IB Beauchamp Anne Chipie Boum 1958.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: French Language, Nature
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ANNE BEAUCHAMPS

CHIPIE-BOUM nouvelle figure de petite fille, née sous la plume d'Anne Beauchamp, est extrêmement attachante. Pourtant Chipie-Boum, n'est-elle pas le type parfait du jeune démon qui désespère ses pète et mère? Et non seulement ses parents, mais ses compagnes et son institutrice. Jamais elle n'est à court d'idées pour commettre un nouveau méfait. CETTE

Un jour ce "numéro" trouvera son maître. La patience et la fermeté d'une certaine Anglaise, Miss Planckett, aidée d'une mystérieuse Lolotte, native de la Sierra. Leone, finiront par triompher de ce caractère difficile — non sans que l'enfant ait traversé, comme suite à ses extravagances, une assez redoutable épreuve.

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Chipie Boum

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DU MÊME AUTEUR dans la même collection JOIA BELLA dans la Bibliothèque Verte NICOLAS-PAN

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ANNE BEAUCHAMPS

CHIPIE BOUM Illustrations d’Albert Chazelle

HACHETTE 149

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Tous les personnages et lieux de ce roman sont fictifs.

© Librairie Hachette, 1958. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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Pour une certaine petite chipie dont je préfère ne pas ère le mm.

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I

on pense que de son vrai nom Chipie-Boum s'appelait Angélique! Les parents sont bien imprudents qui donnent un nom à leurs enfants avant d'avoir vu leur visage. En ce qui concerne celle-ci, il eût suffi, à sa naissance, de regarder son petit nez retroussé, insolent comme un moustique, ses deux lèvres serrées avec résolution et son front bombé comme une butte, pour lui prédire un bel avenir de garçon manqué et de casse-cou. Chipie, d'ailleurs, elle le fut dès ses premiers jours — au point que sa mère, à partir de sa venue au monde, perdit d'un seul coup dix kilos qu'elle ne put jamais rattraper. Je crois qu'aucun être n'a commis autant de méfaits dans son enfance. Et aujourd'hui où je pense à elle après QUAND

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l'avoir perdue de vue, je souhaite, si elle est mariée, que parmi ses enfants il y en ait un qui lui ressemble, afin qu'elle passe à son tour par où ses parents sont passés quand elle était une petite fille ! Comme pour compliquer les choses, elle mit fort longtemps à parler. Jusqu'à l'âge de deux ans et demi, des trépignements et hurlements variés furent seuls à traduire ses pensées profondes. Le docteur ne savait que dire. « Je ne vois pas pourquoi elle serait muette, se contentait-il de remarquer. Mais il me paraît évident que si elle pouvait s'exprimer comme tout le monde, enfin comme les enfants de son âge, elle aurait meilleur caractère. » Dieu sait que l'on s'ingénia alors à extraire un son de sa bouche ! Tout le monde s'y mit à la maison. Mais personne n'y réussit, et son père finit par prétendre que c'était par pure malice qu'elle ne voulait pas parler. Pourtant, sa mère était un jour en train de tricoter auprès d'elle, tout en se répétant in petto, et pour la millième fois au moins : « Mais qu'est-ce que j'ai donc fait au Ciel pour avoir une enfant pareille! » quand soudain Chipie-Angélique ouvrit la bouche, et prenant un air d'extase daigna enfin prononcer « Boum! » (son ours en peluche venait de tomber par terre). Aussitôt, à genoux à ses pieds, Mme Babin, dans le ravissement, refit le geste une vingtaine de fois : lançant le pauvre animal en l'air et répétant, chaque fois qu'il retombait sur le tapis : « Boum! Boum!... il a fait boum! » Tout cela, dans l'espoir qu'Angélique allait en dire un peu plus long; mais la malheureuse n'arriva qu'à déclencher une belle colère. 11

Quoi qu'il en fût, le boum de l'ours avait commencé de faire tourner la manivelle. Trois jours plus tard, Angélique dit « maman » et « non ». Puis, jugeant que ce vocabulaire, suffisant encore que restreint, lui permettait de régenter l'univers — du moins celui qui était le sien —, elle n'y ajouta rien jusqu'à ce qu'elle eût trois ans! et demi, âge à partir duquel elle devint si bavarde que les Babin prirent l'habitude de vivre en se bouchant les oreilles pour échapper au flot de paroles dont elle inondait la maison. Cela coulait comme l'eau des rivières; parfois comme celle des ruisseaux : en un gargouillis monotone ; parfois comme celle des torrents : en une vraie pétarade de mots culbutant les uns sur les autres. Et quelles réflexions elle faisait ! « Monsieur, pourquoi tu as une fraise sur la figure? » demandait-elle au père Augereau qui avait un gros nez, bourgeonnant, cramoisi. « Madame, pourquoi tu as la peau craquée? »... Elle n'arrêtait pas un instant. Sa mère la réprimandait : « On ne dit pas cela, Chipie-Boum. Cela ne fait pas plaisir aux gens qu'on fasse ressortir leurs défauts. — Alors, pourquoi me dis-tu que je suis méchante? — Toi, c'est pour te corriger. Mais un défaut physique, on n'y peut rien. Alors autant n'en pas parler. — Dans ce cas, je ne te répéterai pas ce qu'a dit Mme Gendron, hier soir : qu'on te donnerait au moins quarante ans! — Tu vois comme tu manques de cœur! » soupirait Mme Babin. Le malheur, pour cette pauvre femme, c'est qu'elle avait un autre enfant, Christian, de quatre ans plus âgé que sa sœur, et qui avait plus l'air d'une fille que d'un garçon. 12

Sa mère, pendant qu'elle l'attendait, avait tant chéri l'idée « d'une petite fille qu'elle pourrait garder toute sa vie près d'elle », que quand Christiane —- pardon, Christian — naquit, refusant de renoncer à son rêve, elle dorlota son aîné d'une façon un peu ridicule. Elle l'éleva dans du coton, et à sept ans Cricri portait encore des cheveux bouclés dans le cou et des costumes de velours ornés de dentelle empesée. Jamais il ne lâchait le jupon de sa mère... jusqu'à ce que sa terrible sœur abattît d'un coup de poing la main qui tenait le jupon! Car elle était comme ça : d'une brusquerie effrayante; coupant tout avec ses dents, fermant tout avec ses pieds : un vrai tempérament de brise-fer. Et impossible de la tenir! Elle ne pouvait pas voir un mur sans essayer de l'escalader, un arbre sans y grimper, un escalier sans aussitôt en enjamber la rampe. Cela n'allait pas sans accidents, et on ne l'avait jamais vue sans une bosse, un pansement, un genou fendu ou un mollet écorché. Cricri en avait une peur bleue, et il suffisait de lui dire: « Si tu ne veux pas manger ta soupe, au lieu d'aller chez ton petit camarade, tu joueras tout l'après-midi avec ta sœur », pour qu'il donnât l'impression de vouloir même avaler l'assiette. Il fallait voir alors l'œil qu'il levait, bien que baissant le nez, vers le jeune bourreau en question, qui, ne perdant pas une occasion de mal faire, lui tirait la langue en cachette. Ce qui révoltait, surtout ce garçon, doué d'un excellent naturel, c'est que sa sœur portait des cheveux courts. Par nature ils étaient raides et doués d'une telle volonté personnelle que, même en dépensant des kilos de brillantine pour leur amadouer le caractère, Mme Babin n'avait jamais rien pu en obtenir, sinon un genre de queue 13

de cheval, qui n'était pas de mode en ce temps-là, et que Chipie-Boum eut la brillante idée de supprimer toute seule un matin. De quoi n'avait-elle pas l'air, quand sa mère la découvrit, tout de suite après l'opération, avec toutes ses mèches inégales! D'autant que pour mieux montrer sa désapprobation des façons de faire maternelles, die avait avalé (histoire de la faire disparaître) une moitié de la bouteille de brillantine liquide qu'utilisait Mme Babin. Je renonce à en décrire l'effet!... Elle fut malade comme un chien, mais se releva trois jours plus tard pour devenir un danger public avec l'apparition des diabolos. On aurait dit que ce jeu avait été trouvé pur elle, tant elle fit de victimes avec lui. D'abord Mme Babin avait vu dans cet exercice une excellente occasion pour l'enfant de dépenser un peu ses forces. Elle l'emmena au jardin public; mais là, en moins de cinq minutes, elle réussit à semer la terreur autour d'elle. Il n'y eut pas un brave homme en train de lire son journal qui ne reçût l'instrument sur les genoux ou la tête, pas un gosse installé à faire des pâtés de sable, qui ne se relevât en hurlant, une main sur le front ou le derrière. « Puisqu'il n'y a pas moyen que tu fasses attention, dit Mme Babin à sa fille, tu ne joueras plus dehors avec les autres! » Et on l'enferma dans le jardin. Mais la route de Cholet devint aussitôt une route dangereuse où l'on ne se risquait plus qu'avec un parapluie, le diabolo de Chipie-Boum faisant de trop fréquentes voltiges par-dessus le mur de la maison. Passant d'un extrême à l'autre, on la mit à jouer au bouchon. C'était un jeu dans lequel Cricri avait excellé 14

étant petit. On le chargea d'initier sa sœur. Le jeu consistait à prendre un bouchon, qu'on perçait d'un trou sur toute sa hauteur, avec un tisonnier chauffé à blanc. Naturellement, c'était une grande personne qui faisait cela. Autour du trou, on piquait des épingles et avec de la laine qu'on passait en zigzag parmi celles-ci, on fabriquait de beaux galons, qui s'allongeaient et pendaient comme une mèche à l'intérieur du bouchon, puis ensuite à l'extérieur. C'était un jeu paisible et amusant, où l'on voyait qui, le plus vite, pouvait en faire le plus long. Mais on devine que les épingles, entre les mains de Chipie-Boum, devinrent une arme terrible. Cricri subit les premières piqûres stoïquement; puis à la fin il se mit à pleurer et à appeler sa mère au secours.

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Que faire, que faire d'une fille pareille?... C'était la honte de ses parents! Dans la ville de Fontaine-Bellay, M. Babin n'avait aucune fonction bien définie, sinon qu'il gérait sa fortune et celle que sa femme, née Lecointre (Lecointre de la Maison Neuve), avait apportée en mariage., et qui comportait deux domaines avec leurs fermes et leurs fermiers. Leur maison était élégante. Située sur la route de Cholet, un peu en dehors de la ville, elle abritait ses bâtiments derrière un mur assez haut qui s'ornait, les mois d'été, de clématites et de glycine, et de touffes de lilas d'Espagne. On était content dans le pays quand, par un heureux hasard, on passait devant La Baronnie au moment où s'ouvrait la porte (en bois plein, bien entendu) — ce qui permettait d'apercevoir les massifs de géraniums, bordés de corbeilles d'argent ou d'héliotropes, et le feuillage de deux catalpas, arbres assez rares dans la région. Privilège de la fortune : il avait toujours l'air de faire plus de soleil dans ce jardin que dans le reste de la ville. M. Babin occupait ses loisirs à faire chaque jour un tour à la Société Générale, dont il était l'un des plus gros dépositaires (même le maire, le baron de Précourt, était un moindre client que lui) et à écrire des livres, qu'il publiait lui-même, sur les héros de la guerre des Chouans. C'était là sa passion, sa raison de vivre. Il en résultait que sa femme était un peu seule avec ses enfants, ne recevant qu'une fois par semaine la mairesse, la femme de l'avoué, et quelquesunes des épouses des hobereaux des environs. Encore ces goûters du mardi n'étaient-ils souvent qu'un supplice, quand une visiteuse, d'une voix aigre-douce, disait en 16

« Maman a menti! Je ne suis pas malade! »

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tendant sa tasse à remplir : « Que devient votre petite Angélique? Est-elle toujours aussi diable? » et qu'une autre renchérissait : « Je ne l'ai pas vue depuis les vacances... elle a dû beaucoup grandir! »... ce qui était un appel direct à l'exhibition du petit monstre. Dans ce cas-là, le cœur aux abois, Mme Babin appelait Cricri, qui, lui, savait saluer les dames et se tenir correctement, et elle disait à ses amies : « Je regrette de ne pas vous faire voir Chipie-Boum, mais aujourd'hui elle a l'estomac dérangé, et je lui ai fait garder la chambre.» On pouvait être sûr, alors, que malgré la consigne, formelle, ce démon de fille trouverait le moyen de faire irruption dans le salon en criant : « Maman a menti ! Je ne suis pas malade ! » ou déguisée et portant sur sa robe un vieux corset de Mme Babin; ou encore, qu'elle dirait à la femme du notaire : « Ah! non, vous êtes trop vieille; je ne veux pas que vous m'embrassiez! » ou qu'en moins de deux elle trouverait le moyen de casser, pendant que l'autre lui sourirait et la prendrait sur ses genoux, le sautoir en pierres du Rhin ornant le jabot de l'une des visiteuses. Mme Babin avait le choix entre toutes ces craintes, qui sur l'instant la faisaient pâlir et verdir; mais elle savait qu'une catastrophe était, hélas ! inévitable. On comprend que, dans ces conditions, elle attendît les six ans de Chipie-Boum comme on attend une délivrance, comptant sur la maîtresse d'école (en c« tempslà l'instruction ne commençait qu'à six ans) pour redresser le caractère de l'enfant. Hélas! l'institutrice dut déclarer forfait dès le deuxième jour. Comme d'autres abordent la rentré* avec plein de bonnes résolutions dans leurs petits sacs d'écolières, Chipie-Boum aborda l'école avec plein de tours 18

à jouer dans son sac à malices. Le premier fut même très vilain. Sur la route de Cholet où logeaient ses parents, beaucoup plus loin, vers la campagne, habitait la mère Michaud qui vivait du lait de ses deux chèvres. La veille du Ier octobre, Chipie-Boum trouva le moyen d'aller tourner autour de la maison de la vieille... et de ramasser quelques crottes de ses bêtes. Il faut savoir par ailleurs qu'on vendait à cette époque dans les petites épiceries de campagne quatre ou cinq genres de bonbons qui régalaient tous les enfants. C'étaient les haricots (vert pâle, au sucre un peu plâtreux), les coquelicots au jus de cerise, les quartiers d'orange ou de citron, les menthes blanches et bleues, blanches et rosés, qui fondaient lentement dans la bouche, et de petites boules noires à l'anis, communément dénommées « crottes de bique ». Chipie-Boum prit la précaution de rouler dans du sucre en poudre celles qu'elle avait ramassées, qu'elle mit dans un cornet de papier et qu'elle s'empressa d'offrir à ses camarades de classe. Débuter par un tel exploit — lequel souleva un énorme scandale — fit comprendre aux Babin qu'ils risquaient le pire en lâchant Chipie-Boum au milieu des autres enfants. D'ailleurs la maîtresse elle-même le leur déconseilla vivement, et la question se posa alors de savoir ce qu'ils pouvaient faire d'une fille aussi déconcertante. L'ennui, c'est que les punitions n'avaient aucune prise sur elle : on pouvait la fesser ou la mettre au cachot ou la mettre au pain sec... elle supportait tout stoïquement, et recommençait aussitôt. 19

Après l'affaire des crottes de bique, Mme Babin avait dû s'aliter. Quant à M. Babin, les plus belles pages de l'épopée de Charette qu'il étudiait à ce moment-là ne parvinrent pas à lui rendre sa sérénité coutumière. L'heure était venue de sévir, et de sévir efficacement. « II y a la solution d'une maison de correction, finit-il par dire à sa femme. — J'aimerais mieux la séquestrer! s'écria celle-ci aussitôt. — Je ne te propose pas cela de gaieté de cœur... mais alors, que faire, dis-le-moi? — Elle n'est pas toute mauvaise, plaida Mme Babin. Tu sais ce que m'a dit le docteur?... Que cela venait peutêtre, chez elle, d'un excès d'imagination..., — Pétrequin est un optimiste. — Je sais; et c'est ce que je lui ai dit : « Docteur, il y a des cas où l'imagination n'a vraiment rien à voir. Il suffit que les robes se fassent longues pour qu'elle veuille les porter courtes; il suffit que je lui dise : « C'est ce soir la fête à papa, on va lui faire une belle surprise », pour qu'elle éprouve le besoin d'avertir tout de suite mon mari.... » - Et alors, qu'est-ce qu'il a dit? — Il m'a répondu en riant : « C'est l'amour du paradoxe; un défaut fréquent chez les natures riches. N'oublions pas, chère madame, que le moi se pose en s'opposant, comme l'a dit un philosophe..., » J'ai encore objecté : « Docteur, je comprends qu'on soit un peu diable, comme l'est Dear Chérie Favereau, par exemple; mais Angélique est un monstre... ce n'est pas du tout la même chose! » II m'a alors fait ressortir qu'elle avait un courage et une volonté assez rares chez une petite fille.... 20

— C'est un fait, acquiesça M. Babin tout en secouant l'allumette qui venait d'allumer son cigare. — Alors Pétrequin dit que nous ne devons pas désespérer; que nous en ferons sûrement quelque chose. » Comme son mari ne disait rien, Mme Babin gémit, car elle était très malheureuse : « Et Cricri qui est si timide! Je n'ai vraiment pas eu de chance avec mes deux enfants! En tout cas, je n'en peux plus, ajouta la pauvre femme.... Alors, tu sais à quoi je viens de penser? — Non.... — Si nous prenions une gouvernante qui s'occuperait d'elle spécialement? — Ce n'est pas une mauvaise idée. — Une gouvernante étrangère.... — Pourquoi une étrangère? objecta son mari. Il faudra que cette femme la fasse travailler, qu'elle l'instruise.... — Elle l'instruira en ce qu'elle voudra, en anglais ou en iroquois, cela m'est égal. Ce serait presque à souhaiter qu'elle ne parle qu'une autre langue.... Au moins, les méchancetés qu'elle dit, les autres ne les comprendraient pas. — Remarque qu'elle n'est pas foncièrement, foncièrement méchante... — Mais non; c'est bien ce que je te disais. Je pense que si je lui demandais d'aller pour moi au bout du monde, elle le ferait sans hésiter.... Mais n'empêche que c'est un démon! — En tout cas, je crois ton idée bonne. Essayons de prendre une gouvernante. A mon avis, il vaut mieux une Anglaise. 21

— Ou une Suissesse; on dit qu'elles ont la main ferme. — Mais l'allemand est si peu utile.... — Tu as raison. Est-ce que tu veux te charger de mettre une annonce, ou de faire ce qu'il y a à faire, je ne sais?... — Compte sur moi; je vais m'en occuper. » II se pencha sur sa femme qui avait vraiment mauvaise mine. « Mon pauvre loup! lui dit-il, j'espère que quand l'autre sera là, tu verras la fin de tes peines! — Tu comprends, dit Mme Babin qui avait les nerfs brisés et ne pouvait plus retenir ses larmes ; toi, tu as La Rochejaquelein..., mais une mère de famille, si elle n'a pas de bonheur dans ses enfants, elle n'a plus rien.... — Oui, dit-il en l'embrassant et en lui caressant les cheveux, toutes les chipies de la terre qui font souffrir leurs mères devraient penser à ça.... »

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II Miss PLANCKETT, la préposée à la domination du monstre, était native du Yorkshire. C'était une femme d'une quarantaine d'années, que plusieurs déceptions de jeunesse avaient conduite à se réfugier au sein de l'innocence enfantine. Les Babin l'avaient trouvée grâce à une annonce dans le Times. On avait ensuite échangé une rapide correspondance et quelques photographies. Pour ne pas décourager cette excellente femme à l'avance, Mme Babin avait choisi parmi les photos de Chipie-Boum un instantané sur lequel la fillette, l'œil en l'air guettant le diabolo (qu'on ne voyait pas sur l'image, pas plus que le geste de l'enfant), avait uniquement l'air ravie de regarder courir les nuages. Honnêtement, malgré tout, elle avait 23

écrit dans sa lettre : Je crois de mon devoir de vous prévenir qu'il s'agit d'une enfant qui a certes un bon fond, mais qui est un peu difficile. J'aime beaucoup la peinture de la petite Angélique (un vrai petit ange!), avait répondu Miss Planckett. Je suis sûre que nous irons ensemble le long très bien. « Evidemment, avait remarqué Mme Babin, son français n'est pas impeccable. — Tant mieux, tant mieux! avait dit son mari; comme ça, elle ne sera pas tentée de causer dans cette langue avec Chipie-Boum. » Ces prémisses étant posées, on devine avec quelle anxiété les habitants de La Baronnie attendirent l'arrivée de Miss Planckett à Fontaine-Bellay. Mme Babin s'était longtemps demandé s'il convenait oui ou non d'emmener Chipie-Boum à la gare. La question était de savoir quel lieu, de la gare ou de la maison, se prêtait le moins aisément aux excentricités de sa fille. Elle finit par penser que c'était sans doute la gare, où elle avait la ressource de la tenir par la main. A la grande surprise de sa mère, Chipie-Boum se laissa peigner et habiller sans trop de protestations, et sur le quai elle se tint relativement sage. Sa mère lui avait dit, pour préparer le terrain : « Miss Planekett sera ton ange gardien; désormais, elle ne te quittera plus. » Aussi l'enfant attendait-elle avec UIK grande curiosité de voir débarquer l'ange britannique, qu'elle imaginait avec des ailes noires — du genre de celles des chauves-souris. Mais Miss Planckett était rosé; et même d'un rosé exagéré, dû à la couperose de ses joues.

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Chipie-Boum, en la voyant, gratta sa propre joue de l'ongle de son index, pour souligner aux yeux de sa mère l'anomalie d'un pareil teint. Mais à l'exception de ce détail, que les photos n'avaient pas révélé (on s'était bien un peu flatté de part et d'autre), Mme Babin était ravie de l'air de douce autorité dont rayonnait la gouvernante. Ravie aussi de sa façon de s'habiller, extrêmement nette : un manteau bleu marine, et, sur la tête, un feutre également bleu, classique, à calotte ronde. Elle poussa un soupir. Allons! tout paraissait s'annoncer pour le mieux. « Good morning, Little one » dit Miss Planckett à Chipie-Boum en lui faisant un grand sourire. Chipie-Boum resta muette, mais rendit le sourire trait pour trait, et en l'élargissant jusqu'à en tirer une grimace. Mme Babin dit aussitôt : « Elle est un peu désorientée; mais elle s'habituera très vite. » Et l'on s'occupa des bagages. Mais déjà Miss Planckett, qui connaissait bien les enfants, savait à quel phénomène elle allait avoir affaire. Dans la voiture qui les menait à La Baronnie, elle ne dit pas un mot à la fillette et se contenta de la regarder, d'un œil tantôt sévère, tantôt indifférent. Elle se disait: « Avec un oiseau de cette espèce, aucune faiblesse n'est permise si je tiens à obtenir un résultat. » Quand elle fut montée à sa chambre, elle dit à Mme Babin : « Je vous demanderai de me laisser les mains entièrement libres avec la petite Chipie-Boum. 25

— Je vous l'abandonne! » lui dit Mme Babin, ravie d'une telle fortune. Elle ajouta : « Nous déjeunons à midi. Votre service ne commencera que demain. Aujourd'hui, reposez-vous. Si vous avez besoin de la moindre chose, n'hésitez pas à me la demander.... » Comme elle allait refermer la porte, les deux femmes se sourirent d'un air de mutuelle entente, de mutuelle compréhension, qui toucha vivement l'une et l'autre. Entre elles l'accord était parfait; elles allaient devenir des alliées. Chipie-Boum, de son côté, avait flairé que cette miss anglaise, mine de rien, était quelqu'un de fort. Gomme l'autre ne s'occupait toujours pas d'elle, ce premier jour, elle en était un peu exaspérée. Comment faire pour déplaire à quelqu'un qui ne vous dit rien? Mais, lieu merci, la vie abonde en occasions miraculeuses..,, Par bonheur (ou par malheur), ce matin-là à déjeuner il y avait de la blanquette de veau, C'était un plat dont Chipie-Boum avait coutume de se régaler. Mais au moment où sa mère allait la servir, elle mit ses mains sur son assiette et déclara : « Je ne veux pas de blanckett!... Je ne veux pas de blanckett! Je la déteste.... Je n'en veux pas! » Et, ce disant, elle regardait la miss, si bien qu'il n'était pas possible de se méprendre sur le vrai sens de ces mots. Alors, Miss Planckett se leva, dit : « You naughty Little thing! (Vous, vilaine petite chose!) », la prit par une épaule et la conduisit à sa chambre dont elle ferma la porte à clef. Puis elle revint s'asseoir et dit à Mme Babin : 26

« Oh! elle changera.... Elle changera, n'ayez crainte ! » Et elle retrouva son sourire, comme le reste de la maisonnée. Mais le lendemain matin, le jour où la gouvernante devait commencer son service, Chipie-Boum était résolue à prendre glorieusement sa revanche et à lui mener la partie dure. Elle attendit l'ennemi au lit, peu encline à lui prêter une deuxième fois son épaule, au cas d'un désaccord certain. Miss Planckett, tout d'abord, resta un instant interdite. En principe Chipie-Boum aurait dû l'attendre habillée. «J'ai mal... j'ai mal au ventre », dit la fillette. Miss Planckett lui tâta le front, puis le poignet, et ne trouva rien d'anormal. Chipie-Boum fit alors semblant de frissonner et de claquer des dents, tout en disant d'une voix entrecoupée : «J'ai froid... j'ai froid... », comme avait dit un jour sa mère en commençant une forte fièvre, ce qui l'avait beaucoup impressionnée. Toujours très calmement, l'Anglaise prépara une bouillotte et la glissa sous les draps. Puis d'un œil scrutateur elle regarda de nouveau l'enfant, qui recommença ses jérémiades et sa comédie de claquements de dents. Miss Planckett prit un thermomètre, le mit sous le bras de Chipie-Boum en lui disant de le garder un instant, et disparut quelques minutes. Vite Chipie-Boum fit remonter la bouillotte, en la ramenant avec ses pieds, et colla le thermomètre dessus. Quand Miss Planckett revint lui demander l'instrument, l'enfant le lui tendit en continuant de crier 27

« Je ne veux pas de blanckett!"... »

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qu'elle avait mal au ventre. Mais elle jubila comme on pense quand elle vit la pauvre miss, d'abord froncer les sourcils, puis s'approcher de la fenêtre, pour lire à la plus grande clarté du jour l'incroyable température. Le thermomètre indiquait 41 degrés et deux dixièmes. Quelques minutes de plus il aurait éclaté! «J'ai de la fièvre? » interrogea d'une voix geignarde Chipie-Boum. Miss Planckett, de nouveau, tâta le front, tâta le pouls, et sans rien dire quitta la chambre. Chipie-Boum n'aimait pas le silence. Comme elle resta seule une bonne heure, elle finit par s'inquiéter. Que faisait donc sa mère? Selon le scénario prévu, elle aurait dû entrer, toute pâle, ses grands yeux verts voilés de larmes, et Chipie-Boum aurait poussé des cris de douleur et réclamé sa protection pour échapper encore un jour à cette odieuse Miss Planckett. Après un temps qui lui parut très long, la fillette entendit des pas dans l'escalier. Elle était assise sur son lit; elle se reglissa dans ses draps. Enfin, sa mère!... Mais quand la porte s'ouvrit, ce fut pour laisser passer la gouvernante et le docteur — comme si Mme Babin n'existait plus.... « Alors, tu as très mal au ventre? » dit Pétrequin s'approchant de la fillette. Chipie-Boum n'aimait pas du tout la tournure que prenaient les choses. Pourquoi le docteur, et pas sa mère? Elle dit cependant : « Oui, j'ai mal là.... » Le docteur fit comme l'Anglaise ; il lui tâta le front, prit son pouls, et déclara sans sourciller : 29

« C'est très, très grave, en effet ! Il faut l'opérer tout de suite. On va lui ouvrir le ventre.... » Chipie-Boum s'enfonça sous le drap. On ne voyait plus maintenant que ses yeux, noirs et brillants d'anxiété. « Maman! gémit-elle finalement. Je veux voir maman! — Impossible ! dit le docteur. Je vais être obligé de te faire mal. Tu as trop de fièvre pour que je t'endorme. Il vaut mieux que ta mère ne te voie pas souffrir.... — Je fais « boilir » le bistouri, docteur? interrogea la gouvernante. — Oui, et demandez qu'on m'apporte des cordes. Il va falloir la ligoter... il ne faudrait pas qu'elle bouge! » En entendant ces paroles, comme un geyser jaillit du sol, Chipie-Boum jaillit hors du lit. Avant qu'on ait pu l'attraper, d'un bond elle enjamba la rampe de l'escalier. On la vit, comme un ballon blanc (elle était en chemise de nuit), glisser rapidement jusqu'en bas, sauter de nouveau, s'évader dans le jardin et, agile comme un chat, grimper au sommet d'un prunier. Il faisait beau; c'était le printemps; le soleil donnait sur l'arbre.... On l'y laissa méditer. A l'heure du déjeuner (et Dieu sait qu'elle fut longue à venir!) Chipie-Boum entendit l'Anglaise et ses parents (parlaient-ils toujours aussi haut?) converser entre eux fort gaiement. Il était bien évident qu'ils se souciaient d'elle... comme d'une prune! Et qu'est-ce qu'ils pouvaient bien manger? Elle avait une faim... une faim! Que faire? Elle commençait à ôtre lasse de regarder le jardin d'à côté. Et on ne pouvait tout de même pas vivre toute sa vie perchée sur un arbre! Elle abandonna sa branche pour celle qui était endessous. Puis, sans s'avouer son intention dernière, d'une 30

Je fais « boilir » le bistouri, docteur? » interrogea la gouvernante,

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branche à l'autre, et finalement le long du tronc, elle glissa au pied du prunier. Là, un doigt dans la bouche, elle attendit, le cœur battant et l'oreille basse, que vînt le courage de la suprême résolution. C'était la première fois qu'elle allait se rendre.... Une défaite, et cuisante! Dans sa longue chemise de nuit, pieds nus comme un pénitent et son front bombé en avant, elle apparut dans la salle à manger et resta debout sur le seuil. Personne ne prit garde à elle et la conversation continua comme avant. Alors, malheureuse au possible (mais elle avait tellement faim!) elle alla s'asseoir sur sa chaise, en glissant une fesse et puis l'autre, et constatant avec plaisir que son couvert était mis. On en était au dessert. Il y avait de ces petits fromages, floconneux, fondant dans la bouche, et qu'on appelait des crèmes. Chipie-Boum, timidement, tendit son assiette vers eux. Mais la main de Miss Planckett intercepta l'assiette, qu'elle passa à la bonne, laquelle la déposa l'instant d'après devant Chipie-Boum, remplie de la blanquette de la veille. L'enfant leva sur les grandes personnes, manifestement de connivence entre elles, un regard hésitant; mais, une fois de plus, nul ne semblait se soucier de sa personne — pas même Cricri, qui faisait exprès de détourner les yeux. Alors, son estomac criant famine, Chipie-Boum commença de manger. Puis après cinq minutes, elle risqua à voix basse : « J'aime beaucoup la blanckett... (silence). J'aime beaucoup la blanckett.,.. » M. Babin allait ouvrir la bouche pour lui dire : « C'est une chance, parce que tu en auras souvent! » quand sa femme lui rappela, d'un coup de pied sous la table, que la 32

On la vit glisser rapidement jusqu'en bus. 33

consigne était de ne pas faire attention à ce que pouvait dire la fillette. La conversation continua, et, fait unique dans les annales de la famille, on vit Chipie-Boum déposer les armes, délibérément, se lever et embrasser d'abord la gouvernante, puis sa mère, puis son père, puis Cricri, pendant qu'elle y était.... Il peut se faire qu'elle ait espéré gagner de cette façon un crème. Dans ce cas, elle en fut pour ses frais. « That's the girl! » se contenta de dire Miss Planckett. Et quoi que ces mots pussent signifier (ils signifiaient tout simplement « à la bonne heure »), les Babin, sur-lechamp, conçurent une telle admiration pour la fille d'outreManche qui venait de les prononcer, qu'ils devinrent, en dépit de Jeanne d'Arc et de Waterloo, de Trafalgar et de Berg-op-Zoom, des anglophiles enragés, et le restèrent toute leur existence. Chipie-Boum n'était pas bête. Elle comprit, de son côté, que toute résistance, désormais inutile, ne ferait que l'humilier davantage, et c'est la main dans celle de Miss Planckett qu'elle remonta l'escalier.

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III ne faudrait pourtant pas croire que cette abdication était définitive. Une fille comme Chipie-Boum ne s'avouait pas domptée parce que prise au lasso. Ayant perdu la première manche, elle résolut de gagner la seconde et attendit de pied ferme l'épreuve de la première leçon. Celle-ci fut une belle passe d'armes, et il fallut à Miss Planckett une fermeté d'âme peu commune pour ne pas céder à la crise de nerfs et ne pas capituler sans conditions à la fin du premier quart d'heure. Dans l'esprit de la gouvernante, ce jour devait être consacré à faire un petit tour d'horizon des connaissances de l'enfant, et aussi à établir un premier contact IL

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sympathique entre la maîtresse et l'élève. Étant donné le tempérament vif et ombrageux de cette dernière, Miss Planckett jugea préférable d'ouvrir la séance en français. Si elle faisait de nombreuses fautes quand elle s'exprimait dans cette langue (surtout dans l'emploi des genres), l'Anglaise n'en connaissait pas moins toutes les règles de la syntaxe, et, de toute façon, ne s'aventurait à poser une question que livre en main et sûre de ce qu'elle disait. « Les mots français, commença-t-elle, ne s'écrivent pas toujours comme ils se prononcent. Ils comportent parfois des lettres superflues, surtout ceux d'origine grecque. Comment écrivez-vous « orthographe » ? — B,a,r,b,e », dit calmement Chipie-Boum. Il fallut quelques secondes à Miss Planckett pour comprendre l'impertinence, qu'elle jugea extravagante. « Et comment écrivez-vous « hiéroglyphe »? — Z,u,t. » La figure de la gouvernante s'empourpra. Elle eut envie d'infliger sur-le-champ une punition sévère à Angélique, mais pensa finalement que le mieux était encore d'émousser patiemment ses flèches sur le bouclier de son indifférence. Passant à un autre sujet, elle dit : « La place normale de l'adjectif, en français, est après le nom. L'adjectif placé devant un mot en modifie souvent le sens. Par exemple, dans un homme grand et un grand homme, expliquez-moi la différence? — Elle n'est pas amusante, répondit Chipie-Boum. J'en connais une bien meilleure. Connaissez-vous la différence entre un sergent de ville et un wagon-restaurant? 38

— Cela ne m'intéresse pas ! » s'écria Miss Planckett en martelant chaque mot. Ce comble d'insolence la faisait sortir de ses gonds. « Alors, on est quittes », dit l'enfant. Et elle se livra tranquillement à un petit jeu qui lui semblait convenir aux heures d'études. Tirant de sa poche des boulettes de mie de pain, façonnées pendant le déjeuner sans que personne s'en aperçût, elle en mit une en équilibre à l'extrémité de sa main gauche, et d'une tape sur le poignet, fit sauter la boulette en l'air et l'attrapa entre ses dents. Ceci fait, elle recommença. Pendant ce temps, les idées de l'Anglaise tournaient dans sa tête, vertigineusement. Elle se demandait comment finir la leçon sans toutefois perdre la face, ce qu'il ne fallait surtout pas ! Elle dit alors à Chipie-Boum : « Laissons pour l'instant la grammaire. Tout est matière à enseignement, et le petit jeu qui en ce moment a l'air de vous captiver est lui-même digne de réflexion. Refaites-le encore une fois.... » « Qu'est-ce que c'est que ces manières, et où veut-elle en venir? » se demanda Chipie-Boum, qui n'avait plus envie de faire sauter ses boulettes. Elle obtempéra cependant... et cette fois, rata son coup. « Un bon artilleur, dit la gouvernante, ne doit jamais être distrait. — Je ne suis pas un artilleur! » protesta Chipie-Boum en levant légèrement les épaules. (Non, niais de quoi se mêlait-elle à présent ? ) « Eh si! reprit l'Anglaise. Que vous le vouliez ou non, voilà ce que vous êtes : un artilleur des temps anciens. Et le geste que vous venez de faire est très, très intéressant, 39

parce qu'il contient les lois de la balistique de cette époque. Et je me demande, continua Miss Planckett, si ce petit jeu, qu'on doit jouer depuis longtemps, est dû à l'invention des premières catapultes, ou si quelque observateur perspicace a tiré au contraire, de ce jeu, l'idée d'une machine de guerre.... » Chipie-Boum, le nez plus en l'air que jamais, eût tout donné pour trouver quelque chose à dire qui décourageât Miss Planckett de pareilles considérations, imprévues et exaspérantes. Mais ce que disait la gouvernante n'était pas sans piquer la curiosité de la fillette. Au fond, c'était amusant d'être un artilleur sans le savoir! « Qu'est-ce qu'ils faisaient dans l'ancien temps? finitelle par demander. — A la place d'une boule en mie de pain, ils mettaient des pierres, ou des flèches. — Pas sur leur main ! dit Chipie-Boum. — Non, ils avaient pour cela une sorte de machine. Mais le principe était le même, exactement. Une poulie remplaçait l'articulation du poignet. — Et c'est en regardant jouer une petite fille comme moi que quelqu'un a eu cette idée? — J'ai dit que c'était peut-être en regardant jouer une petite fille. Beaucoup de découvertes ont été faites à partir d'observations aussi simples que celle-ci. C'est en remarquant que l'horizon, sur la mer, ne formait pas une ligne droite, mais courbe, que l'idée est venue aux hommes que la terre devait être ronde. C'est en voyant se soulever le couvercle d'une marmite, quand bouillait l'eau du pot-aufeu, que Denis Papin a compris la force de la vapeur.... On découvre beaucoup de choses pour peu qu'on soit attentif, poursuivit la gouvernante; mais quand on passe son temps 40

à .faire la mauvaise tête, on ne découvre rien et l'on n'apprend rien! » Sans laisser à la fillette le temps de réagir à ces derniers mots, Miss Planckett déclara cette première leçon terminée et sortit fort dignement de la chambre, heureuse de s'en tirer à si bon compte. Mais cette chipie de Chipie-Boum trouva le moyen de se ressaisir et passa de nouveau à l'attaque au moment de la leçon d'anglais. « Cette fois, se disait Miss Planckett, ce me sera beaucoup plus facile d'avoir de l'autorité, et Angélique aura du mal à être aussi impertinente. » Pour ne pas heurter l'enfant et pour rendre l'anglais tout de suite très attrayant à son oreille, elle essaya, d'emblée, de lui lire et de lui apprendre une poésie. Celle qu'elle avait choisie avait si souvent fait ses preuves que Miss Planckett ne doutait pas du résultat — encore que l'enfant, en face d'elle, eût une façon de rentrer la bouche en faisant rebondir ses deux joues qui dénotait un tel mélange de malice et de volonté qu'on pouvait s'attendre à tout. La voix aussi mélodieuse que possible, Miss Planckett appela à son secours la poésie du firmament et lut, en accentuant chaque mot d'un mouvement de tête : « Twinkle, twinkle, Utile star1.... — Zim boum boum! » La gouvernante n'était pas sûre de ce qu'elle avait entendu; elle continua : « How I wonder what you are2.... — Zim boum boum! » Comme un diable sort de sa boîte, Miss Planckett bondit sur ses pieds. 41

« Angélique, si vous dites cela encore une fois!... — Zim boum boum! » Ce fut plus fort que l'Anglaise (il faut se mettre un peu à sa place!), elle prit la règle qui était devant elle et en frappa les doigts de l'enfant. Celle-ci n'en eut pas moins le courage de crier « Zim! » mais c'est au moins trois secondes après qu'elle murmura « boum boum », en soufflant sur ses doigts qui lui faisaient grand mal. Miss Planckett avait disparu. Cette fois, c'était la guerre. « Tant mieux, se dit la fillette; je vais aller me plaindre à maman, et maintenant elle la chassera! » Mais ses doigts, encore engourdis, ne lui parurent pas assez 1. Scintille, scintille, petite étoile.... 2. Je me demande bien qui tu peux être....

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rouges pour alarmer vraiment sa mère, et c'est alors qu'elle se souvint d'un produit pharmaceutique que Mme Babin avait employé, une fois, contre des douleurs, et qui avait rendu sa peau de la couleur des écrevisses. Vite elle courut jusqu'à la salle de bail et là grimpa sur une chaise pour explorer l'armoire à pharmacie. Entre un pot de pommade à la moelle de bœuf (pour les cheveux), une boîte de pilules Pinck (pour personnes pâles) et de pastilles Géraude] (pour la toux), elle découvrit un tube qui était celui qu'elle cherchait. Elle en vida le contenu dans sa main droite et commença de se frictionner les doigts en frottant de toutes ses forces pour enflammer la peau. L'ennui, c'est que ce produit avait une odeur très piquante Pour éviter d'éternuer — et d'attirer l'attention — Chipie-Boum dut se pincer le nez ; mais aussitôt elle cria malgré elle : « Aïe! aïe! » Une atroce démangeaison dévorait maintenant ses narines. Pour la calmer, elle essaya de s'essuyer le nez, mais c'était abominable : plus elle s'essuyait, plus ça la brûlait. Et voilà qu'à présent ses yeux aussi se mettaient à la piquer! On aurait dit que mille abeilles étaient acharnées sur eux. « Oh, là, là! Oh, là, là!...» gémissait Chipie-Boum, tout en secouant ses mains et en dansant sur place. « Oh, là, là!... » Elle était sûre à présent qu'elle allait devenir aveugle. Et elle ne pouvait rien faire ! Ses deux mains, la gauche comme la droite, étaient comme deux porteflammes qui ne faisaient qu'aggraver son mal quand elle essayait de s'en servir. C'était atroce... à ne plus y tenir! Mon Dieu, où était le lavabo?... Si seulement elle pouvait se laver! Elle essaya de marcher, à l'aveuglette, heurta un tabouret, tomba sur le carrelage... et entendit comme en un rêve, car elle était près de s'évanouir : 43

« Lord! What have you been doing! (Seigneur, qu'estce que vous avez fait!) » Mais elle sut qu'elle était sauvée et s'abandonna tout entière à la bonté de Miss Planckett, que le bruit de sa chute venait d'alerter. Avec tout le soin dont son immense bon cœur était capable, l'Anglaise lava doucement, changeant chaque fois de coton, le pauvre visage tuméfié. Puis elle mit ChipieBoum au lit, avec des compresses sur les yeux, et quand l'enfant fut apaisée, elle lui expliqua d'une voix calme, et sans aucune trace de rancune : « Je sais que vous avez eu grand mal. Ce produit que vous avez pris... je ne veux pas savoir pourquoi...

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dans l'armoire de votre mère, est ce qu'on appelle un révulsif. Si vous aviez lu ce qui est écrit sur le tube, vous auriez vu qu'il était indiqué de le tenir éloigné des muqueuses, qu'il enflamme dangereusement. — Pourquoi? demanda Chipie-Boum d'une voix faible. — Parce qu'il est fait, justement, pour attirer le sang près de la peau. — Ça piquait dur! confessa la fillette. — Je m'en doute bien! Mais voyez-vous, ajouta Miss Planckett en caressant cette fois la main de l'enfant, il y a une chose qu'il faut savoir : c'est que dans la vie tout ce qu'on fait de mal vous retombe toujours sur le nez. C'est pourquoi, moi, à votre place, j'essaierais de me corriger. Votre damné Zim boum boum vous a plutôt fait danser!... » Le fait est que la jeune Angélique garda un souvenir si cuisant de cette mémorable aventure qu'à partir de ce moment-là on put dire que Miss Planckett avait gagné la partie. Evidemment, les grandes victoires sont à longue échéance, et ce n'est pas du jour au lendemain que ChipieBoum changea de caractère. Mais ses progrès furent tels qu'à partir de l'âge de huit ans on put l'envoyer à l'école. Sans se séparer de Miss Planckett! Qui aurait pu songer à cela? Les Babin s'accrochaient à elle comme le naufragé au radeau; d'autant que son mauvais génie poussait encore l'enfant, de temps à autre, à commettre quelque méfait — comme lorsque la tante Pauline vint voir sa sœur, Mme Babin. Il y avait presque six ans qu'une question d'héritage séparait les deux femmes, qui d'un commun accord ne se voyaient plus. Mais c'était là une situation très pénible, et il 45

arriva qu'un jour elles pensèrent à « se remettre bien ». L'aînée, Mme Babin, invita alors sa cadette à lui faire une petite visite. La tante avait offert une balle à Angélique; une balle rouge, ornée d'étoiles noires, qui rebondissait du sol avec une vigueur, une gaieté, particulièrement enivrantes. L'enfant lui fit un accueil chaleureux (à la balle) ; mais pour ce qui est de la tante, ce fut une autre affaire. Blonde et assez jolie, elle était affligée d'un défaut physique déplaisant. Elle louchait. Fort. Par mesure de précaution. Miss Planckett, qu'on avait prévenue, avait chapitré Chipie-Boum en lui recommandant très expressément de ne faire aucune réflexion sur les yeux de la pauvre tante qu'on savait très susceptible. L'enfant ne fit aucune réflexion, mais pendant tout le déjeuner on la vit tour à tour fixer savante, puis fixer son propre bout de nez, en faisant mille contorsions pour arriver à imiter cette excitante anomalie. Elle y arriva si bien et leva un instant sur sa mère un regard si plein de contradictions que Mme Babin ne put retenir un cri, persuadée, sur le moment, que sa fille louchait en vérité et loucherait ainsi toute sa vie. La chose n'échappa pas à tante Pauline et jeta malgré tout un froid. Après le repas, la pauvre femme fut prise d'une migraine assez forte qui l'obligea à se reposer et à s'allonger dans une chambre. Malheureusement, pour punir Chipie-Boum, on l'enferma dans le grenier. Elle y emporta sa « ballotte » et, pour réparer sa faute et pour bien montrer à sa tante qu'elle appréciait son cadeau, elle se mit à jouer à tape-tape, sans arrêt, dans un endroit qui donnait juste au-dessus de la 46

Mme Babin ne put retenir un cri, persuadée que sa fille louchait.

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pièce où sommeillait la donatrice.... La pauvre tante sortit quelques instants plus tard en se bouchant les oreilles et en criant : « Seigneur, Seigneur, épargnez-moi! » Alors on mit Chipie-Boum dans la cave et l'on supprima la ballotte.... A travers des accrocs de ce genre, l'enfant atteignit ses douze ans : un cap difficile à franchir et qui devait, aux yeux des siens, marquer un tournant décisif. Elle prit assez mal le départ et commença de manifester une série de passions saugrenues, aussi subites qu'inexplicables. D'abord elle ne rêva que d'imiter les garçons. Cricri, à ce moment-là, était interne dans un collège. Chaque semaine, le dimanche, il revenait à La Baronnie dans son costume de collégien — un costume bleu marine, dont les revers (comme la casquette) s'ornaient d'un écusson de feuilles de laurier, encadrant le numéro de sa classe. Chipie-Boum fit la guerre chez elle pour avoir une vareuse de ce genre, avec, au revers, un numéro doré. On lui accorda la vareuse, mais on lui refusa le numéro. Elle s'appropria ceux de son frère en coupant le morceau de gabardine sur lequel ils étaient brodés. C'était d'une réelle inconscience; mais elle était devenue comme ça : quand elle désirait quelque chose, elle n'hésitait pas à mal faire. A cette époque, elle prit également l'habitude de cabosser ses chapeaux de feutre d'une façon très garçonnière que tout Fontaine-Bellay jugeait « très mauvais genre ». Et ses manières étaient à l'unisson. Pour un rien, elle giflait, frappait ses petites compagnes, cherchant véritablement la bagarre, prête à se battre comme un garçon. 48

Mme Babin essaya de réagir en multipliant dans ses robes les volants et les fanfreluches et en lui mettant sur la tête des chapeaux très façonnés, charlottes, capelines d'Italie ou niniches — tous très à la mode en ce temps-là —, mais qui, il faut l'avouer, n'allaient pas avec ses cheveux courts et la rendaient ridicule. De dépit elle se mit alors à faire l'école buissonnière. Mme Babin l'apprit par ses amies : « Que faisait donc Angélique par les chemins? demandaient tantôt l'une tantôt l'autre. Je l'ai aperçue hier matin près de la ferme de Malabri... ou près du bois de la Guérinnière.... » L'enfant, interrogée, ne répondait rien. Elle avait seulement eu le besoin de se trouver seule parmi les champs... seule à sentir gronder, pleurer, tout ce qui grondait, pleurait en elle; à savoir, pour commencer, la peine profonde et inavouée qu'elle éprouvait de sentir sa mère si loin d'elle. Ce n'était pas la faute de Mme Babin, qu'elle avait tant découragée. C'était sa faute à elle, à Chipie-Boum. L'enfant s'en rendait bien compte; mais comment revenir en arrière? Tout le monde était persuadé, et persuadé une fois pour toutes, qu'elle n'avait pas de cœur... n'en aurait jamais. Elle eut alors la passion des pains à cacheter (on s'en servait beaucoup à cette époque). Elle s'en procurait de pleines boîtes, dont elle prétendait se nourrir — ce qui finit, comme on l'imagine, par lui faire mal à l'estomac. Et avec cela, elle n'était plus très gaie! Quand le soir tombait, il arrivait qu'une fantastique envie de pleurer lui gonflait le cœur et l'abattait sur ses cahiers, les bras croisés sur la table. 49

De nouveau la famille fut aux cent coups. « Je n'ai jamais été comme ça, disait Mme Babin à son mari. Elle n'est sûrement pas comme tout le monde. » Heureusement, Miss Planckett et le docteur Pétrequin étaient d'un autre avis. « Elle est comme beaucoup 'd'autres enfants à l'âge ingrat, disait ce dernier. — Ce qu'il faudrait, disait Miss Planckett, c'est trouver à fixer tous ces engouements successifs. Un jour ou l'autre, c'est ce qui arrivera.... — Et vous verrez alors quelle enfant deviendra Chipie-Boum ! » prédisait le bon vieux docteur. Ces deux-là avaient raison. C'est au moment où tout semblait perdu, où tout lui tombait sur la tête : le vague à l'âme et les charlottes, que Chipie-Boum se transforma. Et cela, pour l'amour d'une guenon!

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IV JOHN ARTHUR PLANCKETT,

premier chef mécanicien à bord du croiseur Clorions de S. M. britannique, avait atteint l'âge de la retraite. Des mers du Sud où naviguait alors son bâtiment, il s'était embarqué à destination de l'Angleterre, avec une grande mélancolie au cœur (celle de tous les marins quand ils quittent la marine), mais aussi avec une grande joie, qui le faisait sourire dans sa barbe. Sa joie venait de la surprise qu'il réservait à sa « chère petite sœur Sheilagh ». Quelle tête ferait « la chère vieille chose » quand elle le verrait débarquer dans ce « damné-patelin-quel-que-soit-son-nom » où son amour 51

de la vertu et son refus obstiné de se marier comme tout le monde l'avait conduite à aller s'enterrer! (Notez que l'homme en question était, comme elle, célibataire.) En attendant, un mille poussant une pipe, une pipe poussant un mille, le capitaine Planckett venait de traverser la mer Rouge, et naviguait personnellement le cap sur Fontaine-Bellay, sans que personne à La Baronnie se doutât d'une pareille aventure. On s'en douta dix jours plus tard, un jeudi après-midi, en entendant le coup de sonnette du premier chef mécanicien. Sous un tilleul du jardin, Chipie-Boum apprenait à coudre, guidée par la chère Miss Planckett, et sa mère, auprès d'elle, exécutait une broderie au tambour, quand la paix de la maison fut soudain ébranlée par un carillon fantastique. « Quel est le malotru? s'écria Mme Babin. Le cordon a dû lui rester dans la main! » Au même instant on entendit un vacarme indescriptible où dominaient les aboiements de Mira, la chienne de la maison, et des cris aigus, surprenants, que couvrait une voix d'homme, rude, joviale, sonore, si peu dans la tonalité générale de La Baronnie que Mme Babin, qui s'était levée, ne réussit pas à mettre un pied devant l'autre, tant elle en était stupéfaite. Chipie-Boum, elle, vola de son siège au-devant de l'événement insolite (non sans avoir eu le temps de noter que les joues de la gouvernante avaient soudain pris feu), et la bonne miss fut en même temps qu'elle à la porte. 52

« John, vous n'avez pas honte! »

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Qui eût pu jamais penser cela! L'instant d'après, le jovial barbu soulevait Miss Planckett par la taille et la faisait trois fois rebondir du sol avant de la poser par terre. « John! Shame on you! (John, vous n'avez pas honte!)» Mme Babin qui arrivait à ce moment-là et qui commençait de comprendre, trouva ces transports peu conformes à l'idée qu'elle se faisait du flegme des insulaires. Elle ne savait pas que d'autres mœurs, depuis le temps qu'il naviguait, avaient déteint sur John Arthur! Pendant ce temps, le duo continuait entre Mira et l'autre animal en question, dont on voyait maintenant que c'était un singe, tout petit, au poil gris jaune, fin et déluré comme pas un, qui voltigeait autour de la grosse bête, lui grimpait sur le dos, lui chatouillait l'oreille, la tirait par la queue, et avec une agilité véritablement prodigieuse, se retranchait sur l'épaule du maître, chaque fois que Mira allait le toucher. A cela se mêlaient les cris perçants de deux petites perruches blanches comme neige, qui s'affolaient dans la cage que John Arthur tenait à la main. Sitôt les présentations faites, Planckett offrit la cage et les oiseaux à la dear Mme Babin, qui en fut vraiment très heureuse, car les perruches étaient tout à fait ravissantes, et il dit, se tournant vers sa sœur : « A toi, je te fais cadeau de cette demoiselle! (il avait dit young lady). Pour faciliter vos rapports, je ne l'ai pas encore baptisée. Tu l'appelleras comme tu voudras.... » La « demoiselle », c'était la guenon. Aussitôt, on vit Chipie-Boum mettre son bras devant ses yeux et éclater en sanglots. L'explique qui pourra : un 54

véritable coup de foudre venait de l'enchaîner à la petite bête. Les deux Planckett échangèrent un coup d'œil et la sœur dit à son tour : « Chipie-Boum, je vous donne la petite singe ! Elle ne sera toujours rien qu'à vous. » Pour la première fois en douze ans, on vit alors le regard de Chipie-Boum se nuancer d'un peu de douceur et on la sentait très émue quand elle remercia gentiment la gouvernante et son frère. Ce dernier s'y prit adroitement pour transférer sur la fillette l'attachement de la guenon pour lui. Il lui expliqua calmement et en choisissant ses mots, comme il l'eût fait pour une personne, que de toute façon il l'avait apportée pour qu'elle reste à La Baronnie, et que ce serait bien plus amusant pour une petite bête comme elle d'être entre les mains d'une enfant plutôt que... hum!... entre les mains d'une vieille fille comme la bonne Sheilagh! Pendant qu'il parlait, la guenon tournait ses petits yeux vifs tantôt vers son ancien maître et tantôt vers ChipieBoum, avec un air d'évaluer ce qu'elle perdait et ce qu'elle pouvait gagner au change; puis, sans élan, mais pleine d'une bonne volonté manifeste, elle laissa l'homme la poser sur l'épaule de la fillette, et de ses deux pattes de devant, si semblables à des mains, commença de lui peigner les cheveux. Mais John Arthur se mettant soudain à éternuer, d'un bond elle fut sur sa poitrine, levant sur lui un œil inquiet. Une deuxième fois le capitaine Planckett remit la guenon à l'enfant, et s'adressant à Chipie-Boum : « Son éducation est à faire, lui dit-il. Elle est encore jeunette et un peu impulsive. Il faudra que tu en fasses une 55

guenon bien élevée, enfin, de bonne compagnie.... Personne n'aime les mauvaises manières. Je compte sur toi, hein, Little one! » Chipie-Boum secoua la tête, beaucoup trop émue pour parler, tandis que Mme Babin se disait : « En fait de mauvaises manières, que penser de sa façon de sonner! » Mais elle s'en voulut aussitôt parce qu'il était bien évident qu'un capitaine au long cours (pour elle, tous les marins d'un certain âge étaient capitaines au long cours) ne devait pas avoir l'occasion de tirer beaucoup de sonnettes — et cela l'excusait largement ! « D'où est-ce qu'elle vient? » interrogea Chipie-Boum au sujet de sa nouvelle amie, qui pour l'instant, assise par terre, s'était mise à bercer son pied, comme le font les nourrissons. « Elle vient de la Sierra Leone; c'est une des plus petites guenons qu'on puisse voir; elle grandira un peu, mais pas beaucoup. — Elle n'est guère plus grosse qu'un gros écureuil, dit Mme Babin; mais elle est vraiment très jolie. » C'était une petite guenon de l'espèce de celles qu'on voyait autrefois accompagner les joueurs d'orgue de Barbarie. Elle était élégante et fine. Son pelage gris tirait sur le vert et était parsemé de poils jaunes. Sa figure était assez plate, ovale, avec une expression pleine de gentillesse et de vivacité; ses joues, comme l'intérieur de ses pattes, étaient rosés. « Elle a vraiment bon caractère, reprit Planckett, car on Fa arrachée très jeune à sa famille, et d'habitude cette espèce-là vit en bandes assez nombreuses, et les jeunes surtout bavardent beaucoup entre elles. — Qu'est-ce qu'elles disent? demanda l'enfant. 56

— Ce que disent les gens, fit John Arthur d'un air misérieux, mi-blagueur... qu'il fait beau temps ou que le temps va se gâter... qu'il faudrait se décider à aller cueillir des bananes, que the old man, le chef du clan, commence un peu à ramollir et qu'il serait bon de le remplacer__ — Elles disent tout cela? demanda Chipie-Boum, étonnée, comme on l'imagine. — Hé! s'exclama Planckett; la vie les intéresse comme nous. Mais elles racontent aussi des fariboles. Seulement, dame, elles ne blaguent pas quand il s'agit de défendre la patrie! D'une façon générale, chaque famille, ou plutôt chaque clan, a son territoire défini. Gare à l'intrus qui cherche à passer les frontières!... Elles lui tombent dessus à bras raccourcis....

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— C'est curieux, dit Mme Babin, comme chacun, même ces petites bêtes, défend sa place au soleil ! — C'est à tel point que, si vous en mettez trois dans une même cage, chacune d'elles s'approprie son petit espace particulier, avec défense d'entrer sans permission.... —• Est-ce que tous les singes sont comme ça? » demanda à son tour Miss Planckett en tendant à son frère un verre de bière, toute la maison étant maintenant réunie sous la véranda. « Presque tous. Il n'y en a pas beaucoup de gentils comme l'est ce petit animal. Je me rappelle un soir à Java, nous buvions un whisky non loin d'un village indigène quand un orang-outang a surgi près des huttes. C'était un chapardeur de première classe; les hommes l'avaient déjà repéré parce qu'il mangeait toutes les pousses de palmiers; et alors ils lui firent la chasse. L'animal s'enfuit du côté de la jungle; mais l'un des indigènes parvint à le rattraper et leva sa lance sur lui. Le singe fit alors volte-face, s'empara de l'arme et tordit le bras du pauvre type qui faisait plutôt peine à voir.... — Mon Dieu! gémit Mme Babin. — Mais, dit Planckett, tout en riant de son bon rire de gorge qui faisait trembler sa barbe, entre un orang-outang et cette petite guenon, il y a la même différence qu'entre vous, my dear lady, et un sauvage de la NouvelleZélande.» Mme Babin respira. Mais seulement un quart de seconde car Chipie-Boum demanda aussitôt : « Est-ce qu'elle peut dormir dans mon lit? — Moi, je n'y vois pas d'inconvénient, dit John Arthur; mais, si elle doit dormir à part, dans un lit de 58

poupée par exemple, je vous conseille de lui donner une couverture ou quelque chose qui lui serve de drap... Elle l'appréciera beaucoup. — Et comment la nourrir? demanda Miss Planckett. — Comme je l'ai eue encore bébé, moi je l'ai nourrie au biberon, à l'eau de riz et au lait de coco; mais à présent, elle mange comme une adulte, à vrai dire un peu de tout... quelques biscuits et des fruits. Elle est surtout friande de bananes et de cacahuètes. » (La petite guenon devait révéler plus tard qu'à ces goûts parfaitement normaux, elle ajoutait un goût tout personnel, inexplicable, pour les fleurs de géranium rosés — jamais aucune autre couleur de cette fleur ne la tenta.) Ainsi introduit à La Baronnie, John Arthur Planckett y resta cinq jours, pour la plus grande joie des uns et des autres — à l'exception de Mira, qui pendant vingt-quatre heures disparut de la circulation et ne réintégra que prudemment (de biais et en rasant les murs) le cercle honteusement élargi d'une famille jadis honorable. Planckett parlait un français assez voisin du petit nègre, mais que tout le monde pouvait comprendre, et ne tarissait pas d'histoires sur tous les pays de la terre. M. Babin lui-même était sous le charme et l'interrogeait constamment sur une chose ou sur une autre, car ce diable d'homme savait tout. Il était aussi très curieux à voir, et dans FontaineBellay où on le promena avec fierté, il fit vraiment sensation. Chipie-Boum, elle, en absorbait la couleur et les traits avec un étonnement sans bornes. Sa figure était de la couleur de l'intérieur des marmites dans lesquelles on fait le pot-au-feu, et sous l'effet du vin d'Anjou, qu'il semblait beaucoup apprécier, elle irradiait 59

d'un tel feu qu'à une certaine distance, elle eût pu servir de lanterne. Puis, dans deux trous vraiment tout petits, comme clans un creux entre les roches où pouvaient loger des crevettes, deux poches d'eau claire, claire, claire, formaient ses yeux. A se demander comment il pouvait voir avec! Là-dessous, une barbe courte et jaune; jaune rouge, blanc jaune, filasse, queue de vache décolorée; une teinte dont on retrouvait l'éclat éteint et l'étrangeté dans le poil qui décorait les doigts, le dessus de la main et les poignets. Quel curieux homme en vérité! Si différent de M. Babin qu'on l'eût dit d'une autre planète! Ainsi pensait Chipie-Boum. Mais le plus impressionné, en fait, par la visite de John Arthur, ce fut Cricri. Il lui suffit de voir un dimanche cet homme énergique et jovial, et d'écouter ses propos, pour sentir toutes ses craintes et ses hésitations balayées par le vent du large, son cœur se gonfler du désir de s'affranchir de ses faiblesses, tout ce qui était de valeur en lui, et qu'étouffait le manque d'audace, éclater et s'affirmer, au point que huit jours plus tard il annonça à son père qu'il voulait préparer Navale — et qu'il n'en démordit point. Il faut peu de chose, comme on le voit, pour faire naître une vocation; mais était-ce vraiment peu de chose qu'un homme comme John Arthur Planckett et tout ce qu'il représentait? Il avait navigué sur toutes les mers du monde; de Madère aux Antilles, du Cap Vert à Bahia; et il parlait de Calcutta, de Hong-Kong et de Macao, comme à FontaineBellay on parlait d'Argenton ou de Nueil-les-Aubiers. 60

« Il n'y a pas de vie qui offre plus de contrastes que celle des marins, disait-il : tantôt à suer tout ce qu'ils peuvent pour maintenir la baille sur l'eau et la discipline à bord ; tantôt, pendant les escales, menant une vraie vie de nababs, comme n'en vivent pas les millionnaires. Remarquez que c'est cette dernière la plus fertile en incidents.... — Avez-vous quelquefois eu peur? demandait alors Cricri. — My dear boy... pour aussi brave qu'on puisse être, on n'aime jamais ouvrir l'œil et trouver sur son oreiller une énorme tarentule au regard nettement provocant. Vous vous dites que, si vous bougez, elle va sans aucun doute vous sauter dessus, vous mordre, et vous donner l'envie de danser sans arrêt le cake-walk! Dans une circonstance de 61

ce genre, j'ai vu un malheureux: midship s'enfuir en chemise sur le pont! l'ennui c'est que le commandant était là. Le pauvre garçon a dû. passer en cour martiale. — En cour martiale parce qu'il avait eu peur! — Tout cela dépend des commandants, expliqua John Arthur en bourrant calmement sa pipe. Il y en a qui n'auraient rien dit; mais il y en a devant lesquels il ne faut même pas se moucher.... » Planckett parlait aussi des forêts tropicales où les marins de Sa Majesté n'osaient pas s'aventurer à plus d'une portée de canon; et des crocodiles des marais qui surgissaient toujours juste au moment où le canot venait de se renverser : une sensation désagréable, celle de se trouver dans l'eau bourbeuse au milieu de ces grandes gueules ouvertes! Toutes ces histoires évoquées dans le jardin de La Baronnie où l'on était si bien protégé des cobras, des renards-volants, des crapauds-buffles, avaient une saveur exaltante. Mais Chipie-Boum eut le cœur serré quand Planckett raconta, à son intention personnelle, l'aventure de Clara Crosbie. « Elle vivait dans le district de Victoria, dit-il, sur le flanc d'une chaîne de montagne que la neige couvrait très souvent. Un jour sa mère la quitta pour prendre un emploi à Melbourne et confia la fillette à des voisines. Mais l'enfant se mit dans la tête d'aller retrouver sa mère, à pied. Elle se perdit, naturellement. Ce qui est étonnant dans l'affaire, c'est qu'on retrouva la petite Clara seulement vingt jours plus tard, étendue sur le sol, dormant paisiblement, et en parfaite santé! — Après vingt jours ! 62

— Dans un lieu peuplé d'oiseaux de proie et de vilaines bêtes de toutes sortes! Et comment s'était-elle nourrie? Tout cela est si mystérieux que personne dans le pays n'a pu oublier cette histoire qui survint au siècle dernier.... Tout le monde, aujourd'hui encore, vous racontera dans le district l'histoire de Clara Crosbie.... — Vous avez vu des kangourous? demanda soudain Cricri. — J'en ai vu des bleus et des rouges et j'en ai vu de toutes les tailles! Et j'ai aidé à les chasser. Je me rappelle que, poursuivi, leur troupeau s'était réfugié comme toujours au milieu d'un lac. Là, les chiens doivent nager pour les atteindre et se fatiguent vite... tandis qu'eux restent bien tranquilles, plantés sur leurs pattes de derrière. — Quelles bêtes encore avez-vous vues? interrogeait à son tour Chipie-Boum. — Des buffles, des poneys sauvages, des dingos... de bien vilaines bêtes. — Et quels genres d'oiseaux? — Des oiseaux de paradis, des oiseaux-lyres,, et les jacasses qui sont odieuses... dont le rire vous empêche de dormir. — Des jacasses? — Eh oui! dit Mme Babin. De là vient le verbe jacasser. » Chipie-Boum se jura de surveiller désormais sa langue pour ne plus ressembler à ces bêtes. « De tout ce que vous avez vu, dit alors M. Eabin 3 qu'est-ce qui vous a paru le plus extraordinaire? — Je crois, dit le capitaine Planckett après avoir bien réfléchi, que c'est ce que j'ai vu, très jeune, à bord du Challenger, en mission dans l'Antarctique. Par Jupiter, que 63

c'était beau! Le bâtiment louvoyait, cherchant la terre, quand un bruit de fin du monde éclata du côté des glaces, et la grande montagne blanche se disloqua en trois. Dans les fentes, on voyait la mer d'un vert intense, tandis que des arcs-en-ciel irisaient les icebergs qui commençaient de se mettre en marche. Ils étaient couronnés de neige; celle-ci tout à coup s'empourpra.... » Chacun retint son souffle, attendant la suite. « Et moi, je dus redescendre aux machines ! acheva simplement le capitaine. Mais, par Jupiter, c'était beau! » C'était le dimanche après dîner; on avait mangé dans le jardin.... Il semblait à Cricri Babin que de nouvelles constellations brillaient au-dessus de sa ville natale.... Quand John Arthur Planckett quitta La Baronnie, le surlendemain matin, Lolotte (car c'est ainsi que l'enfant avait choisi d'appeler la petite guenon qui était devenue tout pour elle) était déjà très habituée à Chipie-Boum. Dès le premier soir, on lui avait donné un drap de poupée, comme l'avait recommandé le marin, mais Lolotte l'avait roulé pour s'en faire un oreiller et avait tendu sa petite patte pour en réclamer un autre, qu'elle étendit sur elle, exactement comme l'eit fait une personne. Elle était vraiment trop mignonne. Elle n'aimait pas la solitude, et si elle devait rester seule, elle s'installait sur le bord d'une fenêtre pour voir l'allée et venue de la rue ou du jardin, et d'un petit signe de patte, faisait un geste d'amitié à quiconque passait par là. Si Chipie-Boum faisait ses devoirs, les bras appuyés sur la table, Lolotte enserrait son bras gauche de ses deux petits bras à elle pour lui montrer qu'elle lui tenait compagnie; mais elle se gardait bien d'enlacer son bras droit, ce qui l'eût gênée pour écrire, 64

Parfois, sur la table de toilette, elle prenait un. peigne ou une brosse, et avec des gestes humains brossait les poils de son poitrail ou peignit la petite barbe blanche qui lui encadrait le visage. Elle adorait prendre son bain et poussait de petits cris de joie en faisant clapoter l'eau, comme le font les bébés des hommes. Enfin, sans doute pour plaire à Miss Planckett, elle se mit à adorer le thé et réclama chaque jour son five o'clock, qu'elle dégustait en compagnie de la gouvernante, en s'efforçant de prendre un air digne. Chipie-Boum, qui jusque-là ne s'était jamais souciée des autres, ne vivait plus que pour Lolotte. Elle lui avait confectionné un petit paletot jaune, en drap, bordé de rouge, à la manière d'un manteau de chien; il donnait à la jeune guenon un air hautement civilisé. 65

L'enfant avait pris très à cœur son rôle de jeune éducatrice, et, forcée de donner le bon exemple, elle fit elle-même beaucoup de progrès. Comment aurait-elle pu continuer à voler du sucre ou du chocolat, en l'interdisant à Lolotte? Comment aurait-elle pu désobéir à ses parents et exiger de la petite guenon la plus parfaite obéissance? Comment aurait-elle pu tourner autour des gens sans leur laisser une minute de répit, alors qu'elle dressait Lolotte à savoir tenir en place et à la laisser travailler? Les grandes personnes avaient toujours paru à ChipieBoum suffisamment défendues par de sérieux privilèges. Puisqu'elles avaient tous les droits, à quoi bon faire des sacrifices pour elles? Mais une pauvre petite bête qui était seule de son espèce et qui ne savait pas parler (encore qu'elle eût tant de choses à dire) avait grand besoin de protection. Chipie-Boum avait le sentiment d'être entièrement responsable de tout ce qui lui arrivait. En bref, auprès de sa guenon, elle acquit les qualités communes à toutes les sœurs aînées qui sentent qu'elles doivent protéger les plus faibles. Mais nul ne se doutait encore à quel point la chère petite bête allait transformer Chipie-Boum.

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V Miss PLANGKETT avait inculqué à la jeune Angélique Babin la. passion, toute virginale, qu'elle vouait à la botanique. Dès que la belle saison arrivait, le jeudi après-midi, elle emmenait la fillette par les bois et les prés, et là elles faisaient leur cueillette. Je ne sais si aujourd'hui les enfants cultivent cette science qui consiste à observer, identifier et replacer dans sa famille n'importe quelle fleur des champs. Au temps dont je parle, c'était un art très pratiqué, et chaque fillette avait son herbier personnel : un cahier fait par elle-même, 67

généralement en papier à dessin, et sur lequel les fleurs s'allongeaient gracieusement, maintenues à hauteur de la tige par deux bandes de papier collant. Il convenait, au préalable, de les faire sécher entre deux buvards, et il fallait déjà se révéler bon naturaliste pour procéder à cet embaumement végétal sans froisser les pétales et sans en écraser la pulpe. Puis, à l'encre d'argent ou à l'encre de Chine, on écrivait avec le plus grand soin, d'abord le nom savant, puis le nom vulgaire des jeunes beautés florales immobilisées sur papier Canson, dont oralement à la maîtresse, on déclinait les mœurs et qualités particulières. Cela n'allait pas sans quelques sacrifices — au détriment des fleurs, bien entendu. Pour savoir ce qu'il en était des pistils et des étamines et comment les pétales trouvaient le moyen de se tenir entre eux, il fallait très souvent déchiqueter des corolles et se livrer sur leurs personnes à un vrai déshabillage. Pour toutes ces opérations, criminelles et délicates, Miss Planckett était équipée comme on ne l'est que dans son pays. En bandoulière, elle portait une boîte en fer, spécialement conçue pour ce genre de chasse, avec des compartiments pour y mettre les victimes arrachées à la terre des champs, et d'autres cases où se trouvait le microscope, indispensable à toute indiscrétion, et un mémento de botanique auquel on devait toujours se référer en premier lieu. Ajoutez à tout cela le petit casier pour la mousse fraîche et un autre peur les outils utiles à la dissection et à l'arrachage des racines. Là, comme en tout, la grande joie consistait à découvrir une inconnue : une fleur qui défiait le mémento, qu'on ne connaissait ni en France ni en Angleterre, qu'on 68

aurait pu à la rigueur identifier si elle avait eu six pétales — mais elle n'en avait que cinq — ou si ses feuilles avaient été alternes, mais comme par un fait exprès, elles étaient verticillées ! Un cas de ce genre, après l'avoir exaltée, décourageait Miss Planckett. Elle en voulait à cette petite fleur mauve ou rosé de ne correspondre en rien à ce qu'on attendait d'elle. Pour un peu, elle l'eût réformée! Mais- Chipie-Boum n'était en rien choquée par les caprices de la nature. Si la fleur n'avait pas de nom, eh bien, elle lui en donnait un ! Si elle était rouge cramoisi, elle n'hésitait pas une seconde à la baptiser John Arthur; ou si elle était très discrète, à la nommer Cricri-des-champs. Ce qui l'enchantait, toutefois, dans ces parties de campagne plus ou moins dédiées à la science, c'était ce qui échappait à la science, justement — enfin, dans une certaine mesure. Le jour dont je parle était un jour de juin, et la promenade botanique en question se plaçait après l'apparition de Lolotte dans l'existence de Chipie-Boum. Cette fois, Lolotte faisait partie de l'expédition. On l'avait munie d'une laisse, une jolie laisse en cuir rouge, de la couleur du liséré de son paletot, et quand on fut arrivé dans les bois on l'attacha à un arbre, en laissant à sa portée, pour se nourrir et se distraire, une bonne poignée d'arachides. Chipie-Boum, ce jour-là, était ouverte à bien des choses. Il y a des jours comme ça, où l'esprit est plus apte à tout saisir que la veille ou que le lendemain. Comme elle avait déjà bien travaillé et classé sans se tromper un liseron, une renoncule et une petite fleur de bruyère, Miss Planckett la récompensa en lui lisant (en 69

On attacha Lolotte à un arbre.

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anglais) une page d'Alice au Pays des Merveilles. Chipie-Boum l'écoutait avec un profond ravissement, car à présent elle parlait bien l'anglais et aimait beaucoup cette histoire. Il faisait beau comme il ne peut faire beau qu'avant juillet. Quelques légers nuages blancs agrémentaient l'azur du ciel, et à travers les arbres du petit bois où Miss Planckett et elle s'étaient assises, des pois de lumière jouaient à se poser et disparaître au gré du vent, sur l'herbe et sur les feuilles et sur les mousses couvrant les pierres. Légèrement sur la droite, il y avait une clairière bordée de hautes fougères à travers laquelle on apercevait un hameau, si familier et si tranquille, qu'on eût choisi de le décrire, tel qu'on le voyait, ainsi, du bord des bois, pour symboliser la paix sur la terre. Il eût fallu, toutefois, pour compléter cette peinture idyllique, y ajouter une toile de fond sonore, celle que tissaient d'innombrables insectes — en particulier des abeilles occupées non loin de là à butiner des fleurs. Miss Planckett tourna une page et entama le chapitre n : « Curiouser and Curiouser! cried Alice1.... — Curiouser and curiouser!... » répéta Chipie-Boum, « De plus en plus surprenant. » Alice est si émue qu'elle fait une faute et dit « curiouser » pour « most curious » l'œil fixé sur une petite boule blanche nichée sur un tronc d'arbre, à la naissance d'un rameau, et qui s'agitait curieusement. Elle se leva sur la pointe des pieds et s'approcha pour observer le phénomène. Il s'agissait ni plus ni moins d'un papillon en train de se dégager de sa chrysalide : une chose qui se passait en plein jour et était aussi merveilleuse que ce qu'Alice avait vu à travers son sommeil. 71

Miss Planckett, alertée, ferma son livre et rejoignit l'enfant. Quels efforts semblait faire la bête! La gouvernante prit une loupe — celle qui accompagnait le microscope dans la fameuse boîte en fer (ce qui prouve qu'il était bon d'être bien équipé!), porta deux pierres auprès de l'arbre et les posa l'une sur l'autre afin de permettre à l'enfant de voir de plus près ce qui se passait. « Qui est-ce qui lui dit comment faire? » demanda Chipie-Boum à voix basse, étonnée qu'une nymphe inconsciente sût se tirer d'affaire aussi adroitement. « Qui est-ce qui dit aux plantes comment sortir de terre? » répliqua Miss Planckett, prise de court pour fournir l'explication demandée. « Eh bien, oui, qui est-ce qui leur dit? Qui est-ce qui les guide? Pourquoi n'ont-elles pas l'idée de pousser la tête à l'envers, par exemple? » Cette fois, la gouvernante possédait son sujet. « Parce qu'alors elles ne pousseraient pas! dit-elle; et l'instinct de vie est ce qui tient lieu d'intelligence chez les créatures inférieures. — Quelles créatures inférieures? —- Les animaux, les végétaux.... — Pas seulement, rectifia la fillette. Lolotte n'agit pas intelligemment seulement quand sa vie est en jeu; elle a aussi des sentiments tout à fait désintéressés.... » Elle ne put sonder davantage la question qu'elle venait de soulever, car maintenant un bout de la tête émergeait de la chrysalide, et la lutte reprenait de plus belle. Tout le corps de la bête frémissait peur se détacher d'une gangue qui semblait la tenir prisonnière. Miss Planckett elle-même était très émue — au point 72

d'en devenir poète. « Voyez-vous, dit-elle à l'enfant, par ce jour merveilleusement beau, cette petite bête veut vivre, absolument! Elle sent le soleil qui l'appelle; elle sent qu'il y a dans l'air toutes sortes de parfums qui feront ses délices tout à l'heure et elle veut naître pour les goûter! » il y eut un instant de silence, puis la gouvernante murmura, comme elle l'eût fait à un match de cricket pour encourager l'un des joueurs : « Go on! stick to it! — Va! Cramponne-toi! » dit Chipie-Boum à son tour. Dans un dernier effort, la bête se dégagea enfin de sa chrysalide, les ailes toutes chiffonnées, repliées sur son corps. Puis elle resta comme hébétée, complètement immobile, étourdie par l'effort qu'elle venait de faire.

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« Et maintenant? demanda. Chipie-Boum, d'une voix légèrement angoissée. — Attendez ! Regardez toujours ! » Aussi prodigieux que cela paraisse, en moins de dix minutes, les ailes du papillon se déplièrent, ses antennes se mirent à frémir et sous le nez de Chipie-Boum, il s'envola pour atterrir directement sur une fleur — en l'espèce un bouton d'or — qui bascula sous son poids. Chipie-Boum n'en revenait pas. Elle venait de voir, sous ses yeux, naître une créature à la vie, une bête aérienne et légère, qui dans une vie antérieure (ainsi l'avait dit Miss Planckett) avait été une répugnante chenille qui se traînait le ventre sur la terre. Quel mystère étourdissant! Et les fleurs naissaient elles aussi en se « débournigeant » de la graine (dans la langue de Fontaine-Bellay). Et elles respiraient elles aussi. Comme nous, comme le papillon, comme Lolotte.... « Alors, tout le monde est pareil? dit l'enfant. — Tout ce qui vit sur terre, admit Miss Planckett, est plus ou moins cousin germain. » Pour une Anglaise, c'était un aveu d'importance! « Nous avons vu une chose peu ordinaire; ce jour est à marquer d'une croix », déclara encore Miss Planckett. Hélas ! trois fois hélas ! ce faillit bien être une croix de bois ! Dans le ravissement où venaient de les tenir les aventures du papillon, la miette et sa gouvernante avaient oublié Lolotte. Quand Chipie-Boum courut vers elle, la guenon avait disparu! Ce fut une découverte atroce. « Lolotte! Lolotte! » appela l'enfant. C'était moins un appel qu'un cri de désespoir, et un silence tragique plana tout à coup sur le bois. On 74

n'entendait plus les abeilles; on n'entendait plus le oiseaux : il semblait évident que Lolotte avait disparu pour toujours. La gouvernante et la fillette fouillèrent tous 1« alentours. Pour l'instant Chipie-Boum était trop émue pour pleurer. Elle courait à droite et à gauche, encore trop occupée à chercher la guenon pour pouvoir mesurer sa peine. Miss Planckett était d'avis que Lolotte avait trouvé le moyen de se détacher (ce qui était pourtant impossible) et que, se voyant parmi les arbres, elle s'était crue dans sa forêt natale et avait fui parmi ceux-ci. Elles allèrent donc un long moment le nez en l'air, inspectant les branches audessus d'elles et le cœur frémissant d'espoir chaque fois qu'un oiseau ou un écureuil faisait remuer quelque ramure. Mais il n'y avait pas plus de Lolotte à la cime du petit bois que dans les sentiers ou les fougères. Après plus d'une heure de recherches, il fallut bien s'avouer vaincu, et c'est alors que Chipie-Boum tomba dans les bras de Miss Planckett et y éclata en sanglots. La gouvernante elle-même était très affectée; d'abord parce que Lolotte était une gentille créature, qui à présent faisait si bien partie de La Baronnie qu'on ne pouvait plus imaginer sans elle la maison de la route de Cholet; ensuite parce qu'elle était un don de John Arthur, et enfin parce qu'elle constituait une excellente auxiliaire pour l'éducation de Chipie-Boum. Toutes ces raisons, il faut l'avouer, étaient légèrement égoïstes. La fillette, elle, ne pensait qu'à la souffrance de la guenon. C'est ainsi quand on aime vraiment : on s'efface tout entier devant la souffrance de ceux qu'on aime. N'étaitce pas abominable d'être loin de son pays natal, de ses amies, de ses semblables; d'avoir au moins connu pendant 75

un certain temps la joie d'être adoptée par une autre famille et de se voir brusquement enlevée à l'affection des siens! « Ils vont lui faire du mal! répétait-elle en sanglotant, certaine que quelqu'un l'avait prise. — Non, je ne crois pas, disait la gouvernante en essuyant les yeux de Chipie-Boum. Si quelqu'un l'a volée, c'est dans l'intention de la dresser ou bien d'en faire une compagne. Dans l'un ou l'autre cas, on prendra soin d'elle, au contraire. — Mais jamais Lolotte n'aimera quelqu'un d'autre! Quelqu'un qui l'a volée! C'est impossible; alors elle sera malheureuse toute sa vie! Et si des gens veulent la faire travailler... ils la battront! » L'idée qu'on puisse sévir avec violence contre l'innocente petite bête rendait l'enfant inconsolable. Toute la maison, d'ailleurs, fut consternée par la triste nouvelle. Même Mira, qui avait fini par se faire une amie de la petite guenon. Le lendemain de sa disparition, la chienne la chercha partout. Du regard, elle avait l'air de demander à ses maîtres où elle avait bien pu passer, et elle geignait à fendre l'âme en fouillant du nez dans son lit. La nuit qui suivit ce désastre, Chipie-Boum ne put pas dormir. Déjà, elle n'avait pas dîné. Elle eut donc tout le temps de réfléchir. Ce n'était pas un passant ni un promeneur quelconque, d'ailleurs rares dans ces bois, qui avait pu prendre Lolotte. C'était — il fallait que ce fût — quelqu'un de mal intentionné; et des gens mal intentionnés, cela ne pouvait être que des vagabonds. Alors, comment les rattraper? Après un certain laps de temps où sa pensée erra sans point d'appui, l'enfant revit soudain devant ses yeux les 76

« Lolotte! Lolotte! » appela l’enfant.

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yeux de braise d'un romanichel près duquel Miss Planckett et elle s'étaient arrêtées un instant en partant faire leur promenade. L'homme n'était pas seul. Avec deux compagnons et une vieille femme, il avait installé tout son bataclan de rétameur à l'angle de la petite place que formait la route de Cholet, là où elle entrait dans la ville. L'installation du rétameur était toujours curieuse à voir. Sur un trépied de fer tout noir, il installait son brasero, et sur celui-ci un chaudron, plus noir encore que le trépied, mais qui, à l'intérieur, semblait un lac d'argent. Le contraste était si grand entre la misère du décor et cette nappe d'étain en fusion, d'une couleur de métal précieux, que le gitan qui activait le feu prenait l'aspect, aux yeux naïfs, d'un alchimiste redoutable. Après deux ou trois minutes, Miss Planckett avait essayé d'éloigner Chipie-Boum du trépied fatidique, mais l'enfant avait insisté pour voir tremper les instruments qui sortaient complètement métamorphosés de la bassine. Un jeune garçon, noir comme l'ébène, les y plongeait en les tenant de la main gauche avec une pince, tandis que de la main droite, et avec une cuiller, il faisait ruisseler sur eux une rivière d'argent liquide. Les bassines, les brocs à eau, les couverts de table, ternes et laids, que la ville avait déposés à ses pieds et qui ne formaient l'instant d'avant qu'un pauvre tas de vieille ferraille, sortaient du bain lumineux, brillants, fulgurants même, et comme doués d'une nouvelle vie. C'était intéressant à voir, évidemment, mais comment Chipie-Bourn n'avait-elle pas compris que c'était

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de la plus grande imprudence que de s'arrêter devant des romanichels avec une Lolotte dans les bras? Ces genslà volaient toujours tout ce qui leur tombait sous la main. Ils n'avaient pas volé la petite guenon tout de suite.... Comment auraient-ils fait? Mais ils avaient dû s'arranger pour les suivre dans leur promenade et faire main basse sur elle, pendant qu'avec Miss Planckett Chipie-Boum était absorbée à regarder naître le papillon. Telle était donc la vie ! D'un côté cette chose surprenante et belle qui l'avait tant émerveillée, de l'autre la laideur et la noirceur d'un attentat contre une innocente petite bête! Maintenant la fillette se rappelait qu'à un certain moment l'un des romanichels l'avait fixée étrangement et qu'elle avait eu un peu peur. Mais elle avait pensé qu'il lui voulait du mal à elle; elle n'avait pas pensé le moins du monde à Lolotte! A présent, c'était clair : c'était à ce moment-là que l'homme avait médité son coup. Quand elle fit part de ses soupçons à sa famille, tout le monde fut de l'avis de Chipie-Bourn, Sans aucun doute, c'étaient les gitans rétameurs qui avaient enlevé la guenon. On s'informa sur eux; mais comme on pouvait s'y attendre, on apprit qu'ils avaient levé le camp et l'en ne savait jamais quels chemins prenaient ces gens-1, qui partaient toujours à la nuit tombante. L'affaire semblait désespérée. Les jours passèrent. A la maison, on s'ingénia à distraire un peu ChipieBoum qui faisait vraiment peine à voir. Heureusement, peu de temps après eut lieu la kermesse de Beaulieu (un village distant de dix kilomètres). Angélique avait une compagne de classe, Thérèse Nadaud, une pensionnaire, qui habitait dans ce village, et qui invita la 79

fillette à venir y passer la journée. Mme Babin n'aimait pas beaucoup que sa fille fréquentât ce genre de foire, mais comme elle et son mari déjeunaient ce jour-là au château et que Miss Planckett avait congé, elle mit la fillette dans le train pour qu'elle pût y aller s'amuser et oublier un peu sa peine. L'enfant devait rentrer par le tortillard attendu à Fontaine-Bellay à 6 h 5. Si elle ne revint pas à l'heure dite, ce ne fut partout à fait de sa faute....

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VI ON S'AMUSAIT

beaucoup à la foire de Beaulieu. Rien qu'à l'idée de s'y amuser, on s'amusait déjà dans le train qui conduisait au village! Il y régnait une atmosphère qui n'appartient qu'aux jours de fête. Les gens s'y bousculaient en riant, se donnaient de grandes bourrades dans le dos, s'interpellaient d'un bout à l'autre du wagon, s'ébrouant comme des bêtes libérées pour un jour du harnais quotidien. Les garçons faisaient les malins, « chinant » les filles, qui faisaient les coquettes et riaient à gorge déployée. Cette bonne et saine joie populaire, si loin de l'atmosphère de La Baronnie, réjouissait beaucoup ChipieBoum qui en oubliait sa douleur. C'était la première fois qu'elle voyageait toute seule, sans sa mère ou sa 81

gouvernante, et, comme il arrive souvent, elle se surveillait d'autant plus qu'elle n'était pas surveillée. Elle arriva impeccable, dans sa robe bleue à blouson blanc, un sac de cuir à la main, comme une vraie petite demoiselle digne de s'appeler Angélique. A la gare, elle trouva Thérèse Nadaud qui l'attendait à la sortie. « Bonjour! Tu as fait bon voyage? » (Comme si elle revenait de Tombouctou!) « Oh! ma petite, oui, j'ai bien ri! Mais, qu'est-ce qu'il y a là-bas? Pourquoi ce rassemblement? » demanda ChipieBoum. A vingt mètres devant elles, une bande de paysans, derrière quatre ou cinq garçons du village, semblaient harceler un homme qui leur parlait en faisant de grands gestes. « C'est le père Marotte, dit Thérèse. Tu ne l'as encore jamais vu? » Les deux fillettes se rapprochèrent du groupe. « Je ne sais pas ce qu'il a fait ce matin, reprit Thérèse. Il change tous les jours d'idée. » Ce père Marotte était un fou pas ordinaire. C'était un vieux grigou de célibataire à qui l'avarice et la solitude avaient dérangé la cervelle. Il avait été notaire en son temps et s'était beaucoup enrichi, aussi possédait-il la plus belle maison du village; mais celle-ci n'était plus qu'un pauvre bric-à-brac depuis que le vieil avare avait perdu la raison. Toute sa vie il s'était dit qu'il était plus malin que tout le monde et il continuait de le croire, mais à présent à la manière d'un fou. Quand il rentrait de faire des emplettes, les galopins du bourg couraient derrière lui dans la rue : 82

« Riez, nez, petits mécréants! » leur disait-il.

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« Eh! père Marotte, toi qui es si malin, dis-nous ce que tu as acheté? C'est pour quoi faire la planche que tu portes sous le bras? — Riez, riez, petits mécréants! leur disait-il. N'empêche que je suis plus malin que vous. Cette planchelà, c'est un tremplin pour sauter sur l'occasion. » Et le vieux riait dans sa barbe, tandis que l«s gamins s'esclaffaient et couraient de toutes leurs jambes raconter à leurs parents la dernière sortie du vieux fou. Un jour, il avait exhibé un peigne qui devait servir, disait-il, à démêler ses affaires qui lui paraissaient embrouillées. Cette fois, il roulait une brouette et marchait vers le champ de courses, disant qu'il allait ramasser les bûches pour s'en servir cet hiver. Tout le monde riait autour de lui, et cette grande rumeur joyeuse acheva de ramener le soleil dans le cœur de Chipie-Boum. Les Nadaud l'accueillirent avec beaucoup de gentillesse. C'étaient des gens qui s'occupaient de « faire valoir », comme on disait dans le pays. On ne les eût pas appelés carrément des fermiers, du fait qu'ils habitaient une belle villa, mais la culture des terres à l'entour de celle-ci et l'élevage de quelques bêtes constituaient pourtant leurs revenus. Mme Nadaud était fine, comme d'ailleurs l'était Thérèse, et très flattée que l'enfant de La Baronnie fût une amie de sa fille. Amitié assez surprenante si l'on pense que les deux fillettes différaient l'une de l'autre comme le jour et la nuit. Bien que née à la campagne, Thérèse était une créature frêle, distinguée, raffinée dans ses goûts. En 84

classe, elle excellait en couture, en dessin, en solfège, et jouait joliment du piano. Elle fit d'abord visiter sa maison à Chipie-Boum, qui trouva tout plus beau que chez elle — encore que ce ne fût pas le cas. Puis, comme il était près de midi, Mme Nadaud déclara : « Nous allons nous mettre à table et déjeuner tranquillement; puis nous ferons un tour à la foire. Qu'estce qui vous tente le plus? — Moi, c'est la ménagerie! » déclara Thérèse. (On reconnaissait bien là ce trait de caractère qui lui faisait chérir parmi toutes ses compagnes la pétulante Chipie-Boum : sa nature était attirée par tout ce qui s'opposait à elle.) A propos de bêtes sauvages, Angélique raconta les histoires qu'elle tenait du capitaine Planckett. Elles captivèrent la compagnie qui s'ouvrait l'appétit en croquant des radis tout frais arrachés du jardin. Le reste du déjeuner se déroula avec cette lenteur, cette retenue un peu guindée qu'ont les repas à la campagne quand ils ne sont pas au contraire une occasion de franches ripailles. Après quoi, la jeune Thérèse se produisit au piano — selon le rite sacré du dimanche. Elle chanta, en s'accompagnant, une mélodie dont les paroles : « J'ai laissé mon cœur sur la grève, depuis le départ de Tanguy... » faillit attrister Chipie-Boum, qui tout de suite pensa à Lolotte. Mais après le troisième morceau (Thérèse en chantait toujours trois), le couvercle fut rabattu sur le clavier noir et blanc, et en route pour la kermesse! Le bruit que faisait celle-ci était étourdissant. Aux scies en vogue, moulues par les pianos mécaniques des manèges, se mêlaient les coups de carabine qui claquaient 85

dans les stands de tir, le grincement des roues de loterie, les éclats de voix des bonimenteurs sur l'estrade, que ponctuait un roulement de tambour, les mélopées des marchands de berlingots, de gaufrettes et de cacahuètes, vantant chacun sa marchandise, le tout entrecoupé du rugissement d'un lion disant sa fureur d'être en cage. Quand les fillettes eurent fait trois ou quatre tours de manège et assisté à une séance de cirque avec exhibition de chiens savants, Mme Nadaud ayant à faire chez elle, laissa Thérèse et Chipie-Boum se distraire un moment toutes seules. « N'oubliez pas, leur dit-elle, de rentrer à temps pour le train.... Soyez là vers les cinq heures.... » II était alors quatre heures trente. Thérèse entraîna son amie vers une autre place de Beaulieu où se déroulaient des jeux ouverts aux enfants du pays : courses à pied, courses en sac, jeux d'adresse, etc. « Maintenant, ils vont monter au mât de cocagne! dit Thérèse. Viens! on va bien s'amuser. » Mais quand elles arrivèrent au pied du mât, à l'assaut duquel s'élançait déjà un gamin d'une dizaine d'années, Chipie-Boum en levant le nez en l'air, aperçut au haut de la perche une petite bête qui remuait et qui... Seigneur! étaitce possible!... n'était autre que Lolotte! Lolotte fixée, enchaînée entre ciel et terre, et qui penchait vers le bas son museau, se demandant ce que lui voulait le galapiat qui montait vers elle (ou plutôt ne se le demandant pas — bien assez fine pour le deviner!). Par quel étrange coup du sort, Lolotte était-elle devenue l'enjeu de cette partie de glissade — vivant trophée suspendu à la place du traditionnel saucisson? 86

Le sang de Chipie-Boum ne fit qu'un tour. « Par exemple! » s'écria-t-elle. Avant que Thérèse eût pu intervenir, elle avait lâché son sac et maintenant enlevait son chapeau. « Écoute, Angélique, tu ne vas tout de même pas...? — Non! je me gênerais! » l'interrompit la fillette en train d'ôter ses souliers. Thérèse la saisit par le bras, mais Chipie-Boum se dégagea, fendit la foule des badauds et attaqua le mât à son tour. L'autre avait une belle avance!... Il y eut des cris et des protestations : « Eh là!... Ce n'est pas de jeu!... Mais, qu'est-ce que c'est que celle-là!... Hé, la fille, vous n'êtes pas inscrite ! Descendez ! Chacun son tour ! » Mais Chipie-Boum ne voulait rien entendre. La joie et la colère mêlées bandaient ses forces. Trouvant que ses chaussettes la faisaient glisser, elle s'en délesta sur le mât et poursuivit son ascension. A deux bons mètres au-dessus d'elle, le garçon s'égosillait à appeler la foule à son secours : « Faites-la descendre! Elle n'a pas le droit.... Elle va me faire tomber.... Lancez-lui des pierres! » (Ce qui était quand même un peu fort!) Secouant de temps en temps la tête pour écarter ses cheveux qui la gênaient, Chipie-Boum n'en grimpait pas moins, agile comme une quelconque Lolotte sur son cocotier natal. Sans glisser une seule fois, elle rattrapa vite le garçon qui essaya alors de décrocher les mains de l'enfant avec ses pieds. La lutte devint féroce. Chipie-Boum, à son tour, tira le concurrent par les jambes. Au-dessous d'eux, la foule 87

La lutte devint féroce. Chipie-Boum, à son tour, tira concurrent par les jambes.

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trépignait, à présent divisée en deux, Thérèse ayant eu le temps d'informer ses voisins qu'il s'agissait d'une guenon ayant appartenu à son amie. On entendait : « Vas-y, ma fille!... Vas-y, mon gars!,.. Donne-lui un bon coup de pied!... Regardez-moi ça ce qu'elle est agile!... Elle l'aura!... Il va tomber dessus! » Maintenant, tout à l'extrémité du mât, Chipie-Boum et le garçon luttaient dans un périlleux corps à corps. D'en bas, l'adjoint au maire cria : « Ne vous battez pas! Descendez, vous m'entendez! La compétition est finie! » II avait peur de voir les deux enfants se fracasser la tête par terre. La foule criait elle aussi : « Ils vont se casser la figure ! » Lolotte, du haut de la perche, contemplait cette lutte héroïque autour de sa jeune personne. Par moments, elle penchait la tête pour voir lequel des deux tapait le plus fort, et par moments elle se grattait le poitrail avec l'air de planer au-dessus des contingences. Mais les deux enfants tenaient bon. Le garçon arrivait à la cime. Il allongea la main... décrocha la guenon. Une grande clameur monta de la foule. Chipie-Boum, de son côté, dans un suprême effort se hissa assez haut pour essayer de prendre la bête; mais elle faillit chavirer et s'agrippa au garçon qu'elle entraîna avec elle dans une glissade vertigineuse, Lolotte suivant le mouvement, bien entendu. Une fois par terre, les deux enfants s'empoignèrent de nouveau. Chipie-Boum rendait coup pour coup et entre ces deux lurons, la petite guenon n'en menait pas large. 90

Finalement, le garçon, par un croc-en-jambe, renversa la fillette par terre. Elle se releva aussitôt en criant : « C'est ma guenon! Elle est à moi! On me l'a volée! » Son œil flambait et elle avait les joues en feu, sous les mèches folles de ses cheveux qui lui encombraient la figure. Sa robe était toute chiffonnée, son blouson sorti de sa ceinture; elle avait l'air d'une jeune furie. Des gens autour d'elle disaient : « Oh! c'est la petite Babin, de Fontaine-Bellay. Paraît que c'est une mauvaise gamine! » Mauvaise, elle ne l'était plus. Chipie-Boum les aurait giflés. Thérèse Nadaud, bouleversée, insista auprès de son amie pour qu'elle remît ses souliers. Pendant les quelques secondes où l'enfant se baissa pour les boutonner, aidé par d'autres gamins qui s'étaient rangés de son côté et par la confusion qui régnait dans la foule, le garçon s'échappa en emportant la bête. Chipie-Boum bondit pour le rejoindre; mais d'autres garçons de Breuil-Barré (c'était le village du ravisseur) se dressèrent brusquement devant elle et essayèrent de lui fermer la route. L'enfant invectiva les gens qui se bousculaient pour la voir mais ne faisaient rien pour l'aider : « C'est ma guenon! Pourquoi ne me la faites-vous pas rendre? C'est injuste! » Comme elle était très en colère et comme elle était Chipie-Boum, elle ajouta : « Vous avez l'air fin, tous à ricaner! Laissez-moi passer! Je vous jure qu'un jour ou l'autre, celui qui m'a fait ça me le paiera ! » 91

Vexée, la conscience mal à l'aise, la foule se dispersa. Thérèse Nadaud chercha l'adjoint au maire; elle voulait lui expliquer la situation de son amie et lui faire rendre justice. Mais lui aussi, il avait disparu. Bientôt, les deux fillettes furent seules au pied du mât de cocagne et Chipie-Boum put alors mesurer la vaste étendue de son malheur. « 5 h i o ! dit alors Thérèse en regardant l'heure à l'église. Il faut vite se dépêcher.... — Je ne partirai pas d'ici sans savoir où est le garçon qui vient de me chiper Lolotte! dit Chipie-Boum résolument. — C'est le gars Moreau! » fit alors une petite vieille qui était en train de tricoter et dont ni l'une ni l'autre des fillettes n'avait remarqué la présence, La petite vieille reprit en baissant la voix et en se grattant la tête avec l'une des épingles qu'elle -venait de tirer de son tricot : « C'est Adrien, le fils de l'agent voyer de BreuilBarré.... Il a dû se cacher sur la route, à l'auberge du GrandCerf; mais faudra bien qu'il en sorte! » Elle en aurait dit davantage, car il y avait vingt ans qu'elle avait sur le cœur d'avoir vu le père d'Adrien être nommé auprès de Beaulieu, à la place de son gars à elle, qui lui aussi était agent voyer; mais Chipie-Boum estimait qu'elle en savait assez long. Interrompant la vieille femme : « Tu sais, dit-elle à son amie, je ne peux pas repasser par chez toi; il est trop tard. Il faut que j'aille tout droit à la gare; tu remercieras ta mère pour moi.,, et je te reverrai demain à l'école ! — Mais je vais t'accompagner au train! protesta vivement Thérèse. 92

— Non, non! ce n'est pas la peine. Je vais courir tout le long du chemin ! » Elle embrassa rapidement son amie et lui dit tout en s'éloignant : « Essaie de te renseigner et de savoir comment ma guenon est arrivée à Beaulieu?... Et qui a eu l'idée de la mettre au mât de cocagne!... — Compte sur moi ! lui cria Thérèse. A demain ! » Chipie-Boum prit la route en direction de la gare. Toutefois, avant d'arriver à celle-ci, elle s'engagea dans un sentier qui menait à un chemin de traverse.

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VII commençait à tomber, et l'enfant attendait toujours. Cachée à l'intérieur d'une grange en ruine, sur la route de Breuil-Barré, elle avait vu passer bon nombre de paysans rentrant dans leur village, mais Adrien Moreau, l'odieux ravisseur de Lolotte, elle ne l'avait toujours pas vu. Pourtant, il faudrait bien qu'il retourne chez lui! « Même s'il est avec d'autres gens, se disait ChipieBoum, je lui demanderai des explications et j'exigerai qu'il me rende ma guenon ! » (C'était trop douloureux de l'avoir revue de si près et de la sentir perdue une seconde fois!) « Mais s'il est tout seul, pensait-elle encore, et s'il refuse de LA NUIT

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ma la donner, alors on recommencera à se battre. Et moi aussi, je lui ferai des crocs-en-jambe ! » C'est égal, c'était long d'attendre! Toute la journée, il avait fait très chaud, et maintenant, pour tout arranger, voilà que le ciel tournait au noir. « Pourvu qu'il ne fasse pas d'orage ! Ce serait trop bête de devoir s'en aller après avoir tant attendu. » Trois personnes passèrent sur le chemin, et parmi elles l'un des garçons qui avaient aidé l'adversaire. L'enfant se blottit dans sa cachette. Les paysans parlaient très fort, comme s'ils discutaient en marchant. Chipie-Boum tendit l'oreille; non sans une certaine crainte, car le garçon marchait sur le bord de la route, battant les herbes d'une badine qu'il s'était fabriquée lui-même. A quelques mètres d'elle, elle l'entendit crier : « II a raison! Elle est à lui.... C'est lui qui l'a décrochée! » La femme, qui devait être sa mère, eut l'air de protester; mais Chipie-Boum ne parvint pas à distinguer ses paroles. « Pas si bête! reprit le gamin, en fauchant de son bâton toute une gerbe de ciguë. Il rentrera chez lui quand tout le monde sera parti. Il a trop peur qu'on la lui chipe! » Quelle bénédiction du Ciel! Il ne pouvait s'agir que de la guenon. Ainsi Chipie-Boum avait bien deviné. Adrien Moreau n'était pas si fier! Il aurait dû rentrer avec ces autres gens (qui ne semblaient pas entièrement l'approuver), mais il préférait sans doute attendre le crépuscule. Ce n'était donc pas le moment de s'en aller! Comme d'autres paysans passaient, Angélique se blottit de nouveau contre les pierres. « Maman dit que, quand on se cache, c'est toujours qu'on veut mal faire, pensa l'enfant. 95

Pourtant, là, je suis dans mon droit! » Mais elle était quand même gênée de devoir se dissimuler, comme si elle avait de mauvaises intentions. Elle se demanda ensuite si sa mère était inquiète de ne l'avoir pas vue rentrer avec le train de 6 h 5. « Oh! elle aura sans doute pensé que Thérèse Nadaud m'avait retenue et que je rentrerais plus tard, avec le train de 8 h 50.... » Mais ce train-là, si elle voulait le prendre, il fallait que l'autre se dépêche! « Qu'est-ce qu'il fabrique? » se demanda Chipie-Boum. La crainte la saisit tout à coup que le garçon eût changé d'idée. Mais au fond, c'était impossible. Breuil-Barré n'était pas Rome; un seul chemin y conduisait. Un instant elle se dit qu'il serait quand même plus sage, puisqu'elle ignorait l'heure, de se rapprocher de la gare; mais l'idée que la pauvre Lolotte devait la supplier dans son cœur de tout faire pour sa délivrance, la maintint sur ses positions. Pourtant, les choses paraissaient mal tourner, La nuit s'épaississait très vite, et à l'horizon des «clairs commençaient de sillonner les nues. Soudain, comme un mauvais présage, un premier roulement de tonnerre signifia au loin ses menaces. A l'intérieur des ruines où l'enfant faisait le guet, il n'y avait pas d'abri si la pluie se mettait à tomber.... Chipie-Boum était en train de faire cette triste constatation quand brusquement un vent violent s'éleva, brutal et fou comme un mouvement de colère. Un genre de saule, poussé contre les ruines, commença de s'agiter frénétiquement, fouettant les pierres de ses ramures, tandis qu'un peu plus loin, au bord des prés, les hautes mâtures des peupliers s'inclinaient en gémissant. Sur le routin, des tourbillons de poussière montèrent du sol. Pour se garantir contre eux, la fillette ferma les yeux et s'accota contre le 96

mur, mais sa main frôla un lézard qui se pressait de regagner son trou. Chipie-Boum n'était pas peureuse, mais l'impression lui fut désagréable; d'autant que maintenant il faisait vraiment nuit et que l'orage approchait vivement. Que faire? L'endroit était justement très désert et loin de toute agglomération. Courir jusqu'à la gare, il n'y fallait plus songer : la distance était bien trop longue! Peut-être seraitce une bonne idée que de se poster à l'endroit où le train départemental coupait la route de Breuil-Barré, de faire signe au mécanicien et de lui demander de l'embarquer pour qu'elle puisse rentrer chez elle? Une centaine de mètres à peu près la séparaient de ce croisement. Tout à coup l'enfant comprit que c'était même la seule chose à faire, son dernier et suprême recours, si elle ne voulait pas passer la nuit dehors. Il y eut encore un éclair; puis un autre... tout jaune! Puis un autre encore... mauve, cette fois. Puis ils se mirent à zébrer le ciel absolument sans arrêt; et cela devint affolant, tragique. Au ciel, le tonnerre lui aussi grondait sans interruption. A peine le dernier roulement s'éteignait-il dans le lointain qu'une atroce déchirure des nues claquait soudain avec violence.... Quelques secondes s'écoulaient de nouveau, remplies de l'écho des terribles cymbales, et aïe! dans un fracas étourdissant, la foudre recommençait à fustiger la terre. La tempête était devenue telle qu'il n'y avait plus aucun répit ni pour l'œil ni pour l'oreille. Aveuglée, assourdie, ChipieBoum chaque fois tressaillait, avec un plaintif « Oh! là là! »; mais elle gardait cependant encore assez d'humour pour se demander si, dans ce terrible « zim boum boum », le ciel ne se moquait pas d'elle. 97

Quoi qu'il en fût, il fallait fuir, et vite, et surtout ne pas rater le passage du tortillard ! Elle commença d'enjamber le monceau de pierres derrière lequel elle se cachait, et tout à coup, son sang se glaça dans ses veines : le- teuf-teuf du train s'annonçait, subitement porté par le vent.... Déjà, il était trop tard! Arrêtée au tournant des ruines, elle entendit le roulement des wagons sur les rails sonner comme un glas dans son cœur. Puis sa détresse, d'un coup, toucha jusqu'aux limites de ce qu'on peut supporter, quand, à travers le bruit du train, elle crut discerner un long cri. L'instant d'après, figée sur place, elle se demanda si elle avait rêvé. Le tortillard, un peu plus loin, siffla d'une manière tragique, incroyablement prolongée, et tout retomba dans le silence... un silence que l'orage rompit de nouveau, et dans un tel fracas que Chipie-Boum crut que la 98

foudre était tombée juste à ses pieds. Seule, en pleine nuit, avec l'orage au-dessus de sa tête, à vrai dire elle n'en menait pas large.... Elle se risqua sur la route. L'obscurité était si dense qu'on n'y voyait pas à deux mètres. Si elle rencontrait un homme ivre ou un fou comme le père Marotte, comment ferait-elle pour se défendre? Et voilà que de grosses gouttes d'eau commençaient déjà à tomber. Chipie-Boum pensa à La Baronnie comme à un paradis dont elle avait méconnu les délices. Comme ce serait bon d'être en ce moment auprès de sa mère et de Miss Planckett ! Mais elle se défendait de pleurer. Les mains tendues en avant, comme pour écarter la nuit devant ses pas, elle se mit à marcher avec mille précautions, et la respiration coupée chaque fois qu'un bruit se faisait entendre ou qu'elle voyait surgir un crapaud à ses pieds. Son seul but, à présent, était de rejoindre la route nationale, hélas! à des kilomètres. Soudain, il y eut une succession d'éclairs qui embrasèrent toute la campagne, et Chipie-Boum sentit littéralement ses cheveux se dresser sur son crâne. Le temps — un quart de seconde — qu'avait duré l'illumination infernale, elle avait eu une vision qui ressemblait à un cauchemar, qui ne pouvait être qu'un cauchemar : elle avait vu une bête danser auprès d'une chose qui semblait un cadavre! Bientôt, de là où elle avait eu la vision (environ à 50 mètres), lui parvinrent de petits cris aigus, des cris qu'elle connaissait bien et qui lui firent chavirer le cœur. Encore une fois, c'était Lolotte! Chipie-Boum s'approcha d'elle; mais à vrai dire, sans grand élan, car à chaque pas qu'elle faisait elle avait envie 99

de reculer, tant la peur la tenait aux entrailles. Et l'orage qui n'arrêtait pas ! Enfin, elle arriva auprès de la bête, qui tournait en rond sur elle-même en poussant de petits cris plaintifs. Une ficelle la tenait attachée au poignet de celui qui gisait par terre et dont l'enfant comprit tout de suite qu'il venait d'être la victime de quelque terrible accident. Elle se pencha sur lui. C'était Adrien Moreau! Il était là, sans connaissance, étendu de tout son long, et la tête ensanglantée. Alors, l'idée de ce qui s'était passé traversa l'esprit de la fillette : pensant qu'il serait guetté à la sortie de Beaulieu, le garçon, au lieu de prendre la route, avait dû s'accrocher au train, et, à l'endroit où celui-ci traverse le chemin de Breuil-Barré, il avait voulu descendre... et avait raté son coup! C'était tellement abominable qu'on ne pouvait pas même mesurer une pareille abomination. Une douleur grande comme le monde s'abattit sur Chipie-Boum et elle éclata en sanglots. « C'est de ma faute, balbutiait-elle, et pourtant je ne l'ai pas voulu! Oh! non, je n'ai pas voulu cela! Et maintenant, il faut que je le sauve! Il faut que je le sauve à tout prix! Il faut que je trouve un médecin! » Elle tâta les joues du garçon, puis son poignet, comme Miss Planckett et le docteur l'avaient fait pour elle. On sentait sous la peau tiède une pulsation lente et faible, mais enfin qui était là. « Adrien! murmura-t-elle, d'une voix brisée par les larmes : je t'en supplie, cramponne-toi! Je te jure que je vais tout faire pour que tu vives ! » Instinctivement, elle répétait les paroles qu'elle et sa gouvernante avaient dites au papillon luttant pour sa place au soleil. Mais l'émotion, 100

ainsi que la vue du sang venaient de lui donner une grande envie de vomir. Elle courut au fossé pour se soulager l'estomac. Quelle débâcle ! Puis elle revint chancelante à côté du garçon. Décidément, cette nuit avait un goût amer ! Mais maintenant Chipie-Boum n'avait plus peur de rien, sinon de ne pas avoir le temps de sauver Adrien Moreau. Comme la moitié du corps de celui-ci était sur la voie du chemin de fer, l'enfant comprit qu'elle ne pouvait pas l'y laisser. Si un autre train passait, il le couperait en morceaux! « II faut le tirer de là ! » dit-elle à Lolotte. Elle lui parlait comme elle l'eût fait à une personne, et cela l'aidait un peu dans son action. Elle ajouta : « Mais je crois qu'avant de faire autre chose, il faut empêcher le sang de couler. Comment lui faire un pansement ? » Chipie-Boum avait dans sa poche un mouchoir blanc, tout propre; mais ce n'était pas suffisant. Elle releva sa petite jupe plissée, mordit dans ce qu'on appelait « l'entredeux » de son jupon dont elle déchira le volant, bordé d'une broderie anglaise. Puis elle banda la plaie de la tête du garçon. Après quoi, elle, la brusque, la brise-fer, avec des gestes lents et doux et des précautions maternelles, elle le traîna hors de la voie et le mit à l'abri d'un buisson qui formait une sorte de niche. Là, elle roula son chapeau de toile pour en faire un coussin qu'elle plaça sous sa tête (comme ça, il saignerait toujours moins!) et regretta de n'avoir avec elle ni un manteau, ni même une veste, à pouvoir étendre sur lui. Quand elle eut fait toutes ces choses : « Adrien, finit-elle par dire à celui qui ne l'entendait pas; maintenant il faut que je te laisse pour aller chercher 101

du secours; mais, tu comprends, je ne t'abandonne pas, au contraire. » Elle ajouta, après une courte hésitation : « Je te laisse Lolotte ! » Elle attacha la guenon à un arbre, l'embrassa affectueusement, lui recommanda de se tenir tranquille et s'enfonça dans la nuit vers le village de Breuil-Barré, qui lui semblait maintenant plus rapproché que Beaulieu, et où, de toute façon, vivaient les parents du garçon. « Bon! murmura-t-elle, après avoir fait quelques pas. Maintenant, voilà la pluie! Il ne manquait plus que ça! » Heureusement que sous son buisson Adrien était à l'abri! Avant que l'eau traverse les feuilles, il faudrait un bon bout de temps !

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Mais la pluie se changea en déluge. Elle se mit à tomber si drue que Chipie-Boum pensa un instant à laisser passer l'averse. Mais non; c'était impossible. Adrien était trop malade! Elle se remit à courir, ne s'arrêtant que quand elle était à bout de souffle. Ses pieds étaient trempés dans ses petits souliers de vernis noir qui faisaient cloc-cloc à chaque pas, et son blouson de linon blanc n'était plus qu'une guenille mouillée qui lui collait sur la peau. Parfois, malgré sa volonté tendue pour dominer toute faiblesse, elle claquait des dents (pour de bon), et des frissons désagréables lui faisaient serrer les épaules. Après avoir marché environ quinze minutes, elle distingua sur sa droite une bâtisse en bordure des champs. Elle se dirigea de son côté et l'atteignit après avoir plongé les pieds dans des flaques d'eau qui l'inondèrent jusqu'à mijambe. C'était un pigeonnier désaffecté, dont la toiture était intacte. L'entrée n'était qu'un grand trou noir, mais quand Chipie-Boum la franchit elle poussa un profond soupir. Comme c'était bon de ne plus avoir le vent et la pluie contre soi! Ce serait encore meilleur de se laisser tomber là, sur ce qui semblait être de la paille, et, renonçant à tout effort, d'essayer d'y passer la nuit. Chipie-Boum se sentait si lasse! Elle essuya sur son visage la pluie qui ruisselait de ses cheveux. De toute façon, est-ce qu'Adrien Moreau n'était pas condamné? Il avait perdu tant de sang.... Chipie-Boum s'était laissée choir sur la paille du pigeonnier. Elle sentit tout à coup l'envie de dormir la terrasser et ses yeux se fermer malgré elle. lais aussitôt, réagissant, elle se donna une paire de claques. Elle venait de penser tout à coup à la petite Clara Crosbie dont John Arthur Planckett lui avait raconté l’histoire. 103

Il arrivait donc des miracles, et Adrien, malgré son sang perdu et sa figure blanche comme un linge pouvait peut-être en réchapper! Gomment avait-elle pu penser à se mettre à l'abri et dormir, alors qu'il dépendait d'elle que cet autre enfant fût sauvé! « C'est honteux! » se dit Chipie-Boum en sortant de son pigeonnier, et elle courut de nouveau, droit vers la route. Après un temps qui lui parut très long, elle découvrit, enfin! une lumière au milieu des champs. C'était une ferme! En approchant, elle s'aperçut que le corps principal du logis était dans l'ombre et que seule une sorte de soupente laissait filtrer un peu de clarté. La pluie avait maintenant cessé, mais le ciel restait couvert, et la lune et les étoiles étaient cachées par des nuages d'une épaisseur effrayante. Pour se guider jusqu'à une ouverture, Chipie-Boum fit glisser sa main sur ce qui était sans doute un mur d'enceinte. Il était fait de pierres mal taillées, incrustées de tessons de bouteille sur lesquels ses doigts s'écorchèrent. Mais le moyen de faire autrement? Soudain, des aboiements furieux l'arrêtèrent dans sa marche. L'enfant pensa qu'elle n'avait pas de bâton pour se faire respecter s'il plaisait à ces chiens de sauter sur elle — d'ailleurs, il était difficile de se garder de deux bêtes à la fois et il y en avait sûrement deux ! Sagement, elle attendit quelques minutes et constata avec plaisir que les aboiements ne se rapprochaient pas, d'où il fallait conclure que les chiens étaient attachés. Alors, bravement, elle entra dans la cour, et marchant sur eux leur cria :

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« Allez! allez-y! Encore plus fort! Mords-la.., mordsla!... » Elle se disait : « Leurs cris finiront bien par alerter quelqu'un! » L'instant d'après, en effet, la porte de la soupente s'ouvrit et l'homme qui en sortit, une lampe électrique dans une main et un fameux gourdin dans l'autre, fut surpris comme on l'imagine de voir devant lui une gamine qui semblait sauvée du déluge, tant elle était trempée de la tête aux pieds, mais qui pourtant ne pleurait pas, et relevait le nez, au contraire. « Bruno! Flambard! Couchez!... » cria-t-il aux bêtes. Puis, s'adressant à l'enfant : « Bon sang de bonsoir, qu'est-ce que vous fabriquez là? » Chipie-Boum comprit tout de suite qu'il s'agissait d'un valet de ferme. « Où sont vos patrons? dit-elle à son tour. Il -vient d'y avoir un accident. Il faut vite prévenir un docteur, — Un accident? dit l'homme. Où ça? — Sur la voie du chemin de fer. Mais où sont vos patrons? — Chez leur fille, à Saint-Aubin. — Alors, dit la fillette, débrouillez-vous; mais il faut que vous m'aidiez à trouver du secours, vite! » Quel son étrange avaient leurs deux voix dans la nuit! On aurait dit qu'ils étaient seuls au monde, cet homme et elle, seuls dans un monde si dramatique. « Vous n'avez pas une bicyclette ou une moto? reprit Chipie-Boum.

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— Mais, qui c'est, fit l'homme, qu'est accidenté? C'est l'un de vos parents? — Non... un petit garçon. — Bon! Un instant. Ne bougez pas. : Enfin, il avait compris! « Faites vite! lui cria Chipie-Boum. Il a perdu beaucoup de sang. » L'homme ressortit de la soupente, vêtu d'un blouson de cuir, et tira d'une grange une moto. « Le mieux est d'aller au Lion d'Or, sur la route. Ils doivent avoir le téléphone, dit-il en orientant l'engin du côté de la sortie de la ferme. L'ennui, c'est que je suis de garde.... » Tout à coup il braqua sa lampe sur Chipie-Boum. L'idée venait de germer dans sa tête — tant l'assurance de cette gamine lui paraissait insolite — que des malins l'avaient peut-être envoyée vers lui pour l'éloigner de la maison et pour attaquer celle-ci. (Il faut dire, pour expliquer le fait, qu'il se nourrissait de romans policiers.) « Qu'est-ce qui vous prend? lui demanda la fillette. Pourquoi me regardez-vous comme ça? Si vous ne partez pas tout de suite, je dirai que vous n'avez pas fait votre devoir! — Ça va! dit l'homme. Installez-vous là-dessus (il désignait le porte-bagage) ; et surtout, cramponnez-vous bien! Il fait un temps de cochon et la route sera pleine de trous avec l'eau qui est tombée. » L'enfant se hissa à califourchon et ils s'enfoncèrent dans la nuit, poursuivis par les cris des chiens angoissés de les voir partir et qui recommençaient d'aboyer.

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Maintenant qu'elle n'avait plus à lutter, Chipie-Boum se mit à penser au malheureux Adrien, abandonné sous son buisson, et à sa pauvre Lolotte. Comme elle avait hâte de les voir sauvés ! En ce qui la concernait, le vent que faisait la moto la glaçait jusqu'aux os, à travers ses vêtements mouillés. Pour le sentir un peu moins, elle se colla contre le dos de l'homme; mais la gorge lui faisait mal et elle avait envie de tousser. Puis, maintenant, il lui semblait que ses idées se brouillaient dans sa tête. « Monsieur! cria-t-elle comme elle put, avec ce qui lui restait de force. Arrêtez! — Qu'est-ce que c'est? demanda l'homme, tout en commençant de freiner. — J'ai peur de m'endormir et de vous lâcher! — Idiot que je suis ! » murmura l'homme. 107

Il installa l'enfant devant lui et recommença de rouler en la maintenant de ses deux bras. Quand il avait découvert la fillette, l'instant d'avant, dans la cour de la ferme, elle lui avait paru un peu impertinente; et puis, il était en train de lire et elle l'avait dérangé. Mais à présent, il se disait : « A cette heure-là, une gamine de cet âge, ça devrait être dans son lit. » Puis, un moment plus tard : « Bon sang de bonsoir, si elle m'avait lâché, c'aurait fait du joli!... Encore un malheur de plus! » « Ça va? demanda-t-il. On arrive! » En effet, on commençait de voir les lumières du Lion d'Or....

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VIII L'ABSENCE de Chipie-Boum au train de 6 h 5 n'inquiéta pas autrement les Babin. Il semblait assez naturel — encore que ce ne fût pas prévu — que ses hôtes aient insisté pour garder l'enfant à dîner. Elle et Thérèse s'aimaient bien. Toutefois, comme le dernier train passait tard (neuf heures, en province, en ce temps-là, c'était l'heure d'aller se coucher), Miss Planckett revêtit sa vareuse lieu. marine et décida, le moment venu, d'aller au-devant de Chipie-Boum à la gare. Quand la douzaine de voyageurs dont se délesta le tortillard au passage de Fontaine-Bellay eut fraîchi le seuil de la sortie sans qu'apparut la fillette, l'Anglaise pensa, cette fois, que ce n'était pas normal. 109

« Comment se fait-il, demanda-t-elle à l'employé, que la petite Angélique Babin ne soit pas là? » Elle avait l'air, par son ton, de lui en faire un reproche personnel. « Est-ce que je sais? répondit l'homme. Si elle n'est pas là, c'est qu'elle n'a pas pris le train, c'est tout! » En elle-même, Miss Planckett convint que ces Français mangeurs de grenouilles avaient une logique implacable. Mais pourquoi Angélique n'avait-elle pas pris le train? En frappant le pavé de son ombrelle (qu'une fois sortie de l'armoire elle ne lâchait pas de la saison — comme en hiver son parapluie), elle revint vers La Baronnie, avec l'ultime espoir que l'un des voyageurs qu'elle avait vus sortir avait été chargé par les Nadaud d'avertir Mme Babin que sa fille s'était... qui sait? foulé la cheville ou donné une indigestion, et qu'elle rentrerait le lendemain. Mais rien de ce genre n'avait eu lieu et les Babin furent consternés quand ils virent Miss Planckett revenir sans Chipie-Boum. « Pourvu qu'elle n'ait pas essayé de rentrer à pied... toute seule! dit alors sa pauvre mère. Avec elle, on ne sait jamais.... Et elle s'est peut-être égarée! A moins qu'elle soit partie avec des saltimbanques,... — Cela m'étonnerait; elle les déteste, dit l'Anglaise. — Moi, de sa part, rien ne m'étonne plus, dit à son tour M. Babin, l'air complètement découragé. On me dirait qu’elle est dans la lune que cela ne me surprendrait même pas. Enfin, il est bien inutile de se perdre en conjectures....

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Babin furent consternés quand ils virent Miss Planckett revenir sans Chipie-Boum.

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Tu as raison tout ce qu'on, pourra imaginer sera toujours inexistant auprès de ce qu'elle aura trouvé pour nous faire souffrir une fois de plus! » Miss Planckett protesta. Elle était à présent très attachée à la fillette et dit avec autorité : « Je ne suis pas de votre avis. Chipie-Boum a fait de tels progrès que je la crois maintenant incapable de faire une mauvaise action. — Puissiez-vous dire vrai! — En attendant, je me demande comment la retrouver ! reprit M. Babin. Si ce n'était pas dimanche et s'il n'était pas si tard, j'aurais demandé au bureau de poste de Beaulieu de faire appeler les Nadaud au téléphone.... — Elle est sûrement chez eux. Toute autre chose est impensable! dit Miss Planckett, désireuse avant tout de rassurer ses patrons. — Mais moi, je ne pourrai pas dormir sans en avoir confirmation. Je t'en prie, Gaston, essaie de trouver quelqu'un qui puisse aller là-bas! — Je vais demander à Ducep, à l'hôtel du Dauphin, de faire atteler une voiture. C'est encore ce qu'il y a de plus simple. Pourvu qu'il ne soit pas couché ! ajouta M. Babin en se dirigeant vers la porte. — Dans ce cas-là, réveille-le ! Et réveille les Nadaud quand tu seras à Beaulieu! Ils ont une fille eux aussi; ils peuvent comprendre notre angoisse.... » M. Babin sortit. Quand il rentra, quelques instants plus tard, il cria à la cantonade : « Ducep est bien aimable.... Il va m'emmener làbas; je reviens prendre mon pardessus! » Sa femme alla vers lui, et remarquant son air agité : 112

« Tu me semblés troublé, lui dit-elle. Tu n'as pas appris un malheur? — Non, non! Rien... rassure-toi! » Mais, sur le seuil de la porte, M. Babin confia à Miss Planckett : « Hélas! j'en ai appris de belles! Il paraît qu'Angélique s'est battue comme une chiffonnière avec une bande de garçons. Ducep l'a entendu dire par des gens qui revenaient de la foire et qui ont dîné chez lui. Il m'a même dit : « Je vous plains d'avoir une fille « pareille ! » C'est une chose dure pour un père », ajouta M. Babin. Miss Planckett était mortifiée, mais n'en laissa rien paraître. « Est-ce qu'il a dit où elle était passée? se contenta-telle de demander. — Il n'en sait rien. Elle n'est sans doute pas très fière d'elle et a dû se cacher quelque part.... Surtout, ne dites rien à ma femme!... » La gouvernante avait le cœur gros. Quelque chose lui disait que l'enfant était plus victime que coupable. Pour une raison ou une autre, on avait dû l'attaquer, et elle avait rendu les coups — ce qui en soi n'était pas blâmable. Elle se consola en se disant qu'après tout, à Fontaine-Bellay, on n'était pas chez les Zoulous et qu'Angélique ne risquait pas grand-chose à se cacher dans la campagne. Comme, une fois son mari sorti, Mme Babin avait quitté le salon et s'était retirée dans sa chambre, l'Anglaise se retira dans la sienne. Mais elle resta habillée. Installée au fond d'un fauteuil, un plaid en laine écossaise sur les genoux, elle se plongea le nez dans la Bible. D'ailleurs, de toute façon elle n'aurait pu dormir avant le retour de l'enfant au bercail. 113

Quarante bonnes minutes s'écoulèrent. La maison était silencieuse et Mme Babin assoupie, quand brusquement trois coups de sonnette la réveillèrent en sursaut. Miss Planckett émergea du livre de Josué et bondit sur ses pieds. « Ne vous dérangez pas ! cria-t-elle. Je suis habillée... je vais voir qui c'est. » « Qui est-ce? demanda-t-elle derrière la porte, d'une voix assez angoissée. — Pétrequin! Ouvrez-moi! — Mon Dieu! » gémit Mme Babin qui d'un pas mal affermi descendait l'escalier en boutonnant sa robe de chambre. Les deux femmes avaient le cœur serré tandis que l'Anglaise tirait le verrou. « Docteur! dites-moi... ce n'est pas possible! cria tout de suite Mme Babin, qui était prête à s'effondrer, — Ma bonne amie, fit Pétrequin en lui saisissant les deux mains. Ne vous alarmez pas! Je viens au contraire vous rassurer. Où est votre mari? — Avec Ducep... sur la route de Beaulieu. — Ah ! sacré nom d'un chien ! — Elle n'est pas morte? Dites-le-moi, docteur, je vous en prie ! Je veux l'entendre de votre bouche ! — Elle est en parfaite santé! fit l'autre avec impatience. Mais il y a eu un accident; elle a dû en être témoin; c'est elle qui m'a téléphoné. J'ai voulu d'abord vous prévenir. Maintenant, il faut que je coure là-bas. Favereau m'emmène dans son auto. Je venais voir si votre mari désirait nous accompagner. » II parlait d'une voix saccadée; on le sentait pressé de repartir 114

« Attendez-moi! s'écria Miss Planckett, comme il tournait les talons. Je tiens à aller avec vous ! » Pétrequin ne demandait pas mieux. « Alors, faites vite! » dit-il tout en regardant l'heure à sa montre — une grosse montre en argent qu'il avait tirée de son gousset. L'Anglaise monta et redescendit les escaliers. Elle avait, en quelques secondes, eu le temps (et la pensée) de prendre un lainage et un manteau pour Chipie-Boum. En traversant le vestibule, elle attrapa son ombrelle et dit à Mme Babin : « Vous voyez qu'elle n'a rien fait de mal! » De soulagement, et restée seule, Mme Babin se mit à pleurer — doucement. Si on le lui avait demandé, elle n'aurait vraiment pas su dire si le bien-être qu'elle éprouvait n'était pas avant tout de savoir que la malheureuse heureuse Angélique n'avait pas, une fois de plus, commis un terrible méfait. Pauvres mamans des vilaines filles!... Maintenant que l'orage était passé, la nuit était un peu moins effrayante, mais elle était devenue épouvantablement humide. Revenue avec le valet de ferme auprès d'Adrien Moreau, Chipie-Boum éternuait, toussait, et se sentait fort mal en train, tandis qu'elle guettait sur la route l'arrivée du docteur et celle de l'ambulance demandée à Cholet. Lolotte, dans ses bras, grelottait. L'homme s'était dévêtu de son blouson de cuir pour en recouvrir la fillette, mais il n'y avait rien à faire : elle claquait des dents sans arrêt. Pourtant, elle n'avait pas voulu rester au café du Lion dOr, comme l'avait proposé la dame qui dirigeait l'établissement. Tandis que celle-ci envoyait son mari prévenir les parents de la victime, ses deux coups de 115

téléphone donnés (l'un à Cholet, l'autre à Fontaine-Bellay], la fillette avait insisté pour qu'on la ramenât tout de suite auprès d'Adrien et de Lolotte. Sous la lune, dégagée des nuages, le jeune garçon avait de plus en plus mauvaise mine. Son nez se pinçait curieusement et son pansement était tout rouge, Chipie-Boum, elle, était à bout de souffrance. « Oh! qu'ils viennent... qu'ils viennent vite! » suppliait-elle dans son cœur. La tristesse, le remords, la fatigue l'accablaient d'un poids effarant. Soudain, il lui sembla percevoir le bruit d'un moteur. Ardemment, elle tendit l'oreille. « Les voilà! » fit l'homme. Chipie-Boum se pencha vers le blessé et dit : « On vient, Adrien! On vient.... Tu es sauvé! » Son cœur battait violemment. Elle alla au milieu de la route et vit effectivement la lanterne d'une voiture qui semblait jouer à cache-cache avec les buissons et les arbres et toutes les ombres de la nuit. L'homme commença d'agiter sa lampe électrique pour guider l'équipe des sauveteurs. Quelques minutes plus tard, Pétrequin mit pied à terre, suivi de Miss Planckett et de M. Ducep. On put juger à la figure que fit le docteur en découvrant le jeune Adrien que le cas lui semblait très grave. « II ne va pas mourir? » demanda Angélique dont les lèvres tremblaient. Le docteur ne répondit pas. Avec l'aide de M. Ducep, il glissa une couverture, que ce dernier avait apportée, sous les reins d'Adrien Moreau, dont il tâta le pouls, longuement. Ensuite il lui fit dans le bras une piqûre 116

intraveineuse qui parut ranimer légèrement les joues du blessé — sans toutefois qu'il ouvrît les yeux.... Pendant ce temps, Miss Planckett, trop émue pour parler ou poser la moindre question, déshabillait ChipieBoum en silence et lui passait son propre chemisier — qu'elle avait quitté prestement, en faisant fi de toute pudeur, tant il lui semblait urgent de couvrir l'enfant de linge sec. Chipie-Boum se laissait faire, aussi molle qu'une poupée de son. Elle se sentait confusément heureuse que quelqu'un s'occupât d'elle, qui n'avait plus la moindre volonté. Sur la blouse dont la taille tombait jusqu'aux genoux d'Angélique, l'Anglaise glissa un tricot, un manteau, et, prenant l'enfant dans ses bras, elle la porta dans la voiture et l'allongea sur une banquette. Là, elle lui enleva ses souliers et se mit à lui frotter les pieds, énergiquement, de ses deux mains rêches — qui valaient bien un gant de crin. « For heaverfs saké! » dit-elle enfin. L'instant d'après, comme Pétrequin achevait de refaire le pansement du garçon, elle lui demanda de venir voir la miette. « Je n'ai rien prévu pour elle ! dit le vieux docteur en bougonnant. La pauvre petite! » II était furieux. « Tenez ! dit-il en tendant une fiole à la gouvernante : faites-lui boire un peu d'alcool et frictionnez-la avec. » II tâta les joues de Chipie-Boum : « Elle a au moins 39°2. Attendez.... » M. Ducep le rappelait près d'Adrien auquel il était nécessaire de faire une deuxième piqûre. Chipie-Boum se sentait très mal, et elle savait que Lolotte, elle non plus n'allait pas bien. Mais elle n'osait rien dire; personne n'osait rien dire, parce que la mort rôdait près du jeune Adrien. 117

« OA/ qu'ils viennent... qu'ils viennent vite! »

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Planckett elle-même était toute ramollie. « My angel... my poor little angel » (mon ange... mon jauvre petit ange), murmurait-elle à Angélique, dont elle frottait toujours les pieds avec ardeur. Bientôt, tout devint curieusement nébuleux dans la tête de Chipie-Boum. Il lui parut qu'un brouillard la retranchait du reste du monde, dont elle ne percevait plus que des images fantastiques et alarmantes. Elle eut vaguement l'impression de voir arriver l'ambulance et d'entendre Pétrequin causer avec l'autre docteur. Puis elle comprit qu'Adrien était posé sur une civière. Elle aurait bien voulu se lever, l'embrasser ou lui dire au revoir; mais elle n'en avait pas la force. A un moment, elle se demanda où elle pouvait bien être et quelle heure il était. Puis elle cria : « Où est Lolotte? — Là... là... », lui répondit une voix gentille, sans doute celle de Miss Planckett, et le museau de Lolotte apparut, comme détaché de son corps (parce qu'il sortait tout seul de la veste de la gouvernante), et Lolotte avait des yeux tristes... d'une tristesse à vous fendre l'âme; puis sa frimousse s'évanouit et Chipie-Boum crut voir, vit, un gendarme très méchant et qui ne voulait pas la laisser tranquille. Il lui demandait ce qu'elle faisait là... pourquoi elle s'était battue et pourquoi elle avait poussé Adrien Moreau sur la voie. L'enfant appela Miss Planckett à son secours et cria : « Je n'ai rien fait de mal ! Je n'ai rien fait de mal ! — There, there... sweet angel....

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— Maman !... Maman !... je n'ai rien fait de mal ! » Chipie-Boum souffrait atrocement, et elle était beaucoup trop lasse pour pouvoir expliquer les choses. Enfin, le vilain bonhomme avait fini par disparaître, chassé par Miss Planckett... ou par M. Babin. D'où son père était-il sorti?... Maintenant, c'était la nuit dans la pensée de l'enfant. Une nuit affreusement douloureuse. Puis elle n'eut plus conscience de rien. Si pourtant, d'une chose encore : des nombreux cahots sur la route....

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IX CHIPIE-BOUM

n'eut qu'un cri durant toute la journée que dura son délire : «Je n'ai rien fait de mal!... Je n'ai rien fait de mal!... » It c« cri déchira le cœur des siens. C'était tellement affreux de la voir émerger du sommeil, les yeux clos ou grands ouverts, et balbutier ou lancer à haute voix ces mots, toujours les mêmes, qui semblaient hanter son esprit. A son chevet, Mme Babin et Miss Planckett ne faisaient que s'éponger les yeux. La fillette avait une fièvre inquiétante; nais Pétrequin disait pourtant que sa robuste constitution l'avait sauvée d'une pleurésie ou d'une congestion pulmonaire (il est vrai qu'aussitôt rentrée, on lui avait mis des ventouses), 121

et qu'il croyait plutôt à un choc cérébral. C'est dans ce senslà qu'il la soigna; avec raison sans doute, car au matin du deuxième jour, l'enfant parut se calmer et la fièvre disparut. Mais Chipie-Boum resta très abattue, les membres mous, sans aucune sorte de réaction. Mme Babin vivait près d'elle une grande épreuve. Depuis toutes ces années où elle avait confié Angélique à sa gouvernante, on ne peut pas dire, bien sûr, qu'elle s'était détachée de l'enfant, mais quoi qu'il arrivât à Chipie-Boum elle avait l'impression de n'en être plus responsable. Elle avait trop souffert par elle dans sa toute petite enfance pour pouvoir souffrir davantage. Ce n'était pas sa volonté qui commandait cette attitude; c'était tout simplement que physiquement elle n'en pouvait plus. Elle avait toujours été d'une santé assez délicate, et Chipie-Boum l'avait menée jusqu'à la limite de ses forces. Il est certain que si la fillette avait eu l'idée de revenir seule, et si elle avait payé d'une entorse ou d'un gros rhume cette nouvelle idée saugrenue, sa mère n'en eût pas souffert — au point où elle en était. Mais quand Pétrequin était venu, elle avait redouté le pire, et maintenant la douleur morale que semblait subir l'enfant la bouleversait jusqu'aux entrailles. Elle sentait dans son cri une protestation d'innocence si véhémente, si pathétique, qu'elle se faisait mille reproches à son tour. Pétrequin et Miss Planckett n'avaient jamais condamné la fillette aussi catégoriquement qu'elle (peut-être, justement, parce que Chipie-Boum n'était pas leur fille. L'exigence est une preuve d'amour!), et à présent elle se demandait si elle n'avait pas trop manqué de compréhension ou de patience. L'Anglaise passait son temps à lui remonter le moral, à la convaincre qu'elle n'était en rien coupable et qu'il ne fallait surtout pas montrer à Angélique un visage affligé; 122

car Dieu sait que dans cette triste histoire, tout n'était pas fini avec la fièvre! Les jours à venir s'annonçaient assez sombres. A l'hôpital de Cholet, le jeune Adrien Moreau avait dû être opéré, ayant eu une fracture du crâne. On avait aussi dû lui faire deux ou trois transfusions de sang, et sa vie, cinq jours plus tard, était encore en danger. Il n'était pas question de le faire parler, et la maréchaussée tendait tous ses efforts vers la petite Angélique Babin pour obtenir des éclaircissements sur l'affaire. Heureusement que Pétrequin avait interdit de son côté qu'on interrogeât la fillette avant qu'elle fût tout à fait remise; mais il ne se passait pas de jour sans qu'un gendarme ou un autre. franchît le seuil de La Baronnie, en quête d'un supplément d'information. Tout était ténébreux dans ce déplorable accident et les Babin eux-mêmes ne savaient que répondre, Thérèse Nadaud leur avait dit qu'elle avait vu Chipie-Boum se rendre à la gare de Beaulieu dans l'intention de prendre le dernier train. Comment, dans ces conditions, l'enfant s'était-elle trouvée à une telle distance du village et auprès d'Adrien Moreau au moment où celui-ci avait été jeté sur la voie? Quand les gendarmes s'étaient rendus auprès des parents de la victime, ceux-ci, déjà prévenus par des voisins de la bataille qui s'était livrée autour du mât de cocagne et de la guenon, avaient accusé Chipie-Boum d'être « l'auteur de l'attentat »; et malheureusement l'enquête du Parquet avait confirmé ces dires. Les gens de Beaulieu interrogés avaient tous souligné l'air de furie de la fillette et les paroles de menace qu'elle avait proférées à l'égard d'Adrien Moreau. 123

Un jour, l'un des gendarmes dit aux Babin : « Vous comprenez... pour commencer, elle a insulté tout le monde et elle est partie en disant : « Ça, je vous jure qu'il me le paiera! »... C'est que des paroles comme ça, c'est grave.... •— Mais ce sont les mots d'une enfant! plaida Mme Babin. Mettez-vous un peu à sa place! Elle adorait cette guenon que quelqu'un lui avait volée. De là à commettre un crime, il y a quand même une différence ! — Expliquez-moi, alors, lui dit le représentant de la loi sans s'émouvoir le moins du monde, ce qu'elle faisait à ce carrefour, et à une heure pareille? - Mon Dieu, peut-être qu'elle guettait ce garçon... ça, je ne vous dis pas le contraire; mais uniquement pour reprendre son bien. Jamais, jamais, on ne me fera croire qu'elle l'a battu au point de l'assommer et de lui fracasser le crâne. Il était sûrement plus fort qu'elle. — On sait maintenant, par le valet de Rochebrune, que le petit Adrien Moreau était tombé sur les rails et que c'est elle qui, toute seule, l'a traîné contre un buisson.... Elle l'avait confié à cet homme. — Et elle ne lui a rien dit d'autre? - Non. C'est bien ça ce qui est étonnant! Dès lors qu'elle se trouvait là, s'il y avait eu un accident, elle l'aurait vu, forcément, et se serait empressée de le raconter à ce valet de ferme. Elle lui a dit au contraire qu'elle n'avait rien vu du tout et que c'était par hasard qu'elle avait découvert le corps. — Et pourquoi ne pas la croire? — Parce que les Moreau — et bien d'autres gens — sont convaincus que c'est elle qui n'a pas hésité à pousser le garçon sur la voie, au moment du passage du train. 124

— Oh! fit Mme Babin. — S'il en était ainsi, intervint l'Anglaise, furibonde, comment pouvez-vous expliquer qu'elle soit allée héroïquement chercher du secours, par une nuit abominable, surtout pour une enfant de son âge. Le valet de Rochebrune a dû vous dire comme elle s'est montrée courageuse! — Si elle avait été l'auteur de l'accident, elle se serait au contraire éloignée du garçon, dit à son tour M. Babin. Il n'y avait pas d'autres témoins.... Les gens du train n'ont rien vu. Angélique aurait pu se sauver, laisser mourir ce garçon et revenir chez les Nadaud en leur racontant quoi que ce soit. Je trouve tout de même infernal qu'ayant sauvé la vie d'un autre, on l'accuse justement d'avoir attenté à cette vie! 125

— Quoi qu'il en soit, je vous préviens que les Moreau ont l'intention de porter plainte. — C'est le comble! s'écria M. Babin. Je n'ai jamais vu une chose pareille. Ils doivent sans doute à Angélique que leur fils ait la vie sauve..... — En Angleterre, dit Miss Planckett, sans le laisser achever sa phrase, ça ne se passerait pas comme ça ! — Oui, mais ici on est en France, reprit l'homme. Et c'est comme j'ai le regret de vous le dire, ajouta-t-il en s'adressant aux Babin : tous les renseignements que j'ai recueillis sont unanimes à reconnaître que votre fille est un mauvais sujet. Tout le monde a eu à se plaindre d'elle. Il paraît que déjà toute petite elle blessait les gens, exprès, en s'amusant au diabolo, et que si la petite Gueyreau n'est pas morte empoisonnée par des bonbons de sa confection c'est vraiment qu'elle a eu de la chance.... » Mme Babin qui était debout se laissa choir dans un fauteuil, en étouffant un cri de douleur dans son mouchoir. Elle était affreusement pâle. « Vous ne vous rendez pas compte, reprit le pandore impitoyable, de la réputation qu'elle a.... — Elle ne vient pas à la cheville de celle qu'ont partout les gendarmes! ne put s'empêcher de crier l'Anglaise, profondément indignée. — Vous dites? » fit l'homme, sur un ton nettement provoquant. Et il tira un carnet. « Insulte au représentant de la loi dans l'exercice de ses fonctions. Je note ! Veuillez me donner vos nom et qualité ! » L'Anglaise se dressa sur ses pieds. Elle sentait toute l'Angleterre et son système d'éducation bafoués à travers elle. Elle déclina avec fierté : « Sheilagh Ann Dorothy Planckett.... 126

— C'est un nom à coucher dehors avec un billet de logement! dit le gendarme. Comment que vous écrivez ça?... » La gouvernante regretta de ne pas être née chipie et de ne pas répondre à cet homme ce qu'avait répondu Angélique au sujet de « hiéroglyphe ».... Sous le coup, sa couperose s'empourpra. Mme Babin lui prit la main. Elle faisait de grands efforts pour dominer sa peine. « Surtout, ne nous énervons pas, dit-elle. Le Ciel ne peut pas permettre qu'il y ait de pareilles injustices.... » Le Ciel, quoi qu'il en fût, accablait la maison. Depuis qu'elle était sortie de son délire, Chipie-Boum ne disait plus rien. Elle répondait seulement « oui, non » aux questions qu'on lui posait et qui ne concernaient que sa vie matérielle : « Voudrais-tu t'asseoir un petit peu?... Veux-tu que je change ton oreiller?... Et si je te donnais un peu de cake, avec une tasse de chocolat? » On se gardait bien de lui parler de l'accident et elle non plus n'en parlait pas. Elle venait de subir un grand choc et sentait instinctivement qu'il était encore trop tôt pour revenir sur le passé. Elle ne parlait même pas de Lolotte. Mais elle revoyait ses yeux... ceux qu'elle avait dans la voiture : des yeux d'une tristesse infinie, si différents de son regard, habituellement si vif. Un jour, pourtant, elle prononça son nom. C'était à un moment où sa mère tenait sa main, abandonnée sur le dessus de lit, et Chipie-Boum sentit les doigts de Mme Babin se crisper légèrement sur les siens « Elle avait pris froid elle aussi, dit la mère de ChipieBoum. On la soigne... elle est très sage.... Vous vous 127

lèverez en même temps! » ajouta-t-elle d'un ton qu'elle s'efforça de rendre joyeux. Chipie-Boum n'insista pas. Elle était sûre, dans le fond de son cœur, qu'on essayait de lui donner le change et qu'elle ne reverrait plus jamais la petite guenon. Mais comme l'épreuve l'avait mûrie et tendrement liée à sa mère, à présent toujours auprès d'elle, elle tourna la tête de côté pour cacher les deux grosses larmes, lourdes d'un si profond chagrin, qui malgré ses efforts commençaient de rouler sur ses joues. La vérité était, hélas ! celle que pressentait la fillette. Lolotte n'avait pas survécu au triste marathon de la kermesse de Beaulieu, et surtout à ses conséquences. Le froid, la pluie lui avaient enflammé les bronches et elle était morte en quarante-huit heures d'un genre de phtisie galopante. Elle avait su qu'elle ne survivrait pas à l'étrange équipée de cette nuit hallucinante; elle l'avait su depuis la longue attente, qui fut pour elle une longue agonie grelottante auprès de l'enfant blessé, tandis que sa chère petite maîtresse courait pour lui par les chemins. Et c'était pour lui faire comprendre, à elle, à Chipie-Boum qu'elle allait quitter pour toujours, combien son cœur l'aimait et pleurait de la quitter, qu'elle l'avait regardée comme elle l'avait fait, dans la voiture, une dernière fois. Et l'enfant avait bien compris.... Miss Planckett l'avait enterrée sous un pied de géranium rosé, dans le jardin de La Baronnie. Me pensait que Chipie-Boum serait contente qu'elle fût là quand elle reprendrait sa vie habituelle et qu'on pourrait lui parler comme avant. Ce jour arriva assez vite — étant donné les circonstances. 128

Un beau matin, en entrant dans sa chambre, la gouvernante vit l'enfant lui sourire sans la moindre nuance de tristesse. (Il faut dire qu'on l'avait bourrée de reconstituants. ) « Well ! s'écria la bonne Anglaise en la prenant dans ses bras pour l'aider à sauter du lit. Je vois qu'on a fait peau neuve! Bravo! Gomme notre papillon., vous vous souvenez? » Aïe ! elle se mordit la langue. Le papillon les ramenait à Lolotte. Elle fut alors surprise d'entendre Chipie-Boum lui dire, d'une voix incroyablement calme : « Lolotte est morte, n'est-ce pas? » Et elle ajouta simplement : «Je n'oublierai jamais que c'est de ma faute! » Miss Planckett était très troublée. A quoi bon dire à ChipieBoum : « Eh oui, vous voyez le résultat de vos vilaines façons de faire! Si au lieu de tout de suite vous battre avec Adrien Moreau, vous aviez attendu qu'il redescende du mât de cocagne, et si alors, vous et Thérèse aviez adressé une requête à l'organisateur des jeux.... » Oui, à quoi bon dire tous ces mots, puisque Angélique venait d'acquérir, à travers cette dure épreuve, la conscience qui jusqu'ici lui avait fait tant défaut. Aussitôt qu'elle fut habillée, l'enfant descendit au jardin. Sans excès de sensibilité, mais avec une grande émotion, elle se rendit près du monticule encore frais sous lequel reposait Lolotte. Elle était là, en train de planter deux autres fleurs pour étoffer les géraniums, quand Cricri, qui venait d'arriver, courut vers elle. Bien qu'il eût beaucoup souffert de ce qu'il avait appris de la maladie de sa sœur, on venait de lui donner la consigne de ne pas manifester trop d'émotion et, dans la mesure du possible, de faire plutôt preuve d'entrain. 129

C'était maintenant presque un jeune homme. Il embrassa tendrement Chipie-Boum et lui dit avec conviction, tout en l'aidant à tasser du terreau au pied des corbeilles d'argent : « Tu sais, attends encore quelques années!... Quand je serai aspirant sur la Jeanne, je t'en rapporterai, moi, des singes... et des oiseaux magnifiques; et si tu veux, un perroquet!... » Sans prêter la moindre attention à ce que venait de lui dire son frère : « C'est vrai, lui demanda Chipie-Boum, que, quand tu étais petit, tu avais peur de moi? — Qu'est-ce qui te prend de me demander ça? Quand j'étais petit, j'étais une poule mouillée, c'est tout.... — Je t'aime bien! » lui dit sa sœur d'une voix toute nouvelle, émouvante. Et elle rentra à la maison car à présent il s'agissait de parler d'Adrien Moreau. Ce matin-là, justement, M. Babin et sa femme avaient eu à sortir ensemble, d'assez bonne heure. En rentrant à la maison, ils se demandaient comment, le moment venu, ils pourraient, sans lui faire trop de mal, aborder avec ChipieBoum la discussion, ou du moins l'interrogatoire, au sujet de l'accident et du rôle qu'elle y avait joué. Un jour prochain la police allait insister pour interroger la fillette, et il serait bon, qu'en premier lieu, l'enfant leur eût confié ce qu'il en était. Mais il en fut pour Adrien Moreau comme pour Lolotte, et c'est Chipie-Boum elle-même qui en parla la première — toujours avec le plus grand calme. On aurait dit que le paroxysme qu'avait atteint sa souffrance dans ses jours de fièvre et de délire l'avait complètement délivrée de l'horreur d'un pareil souvenir. Il faut dire que seule, dans 130

son lit, elle avait beaucoup réfléchi. Elle savait qu'elle avait fait tout ce qu'humainement on pouvait faire pour sauver Adrien Moreau, et en ce sens elle était assez fière d'ellemême; mais elle se disait par ailleurs que l'accident était la conséquence — indirecte, bien sûr — de son attitude à elle, et qu'en cet autre sens elle était responsable. En somme, elle y voyait très clair. La joie des parents fut grande quand, rentrant à La Baronnie, ils trouvèrent leur fille debout. Tout de suite, en les embrassant elle leur dit : « Je te demande pardon, maman, et à toi aussi, papa, de la peine que je vous ai faite. Est-ce que je peux vous raconter tout? — Ma chère petite, lui dit sa mère, viens, nous allons nous asseoir tranquillement et tu vas soulager ton cœur. » La famille, y compris Miss Planckett et Cricri, se réunit donc au salon. Assise sur un bras du fauteuil où sa mère la tenait enlacée, Chipie-Boum commença par demander si Adrien Moreau était sauvé et s'il était toujours à l'hôpital. M. Babin répondit : « II est maintenant hors de danger et l'on doit le ramener demain chez lui. Mais il est resté longtemps dans le coma, c'est-à-dire sans connaissance. C'est encore un grand malade.... — Pauvre Adrien! soupira Chipie-Boum. Si vous l'aviez vu sur la voie... c'était vraiment abominable. J'avais entendu son cri et j'avais eu une peur affreuse... mais je n'avais rien vu, rien compris, d'autant qu'il tonnait fort à ce moment-là.... » Ainsi partie, la fillette raconta de bout en bout, sans se 131

Chipie-Boum raconta de bout en bout, ce qui était arrivé.

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blanchir ni se noircir, ce qui était arrivé. Il lui avait paru aussi normal de se battre à force égale, contre un de son âge, pour lui disputer la guenon, qu'il lui avait paru normal de risquer mille morts pour sauver sa vie, quand elle l'avait vue en danger. « Ma pauvre chérie! » dit Mme Babin. Elle n'osait pas parler à la fillette des témoignages franchement hostiles que le Parquet avait recueillis au cours de sa première enquête. Quoi qu'il en fût, elle et M. Babin étaient fort soulagés d'apprendre que leur petite fille s'était conduite, peut-être en garçon manqué en ce qui concernait le mât de cocagne, mais en garçon fort réussi en ce qui concernait son courage et l'aide qu'elle avait apportée au sauvetage d'Adrien Moreau. « Tu comprends, lui dit son père, comme il n'y a pas eu de témoins, on viendra certainement t'interroger. Ce jour-là, tu n'auras qu'à dire ce que tu viens de nous raconter.... — A propos, dit la fillette, est-ce qu'un gendarme n'est pas venu m'interroger dans la voiture, le soir même de l'accident? Il était tellement tracassant; et j'étais tellement fatiguée.... — Il est venu, dit Miss Planckett, et c'est moi qui l'ai chassé. Vous savez, ajouta-t-elle, je suis fière de vous, Chipie-Boum! Et je suis sûre que John Arthur serait fier de vous, lui aussi! — Vous croyez ? » dit la fillette, que ce compliment touchait beaucoup. Elle ajouta : « J'aimerais bien voir les parents d'Adrien et revoir Adrien lui aussi. J'aimerais tant pouvoir oublier ses yeux fermés, ses joues si pâles.... Estce que je ne pourrais pas aller à Breuil-Barré ? 133

— Laissons passer quelques jours, dit alors Mme Babin; il ne faudrait pas le fatiguer. En attendant, je crois que ce serait une bonne chose si tu retournais à l'école... peut-être même dès demain, si tu te sens assez forte.... — Je me sens très bien.... Vous avez revu Thérèse Nadaud? — Elle est venue tous les jours prendre de tes nouvelles. — Tu sais, elle avait été très gentille à la kermesse de Beaulieu.... » La cloche du déjeuner sonna. Après le repas, la fillette monta se reposer; mais maintenant elle avait envie de reprendre sa vie habituelle, de retrouver son amie Thérèse et d'oublier cette sombre histoire en en parlant sans s'en cacher. A l'inverse de ce qu'elle pensait, c'est le lendemain que la « sombre histoire » commença de tant lui peser.

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X DÉJÀ,

sur le chemin de l'école, deux dames qu'elle avait saluées n'avaient pas rendu son salut à Chipie-Boum. Est-ce qu'elles ne la reconnaissaient plus? Voilà qui était singulier! Mais à cent mètres de la pension, là où l'on rencontrait de nombreuses écolières, Angélique vit ses compagnes soigneusement s'écarter d'elle. Par exemple! Elle n'avait tout de même pas la gale! Une fois arrivée dans la cour, celles vers lesquelles elle se tourna firent semblant de ne pas la voir et s'en allèrent jouer plus loin. C'était d'autant plus curieux que Chipie-Boum avait conscience d'avoir été rudement brave et qu'elle

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s'était imaginé qu'on allait l'entourer et la féliciter. Il n'y eut que Thérèse Nadaud, la très gentille Thérèse, qui tout de suite accourut vers elle. Elle était près de la citerne, en train de remplir des cuves de verre qui devaient servir pour des expériences de chimie, quand elle aperçut Angélique. Vite elle posa ses instruments par terre pour voler vers son amie. « Oh! Angélique, comme je suis contente de te revoir ! — Moi aussi, tu sais ! — J'ai tant pensé à toi tous ces jours-ci! Qui m'aurait dit ça quand je t'ai dit au revoir, à Beaulieu!... Mais, qu'estce qui s'est passé au juste? Si tu savais tout ce qu'on raconte! — Quoi? » demanda Chipie-Boum d'une voix blanche, car elle en avait vu assez pour comprendre que ce qu'on disait ne devait pas être en sa faveur. « On dit que c'est toi qui as causé l'accident d'Adrien.... — Quoi? répéta l'enfant. — ... Que tu l'as poussé sur les rails quand tu as vu le train arriver, pour pouvoir reprendre Lolotte. — J'aurais fait exprès de le faire tuer! » dit ChipieBoum, la gorge sèche. Une pareille supposition dépassait son entendement. Si elle l'avait poursuivie dans ses rêves, c'était à un moment où elle n'en pouvait plus; mais depuis qu'elle était rétablie et qu'elle avait retrouvé son équilibre, c'était là une insinuation qui lui paraissait monstrueuse. « On dit ça?... On dit ça, vraiment?., reprit-elle en saisissant soudain le bras de sa compagne. — Oui, mais moi je te soutiens.... — Et tes parents, que disent-ils? 136

— Ils disent comme moi; ils te défendent; mais les gens de Beaulieu leur répondent que c'est parce que je suis ton amie. — Mais, enfin, tout le monde sait que j'ai au contraire couru partout pour le sauver. — Oui, mais tu comprends, les gens sont comme ça : tu avais dit que tu te vengerais.... — D'abord, je n'ai jamais dit ce mot-là! — Tu as dit : « II me le paiera. » Cela revient au même. — Mais si j'avais voulu me venger, alors je l'aurais laissé mourir.... — Moi, je te dis ce que les gens racontent.... — C'est affreux!... » fit Chipie-Boum. Oui vraiment, c'était affreux. Affreux que personne ne pût avoir assez de jugeote pour séparer la réaction d'une enfant qui voyait la petite bête qu'elle aimait s'envoler sous ses yeux, de celle d'une petite fille découvrant un enfant de son âge, victime d'un terrible accident. « Viens, ne t'en fais pas, lui dit Thérèse; moi je resterai toujours près de toi. » Jamais encore Chipie-Boum n'avait mesuré 1« prix d'une amitié comme elle le fit ce jour-là. Sans Thérèse, que serait-elle devenue? A la récréation, Thérèse lui dit : « Quand on t'interrogera, tu n'auras qu'à dire tout ce qui s'est passé, et quand même je pense qu'on te croira! Les gendarmes sont venus chez nous; moi, j'ai dit que je t'avais quittée à trois cents mètres de la gare et que tu allais prendre le train. Il faudra que tu leur expliques pourquoi tu as changé d'idée, 137

— Naturellement, fit Chipie-Boum, je me suis cachée dans l'intention de l'arrêter sur le chemin et de lui reprendre Lolotte! La belle affaire! Est-ce que ce n'est pas une chose qui arrive tous les jours qu'on essaie de reprendre sa balle, sa poupée, sa corde à sauter, à qui vous les a chipées... même en se battant! — Oui, mais tu comprends.... » Thérèse n'acheva pas sa phrase. Comme aux parents de l'enfant, il lui répugnait de signaler que c'étaient les antécédents qui dans ce cas gâtaient toute l'affaire. Angélique rentra chez elle, non sans noter que dans la rue, on jasait derrière son dos, sitôt qu'elle dépassait les gens. Ce qui l'emportait en elle, depuis le matin, c'était une sorte de révolte. Elle refusait d'admettre cette condamnation sans merci, sans qu'on pesât dans la balance le bien et le mal, également. Tous les méfaits de son enfance, elle les avait payés sans discuter, souvent d'une punition sévère; cela lui paraissait toujours juste : elle se livrait à son démon, et la joie qu'elle en tirait était sanctionnée d'une fessée. De part et d'autre, on était quittes. Mais, là, il y avait injustice, et c'était cela qu'elle ne pouvait pas supporter — surtout quand elle pensait à ses parents, qui devaient certainement en souffrir. Comme, malgré ses progrès, sa nature profonde n'avait pas changé et qu'elle n'en faisait toujours qu'à sa tête, bref, en impulsive qu'elle était, elle décida d'aller toute seule, cet après-midi-là à Breuil-Barré. D'abord elle avait un besoin absolument irrésistible de revoir Adrien en vie, les yeux ouverts et les joues rosés. Et lui, au moins, dirait la vérité ! 138

Après tout, il était le seul à savoir ce qui s'était passé. Il l'innocenterait certainement. Elle partit après le déjeuner, au lieu de retourner à l'école. Cette fois, elle était seule dans le train — enfin, dans son compartiment. La foire de Beaulieu était loin! (Comme elle était heureuse, alors!) Quand elle arriva au village, elle demanda au premier passant venu s'il savait où habitait M. Moreau, l'agent voyer. Manque de chance, il ne le savait pas. Angélique continua son chemin, et avisant une épicière qui rangeait des paniers de bouteilles devant sa porte : « Madame, lui demanda-t-elle, s'il vous plaît, est-ce que vous savez où demeure Adrien Moreau? » (Flûte! elle s'était trompée; elle voulait demander ses parents.) « C'est pour quoi donc faire? lui demanda la femme en la regardant attentivement. — C'est de la part d'une dame de Cholet », fit ChipieBoum, prise de court. L'épicière était une brave femme; elle ne chercha pas plus loin. Quelles que fussent ses pensées — si tant est qu'elle en ait eu en ce qui concernait la fillette — elle lui indiqua une demeure, tout à la sortie du village « avec une marquise en verre et un marteau sur la porte qui représentait une tête de lion ». Ainsi renseignée, Chipie-Boum trouva la maison facilement. Tout en marchant, elle ne pensait qu'au fait qu'elle allait bientôt voir remuer celui qu'elle avait vu si étrangement, si affreusement immobile. « On a quand même bien dû lui dire tout ce que j'avais fait pour lui, pensait-elle, et ce sera épatant, alors, de faire la paix entre nous, et surtout de lui entendre dire qu'il est 139

tombé tout seul du train! D'autre part, quand ils me verront, ses parents comprendront que je ne suis pas un monstre. » En se dressant sur la pointe des pieds, elle souleva le marteau de bronze qui retomba bruyamment. C'est une vieille femme qui vint ouvrir. Elle la regarda sans gentillesse. « Bonjour, madame, dit Chipie-Boum. J'aurais voulu voir Adrien, et savoir comment il va.... — Qui êtes-vous? fit la vieille femme, d'un air rien moins qu'encourageant. — Angélique Babin. » Si l'enfant avait dit « le diable en personne », la réaction de la vieille grand-mère n'aurait pas été différente. Sans prononcer un seul mot, elle fit aussitôt le geste de refermer la porte. Mais juste au même instant, une voix lointaine, la voix de Mme Moreau cria : « Qu'est-ce que c'est? — C'est la petite Babin! — Qu'est-ce qu'elle veut? » dit la même voix, mais cette fois, nettement en colère. « Dis-lui qu'elle s'en aille ! Je ne veux pas la voir ! — Vous entendez? reprit la vieille femme, tout en repoussant Chipie-Boum. — Mais pourquoi ? demanda la fillette. Et les deux mains dans le dos, elle se colla contre le mur, dans l'intention de rester là. — Vous devez le savoir aussi bien que moi ! » La vieille commençait d'hésiter. Cette enfant résolue n'avait quand même pas l'air féroce; elle paraissait même bien élevée. 140

« Est-ce qu'il rouvre les yeux? » demanda Angélique, parce qu'elle tenait beaucoup à ce qu'on la rassurât sur ce point. Au fond du couloir, une porte claqua, et la vieille dit à la fillette : « Allez! Allez-vous-en; on n'a pas besoin de vous! » Tout en parlant, elle essayait de tirer l'enfant appuyée le long du mur et de la refouler vers la porte. Mais ChipieBoum, arc-boutée sur ses jambes se défendait ardemment. Alors, surgit la voix de M. Moreau, puis M. Moreau en personne. Il dit cette chose étonnante : « Et la guenon, qu'est-ce que tu en as fait? » Chipie-Boum crut tomber de la lune. Adrien était malade, si malade! Quelle importance auprès de ce fait avait la pauvre Lolotte.... « Elle est morte, balbutia-t-elle. 141

— Ouais... c'est facile à dire! » Soudain, Chipie-Boum crut comprendre : c'est qu'Adrien, sans doute, réclamait le petit singe. « Oh! cela me fait beaucoup de peine, dit-elle; sans quoi je l'aurais donnée à Adrien. Mais alors, il va mieux? — Ne te tracasse pas pour Adrien! répliqua M. Moreau. Il est un peu tard pour penser à lui! A présent, fiche-moi le camp, tu m'entends : je ne veux pas te voir ici ! Mais, toi et tes parents, vous me paierez ça... comme tu le disais si bien! Une fille comme toi, sa place est dans une maison de correction.... — Albert ! Ne dis rien ! Pas tout de suite ! Attends qu'on soit au tribunal », cria de loin Mme Moreau. En entendant ces derniers mots, cette fois ChipieBoum prit la fuite. Son cœur venait de s'emplir de ténèbres plus denses, plus effrayantes encore que celles de la nuit fatidique. L'homme lui cria encore « vermine! »; la porte claqua derrière elle, et Chipie-Boum se retrouva dans la rue, avec l'impression que jamais elle ne pourrait survivre à une pareille honte. Non! ce n'était pas possible! Lui aussi le père d'Adrien croyait qu'elle, Chipie-Boum, avait voulu l'accident ! Elle était tout près de la campagne; elle marcha vers un champ, s'assit sur le bord d'un fossé et enfouit sa tête dans ses mains. Ainsi, Thérèse avait raison : tout le monde l'accusait d'un crime! Pourtant, si les Moreau eux aussi croyaient cela, c'est qu'Adrien ne leur avait pas parlé. Lui ne pouvait pas mentir! Non, ce n'était pas possible!... Il parut à la fillette que ce qu'elle avait vécu durant la nuit atroce n'était rien comparé aux soupçons, à l'inimitié, qu'elle sentait maintenant autour d'elle. Comment dire cela à sa mère sans la faire encore pleurer? Dieu qu'elle était 142

malheureuse! Et pourtant, il fallait se lever, courir pour ne pas manquer le train, et de nouveau alarmer les siens. Bravement, à vrai dire stoïquement, quand elle fut rentrée chez elle, elle essaya de cacher son immense chagrin. Pendant le dîner, elle s'efforça de sourire et de parler comme tout le monde; mais quand elle fut dans son lit, une fois que sa mère l'eut embrassée, son cœur gonflé se libéra des larmes qu'elle avait retenues jusqu'alors et elle sanglota sous ses draps, presque au point de s'en rendre malade. Cette fois, son désespoir n'avait plus de bornes. Une criminelle! Voilà ce que tout le monde pensait d'elle! Elle irait devant un tribunal... on la condamnerait aux travaux forcés... on la séparerait de ses parents, qui, eux, en mourraient de chagrin. Cela lui eût été bien égal d'être condamnée, même au bagne, si elle avait vraiment fait le mal; mais ce n'était pas vrai, pas vrai! Elle s'était battue devant tout le monde avec Adrien Moreau pour reprendre sa guenon; mais c'est elle qui l'avait sauvé.... L'endroit était désert; un autre train eût pu passer le lendemain matin, sans le voir, et l'écraser. Et de toute façon, sans les piqûres que lui avait faites Pétrequin, il n'aurait pas survécu.... Et qui est-ce qui avait téléphoné... qui est-ce qui avait tant marché à travers la pluie et l'orage? C'était abominable! Si Adrien ne pouvait jamais parler (car Chipie-Boum ne pensait pas un seul instant qu'il eût pu dire autre chose que la vérité), elle serait condamnée sans merci... jamais on ne la croirait... tout le monde était bien trop dressé contre elle.... A bout de larmes, exténuée, elle contemplait l'avenir atroce qui lui était réservé — alors qu'elle avait mis tant de bonne volonté toutes ces dernières années à se corriger de ses travers — quand, dans la maison silencieuse (il n'était 143

pas loin de onze heures), elle entendit la porte de sa chambre tourner lentement sur ses gonds. Elle eut peur. Venait-on la chercher... l'enlever dans la nuit pour se venger d'elle?... Elle se redressa, l'œil hagard et se rendit alors compte que c'était Miss Planckett qui venait d'entrer, dans sa robe de chambre en shetland et un chandelier à la main. « Hush!... fit-elle en avançant vers la fillette. Ne réveillons pas la maison! » Chipie-Boum éprouva soudain une joie immense. L'apparition de la bonne Anglaise dans la pénombre de la chambre lui fit tout de suite l'impression d'une apparition bénéfique. Elle tendit les bras vers elle, comme vers une bouée de sauvetage, et lui dit, la tête dans son cou : « Oh! Miss Planckett, sauvez-moi... sauvez-moi! — Doucement, doucement, fit l'Anglaise, take it easy, darling. » Elle alla fermer la fenêtre, approcha une chaise du lit, et s'asseyant près d'Angélique : « J'ai deviné pendant le dîner qu'il s'était passé quelque chose, dit-elle. Qu'est-il arrivé cet après-midi?... Qu'est-ce que vous avez fait encore?... Dites-moi tout, sans rien me cacher. A nous deux, nous arriverons peut-être à faire taire les mauvaises langues, car c'est contre elles, n'est-ce pas, que vous vous êtes heurtée?... — Oui », fit la fillette en secouant la tête. Et Miss Planckett reçut sa confession. « Ton, poor little girl (mon pauvre petit)», disait-elle tout en l'écoutant. Chipie-Boum conclut d'une voix triste : « Vous m'aviez dit, vous rappelez-vous, que tout ce qu'on faisait de mal, dans la vie, vous retombait toujours sur le nez; mais est-ce que je vais payer maintenant, toute l'existence, mes 144

bêtises de quand j'étais petite — mes bêtises et mes méchancetés? J'ai changé, vous le savez!... Ce n'est quand même pas juste... Oh! non, ce n'est pas juste!... » De nouveau, des sanglots agitèrent son corps fatigué. « Sweet child, lui dit l'Anglaise, une grande fille comme vous ne doit pas pleurer. D'ailleurs, ne vous inquiétez pas : vous payez cette fois, d'un seul coup, pour des années et des années. La note est forte et c'est une rude épreuve ; mais, après, tout sera effacé. Faites confiance à votre Planckett. Moi non plus, je n'aime pas l'injustice... aussi, j'ai un plan dans la tête.... — Quel plan? — Je ne veux rien dire tout de suite ; mais reposezvous sur moi. Ne vous faites plus de chagrin ni de mauvais sang; retournez demain à l'école... surtout, ne cédez jamais au démon de la révolte comme vous l'avez fait aujourd'hui, ni devant vos petites compagnes, ni devant les grandes personnes. C'est promis? — Oui.... — Laissez-les dire, laissez-les se conduire comme elles font. Restez avec Thérèse Nadaud, et dans la rue, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, demeurez toujours digne et fière... be my dear little Angélique (soyez ma chère petite Angélique). Si F Angleterre a perdu des batailles, elle a toujours gagné la dernière manche... celle-là aussi, nous la gagnerons ! » L'enfant regarda la gouvernante avec un regard illuminé. Chaque petit fil de couperose de ses joues lui paraissait attendrissant. « Et maintenant, dormez tranquillement. — Vous comprenez, fit Chipie-Boum, qu'une dernière idée tracassait : tout repose maintenant sur Adrien. 145

— Je sais, je sais,... dit Miss Planckett. — Mais vous ne pouvez pas y aller! Ils vous chasseront, comme ils l'ont fait pour moi. Quand je pense qu'ils m'ont traitée de « vermine »! — Don'tyou worry (ne vous tracassez pas).... » Comme c'était bon, encore une fois, de s'en remettre à quelqu'un d'autre! Quand l'Anglaise quitta la chambre, Chipie-Boum eut l'impression qu'elle avait déjà ressentie quand le valet de ferme, alerté, avait écouté son appel au secours. On a beau être courageuse, pour une petite fille de douze ans, il est bien difficile de lutter seule contre la pluie, le vent, les kilomètres... et davantage encore contre l'inimitié et la malignité des gens.

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XI

matin, de bonne heure, Miss Planckett et son ombrelle se rendirent chez Pétrequin. Le ciel était assez gris, et la petite ville mal réveillée, mais l'Anglaise redressait la tête au-dessus de sa guimpe en shirting à entre-deux de valenciennes, tout en frappant le pavé, à la fois de son talon et du bout de l'instrument, destiné — ce jour-là contre toute vraisemblance — à la protéger du soleil, Pétrequin fut ravi de la voir. « Asseyez-vous, lui dit-il. J'avais justement l'intention de passer à La Baronnie aujourd'hui. Je suis rentré de voyage hier soir. Comment va notre Angélique? — La crise est finie, dit l'Anglaise. L'état physique est pour l'instant satisfaisant; mais, hélas ! l'état moral.... E LENDEMAIN

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— Bah! si elle a repris des forces, le reste s'arrangera tout seul. Est-ce qu'elle a toujours ses cauchemars? — Elle est calme comme la reine mère, dit Miss Planckett. Du moins l'était-elle jusqu'à hier; niais depuis qu'elle sort dans la rue, elle s'aperçoit d'une chose affreuse, que vous ignorez, docteur, parce que vous n'étiez pas là, justement, ces jours derniers. Tout le monde lui tourne le dos, parce que tout le monde la croit coupable. — Est-ce que vous savez à présent exactement ce qui s'est passé? — Elle a été... wonderful! docteur. Absolument merveilleuse! Evidemment, vous savez comme moi qu'elle sera toujours Chipie-Boum : un peu impulsive et violente. Au lieu de prendre le train à Beaulien, elle n'avait rien trouvé de mieux que de guetter le garçon sur la route, au carrefour de Breuil-Barr«, pour lui ravir sa guenon. Il semble... d'après elle... que le jeune Adrien Moreau se soit douté de ce qui l'attendait et qu'au lieu de rentrer à pied il se soit accroché au train qui passe par le chemin de son village. Ce tortillard ne va pas vite... sans doute a-t-il sauté maladroitement... je ne sais; toujours est-il..,, enfin, vous connaissez la suite. Chipie-Boum a entendu le cri; elle était à 50 mètres. Avertie par la voix de Lolotte... vous savez, la petite guenon... elle s'est approchée de l'enfant et, en brave petite fille qu'elle est, n'a plus pensé qu'à une chose : le secourir à n'importe quel prix! Ce qui n'empêche pas les gens de Breuil-Barré et d'ailleurs de l'accuser d'avoir poussé le pauvre gosse sur la voie et d'avoir voulu l'accident. — C'est monstrueux! dit Pétrequin. — Si vous saviez quels propos les enquêteurs ont recueillis, tant ici, à Fontaine-Bellay, qu'à Beaulieu et 148

autre part!... Elle paie évidemment toutes ses erreurs passées!... — Et la victime, où en est-elle? Je n'ai pas eu le temps de téléphoner à mon collègue de Cholet. — Le jeune Adrien Moréau est à présent chez lui. Mais je crois qu'il ne va pas fort, et la police ne semble pas l'avoir encore interrogé. Quoi qu'il en soit, Angélique, dans son désarroi, a tenté hier d'aller le voir; mais elle s'est fait couvrir d'insultes. On l'a chassée, comme un chien, et en la traitant de vermine ! -Oh! oh! — Les parents sont persuadés qu'elle est, comme ils ont dit, « l'auteur de l'attentat ». — Diantre! — Mettez-vous à la place d'une fillette de son âge qui sait qu'elle est innocente. Elle en est revenue bouleversée. — On le serait à moins! — Vous comprenez, docteur, qu'une pareille chose ne peut pas être. Outre que cela peut avoir des conséquences très graves, on ne peut pas continuer de l'accuser publiquement. Ce serait horrible! Pour Angélique. Pour les Babin. Or, il n'y a pas eu de témoins. Seul Adrien Moréau peut innocenter Chipie-Boum en disant la vérité. Mais vous savez ce qu'il en est.... Dieu sait quel choc il a subi, lui aussi, le malheureux enfant!... et ses parents sont très montés. Quand la police l'interrogera, il peut se faire qu'il soit encore faible — ou, qui sait? mal intentionné, je ne le connais pas du tout — et qu'il déclare aux gendarmes ce que ses parents, d'ici là, auront pris le soin de lui souffler.... » Tout en écoutant l'Anglaise, Pétrequin réfléchissait. 149

«J'ai pensé que vous, docteur, reprit la gouvernante, étiez le seul être au monde qui pouviez nous sauver. — C'est ce que j'étais en train de me dire! — Vous me comprenez ? Vous seul pouvez forcer la porte des parents du petit Moréau. —Je sais ce que je vais faire,... dit le docteur. — Puis-je vous demander de le faire tout de suite? insista encore l'Anglaise. — La question ne se pose pas. Seulement, avant, il faut que je téléphone à Thibault, à Cholet. J'ai besoin de savoir plusieurs choses. Mais Thibault est un homme bien, un excellent père de famille... il comprendra sûrement ma requête. C'est que nous n'avons plus qu'une chance, et je ne dois pas la compromettre ! — Docteur, combien je vous remercie ! » Pétrequin prit dans ses mains les deux mains de la gouvernante. « Et moi, combien je vous envie ! dit-il. Vous faites encore un plus beau métier que moi! Moi, je raccommode les corps; mais vous, c'est toute la vie morale de la petite Angélique que vous avez rafistolée, amendée, réorientée.... Elle vous doit une fière chandelle; et quelle patience vous avez eue! » Miss Planckett baissa les yeux. Oui, éduquer était sa joie à elle — sa joie de femme privée d'amour. Mais elle aimait tant les enfants! Elle risqua encore en partant : « Vous faites vite, n'est-ce pas, docteur?... Il ne faudrait pas que les Moreau parlent à leur fils les premiers. — Je vous promets de faire le nécessaire dès aujourd'hui. Mais n'en dites rien aux Babin. Je passerai demain à La Baronnie et vous saurez le résultat de ma démarche. 150

— Bonne chance! » dit Miss Planckett. Elle était tellement émue qu'elle fit encore une faute de genre : « Pensez à le petit âme de Chipie-Boum! » ajouta-t-elle. Le docteur lui ouvrit la porte en lui présentant son ombrelle, qui l'attendait comme une amie dans le vestibule, et se contenta de la regarder dans les yeux. Dès le premier jour ils s'étaient entendus en ce qui concernait la fillette; tous deux l'aimaient et lui étaient dévoués. L'instant d'après, au téléphone, Pétrequin disait au docteur Thibault, après lui avoir expliqué grosso modo de quoi il s'agissait : « Vous comprenez, j'ai été le premier à le soigner. Ses parents ne peuvent pas s'étonner que je vienne le voir en passant, mais pensez-vous qu'aujourd'hui il soit en état de parler? — A peine; et je vous demanderai de ne pas trop le fatiguer; mais il a de nouveau toute sa connaissance.... — Une autre chose : je n'ai jamais reparu sur la scène depuis les soins de la première nuit; est-ce que vous croyez que les Moreau savent que c'est un médecin de FontaineBellay et un ami des Babin qui s'est trouvé le premier auprès de leur fils ? — A vrai dire, je ne le crois pas. Pour eux, le premier médecin est celui de l'ambulance. — Ils auraient pu le savoir par la déposition que j'ai faite à la police dans la nuit-même, et mon rapport sur l'état dans lequel j'avais trouvé le blessé... — Oui, je vois ce que vous voulez dire. Il peut se faire qu'ils aient eu vent qu'un premier médecin bénévole s'était penché sur leur fils, mais je ne crois absolument pas qu'ils aient fait un rapprochement entre vous et la fillette, ou même vous et ses parents.... 151

— Et ce Moreau, de son métier, c'est bien un agent voyer? — Oui, parfaitement. — Bon; je vous remercie; j'avais besoin de savoir tout cela.... — Puis-je vous demander de me donner un coup de fil quand vous aurez vu le jeune garçon? C'est mon collègue de Breuil-Barré qui en ce moment s'occupe de lui; mais j'aimerais avoir votre avis... et savoir en même temps le résultat de votre démarche! Ce que vous me dites est effrayant.... — Comptez sur moi! » dit Pétrequin. Et il raccrocha l'appareil. Dès le début de l'après-midi, il souleva à son tour le marteau à la tête de lion de la maison au bout du village. Ce fut encore la grand-mère qui ouvrit. Quand le docteur eut parlé, elle dit : « Mon gendre ne veut voir personne. Adrien est encore malade et il a besoin de repos. — M. Moreau a parfaitement raison, dit le docteur; mais voulez-vous lui faire savoir qu'il s'agit du premier médecin qui s'est occupé de son fils, sur la route.... » Quand la vieille dame rapporta ces mots à son gendre, celui-ci vint vivement saluer le visiteur (dont il ignorait certainement les attaches avec les Babin). « Donnez-vous donc la peine d'entrer, lui dit-il. Je ne savais pas que c'était vous.... Je pensais qu'il s'agissait de quelqu'un du village. Vous comprendrez que, dans l'état où est encore Adrien, il vaut mieux qu'il ne voie personne. — J'admire votre sagesse, dit Pétrequin. On voit toujours trop les malades. — Voulez-vous entrer au salon? » 152

Une fois qu'il eut pris place dans un fauteuil, le docteur offrit une cigarette au père d'Adrien Moreau. Il avait son plan dans la tête et ne voulait pas brusquer les choses. Il savait, par le rapport de Miss Planckett et la façon dont l'homme avait reçu Chipie-Boum, qu'il avait affaire à un coléreux... un trait de caractère qui souvent va de pair avec l'ambition..., Le docteur commença donc par parler adroitement de ses relations et des gens haut placés qu'il connaissait dans différents services de l'administration. « Si par hasard, conclut-il d'un air négligent, un poste plus élevé vous intéresse, ne manquez pas de me le faire savoir. Quand on veut monter en grâce il est bon d'être recommandé. » Puis, toujours sans insister, il rappela qu'il s'était trouvé, justement, de passage au Lion d'Or, quand « un valet de Rochebrune » était venu demandai du secours, à la suite de l'accident, et comment il s'était lui-même empressé de soigner Adrien. Cette présentation des faits était quelque peu fantaisiste, mais, après tout, peu importait qu'il vînt du Lion d'Or ou de Fontaine-Bellay en regard de la partie décisive qui se jouait. Pour finir, il déclara : « Vous devinez combien je me réjouis de voir le cher petit blessé! Puis-je vous demander de me conduire à sa chambre? » S'il avait demandé cela tout de suite, M. Moreau l'aurait peut-être refusé; mais après un quart d'heure de conversation amicale, dire non était impossible. « Voici votre malade », fit Moreau l'instant d'après, en ouvrant une porte au premier. 153

Le buste calé contre un oreiller, l'enfant était presque assis sur son lit. Il avait encore la tête entourée d'épais bandages, et il est évident qu'il n'avait pas bonne mine. Mais l'œil était malgré tout assez vif. « Alors, mon grand garçon, fit Pétrequin en entrant, je vois qu'on se porte comme un charme! — Ce docteur, dit M. Moreau, est celui qui t'a soigné avant que n'arrive l'ambulance, quand tu étais sur la route.... » Adrien serra gentiment la main du docteur Pétrequin. « Qui vous a dit que j'étais blessé? demanda-t-il. — Mon petit doigt! » répondit le docteur. Il jugeait cette réponse indigne de lui et indigne du malade, mais le tir avait été rapide, et n'y étant pas préparé il n'avait pas su riposter. 154

« Ce que j'ai perdu comme sang! fit Adrien d'un air fiérot. — Mais tu ne t'en es pas aperçu? Je crois que tu as tout de suite perdu connaissance? — Oui; on me l'a dit à l'hôpital. — A propos, dit le docteur, s'adressant cette fois au père de l'enfant, on sait maintenant comment la chose est arrivée? — Vous comprenez, dit Adrien avant que son père n'ouvrît la bouche (il était comme tous les malades : enchanté de parler de lui-même) : je me cramponnais derrière le train, et quand j'ai voulu sauter, la ficelle de la guenon a dû se prendre dans un tampon... j'ai senti de la résistance... et cela m'a fait rater mon coup. Oh! là là! je me rappelle encore que j'en ai vu trente-six chandelles... Puis, après, je ne sais plus rien.... » Pétrequin buvait du petit lait, mais son visage resta parfaitement impassible. « Comment! mais tu ne m'avais jamais dit cela! intervint M. Moreau. Ah! docteur, excusez-moi, fit l'homme en s'épongeant le front, mais vous ne pouvez pas savoir.... — Vous avez l'air ému.... Vous ne vous sentez pas mal? — Non, non. Mais imaginez-vous... tant qu'Adrien était à l'hôpital, on nous a défendu de le faire parler. Et hier matin, quand il est arrivé, on l'a laissé se reposer du voyage; puis il a mangé et dormi. Ce matin, moi j'ai eu affaire au-dehors... et voilà que vous êtes arrivé. sa mère et moi, nous n'avions pas encore eu le temps de l'interroger, si bien qu'on ne savait rien de rien... » 155

Le docteur dit, feignant l'ignorance : « Mais je pense qu'il y a eu une enquête. N'avait-elle pas elle-même abouti à ces conclusions? — Non, docteur.... justement! Ah! ne m'en parlez pas, fit l'agent voyer d'un air accablé. Ah! là là, si je me doutais... J'étais tellement persuadé du contraire! — Je ne veux pas fatiguer Adrien davantage, fit Pétrequin, et maintenant je vais vous dire au revoir. » Puis, se tournant vers le malade : « Bien entendu, tu sais qui t'a sauvé? ajouta-t-il. — Vous, docteur! fit Adrien sans l'ombre d'une hésitation. — Non; moi je n'ai fait que te prolonger jusqu'à ce qu'arrivé l'ambulance. Tu dois la vie à une enfant : à la petite Angélique Babin... contre qui tu t'étais battu. Elle te guettait sur le chemin pour te reprendre sa guenon qui était vraiment tout pour elle. Entre gosses... qu'est-ce que tu en dis?... avoue que c'était de bonne guerre? C'est elle qui l'avait élevée.... » Adrien acquiesça de la tête. « Elle ignorait que tu t'étais accroché au train. Elle ne t'a pas vu tomber; mais elle a entendu ton cri, et quand elle t'a découvert, elle n'a pas arrêté de courir pour trouver le plus vite possible un médecin qui vienne à ton secours. Elle était trempée jusqu'aux os; elle a pourtant refusé de se mettre à l'abri. Elle a risqué sa propre vie pour sauver ton existence. C'est à elle que tu dois tout... car le chemin était désert.... Si l'on t'avait trouvé le lendemain, ou même quelques heures plus tard, tu n'en serais jamais sorti.... Essaie de ne pas l'oublier! — Je, je ne savais pas, balbutia Adrien, qui était très ému. Personne Hé me l'a dit.... 156

- Maintenant, guéris-toi vite! » reprit joyeusement Pétrequin, désireux de couper court à un excès d'émotion qui aurait pu nuire au malade. Tout en écoutant le docteur, M. Moreau se grattait la tête. Il avait l'air très ennuyé. Cet homme était un irascible, mais pas un malhonnête homme. Remué par ce qu'il avait appris du caractère calamiteux de la petite Babin, il avait cm, de bonne foi, qu'elle était responsable de l'accident de son fils. Il était de ceux qui, devenus grands, oublient très vite leur enfance et le sens très net du devoir qu'ont presque tous les jeunes dans les circonstances importantes. Maintenant, il était bouleversé en songeant à l'attitude qu'il avait eue à l'égard de la fillette et à ce que serait la réaction du bourg, quand celui-ci saurait la vérité. Les gens se retournaient vite; on l'accuserait d'ingratitude, et même 157

on lui jetterait la pierre. Au fond, le moment serait venu pour lui de quitter la région de Breuil-Barré. C'était déjà son intention.... Ce docteur l'y aiderait peut-être.... De son côté, Pétrequin pensait : « Diantre, il n'était que temps ! C'est une chance qu'Adrien m'ait parlé à moi le premier. S'il s'était trouvé par hasard — et cela n'a tenu qu'à un fil — à parler d'abord à son père, qui sait jusqu'où la crainte et le respect du qu'en-dira-t-on eût entraîné celuici? Peut-être aurait-il cherché à étouffer la vérité? » Mais, Dieu merci, il y avait maintenant un témoin : lui, le docteur Pétrequin, un homme digne de confiance, au-dessus de tout soupçon. A supposer qu'ils y fussent disposés, Adrien et ses parents ne pouvaient plus revenir en arrière ni inventer une autre version de l'accident.... ChipieBoum était sauvée!

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XII CHIPIE-BOUM

était sauvée, et l'épilogue de cette histoire fut aussi heureux qu'imprévu. Quatre ou cinq mois après la kermesse de Beaulieu, l'Association des Mères des Chipies du Canton (l'A. M. G. G. comme on dirait aujourd'hui, mais comme on ne disait pas alors), tenait ses premières assises dans les salons de La Baronnie. Huit jours plus tôt, la présidente avait adressé à Mme Babin une requête ainsi conçue : Madame, Nous avons appris que Miss Planckett, estimant sa tâche terminée auprès de votre chère petite fille, avait

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maintenant l'intention de se retirer en Angleterre. Cette nouvelle nous a consternées, nous les mères d'enfants difficiles. J'ai donc tout de suite formé un comité, puis une association, pour parer à cet événement. En conséquence, nous aimerions, ces dames du comité et moi, vous exposer le projet que nous avons conçu. Voulez-vous avoir la bonté de me faire savoir le jour et l'heure qui vous conviendraient le mieux pour nous recevoir.... Mme Babin fut très surprise. Mais il convient de dire maintenant ce qui s'était passé entre temps. Après la visite du docteur au jeune Adrien Moreau, l'opinion des gens du canton s'était retournée comme une crêpe. Partout où il allait, visitant ses malades, Pétrequin racontait la véritable histoire de l'accident, en soulignant le rôle héroïque qu'y avait joué Chipie-Boum. Et justement parce qu'ils avaient été si injustes à son égard, les gens, passant à l'autre extrême, se mirent à louanger la fillette autant qu'ils l'avaient dénigrée. M. Moreau, de son côté, sentant la direction du vent, n'hésita pas à faire publiquement son mea culpa en proclamant que la petite Babin avait vraiment sauvé son fils. Il le faisait d'autant plus volontiers que depuis qu'Adrien savait ce qu'il devait à Chipie-Boum, il se remettait à vue d'œil. Heureuse comme on l'imagine de cette réhabilitation, Angélique était consciente que ce n'était plus le moment de broncher. Elle s'efforçait de se conformer à sa nouvelle réputation, et je crois qu'on aurait pu chercher dans toutes les provinces de France une petite fille à l'air aussi parfaitement bien élevée. Dans la rue, modeste et digne au côté de sa gouvernante, elle était devenue telle que les gens 160

maintenant disaient d'elle : « Qui est donc cette jeune personne qui paraît si bien éduquée? » ou (ceux qui la connaissaient) : « Que l'ancienne Chipie-Boum Babin soit devenue celle qu'on donne en exemple à nos filles, voilà qui tient réellement du prodige! » Celles que ce prodige faisait le plus réfléchir étaient, naturellement, les mères qui avaient elles aussi des filles « désespérantes ». Par ailleurs, Miss Planckett avait tellement mené à bien sa mission que sa présence à La Baronnie n'avait plus beaucoup de raison d'être. John Arthur la réclamait. Il vivait à présent dans un petit cottage du Yorkshire qui lui avait été légué par ses parents, et il eût bien aimé voir « sa chère vieille Sheilagh » y faire la vaisselle à sa place, tandis qu'il cultiverait le jardin. Les Babin étaient navrés de se séparer de « leur » Anglaise; mais il était entendu qu'elle reviendrait passer toutes ses vacances en France, et que, de son côté, Chipie-Boum irait chaque année chez elle pour s'entretenir en anglais. Les projets en étaient là quand l'association susdite commença de se manifester. La femme qui la présidait, la fondatrice, était l'épouse du notaire. Quand Chipie-Boum était petite, elle avait lancé plus d'une pointe à la pauvre Mme Babin au sujet de sa malheureuse fille; mais, comme pour la punir, le Ciel l'avait affligée sur le tard d'une enfant fort excentrique, qui ne savait que faire des pieds de nez à tous les gens qu'elle rencontrait. Et toutes les autres dames du comité avaient aussi à leur actif la mise au monde d'un numéro de ce genre : ou qui ne voulait pas travailler, ou qui ne voulait pas se laver, ou qui avait un caractère qu'on n'arrivait pas à comprendre... un beau choix de calamités! 161

Miss Planckett, bien entendu, assistait à la séance : droite et rosé et de bleu vêtue ; et Angélique, sagement assise sur un pouf, attendait que fût passée l'heure des discours et des vaines politesses pour servir le chocolat, les petits fours et les meringues. Tout le monde était assis en rond, les fauteuils des deux salons ayant été rassemblés dans l'espace le plus ouvert. Après une minute de silence, quand toutes les dames furent installées et leurs robes bien mises en place, la femme du notaire se leva, s'éclaircit la gorge et dit : « Madame, mademoiselle... (un salut pour Mme Babin et un autre pour l'Anglaise)... je ne vous ferai pas de longs discours : j'irai au contraire droit au but. Au nom de toutes les mères qui sont inscrites à notre association, je vous supplie, Miss Planckett, de rester à Fontaine-Bellay pour y éduquer nos filles. » Quelle bombe! Toutes les autres dames dirent « bravo ! » et, sur les joues de la gouvernante, la couperose découpa ses petits tapis violacés. Dès lors nettement tournée vers elle, la présidente continua : «Je ne connais pas votre secret... votre méthode.... Je ne sais qu'une chose : c'est qu'elle est efficace. Maître Goulven, mon mari, a déjà mis sur pied un projet pour l'ouverture d'une pension dirigée par vous et réservée exclusivement aux enfants qu'on dit « difficiles ».... Oh! je sais... » protesta aussitôt la dame, bien que Miss Planckett gardât l'air impassible d'un horse-guard devant Buckingham, « je sais que nous vous demandons un réel sacrifice. Vous aspirez au repos dans votre Yorkshire natal, et nous sommes là à vous prier de continuer une tâche ingrate... mais une belle œuvre, croyez-moi ! 162

« J'ajoute seulement, car je veux être brève, que la maison de Grandpré, sur la route de Fontenay, pourrait être aménagée et mise à votre entière disposition. Le budget cantonal et les parents intéressés en supporteraient les frais, et vos émoluments seraient dignes de vos hautes qualités....» La notairesse fit une pause, prit un air ému et conclut : « Nous attendons votre décision... le cœur anxieux. » On applaudit. Il y eut ensuite un terrible silence. La présidente s'assit, et Miss Planckett se leva. « Well... commença l'Anglaise, je vous remercie, madame la présidente, pour vos bonnes paroles et votre aimable proposition. ( Un temps.} J'aime assez l'idée de diriger une institution pour les enfants difficiles, dans votre chère commune à laquelle je me suis attachée... (salve d'applaudissements, dont les plus chaleureux issus de Chipie-Boum). Je vous demanderai simplement de me laisser le temps de réfléchir un peu, et d'étudier de plus près les conditions de maître Goulven... — Bien entendu!... murmura la présidente. — Quant à ce que vous appelez mon secret, reprit l'Anglaise, laissez-moi vous dire qu'il tient en deux mots : justice et fermeté. Je n'aime pas ces méthodes nouvelles qui consistent à tout aplanir devant l'enfant; c'est mal le préparer à vivre. A quoi bon en dire davantage? Encore une fois, je vous remercie, et.... — Et buvons à l'Entente Cordiale! » enchaîna Mme Babin (bien qu'il n'y eût pas de verres sur la table, ni à la portée de personne) ; mais l'émotion commençait de gagner Miss Planckett qui s'était mise à barboter. La séance était terminée — enfin, la partie officielle. La gouvernante fut assaillie; ces dames se mirent à papoter 163

au sujet de leur progéniture, et Chipie-Boum aida sa mère à nourrir les invitées. L'enfant était ravie, aux anges, à l'idée que sa chère Planckett ne quitterait pas Fontaine-Bellay. En effet, trois mois plus tard, The S. A. Planckett Institute (1) ouvrait ses portes, et nombreuses furent les familles qui trouvèrent parmi leurs enfants un sujet digne de le fréquenter. Et moi, j'en étais restée là! Mais avant d'achever le récit de l'enfance de Chipie-Boum Babin, l'envie me prit, je ne sais pourquoi, de savoir ce qu'elle était devenue, et je m'en fus à Fontaine-Bellay que je n'avais pas revu depuis longtemps. Je me rendis à La Baronnie. Ses hôtes étaient toujours les mêmes. Lui, M. Babin, rayonnait : il venait de mettre le point final au septième et dernier volume sur les Héros de la Guerre des Chouans. Quant à sa femme, elle avait son air d'autrefois, fragile et accablé par le poids de l'existence. J'appris par eux que depuis dix ans leur fille était mariée avec un officier de marine, de la promotion de Christian, et qu'elle avait eu trois enfants. L'un d'eux, le dernier, qu'elle avait appelé Frédéric, et qui lui ressemblait physiquement, avait, hélas ! (conformément à mon vœu que je regrette!) hérité de son caractère, encore en plus diabolique! A tel point que Miss Planckett avait été obligée de liquider son institut pour se consacrer rien qu'à lui... et qu'elle avait succombé à la tâche. « Mais qui s'occupe alors de Frédéric? demandai-je à Mme Babin. (1). S, A. ne voulait pas dire Société Anonyme, mais figurait les initiales de Sheilagh Ann.

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— Miss Anderson, une autre gouvernante. Et elle aussi est très capable!... Fredy vit avec nous, ajouta-t-elle, car Angélique, à cause de son mari, est souvent à l'étranger, avec ses deux autres enfants. » A peine finissait-elle sa phrase qu'un marmouset, vivant portrait de Chipie-Boum, front bombé, lèvres avalées, joues rebondies, fit irruption dans la pièce en serrant trois quilles dans ses bras. Il s'en délesta joyeusement en endommageant ma cheville, un araucaria dans un pot et une coupe en porcelaine. Au même instant, une jeune nurse arriva. L'enfant se cacha sois une table, qu'il fit aussitôt basculer. Miss Andersen l'attrapa par l'épaule et le fit sortir comme il convenait, en murmurant, comme l'autre, et exactement du même ton : « You naughty little thing!... » II me sembla que tout allait recommencer. « Vous voyez, me dit Mme Babin, la race n'est pas encore éteinte.... » L'instant d'après, elle me demanda : « Mais, à propos... de quel côté êtes-vous venue? — Où?... ici, à La Baronnie?.,. En traversant le pont du chemin de fer.... — Alors, vous n'avez rien vu!... Attendez-moi cinq minutes. » Mme Babin mit son chapeau et m'accompagna sur la route. Au carrefour où autrefois se tenaient les romanichels, je découvris, de loin, une statue. « Tiens, tiens, pensai-je,, voilà qui est nouveau. Et qui donc a-t-on honoré? » Je pensais à Gambetta ou à Sadi Carnot; mais je vis en approchant qu'il s'agissait d'une femme, et de nulle autre que de Miss Planckett ! 165

« Par exemple! » m'écriai-je. La mère d'Angélique m'expliqua : « Avant de s'occuper de Frédéric, elle avait eu le temps de redresser plus d'un caractère difficile dans son excellent institut, et c'est la ville, reconnaissante, qui a fait élever ce monument. » Miss Planckett avait l'air vivante. Je ne sais pas le nom du sculpteur qui avait taillé dans la pierre son inoubliable silhouette, mais il l'avait bien saisie, avec son ombrelle à la main (à moins que ce ne fût son parapluie — en granit tous les deux sont gris), son chapeau rond et sa vareuse. Elle regardait droit en face d'elle vers les jardins de La Baronnie, et elle semblait si inflexible qu'elle en était émouvante. Sur le socle, en lettres dorées, étaient gravés les mots «JUSTICE ET FERMETÉ » qu'elle avait prononcés un jour. Je m'étonnai : « On n'a pas mis son nom? — Si, de l'autre côté. » Je fis le tour et j'aperçus la silhouette d'une petite guenon qui agrémentait l'ensemble — une guenon de pierre, bien entendu. Je trouvai gentil que Lolotte fût associée à la mémoire de cette bonne gouvernante. « On dirait qu'elle va parler, n'est-ce pas? » fit Mme Babin tout en essuyant un pleur. Je compris que c'était à l'Anglaise qu'elle faisait alors allusion. Elle ajouta l'instant d'après : « Si je vous disais que l'Association des Mères des Chipies du Canton continue toujours d'exister.... Quand un enfant de la commune se montre encore intraitable, on l'emmène de force ou de bon gré devant la statue de Miss Planckett, et telle est sa réputation, ou tel est son rayonnement, que l’enfant s'en trouve toujours calmé..,. — Et Angélique, qu'en dit-elle? 166

— Où qu'elle soit dans le vaste monde, jamais elle n'oublie son anniversaire. Chaque année, à la même date, la statue s'orne d'un bouquet.... » Nous observâmes une minute de silence, et Mme Babin conclut, comme je prenais congé d'elle : « Savez-vous que c'est quelque chose que d'être née une vraie Chipie et que d'arriver à se corriger!» Qui pourrait soutenir le contraire?

Imprimé en France par Brodard taupin Imprimeur relieur, Coulommiers Paris 56 255-I-7082. Dépôt légal ni 6679 2e trimestre 1958.

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