition de la fillette. A mesure que les détails s'accumulaient, venus de bouches différentes qui cherchaient toutes des excuses, la colère montait dans l'âme du père. Par dignité, il se garda de la manifester dans la cour de sa demeure, qu'entouraient les cases de ses femmes et de son personnel. Mais lorsqu'il eut pénétré chez la mère de Kallidia, on put entendre de longues plaintes qui déclenchèrent les hurlements des chiens de toute la cité noire. A la fin de l'expiation provisoire, n'y tenant plus, la mère de Kallidia gémit : ' « Mon frère Mademba te dira où l'on peut la retrouver. — Qu'on aille le chercher ! » ordonna le chef du pays. L'explication fut rude. L'oncle fut accablé de tous les défauts des parents qui avaient engendré une mère si peu soucieuse de 19

ses enfants. Car les injures directes, en Afrique, font moins de blessures que celles qui attaquent les ancêtres.... Le père de Kallidia ne consentit à s'apaiser qu'au moment où son beau-frère lui eut fait part des indications du sorcier. Il réfléchit longuement en silence. Avant que les Blancs fussent maîtres du pays, il eût sur-lechamp fait armer ses cavaliers et fondu comme la tornade sur le chef-lieu où régnait son rival. Il l'aurait tué, lui aurait enlevé ses femmes «t ses filles. A cette heure, inutile de songer à déclarer une guerre. Un des frères de Kallidia était étudiant à Saint-Louis, où il apprenait les règles du nouveau savoir-faire et du nouveau savoir-vivre des fils de chefs, où il participait aux manières des hommes blancs. A cette heure où nul ne pouvait lever le bâton, encore moins un fer de lance sur la tête de son semblable, il ne pouvait que s'en remettre à la justice et à la police des hommes blancs. « Qu'on selle mes chevaux demain matin au chant du coq, déclara le père de Kallidia. Toi, Mademba, et cinq de mes garçons vous m'accompagnerez. Nous irons voir le commandant de la région qui est le maître du télégraphe et le maître des fusils rapides. Il nous aidera à retrouver Kallidia.... » La nuit n'alla pas sans injures, sans gémissements. L'espoir et le repos ne revinrent dans les cases des femmes qu'après les appels des coqs, lesquels, en Afrique comme ailleurs, se figurent, non sans prétention, qu'ils font lever le soleil. * ** Le résident, que pkr habitude les Africains appellent toujours «commandant », accueillit avec amitié le père de Kallidia et sa plainte. Comme cette plainte n'était accompagnée que des renseignements du sorcier, rapportés par l'oncle et dont le chef de province, par une retenue naturelle en face des Blancs, gardait

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secrète l'origine, le résident ne put qu'expédier des télégrammes dans les districts voisins. Tous les messages portés a travers les savanes, les plaines et les forêts par les « cordes de fer » mentionnaient que la fillette répondant au nom de Kallidia était marquée, à la base des seins, de la marque des Silla : une étoile sur une barre horizontale, marque obtenue par des incisions que l'on ne pouvait faire disparaître sans blesser une fillette qui n'avait pas atteint l'âge de onze ans. Le père de Kallidia s'en retourna le soir même dans son cheflieu, persuadé que le pouvoir et le savoir des hommes blancs lui rendraient sa fille; mais décidé à les aider par lui-même de toutes ses forces, au moyen de toutes ses ruses. En rentrant dans la cour de sa demeure, il dit à ses cavaliers et à son beau-frère ': « Allez et criez à tout le pays que je donnerai cent vaches à celui qui me ramènera ma fille ! » Il ajouta : « Je donnerai aussi un bijou en or ! » La mère de Kallidia frémit à cette dernière annonce : elle savait que ce bijou serait pris parmi ceux qu'elle avait reçus en dot de son mari. Elle savait aussi, comme tout le pays, que celui-ci ne manquait jamais à sa parole.... Dans la nuit même, le chiffre de cent vaches fut répété par toutes les bouches. Jeunes ou vieux, les cavaliers forcèrent la ration de mil de leurs chevaux. Au premier chant du coq, toute la crainte des génies nocturnes étant éloignée, ils se répandirent dans diverses directions. Surtout vers le soleil levant, en accord avec les dires du sorcier. Cent vaches ! Une vraie fortune, solide, durable, dans ce pays où, depuis des milliers d'années, les bœufs, vaches, taureaux

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et génisses constituent la base de la richesse, remplacent la caisse d'épargne, tiennent lieu de banques, de magasins et d'entrepôts. Cent vaches ! Il est évident qu'il fallait retrouver la fille du grand chef de la province, du descendant des anciens rois de la région. Il fallait retrouver Kallidia....

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CHAPITRE II KALLIDIA S'ÉGARE DANS L'INCONNU sorciers africains peuvent sans doute commettre des erreurs d'orientation. Ils sont en cela différents des Malgaches de Madagascar, lesquels abusent des points cardinaux. Si bien que la mère dit à sa fille qui dresse la table et met le couvert : « Tu placeras ton oncle au sud, ton cousin à l'est, ta tante à l'ouest, et ton père au nord. » De toute manière, c'est vers le soleil couchant et non vers le soleil levant que les ravisseurs de Kallidia se dirigeaient. Comme ils avaient franchi deux gués en sens contraire, puis suivi le lit d'un ruisseau, les traces de leurs chevaux avaient été perdues. LES

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Dès les premiers instants, Kallidia n'avait pas osé proférer un cri. Le cavalier barbu qui l'avait mise sur sa selle lui répétait : « Tiens-toi tranquille, ma fille. Je vais te ramener dans ta maison. » Après des pas et des pas, des détours et des contours, lorsqu'elle se rendit compte qu'elle s'éloignait du village de son père, voilà que Kallidia se mit à trembler. Tout d'un coup lui revinrent en mémoire les histoires qui se racontent, le soir, pendant que le repas s'achève autour du foyer central de la case commune qui sert de salle à manger. Elle se souvint d'enlèvements de petites filles devenues, loin de leurs parents, épouses d'étrangers, d'inconnus, de chasseurs nomades, de guerriers sanguinaires. Et alors, elle se mit à hurler dans la nuit, appelant sa mère, son père, ses tantes, son oncle. A ses cris, les ravisseurs furent convaincus que la fillette ne leur avait pas menti. « Elle ne doit pas abîmer la vérité lorsqu'elle dit qu'elle est la fille des Silla. Notre maître sera plus heureux que nous ne pouvions l'espérer.... Mais il nous faut passer la «grande eau » avant que le jour se lève ! » Le plus âgé des cavaliers dit au plus jeune : « Mets-lui ton turban autour de la bouche et attache-lui les mains. » L'homme sauta de son cheval, déroula sa coiffure et en entoura le bas de la figure de Kallidia, la condamnant ainsi au silence, mais sans risquer de la blesser. Puis, avec les extrémités du turban, il lui lia les deux mains sur sa poitrine. Et ils continuèrent leur route, à l'allure de voyage, qui est un sorte de trot galopé et rythmé, propre aux chevaux de l'Afrique noire. Par bonheur, ces hommes parlaient entre eux un idiome inconnu de Kallidia. Pour rien au monde, ils n'eussent voulu l'effrayer au point de la faire mourir de peur ou tout au moins de lui faire perdre la raison.

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Ils avaient franchi deux gués en sens contraire.

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« Nous te ramènerons chez ton père, dit encore le plus âgé usant de la langue maternelle de Kallidia. Et il nous donnera une grosse récompense, car nous avons évité que tu sois dévorée par la panthère, par l'hyène, ou emportée dans le haut des arbres par les génies de la forêt.... » Kallidia se trouvait ainsi partagée entre deux sentiments. D'un côté elle se sentait soumise à la fatalité ancestrale qui fait accepter les plus mauvais coups du sort. De l'autre, son sang de fille de grand chef se révoltait contre tout accident qui changeait ses habitudes. « Ouaï, ma rnère ! » gémissait-elle. Comme elle était bâillonnée, nul ne pouvait entendre son appel de désespoir. Alors, elle se tortillait comme une chenille agacée ou blessée, émettent par le nez des sons étouffés. L'homme barbu qui la maintenait sur la selle, mit son cheval au pas et parla pour dire : « Ecoute, Kallidia, je vais te raconter l'histoire de Dafla, une petite fille de cultivateurs qui devint reine d'un grand pays. Comme toi, elle avait été trouvée dans la brousse, abandonnée après une terrible bataille. Tout le monde était mort ou avait pris la fuite. Les cases étaient brûlées. La petite fille se trouvait seule avec une chèvre que Dieu avait mise a côté d'elle, loin du feu et des lances et des flèches. La chèvre broutait. La petite fille tétait son lait. Elles dormaient toutes deux dans le creux d'un baobab dont l'entrée pouvait se fermer avec des branches épineuses. Les lions passaient devant leur abri sans oser entrer. Les hyènes venaient manger les cadavres des guerriers morts dans la bataille et ne touchaient ni à la chèvre ni à la fille. « Qui était son père ? On ne l'a jamais su. Un jour, des cavaliers passèrent par là et !lui parlèrent. « Ton nom ? — « Dafla. » Elle était jolie, déjà longue comme toi et sur le chemin de dépasser l'enfance, les cheveux courts comme les tiens que tu feras tresser en crête lorsque tu seras femme. Les cavaliers l'emmenèrent dans la demeure de leur roi. Pas sans

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la chèvre. La petite avait dit qu'elle préférait mourir plutôt que de se séparer de la bête qui l'avait nourrie. « Le roi reçut la fille en présent et la plaça parmi les autres femmes de sa maison. Il était vieux et plein de sagesse. Il avait des fils dont l'un était courageux et le meilleur tireur à l'arc du royaume. Lorsque ce dernier vit Dafla, son cœur fut rafraîchi. Il dit : « Voilà une fille qui me donnerait de beaux enfants, — « On ne sait pas qui est son père, lui dit-on. Un fils de roi ne « peut pas épouser la fille d'on ne sait qui ! » Le fils du roi baissa la tête et partit pour faire la guerre. Avec ses lances, son arc et ses flèches. « Dans ce temps-là, un feu s'alluma la nuit dans le ciel, un feu que personne n'avait jamais vu et qui mangeait les étoiles. Ce feu avait grandi, grandi... (1). Tellement, que les sorciers annoncèrent qu'il fallait offrir de grands sacrifices aux génies; sans quoi le ciel brûlerait la terre et tuerait tout ce qui respire par le nez. Ils disaient : « Seuls les poissons échapperont au « malheur. » « On sacrifia des bœufs -et des moutons que l'on ne peut compter. Ça n'empêchait pas le feu dans le ciel de continuer à grandir. Les femmes pleuraient dans la nuit et portaient leurs bijoux aux sorciers pour qu'ils fissent des prières. Seule Dafla continuait à jouer, à rire, à chanter, à laver le linge, à faire la cuisine. « Le fils du roi revint de la guerre que la vue du ciel en flammes avait arrêtée. Le fils du roi avait un bras abîmé. Dafla le soigna. « Comme elle continuait à chanter alors que toutes les autres femmes criaient et pleuraient, le fils du roi interrogea la jeune fille. « Pourquoi ce feu du ciel ne te fait-il pas peur ? « — Parce qu'il va s'en aller comme il est venu.... S'il pouvait « brûler les homm.es, il aurait déjà commencé par brûler l'herbe « sèche.... » (1) Il s'agissait à coup SÛT de la comète de 1910. (N.D.A.)

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« Le feu du ciel se fit plus petit, chaque nuit un peu plus petit. Il disparut et la pluie tomba, et l'herbe fut bonne pour les bœufs, pour les vaches, pour les génisses, pour toute la viande vivante de la brousse. Et les semences de mil, de maïs et d'igname poussèrent comme dans les années que Dieu nous donne en cadeau.... « Le fils du roi vint s'asseoir parmi les anciens sous l'arbre des palabres. Il parla ainsi : « La fille qui a dit plus de vérités « que tous les sages et les sorciers réunis n'est pas la fille d'un « homme sans honneur ni sans pouvoir. Demain, je l'épouserai,...» « Voilà comment Dafla devint reine du pays après la mort du vieux roi, père de son mari, guerrier et chasseur sans pareil.... » Les ravisseurs n'ont-ils pas coutume de raconter de belles histoires aux petites filles qu'ils enlèvent, à tous les âges de l'humanité et dans tous les pays de la terre ? C'est ainsi qu'après un moment de silence Kallidia s'endormit sur le cheval de l'homme qui l'emportait loin de la maison de son père. Le cavalier barbu détacha doucement le turban qui bâillonnait la petite fille et libéra ses mains. Il savait qu'elle ne crierait plus jusqu'au lever du jour et qu'à ce moment-là nul ne l'entendrait qui fût capable de la délivrer. * ** La fille la plus chérie du grand chef de province Toumbou Silla se réveilla lorsqu'elle entendit le bruit des pagaies qui faisaient avancer rapidement deux pirogues, porteuses des chevaux et des cavaliers, sur un fleuve démesuré. A l'avant de la pirogue où on l'avait doucement déposée, comme il est coutume pour les passagers de marque, Kallidia s'était redressée, tournant le dos à l'équipage et au cavalier

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barbu qui l'accompagnait. Ses vêtements légers, camisole d'indienne et pagne colorié, collaient à son corps. Telle une statue antique en bronze clair, elle dominait ce royaume humide dont la vue la surprenait et lui inspirait de la crainte. « Ouaï, ma mère ! » " gémit-elle d'une voix assez basse pour que nul ne l'entendît parmi ces hommes qu'elle considérait comme les serviteurs de son père. Lorsqu'elle se retournait pour mesurer l'étendue de l'eau plate, ceux-ci pouvaient alors se rendre compte de la sveltesse de sa taille, de la finesse de son nez et de ses lèvres, de la grandeur allongée de ses yeux, du teint plus clair de ses épaules et de son visage, du galbe de ses jambes, en un mot de la noblesse étrange qu'ils n'étaient pas habitués à distinguer chez les femmes de leur race. « C'est sûrement une fille de Peulhs ! Les tresses de sa chevelure sont celles des Peulhs ! dit le barreur assis à la poupe de la pirogue. — C'est la vérité toute blanche ! » opina le cavalier barbu. Sur leurs têtes, en plein ciel, des aigles pêcheurs jetaient dans l'air frais du matin leurs plaintes si fragiles, si peu en rapport avec la puissance de leur vol et de leurs serres. Par instants, ils se laissaient glisser jusqu'à ras de l'eau, cueillaient un poisson imprudent, dont les écailles jetaient un éclat de lumière au jour naissant, et poussaient alors un cri de triomphe. Le domaine des eaux s'agitait, des brochets sautaient, retombaient dans une gerbe blanche. La vie reprenait après les ténèbres. « J'ai peur ! gémit Kallidia en s'asseyant, soudain terrifiée par les remous que faisaient les lamantins et les hippopotames. — Pourquoi as-tu peur ? Cette eau mène dans le pays de ton père. — Je n'ai jamais va de si grande eau ! — Les mêmes eaux sont larges ou étroites selon les montagnes et les plaines, et aussi selon la volonté de Dieu. — J'ai peur ! » ne cessait maintenant de répéter la fillette.

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Un des piroguiers lui tendit une petite calebasse de lait caillé. Kallidia refusa d'abord. Puis elle finit par accepter, car la faim lui serrait les entrailles. « Conduisez-moi chez mon père î ordonna-t-elle. — Une fille de chef ne doit pas se plaindre ni avoir peur ! » dit le plus âgé des cavaliers, tandis que les deux autres, qui tenaient les chevaux dans la deuxième pirogue, arrivaient à leur côté. L'homme à barbe avait trouvé le mot qu'il fallait dire. Kallidia ne parla plus de peur, mais se mit à questionner sur le pays, ses gens, ses animaux. « Est-ce qu'on mange les hommes, de l'autre côté de cette , grande eau ? » Le cavalier se mit à rire. « Nous ne sommes pas des sauvages qui vivent dans les forêts noires, dit-il. — Ont-ils des bœufs ? — Tu pourras voir les vaches qui paissent dans la plaine, Kallidia, lorsque le soleil sera sur nos têtes. On est incapable de les compter.... — Ont-ils des moutons ? — Tu en verras dans chaque case. —• Et des poulets ? — Comme dans tout l'univers où nous vivons. — Les oiseaux ? — On ne peut les compter. — Ils mangent les récoltes et les fruits ? — Comme partout ! — Est-ce qu'on tisse des pagnes ? — Nos tisserands viennent chaque année tisser le coton filé par nos femmes. — Fait-on de belles sandales, dans ce pays ? — Si belles qu'on ne peut en parler ! Je t'en achèterai une paire, » L'homme promettait ainsi et à bon escient, dans l'espoir

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que la fillette plairait à son maître, acquerrait du pouvoir sur le cœur de ce dernier et qu'il monterait ainsi lui-même en faveur. « Tu les feras voir à ta mère, ajouta-t-il pour rassurer la fillette sur l'issue de son voyage. — On dit, reprit Kallidia, ' qu'il y a, loin au-delà de cette grande eau, un pays sans arbres et sans rivières. — C'est la vérité. — Comment peut-on y vivre ? — C'est le pays des Maures et des chameaux, répondit l'homme. — Je raconterai tout ça à mon père, conclut Kallidia. J'ai entendu parler des chameaux, mais n'en ai jamais vu. » Ils atteignirent l'autre bord du grand fleuve, que les hommes blancs appellent le Niger. Les chevaux sautèrent dans l'eau peu profonde et burent longuement. Les cavaliers gratifièrent les piroguiers de quelques menues monnaies et surtout de bonnes paroles. « Que la grande eau et les vents vous soient toujours favorables ! dirent-ils. — Ainsi soit-il ! » répondirent les piroguiers. Et ils ajoutèrent : « Saluez pour nous les gens du royaume de Rhâna ! — Ils l'entendront ! » répondirent les cavaliers. Et l'aîné, porteur de barbe, ne prit même pas le temps de rajuster son turban, ordonnant aux deux autres dans leur langue inconnue de Kallidia : « Fuyons vite vers notre pays, avant que la fille ait eu le temps de se faire reconnaître et de faire avertir son père. » Et il ajouta, au galop de son cheval : « Si son père savait, le malheur nous tomberait sur le dos jusqu'à la mort ! »

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Un des piroguiers lui tendit une calebasse de lait.

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Ils marchèrent ainsi, au pas et au trot, pendant des jours et des jours. Parfois, les cavaliers prenaient le galop. Mais seulement si quelque danger les menaçait, buffles sauvages et brutaux, serpent boa dérangé dans son sommeil, lions en train de dévorer une antilope, ou simplement un groupe de voyageurs dont on redoutait l'indiscrétion. Les chevaux appartenaient à cette race courte, propre aux régions vraiment tropicales de l'Afrique, dont le garrot se trouve à hauteur de l'épaule d'un homme moyen, résistants au point de parcourir soixante kilomètres du coucher au lever du soleil. Alezans ou bais sombres, pour la plupart, munis de larges sabots qu'il n'a jamais été question de ferrer, la corne repoussant à mesure de l'usure sur un sol rarement rocailleux. D'humeur plutôt facile, ils semblent, eux aussi, être soumis à ce fatalisme qui pèse sur les êtres et même sur les choses de cette région. On buvait aux puits creusés en pleins champs aux abords des villages. Kallidia, pour essayer d'amadouer les cavaliers, remontait l'eau dans une outre en peau de chèvre suspendue à une longue liane. Et lorsque les hommes avaient bu, elle demandait : « Quand allez-vous me reconduire chez mon père ? — Dès que nous aurons averti notre roi, qui ne manquera pas de te charger de présents. — Je sais bien que vous allez me vendre comme esclave ! dit en rageant la fillette. Vous êtes des marchands d'esclaves ! — Il n'y a plus de marchands d'esclaves, Kallidia, répondait le cavalier barbu. Depuis longtemps les chefs blancs ont interdit de vendre des hommes. On ne peut vendre que des bêtes. » A mesure que le petit groupe s'avançait dans l'inconnu, Kallidia sentait la révolte monter dans son cœur. Un jour, elle se mit à crier, à appeler son père et sa mère au beau milieu du village dans lequel les cavaliers avaient arrêté leurs montures. Ce fut alors une fuite éperdue, Kallidia enlevée à bout de bras et posée sur le cheval au galop..,.

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A partir de ce moment, les trois hommes décidèrent de camper en bordure des champs, à la limite des arbres de la savane. Ainsi, à chaque étape, l'un d'eux se détachait pour aller se procurer des vivres et remplir les outres en peau de chèvre. De telles circonstances éveillèrent dans l'esprit de la jeune Peulh la première idée de fuite. On couchait hors des villages, donc pas de risque de faire aboyer les chiens. La lune éclairait la savane : pas de rencontres d'esprits qui redoutent la lumière. On avait quitté le pays des plaines; le chemin passait entre des montagnes aux pentes raides : donc les chevaux ne pourraient pas servir à sa poursuite et elle trouverait à se cacher dans les creux de rochers. «Dieu et les ancêtres de ma famille sont avec moi ! se dit la jeune fille. Je préfère mourir plutôt que de devenir esclave !... » Kallidia se rappelait bien l'histoire de Dafla. Mais le récit de cette belle aventure ne put la retenir lorsque, la nuit étant avancée et ses ravisseurs profondément endormis, elle se glissa d'arbre en arbre, courbée comme une bête, jusqu'au point où elle atteignit les premières pentes de la vallée. Là, elle écouta la savane. Pas de bruit de sabots de cheval. L'homme barbu et ses compagnons ne la poursuivraient pas à pied.... Seuls les cris apeurés de quelques oiseaux auraient pu lui faire peur si elle les avait entendus pour la première fois. Elle se redressa et grimpa la pente, sans savoir où elle allait, mais avec l'intention enragée de mettre entre elle et ses ravisseurs l'épaisseur d'une masse rocheuse sur laquelle ses pieds nus ne laisseraient pas de traces. Kallidia marcha ainsi longtemps dans la nuit, descendant une pente pour en remonter une autre. Cela tant que la lune éclaira les buissons et les arbres rabougris par la sécheresse. Nulle part elle n'eut à traverser de cours d'eau ni à contourner une mare. Elle ne foula même pas une terre humide.... Au moment où la lune allait finir sa nuit derrière l'horizon,

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voilà que Kallidia se sentit soudain seule au monde.... Elle prit peur. Qu'allait-elle devenir, alors que les ténèbres se coagulaient déjà autour de son ombre ?... Tomberait-elle sous la griffe et sous la dent des bêtes qui attendent l'obscurité complète pour surprendre leurs victimes ?... Elle avait échappé aux génies malfaisants, rampants ou ailés : allait-elle devenir la proie d'une lionne en quête de viande fraîche pour ses petits?... Ou d'une hyène, couarde en face des hommes mais qui s'attaque aux enfants et aux jeunes filles?... Et la panthère? Qui peut lui échapper lorsqu'elle vous tombe sur le dos et vous brise la nuque ?... Un génie favorable dut passer par là, dans ce moment de détresse et de fatigue : Kallidia aperçut un abri rocheux, un trou dans lequel elle put s'introduire. La place était vide, le sol encombré de déchets de chauvessouris. Mais il fallait en défendre l'entrée.... L'exemple de Dafla revint de nouveau dans la mémoire de la fugitive. Elle entassa des branchages épineux à l'entrée de l'étroite grotte et les attira sur elle, comme elle avait l'habitude de procéder pour fermer la porte de sa case. * ** Ce furent les oiseaux qui réveillèrent Kallidia. Cela lui donna de l'espoir. Elle était libre, et elle trouverait de quoi vivre puisque les oiseaux n'avaient pas fui ces pierrailles désolées et cette brousse qui semblait aride. Elle laissa monter le soleil sans bouger, dans la crainte que de loin un des cavaliers ne l'aperçût. A travers les branchages, elle pourrait voir sans être vue.... Les ravisseurs la chercheraient, ne la trouveraient pas, pensait-elle, et continueraient leur chemin. Il ne lui resterait plus alors qu'à partir en sens inverse cl, à demander secours dans les villages..,. On l'assisterait sûrement lorsqu'on saurait qu'elle était fille de roi.... Oui, mais si les bêtes de la brousse ne la voyaient pas, elles 35

la sentaient. Voilà que des antilopes, en passant devant son refuge, s'en écartaient d'un bond et prenaient le galop. En revanche, un groupe de lions vint se reposer sous un arbre, à une portée de flèche. Kallidia invoqua la puissance de Dieu et appela intérieurement sa mère. Elle se garda bien de crier et de pleurer : les lions lui inspiraient moins de terreur que la menace de devenir esclave !... Les fauves se redressèrent, s'étirèrent, se recouchèrent. Après avoir dormi tout leur saoul, ils finirent par s'éloigner, alors que la faim et la soif commençaient à tourmenter celle que, sans le savoir, ils avaient retenue prisonnière. Vers la fin de la soirée, n'ayant vu aucun être humain rôder dans les environs, Kallidia sortit de son abri. Avec précaution, mais sans plus de peur qu'elle n'en avait éprouvé naguère pour franchir le pont qui l'avait menée vers l'aventure. Griserie de la liberté.... Elle cueillit des baies fraîches et desséchées d'une plante épineuse qui croissait en ces lieux, baies brunes dont les enfants de son pays suçaient volontiers la pulpe pour amuser leur-bouche et calmer leur faim entre deux repas. A ce moment elle remarqua des abeilles qui fréquentaient un arbre dans lequel quelque orage ou la vieillesse avait créé une anfractuosité. Lorsque l'obscurité se répandit sur la montagne, elle n'hésita pas, au moyen d'une branche fourchue, à détacher un rayon de miel et à l'emporter en courant. A demi-aveugles dans les ténèbres, les abeilles ^'égarèrent, non sans que quelques-unes aient piqué Kallidia. Ce n'était pas trop payé.... En mâchant cire et miel, en suçant ses doigts englués, la fille des Peulhs se sentit soutenue par le destin. Mais, en même temps, elle se trouva davantage altérée. Elle ne pouvait qu'attendre le jour suivant pour chercher de l'eau et prendre à rebours la route qui l'avait amenée dans cette contrée maudite.

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La nuit lui aurait fait oublier la soif, si les lions qu'elle avait vus la veille n'avaient eu la fantaisie de tuer une grosse antilope dans le creux de la vallée, après l'avoir encerclée à grands renforts de rugissements qui secouaient la nuit comme de véritables roulements de tonnerre. Qui serait alors capable de dormir, même abrité par une haie d'épines !... Kallidia, d'abord en proie à la terreur, se repentit un instant de ne pas être demeurée sous la protection des trois cavaliers armés de sabres et de lances. Elle ne put se reposer qu'un peu avant l'aurore, après que les hyènes et les chacals se furent éloignés, ne laissant derrière eux que des os brisés et vidés de leur moelle. « Ils sont partis ! Ils sont sûrement partis ! » pensa-t-elle à sort réveil. Dans son esprit, elle mêlait les trois hommes aux bêtes féroces. Et elle sortit de sa cachette, regardant à terre pour éviter de marcher sur quelque serpent engourdi par la fraîcheur du matin. Mâcher des fruits sauvages à peine sucrés, cela trompe la faim, mais aussi augmente le besoin de boire. « La soif me tue ! » gémit Kallidia. Et elle partit à la recherche de l'eau. A son insu, tous ses ancêtres, qui avaient exécuté de longues randonnées à travers des régions arides, la guidèrent. Ils lui disaient de repérer et de suivre les traces des antilopes aux sabots pointus et de toutes les bêtes de brousse qui, elles aussi, ne peuvent se passer de boire.... C'est ainsi qu'elle découvrit plusieurs pistes qui convergeaient au même point, en contrebas. Elle suivit aussi le vol des abeilles qui allaient dans la même direction. Et elle dévalait les pentes, répétant le même mot, en obsession : « De l'eau ! de l'eau ! » Au creux d'un vallon, elle aperçut des vautours et des aigles campés en rond qui baissaient la tête et la redressaient d'un

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air satisfait. Autour des rapaces, d'autres oiseaux attendaient leur tour, à terre ou perchés sur les arbres. « De l'eau ! C'est de l'eau ! » murmura Kallidia. Et elle cassa une branche pour chasser les amateurs ailés. A peine se relevait-elle, après avoir bu, courbée sur la mare, un liquide où surnageaient des cadavres d'abeilles et d'autres insectes, qu'elle entendit un galop de chevaux. En un instant elle était entourée. En dépit de ses protestations accompagnées d'injures au cavalier barbu et à ses compagnons, elle fut enlevée et posée à califourchon sur une des montures. Tandis que le chef du groupe lui disait : « Nous t'attendions ici depuis hier, car nous savions bien que la soif t'amènerait au seul endroit où l'on puisse boire dans ces montagnes, qu'on soit homme ou bête.... » Il ajouta, offrant à la jeune Peulh du manioc grillé qu'il retira de sa chicarre : « Mange, ma fille ! Et souviens-toi qu'aussi longtemps que l'oiseau vole, il finit toujours par se poser sur un arbre.... Aussi longtemps qu'un fils d'Adam puisse marcher, il faut qu'il s'arrête pour boire !... A ces paroles, marquées d'une ironie familière, Kallidia se rendit compte qu'elle était de nouveau et entièrement soumise à la fatalité. En silence, elle se mit à pleurer, tandis que les cavaliers reprenaient la marche vers l'inconnu.... * ** Les montagnes passées, le gibier abonda parmi les hautes herbes de la plaine : antilopes, biches rayées et biches fauves, pintades sauvages et perdreaux.... « Tu vois, Kallidia, que notre pays est riche en viande ! — Que m'importe ! cria la jeune fille, puisque ce pays n'est pas le mien !... Je vous ordonne de me ramener chez mon père ! » A ces mots le chef du groupe arrêta son cheval et consulta 38

En un instant Kallidia était entourée. KALLIDIA, PRINCESSE D'AFRIQUE

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ses compagnons. Longtemps les trois hommes discutèrent dans leur langage ignoré de leur captive. « Le mieux, finit par dire l'un d'eux, est de lui faire boire le « remède » qui détruit tous les souvenirs. Dans le premier village de notre pays, je connais une sorcière qui nous le vendra, et nous le mettrons dans le lait que la fille boira. — Ainsi la paix sera avec nous, puisqu'elle restera belle ! affirma le troisième cavalier. — Peut-être dites-vous la vérité ! » conclut le chef. Et ils se remirent en marche. La petite caravane arriva ainsi dans un village dont les cases n'étaient plus recouvertes d'un toit de chaume pointu, mais construites en terre battue blanchie avec de la glaise mélangée d'une sorte de kaolin. Leur toiture était plate. « Que Dieu me protège ! pensa Kallidia. Je suis arrivée au bout de l'univers!... » Et elle se mit à pleurer, disant avec force : « Je vous ordonne de me ramener chez mon père ! Si vous refusez, je me laisserai mourir ! » Cependant, les habitants apportaient déjà de l'eau pour les cavaliers et leurs chevaux, lui offraient, à elle, du lait caillé, de la bouillie de mil, des morceaux de viande grillée. Les femmes lui faisaient même des grâces.... Oui, mais dans un langage dont Kallidia ne comprenait pas le moindre mot. \ Elle voulut crier, supplier; puis se révolter. On l'apaisa par mille caresses, dont la première fut de lui tresser les cheveux. Comme elle continuait de pleurer, on la consola en lui offrant un collier de coquillages. Les fillettes l'entouraient, regardaient ses longues mains, les opposant à leurs doigts courts, à leurs membres trapus. Elles lui parlaient sans trêve, en poussant des exclamations, comme on en use dans tous les pays de race noire, < On dirait des perruches ! » pensa Kallidia. Que dire ? Que faire ? Pourtant, l'histoire que lui avait 40

racontée le cavalier barbu, au cours de la première nuit, agissait à présent sur l'esprit de la jeune Peulh. Peut-être serait-elle reine d'un autre pays que celui de son père et sa mère.... Dans le malheur, on se raccroche à tous les espoirs, et les paroles aimables, même si on ne les comprend pas 7( composent une musique capable d'apporter de l'apaisement. Pendant ce temps, autour de Kallidia silencieuse et étonnée, les chiens jaunes furetaient entre les hommes, d'une case à l'autre, la queue basse et le poil hirsute, à la recherche de quelque nourriture oubliée; les moutons traversaient les ruelles et les cours; peureuses et affairées, les poules conduisaient leur nichée tandis que les coqs faisaient les avantageux; les oisillons à gorge rouge entraient dans les cases et en ressortaient; les tourterelles roucoulaient leurs doux appels, protégées des milans et des aiglons par la présence des hommes. Tout cela vivait, trottait, marchait, courait, voletait, comme dans le territoire du père de Kallidia. Puis, l'angoisse la reprenait, s'emparait de son cœur. Alors, elle se mettait à hurler, à appeler sa mère, ses parents qui habitaient un monde si lointain.... « Allons vite chez ta sorcière et demandons-lui le remède dont tu nous as parlé », dit le chef des cavaliers. La vieille matrone, sollicitée, posa la question : « Quel âge a la fille ? — Nous croyons : plus de dix saisons des pluies. — Elle est encore petite !... — Elle dépasse nos filles de treize ans. C'est sa race qui le veut ainsi. — C'est bien ! dit la vieille. Je vous obéirai, si vous faites ce qui doit être fait. » Ayant reçu un cadeau d'argent, elle choisit un sachet de poudre grisâtre qu'elle remit au cavalier qui l'avait consultée. « Tu peux affirmer qu'elle ne risque rien ?

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— Rien de mauvais ne peut l'abîmer. Elle oubliera le nom de sa mère et de son père; elle oubliera le langage et la face de son pays. Peut-être elle oubliera même son propre nom ! » * ** Kallidia but le lait. Elle le trouva amer. « Nos vaches ne paissent que de l'herbe sèche, lui dit le chef des cavaliers. Dès que l'eau du ciel sera tombée, le lait sera plus doux à boire.... » La fille de Toumbou Silla, successeur des rois du Soudan, descendait déjà la pente de la fatalité. Elle ne pensa plus à rien d'autre qu'au lait demi-caillé que lui donnait sa mère', ce lait qu'elle agitait jusqu'à le rendre fluide et qu'elle avalait alors avec délices. Elle pensa aussi que les cornes des vaches qu'elle avait aperçues dans les pâturages étaient trois fois plus longues et recourbées que celles du bétail de la maison et du pays de son père. « Qu'est-ce que je vais devenir ? » gémissait-elle. Les trois cavaliers la rassurèrent avec douceur, persuadés qu'à présent ils n'auraient plus à s'inquiéter de ses réclamations ni de ses plaintes. Car, même captive, une fille de grand chef héréditaire tient encore en respect les guerriers et les servants d'un autre grand chef, parmi les populations noires disséminées à travers ce vaste continent.

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CHAPITRE III N'EST PAS PRINCESSE QUI VEUT, NI ESCLAVE QUI L'ON VEUT tard déjà lorsque les trois cavaliers et Kallidia parvinrent aux portes de la ville grisâtre qui allait marquer la fin de leur chevauchée. « Rhâna ! Rhâna ! » répétaient les cavaliers du plus loin qu'ils avaient aperçu les murailles de leur cité mystérieuse. Kallidia n'était plus capable de discerner s'il s'agissait d'un homme, d'une femme du d'un village. La fatigue devait être bien lourde et surtout l'effet du breuvage bien puissant pour que la jeune fille ne s'étonnât pas des constructions bizarres dont la suite et le groupement donnaient une certaine importance à cette IL ÉTAIT

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agglomération d'humains au centre d'une région presque désertique. En effet, on ne peut guère s'étonner que par comparaison. Or, Kallidia venait d'oublier les cases rondes de son pays, en terre rouge et en bambou, coiffées de toits pointus en chaume épais. Et, ce soir-là, dans ces cases en terre battue, toutes construites à angle droit, surmontées de terrasses, collées les unes aux autres, au milieu desquelles ses ravisseurs avaient mis pied à terre, elle ne voyait plus qu'un abri où elle allait enfin dormir en sécurité. Le langage qu'elle entendit, elle ne le comprenait- pas. Les faces épaisses, très noires et luisantes, elle n'était pas encore capable de les remarquer, encore moins de les comparer à la sienne, plutôt mince et qui faisait une tache claire dans la foule du soir. Il n'existe pas de pire désert que celui d'une âme abandonnée.... Cependant, les détails qui échappaient à l'attention de Kallidia faisaient justement l'affaire de la plus ancienne épouse du roi de Rhâna, maîtresse du sort de toutes les femmes du palais. Or, pour obéir à la coutume, le cavalier barbu, chef de l'expédition, avait été obligé de confier la jeune fille à cette femme qui répondait au nom de Phôti et qui avait dépassé la cinquantaine, quitte à faire de vive voix son rapport au maître du pays dès que celui-ci l'admettrait en sa présence. « Toumané, lui avait dit la plus ancienne épouse, le roi est en voyage. Confie-la-moi. Je vais la préparer avant de la présenter à notre maître. Ne faut-il pas d'abord qu'elle sache parler notre langue ?... » La vieille Phôti — face creusée de rides et poitrine flasque malgré la quantité de nourriture qu'elle se faisait servir par les plus jeunes épouses du roi et par ses servantes — s'était vite rendu compte que Kallidia était d'une beauté supérieure à toutes les femmes du harem. Aussi, avait-elle formé sur le champ un plan

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qui devait mûrir dans la nuit favorable aux intrigues et aux complots. Elle fit venir Aminata, la deuxième femme du roi et lui tint ce langage : « Tu as désiré voir la petite qui est entrée dans notre maison. Je te la montrerai demain matin. Jusque-là n'en parle à personne. Elle est plus belle que je ne peux le dire. Tu es vieille, presque autant que moi. Tu dois donc m'aider. Car si cette fille plaît à notre maître, il l'épousera lorsqu'elle sera bonne à marier. Et alors, nous ne serons plus à ses yeux que des esclaves.... Comprends-tu? L'autre femme gloussa deux fois pour faire entendre qu'aucun mot ni aucune pensée ne lui avait échappé. « Le ciel est avec nous, reprit l'ancienne. — Pourquoi dis-tu ça ? — La petite ne connaît pas notre langue et elle est trop jeune. — Alors, qu'en ferons-nous ? — Tu la mettras aux cuisines. — C'est trop près de notre maître ! — Aux champs. — Elle cherchera à s'échapper ! — Je lui ferai laver le linge. — Les autres femmes du pays la verront et parleront ! » Les deux femmes réfléchirent- L'une d'elles se mit sur la langue du tabac en poudre. L'autre mâchonna la petite baguette qui lui servait de brosse à dents. « Aminata, tu la garderas avec toi, dit la plus vieille, sans qu'elle te quitte un seul moment. Elle tirera l'eau du puits et surveillera les feux. Plus tard, nous verrons ce qu'il faut en faire. La cuisine peut donner de bonnes occasions pour que disparaisse une femme qui ne doit plus vivre dans la maison.... » Elle souligna son discours d'un clin d'œil, auquel répondit une grimace complice d'Ammata. Ainsi dit, ainsi fait. Kallidia dormit cette nuit-là hors de

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Kallidia ne comprenait pas leur langage.

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toute présence, au creux d'une de ces chambres secrètes et aveugles qui ne sont pas rares dans les habitations africaines et qui tiennent lieu de nos pièces de débarras. Et le matin la trouva qui faisait glisser dans ses mains une longue et fine cordelette en poil de chameau, au bout de laquelle pendait une outre en peau de chèvre dont l'ouverture était maintenue béante par un cercle de bois. Pour tirer de l'eau d'un puits, Kallidia n'avait pas eu besoin de leçons : les gestes millénaires ne sont pas à la merci d'une drogue. Le puits de la maison de ce roi, qui commandait le pays sous la tutelle lointaine des hommes blancs, était profond, car dans cette région sans rivières les nappes d'eau souterraine se trouvaient à soixante coudées de la surface. Entre deux remontées d'eau, Kallidia prenait donc un temps de repos. Alors elle se permettait d'admirer la demeure personnelle du potentat : une maison construite en pierre et en pisé, à un étage, étayée de contreforts massifs dont les extrémités se terminaient en pointe. La masse de ce palais barbare dominait toute l'agglomération des cases plates, larges et basses, où se logeaient les épouses du roi, ses serviteurs, ses guerriers et leur famille, les marchands, les cultivateurs, les bergers et les artisans, qui forment comme partout l'ensemble d'une cité. Kallidia ne pouvait s'étonner encore des dessins et des basreliefs qui rehaussaient d'une manière naïve les colonnes et les contreforts blanchis avec de l'argile liquide. Mais l'instinct et les souvenirs profonds que n'avait pu détruire en elle la sorcière lui faisaient redouter ces bâtisses qui écrasent la liberté des mouvements, qui emprisonnent l'air et le vent que Dieu dispense aux hommes et aux bêtes. La végétation du pays, trop chétive, rabougrie même; ces arbres chargés d'épines comme s'ils devaient se défendre de toute attaque extérieure : tout ici lui resserrait l'âme sans qu'elle fût capable de distinguer la cause de sa nostalgie.

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* ** Le roi du pays revint. Toumané, le cavalier barbu, ne perdit pas un instant et lui parla de la jeune fille qu'il avait enlevée dans l'intention de la lui réserver comme épouse. « Je t'ai amené, dit-il, à grand-peine et à travers des dangers sans nombre la fille d'un roi qui se croit plus puissant que toi par la force et le courage. — Qui est-ce ? demanda le seigneur du pays, visiblement flatté. —. Elle a dit que son père est Toumbou Silla, roi de Mansabâ. » Et il raconta tout au long l'histoire de l'enlèvement. « J'ai entendu parler de lui, mais ne l'ai jamais rencontré, dit le potentat noir. Tu veux donc amener une guerre entre lui et moi ? Ou une palabre devant les chefs blancs ? Le nom de la fille ? — Elle nous a dit que son nom est Kallidia. — Qu'elle vienne en ma présence avant que le soleil ne se couche. » La vieille Phôti amena elle-même Kallidia dans la petite cour sur laquelle ouvrait la chambre de son seigneur et maître. Bien entendu, elle ne l'avait ni peignée ni parée. Kallidia n'était vêtue que de la camisole d'indienne qu'elle portait le jour de la tornade. Un pagne défraîchi et fripé avait remplacé le pagne que lui avait offert son père en une heure de tendresse. « Quel est ton nom ? » lui demanda le potentat. L'homme était massif, débordant de graisse, avec un crâne à demi dénudé par la calvitie. Même lorsqu'il s'efforçait de sourire, aucun sentiment de bonté ne rayonnait de ses yeux globuleux, de ses lèvres tuméfiées, de sa face suiffeuse. A sa vue, Kallidia fut saisie d'une terreur indicible. Comme elle n'avait pas compris l'interrogation, Phôti lui donna du coude

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dans les côtes en lui montrant le maître du pays afin de l'inciter à répondre. « Quel est ton nom ? » répéta le chef obèse. Kallidia demeura muette, regardant tour à tour l'homme et la femme. « Elle ne comprend pas notre langue », dit cette dernière. Le roi l'interrogea alors dans tous les idiomes qu'il connaissait. Même en peulh, car il avait décelé dans les traits et la stature de la jeune fille les marques de cette race. Pas davantage de réponse. « Ou bien l'on m'a trompé, ou bien cette fille est folle ! déclara-t-il. Emmène-la et apprends-lui notre langage. Nous verrons ensuite ce que l'en en pourra faire. » Le cavalier barbu ne dut qu'à d'éminents services d'autrefois de ne pas être bâtonné selon la coutume appliquée aux menteurs et aux voleurs. « Toumané, comment peux-tu te moquer ainsi de moi en disant qu'elle est fille de Toumbou Silla ? Elle ne sait même pas son nom. Comment dis-tu qu'elle s'appelle ? — Kallidia. — Tu connais le peulh ? — Un peu. — Tu vas l'interroger devant moi. » Ainsi fut fait — car rien ne peut retarder le désir d'un potentat africain, surtout dans le secret de sa demeure. L'épreuve fut encore négative. Kallidia ne répondit pas plus à son nom qu'aux phrases que lui adressait dans sa langue maternelle le cavalier barbu. Tout au plus, Kallidia réagit-elle lorsque le chef du pays se mit en colère. A la vue du cou gonflé, des mains agitées, des gestes saccadés, la jeune fille fondit en larmes. Puis elle entonna une sorte de mélopée. A travers les notes plaintives de ce chant, on sentait toute une détresse dont l'origine même échappait à celle dont les lèvres prononçaient la plainte. « Que dit-elle encore ? questionna le chef à la grosse panse.

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— Elle chante dans la langue de son pays. — Que chante-t-elle? Je ne comprends pas bien.... — Elle chante pour dire : « Je n'ai pas fait d'empêchement « à mes oreilles d'entendre la vérité. » Le potentat nègre réfléchit un peu en agitant ses dix doigts. « Voilà qui n'appartient pas à la fille d'un paysan. Si elle n'est pas noble, elle doit être la fille d'un forgeron, ou d'un griot chanteur.... Qu'on l'emmène et qu'on lui apprenne notre langage ! Peut-être lorsqu'elle sera femme elle satisfera mon cœur !... » Et c'est ainsi que Kallidia continua de tirer l'eau du puits, brassée par brassée de cordelette. C'est ainsi qu'elle continua de remplir des calebasses et des jarres, afin que les cuisinières et les lavandières de la maison du roi ne manquassent jamais d'eau. Elle, qui avait toujours vécu de riz assaisonné de viande et de légumes, ne se nourrissait plus que de bouillie de millet pilé, arrosée de lait frais ou caillé. Elle, qui suçait des oranges et mangeait des bananes à longueur de journée, en était réduite à mâchonner la pulpe desséchée de fruits aigrelets qu'elle avait récoltés sur les arbustes épineux. La seule viande qui entrait dans la cuisine était celle des antilopes et des gazelles que les chasseurs du roi forçaient à cheval, tuaient à l'affût ou prenaient au piège, ou la viande de quelque chameau oui s'était cassé une patte et que l'on était forcé d'abattre. * ** Pendant ce temps, les oiseaux migrateurs passaient sur la tête de Kallidia dans un ciel trop pur, dans un ciel dont la féroce lumière dévorait le bleu pour n'en laisser qu'un long voile grisâtre. Les ibis blancs à col rouge, les cailles, les hirondelles, de grands hérons à plumage sombre : tous lui criaient des nouvelles de son pays, tous lui disaient l'agitation qui régnait à la cour de son père, dans la case de sa mère. Mais elle ne les écoutait guère; et si elle les écoutait, elle ne les

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comprenait pas. Car, jour après jour, elle s'enlisait dans cette existence monotone qui tenait en trois mots, en trois pensées : boire, manger, dormir. * ** C'est vers le quatrième mois de son séjour chez la vieille Phôti que se produisirent quelques événements. Tout d'abord, il y eut dans le ciel le passage d'un grand oiseau blanc, qui volait tout droit et faisait grand bruit. Les gens du pays de Rhâna dirent beaucoup de paroles à ce sujet, comme plus tard devaient en dire les hommes blancs à propos des « soucoupes volantes ». « C'est un démon ailé ! s'écrièrent les uns. — Une manière de Blanc ! » dirent simplement les autres comme chaque fois qu'ils se trouvaient en face d'une de nos nouveautés. L'oiseau passait deux fois par mois dans le ciel de Rhâna. Des cavaliers venus d'une ville où l'on savait bien des choses sur les hommes blancs, affirmèrent que ceux-ci, par la faveur de Dieu, ne marcheraient plus sur les routes, ne monteraient plus à cheval ni dans les « carrosses tirés par la machine à fumée » , qu'ils ne voyageraient plus sur des bateaux, mais suivraient désormais le chemin des vents et des oiseaux. Puis chacun s'habitua à ces manifestations de l'industrie des Blancs. Kallidia comme les autres. En revanche, elle entra dans le même temps en familiarité avec une jeune servante de son âge, courte, trapue, aux cheveux tressés en petites nattes serrées, qui était préposée a la garde des moutons d'une des épouses du roi de Rhâna. Cette bergère était peu vêtue : à peine un pagne étroit autour de la taille. Par gestes d'abord, les deux fillettes avaient montré leur sympathie mutuelle. Kallidia prenait soin de lui réserver une callebasse d'eau bien propre et abreuvait son petit troupeau

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avant les moutons des maisons voisines. Tandis que sa nouvelle amie lui apportait en cachette des restes de la cuisine du palais, plus souvent encore des fruits cueillis sur les arbustes en bordure des champs. Cette jeune servante s'était présentée, disant : « Je suis Ahoura ! » Et comme Kallidia ne comprenait pas, la fillette au teint plus sombre mit son index sur la poitrine et répéta : « Ahoura ! Ahoura ! » Kallidia comprit, comme eussent compris tous les enfants du monde. Le poison de l'oubli n'avait pas réussi à obscurcir son intelligence, pas plus que son instinct. Comme elle ne pouvait se donner un nom à elle-même, ce fut Ahoura qui en prit l'initiative. « Nampala ! » dit cette dernière en désignant sa nouvelle compagne déjà si affectionnée. D'un élan, Kallidia et Ahoura s'étreignirent, joue contre joue, car le baiser des lèvres est inconnu dans l'Afrique noire; pas plus qu'il n'est question d'y voiler les femmes, encore moins les jeunes filles. A dater de ce moment, le monde de notre jeune exilée commença de s'élargir. Chaque heure de la journée réunissait les deux amies. Kallidia apprit à compter sur les doigts : « Bâni, jïllo, sicco, naghatou, kéragou. » D'abord une main. Puis sur l'autre main jusqu'à dix : « Toumou, niéro, ségou, kabou, tamou. » Elle ne se doutait pas qu'ainsi elle se trouvait fort éloignée de la numération ancestrale du peuple peulh dont elle était originaire et qui comptait par : gô, didi, tatti, ndi, dioï.... La jeunesse africaine apprend vite les dialectes, et il n'est pas rare de trouver sur sa route des indigènes qui parlent trois et quatre langues, du moins avec les mots usuels. La petite fille qui répondait maintenant au nom de Nampala fut donc bien vite au courant de la vie quotidienne du pays. Ainsi reprit-elle goût à la nourriture, aux jeux de l'enfance qui sont des jeux universels 52

dans leur simplicité : petites cuisines, cases et couchettes à la mesure, jardinets pour lesquels Kallidia réservait une part de son puits, coutures naïves, poupées fabriquées avec des bois et des chiffons, colliers de noyaux ou de pierres percées.... Son univers s'agrandit encore lorsque la jeune Ahoura, préposée aux soins du menu bétail, entraîna son amie dans les champs pour en ramener les moutons à la chute du jour. Ce fut alors que Kallidia découvrit les cultures de millet, semblables à celles de son pays natal. Il en fut de même pour l'oseille sauvage, les piments rouges et les autres condiments que toute ménagère africaine cultive pour rehausser sa Cuisine. Un seul étonnement : les chameaux, dont l'aspect n'avait jamais frappé ses regards. Quoique effrayée par les cris de ces bêtes si hautes et si dégingandées, par leurs gros yeux saillants dont les regards pourraient faire croire à une certaine méchanceté, elle s'habitua vite à voir passer de telles montures, comprenant que ces animaux de transport étaient indispensables dans une région où l'eau est si rare. En revanche, la chaleur ne risquait pas de la surprendre, plus piquante le jour et plus légère la nuit que dans le pays de son enfance. Par bonheur, elle ne songeait pas à interroger les nuages qui avaient survolé les territoires de son père, ni les oiseaux qui pourtant racontaient au passage mille histoires auxquelles les humains restent trop étrangers. Sa faiblesse eût été pour elle un tourment. L'inconscience de son exil était préférable. Entourée d'amitié par Ahoura, délaissée par la vieille Phôti et les épouses du roi de Rhâna — lesquelles se trouvaient ravies de l'éloignement d'une concurrente probable —, Kallidia devenait ainsi chaque jour davantage Nampala. Toutefois, lorsque la lune décroissait et rendait leur éclat aux étoiles, Kallidia aurait pu se révéler à un voyageur de sa tribu, de passage dans la maison du roi. En effet Ahoura aimait chanter les mélopées de son pays et cherchait à les apprendre à sa jeune amie. Celle-ci les répétait volontiers, de sa voix un peu KALLIDIA, PRINCESSE D'AFRIQUE

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grave pour son âge. Et lorsqu'elle avait chanté avec Ahoura : « Les perles rouges du collier de Kalamanka, c'est moi qui les mettrai autour de mon cou pour aller danser à la grande fête ! » elle ajoutait dans sa langue d'origine : « Vivantes sont mes narines. Et je n'ai jamais fait empêchement à mes oreilles d'entendre la vérité. » « Qu'est-ce que ça veut dire ? demandait alors Ahoura. — Je ne sais pas, répondait Kallidia. Ça vient seulement de ma bouche.... — Qui te l'a appris ? — Je ne sais pas. — Où est ta mère ? — Je ne sais pas. — Et ton père ? — Je ne sais pas. » Les deux fillettes se taisaient alors, tandis qu'un peu de mystère passait entre elles et sur leurs têtes; bien vite dissipé par les rires et les jeux, par les vagissements d'enfants qui arrivaient jusqu'à elles à travers les soucis et les intrigues de la petite capitale du pays de Rhâna.

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CHAPITRE IV KALLIDIA GARDE LES MOUTONS, AIDÉE PAR UN SINGE QUI EST DEVENU BERGER pluies arrosaient maintenant le royaume de Rhâna. Sortis de terre, d'on ne sait quels trous, les crapauds saluaient à grands cris l'abondance nouvelle, la renaissance de l'herbe desséchée qui allait être bientôt peuplée d'insectes. La nuit, les lucioles promenaient leur petit phare volant dans les ténèbres alourdies. A la grande lumière du jour, les oiseaux s'interpellaient, se réunissant, participant aux bienfaits que le ciel envoyait à la terre. Et comme l'eau ne manquait plus pour personne, ni pour les bêtes, ni pour les humains, Ahoura se mit en tête d'emmener sa compagne vers 1rs pâturages qui verdissaient à vue d'œil. LES

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Le vocabulaire de Kallidia s'était enrichi au cours des mois précédents. Elle participait mieux ainsi aux jeux et aux confidences d'Ahoura. « Tu vas m'accompagner dans la brousse, dit un soir Ahoura. — Pour quoi faire ? — Pour ramener les moutons que gardait mon jeune frère. Son père l'a mis à la protection des semences avec d'autres garçons.... Alors ce sont les filles qui ramènent les moutons et les bœufs. — Allons ! » dit simplement Kallidia. Cette première évasion dans les champs, à travers la broussaille, raviva chez la jeune fille des instincts que l'on eût pu croire oubliés. Les abeilles sauvages qui commençaient à butiner éveillèrent d'abord son attention. « Où sont vos ruches ? demanda-t-elle. — Les abeilles logent dans le creux des arbres, où elles peuvent, répondit Ahoura. — Je croyais qu'on leur tressait des ruches, constata Kallidia, déçue. — Ça se fait peut-être dans ton pays, reprit Ahoura. Quel est ton pays ? — Je ne sais pas, avoua Kallidia en retournant ses mains en signe d'impuissance. — Dieu le sait ! » conclut sa compagne. De loin en loin, un garçon se tenait debout* surveillant les champs déjà exposés aux déprédations des passereaux. Ces oiseaux pullulent en Afrique, vivant misérablement en période de sécheresse, ignorant sans doute qu'il existe de par le monde des pays où les arbres portent des fruits rouges et sucrés comme les cerises; où les arbustes sont garnis de groseilles et de framboises; où les hommes laissent tomber dans les champs et autour de leurs maisons des provendes de toutes sortes, grains ou miettes; où la terre laisse échapper sans trêve des vers et des insectes qui renforcent le menu quotidien de la gent volatile.

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De temps en temps, un de ces garçons tout nus se baissait, ramassait une pierre, la plaçait dans le cuir de sa fronde, fixait à un doigt l'une des cordelettes, faisait tournoyer la fronde à toute vitesse et lâchait la cordelette libre. La pierre filait en ronflant et frappait un geai bleu d'azur, une tourterelle timide et affamée, un passereau agité : tout cela avec cette force qui avait suffi à David pour frapper à mort le géant Goliath. Jamais les jeunes frondeurs ne touchaient un mouton ni une poule. Par moments, Kallidia s'arrêtait, les considérait longuement. « Qu'est-ce que tu regardes ? questionnait Ahoura. Ils font ce qu'ont fait leurs pères et leurs grands-pères. — Je crois que j'ai déjà vu ça. Mais je ne sais pas où. » Les deux fillettes se regardaient alors. Ahoura curieuse, Kallidia soucieuse. La première se rendait compte qu'un secret existait sur la tête de son amie.... Mais la vie les reprenait, avec la nécessité de faire rentrer, au coucher du soleil, les moutons hauts sur pattes, maigres, et à poil aussi rugueux que celui de nos chiens sky-terriers. « Je vais appeler notre petit esclave, dit un soir Ahoura. — Quel esclave ? — Le plus petit qu'un homme puisse avoir et qui a des mains et des pieds comme nous. » A ces mots, la jeune Négresse mit ses deux mains en entonnoir autour de sa bouche et poussa une série de cris, longs et brefs, modulés de telle sorte qu'on ne pouvait ignorer que Ce fût un signal, et à travers lesquels on pouvait distinguer deux syllabes égales : « Boubou ! Boubou ! » C'est alors que se produisit l'événement inattendu pour Kallidia. Elle vit accourir, galopant par saccades, un singe à poils roux, à longs favoris et à très longue queue. L'animal à quatre mains montrait une mine sérieuse, renfrognée même, comme un magistrat du siècle dernier en crise de sévérité. « Voilà Boubou ! » dit la jeune Négresse. 57

Le singe sauta d'un bond sur Ahoura, se dérida, émit des cris qui ressemblaient à de légères plaintes, accueillit en frémissant quelques caresses et repartit, plus vite qu'il n'était venu, du côté des moutons. Là, il se mit à harceler, à injurier ces bêtes placides, à 1rs pousser du côté des habitations des hommes. Ahoura expliqua en riant : « Boubou a été laissé ici par un commandant blanc qui passait dans le pays. Ce Toubab appelait le singe : Boubou, et nous lui avons gardé son nom. Le Blanc l'avait attaché. Un de nos garçons a pris la corde pour son arc et le commandant blanc est parti pendant que Boubou s'était échappé dans les champs. Il avait faim, il avait peur des bêtes de brousse. Il n'était habitué qu'aux hommes. Boubou est revenu avec nous. Et maintenant, il suit le troupeau de moutons. Tu vas voir qu'il travaille comme un garçon.» En effet, lorsque les deux jeunes filles et le troupeau furent arrivés à la porte de la petite ville, Boubou grimpa sur un des piliers du rempart en terre battue et se pencha sur les moutons qui entraient un par un par l'étroite porte. Lorsque tout le troupeau fut passé, Boubou fut pris d'une grande colère et se mit à pousser des cris frénétiques. « Il en manque un », dit Ahoura. Le singe descendit à toute vitesse, courut dans la direction de la plaine et revint au bout d'un moment, à la suite d'un mouton qui s'était écarté pour brouter une touffe de légumes dans un jardin abandonné. « Comment a-t-il pu apprendre ces manières? demanda Kallidia. C'est toi qui l'as dressé ? — En vérité, les hommes blancs seuls sont capables d'enseigner aux bêtes les métiers des hommes!... On dit que chez eux, au-delà de la «Grande Eau», ils font labourer les champs par les chevaux et les bœufs.... Mais ça,- je ne puis pas l'affirmer parce que je ne l'ai pas vu, et que ni mon père, ni mon grand-père, ni mes frères ne l'ont vu. 58

— Comment peut-on attraper les singes vivants ? questionna encore Kallidia. — Le commandant blanc a dit devant mon père, qui l'a entendu, que lorsqu'il voulait des singes il donnait en cadeau à ses hommes un pain de sucre et de l'eau très forte que nous ne buvons jamais parce qu'elle fait tourner la tête. On mélange ce sucre et ce sangara avec de l'eau, on met la calebasse dans la brousse, les singes boivent, deviennent fous et dorment tout de suite. Les ramasser devient alors aussi facile que boire de l'eau. Quand ils se réveillent, ils sont attachés, ils sont esclaves, comme Boubou. Il n'y a plus qu'à leur apprendre un métier, comme à Boubou. » * ** Pendant que Kallidia découvrait ainsi de neuves merveilles, la vieille Phôti et son associée Animata, seconde épouse du roi de Rhâna, se réjouissaient de constater que la fille du grand chef Toumbou Silla devenait, chaque jour davantage, Nampala. Elles se croyaient assurées que la jeune étrangère ne toucherait pas le cœur de leur seigneur et qu'ainsi leur domination intérieure durerait aussi longtemps que les saisons de leur vie. Elles n'avaient pas assez de noblesse pour remarquer le pouvoir qu'exerçait Kallidia sur les forces de la nature. Outre que Boubou se mit à lui obéir, non sans fantaisie, mais plus docilement qu'à sa compagne Ahoura, voilà que les chiens les plus hargneux, les plus rageurs, les plus menaçants, l'approchaient avec humilité, la babine pendante, l'œil terne, le regard soumis, et la suivaient dès qu'elle s'éloignait de la maison. C'est qu'à son insu, Kallidia répétait les gestes de ses ancêtres de l'antique Egypte, donnant à ses auxiliaires de la chasse des restes de nourriture que nul ne s'abaissait à leur dispenser, leur enlevant avec une épine les tiques et autres insectes qui persécutent ces serviteurs à quatre pattes. Mais qui pouvait s'en apercevoir, ou même s'en soucier dans

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ce royaume de Rhâna qui avait perdu jusqu'au souvenir de sa propre histoire et même le sens de ses origines?... * ** Pendant que sous les pieds de Kallidia, les empires des termites reprenaient goût à la vie après la chute des pluies et que les fourmis se préparaient à leur disputer les provendes nouvelles, sa famille continuait les recherches. Non point par l'intermédiaire des chefs blancs que l'on ne tenait plus guère à mêler à ces sortes d'affaires, mais par des émissaires qui parcouraient les pays voisins à la recherche d'une toute jeune fille au teint clair, déjà haute de taille pour son âge, qui portait au bas de sa poitrine la marque des Silla et répondait au nom de Kallidia. Le malheur du père et les échecs de ses recherches venaient de l'erreur des sorciers .qui avaient indiqué la direction du soleil levant alors que les ravisseurs étaient allés par longues et rapides étapes vers le soleil couchant. Les pistes étaient donc brouillées. Comme ces devins noirs ne voulaient pas se déjuger, l'erreur continua de donner des mécomptes. Sur ces entrefaites, l'un d'eux mourut. Il n'en fallut pas davantage pour que l'opinion publique l'accusât d'être le complice de l'enlèvement. L'autre sorcier en profita pour multiplier ses consultations, devenir plus bavard et prendre le contrepied du défunt, prétendant que les ravisseurs étaient allés vers le soleil couchant pour donner le change et égarer les recherches. Des cavaliers partirent jusqu'aux confins du désert, passèrent les rivières et les fleuves. Inutilement : aucune fille ne répondait plus au nom de Kallidia. et nul autre qu'une matrone déjà mûre n'eût osé soulever les pagnes de la jeune fille pour examiner une marque inconnue dans des régions fort éloignées du. territoire soumis à l'influence des Silla. Pour gagner les cent vaches promises en récompense, on 60

essaya de fabriquer de fausses Kallidia en leur incisant la peau à la base des seins et en leur apprenant certaines phrases propres à les faire distinguer par leur origine. Aucune de ces usurpatrices en herbe ne résista à l'examen de la mère de Kallidia; et les parents ne furent récompensés que par une volée de cent coups administrés avec une lanière de peau d'hippopotame. L'appât des cent vaches valait bien ce risque. C'est du moins ce qui fut dit dans certaines familles.... * ** Tandis que ses parents la cherchaient, avec cette constance un peu nonchalante qui est le propre de la volonté chez les Africains noirs, Kallidia grandissait et s'intéressait de plus en plus à la vie des habitants de Rhâna. Voilà même que Nampala se révélait plus coquette que la Kallidia qui avait oublié son nom et ses origines. Accompagnée d'Ahoura, elle fréquentait maintenant les ateliers des forgerons, qui sont aussi bijoutiers d'or et d'argent; elle demeurait de longs instants devant les métiers des tisserands qui fabriquaient des bandes de coton destinées à devenir des pagnes, une fois cousues côté à côté. A la voir fascinée par ces rubans de coton, en tous points semblables aux bandelettes filées et tissées par les Egyptiens et qui entourent les très antiques momies découvertes dans la vallée du Nil, un observateur averti aurait pu discerner chez Kallidia un rappel plusieurs fois millénaire de la mémoire, qui concordait avec son profil, ses yeux allongés et la teinte cuivrée de sa peau, tels qu'on les voit encore sur les peintures murales de l'époque. Une âme plus sensible eût davantage encore senti les secrets de cette petite fille d'Afrique, lorsque le soir, après le coucher du soleil, après que les épouses du roi et les servantes avaient fermé les cuisines, il arrivait à Kallidia de s'asseoir sur sa 61

couche de terre battue garnie d'une simple natte, et de chanter une mélopée qu'elle répétait, plusieurs fois, dans une langue tellement plus douce et plus harmonieuse que celle des gens de Rhâna. « Qu'est-ce que ça veut dire ? demandait Ahoura. — Je ne sais pas », répondait Kallidia en haussant à peine les épaules. Et puis, soudain, elle fondait en larmes. « Pourquoi pleures-tu ? demandait Ahoura. « Je ne sais pas.... » Ainsi les propres secrets de Kallidia lui demeuraient cachés. Ce fut du ciel que vint le salut.

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CHAPITRE V UN GRAND OISEAU GRIS TOMBE DU CIEL MIDI.

Plein midi, sous le tropique. Tout dort. Pas une seule pileuse de mil attardée, pour marquer le temps avec les coups rythmés de son pilon. Les poules sont accroupies dans les coins d'ombre. Sans se soucier des mouches qui leur couvrent les paupières, les chiens dorment. Les hommes aussi, dans leurs cases. Les plus anciens sous l'arbre à palabres, au centre de la petite ville. La chaleur est si dure qu'on ne pourrait ramasser un objet ni s'asseoir sur un siège exposé au soleil, sans risquer de se brûler. Les insectes sont aplatis contre les murs et contre les arbres. Du côté de l'ombre, naturellement. Tout autour de la ville, les bêtes domestiques se sont réfugiées dans les bosquets, sous les arbres. Les bœufs et les

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moutons oublient de ruminer. Quant aux perdrix et aux pintades sauvages, le chasseur pourrait les tuer à coups de trique. Si toutefois il avait le courage de chasser. Seuls, les aigles et les vautours se déplacent : ils sont allés chercher la fraîcheur dans l'altitude. Et ils digèrent leur repas du matin en faisant de grands ronds dans le ciel. Si haut qu'on les prendrait pour des hirondelles.... Rhâna est une cité endormie. C'est le royaume du silence. De ce silence qui règne dans le four lorsque le boulanger en a retiré les braises. Tout d'un coup, un long cri se répand aux limites des cases. Qu'est-ce donc ? Un homme hurle en courant. Il ne dormait pas, lui. Il y a toujours des gens qui font tout à contretemps, n'est-ce pas ? Et qu'est-ce qu'il hurle ainsi, comme un possédé ? « Un démon ailé est tombé du ciel ! Le diable en personne est descendu sur nos terres ! » Alertés par ces clameurs, les vieillards à barbiche grise, qui ont le sommeil plus léger, ouvrent un œil, puis l'autre, les jeunes guerriers et chasseurs vont au-devant du fou qui hurle toujours. « Le diable lui-même est tombé du ciel ! » Toumané, le cavalier barbu, ravisseur de Kallidia, est le premier à comprendre. Il saisit le jeune homme en proie à la terreur et lui dit, non sans rudesse : « Où est-il, ton diable ? — Là ! Là ! Vers le champ des Sidibé !... » Le cavalier barbu a compris, lui : il a déjà vu, dans une grande ville des Blancs, ces machines volantes dans lesquelles les hommes montent, d'où ils descendent, et qui vont au-delà de la « Grande Eau » et qui en reviennent. Comme la machine volante n'a pas fait de bruit, il se rend compte que la mécanique a dû s'arrêter. Il redoute aussi, dans le fond de sa conscience, que ce soient là des militaires venus à l'improviste pour rechercher la petite fille des Silla. Et il ordonne qu'on selle son cheval.

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Autour de lui, Rhâna est comme une ruche dans laquelle un maladroit aurait donné un coup de pied. Tout le monde, femmes, enfants, hommes et jeunes garçons, vont, viennent, courent. « Cachez-vous dans les cases ! » crie Toumané. C'est une ruée. Les chemins tortueux se vident. « Le diable ! Le diable lui-même est là ! — Il ne vient que la nuit ! crie quelqu'un pour apaiser la foule. — Il vient quand il veut ! proclame une femme. — Ouaï, ma mère », gémit une autre. Et elles s'engouffrent dans l'ombre des cases sans demander d'autre explication. Seul le roitelet de Rhâna ne voit rien, n'entend rien. Il continue de dormir, et nul n'oserait éveiller un roi qui dort, hormis sa plus ancienne épouse. Or, Phôti se trouve atteinte, soudain, du sentiment de sa culpabilité. Elle croit que les diables ou les hommes blancs — ce qui est pour elle un peu la même chose — vont lui demander compte de son attitude envers la jeune étrangère. Phôti ne pleure pas, ne se lamente pas. Au lieu de réveiller son maître, la voilà qui sort, qui rase les murs et va chez sa sorcière préférée. Celle-ci, pense-t-elle, lui dictera sa conduite et lui épargnera les coups du sort. Toumané monte à cheval, fait cabrer sa monture, une fois, deux fois, trois fois, pour prouver sa hardiesse. Au milieu de la craintive admiration des hommes qui restent médusés par l'annonce d'une apparition céleste, il part en trombe. Il ne sait pas trop ce qu'il fera. Mais il sent qu'il peut se venger des manœuvres de la vieille Phôti, laquelle lui a enlevé sa chance de faveur auprès du chef du pays. Il court le risque de gagner quelque chose ou de marquer quelques points. De loin, il reconnaît une des machines volantes des hommes blancs. Il sait qu'il sera bien accueilli par des hommes peut-être

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en détresse. Les quelques phrases qu'il connaît de leur langue pourront l'y aider. Si toutefois ce sont là des « Farançais », qui ne tirent pas sur un cavalier seul, surtout sans armes. Aucun danger. Bien entendu, ce n'est pas le diable qu'il voit, mais trois hommes blancs, une femme blanche, une jeune fille blanche. Tout ce groupe S'est mis à l'abri des ailes. Un homme jeune, le pilote, petit blond aux yeux gris. Un homme assez grand, paraissant âgé de quarante-cinq ans, brun de peau avec des cheveux légèrement grisonnants. Il est en avant, décidé, comme s'il était le chef du groupe, rassurant sa femme, d'aspect sportif comme lui, et comme lui coiffée de fils d'argent, et leur fille, charmante adolescente de quatorze ans, aux blonds cheveux bouclés, qui est à la fois effrayée et amusée. Derrière eux, un poussah suant et soufflant, qui devrait être émerveillé de vivre encore mais qui ne manifeste que de la colère pour masquer son angoisse. Le cavalier descend de cheval, tire son bonnet, lève l'autre main en signe de paix et dit : « Bonzour ! Moi, Toumané Fall. » Le père de famille répond à sa salutation et dit ; « Toumané, il nous faut de l'eau. — Aussi manger ? demande l'homme noir qui n'oublie pas les premiers devoirs de l'hospitalité. — Oui, mais d'abord de l'eau ! Beaucoup d'eau. » Moins d'un quart d'heure après que le cavalier eut disparu, une théorie d'hommes, de femmes et d'enfants apportaient des calebasses d'eau, des œufs, du lait frais et du lait caillé, des poulets liés par les pattes : en un mot toutes les offrandes que l'on met à la disposition d'hôtes de choix. La panique s'était changée en une sorte de triomphe. Le cavalier souriait dans sa barbe. Peu à peu son plan se dessinait dans son cerveau. L'occasion pour lui était belle de réparer l'échec qu'il devait à l'astuce d'une vieille épouse de

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Un homme hurle en courant. 67

roi, délaissée mais plus que jamais férue d'intrigues. Il sourit encore davantage lorsque le souverain du pays, enfin réveillé depuis qu'on ne croyait plus que « le diable était tombé du ciel », apparut au loin avec une escorte de cavaliers et cinq montures pour les voyageurs de l'air. « Quelle chance ! dit le pilote de l'avion. Nous voilà sauvés de la faim et de la soif. Et pas de bagarre en vue ! — Monsieur Chaumier, ajouta-t-il, vous qui connaissez le pays, vous allez sûrement persuader ces gens d'aller chercher du secours.... Je vois qu'ils ne manquent ni de chevaux ni de chameaux.... — Oh ! oui, papa, supplia la jeune fille. Je suis certaine qu'ils t'écouteront. — Ne t'inquiète pas, Annie. Je ferai tout pour que nous soyons tirés d'affaire. — L'avion pourra-t-il repartir lorsque vous aurez pu réparer le tuyau qui perdait de l'essence ? demanda à son tour la mère de la jeune fille. —- Madame, je crois que nous avons aussi une légère avarie au train d'atterrissage. J'espère que l'on pourra me fournir une roue de rechange en même temps que l'huile et l'essence nécessaires pour rejoindre l'a base. » L'autre passager écoutait sans rien dire. Moins rassuré que M. Chaumier sur les intentions des indigènes qui approchaient au pas des montures — car un roi ne doit pas courir au-devant d'étrangers —, il ne trahissait son angoisse que par le silence et une agitation continue sous les ailes de l'avion. « Ça aurait pu être pire», dit M. Chaumier pour rassurer tout le monde. Le passager jusque-là silencieux et affairé ne reprit contenance que pour débiter des phrases sans suite : regrets d'être parti par avion, remords de ne pas avoir pris un bateau comme ses ancêtres, lamentations enfin sur le retard qu'allaient lui occasionner l'accident et la panne d'essence, plaintes au sujet de tout l'argent qu'il allait perdre. 68

Toutes les offrandes que l'on met à la disposition d’hôtes de choix…..

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Originaire d'une cité qui a remplacé l'antique Sidon sur les bords de la Méditerranée, il était jaunâtre, bouffi, coiffé d'une tignasse noire et aurait dû payer double place pour le poids de son ventre. « Et si l'on avait percuté dans le sol, vous n'auriez pas eu le temps de pleurer comme une Négresse en deuil ! lui intima le chef de bord. — Vous devez la vie à l'adresse et au sang-froid de notre pilote, dit plus doucement M. Chaumier. — Vos ancêtres les Phéniciens étaient plus audacieux ! » conclut le pilote. L'arrivée du roi de Rhâna et de sa suite arrêta les discussions. M. Chaumier, aidé de Toumané Fall — lequel sentait monter providentiellement sa réussite —, présenta les voyageurs et luimême. « Je suis planteur de café près de Nankan en haut du fleuve, dit-il. Ma femme et ma fille m'accompagnent. « Voici le maître de la machine volante », ajouta-t-il en montrant le pilote auquel le roi du pays voulut toucher la main avec une admiration à peine dissimulée. « C'est Dieu qui vous a conduits dans mon pays et dans nia maison », dit simplement le potentat. Et il éleva la main en signe de paix. Tous montèrent à cheval, à l'exception du trafiquant obèse, lequel ne pouvait arriver à mettre le pied dans l'étrier. Il fut chargé de garder l'avion, ce qui le combla de joie à cause de ses propres bagages. L'entrée à Rhâna fut triomphale. L'installation dans les cases de passage, que tout homme important réserve aux hôtes que Dieu lui envoie, se fit avec soin et pas mal de ces rires qui suivent presque toujours les dangers auxquels on vient d'échapper. Ce fut Mme Chaumier qui s'en occupa, avec la maîtrise diligente que l'on rencontre souvent chez les femmes de France KALLIDIA, PRINCESSE D'AFRIQUE

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exilées sur des terres lointaines. Tout était rustique, même sommaire. En quelques heures, les cases furent blanchies avec un mélange d'argile claire délayée. De vraies chambres de clinique primitive. Des sièges massifs en bois sculpté et des lits de terre battue formaient tout l'ameublement. Des nattes de roseaux remplaçaient les tapis et les matelas. Toumané Fall s'employa de son mieux pour aider la « madame blanche » et sa fille. Il avait de la suite dans les idées. En effet, ce fut lui qui, avec l'assentiment du roi — lequel ne demandait pas mieux que de rester assis dans sa case entre ses griots-chanteurs et ses femmes —, fit partir aussitôt quatre cavaliers porteurs de lettres et de télégrammes à la plus proche base d'aviation, à quelque onze cents kilomètres de là. M. Chaumier et le pilote y donnaient de leurs nouvelles, rassuraient les chefs et les planteurs, demandaient de l'essence, des tuyaux neufs, une roue de rechange, des vivres et de la quinine. Seul le gros trafiquant, olivâtre et suiffeux, fut oublié. Lorsqu'il apprit le départ des cavaliers, il faillit en avoir une crise de désespoir. M. Chaumier connaissait bien le pays. Aussi prit-il la précaution de mettre dans sa lettre et dans la lettre du pilote la moitié d'une feuille de papier découpée en zigzag, tandis que l'autre moitié se trouvait entre les mains des cavaliers. Ainsi les réceptionnaires des lettres n'avaient qu'à présenter cette moitié en face de celle des cavaliers pour être certains de l'identité des expéditeurs. Ils étaient, de la sorte, assurés qu'il ne s'agissait ni d'une supercherie ni d'un guet-apens. La coutume est fort ancienne et se pratiquait encore chez nous au Moyen Age, à l'époque où les correspondants ne savaient ni lire ni écrire. Les messagers se trouvaient ainsi « endentés ». * ** La soirée fut employée à débarrasser l'avion du courrier et des colis. Tout le monde se regroupa autour d'une natte où les femmes du roi apportèrent un couscous d'honneur. Annie Chaumier goûtait pour la première fois de la cuisine 72

africaine : elle ne put supporter les épices, bénignes ou incendiaires, pas plus que la chair des poulets étiques si mal nourris partout en Afrique, surtout à proximité du désert. On lui abandonna les provisions de bord et même le peu d'eau minérale que le pilote avait pris la précaution d'emporter. « Mon Dieu ! que les femmes qui nous servent peuvent être sales ! s'écria cette fillette de quatorze ans habituée à la douche quotidienne. — Dans ce pays, dit son père, lorsqu'on a de l'eau on la garde pour la boisson et la cuisine. — Comme elles sentent fort, papa ! — Elles s'enduisent la chevelure et le corps avec du beurre de brebis ou de chamelle. Ce beurre rancit vite à la chaleur. — Evidemment, dit la mère, ça n'a rien de commun avec une crème de beauté. Tu t'y habitueras. » Les couchettes étaient dures, mais les voyageurs se sentaient écrasés de sommeil. On serait à moins rompu par de telles émotions.... Les cases spacieuses étaient en suffisance pour que chacun fût à l'aise. Quant au trafiquant, il avait disparu dans la petite ville. Sans doute à la recherche d'une affaire. * ** Au réveil, Toumané Fall se présentait à M. Chaumier qu'il savait déjà être le plus riche et le plus influent, bien qu'il ne fût pas le «maître de la machine volante ». A ses offres de services, Mme Chaumier dit à son mari : « François, demande-lui donc qu'il nous procure des jeunes servantes bien propres pour Annie et moi. — Moi bien connais », dit aussitôt le cavalier dont la barbe noire parsemée de quelques fils blancs inspirait confiance. La chose ne fut pas si facile que cet homme rusé l'avait pensé. La vieille Phôti flaira aussitôt le danger qu'il y avait à laisser Kallidia, seule ou avec Ahoura, approcher les hommes

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blancs. Ces « diables à peau claire » pouvaient fort bien la priver de deux servantes qu'elle considérait déjà comme ses esclaves. Qu'à cela ne tienne ! Si les Africains n'ont pas l'imagination fertile pour construire des machines, en revanche ils sont capables d'élaborer les plans les plus surprenants, les plus inattendus, lorsqu'ils ont mis le nez ou la main dans une intrigue. Dans la journée même, un cavalier inconnu, couvert de poussière et dont la monture était blanche d'écume, se présentait au palais pour dire, sans reprendre haleine, que la mère de Phôti avait été piquée par un serpent et qu'elle mourrait le lendemain si sa fille chérie ne lui apportait pas un remède. De la sorte, Phôti fut enlevée sur la croupe d'un cheval et disparut à l'horizon, derrière les arbres de la savane que le soleil déclinant continuait à rôtir. Et le soir, deux jeunes filles étaient présentées à Annie Chaumier et à sa mère. « Qu'elle est belle ! » dit Annie en désignant Kallidia. Et s'adressant à elle : « Ton nom ? » Ce fut Ahoura qui répondit, devinant la question. « Nampala », dit-elle en désignant son amie. Puis elle pointa un index sur sa poitrine. « Ahoura », murmura-t-elle, subitement intimidée. Elle avait remarqué sur-le-champ que les regards de la « dame-aux-oreilles-rouges » et de sa fille allaient d'abord vers sa compagne. « Tu as raison, Annie. Elle est vraiment belle. — On dirait qu'elle n'est pas de la même tribu. — Je le crois aussi. » Cette nuit-là les deux jeunes Africaines couchèrent dans le réduit qui sert d'antichambre aux grandes cases de passage. Sans doute pour intercepter la route que suivent parfois les lutins et autres génies nocturnes, capables de tourmenter les dormeurs.

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CHAPITRE VI KALLIDIA PREND LE CHEMIN DES OISEAUX Kallidia — sous le nom de Nampala — et son amie Ahoura furent mises au service de Mme Chaumier et de sa fille Annie. Pour tirer l'eau des ablutions, tout d'abord jugées indispensables, la jeune Peulh était devenue de première force. Quant à Ahoura, elle s'employa non sans ardeur à laver le linge de la famille entière et celui du pilote. Si ce linge, afin d'alléger les bagages d'avion, était fort restreint, en revanche il séchait en un quart d'heure. Tant et si bien que chacun put changer de vêtements plusieurs fois par jour. Le repassage donna lieu à plus de surprises. « Regarde, maman, s'écria Annie lorsqu'elle vit Ahoura DONC

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commencer l'opération. Elles vont écraser notre linge!... Pourquoi ne se servent-elles pas de fers à repasser ? — Trop loin de tout, ici, ma fille. Tu n'en as pas idée, probablement.... Alors ces enfants se servent de l'antique taparka qui aplatit le linge sans le chauffer. D'ailleurs où se procurerait-on du charbon de bois ?... » Annie s'accroupit et prit des mains de Kallidia le lourd fuseau de bois dur, bien poli par plusieurs générations, et commença de marteler le linge, retournant les pièces une à une, et les aplatissant pour marquer les plis. La jeune Européenne était inhabile : elle pulvérisa quelques boutons de nacre et se frappa sur le poignet. Kallidia et Ahoura partirent d'abord d'un grand éclat de rire, comme il arrive en tous lieux du monde lors d'un accident bénin. Puis Kallidia s'empressa, massant le poignet d'Annie, le baignant avec de l'eau qui n'arrivait jamais à être froide. Certains langages africains possèdent deux verbes distincts pour exprimer : aimer d'amour et aimer d'amitié. Ce dernier sentiment est aussi universel que le premier. Il n'a pas de patrie, dépasse les frontières, se retrouve dans toutes les races humaines, presque sous les mêmes formes, et existe chez les animaux libres ou domestiques. On peut le découvrir chez les insectes. Il n'y a que des différences de degrés et d'intensité. Comme pour la lumière et la chaleur. Ainsi, à mesure que les heures d'attente passaient et que les jours succédaient aux jours, une intimité pleine de gaieté s'établit entre Annie et les deux jeunes Africaines. Celles-ci lui rapportaient de la brousse ou du petit marché de la ville des fruits sauvages dont la pulpe est acidulée, du lait frais ou caillé, de la farine du fruit que donne le baobab et qui arrive, avec beaucoup de bonne volonté, à remplacer le sucre. Annie faisait la grimace et buvait de l'eau claire. « Nous voilà devenus de vrais sauvages », disait-elle en riant mais non sans fierté. 76

Toutes les aventures qu'elle avait lues étaient dépassées. Que d'histoires elle raconterait à son retour en Europe ! Le soir, Kallidia et Ahoura chantaient des mélopées barbares. Annie leur répondait en donnant son répertoire. On ne se comprenait en rien de part et d'autre. Mais on prenait le même plaisir à chanter. Pendant ce temps M. Chaumier, qui n'avait plus grand-chose à découvrir sur cette terre d'Afrique, faisait le siège 'du roitelet de Rhâna. Et quand il lui parlait, par l'intermédiaire de Toumané, il ne manquait pas de lui accorder une importance mesurée à la capacité de son ventre autant qu'à sa puissance réelle, laquelle demeurait mystérieuse. « Pourquoi rester dans ce pays perdu et presque désertique, pensait M. Chaumier en homme pratique, alors qu'il y avait un peu partout, sous les tropiques, des vallées fertiles et presque inhabitées ? » Aux questions angoissées de M. Chaumier et du pilote, le potentat répondait placidement : « Les cavaliers et une caravane vont bientôt arriver. S'il plaît à Dieu.... Car tout est dans la main de Dieu ! » Pour les faire patienter, le roitelet leur envoya ses griots chanteurs et amuseurs que tout grand chef entretient dans sa maisonnée, comme autrefois en Europe les troubadours chez les seigneurs et les fous à la cour des rois. Cependant l'ignorance de la langue et les tons surélevés qu'employaient ces musiciens noirs fatiguaient les infortunés voyageurs. M. Chaumier les renvoyait assez vite en leur donnant un billet de banque en cadeau, qu'ils appréciaient hautement. Parfois nos voyageurs retenaient un joueur de cette sorte de guitare à vingt et une cordes, dont on peut voir au Louvre un exemplaire retrouvé dans un tombeau de l'antique Egypte. Cet instrument que le musicien règle à volonté, comme nos instruments à cordes, ne connaît pas de dissonances et fournit des accords d'une douce sonorité.

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« Par quel miracle un tel joyau musical a-t-il échappé aux périls des migrations de la race noire 5? » s'exclamait M. Chaumier qui était, à ses moments libres, passionné des sciences de l'ancienne Egypte. « Ces gens-là ne savent même plus l'origine de leurs instruments de musique ou de culture. » La première fois qu'on en joua devant Kallidia — alors que jusque-là, traitée en petite esclave familière, elle n'était pas admise aux réjouissances du roi de Rhâna —, elle regarda tout d'abord le jeu des doigts le long des vingt et une cordes étagées sur un chevalet, demeurant comme pétrifiée. Puis son attitude changea. Elle ferma les yeux et, entre ses longs cils joints, perlèrent lentement des larmes qui roulaient sur le bronze clair de sa peau. « Pourquoi pleure-t-elle ? demanda Annie qui ne savait comment s'y prendre pour consoler directement Kallidia. — C'est une fille 'assez extraordinaire, dit M. Chaumier. Elle n'est certainement pas de ce pays. On croirait voir une Peulh.... Pourtant, il n'y a pas de Peulh dans cette région. Comment se trouve-t-elle ici ? Mystère africain.... D'ailleurs cette fille ne parle la langue de Rhâna qu'à grand-peine. Ce serait une première preuve de ce que je viens de dire. . — Elle est vraiment extraordinaire, comme tu le dis, François, opina Mme Chaumier. — Oh ! maman, je l'aime bien », conclut Annie. Et elle embrassa Kallidia, laquelle ne parut ni surprise ni effarouchée. * ** Matin et soir M. Chaumier gravissait les marches de boue séchée de l'étroit escalier par lequel on accédait à la terrasse supérieure du « palais ». Entre les pointes des contreforts qui formaient créneaux, il passait de longs moments à scruter l'horizon vers le sud, regrettant de n'avoir pas emporté ses jumelles dans ses bagages. « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » lui cria une 78

voix montant de la petite place sur laquelle le palais du roitelet ouvrait ses portes, un soir que le planteur s'était attardé davantage. « Maggy, je t'en prie, ce n'est pas l'heure de plaisanter ! grommela ce dernier dès qu'il fut descendu. — Je suis venue te chercher pour dîner, répliqua son épouse qui ne perdait pas le contact avec les réalités immédiates de la vie. — Je suis inquiet au sujet des piroguiers qui doivent nous attendre près du terrain d'aviation. — Ton contremaître Moussa les y a sûrement expédiés, François. — Je le sais bien.... Mais, nous attendront-ils ? — Ne te fais pas de bile pour eux !... Chaque jour de ton anxiété est pour ces gars un jour de repos. — Et s'ils manquent de vivres ?... — Sois tranquille.... Ils pécheront dans le fleuve.... Ils retrouveront des parents dans la ville proche, des amis.... Tu sais mieux que moi qu'ici on n'est jamais en peine d'hospitalité.... Montre-toi donc plus calme que notre pauvre pilote qui, lui, compte les heures et ne pense qu'à rejoindre sa base en Europe où l'attend sa jeune femme.... Ne sois pas non plus comme ce gros bonhomme que l'accident prive, dit-il, de copieux bénéfices quotidiens et aussi de ce qu'il ne dit pas, de ses parties de cartes nocturnes.... » En revanche, Annie s'habituait à son in confort, jouant à l'exploratrice au cours d'une aventure qu'elle n'eût jamais espérée. Si bien que, à sa mère impatiente de retrouver ses aises dans sa grande case au milieu des caféiers, ses cuisines, son potager et son jardin fleuri, et qui finissait par se lamenter au sujet des lenteurs de la caravane de secours, elle répondait avec un air mipréoccupé, mi-souriant : « Ils ne vont pas tarder à arriver, maman.... Les cavaliers vont revenir les premiers pour nous les annoncer. » Elle ne croyait pas si bien dire : les adolescents, presque

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autant que les enfants, ont parfois une prescience des événements. Un soir que l'heure du dîner était proche, plus d'Annie, plus de Kallidia ni d'Ahoura. « Où peuvent-elles se trouver ? demanda Maggy Chaumier. Ces gamines en prennent un peu trop à leur aise ! — Je vais aller les chercher dans le village», dit le pilote qui prenait place à chaque repas sur la nappe autour des calebasses. A ce moment Annie déboucha dans la cour, très excitée. « Oh ! maman, s'écria-t-elle pour couper court à toute semonce, nous étions dans les champs avec les bœufs et les moutons.... C'est si amusant de jouer ici à la bergère. » Dans tout citadin il y a un paysan qui s'ignore ou qui ne veut pas l'avouer. Par malheur, Annie ne pouvait communiquer en paroles avec Kallidia et Ahoura. Bien sûr, elle leur avait appris : « Bonjour » et «Bonsoir». La numération avait fait l'objet d'un échange. Mais les deux Africaines avaient plus vite appris : « Un, deux, trois, quatre, cinq », qu'Annie : « bâni, fillo, sicco, naghato, kéragou... ». A cette lacune, les trois jeunes filles suppléaient par gestes, par coups d'œil, par l'action. D'ailleurs l'amitié ne se prouve pas en paroles. Le grand amusement vint de Boubou, lequel fut tout heureux de retrouver une fille à peau blanche qui lui rappelait son premier maître. Annie fut fort étonnée de l'affection subite que lui porta le petit animal roux à longue queue et à favoris. Naturellement elle reporta ce succès sur ses propres mérites. Mieux encore, lorsqu'elle eut assisté à la scène du comptage du< bétail, elle n'y tint plus et amena Boubou dans la case de ses parents. « Je t'en prie, Annie, lui dit sa mère, ramène ce singe où tu l'as trouvé. Ça démolit tout, ces bestioles ! — Il n'y a rien à démolir ici, maman. — Ça fait des saletés, dit M. Chaumier. Je vais dire à nos

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— servantes qu'elles l'emportent. — Papa, il sait compter les moutons et fait des scènes, le soir, lorsqu'il en manque même un seul à la rentrée au bercail. — Ah ! dit le père. J'irai voir ça. — Moi aussi, dit la mère. Pour le moment, je ne tiens pas à le voir passer la nuit ici. — Alors, je vais apprivoiser un agneau ! dit Annie non sans quelque hargne dans la voix. — Tu n'en auras pas le temps, dit M. Chaumier. L'essence et la roue de secours vont arriver. — Si tu pouvais dire vrai ! soupira Mme Chaumier. J'en ai assez de leur bouillie de mil ! Pas même un grain de riz à faire cuire ! — Tout ça aurait pu plus mal tourner », conclut le planteur qui avait retrouvé son calme et sa philosophie. * **

Un soir, à la tombée de la nuit, alors que les oiseaux ne chantaient plus et que les cigales actionnaient leur crécelle, alors que les femmes mettaient à l'abri leurs ustensiles et faisaient rentrer leurs animaux les moins capables d'échapper aux hyènes et aux chacals, deux cavaliers arrivèrent dans là maison du roi de Rhâna. Justement, M. Chaumier se trouvait en visite chez le potentat africain pour lui réclamer l'envoi de nouveaux messagers montés sur des chevaux plus rapides. « Les gens de Bamako te saluent, dirent au roi les cavaliers. — Les gens de Bamako ont-ils la paix ? — La paix seulement ! » Comme les salutations continuaient ainsi, lentes et monotones, M. Chaumier s'impatientait en lui-même. A la fin, il n'y tint plus et dit à Toumané Fall qui lui servait toujours d'interprète :

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« Demande-leur donc quand le convoi arrivera. — Dans trois jours si Dieu le décide, fut-il répondu. — Quelle preuve ? » L'aîné des cavaliers tira de sa sacoche le papier dentelé qui avait remplacé le mot de passe et remit une lettre à M. Chaumier, Les deux dentelures correspondaient et la lettre confirmait le départ du convoi de secours. M. Chaumier rapporta la nouvelle à sa femme, à sa fille et au pilote. Plutôt pour les encourager que parce qu'il croyait à la précision du délai qu'il venait d'entendre. Les yeux de Mme Chaumier brillèrent d'allégresse. Elle embrassa Annie à plusieurs reprises. « Tu vas voir comme tu seras bien dans notre maison, ma fille, au milieu de la plantation. Elle est installée sur le sommet d'une petite colline et domine ainsi tous les plants de caféiers.... Tu verras comme c'est beau.... — Maman, tu me l'as déjà dit, fit remarquer Annie d'un ton maussade. — On dirait vraiment que tu as de la peine à quitter ce pays! — Peut-être. — Pourquoi donc ? — Nampala. — Eh bien ? — Je voudrais qu'on l'emmène. — Tu es folle. Tu trouveras d'autres servantes dans la région de la plantation. — Papa dit que là-bas ce ne sont que des sauvages. Nampala n'est pas une sauvage. Si elle est esclave ici, c'est injuste. Je vais la racheter avec les économies qui me viennent de l'oncle Etienne.... Et nous l'emmènerons avec nous ! » Mme Chaumier voulut d'abord gronder sa fille. Mais elle réfléchit qu'Annie tenait d'elle-même ce caractère doucement obstiné que l'on n'arrive guère à faire fléchir' qu'avec certains détours harmonieux.

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« Il n'y a plus d'esclaves, dit-elle. Mais il faudra certainement payer un dédommagement pour enlever une servante qui sera bientôt demandée en mariage contre le versement d'une dot. » La mère d'Annie réprima un sourire. Car elle-même venait tout à coup de penser que ce ne serait pas mal d'emmener la jeune Peulh chez elle et de l'attacher à son service. Oui, mais... y aurait-il de la place dans l'avion? Toumané Fall entendit la discussion qui s'éleva à ce sujet. Sans en avoir compris toutes les nuances, l'objet ne lui en échappa guère. Le lendemain matin, il avait déjà noué l'intrigue pour libérer Kallidia et la remettre à ces « dames-aux-oreilles-rouges ». Elles feraient ainsi sans complication disparaître au loin le sujet d'une mortelle colère qui pourrait se produire à son détriment si, quelque jour, on découvrait la véritable identité de la jeune Peulh. Qu'est-ce qu'il risquait ? Elle avait perdu la mémoire de sa vie antérieure. Elle ne reconnaîtrait jamais en lui son ravisseur.... De satisfaction, il se caressa la barbe. Oui, mais il y avait Phôti ! La vieille Phôti ne laisserait point partir une servante qui ne lui coûtait rien, pas même un mouton.... Toute la nuit, Toumané n'avait cessé de penser à cet obstacle, entre deux lambeaux de sommeil. Bafouée tout récemment par la maladie imaginaire de celle qui l'avait nourrie de son sein, Phôti ne décolérait pas à cause de ce voyage fatigant qui l'avait éloignée de son seigneur et maître, le roi de Rhâna — lequel d'ailleurs refusa toujours de croire à cette « histoire » et en fit porter le doute sur sa vieille épouse.... Phôti se rebella d'abord contre le projet de Toumané. Par esprit de contradiction autant que par rancune. Aussi par avarice et cupidité. Car en Afrique, un enfant n'est pas considéré comme une bouche à nourrir, un corps à vêtir, mais comme une partie du cheptel humain de la maison.

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Elle finit par se rallier à son point de vue, lorsque Tou-mané insinua, tout en détournant son regard : « Le prix du rachat de la petite fille pourrait être partagé avec toi.... » Le reste ne fut plus qu'une question de marchandage. Pendant qu'on discutait ainsi de son changement d'existence, Kallidia se trouvait à peu près dans la situation du canard qu'une fermière de chez nous porte au marché, et dont elle débat le prix à grand renfort d'astuce avec l'acheteuse de la ville. Pendant que sa vie est en jeu, le canard, dont le col et la tête dépassent le couvercle du panier, continue à regarder autour de lui l'agitation des hommes et des bêtes. Car il n'était pas question, dans l'esprit de Toumané, et maintenant de Phôti; sa complice, de consulter l'intéressée. Il ne restait plus qu'à obtenir la «rançon ». M. Chaumier voulait faire plaisir à sa fille unique et lui procurer une entrée joyeuse dans les régions tropicales de l'Afrique. Il accepta le prix qui se montait à trente barres de sel gemme ou à trente pièces de tissu indigo. A défaut, on recevrait leur valeur en numéraire. Une seule condition : le prix serait versé au moment où Kallidia prendrait place dans l'avion. M. Chaumier ne voulait pas être dupe de Toumané, qui aurait fort bien pu éloigner la jeune fille au moment du départ. Ce fut alors que Kallidia fut informée par Annie du changement qu'à son insu l'on avait opéré dans sa vie. Comme si la chose eût été attendue par elle depuis les temps les plus reculés, la jeune Peulh regarda longuement la jeune Européenne. Et, comme si elle avait senti tout d'un coup une fraternité d'origine, elle la prit à pleins bras et la serra contre sa poitrine, joue contre joue. Puis elle se recula let fit simplement le signe de tête qui, dans tous les pays du monde, veut silencieusement dire : « Oui ». * **

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On affirme souvent que la jeunesse est présomptueuse : elle est surtout pleine d'enthousiasme et fertile en élans. Ce qui lui évite de voir les obstacles. Or, un proverbe africain dit : « Enterrer l'ombre ne l'empêche pas de reparaître. » Ainsi en est-il des obstacles en face desquels on se bouche les yeux. Annie et Kallidia s'abandonnaient à la joie d'aller vivre ensemble dans un pays où l'eau est abondante, où les fruits, les légumes sont inépuisables el le bétail innombrable. Une seule ombre au tableau : pour Kallidia, il fallait se séparer d'Ahoura. Quant à Annie, elle prétendait emmener aussi Boubou, contre la volonté de ses parents qui lui répétaient qu'elle trouverait là-bas tous les singes de la création. « Peut-être, gémissait Annie, mais jamais de si intelligents que Boubou ! » C'est alors qu'arriva aux portes de la petite ville le convoi qui amenait des caisses et des caisses d'essence, une roue de secours, un tuyau de rechange, des vivres en conserve, de la farine et du sel. Le pilote prit alors l'affaire en main. Moins à l'aise que M. Chaumier parmi une peuplade africaine, il redevenait à présent le chef de bord. Avec une décision empreinte de technique, il fit demander au roi de Rhâna que tous les hommes valides préparassent une piste d'envol. Il ne s'agissait que de nettoyer une large bande à travers les champs, encombrés seulement de petits buissons, de quelques termitières et de tiges de mil. Le terrain fut aplani dans la direction du vent en moins d'une journée. Lorsque tout fut paré et l'avion mis au point, le pilote refusa catégoriquement d'embarquer Kallidia. « Ce n'est tout de même pas un autobus, mon appareil ! » fitil non sans quelque humeur.

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Ce fut alors que Toumané Fall, lequel continuait drôlement à jouer son rôle avec une ténacité et une ruse dignes d'un vrai diplomate, intervint pour dire : « Y a bon place pour Nampala. Un homme gros beaucoup va bien faire manqué monter. » Sommé de s'expliquer, il raconta dans son sabir — mélange de mots français et de bambara — que le gros trafiquant restait sur place, qu'il était parti au pied de la montagne, visible de là, pour y prospecter une mine d'or que Toumané lui avait indiquée. « Beaucoup l'or ! Trop l'or ! » répétait l'homme rusé. Car s'il est certain que le trafiquant obèse ne risquait pas de découvrir un nouvel Eldorado, il est plus certain encore que son absence donnait à l'avion une réserve de plus de cent kilos. C'était deux fois plus qu'il n'en fallait pour enlever Kallidia, et même Boubou dont Ahoura fit cadeau à la fille de Mme Chaumier. En toute autre circonstance, les parents d'Annie n'auraient guère consenti à ce qu'ils considéraient comme un caprice. La joie du départ modifiait avec bonheur les opinions et les sentiments. Ahoura pleurait. Mais, demeurant soumise à la fatalité ancestrale, elle gardait un silence plus émouvant que tous les cris de détresse et les discours d'amitié. Soudain, elle se souvint que Kallidia lui avait confié la terreur qui la saisissait à l'idée de monter dans la machine volante. Elle détacha de son cou la plus efficace de ses amulettes et la fixa sur la poitrine de son amie. Le roi de Rhâna, bien entendu, avait voulu assister au départ de l'avion, puisqu'il n'avait pas vu son arrivée, plongé qu'il était alors dans le sommeil épais de la sieste. Pendant qu'il inspectait l'appareil, s'arrêtant à des détails sans importance; pendant que ses griots chantaient ses louanges et, à cris aigus, les louanges des hommes qui « font manière d'aigles » ; pendant que ses courtisans lui faisaient remarquer que désormais les hommes blancs ne demanderaient plus à

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personne de faire des routes; pendant qu'il écoutait la promesse du pilote de lui faire une autre fois survoler son territoire, Toumané Fall avait attiré Kallidia à l'arrière de l'avion et lui tenait à présent ce discours : « Nampala, tu changeras bientôt de nom et tu seras un jour fille de roi. Ecoute donc cette histoire : « II y avait dans un royaume très éloigné d'ici, un fils de roi dont le cœur était si plein de courage et le cerveau si plein d'esprit que tous les sujets du roi, depuis les ministres jusqu'aux esclaves, pensaient qu'il succéderait à son père pour être le maître de sa terre, de ses hommes et de ses bêtes. Ce fils de roi avait un frère qui buvait, refusait le combat, prenait les bêtes au piège au lieu de les percer avec sa sagaie, menait une mauvaise vie. Comme leur père était malade, ce fils de chienne eut la pensée de tuer son frère pour rester seul héritier. Un esclave de la maison du roi en fut averti, emmena le meilleur fils dans la montagne, le nourrit, lui donna des habits, jusqu'à la mort du roi. Et lorsque le véritable héritier fut ramené dans le royaume, tous les hommes justes le saluèrent. Il chassa son frère et prit comme premier ministre l'esclave qui Pavait sauvé.... » Nampala! Par la vérité toute blanche, tu changeras bientôt de nom, tu deviendras fille de roi!... Souviens-toi alors de celui qui t'a remise sur le chemin de la maison de tes ancêtres. » Kallidia fit un gloussement d'approbation et éleva sa main ouverte. Le bruit du moteur couvrait les paroles. Le vent de l'hélice dispersait les pensées.... Et c'est ainsi que la fille des Silla monta dans le domaine des oiseaux.

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CHAPITRE VII PREMIÈRES LUEURS DANS LES TÉNÈBRES DE L'OUBLI que Kallidia suivait dans le ciel, à son grand effroi, le chemin d'une nouvelle, destinée, dans Mansabâ, la ville de son père, l'agitation provoquée par sa disparition n'était pas totalement calmée. Bien sûr, la foule des artisans et des paysans avait accepté le malheur de leur chef comme une fatalité. D'autres y avaient vu la volonté d'En-Haut. Le père de Kallidia, Toumbou Silla, devait à son rang de cacher sa douleur et son dépit. Quant à sa mère, elle n'osait se lamenter en public de peur de réveiller le souvenir de sa négligence. Et le clan des devins et des sorciers s'abstenait de prophétiser, dans la crainte où ils étaient d'égarer davantage les recherches. PENDANT

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Cependant, un homme ne perdait pas confiance. C'était le fiancé de Kallidia, âgé de dix-huit ans environ, fils d'un grand chef voisin soumis à l'autorité assez débonnaire des Silla. II-avait, selon la coutume, commencé à porter chaque année au père et .à la mère de Kallidia des présents de toutes sortes : génisse, bijoux d'or ou d'argent, pièces de tissus, pagnes et mouchoirs de tête. Tout cela, depuis que la fillette avait vu la cinquième saison des pluies, et pour affirmer ses droits de prétendant à la main de Kallidia, qui lui serait accordée lorsqu'elle serait en âge d'être mariée. Coutume bizarre pour nous autres Européens, mais coutume solidement établie chez de nombreuses peuplades africaines. Donc, le fiancé de Kallidia, Soundiata Keïta, n'entendait pas perdre ses avances sur un coup de dés du sort. Il avait fait sans répit des démarches auprès des autorités françaises. En vain. Les gouverneurs et administrateurs avaient d'autres travaux plus importants a mener. Pourtant, à chaque occasion, il répétait la marque des Silla incisée sur la poitrine de la fillette. Et cela en bon langage français qu'il avait appris dans une école supérieure où sont admis de préférence les fils de chefs. Toujours en vain. Finalement, avec l'assentiment de son propre père et ajoutant à la prime engagée par le père de Kallidia, il avait promis cinquante génisses à qui ferait retrouver Kallidia. Cinquante génisses ! Une vraie fortune en Afrique aussi bien qu'en Europe.... Pourtant les promesses d'un roi pas plus que celles d'un fils de grand chef n'avaient encore donné aucun résultat. « Regarde ! » disait Annie à sa jeune compagne de voyage. Et elle accentuait son indication par un léger coup de coude et en montrant de la main. Mais Kallidia paraissait insensible. Son aventure aérienne dépassait sa vision des choses et des êtres. Alors, Annie s'adressait à ses parents. Il lui fallait hausser KALLIDIA, PRINCESSE D'AFRIQUE 89

la voix, car la cabine n'était pas « insonorisée ». C'est même le bruit du moteur et de l'hélice qui écrasait un peu l'entendement de Kallidia, tout comme les nerfs de Boubou, lequel demeurait blotti entre deux bagages. Les savanes piquetées d'arbres, les plaines et les marécages apparaissaient comme de petits jardins. « Ce sont les champs au milieu desquels se trouvent les hameaux et les villages, expliquait M. Chaumier. Mais tu ne peux distinguer les toits pointus des cases. — Et ce filet blanc, papa, qui serpente dans la plaine ? — C'est le Niger, un des plus grands fleuves d'Afrique. — Et ces petits joujoux à toits rouges ? — C'est Bamako, la grande ville du Soudan. » Une fois à terre, et lorsqu'elle arriva sur la berge qui longe le terrain d'aviation, à la vue de ce fleuve majestueux dont la largeur dépasse deux mille pas, Annie ne pouvait encore croire que c'était là le filet d'argent qu'elle apercevait pendant le vol. Quant à Kallidia, elle raconta plus tard qu'elle faillit mourir de peur lorsque l'avion traversait un nuage. La première fois, elle crut vraiment qu'elle entrait dans un autre monde. Surprise aussi violente : la chute rapide du soleil sous l'horizon à mesure que l'avion opérait sa descente pour atterrir. Elle avoua que, pour elle, c'était « la manière des Blancs qui avait fait tomber le soleil.... » * ** Aucune route directe n'existait entre la base d'aviation et la plantation de M. Chaumier. Aussi une très grande et longue pirogue attendait le planteur, amarrée à la berge du Niger depuis la veille du jour où l'avion aurait dû régulièrement arriver. Les huit pagayeurs et le barreur accueillirent les voyageurs avec le plus grand calme. A peine le barreur, plus âgé et faisant fonction de chef, s'était-il inquiété, croyant que son «patron» était déjà parti. Lorsqu'il avait appris l'accident de l'avion, il 90

avait retrouvé la sérénité des cœurs purs qui n'ont rien à se reprocher. Pour le reste : « C'est manière de Blancs et dans la main de Dieu. » M. Chaumier fit embarquer sa femme, Annie et Kallidia après avoir fait emplette de bouteilles de vin, de pain et de conserves. « Nous trouverons du poisson frais tout le long du fleuve », dit Mme Chaumier qui n'aimait guère les aliments préparés d'avance et, selon son expression, « mis en prison dans une boîte de fer ». « Nous aurons aussi du riz et du couscous le soir, ajouta M. Chaumier. — Oh ! que ça va être drôle ! » s'écria Annie pour laquelle l'aventure continuait suivant de près un accident technique dont l'importance et les ennuis avaient à présent disparu de son esprit. La jeune fille arrivée de France aurait bien voulu faire quelques kilomètres à cheval pour aller voir une grande ville tropicale et être reçue, avec son père et sa mère, par un gouverneur qu'elle croyait un homme assez différent des autres. Mais Mme Chaumier, qui n'avait plus depuis longtemps de telles curiosités ni de telles illusions, avait fortement insisté pour que son mari les emmenât au plus vite dans la plantation. « II me tarde d'être chez moi, François, disait-elle. Le plus grand et le plus noble palais ne vaut pas pour moi notre longue case sur notre belle colline. D'ailleurs, Annie, ici tout est pierrailles et arbres rabougris», ajouta-t-elle pour consoler sa fille. Naturellement Annie n'oublia pas Boubou. Le petit singe avait bien tenté d'aller chaparder les mangues qui abondaient dans les jardins de la base aéronautique — car il avait complètement oublié sa terreur de l'avion. Annie veillait. Kallidia aussi. Boubou fut donc installé entre les passagers et les bagages, sous l'œil des piroguiers un peu vexés qui se mirent à chanter : « Le fleuve n'est pas roi, mais qui veut entrer chez lui doit retirer ses sandales.... » KALLIDIA, PRINCESSE D'AFRIQUE

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Par ironie. Les huit athlètes de la pagaie faisaient allusion aux pieds toujours nus des singes et prenaient ainsi une légère revanche sur l'affront que le destin leur infligeait en les forçant à transporter un animal méprisable. Au contraire, Kallidia ne partageait pas leur répugnance pour les bêtes qui ne sont ni gibier ni auxiliaires directs des hommes. L'amitié qu'elle avait prodiguée aux animaux domestiques chez son père et à Rhâna, elle la reportait à présent sur ce compagnon d'Ahoura. Ne savait-elle pas ce qu'ignoraient les piroguiers : que Boubou était aussi habile à garder et à compter les moutons qu'un garçon de douze ans ? Leur humeur apaisée, les piroguiers rythmèrent le jeu de leurs pagaies en chantant des mélopées dont les sonorités se répandaient sur le fleuve, accentuées par les appels plaintifs des aigles pêcheurs. Tantôt ces 'chants venaient des plus lointains ancêtres; tantôt ils étaient improvisés à partir d'événements récents. Tantôt c'était : Les hommes de la tribu de l'Hippopotame N'ont jamais craint les hommes de l'Eléphant. L'éléphant est fort, Mais il ne peut atteindre l'hippopotame. Dans la profondeur des eaux.

Tantôt, le chef piroguier assis en poupe élevait la voix pour chanter à tue-tête : Notre Toubad il s'agissait de M. Chaumier J est un homme ! oiseaux. Il arrive qu'il descende à terre.... Mais c'est pour remonter plus haut.

Il suit le chemin des

Et les huit pagayeurs reprenaient en chœur le dicton : Aussi longtemps qu'il vole, L'oiseau finit toujours par se poser sur un arbre.

Poème épique, louange ou satire, chaque fois que le chant 92

était terminé, un des piroguiers reprenait l'air en sifflant, Afin de reposer les chanteurs et de prolonger la sensation musicale. « Jamais je n'aurais imaginé que ces Africains noirs savaient si bien chanter, dit Annie à sa mère. — Tu as raison. Ils ont une musique autrement intéressante que celle des Arabes, accentua Mme Chaumier. Celle-là, je ne puis pas la supporter avec ses huitièmes de tons, ses bêlements et ses dissonances. —• Oh ! oui, maman..., c'est crispant. Tandis que ceux-ci ont les mêmes notes que nous, avec dièses et bémols.... — Et des mélodies pures,, confirma M. Chaumier. — Alors, demanda Annie, pourquoi ne nous fait-on entendre que des cris, des hurlements, des grincements, des aboiements, lorsqu'il est question de nous initier à la musique des nègres d'Afrique ? — Chez les Africains de race noire, chaque peuple a sa musique, dit le père. Comme chaque peuple a un langage différent. D'ailleurs, quoiqu'ils se ressemblent par la couleur de la peau, il existe autant de différence entre un habitant de Rhâna que nous venons de quitter et un habitant de la Côte-d'Ivoire, qu'entre un Lapon et un Espagnol. » Annie réfléchit un moment, puis désignant Kallidia qui s'était endormie dans le fond de la pirogue, sa jolie tête posée sur une valise : « Pourtant, papa, Nampala habitait Rhâna et ne ressemblait pas plus à Ahoura et à toutes les autres filles du pays qu'une Flamande ne ressemble à une Sicilienne. — Tu as fort bien observé, ma fille, dit M. Chaumier qui aimait la précision en toute chose. C'est même là qu'est l'énigme. A mon sens, Nampala n'est pas née à Rhâna. D'ailleurs, elle ne parle pas bien la langue de Rhâna. Elle a le type peulh. Pourtant, les Peulhs constituent un peuple de pasteurs et de guerriers qui ne fournissent jamais d'esclaves ni de serviteurs aux autres races noires.... Vraiment je n'arrive pas à comprendre. » 93

Pendant qu'on parlait d'elle, Kallidia, sous le faux nom de Nampala, continuait à dormir bercée par les chants des piroguiers, lesquels ne s'interrompaient que lorsque les trois Blancs conversaient. Il n'y a que les enfants pour dormir en beauté. Posée à plat, la tête de Kallidia offrait aux regards de ses trois amis un profil d'une pureté supérieure. Ses lèvres aussi minces que celles d'Annie, son nez droit finement creusé à la base, ses narines effilées, ses yeux allongés, son front carré, ses cheveux frisés mais non crêpelés, son col de jeune antilope : tout était assorti à son teint de bronze clair et fait pour le plaisir des yeux. « Maman, elle est jolie, n'est-ce pas ? dit Annie. Il faudra l'emmener en France quand nous y retournerons.... — Oui, mais tu devrais d'abord lui apprendre à parler français ! dit la mère. — D'accord ! je vais continuer aujourd'hui même. Pendant le voyage. — Dépêche-toi, dit son père. Si les piroguiers soutiennent ce train, nous serons arrivés après-demain soir. Au plus tard, le troisième jour au matin. — Ils seront bien fatigués, dit Annie. — Pas tant que tu crois, ma fille. Ce sont des athlètes habitués à pagayer depuis leur enfance, et ils tiennent la qualité de leurs muscles non pas d'un entraînement factice en vue d'être placés dans une pose avantageuse sur la page sportive des journaux, mais de générations innombrables. D'autres sont d'infatigables marcheurs qui peuvent courir, pieds nus, soixantedix kilomètres en une nuit. » Pour éviter la grande chaleur du jour, M. Chaumier prit la résolution de mettre la longue pirogue en route aux premières lueurs du jour et de s'arrêter vers dix heures pour repartir vers trois heures. En effet, si le toit de chaume installé pour abriter M. et Mme Chaumier ainsi qu'Annie leur permet^ tait de jouir d'un peu d'ombre et de sentir passer l'air à peine

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rafraîchi par le fleuve, les piroguiers étaient obligés de puiser de temps à autre de l'eau dans le courant avec une petite calebasse et d'arroser leur banc que le soleil rendait brûlant. Et pendant que Kallidia dormait comme si les bienfaits d'une paix intérieure étaient descendus en elle, le fleuve vivait. Si bien qu'à son réveil, elle put s'étonner avec Annie de voir les poissons bondir hors de l'eau pour échapper à quelque poursuite mortelle, les hippopotames renifler à la vue d'une pirogue qui portait des êtres assez peu semblables aux pêcheurs noirs auxquels ils étaient accoutumés. Et lorsque, tirés de leur sommeil par le bruit rythmé des pagaies qui éventraient avec brusquerie l'eau du fleuve, des crocodiles sautaient dans l'eau et tombaient à plat en faisant d'énormes remous, la jeune Peulh se recroquevillait dans le fond de la pirogue tandis qu'Annie se serrait contre son père. « Bâma ! » criait un des piroguiers avec un sourire paisible pour rassurer les jeunes filles. « Un caïman, disait M. Chaumier en regardant son fusil couché en travers, la bouche vers le large. Il a pour lui la chance que je sois pressé de rentrer chez nous.» Et Annie, prenant la main de Kallidia, lui répétait : « Cro-co-di-le. » Comme Kallidia hésitait, Maggy Chaumier dit à sa fille : « Tu vas trop vite. Continue donc plutôt à lui apprendre les mots usuels en lui montrant l'objet correspondant. Pain, vin, sel, tête, bouche, main, et tout et tout.... » Sitôt dit, sitôt fait. « Main, la main, une main, deux mains; doigt, un doigt, deux doigts, trois doigts, quatre doigts, cinq doigts....» Et la suite. Attentifs à cet exercice, à cet enseignement, les piroguiers continuaient à pagayer, mais ne chantaient plus, ne parlaient plus. Et du bout des lèvres, ils suivaient la numération, eux qui comptaient par : « Kiline, foula, saba, nani, loulou... ». Quant à Kallidia, il faut bien dire qu'elle progressait d'étonnante manière. Quoi de surprenant à cela ? Répéter les leçons KALLIDIA, PRINCESSE D'AFRIQUE

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d'un maître d'école ou d'un professeur, quand on est obligé de le faire par devoir absolu, par devoir commandé, peut paraître une corvée. Apprendre une langue afin de pouvoir converser librement avec un être pour lequel on se sent une affection totale, avec un être qui vous remplace votre famille et vous fait connaître ou espérer la tendresse, c'est une autre affaire. Kallidia y mettait tout son esprit, mais surtout son cœur. A mesure que la grande pirogue, couronnée par son dais protecteur, remontait ainsi le grand fleuve majestueux dont les dimensions ne cessaient de provoquer l'admiration d'Annie; à mesure que la jeune fille d'Europe s'habituait aux remous des lamantins, aux plongeons d'oiseaux aquatiques, aux audaces des aigles pêcheurs, aux passages des perroquets bavards, au lent vol des hérons gris et des blanches aigrettes, Kallidia pouvait déjà montrer des objets et des personnes en les appelant : « Eau, bois, pain, maman, papa, homme, femme... ». « Je lui apprendrai à lire lorsque nous serons chez nous, déclarait Annie. Puis, à écrire.... — Tu en profiteras pour perfectionner ton écriture et ton orthographe ! dit son père. — Bien sûr, papa ! » répondit Annie. Mais, cette fois-ci, ce fut sans timidité : elle gagnait des points en devenant elle-même maîtresse d'école. L'arrêt du milieu du jour, qui dura près de quatre heures à cause de la chaleur torride, permit encore un élargissement des connaissances-de Kallidia. Ce fut un grand village près duquel on amarra la pirogue. Des hommes magnifiques et doux les aidèrent à débarquer, à s'installer à l'ombre d'un arbre" colossal sous lequel les pêcheurs réparaient leurs filets. « Des somonos, dit François Chaumier pour répondre à sa fille qui lui posait des1 questions au sujet des habitants. C'est ainsi qu'on appelle les pêcheurs le long du fleuve. Tu en verras à tous les débarcadères, aux alentours des villages riverains. » Ainsi pour Annie, et même pour Kallidia, c'était l'aventure 96

qui continuait. Seulement, Kallidia ne pouvait pas encore poser de questions. Ignorant tout de sa situation, elle se laissait doucement aller à son destin, lequel ne lui paraissait pas trop désagréable. Comme des somonos rentraient au village et ne se gênaient pas pour sauter dans l'eau profonde, Annie fut étonnée de leur audace. « Ne craignent-ils pas les caïmans ? demanda-t-elle à son père. — On dit qu'avant de passer maître-pêcheur, le jeune apprenti, ou candidat, doit livrer combat sous l'eau avec un crocodile, l'égorger, boire .de son sang et s'en enduire tout le corps. Par la suite, dit-on, il ne risque plus d'être attaqué par ces dangereuses bêtes dont certaines pèsent autant qu'un bœuf. — Papa, plaisanta Annie, tu nous tueras deux crocodiles, pour Nampala et moi. Comme ça, nous pourrons nous baigner sans danger. — Entendu ! » conclut le père en déchargeant son fusil. Poisson grillé, riz au poulet, bananes, oranges : un tel menu ravissait Annie à qui le grand air du fleuve et le sens de l'aventure donnaient de l'appétit. « Drôle de pique-nique ! » disait-elle pendant qu'on installait le repas sur une natte et tout en remettant de l'ordre, à grands coups de peigne, dans ses cheveux blonds. Kallidia éprouva la même joie que son amie en mangeant de chaque plat. Comme ça la changeait, n'est-ce pas ? des maigres pitances de Rhâna ! Et même des fades conserves qu'avaient apportées les ravitailleurs de l'avion.... A son insu, voilà que ces nourritures, bien assaisonnées d'huile et de piment, la rapprochaient de la cuisine maternelle.... Annie et Kallidia se relayèrent pour bourrer les abajoues de Boubou avec du riz et des bananes. Et elles lui tiraient de l'eau du fleuve avec une petite calebasse; car jamais le singe n'eût osé se pencher sur de repaire humide d'un des plus dangereux ennemis de la gent simiesque. 97

M. Chaumier avait fait provision de sucre et de café. Pour la première fois de sa vie, Kallidia but ce breuvage dont les vertus se sont imposées en tant de lieux de l'univers. Kallidia en redemanda, tendant simplement sa petite calebasse à son amie. Ayant avalé une seconde tasse, elle commença de voir le monde d'une façon nouvelle. Pourquoi futelle alors envahie par une joie paisible, par un bien-être inconnu, à la vue des cases couvertes de chaume pointu ?... Pourquoi, apercevant des bœufs qui se reposaient sur la berge après avoir bu longuement, se mit-elle à dire : « Naye ! Naye ! » qui signifie : bœuf, en langage des Peulhs ?... Pourquoi donc Annie put-elle la surprendre regardant au fond des yeux une femme peulh coiffée d'un cimier, ainsi qu'ont coutume d'en user chez ce peuple les femmes de bonne famille ?... Pourquoi donc, lorsque la femme, croyant être reconnue, salua par un « Diamwali ? » qui veut dire en peulh : « As-tu la paix ? » Kallidia ne sut-elle rien répondre mais baissa la tête en pleurant?... Le trouble de Kallidia se répandit un instant parmi les convives. M. Chaumier, le premier, fit cette réflexion : « Etrange fille ! — Je veux qu'elle reste avec nous ! » supplia Annie. Car la jeunesse reçoit parfois des prémonitions, des avertissements secrets qui viennent du fond des âges tant que ses facultés ancestrales n'ont pas été brouillées par les calculs de la raison. « L'Afrique a ses mystères. Et nous passons souvent à travers sans nous en apercevoir », dit Mme Chaumier. Annie considéra plus attentivement Kallidia, comme si le visage de la jeune Peulh venait soudain d'être entouré d'une auréole. Puis elle dit lentement, tout en lui prenant la main : « Moi, je sens que je l'aime davantage !... »

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CHAPITRE VIII KALLIDIA ET LA FLEUR DE CAFÉIER PAPA,

interrogea Annie entre deux sommeils dans la pirogue, pourquoi appelle-t-on la Seine, l'Escaut, la Tamise, la Loire, des fleuves ? Ce ne sont que des ruisseaux en comparaison de ce vrai fleuve.... » Comme M. Chaumier expliquait, non sans vaincre là somnolence imposée par la chaleur, qu'il fallait établir des grades entre les cours d'eau dans un pays donné, Annie ajouta : « Quelle est la longueur de ce Niger? — Je ne pourrais te le dire avec exactitude. Mais il est certain que, si tu lances à sa source une bouteille contenant une lettre, le message n'atteindra son embouchure qu'après

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Pourquoi Kallidia devenait-elle plus réservée ?

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quatorze mois de voyage. Et pourtant, le courant est plus rapide que celui de la Loire.... » Peu à peu, les verdures des deux rives finirent par se rapprocher. Annie et Kallidia pouvaient maintenant surveiller les deux côtés à la fois, sans risque d'attraper un torticolis. « Qu'est-ce que ces gros arbres entre les palmiers ? demandait encore Annie à son père. Des baobabs ? — Les baobabs, ma fille, ne poussent guère sur les bords des fleuves. Ils ont de plus sérieux concurrents. Ceux-ci, avec leurs contreforts monumentaux, sont des arbres qui atteignent la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris. Les savants les appellent Eriodendron anfractuosum. Nous autres, profanes, les appelons fromagers. Sans doute à cause de leur bois clair et tendre, dont est faite notre grande pirogue.... » Au passage, les voyageurs continuaient d'être salués par les reniflements des hippopotames, balancés par les remous que faisaient les lamantins en s'écartant de leur route, appelés par les ululements aigus des aigles pêcheurs. A présent, les hommes des deux rives se mettaient de la partie, leur criant des salutations interminables et leur demandant des nouvelles. « Les gens du pays de Mali vous saluent, répondait l'équipage de M. Chaumier. — Les gens de Mali ont-ils la paix ? — La paix seulement ! » Sombres statues d'athlètes, les somonos, pêcheurs du fleuve de père en fils, debout sur leurs minces pirogues, vendaient chaque jour à Mme Chaumier des poissons énormes, brochets ou capitaines — ces derniers rappelant assez bien les bars de notre domaine marin. Et les chants des pagayeurs infatigables continuaient de provoquer les échos des deux rives, comme si les piroguiers et les bateliers, depuis les temps les plus reculés, avaient laissé traîner sur les flots des grands fleuves d'Afrique et d'Asie toutes sortes d'immortelles sonorités.

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La chaleur du milieu du jour était grande; mais l'espoir d'arriver bientôt à la plantation donnait à Mme Chaumier le courage de la supporter. « Tu verras comme il fait bon dans notre maison, disait-elle à sa fille. Ton père nous a donné le maximum de fraîcheur et de confort africain. Pas une femme de France n'est mieux installée....» Et Annie, tout en essorant la transpiration dont elle ruisselait, souriait à Kàllidia. « Maman, disait-elle, on dirait que ma petite amie devient triste. — Tu lui as fait boire trop de vin, répondait Mme Chaumier. Elle n'y est pas habituée. » En effet, pourquoi donc Kàllidia devenait-elle jour après jour encore plus réservée? Pourquoi donc, à certaines heures, surtout au coucher du soleil, s'abstenait-elle de tout mouvement et demeurait-elle sans paroles, les yeux fixés sur un monde qui semblait n'appartenir qu'à son regard ? Annie interrompait sa rêverie et l'appelait : « Eh bien, Nampala ? On est distraite ? On regrette Rhâna ?» Kàllidia ne répondait pas tout d'abord au nom de Nampala, comme si par moments ce nom appartenait à une autre fille. Puis, à sa répétition, lorsque Annie lui touchait sa belle épaule de bronze clair et déjà bien arrondie, elle souriait. Mais non sans une certaine tristesse qui ajoutait à sa grâce naturelle. « Les gens de ces pays, disait M. Chaumier, sont comme ça.... Ils peuvent demeurer un jour entier immobiles et sans parler, et puis exploser subitement en paroles, en discours, en chants passionnés et en danses frénétiques. » Les grandes personnes arrivent à se tromper d'étrange manière. Ils oublient que les enfants et les adolescents, avec leur cerveau plus frais et leur sensibilité plus neuve, sont en communication parfois plus directe avec les forces cachées de la nature; qu'ils se conduisent comme la pellicule photographique

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chargée d'images et qui n'attend, pour les livrer, que Son révélateur. Ce grand fleuve, sur lequel son destin la faisait naviguer depuis plusieurs jours, rappelait-il à Kàllidia celui qu'elle avait traversé pour la première fois avec ses ravisseurs ? Etait-ce le vin ou le café que Kàllidia avait bu avec Mme Chaumier et Annie qui commençait à produire son effet, non pas seulement sur son cerveau, mais peut-être comme contrepoison du breuvage d'oubli que la sorcière avait fourni aux ravisseurs de la jeune fille ? Il est un fait certain, c'est que, chaque fois davantage, Kàllidia s'intéressait au parler des quelques femmes peulhs que l'on rencontrait aux débarcadères des villages. Chaque fois davantage aussi, elle éprouvait une déception lorsqu'elle voulait les saluer ou répondre à leurs salutations. Plus sensible que son mari, plus attentive aussi, Mme Chaumier avait remarqué le changement d'humeur de Kàllidia. A sa fille qui l'interrogeait à ce sujet, elle répondit : « Elle n'est pas habituée à ces grands voyages. C'est peut-être l'avion et l'altitude qui ont agi sur ses nerfs. Ça lui passera dès qu'elle sera à la maison. » Ce que Maggy Chaumier, comme son mari, ignorait, c'est qu'après le mouvement de confiance spontané qui avait, chez Kàllidia, accompagné son changement de condition, les remous de l'âme ancestrale lui apportaient à présent de l'inquiétude, peut-être même cette angoisse qui est le fardeau supplémentaire des migrations forcées chez tous les humains. Seule Annie, dans sa simplicité, frôla la vérité lorsqu'elle dit: « Pourvu qu'elle ne cherche pas à nous quitter lorsque nous serons arrivés! J'aurais trop de chagrin!... » A ce moment Kàllidia lui sourit, comme il lui arrivait de le faire lorsque sa jeune amie parlait à sa mère. « Tu vois, maman, elle ne peut pas encore me répondre, mais elle a compris ce que je te disais. »

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* ** A mesure que le fleuve devenait moins large, des troncs d'arbre apparaissaient à fleur d'eau, squelettes de géants riverains déracinés par les crues et dont les branches maîtresses, dénudées et pointues, servaient de perchoirs aux oiseaux aquatiques et formaient autant d'écueils pour la navigation. Par quelle inattention la pirogue heurta-t-elle une de ces pointes ? Kallidia se trouvait à ce moment assise en porte à faux sur le bord de la pirogue : elle fut précipitée dans l'eau avant même qu'un bras pût la retenir. En un clin d'œil deux pagayeurs avaient sauté dans le fleuve, tandis qu'Annie, naturellement, poussait des cris aigus, ce qui déclencha chez Boubou une véritable crise de frénésie, gestes et roulements de gorge qui marquaient à la fois son agitation et sa terreur. De leur côté, les piroguiers se mirent à hurler en frappant le fleuve de toute la force de leurs pagaies. Mais seulement pour effrayer les caïmans.... Quelques remous, et l'un des plongeurs apparaissait tenant à bout de bras Kallidia qui fut, d'une seule poussée, remontée en place par l'autre plongeur. Annie riait et pleurait alternativement. Elle sauta sur son amie tout humide et l'embrassa. Mme Chaumier, qui était renommée pour ne perdre que difficilement son sang-froid, versa un peu d'eau sur le front de Kallidia et prononça les mots sacramentels : « Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! — Ça sera son Jourdain, dit 'M. Chaumier que la scène amusait et attendrissait dans le même temps. — Tout le monde ne peut pas avoir cet avantage ! dit Mme Chaumier. — Elle était déjà un peu chrétienne par l'usage du vin, conclut son mari. Elle l'est tout à fait à présent.... »

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Et il fit boire à Kallidia un demi-verre de bordeaux. « Son heure n'était pas venue ! affirma l'homme à la barre. — Dieu seul sait comment eussent été les choses qui auraient pu être », conclut un des piroguiers qui répétait ainsi un vieil axiome de la philosophie africaine. Quant à Annie, remise de sa propre émotion et tenant la main de Kallidia, elle ajouta : « Comme tu as bien fait, maman ! A présent, elle est encore plus près de nous, n'est-ce pas ?... » Sur le Niger, on ne réchauffe pas les rescapés de l'eau avec des couvertures. Le soleil s'en charge bien sans qu'on le sollicite. * ** Les traditions ont la peau dure en Afrique : pour la raison que si chacun connaît à peu près le monde où il vit, nombreux sont ceux qui redoutent de pénétrer dans un monde nouveau. Si les Chaumier se sentaient heureux de retrouver leur longue case de brousse, avec tous ses avantages et malgré ses quelques inconvénients, le cœur de Kallidia se serra un peu à l'aspect de ces bâtisses blanches couvertes de tôles ondulées qui constituaient l'usine pour le traitement du café, à la vue de ce monde très noir et agité qui circulait en tous sens.... Le destin de Kallidia faisait vraiment trop vite changer de situation une fille dont les ancêtres ont gardé leurs coutumes à travers tant de siècles et même de millénaires. En revanche, l'accueil de la petite population, le bien-être de la maison et l'affection d'Annie devaient avoir vite raison de ces appréhensions. Alerté par la corne de bœuf dans laquelle souffla à plusieurs reprises le chef des piroguiers, puis par un coup double que tira M. Chaumier, tout le personnel de la plantation se trouvait sur la berge au moment de l'accostage : les anciens à barbiche grisonnante, les manœuvres en grand nombre, tous vêtus de leurs plus beaux pagnes, les mécaniciens habillés de toile bleue, les

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contremaîtres en tenue kaki, leurs femmes parées de leurs étoffes bariolées et de leurs pagnes précieux. Un tam-tam rythmait le battement des cœurs. Mais le premier à sauter à bord de la pirogue fut le chien Nigous qui faillit renverser des ustensiles avec ses battements de queue et ses tendresses maladroites; pour finir par déclencher une crise de terreur chez Boubou qui se réfugia dans le dos de Kallidia. « Allons vite dans notre case ! » ordonna Mme Chaumier. Précédés par les boys et les cuisiniers, tout le monde grimpa vers la maison familiale. Cependant que la foule endimanchée dansait en chantant affectueusement les louanges des « madame de France » et du « patron porteur de richesses nouvelles.... » La case de la famille Chaumier était fort judicieusement construite en haut d'une colline à peine arrondie, légèrement aplatie au sommet, encadrée d'arbres à feuillage constant et flanquée par les cuisines, la buanderie, les garages et les écuries. Trente mètres de longueur, douze en largeur, une surface cimentée de bout en bout, avec trois ou quatre marches d'accès à chaque ouverture, couronnée d'un toit de chaume épais à pentes raides, dont le faîte atteignait sept mètres de hauteur et dont les deux extrémités formaient rotondes : telle se présentait la grande case du « maître des arbres à café ». Le tout, monté sur piliers de bois imputrescible et inattaquable aux termites, était assis sur une murette cimentée à hauteur de poitrine qui donnait l'impression de durée. Les intervalles des troncs étaient garnis de bambous fixés en hauteur et en largeur. L'intérieur, cloisonné de tiges de palmiers bien lisses et luisantes, était distribué avec autant de goût que de sens de la commodité. A un bout, sous une des rotondes, le salon facile à ouvrir à tous les vents favorables. A l'autre bout, sous la deuxième rotonde, la chambre des Chaumier, avec vaste cabinet de toilette et douchière. Entre les deux, la salle à manger, le fumoir et l'office. Pour limiter le danger d'incendie, la cuisine était au-dehors,

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à vingt mètres. En face, les cases de passage, dont une toute neuve venait d'être construite pour Annie avec les mêmes matériaux. Il fut décidé que Kallidia partagerait avec elle cette case de huit mètres sur six, garnie de deux lits avec moustiquaire, de deux armoires, d'une table de toilette et d'une douchière en fer-blanc. Tables, buffets, liseuses, bibliothèques, armoires, chaises et fauteuils, guéridons et bureau : tous ces meubles avaient été fabriqués en acajou par des menuisiers noirs, fort habiles au maniement du rabot et de la varlope, d'après les dessins et sous la surveillance de Maggy Chaumier, laquelle avait quitté en France son métier de décoratrice pour devenir la femme d'un planteur de café. Aussi bien, à deux mille kilomètres à la ronde, nul ne pouvait trouver une demeure où le confort s'unît à l'élégance avec tant de simplicité. Il ne faudrait pas oublier la profusion de fleurs du pays ou de France, qui formaient des massifs, des haies, des arcs et des portiques, et qui, avec tant d'agréments, retenaient l'âme aux corps exilés loin du pays natal. Une maison ne s'organise pas, ne s'entretient pas sans des soins constants. Annie et Kallidia y furent employées sans retard par Mme Chaumier. Car on ne peut compter sur les serviteurs noirs, si familiers qu'ils soient, que pour les gros travaux sans fantaisie. L'action étant un des meilleurs remèdes à l'ennui, à la nostalgie, au chagrin et à l'inquiétude, Kallidia put à longueur de journée utiliser ses jeunes forces. Elle aidait Annie à dresser la table, à disposer les couverts, à décorer chaque jour la nappe avec des branchettes fleuries de bougainvillées rouges, rosés ou violacées, avec les fleurs délicates du frangipanier qui fournit un si subtil parfum, sans compter les zinnias qui poussent partout excepté sur les deux calottes glaciaires du globe. Le lavage et le repassage du linge fin, que l'on ne saurait, sans gros risque pour le tissu, confier aux blanchisseuses noires,

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n'eurent bientôt pour elle plus de secrets. Pas plus que la couture dont elle ne connaissait encore que les rudiments. Boubou, toujours espiègle à face de magistrat du siècle dernier, accompagnait les gestes des deux jeunes filles. Mais sans conviction, comme s'il attendait qu'enfin on lui rendît un beau troupeau de moutons hauts sur pattes, qu'il pourrait à loisir houspiller et dénombrer au moment de la rentrée au bercail. Hélas ! on n'entretient pas de moutons dans une plantation de café, pour la raison que ces ruminants sont, de tout temps, de grands destructeurs de bourgeons et de feuillages. Alors, le singe prenait sa revanche sur les mangues, même à peine mûres, sur les bananes dont le gavaient Annie et Kallidia à seule fin de savoir s'il arriverait à refuser. Mais Boubou ne se laissait pas décontenancer, fourrait une banane de chaque côté de sa petite gueule, une ou deux au milieu, deux dans chaque main, et s'enfuyait en riant comme seuls savent rire les singes, qu'ils soient avec leurs semblables ou parmi les hommes, considérés par eux comme des frères plus lourds, trop travailleurs et moins rusés. Au cours des travaux et des jeux, comme Kallidia ne comprenait pas la langue du pays et qu'ainsi elle ne fréquentait guère qu'Annie et sa famille, la jeune Peulh faisait des progrès surprenants en langue française. « Annie, je t'en prie, avait bien recommandé M. Chaumier, ne lui parle pas « petit-nègre » ! Laisse une si mauvaise habitude aux caporaux d'infanterie coloniale et aux petites gens d'Europe. — Mais, papa, protestait Annie, tu n'as qu'à te rendre compte par toi-même. Si elle n'ose pas encore converser avec toi à table, elle me dit très bien maintenant : « Je vais aller à « la cuisine », et non pas : « Moi y en a aller cuisine. » — C'est vrai, confirmait Mme Chaumier. Cette petite m'étonne par sa facilité et aussi par son accent. Quelle différence avec notre personnel, avec nos manœuvres et mêmes nos contremaîtres ! »

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Toutefois, Kallidia n'arrivait pas encore à distinguer le « tu » du « vous ». Pour l'excellente raison qu'elle entendait tous les membres de la famille se tutoyer; de même que M.. Chaumier employait le même tutoiement pour donner les ordres aux employés et aux ouvriers de la plantation. Autre lacune : Kallidia éprouvait une difficulté invincible à distinguer « les » de « leurs ». Aussi lui arrivait-il de dire : « Apporte-moi leur » pour « Apporteles-moi ». Mais cela lui donnait ce charme que nous attribuons volontiers à l'accent des étrangères en visite chez nous, autant qu'aux fautes de grammaire qu'elles peuvent commettre, Ainsi donc, par la langue et par sa distinction naturelle, Kallidia se rapprochait chaque jour davantage de ses amis blancs, à mesure qu'elle s'écartait involontairement d'une race noire qu'elle sentait plus éloignée d'elle que « les hommes-aux-oreillesrouges » venus d'au-delà de la « Grande Eau ». « Maman, dit un jour Annie, pourquoi n'habillerais-tu pas Nampala avec deux de mes vieilles robes d'été ? — Ma fille, répondit Mme Chaumier, d'abord tes robes ne sont pas vieilles et ton père n'attendra pas qu'elles soient usées pour t'en faire venir d'autres de France. Ensuite, je me refuse à faire de cette petite merveille un sujet de carnaval.... Les Martiniquaises sont plus belles dans leurs toilettes des îles qu'habillées par un grand couturier parisien. » Les camisoles qu'elle lui piqua à la machine, coupées dans des tissus de France, ainsi que ses pagnes drapés un peu à la-mode hindoue, conservaient à Kallidia son originalité mais la distinguaient nettement des jeunes filles, des femmes et des matrones malinkés demeurées encore à un art vestimentaire barbare et simplifié. Moussa, le jeune contremaître de la plantation, qui avait fréquenté l'école et parlait correctement le français, fut tenté d'approcher Kallidia. Après les salutations d'usage, il lui posa la question qui rôdait dans tous les cerveaux depuis la venue de la jeune Peulh avec la famille du « maître de la plantation ».

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KALLIDIA, PRINCESSE D'AFRIQUE Dans sa langue maternelle, le jeune homme n'eût jamais osé une telle indiscrétion; mais la pratique de la langue des hommes blancs lui donnait de l'audace. « Les gens de ton pays vont bien ? — Oui, répondit simplement Kallidia. — Quel est ton pays ? — Je ne sais pas. — Ton père ? Ta mère ? — Je crois ils sont morts. J'étais petite. Je ne sais pas.... » Et elle s'enfuit dans la grande case où Annie aidait sa mère -à soigner le bébé d'une cuisinière des ouvriers, laissant làhaut tout penaud le prétendant possible. Voilà ce qui, selon l'expression africaine, « ne tirait pas de l'obscurité ce qui s'y trouvait caché ».... * ** Pendant que Kallidia avançait ainsi à grands pas sur les traces d'Annie et des générations qui avaient fait de celle-ci une jeune fille blonde et légère, intelligente et simple, volontaire .dans sa fragilité, les messagers de la brousse passaient sur sa tête et lui criaient encore des nouvelles de son pays natal. Les ibis blancs à col noir, les aigrettes neigeuses, les pélicans voyageurs des grandes surfaces humides, les aigles dans leur majesté rapide, les perroquets agités et bavards : tous lui disaient que le nom de Kallidia était encore prononcé dans des cases rondes à parois grises, sous le chaume des toits pointus et que, la nuit, on y reprenait à son sujet la pratique des incantations propices. Mais Kallidia se serrait, le soir, contre son amie et lui disait : « Moi je quitte jamais Annie. Moi j'aime toujours Annie. » Enfin la tendresse de Kallidia trouvait le moyen de s'exprimer ! C'est sur de telles promesses de bonheur intime que survint le grand événement annuel de la plantation : la cueillette du café. 111

A l'arrivée de Kallidia les fleurs des caféiers achevaient de répandre dans l'air ce merveilleux parfum auprès duquel l'arôme du café que nous buvons est presque violent. Puis les fruits s'étaient formés -tout le long des branchettes presque rectilignes. Comme les arbres étaient plantés en longues rangées et à cinq mètres l'un de l'autre, une telle ordonnance à perte de vue faisait dire à Annie : « Papa, tu as véritablement créé le plus beau parc du monde ! — Il y en a de plus vastes au Brésil, ma fille, répondait modestement le planteur. Mais, si mon verre est plus petit, je bois dans mon verre.... Et c'est quelque chose !... » Un matin, Annie parcourait avec Kallidia quelques rangées de caféiers. Exercice physique sans danger dans la fraîcheur du matin, car les serpents sont engourdis. Seuls, les petits lézards et les oiseaux habitent les basses frondaisons. Bien entendu, Boubou et le chien Nigous les accompagnaient, le singe tirant la queue du chien et chipotant des fruits de caféiers, le chien tirant la langue et cherchant à se montrer dévoué — de manière assez gauche, comme un rustre qu'il était. Au retour, Annie tendit une poignée de fruits rouges à son père. « Papa, des cerises ! Est-ce un accident ou est-ce naturel ? Tu ne m'avais pas dit que ce pays produisait des cerises ! — Ce ne sont pas les fruits du cerisier, Annie. Cet arbre, pas plus que le pommier et le poirier, ne peut pousser sous les tropiques.... Mais lorsque le fruit du caféier mûrit, du vert il passe au rosé, puis au rouge et ressemble à notre cerise. Ton Boubou ne s'y est pas trompé, lui. Regarde, il en a les joues pleines. Et il en déguste la pulpe, comme tu la dégusteras lorsque ta mère en fera des sorbets, dès que nous obtiendrons de la glace avec la nouvelle machine que j'achèterai après avoir vendu notre récolte. — Et où se trouve le café ? — Les deux grains, accolés et enfermés dans une enveloppe parcheminée que nous appelons d'ailleurs « parche », forment le noyau.

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— Regarde Boubou, papa ! Il crache tes grains de café. — Il n'est pas fou, dit M. Chaumier. Il a dû se tromper une fois. Pas deux. Le grain vert est amer, tandis que la pulpe est sucrée et a un goût de café délicieux. Tu pourras y goûter toimême comme ton singe. Mais il faut que la cerise soit mûre à point, bien rouge.» Elle sauta au cou de son père et s'écria : « Nous allons aider à la cueillette, papa ! » Et elle entraîna Kallidia, suivie du singe et du chien. « Emportez des paniers ou des caissettes. Vous toucherez ainsi la prime que je donne, en plus de la paie, à tous les récolteurs.... — Oh! Chic alors!... » Annie pensa sur-le-champ à écrire en France toutes ses découvertes, afin de remplir d'étonnement et d'envie ses camarades d'études. Après le déjeuner, pour accorder une première récompense aux deux volontaires, M. Chaumier décida de leur donner du café pur — Annie ne prenant que du thé le matin, Kallidia préférant encore des aliments plus substantiels, tels que riz ou farine de millet bouillis et arrosés de lait. Kallidia y prit goût. Quant à Annie, elle proclama qu'elle n'avait jamais bu de si bon café, même chez bonne-maman — où l'on mettait de la chicorée — et surtout à la pension où l'on servait, les jours de fête, un prétendu café qui avait une parenté certaine, par sa légèreté, avec l'eau rougie honorée du titre d'« abondance ». Phénomène étrange : ce qui simplement excitait Annie provoqua chez Kallidia un réveil de certaines facultés dont les manifestations ne manquèrent pas de surprendre M. et Mme Chaumier. En effet, à mesure qu'elle absorbait vin, puis café, voilà qu'elle se mettait à chanter, dès qu'elle se croyait

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seule, des mélopées dans une langue autre que celle de Rhâna et celle du pays. Ce qui ne l'empêchait pas de faire, en français, des progrès étonnants, que bien des parents eussent souhaités pour leurs enfants dans l'étude d'une langue moderne. Alerté par Annie et par sa femme, M. Chaumier fit venir plusieurs anciens du pays ainsi que des colporteurs habiles à parler plusieurs langages usités tout au long de leurs pérégrinations. Ils traduisirent quelques phrases, telles que : « Les oiseaux du ciel elles poissons du gouffre ont entendu ma plainte et en ont fait des palabres», ou encore : «La Cora (1) est trop lourde pour mon cœur : elle est un fardeau de malheur. » « Cette enfant, dit M. Chaumier, n'est pas une fille de paysans, ni d'artisans, ni de pêcheurs. Elle est de noble origine. Mais quelle origine ?... » Une autre fois, on put entendre ce cri de haine si déplacé dans la bouche de la tendre Kallidia : « Celui qui a fait du mal à ma famille rêve du sang plus que la mouche qui s'élance vers le cadavre. » « Je suis persuadé qu'il y a un peu de drame dans la vie de cette enfant, opina Mme Chaumier. — On dirait que toute sa peine lui revient comme si elle remontait du fond de la mer », dit Annie qui oubliait de boire le sirop étendu d'eau fraîche que le serviteur noir déposait devant elle. El elle ajouta d'une voix troublée par l'émotion : « Je ne veux plus qu'elle souffre ! —- Le mystère finira bien par s'éclaircir, reprit Mme Chaumier. — Si toutefois il y a un mystère, dit son mari plus réaliste. Pour le moment, ajouta-t-il, notre affaire est de réussir la récolte de café et de bien la vendre.... » (1) Sorte de guitare très creuse à sonorités de harpe et à vingt et une cordes.

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* ** Les hommes-aux-oreilles-rouges Préfèrent les fruits à peau rouge ! C'est manière de Blancs ! Les hommes-aux-oreilles-rouges Font pousser des arbres Dont ils ne mangent pas les fruits ! Qui peut connaître les manières Des hommes-aux-oreilles-rouges ?... Que personne n'oublie sur l'arbre Un fruit rouge ! Rouge ! Rouge !

Telles étaient les mélopées que chantaient les récolteurs se répondant, se renvoyant les versets d'un bout à l'autre de la plantation, et que traduisait pour Annie et Kallidia un autre contremaître, Séïdou, qui avait aussi appris à l'école le langage des « hommes-aux-oreilles-rouges », venus d'Europe. Les cerises de café s'amoncelaient ainsi chaque jour dans les immenses bacs à fermentation .-Une fois la pulpe désagrégée, il fallait laver les graines, les faire sécher sur des claies, puis les envoyer dans des machines qui dépouillaient les grains de café de leur « parche » écailleuse. Ensuite il ne restait plus qu'à faire sécher de nouveau ces petites choses à teinte vert pâle qui, une fois torréfiées, font les délices du monde entier à toutes les heures du jour depuis le réveil jusqu'au coucher. Si de telles nouveautés amusaient follement, par goût et surtout par surprise, la fille du planteur, son amie Kallidia y voyait avant tout les signes d'une puissance qui dépassait son expérience, qui dépassait aussi les habitudes et les traditions que lui avaient léguées ses ancêtres. De la sorte, lorsqu'elle apprenait une langue ou qu'elle goûtait un breuvage nouveau, chaque fois elle pénétrait dans un monde inattendu, inespéré, dont elle appréciait ou même subissait les merveilles plus ou moins colorées. La chose n'allait pas toujours sans émoi ni difficultés. C'est ainsi qu'elle fut fort embarrassée pour distinguer le noir du bleu et même du violet, le rouge du jaune. Car il semble que les races africaines des tropiques n'aient qu'un seul terme pour diverses 115

catégories, préférant s'en tenir au blanc, noir, rouge, clair ou foncé. Annie déployait alors une patience que seules, à cet âge, peuvent fournir l'affection et la tendresse. Et le soir, pendant que « papa et maman Chaumier » se reposaient de leurs fatigues en prenant leur douche et des rafraîchissements, Annie continuait ses leçons de mots et de choses. Un soir, à la fin d'une leçon, elle demanda à Kallidia : « De quel pays es-tu ? Dis-le-moi ! — Je ne sais pas, répondit encore la jeune Peulh. — Et ton père ? Et ta mère ? » Kallidia réfléchit, comme si elle voyait poindre au loin une lumière dans l'obscurité. « Très loin ! finit-elle par murmurer. — D'où viens-tu ? insista Annie. — Je crois : très loin.... Très loin ! » Et de grosses larmes roulèrent sur ses joues, humectant son sourire.

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CHAPITRE IX KALLIDIA RETROUVE . KALLIDIA ! s'écria un matin Annie, viens voir comment Nampala fait les a! » M. Chaumier vint à pas lents dans la case qu'il avait fait construire, en bambou et chaume épais, pour que les deux jeunes filles eussent plus de liberté tranquille au cours de leurs travaux et de leurs études. « Ah ! par exemple ! » s'exclama-t-il lorsqu'il eut examiné le tracé de Kallidia. Il appela sa femme. « Maggy ! viens voir.... — Eh bien, fit Mme Chaumier, je ne vois qu'une chose, c'est qu'elle les fait comme il y a trois ou quatre siècles. Plus compliqués que nos a actuels.... PAPA

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— Tu n'y es pas, rétorqua M. Chaumier qui se piquait non sans raison d'égyptologie. Sans le savoir elle dessine un aigle, exactement comme le faisaient les anciens Egyptiens. Evidemment elle supprime les pattes, comme dans le caractère d'imprimerie; mais la tête, le corps et la queue y sont. Regarde bien, Annie. Je vais te dessiner le même. » Et M. Chaumier établit ainsi la comparaison entre l'a égyptien représenté par l'aigle, de même que l'a est la première lettre de l'aquila des Romains. «à= Cette enfant, ajouta-t-il, est d'une origine très antique. — Alors, tu ne nies plus le mystère ? lui dit sa femme. — Je l'ai toujours soupçonné ! » affirma M. Chaumier, à l'instar de nombreux maris qui aiment avoir le dernier mot. Puis il ajouta, maintenant passionné par le jeu : « Annie, fais-lui dessiner un s. » Kallidia obéit et traça tout simplement un serpent doublement coudé. « C'est extraordinaire, dit à voix plus grave M. Chaumier. C'est exactement la sifflante des Egyptiens antiques. Et ce signe n'a jamais changé depuis des milliers d'années. Cette enfant, par instinct, fait revivre toute une civilisation disparue, mais dont nous sommes les héritiers, à travers Rome et peut-être les Grecs. L's est immortel comme le sifflement du serpent.... » A la fin de la journée, la conversation roula sur la découverte du matin. Annie trouvait plus précieuse son amie africaine dont l'ascendance débordait sans doute dans la vallée du Nil. Mme Chaumier en vint à parler à Kallidia avec une nuance dans son affection qui révélait de l'estime. Quant à François Chaumier, il y trouvait un intérêt supplémentaire et surtout la mise en valeur de sa connaissance de l'Antiquité. Kallidia se contentait de sourire, comme si elle avait entendu parler de choses égarées et finalement offertes de nouveau à sa

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disposition. Pourtant, ce bien-être n'allait pas sans cette inquiétude qui accompagne toujours, chez les âmes nobles, la moindre faveur du destin. Le jour où Annie voulut que Kallidia apprenne à lire, elle eut de la peine à lui faire commencer les mots et les lignes par la gauche. De même lorsqu'on voulut lui faire écrire son nom : ce fut alapman au lieu de Nampala. Encore 1'écrivait-elle sans entrain. M. Chaumier triomphait. Jamais communication à l'Académie des sciences n'avait fait plus de plaisir à son auteur. Il devait plus tard réformer son opinion. En effet, si les caractères de l'écriture populaire de l'Egypte antique vont de droite à gauche, les caractères sacrés vont de gauche à droite. Mais de tels problèmes, au fond, ne risquaient pas de troubler les nouvelles joies de connaître qui se répandaient ainsi sur Annie et sur Kallidia, et les rapprochaient chaque jour davantage. * ** Pendant que notre Kallidia grandissait ainsi en savoir et en personnalité, M. Chaumier achevait sa récolte de café qu'il expédia vers le plus proche entrepôt. Ensuite, il s'accorda quelque repos et put se mêler à la vie de sa maisonnée. Annie en profita. « Maman, les robes de Nampala sont usées. Dis-le à papa. » Cela signifiait aussi qu'elle-même désirait un tissu nouveau. Un autre jour, ce fut : « Papa, le bijoutier noir du pays est venu nous montrer, à Nampala et à moi, de jolis bracelets en or pur. — C'est bien ! » dit le père qui avait compris et qui espérait vendre son café à un bon prix. Et les deux jeunes filles furent bientôt parées de corsages, de camisoles neuves et fleuries; leurs poignets furent cerclés de ces torsades en or terminées par deux boules de fort belle fabrication. C'était une grosse dépense pour les Chaumier, qui d'un côté auraient voulu ne payer à Kallidia qu'un bracelet d'argent

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et qui, d'autre part, ne pouvaient rien refuser à leur fille unique. « Oh ! Maman, s'écriait Annie, regarde comme l'or est plus beau sur la peau de Nampala que sur la mienne ! — Oui, mais vous garderez vos bracelets dans mon armoire, et ne les mettrez que pour les repas et pour les fêtes. Dans vos jeux avec les bêtes, vous arriveriez bien à les perdre.... » En effet, comme presque toutes les maisons d'Européens qui ne détestent pas les animaux, celle des Chaumier accueillait de temps à autre des petits de bêtes sauvages dont la mère avait été tuée par quelque chasseur. Profit pour les Noirs, distraction pour les Blancs. C'est ainsi qu'Annie et Kallidia élevèrent au biberon une antilope rayée et un guépard. « Drôle de couple, disait M. Chaumier. Car lorsque le guépard rencontre une antilope dans la brousse, il ne manque pas de la dévorer. — Mais, papa, rétorquait Annie, il ne doit pas pouvoir la rattraper à la course. — Penses-tu !, Le guépard est le quadrupède le plus rapide. Il arrive à égorger un bouquetin en pleine course. — Quand ils boivent même lait, ils ne font plus mal, déclara Kallidia de sa voix plus grave que celle d'Annie. — Comment va-t-on appeler l'antilope ? — Pourquoi pas Diane ? dit M. Chaumier. C'est la déesse des bois et de la chasse. — Et le guépard ? — Pourquoi pas Achille ? dit Mme Chaumier qui avait « potassé » l'Iliade et qui riait elle-même de ce rapprochement. — Oh ! oui, s'écria la jeune Annie. Ça va lui aller très bien. Comme il est tout petit, il aura le temps de retenir son nom. Est-ce que ça griffe, un guépard ? — Mais non, dit le père. Le guépard est une fausse panthère à pattes de chien et qui ronronne comme un chat lorsqu'il est content.... » * ** 120

Un jour, les deux amies accoururent près de Mme Chaumier, essoufflées, saisies de terreur. « Qu'y a-t-il, mes enfants ? Calmez-vous... », leur conseilla Mme Chaumier qui, au fond, était ravie que sa fille eût une compagne de son âge et d'une classe tellement au-dessus des autres filles du pays. « Qu'y a-t-il ? répéta-t-elle en les voyant regarder autour d'elles avec frayeur. — Un serpent ! — Où donc ? — Dans la cour. — Je vais dire à ton père qu'il le tue. — Impossible. Il est dans les mains d'un homme. » Appelé par un des serviteurs, M. Chaumier arrivait bien tranquille, précédé par un indigène à peine vêtu de cotonnades sombres et très rapiécées, à la mode des chasseurs qui ne renouvellent pas souvent leurs habits sommaires, même déchirés. Ce chasseur tenait à pleines mains un serpent boa plus gros que le bras d'un homme et dont la tête était attachée par un nœud coulant. Le reptile était complètement passif et se laissait porter comme un paquet de cordages. « N'ayez pas peur ! cria M. Chaumier. C'est moi qui avais passé la commande de cet animal aux chasseurs du pays. » Annie et Kallidia ne se sentaient pas pour cela rassurées et s'étaient réfugiées derrière Mme Chaumier, elle-même abritée par la véranda. M. Chaumier ajouta donc : « Je vais l'acheter pour le mettre dans le magasin à provisions qui est infesté de rats. Comme ces bestioles sont plus grosses qu'un chat, elles ne craignent que les serpents. Celui-ci va donc être notre gardien. — Il va mordre les hommes ! s'écria Annie. — Je n'irai jamais dans ( magasin ! affirma Kallidia. — Aucun danger, dit M. Chaumier. Je vais l'apprivoiser avec des œufs. Ensuite, il sera notre ami à tous. » 121

Pendant ces dernières phrases, le chasseur indigène avait déposé à terre le reptile, tout lisse, tout jaunâtre avec de belles marbrures foncées, et le caressait par petites tapes tout le long de son corps. « Quelles belles paires de chaussures il ferait pour nous trois! » soupira Mme Chaumier. Intriguée par le jeu du chasseur, elle ajouta : « Pourquoi donc le caresse-t-il, le flatte-t-il ainsi ? — Pour qu'il s'allonge tout droit, répondit le planteur. Comme il me le vend au mètre, l'homme a intérêt à supprimer les sinuosités qui raccourciraient l'animal. » II sortit alors un mètre pliant de sa poche et retendit à trois reprises le long du corps du reptile. « Deux mètres vingt ! » déclara-t-il. Et au chasseur noir : « Combien le mètre ? — Cinquante francs. — Ça fait cent dix francs. D'accord ? — Y a bon ! » dit l'homme noir qui avait l'habitude d'affronter les dangers de la brousse avec calme. Il prit la monnaie que lui remit M. Chaumier et dit avant de retourner à ses chasses : « Bonjour, missié, madame ! » Et il disparut à pas souples, sans même se retourner sur son prisonnier dont il avait confié l'attache à M. Chaumier. « Il faut lui donner un nom, déclara Annie. — Quel nom ? » demanda Kallidia qui n'avait pas encore imaginé qu'on pût appeler un animal comme un homme. On discuta. On proposa : « Cordage », « Filin », « Ficelle ». Mme Chaumier fit l'accord de son mari et de sa fille sur « Placide». « Il semble si indifférent à tout », dit-elle. Etrangère au débat, Kallidia était allée chercher trois œufs et les tendait au père d'Annie. Celui-ci les mit devant la gueule du boa qui perdit alors un peu de sa placidité. Sans doute n'avait-il rien avalé depuis plusieurs jours : il engloutit un œuf et, sans 122

un mouvement du corps, rejeta simplement la coquille vide. Ainsi fit-il pour les deux autres. « II est temps que je le mette en faction derrière les sacs de riz et de café, dit le planteur. Il va nous faire du beau travail. » Et, devant les trois femmes saisies d'admiration, il emporta Placide. « Comme papa est courageux ! dit Annie. — Ton papa il est fort beaucoup », dit à son tour Kallidia. Mme Chaumier, elle, donnait les ordres pour que le couvert fût mis et le déjeuner prêt à être servi. Avant que le repas commençât, par les radis dont on obtient là-bas une nouvelle récolte tous lès quinze jours, Kallidia réclama: « Où est Boubou ? » Avec Annie et les boys, on chercha le singe. « C'est Placide qui l'a déjà avalé », plaisanta M. Chaumier. Il dut éclater de rire pour rassurer sa fille et son amie. On appela Boubou sur tous les tons. En vain. Ce fut Nigous, le chien roux, qui le fit retrouver en jappant au pied d'un arbre, la tête levée. Boubou se tenait immobile sur la plus haute branche d'un manguier majestueux sur laquelle il s'était réfugié à l'abri même des regards. Bien entendu il n'avait pas eu besoin d'échelle.... Il fallut tout l'attrait d'un panier de bananes, du sucre et du pain frais, pour le faire descendre en fin de journée. A peine à table, Annie questionna son père. « Papa, comment ce chasseur a-t-il pu attraper Placide sans le blesser ? Est-ce aussi en lui faisant boire un apéritif, comme tu m'as dit que les Noirs faisaient pour les singes ? — Pas du tout, Annie.... Tu vois, Kallidia rit de ta réflexion. Elle n'a pas tort. Sache seulement que lorsqu'un serpent boa dort, tu peux l'approcher facilement sans l'éveiller. Il suffit alors de lui fixer la tête contre le sol avec une branche fourchue qui lui prend le cou. »

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* ** C'est au cours d'un de ces soirs où le ciel accorde à la terre, brûlée par le soleil, un peu de fraîcheur et d'apaisement, que survint un voyageur assez extraordinaire. La plantation recevait la visite de colporteurs indigènes qui apportaient des tentations aux ouvriers et à leurs femmes : tissus de la ville lointaine, tabac, bimbeloterie. De temps à autre un planteur voisin, dont le domaine était situé à cinquante ou quatrevingts kilomètres (ce qui est peu de route dans ce pays), ou quelque résident en tournée, venait déjeuner ou coucher dans la maison des Chaumier. Ce soir-là ce fut un vieillard à longue barbe blanche, de taille plutôt moyenne, au teint hâlé, à l'œil brillant, vêtu d'une longue robe blanche et coiffé d'un casque de liège tout blanc et à bords plats. Un ruban rouge et mince décorait son vêtement sur le côté gauche. Une croix d'or était suspendue à son cou et fixée à un bouton. Monté sur un petit cheval du pays, il était suivi d'un seul serviteur africain qui transportait en croupe le bagage du vieillard. Lorsque ce dernier mit pied à terre devant la grande case, Kallidia, qui se trouvait seule sur la véranda avec Boubou, resta pétrifiée d'admiration. Puis elle appela Annie et son père. « Un vieil homme blanc est là ! avertit-elle sourdement. — Oh ! Monseigneur, quelle surprise ! s'écria M. Chaumier en se précipitant pour accueillir l'évêque que les populations africaines, même converties à l'Islam, révéraient et qui était aussi aimé que respecté par tous les colons. Entrez vite vous reposer, Monseigneur, et surtout vous rafraîchir. Vous devez être fatigué.... — Le pauvre qui craint le soleil craint un ami, dit le proverbe indigène. Toutefois, un verre d'eau fraîche me fera le plus grand bien. »

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Ainsi parla le vieil homme avec cette jovialité de bon aloi qui n'appartient qu'aux cœurs purs et désintéressés. « Vous allez dîner avec nous », dit à son tour Mme Chaumier accourue des cuisines et après avoir baisé la pierre violette de l'anneau pastoral. « Quelle chance et quel honneur ! Vous allez vous reposer plusieurs jours, j'espère bien, dans notre case de passage. « Annie, baise l'anneau de Monseigneur, et va t'occuper de sa chambre, ajouta-t-elle. — Oh ! Monseigneur, je ne vous ai vu qu'une fois, à un office dans la capitale. Je ne vous oublierai jamais.... — Etait-ce bien moi qui officiais ? » demanda le prélat, taquin et modeste à la fois. A table, Annie et Kallidia oubliaient presque de manger pour écouter cet homme qui semblait porter en lui toute la science des âmes du Continent noir. Une science si hautement et simplement humaine qu'elle faisait comprendre le surnature ! « Etes-vous satisfait, Monseigneur, de votre tournée ? interrogeait M. Chaumier. — Au fond des forêts vierges de la Côte, beaucoup de consolations. Dans les savanes depuis longtemps soumises par des conquérants islamisés, notre tâche est difficile. Toutefois, on peut y faire du bien. Surtout dans les tribus qui ont gardé leurs coutumes plus anciennes que l'Islam. Ainsi, j'ai traversé une région où un grand chef descendant des rois du pays m'a confié sa détresse.... — Quelle détresse ? demanda Mme Chaumier. — Il y a plus de deux ans, m'a-t-il dit, sa fille la plus chérie a disparu, un soir de tornade. Il a tout fait pour la retrouver. Ses efforts n'ont pas été récompensés, les dépenses qu'il a engagées n'ont pas eu d'effet et ses promesses, pourtant larges, il n'a pas eu l'occasion de les tenir. Dans son impuissance, il m'a demandé de l'aider. Mais que puis-je faire de plus que

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l'Administration, sinon prier pour lui ? Je le lui ai promis et il m'a comblé de cadeaux et de prévenances. — Quel est le nom de cette fille ? demanda timidement Annie. — Kallidia, si je me souviens bien. Oui, Kallidia. Le nom m'a frappé à cause de sa ressemblance avec les mots grecs qui signifient : Beau et Beauté. » On entendit alors pour la première fois parler la jeune amie de Mlle Chaumier. « Kallidia ! Kallidia ! Kallidia ! répétait la jeune Peulh, — Vous la connaissez ? demanda l'évêque. — Je crois, j'ai connu.... — Où donc ? — Je ne sais pas.... Je ne sais plus.... Je penserai et Vous dirai.... — C'est un nom qui est très joli niais rare, reprit le prélat. Je ne l'ai entendu que deux ou trois fois en haute Côte-d'Ivoire et du côté des Mossis.... Songez donc que le père a promis cent vaches et le fiancé de la jeune fille cinquante autres à qui la leur ferait retrouver. Voilà qui m'arrangerait bien pour la construction d'une nouvelle église justement dans ce pays des Mossis où règne une sorte d'empereur un peu massif mais qui commande à plus de deux millions d'hommes. C'est le seul empire noir qui demeure en Afrique occidentale. Il y avait autrefois celui des Malinkés, avec la dynastie des Keïta. Trois millions d'hommes. Une armée régulière de quatre-vingt mille hommes. Sept ministres. Seule, la famille des Keïta subsiste après treize siècles de règne sans interruption. Les deux fils sont officiers dans notre armée.... « Pour en revenir à cette Kallidia, dont le nom est ravissant, celui qui la retrouverait ferait à la fois une bonne action et une bonne affaire. — On vous aidera, Monseigneur, dit Annie.... Mais, est-ce que dans vos voyages, Monseigneur, vous rencontrez des éléphants ?

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— Cela ne m'est pas encore arrivé. Mais que de fois j'ai vu leurs traces, répondit l'évêque. — Ma petite Annie, dit M. Chaumier, tu peux passer à dix mètres d'un éléphant sans que tu l'aperçoives. Surtout en forêt. — Pourtant, c'est si gros, papa !... — Oui, mais rien n'est plus silencieux dans sa démarche ni mieux camouflé qu'un éléphant. » A ce moment, Mme Chaumier regarda de tous les côtés, « Où est donc Nampala ? demanda-t-elle. — Elle a dû aller à la cuisine », dit Annie. Et elle appela son amie. Aucune réponse. On n'insista pas tout de suite. « Est-elle chrétienne ? » demanda l'évêque. Annie raconta l'histoire du plongeon et du baptême à l'improviste. « Vous avez bien fait, dit le prélat. Elle a grand air et se place d'elle-même très au-dessus des autres filles du pays. Sa façon de manger, de tenir son couteau et sa fourchette, sa réserve, son attitude, tout en elle dénote une origine élevée, supérieure même. — Nous la considérons un peu comme notre fille, dit Mme Chaumier. Elle aime tant notre Annie ! — Je vais la chercher, maman.... — Laisse-la donc tranquille. Elle a dû aller se coucher. Par discrétion, sans doute, plus que par fatigue.... » Lorsque Annie se retira dans sa case pour dormir, elle trouva Kallidia assise sur son lit. Elle n'avait pas éteint la lampe à pétrole qui constituait le luminaire des deux jeunes filles, ainsi d'ailleurs que celui des autres cases. Dans sa main, elle tenait le miroir d'Annie, se regardait et répétait : « Kallidia ! Kallidia ! Kallidia ! — On dirait que tu te sers d'un miroir pour la première fois, et que c'est une découverte ! » s'écria d'une voix rieuse Annie qui la surprit dans cette posture.

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Elle répétait : « Kallidia ! Kallidia ! Kallidia !

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Mais son amie ne répondit pas. Et pendant qu'Annie l'embrassait avant de se mettre dans son petit lit de l'autre côté du rideau qui les séparait, elle entendit encore prononcer : « Kallidia ! Kallidia ! — Tu la connais ? — Beaucoup entendu appeler Kallidia.... Kallidia!... » On dit que la nuit porte conseil. Il arrive aussi qu'elle ravive la mémoire. Les lampes sont soufflées. Dehors, dans la nuit, par-dessus les caféiers défleuris, par-dessus les arbres de la savane que torturent tour à tour le ciel et la terre, on n'entend plus que les appels ulules des grands-ducs et des chats-huants, les stridulations des insectes et, aussi, quelques vagissements de nouveau-nés. Et puis, peu à peu, on n'entend plus rien. Le sommeil a bouché les oreilles. Le sommeil a fini par chasser les points d'interrogation....

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CHAPITRE X LA FEMME DU SOMONO VOIT PLUS CLAIR QUE TOUT LE MONDE A six heures du matin, l'évêque ambulant dit sa messe sur son petit autel portatif. Pendant l'office, que servait l'assistant du prélat, un chrétien noir d'une trentaine d'années, Annie appela doucement : « Kallidia ! » Et celle-ci tourna la fête en souriant. Mais la chose n'alla pas plus loin. Malgré sa tendance à créer du roman, qui est le propre de nombreuses filles et de nombreux garçons, Annie, tout comme sa famille, était à cent lieues de se douter que l'aventure vivait dans leur maison,

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sous leurs yeux. C'est comme pour le bonheur, on va le chercher très loin alors qu'il habite sous votre toit. Quant à l'évêque, il n'eût jamais soupçonné que la fille enlevée à ses parents se trouvait chez des hommes d'Europe, qu'il savait incapables d'un rapt ou d'une complicité quelconque, même tacite. « Vous n'allez pas vous remettre en route tout de suite et par cette chaleur, Monseigneur, dit Mme Chaumier pendant que tout le groupe prenait le petit déjeuner. — Le temps de soigner les personnes qui souffrent ici des dents, fit le prélat. — Je ne comprends pas, dit Annie. —- Ma chère enfant, je porte toujours dans mes bagages une trousse de dentiste. N'étant pas médecin des corps, je mets en pratique ce que j'ai appris de l'art dentaire pour guérir les menues misères que je rencontre. « Ainsi, ajouta-t-il, j'ai soulagé les longues douleurs de la bouche d'un chef de province qui est devenu mon ami. Dieu se sert de tous les moyens pour manifester sa bonté !... » En quelques tournemains, l'évêque arracha des dents malades chez les gens de M. Chaumier et, installé sur son petit cheval, suivi de son ombre fidèle, s'en fut pour « remonter le moral, dit-il, d'un jeune missionnaire qui, à soixante kilomètres de là, souffrait du mal du pays ». A midi, les trois Chaumier furent d'accord pour décréter que Nampaia n'était pas un nom digne de la jeune Peulh et que Kallidia, si elle y consentait, lui irait mieux. Le visage de l'intéressée parut tout d'abord illuminé. Puis ses yeux s'embuèrent. « Tu refuses ? s'écria Annie. — Je suis contente trop ! murmura Kallidia. — Dans ce cas, chère princesse, plaisanta Annie, reprends

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du riz au poulet que maman a si bien fait réussir aujourd'hui par le cuisinier. » Et comme Boubou arrivait pour demander sa petite assiette de riz, Annie continua de taquiner son amie, en disant : « Tiens, voilà justement un de tes sujets qui vient te rendre hommage. » Au cours de cette nuit-là, Kallidia se répéta, dans le secret de sa pensée, l'histoire que lui avait racontée le cavalier à la barbe noire avant qu'elle montât dans la « machine volante ». Ce Toumané ne lui avait-il pas dit qu'elle serait un jour fille de roi ? Ne lui avait-il pas réclamé qu'elle se souvienne alors de lui, selon l'exemple de ce fils aîné de roi, pourchassé par son frère cadet au cœur noir, et qui, sauvé par un esclave, gardé dans une lointaine montagne, put ainsi revenir pour saisir en toute justice l'héritage à la mort de son père ? Qu'il avait bien fait, ce fils de roi rendu à sa puissance, de prendre cet esclave fidèle pour premier ministre !... Chose curieuse, sur ce récit intérieur, pourtant fidèle, se plaquait une autre histoire, celle de Dafla, la fille d'on ne savait qui, capable de lire dans le jeu des étoiles, et désignée un jour par le fils d'un roi pour qu'elle devienne son épouse. Et encore l'histoire de cette autre fille, égarée un soir de tornade, à qui l'on avait promis de la ramener chez son père, roi d'un pays où les fruits sont juteux et abondants, où le lait est intarissable, où les salutations sont aussi douces au cœur qu'à l'oreille.... C'est souvent dans la nuit que l'âme fait passer des examens à la mémoire ! La chaleur devenait étouffante. La chaleur qui précède la grande saison des pluies et les premières tornades écrase les hommes, les bêtes et les plantes. Pour Annie et Kallidia, la douche, avec /ses douze litres d'eau, devenait un trop court rafraîchissement du corps.

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« Si on se baignait dans le fleuve ? » dit la fille des Chaumier habituée déjà des bains de mer et de la plage de Montrichard en Touraine. « Oui, mais il y a caïman, répondit Kallidia. — Les Négresses et les pêcheurs s'y baignent bien.... Pourquoi pas nous ? J'ai vu un caïman qui se tenait au large sans venir près des femmes qui se baignent. — Ils ont gris-gris qui protègent. Le caïrtian alors les regarde mais il touche pas, il mord pas.... — Je vais demander à papa. » Interrogé, M. Chaumier répondit : « C'est exact que, depuis mon arrivée dans le pays pour y créer cette plantation, je vois toujours un assez gros caïman croiser devant le débarcadère. J'ai questionné les indigènes. Ils affirment qu'il n'a jamais attaqué personne. — Alors, demanda Kallidia, il vient faire quoi ? — Est-ce que, par hasard, il s'ennuierait chez lui et viendrait au cinéma ? dit Annie plus intriguée encore qu'elle ne le laissait voir. — Il y a peut-être de la curiosité, comme chez toutes les bêtes qui fréquentent l'homme de près ou de loin. Mais l'explication est plus simple, — Laquelle ? demanda Kallidia qui découvrait un monde inconnu. — Les femmes de nos ouvriers et travailleurs, les femmes du village aussi, viennent toutes récurer au bord de l'eau leurs ustensiles de cuisine et leurs calebasses. Les menus déchets de riz et de millet attirent les poissons. Et le caïman trouve ainsi sa pêche tout assurée. — Et s'il ne se contentait pas de poisson, papa ?... S'il voulait ajouter à son menu des chevreaux ou des petits garçons, ou même,... — Aucun danger, Annie. Ce caïman vient là depuis très, très longtemps, d'après ce que j'ai vu et d'après les dires des indigènes, qui l'appellent familièrement Bambo. Si la bête avait 133

voulu commettre des bêtises, ce serait déjà fait. Un véritable pacte s'est établi entre les hommes de cette rive et lui. On ne le tire pas, on ne lui tend pas de pièges, et lui ne touche personne. — Et si un autre caïman venait ? — Bambo le chasserait de ce qu'il considère comme son domaine. Il y aurait bataille. Comme le jour où un gros serpent a voulu traverser le fleuve à sa vue. Oh ! là là, quelle bagarre ! — Qui a battu l'autre ? demanda Kallidia. — Je ne l'ai jamais su. Ils ont plongé tous les deux. En tout cas, le serpent n'a jamais reparu. — Serpent, il est trop fort ! dit Kallidia. — Comment le caïman peut-il comprendre le pacte ? demanda encore Annie. — Ma fille, les animaux sont comme toi lorsque tu étais petite : ils comprennent très bien les punitions, et même ils s'avertissent entre eux. Un lion voleur est tué : tous les autres lions de sa compagnie abandonnent la place et changent de district. — Il y a beaucoup choses pour apprendre dans le monde ! » conclut Kallidia dans son français encore imparfait. * ** Kallidia ne fut pas longtemps sans entraîner au fleuve celle qu'elle appelait maintenant sa « sœur de France ». Les deux jeunes filles restèrent d'abord près de la rive, nageant avec précaution entre les pirogues et la berge, les yeux constamment fixés sur Bambo qui faisait des allées et venues comme un promeneur solitaire sous les ormes d'un mail ou sous les platanes d'un jardin public. A la descente du courant, le saurien se laissait porter. Pour remonter, il godillait lentement avec sa queue de dragon en dents de scie. Puis les deux jeunes baigneuses se savonnaient mutuellement le corps. A l'exemple des Négresses qui prenaient ainsi, pour la plupart, leur bain quotidien, quand ce n'était pas 134

La femme s'en fut vers la case de son mari...

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matin et soir. C'est au cours d'une de ces baignades de la rive que se produisit un de ces événements que le Ciel réserve à toutes les créatures, à l'heure et dans le lieu qui lui plaisent. Pendant que Kallidia se rinçait, toute droite et ses reins luisant au soleil, la femme d'un somono pêcheur du fleuve s'approcha d'elle, la regarda attentivement au bas de la poitrine, la fixa dans les yeux, examina sa peau, à mi-teinte de la peau d'Annie et de celle des négresses, avec plus d'attention encore examina la base des seins et la marque qui y était dessinée en relief. Puis elle l'interrogea : « Itogho ? » Kallidia ne répondit pas, ne sachant pas que ce mot voulait dire en langue locale : « Ton nom ? » La femme du pêcheur eut une grimace qui fit creuser davantage les trois longues incisions de ses joues — marque de sa tribu — et reprit en français : « Le nom de toi ? — Kallidia. » La femme émit un son guttural qui marquait sa satisfaction, dit quelques mots de salutations que Kallidia ne comprit pas, ramassa ses calebasses et, d'un pas un peu plus pressé que de coutume, s'en fut vers la case où son mari se reposait de sa pêche matinale. * ** La femme curieuse s'appelait Dana. Le nom de son mari, pêcheur sur le fleuve pendant la saison sèche et cultivateur au moment des pluies annuelles : Kamara. Dana était courte de taille, trapue, luisante, et sa chevelure tressée en cordelettes suintait le beurre rance. A chacune sa coquetterie, n'est-ce pas?... Non dépourvue d'ambition d'ailleurs, bien qu'elle eût déjà deux garçons et dépassé vingt-six saisons de pluies.

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Kamara se présentait aux flots de la rivière, aux aigles pêcheurs, à tous les habitants de la terre rougeâtre, des eaux jaunâtres et de l'air chaud, comme une statue de bronze antique lorsqu'il se tenait à la pointe de sa pirogue. Quant à ses désirs, ils ne dépassaient pas la vente de sa pêche, le règlement de ses dettes envers le gouvernement et les boutiquiers, et une descendance qui lui assurerait une vieillesse tranquille. Si on lui demandait des nouvelles de sa santé, il répondait : « Je suis en paix seulement ! » Il ne se doutait pas, ce jour-là, que la paix de son existence allait être quelque peu bouleversée. « Kamara, te souviens-tu, lui demanda sa femme, d'une certaine fille d'un roi qui se trouve au soleil levant, qui fut perdue et que recherche son père depuis des lunes et des lunes qu'on ne saurait plus compter ? — En vérité, non, dit Kamara. Mon chemin ne rencontre pas le chemin d'une fille de roi. — Je sais bien que ton cerveau n'ira jamais plus loin que ton filet et tes hameçons ! dit la Dana d'un ton plutôt aigre. — Que veux-tu dire ? fit le pêcheur en déposant à terre le filet qu'il était en train de réparer. — Je parle pour dire que le père et le fiancé de cette fille, appelée Kallidia, ont promis cent vaches et cinquante génisses et un collier d'or à qui la ferait retrouver. — Que veux-tu dire encore ? — Je dis : tu peux gagner ces cent vaches pleines et ces cinquante génisses ! — Comment ? — Je l'ai trouvée. Oui ! Elle est ici ! Alors, tu achètes un cheval et une selle. Tu montes dessus et tu vas vers le soleil levant. Tu trouves son père et tu lui dis : « Est-ce la vérité que « tu donnes cent cinquante génisses et un collier d'or massif à « qui te rendra ta fille Kallidia ? » — Cent vaches et cinquante génisses, rectifia le pêcheur du fleuve qui ne triche jamais qu'avec le poisson. 137

— Comme tu voudras ! Si le roi te dit : « Oui », tu le fais jurer sur ses fétiches. Et tu l'amènes ici, — Je n'ai pas de cheval ni de quoi acheter un cheval. Tu le sais bien, Dana. — Je le sais ! dit la femme. Mais je vais mettre dans ta main mon collier de boules d'or qui me vient de ma mère et de la mère de ma mère. Tu le vends, tu achètes le cheval et une belle selle, et un sabre.... Mais pas neufs, pour que le roi croie que tu es riche depuis longtemps et que tu es un grand guerrier. — Aujourd'hui, je crois vraiment que tu dis la vérité, Dana ! » dit le pêcheur en se levant et assuré que ce n'était pas une raison légère comme du vent qui la faisait se séparer du seul bijou qu'elle possédait. Et, assujettissant son bonnet sur la tête, il ordonna : « J'y vais! Donne-moi le collier ! — Je t'accompagnerai », dit l'épouse qui préférait assister au marché. « Peut-être, ajouta-t-elle, il te suffira de le donner en gage. Tu pourras ensuite payer avec les vaches du roi.... Et ainsi j'aurai deux colliers d'or : un creux et l'autre plein.... » * ** II fait très chaud. Diane, l'antilope rayée, a replié ses minces pattes d'acier pour dormir, le col allongé et le museau contre terre, dans un coin d'ombre. Elle lève à peine ses grands yeux bordés de longs cils pour regarder Kallidia qui lui apporte du pain, des biscuits et aussi les restes du tabac de M. Chaumier que ces ruminants broutent avec gourmandise. Une calebasse d'eau fait mieux son affaire. Boubou boit sans arrêt, lui aussi, et oublie de se gratter. Il est adossé contre un arbre, les bras abandonnés. Annie l'appelle et il ne répond pas.... Achille est allongé sur le côté sous un arbre. Pas question de courir, de faire un cent mètres.... Il fait chaud. Très chaud. Les oiseaux sont endormis, on 138

ne sait où. Comme ils ont bien mangé le matin, ils attendent le soir pour se dégourdir les ailes. Quant aux grands rapaces, ils sont montés prendre le frais dans l'altitude, tout contre les nuages. Ce sont les privilégiés de l'espace.... Au village, un cavalier est parti, malgré la chaleur.... Deux jours plus tard, un autre cavalier arrive à la plantation. Il est couvert de poussière rougeâtre et ruisselant de sueur. Son cheval souffle et se précipite vers la berge pour boire et se baigner. Le cavalier boit plus discrètement. Il est barbu. C'est Toumané Fall qui arrive du royaume de Rhâna. Il va droit à la maison de M. Chaumier et demande Nampala. La jeune Peulh sort sur la véranda, le reconnaît. Le cavalier barbu lui annonce qu'il est venu jusqu'à elle, mendiant sa nourriture, parlant poésie devant les chefs et racontant des histoires, luttant contre les bêtes de la brousse, racontant plus de fables que de vérités. « Pourquoi as-tu fait cela ? —• Pour te voir, Nampala. Ça, c'est la vérité toute blanche ! — Il n'y a plus de Nampala. Je m'appelle Kallidia. — Dieu a donc béni mon voyage ! » s'écria le cavalier. Il remonte à cheval, rassemble ses rênes et, avant de donner un coup d'éperons, se penche de côté et dit : « Puisque Kallidia tu es, n'oublie pas que c'est moi qui ai sorti Nampala des mains de la vieille Phôti et qui t'ai fait partir avec les hommes blancs dans la « machine volante ». — O Toumané Fall, dit alors la jeune Peulh, est-ce que j'oublierai aussi ce que tu as fait à Kallidia quand elle était petite ?... » Le cavalier barbu a disparu dans un nuage de poussière sur la route du soleil levant. Quant à Kallidia, elle se demande ce qui a pu la pousser à prononcer de telles paroles. « Qu'est-ce donc qu'il te voulait, cet homme ? lui demande Annie. — C'est lui qui a arrangé tout pour que je vienne avec toi.

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Il a aussi fait quelque chose qui n'est pas juste.... Longtemps.... Très longtemps.... —- Quoi donc ? — Je crois il connaît mon père. Je sais pas bien encore. Je crois je saurai bientôt ! » Et à pleines lèvres elle embrasse les deux joues d'Annie, comme seule la race des Peulhs sait le faire dans cette Afrique noire — les autres se contentant de respirer la joue de l'être aimé. * ** Le somono, pêcheur du fleuve, a chevauché comme un cavalier d'occasion. L'appât des cent cinquante vaches ou génisses lui fait supporter la chaleur, la soif, la souffrance de son derrière écorché par la selle, la faim même, car le premier à manger c'est son cheval, instrument direct de sa fortune, comme pour d'autres, dans le monde entier, cet animal fut longtemps une machine de guerre. Aux sarcasmes qu'il ne manque pas de recueillir sur son chemin, il répond qu'il sera bientôt plus riche qu'un chef de province. Et tout le monde rit. Il discute et perd ainsi du temps.... Toumané, lui, va au petit galop de son cheval, les dents serrées, s'arrête à la grande chaleur et voyage une bonne partie de la nuit. Si bien que ce sont deux cavaliers qui, dans la même journée, bouleversent la petite ville de Mansabâ où réside et règne Toumbou Silla, le père de Kallidia. « O roi ! dit Kamara le somono, arrivé le premier, est-il toujours vrai que tu donneras cent cinquante génisses et un collier d'or à celui qui retrouvera ta fille Kallidia et la remettra entre tes mains ? — O homme! dit gravement Toumbou Silla, j'ai promis cent

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vaches et un bijou d'or. Le fiancé de Kallidia a promis cinquante génisses. Je me porte garant sur sa promesse. Parle ! — Oh ! roi, peux-tu me jurer tout cela sur tes fétiches et sur les miens ?... » Et, en disant ces mots, notre Kamara détache les nombreuses amulettes qu'il porte au cou, sur sa poitrine, aux bras, à sa ceinture, et les dépose sur une natte aux pieds du potentat noir. « Oh ! roi, dit-il, pour venir dans ta maison, plusieurs fois j'ai failli mourir par le feu du ciel, par le lion, par la panthère, par le serpent et par les scorpions.... Tout ça pour te rendre ta fille dont j'ai vu ta marque sur sa poitrine et qui m'a dit son nom.... — Je jure sur tes fétiches et sur les miens, déclara le potentat en mettant une main sur ses propres amulettes et en étendant l'autre sur le paquet tout entrelacé du somono. Mais je jure aussi par la ceinture de mon père que si tu m'as menti je te ferai mourir lentement, que je ferai de ta viande une grande cuisine pour mes chiens.... Car jamais un homme n'a encore eu assez d'audace pour douter de ma simple parole ! » Et à ses conseillers : « Vous avez entendu ? Qu'on selle mes meilleurs chevaux. Je vais partir moi-même chercher ma fille Kallidia.... » Puis s'adressant à Kamara : « D'où viens-tu ? Du soleil levant ou du soleil couchant ? Du pays des Maures ou des forêts sombres ? — Du soleil couchant. — Si c'est la vérité, dit le potentat, je pense que j'aurai une dispute avec mon sorcier comme on n'en a jamais entendu ! » Et il ajoute, s'adressant à Kamara : « Combien de jours as-tu chevauché pour venir ici? — Dix-sept ! répondit le somono en comptant sur les doigts de sa main et sur ses doigts de pieds. — Dans douze jours nous saurons la vérité. Je verrai ma fille ou tu seras mort ! — Tout est dans la main de Dieu ! » réplique le somono

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en toisant tout le monde d'un regard qu'il veut rendre très 'assuré. Comme la rumeur se répandait dans la ville et que les tamtams battaient pour annoncer des réjouissances, voilà qu'un autre cavalier arrive. Il est moins grand et moins fort que le premier, mais il porte une belle barbe, ce qui lui assure d'emblée un certain respect. C'est Toumané, dont le cheval est meilleur et qui n'a parlé sur la route que pour demander son chemin, « pour le simple merci de Dieu ! » II demande à voir le « roi du pays ». « Oh ! roi, dit-il lorsqu'il est introduit devant Toumbou Silla, j'ai failli tuer mon cheval, qui est un des meilleurs de notre univers, pour arriver jusque dans ta maison et pour te dire que ta fille Kallidia est en vie, que son corps et son esprit sont en paix, et que, si tu me suis, tu verras bientôt ta fille et la ramèneras à sa mère. — Tu ne me demandes rien pour cela ? interrogea le potentat. — Un roi qui retrouve sa fille augmente sa puissance, répondit Toumané. Tu pourras m'en faire profiter jusqu'à ma mort si ton cœur est satisfait.... — Voilà un homme juste ! déclara Toumbou Silla. D'où vient le chemin qui t'a amené ? — Du soleil couchant ! » Et Toumané étend la main du même côté que Kamara. « C'est bon ! dit le maître du pays. Repose-toi et mange. Demain matin nous partirons au chant du coq. — Je suis entre tes mains, ô roi, et dans la main de Dieu. Dieu veuille que ta nuit soit douce ! — Si tu as dit la vérité, ma nuit sera la meilleure depuis des années ! « Pourtant, ajouta Toumbou Silla, je dois te dire qu'un autre homme est venu tout à l'heure m'annoncer qu'il avait vu ma fille Kallidia et la marque de notre famille sur sa poitrine; comme toi du côté du soleil couchant. 142

— Il se peut qu'un autre homme ait vu ta fille, dit Toumané. Mais ta fille Kallidia te dira par sa bouche que c'est moi qui l'ai délivrée de l'esclavage et en ai fait une fille libre, restée fille d'un roi tel que toi. — Pourquoi ne m'as-tu pas averti plus tôt ? — Je ne savais pas qui elle était ni que tu la recherchais, ô maître du pays ! Dieu et ta fille feront savoir où est la vérité et qui a le plus de mérite ! » L'homme était rusé. Il venait même de pousser la ruse jusqu'à l'audace, jusqu'au danger de mort. Il n'avait pas remarqué que Kallidia avait déjà en partie retrouvé Kallidia, et il comptait toujours sur le sortilège de l'oubli.

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CHAPITRE XI LES CHEMINS QUI NE SE RENCONTRENT PAS ! cria Mme Chaumier à sa fille, apporte-moi vite du coton hydrophile et de l'eau oxygénée. — Nous préparons la table pour le dîner, maman, répondit Annie de l'intérieur de la grande case. — Vous mettrez les fleurs au dernier moment. Ne me fais pas attendre, il est-tard et j'ai encore beaucoup de malades à soigner avant que ton père rentre. » Annie et Kallidia se précipitèrent, apportant pour plus de sûreté une boîte entière de pharmacie. « Pourquoi ne nous laisses-tu pas faire les pansements ? Ça irait plus vite, maman. — Vous êtes trop jeunes. Pour soigner nos hommes il faut ANNIE

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une certaine autorité. Tout au plus, je vous laisserai distribuer et faire avaler l'aspirine et la quinine sur mes indications. » Ainsi chaque soir, avant l'apéritif et le repas, Mme Chaumier accueillait les manœuvres, les ouvriers, leurs femmes et leurs enfants, à mesure que les maladies et les incommodités locales les affectaient. C'étaient, la plupart du temps, des maux de tête, des maux de ventre, des plaies aux jambes soignées d'abord au moyen d'incroyables remèdes auprès desquels nos « remèdes de bonne femme » représentent une hygiène raffinée. A bout d'expédients, ce petit monde finissait par faire confiance à la « madame » qui passait pour avoir les vertus d'un grand guérisseur. Tandis que, le long du jour, M. Chaumier surveillait la taille des caféiers, le désherbage, le nettoyage des parasites végétaux qui assaillent comme partout les plantes cultivées. « On n'est jamais tranquille dans une plantation! grommelaitil à table. — Tu n'étais pas fait pour tenir un magasin de commerce, François, répondait sa femme. — Peut-être ! mais ces gens-là sont tranquilles dès qu'ils ont fermé leur boutique ou fini leur inventaire.... — Pas tant que tu le crois, mon ami ! » concluait la maîtresse de maison. Ainsi la vie s'avançait sur la plantation. Kallidia continuait ses rapides progrès en français. Lisant déjà de gauche à droite comme ses « professeurs », elle savait signer son nom, écrire celui d'Annie. Certes, il eût été imprudent, tout au moins prématuré, de lui confier la rédaction d'un discours; mais elle savait recopier une page de livre et inscrire sur des bouts de papier les élans de son cœur à l'adresse de ceux qu'elle considérait comme sa famille. Pourtant, elle continuait d'écrire : « J'aime Annie beaucoup fort », oui encore : « Annie je te l'aime.... » Un soir, elle déclara à la fille des Chaumier : « Annie est vraie Gauloise. — Pourquoi dis-tu ça, Kallidia ? — J'ai lu dans manuel d'école de Moussa. 145

— Le contremaître ? — Oui. — Qu'est-ce que tu as lu, Kallidia ? » Alors la jeune Peulh récita d'une voix monotone la leçon que nous avons tous apprise en France : « Nos ancêtres les Gaulois étaient blonds, avaient les yeux bleus.... » Toute la famille se mit à rire. « II faudrait vraiment, s'écria Mme Chaumier, faire un manuel à l'usage des races de couleur.... » Et elle ajouta en fronçant les sourcils : « II te donne des leçons de français, Moussa ? — Oui, dit Kallidia. Il est gentil beaucoup. Il apporte des fleurs pour Annie et pour moi. Il dit aussi que il veut faire avec moi son épouse. — Que lui as-tu répondu ? — Je suis trop jeune. J'ai dit : « Je parlerai à papa et « maman Chaumier. » C'est mieux que dire : « Non, je veux « pas.» — Tu as bien fait, ma fille, dit Mme Chaumier. Tu as le temps de te marier. Tu es bien trop jeune, même en Afrique. C'est lui qui t'a donné le petit écureuil de palmier que m'a montré Annie? — Oui, dit Kallidia. Il mange biscuits avec nous..., — Moussa doit aussi nous attraper des oiseaux et nous faire une cage, dit Annie avec élan. — Il ne faudrait pas trop le distraire de son travail », gronda le planteur qui craignait de voir son jeune contremaître s'égarer sur une fausse voie. * ** Un autre soir que Kallidia et Annie, tournant le dos à leur case, considéraient le ciel au soleil couchant, la jeune fille de KALLIDIA, PRINCESSE D'AFRIQUE

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France prit la main de la jeune Africaine, son amie et, lui montrant les merveilles fantastiques que dessinaient à l'horizon les masses de nuages incendiées par les feux du crépuscule : « Kallidia, dit-elle, comme c'est beau ! — C'est bientôt la grande pluie, dit la fille 'âes tropiques. — Regarde ce nuage ! On dirait un lion accroupi ! — Bientôt grand vent et grande pluie.... —- Regarde celui-là, à gauche, on dirait un volcan en éruption ! — Bientôt tempête, Annie.... — Regarde ces rayons ! On dirait la gloire de Dieu luimême ! — Bientôt la terre elle est contente, Annie. Les semences vont aller dans la terre. Bientôt les hommes vont bien manger.... » Kallidia n'était pas mûre pour le rêve céleste. Par ses ancêtres elle appartenait encore à la terre nourricière.... * ** Des cavaliers arrivèrent dans la cour d'honneur de la plantation. L'un après l'autre. Leurs chevaux n'étaient pas fatigués, car ils venaient, non pas du soleil levant, mais du plus proche bureau de poste. Chacun d'eux portait ostensiblement une baguette dont l'extrémité fendue maintenait un papier bleu : un télégramme. Précaution en faveur des papiers sur lesquels la main a tracé des mots et des signes, afin de leur épargner la transpiration du messager. Après les salutations d'usage, les cavaliers remirent les papiers au « maître-des-arbres-à-café ». L'un des télégrammes annonçait que toute la récolte de M. Chaumier était vendue à up prix très avantageux, presque au plus haut cours de l'année. « Deux jours plus tôt, dit le planteur, et nous aurions gagné beaucoup plus ! 147

— Deux jours plus tard aussi, peut-être aurions-nous perdu beaucoup d'argent ! » rectifia sa femme toujours optimiste. L'autre télégramme fut ouvert avec appréhension. « Encore une tuile ! dit le planteur. —• Une naissance...? Un mariage...? Une commande...? fit Mme Chaumier. — Non, une mort ! — Qui donc ? — L'oncle Etienne. Le notaire nous avise qu'il nous a fait ses héritiers. — Oh ! que j'ai de la peine, François ! Il était si bon, si gentil pour nous.... — Légataires universels. — Il t'estimait beaucoup, François. — Il t'aimait beaucoup, Maggy ! — Il faut y aller sans tarder. — Quel dommage de repartir déjà ! Et quelle dépense ! — J'ai très bien vendu notre café. Et puis, l'héritage vaut bien notre déplacement.... » On gratifia les deux cavaliers et l'on mit la plantation en état d'alerte. Il fallait tout ranger et inventorier de nouveau. « Nous ne resterons pas longtemps absents, disait M. Chaumier à ses hommes. Nous allons en France et nous reviendrons dans un mois. » II disait sa pensée; mais il savait aussi qu'ils seraient ainsi plus attentifs à maintenir la plantation en bon état. Annie pleurait à chaudes larmes. Sa mère ne pouvait vraiment pas blâmer son chagrin. « Ne pleure plus, ma fille, disait le père. Il était très vieux, notre oncle, et l'on s'attendait un peu à sa mort. — Est-ce qu'on va laisser Kallidia ? demanda Annie entre deux sanglots. — Je vais voir ça avec ta mère....»

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Et, un matin, toute la famille Chaumier, avec Kallidia, s'embarqua sur la grande pirogue qui les avait amenés. Sur la berge, à mesure qu'ils s'éloignaient, tous les quatre pouvaient voir les servants, la maîtrise, les ouvriers, leurs épouses, les femmes amies de la famille, tous en vêtement de travail, silencieux, un bras simplement levé en geste d'adieu. Moussa tenait en main l'écureuil de palmier. Nigous frétillait sans savoir pourquoi. Boubou cherchait à échapper aux mains solides du serviteur familier, lequel redoutait les déprédations du singe en son absence de l'office. Il avait déjà plu sans doute dans la montagne, vers les sources du fleuve, car les nuages s'amoncelaient au loin et le vent s'unissait au courant pour emporter les voyageurs beaucoup plus vite qu'ils n'étaient arrivés naguère. Et les chants des piroguiers rythmaient de nouveau les coups profonds de leurs pagaies. La grande voile qu'ils avaient déployée les aidait avec une douce puissance, emportant Kallidia et ses amis vers les surprises de la destinée. Les voyageurs n'ont pas encore atteint le terrain d'aviation, que des cavaliers en groupe pénètrent dans les limites de la plantation. Précédés, guidés par Kamara le somono, lequel dissimule avec peine les souffrances de son derrière et de ses jambes entamés par une chevauchée trop longue et trop rapide, et par Toumané Fall plus que jamais accroché à l'aventure de Kallidia, ces cavaliers ont revêtu leurs plus beaux habits. Les longs vêtements blancs brodés de soie jaune d'or, flottants et maintenus par une large ceinture de cuir rouge orné de dessins, sabre à l'épaule, bonnet pointu et turban autour de la tête, donnent un air princier à cette petite cëhorte. L'homme le plus important est aussi le plus simplement vêtu: c'est Toumbou Silla, le père de Kallidia. Ses compagnons sont plus clairs de peau que les gens du pays où ils arrivent; sa ;face l'est davantage encore parce qu'il est plus gras et pas encore trop ridé. 149

Le contremaître Moussa, auquel M. Chaumier a confié la plantation pendant sa brève absence, est venu au-devant du groupe. C'est au chef qu'il adresse les salutations d'usage. Mais Kamara est pressé. « Où est le « toubab maître des arbres » ? demande-t-il dans le langage local. — Parti pour France. — Et madame.? — Partie pour France. — Où est" Kallidia ? — Partie avec eux et mademoiselle. » Toumbou Silla s'impatiente. Il questionne tour à tour Kamara et Toumané. Ceux-ci sont embarrassés et baissent la tête. Moussa lui dit en français : « Kallidia partie France avec monsieur, madame et mademoiselle. » La colère du potentat monte de son cœur à son visage. Il regarde l'un après l'autre ses deux indicateurs. Chez lui, à Mansabâ, il les ferait fouetter avec une lanière de cuir d'hippopotame. Ici, il n'est pas chez lui. Les deux hommes en profitent pour lui expliquer que sa fille était bien là lorsqu'ils sont venus l'avertir de leur trouvaille. Il ne consent à s'apaiser qu'au moment où Moussa lui dit : « Vieil homme, mon maître, ils ne vont pas s'arrêter longtemps au-delà de la « Grande Eau ». Ils sont montés dans la machine volante et c'est la machine volante qui les ramènera ici, avec la paix et selon la volonté de Dieu.... Descends et repose-toi.... Tu habiteras la case même de ta fille Kallidia, puisque c'est toi qui es son père. — C'est bien, j'attendrai. Mais, ajouta Toumbou Silla en touchant sa barbiche qui lui affinait encore le menton, et en fixant de ses yeux pleins d'éclairs Kamara et Toumané Fall, si ce n'est pas ma fille qui est ici chez les hommes blancs, je vous

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ferai traiter tous les deux comme des menteurs et des voleurs d'enfants !... » Alors Toumané qui était resté silencieux s'avance : « Nous sommes tous dans la main de Dieu, déclare-t-il. Et Dieu sait que tu me combleras d'honneurs lorsque tu auras vu ta fille Kallidia à son retour du pays des « hommes-aux-oreillesrouges ». Que j'en perde le souffle de vie, c'est bien ta fille Kallidia qui vivait ici et qui va y revenir ! » Kamara ne veut pas demeurer en retard sur son concurrent. « Que Dieu me punisse si je n'ai pas dit la vérité! clame-t-il. Dieu sait bien que tu me donneras cent cinquante génisses et un collier d'or avant que la lune disparaisse du ciel et revienne toute pleine !... — Que Dieu vous entende ! dit le potentat en mettant pied à terre. — Cette maison est la tienne, lui dit Moussa en saisissant la bride du cheval. Que Dieu te garde ici en paix jusqu'au jour où tu verras Kallidia, ta fille. Je ne savais pas qui était son père, puisqu'elle ne me l'avait pas dit. Mais j'avais bien vu qu'elle ne pouvait être que la fille d'un homme puissant. Elle-même, si Dieu le veut, te dira que je l'ai traitée comme une fille de roi.... » Moussa pensait, lui aussi, tirer avantage de la circonstance, tant auprès de la belle Kallidia qu'il avait courtisée avec patience, qu'auprès du père dont il eût bien voulu avoir l'honneur de devenir le gendre. Quant à Kamara, il s'en fut près de Dana, sa femme, avec laquelle il ne manqua pas d'avoir, au cours des heures et des jours qui suivirent son retour, des explications plutôt orageuses qui rappelèrent à plusieurs reprises la violence des pires tornades.... * **

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Cependant, Kallidia et ses amis Chaumier, après avoir survolé les étendues jaunâtres du désert, étaient arrivés à Paris. « Dieu vous a accordé la puissance en toutes choses », dit à Annie Kallidia étonnée de la verdure totale du pays plus encore que des surfaces bâties qu'elle découvrait en se rapprochant de la terre. « Tout est cultivé.... On dirait aussi que votre pays manque jamais d'eau.... — Le pays ne manque jamais d'eau, c'est certain, dit M. Chaumier qui avait écouté la réflexion de la jeune Africaine. Mais tu te souviendras d'un de nos proverbes : « Aide-« toi, le Ciel t'aidera ! » Nos cultivateurs ne s'arrêtent jamais de travailler, et aucune terre n'est abandonnée. » • Kallidia comprit que son existence se passerait désormais dans l'étonnement. Mainte fille d'Afrique aurait pu être en proie à la frayeur qu'imposent tant de nouveautés à une âme primitive. Kallidia, elle, se sentait rassurée par la présence d'Annie, dont elle partageait le sort jour après jour, heure après heure, comme les joies et les chagrins de chaque instant. Une lettre du notaire de Touraine attendait les Chaumier à leur descente de l'avion. « Nous filons à Genillé sans nous arrêter à Paris, dit le planteur de café à sa femme dès qu'il eut parcouru le message. — Quel dommage qu'on ne reste pas un peu à Paris ! dit Annie. Je voulais tant montrer la capitale à Kallidia.... — Le règlement de l'héritage est très urgent, expliqua Mme Chaumier qui avait lu la lettre. Question de récoltes.... Nous reviendrons dès que ton père aura mis tout en place et donné ses pouvoirs au gérant de la propriété. Il y a mille choses à mettre au point et je dois l'y aider.... Ensuite, vous aurez le temps de visiter Paris à votre aise.... Je vais vous y mettre en pension toutes les deux pour quelque temps.... » Tourbillon d'êtres et de choses pour Kallidia. Il y avait trop de mouvement, de bruit, d'agitation, pour qu'elle ne fût pas un peu perdue dans ce charivari, ce tohu-bohu que représente

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l'existence des villes modernes, surtout la capitale. Tout y excédait sa sensibilité.... A l'arrivée en Touraine, un télégramme les attendait : « MONSIEUR CHAUMIER FRANÇOIS. SUIS HEUREUX VOUS AVISER TOUMBOU SILLA PERE DE KALLIDIA GRAND CHEF PROVINCE MANSABA ARRIVE POUR VOIR ET REPRENDRE SA FILLE. ATTEND ICI AVEC IMPATIENCE. LE RESTE TOUT BIEN. VOTRE HONORE CONTREMAITRE DEVOUE. MOUSSA » « Je savais bien qu'il y avait du mystère dans la situation de cette enfant ! déclara le planteur en se rengorgeant. — Je te l'avais bien dit ! répliqua Maggy Chaumier qui ne voulait pas être en reste. — Moi, je l'avais senti ! » s'écria leur fille Annie en sautant au cou de Kallidia. Quant à la jeune Peulh, elle souriait de tout son visage et surtout de ses yeux tout humides. « Kallidia Silla ! Kallidia Silla ! » répétait-elle comme si elle se réveillait devant un miroir.

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CHAPITRE XII KALLIDIA RETROUVE SES ANCÊTRES et toi aussi Kallidia, regardez bien ces trois poutres, disait M. Chaumier en montrant le plafond du rez-de-chaussée de la demeure dont il venait d'hériter. Les glands des chênes qui les ont fournies ont poussé à la mort de Hugues Capet, c'est-à-dire avant l'an mille. — Comment peux-tu calculer ça, papa ? — Annie, ma fille, ce sont des chênes qui avaient quatre cents ans lorsqu'on les a équarris pour en faire ces poutres. Et la partie de cette demeure que nous habitons a été bâtie par les moines bénédictins en 1350. Calcule.... — Ça fait combien d'ans ? » questionna Kallidia pour laANNIE

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quelle le temps ne comptait pas plus que pour les gens de sa tribu, totalement oublieux de leur passé. « Ça fait presque mille ans. — Et mille ans, c'est combien ? — Trente à quarante générations. — Je comprends pas. —- Je vais t'expliquer, dit Mme Chaumier qui s'amusait beaucoup de la fraîcheur d'esprit de cette pupille que le sort africain avait envoyée dans sa maison. Ton père, son père et son grand-père, ça fait à peu près cent ans, que nous appelons un siècle, c'est-à-dire : dix fois dix années. Mille ans, c'est dix siècles, autrement dit : dix fois ton père, son père et son grand-père. Compte : ça fait trente générations.... » Kallidia réfléchit. Son visage s'éclaira. « J'ai compris, dit-elle. Mais ces petits bois sont moins vieux. — Bien sûr ! dit M. Chaumier. Les solives n'étaient que des arbres de soixante ans, cent ans au plus. Donc, elles ont maintenant sept cents ans. — Tout ça, c'est beaucoup ! » fit Kallidia qui admirait, n'ignorant pas que les cases d'Afrique ne dépassent guère dix ans sans être brûlées ou écroulées. * ** M. Chaumier avait répondu à Moussa pour rassurer le père. Il espérait avoir bientôt réglé toutes les formalités de la succession, fait l'inventaire des animaux et du matériel avec le gérant de la propriété, enfin convenu avec ce dernier des cultures à suivre ou à entreprendre dans les terres assez dispersées qui dépendaient de la vieille demeure. Il attendait aussi, non sans curiosité, le moment où Kallidia se trouverait en face de l'homme qui, de loin, se prétendait son père. Sur ce point, il ne tarda pas à être rassuré. En effet, on eût dit qu'à mesure qu'elle s'éloignait du pays où elle avait bu le 155

poison de l'oubli, ses facultés de mémoire se reconstituaient, comme la chair et la peau se refont autour d'une plaie. Quand Annie l'appelait, par jeu aimable : « Kallidia Silla », elle accourait en riant. « Oui, c'est moi ! s'exclamait-elle. — Qui est ton père ? — Je crois c'était Toumbou Silla,... » « C'est le changement de climat et le vin blanc de Touraine qui lui rendent la mémoire, disait à sa femme François Chaumier. Elle est tombée sur la tête lorsqu'elle était petite et des brigands ont dû l'enlever à sa mère. Qui sait si l'altitude n'a pas maintenant modifié chez elle le fonctionnement de certaines glandes.... — C'est heureux pour cette fille, répondait Mme Chaumier. Mais ça va faire une immense peine à Annie le jour où le père l'emmènera dans son pays natal.... Car nous ne la reverrons plus.... Elle sera mariée à quelque fils de petit chef qui plongera sa main dans la calebasse pour se remplir le ventre devant elle et qui lui abandonnera les restes.... — On ne sait jamais de quoi demain est fait, dit le planteur. Qui nous aurait dit que ton oncle Gautas serait mort si vite et qu'il nous aurait laissé ce domaine ? En attendant le retour en Afrique, nous allons bientôt partir pour Paris où j'achèverai de régler nos affaires. — Rien ne me fera plus de plaisir », conclut Maggy Chaumier en rectifiant machinalement quelques détails de sa chevelure et en dégageant son front intelligent. * ** Le voyage de retour se fit en voiture. Sans incident. Mais non sans questions. « Ces grandes herbes jaunes, Annie ? — C'est du blé. C'est ce qui donne le pain. — Et ces petits arbres attachés très longs ? — C'est la vigne, qui donne le raisin. 156

— Qu'est-ce qu'on fait avec raisin ? — Le vin. — Ah ! oui. Pourquoi on fait tirer les chevaux plutôt que monter dessus ? — C'est une coutume très ancienne, disait M. Chaumier. Il n'y a que les Noirs et les Peaux Rouges qui n'attellent le cheval ni à une charrette ni à une charrue. Ce sont aussi les deux seules races qui n'aient pas inventé la roue.... — Le monde il est très large ! concluait Kallidia. Ces paroles sont de chez nous..., ajoutait-elle à l'adresse d'Annie surprise par tant de philosophie. — Si tu vas en Belgique, reprit Mme Chaumier, tu verras qu'on attelle aussi les chiens aux petites voitures. — J'ai vu dans livre d'images d'Annie, dit Kallidia. C'était dans un pays tout blanc. -— Ah ! oui, les Esquimaux », dit son amie. Le nombre et la vitesse des voitures, la masse des camions, la largeur et la qualité des routes, la vie rapide et assez harmonieuse des civilisés en mouvement, tout cela rendait souvent Kallidia muette d'admiration. La vue d'un bébé dans une voiture d'enfant, pendant la traversée d'une ville, la tira de sa rêverie. « Dans mon pays, dit-elle, les femmes croyaient que les Blancs n'étaient jamais petits enfants, qu'ils naissaient tout grands.... —- Et qu'ils pouvaient une heure après leur naissance parler, faire des discours, monter à cheval et chasser dans la forêt ! s'écria Mme Chaumier en riant. — C'est des paroles des vieux temps, dit Kallidia pour reprendre contenance. Je me souviens seulement des histoires des femmes de mon pays. — Je constate que tu te souviens mieux chaque jour et davantage, Kallidia.... — Je crois aussi» maman Chaumier. Quand je vois mon père, 157

La fille de Toumbou Silla connut les surprises de Paris.

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je lui dirai qu'en France, même un petit oiseau ne peut plus cultiver un champ pour lui, que tout les terres, mêmes grandes comme mon pied, sont dans la main des hommes blancs.... — Tu n'as pas fini de lui en raconter, Kallidia. Attends d'avoir vu de près Paris et ses environs,... » Ainsi parla M. Chaumier tout en montrant d'une main le sommet de la tour Eiffel qui se détachait dans le ciel. * ** « Qu'allons-nous lui faire voir ce soir ? » Telle est la question qui se posa dès le deuxième jour de l'installation de la famille Chaumier, dans l'appartement d'amis partis en vacances. « Il nous faut d'abord l'habiller.... » Après une longue discussion familiale, où chacun fit valoir ses arguments, selon qu'il s'agissait de la robe, des chaussures ou du chapeau, il fut décidé qu'elle aurait une vêture mixte, à la manière des, femmes des Antilles. « Aucune de nos robes, trancha Mme Chaumier, rie donnerait à notre Kallidia la même élégance. » Et dans cette toilette, la fille de Toumbou Silla connut les surprises du cinéma, les illusions du théâtre, les promenades au bois de Boulogne et dans Paris. Après chaque sortie, Annie lui demandait ses impressions. « C'est trop fort, si fort qu'on peut pas dire !... » L'initiation à la vie intense des Européens manquait vraiment de transition. C'est alors que M. Chaumier revint à son idée fixe. « Annie, tu devrais mener Kallidia au Louvre pour visiter les antiquités égyptiennes. — Pourquoi n'irais-tu pas les accompagner ? dit Mme Chaumier. Tu te rendrais compte par toi-même du plaisir ou de la surprise de ces enfants et tu pourrais surtout leur expliquer ce qui échappe encore à leur âge. 159

— Je n'ai guère le temps, Maggy, tu le sais bien. — Oh ! papa, dit Annie, si on y allait le soir, quand c'est éclairé. Tout le monde dit que c'est encore plus beau que le jour.... — Entendu, dit le planteur. Ça me gagnera du temps, d'autant mieux que Moussa vient encore de me câbler que mon retour est attendu avec impatience, même et^ surtout par le père de Kallidia.... — J'irai aussi ! » dit Mme Chaumier. * ** « Comment peut-on faire maisons si grandes ! s'exclama Kallidia lorsqu'elle eut pénétré-dans les premières salles du Louvre tout illuminées. Et comment on peut éclairer si fort si on voit pas lampes ? — Allons vite ! Je t'expliquerai ça une autre fois », dit M. Chaumier qui avait hâte d'arriver dans les salles où vivent encore sous formes de statues et de bas-reliefs ceux qu'il croyait fermement être les ancêtres de Kallidia. Les lourdes statues de granit et de porphyre qui représentaient, plus grands que nature, des Pharaons ou leurs vizirs, des dieux et des déesses, ne firent pas trop d'impression sur Kallidia. Tout au plus fut-elle surprise, même amusée, de voir des corps humains surmontés d'une tête d'aigle ou de faucon, ou encore de chien comme Horus. Il en fut tout autrement lorsqu'ils pénétrèrent dans la chapelle funéraire d'Akhoutaa. « Les anciens Egyptiens n'aimaient pas la tristesse dans leurs caveaux ! dit Mme Chaumier. — Pas plus que les musulmans et les Américains dans leurs cimetières, ajouta son mari. — Oh ! regardez ! s'écria Annie. On y retrouve toute la vie de ces gens-là en images de pierre.... Regarde, Kallidia ! » Kallidia regardait et se taisait. Et M. Chaumier la suivait 160

Kallidia regardait et se taisait. 161

du regard, pendant qu'elle examinait, une à une, les merveilleuses évocations de la vie des riverains du Nil, avec une attention qu'on ne lui avait connue qu'aux premières phases de son instruction. Comme si elle sentait le regard de son père adoptif, Kallidia se détacha de sa contemplation des dessins et des couleurs. « Combien de temps ces hommes ? — Quatre mille ans. » La jeune Peulh compta longuement sur ses doigts. Puis elle dit : « Cent vingt fois père, grand-père et encore grand-père ? — Peut-être plus. Peut-être cent soixante fois, dit M. Chaumier. — Tu vois, Kallidia, ces hommes ont la peau brune comme toi, fit remarquer Annie. — Oui, j'ai vu, murmura Kallidia. Comme mon père et mes sœurs. » Alors elle prit la main d'Annie, la garda doucement pendant qu'avec un peu de fièvre elle débitait : « Regarde, Annie, regarde, maman Chaumier, regarde, papa Chaumier, c'est comme chez nous.... Vois les chiens, tête pointue, queue ronde, oreilles droites.... Vois les gens de la pirogue, plus noirs que chefs.... Et les bœufs ! Naye ! Naye ! Et les chèvres ! Et les calebasses avec beaucoup légumes ! Et les paniers avec pains, comme chez toi, maman Chaumier.... — Et les singes qui les surveillent, comme sur les bords du Niger ! s'exclama Annie. Ce sont les ancêtres de Boubou ! — Et les poulets qu'on porte au marché ! Et les pigeons ! continuait Kallidia. — Et les chevreaux que les hommes portent sur leurs épaules ! » enchérit Annie. Ainsi elles allaient, de découverte en découverte, raccourcissant le temps, les siècles, les millénaires. « Annie, regarde, continuait Kallidia. Mêmes roseaux pour

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faire paniers comme chez ma mère. Et antilopes...! Pourquoi les hommes ils chassent pas ? Pourquoi ils gardent comme bœufs? — Tes ancêtres les avaient apprivoisées, de même qu'ils avaient dressé les hyènes pour la chasse, ainsi que les faucons. — Oh ! grands oiseaux du fleuve, reprenait Kallidia. Et ces poissons avec moustaches ! Comme chez nous dans rivière.... Aussi grands poissons et la pêche avec filets.... Comme Kamara et les somonos.... Comme chez mon père aussi. — Regarde, Kallidia, disait M. Chaumier, ce bateau et sa grande voile carrée.... Et ce matelot qui grimpe aux cordages et ceux qui tirent sur la drisse.... Ça n'a pas changé. — Oui, dit Kallidia, je connais ces gros canards, et cet homme qui marche avec grand bâton comme mon père.... » Il fallut l'impatience de Mme Chaumier pour tirer son mari et la jeune Peulh de la chapelle funéraire. « Nous avons encore tant d'autres choses à voir, dit-elle. Et l'heure s'avance.... » A la sortie, Kallidia leva les yeux sur l'écriteau. « Akhoutaa ! Il y a un homme qu'on appelle comme ça.... Je crois.... Mastaba, Mansabâ.... C'est pas possible ces choses ont quatre mille ans.... » Et elle ne pouvait plus détacher ses regards de l'inscription et de l'entrée de la chapelle funéraire. Entraînée par M. Chaumier et Annie, elle rejoignit Mme Chaumier qui regardait, sur une stèle, une femme qui respirait une fleur de lotus. « Tu vois, Kallidia, cette femme aime les fleurs autant que toi, dit Mme Chaumier. Ce n'est pas comme nos Malinkés, nos Dioulas, nos Mossis et toutes les tribus purement noires, qui ne se soucient jamais de la fleur et ne pensent qu'au fruit bon à manger. * ** 1 Plus loin Kallidia, ains ! interpellée, s'arrêta devant la statuette d'un juge dont le nom était : Ra Her Kà.« Nous avons 163

aussi un oncle de ma mère qui est de la famille des Kâ. Peut-être ils ont même père. C'est une grande famille des Peulhs.... » Plus loin encore les trois visiteurs découvrirent un roi Séankharé. « Oh ! je connais bien un chef Sankaré, dit Kallidia. Je vais tout ça dire à mon père.... Mon papa, il a une petite barbe comme tous ces hommes puissants.... » L'émotion grandit lorsqu'ils arrivèrent dans la salle des instruments de musique et des outils de culture. « Oh ! un tam-tam ! s'écria la jeune Africaine. Oh ! la cora .' Elle est plus belle que les nôtres et elle a trois fois sept cordes comme celle de nos griots !... » Devant une autre vitrine, elle appela Annie et son père : « Un donkoton ! Tous les gens chez nous ont le même pour cultiver le mil. » De la sorte, on retrouva, protégées par les glaces, des poteries encore employées au Soudan français, sur les bords du Niger et jusqu'au lac Tchad. Kallidia ne put s'empêcher de sourire en voyant que les dames Thouï et Naï faisaient tresser leur chevelure comme ses propres tantes et sa mère. Elle communiait ainsi d'un coup avec un passé si lointain, jusque-là inconnu, et avec le passé de son enfance dont les détails renaissaient dans sa mémoire à chaque instant davantage. M. Chaumier se rengorgeait. « Une résurrection qui devient presque miraculeuse », déclarait-il à sa femme. La joie fut grande lorsque tous les trois pénétrèrent dans la salle aux somptueux décors qui abrite les représentations des dieux de l'Egypte et des animaux qui sont leurs ombres sur la terre. Ce fut à qui retrouverait les chats et les serpents, destructeurs de rats et donc protecteurs de la peste, des éléphants, des ibis, des grenouilles, un hippopotame, des lièvres, un sanglier, des vautours, un crocodile qui se tient debout comme il se doit pour un dieu du fleuve, une panthère, des lions, le taureau sacré, des chiens gardiens de la maison et encore des chiens 164

gardiens de troupeaux, col nu ou cravaté d'étoffes. « Tu vois, Annie, comme une époque ressemble à une autre époque, dit M. Chaumier. Et comme le temps ne compte guère que pour les gens pressés, ajouta-t-il en regardant sa femme que le moindre retard rendait impatiente. — Oh ! une chienne avec petits, dit Kallidia. Il faut bien dire à Moussa il soigne bien la femme de Nigous qui allait venir avec petits quand nous partis de la plantation. » Les panthères firent penser à Achille le guépard, les serpents à Placide laissé à la surveillance du magasin, les crocodiles et les hippopotames au fleuve, les grands bols à la cuisine de là-bas.... La vie d'Afrique prenait source et se continuait à la fois dans ces salles lambrissées d'or.... Plus loin, l'admiration fut à son comble pour Annie et Mme Chaumier lorsqu'elles découvrirent la finesse et la beauté des bijoux d'une si haute antiquité ; colliers, pendeloques, bagues ciselées ou filigranées, bracelets, épingles à fixer les vêtements flottants, diadèmes et insignes. Leur sentiment se traduisait en exclamations à peine contenues par la majesté du lieu autant que par leur éducation. Tout autre fut l'émotion de Kallidia lorsque Annie, l'ayant trouvée en contemplation devant le buste de Nefertpès, fille du roi Didoufri, Annie Chaumier ne put s'empêcher de s'écrier : « Oh ! maman, papa, regardez comme cette princesse ressemble à Kallidia ! — C'est extraordinaire ! fit Mme Chaumier. Même profil, même front, même teint de bronze très clair, yeux allongés, nez mince et lèvres fines, même col gracile,... C'est vraiment extraordinaire ! — Que je t'embrasse, princesse Kallidia ! » dit Annie avec le même élan qu'elle eut tpour appliquer deux baisers sur les joues de la jeune Peulh. Kallidia demeurait interdite, regardait alternativement ses amis et le buste de Nefertpès. 165

« Je l'avais bien deviné, fit à son tour M, Chaumier dont le visage se plissait de satisfaction et de plaisir. Si nous rapprochons de ce que nous constatons ici les ressemblances de mots, de termes et d'attitudes, nous sommes sur la bonne voie et le mystère me paraît enfin éclairci.... « Et maintenant, ajouta-t-il, je pense qu'il est temps de rentrer à la maison et de nous coucher. Demain et les jours de cette semaine vont être lourds de soucis, de règlements et d'obligations. Et nous devons retourner le plus tôt possible à la plantation. » Annie dut tirer Kallidia par la main. Puis elle relâcha sa prise : sur les joues de Kallidia, changée en statue antique, deux larmes légères lentement glissaient.... « Qu'est-ce que tu as, Kallidia ? » La jeune Peulh donna l'impression qu'elle s'éveillait d'un songe. Elle prononça une phrase inintelligible pour ses amis. « Qu'est-ce que tu dis, Kallidia ? — Annie, fit-elle simplement, j'ai jamais fait empêchement à mes oreilles d'entendre vérité ! » Et elle ajouta, souriant avec une douceur étrange : « Je crois je suis ma mère et ma grand-mère depuis toujours.... »

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ÉPILOGUE l'avion de retour, François et Maggy Chaumier sont côte à côte. Derrière eux, leur fille Annie et Kallidia. La terre ? Trois mille mètres plus bas..,, Annie lit, Kallidia dort, écrasée par trop de nouveautés accumulées en si peu de temps. Mais à voir son visage si calme et qui ne perd rien de sa noblesse dans le sommeil, on est assuré qu'elle a enfin retrouvé sa personnalité. « Comment Annie va-t-elle prendre la chose ? dit Mme Chaumier à son mari. La petite va nous quitter, revenir chez ses parents qui habitent au fin fond d'un territoire où nous n'irons jamais.... Elle se mariera dans deux ans au plus.... Même si elle refuse et veut attendre, tu sais bien qu'on l'y obligera.... Car les filles de ces pays obéissent à leur père.... Alors ? DANS

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— Que veux-tu que j'y fasse ? répond le planteur. Le destin a mis cette enfant sur notre route, il nous la reprend pour l'aiguiller dans une autre direction.... Peut-être, ce sera pour son bien. Il est si rare que ces femmes soient heureuses en Europe où leur couleur, même très atténuée, comme chez Kallidia, les maintient très souvent étrangères à notre race.... Quel homme de chez nous voudrait comprendre qu'elle est noble par le cœur et par l'esprit autant que par l'ancienneté de ses origines ! — Dans la vie, mon cher François, les choses ne sont jamais simples, même lorsque tout a l'air d'aller au mieux, et même en plein bonheur.... » * ** Dans la plantation des Chaumier. Il est sept heures du soir. Fin de crépuscule. A l'exception des nocturnes, les oiseaux de la brousse dorment, ainsi que la volaille et le bétail. Les cigales font jouer leur orchestre : un seul instrument multiplié à l'infini. Les ouvriers du café, les ouvriers de la culture, leurs femmes et leurs enfants chantent après leur repas. Ils battent le tam-tam, chantent et dansent pour fêter le retour des voyageurs. On n'y fait guère attention autour de la table dressée avec un soin particulier par la maîtresse de maison aidée d'Annie et de Kallidia, servie par deux jeunes serviteurs endimanchés. Les lampes à pétrole répandent sur la nappe et les fleurs une lumière presque trop blanche. Quelques insectes bourdonnent, un peu éblouis. « Moussié Chaumier, déclare avec une emphase mêlée de bonhomie et en un français assez libre le grand chef Toumbou Silla, moi bien content Dieu il envoie ma fille dans ton maison. Mais trop longtemps loin de Mansabâ, loin de mon maison. Il faut je rentre de suite. Moi bien content emmener Kallidia. Son mère bien content aussi. » Et il explique que cette dernière a subi son courroux, mais qu'il va lui pardonner.

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Pendant ce discours, les convives se sont regardés en silence. Quant à Kallidia, elle s'est levée, elle est venue se placer à côté d'Annie, lui a pris la main et a passé un bras autour de ses épaules. Kallidia élève la voix et parle dans la langue de son père. Que dit-elle ? Seul le chef la comprend, car il déclare à voix plus traînante : «Kallidia il dit il veut voir sa mère beaucoup, mais il veut pas quitter fille Mme Chaumier. Il dit aussi moussié et madame il est même chose son père et sa mère.... » Tout le monde se tait. Kallidia, lentement, vient se placer derrière son père, comme si elle n'était que sa servante. A son arrivée il l'a simplement prise par les épaules et par la tête, et l'a serrée contre lui sans la soulever, ainsi que sa taille et sa force lui eussent facilement permis de le faire. Car si les démonstrations d'amour filial ne sont guère de mise en pays noir en dehors de l'intimité de la famille, le prestige d'un grand chef héréditaire souffrirait encore davantage d'une telle dérogation. Ces ultraMéridionaux, en effet, font preuve de grande retenue, quand ils ne passent pas d'un coup à l'explosion enfantine ou à la colère mortelle. Un bref colloque s'engage alors entre le père et la fille sans que l'un et l'autre bougent d'une ligne. Puis, après un silence, Toumbou Silla sort de sa sacoche de cuir brodé et finement décoré deux colliers de boules d'or, en attache un au cou de sa fille qu'il force à courber la tête de son côté, puis donne l'autre à Mme Chaumier. Celle-ci se récrie, par politesse, remercie et attache le collier à son cou. Tandis que Kallidia détache le sien et le met au cou d'Annie en l'embrassant. Le père la regarde, considère Annie, puis M. Chaumier. « Moussié, voilà une chose trop difficile arranger. » Puis il baisse la tête, la relève d'un coup. « Je crois, je bien trouvé ! » dit-il. Et il éclate d'un rire homérique. Et il explique tout d'un

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Toumbou Silla, le bras autour des épaules de sa fille...

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trait qu'à longueur de journées d'attente il a visité la plantation, qu'il la connaît bien. Et il propose une chose qu'il juge toute simple : M. Chaumier vend sa plantation de café que Toumbou Silla juge trop petite pour un homme de cette importance et de cette valeur; il déménage et vient s'installer sur le territoire de Toumbou Silla, qui fait cadeau de mille hectares de bonnes terres en bordure d'un cours d'eau pour remplacer les deux cents hectares actuels. « Le caféier met cinq ans à pousser avant qu'il donne des fruits. Sept ans pour avoir la récolte normale, objecte M. Chaumier. — C'est bon ! dit le potentat africain. Tu vends seulement quand les autres cafés sont grands. —vEt la main-d'œuvre? C'est la principale difficulté des planteurs.... Car la machine ne peut être encore utilisée dans notre plantation. — C'est bon ! réplique Toumbou Silla. Je donne tous les hommes pour cultures et faire maisons. C'est facile pour moi comme boire de l'eau !... » Comment résister à de tels arguments...! Les trois Chaumier se consultent du regard. Pourtant le planteur ne veut pas avoir l'air de céder tout de suite. « Je vais réfléchir cette nuit, dit-il. Demain je donnerai ma réponse. » Toumbou Silla se lève, passe son bras gauche autour des épaules de sa fille, tend sa main droite à M. Chaumier et déclare avec fermeté : « Moi, je dis oui i Si toi tu dis oui de suite, tu dors mieux ! » Les mains des deux hommes se rejoignent. Le premier sourire de Kallidia est pour Annie. « Comme ça, dit-elle avec un doux entêtement, nous sommes toujours toi avec moi, moi avec toi.... » * ** 171

Les choses se passaient avec moins de tendresse et de bonne humeur dans le ménage de Kamara le somono. « Où est mon collier ? demandait Dana sans aménité. Le père a retrouvé sa fille. Je n'ai pas menti ! Je ne mens jamais ! Pas plus que mon père n'a jamais menti de sa vie, ni mon grand-père, ni le grand-père de mon grand-père...! Tu entends? Tu as compris ? Où est mon collier ? » Le brave Kamara s'était déjà vanté dans le village et parmi les autres pêcheurs du fleuve qu'il serait bientôt le plus riche « possesseur de vaches » du pays, que le lait de ses vaches abreuverait et nourrirait tous les chefs du pays, que les génisses et les taureaux engendrés par son troupeau lui donneraient une puissance inouïe jusqu'à ce jour. Et, de la sorte, ses paroles avaient pris du volume chaque jour davantage. « Où sont tes vaches et tes génisses, Kamara ? » lui demanda encore sa femme qui haussait le ton à chaque reprise de la discussion. Et, comme il ne répondait guère que par de simples allusions, trop vagues à son gré, la mégère ajouta : « Lève-toi, prépare le cheval que je t'ai donné avec l'argent de mon collier, pars avec tous ces hommes et ne quitte pas le roi de Mansabâ un seul instant ! La gueule de ton cheval doit saisir entre ses dents la queue du cheval de Toumbou Silla et ne jamais la lâcher. Toi, tu couches le soir devant sa porte ! Si tu ne fais pas ce que je te dis, ils diront la vérité toute blanche ceux qui raconteront dans le pays entier que j'ai épousé un homme sans honneur ! » Dana n'était vraiment pas avare de mots, ni à court d'éloquence. * ** Sur le flanc de la colline où est bâtie la petite cité de Mansabâ, capitale des anciens rois du pays, devenue chef-lieu 172

Les choses se passaient avec moins de tendresse dans le ménage de Kamara. 173

de la province que régente Toumbou Silla, toute la maisonnée des Chaumier est installée dans des cases blanchies à neuf, confortables et propres sinon somptueuses. Pour Annie, c'est l'aventure qui continue. Parée de tissus neufs, Kallidia va de la case de son amie a la demeure de son père, où elle a retrouvé sa mère enfin apaisée. Autour d'elles, de nouvelles servantes s'empressent de satisfaire leurs besoins et de combler leurs désirs. Le jus d'orange coule à volonté dans les grands verres, car la soif a beau changer de site, en Afrique, elle est toujours la soif. Autour d'Annie et de Kallidia, vont, viennent, s'affairent, boivent, mangent, dorment leurs bêtes familières. Dans les feux du crépuscule, Achille le guépard achève son repas de viande assaisonnée de riz et s'étend dans un coin pour passer la nuit. Il est fatigué, Achille, bien que ses pattes soient les plus rapides de l'Afrique : il a tantôt suivi, tantôt précédé la petite caravane, cueillant au passage un lièvre à la course pour agrémenter son menu de viande saignante. Placide a été porté dans un sac et n'a jamais bougé : il continue à dormir en attendant d'être installé dans un nouveau magasin à provisions. L'écureuil de palmier grimpe sur les bras d'Annie, la regarde pour lui demander des arachides et un biscuit. Où qu'il soit, Nigous reste le chien de garde, ne pouvant être chien de chasse. Il est lourd de fatigue. Comme Achille, il a fait la route à pattes. Boubou est toujours riche en facéties. Effrayé par la brousse, comme l'écureuil il n'a pas quitté la selle des chevaux, ne descendant que pour chiper des baies ou des fruits au passage et regagnant sa place sur sa monture en grimpant le long de la queue du cheval. Quant à Diane, la jeune antilope rayée, elle est restée à la plantation, confiée à Moussa qui assure la direction des caféiers. Une antilope ne suit pas comme une chèvre et ne supporte jamais sans grand dommage d'être attachée par les pattes et transportée vivante.

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Dans une case d'hôtes de moindre importance, deux hommes se querellent : Toumané et Kamara. Crispé à l'idée du retour dans sa case, en tête-à-tête avec Dana sa femme, ce dernier réclame les cent cinquante bêtes promises à qui ferait retrouver Kallidia. Plus sage, Toumané s'en remet à l'arbitrage de Toumbou Silla. Dans la crainte que Kallidia révèle l'identité du ravisseur, il est prêt à se contenter des cinquante génisses promises par Soundiata Keïta, le fiancé, ainsi que des faveurs qu'il ne manquera pas plus tard d'obtenir du grand chef de Mansabâ : terres, chevaux et un fructueux commandement. Et, bien entendu, chacun jure, sur ce qu'il a de plus sacré, qu'il dit la vérité.... * ** Pendant ce temps et à mesure que le bref crépuscule, qui empourprait la petite ville de Mansabâ, cède la place à la nuit, des centaines de feux s'allument dans la plaine. De tous les villages du territoire soumis à l'autorité de Toumbou Silla, de toutes les provinces voisines, sont accourus les parents, les amis, les chefs subalternes et les chefs de famille avec leurs épouses. A eux se sont joints tous ceux qui voulaient témoigner leur joie du retour de Kallidia chez son père et de ses fiançailles : artisans, cultivateurs, paysans, bergers, pêcheurs, chasseurs. Des dizaines de bœufs ont été sacrifiés par Toumbou Silla et par Soundiata Keïta, des sacs et encore des sacs de riz et de mil ont été éventrés pour satisfaire la faim de cette foule; et ce sont les feux innombrables des petites cuisines qui illuminent la plaine, qui en font un jardin de lueurs en douce concurrence avec les étoiles. A mesure que les appétits sont calmés, les griots, musiciens et chanteurs, battent leurs tam-tams dans tous les coins. Les danses s'organisent, qui vont durer jusqu'à l'épuisement,

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rythmées par la frénésie des instruments, excitées par les cris, par les chants traditionnels ou improvisés. Après un repas à la fois barbare et somptueux, au cours duquel le Champagne a côtoyé la limonade et le jus d'orange, les invités de Toumbou Silla ont voulu voir de près la fête qui se déroule dans la plaine. Soundiata Keïta et son futur beau-père demeurent sur la colline, car il n'est pas séant que les chefs dérangent leurs amis et subordonnés en liesse. « François, comme c'est beau ce tapis de lumière ! dît Mme Chaumier qui descend vers la plaine. — Je préférerais bien me coucher ! répond son mari. Je suis vraiment fatigué par la délimitation du terrain que je viens de choisir. — En es-tu satisfait, au moins ? — Bien sûr ! Plus de trois mètres d'épaisseur de terre. Beaucoup trop pour les cultures indigènes, millet, maïs et arachides. Excellent pour le café. Numéro 1 ! Mais quel travail ! -— Ça ne te fait pas peur, François ? Tu auras toute la maind'œuvre nécessaire et l'appui du chef.... D'ailleurs, Annie et moi nous t'aiderons, tu le sais bien.... » Derrière eux suivent sans hâte, la main dans la main, Annie et Kallidia. « Est-ce que tu seras contente ici ? demande la jeune Peulh. — Oh ! oui, Kallidia. C'est une bénédiction du Ciel ! Et nous restons ensemble.... » A ce moment un sorcier de Mansabâ se précipite devant les quatre promeneurs, esquisse un pas de danse saccadée, puis vient devant Kallidia et crie une phrase. « Que dit-il ? » demande Annie. Kallidia hésite. Puis elle parle lentement : « II dit : « Je t'ai adjuré pour que tu m'appelles devant toi « afin que tu saches ce qui est arrivé.... » — Ah ! fait Annie. Et qu'est-ce que ça signifie ? — Annie, dit gravement Kallidia en renvoyant de la main le griot-sorcier, je ne sais pas si c'est le Champagne que ton père 176

m'a versé, mais je sens que je me rappelle beaucoup de choses maintenant.... — lu vino veritas ! dit souvent papa en buvant son vin. — Qu'est-ce que ça veut dire ? — C'est du latin, Kallidia. Ça signifie : « La vérité se trouve « dans le vin. » Ou encore : « En buvant du vin on dit la « vérité. » — La vérité, je vais te la dire, Annie. » Kallidia s'arrête, paraît écouter les tam-tams dont les coups, tantôt sourds, tantôt brisants, martèlent les sens de la foule nocturne et deviennent obsédants. Puis elle fait comme un effort pour se décider. « Je me souviens.... Mais comme si c'était arrivé à une autre fille que moi.... Un soir.... Du vent.... Un grand vent.... De la pluie.... Une tornade.... Grosse tornade.... C'était de l'autre côté de la rivière.... Toute seule.... Ma mère ne pouvait entendre crier.... Alors des cavaliers.... Trois cavaliers.... Un barbu.... Toumané.... Il me racontait une histoire.... Une belle histoire.... — Quelle histoire ? — Celle de Dafla qui est devenue fille de roi.... — Et puis ? — Il m'a mise sur son cheval pour me porter chez mon père.... — Et puis ? — Marché longtemps, beaucoup de jours, beaucoup de nuits.... Jamais revu mon père jusqu'à retour de Paris.... Esclave d'un autre roi.... Très loin au-delà de notre pays.... Après grand fleuve, aussi grand que le fleuve qui est près aviation.... — Et puis ? — Tu es venue.... Toute ma peine finie.... Tu es venue, Annie.... Et tu sais tout le reste. — Combien de temps ça a duré ? — Ça je peux pas savoir bien.... J'étais pas si grande. Mais dis-moi, Annie, si toi te maries, toi restes ici sur la plantation avec tes enfants.... Avec moi... 177

— Bien sûr, Kallidia ! dit Annie en l'embrassant. Mais, tu sais bien que chez nous on ne se marie pas si jeune. Tu as bien le temps d'y penser pour moi.... — Oh ! je suis bien contente ! » s'écrie la jeune Peulh en reprenant le chemin de la fête. Au bout de quelques pas, Annie qui a réfléchi dit subitement: « Mais, voyons, ce Toumané barbu, c'est bien celui qui était à Rhâna, qui est arrivé à la plantation, qui accompagnait ton père, qui est venu ici avec nous ? — Oui, Annie. — Et tu n'as pas dit à ton père ce qu'il avait fait ? C'est un bandit ! — Non, Annie. — Moi, je vais tout dire à papa, et il le fera mettre en prison! — Non, Annie. Laisse papa Chaumier et Toumané tranquilles. — Pourquoi donc ? — Sans Toumané, je connaîtrais pas toi.... » Et elle ajouta lentement : « Annie, celui qui doit me marier lorsque je serai prête, il est bientôt chef de province. Il est fils de grands chefs du pays. Je lui dirai : « Soundiata Keïta, toi et mon père vous donnez les « vaches à Kamara, et tu mets Toumané chef de tes cavaliers. » — C'est beau, mais tu es folle, Kallidia ! — Non, Annie, c'est Dieu même qui a bien envoyé cet homme pas trop bon sur mon chemin. Comme ça, je suis avec toi et ta maison jamais loin de ma case.... »

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