IB Beaucaire Olivier La valise mystérieuse 1956.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: Business
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LA VALISE MYSTERIESE

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OLIVIER BEAUCAIRE

LA VALISE MYSTÉRIEUSE ILLUSTRATIONS DE ALBERT CHAZELLE

HACHETTE 115 4

Dépôt légal n° 5053 2e trimestre 1956 IMPRIME EN BELGIQUE par la S.I.R.E.C. - LIEGE

LIBRAIRIE HACHETTE, 1956 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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I Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. A TROIS reprises dans la matinée, Christine Peyraud s'était précipitée pour aller ouvrir lorsqu'on avait sonné à la porte de l'appartement, mais chaque fois la jeune fille avait éprouvé une déception. Ce n'étaient en effet que des visiteurs pour M. Marcelin, et nullement le télégramme qu'elle attendait avec tant d'impatience. Après le troisième coup de sonnette, lorsqu'elle revint lentement dans la chambre du petit Patrick auquel elle tenait compagnie, Mme Marcelin, qui avait remarqué son agitation, lui dit en souriant : « II ne vous oubliera pas, Christine ! Vous aurez un télégramme ou un coup de téléphone dans la journée, j'en suis bien certaine !... » Mais la jeune fille ne fut pas rassérénée par ces paroles. « Je suis inquiète, avoua-t-elle. Depuis plus de trois

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semaines, je n'ai aucune nouvelle de lui.... J'espérais au moins recevoir quelque chose au courrier de ce matin ! — Bah ! fit Mme Marcelin avec insouciance. Vous savez. bien que votre vieil oncle a horreur d'écrire. Mais vous verrez qu'il ne vous oubliera pas ! » Il faut dire que ce jour-là était l'anniversaire de Christine Peyraud, et que l'oncle, dont elle attendait le message avec tant de nervosité, était le seul parent qui lui restât. C'était un ancien capitaine au long cours qui vivait de sa retraite aux environs de Marseille, dans une villa encombrée de mille souvenirs recueillis lors de ses voyages autour du monde. Christine allait passer un mois chez lui, pendant les grandes vacances, et elle adorait ce vieil original bourru, peu communicatif mais très bon. Au cours de l'année, l'oncle Castanié n'écrivait guère, mais Christine ne lui en tenait pas rigueur, et, dès les premiers beaux jours, elle ne vivait plus que dans l'attente de ce voyage vers les brûlants paysages du Midi, et vers cet homme en qui elle avait placé toute son affection. Christine avait perdu sa mère alors qu'elle était encore tout enfant. Son père, un ingénieur réputé, n'avait jamais voulu se séparer de sa fillette et il l'avait emmenée avec lui dans les déplacements qu'il faisait fréquemment à l'étranger pour le compte d'une importante firme de construction électrique. Par la force des choses, Christine avait donc fait des études assez désordonnées, mais grâce à son intelligence vive elle avait su compenser cela en profitant des occasions d'apprendre qui s'offraient à elle. Elle parlait fort convenablement l'anglais et l'italien, et elle avait acquis, sinon un savoir livresque, du moins une grande aptitude à comprendre les gens et les choses, et à se diriger dans la vie. Aussi, lorsque son père eut péri, trois ans auparavant, dans un accident d'avion, l'enfant fit-elle preuve d'un courage surprenant. Elle ne s'abandonna pas à la douleur, elle ne laissa pas aux autres le soin de régler son sort, mais, vaillamment, décida de gagner sa vie. Après avoir passé deux ou trois mois auprès de son oncle Castanié, elle comprit fort vite qu'une telle situation ne la mènerait à rien, et elle accepta sans hésiter la proposition que lui firent M. et Mme Marcelin, des amis très chers de son père; ils lui offrirent de la prendre chez eux, à Paris, pour s'occuper de l'éducation de leurs deux enfants Patrick et Sylvie. De la sorte, vivant dans la capitale, Christine aurait la possibilité de suivre des cours de langues vivantes et de préparer un brevet

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commercial. Son courage et sa ténacité furent rapidement couronnés de succès et déjà, au bout de deux ans, elle venait de conquérir un premier diplôme qui la rapprochait de son but. Les Marcelin la considéraient maintenant comme leur fille et l'associaient volontiers à leur existence. De son côté, Christine s'était vite attachée à son nouveau foyer et elle adorait les deux enfants confiés à sa garde : Patrick, un gentil gamin blond de cinq ans, qui réclamait inlassablement des histoires; Sylvie, âgée de huit ans, jolie fillette brune, de caractère plus calme que son frère et très affectueuse. Mme Marcelin, elle, était une charmante jeune femme, au caractère doux et enjoué, et qui n'avait dépassé que de peu la trentaine. Son mari, qui avait été le camarade d'études du père de Christine, était un homme de quarante ans, grand et mince, au visage pâle, aux cheveux grisonnants sur les tempes, et qui souvent semblait plongé dans ses réflexions. Christine ne le voyait qu'irrégulièrement, aux repas, car il était très pris par son travail. En effet, bien qu'il fût encore relativement jeune, M. Marcelin était déjà un savant réputé, affecté depuis plusieurs années au centre de recherches nucléaires. Christine avait vaguement entendu parler d'un nouveau réacteur •atomique, c'est-à-dire une sorte de moteur révolutionnaire, dont M. Marcelin était l'inventeur et qu'il mettait actuellement au point. Cette réalisation, dont les journaux avaient parlé à deux ou trois reprises, devait permettre d'équiper des centrales électriques et des usines dans des régions pauvres en énergie. A vrai dire, ces questions dépassaient encore la jeune fille, et elle eût été bien incapable de préciser en quoi consistaient les découvertes du jeune savant. Elle éprouvait seulement pour son travail une sorte de crainte respectueuse, renforcée par le fait que le bureau de M. Marcelin était généralement fermé à clef, et qu'il était interdit à tous d'y pénétrer sans autorisation expresse. Au jour où commence notre récit, Christine venait donc d'atteindre ses seize ans. C'était maintenant une jeune fille au corps svelte et durci par ses fréquentes visites à la piscine ou au stade. Ses longs cheveux châtains aux reflets chauds tombaient sur ses épaules ou étaient noués sur la nuque par un ruban. Son visage ovale, à la peau très blanche marquée de quelques taches de rousseur, était éclairé par des yeux d'un bleu qui, selon le temps, tirait tantôt sur le gris, tantôt sur le vert. Animé par une bouche rieuse, ce jeune visage exprimait toujours l'entrain et la gentillesse. Parfois Christine connaissait bien quelques accès

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de mélancolie, surtout lorsqu'elle songeait aux drames qui avaient assombri sa jeunesse, mais elle se ressaisissait rapidement et trouvait une sorte de fierté à faire face à la vie, à sourire quand même. Si ce matin-là elle attendait avec une si grande impatience une lettre ou un télégramme de son oncle, ce n'était pas seulement, on s'en doute, pour le seul plaisir de se faire souhaiter un bon anniversaire. Mais cela reposait sur une promesse du vieil homme. Six mois auparavant, lors d'un bref séjour qu'il avait fait à Paris, l'oncle Castanié avait évoqué avec Christine les prochaines grandes vacances et laissé entrevoir un projet de voyage en Italie. Puis comme la fillette le pressait de questions, il avait secoué la tête. « Nous verrons, nous verrons ! avait-il dit en souriant. Je te réserve la surprise pour ton anniversaire. Le 17 avril — tu vois que je me rappelle la date ! — tu recevras un mot de moi, peut-être même un simple télégramme.... Mais ce petit mot sera comme un billet de chemin de fer puisqu'il décidera de tes vacances ! »

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Christine ne l'avait pas questionné davantage, et elle avait seulement souhaité de tout son cœur que le vieil original n'oubliât pas sa promesse. Elle avait attendu le jour de son anniversaire en s'imaginant que, dès l'aube, elle serait réveillée par le messager porteur de la bonne nouvelle. Mais, hélas ! midi approchait, et rien n'arrivait. * ** Au cours de l'après-midi, la déconvenue qu'éprouvait Christine se transforma graduellement en inquiétude. Maintenant, ce n'était plus à ses vacances qu'elle songeait, mais à son oncle. Elle savait fort bien qu'il n'aurait pas oublié son anniversaire ainsi que sa promesse, et elle commençait à craindre que le vieil homme ne fût subitement tombé malade. Ce fut en vain que Mme Marcelin essaya à plusieurs reprises de la rassurer. Comme toutes les natures très sensibles, Christine était douée d'une sorte de sixième sens grâce auquel il lui était parfois donné de pressentir le cours des événements. Mais bien des fois aussi elle se trompait, et riait par la suite de ses imaginations. Mme Marcelin, qui la connaissait bien, finit par comprendre que toutes ses paroles ne pouvaient rien contre la vague angoisse qu'éprouvait la jeune fille; cependant elle parvint à l'apaiser quelque peu en lui promettant que si aucune nouvelle n'était arrivée de Marseille à la fin de la journée, elle télégraphierait pour s'assurer que l'oncle Castanié était toujours en bonne santé. Cette fin d'après-midi — un gris après-midi d'avril — fut marquée par deux petits événements qui paraissaient de peu d'importance sans doute, mais qui plus tard devaient reprendre leur place dans le cours de cette histoire. Sur le moment, ils n'inspirèrent à Christine qu'une légère surprise, et elle était loin de se douter qu'ils marquaient le début de l'aventure où elle allait être entraînée. Il y eut tout d'abord l'affaire de la valise. Comme nous l'avons dit, Christine tenait compagnie au petit Patrick, atteint d'une angine, et qu'il n'était pas facile de faire rester au lit. Lorsqu'il sommeillait, Christine reprenait son manuel d'anglais et en profitait pour réviser deux ou trois des dernières leçons. Mais Patrick ne dormait pas longtemps, et il fallait alors

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utiliser toutes les ruses imaginables pour le persuader de rester bien au chaud dans son lit. Pour la dixième fois de la journée, Christine commençait à lui raconter une histoire, lorsque la porte de la chambre s'entrouvrit. Le long visage sombre de Georges, le chauffeur de M. Marcelin, se glissa dans l'entrebâillement. « Mademoiselle Christine, dit-il à mi-voix. Pourrais-je vous voir un instant ? » Sans cacher son étonnement, Christine se leva et passa dans le grand couloir ,de l'appartement. Elle s'aperçut alors que Georges tenait une valise à la main. « Que me voulez-vous ? » L'homme parut hésiter. Il jeta un rapide coup d'œil autour de lui, comme s'il était gêné et craignait qu'on ne l'entendît. Puis il souleva la valise. « Je suis très ennuyé, murmura-t-il. La valise que vous avez bien voulu me prêter avant-hier.... » Christine ne put retenir un sourire, tant l'embarras de Georges paraissait grand. « Eh bien, demanda-t-elle, que lui est-il arrivé ? — Un petit accident.... Je l'avais posée par terre dans le garage.... Et voilà qu'en faisant manœuvrer l'auto, une roue l'a à demi défoncée.... — Bah ! elle n'était plus toute neuve ! Est-elle très abîmée ? » Elle se pencha légèrement, examina la valise que tenait le chauffeur. « Mais elle n'a rien ! s'écria-t-elle avec étonnement. — Je l'ai fait réparer, se hâta d'expliquer Georges. On a refait un côté, la poignée.... Je tenais tout de même à m'excuser.... » A ce moment-là, Christine eut l'impression très vague que quelque chose sonnait faux dans ces explications. Mais elle attribua ce sentiment à l'espèce d'antipathie qu'elle avait ressentie dès le premier jour pour cet homme. Georges ne manquait cependant ni de politesse, ni de complaisance, mais c'était peut-être justement cet excès d'obséquiosité qui indisposait la jeune fille contre lui. M. Marcelin l'avait engagé quelque six mois auparavant. Comme il devait faire assez fréquemment de très longs déplacements pour inspecter divers centres d'expérimentation situés dans le massif Central ou dans la vallée du Rhône, un chauffeur lui était indispensable pour diminuer la fatigue de ces interminables randonnées sur route. Certes, Georges était un excellent chauffeur au dire de tous, mais cela ne changeait rien

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à l'opinion de Christine, qui jugeait très vite les gens. On avait toujours l'impression qu'il jouait la comédie. Jamais il ne vous regardait en face, sa voix était trop douce, et il avait une façon déplaisante de surgir à l'improviste d'un recoin de la maison, comme s'il s'était caché là pour écouter aux portes. Deux jours auparavant, Georges était venu la trouver, et lui avait demandé de lui prêter sa petite valise. « C'est juste pour une course, avait-il dit d'un air confus. J'en ai bien une, mais elle est trop grande.... Et comme je ne voudrais pas déranger M. Marcelin.... » Sur le moment, Christine n'avait pas trouvé curieux que Georges connût l'existence et les proportions de cette valise rangée sur une planche, au-dessus de la porte de son cabinet de toilette. Sans hésiter, elle avait accédé à sa demande. Maintenant l'homme se confondait en excuses. Christine lui prit la valise des mains. Il lui sembla qu'elle était un peu plus lourde qu'auparavant, mais elle avait le même aspect. « J'espère que vous ne direz rien de tout cela à M. Marcelin, reprit le chauffeur qui paraissait très ennuyé. — Grands dieux ! Pourquoi lui en parlerais-je ? — C'est que je n'aurais pas dû.... » Sans savoir pourquoi, Christine fut intriguée. L'incident était minime, insignifiant même. Pourquoi ce grand gaillard de Georges, qui ne devait certes pas être un timide, avait-il l'air aussi gêné ? Et qu'aurait bien pu lui reprocher M. Marcelin si elle lui avait conté l'affaire ? Après tout, la valise était réparée ! «Vous excuserez encore ma maladresse..., insista-t-il. — Ah ! n'en parlons plus, voulez-vous ? dit vivement Christine. Vous l'avez fait arranger, et elle est certainement plus solide qu'avant.... Merci ! » Elle le planta là pour retourner dans sa chambre. Elle monta sur une chaise, remit la valise à sa place dans son cabinet de toilette, puis elle alla retrouver Patrick qui s'était levé et l'appelait par la porte entrouverte. Ce fut donc le premier incident de la journée. Le second, qui provoqua chez Christine comme un malaise, se produisit peu avant le dîner. Elle entendit soudain la voix de M. Marcelin dans le couloir, et quelques instants plus tard

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Mme Marcelin venait la chercher pour la prier de passer chez son mari. Celui-ci était rentré dans son bureau. Il contemplait silencieusement sa table recouverte de papiers, ses tiroirs entrouverts, puis il tourna les yeux vers la jeune fille. « Christine ! dit-il d'une voix grave. Vous allez me répondre bien franchement : avez-vous pénétré dans mon bureau, aujourd'hui ? » Christine resta un instant interdite. « Mais, monsieur, répliqua-t-elle enfin, vous savez fort bien que je n'y entre jamais ! — J'en étais certain, dit aussitôt M. Marcelin. Excusez-moi de vous avoir posé cette question. Mais c'est qu'il me semble.... » Il s'interrompit, regarda de nouveau autour de lui. Son visage, d'habitude calme et souriant, était troublé. / « ...II me semble, reprit-il à mi-voix, que quelqu'un a pénètre ici en mon absence. Tout le monde dans la maison sait que j’interdis l'accès de mon bureau, car il m'arrive d'y conserver des documents d'une grande importance. Or, ma femme a rangé la pièce ce matin, et j'ai maintenant l'impression qu'une autre personne qu'elle est entrée ici !

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— Le bureau était pourtant fermé à clef ! fit observer Mme Marcelin. — Je pensais qu'on avait peut-être oublié la clef sur la serrure, répondit le savant. Mais puisqu'il en est ainsi.... » Christine sentait qu'on ne la soupçonnait d'aucune indiscrétion, et que le savant ne l'avait interrogée que pour en avoir le cœur net. Mais elle était maintenant intriguée. « Quelque chose de précis vous fait-il penser qu'on ait pénétré ici en votre absence ? » demanda-t-elle. M. Marcelin hocha la tête. « C'est peut-être le fait de mon imagination, reconnut-il. Hier soir, j'ai rapporté ici des papiers d'une extrême importance, et, en les reprenant tout à l'heure, j'ai cru constater qu'on y avait touché.... — Mais qui donc aurait pu le faire ? demanda la jeune femme en souriant. Et pourquoi ? — Je n'en sais rien. C'est pourquoi j'ai questionné tout le monde. Après tout, j'ai peut-être rêvé.... » A ce moment, Christine entendit la voix de Patrick qui l'appelait dans le couloir. Elle quitta aussitôt le bureau, mais en se retournant sur le seuil pour lancer un dernier regard à M. Marcelin, elle vit qu'il conservait un air soucieux qui ne lui était pas naturel. Quelques minutes plus tard, Mme Marcelin venait la rejoindre dans la chambre de l'enfant. Christine, qui était en train de raconter une nouvelle histoire à Patrick, s'interrompit en voyant entrer la jeune femme. « II ne faut pas en vouloir à mon mari, commença celle-ci. Vous savez qu'il est surchargé de travail et que de très graves responsabilités pèsent sur ses épaules.... — Mais je ne lui en veux pas ! » dit Christine en souriant. Mme Marcelin vint s'asseoir auprès d'elle, resta un instant silencieuse, puis reprit en baissant la voix : « Je ne devrais peut-être pas vous le dire, Christine, mais j'ai confiance en vous : mon mari vient de faire une découverte qui peut avoir des conséquences incalculables pour l'avenir de notre pays. Aussi comprendrez-vous qu'il soit parfois anxieux et désireux de conserver le secret.... — Je comprends parfaitement, affirma Christine.

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Mais croyez-vous vraiment qu'on ait pu fouiller dans les papiers de votre mari ? » Mme Marcelin tarda à répondre. « Je ne vois pas comment on aurait pu s'y prendre, dit-elle enfin. Notre vieille bonne est ici depuis près de dix ans.... Quant à Georges, il nous a été chaudement recommandé par un ami de mon mari et il nous donne toute satisfaction. Non, Christine. Je crois que mon mari est seulement un peu nerveux ces temps-ci. Il ne faut pas lui en vouloir si....» Elle fut interrompue par deux coups de sonnette. Comme c'était l'après-midi de congé de la bonne, Mme Marcelin se leva pour aller ouvrir, mais déjà Christine avait bondi sur pied. Le visage de la jeune fille s'était animé. « Deux coups de sonnette ! dit-elle. Si c'était mon télégramme ? » En quelques secondes, l'espoir avait fait disparaître la légère tristesse qui avait voilé sa journée. Il était maintenant six heures du soir : Mme Marcelin ne s'était donc pas trompée en lui assurant que son vieil oncle ne l'oublierait pas ! Elle s'élança dans le long couloir, fit une glissade pour parvenir plus vite à la porte, puis elle ouvrit et retint une exclamation de joie : c'était bien un télégraphiste, un gamin, qui lui demanda : « Mlle Peyraud, c'est ici ? — Oui, dit Christine. C'est moi.... Attendez!... » Son télégramme à la main, elle rentra dans le couloir, chercha hâtivement son sac, y prit une pièce qu'elle donna au jeune garçon. Puis, après avoir refermé la porte, elle revint en chantonnant jusque dans la chambre de Patrick. Elle balançait le télégramme au bout des doigts. Mme Marcelin la regardait en souriant. « Eh bien, dit-elle, vous l'avez enfin ? — Oui, je l'ai ! — Et vous ne le lisez pas ? » Mais Christine ne se décidait pas à décacheter son télégramme. Elle l'avait trop longtemps attendu; maintenant, une sorte d'appréhension se mêlait à sa joie. « Ouvrez-le donc ! » insista Mme Marcelin. Christine finit par se décider. Ses yeux brillaient. De ses doigts qui tremblaient peut-être un peu, elle déchira le papier bleu, le déplia.... « Mais qu'avez-vous ? » s'écria Mme Marcelin.

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Le visage de la jeune fille s'était subitement transformé. Toute gaieté avait disparu de ses traits, et ce fut d'une voix assourdie qu'elle parvint à lire le message : « VOTRE ONCLE CASTANIÉ GRAVEMENT MALADE. VOUS CONSEILLONS DK VENIR IMMÉDIATEMENT CAR REDOUTONS ISSUE FATALE. Mme FRANCONI. »

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II vous faut partir dès ce soir, décida Mme Marcelin. Vous avez, je crois, un train vers dix heures qui vous mettra à Marseille demain matin. Je vais immédiatement me renseigner. Cela vous laisse le temps de dîner et de préparer vos affaires.... » Christine s'était déjà ressaisie. Elle avait essuyé ses larmes, et, cessant de faire étalage de son profond chagrin, elle examinait avec Mme Marcelin ce qu'elle devait faire. « Je sentais bien qu'il lui était arrivé quelque chose, dit-elle seulement. Sinon, il m'aurait télégraphié dès ce matin. Sans vouloir m'en rendre compte, j'ai passé cette journée dans l'angoisse. Et maintenant, ce que je craignais est arrivé ! — Tout espoir n'est pas perdu, objecta doucement la jeune femme. Qui est donc cette Mme Franconi ? — Une voisine de mon oncle, je suppose. Ce doit être elle qui IL

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fait son ménage et prépare son déjeuner. Si elle s'est décidée a télégraphier, c'est que l'état de mon pauvre oncle est grave ! — Peut-être s'alarme-t-elle un peu vite ? — Espérons-le ! soupira Christine. Mais de toute façon je dois partir. » Sur ces entrefaites, Marthe, la vieille bonne, rentra, et on lui confia Patrick qui devait certainement être guéri de son angine, car il devenait de plus en plus insupportable. Christine suivit Mme Marcelin au salon. La jeune femme téléphona à la gare de Lyon, puis expliqua : « Vous avez un train qui part à vingt-deux heures et vous met à Marseille vers huit heures du matin.... Il vous reste donc plus de trois heures devant vous.... » Christine approuva silencieusement en inclinant la tête. Trois heures à attendre ! Cela lui semblait être une éternité, et elle eût voulu être déjà dans le train filant vers Marseille, pour parvenir plus vite au chevet de son cher malade. « Du courage ! murmura Mme Marcelin en posant une main sur son épaule. Allez faire votre valise, cela vous occupera l'esprit.... — Ma valise sera vite faite ! » répondit Christine en soupirant. Et soudain elle se souvint de ce fait en apparence insignifiant survenu dans le courant de l'après-midi : Georges lui rapportant sa valise après l'avoir fait réparer. Ne s'agissait-il pas là d'une coïncidence curieuse ? Christine n'était certes pas superstitieuse, mais quelque chose lui avait paru bizarre dans l'attitude de Georges. N'était-ce point parce qu'elle avait pressenti un prochain départ ? Et un départ dans l'inquiétude et la tristesse ? Elle obéit cependant au conseil de Mme Marcelin et regagna sa chambre. Mais elle ne songea pas à préparer ses affaires. Rien ne pressait. Il était à peine sept heures du soir, et elle aurait tout son temps après dîner. Tenaillée par une impatience confuse, elle songea tout d'abord aux moyens d'avoir des précisions sur la maladie de son oncle, mais bien vite elle comprit qu'il ne servirait à rien d'envoyer un télégramme à Mme Franconi. En premier lieu, elle ignorait son adresse, et d'autre part quels autres renseignements la bonne dame eût-elle pu lui donner ? Son oncle était gravement malade. Peut-être même ces trois mots n'étaient-ils qu'une formule pour ne pas dire tout de suite la pénible réalité....

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Afin de calmer son inquiétude et son impatience, elle rangea sa table, ses livres, puis alla rejoindre Patrick et lui tint compagnie jusqu'à l'heure du dîner. Le repas du soir fut moins animé que de coutume. L'absence de Patrick y était pour quelque chose, mais il y avait aussi la tristesse qui pesait sur Christine. La conversation un peu décousue et entrecoupée de longs silences roula naturellement sur son prochain départ et sur son oncle Castanié. M. Marcelin évoqua la vie du vieux capitaine, raconta quelques anecdotes pittoresques sur ses aventures autour du monde, niais on sentait fort bien qu'il s'efforçait de bavarder pour chasser l'impression de malaise qu'avait causée la mauvaise nouvelle. Et il sembla même à Christine que M. Marcelin n'était pas lui non plus comme d'habitude. Il paraissait préoccupé, songeur. A plusieurs reprises, sa femme dut répéter deux ou trois fois une question avant qu'il ne lui répondît. Ce morne dîner allait se terminer lorsqu'un coup de sonnette fit sursauter Christine. « Qui est-ce ?... » murmura Mme Marcelin en regardant son mari. Celui-ci parut également surpris. Il jeta un coup d'œil à la pendulette qui marquait huit heures moins cinq, puis se retourna vers sa. femme. « Nous n'attendons personne ! dit-il à son tour. Je me demande si.... » II s'interrompit pour tendre l'oreille. Les pas de la vieille bonne résonnèrent dans le couloir, la porte d'entrée s'ouvrit, et il y eut un échange de paroles à mi-voix. Christine vécut quelques secondes dans l'angoisse. Elle imaginait un télégraphiste apportant cette fois un message qui ne laisserait plus place à l'espoir.... Mais déjà Marthe ouvrait la porte. « C'est un M. Baroy », bougonna-t-elle sur un ton de réprobation, toutefois assez bas pour n'être pas entendue du visiteur. « II dit qu'il vous connaît.... » La vieille Marthe, qui était déjà au service des parents de M. Marcelin, ne s'embarrassait pas de façons. Elle avait son franc parler et, bien des fois, ne cachait pas qu'elle réprouvait ceci ou cela. On la laissait dire, et les Marcelin, qui malgré leur position étaient des gens simples et sans prétention, riaient souvent de ses reparties.

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« NOUS N’ATTENDONS PERSONNE »

LA VALISE MYSTERIEUSE

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« Oui, reprit-elle d'un air méfiant. Ce monsieur prétend qu'il vous a connu autrefois.... » M. Marcelin ne put retenir un sourire. « Et que me veut-il ? Me vendre un aspirateur ? — Pensez donc ! répliqua la vieille bonne en fronçant les sourcils. Il dit qu'il veut vous voir, que c'est un ami à vous.... En tout cas, il n'est jamais venu ici ! — Baroy ? répéta M. Marcelin, surpris. J'avoue que je ne vois pas. D'ailleurs, à cette heure-ci.... — C'est bien ce que je lui ai dit ! lança la vieille Marthe triomphante. C'est pas une heure pour déranger les gens.... Mais il dit qu'il vous connaît, que c'est important, très important... Il m'a dit : Baroy, du 72e.... — Pierre Baroy ! s'écria le savant, subitement illuminé. Mais où avais-je la tête ! » Et se tournant vers sa femme qui le considérait avec curiosité : « C'est un ancien camarade de régiment, expliqua-t-il. Je ne l'ai pas revu depuis des années. Mais comment se fait-il ?... — Alors, je le fais entrer ? » maugréa Marthe qui, à n'en pas douter, aurait éprouvé le plus vif plaisir à mettre à la porte ce visiteur inconnu et tardif. « Faites-le entrer ! répondit gaiement M. Marcelin Nous n'allons pas laisser ce pauvre Baroy à la rue ! » II se leva, passa dans le couloir, et l'on entendit les exclamations des deux hommes qui se retrouvaient. Puis la porte du bureau se referma sur eux. « M. Marcelin pensera-t-il à avertir Georges ? » demanda doucement Christine. La jeune femme la rassura aussitôt. « Mais oui ! mais oui ! dit-elle. C'est déjà fait. Georges viendra vous prendre à neuf heures pour vous conduire à la gare. Vous ne raterez pas votre train, soyez sans crainte ! Avez-vous fait votre valise ? — Pas encore.... — Eh bien, il serait temps de vous y mettre. Vous partez dans une petite heure ! » Christine se leva, mais une fois debout elle hésita à quitter la pièce, et elle regarda la jeune femme dont les traits s'étaient assombris: « Vous avez l'air soucieuse, madame ! » lui dit-elle gentiment.

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Christine vit qu'il s'agissait bien de films. 23

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Mme Marcelin secoua la tête comme pour chasser ses inquiétudes. Elle s'efforça de sourire. « Oui, reconnut-elle enfin. Cela doit vous sembler un peu ridicule, mais cette journée m'a complètement désorientée.... Patrick malade, la fâcheuse nouvelle que vous recevez.... Votre départ imprévu.... L'attitude de mon mari qui semble croire qu'on a pénétré à son insu dans son bureau, et peut-être fouillé dans ses affaires.... Pour finir, cette visite d'un homme que mon mari n'avait pas revu depuis sept ou huit ans.... » Elle passa une main sur son front. « Ah ! soupira-t-elle. Je suis peut-être nerveuse, tout simplement.... — Non, dit Christine. Vous n'êtes pas nerveuse. Car moi aussi j'ai éprouvé les mêmes impressions. Même en mettant à part la maladie de mon oncle, j'ai le sentiment qu'il se passe aujourd'hui quelque chose de bizarre, d'inquiétant. Comme si un danger nous menaçait tous, et qu'il n'apparaisse que dans de petits faits, sans lien entre eux, mais un peu troublants.... — Ah ! cette fois, c'est vous la nerveuse ! s'écria Mme Marcelin en se forçant à rire. Allons, Christine ! Chassez ces idées absurdes, et dépêchez-vous d'aller faire votre valise. » A ce moment, la porte de la salle à manger s'entrouvrit. Marthe glissa la tête dans l'entrebâillement. « Madame, dit-elle, Georges est déjà là. L'auto est en bas, et il demande si.... — Rien ne presse ! s'exclama Mme Marcelin. Le train ne part qu'à dix heures ! Il ne lui faut pas deux heures pour aller d'ici à la gare de Lyon ! — Il dit qu'il vaut mieux partir à l'avance, et que si Mlle Christine veut être sûre d'avoir une place.... » Mme Marcelin fit signe à Marthe de retourner dans la cuisine. « Que Georges se rassure ! répondit-elle avec un peu d'ironie dans la voix. A cette époque de l'année, les trains ne sont pas surchargés.... J'ai d'ailleurs téléphoné à la gare, et l'on m'a dit qu'il y aurait des places, même pour les voyageurs qui n'ont pas loué. » La porte se referma. Mme Marcelin hocha la tête, soupira. « C'est bien de lui ! constata-t-elle enfin. Lui qui n'est jamais pressé, qui fait souvent attendre mon mari !... » Puis elle sourit à Christine.

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« Mais que cela ne vous empêche pas d'aller préparer votre valise. Ne tardez plus ! » Christine quitta la salle à manger. Avant de regagner sa chambre, elle passa quelques minutes au chevet de Patrick, puis-alla faire ses adieux à Sylvie qui était en train de se coucher. Elle la borda dans son lit, lui permit de lire un quart d'heure jusqu'à ce qu'elle revînt éteindre la petite lampe de chevet, puis l'embrassa. « Tu reviendras bientôt ? demanda la fillette. — Je l'espère ! — Peut-être que ton oncle n'est pas très malade ? Il sera peut-être déjà guéri quand tu arriveras ! — Je l'espère », répéta Christine, touchée par l'émotion que manifestait l'enfant. « Et tu vas voyager seule ? Toute la nuit ? — Ce ne sera pas la première fois, répondit Christine en souriant malgré sa tristesse. Le temps passe très vite pendant la nuit.... On s'endort, et quand on ouvre les yeux c'est déjà le Midi avec son beau ciel bleu.... Tout est plus clair, plus lumineux qu'ici... » Puis elle songea que, cette fois, le voyage ne lui apporterait certainement pas ce même émerveillement, cette surprise radieuse éprouvée lorsque, aux premières heures du matin, elle apercevait la vallée du Rhône, les montagnes aux teintes pâles sous le ciel d'un bleu transparent.... Montélimar, Donzère, Orange, Avignon.... Tous ces noms qui chantaient à l'oreille comme les jalons d'une voie magnifique vers le soleil, la chaleur, la Méditerranée.... L'évocation de ces souvenirs lui fit monter les larmes aux yeux. Elle se détourna rapidement pour que la fillette ne s'en aperçût pas. « Je reviendrai te dire au revoir, promit-elle à Sylvie. Lis un peu en m'attendant.... — Oh ! merci ! » dit Sylvie qui, comme la plupart des enfants, adorait lire quelques pages avant de s'endormir. Christine la quitta pour rentrer dans sa chambre. Elle ouvrit un tiroir, en tira quelques affaires qu'elle déposa sur son lit. Que me faut-il emporter ? se demanda-t-elle soudain. Son séjour se prolongerait-il à Marseille ? Devait-elle prévoir une semaine d'absence, quinze jours ? Ou au contraire un bref voyage ? Ses hésitations furent de courte durée. Un regard à sa montre

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lui apprit qu'il était déjà 8 h 20. Puisque Georges l'attendait avec la voiture, le mieux était de se dépêcher pour arriver de bonne heure à la gare, et avoir ainsi plus de chance d'obtenir une bonne place de coin. Elle passa dans son cabinet de toilette, grimpa sur l'escabeau de bois blanc et attira la valise qu'elle avait rangée, quelques heures auparavant, sur l'étagère placée au-dessus de sa porte. Mais dans son énervement, elle tira un peu fort : la valise lui tomba sur la tête avant qu'elle n'eût pu la retenir. Christine faillit basculer et dut s'appuyer des deux mains au mur pour .se retenir, pendant que la valise rebondissait sur elle, heurtait le rebord du lavabo et s'écrasait sur le dallage. D'un bond, Christine redescendit, se pencha sur la valise et constata qu'elle était en piteux état. Une charnière avait sauté, la poignée en matière plastique semblait disloquée. Christine la saisit : la poignée se brisa complètement dans sa main, se divisa en plusieurs petits tronçons, et soudain, avec stupéfaction, Christine en vit surgir deux ou trois minces bobines de film qui se déroulèrent avec un léger crissement. Elle s'agenouilla, ramassa

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l'une des étroites bandes perforées et vit qu'il s'agissait bien de films. « Que viennent donc faire ces films dans la poignée de ma valise? murmura-t-elle, complètement abasourdie. Qui a pu s'amuser à les mettre là-dedans?... »

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III un moment, Christine resta songeuse, désorientée par ce nouvel incident auquel elle ne trouvait nulle explication logique, puis elle se ressaisit et transporta la valise sur son lit afin de mieux l'examiner. Alors, seulement, elle s'aperçut que cette valise n'était pas la sienne. Elle avait bien les mêmes dimensions, la même teinte, mais la fibre paraissait plus neuve aux angles, et si l'on examinait l'intérieur de nouvelles différences sautaient aux yeux : le papier parcheminé qui la doublait était d'un bleu plus clair, et il y manquait la tache d'encre, due à un encrier mal bouché. Poursuivant son examen, Christine décortiqua complètement la poignée brisée, et constata qu'il s'agissait d'un tube ovale en matière plastique, percé de deux trous aux extrémités pour permettre le passage des crochets, et obturé par des bouchons de cire. La cavité intérieure contenait six petits films, roulés PENDANT

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très serrés, dont cinq étaient développés; le sixième ne l'était certainement pas, car il était soigneusement protégé par plusieurs feuilles de papier d'étain. En approchant les films de sa lampe de chevet, la jeune fille essaya de distinguer quelque chose, mais cela lui fut impossible. Les images étaient si petites qu'il aurait fallu une forte loupe pour les examiner. S'agissait-il donc de micro-films ? Christine avait entendu parler de ce procédé qui permet de reproduire une grande quantité de documents en images microscopiques sur quelques centimètres de film, puis à les projeter sur un écran ou à en tirer des agrandissements si l'on désire les étudier. Mais que venaient faire ces micro-films dans la poignée de la valise que Georges lui avait remise en échange de la sienne ? Le temps passait, et il fallait prendre une décision. Elle rejeta l'idée de questionner Georges, car l'homme ne lui était pas sympathique, bien qu'il parût jouir de la confiance de M. Marcelin. D'ailleurs, il y avait quelque chose de suspect, elle le sentait fort bien, dans cet échange de valises et dans la découverte qu'elle venait de faire. Elle jugea donc préférable d'en informer Mme Marcelin. La jeune femme était dans sa chambre. Tout d'abord elle parut incrédule, et comme Christine s'embrouillait dans ses explications, elle se mit à rire. « Mais que me racontez-vous là ! s'exclama-t-elle. Georges vous aurait pris votre valise.... Et il y aurait des films dans la poignée de l'autre ?... C'est une histoire à dormir debout ! — Venez donc voir, madame ! — Etes-vous certaine d'avoir bien vu ? reprit la jeune femme amusée. En vous tombant sur la tête, votre valise n'aurait-elle pas provoqué quelques visions ? — Je ne plaisante pas, madame ! Venez voir vous-même ! » Mme Marcelin la suivit dans sa chambre. Elle examina les films, la poignée creuse; son visage tout d'abord souriant se fit grave. « Mon Dieu ! murmura-t-elle. Mais vous aviez raison.... Ce sont bien des micro-films. J'en ai vu deux ou trois fois entre les mains de mon mari.... Que signifie donc ce mystère ? — Ne devrions-nous pas interroger Georges ? » suggéra Christine. Mme Marcelin réagit avec une vivacité qui surprit la jeune fille.

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Je ne plaisante pas, madame, venez voir vous-même !

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« Surtout pas ! » dit-elle d'une voix brusquement étouffée, et en regardant du côté de la porte ouverte, comme pour s'assurer que personne ne les écoutait. « Surtout pas ! Il y a quelque chose de mystérieux là-dessous, quelque chose de très grave peut-être Comme je vous l'ai dit, Christine, mon mari fait des recherches d'un intérêt capital pour notre pays. Il doit travailler dans le plus grand secret, car on sait fort bien que d'autres pays cherchent à connaître le résultat de ses travaux pour les exploiter à leur profit. Et il s'agit peut-être.... » Elle ne termina pas sa phrase, regarda Christine qui avait poussé une exclamation de stupeur. « Ne dramatisons pas ! reprit-elle rapidement, comme si elle regrettait d'en avoir déjà dit trop long. Ne dramatisons pas, mais ne commettons pas d'imprudences ! Ne parlez à personne de ce qui vient d'arriver. Faites disparaître cette valise, au cas où quelqu’un entrerait chez vous, et attendez-moi. Je vais avertir mon mari qui saura, mieux que nous, s'il y a lieu de s'inquiéter. » Et Mme Marcelin quitta la pièce en emportant les six rouleaux de pellicule. Christine alla remettre la valise dans son cabinet de toilette, puis elle attendit, avec une impatience qui croissait de minute en minute. Il était maintenant 8 h 35, et il importait de ne plus trop s'attarder si l'on ne voulait pas arriver au dernier instant à la gare de Lyon. Mais Mme Marcelin ne revenait toujours pas. Christine restait là, les bras ballants, devant ses affaires étalées sur le lit, et, dans le silence qui l'entourait, elle sentait comme une vague menace. Puis la voix de Patrick qui l'appelait retentit à travers la mince cloison. Cet appel familier, la présence proche de l'enfant firent brusquement disparaître son anxiété. Elle se retrouva dans cette chambre qu'elle aimait, où elle avait vécu deux ans, et toute inquiétude lui parut soudain ridicule. « Je suis là ! cria-t-elle en réponse à l'enfant. — Viens me dire au revoir ! implora Patrick. — Oui, tout de suite.... » Elle faillit quitter sa chambre pour passer au chevet de l'enfant, mais elle se souvint de la recommandation de Mme Marcelin et ne voulut pas la contrarier en lui désobéissant. « Tout de suite ! cria-t-elle. Je finis de me préparer.... » Joignant le geste à la parole, elle entassa sur le bout de son lit les quelques affaires qu'elle comptait emporter. Il suffirait de les jeter dans une autre valise, de sauter dans l'auto et

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de filer vers la gare. Georges conduisait vite. A cette heure les rues étaient moins -encombrées. Il était encore temps, se dit-elle, à condition que Mme Marcelin ne la retardât plus. Quelques instants après, elle entendit le pas de la jeune femme dans le couloir, puis la porte s'ouvrit. « Venez vite dans le bureau de mon mari, dit Mme Marcelin d'une voix précipitée. C'est ,très grave.... — Mais je n'ai plus guère le temps ! protesta Christine. Mon train.... — Vous prendrez un autre train.... Venez vite!... D'ailleurs, il n'est même pas sûr que votre oncle soit malade.... — Mon oncle n'est pas malade ? s'écria Christine. —• Mon mari vous expliquera tout cela.... Apportez la valise dans son bureau, il dit que nous serons plus tranquilles là-bas... » A l'air bouleversé de Mme Marcelin, Christine comprit qu'il s'agissait certainement de quelque chose de fort grave. Son départ était déjà sérieusement compromis, mais elle s'y résigna, d'autant plus facilement que la dernière phrase de la jeune femme avait éveillé une sorte d'espoir joyeux en elle. Sans perdre de temps à poser des questions, malgré la curiosité qui l'a tenaillait, elle alla reprendre la valise disloquée et passa dans le couloir. Tout aussitôt elle s'arrêta. « Et si on la voit ? souffla-t-elle. — Georges n'est pas là, répondit Mme Marcelin. Je l'ai trouvé dans la cuisine, qui vous attendait, et je l'ai renvoyé en bas, auprès de l'auto.... Venez vite ! » Elles suivirent le long couloir au bout duquel se trouvait le bureau de M. Marcelin. Quand elles entrèrent, le savant était debout auprès d'une fenêtre et conversait à mi-voix avec son visiteur, un homme d'une quarantaine d'années, robuste, aux cheveux coupés court et aux yeux bleu vif. Tous deux s'interrompirent, regardèrent la jeune fille déposer la valise sur une chaise puis s'approcher d'eux. « Je vous présente Pierre Baroy, dit alors M. Marcelin à Christine. Baroy est un ancien camarade de guerre, que j'avais perdu de vue depuis quelques années, et que je retrouve ce soir dans des circonstances étranges.... » II parlait lentement, d'une voix calme, mais il était visible qu'il faisait un rude effort pour maîtriser son émotion. Son visage était plus pâle que de coutume, et il jouait machinalement avec l'un des rouleaux de film. Les cinq autres étaient déroulés 33

sur la table, et leurs spirales noires brillaient sous la lampe. Christine serra la main que lui tendait le visiteur, puis elle se tourna vers le savant qui semblait hésiter à donner de plus amples explications. « Autant tout dire à Mlle Peyraud, intervint alors Baroy avec un rapide sourire. Puisque c'est elle qui a découvert la chose, nous pouvons la mettre dans le secret. Je peux même dire que c'est grâce à elle — grâce à sa maladresse ! — que nous avons été avertis ! Il était temps ! » A son tour, M. Marcelin esquissa un sourire. « C'est exact, reconnut-il. Votre maladresse a été la bienvenue, Christine. Si vous n'aviez pas brisé la poignée de cette valise, vous partiez avec elle pour Marseille, et les films poursuivaient leur voyage vers une destination plus lointaine encore__ — Je vais seulement chez mon oncle ! objecta Christine. — C'est certain. Mais, sans vous en douter, vous étiez l'agent choisi pour transporter ces micro-films jusqu'à Marseille, sans éveiller de soupçons. Une fois là-bas, on se serait arrangé pour vous les reprendre et les faire passer à l'étranger.

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— Mais qui donc ? s'écria la jeune fille. — C'est précisément ce que je cherche à savoir, dit Baroy. Mon ami Marcelin a été un peu trop discret en faisant les présentations, et je vais être obligé de les compléter moi-même. Auparavant, prenez place, je vous en prie, car nous en avons pour un bon moment. » Christine ne put s'empêcher de jeter un bref regard à sa montrebracelet. Baroy, qui l'avait remarqué, reprit en souriant : « Oh ! ne vous inquiétez surtout pas pour votre train ! Il est manqué, c'est certain. Mais si cela peut vous rassurer, je vous dirai qu'il y a de fortes chances pour que votre cher oncle soit en excellente santé. Maintenant, écoutez-moi. » Christine s'assit dans un fauteuil. Pierre Baroy s'installa en face d'elle tandis que M. Marcelin reprenait place à son bureau. Il y eut un moment de silence. « Et pour Georges ? demanda soudain Mme Marcelin qui était restée dans un coin de la pièce. Que faut-il lui dire ? — J'y songeais justement, répondit Baroy. Quelle que soit notre décision, il importe en premier lieu de ne rien ébruiter de l'affaire et de ne pas éveiller les soupçons de votre chauffeur. Vous pourriez lui dire que Mlle Peyraud vient de se trouver mal et a dû s'aliter. Il n'est pas question pour elle de partir ce soir. Annoncez donc à votre chauffeur que vous n'aurez plus besoin de lui pour la soirée et demandez-lui seulement de se présenter ici demain matin à huit heures. D'ici là, nous aurons établi un plan. Où habite-t-il ? — Dans cet immeuble, au huitième, mais il doit passer par l'escalier de service. — Fort bien. L'essentiel est de ne pas l'avoir sur le dos, comme on dit familièrement. Débarrassez-vous également de votre bonne et racontez-lui la même histoire. — Entendu, je m'en occupe. » Mme Marcelin quitta la pièce. Pierre Baroy resta un moment silencieux, prêtant l'oreille. On entendit les pas de Mme Marcelin dans le couloir, un bruit de voix étouffées, puis la porte d'entrée claqua. « Maintenant, nous voilà tranquilles, dit alors Baroy en ramenant les yeux vers Christine qui brûlait de curiosité. Lorsqu’il m'a présenté à vous, mon ami Marcelin a omis de vous signaler que j'étais attaché au service du contre-espionnage économique....

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— Le contre-espionnage ? s'exclama Christine, incapable de cacher sa stupeur. — Mais oui ! dit Baroy, amusé par la vivacité de sa réaction. Vous vous imaginiez peut-être les agents secrets sous les traits d'individus porteurs de fausses barbes et vêtus de manteaux couleur de muraille.... En fait, de nos jours, c'est un peu différent. A côté de l'espionnage du type traditionnel qui consiste à surprendre des secrets militaires pour les livrer à des puissances étrangères, il y a maintenant une nouvelle forme d'espionnage qui marche avec le développement de la technique : c'est l'espionnage économique. La force d'un pays ne tient pas seulement à ses armements, mais aussi, pour une large part, à son industrie, à ses laboratoires de recherche et à ses procédés de fabrication. Comprenezvous ? — Je comprends », murmura Christine. Elle était très émue, et fière en même temps qu'on lui confiât de si importants secrets. A demi rassurée maintenant sur le sort de son oncle, elle écoutait Baroy avec une attention passionnée. « Or vous savez sans doute, poursuivit celui-ci, que depuis quelques années la science a été complètement révolutionnée par les recherches nucléaires. Comme le disent les journaux, nous vivons maintenant à l'ère atomique. Il ne faut pas voir uniquement cela sous le tragique aspect des armes de destruction qui, espérons-le, ne serviront jamais, mais sous celui des immenses possibilités que cela offre à l'homme. Dans dix ans, peut-être, des centrales atomiques viendront renforcer les centrales électriques existantes et seront à la source de nouvelles richesses et d'un plus grand bien-être. » II s'interrompit soudain, puis eut un petit geste d'excuse. « Mais je vous ennuie avec tous ces discours, dit-il. Sachez seulement que mon ami Marcelin a dressé les plans d'un nouveau réacteur nucléaire — une sorte de moteur atomique en termes plus simples — qui constitue un progrès immense. Et, comme il fallait s'y attendre, certains pays cherchent depuis déjà un bon moment à avoir connaissance de ces plans. Nos services de contre-espionnage ne sont pas restés inactifs, et nous surveillons un certain nombre d'individus suspects que nous savons être en relations avec des agents étrangers. — Mais pourquoi ne les arrêtez-vous pas ?» ne put s'empêcher de demander Christine.

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Pierre Baroy sourit. « Nous nous garderons bien de le faire pour le moment ! Tout d'abord, nous n'avons pas de preuves formelles, et d'autre part, nous ne voulons agir qu'à coup sûr, lorsque nous serons certains de pouvoir donner un vaste coup de filet qui ramassera non seulement les comparses mais aussi les chefs de file. Arrêter l'un ou l'autre de ces espions ne servirait pas à grand-chose, car ces gens travaillent par petits groupes qui généralement s'ignorent. « Nous avons donc fait surveiller les services de la recherche nucléaire, mais avec une telle discrétion que mon ami Marcelin ne s'en doutait même pas. Et c'est seulement ce soir que je l'ai mis au courant des faits graves que nous avons relevés. Or, là-dessus, Mlle Christine provoque un coup de théâtre et nous fournit la preuve qui nous manquait, ainsi que l'indication de la filière.... Merci ! » Christine rougit. « Je ne l'ai pas fait exprès ! — Peu importe. J'étais venu ce soir pour avertir M. Marcelin de ce qui se tramait. Pourtant, je l'avoue, nous étions loin de penser que les événements se précipiteraient de la sorte. Nous venions simplement d'établir avec certitude que les espions avaient un de leurs hommes dans la maison. Il s'agit évidemment de votre chauffeur. — Georges ! s'écria Christine. J'ai toujours senti qu'il y avait quelque chose de louche chez lui ! — Eh bien, pas moi ! intervint M. Marcelin. Je ne parviens pas encore à y croire. Georges m'avait été chaudement recommandé par une personne qui est au-dessus de tout soupçon, et il jouissait de ma confiance entière. Je reconnais qu'il y a certaines présomptions contre lui, mais.... — Cela ne vous suffit-il pas ? » demanda Baroy en montrant d'un geste de main les bobines de film sur la table. M. Marcelin ne sut que répondre. Après un bref silence, ce fut Baroy qui reprit : « Votre chauffeur s'appelle de son vrai nom Andréi Garakis, et il est originaire de je ne sais plus trop quel pays d'Europe centrale. Il vit en France depuis sa jeunesse. Je n'irai pas lui reprocher cela, bien sûr ! mais je lui reprocherai le fait de posséder de faux papiers au nom bien girondin de Georges Gaze-neuve. Il était jusqu'à présent inconnu de nos services, et nous

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Baroy montrait les bobines de film sur la table.

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pensons qu'il s'est abouché depuis fort peu de temps avec les agents étrangers dont je vous parlais. Pour mieux parvenir à leurs fins, ceux-ci ont trouvé utile et adroit de placer un de leurs hommes au cœur de la forteresse.... Ces derniers jours, ils ont dû constater que notre surveillance se resserrait, et il est tout naturel qu'ils aient choisi Georges pour servir de messager. « Grâce à certaines complicités que nous finirons bien par découvrir, ils ont pu photographier sur micro-films les plans qui se trouvaient au centre de recherches. Et aujourd'hui même, semble-t-il, Georges a pénétré dans ce bureau pour photographier certains documents que M. Marcelin conservait ici. C'est ce qui explique la présence de ce film non développé parmi les autres. » A ce moment, la porte s'entrouvrit sans bruit. Mme Marcelin rentra dans la pièce. « Tout s'est fort bien passé, annonça-t-elle, les yeux brillants d'excitation. Georges a paru croire ce que je lui racontais.... Il m'a dit qu'il allait passer sa soirée au cinéma.... — Ou à informer ses complices, dit Pierre Baroy en souriant. L'appartement est-il vide, maintenant ? — II n'y a plus que nous. — Parfait ! Nous avons donc les mains libres pour tout le travail qui nous attend cette nuit.... — Quel travail ? » demanda le savant en manifestant un peu d'étonnement. Pierre Baroy ne répondit pas tout de suite. Il se leva, demanda à Mme Marcelin l'autorisation de fumer, puis il tira sa pipe, la bourra et l'alluma. Après quoi, il fit quelques pas de long en large dans la pièce, les mains aux poches. « Quel travail ? reprit-il, en répondant seulement alors à la question de son ami. Mais tout simplement décider ce que nous allons faire. Nous avons jusqu'à demain matin. Nous ne pouvons arrêter Georges tout seul : il nierait, ou en tout cas ne nous livrerait que les noms de deux ou trois comparses. Georges n'est qu'un rouage secondaire. Mais comme nous avons un peu d'avance sur les espions, comme nous avons eu la chance de jeter un coup d'œil dans leurs cartes, il faut essayer de réussir un joli coup. J'ai une idée qui ne vous plaira peut-être pas beaucoup. Mais auparavant.... » II se tourna vers Christine, l'observa un instant avec un léger sourire, puis il dit : 39

« Pour vous, mademoiselle Peyraud, je terminerai tout d'abord mes explications. Georges a donc photographié les documents que M. Marcelin conservait ici. Si nous fouillions sa chambre — ce que je me garderai de faire ! — nous trouverions sans doute l'appareil avec les objectifs spéciaux qui ont servi à prendre ses microfilms. Les espions savent que nous sommes alertés; Georges a peut-être deviné que nous observions ses allées et venues, comme celles de tous ceux qui touchent de près M. Marcelin. Depuis quelques jours ils accumulent les documents, la réussite leur semble proche, mais il ne s'agit pas de se faire prendre la main dans le sac ! Il faut donc un messager pour faire passer ces films à l'étranger.... Georges connaît l'existence de votre oncle, il sait l'affection que vous éprouvez pour ce vieil homme.... Si vous pouviez faire un petit voyage à Marseille, en emportant les films.... — Et il m'emprunte ma valise ! compléta Christine. Puis il prétend qu'il l'a abîmée, qu'il a dû la faire réparer.... Et celle qu'il me rend n'est pas la mienne ! — Quand cela s'est-il passé ? demanda Pierre Baroy. — Il y a quatre jours. J'ai été un peu surprise qu'il vienne m'emprunter ma valise, mais je la lui ai tout de même prêtée de bon cœur. Aujourd'hui, quand il est venu me la rapporter, j'ai eu vaguement conscience que quelque chose sonnait faux dans 'ses excuses. Après tout, ce n'était pas une telle histoire ! Il prétendait avoir brisé la poignée et l'avoir fait réparer.... Mais il insistait trop, alors que tout cela m'importait peu. » Pierre Baroy approuva d'un léger signe de tête. « Tout s'éclaire parfaitement. Georges vous emprunte votre valise et il la remplace par une valise presque identique, mais avec une poignée creuse que l'on peut démonter, et où peuvent tenir plusieurs bobines de film. Il y loge les cinq premières bobines déjà développées, puis aujourd'hui même il y ajoute le film qu'il a pris dans ce bureau. Il revisse la poignée et vous rapporte la valise. — Comment pouvait-il savoir que j'allais partir pour Marseille ? » Mais presque au même instant, la réponse vint à l'esprit de Christine. « Oh ! s'écria-t-elle. Si c'était un faux télégramme ? — Ce n'est pas un faux télégramme, répondit Baroy en souriant. C'est-à-dire qu'il a bien été transmis par l'Administration des postes, et que le télégraphiste qui vous l'a remis n'était pas 40

un espion déguisé.... Mais il y a de fortes chances pour que ce ne soit pas la voisine de votre oncle qui l'ait envoyé. — Mon oncle serait donc en bonne santé ? — Je l'espère. » Le visage de Baroy s'était pourtant assombri. « Je l'espère, reprit-il. Nos espions ont pensé qu'il y avait vraiment peu de risques à vous faire partir pour Marseille de cette façon. Votre oncle ne doit pas vous écrire très souvent, et même si vous aviez reçu hier ou aujourd'hui une lettre de lui, le télégramme annonçant sa subite maladie était fort plausible. N'oubliez pas que Georges vous connaît, qu'il a pu étudier vos habitudes et peut-être même surveiller votre courrier. — Mais il a négligé une chose ! dit Christine d'une voix étranglée. — Laquelle ? — C'est que j'ai seize ans aujourd'hui. Et j'attendais une lettre ou un télégramme de mon oncle. Or, je n'ai rien reçu de lui, et son silence m'inquiète. » Pierre Baroy fronça les sourcils, resta un moment silencieux. « Diable, diable ! murmura-t-il enfin. Il faut croire que j'ai été un peu trop optimiste sur ce point. Nos espions ont sans doute poussé la prudence jusqu'à l'empêcher de communiquer avec vous pendant vingtquatre ou quarante-huit heures. Mais rassurez-vous ! Je ne crois pas que sa vie soit en danger. Ils ont dû le séquestrer dans son appartement, sous bonne garde, et lui rendront sa liberté dès que la valise et les films seront parvenus à destination.... » Christine ne fut qu'à demi rassurée par ces explications, et elle estima que Pierre Baroy faisait un peu bon marché de la sécurité de son oncle. « Ne pourriez-vous pas avertir la police de Marseille ? demanda-telle. — Non ! Ce serait donner l'éveil à nos adversaires. — Vous ne pouvez tout de même pas le laisser en danger ! — Je suis persuadé que sa vie n'est pas menacée, dit doucement Baroy. Je connais bien les gens à qui nous avons affaire, ainsi que leurs méthodes, et ils n'ont recours au meurtre qu'en toute dernière extrémité. Ils se contenteront de garder votre oncle prisonnier et ne s'occuperont plus de lui lorsque leur coup aura réussi....

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— Mais leur coup a échoué ! s'écria Christine. — Nous savons, nous, que leur coup a échoué. Mais eux, le savent-ils ? — Cela ne tardera guère ! — Et pourquoi donc ? Georges ne se doute de rien. Nous le verrons arriver demain matin, tout souriant, pour vous conduire à la gare.... Si lui et ses complices ont l'impression que nous donnons dans leur piège les yeux fermés.... — Arrêtez ! arrêtez ! lança soudain M. Marcelin qui jusqu'à présent avait écouté en silence. Je vois maintenant où vous voulez en venir, Baroy, mais je m'y oppose formellement ! »

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IV aussi avait compris. Pourtant, elle ne songea pas une seconde à protester. Elle écouta la discussion des deux hommes avec un parfait détachement, comme si cela ne la concernait pas. En effet, sa décision était déjà prise, elle acceptait de courir le risque. « Vous ne pouvez pas vous servir de Christine pour une affaire aussi dangereuse ! répétait obstinément M. Marcelin. Elle vous a déjà rendu un inappréciable service, ne lui en demandez pas plus. Vous ne pouvez pas jouer avec la vie d'une enfant de seize ans ! » Mme Marcelin intervint à son tour, maîtrisant avec peine son indignation. « Vous ne pouvez pas vous servir de Christine comme d'un appât! dit-elle à Baroy. Elle est confiée à notre garde, et je n'accepterai jamais.... » CHRISTINE

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Pierre Baroy leva les deux mains, comme pour se protéger de l'avalanche. « C'est bon ! c'est bon ! fit-il. Mais permettez-moi seulement de vous expliquer.... — Renoncez-vous à votre projet ? demanda M. Marcelin sur un ton quelque peu menaçant. — Si vous l'exigez, j'y renonce, répondit Baroy avec un rapide sourire. Mais permettez-moi auparavant de vous exposer mon plan, et vous me direz ensuite s'il est trop risqué, ce que je ne crois pas. —• Je veux bien vous écouter, grommela M. Marcelin. Mais je vous préviens tout de suite.... » Pierre Baroy se tourna vers Christine, et il dut comprendre, à la vue de ses yeux brillants, qu'elle ne lui était pas hostile. « Et vous, mademoiselle Peyraud ? demanda-t-il. Acceptez-vous de m'écouter avant de dire non ? — J'écoute, répondit la jeune fille d'une voix ferme. Et il n'est pas certain que je dise non. — Christine ! » s'écria Mme Marcelin. Satisfait, Pierre Baroy se leva. Il enfonça les mains dans ses poches, fit quelques pas de long en large, la tête légèrement inclinée, comme s'il méditait une dernière fois son plan. « Eh bien, voilà ! dit-il enfin. Nous pourrions assurément nous estimer heureux d'avoir déjoué la manœuvre des espions, et. de les avoir empêchés de s'emparer des documents en question. Cela nous permettrait d'arrêter Georges et peut-être celui de ses complices qui, à Marseille, doit faire bonne garde sur l'oncle de Christine. Mais il ne s'agirait là que d'un résultat partiel et assez décevant, car nous n'aurions en aucune façon décapité l'organisation secrète. Dans peu de temps, tout serait à recommencer, et il est bien possible que cette fois les espions, instruits par ce premier échec, s'y prennent plus adroitement et parviennent à leurs fins. » II fit une pause, puis se tourna lentement vers Christine, l'observa un instant de ses yeux vifs, comme pour évaluer ce dont la jeune fille était capable. « Je propose donc, reprit-il, que nous agissions comme si nous ne nous étions aperçus de rien. Christine Peyraud a dû retarder son départ en raison d'un léger malaise, mais elle sera comme prévu demain matin, à la gare de Lyon et prendra le train de Marseille, en emportant naturellement sa précieuse valise. 44

Un de mes hommes va la réparer, et nous mettrons dans la poignée quelques, bobines de film du même format et sans intérêt. ceci afin d'abuser plus longtemps les espions au cas où ils s'empareraient de la valise avant que nous les capturions dans notre souricière. Un de mes agents accompagnera Christine dans son voyage et ne la quittera pas d'une semelle. Il sera demain matin à la gare et prendra place dans son compartiment ou dans le compartiment voisin. A mon avis, nos adversaires veulent que Christine transporte la valise jusqu'à Marseille, ou du moins jusqu'à Avignon et je ne pense pas qu'ils la lui subtilisent en cours de route. Une fois la valise dérobée, mon agent se charge de filer les voleurs et Christine n'a plus à s'occuper de rien. — Très joli ! soupira M. Marcelin. Mais, mon cher Baroy, vous raisonnez comme si vous connaissiez parfaitement les intentions de nos adversaires. Qui vous dit qu'ils agiront de cette façon ? » Baroy ne marqua pas la moindre impatience devant les objections soulevées par son ami. « Leur plan me paraît fort clair, répliqua-t-il simplement. S'ils ont combiné toute cette histoire pour faire venir Christine jusqu'à Marseille, c'est qu'ils ont l'intention d'agir par la ruse et non par la force. Georges et ses complices parisiens se sentaient probablement surveillés, ils ont donc renoncé à se déplacer eux-mêmes et ont choisi un petit messager discret que nul ne pouvait soupçonner. Je suis persuadé qu'il n'y a pas de danger pour Christine au cours de ce voyage. A Marseille, on lui volera sa valise, et ce sera alors à nous de jouer. — J'accepte ! » dit tranquillement Christine. Elle laissa passer les protestations des Marcelin, puis, s'adressant seulement à Pierre Baroy, elle reprit d'une voix calme, un peu ironique même, où l'on sentait cependant une imperceptible émotion : « J'accepte pour trois raisons. Tout d'abord j'estime qu'il est de mon devoir de vous aider à mettre ces gens hors d'état de nuire. Ensuite, j'accepte pour une raison purement personnelle : on s'est moqué de moi, on a voulu m'utiliser pour une sale besogne, et je tiens à ma petite revanche.... — Et troisièmement ? demanda Baroy, amusé par son aplomb. — Oh ! c'est une raison bien simple : je tiens à être rapidement rassurée sur le sort de mon oncle, et il ne me déplaît pas de profiter de l'occasion pour aller passer quelques jours dans le Midi.

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— Une occasion ! soupira M. Marcelin en hochant la tête. Vous vous jetez dans l'aventure, sans vous rendre compte du danger, et vous appelez ça une occasion ! — Bah ! qu'est-ce que je risque ? demanda Christine sur un ton d'insouciance. — Vous risquez votre vie ! Ces gens-là sont fort capables de vous attaquer pour vous ravir la valise, ou encore de vous enlever.... — M. Baroy a dit que je serais protégée.... — Oui, mais il faut compter avec l'imprévisible. » Baroy les écoutait. Son visage était redevenu grave. Il resta un moment pensif après que son ami se fut tu. « Ne prenez pas cela trop à la légère, dit-il enfin à Christine. J'ai connu M. Marcelin à la guerre, et je puis vous affirmer qu'il ne s'effarouche pas d'un rien. Ce qu'il vous dit est exact : vous pouvez vous trouver en danger. Mais je pense pourtant être en état de vous protéger.

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— J'accepte ! répéta Christine. Chaque jour, des centaines d'hommes et de femmes risquent leur vie pour le bien de tous. Je peux bien en faire autant. Si j'avais peur, je refuserais, mais je suis certaine de ne pas courir de trop grands risques. » M. Marcelin jugea alors inutile d'insister pour ramener la jeune fille à renoncer. Il commença à discuter avec Baroy les détails du plan que dressait ce dernier. Mais Christine ne tarda pas à les interrompre. « Auparavant, dit-elle, je voudrais vous demander une chose : que pouvez-vous faire pour mon oncle ? » Pierre Baroy parut un peu embarrassé. « J'ai déjà réfléchi à la question, répondit-il, mais il me paraît bien difficile d'agir ouvertement. Si j'envoie quelqu'un chez votre oncle, cela risque de donner l'éveil aux espions qui s'y trouvent peut-être. Je vais tout de même faire assurer une surveillance discrète sur son domicile. » Là-dessus, il prit la place de M. Marcelin au bureau, décrocha le téléphone et, pendant plus de trois quarts d'heure, donna des instructions à divers interlocuteurs parisiens, marseillais et même lyonnais. Ce fut ainsi qu'il convoqua l'un de ses hommes pour venir remettre la valise en état au cours de la nuit. Il avisa également celui de ses agents qu'il avait choisi pour escorter Christine au cours de son voyage; deux Marseillais furent chargés de surveiller la maison de l'oncle Oastanié; enfin Baroy s'expliqua au sujet de son coup de téléphone à un inspecteur attaché au commissariat spécial de la gare de Lyon-Perrache. « Vous aurez à Lyon dix minutes d'arrêt, dit-il à Christine. C'est le premier arrêt important de tout le trajet, celui de Dijon ne durant que quelques minutes. Il est donc fort possible que ce soit à cet arrêt que l'on tente de vous ravir la valise. Naturellement, vous ne vous y opposerez pas, bien au contraire ! Dès que le train s'arrêtera, vous irez au buffet, vous vous approcherez de la caissière et vous lui demanderez : « Servezvous encore des déjeuners ? » Peu importe la réponse. L'un de mes agents se tiendra auprès de la caisse, il vous repérera ainsi, et il vous conduira aussitôt à une cabine téléphonique. La ligne aura été réservée pour moi, vous m'aurez tout de suite au bout du fil, et je vous communiquerai tout ce que j'ai pu apprendre depuis votre départ. Je vous dirai en particulier si je sais quelque chose de nouveau sur votre oncle, et, le cas échéant, je vous donnerai d'autres instructions. Vous avez bien compris ? »

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Christine approuva, les yeux brillants. « Quand vous regagnerez votre compartiment, poursuivit Baroy, vous constaterez peut-être la disparition de votre valise. Jouez la comédie, lamentez-vous. Votre ange gardien, c'est-à-dire celui de mes hommes chargé de vous surveiller, aura pris le voleur en filature, mais vous, vous continuerez votre voyage. En cas de besoin, je vous ferai transmettre un nouveau message à Valence ou à Avignon. Avec ou sans valise vous arriverez donc à Marseille, et une fois là-bas.... » II fut interrompu par un coup de sonnette. Mme Marcelin alla ouvrir. Quelques instants plus tard, elle introduisait dans le bureau un petit homme brun, simplement vêtu, qui s'arrêta au milieu de la pièce, un peu embarrassé, semblait-il, et roulant son béret dans ses mains. « Bonsoir, Grignoux, dit Baroy. Excusez-moi de vous avoir dérangé si tard, mais c'est une affaire très importante. Regardez donc un peu la poignée de cette valise. » Le nouveau venu s'approcha de la valise placée sur une chaise. Il examina la poignée brisée, puis hocha la tête en connaisseur. « Beau travail, dit-il. Jolie cachette ! — D'ici demain matin, expliqua Baroy, il faudra me réparer la valise et me fabriquer une autre poignée semblable. Virieux, que je viens d'avertir, vous apportera cinq bobines de microfilms développés, et une sixième bobine de film vierge. Vous les placerez à l'intérieur de la poignée. Comme ceci.... » II alla prendre sur la table un rouleau de film et le logea dans ce qui restait de la cavité de la poignée. « D'ici demain matin, c'est un peu court ! objecta le dénommé Grignoux. — Il faudra y parvenir. C'est indispensable. » L'homme inspecta la valise sous toutes ses faces. « Pas grand-chose d'abîmé, conclut-il. Juste une charnière de sautée. Il vaut peut-être mieux que je n'emporte que la poignée ? J'arrangerai le reste sur place, demain matin. — Vous avez raison, dit Baroy. On surveille peut-être l'immeuble, et l'on pourrait trouver bizarre de vous voir sortir puis rentrer avec cette valise, à des heures indues. » Sans un mot, Grignoux tira de sa poche une pince, fit sauter les crochets qui fixaient la poignée, puis ramassa soigneusement les débris de celle-ci.

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« Pour sept heures du matin, ça ira ? demanda-t-il à son chef. — Un peu plus tôt si possible, répondit Baroy. Vous me retrouverez ici. » Grignoux se retira aussi silencieusement qu'il était arrivé. Quand elle eut refermé la porte derrière lui, Mme Marcelin rentra dans le bureau, s'approcha de Christine, posa une main sur son épaule. « Puisque maintenant tout est réglé, dit-elle d'une voix un peu émue, pourquoi n'iriez-vous pas vous coucher ? — Mais je ne pourrai jamais dormir ! protesta Christine avec un petit rire. — Mme Marcelin a tout à fait raison, dit alors Pierre Baroy. Ne vous occupez plus de rien jusqu'à demain matin et tâchez de prendre un peu de repos. Car vous aurez demain une rude journée ! »

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V à ce qu'elle avait pu croire, Christine trouva assez facilement le sommeil, et lorsqu'elle ouvrit les yeux elle s'aperçut que le jour était déjà levé depuis longtemps. Pendant quelques secondes, elle contempla les longs filets de soleil qui transperçaient les stores et illuminaient la chambre. Elle se réjouit en songeant que ce serait peutêtre une belle journée, s'étira paresseusement dans son lit, puis brusquement le souvenir des événements de la veille lui revint, et elle ne put s'empêcher d'éprouver un léger sentiment d'appréhension. Mais celui-ci fut de courte durée. Très vite, elle se retrouva prête à affronter vaillamment 'cette aventure. Bien qu'elle en discernât très clairement les risques, elle éprouvait une entière confiance en Pierre Baroy et en elle-même. Le plan soigneusement dressé au cours de la nuit semblait parfaitement au point : il n'importait plus que de le réaliser sans commettre d'erreur et surtout sans faiblir. Cette entreprise qui aurait épouvanté plus d'une jeune fille de son âge apparaissait à Christine CONTRAIREMENT

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comme un défi sportif, une sorte de match où le plus audacieux avait la certitude de gagner. Comme il n'était encore que sept heures du matin, elle attendit tranquillement dans son lit que Mme Marcelin vînt lui dire de se lever. Cela ne tarda guère. Quelques minutes plus tard, la jeune femme entrouvrait la porte. « Déjà réveillée ! s'écria-t-elle. A moins que vous n'ayez pu fermer l'œil de la nuit ?... — J'ai très bien dormi, répliqua Christine en souriant. — Eh bien, ce n'est pas mon cas ! dit en soupirant Mme Marcelin. Je n'ai pas cessé de me tourmenter pour vous, je regrettais de ne pas m'être opposée à ce projet.... » Christine ne put s'empêcher de rire. « En somme, c'est moi la plus tranquille des deux ! — Parce que vous ne vous rendez pas compte des risques. Parce que vous êtes jeune, insouciante.... — Bah ! fit Christine. J'ai confiance. Tout ira très bien. » Mme Marcelin dut comprendre qu'il était inutile de tenter de faire revenir la jeune fille sur sa détermination; elle dut également sentir que cela ne la servirait en rien de manifester son inquiétude, et elle reprit d'une voix calme : « Pierre Baroy a passé la nuit ici. Son agent a apporté la valise vers six heures du matin. Je m'en vais la chercher pendant que vous vous habillez.... » Dès que la jeune femme fut sortie, Christine sauta du lit, et commença rapidement à faire sa toilette, tout en chantonnant. Elle se sentait subitement surexcitée. Au lieu de l'inciter à la réflexion et à la prudence, l'inquiétude visible de Mme Marcelin l'avait fouettée comme un défi. Elle éprouvait même une sorte d'impatience joyeuse, et un si vif sentiment de curiosité qu'elle se demanda un instant si les Marcelin n'avaient pas eu un peu raison de la mettre en garde contre elle-même. Pourtant tous les raisonnements du monde, tous les conseils ne pouvaient rien contre ce fait qu'elle désirait courir l'aventure, et cela non point passivement, comme une comparse, mais en y jouant un rôle de premier plan. Mme Marcelin revint alors qu'elle finissait de s'habiller. Christine examina la valise qu'elle apportait, en particulier la fameuse poignée, puis la déposa sur son lit, alla ouvrir son tiroir

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et se mit en devoir de recommencer la même opération que ft veille au soir. Mais, comme elle y déposait quelques affaires, Mme Marcelin intervint soudain avec un petit rire surpris. « Que faites-vous donc là, Christine ! » Christine se retourna vers elle, sans trop comprendre. « Eh bien, je fais ma valise ! — Avez-vous oublié qu'on va sans doute vous la voler ? » Christine resta un instant interloquée, puis eut un petit soupir de regret. « Ma foi ! c'est vrai, reconnut-elle. J'avais complètement oublié,... Mais c'est bien ennuyeux ! Je suis donc obligée de partir seulement avec ce que j'ai sur le dos ?... » Mme Marcelin la rassura. « Votre voyage ne sera probablement que de courte durée, lui ditelle. Mais je comprends tout de même que vous ayez envie de vous changer en arrivant là-bas.... Eh bien, une fois à Marseille, vous achèterez sur place ce dont vous aurez besoin. A nos frais, bien entendu ! Mettez vos affaires de toilette dans votre sac à main et tâchez de fourrer un peu de linge dans les poches de votre imperméable.... En tout cas, rien de précieux dans la valise ! — Dois-je l'emporter vide ? — Surtout pas ! Il est possible que Georges vous la prenne des mains et remarque quelque chose.... Non, il faut que tout semble normal. Mettez-y de vieilles affaires, je vais aller vous en chercher dans mes tiroirs. » Dix minutes plus tard tout était prêt, et Christine prenait son petit déjeuner dans la salle à manger. A vrai dire, c'était un petit déjeuner qui sortait de l'ordinaire, plutôt intimidant, car il se déroulait en présence des Marcelin et de Pierre Baroy. Celui-ci semblait parfaitement frais et dispos. Comme Christine s'enhardissait à lui dire qu'il ne portait guère de trace de sa nuit de veille, il répliqua en riant : « Oh ! mais j'ai tout de même dormi deux heures, dans un fauteuil du bureau ! Cela suffit, à la veille d'une grande bataille. » Puis tout aussitôt il redevint sérieux. Il observa Christine, que tout cela n'empêchait pas de déjeuner avec appétit, et il lui donna ses dernières instructions. « Vous ne serez jamais perdue de vue par notre agent, lui dit-il. Je ne puis vous dire où il sera, et cela vaut d'ailleurs beaucoup mieux, car vous serez ainsi beaucoup plus naturelle et ne

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risquerez pas de vous trahir, mais vous pouvez être certaine qu'il veillera sur vous. Comme vous ne serez jamais seule au cours de ce voyage, nos ennemis ne peuvent s'attaquer à vous, et ils chercheront évidemment à vous dérober la valise soit à un arrêt, soit à l'arrivée. « Pour n'éveiller aucun soupçon chez nos adversaires qui vous surveilleront très certainement en cours de route, il faut que vous soyez naturelle. Ne passez pas votre temps à dévisager les gens autour de vous.... — Ce n'est pas dans mes habitudes ! » répliqua Christine un peu vexée. Pierre Baroy sourit, et assura à la jeune fille qu'elle interprétait mal sa pensée. « Je veux dire, expliqua-t-il, que même si vous remarquez des personnages suspects autour de vous, il importe de ne pas sembler les voir. Ne laissez pas travailler votre imagination, car le gros homme brun au regard cruel qui sera assis à votre gauche ne sera peut-être après tout qu'un honnête voyageur de commerce ou un inoffensif marchand de fromage auvergnat. En revanche,

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l'aimable dame blonde qui vous offrira des bonbons sera peut-être l'espionne chargée de vous ravir les films. Je sais qu'il vous est impossible de ne pas étudier les gens avec qui vous allez voyager toute une journée. Mais, pour la réussite de notre plan, soyez absolument naturelle, comme si vous n'étiez au courant de rien. » Un peu lassée par toutes ces recommandations, Christine affirma qu'elle ferait de son mieux. Elle eut la surprise d'être soutenue par M. Marcelin qui, avec un peu d'ironie, prit à partie son ami : « Vous ne pourrez jamais tout prévoir, mon cher Baroy, lui dit-il. Puisque vous avez lancé Christine dans cette aventure, tâchez maintenant de lui faire confiance; elle est tout à fait capable de se tirer de situations imprévisibles. — Il'n'y a rien d'imprévisible dans cette affaire, grommela Baroy. — C'est ce qui vous trompe. Trop de choses, trop de personnes sont en jeu pour que tout se déroule bien tranquillement selon vos prévisions. Imaginez par exemple que Georges, se sentant découvert, arrache la valise à Christine et s'enfuie tout bonnement avec elle ? — Mais ce serait absurde ! protesta Baroy. — Et pourquoi nos adversaires ne commettraient-ils pas d'absurdités ? » Pierre Baroy haussa les épaules, un peu mécontent, puis il croisa le regard de Christine qui souriait, et il se dérida lui aussi, al ' « Bon ! bon ! fit-il en élevant les deux mains comme s'il se rendait. Je m'incline devant l'esprit infaillible du savant que vous êtes. J'ai tracé les grandes lignes du plan : à Christine de réaliser les détails. Vous en sentez-vous capable, jeune demoiselle ? — Je ferai de mon mieux. » Baroy se leva, jeta un regard à son bracelet-montre. « Maintenant, reprit-il, ne vous occupez plus de moi, ni de personne. Votre train part à 9 h 15. Dans dix minutes, tout au plus, Georges va venir vous prendre. Vous serez à la gare de Lyon vers huit heures et demie. Prenez votre billet, passez sur le quai et cherchez une place. — Mais comment votre agent me reconnaîtra-t-il ? demanda Christine. — Ne vous inquiétez pas de cela, c'est mon affaire, répliqua Baroy. Bon courage, et à bientôt ! »

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Et il quitta rapidement la pièce. Après son départ, il y eut un moment de silence; il sembla que l'atmosphère s'assombrissait un peu. Christine sentit naître en elle comme une légère angoisse. Sa belle confiance lui parut vaciller. Maintenant elle était seule, privée du secours de Baroy, de sa présence réconfortante qui avait agi sur elle comme un stimulant. Où était-il parti ? Allait-il continuer lui-même à la surveiller discrètement, ou laisserait-il ce soin à d'autres ? Comme cela se produit souvent chez les natures vives et enthousiastes, Christine éprouva soudain l'inquiétante impression d'être allée trop loin, de s'être lancée à l'aveuglette dans une aventure sans issue. Mais pouvait-elle maintenant faiblir, renoncer ? Elle se ressaisit presque aussitôt, lorsqu'elle devina que les Marcelin avaient senti son hésitation. Cela se voyait à la façon dont ils la regardaient. Elle n'aurait eu qu'un mot à dire et, à coup sûr, ils auraient renouvelé leurs tentatives pour la dissuader de partir. « Georges va-t-il bientôt venir me prendre ? demanda-t-elle vivement, comme pour bien marquer qu'il lui tardait de partir. — Je le suppose, répondit Mme Marcelin. Je lui ai dit d'être là à huit heures.... — Eh bien, en attendant j'irai faire mes adieux aux enfants. » Comme elle se levait et gagnait la porte, M. Marcelin fit une dernière tentative. « Christine ! lança-t-il d'une voix émue. Avez-vous bien réfléchi ? Il est encore temps.... — Ce serait un peu tard pour changer d'idée ! » répliqua-t-elle avec un rire qui sonnait un peu faux. Et, sans attendre, elle quitta la pièce. Patrick avait dû sentir l'agitation de la maison, car il était déjà réveillé et rôdait dans le couloir en réclamant son petit déjeuner. Avec satisfaction, Christine constata que l'enfant semblait guéri, et cela la rassura de le laisser en bonne santé. Mais, lorsqu'il apprit qu'elle allait partir dans quelques minutes, le petit garçon commença à protester et exigea qu'elle l'emmenât. Christine dut l'apaiser en lui promettant de revenir bientôt et de lui rapporter un souvenir de Marseille. « Que dirais-tu d'un bateau ? lui demanda-t-elle en passant gentiment la main sur ses cheveux taillés en brosse. Un joli bateau que nous irions faire naviguer sur le bassin du Luxembourg ? » Patrick se rasséréna tout aussitôt. Mais il posa ses conditions :

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« Grand comme ça, dit-il en écartant les bras. Avec des voiles et un moteur.... » Christine lui promit donc son bateau, sans toutefois garantir qu'il aurait ces dimensions. Puis elle passa dans la chambre de Sylvie qui profitait du jeudi pour faire la grasse matinée. La fillette s'éveilla, et Christine se penchait sur elle pour l'embrasser lorsque deux coups de sonnette à l'entrée de service la firent tressaillir. « Voilà Georges ! murmura-t-elle. Il me faut partir..., — Reviens vite ! supplia Sylvie. — Le plus tôt possible. — Oui, très vite ! insista la fillette. D'abord parce que je m'ennuierai de toi.... Et puis, qui va m'expliquer mes problèmes ? — Tu demanderas à ton papa. » Sylvie fit la moue. « C'est peut-être un grand savant, dit-elle, mais il n'est pourtant pas fort pour les problèmes de robinets. Le dernier qu'il m'a fait était complètement faux ! » Christine ne put s'empêcher de rire à cette réflexion, et cela lui fit du bien en cet instant où son cœur battait sourdement. Elle embrassa de

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nouveau Sylvie, puis passa dans le couloir, suivie par Patrick qui s'accrochait à sa robe et exigeait de nouvelles promesses pour le bateau de Marseille. « Vous êtes prête, mademoiselle Christine ? cria Georges, de l'autre extrémité du long couloir. — J'arrive tout de suite, répondit la jeune fille qui parvint à cacher le tremblement de sa voix. — Donnez-moi donc votre valise, reprit le chauffeur. Je vais la descendre.... — Oh ! je peux bien la porter.... Elle n'est pas lourde.... — Donnez ! donnez ! » insista l'autre. Par chance, Georges ne pouvait voir les Marcelin placés derrière lui, sinon il eût certainement trouvé bizarre leur attitude. Ces quelques phrases banales à propos de la fameuse valise semblaient les avoir pétrifiés. Ils restaient là, immobiles, comme dans l'attente d'une catastrophe, comme si le chauffeur allait s'élancer sur la jeune fille et lui arracher la valise. Fugitivement, Christine songea aux dernières recommandations de Pierre Baroy : « Et surtout, soyez naturelle, comme si vous ne vous doutiez de rien.... » II ne fallait donc pas que Georges pût concevoir le plus léger soupçon. Elle lui tendit la valise. « Eh bien, prenez-la, » dit-elle tranquillement. Georges s'empressa de la lui prendre des mains, puis il se dirigea vers la porte. « Je la mets dans le coffre et je vous attends en bas, dit-il sur le seuil. Mais ne tardez pas trop, il est déjà huit heures cinq.... — Je descends tout de suite. » Quand le chauffeur eut disparu, M. Marcelin hocha la tête en soupirant. « Malgré l'évidence, dit-il, j'ai de la peine à le croire mêlé à toute cette affaire. Et pourtant.... » II s'interrompit brusquement pour retourner dans son bureau. Quelques instants plus tard, il en revenait, tenant à la main quelques billets de banque. « Prenez encore ça, dit-il à Christine. — Mais vous m'avez déjà donné de l'argent ! — Prenez ce supplément, vous pouvez en avoir besoin. Il est possible que vous soyez obligée de vous arrêter en route, je ne voudrais pas vous savoir démunie.... »

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Soudain, il parut vouloir s'excuser. « Je dois vous sembler un peu craintif, dit-il avec un rapide sourire. Pour mon compte personnel, je ne crois pourtant pas l'être, mais dans le cas présent il s'agit de vous.... Et vous savez. Christine, que nous vous aimons comme notre fille.... » La jeune fille ne put empêcher les larmes de lui venir aux yeux. « Merci, murmura-t-elle. Mais il ne m'arrivera rien, soyez tranquilles ! » Rapidement, elle les embrassa tous deux, se pencha pour donner encore un baiser à Patrick qui était accouru et voulait à toute force l'accompagner jusqu'à l'auto, puis elle passa sur le palier, appela l'ascenseur et entra dans la cabine sans se retourner. Georges était déjà au volant et surveillait la porte de l'immeuble. Christine eut l'impression que son visage était plus tendu que de coutume, comme s'il eût été rongé par une sourde impatience. « Nous avons encore un moment devant nous, dit-il lorsqu'elle se fut installée sur la banquette arrière. Mais si vous voulez être un peu en avance, pour être sûre d'avoir de la place.... » Sans répondre, Christine tourna les yeux vers la maison qu'elle quittait. Dieu seul savait pour combien de temps ! Sa gorge se serra, sa respiration se fit plus rapide, une émotion confuse l'étreignit... Mais déjà le moteur ronflait; l'auto décolla du trottoir, fila jusqu'à l'extrémité de la paisible avenue, puis elle vira sur le boulevard et se glissa au milieu du torrent de la circulation.

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VI passait pour un excellent chauffeur, et à plusieurs reprises, Christine avait pu constater par elle-même qu'il conduisait vite et bien, sans jamais se départir de son calme. Mais, ce matin-là, il était manifestement nerveux et distrait. Tantôt, il s'impatientait contre une voiture qu'il ne parvenait pas à dépasser, tantôt, au contraire, il traînait, longeait le trottoir, ou s'attardait à un carrefour même après que le feu était revenu au vert. Cette façon de conduire désordonnée, si peu dans ses habitudes, frappa donc la jeune fille, et elle crut comprendre pourquoi il en était ainsi : pensant toucher à la réussite après un mois de préparatifs, Georges trahissait involontairement l'agitation fébrile qui s'emparait de lui. Mais bien vite Christine découvrit une autre explication à la curieuse attitude du chauffeur : elle constata en effet que celui-ci semblait fort préoccupé par ce qui se passait derrière lui. Parfois; profitant d'un arrêt, il jetait un coup d'œil sur sa gauche, par la vitre baissée, et, le plus souvent, Christine remarqua qu'il surveillait presque anxieusement le GEORGES

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rétroviseur. Elle ne tarda pas à comprendre qu'ils étaient suivis. Un instant, elle s'imagina qu'il s'agissait de Pierre Baroy, mais tout aussitôt elle rejeta cette idée, car l'agent secret ne s'y serait certainement pas pris aussi maladroitement. Ils étaient donc suivis, se dit-elle, par des complices de Georges, ceux-là mêmes sans doute qui allaient monter avec elle dans le train et attendre le moment propice pour lui voler sa valise. Elle fut persuadée d'avoir vu juste lorsque, à la hauteur de l'Ecole militaire, Georges se mit à marcher au ralenti — provoquant les imprécations d'un chauffeur de taxi qui le suivait de près, et ne cessant pas de lever les yeux vers le rétroviseur. Dans l'embouteillage dont ils venaient péniblement de sortir, avaient-ils laissé en plan ceux qui avaient pour mission de les suivre ? Discrètement, Christine surveilla le manège de Georges et observa du coin de l'œil le rétroviseur dans lequel elle vit soudain surgir une longue auto noire qui les rejoignit rapidement et resta ensuite collée à eux. Instantanément, Georges donna un coup d'accélérateur et reprit une allure normale. Tout cela n'empêchait pas le chauffeur de bavarder en conduisant, comme s'il eût voulu rassurer la jeune fille et détourner son attention. « J'espère que vous aurez un meilleur temps dans le Midi, lui disait-il. Ici, depuis un mois, nous n'avons vraiment pas été gâtés.... — Nous avons eu pourtant quelques beaux jours, il y a une quinzaine.... — Bien peu de chose. Même aujourd'hui, regardez ! D'ici une heure, le temps se sera remis au gris.... » Et Christine entrait dans le jeu de Georges, lui répondait par quelques banalités sur le temps ou la saison. « Oui, c'est un triste mois d'avril, disait-elle. D'ailleurs, même s'il fait beau là-bas, je n'en profiterai guère.... Faire ce voyage dans de telles circonstances.... — Evidemment, c'est bien ennuyeux pour vous. Mais votre oncle se remettra peut-être rapidement.... — Si seulement je pouvais savoir ce qu'il a eu.... Lui qui n'était jamais malade !... » Pour dire cela, Christine prenait un accent grave, ému. Mais elle avait envie d'éclater de rire en entendant Georges lui prodiguer de mensongères consolations, et en s'entendant elle-même jouer la

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« Imbécile de cycliste ! »

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pauvre nièce inquiète qui vole au chevet de son vieil oncle. Ni l'un ni l'autre ne pensait un mot de ce qu'il disait. Mais Christine avait sur Georges l'avantage de le savoir. « Vous arrivez là-bas vers sept heures ? reprenait Georges, en freinant de justesse pour ne pas emboutir l'arrière d'un camion. — Oui, vers sept heures. C'est long ! Pourtant, jusqu'à Lyon, c'est le plus rapide des trains de France. J'ai lu récemment qu'il faisait 123 kilomètres à l'heure de moyenne. » Georges siffla entre ses dents. « Belle moyenne ! Ça suppose des pointes de 140-150.... » II eut un petit rire moqueur. « Vous n'avez pas peur à une vitesse pareille ? » Elle n'eut pas le courage de répondre. Ils venaient d'atteindre les Invalides. Georges parut hésiter. Il jeta un rapide regard dans le rétroviseur tout en disant comme pour lui-même : « Je peux prendre par le boulevard du Montparnasse et les Gobelins.... Ou par le boulevard Saint-Germain.,.. C'est peut-être plus rapide par là ?... » Brusquement décidé, il obliqua vers la Seine. A ce moment, l'auto noire qui les suivait remonta de nouveau à leur hauteur. Christine tourna la tête avec une indifférence fort bien jouée, ce qui lui permit d'entrevoir au volant un homme basané, au chapeau rabattu sur les yeux. Deux autres personnes étaient assises dans le fond de la voiture, mais Christine ne parvint pas à distinguer leurs traits. Le boulevard Saint-Germain était relativement peu encombré. Georges s'y engagea à toute allure, comme s'il trouvait soudain dans la vitesse un moyen de se détendre les nerfs. Toutefois il eut le tort de songer en même temps à l'auto de ses complices : un regard trop prolongé dans le rétroviseur fut la cause de son inattention. Christine fut brutalement projetée en avant, contre le dossier de la banquette. Les freins hurlèrent. L'auto chassa sur le pavé gras, puis s'immobilisa. Il y eut en même temps un fracas de ferraille, des cris d'effroi.... Georges ouvrit toute grande la portière et sauta sur la chaussée. « Imbécile de cycliste ! » hurla-t-il. Le cycliste renversé par l'auto se redressait, indemne semblait-il,

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mais blanc comme un linge. C'était un jeune homme de dix-huit à. vingt ans, simplement vêtu. Sa bicyclette était disloquée. Il s'en était vraiment fallu de peu pour que le jeune homme ne fût passé sous les roues de l'auto. Georges, rouge de colère, commençait à l'invectiver lorsque deux passants intervinrent pour affirmer que le chauffeur était dans son tort. « Que me racontez-vous là ? cria Georges, perdant complètement patience. Ce gamin est venu se jeter devant moi ! — Vous pouviez facilement l'éviter », répliqua l'un des témoins, un gros homme vêtu de noir, fort grave d'allure, et qui parlait avec une indiscutable autorité. « Vous aviez largement le temps de l'éviter. D'ailleurs, il venait sur votre droite.... Mais vous ne regardiez probablement pas devant vous.... » Georges répliquait avec violence, lorsque le second témoin de l'accident vint à la rescousse. Déjà un groupe d'une quinzaine de personnes s'était formé. Le cycliste, encore sous le coup de la frayeur, semblait incapable de dire un mot et s'était assis sur le bord du trottoir. « Appelez un agent ! cria quelqu'un. — Quoi ? gronda Georges. Si vous vous figurez que j'ai du temps à perdre ! Je conduis cette demoiselle à la gare de Lyon.... Allons ! Faites place ! Puisque je vous dis qu'il n'y a pas de ma faute l » Mais les gens se tenaient toujours autour de lui, vaguement menaçants maintenant qu'il faisait mine de vouloir poursuivre sa route, et prenant franchement le parti du cycliste. Christine était descendue de l'auto. Bien qu'elle n'eût rien vu de l'accident, elle estimait, elle aussi, que Georges était dans son tort. N'avait-elle pas été justement frappée par sa nervosité, par sa façon de regarder sans cesse derrière lui ? La version des témoins n'était que trop vraisemblable : au moment précis où Georges regardait une fois de plus dans son rétroviseur pour s'assurer que l'auto noire les suivait toujours, le cycliste avait débouché sur sa droite. Georges aurait dû l'éviter. L'auto noire, elle, ne s'était pas arrêtée sur le lieu de l'accident. Ses occupants auraient risqué, en effet, d'être interrogés comme témoins, et il devait importer grandement que Christine ne les remarquât pas. Mais elle s'était rangée un peu plus loin, au-delà du carrefour. « Cette demoiselle a un train à prendre ! tempêtait Georges. Après tout, je paierai la note s'il y a quelque chose de cassé. Mais il me faut filer tout de suite.... Allons ! Laissez-moi partir ! »

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Christine regarda sa montre. Il était déjà neuf heures moins dix. Cet incident allait-il lui faire rater son train ? « Laissez-moi partir ! » répétait Georges en essayant de briser le cercle qui s'était formé autour de lui. Mais maintenant les badauds parisiens étaient accourus. Ce n'étaient plus quinze mais cinquante personnes au moins qui cernaient le chauffeur et bloquaient la voiture. Soudain, un agent fendit la foule. « Trop tard ! » gronda Georges. Sans même répondre à l'agent qui commençait à l'interroger, il se tourna vers Christine. « Prenez un taxi. Moi, j'en ai bien pour vingt minutes, et vous risqueriez de rater votre train. » L'agent s'interposa. « Puisque cette demoiselle était dans votre voiture, dit-il sèchement, je ne lui permets pas de s'éloigner. — Je n'ai rien vu ! protesta Christine. LA VALISE MYSTERIEUSE

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— Vous attendrez tout de même que j'aie dressé mon constat. » Résignée, Christine alla se rasseoir à sa place et attendit, en regardant sa montre à chaque instant. Ils étaient partis avec une bonne avance. Cependant, maintenant que le temps passait, son départ devenait de plus en plus problématique. Au centre d'un cercle de curieux, l'agent dressait lentement son constat, au milieu des exclamations coléreuses de Georges qui alternaient avec la voix plus faible du jeune homme revenant lentement de sa frayeur, et les affirmations véhémentes des témoins. Enfin, Georges dut réussir à apitoyer l'agent sur le sort de sa passagère, car le représentant de la loi s'approcha de l'auto, demanda à Christine son identité, puis lui permit de poursuivre sa route lorsqu'elle -l'eut assuré qu'elle n'avait rien vu de l'accident. « Je vous trouve un taxi ! cria Georges. Attendez !... » II reprit la valise dans le coffre arrière et s'élança au milieu de la chaussée en faisant de grands gestes pour appeler un taxi en maraude. Avec amusement, Christine comprit que ces gesticulations devaient en premier lieu avoir pour but d'attirer l'attention des occupants de l'auto noire, qui allaient maintenant prendre le taxi en filature. Elle ne se trompait pas. Quelques instants plus tard, lorsqu'elle fut installée dans un taxi et qu'elle regarda discrètement par la vitre arrière, elle constata que l'auto noire décollait du trottoir et se lançait à sa poursuite. * Départ des grandes lignes ? lui demanda le bon vieux chauffeur. — Oui. Et le plus vite possible ! Je prends le Paris-Nice de 9 h 15, et je n'ai pas encore mon billet ! — Vous vous y prenez un peu tard, ma petite demoiselle ! Mais nous y arriverons, soyez tranquille ! » Lorsqu'ils traversèrent la Seine au pont d'Austerlitz, Christine vit qu'il était 9 h 5 à l'horloge de la gare de Lyon, visible de loin. Trois minutes plus tard, après avoir rapidement payé le chauffeur, elle se précipitait dans le hall de la gare, prenait son billet, et, toujours courant, se dirigeait vers le portillon d'entrée des grandes lignes, tout au fond de la salle. Dans sa hâte, elle ne songeait plus à observer ce qui se passait autour d'elle, et ce fut seulement au portillon qu'elle jeta un regard des deux côtés pour

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voir si Baroy n'était pas là qui l'attendait. Mais elle ne le vît pas. Sans s'attarder, elle courut vers le train. Les places libres ne manquaient pas. Christine pénétra dans l'un des premiers compartiments qui se présenta, où ne se trouvaient qu'une grosse dame qui tenait un panier d'osier sur ses genoux et un homme au visage rubicond, si affairé par la lecture de son journal de sport qu'il ne releva même pas les yeux à l'entrée de la jeune fille. Christine plaça sa valise dans le filet à bagages, puis s'effondra à bout de souffle sur la banquette. Il était 9 h 13 ! Tout en reprenant haleine, elle se remémora soudain une phrase plusieurs fois répétée par M. Marcelin : « II faut tenir compte de l'imprévisible.... » Un premier exemple venait de donner raison au savant contre son ami Baroy. Pouvait-on prévoir en effet que Georges renverserait un cycliste ? Que Christine risquerait de manquer son train et n'arriverait que de justesse à la gare, dans un taxi ? Mais, au lieu de l'inquiéter, cette idée la rassura. L'imprévisible ne déplaît pas à certaines natures, en particulier aux jeunes qui n'aiment guère s'astreindre à des plans soigneusement préparés d'avance. Au fond d'elle-même, Christine n'était pas mécontente que cette aventure eût débuté autrement que ne l'avait prévu Baroy. Et ce hasard, qu'elle se sentait capable d'affronter, ce hasard ne pouvait-il pas jouer, le cas échéant, contre ses adversaires ? Brusquement, elle ne put s'empêcher de tressaillir : un homme avait surgi dans l'encadrement de la porte et inspectait du regard le compartiment. C'était un homme de haute taille, vêtu de gris sombre, au visage sévère, qui tenait une serviette à la main. Ses petits yeux d'un bleu froid se posèrent sur Christine, sur les deux autres voyageurs. Il parut hésiter, puis se décida à entrer. Il s'installa dans le dernier coin libre, croisa les jambes et fouilla dans sa serviette pour en tirer quelques papiers. « C'est lui ! pensa Christine, en évitant de le dévisager. C'est l'agent de Pierre Baroy !... Mon ange gardien, comme il dit !... •» Aucun doute ne l'effleura. Cet homme avait quelque chose de militaire dans l'allure. D'autre part, il survenait au dernier moment, pour prendre place dans le même compartiment. Il ne pouvait s'agir à coup sûr que de l'agent chargé de veiller sur elle. « Il aurait tout de même pu se mettre un peu plus loin ! »

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pensa-t-elle, un peu déçue d'être si étroitement gardée. Si les autres sont un peu malins, ils se méfieront de lui.... » Au même instant, le train s'ébranla doucement. « Déjà ! » ne put s'empêcher de s'exclamer Christine. La grosse dame qui lui faisait face se mit à rire. « Eh oui, ma petite, déjà ! dit-elle avec l'accent chantant du Midi. Même que ce n'est pas trop tôt, à mon avis ! Ça fait plus d'une heure que nous attendons. Cette pauvre Minouche commençait à s'impatienter ! »

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VII LE TRAIN filait maintenant à travers la banlieue sud-est de la capitale, se glissait au milieu des voies de triage, longeait des usines, et commençait à découvrir ça et là de charmants coins de campagne. Christine s'abandonnait à une agréable sensation de détente et de soulagement. L'aventure ne faisait que commencer, mais le prologue était joué. Désormais, tout sentiment pénible d'incertitude, d'hésitation, était interdit. Une vingtaine de minutes s'écoulèrent ainsi. Bercée par le ronronnement des roues, Christine se laissait aller à rêver tout éveillée. Paresseusement, son esprit imaginait mille péripéties passionnantes dans lesquelles, naturellement, elle jouait un rôle brillant. Jusqu'à présent, l'adversaire, le danger, avaient été incarnés par ce Georges qu'elle n'avait jamais pu souffrir. Mais maintenant que Georges était loin, le danger, s'il n'avait pas disparu,

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n'avait plus pour elle qu'une figure imprécise. Aussi lui était-il facile de se voir sous les traits de l'héroïne qui brise tous les obstacles sur son passage et arrive victorieusement au terme de sa mission. De temps à autre, elle ne pouvait s'empêcher de sourire de ses divagations, car elle savait fort bien au fond d'elle-même qu'elle n'était qu'un instrument passif dirigé par Baroy. Rôle moins glorieux peut-être que celui qu'elle se plaisait à imaginer, mais infiniment plus rassurant. Pourtant, cela ne l'empêchait pas de laisser de nouveau son esprit vagabonder. La grosse dame qui lui faisait face la ramena soudain à la réalité. « Eh bien, eh bien, lui dit-elle. La demoiselle n'est guère bavarde ! C'est la première fois que vous voyagez seule ? » Christine ne put retenir un sourire. « Oh ! non, répondit-elle. J'ai déjà fait plusieurs fois ce trajet.... — Et vous passez votre temps sans parler ? sans lire ? sans dormir? A regarder droit devant vous ?... Vous ne trouvez pas le temps long ? » Sans même attendre de réponse, la bonne dame tapota sur le couvercle du panier d'osier qu'elle tenait toujours sur ses genoux. « Minouche, elle, trouve le temps long ! Si je ne la sors pas d'ici cinq minutes, je sens qu'elle va me faire un drame ! » A ces mots, le voyageur au visage congestionné releva les yeux de son journal et lança un regard furieux au panier. « Il lui faut de l'air, poursuivait la grosse dame. Elle aime voir les gens, le paysage, se promener un peu..... Il ne faut pas faire souffrir ces pauvres bêtes, n'est-ce pas ? » Illustrant aussitôt ses paroles par le geste, elle ouvrit le panier pour en tirer un magnifique chat noir qui fit le gros dos et se mit à ronronner de contentement. Christine admira la bête, étendit la main pour lui donner une caresse, puis, peu désireuse de bavarder, se renfonça dans son coin. Mais la voyageuse au chat ne la lâcha pas si facilement. « Moi, je vais à Montélimar, dit-elle. Et vous ?... » Christine hésita un instant à répondre, puis se dit qu'elle n'avait aucune raison de cacher le but de son voyage. « Moi, je vais un peu plus loin. A Marseille. — Vous avez des parents là-bas ?

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— Oui, un oncle. J'ai appris qu'il était gravement malade et désirait m'avoir auprès de lui.... » En disant cela, après avoir arboré l'air triste de circonstance, Christine observa les deux autres voyageurs. Le grand homme en gris ne broncha pas et poursuivit sa lecture. L'autre grommela on ne savait trop quoi, puis soudain se leva, ramassa ses journaux, attrapa sa valise dans le filet, fourra son manteau sous son bras, et en bousculant la grosse dame passa dans le couloir. Eberluée, Christine se pencha pour le suivre des yeux. Elle le vit inspecter les autres compartiments, pour entrer enfin dans l'un d'eux, probablement avec autant de ménagements qu'il était sorti de celui-ci. « Qu'est-ce qui lui prend ? demanda la grosse dame qui elle aussi en était restée bouche bée. — Je n'en sais rien ! dit Christine en pouffant. Nous dérangions peut-être monsieur dans la lecture de son journal ? — Ou bien, c'est qu'il n'aime pas les chats ? » Toutes deux se mirent à rire. « Ah ! on voit parfois de drôles de gens ! reprit la bonne dame. Figurez-vous, ma petite amie, que la dernière fois que je faisais ce voyage.... Tout d'abord il faut que je vous dise que je viens voir mon fils installé à Paris. Moi, j'aime mieux vivre à Montélimar, ça se comprend ! Donc, la dernière fois que je suis montée à Paris.... » Et elle entama une interminable histoire que Christine suivit d'une oreille distraite. Un peu plus tard, peu après que le rapide eut traversé Melun à toute allure, le voyageur en gris déposa sa revue, croisa les bras sur sa poitrine et ferma les yeux. Christine, qui l'observait toujours à la dérobée, se demanda s'il feignait seulement de s'assoupir ou s'il dormait vraiment. Cette dernière hypothèse fit renaître une légère inquiétude en elle, car cela pouvait vouloir dire que l'homme n'était pas l'agent de Baroy, ou bien qu'il s'acquittait mal de sa mission. Subitement alertée par la disparition de ce sentiment de sécurité qui la berçait depuis son départ, Christine se leva pour passer dans le couloir. Ceux qui étaient sur ses traces ne devaient certainement pas être bien loin. Elle observa les voyageurs debout dans le couloir, puis avança lentement en jetant un coup d'œil à l'intérieur des compartiments voisins. Elle revit ainsi le lecteur de journaux sportifs qui leva un instant la

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tête vers elle. En face de lui était assis un individu au teint bronzé, assez peu rassurant d'allure. Christine poursuivit sa promenade jusqu'à l'extrémité du couloir, recueillant un échantillonnage de types humains fort variés, parmi lesquels toutefois elle était bien en peine de choisir son adversaire ! Comme elle pouvait s'y attendre, il y avait en effet un peu de tout dans ce wagon. Graves messieurs en voyage d'affaires, qui ne se laissaient pas distraire par le paysage ou les voisins et étudiaient le dossier qu'ils emportaient à Lyon ou à Marseille. Jeunes mariés qui roulaient vers la Côte d'Azur et s'extasiaient à chaque nouveau point de vue, bien que la campagne fût encore assez monotone. Jeunes mamans avec des enfants qui s'énervaient déjà, escaladaient les banquettes ou passaient sans arrêt entre les genoux des voyageurs qui leur barraient le passage vers le couloir. Un représentant de commerce compulsait son carnet de commandes et prenait des notes au crayon. Un étudiant révisait un livre de cours. Deux jeunes Anglais étudiaient cartes et guides en vue de leur randonnée en Provence. Deux dames d'Avignon échangeaient leurs impressions sur Paris et se félicitaient de regagner leur bonne ville où la vie était moins agitée. Mais quant aux espions.... Il y avait bien, tout au bout du wagon, un homme d'une trentaine d'années, au visage pâle barré par une épaisse moustache noire. A la rigueur, avec ses cheveux trop longs, son œil soupçonneux et son aspect renfrogné, il eût fort bien joué le rôle du traître dans un mélodrame. Mais il ne s'agissait peut-être après tout que d'un honnête restaurateur niçois ou d'un marchand de melons de Cavaillon. « Ne vous fiez pas aux apparences ! » avait bien recommandé Baroy. Et Christine, à regret, dut convenir que nul, parmi les voyageurs, ne semblait pouvoir appartenir à la redoutable bande que l'on pourchassait Si quelque espion était là, il ne pouvait avoir que les traits d'un voyageur parfaitement insoupçonnable. Un peu déçue, elle revenait vers son compartiment lorsqu'une idée la frappa : si l'agent secret qui veillait sur elle faisait mine de dormir, c'était peut-être pour permettre aux espions de se manifester, et même, le cas échéant, de dérober la valise. La présence de Christine ne pouvait donc que gêner leur action, et contrarier en même temps les plans de Baroy. Aussi décida-t-elle de rester dans le couloir, afin de voir comment allaient tourner les événements. Elle s'accouda à la barre d'appui, et regarda filer

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Il lui faut de l'air », poursuivait la grosse dame.

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le vaste paysage de bois et de prairies, que baignait une fraîche lumière matinale. * ** Le temps s'écoulait lentement. Christine sentait peu à peu l'impatience la gagner. Elle avait beau se dire que le voyage n'était pas encore terminé, que rien ne se produirait sans doute avant Avignon ou Marseille, rien n'y faisait ! Lorsque le train ralentit en approchant de Dijon, vers midi, elle était nerveuse, tendue, et appréhendait presque de poursuivre pendant de longues heures encore ce voyage exténuant pour ses nerfs. Au moment où le rapide entrait en gare de Dijon, elle regagna sa place. La grosse dame l'accueillit avec un large sourire. « Ah ! cette jeunesse ! soupira-t-elle. Jamais fatiguée ! Vous n'allez quand même pas faire tout le trajet debout ? » Le voyageur en gris, lui, semblait toujours assoupi. Il sursauta cependant lorsque le train stoppa. Il jeta un regard par la portière, puis attira sa revue qui gisait sur la banquette et se remit à lire. Plusieurs personnes montèrent dans le wagon, passèrent dans le couloir, mais aucune ne vint s'installer dans le compartiment. Ce fut seulement après que le train eut quitté la gare qu'un homme d'une quarantaine d'années, portant une petite valise, apparut sur le seuil et jeta un coup d'œil à l'intérieur. « Cette place est-elle libre ? » demanda-t-il en désignant le coin inoccupé. Sur la réponse affirmative de la dame de Montélimar, il pénétra dans le compartiment. Ses yeux se posèrent un instant sur Christine, et la jeune fille se demanda soudain si le nouveau venu n'était pas l'un des acteurs du drame qui se jouait. Elle ne l'avait pas vu monter à Dijon. N'était-il pas installé depuis Paris dans un autre wagon, et ne profitait-il pas d'un arrêt pour venir maintenant ici, auprès d'elle, sans éveiller les soupçons ? A quel bord appartenait-il ? « On ne peut dire qu'il soit antipathique », songea Christine en l'observant rapidement à la dérobée. Mais, lancée dans une telle aventure, pouvait-elle se fier encore à la première impression ? L'homme était peut-être bien l'agent de Baroy. Tout aussi bien, il pouvait être l'espion chargé de la suivre et de lui ravir la précieuse valise. Puisque Christine marchait dans l'inconnu,

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elle ne pouvait faire confiance à personne. Un instant, elle déplora que Baroy eût jugé inutile et même inopportun de lui faire connaître son agent. Puis son courage et sa vivacité reprirent le dessus; elle sentit qu'elle ne craignait rien. Cependant, le nouveau venu, loin de se plonger dans la lecture ou le sommeil, paraissait au contraire très désireux d'engager la conversation avec ses compagnons de voyage. Il commença par admirer le chat, au grand plaisir de la propriétaire de la bête, puis, se tournant vers Christine, il lui demanda si l'on avait déjà distribué les tickets pour le wagon-restaurant. Après quoi, il observa le voyageur en gris, mais il dut comprendre qu'il ne lui tirerait pas trois mots, et il se mit à bavarder avec la bonne dame. Christine tourna la tête vers le couloir, ferma un instant les yeux, se laissant bercer par le léger roulis du rapide qui reprenait de la vitesse. Mais, cependant, elle ne perdait pas un mot de la conversation à bâtons rompus qui s'engageait à côté d'elle. Le nouveau voyageur l'intriguait. Bien qu'elle comprît qu'il était vain et même un peu ridicule de soupçonner toutes les personnes qu'elle rencontrerait, elle ne pouvait maîtriser sa curiosité. En quelques minutes, elle apprit mille détails sur le séjour de la bonne dame à Paris, sur les habitudes de Minouche et sa façon de se comporter pendant les voyages. Elle entendit aussi l'inconnu déclarer qu'il se rendait à Marseille où il travaillait dans une maison d'exportation. L'homme donna même tant de renseignements sur sa vie et son métier qu'elle finit par se demander s'il s'agissait d'un incorrigible bavard ou d'un habile menteur qui cherchait à camoufler sa véritable identité. Brusquement, elle en eut assez. Baroy lui avait bien recommandé d'être naturelle, de laisser faire les choses, et elle sentait avec dépit qu'elle était loin de posséder la certitude tranquille qui la soutenait quelques heures auparavant. A aucun prix, elle ne devait se laisser gagner par l'inquiétude. Aussi trouva-t-elle préférable de se lever et de retourner dans le couloir. Seule devant la vitre, contemplant le paysage vallonné qui fuyait sous un ciel déjà plus bleu que celui de Paris, elle retrouva son calme et décida de ne plus se tourmenter en pure perte.

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VIII à coup, elle eut le sentiment d'une présence auprès d'elle. Il lui sembla que quelqu'un l'observait avec insistance. Elle refrénait son envie de se tourner vers la silhouette qu'elle devinait auprès d'elle, lorsqu'une voix un peu hésitante demanda : « Excusez-moi.... Mais n'êtes-vous pas mademoiselle Christine Peyraud ?... » Toute surprise, elle se retourna d'un seul mouvement. Un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans lui souriait. Il était mince, d'une taille légèrement au-dessus de la moyenne, et il portait un chandail à col roulé sous un veston de sport. Le vent qui glissait par la fenêtre entrouverte ébouriffait ses cheveux coupés court. « Mademoiselle Peyraud ? répétat-il avec plus d'assurance. Ne me reconnaissez-vous pas ? » Christine ne put retenir une exclamation d'étonnement. « Mais vous êtes..... — Marc Aibeyrac ! Vous souvenez-vous encore de moi ? TOUT

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— Marc Aibeyrac ! Si je me souviens de vous ! L'année dernière, à Marseille.... » Elle ne l'avait pas oublié. C'était le fils du docteur Aibeyrac, un ami de son oncle, et lors des dernières vacances, elle avait eu plusieurs fois l'occasion de le rencontrer en compagnie d'autres jeunes gens et jeunes filles. « Ah ! je ne m'attendais pas à vous retrouver ici ! ajouta-t-elle, sans parvenir à cacher le plaisir et en même temps le réconfort que lui procurait sa présence. Vous êtes monté à Dijon ? — Non, à Paris. — Je ne vous ai pourtant pas vu auparavant ! » Le jeune homme se mit à rire. « Auriez-vous inspecté tout le wagon ? » Elle hésita à répondre par l'affirmative. « Je vous ai aperçue tout à l'heure dans le couloir, poursuivit-il. Je suis là-bas, tout au fond.... D'abord je n'étais pas certain de vous reconnaître, car vous avez beaucoup changé.... Il y a quelques minutes, je suis venu jeter un coup d'œil dans votre compartiment, mais vous paraissiez dormir. Enfin, quand je vous ai vue sortir dans le couloir.... — Etes-vous seul ? — Oui. Vous savez peut-être que je suis maintenant étudiant à Aix ?... Pour les vacances de Pâques, je suis venu passer quelques jours à Paris, et maintenant je regagne le domicile paternel. Et vous, où allezvous ? » Christine hésita un instant à répondre. Il lui déplaisait de mentir à un ami. Mais, d'autre part, avait-elle le droit de révéler ne fût-ce qu'une parcelle de la vérité ? « Je vais auprès de mon oncle, dit-elle en détournant involontairement les yeux. Hier soir, j'ai reçu un télégramme m'annonçant qu'il était gravement malade.... — Est-ce mon père qui vous a avertie ? — Non, une voisine. » Le jeune homme parut surpris. « C'est pourtant mon père qui le soigne d'habitude ! objecta-t-il. Je suis étonné qu'il ne vous ait pas avertie lui-même.... Il aurait pu vous téléphoner. » Christine n'avait pas encore songé à cela. C'était bien une nouvelle preuve de la machination; et, en même temps, cela rendait

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« N'êtes-vous pas mademoiselle Christine Peyraud ? » 77

plus qu'improbable la maladie de son oncle. Elle en fut soulagée. Mais Marc Albeyrac ne comprenait toujours pas. « Vous laisser avertir par une voisine ! — C'est la brave vieille qui tient son ménage. Peut-être se sera-telle inquiétée à tort.... — J'en suis persuadé ! — Eh bien, moi, je commence à le croire ! dit Christine en souriant. Mais je ne le regrette pas : cela me donnera le plaisir de le revoir, et quelques jours de vacances. » Elle tourna la tête pour observer les deux hommes qui occupaient son compartiment. Le voyageur en gris somnolait de nouveau et ne semblait pas s'être aperçu qu'elle conversait avec quelqu'un. L'autre, en revanche, se penchait en avant, les coudes aux genoux, regardant dans leur direction comme s'il cherchait à entendre leurs paroles. « Si cela ne vous dérange pas, proposa Marc, je viendrai m'installer ici.... » De nouveau, Christine sentit combien son rôle était délicat. Si elle ne voulait rien révéler à Marc Albeyrac, elle ne tenait pas non plus à ce qu'il vînt s'installer dans son compartiment. Ceux qui la surveillaient devaient continuer à croire qu'elle voyageait seule. La présence auprès d'elle d'un ami ne risquait-elle pas de déranger leurs plans, de précipiter ou de retarder leur action ? Mais comment refuser une proposition si naturelle sans blesser le jeune homme ? Lui non plus ne devait rien soupçonner, et en aucun cas intervenir ! « Pour l'instant, répondit-elle .sur un ton enjoué, je préfère rester dans le couloir. La brave dame avec son chat est une insupportable bavarde. D'autre part, ces messieurs occupent les deux coins-fenêtre, et je tiens à voir le paysage ! » Marc Albeyrac se mit à rire. Il jeta un rapide coup d'œil à la grosse dame. « Ma foi ! vous avez raison. Je vais tout de même apporter ma valise. — Non ! lança Christine. Pas maintenant !... » Marc recula d'un pas, et la regarda en élevant les sourcils. « Que se passe-t-il ? On dirait que quelque chose vous inquiète. Désirez-vous que je vous laisse seule ? — Bien sûr que non ! — Alors pourquoi... ? — Je ne peux pas vous le dire.

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— L'un de ces voyageurs vous inquiète-t-il ? insista le jeune homme en jetant un regard de défi vers l'intérieur du compartiment. — Absolument pas ! Mais, c'est un secret.... Je vous expliquerai tout à notre arrivée à Marseille.... C'est promis ! Pour l'instant, faisons comme si nous venions seulement de lier connaissance. Nous pouvons rester dans le couloir, aller au wagon-restaurant ensemble.... » Marc Albeyrac sourit. « Bon, bon! Je suppose qu'il s'agit d'un petit jeu, ou de je ne sais trop quoi.... Mais je vous prends au mot : bien que j'aie déjà acheté des sandwiches, je vous accompagnerai au wagon-restaurant. Si le secret dont vous parlez est dangereux, je serai là pour veiller sur vous. — Oh ! c'est bien inutile ! » répliqua-t-elle, légèrement blessée par son accent protecteur. Il lui fit une petite révérence ironique. « A vos ordres, mademoiselle ! » * ** Dix minutes plus tard, ils étaient - installés à une table du wagonrestaurant. En attendant qu'on les servît, tous deux regardaient fuir le paysage. La campagne verte s'étendait à l'infini, légèrement vallonnée, sous un ciel d'un bleu transparent. Déjà, l'atmosphère aigre et grise de Paris était oubliée. A 140 à l'heure, le rapide filait vers le Midi, et mille détails dans le paysage, les vignes, quelques toits rouges piquetant la verdure, une petite gare blanche, apportaient comme une note de gaieté. Tous deux restaient silencieux. Marc Albeyrac n'avait plus posé de questions, mais il était manifestement intrigué. Quant à Christine, son esprit était bien loin !... Trois ou quatre ans auparavant, son père l'avait emmenée dans plusieurs de ses déplacements, et, comme tous les enfants, Christine avait été ravie et éblouie par le wagon-restaurant. De nouveau, elle songeait à ce temps heureux, et, en sentant sa solitude présente, elle devait retenir les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle fut heureusement tirée de ses tristes pensées par la voix de son compagnon de voyage. « Vous ne le croiriez pas, disait-il sur un ton d'amusement.

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Mais c'est la première fois de ma vie que je mets les pieds dans un wagon-restaurant ! » Christine adopta elle aussi le ton de la plaisanterie. « J'en suis navrée. Vous allez m'accuser de vous entraîner à de folles dépenses ? — Oh ! tout de même pas. Il me reste d'ailleurs juste de quoi, sur l'argent que mon père m'avait donné pour mon séjour à Paris. Je reconnais que c'est très agréable. » De nouveau, Christine ne l'écoutait qu'à demi. Elle examinait les convives qui prenaient place aux petites tables garnies de nappes blanches. A côté d'elle vint s'asseoir une jeune femme vêtue de noir. Puis, quelques secondes plus tard, un homme qu'elle avait déjà remarqué dans son wagon occupait la place à côté de Marc. Il était petit, très large d'épaules. Son visage à la peau ivoirine, tendue sur de fortes pommettes, était éclairé par deux yeux noirs semblables à de longues fentes creusées dans la chair. Sa bouche mince était surmontée d'une fine moustache d'un noir de jais. A deux ou trois reprises, lorsque l'homme tournait la tête pour appeler le serveur, Christine l'observa attentivement,

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éprouvant comme un malaise à voir ce visage lourd et fermé. Pendant ce temps, le pauvre Marc faisait de vains efforts pour animer la conversation. Il posait des questions auxquelles Christine répondait distraitement, en provoquant parfois la stupeur du jeune homme par un oui ou un non intempestifs. Il essayait aussi de raconter quelques histoires, d'évoquer quelque souvenir, hélas ! sans plus de succès. « Ah ! finit-il par soupirer. Je sens que quelque chose vous tracasse.... Si c'est à cause de votre oncle ou de votre secret.... » Elle lui lança un coup de pied sous la table. Marc Albeyrac sursauta, ouvrit des yeux étonnés, mais comprit qu'il valait mieux changer de conversation. « Les mystères du Paris-Nice ! grommela-t-il. J'ai dû lire dans le temps un bouquin qui s'appelait comme ça. Vous le connaissez ? — Non, dit-elle, amusée. Mais où voyez-vous des mystères ? » Le serveur fit diversion en apportant le dessert. Christine en profita pour parler d'autre chose.

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IX A LA fin du repas, comme Marc n'en finissait pas de rassembler la monnaie de ses poches, et que les serveurs semblaient avoir hâte de débarrasser les tables pour le second service, Christine se leva la première et reprit la direction de son wagon. Elle traversa le soufflet du wagon-restaurant, puis suivit un couloir de première classe presque désert, et soudain, à l'extrémité de celui-ci, elle devina que quelqu’un venait sur ses talons. « Eh bien, dit-elle avec un petit rire. Vous avez mis du temps à récupérer vos derniers sous ! » Personne ne répondit. Intriguée, Christine se retourna et vit la femme en noir juste derrière elle. Un peu plus loin venait son compagnon de table, l'homme aux traits inquiétants. Christine avait déjà dépassé le coude du couloir. Elle se trouvait à l'entrée du soufflet. Jusqu'à présent, elle n'avait jamais envisagé la

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possibilité d'un danger physique.... Et voilà qu'en une seconde l'effroi la saisissait : les espions qui ne reculaient sans doute devant rien n'allaient-ils pas l'attaquer dans ce coin désert, simuler un accident pour se débarrasser d'elle.... Presque paralysée par cette idée, elle vit la femme s'approcher.... Aussi vite que sa peur était venue, ce fut le soulagement. « Pourriez-vous me laisser passer ? » demanda tranquillement la femme. Sans un mot, Christine recula d'un pas, dégageant ainsi l'entrée du soufflet. La femme passa devant elle. L'homme se précipita à sa suite en grommelant une excuse. Marc Albeyrae approchait en sifflotant. Il s'arrêta net en apercevant Christine. « Qu'est-ce qui vous arrive encore ? s'écria-t-il joyeusement. Vous filez sans m'attendre, et maintenant je vous retrouve tapie dans ce coin, comme si vous me tendiez une embuscade.... » Elle s'efforça de rire avec lui, mais le cœur n'y était pas. L'alerte avait été chaude, et son soulagement n'était que relatif. Ces deux personnages étaient indéniablement suspects à ses yeux. N'avaient-ils pas renoncé à leur criminel projet parce qu'ils avaient entendu Marc survenir derrière eux ? « Je suis folle ! pensa-t-elle rageusement. J'ai cent fois trop d'imagination!... Comme Pierre Baroy rirait de moi s'il savait !... » Marc s'était arrêté devant elle et la considérait avec une surprise apitoyée. « On dirait que vous venez d'apercevoir un fantôme », remarqua-til. Christine comprit que son comportement ne pouvait manquer d'éveiller la curiosité du jeune homme. Elle s'aperçut aussi que pour laisser passer les deux inquiétants voyageurs, elle avait reculé dans l'angle de la portière et que son dos était collé à la vitre. « Vous êtes vraiment cachotière ! reprit Marc. Dites-moi franchement : avez-vous des ennuis ? Etes-vous malade ? » Elle se ressaisit. « Oh ! pas grand-chose. Mais la tête m'a tourné subitement.... J'ai passé une mauvaise nuit.... — Vous n'avez pourtant pas mauvaise mine ! Au contraire, vous êtes toute rouge ! Mais certaines personnes supportent mal

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« Pourriez-vous me laisser passer ? »

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le train ou l'auto. On dirait d'ailleurs qu'avec la traction électrique il y a comme un léger roulis.... » Christine coupa court à ses commentaires. « Maintenant, ça va mieux. » Marc l'observait, perplexe, en se grattant la joue. « Et ce secret ? Si vous me le confiez maintenant, sans attendre notre arrivée à Marseille ? — C'est impossible. — Pourquoi ne me faites-vous pas confiance ? — Je ne peux pas.... Je n'en ai pas le droit.... — Mais quelque chose vous inquiète ! s'écria-t-il. Avouez-le ! vous courez un danger quelconque, pourquoi me le cacher ? — Il n'y a aucun danger, rassurez-vous ! Si je sens que j'ai besoin de vous, je vous le dirai... C'est promis. » II la contempla en hochant doucement la tête. « Encore mieux qu'un roman policier ? » dit-il enfin, non sans un peu d'amusement. Christine était déjà remise de sa courte frayeur, et elle se reprochait même un excès d'imagination. En agissant ainsi, ne risquait-elle pas de compromettre le plan de Baroy ? Si les espions remarquaient son trouble, n'en déduiraient-ils pas qu'elle se savait suivie et menacée ? Non! il fallait qu'elle ne donnât lieu à aucun soupçon. Et il fallait également que ce sympathique Marc ne vînt pas fourrer son nez dans toute cette affaire. « Ne vous occupez pas de moi ! lui recommanda-t-elle. Bavardons comme si nous venions de faire connaissance, mais que ce soit tout. Quoi qu'il arrive, laissez faire, ne vous mêlez de rien.... — Ah ! vous en avez déjà trop dit ! protesta-t-il avec chaleur. Si je dois agir ainsi, donnez-moi au moins quelques explications ! — C'est impossible. — Mais je vais passer mon temps à me creuser la cervelle ! gémit-il. — Tant pis ! » Et sans vouloir poursuivre la discussion sur ce thème, elle s'engagea dans le soufflet pour regagner son compartiment. Au passage, elle put voir que la dame en noir et son compagnon étaient dans le wagon qui précédait le sien. En leur lançant un fugitif regard, elle se demanda si son imagination ne commençait pas à lui jouer des tours. Après tout, il ne s'agissait peut-être que d'inoffensifs voyageurs. Mais si c'était le cas, où donc étaient les autres ? Bien que Baroy lui eût conseillé de ne pas

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chercher à le savoir. Pourtant, il lui était impossible de ne pas scruter les visages en se demandant anxieusement : « Ami ou ennemi?» * ** Deux incidents comiques vinrent heureusement la distraire de ses pensées et calmer ses nerfs à vif. Elle venait à peine de regagner sa place que le chat de la grosse dame fit une fugue. Jusqu'alors, il était, paisiblement resté sur les genoux de sa maîtresse. Soudain, il sembla pris d'épouvanté, sauta d'un bond dans le couloir et disparut. Dans le compartiment voisin on entendit une brusque explosion de rires et de cris. La bonne dame, affolée, avait sauté sur pied. « Ma Minouche ! criait-elle. Elle va tomber du train ! Ma Minouche !... » Toute cette partie du wagon fut bientôt prise d'agitation. On repéra la bête qui s'était tapie sous une banquette et restait inaccessible derrière le dispositif de chauffage. Sa maîtresse se mit à genoux, l'implora sans résultat, menaça.... Avec un parapluie, on essaya de déloger le chat, et l'on n'aboutit qu'à déchirer l'étoffe aux ailettes du radiateur. Un gamin tenta de glisser la main jusque dans le repaire, mais il la retira précipitamment en recevant un coup de griffe accompagné d'un furieux pfffttt ! Là-dessus, survint le contrôleur. Digne, imposant, la casquette bien plantée sur la tête, il contempla ce spectacle insolite en fronçant les sourcils. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il. On lui expliqua l'affaire. Le contrôleur était un homme grave qui ne devait pas souvent plaisanter. Il interpella sévèrement la pauvre dame, puis lui cita le règlement : « Les chats et autres animaux de petite taille peuvent être admis dans les compartiments à condition d'être transportés dans un panier clos, et de ne pas incommoder les autres voyageurs par leur odeur, leurs cris ou par toute autre manifestation. — Mais il était dans un panier ! gémit la grosse dame. — Alors, comment se fait-il qu'il soit maintenant sous une banquette ? — C'est qu'il s'est échappé ! 86

— Donc, le panier n'était pas clos. » La discussion aurait pu se prolonger longtemps si le chat n'avait profité de ce moment pour filer entre les jambes du contrôleur et se glisser dans le couloir. Il n'alla pas loin. Christine c'eut qu'à se pencher pour ramasser la bête frémissante et la rapporter à sa propriétaire. Sans sourire le moins du monde, le contrôleur veilla à ce que le chat réintégrât son panier, puis après un dernier regard sévère à la délinquante, il continua sa ronde. « II n'a pas de cœur, cet homme ! » gémit la grosse dame, encore toute remuée par cette scène. Elle tapota le panier d'osier où le chat, maintenant enfermé, miaulait à fendre l'âme. « Non, pas de cœur ! Cette pauvre Minouche qui aime tant regarder le paysage!... » Puis une idée subite la dédommagea de ses peines et lui donna comme un goût de revanche. « Si Minouche a pris peur, affirma-t-elle a mi-voix, c'est qu'elle a senti approcher le contrôleur ! C'est un chat vraiment extraordinaire, mademoiselle ! Il devine tout, il sent les gens à distance, il est capable de.... »

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Et elle énuméra les qualités véritablement extraordinaires de Minouche. Le deuxième incident comique survint quelques minutes plus tard. Sur le seuil, Christine vit apparaître sa vieille connaissance du matin : l'homme au visage congestionné, lecteur assidu de journaux sportifs, qui avait précipitamment quitté le compartiment, sans qu'on sût pour quelle raison. Il était maintenant là, dans l'encadrement de la porte, sa valise à la main, son manteau sur l'épaule, ses journaux plies en vrac sous son bras. Ses sourcils s'élevèrent de deux bons centimètres quand il constata que sa place était prise. Il ouvrit la bouche, la referma, puis parut se résoudre à l'inévitable et il s'installa au milieu de la banquette non sans bousculer les uns et les autres La bonne dame qui faisait face à Christine échangea un regard effaré avec la jeune fille, puis leva les yeux au ciel. « Invraisemblable ! grommelait l'étrange individu. Invraisemblable !... On ne peut même pas s'absenter trois minutes sans qu'on vous prenne votre place.... Manque total d'éducation ! Invraisemblable!.., » II lança un regard furieux autour de lui, mais nul ne répondit. Alors, avec un soupir d'exaspération, il plongea son nez rouge dans son journal. Le répit ne fut pourtant que de courte durée, car dix secondes plus tard notre homme frappait de la main sur son journal et s'écriait : « Ah! c'est du propre! Ces Ecossais!... » II interpella le voyageur qui avait pris son coin. « Pas vrai, monsieur ? Ces Ecossais ! » Et comme l'autre le regardait sans comprendre, le petit homme s'exclama : « Invraisemblable, monsieur ! Non seulement, vous me chipez ma place, mais vous ne me faites même pas l'honneur de me répondre quand je vous adresse la parole. Invraisemblable ! — Je ne vous ai pas pris votre place ! protesta le voyageur. — Si, monsieur! Je m'étais levé un instant.... — Pardon ! pardon ! intervint alors la grosse dame. Vous êtes parti d'ici alors que nous venions à peine de quitter Paris.... On ne vous a revu ni à Dijon, ni à Maçon. Et vous revenez quand nous approchons de Lyon! — J'avais loué cette place, madame. — Eh bien, il ne fallait pas la quitter. 88

— Quand c'est loué, c'est loué. J'ai changé de compartiment pour aller fumer ma pipe ailleurs, car ici c'est un compartiment de non-fumeurs, et je respecte les règlements. Mais si j'exige ma place.... — Je vous la cède de bon cœur, répliqua l'autre voyageur qui semblait s'amuser beaucoup. — Je n'en veux pas, monsieur ! C'était uniquement pour le principe que je protestais. Je vous ai adressé la parole, et vous n'avez pas daigné me répondre. — C'est que je n'ai pas très bien saisi votre histoire d'Ecossais, confessa l'autre, en glissant un sourire à Christine et à la grosse dame. — Comment ? Vous n'avez pas saisi ? Mais vous n'êtes au courant de rien, alors ? Les Ecossais nous ont battus au rugby ! Invraisemblable ! — Epouvantable ! » compatit son interlocuteur. La dame au chat intervint alors avec un bon sourire. « Vous êtes sans doute de Paris, monsieur ? •» demanda-t-elle à l'irascible personnage. Celui-ci se rengorgea. « Parfaitement, madame ! — Eh bien, dit-elle simplement, je m'en serais doutée. Chez nous les gens sont un peu plus aimables. » Au rire des voyageurs du compartiment se joignit celui de Marc Albeyrac qui depuis un moment se tenait dans l'embrasure de la porte. L'homme en gris riait comme les autres. Mais il fut le premier à reprendre son sérieux. Il jeta un regard par la portière, puis se tournant vers Christine, il dit, comme s'il s'adressait spécialement à elle : « Dans cinq minutes, nous serons à Lyon. »

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X venait à peine de s'arrêter sous la haute verrière sombre de la gare que Christine avait ouvert la portière et sauté sur le quai. « Hé! Où courez-vous ? lui cria Marc penché à la portière. Je vous accompagne ? — Inutile ! Je vais acheter quelque chose au buffet ! — Mais on vend des boissons sur le quai !... » Elle se retourna et ne put s'empêcher de rire à la vue de son visage déconcerté. Ce pauvre Marc ! Elle lui devrait des explications, après l'avoir aussi parfaitement tenu dans l'ignorance ! « Attention ! lui cria-t-il encore. Ne vous attardez pas ! Le train n'attend pas.... » Devançant les voyageurs chargés de valise, Christine s'engouffra dans le passage souterrain, heurta un monsieur qui venait LE RAPIDE

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en sens inverse, faillit trébucher sur un enfant, puis, toujours courant, remonta les escaliers qui conduisaient au quai n° 1. Elle savait que le rapide s'arrêtait exactement neuf minutes à Lyon. Aussi ne devait-elle pas perdre de temps. Tous ses gestes devaient être précis, calculés, comme l'avait dit Baroy. Juste avant de descendre du train, elle avait réglé sa montre, et maintenant il importait de ne plus la quitter des yeux. Elle pénétra dans le buffet et se dirigea droit vers la caissière qui trônait derrière un long comptoir. « Pouvez-vous encore me faire à déjeuner ? » demanda-t-elle sans entrée en matière. La jeune femme leva les yeux, l'examina une seconde. « Vous êtes la demoiselle de Paris ? demanda-t-elle à mi-voix. Mademoiselle Peyraud ? — C'est moi. — Cabine n° 2. La communication a été établie il y a quelques minutes. L'homme qui est auprès de la cabine a été détaché par le commissariat spécial de la gare.... — Merci ! » Et Christine se dirigea en hâte vers les téléphones. Un instant, elle se demanda si elle n'était pas suivie, mais elle estima que ce n'était guère probable. L'agent de Baroy ne s'intéressait évidemment qu'à la valise, et il n'allait pas la quitter des yeux maintenant que la jeune fille avait quitté le compartiment et qu'une occasion s'offrait aux espions. Ces derniers, pour des raisons identiques, ne devaient pas se soucier de ce qu'elle pouvait bien faire. Pour eux aussi, seule comptait la valise. Comme l'avait dit la caissière, un homme se trouvait auprès des cabines téléphoniques, et il s'appuyait même à la porte du n° 2 pour en interdire l'accès. « Je suis Mlle Peyraud ! dit Christine en hâte. Puis-je parler à M. Baroy ? — L'un de ses adjoints est au bout du fil. Entrez ! » II ouvrit rapidement la porte et Christine pénétra dans la cabine. Elle saisit l'écouteur qui pendait au bout du fil, le porta à son oreille. « Me voilà ! dit-elle d'une voix un peu hésitante. M. Baroy n'est pas là ? — Parti lui aussi pour Marseille, répondit une voix masculine. Il veut être sur place. Ne perdons pas de temps. Tout s'est-il bien passé ? — Parfaitement bien. Mais mon oncle ? 91

— L'enquête de Marseille n'a pas donné grand-chose. Hier matin, en tout cas, il était en bonne santé et on l'a vu dans son quartier. Depuis, nul ne sait où il est. — A-t-on regardé chez lui ? — Il était difficile de le faire sans éveiller les soupçons. Une seule chose est certaine : hier matin, il est sorti de chez lui. Nous avons envoyé un gamin sonner chez lui, mais personne n'a répondu. » Christine soupira, puis jeta un regard à sa montre : il ne lui restait que cinq minutes. « Je dois téléphoner à Pierre Baroy dans quelques instants, reprit l'homme. Rien à signaler de votre part ? Avez-vous remarqué quelque chose de suspect depuis votre départ de Paris ? — Je ne sais pas.... Il y a un homme et une femme qui m'ont paru un peu inquiétants, mais je me trompe peut-être.... — Décrivez-les ! » Brièvement, Christine dépeignit l'homme aux larges épaules et au visage lourd et cruel, puis la femme en noir. « Je ne vois pas qui cela peut être, dit enfin l'agent de Baroy à l'autre bout du fil. C'est tout ? » Elle décrivit rapidement les trois voyageurs de son compartiment. Puis, comme l'homme ne disait pas grand-chose, soit qu'il ne connût aucun de ces divers, personnages, soit qu'il voulût la maintenir dans l'ignorance, elle reprit sur un ton légèrement agressif : « En tout cas, quand vous téléphonerez à M. Baroy, dites-lui de faire quelque chose pour mon oncle. Moi, je me débrouillerai très bien toute seule. Mais lui.... — Je le lui dirai, promit l'autre. — Et j'espère qu'il fera quelque chose. Nous ne devons pas être les deux moutons sacrifiés pour attirer le tigre. Votre affaire passe peutêtre avant tout... pour vous ! Pour ma part, je ne fais pas si bon marché de la vie de mon oncle ! — Eh bien, fit l'homme avec un petit rire. Je ne vous connais pas, mademoiselle, mais je suis persuadé, à vous entendre, que vous vous débrouillez fort bien toute seule ! » Christine regarda sa montre. Le rapide partait dans deux minutes et demie. « Ne vous inquiétez donc pas, reprit son interlocuteur sur un

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ton d'encouragement. C'est peut-être maintenant qu'on vous vole la valise.... Tout sera peut-être fini dans quelques minutes.... — Fini ? s'exclama-t-elle. Vous vous imaginez que je vais tranquillement retourner à Paris sans plus me préoccuper de mon oncle ? — On s'en occupera, mademoiselle. — Je compte aussi y veiller moi-même ! répliqua-t-elle. — Mais vous n'allez pas.... » Elle raccrocha sans attendre la fin de la phrase. Un coup d'œil à sa montre lui apprit qu'il lui restait une minute trente secondes. Elle ramassa son sac qu'elle avait posé sur la tablette du téléphone, à côté des annuaires, poussa la porte de la cabine. L'inspecteur du commissariat était toujours là. « Tout s'est-il bien passé ? demanda-t-il en souriant. — Oui-, parfait. Je file ! » Elle gravit en courant l'escalier, traversa la vaste salle du buffet, salua d'un signe de tête la jeune caissière et passa enfin

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sur le quai. Déjà retentissait sous la haute verrière l'annonce du prochain départ. Christine n'entendit que les derniers mots : « ...pour Avignon, Marseille, Toulon, Nice... en voiture!... Attention au départ !... » Elle s'élança vers le passage souterrain, dégringola les marches, puis soudain, dans la pénombre glauque, elle eut un instant d'hésitation. Quel était le numéro de son quai ? 3 ou 4 ? Plusieurs trains allaient partir dans diverses directions, et Christine était brusquement si troublée que les inscriptions portées sur les panneaux de signalisation dansaient devant ses yeux : Omnibus pour Tournon, Le Teil.... Express pour Givors.... Rapide pour Strasbourg.... Tout à coup elle retint un cri d'effroi, car un homme se dirigeait droit sur elle. Il était mal vêtu, portait un chapeau enfoncé sur les yeux et semblait s'être tapi là dans l'attente d'un mauvais coup à faire. De nouveau, le haut-parleur crépitait, faisait ronfler à tous les échos une bonne voix caverneuse, déjà teintée d'accent méridional : « ...Quai n° 3.... Les voyageurs à destination de Maçon, Chalonsur-Saône, Dijon.... » L'homme s'approchait d'elle. « II va m'attaquer ! pensa Christine en un éclair. Me retenir ici pendant que le train s'en va.... Pour s'emparer tranquillement de la valise.... » Baroy lui avait bien dit de ne pas intervenir, et surtout de laisser les espions lui dérober la fameuse valise. Oui, bien sûr ! Mais Christine n'avait pas la moindre envie d'être obligée d'interrompre ainsi son voyage. Elle fit un brusque crochet pour éviter l'homme avant qu'il ne fût à proximité d'elle. Il lança un bras, parvint à la saisir par l'épaule, mais elle se dégagea d'un bond et se mit à courir vers le plus proche escalier. « Quai n° 4... attention au départ!... » annonçait le haut-parleur. L'homme la rejoignit, toutefois sans chercher à la retenir. D'une main il avait saisi son sac et tentait de le lui arracher. De toutes ses forces Christine le serra contre elle, puis s'arrêta net, fit face à son agresseur et lui lança un coup de pied dans les jambes. Le voleur recula, sans lâcher la bride du sac. Celle-ci cassa net. Déjà Christine fuyait vers l'escalier.

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Là-haut, le rapide s'ébranlait lentement. En levant la tête vers le sommet de la paroi, Christine vit glisser un long wagon. Désespérément, elle gravit les dernières marches quatre à quatre, se rua sur la portière la plus proche, sauta sur le marchepied. Haletante mais triomphante, elle tourna la tête et vit que son agresseur s'était bien gardé de sortir du passage souterrain. Soudain, elle se demanda si elle n'avait pas été seulement victime d'une vulgaire tentative de vol. Le rapide glissait lentement le long du quai. A une portière, un peu plus loin, Marc, émergeant jusqu'à la ceinture, faisait de grands gestes. « Voulez-vous rentrer ? » hurla un contrôleur en menaçant Christine de la main. Un voyageur complaisant ouvrit la portière et la jeune fille se retrouva à l'intérieur. Quelques instants plus tard, comme elle se dirigeait vers son wagon, elle se heurta à Marc qui accourait, surexcité. « Vous êtes folle ! s'écria-t-il. Vous risquiez de passer sous les roues!... Pourquoi vous êtes-vous attardée?... » Christine respira profondément à deux ou trois reprises, tout en cherchant une explication plausible. Mais les yeux du jeune homme étaient déjà tombés sur le sac ouvert, à la bride arrachée. « Et ça ? reprit-il en montrant le sac du doigt. Que vous est-il encore arrivé?... Vous descendez du train sans nécessité aucune, vous manquez le départ, votre sac est à demi déchiré.... » Pendant qu'il exprimait ainsi sa stupeur, Christine avait trouvé le temps de se ressaisir. En ce qui concernait le sac, elle pouvait d'ailleurs dire la vérité à Marc. « Un homme a essayé de me le voler, répondit-elle simplement. — Et vous n'avez pas appelé au secours ? — Je suis de taille à me défendre moi-même, sachez-le ! » II haussa les épaules. « D'ailleurs, j'étais toute seule, ajouta-t-elle. — Comment ? Toute seule dans cette immense gare ? — Parfaitement ! L'homme rôdait dans le passage souterrain, probablement dans l'attente d'un mauvais coup. Il a essayé de m'arracher mon sac. Je me suis défendue. Voilà, c'est tout. * Mais Marc ne paraissait nullement convaincu. Il poussa Christine devant lui dans le couloir, et tous deux reprirent la direction de leur wagon.

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« Toute cette histoire n'est pas claire ! grondait le jeune homme. Sans être détective privé, je sais déceler pas mal de petites choses.... Et il se passe des choses bizarres ! — Mais non, mais non ! dit-elle nonchalamment, sans même se retourner. — Ne prétendez pas le contraire ! Il y a un mystère là-dessous.... Pourquoi ne pas me dire la vérité ? » Elle était arrivée à la hauteur de son compartiment. « Ah ! Mon Dieu ! s'écria la bonne dame en l'apercevant. J'étais tellement inquiète pour vous, ma petite demoiselle ! J'ai cru que vous aviez manqué le train ! Quand j'ai vu que nous repartions et que vous n'étiez toujours pas là.... — Il s'en est fallu de peu ! » grogna Marc, derrière elle. Mais Christine eut un sourire. Le voyageur en gris la regardait fixement, et elle eut la vague impression qu'il était satisfait de la revoir. Elle leva les yeux vers sa valise qui était toujours en place, puis fit demitour et s'accouda à la barre d'appui pour regarder le paysage. « Mystère, mystère et encore mystère ! dit Marc avec un soupir. J'en deviendrai fou ! Que nous préparez-vous encore comme fantaisie, à Valence ou à Avignon ? Allez-vous sauter par la portière ou tirer le signal d'alarme ? Quand vous déciderez-vous à me mettre au courant ? — Ça viendra, mon ami, ça viendra ! répondit-elle sur un ton plaisant, car elle était déjà complètement remise de ses émotions. Ne vous énervez surtout pas ! Regardez plutôt le Rhône. N'est-ce pas beau?»

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XI finit par renoncer à poser des questions, et il se contenta de rester debout auprès de Christine qui, les deux mains sur la barre d'appui, contemplait le beau paysage qui se découvrait peu à peu, maintenant qu'ils étaient sortis de la banlieue industrielle de la grande ville. A plusieurs reprises déjà, Christine avait fait ce voyage, tantôt de jour, tantôt de nuit, mais c'était chaque fois comme une nouvelle expérience, presque une révélation qu'elle attendait avec un frémissement d'impatience et de joie. Par mille signes, le Midi annonçait son approche. Tout semblait déjà plus clair, les verdures printanières, les montagnes lointaines, le ciel d'une pureté incomparable. Une sorte de douceur élégante -baignait cette large vallée du Rhône, avec ses longues lignes de peupliers et de saules qui le plus souvent MARC

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cachaient le fleuve, et soudain s'écartaient pour le laisser apparaître, rapide et glauque. A chaque occasion, Christine avait constaté que ce spectacle rendait attentifs et muets la plupart des voyageurs qui ne quittaient plus leur portière ou se mettaient debout dans les couloirs. Certes, la révélation du Midi n'était pas brutale, elle ne saisissait pas au détour d'une colline, mais elle avait justement quelque chose de séduisant dans sa lente progression, dans cette suite de tableaux délicats et nuancés qui s'enrichissaient lentement de lumières et de couleurs. Aussi, pendant l'heure qui suivit, Christine et son compagnon restèrent-ils le plus souvent silencieux. Ou s'ils échangeaient quelques mots c'était à propos de leur voyage, de ce qu'ils apercevaient devant eux. Pour la première fois depuis son départ de Paris, Christine goûtait un moment de détente; elle ne songeait plus désormais à épier les figures et les gestes de tous les personnages qu'elle rencontrait. La présence de Marc Albeyrac était sans doute pour quelque chose dans son calme revenu, bien qu'elle se refusât à y croire. Mais cela tenait peut-être aussi au fait qu'on ne peut constamment rester sur le qui-vive. Arrive un moment, surtout chez un adolescent, où l'insouciance l'emporte. Les conseils de Pierre Baroy aflaient d'ailleurs dans ce sens, et Christine regrettait presque maintenant d'avoir voulu faire davantage que le rôle qui lui était dévolu. Le temps s'écoula ainsi, paisiblement. Obéissant au désir de la jeune fille, Marc n'avait pas transporté sa valise dans son compartiment, mais il n'en restait pas moins fidèlement auprès d'elle. « Mon père sera content de vous revoir, lui dit-il soudain. Il m'attend ce soir à la gare; si vous le voulez bien, nous vous mènerons en auto jusque chez votre oncle. Cela donnera à mon père l'occasion de l'examiner, s'il est souffrant.... » II dut pressentir la réaction de Christine, car il recula d'un pas pour l'observer, puis reprit aussitôt : « Evidemment, ça n'ira pas ! Est-ce que je me trompe ? — Nullement ! répliqua Christine en ne pouvant s'empêcher de rire. Je quitterai la gare toute seule, et j'irai seule chez mon oncle, à moins que.... » Elle s'arrêta net. Pouvait-elle dire : « A moins que tout ne soit terminé d'ici là et qu'on m'ait enfin volé cette maudite valise » ?

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Marc soupira. « Nouveau mystère ! constata-t-il avec résignation. On vous épargne de prendre le tramway, on vous offre gentiment de vous déposer à votre porte, et vous refusez ! Peut-on savoir pourquoi ? » Christine s'abstint de répondre. « Mystère n° 4 ! grommela le jeune homme. Mais vous verrez que j'aurai réussi à tout tirer au clair avant notre arrivée à Marseille ! — Je vous le souhaite. — Et pourquoi pas ? fit-il avec ardeur. Un seul mystère n'a généralement ni queue ni tête. Mais quand il y en a trois ou quatre, comme c'est le cas, on finit toujours par découvrir un lien entre eux. » Soudain, il dut comprendre qu'il ne tirerait rien d'autre de Christine, et il cessa de l'importuner par ses questions. « Je me soumets ! annonça-t-il en riant. Mais attention ! je me permets d'ouvrir l'œil, car toute cette histoire commence à m'intriguer considérablement. — Regardez plutôt le paysage, répliqua Christine en riant elle aussi. N'est-ce pas joli ? » D'un geste, elle lui montra les monts du Vivarais dont la longue chaîne bleutée se découpait sur le ciel pur. Devant eux, à proche distance, le Rhône roulait ses flots verts entre les saules. Une immense haie de peupliers, à peine voilés de nouveau feuillage, bordait le fleuve sur l'autre rive. Soudain, comme s'il répondait à l'invite qui ne lui était pas destinée, un voyageur surgit du compartiment et se glissa littéralement entre les deux jeunes gens, contre la vitre. Il s'agissait du voyageur apparu à Dijon, qui devait avoir envie de se dégourdir les jambes. « Sommes-nous bientôt à Valence ? » demanda-t-il à Marc. Celui-ci eut un instant d'hésitation. « Je ne sais pas, répondit-il enfin. Dans une demi-heure, je pense....» L'homme hocha la tête, consulta son bracelet-montre. « C'est bien long ! soupira-t-il. — Je ne trouve pas ! — Chacun ses goûts. Vous allez à Marseille, je suppose ? » L'homme tenait manifestement à engager la conversation, et Christine craignait de voir arriver le moment où elle

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serait

peut-être exposée à des questions embarrassantes. « Je suis fatiguée, dit-elle alors à Marc. Je retourne m'asseoir. Au revoir, monsieur.... Peut-être à tout à l'heure.... » Marc en resta bouche bée. « Monsieur ?... Peut-être ?... » répéta-t-il sans rien comprendre. Puis il dut se souvenir des recommandations que lui avait faites Christine, et il parvint à cacher son effarement. Mais le dernier regard qu'il lança à la jeune fille était un composé de stupeur et de fureur, vraiment du plus haut comique. « Ah ! vous voilà enfin ! s'écria la grosse dame lorsque Christine se rassit à sa place. Vous en avez des jambes, vous, les jeunes ! » En dépit de sa récente algarade avec le contrôleur, la bonne dame n'avait pu se résigner à laisser Minouche enfermée dans son panier, et le chat noir trônait de nouveau sur ses genoux. De temps à autre, le voyageur au nez rouge jetait à la bête un regard réprobateur, puis se replongeait dans son journal. L'homme en gris, lui, somnolait de nouveau. Et soudain, Christine sentit la lassitude s'emparer d'elle. Depuis la veille au soir elle vivait sur ses nerfs. D'un seul coup, le spectacle de son voisin lui inspira une

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irrésistible envie de dormir. Cela n'était nullement en contradiction avec les consignes de Pierre Baroy, pensa-t-elle vaguement. Bien au contraire.... Elle ne résista pas. Quelques secondes plus tard elle était plongée dans le sommeil. ** A Valence, elle sortit pour un instant de son assoupissement. Elle tourna les yeux vers le couloir et vit que Marc était toujours en grande conversation avec le voyageur bavard. Puis, tout aussitôt, elle se rendormit comme une masse. Mais son sommeil, d'abord tranquille et bercé par le doux ronronnement des roues, finit par se transformer en cauchemar. Elle revoyait l'homme qui se jetait sur elle dans le passage souterrain. Cet homme avait pris maintenant les traits de Georges : elle n'osait fuir devant lui, restait paralysée de terreur, ne pouvait même pas crier.... Puis tout se transformait : elle errait dans un interminable couloir d'où remontaient ça et là des escaliers signalés par des écriteaux couverts de signes incompréhensibles.... Au-dessus d'elle, elle entendait, martelant les voûtes, le bruit sourd d'un train qui s'ébranlait. Elle courait désespérément de tous côtés, cherchant le passage qui la mènerait vers ce train, elle parvenait à escalader un interminable escalier, s'accrochait à un wagon.... « Vous allez passer sous les roues ! hurlait Marc, penché à la portière. Au secours ! Au secours ! » Puis tout s'arrangeait, comme bien souvent dans les rêves, et elle se trouvait en face de la dame au chat. Mais maintenant, cette bonne dame avait pris un visage sinistre et inquiétant. Avec son chat noir aux yeux luisants comme braise, la femme semblait la prêtresse farouche de quelque culte cruel.... Sans quitter des yeux Christine, elle caressait son chat, qui, lui aussi, prenait peu à peu un air féroce.... Et soudain, elle était à Marseille, dans la chambre qu'elle habitait chez son oncle. Elle cherchait en vain celui-ci, mais elle savait qu'il avait disparu, qu'elle ne le reverrait jamais plus.... Elle se penchait par la fenêtre, et, dans la nuit qui baignait le jardinet, elle entrevoyait des ombres qui rôdaient..,. Brusquement, un coup de sifflet déchirant qui montait vers elle....

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II y eut un franc éclat de rire. Christine ouvrit les yeux et vit que la bonne dame la regardait, très amusée. « J'ai rêvé..., balbutia la jeune fille dont le cœur battait à se rompre. — Eh oui ! fit la grosse dame. Je vous observais. Vous vous agitiez bizarrement, comme si vous aviez peur. Tout d'un coup, quand cet autre train nous a croisés en sifflant, vous avez fait un bond de vingt centimètres au moins ! — Où sommes-nous ? demanda Christine. — Nous arrivons à Montélimar, ma petite demoiselle. Bien contente d'être de retour chez moi ! Et Minouche aussi. C'est pas une vie pour les chats, que ce Paris ! Même pas pour les hommes. Avec cette agitation, ces gens énervés, ces automobiles.... On y devient complètement fou. Croyez-moi : rien ne vaut la bonne vie de province ! — C'est bien mon avis ! » dit Christine, en toute sincérité. Le rapide longeait de nouveau le Rhône. Là-bas, sur la rive droite, dominant la vallée, se dressaient les ruines noirâtres d'un puissant château fort. « Venez donc voir Rochemaure ! » dit Marc en se tournant vers elle. Et lorsque Christine l'eut rejoint dans le couloir, il poursuivit, sans plus se soucier de Rochemaure : « Ah ! vous êtes gentille, vous ! Me laisser seul avec cet aimable raseur, pendant que vous allez faire un petit somme !... » Le voyageur en question était un peu plus loin, mettant à l'épreuve la patience d'un nouvel interlocuteur. « Vous a-t-il posé beaucoup de questions ? demanda Christine. — Oui. Pourquoi ? — Des questions dans quel genre ? Sur vous ? Sur moi ? » De nouveau Marc ouvrit de grands yeux, puis il eut un soupir. « Et voilà ! fit-il. Mystère n° 5. Pourquoi vous intéressez-vous à ce voyageur et aux questions qu'il peut poser ? » II passa une main sur son front, secoua lentement la tête. « Ma chère Christine, dit-il sur un ton grave et larmoyant, vous m'aurez rendu fou avant l'arrivée, avec tous vos mystères. Je préfère descendre à la prochaine station ! » * **

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Deux minutes plus tard, le rapide s'arrêtait en gare de Montélimar. Marc, qui avait retrouvé sa bonne humeur, s'offrit à aller acheter quelques barres de ce délicieux nougat qui a fait la gloire de la ville, et il descendit rapidement sur le quai. La grosse dame, elle, eut quelques ennuis car, au dernier moment, Minouche s'échappa de son panier. Il fallut la rattraper — opération à laquelle participa la moitié du wagon , puis, quand la bête fut enfin reprise, sa propriétaire affolée entreprit de rassembler ses bagages. « Le train va repartir ! gémissait-elle en s'agitant. Me voilà embarquée jusqu'à Avignon! Aidez-moi!... » On l'aidait. Mais par son énervement, la voyageuse ne facilitait pas la tâche des complaisantes personnes. Soudain, Christine éprouva un choc au cœur : la dame venait d'empoigner sa valise dans le filet et s'engageait avec elle dans le couloir. Pendant un instant, Christine resta stupéfaite, n'osant en croire ses yeux. L'espionne était donc cette aimable dame

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qu'on n'eût jamais songé à soupçonner ! Etait-ce possible? Tous les autres voyageurs du compartiment étaient debout, et Christine se demanda lequel d'entre eux allait suivre la voleuse. L'homme en gris paraissait sur le point de se précipiter derrière elle, mais peut-être était-ce simplement parce qu'il voulait continuer à l'aider, comme il venait de le faire ? Le voyageur au nez rouge ne tenait pas en place; le bavard de Dijon suivait également la scène des yeux. Lequel des trois allait montrer à Christine qu'il était l'agent de Baroy en se ruant sur les traces de l'espionne ? « Que se passe-t-il ? demanda négligemment Marc qui venait de remonter dans le wagon. Vous avez l'air pétrifiée ! » Au même instant, la dame au chat baissa les yeux sur la valise qu'elle emportait, et poussa une sorte de rugissement. « Oh ! mon Dieu ! ce n'est pas la mienne !... » Elle se retourna, heurta la valise dans les genoux de Marc, se retrouva face à Christine. « Mais c'est votre bagage, mademoiselle ! Tenez ! Comme je suis étourdie ! La mienne est à côté, presque pareille.... Si ce misérable chat ne m'avait pas tourneboulé les esprits au dernier moment..,. — Descendez vite ! » lui conseilla l'homme en gris. Abandonnant la valise sur les pieds de Marc, la grosse dame pénétra de nouveau dans le compartiment, prit cette fois la valise qui lui appartenait, et, en murmurant encore des excuses, s'élança vers la sortie. Par la portière, on lui passa quelques autres paquets, un pot de fleurs et le panier de Minouche. Puis le train repartit presque aussitôt. « Incident mystérieux n" 6 ! constata Marc. On manque de vous prendre votre valise, et vous laissez faire sans ouvrir la bouche. Pourtant, vous l'aviez remarqué ! — Je n'en étais pas certaine.... — Dans des cas semblables, il vaut mieux vérifier, même si l'on a des doutes », répliqua-t-il sèchement. Et il tourna les talons pour regagner son compartiment.

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XII PEYRAUD ? » murmura soudain une voix. Christine ne put s'empêcher de sursauter et regarda avec stupéfaction le voyageur qui s'adressait à elle. C'était un homme d'une trentaine d'années, de taille moyenne, aux cheveux noirs. Il était engoncé dans un vaste imperméable verdâtre et gardait les mains aux poches. Sans doute était-il monté à la dernière station, car elle ne l'avait pas remarqué auparavant. « Mademoiselle Peyraud ? reprit-il. C'est bien vous, n'est-ce pas? N'ayez pas peur.... Je viens de la part de M. Baroy.... Ne bougez pas, surtout ! N'ayez pas l'air de tomber des nues. On vous observe peut-être. Compris ? — Oui, j'ai compris, dit-elle faiblement. Mais qui êtes-vous ? Que venez-vous faire?... » L'homme alluma tranquillement une cigarette, puis, avec MADEMOISELLE

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un sourire, et montrant d'un geste le paysage, il répondit : « Je suis attaché au commissariat spécial de Montélimar.... J'ai été chargé par M. Baroy de vous contacter, comme on dit aujourd'hui.... D'Avignon, je lui téléphonerai les dernières nouvelles. Tout s'est-il bien passé ? » Rapidement, Christine entreprit de lui conter le principal incident qui eût marqué son voyage, c'est-à-dire l'agression manquée de Lyon. L'inspecteur parut surpris. « Probablement une simple tentative de vol, estima-t-il. C'est assez fréquent dans les grandes gares. Il s'y rassemble pas mal d'individus louches qui jettent leur dévolu sur les voyageurs ignorants ou pressés. Rien d'autre à signaler ? » II se retourna négligemment pour jeter un coup d'œil à l'intérieur du compartiment. « Quel est donc l'agent de Baroy ? demanda Christine presque à voix basse. N'est-ce pas ce grand homme en gris qui est en train de lire ? — Connais pas, répondit l'inspecteur. —• Et cet autre, au visage rouge ? » Le policier haussa légèrement les épaules, puis se retournant vers Christine : « A quoi bon vous tracasser ? Laissez donc faire les choses !... » Soudain, son sourire s'effaça. « A propos, reprit-il, j'ai une nouvelle assez ennuyeuse à vous communiquer.... —• Mon oncle ! » murmura Christine. L'inspecteur approuva d'un signe de tête. « Oui, votre oncle. M. Baroy voulait seulement faire surveiller discrètement sa maison. Mais il a fini par s'inquiéter de ne rien voir, et au début de l'après-midi, deux de ses agents ont pénétré chez votre oncle. Il a disparu. » La jeune fille resta un moment silencieuse, trop accablée pour réagir. Ainsi, ses pressentiments ne l'avaient pas trompée. Son oncle était en danger. Même si Baroy réussissait — ce qu'elle croyait — son oncle ne risquait-il pas de payer de sa vie cette victoire ? « Oui, il a disparu, poursuivit le policier. Une enquête rapide dans le quartier n'a rien donné. On ne l'a plus vu depuis hier matin onze heures. Il était allé acheter quelques fruits pour son dessert. Sa vieille femme de ménage a sonné ce matin en vain

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à sa porte, et elle a pensé qu'il était allé passer la journée chez des amis. » II y eut un long silence. Christine regardait fixement les montagnes qui défilaient devant elle. Le soleil qui baissait à l'horizon la frappait en plein visage, mais elle ne songeait même pas à tourner la tête ou à cligner des yeux. ». Il ne faut pas toujours redouter le pire ! reprit le policier sur un ton encourageant. Le plus vraisemblable est que les espions ont mis la main sur votre oncle pour empêcher qu'il ne ruine leur plan, par exemple en vous téléphonant ce même jour. Mais il est probable qu'ils le relâcheront, une fois l'affaire terminée. — Si elle se terminait à leur avantage, c'est possible, rétorqua Christine. Mais si l'affaire tourne mal pour eux, que feront-ils de lui ? — Je ne pense pas qu'ils aggravent leur cas par un meurtre », dit le policier. Mais il ne semblait pas très convaincu.

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« Et qu'allez-vous donc faire ? demanda Christine. — Suivre le plan prévu. Attendre qu'on vous vole la valise, et suivre le voleur qui nous mènera très certainement au quartier général de l'organisation. Nous avons ainsi des chances de retrouver votre oncle. — Il n'y a donc rien de changé pour moi ? — Rien de changé ! Vous descendez à Marseille et vous vous dirigez vers la maison de votre oncle. On vous surveillera discrètement, ne craignez rien ! — Oh ! je n'ai pas peur ! » Marc venait de sortir de son compartiment et s'approchait lentement. Les sourcils froncés, il observait Christine et son interlocuteur, hésitant visiblement à se joindre à eux. Mais il était maintenant assez près pour entendre, et le policier s'en rendit compte. Aussi affecta-t-il de tenir avec Christine une conversation parfaitement insignifiante, jusqu'au moment où le rapide s'engouffra dans le défilé de Donzère. « Tenez ! voici le fameux barrage ! » dit alors l'inspecteur en lui montrant les vannes d'entrée du gigantesque canal de dérivation qui, véritable fleuve artificiel, s'éloignait majestueusement du Rhône. Et comme il donnait quelques précisions sur la magnifique réalisation de Donzère-Mondragon et les perspectives qu'elle ouvre pour le développement du Sud-Est, Marc intervint, posa des questions. Tout en écoutant les intéressantes explications de l'inspecteur sur le barrage, son immense écluse, l'usine Blondel, puis, un peu plus tard, sur la centrale atomique de Marcoules, située de l'autre côté du fleuve, Christine songeait à son oncle. Déjà sa vaillance naturelle avait repris le dessus, et elle ne songeait plus à désespérer. Elle savait gré à Baroy de l'avoir mise au courant, quitte à l'inquiéter, car, ainsi avertie, elle aurait peut-être l'occasion d'agir par elle-même et de sauver le vieil homme. A côté d'elle, maintenant, Marc et l'inspecteur parlaient de mille choses, comme deux voyageurs désœuvrés, chacun trop heureux de trouver un interlocuteur. Christine resta encore un moment auprès d'eux, puis revint s'asseoir. De sa place, lorsque le rapide traversa Orange, elle entrevit fugitivement la haute muraille du théâtre antique. Une vingtaine de minutes plus tard, le train ralentissait, aux approches d'Avignon. Christine passa de nouveau dans le couloir, et par-delà la

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« Oh ! Je n'ai pas peur ! »

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charmante campagne comtadine, avec ses mas cachés derrière les haies de cyprès, elle aperçut l'énorme masse du palais des papes qui se détachait sur le couchant embrasé. « Descendez-vous à Avignon ? » demanda-t-elle à l'inspecteur, profitant d'un instant où Marc s'était éloigné d'eux. L'homme eut un petit rire. « Moi, je ne suis pas sur l'affaire ! répondit-il. M. Baroy m'a simplement chargé de me mettre en rapport avec vous, pour vous tenir au courant et pour voir si rien ne clochait. Mais je descends ici, et je reprends le premier train pour chez moi. » Une question intriguait Christine. « Comment m'avez-vous reconnue du premier coup ? demanda-telle. — Oh ! c'était facile, répliqua le policier. M. Baroy savait que vous vous trouviez dans la deuxième voiture, compartiment du milieu. Je vous ai vue là, devant la vitre. D'ailleurs, il n'y avait pas à s'y tromper : M. Baroy m'avait dit : « Une charmante « demoiselle à l'air décidé.... » Christine rougit sous le compliment. Au même instant le rapide s'arrêtait en gare d'Avignon. « Bonne chance ! dit l'inspecteur avec un petit mouvement de main. Je suis persuadé que tout ira bien. » • ** La dernière partie du trajet fut la plus pénible. De minute en minute, le moment approchait où tout allait se déclencher. Chacun s'y préparait de son côté, et Christine avait soudain l'angoissante impression de n'être plus qu'un jouet aux mains des adversaires. A cela s'ajoutait l'inquiétude qu'elle éprouvait sur le sort de son oncle. Et, comme si ces deux motifs d'angoisse n'avaient pas suffi, elle avait à affronter un autre problème : comment se débarrasser de Marc ? En effet, le jeune homme était assez fin pour avoir senti qu'il se passait quelque chose d'anormal. Même si Christine ne s'était pas trahie dans son comportement, les incidents survenus au cours de ce long voyage avaient suffi à éveiller son attention. Et pourtant Christine ne pouvait se résoudre à lui confier son secret. Marc aurait pu dans ce cas lui apporter son aide si le besoin s'en faisait sentir; mais il risquait également de bouleverser tout le programme établi par Baroy. Et cela, il ne le 110

fallait à aucun prix. Sans même s'être posé la question, Christine savait qu'elle préférait courir les plus graves risques, plutôt que de compromettre le succès de toute l'affaire. La dernière heure du trajet fut donc assez oppressante pour la jeune fille. Après Arles, quand le train eut obliqué vers l'est pour s'élancer à toute vitesse à travers l'immense plaine de la Crau, la nuit commençait à venir. Les lumières s'allumèrent dans les compartiments. « La veillée funèbre ! » pensa Christine, en cherchant à réprimer son malaise par l'ironie. A vrai dire, l'atmosphère qui régnait dans son compartiment n'incitait pas particulièrement à la gaieté. Nul ne disait mot. L'homme en gris s'était remis à lire et ne semblait se soucier de rien d'autre. Celui au nez rouge avait enfin abandonné ses journaux de sport, et il restait maintenant immobile, les bras croisés sur la poitrine, regardant d'un air morose l'interminable défilé de cyprès qui bordaient la voie. Le voyageur de Dijon sommeillait. Un nouveau venu, monté à Avignon, s'était installé sur la banquette et mâchonnait un sandwich. C'était un homme trapu, large d'épaules, au visage basané et brutal. Bien qu'elle se fût promis de ne pas trop se fier aux apparences, Christine, qui l'observait à la dérobée, ne manquait pas d'être impressionnée par son faciès de lutteur. Marc était toujours auprès d'elle dans le couloir. Et, à mesure que le but du voyage approchait, il se reprenait à insister pour accompagner la jeune fille jusqu'au domicile de son oncle. « Ce serait le meilleur moyen de vous rassurer au plus tôt, disait-il. En tram, il vous faudra près d'une heure, tandis qu'avec l'auto paternelle.... — Merci, mais je préfère m'y rendre toute seule, répliquaitelle. — Et pourquoi donc, enfin ? — Parce que.... » A trois ou quatre reprises, elle ne trouva pas de meilleure réponse. Puis elle finit par se sentir excédée par l'obstination de Marc, et comme il lui posait de nouveau la question, elle répondit : « Parce que je ne vais pas directement chez lui. — Il y a cinq minutes, vous disiez le contraire ! s'exclama-t-il. — Oui, mais je dois m'arrêter en cours de route,... pour faire une très importante commission... dont m'a chargée quelqu’un de Paris....

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— Nous pouvons vous y conduire en auto ! — Non. Cette commission a quelque chose de tout à fait... confidentiel. Je dois m'y rendre seule, à la demande de M. Marcelin. — Nous pourrions vous attendre à proximité ? » proposa-t-il encore, avec la désarmante insistance de celui qui ne comprend décidément pas. Christine se contenta de hausser les épaules. « Ou bien, reprit-il, nous pourrions aller directement voir votre oncle. S'il est malade.... — Inutile ! coupa-t-elle, avec un peu d'irritation. — En un mot : vous voulez vous débarrasser de nous ? » Christine craignit un instant que les voyageurs de son compartiment n'aient entendu leur dernier échange de répliques, lancées sur un ton plutôt vif. Mais, en se retournant, elle constata qu'aucun des quatre hommes ne semblait s'intéresser à eux. « Ne criez pas si fort ! dit-elle simplement à Marc. Comme je vous l'ai répété cent fois, je vous expliquerai tout cela demain....

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— Si j'insiste, répondit Marc, ce n'est pas par désir de vous contrarier, comprenez-le bien ! Sans trop savoir pourquoi, je sens que vous êtes en danger. Est-ce que je me trompe ? — Vous vous trompez, affirma-t-elle calmement. Je ne suis pas en danger. —Et cette commission mystérieuse dont vous me parliez il y a un instant ? Et tous ces incidents bizarres ? — J'admets qu'il y a un mystère, dit-elle en s'efforçant de sourire. Mais pas un danger. — En êtes-vous bien sûre ? » Elle ne répondit rien. Comprenant sans doute qu'elle ne changerait pas d'idée, Marc cessa de l'importuner, et il se mit à lui exposer ses projets pour les prochaines grandes vacances. Christine n'écoutait certes que distraitement, mais cela lui permit d'échapper quelque peu à ses sombres pensées. Les minutes s'écoulèrent. Bientôt, ils longèrent l'étang de Berre qui rougeoyait dans le crépuscule. Un gros avion de transport, tous feux allumés, passa au-dessus d'eux, se dirigeant vraisemblablement vers Marignane. Puis, brusquement, le rapide plongea dans la nuit humide de l'interminable tunnel de la Nerthe. Marseille était proche.

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XIII venait de s'arrêter dans la vaste gare Saint-Charles, toute bruyante et animée. La plupart des voyageurs étaient déjà debout, traînant leurs valises et encombrant le couloir pour atteindre plus rapidement la sortie. Marc s'était éloigné pour aller chercher ses bagages. Mais Christine resta encore quelques secondes sans bouger, le front collé à la vitre, regardant la foule qui se pressait sur le quai, les porteurs affairés, écoutant un haut-parleur qui crépitait non loin d'elle. Puis on la bouscula, et elle dut rentrer dans son compartiment. Cette fois, elle ne s'attarda plus. Après avoir enfilé son imperméable, elle saisit sa valise, son sac, et se fraya lentement un passage vers l'extrémité du wagon. Ses compagnons de voyage venaient derrière elle. LE RAPIDE

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« C'est maintenant ! pensait-elle, en proie à une soudaine agitation. C'est maintenant qu'ils vont essayer.... » Mais elle était prise dans la cohue, et un instant de réflexion lui fit comprendre qu'on ne se risquerait pas à lui arracher sa valise à cet endroit. En effet, le voleur ne pourrait se dégager assez rapidement de la foule et serait vite rattrapé. Marc l'attendait sur le quai. « Je ferai comme vous le désirez ! promit-il. A la sortie, nous vous laisserons aller votre chemin, puisque vous y tenez. Mais vous me permettrez au moins de vous accompagner jusque-là ? » Elle ne pouvait refuser. Toutefois, elle n'accepta pas que le jeune homme portât sa valise. « Je ne suis pas encore une vieille dame ! » lui fit-elle observer avec un sourire un peu crispé. Marc sourit, lui aussi. Et, lentement, en suivant la foule, ils gagnèrent l'extrémité du quai. Christine brûlait d'envie de se retourner, pour voir si elle était suivie par l'un ou l'autre de ses compagnons de voyage. Pourtant, elle s'abstint de le faire, pour ne pas risquer de donner l'éveil. Elle s'efforça de paraître naturelle et continua de bavarder avec Marc. Après avoir franchi les portillons de sortie, ils débouchèrent sur le trottoir. « Mon père doit être par là, dit Marc en regardant autour de lui. Ne voulez-vous pas lui dire bonsoir ? » Avant même que Christine ait pu répondre, une longue auto grise se glissait contre le trottoir. Le visage souriant du docteur Albeyrac apparut à la portière. « Tiens ! Christine ! s'écria-t-il. Quelle heureuse surprise ! Voulezvous que je vous mène chez votre oncle ? — C'est inutile, répondit Marc à sa place. Je le lui ai déjà proposé. Elle préfère prendre le tram ! » Le docteur insista : « Je vous assure que cela ne me dérange pas, Christine ! Et j'aurai le plaisir de bavarder un moment avec votre oncle. — Il paraît qu'il est gravement malade, dit Marc. — Quoi ? s'exclama le docteur. Mais je l'ai vu pas plus tard qu'avant-hier soir, et il se portait comme un charme. Qu'est-ce que vous me racontez là ?» Les bruyantes protestations d'un chauffeur de trolleybus lui firent tourner la tête. « J'embouteille la sortie, dit-il rapidement. Allons ! Montez ! 115

« Je ne suis pas encore une vieille dame !

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— Mais puisqu'elle ne veut pas ! soupira Marc. — Acceptez au moins que je vous mène jusqu'à l'arrêt de votre tram. C'est un peu loin d'ici.... » Marc ouvrit la portière arrière, jeta sa valise sur la banquette, puis dit à son père, en lui montrant l'escalier monumental qui descend de la gare : « Fais le tour et attends-moi au bas des marches. J'accompagnerai Christine jusque-là. » Le docteur, qui visiblement ne comprenait rien au comportement de Christine et de son fils, allait sans doute protester et insister pour les prendre dans son auto, lorsqu'un chauffeur de taxi, excédé de ne pouvoir se rapprocher du trottoir et charger des clients, lui cria avec le plus pur accent du cru : « Et alors ? Vous l'avez loué pour la soirée, ce trottoir ? » Le docteur fut obligé de démarrer. Marc et Christine attendirent que deux lourds trolleybus fussent passés devant eux, puis ils traversèrent la chaussée et s'engagèrent dans le vaste escalier. Devant eux, mille lumières brillaient dans l'ombre. L'animation intense de la ville semblait monter par vagues à l'assaut de la gare. « Je vous laisserai au bas des marches, promit Marc. Mais auparavant, je vous supplie encore une fois de me dire si quelque chose.... » II fut interrompu par des cris. Tous deux s'immobilisèrent sur les marches et se retournèrent. Au sommet de l'escalier, dans la lumière blafarde qui tombait des hauts lampadaires, une bagarre avait éclaté. Un homme gisait déjà immobile sur les marches, deux autres étaient aux prises. Des gens accouraient. Puis l'un des antagonistes parvint à donner un mauvais coup à son adversaire, qui tomba à la renverse, et il s'enfuit en bondissant. Immédiatement la foule entoura les deux blessés. Christine restait figée sur place. Sans trop savoir pourquoi, elle avait le sentiment pénible que cet incident était en liaison avec sa mission. ' « Partons ! dit-elle à Marc. — Mais si nous allions voir.... — Partons ! répéta-t-elle. Votre père doit déjà nous attendre en bas. Ne nous arrêtons pas.... » Au bas du grand escalier, ils retrouvèrent le docteur. Celui-ci insista une dernière fois pour emmener Christine, puis il eut un geste de résignation et lui tendit la main en souriant. 117

« En tout cas, lui dit-il, ne vous inquiétez pas pour votre oncle. Il est en parfaite santé. » Marc prit place à côté de son père. « Vous refusez donc notre aimable compagnie ? » dit-il à Christine sur un ton d'ironie qui sonnait un peu faux, et que démentait l'expression soucieuse de ses yeux. « J'aime mieux partir seule, répéta-t-elle, peut-être pour la dixième fois de l'après-midi. Vous expliquerez à votre père pour quelle raison.... Au revoir ! » Et, avec un véritable serrement de cœur, elle regarda l'auto s'éloigner. * Maintenant, elle était seule. Seule dans cette grande ville bruyante, vivante mais presque inconnue, dans la nuit qui était tombée. Elle savait aussi, maintenant, que son vieil oncle avait disparu, et elle n'avait même plus l'espoir, comme au début de ce voyage, de songer à la villa de la route d'Allauch comme à un havre de paix après une dangereuse épreuve. Mais elle ne pouvait faiblir. Quoi qu'il lui en coûtât, et quel que fût le danger, sa mission serait accomplie. Une force qui était plus de l'obstination et de l'orgueil que du courage proprement dit, la poussait en avant. Elle reprit sa valise qu'elle avait déposée pour quelques instants sur le bord du trottoir, et descendit le boulevard d'Athènes, en direction de la Canebière. Les lumières et l'animation intense du soir la rassurèrent quelque peu. Dans de semblables rues, elle ne risquait assurément pas grandchose, et elle eût même souhaité que ce fût ici qu'eut lieu l'acte tant attendu. Oui, mais l'adversaire ne raisonnait probablement pas de la même façon ! Si Christine trouvait une sécurité au milieu de la foule, le voleur, lui, n'y voyait que danger. Pouvait-il prévoir en effet que la jeune fille ne se mettrait pas à crier pour ameuter les passants ? Hélas ! il était bien plus vraisemblable qu'il attendrait le moment où elle se trouverait dans une rue sombre ! L'agent de Baroy surviendrait-il à temps ? Elle atteignit la Canebière, contempla un instant le spectacle de cette magnifique avenue, aussi animée que les plus grandes artères de Paris, avec, en plus, cet air de gaieté bon enfant qui est si séduisant. A maintes reprises déjà elle l'avait parcourue, en la descendant de préférence, pour jouir du coup d'œil de l'arrivée sur le Vieux-Port et la

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Christine regarda l'auto s'éloigner.

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mer. Mais cette fois-ci, elle tourna sur sa gauche pour remonter jusqu'au point de départ de son tram, le 11. Une ou deux fois, elle s'arrêta devant un magasin, comme une promeneuse qui flâne, mais c'était pour tenter de voir si quelqu’un était sur ses traces. La foule était si dense sur le trottoir qu'elle ne remarqua aucun de ceux qu'elle pensait apercevoir, en particulier ce fameux homme en gris, qu'elle avait baptisé son « ange gardien », sans trop savoir pourquoi, peut-être seulement parce qu'il lui était sympathique. Elle reprit donc sa marche, en apparence tranquille, mais en un terrible état d'agitation intérieure. Indubitablement, tout allait se décider dans les prochaines minutes. Ou peut-être les espions l'attendaient-ils dans l'appartement désert de son oncle ?... Cette idée la fit frémir, et elle souhaita ardemment que tout se terminât avant son arrivée là-bas. Au terminus, elle monta dans le tram qui partit presque aussitôt. Conformément aux instructions de Baroy — il avait décidément tout prévu ! — elle resta sur la plate-forme arrière. Sa valise était posée sur le plancher, derrière elle, et il devait être facile de la lui dérober. Bien qu'elle sût qu'elle ne devait pas intervenir, elle ne pouvait s'empêcher de surveiller le manège de ses voisins, et elle appuyait légèrement son mollet droit contre l'angle de la valise. Si on la lui prenait, elle le sentirait immédiatement. Le tram avançait lentement dans les rues encombrées. Quelques minutes s'écoulèrent, et soudain Christine éprouva comme un choc. Machinalement, elle avait une fois de plus examiné les voyageurs qui l'entouraient, elle s'était légèrement penchée pour voir à l'intérieur de la voiture, et d'un seul coup, elle venait d'avoir la conviction que les agents de Baroy avaient perdu sa piste ! L'homme en gris n'était pas là ! Elle se souvint alors de la bagarre qui avait éclaté derrière elle sur les escaliers de la gare Saint-Charles. L'homme en gris, son ange gardien, n'aurait-il pas été reconnu par quelque membre de la bande, attaqué par surprise et mis hors d'état d'intervenir ? Cette idée s'imposa à Christine en quelques secondes. Elle comprit que le plan de Baroy était dangereusement menacé. Elle comprit qu'elle était désormais toute seule, que les espions n'avaient plus qu'à cueillir leur proie.... Pourtant l'effroi qu'elle éprouva ne se rapportait plus à sa propre personne. Elle ne songeait plus au danger qu'elle courait,

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mais au triomphe possible de l'adversaire. Et, tout en continuant à surveiller ses voisins dans l'espoir d'y deviner peut-être un ami, un visage connu, elle se répétait avec une sorte de fièvre : « Que faire ? que faire ? Comment avertir Baroy ?... » Par chance, Christine était depuis longtemps habituée à se tirer d'affaire toute seule. Elle sentit que tout reposait sur elle et, avec une magnifique inconscience qui était peut-être le simple courage, elle décida de ne pas abandonner la partie, mieux encore : de remplacer les hommes de Baroy. Si ceux-ci avaient perdu la piste, comme il était maintenant probable, les espions, eux, ne devaient pas être loin. Que Christine, obéissant aux instructions reçues, se laissât tranquillement voler la valise, et tout était perdu ! « Ils ne se méfieront pas de moi, se dit-elle pour se rassurer, car l'entreprise avait tout de même de quoi la faire frémir. S'ils ont réussi à déjouer la surveillance des agents secrets, ils n'iront jamais supposer que moi, presque une enfant, je suis capable de leur jouer un mauvais tour!...» Sa décision fut prise avant même qu'elle eût trouvé de bonnes raisons pour la justifier. Et, le cœur battant, mais le visage calme et froid, elle attendit. * ** L'accident était-il fortuit, ou provoqué par les espions pour détourner son attention ? Elle ne le sut pas. Mais quelques minutes plus tard, à un carrefour, une grosse auto noire frôla dangereusement le tram pour le doubler et finit par l'accrocher avec son pare-choc arrière. Cela suffit pour embouteiller la circulation. Le tram stoppa, les voyageurs se pressèrent aux portières, certains descendirent même sur la chaussée, et un concert de cris, de commentaires, de rires s'éleva bientôt du groupe compact formé autour de l'auto. Christine avait failli obéir à son premier mouvement qui était d'imiter les autres. Puis elle songea à sa valise et ne bougea pas. Elle fit bien car, presque au même instant, elle cessa de sentir la pression de la valise contre sa jambe. Bien que son cœur se mît aussitôt à battre la chamade, elle sut n'en rien montrer, ne tourna même pas la tête, et elle entrevit seulement un petit individu qui descendait du tram. « Remontez en voiture ! criait le receveur. Rien de cassé ! Remontez en voiture !... »

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Le voleur avait déjà gagné le trottoir et s'éloignait d'un pas tranquille, assuré que la jeune fille, distraite par l'accident, n'avait rien remarqué. Christine hésita une seconde. Nul ne semblait s'être lancé sur les traces du petit homme; dans quelques instants celui-ci aurait disparu à jamais dans les rues sombres. Oui, sans aucun doute, l'agent de Baroy avait été éliminé par les bandits qui croyaient maintenant pouvoir opérer en toute impunité et jouer le dernier acte de leur machination. « Remontez en voiture ! cria encore le receveur qui refoulait les passagers vers le marchepied. Rien de cassé ! On repart tout de suite !...» Christine fendit la foule qui refluait vers l'entrée du tram. Le petit homme avait disparu là-bas, à l'angle d'une rue. Christine s'orienta rapidement et constata qu'elle se trouvait dans un quartier qu'elle connaissait mal, un peu au-delà du jardin zoologique. Rapidement, elle jeta son imperméable sur son bras pour modifier sa silhouette, puis, elle tira de sa poche un béret qu'elle jucha sur ses cheveux. Après quoi, prudemment, elle tourna le coin de la rue.

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Avec un soupir de satisfaction, elle vit que le petit homme n'était pas loin. Elle se garda de trop se rapprocher de lui et avança lentement. Deux ou trois fois, elle se retourna pour voir si personne ne la suivait, mais elle était bien seule. Comme elle l'avait pressenti, son ange gardien n'était plus là pour veiller sur elle. Tout en avançant dans la rue sombre, elle songeait fugitivement à Baroy et aux Marcelin. Qu'auraient-ils dit s'ils avaient appris qu'elle s'était lancée seule sur la trace du voleur ? Mais l'idée qu'on pût avoir peur pour elle la faisait maintenant sourire. De nouveau, elle avait pleine confiance en elle. Après tout, l'entreprise ne paraissait nullement insurmontable : elle allait tranquillement filer le voleur, verrait où il s'arrêterait pour déposer son butin, et n'aurait plus qu'à téléphoner à la police pour le faire cueillir. L'agent de Baroy devait certainement avoir donné l'alerte et demandé le concours de la police marseillaise. Il suffisait de ne pas perdre la trace du petit homme qui avançait là-bas de sa démarche de canard et avait même pris le temps d'allumer une cigarette. Assurément, il ne se doutait de rien ! Bientôt, à un croisement de rues plus animées, le voleur s'arrêta. Il déposa la valise dans l'encoignure d'une porte, fourra les mains dans ses poches et resta planté au bord du trottoir, la cigarette aux lèvres. Christine s'était arrêtée, elle aussi, invisible dans l'ombre, ne sachant trop ce qui allait se produire. Elle avait espéré que l'homme se réfugierait dans une maison où on aurait pu le capturer sans difficulté. Maintenant, elle se demandait s'il n'attendait pas quelque complice qui allait venir le prendre en voiture pour l'emmener loin de là. Rapidement, elle regarda autour d'elle, cherchant des yeux un taxi. La rue était presque déserte pour l'instant. Elle apercevait bien, à une centaine de mètres derrière elle, les phares en veilleuse d'une auto arrêtée, mais elle n'osa reculer jusque-là pour voir si c'était un taxi. En agissant ainsi, elle eût trop craint de perdre la trace du petit homme. Elle resta donc immobile dans l'ombre, les poings crispés, irritée par l'impuissance où elle se trouvait momentanément. Puis tout se décida: une grosse auto noire, peut-être bien celle qui avait accroché le tram, apparut au carrefour et s'arrêta quelques instants à l'angle de la rue. Le petit homme ramassa la valise, se précipita vers la voiture et monta à côté du chauffeur. A peine l'auto était-elle repartie en direction de la banlieue

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que la jeune fille s'élançait vers le carrefour, cherchant désespérément un taxi. Elle savait que c'était maintenant une affaire de secondes. Dans son énervement, elle arrêta tout d'abord deux autos particulières, faillit être écrasée par une camionnette, puis soudain elle retint un cri de joie en apercevant un petit taxi un peu vieillot, à damiers blancs et verts. Le chauffeur, l'ayant remarquée, se rangea le long du trottoir. « Où vous mènera-t-on, mademoiselle ? » demanda une grosse voix à l'accent marseillais. Christine ouvrit la portière, se jeta à l'intérieur de la voiture, puis, se penchant par-dessus le dossier de la banquette avant, elle dit au chauffeur d'une voix haletante : « Vite ! Suivez cette auto, là-bas ! Suivez-la !... »

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Le petit homme monta à côté du chauffeur.

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XIV SANS poser de questions, le chauffeur démarra, décolla du trottoir et s'élança à la poursuite de l'auto noire dont les feux arrière fuyaient à deux ou trois cents mètres devant eux. Bientôt, ils se rapprochèrent. « Voulez-vous que je la rattrape ? demanda alors le chauffeur qui ne devait pas avoir bien compris. — Surtout pas ! s'écria Christine. Suivez-la seulement, sans vous faire remarquer ! — Ah ! ah ! fit le gros homme en riant. Il me semble qu'on joue un film policier. — Si je ne faisais que jouer !... » Le chauffeur se retourna à demi. Dans la pénombre, éclairée par les lumières de la rue, Christine distingua son visage rond et sa moustache en brosse.

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« Quoi ! dit-il avec surprise Vous ne jouez pas à cache-cache ? C'est sérieux ? — Ces gens m'ont volé ma valise. — Appelez donc la police, suggéra l'homme. C'est ce que vous avez de mieux à faire.... En tout cas, ne comptez pas sur moi pour arrêter vos voleurs ! — Je veux d'abord savoir où ils vont. » Le chauffeur haussa les épaules, mais s'abstint de poser d'autres questions pour l'instant. Après tout, devait-il se dire, c'est le client qui paie et a par conséquent le droit de n'en faire qu'à sa tête. Si cette demoiselle veut dépenser ses économies en me faisant suivre une auto sur dix kilomètres, libre à elle ! Puis une idée dut lui venir, car il ralentit légèrement. « Eh ! dites donc ! lança-t-il. Si c'est pas un jeu, c'est donc sérieux. Et si c'est sérieux, c'est peut-être dangereux ? — Vous ne courez aucun danger, affirma Christine. — C'est vous qui le dites ! répliqua-t-il en ralentissant encore davantage. Si ces gens-là sont des bandits, il est plus prudent de ne pas s'y frotter. Moi, je n'ai pas le cœur à jouer les détectives. » Les feux rouges de la voiture s'éloignaient déjà dans la nuit. « Je ne vous demande que de les suivre ! dit en hâte Christine. De les suivre à bonne distance.... Je veux seulement savoir où ils vont. Ensuite, j'avertirai la police.... Allons ! voyons ! Si moi je n'ai pas peur, vous n'allez pas flancher, vous, un homme ! » Piqué au vif, le chauffeur écrasa son pied sur l'accélérateur. Son taxi fit un bond en avant. « Antoine Bassartigue n'a peur de rien ! affirma-t-il. Mais il ne veut pas s'occuper des affaires qui ne le regardent pas. — Cette affaire vous regarde autant que moi ! dit Christine à bout d'arguments. Ces gens sont des espions.... Ils ont volé un secret ! » L'aiguille du compteur de vitesse fit une chute profonde. « Des espions, grommela le chauffeur, c'est pas des gens commodes, d'après ce que j'ai entendu dire. A mon avis, il vaut mieux éviter de s'y frotter. — Ils ne sont pas armés ! » L'auto reprit alors un peu de vitesse. « Moi, je le suis », répliqua fièrement le gros homme.

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II farfouilla un moment dans le casier du tableau de bord, puis exhiba un objet que, dans la pénombre, Christine parvint à identifier comme étant un antique pistolet à barillet. « Moi, je suis armé ! Il faut être prudent dans mon métier, surtout le soir, quand des gens vous demandent de faire de longues courses hors de la ville.... » Mais une idée subite dut lui venir, car il lâcha l'accélérateur. « A propos, reprit-il sur un ton défiant. Vous avez de l'argent sur vous ? Je veux bien consentir à poursuivre vos espions, mais je n'oublie pas que le compteur tourne. — J'ai de quoi payer, assura Christine, amusée par l'attitude du vieux chauffeur. — Alors, ça va ! fit celui-ci. On va les suivre, vos bandits. » II accéléra, rattrapa l'auto qui avait presque disparu dans le lointain, puis se maintint à bonne distance d'elle. Le fait de poursuivre de dangereux bandits ne devait pas l'impressionner beaucoup, ou bien il ne croyait pas un mot aux déclarations de la jeune fille, car, en se retournant fréquemment, il se mit à bavarder avec elle sur un ton de plaisanterie. « Vous n'êtes pas du pays, lui dit-il. Ça s'entend tout de suite à votre accent pointu.... Soit dit sans vous fâcher.... — Je viens de Paris, répondit machinalement Christine, qui, elle, ne quittait pas des yeux les feux de la voiture poursuivie. — Tiens ! tiens ! fit le chauffeur. Et vous leur courez après depuis Paris, à vos bandits ? » Elle ne sut trop que répondre. De toute façon, quoi qu'elle pût dire, le brave chauffeur n'en croirait probablement pas un mot. « Vous êtes pourtant un peu jeunette pour faire partie de la police ! reprit-il avec un bon rire. D'ailleurs, les agents n'ont pas un aussi joli minois.... Sans ça, on accepterait avec plus de plaisir leurs contraventions.... — On ne les voit plus ! s'écria Christine, qui n'écoutait que d'une oreille distraite. — Ils ont dû tourner à gauche, répliqua le chauffeur. Attention ! Faut pas que je me fasse remarquer, si jamais ils s'étaient arrêtés juste après la bifurcation.... » Il ralentit, éteignit ses phares. La route apparut, blafarde dans le clair de lune, bordée de petits murs noirs et de bouquets d'arbres. A la bifurcation, le chauffeur avança au ralenti.

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« Les voilà ! déclara-t-il. Ils ont l'air de filer dans la direction de Gardanne. Je les suis toujours ? — Suivez-les ! Quand ils se seront arrêtés, vous me laisserez là pour surveiller leur repaire, et vous retournerez au premier poste téléphonique pour appeler la police. — Oh ! oh ! mais ça commence à paraître sérieux, votre histoire ! — Vous en doutiez ? — Bah ! on ne sait jamais, repartit le brave homme avec philosophie. On voit tant de gens bizarres.... Tenez, par exemple, l'autre jour.... » Après avoir mis ses phares en veilleuse, il s'engagea prudemment dans la route de gauche, plus étroite que la précédente. Les feux rouges de l'autre auto dansaient très loin devant eux". « ...L'autre jour, par exemple, poursuivait le chauffeur, tout heureux de pouvoir raconter son histoire, j'ai chargé un client près de la gare maritime. Il m'a donné une adresse au Prado. Nous arrivons devant une villa. Mon client me dit de l'attendre.

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Je le vois traverser le jardin, sonner à la porte d'entrée. Un homme lui ouvre, et voilà mon client qui lui envoie une magnifique paire de gifles. L'autre répond par un coup de poing qui expédie mon client jusqu'au milieu de la pelouse. Sans insister, il revient vers moi en se frottant les mains. « Voilà ! me dit-il, j'ai vengé mon « honneur. » Et comme je l'interroge discrètement, il ajoute : « — A l'asile départemental, cet individu avait l'audace de se faire passer pour le médecin-chef. Il méritait une bonne leçon. « — Et ce n'était pas lui ? aije demandé. « — Pensez-vous ! Le médecin-chef, c'est moi ! » « Sans faire le moindre commentaire, je me suis hâté de prendre la route de l'asile départemental. Mon client s'en était évadé le matin même ! » Christine eut un petit rire poli, mais son esprit était ailleurs. Il lui semblait qu'elle roulait depuis des heures, alors qu'une quinzaine de minutes à peine s'étaient écoulées. L'auto poursuivie filait maintenant vers le nord, traversait parfois un village accroché au flanc d'une colline, gagnait peu à peu la montagne. Christine se demandait combien de temps durerait cette course. Parviendrait-elle à ne pas lâcher la trace des voleurs ? « Vous reste-t-il encore beaucoup d'essence ? demanda-t-elle au chauffeur. — Une dizaine de litres. Ça vous suffira ? — Je l'espère. — Vous ne voulez tout de même pas rouler jusqu'à Paris ? » dit-il en riant. Sans répondre, elle s'accouda au dossier de la banquette avant et scruta la nuit. De temps à autre, un virage leur masquait les feux rouges de la voiture poursuivie, puis ils les retrouvaient, dansant sur la mauvaise route. « De quel côté nous dirigeons-nous ? demanda-t-elle encore. — Nous sommes sur la route de Gardanne. — Pourrez-vous facilement trouver un poste téléphonique ouvert la nuit, dans le voisinage ? » Le chauffeur se gratta la tête. « Je ne sais pas trop, dit-il. A moins que.... » Brusquement, l'auto disparut. Elle avait dû tourner à gauche. Lorsqu'ils approchèrent, ils virent effectivement l'amorce d'un étroit chemin qui s'élevait au flanc d'une colline pierreuse. « Et si nous attendions ici ? proposa le chauffeur. — C'est que.... » 131

L'homme hésitait visiblement. Tant qu'ils avaient roulé sur la grand-route, le jeu ne lui avait guère paru comporter de risques. Maintenant, il commençait à réfléchir. « Vous n'allez pas continuer toute seule jusqu'au bout ! reprit-il. Appelez plutôt la police.... Ce n'est pas votre rôle d'arrêter les bandits, pauvre pitchounette ! » La crainte d'échouer si près du but poussa Christine à jouer le tout pour le tout. « Si vous avez peur, laissez-moi conduire votre voiture ! cria-telle. J'irai seule ! — Hé bé ! protesta le gros homme indigné. Confier ma Rosalie à des mains inexpérimentées ? Ça, jamais ! — Alors, avancez ! — C'est que cela m'a tout l'air d'un chemin privé.... — Non ! je ne vois pas d'écriteau. Allons ! Dépêchez-vous ! » En grognant, le chauffeur fit lentement virer son taxi et l'engagea dans le petit chemin pierreux. Il prit soin d'éteindre complètement les phares et avança au ralenti. Puis, au bout d'une centaine de mètres, il reprit un peu d'assurance et appuya sur l'accélérateur. Mais sans arrêt il se penchait par la portière ouverte pour examiner les alentours. La lune brillait assez clair pour permettre de bien distinguer le chemin. « On ne les voit plus ! grommela le chauffeur qui cherchait un prétexte pour faire demi-tour. — Si vous n'aviez pas tant tardé ! — Chacun son métier, ma petite demoiselle. » Christine ne répondit rien. Penchée à la portière ouverte, elle fouillait du regard la vaste étendue blême, piquetée de quelques arbrisseaux noirs. Le vent qui soufflait en rafales la faisait frissonner. Nulle auto en vue. Christine se demanda soudain si les bandits ne s'étaient pas aperçus qu'ils étaient pris en chasse, et ne s'étaient pas cachés dans quelque repli de cette colline perdue pour surprendre leurs poursuivants. Mais elle se garda bien de communiquer cette idée peu rassurante au chauffeur, car celui-ci, à coup sûr, aurait trouvé là une bonne raison d'abandonner la chasse. L'homme n'avait d'ailleurs pas besoin de cela pour désirer mettre fin à cette aventure. « Allons, allons ! dit-il au bout de quelques minutes. Vous feriez mieux de rentrer chez vous, ma petite demoiselle.... Regardez au

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compteur ce que vous coûte déjà votre fantaisie ! Je vous ramène chez vous. Si cette histoire d'espions est vraie, vous avertissez la police, elle se chargera de tout. » Mais Christine n'écoutait pas. Elle venait d'entrevoir une lueur, très loin. « Les voilà ! cria-t-elle. Là-bas, sur la gauche ! — Moi, je n'ai rien vu, affirma le chauffeur. — Si ! Là-bas ! Juste sur la gauche de ce petit bouquet d'arbres....» En effet, un feu rouge apparut quelques instants, puis s'effaça de nouveau. Le conducteur de l'auto noire avait coupé ses phares, mais laissé les veilleuses, de sorte que les feux arrière étaient également restés allumés. Comme le chemin était le plus souvent bordé d'une murette de pierres ou en contrebas, ils n'apparaissaient que rarement aux yeux de ceux qui venaient à quelques centaines de mètres derrière. La poursuite continua ainsi pendant cinq ou six minutes. Puis les feux rouges parurent s'immobiliser, pour tourner ensuite sur la gauche, et on les vit bientôt s'élever sur une vaste étendue herbeuse, au chemin mal tracé. Cette fois, le chauffeur de taxi refusa catégoriquement 133

d'abandonner la route. Il arriva jusqu'à l'endroit où la grosse auto noire avait pris à travers champs, puis il croisa les bras sur son volant. « Pas un millimètre de plus ! dit-il. Antoine Bassartigue veut bien risquer sa vie pour capturer de dangereux bandits, mais il n'entend pas abîmer ses pneus. » Christine sauta à terre. « Eh bien, attendez-moi, dit-elle rapidement. Ils n'ont pas dû aller bien loin. Je monte jusqu'à la crête.... — Ne vous fourrez pas dans une vilaine histoire ! lui conseilla le chauffeur. Puisque vous savez maintenant où ils sont, allez plutôt téléphoner à la police. — Je ne sais pas encore où ils sont. Attendez-moi. — Sûr que j'attendrai ! répliqua-t-il, à demi amusé, à demi fâché. Puisque vous ne m'avez pas payé ! » Déjà Christine s'élançait sur les traces de l'auto noire. La pente était douce, le sol couvert de cailloutis entre lesquels poussait une herbe longue et crissante. Christine avançait, légèrement courbée en avant, les yeux fixés sur le sommet de la colline. Et tout à coup, elle aperçut les feux de l'auto, à cent mètres, dans un creux de terrain. La masse sombre d'une ferme isolée se dressait au clair de lune. L'auto, dont le ronron était nettement perceptible, s'engageait dans la cour centrale. Les feux s'éteignirent. Christine attendit encore quelques instants, puis, bien assurée que les bandits étaient maintenant à l'intérieur de la ferme et ne repartiraient probablement pas de sitôt, elle redescendit en hâte jusqu'au chemin. A grands bonds, elle dévala dans la pierraille, tomba deux fois mais sans se faire mal, distingua enfin la forme sombre du taxi à demi caché derrière une murette de pierres sèches. Antoine Bassartigue avait allumé sa pipe et semblait s'être résigné à attendre ici une partie de la nuit. Il poussa une exclamation de plaisir en retrouvant la jeune fille. « Alors, on rentre ? demanda-t-il, tout heureux. — Non. Moi, je reste ici pour les surveiller. Ils sont là-haut, dans une ferme. Allez téléphoner à la police. Tenez ! Donnez-moi un crayon et du papier.... » A la faible lueur du tableau de bord, elle griffonna quelques mots, mais quelques mots qui devaient agir comme une bombe sur les policiers marseillais, certainement alertés par les agents de Baroy. puis elle fourra le papier entre les mains du chauffeur. « Allez ! Faites vite ! 134

— Mais je vous laisse ici ? demanda le brave homme, inquiet. — Oui, cela vaut mieux. Je ne risque rien, rassurez-vous. Je me contenterai de les surveiller de loin.... Allez ! Vite ! Et expliquez-leur la disposition des lieux ! » Le chauffeur n'insista guère, trop heureux sans doute de se retirer de ce guêpier. Il fit lentement marche arrière, trouva un espace dégagé où il put faire demi-tour, puis après avoir agité la main en signe d'adieu, il s'éloigna dans le chemin qui courait au milieu des solitudes. Le ronflement du moteur décrut, et se confondit bientôt avec le bruit du vent.

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XV avait d'abord décidé d'attendre tranquillement l'arrivée des policiers et de leur laisser terminer le travail. Mais bien vite, elle fut saisie d'une sorte d'impatience confuse qui lui rendit pénibles puis presque intolérables l'immobilité et l'inaction. L'inquiétude qu'elle éprouvait au sujet de son oncle mystérieusement disparu n'était point faite pour la calmer. Et puis, elle devait se l'avouer, elle n'était pas sans éprouver une angoisse désagréable suscitée par la folle aventure dans laquelle elle s'était engagée et sur le dénouement de laquelle elle s'interrogeait vivement. Maintenant, seule dans la nuit, loin de tout secours, elle regrettait amèrement que les agents de Baroy ne fussent plus sur la piste. Elle s'était installée au creux de quelques rochers, à l'abri du vent, à proximité de la petite route. La nuit avait fraîchi, et Christine frissonnait sous son léger imperméable. Devant elle s'étendait un CHRISTINE

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immense panorama baigné de lune, apparemment presque désertique. De temps à autre seulement, de lointains faisceaux de phares d'auto s'élevaient sur la grand-route qui passait à trois ou quatre kilomètres de là; ils dansaient un moment dans la nuit, puis disparaissaient au détour d'une colline. Afin de s'occuper l'esprit, Christine chercha tout d'abord à calculer le temps qu'il faudrait à Bassartigue pour prévenir les agents de Baroy. Elle estima qu'ils ne pourraient être là avant une bonne heure. Puis, soudain, une idée la fit frémir : et si Bassartigue rentrait tranquillement chez lui, en l'abandonnant à son sort ? La chose était fort possible, car ce brave chauffeur pouvait bien être de ceux qui font passer au premier plan leur sécurité personnelle. Pour ne pas être mêlé à une affaire dont il ne pouvait deviner la portée, le plus simple, sinon le plus glorieux, n'était-il pas, pour lui* de disparaître en laissant Christine se tirer seule d'affaire ? Toutes ces pensées ne firent qu'accroître son impatience. Dix minutes après le départ du chauffeur, elle ne tenait plus en place. Elle commença à aller et venir sur la route pierreuse, revint à plusieurs reprises jusqu'à l'endroit où l'auto noire s'était lancée à travers champs, puis décida de monter jusqu'à la crête et de surveiller la ferme. Elle avança à pas lents, prudemment, et vit bientôt surgir la masse noire des bâtiments. On n'apercevait qu'une faible lueur, glissant par les fentes des volets clos. Si Christine n'avait su que des hommes redoutables s'étaient tapis là, elle aurait facilement pu croire qu'il ne s'agissait que d'une ferme paisible endormie pour la nuit. Elle resta là, en observation, pendant plusieurs minutes, puis, ne voyant rien bouger, se rassura, et sans même trop réfléchir à ce qu'elle faisait, elle se rapprocha de la maison. Elle s'aperçut alors que celle-ci était flanquée d'un vaste hangar au toit couvert de tôle ondulée. Les bâtiments étaient en fer à cheval autour d'une cour, et au milieu de celleci on voyait luire faiblement le toit noir de la voiture à l'arrêt. Tout était calme. Manifestement, les malfaiteurs après avoir fait leur coup étaient venus se réfugier ici pour y attendre en toute sécurité quelque autre complice ou les ordres d'un chef. Christine passa encore quelques instants aux aguets, puis elle avança jusqu'à l'entrée de la cour et tendit l'oreille. Mais si le vent qui soufflait par rafales étouffait le bruit de ses pas, il empêchait également

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la jeune fille d'entendre ce que disaient les bandits dans la pièce du rez-de-chaussée. Elle dut donc se glisser tout près des volets clos, et elle commença alors à distinguer les paroles qu'échangeaient tranquillement deux hommes, les deux de l'auto, sans doute. « ...Une chance que nous ayons eu Marco dans le train! déclarait l'un. Décidément, le patron a toujours de bonnes idées.... Faire monter Marco à Avignon pour surveiller la fillette et voir si rien ne risquait de déranger notre petit programme.... — Oui, une chance ! approuvait l'autre, dont la voix était teintée d'un indéfinissable accent étranger. Si Marco n'avait pas été dans le train pour repérer cet homme.... » Le n° 1 eut un petit rire méchant. « Et si cet homme n'était après tout qu'un inoffensif voyageur ? demanda-t-il. Il a dû être plutôt surpris d'être assommé en quittant la gare ! » Mais le n° 2 répliqua vivement : « Ce n'était pas un inoffensif voyageur ! Marco l'a repéré. D'abord, sa tête lui était vaguement familière, et Marco connaît ce dont il parle. Ensuite, il était certain qu'il surveillait la jeune fille. Pendant tout le voyage, je n'ai rien remarqué de particulier, à part qu'il était dans son compartiment, mais il l'a suivie à la sortie. Il était derrière elle. Pendant qu'elle bavardait avec cet automobiliste, il s'était arrêté à trois pas et ne la quittait pas des yeux.-Et puis, inoffensif voyageur ou pas, Marco a bien fait de prendre ses précautions. » Une rafale de vent enveloppa la maison et fit perdre à Christine le fil de la conversation. Soudain, elle entendit un bruit de pas sur le sol dallé. Elle approcha les yeux des fentes des volets et distingua pour un instant une silhouette qui traversait la pièce. Le vent retomba, laissant la place à un silence si profond que soudain Christine eut peur qu'on n'entendît ses mouvements pourtant furtifs. « En tout cas, reprit le n° 1, nous méritons les félicitations du patron pour notre esprit d'initiative. Tous nos plans risquaient d'être bouleversés par la présence de cet homme qui surveillait la fillette, et de ce jeune garçon qui ne se décidait pas à la quitter. Il aurait été bien plus simple de lui voler la valise à la sortie du train. J'avoue que j'ai eu peur lorsque je l'ai vue s'engager sur la Canebière.... Un peu trop fréquentée pour risquer un coup pareil !

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Et si elle avait pris un taxi pour se rendre chez son oncle ? — Nous y aurions été avant elle, repartit l'autre, et nous lui aurions ménagé une belle petite réception. — Oui, bien sûr. Mais j'aime autant que-tout se soit arrangé ainsi. » Comme ils venaient de parler de son oncle, Christine espéra ardemment qu'ils diraient quelques mots grâce auxquels elle pourrait peut-être apprendre ce qu'il était advenu au vieil homme. Mais il n'en fut rien. Le n° 2 dit sur un ton soucieux : « Une chose n'est pas claire. Cet homme en gris, cet agent secret, d'après Marco... pourquoi surveillait-il la petite ? — Il se trouvait peut-être là par hasard ? suggéra l'autre. — Je ne crois guère au hasard dans les affaires de ce genre. Aurait-on découvert quelque chose à Paris ? — Georges nous l'aurait signalé. Mais ce mâtin, quand il a téléphoné au patron.... — Georges peut l'ignorer. En tout cas, il nous a déjà dit que le contre-espionnage était en éveil et le surveillait discrètement, ainsi que tous ceux qui touchent de près Marcelin. C'est d'ailleurs 139

la raison pour laquelle on a monté toute cette histoire. Et si on avait repéré Georges, mais en lui laissant les mains libres, afin de donner un vaste coup de filet ? — Impossible, dit le premier. Les films sont dans la poignée. Et la fillette ne se doutait de rien, c'est évident. — Oui, oui, grommela l'autre. Mais maintenant, il vaudrait peutêtre mieux ne plus trop s'attarder.... » II y eut un instant de silence. Puis l'homme à l'accent étranger reprit la parole. « A mon avis, dit-il, ils soupçonnent quelque chose, et, à tout hasard, ils ont surveillé la jeune fille au cours de son voyage. — Peut-être. Mais le gêneur est éliminé. — Espérons-le. » Une chaise craqua sur le dallage. Des pas approchèrent de la fenêtre, et soudain une voix, celle du n° 1, retentit si proche des volets que Christine bondit en arrière. « Tu commences à me faire peur avec toutes tes suppositions ! disait l'homme avec un rire qui sonnait un peu faux. Après tout, il vaut mieux être prudent. Je vais faire un tour pour voir s'il n'y a rien de suspect.... » Les volets s'entrouvrirent. Instantanément Christine se plaqua contre le mur. Elle vit la tête de l'homme se pencher dehors. La lumière de la pièce ne l'éclairait que par-derrière, laissant son visage dans l'ombre. Cependant Christine n'hésita pas et reconnut le petit homme du tram. Il scrutait l'obscurité. La lueur qui sortait maintenant de la pièce s'étalait dans une partie de la cour, jusqu'à l'auto. « Les volets ! cria une voix coléreuse du fond de la pièce. Est-ce utile de signaler au pays tout entier que la ferme est habitée ? — Tout le pays ? dit l'autre ironiquement. Pas une âme à trois kilomètres à la ronde. D'ailleurs, la lumière tombe dans la cour. On ne peut rien voir du chemin. — Mais que regardes-tu donc ? — J'écoute pour savoir si Marco arrive enfin. Je ne tiens pas à m'éterniser ici, moi non plus. Je vais faire une petite ronde autour de la baraque pour surveiller un peu les environs. » Cette fois, Christine fut saisie de panique. L'homme allait surgir dans quelques instants et l'apercevoir peut-être, malgré tous ses efforts pour se dissimuler dans l'ombre. Son imperméable clair la trahirait. Et quel serait alors son sort ? 140

Elle ne perdit pas de temps à réfléchir. Des pas résonnaient dans le couloir. Elle fila comme une flèche jusqu'au coin le plus sombre de La vaste cour, lança les mains en avant, cherchant désespérément une issue, une anfractuosité où se tapir. L'homme sortait déjà dans la cour et regardait autour de lui comme si un bruit suspect avait mis son attention en éveil. Par chance, il devait être ébloui par la lumière qui tombait sur lui de la fenêtre, et ses yeux ne s'étaient pas encore accoutumés aux ténèbres, car il ne distingua rien. Mais il fit quelques pas en avant, ses mains tâtonnèrent le long du mur. Christine n'avait plus aucune chance de lui échapper. Elle se blottit contre le mur, et soudain retint un cri d'effroi : son pied droit venait de manquer; si son épaule n'avait pas heurté la muraille, elle serait tombée dans la cavité qui s'ouvrait sous elle. Etait-ce un soupirail à demi éboulé ? Ou l'entrée de la cave ? Elle ne se posa pas la question, se laissa doucement glisser dans l'ouverture et se trouva ainsi sous la pièce principale dans laquelle s'étaient jusqu'à présent tenus les deux hommes. Elle retint son souffle, craignant que l'on n'ait pu entendre ses mouvements furtifs. Dans le pâle carré qui s'ouvrait sur la nuit, elle devina la silhouette de l'homme. Soudain, elle entendit sa voix : « J'avais cru voir quelque chose par là.... Mais j'ai dû rêver.... » Brusquement, Christine se retourna, terrifiée, car une autre voix, celle de l'homme à l'accent étranger, retentissait juste derrière elle : « Oui, tu as dû rêver. Reviens ! » La frayeur de Christine fut de courte durée. Elle comprit en effet que la cave débouchait dans la cuisine par un petit escalier en colimaçon. La voix de l'homme, amplifiée par les voûtes, avait suivi le chemin pour venir jusqu'à elle. Les mains en avant, elle s'enfonça donc dans la cave, se heurta à des tonneaux défoncés, faillit trébucher sur un tas de bois mort, puis finit par distinguer une vague lueur sur le mur du fond. De nouveau, la voix amplifiée retentit : « Tu es nerveux, Fred ! Tu t'impatientes ! Ça ne vaut rien. Tu sais pourtant que nous n'avons plus qu'à attendre tranquillement ici Marco et le patron.... » Le dénommé Fred avait dû revenir dans la grande salle. Christine entendit son rire.

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« Oui, dit-il, je suis un peu nerveux. Mais ce n'est pas tous les jours qu'on tente un aussi gros coup.... — On ne fait pas que le tenter, on le réussit ! corrigea l'autre. — Oui, bien sûr.... Mais je serai tout de même plus tranquille quand nous serons loin d'ici. Je respirerai mieux dans deux ou trois heures, quand nous aurons passé la frontière. Une fois là-bas, le travail sera plus facile. » Mais l'autre homme trouvait peut-être un secret plaisir à aiguiser l'inquiétude manifestée par son compagnon, car il objecta : « Oui, possible.... A moins que ce maudit Baroy n'ait alerté les services italiens. Tu sais qu'ils travaillent fréquemment ensemble.... •» Il y eut un silence, pendant lequel Christine imagina sans peine le visage dudit Fred. Puis l'autre éclata de rire. « Allons ! allons ! dit-il. Ne fais pas cette tête. Baroy n'est pas, sur notre piste, sois tranquille. Sinon, nous ne serions pas en train de boire tranquillement un café et de fumer une cigarette,

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comme d'honnêtes travailleurs après une journée bien remplie. » Mais l'humour devait être peu sensible à Fred, car il répliqua sur un ton morose : « Oui, mais l'homme en gris ? L'homme du train ? — Simple coïncidence. D'ailleurs, il est éliminé. — Oui, mais.... » Il y eut un bruit de chaise remuée sur le dallage. L'homme à l'accent étranger avait dû se lever d'un bond. Sa voix furieuse retentit : « Vas-tu bientôt finir de trembler comme un lièvre ? Nous sommes seuls ici, non ? Si tu as peur.... — Je n'ai pas peur ! se hâta d'affirmer Fred. Mais je pense qu'il vaut mieux être prudent. » Il y eut un bruit de pas, les chaises craquèrent de nouveau, puis ce fut le silence. Les deux complices avaient dû reprendre place à la table. Christine resta immobile pendant une bonne minute. Après quoi, elle résolut de quitter cette cave et de retourner à l'extérieur pour surveiller la maison. Elle ne tenait pas à être sur place lors de l'arrivée des deux autres membres de la bande, Marco et celui que l'on appelait le « patron ». Elle fit donc demi-tour et se dirigea à tâtons vers l'issue de la cave. Brusquement son genou heurta un amas de vieilles planches qui s'écroulèrent avec fracas. Aussitôt, elle s'immobilisa. De nouveau, les voix résonnèrent. « Tiens ! disait Fred. Tu n'as pas entendu ? — Quoi donc ? — Ce bruit dans la cave. Comme si l'on avait renversé quelque chose.... — Les hallucinations te reprennent. Ce sont les rats, tout simplement. — Et si c'était le prisonnier ? — S'il faisait du bruit, ça viendrait du premier et non de la cave. D'ailleurs, il est ficelé comme un saucisson. Comment bougerait-il ? » Christine sentit son cœur se mettre à battre violemment. Un prisonnier ? Ce ne pouvait être que son oncle ! Tendue par l'inquiétude et l'espoir, elle écouta, ne songeant plus à s'éloigner de la maison. Ce fut Fred qui parla : « Qu'allons-nous faire de lui ? — Ma foi ! je n'en sais trop rien. Tout dépend du patron. Mais il en sait peut-être un peu trop long sur nous.

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— On l'abandonne ici ? — Si on le découvre, il parlera ! — Alors, quelle solution ? » Le complice de Fred ne répondit rien, mais Christine avait compris la signification de son mutisme. Les bandits avaient capturé son vieil oncle pour qu'il ne vînt pas troubler la réalisation de leur plan. Maintenant, ils s'apprêtaient à le faire disparaître. Cette fois, il fallait agir ! Ne plus attendre ici pour surprendre quelque secret, mais agir. La police pouvait tarder; Bassartigue était peut-être rentré chez lui, laissant Christine se tirer seule d'affaire. Les bandits risquaient de mettre leur projet à exécution. Même s'ils devaient être capturés par la suite, ils avaient le temps de faire disparaître un témoin gênant. Une fois de plus, Christine se trouvait seule devant de graves décisions. Et, comme les autres fois, elle combina rapidement un plan et passa à l'action. Tout d'abord, il lui fallait se rendre compte de la disposition des lieux et découvrir l'endroit où se trouvait son oncle. Les bandits étaient dans la salle du bas dont la porte ouvrait sur le couloir qui commandait l'escalier. Il importait de libérer le passage. Le moyen le plus simple était de jouer sur l'angoisse et l'impatience des hommes. Fred était déjà à bout de nerfs. Il devait être relativement facile de les attirer dehors. Elle se glissa vers l'issue de la cave, ramassa un caillou, et, au jugé, le lança vers l'automobile dont elle devinait la masse noire au milieu de la cour. Mais elle ne le lança pas assez loin, et le caillou retomba sur quelque touffe d'herbe qui amortit le bruit. Elle recommença l'opération. Cette fois, son projectile atteignit la tôle avec un claquement qui retentit dans la nuit.

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XVI il y eut un bruit de pas précipités au-dessus d'elle. Fred se pencha par la fenêtre. « J'ai bien entendu ! criait-il. Cette fois, je n'ai tout de même pas rêvé ! Il y a quelqu'un par là !... » L'autre, qui avait dû entendre, ne morigéna plus son complice comme aux précédentes occasions. Il se pencha lui aussi par la fenêtre. « On a cogné sur l'auto », dit-il d'une voix sèche et sifflante. Puis il cria : « C'est toi, Marco ? » Nul ne répondit, .et pour cause. Pendant un bon moment, les deux hommes, complètement silencieux, scrutèrent la nuit. Puis Fred proposa d'une voix hésitante : « Et si nous allions voir ? — Bah ! c'est quelque caillou qui aura glissé, répondit l'autre, déjà rassuré. Mais si ça peut te tranquilliser.... » INSTANTANÉMENT

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Ils s'écartèrent de la fenêtre, passèrent dans le couloir, puis émergèrent dans la cour. Le rayon d'une puissante torche électrique fouilla les ténèbres, brilla sur les chromes de l'auto. Les pas des deux hommes crissèrent sur les larges dalles de la cour. Sans plus attendre, Christine traversa la cave dans toute sa longueur, trouva sans peine l'escalier en colimaçon qui menait au rez-dechaussée, le gravit en hâte et déboucha dans une vaste salle. Un feu flambait dans une haute cheminée de pierre. La table était couverte des reliefs de plusieurs repas. En se courbant en deux pour ne pas être aperçue des deux hommes qui maintenant exploraient la cour, Christine traversa la pièce. Au passage, elle s'empara d'un couteau qui traînait sur la table, puis elle se glissa dans le couloir. Sur sa gauche, elle devina les premières marches d'un grand escalier en pierre, et s'y engagea sans bruit. Lorsqu'elle eut franchi la première volée de marches, elle s'arrêta pour reprendre son souffle. Ensuite, elle monta jusqu'au premier étage, en se guidant des mains le long du mur, car la faible lueur qui sortait de la salle du bas n'arrivait plus jusque-là. Par une fenêtre percée à l'extrémité du couloir qui courait sur toute la longueur de l'étage, la lune jetait une faible clarté. Christine avança à tâtons, trouva une poignée de porte qu'elle tourna en vain, continua sa route et alla ainsi jusqu'à la fenêtre aux vitres brisées. Au-dessous d'elle, elle distingua le faisceau lumineux de la torche qui dansait aux alentours de la maison. Puis une voix railleuse monta jusqu'à elle : « Décidément, tu crois aux fantômes, mon pauvre Fred ! Allons, rentrons ! Je n'ai pas envie de m'enrhumer. » Christine se hâta de revenir en arrière. A tout prix, il lui fallait découvrir la prison de son oncle avant que les deux hommes n'eussent réintégré la maison. De la sorte, ils risquaient moins de l'entendre si par malheur elle faisait tomber quelque chose ou perdait l'équilibre dans l'obscurité presque complète. Mais la maison devait bien comporter six ou sept pièces au premier étage. Par laquelle commencer ? Soudain, elle se dit que les hommes avaient certainement dû séquestrer son oncle dans la pièce située au-dessus de la vaste cuisine du bas : C'était en effet le moyen le plus simple de surveiller le vieil homme, car à travers le plancher, on ne pouvait manquer d'entendre tout mouvement suspect. Elle alla donc jusqu'à l'autre extrémité du couloir, tâtonna un instant, trouva une poignée qu'elle tourna.

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La porte s'ouvrit. Par chance, les volets de la fenêtre n'étaient pas clos. Le clair de lune permettait assez bien de distinguer les objets et les meubles. Il lui semblait voir une forme sombre. Elle retint un cri, car c'était bien un homme qui gisait là. « Oncle Francis ! » murmura-t-elle. Un grognement sourd lui répondit. Christine se pencha au-dessus du corps et reconnut les cheveux blancs du vieil homme. Un épais bâillon lui étouffait tout le bas du visage. Rapidement, elle fit glisser le bâillon tout en chuchotant. : « Ne dis pas un mot ! C'est moi, Christine !... Ne dis rien !... Ils peuvent tout entendre, d'en dessous.... — Christine ! répéta le pauvre homme à voix basse. Mais par quel miracle.... — Trop long pour tout t'expliquer. Je t'ai retrouvé, c'est l'essentiel.... La police va bientôt arriver. — Christine ! répétait l'oncle Castanié, comme si la chose la plus étrange dans les événements survenus depuis la veille était l'apparition soudaine de sa nièce. Christine !... Toi, ici?... » Christine lui posa une main sur la bouche, car elle entendait les pas des deux hommes qui rentraient dans la maison. Leurs voix retentirent dans l'escalier de pierre. « Mon pauvre Fred ! disait l'une, décidément tu me fais peine ! Un bout de tuile qui tombe du toit, et te voilà bouleversé ! Si je racontais ça au patron.... — Un bout de tuile n'aurait pas pu toucher l'auto ! gronda l'autre. — Allons, allons, calme-toi. Il nous reste encore un bon moment à attendre. Le patron ne viendra pas ici avant dix ou onze heures. Si tu continues à ce rythme, tu attraperas une crise de nerfs. Calme-toi ! » Puis ils durent rentrer dans la cuisine. Le bruit de leurs voix s'assourdit. « Nous avons donc du temps devant nous, reprit Christine à mivoix. Je pense que la police ne tardera plus guère et pourra prendre tous ces messieurs au nid.... — Mais comment es-tu arrivée ici ? » demanda le vieil homme. Avant de lui répondre, Christine réfléchit un instant sur la conduite à tenir. D'après ce qu'elle avait entendu, les deux

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hommes ne bougeraient pas d'ici et ne prendraient aucune initiative avant l'arrivée de Marco et du « patron ». Or, ceux-ci étaient attendus vers onze heures. Fallait-il tenter dès maintenant de faire évader son oncle, peut-être fatigué ou même incapable de courir si jamais ils étaient poursuivis ? Elle ne savait trop. En cas de nécessité absolue, c'est ce qu'elle n'aurait pas hésité à faire. Mais le danger n'était pas imminent, semblait-il. Il valait peut-être mieux ne pas faire naître de risques superflus par une maladroite tentative d'évasion. La première chose à faire était assurément de libérer le prisonnier de ses liens, et elle s'y employa rapidement. Grâce au couteau qu'elle lavait ramassé en bas pour s'en servir comme arme en cas de besoin, elle tenta de trancher les cordelettes qui entouraient chevilles et ' poignets du vieil homme. Mais la pénombre était si épaisse qu'elle risquait fort de lui taillader la chair. « Je n'y vois rien ! gémit-elle. J'ai peur de te faire mal.... — Prends mon briquet dans ma poche droite », répliqua le vieux capitaine qui semblait enfin être revenu de son effarement. Elle glissa la main dans la poche du veston, en retira le briquet, appuya plusieurs fois du pouce sur la molette, et une petite flamme dansa soudain, éclairant un vieux lit de fer défoncé et le corps du prisonnier. En tenant le briquet d'une main et en maniant le couteau de l'autre, Christine parvint à libérer les mains de son oncle. Pour les chevilles, la chose alla rapidement. Le plus difficile, ce fut de convaincre le briquet de durer jusqu’au bout, car sa flamme commençait à faiblir puis à grésiller. Mais, au dernier instant, avant qu'elle ne s'éteignît complètement, l'oncle Castanié était libéré. « Ne fais pas le moindre bruit ! lui dit alors Christine. Ils sont juste en dessous. S'ils t'entendaient.... — S'ils m'entendaient ? répéta-t-il avec un petit rire bas. Mais ils y sont habitués, ces chers garçons. Ils ont même dû me bâillonner cet après-midi. Pourtant ils n'ont pas pu m'empêcher de leur danser un peu sur la tête. Ecoute !... » Et il se mit à faire des bonds désordonnés sur le sommier qui exhala des gémissements sourds. Si la situation dans laquelle ils se trouvaient n'avait été aussi dramatique, Christine n'aurait pu s'empêcher d'éclater de rire tant le spectacle était drôle. Soudain, l'oncle Castanié interrompit sa gymnastique pour se pencher vers sa nièce.

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Oncle Francis. » murmura-t-elle.

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« Eh bien, je t'écoute ! Comment es-tu arrivée ici ? » Tout en tendant fréquemment l'oreille pour épier les bruits du rezde-chaussée, Christine lui conta rapidement l'essentiel des événements. Lorsqu'elle eut terminé, un long silence régna. Puis le vieil homme poussa un soupir. « Ma pauvre fillette ! Dans quel guêpier es-tu venue te fourrer ! Comment fuir maintenant ? » Et Christine comprit qu'il lui serait presque impossible d'entraîner avec elle son cher oncle. Un rhumatisme à la jambe gauche l'empêchait de marcher à pas rapides. D'autre part, comment pourraient-ils passer sans, être remarqués par les deux occupants de la salle du bas ? Il était peu probable que les bandits -se laisseraient de nouveau attirer dehors par la ruse employée avec succès la première fois. « Ma pauvre fillette ! répétait le vieux capitaine qui avait étendu la main et lui caressait les cheveux. Tu ne peux pas t'embarrasser de moi.... Toi, tu peux encore fuir.... Tu es légère comme un souffle, ils ne t'entendront pas.... — Je ne peux pas t'abandonner, voyons ! — Il le faut. La police va peut-être tarder.... L'heure approche sans doute où ces bandits vont abandonner la maison. Mais auparavant.... » Christine sentit une affreuse angoisse l'étreindre. « Ils te laisseront, murmura-t-elle d'une voix tremblante. Ils t'abandonneront ici.... — Oui, dit doucement le vieil homme. Ils me laisseront ici. Mais mort !... Parce que j'ai démasqué leur chef ! Et, moi vivant, il ne serait plus jamais en sécurité. »

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XVII ET DANS l'ombre, à voix basse, le vieux capitaine raconta son aventure. « Je ne sais pas si je pourrai me tirer d'ici, commença-t-il, et j'ai bien peur que ton chauffeur de taxi n'ait mangé la commission — comme on dit. Mais toi, tu peux fuir. Si ces bandits montent pour venir me prendre, il est bien inutile qu'il y ait deux victimes au lieu d'une seule. Tu fileras donc dans la pièce voisine et tu te laisseras glisser dehors sur le toit du hangar que j'ai remarqué en arrivant. Les bandits constateront qu'on m'a enlevé mes liens, ils comprendront qu'on a tenté de me faire évader, mais que peuvent-ils faire dans l'obscurité pour te rattraper ? Il est probable qu'ils décamperont alors au plus vite, comme s'ils avaient le diable à leurs trousses. Et peut-être même, si je leur dis qu'ils sont identifiés et qu'il est inutile d'aggraver leur cas par un meurtre, peut-être même obtiendrai-je la vie sauve. C'est entendu ? Tu fuiras ? »

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Christine comprit qu'il était inutile de discuter. Son oncle avait malheureusement raison. « S'il n'y a pas d'autre solution, je fuirai, promit-elle. Mais tu verras que le chauffeur de taxi aura averti Baroy. — Qui est ce Baroy ? — Pierre Baroy, un ami des Marcelin. C'est lui qui dirige l'une des sections du contre-espionnage économique.... — Et c'est lui qui t'a lancée dans cette affaire ! gronda le vieux marin. Risquer ainsi la vie d'une enfant ! — J'ai accepté de mon plein gré ! protesta Christine. On ne m'a pas forcée. Je ne regrette rien. » Mais le capitaine Castanié grommelait : « Je lui dirai deux mots, à ce Baroy. Oui, il entendra parler de moi.... — Si tu as l'occasion de le faire, c'est que tout sera arrangé. » L'argument convainquit le vieil homme. Il entama lentement son récit : « Hier matin, je suis sorti comme à l'habitude pour faire quelques courses. Ma femme de ménage préparait le déjeuner. Moi, j'ai fait un tour, je suis allé acheter du tabac pour ma pipe et choisir quelques fruits. Et voilà que la marchande me dit : « Hier « soir, un monsieur s'est renseigné sur vous. Il voulait savoir si « vous sortiez le matin, à quelle heure vous déjeuniez.... » Bref, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un visiteur discret qui ne désirait pas m'importuner, et je suis rentré chez moi sans plus songer à cet incident. « Un quart d'heure après le départ de ma femme de ménage, je me mettais à table lorsqu'on a sonné. J'ai vu un homme à la porte du jardin. Par la fenêtre, je lui ai crié d'entrer, puis je suis allé lui ouvrir. « II m'a salué très poliment et m'a dit : « Je viens au sujet de votre nièce, Christine Peyraud. » « Comme cet homme semblait te connaître, je n'ai pas hésité à le faire entrer dans ma salle à manger et j'ai refermé la porte derrière lui. « — Vous permettez que je continue mon déjeuner ? lui ai-je demandé. « — Ne vous dérangez surtout pas pour moi, a-t-il répondu. Je vous prierai seulement de n'ouvrir la bouche que pour manger, et non pour appeler au secours. » « Et il a tiré de sa poche un revolver qu'il a braqué sur moi.

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« La colère m'a saisi. J'ai attrapé mon assiette de soupe et la lui ai lancée à la figure. Mais ce galopin qui ne plaisantait pas s'est alors précipité sur moi et m'a assommé d'un coup de crosse. « Quand j'ai repris mes sens, je me trouvais allongé sur mon lit, les mains liées. L'homme était là qui m'observait. « — Nous ne voulons pas vous faire de mal, m'a-t-il dit avec un air à vous donner le frisson. Mais si vous essayez de faire « du bruit.... » « De nouveau, il a brandi son arme. « — Que me voulez-vous ? ai-je crié. « — Rien, a-t-il répondu. On ne vous veut rien. Simplement « vous tenir hors de notre chemin pour une petite affaire qui ne vous regarde pas. Quand tout sera fini, on vous rendra votre « liberté. » « Inutile de dire que je tombais des nues. Si cette affaire ne me regardait pas, comme l'affirmait ce bandit, pourquoi prenait-il la peine de venir m'assommer à domicile et de m'interdire de bouger ? Je lui ai posé la question, mais il s'est contenté de hausser les épaules, sans répondre. Puis il a vérifié mes liens et il est passé dans la pièce voisine. Il a dû s'installer dans un fauteuil, et je l'ai entendu bientôt qui tournait tranquillement les pages d'un journal. « Pendant un long moment, je me suis tenu tranquille. Cette histoire me stupéfiait à un tel point que j'en restais sans réaction. Que me voulait ce bandit ? A quelle affaire bizarre étais-je mêlé sans m'en douter ? Il me semblait évident, dès l'abord, que cet homme n'en voulait pas à mon argent. Il ne m'avait même pas fouillé, mon portefeuille était toujours sur la cheminée de ma chambre, et d'ailleurs, je n'avais pas beaucoup d'argent chez moi ce jour-là. S'agissait-il d'une erreur ? Je l'aurais cru volontiers s'il n'avait prononcé ton nom. « Et c'est surtout cela qui a commencé à m'inquiéter sérieusement. J'ai bâti toutes sortes de suppositions, naturellement sans soupçonner la vérité. Je n'avais pas peur pour mon propre compte, mais je pensais sans cesse à toi et j'ai fini par me dire que tu courais quelque grave danger. « A ce moment, on a frappé doucement à la porte. Mon agresseur est allé ouvrir, j'ai entendu un murmure de voix, puis on a fermé la porte entre les deux pièces, de sorte que je n'ai pu entendre ce qui se disait. Mais à la pensée que ma petite Christine pouvait être menacée par ces bandits, je me suis senti

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animé de forces surhumaines. Malgré mon âge et ce maudit rhumatisme, j'ai réussi à glisser à bas du lit et je me suis traîné jusqu’à la porte. L'homme m'avait lié les mains dans le dos. En me retournant, je suis parvenu à saisir la poignée et à entrouvrir très légèrement la porte, suffisamment pour ne pas perdre un mot de la conversation. « — II n'a rien compris du tout ! disait ironiquement le gaillard qui m'avait si gentiment assommé puis ficelé. Aucune difficulté de ce côtélà. Il restera bien sagement ici jusqu'à ce que tout soit terminé. « — Parfait ! a répondu le nouveau venu. Tout va donc se dérouler comme prévu. Branding m'a téléphoné il y a une heure. Georges aura ce matin les dernières photos, il les placera cet après-midi dans la valise. Nous enverrons les télégrammes vers les cinq heures. Frosch prendra la filière à partir de la gare de Lyon. Pour plus de sûreté, j'enverrai Marco à Avignon, pour ouvrir l'œil pendant la dernière partie du trajet. A l'arrivée, Fred et Marco s'occuperont de la petite, et Frosch les suivra en auto. La fillette viendra directement ici, c'est certain. »

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« Alors j'ai bien compris que c'était de toi que ces misérables parlaient. « — Tout se passera parfaitement bien, a repris l'homme d'une voix douce, un peu grave. Personne ne comprendra jamais rien à cette histoire de télégramme, les Marcelin encore moins que les autres. Pendant qu'ils se creuseront la cervelle, le secret aura déjà franchi la frontière. « — Je ne vois pas pourquoi nous prenons tant de précautions, a dit l'autre. Pourquoi Georges ne file-t-il pas tout simplement, une fois le secret en main ? « — Parce que nous n'avons pas l'intention d'en rester là. Marcelin aura d'autres idées, et il est indispensable que quelqu’un reste à côté de lui, ne serait-ce que pour la mise au point du grand projet dont nous aurons le double demain. Et moi, je ne tiens pas non plus à me brûler à Marseille. M. Fioretz doit rester pour tous l'honorable commerçant de la rue de Rome. Dans l'espionnage, on ne prend pas sa retraite, même après avoir réussi un coup aussi magnifique que le nôtre. » « Cette fois, j'avais pleinement compris ce dont il s'agissait. Par malheur, mon tempérament emporté m'a joué un vilain tour. J'aurais dû refermer doucement la porte, aller m'étendre de nouveau sur le lit et faire semblant de dormir. Au lieu de cela, j'ai violemment repoussé le battant d'un coup d'épaule et je suis entré dans la pièce. « — Misérables ! ai-je crié. J'ai tout entendu ! Si vous osez toucher un cheveu de ma nièce !... » « Le nouveau venu, un homme gras, au teint pâle, me regardait fixement, sans broncher. « — Vous auriez mieux fait de ne rien entendre, capitaine Castanié ! a-t-il dit enfin, d'une voix doucereuse. C'est vraiment très fâcheux que vous connaissiez maintenant mon identité.... « — La police la connaîtra bientôt ! ai-je répliqué, bouillant « de colère. « — Tiens ! tiens ! vous croyez ça ?» « Puis il a haussé les épaules et a tranquillement allumé une cigarette. J'ai voulu me précipiter sur lui, mais son complice s'est contenté d'avancer une jambe et je me suis étalé tout de mon long. « — Très fâcheux pour vous, capitaine Castanié, a répété le chef de bande. Nous allons être obligés de nous assurer de votre silence. Et malheureusement, je ne vois qu'une méthode, une seule ! »

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XVIII

de porte, montant du bas, fit soudain sursauter Christine. Elle se redressa à demi, se retourna pour scruter la pénombre. « File ! murmura le vieil homme. Les voilà qui montent ! » Mais elle ne pouvait se décider à abandonner son oncle. Pourtant que pourrait-elle faire, si les deux bandits entraient dans la chambre ? Le mieux n'était-il pas qu'elle prît immédiatement la fuite et tentât d'alerter au plus tôt la police ? Des voix retentissaient déjà dans le couloir. « Moi, je te dis qu'elle est en haut! » affirmait l'un des hommes. Des pas claquèrent dans l'escalier de pierre. Il était trop tard pour quitter la pièce. D'un bond, Christine se jeta derrière le lit tandis que son oncle s'étendait de nouveau. UN BRUIT

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Le bandit arrivait déjà au premier étage. Mais sa marche s'était ralentie, il tâtonnait dans les ténèbres. On l'entendit qui grondait à mivoix. Puis soudain il s'écria : « La porte est ouverte ! Je t'avais pourtant dit de la refermer ! — C'est ce que j'ai fait, répliqua l'autre, d'en bas. — Alors, pourquoi est-elle grande ouverte ? — Je ne sais pas. Un courant d'air.... Mais je suis certain de l'avoir refermée. — Décidément, tu n'es plus dans ton assiette ! » répliqua furieusement le premier. Tout en continuant à grommeler, il pénétra dans la chambre. Christine retint son souffle, attentive à tous les mouvements du bandit. Elle était rassurée par le fait que celui-ci n'eût pas de lumière, et elle s'apprêtait à filer vers la porte si celui-ci faisait mine de venir inspecter son coin. Mais à sa grande surprise il n'en fit rien. « Je savais bien qu'elle était ici ! cria-t-il soudain, sur un ton triomphant. Je l'avais laissée sur la table. » Christine faillit éclater de rire, tant était grand son soulagement. Cette phrase qui l'avait fait frémir : « Je te dis qu'elle est en haut ! » ne s'appliquait heureusement qu'à une torche électrique. L'homme l'alluma, en dirigea le faisceau vers le lit. Il constata ainsi la présence du prisonnier, mais ne se donna pas la peine d'aller vérifier ses liens. Quelques secondes plus tard, il avait quitté la pièce. « Cette fois, il te faut fuir au plus vite ! murmura le vieil homme à Christine qui s'était rapprochée de lui. — Mais si je ne veux pas t'abandonner ? —• C'est notre seule chance de salut. Allons ! N'hésite plus ! » Comme Christine ne répondait rien, révoltée à l'idée d'abandonner son oncle, celui-ci lui saisit la main dans l'ombre. « Ces bandits m'ont condamné à mort, dit-il rapidement. Je connais maintenant le nom de leur chef, et ils ne peuvent me_ laisser vivre en possession d'un tel secret. Hier soir, ils m'ont chargé dans une voiture et amené ici.... Avertis au plus tôt la police, c'est ma seule chance. » Mais Christine s'était ressaisie. Si insensé que cela fût peut-être, elle avait décidé de ne pas abandonner le vieil homme. « Tu vas tenter de fuir, lui expliqua-t-elle à voix basse. Je vais sortir la première et les attirerai dehors par quelque ruse,

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comme tout à l'heure. Dès que tu les entendras quitter la pièce du bas, tu descendras doucement et tu iras te cacher dans quelque coin aux environs de la ferme. — Mais s'ils t'aperçoivent ? — Ils ne me verront pas. — Et comment vas-tu les attirer dehors tous deux ? » Christine réfléchit un instant. Aucun plan ne se présentait encore à son esprit, mais elle faisait confiance aux circonstances. « Je verrai », dit-elle simplement. Et elle se glissa dans le couloir. De nouveau, elle entendait distinctement les voix des deux hommes. Elle écouta un instant. Soudain, le mot « avion » frappa son oreille. « ...Dans deux heures nous serons loin, disait tranquillement l'homme à l'accent étranger. Nous referons le plein sur un terrain d'atterrissage clandestin, de l'autre côté de la frontière, puis nous continuerons.... Ce petit avion peut se poser presque n'importe où et décoller sans tambour ni trompette. Si seulement le patron ne tardait pas tant !... » En un éclair, Christine devina que l'avion en question était tout simplement enfermé dans le hangar qui touchait la ferme. Les espions disposaient là d'un moyen de fuite qu'elle n'avait pas imaginé, et ils risquaient fort d'être hors de toute atteinte d'ici une heure ou deux. Sans perdre son temps à réfléchir, Christine décida d'agir au plus vite. Elle alla jusqu'à l'extrémité du long couloir, vers la fenêtre aux vitres brisées qui se découpait, blafarde, dans l'ombre. Elle parvint à l'ouvrir sans trop de bruit et vit au-dessous d'elle le toit en tôle du hangar. Ce fut un jeu de descendre sur le toit puis de se laisser glisser à terre. Un instant, elle craignit que la porte du hangar ne fût fermée à clef, mais le battant s'ouvrit sans effort. Tout était prêt pour la fuite. Au fond, la jeune fille discerna vaguement la forme d'un petit avion de tourisme. Elle referma doucement la porte derrière elle, puis, quand elle eut la certitude qu'on ne pouvait la voir du dehors, elle fit jouer le briquet de son oncle, qu'elle avait conservé dans la poche de son imperméable. Mais la flamme ne tarda pas à grésiller, et l'obscurité retomba. Au même moment, elle entendit le ronflement lointain d'une auto. Son cœur bondit dans sa poitrine, car elle pensa tout de suite aux secours tant attendus. Mais son espoir fut de courte 158

durée : en effet, le premier soin des hommes de Baroy aurait été d'arrêter leurs autos à bonne distance pour prendre les bandits par surprise. Ce bruit de moteur ne pouvait être que celui de l'auto du « patron » qui ;arrivait enfin au rendez-vous en compagnie du dénommé Marco. Après un dernier conciliabule, deux des bandits allaient s'envoler, puis le « patron », cet honorable M. Fioretz, retournerait à Marseille pour continuer à y mener sa vie de commerçant insoupçonnable. Rapidement, Christine sortit du hangar dont elle repoussa à demi la porte, et elle vit danser sur le vaste champ désertique les phares d'une puissante auto qui, quelques secondes plus tard, pénétrait dans la cour. Presque invisible, Christine se rapprocha. Elle vit deux hommes descendre de voiture et se diriger vers la maison. Comme la première fois, elle se glissa sous la fenêtre ouverte. « Parfait ! parfait ! disait une nouvelle voix, sans doute celle de M. Fioretz. Vous avez magnifiquement mené votre affaire. Voici tout d'abord la récompense promise.... Et maintenant, comme dernières instructions avant de filer d'ici.... » Christine sentit une sorte de désespoir l'envahir. Tout semblait perdu. Dans quelques minutes, les quatre hommes allaient se séparer, non sans avoir auparavant commis un crime qui leur assurerait l'impunité.... Les agents de Baroy n'arriveraient jamais à temps — même en supposant qu'ils aient été alertés par le chauffeur. Une seule chose importait désormais pour la jeune fille : sauver son oncle tout en empêchant les espions de s'enfuir. Mais comment ? La réponse lui fut donnée par le petit objet qu'elle serrait machinalement dans la main : le briquet de son oncle ! Pour attirer les quatre bandits dehors et les éloigner de la ferme, il ne suffirait certes plus d'un simple caillou lancé sur une voiture Mais le feu ? Elle n'écouta pas plus longtemps les explications que M. Fioretz prodiguait au pilote de l'avion et à son passager. S'enfonçant de nouveau dans l'ombre, elle retourna jusqu'au hangar, en ouvrit toute grande la porte à deux battants. Le briquet sans essence était inutilisable. Mais la lueur du clair de lune lui permit de trouver ce qu'elle cherchait : plusieurs jerrycans d'essence entassés dans un coin. La plupart d'entre eux étaient vides. On avait déjà dû faire le plein du réservoir de l'avion. Enfin, Christine en souleva un

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Le réservoir d'essence de l'avion venait d'exploser.

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plus lourd que les autres. Le cœur battant, elle le déboucha, puis se mit à arroser le sol tout autour du petit appareil. La puissante odeur d'essence flotta dans l'air, couvrant les senteurs de la nuit. Après quoi, Christine se mit à marcher à reculons, en versant une traînée d'essence jusqu'à la porte du hangar. Lorsque le jerrycan fut vide, elle le déposa à côté d'elle, puis elle se baissa et tenta d'allumer la traînée d'essence avec le briquet. Elle échoua peut-être à dix reprises. Déjà, elle sentait des larmes de désespoir lui monter aux yeux lorsqu'un brin d'herbe imbibé d'essence finit par prendre feu. La flamme, tout d'abord chétive, ne gagna que lentement de proche en proche, mais brusquement, en atteignant le sol cimenté du hangar, elle s'éleva d'un bond et enveloppa l'avion. A toute volée Christine lança alors le jerrycan contre le mur de la ferme, afin d'attirer l'attention des bandits sur le feu qui gagnait le hangar, puis elle fit demi-tour et s'enfuit. Elle courut ainsi une centaine de mètres sans se retourner. Elle entendit derrière elle des cris furieux. La lueur des flammes grandissantes illumina la nuit, allongea démesurément son ombre, puis tout à coup une sourde détonation projeta une gerbe de feu jusqu'au ciel. Le réservoir d'essence de l'avion venait d'exploser. Christine sentit le souffle chaud venir jusqu'à elle, et soudain, dans sa course folle, elle trébucha et tomba la tête la première sur le sol rocailleux. « La voilà ! hurla une voix. Je la tiens !... » Instantanément, Christine fut de nouveau sur pied et continua sa course en dévalant la colline vers le chemin. Derrière elle, les pas de l'homme qui la poursuivait claquaient sur les cailloutis. « Tu ne m'échapperas pas ! grondait le bandit haletant. Je vais t'apprendre.... » Il trébucha à son tour, ce qui permit à Christine de reprendre un peu d'avance. Mais bien vite les pas se rapprochèrent de nouveau. Une main tenta d'agripper son épaule. Christine poussa un cri. Tout était perdu, mais au moins elle aurait privé les bandits de leur moyen de fuir à l'étranger.... De nouveau elle hurla, dans le fol espoir d'obtenir quelque secours....

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XIX qu'au pied de la colline, à deux cents mètres environ, des phares d'auto s'allumèrent et prirent dans leur puissant faisceau la jeune fille et son poursuivant. « Nous arrivons ! » cria une voix. Deux silhouettes se découpèrent sur la lumière jaune des phares. Christine fit un bond en avant, distança une fois encore l'homme. Celuici hésita, ralentit sa course, ne sachant trop sans doute s'il devait s'attaquer seul aux nouveaux venus ou aller chercher ses complices. Finalement, il opta pour la prudence et fit demi-tour. Deux ombres escaladaient la colline en courant. Christine se précipita vers elles. « Ils sont tous dans la ferme ! cria-t-elle, haletante. Mon oncle aussi.... Faites vite ! — Christine ! » répondit la voix. ET VOILÀ

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Un instant, elle crut être le jouet d'une illusion. Puis elle poussa une exclamation de surprise et de joie en apercevant Marc Albeyrac qui accourait vers elle. « Vous ? fit-elle, en reprenant péniblement son souffle. Vous ici?... Mais la police, alors ?... » Le docteur Albeyrac venait de surgir de l'obscurité au côté de son fils. Il empoigna le bras de Christine. « Que se passe-t-il ? gronda-t-il. Dans quelle histoire vous êtesvous lancée, petite folle ?... Votre oncle est là-haut ?... » De nouveau, la jeune fille sentit s'évanouir l'espoir insensé qui l'avait soutenue quelques instants. Qu'allaient pouvoir faire le docteur Albeyrac et son fils contre les quatre bandits qui n'allaient pas tarder à revenir de leur surprise, et qui étaient sans doute armés ? « Que se passe-t-il ? répétait le médecin. Où donc est votre oncle?... » Mais Christine s'était retournée. Là-haut, sur le fond rougeoyant du hangar en flammes, elle aperçut trois silhouettes qui s'élançaient vers eux. « Fuyez ! implora-t-elle. Fuyez ! Les voilà !... » Et voilà que, presque au même instant, de nouveaux phares trouèrent la nuit. Deux autos apparurent, lancées sur l'étroit chemin. L'une après l'autre, elles l'abandonnèrent au même endroit pour prendre à travers champs, en se dirigeant vers le sommet de la colline. Cette fois, sans aucun doute, c'étaient les agents de Baroy, alertés par Bassartigue. L'une des autos stoppa non loin de Christine et quatre hommes en surgirent. Ils s'égaillèrent sur la pente, ébauchant un mouvement tournant pour prendre la ferme à revers. D'autres hommes jaillirent du second véhicule et se précipitèrent d'un autre côté. « Jetez-vous par terre ! cria l'un d'eux à Christine et à ses amis. Gare aux balles perdues ! » Au sommet de la colline, les bandits, bien visibles sur le hangar en flammes, avaient compris ce qui arrivait. On vit leurs ombres refluer vers la cour centrale. Quelques secondes plus tard, dans un grondement furieux, l'une de leurs autos tentait de rompre le barrage. Elle s'élança sur la pente, roulant et cahotant au milieu des cailloux, cherchant à gagner le chemin qui conduisait à la grand-route. Mais elle n'alla pas loin. Un coup de feu claqua, atteignant sans doute un organe vital de la voiture

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qui commença à dériver, heurta une murette de pierres et chavira enfin dans un grand fracas de tôles écrasées. * Pendant que l'on retirait de la voiture démolie les quatre bandits plus ou moins contusionnés, et trop ahuris par ce brusque retournement de situation pour tenter la moindre résistance, pendant ce temps, donc, Christine, suivie de Marc, se précipitait vers la ferme. Mille questions se pressaient sur ses lèvres, mais pour l'instant elle ne voulait songer qu'à son oncle, et elle redoutait que l'incendie du hangar ne gagnât la ferme où se trouvait peut-être encore le vieil homme. Par chance, le vent chassait les flammes dans une autre direction. Quand elle pénétra, à bout de souffle, dans la vaste cour centrale, elle eut la surprise d'apercevoir son oncle debout dans le rectangle de lumière qui tombait de la fenêtre.

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« Eh bien, eh bien, fit le vieux capitaine. Il me semble que tout s'arrange parfaitement ! J'ai entendu leurs hurlements quand ils ont constaté que tu avais mis le feu à leur avion.... Puis tout à coup, je les ai vus revenir en toute hâte et se précipiter vers leur auto.... » Il embrassa Christine, puis se tourna vers Marc dont il distinguait mal les traits dans la pénombre. Brusquement, il reconnut le jeune homme et se mit à rire. « Sapristi ! dit-il. Tout le monde s'est donné rendez-vous ici. ce soir ! Comment cela se fait-il ? » Le vieil homme parlait avec calme, comme s'il n'avait pas été en danger de mort quelques minutes auparavant. Mais c'était maintenant Christine qui ressentait le contrecoup de toutes ces émotions. Elle eut comme un étourdissement et aurait glissé sur le sol si son oncle ne l'avait pas prise dans ses bras. « Courageuse petite ! murmura-t-il. Tu as tenu bon jusqu'au bout. Maintenant, tu as bien le droit de faiblir un peu.... — Je me sens très bien », gémit Christine. L'oncle Castanié eut un petit rire, puis il fit entrer sa nièce dans la grande pièce où s'étaient réunis les malfaiteurs. « Ces messieurs ne manquaient de rien, dit-il en la poussant vers la table encore servie. Tiens ! Assieds-toi. Bois quelque chose pour te remettre. » Christine obéit. Soudain, elle se sentait un appétit féroce, et elle songea qu'elle n'avait rien mangé depuis midi. Elle s'attabla donc et mangea un reste de poulet, des confitures, des fruits, arrosa le tout d'une tasse de café et se trouva enfin parfaitement rétablie. Elle s'aperçut alors que l'homme en gris, son ange gardien, était entré depuis un moment dans la pièce et la contemplait en souriant. « Tout est bien qui finit bien, dit-il en s'inclinant légèrement vers elle. Mais c'est surtout grâce à vous, mademoiselle. » Un peu gênée, Christine ne sut trop que répondre à ce compliment. « Allons, allons ! dit l'oncle Castanié. N'empêchez pas cette pauvre enfant de se restaurer. Ecoutez plutôt mon histoire.... » Et pendant que Christine continuait à grignoter ce qu'elle trouvait sur la table assurément bien garnie, le vieil homme fit à l'agent secret le récit circonstancié de ses aventures, en particulier depuis l'instant où sa nièce avait surgi auprès de lui et l'avait délivré de ses liens.

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« Courageuse enfant ! » conclut-il. Puis il regarda l'homme en gris d'un œil sévère. « Mais dites donc, reprit-il. Comment se fait-il qu'on ne l'ait pas mieux protégée ? — Un malencontreux hasard en est la cause, répondit l'agent secret. J'ai été reconnu par l'un des bandits que nous venons de capturer. A la sortie de la gare il m'a assommé, puis s'est rapidement perdu dans la foule. Quand je suis revenu à moi, votre nièce avait disparu. S'il n'y avait pas eu ce jeune homme pour la suivre.... » D'un geste, il désigna Marc Albeyrac. Et brusquement, Christine fut frappée de stupeur : comment se faisait-il que Marc et son père fussent là, mieux encore qu'ils fussent arrivés sur les lieux avant la police, juste à point pour lui sauver la vie ? « Oui, dit Marc un peu confus et qui semblait presque s'excuser. Vous aviez une attitude bizarre, Christine, et j'ai senti qu'il y avait quelque chose là-dessous. Quand vous nous avez quittés, au bas de l'escalier de la gare Saint-Charles, j'ai dit à mon père que je vous croyais en danger, et nous avons décidé de veiller sur vous. Nous vous avons donc suivie à distance. Nous vous avons vue monter dans le tram, puis soudain, vous êtes descendue sans votre valise et vous vous êtes engagée dans une rue sombre.... Nous avons stationné à une cinquantaine de mètres derrière vous lorsque, arrêtée au carrefour, vous cherchiez un taxi. Puis nous avons suivi le taxi jusqu'au bas de la colline.... — Et Bassartigue ? demanda Christine. Il m'a donc abandonnée à mon sort ? — Qui dit du mal d'Antoine Bassartigue ? » protesta une voix sonore. Le gros chauffeur de taxi apparut sur le seuil, la veste ouverte sur sa chemise bouffante, la casquette de travers sur ses cheveux noirs. « Bassartigue n'a qu'une parole ! affirma-t-il en dressant un doigt boudiné. Pour dire vrai, ça ne me plaisait pas beaucoup d'être mêlé à une histoire pareille. Un mauvais coup est si vite attrapé.... Le compteur tournait toujours, et je ne savais plus trop qui me paierait la course. Mais tout de même ! je ne pouvais pas vous laisser comme ça dans l'embarras. On n'est pas des lâches dans la famille Bassartigue. J'ai donc rebroussé chemin pour faire ce que vous m'aviez dit. Mais voilà ! Ces messieurs — le docteur

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et son fils — étaient derrière moi. Le chemin n'est pas large ! Comme nous ne tenions pas à allumer nos phares, nous avons dû faire pour nous croiser de savantes manœuvres au clair de lune. Ces messieurs m'ont demandé où je vous avais déposée.... Comme ils m'inspiraient confiance, je leur ai raconté ce qu'il en était au juste.. espions et compagnie ! Ils m'ont dit d'aller téléphoner à la police pendant qu'ils surveilleraient la maison pour intervenir si les choses tournaient mal. Et voilà ! — Et voilà ! répéta Marc en souriant. Je voulais alerter moi-même la police, mais je ne pouvais me décider à m'éloigner. Je vous sentais en péril.... Avec mon père, nous avons donc préféré rester à proximité de la ferme, un peu à l'écart du chemin pour que de nouveaux arrivants ne risquent pas de nous remarquer. Nous avons attendu longtemps, en nous impatientant et en sentant grandir notre angoisse. Puis nous avons vu les flammes jaillir du hangar et à leur lueur je vous ai aperçue qui couriez, poursuivie par cet homme.... Nous n'étions pas armés. Sans même réfléchir, mon père a allumé ses phares, nous nous sommes élancés vers vous, le bandit a pris peur.... Mais si les autres n'étaient

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pas arrivés à la rescousse, je crois que nous aurions passé un mauvais quart d'heure ! » L'oncle Castanié étouffa un bâillement. Il tira sa pipe, la bourra longuement, puis il fouilla de nouveau dans sa poche tandis que son visage exprimait la surprise et le mécontentement. Soudain il se tourna vers Christine. « Je te pardonne toutes tes fantaisies, lui dit-il d'un ton bourru. Mais j'espère au moins que tu n'as pas perdu mon briquet ! — Le voici ! » répondit-elle en riant. Maintenant, la salle se remplissait de monde. Un moteur ronflait dans la cour. Tous se préparaient à rentrer à Marseille. Le docteur Albeyrac fit son apparition : il venait de donner les premiers soins à deux des bandits contusionnés. L'homme en gris sortit pour surveiller l'exécution de ses ordres. « Je vous emmène ? » proposa le docteur Albeyrac à Christine et à son oncle. Quelques minutes plus tard, ils roulaient vers Marseille dans l'auto du médecin. L'oncle Castanié avait pris place à l'avant, aux côtés de son ami, et il bavardait avec animation, car ni son grand âge, ni les tourments endurés ne pouvaient entamer la vivacité de son caractère. Christine était derrière avec Marc, et elle restait silencieuse. La fatigue de cette interminable journée se faisait maintenant sentir. Elle était fière d'avoir réussi, heureuse des félicitations reçues et de l'estime admirative lue dans les yeux de tous. Mais pour l'instant, elle n'aspirait plus qu'au repos. Soudain, une phrase de son oncle la réveilla complètement : « ...II lui faudra bien huit jours de vacances, disait-il. Dès demain, je téléphone aux Marcelin pour leur annoncer que je la garde ici. Evidemment, je ne suis pas un compagnon très drôle.... N'est-ce pas, Christine ? » II se retourna vers elle, posa un bras sur le dossier de son siège, tenta de voir sa nièce dans la pénombre éclairée par le reflet dansant des phares. « ...Mais si je ne suis qu'un vieux compagnon, reprit-il jovialement, je suis persuadé que Marc sera trop heureux de s'occuper de toi pendant ces quelques jours. Il ne rentre que lundi prochain à la faculté. D'ici là, il peut te mener au tennis, au zoo, au théâtre.... Bref, te distraire un peu pour te remettre de tes émotions.

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— J'ai justement des places pour l'opéra, demain soir », intervint le médecin. Christine sourit. Ce programme l'enchantait. Et pourtant, presque aussitôt, un peu de tristesse se glissa en elle. Certes, elle était heureuse de rester ici pour quelques jours, de sortir avec Marc et les amis dont elle avait fait la connaissance lors des précédentes vacances, mais dans l'ombre, elle distinguait les traits de son vieil oncle, et elle sentait soudain combien il lui serait dur de le quitter de nouveau. Peut-être l'oncle Castanié le devina-t-il. Comme s'il avait pu lire dans ses pensées, il reprit : « ...Et si tu réussis ton examen, cet été, qu'est-ce qui s'opposerait à ce que tu reviennes vivre ici, auprès de moi ? Mais à une condition ! — Laquelle ? demandèrent Christine et Marc d'une seule voix. — C'est que tu ne te livres plus à la chasse aux espions, dit le vieil homme en riant. Je reconnais que tu réussis très bien dans ce métier, mais cela comporte tout de même trop de risques. — Je l'en empêcherai ! » promit Marc. L'oncle Castanié eut un grognement qui exprimait le doute. « Je n'en crois rien, dit-il. Vous êtes tous deux assez fous pour vous livrer de nouveau à ce sport si l'occasion s'en présentait. Mais je vous l'interdis ! A votre âge, on ne doit pas jouer avec le feu. Allez plutôt jouer au tennis ou passer une soirée à l'opéra. — Pourtant... », commença Marc. Mais Christine n'entendit pas la suite de la discussion car, bercée par le mouvement de l'auto, elle venait de sombrer dans le sommeil.

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