IB Armandy André Le trésor des îles Galapagos 1960.doc

February 5, 2018 | Author: SaurinYanick | Category: Cats, Nature
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André ARMANDT LE TRÉSOR DES ILES GALAPAGOS jeunes gens, Maxence et Didier, ainsi que Madge, une jeune fille à qui ils ont sauvé la vie, se tiennent comme fascinés à l'entrée d'une grotte. Ils l'ont enfin trouvé, le fabuleux trésor ! Mais ne sont-ils pas, du même coup, tombés dans un piège? Ils ont de bonnes raisons de se le demander. L'aventure avait commencé là-bas, en France, dans une fièvre joyeuse. Maxence avait pour son petit yacht le Grèbe l'amour que les vrais marins portent à leur bateau et, comprenant qu'on voulait le lui ravir, il avait décidé de l'emmener loin, très loin. Pourquoi pas à la recherche d'un trésor? Alors Maxence et Didier, enthousiastes, ont traversé tout l'Atlantique et se sont enfoncés au cœur du Pacifique, jusqu'à une île déserte d'un archipel presque ignoré du reste du monde, les Galapagos. Le trésor est sous leurs yeux : il ne leur reste qu'à le ramener à bon port. Jamais, pourtant, ce trésor ne sera embarqué. Bien plus, jamais les trois jeunes gens ne reverront le Grèbe. Et sur l'île déserte, sans vivres, sans eau, sans espoir de secours, ils commencent à lutter pour survivre.... DEUX

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LE TRÉSOR DES ILES GALAPAGOS

Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur, Coulommiers-Paris. 55515-1-2251. Dépôt légal no 2025. 3e trimestre 1960.

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ANDRÉ ARMANDY

LE TRÉSOR DES ILES GALAPAGOS ILLUSTRATIONS DE J.-P. ARIEL

HACHETTE 193 5

Table des matières I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV.

La menace La grande décision Un petit vieillard insignifiant Un passager presque clandestin Journal de bord La passagère Etrange accueil Un dîner mouvementé Le secret Madge La grotte La surprise La mort rôde Un revenant Dans un vieux château.

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© Librairie Hachette, 1960. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays,

Texte spécialement établi pour l'Idéal-Bibliothèque.

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CHAPITRE PREMIER LA MENACE Maxence de L'Esclide restait là, blotti dans l'angle de la fenêtre de sa chambre. Pâle, les lèvres tremblantes, une main sur le rebord du balcon, il regardait fixement, au-dessous de lui, la mer indolente et, au loin, posé comme une mouette sur la baie de Dinard, son beau yacht, le Grèbe, aux lignes pures, aux mâts effilés. Il était comme un homme qui vient de traverser une bourrasque violente et ne parvient pas à retrouver son équilibre. Tout en continuant à regarder son yacht, il songeait : « Mais enfin, pourquoi... pourquoi? Je ne suis pour rien dans cette affaire. J'ai voulu rendre service. Et voilà ma récompense ! » Un instant, il fut sur le point de se précipiter vers la LE TRÉSOR DES ILES GALAPAGOS 7

porte, de dégringoler l'escalier, de courir à la poursuite de Tanche. Mais cela faisait un bon quart d'heure que l'orageux entretien avait eu lieu. Tanche, sans doute, était déjà loin. Il avait peut-être même commencé à mettre à exécution sa menace. Haussant les épaules, Maxence se détourna de la fenêtre, promena les yeux autour de lui comme s'il voyait pour la première fois sa chambre, cette modeste mais confortable chambre d'hôtel où il vivait depuis plusieurs années déjà, puis il alla s'asseoir à la table qui lui servait de bureau, s'accouda et se prit la tête dans les mains. Il lui semblait encore entendre résonner dans ses oreilles la voix aigre et cinglante de Tanche : « Très bientôt, ce yacht... ce yacht auquel vous tenez tant.... » Maudit Tanche ! Il savait bien ce qu'il faisait. Il avait su atteindre le point sensible. Comment prévoir que ce petit homme, toujours si obligeant, pouvait se transformer, dans certaines circonstances, en un adversaire impitoyable? Maxence essayait de réfléchir. Mais les pensées se heurtaient dans son esprit. Et l'une d'elles, dominant les autres, l'obsédait : « Pas de solution! Rien à faire. Je suis tombé dans un piège. Ah! grand Dieu, si j'avais pu prévoir.... » Prévoir! Mais Maxence n'ignorait pas que, même s'il avait pu prévoir, il n'aurait pas agi autrement. Ou, du moins, il se serait contenté de quelques précautions élémentaires. «C'est mon inexpérience des affaires qui est cause de tout, se répétait-il. Je me suis conduit comme un enfant. » On frappa à la porte. Avec un espoir insensé, Maxence pensa: « C'est Tanche qui revient. II a peut-être un remords....» La porte s'ouvrit. Ce n'était pas Tanche. C'était Didier Dramont, l'ami, presque le frère de Maxence. Mais, entre eux, quel contraste ! S'ils étaient de haute taille tous les deux et de même âge — ils venaient l'un et l'autre de dépasser la trentaine —, Maxence de l'Esclide était blond, mince, souple, nerveux, les traits fins, aristocratiques. Didier Dramont avait de fortes épaules, des membres robustes, des cheveux bruns et drus, et, sur son large visage placide, une expression naturelle de gaieté presque 8

enfantine. Pour l'instant, il pressait dans ses bras un jeune chat siamois qui se débattait avec énergie. « Tu vois, dit-il triomphant sans regarder Maxence, j'ai fini par l'attraper! » Didier adorait les animaux. Cela faisait longtemps qu'il essayait de caresser Sun-li, le chat siamois du propriétaire de l'hôtel. Jusque-là ses efforts avaient été vains. Les chats siamois sont jaloux de leur indépendance. « Enfin, je le tiens! » reprit Didier. Il caressait en riant la tête du chat, lequel, furieux, labourait sa manche à coups de griffe. « Ce qu'il faudrait, reprit-il, c'est que nous lui donnions une soucoupe de lait ou quelque chose de bon à manger. II reviendrait nous voir. » A la fin, étonné du silence de son ami, il se retourna. Le chat en profita pour se libérer d'une dernière secousse et bondir en direction de la fenêtre. Puis il s'enfuit de balcon en balcon. Pendant quelques secondes, Didier regarda Maxence. Celuici, toujours assis à sa table, demeurait immobile, les sourcils froncés, plus pâle que jamais. Didier s'approcha : « Qu'est-ce qui ne va pas? Serais-tu souffrant? Je ne t'ai jamais vu aussi pâle. » Maxence se leva, s'avança vers son ami. « Je viens d'avoir une visite », dit-il. Didier répéta : « Une visite? » Mais, déjà, son attention se détournait. N'était-ce pas le chat qui venait de reparaître sur le balcon? Didier alla jusque-là. « C'est lui! » dit-il joyeux. Il appela, en prenant la voix la plus douce : « Sun-li! Sun-li! » Le siamois s'était couché sur le rebord de pierre, ramassé sur lui-même, farouche. Mais, lorsqu'il vit que la distance 9

entre lui et Didier se réduisait, il se dressa comme un ressort, fit un bond en arrière et disparut de nouveau. « Il s'apprivoise, fit Didier en revenant vers son ami et en se frottant les mains. En tout cas, il avait envie de me revoir.... » Il s'arrêta brusquement, comme s'il reprenait contact avec la réalité. « Tu étais en train de me dire que tu avais reçu une visite, fitil. — Oui, répondit Maxence d'un ton crispé. Il s'agit de Tanche. » Didier eut un petit sursaut. « M. Tanche? L'homme d'affaires de ta tante? — Lui-même. » Didier, baissant la tête, réfléchissait. « Eh bien, dit-il, c'est lui que j'ai rencontré tout à l'heure dans la rue. Je l'ai croisé. Je me disais : «Je connais « cette tête. » Il est vrai que je ne l'ai vu qu'une fois, ici, il y a plus d'un an. J'ai eu envie de l'arrêter au passage. J'ai peut-être eu tort de continuer mon chemin? — Non, répondit Maxence. Cela n'aurait servi à rien. C'était trop tard. =— Trop tard? Que veux-tu dire? — Viens », dit Maxence en prenant son ami par le bras et en l'attirant à la fenêtre. Il montra le Grèbe dont la coque blanche étincelait au soleil de l'après-midi. « Tu vois? reprit-il. Je vois le Grèbe, répondit Didier de plus en plus étonné. — Eh bien, dans peu de temps il ne m'appartiendra plus. » Cette fois, Didier se redressa comme si on l'avait frappé. « Tu es fou! s'exclama-t-il. — Pas du tout, répondit Maxence d'une voix qui tremblait. Et ceci est la conséquence de la visite que Tanche vient de me faire. — Je ne comprends pas. Explique-toi. » 10

« Je me paierai en faisant saisir votre yacht », décida M, Tanche.

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Maxence revint s'asseoir à sa table. Didier le suivit. C'était lui maintenant qui fronçait les sourcils. Toute sa belle humeur s'était envolée. Il s'appuya des deux mains à la table, regardant intensément son ami. « C'est tout à l'heure, en rentrant ici, que j'ai trouvé Tanche sur le palier, commença Maxence. Il m'a dit qu'il m'attendait. Cela faisait comme toi un an que je ne l'avais pas vu. Et je ne l'attendais pas avant le Ier septembre, c'est-à-dire pas avant deux mois. J'ai cru qu'il m'apportait de mauvaises nouvelles de ma tante. Je le lui ai demandé. Il m'a répondu qu'elle se portait aussi bien que possible. Je l'ai fait entrer. Nous nous sommes assis. J'étais assez étonné. Je pensais : « II n'a pourtant pas fait trois cents « kilomètres pour le seul plaisir de me voir. Qu'a-t-il derrière la tête? » II ne m'a pas laissé longtemps dans l'incertitude quant à l'objet de sa visite! — C'est-à-dire? fit Didier. — Eh bien, il exige tout simplement le remboursement immédiat des sommes qu'il m'a prêtées ! » A cette révélation, Didier bondit. « Mais, voyons, il n'en a pas le droit! s'écria-t-il. — Si, malheureusement, répondit Maxence d'un air sombre. Je lui ai fait remarquer qu'il manquait à sa parole, qu'il m'avait fait signer — pour la forme, assurait-il — des billets à échéances échelonnées — mars, avril, mai, juin — et qu'il m'avait promis de n'exiger aucun remboursement avant septembre de cette année. Or, nous sommes en juillet. Il y a donc encore deux mois avant septembre. — Qu'a-t-il répondu à cela? — Il n'a rien voulu entendre. — Le gredin! — Il a prétendu qu'il avait besoin tout de suite de son argent, pour faire de nouveaux placements, très importants pour lui, assure-t-il... et non seulement de l'argent lui-même, mais des intérêts, usuraires comme tu le sais. — Et tu ne l'as pas envoyé promener? 12

— Je me suis contenu de mon mieux. Je voulais savoir d'où venait cette lubie. Alors, petit à petit, la lumière s'est faite. En premier lieu, naturellement, je me suis rendu compte que j'avais été dupé eu croyant à la parole de Tanche. Mais ce n'est pas tout. A certaines explications assez entortillées qu'il m'a données, j'ai compris pourquoi il s'était montré si empressé à me prêter de l'argent il y a un an, alors que je n'ai pas de fortune personnelle et que, il y a quelques années — il le sait très bien —, j'ai vendu les quelques champs qui m'appartenaient pour acheter le Grèbe. - C'est vrai, fit Didier. Comment se fait-il qu'il ne se soit: pas montré, à ce moment-là, plus exigeant en ce qui concerne les garanties? - Eh bien, c'est très simple, répondit Maxence. Tu te souviens certainement qu'il y a un peu plus d'un an ma tante était gravement malade? — Comment ne m'en souviendrais-je pas? Tu étais assez inquiet ! — C'est à ce moment-là que Tanche m'a prêté cet argent. Il croyait, comme je l'ai compris tout à l'heure, que ma tante était perdue et que, comme je suis son seul héritier, il n'avait rien à craindre pour ses capitaux. - Incroyable ! En somme, il spéculait sur la mort de ta tante! — Exactement. Mais ma tante s'est rétablie. Elle peut encore vivre dix, quinze ans. Et aujourd'hui, Tanche est inquiet. Il y a sans doute des mois et des mois qu'il se ronge, doutant do plus en plus que je puisse jamais le rembourser. Voilà pourquoi, n'y tenant plus et se moquant de la parole qu'il m'a donnée de ne rien exiger avant le Ier septembre, il a décidé de frapper un grand coup. « II m'a dit : « Mais enfin, qu'avez-vous bien pu faire de tout cet argent, trente mille francs? Vous menez une existence modeste. Vous semblez vous contenter de votre retraite d'officier de marine.... » Comme je me taisais, il ajouté : « Ce n'est pas uniquement pour mon compte que je suis venu vous voir, monsieur Maxence. C'est pour celui de Mlle de l’Esclide. Votre tante estime qu'à trente 13

« ans vous devriez être établi, marié. » Et voilà qu'il se met à énumérer quelques héritières vivant dans le voisinage de ma tante! « Richement marié, poursuivit-il, vous ne connaîtriez plus les difficultés d'argent où vous semblez vous débattre. Et moi, je serais promptement remboursé! » « J'étais tellement abasourdi que j'ai laissé passer quelques instants. Puis j'ai répliqué : « Mon cher Tanche, bien que vous m'ayez presque vu naître, vous me connaissez mal. Je n'épouserai jamais qu'une jeune fille de mon choix, une jeune fille que j'aimerai. Vous pouvez le dire à ma tante. Pour le reste, je vous rappelle encore une fois que vous m'avez donné votre parole de ne pas exiger le remboursement de l'argent que vous m'avez prêté avant le 1er septembre. C'est donc à cette date que je vous rembourserai. Pas avant. » « Alors, Didier, sais-tu ce qu'il a fait? Il s'est dressé, furieux, et il s'est mis à crier : « Très bien, monsieur Maxence! Puisque, sur toute la ligne, vous refusez de me donner satisfaction, je reprends le premier train. Et, dès ce soir, je mets votre tante au courant. Je lui révèle que vous m'avez emprunté trente mille francs et que vous êtes manifestement incapable de me les rembourser, aussi bien aujourd'hui que dans deux mois! Elle me remboursera, elle! » Didier frémissait d'indignation. « Cet homme est un monstre! gronda-t-il. A ta place, il me semble que je l'aurais flanqué par la fenêtre! — Sur l'instant, je n'y ai pas songé, tu peux me croire, répondit Maxence avec un haussement d'épaulés. Je me rendais compte surtout que j'étais victime de mon inexpérience de certaines affaires. Mais j'ai failli perdre la tête quand Tanche m'a menacé de tout dire à ma tante. Elle m'a servi de mère. J'ai pour elle, tu le sais, une grande affection. Je ne voudrais pas.... » Didier, lui posant brusquement la main sur le bras, l'interrompit. « Mais j'y pense, Maxence! Pourquoi n'as-tu pas jeté à la LE TRESOR DES ILES GALAPAGOS 14

figure de Tanche que, cet argent, ce n'est pas pour toi que tu le lui as emprunté, que tu n'en as pas dépensé un centime pour ton plaisir et que tu l'as transmis immédiatement à mon père pour l'aider à se renflouer... disons le mot : pour lui permettre d'échapper à la faillite? Après tout, Tanche se serait peut-être montré moins inflexible, plus humain, s'il avait su que tu as agi dans un complet désintéressement et uniquement par amitié pour moi ! » Maxence secoua la tête. « Gela n'aurait servi à rien, répondit-il. Tanche ignore l'amitié. Quand il a parlé de tout raconter à ma tante, il avait déjà la main sur la poignée de la porte. J'ai bien cru que la partie était perdue. C'est à ce moment que j'ai eu une inspiration. J'ai joué le tout pour le tout. « Parfait, ai-je dit aussi froidement que possible. Faites à ma tante toutes les révélations que vous voudrez. Mais je vous préviens, Tanche. Je connais ma tante. Quand elle apprendra que vous m'avez prêté une aussi forte somme à un intérêt usuraire — car elle saura bien vous le faire avouer — elle sera furieuse contre moi. Mais, vous, elle vous jettera dehors et vous enlèvera la gestion de ses affaires. Vous serez bien avancé! » Didier jubilait. « Bien riposté ! fit-il en donnant une claque sur l'épaule de Maxence. — L'argument avait sans doute du poids, poursuivit Maxence. Tanche lâcha la poignée de la porte, réfléchit quelques secondes et dit : « Vous avez raison, monsieur « Maxence. Cela doit rester entre nous. » II était blême. Sur le moment, j'ai cru que la partie était gagnée. Mais je n'ai pas tardé à me rendre compte de mon erreur. Ce diable d'homme cherchait un autre moyen de m'abattre. Il lui fallut moins d'une minute pour le trouver. » Didier attendait, tendu de toutes ses forces. Et, comme Maxence se taisait, il demanda : « Alors, qu'a-t-il inventé? — Il s'est avancé vers la fenêtre, m'a montré le Grèbe

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et a dit : « Ce yacht vous appartient, je le sais. Je me suis renseigné. Il vaut à peu près la somme que vous me devez. Donnez-le-moi. Je m'arrangerai pour le vendre. Nous serons quittes. » En entendant cette proposition, j'ai dû avoir une expression stupide. J'étais incapable de répondre. Tanche se tourna vers moi. « Naturellement, vous refusez! fit-il. Je m'y attendais. C'était pourtant la seule solution raisonnable. Mais j'en connais une autre. Ce yacht, vous l'aimez, et c'est aussi tout ce que vous possédez. » Il ajouta en tapant sur son porte-documents : « Les billets que vous avez signés et que j'ai là-dedans sont tous échus. J'ai donc les moyens d'obtenir à mon avantage la saisie de votre yacht par les voies les plus légales. A bientôt, monsieur Maxence. Vous ne tarderez pas à avoir dé mes nouvelles ! » Ensuite, il est parti en ricanant et il a claqué la porte. » Maxence leva la tête, regarda Didier : « Maintenant, mon vieux, tu connais toute l'histoire. » Didier était révolté. « Tanche est évidemment une canaille! dit-il entre ses dents. Mais, en ce qui te concerne... c'est trop injuste! Tu t'es sacrifié pour moi, pour mon père. Et voilà que.... — Je t'en prie, fit Maxence. Ne parlons pas de cela. Je le referais, si c'était à refaire. - Je le sais bien. Mais, en attendant, c'est ma faute si tu es dans ce pétrin. Il faut trouver une solution. On ne peut pas laisser Tanche s'emparer du Grèbe. — Avant ton arrivée, j'ai réfléchi. Je ne vois pas comment nous pourrions en sortir. — Eh bien, moi, je connais un moyen! fit Didier sur un ton résolu. Je vais téléphoner à mon père. » Déjà, il se dirigeait vers l'appareil posé sur la table de chevet, près du lit. Il décrocha le récepteur. Mais Maxence s'était dressé. Il rejoignit son ami, saisit le récepteur, le reposa sur l'appareil. « Non, Didier, dit-il. C'est justement ce qu'il ne faut pas faire. » 16

CHAPITRE II LA GRANDE DÉCISION restèrent quelques secondes face à face. « Ce serait pourtant la seule solution, reprit Didier. - Ce serait la plus mauvaise, dit Maxence. Viens, je vais t'expliquer. » Il prit Didier par le bras et l'attira de nouveau vers le milieu de la chambre. « Nous n'avons pas le droit de déranger ton père en ce moment, continua Maxence. Cet argent lui a été prêté jusqu'au Ier septembre de cette année. Il a donc encore le droit d'en disposer pendant deux mois. Le lui réclamer en ce moment serait peut-être lui causer un préjudice grave. — Alors, je ne vois vraiment pas comment nous allons LES DEUX AMIS

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Maxence et Didier étaient passés ensemble à l'École navale.

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nous en tirer », murmura Didier avec une expression consternée. Étrange destin que celui de ces deux jeunes hommes qui se connaissaient depuis l'enfance! Camarades de collège, ils étaient entrés ensemble à l'École navale où les conduisait leur amour de la mer. Séparés en 1939, au début de la guerre, ils s'étaient retrouvés sur la même unité, un chasseur de sous-marins. Et ils avaient été blessés ensemble, très grièvement, lors du débarquement de Normandie. A cette époque, ils avaient tous les deux le grade d'enseigne de vaisseau. Ils ne s'étaient plus quittés. Ils avaient été soignés dans les mêmes hôpitaux et étaient venus ensemble à Dinard, pour une longue, très longue convalescence. Aujourd'hui, malgré leur jeunesse — ils n'avaient que trente et un an — , ils ne pouvaient guère espérer réintégrer la marine. Ils vivaient d'une retraite anticipée et étaient en quelque sorte des héros en disponibilité. Complètement rétablis de leurs blessures, ils commençaient à songer à reprendre des situations actives. Mais, pour l'instant, ils avaient un souci commun : le Grèbe. Et l'idée que le yacht allait peut-être leur être arraché était aussi pénible à Didier qu'à Maxence. Marins dans l'âme, ils auraient préféré donner un lambeau de leur chair plutôt que d'être séparés du Grèbe. Didier surtout se lamentait intérieurement. Tout cela était sa faute. Fils d'un armateur nantais, quelle fâcheuse inspiration il avait eue d'évoquer devant Maxence la faillite à laquelle, un an auparavant, son père était exposé! Tout de suite, Maxence, généreux, spontané, lui avait dit : « Si tu veux, je peux aider ton père. Je suis certain que l'homme d'affaires de ma tante n'hésitera pas à me prêter une somme, même importante. » C'est ainsi que Maxence avait mis le doigt dans l'engrenage.... « Et tu as fait ça pour moi! fit Didier en se laissant tomber' dans un fauteuil. N'y a-t-il pas un moyen d'obliger ce Tanche à tenir sa parole? — Mon pauvre Didier, répondit Maxence, Tanche

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n'est pas un gentleman. Pour lui, la signature seule a quelque valeur. Mais sa parole qu'il m'a donnée oralement de ne pas exiger le remboursement avant le Ier septembre, il s'en moque comme de sa première chemise ! » Les mains derrière le dos, Maxence se dirigea vers la fenêtre et ajouta à voix basse : « Quant au Grèbe, c'est comme s'il était déjà la propriété de Tancbe! » Didier se leva avec tant de vivacité que son fauteuil se renversa sur le plancher. « Innocent que tu es! cria-t-il. Je m'aperçois, après tout, 3u'il n'est pas mauvais d'être le fils d'un armateur. Au cours e mes conversations avec mon père, j'ai acquis de vagues notions de droit. En premier lieu,'c'est aujourd'hui dimanche. Donc, Tanche ne peut rien entreprendre avant demain. Il faut qu'il voie un huissier et, si je ne me trompe, qu'il introduise une requête auprès du tribunal, en l'occurrence le tribunal de Saint-Malo dont dépend Dinard. Les choses ne se passent pas aussi facilement que tu semblés le croire. Et puis, il y a un détail que tu publies : un créancier n'a pas le pouvoir de choisir l'objet à saisir! - C'est possible, dit Maxence. Mais, Tanche, lui, n'a pas oublié ce détail, et il l'a nettement souligné à la fin de mon entretien avec lui. Il sait très bien que je ne possède rien d'autre que le Grèbe! - Évidemment... », fit Didier en baissant la tête. Il la releva presque aussitôt : « Si nous le voulons, le; Grèbe ne sera pas saisi ! Je ne vois pas comment tu espères..., commença Maxence. — Écoute-moi. La procédure de saisie est assez longue, et il est probable, certain même, que le Grèbe ne sera pas saisi avant quelque temps. Mais si nous acceptons de mettre le doigt dans l'engrenage, si nous restons les deux pieds dans le même sabot, nous serons paralysés, fichus ! » Maxence semblait avoir compris ce que suggérait Didier.

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Il revint vers lui, les yeux brillants, l'expression transformée. « Je ne voyais pas l'affaire sous cet angle », dit-il. Il avait retrouvé son énergie, son allant. « Dans ces conditions, reprit-il, il ne nous reste plus qu'à partir ! — Exactement ! fit Didier dont les yeux avaient le même éclat que ceux de son ami. Jusqu'à nouvel ordre, le Grèbe t'appartient. Tu peux en faire ce que tu veux. Nous allons donc l'enlever au nez et à la barbe de Tanche! — Et, du même coup, nous l'obligerons à tenir sa parole! » renchérit Maxence. Puis il eut comme une hésitation : « Cependant, attention! — Attention à quoi? » demanda Didier. Maxence se mit à arpenter la chambre de long en large. Puis, s'arrêtant devant Didier, il expliqua : « Ce n'est pas aussi facile que je le croyais tout d'abord. Il ne s'agit pas de nous éloigner pour deux ou trois jours, ou pour une petite croisière d'une semaine. Tanche guetterait notre retour, et tout serait à refaire. Non, ce qu'il faut, c'est que nous partions pour longtemps, pour un mois et demi ou deux mois, et que nous nous arrangions pour être de retour juste avant l'échéance du I er septembre. Or, cela pose quelques problèmes. Où irons-nous? Avec quel argent? N'oublie pas que nous sommes quatre à bord, et que Curabec et Etchéto ont bon appétit! » Didier ne fut pas démonté pour autant. « II me reste à peu près trois cents francs, dit-il. — Et moi, il m'en reste environ quatre cents, dit Maxence. Tu crois qu'avec sept cents francs nous irons loin et que nous pourrons rester un mois et demi à deux mois absents ? — Certainement pas, répondit Didier. Mais aux grands maux les grands remèdes ! Vendons la voiture ! » Ils possédaient en commun une voiture puissante, encore presque neuve, qu'ils avaient achetée avec leurs économies deux ans auparavant, et dont la carte grise était au nom de-Didier. « Pourquoi pas? répondit Maxence. Mais comment faire? Car tu es bien d'accord sur ce point : nous partons demain? 21

— Demain à la première heure! Quant à la voiture, je me charge de la vendre aujourd'hui. Lebidois, le garagiste — je suis en bons termes avec lui —, me trouvera un acheteur. Je suis certain d'en tirer quatre à cinq mille francs. Avec cela, et ce que nous avons déjà, nous pourrons voyager sans trop de soucis. — Oui, dit Maxence. Mais où irons-nous? — A la recherche d'un trésor! » s'exclama Didier en riant. Maxence éclata de rire lui aussi. De nouveau, ils étaient tous les deux d'excellente humeur, et l'imminence de l'action, ainsi que la certitude d'échapper au piège que Tanche leur tendait, faisait courir le sang plus vite dans leurs veines. « En tout cas, reprit Didier, nous avons toute la soirée et toute la nuit pour choisir une destination. Pour le reste, nous n'avons pas un instant à perdre. Dès maintenant, je cours voir Lebidois. J'espère être revenu pour le dîner. Il ne nous restera plus qu'à préparer nos cantines. — Pendant que tu vas être absent, dit Maxence, j'écrirai à ma tante. Il faut que je la mette au courant, du moins dans une certaine mesure. — Moi, fit Didier, j'écrirai à mon père ce soir. - Il reste deux détails importants, reprit Maxence. Les vivres et le permis de navigation. - C'est juste, répondit Didier. Je m'occuperai des vivres demain matin. Quant au permis de navigation, je m'en occuperai demain matin également. Je connais très bien le capitaine Courtier qui dirige l'inscription maritime de Saint-Malo. J'irai le réveiller s'il le faut. Je suis certain qu'il me donnera le permis sans difficultés. » Les deux amis s'entretinrent encore un moment. Mais, comme l'après-midi s'avançait, ils décidèrent de se séparer et se donnèrent rendez-vous à huit heures dans la petite salle du restaurant de l'hôtel, où ils prenaient leurs repas. Dès que Didier fut parti, Maxence s'assit à sa table, remettant à plus tard de préparer sa cantine. Puis, un sourire aux lèvres, 22

d'une plume rapide, il écrivit pour sa tante, Mlle de l’Esclide, ces quelques lignes d'adieu : Ma chère tante, J'ai eu aujourd'hui un long entretien avec votre envoyé, l'excellent Tanche. Vous désirez que je me marie et, à vos instances, Tanche a cru pouvoir joindre les siennes, bien plus pressantes que les vôtres! Je comprends votre désir. Mais, hélas! j'ai dû répondre à Tanche que je refuse de me marier tant que je n'aurai pas rencontré la jeune fille de ma vie. En un mot, je veux rester maître de mon cœur.

Maxence demeura quelques instants la plume en suspens. Ne se montrait-il pas un peu brutal? N'aurait-il pas dû envelopper sa pensée? Mais il connaissait sa tante. Vive comme la poudre, mais nette dans l'expression de ses sentiments, elle lui saurait gré au bout du compte de ce refus catégorique. Il poursuivit : Tanche n’ a pas les mêmes raisons que vous de me témoigner de l'indulgence. Devant mon attitude, il a répliqué par une menace qu'il est en droit de mettre à exécution. Mais, comme cette menace m'atteint dans ce que j'ai de plus cher (après vous, bien sûr), j'ai décidé d'y répondre par la fuite. Quand cette lettre vous parviendra, je serai loin. Le Grèbe m'emportera vers des rivages inconnus. Adieu, ma chère tante. Si le sort m'est contraire, je veux dire si je ne reviens pas, gardez, je vous prie, le souvenir d'un neveu qui vous était affectueusement attaché.

Et, avec un sourire attendri, il signa : MAXENCE DE L'ESGLIDE.

Ensuite, il mit de l'ordre dans sa chambre et prépara sa cantine : quelques chemises, des chaussures, des shorts, etc. Il s'arrêta devant son électrophone posé sur l'un des angles

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Ils s'étaient retrouvés pendant la guerre sur un chasseur de sous-marins.

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de la cheminée. Maxence aimait la musique. Il secoua la tête. C'était dommage, mais il ne pouvait pas emporter cet électrophone, puisqu'il n'y avait pas de courant sur le Grèbe. Pour la dernière fois, il écouta deux disques, tout en terminant ses préparatifs. Éclectique dans ses goûts musicaux, il plaça successivement sur l'appareil la Symphonie n° 4 en ré mineur de Schumann et Night and Day chanté par Ella Fitzgerald. Néanmoins, une pensée le tourmentait : où aller, quelle destination donner au grand voyage qui allait commencer le lendemain? On ne pouvait pas, pendant des semaines et des semaines, se contenter de faire du petit cabotage, aller de port en port. Maintenant, le temps pressait. Il fallait trouver une solution avant de lever l'ancre.... A huit heures, Maxence enfila son veston et descendit au rezde-chaussée de l'hôtel. Il traversa le bar et jeta un coup d'œil dans le restaurant. Ayant constaté que Didier n'était pas encore de retour, il revint dans le bar, s'assit à une petite table et feuilleta avec indifférence des journaux et des revues françaises et étrangères. Avec des bâillements d'ennui, il les écartait l'un après l'autre, n'y trouvant rien qui captât son attention. Cependant, tout à coup, il s'immobilisa, se pencha en avant. Il venait d'ouvrir une revue américaine, un numéro du National Géographie Magasine, édité à Washington. Et, les yeux rivés sur une photo reproduite dans cette revue, il demeurait sans mouvement, presque crispé, comme un homme qui vient d'entendre le Destin frapper à sa porte.

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CHAPITRE III UN PETIT VIEILLARD INSIGNIFIANT... POURTANT,

cette photo n'avait rien de très original. Elle représentait un petit vieillard chétif, de physionomie insignifiante. Il montrait, sous le large sombrero dont il était coiffé, un visage aux traits creusés par l'âge et la fatigue. Accoudé à la fenêtre d'une misérable case en bambous, il semblait se prêter à l'objectif avec une résignation souriante. Mais Maxence, qui connaissait l'anglais, avait eu le temps de lire sous la photo : Dad, l'homme qui détient le secret d'un trésor caché dans les îles Galapagos. Et maintenant, comme si le mot « trésor » exerçait sur son esprit une fascination magique, ses yeux ne cessaient de sauter de la photo à ces deux lignes, puis des deux lignes à la photo.

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Enfin, il se plongea dans la lecture de l'article assez long qu'illustrait le portrait du nommé Dad. C'était une sorte d'interview, mi-sérieuse, mi-humoristique, mais qui ne laissait pas d'être précise. En réalité, il s'agissait du récit fait à l'auteur de l'article par trois Anglais. Au cours d'une croisière de vacances dans le Pacifique sur un voilier, le Drearnship, ces trois Anglais avaient fait escale à San Cristobal, la seule des onze îles Galapagos qui fût habitée. Là, le hasard les avait mis en présence de Dad. Celui-ci, qui se prétendait leur compatriote et se disait ancien marin, leur avait raconté son histoire. Cinquante ans auparavant, las de bourlinguer, il s'était installé à San Cristobal et avait sans regret laissé repartir le navire qui l'avait amené. Jusque-là, son histoire n'avait rien de sensationnel. Mais ce n'était pas tout : Dad avait offert aux trois Anglais de les conduire vers l'une des Galapagos où, assurait-il, se trouvait un trésor. « Vous comprenez, expliquait-il, il y a deux cents ans et plus les flibustiers et boucaniers qui écumaient les mers du Sud venaient souvent dans le dédale des Galapagos lorsqu'ils étaient poursuivis par les navires du gouvernement espagnol. Et c'était sûrement là qu'ils déposaient leur butin. La preuve, c'est qu'au cours des trente dernières années, deux trésors ont été découverts aux Galapagos par des péons équatoriens1, qui se sont empressés, bien sûr, de disparaître avec leurs trouvailles. » Dad expliquait ensuite qu'il avait voulu lui-même par deux fois tenter l'aventure. De ses mains, il avait construit un petit cotre. Mais, n'osant engager pour l'aider quelques-uns de ses concitoyens de San Cristobal (« Ces gens-là, répétait-il, vous couperaient la gorge pour moins de dix dollars! »), il avait dû partir seul. Naturellement, il n'avait pu manœuvrer de façon satisfaisante dans des eaux hérissées de récifs. Il avait fait naufrage et, tandis que son cotre coulait, il ne s'en était tiré luimême que de justesse. Cependant, avec opiniâtreté, il s'était remis à construire (1) Bergers d'origine espagnole habitant en l'occurrence les îles Galapagos, lesquelles appartiennent à la République de l'Equateur.

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un second cotre. Mais, fatigué, malade, trop âgé aussi, il n'avait pu le terminer. Et le squelette de l'embarcation inachevée pourrissait maintenant sur le rivage de San Cristobal.... Les trois Anglais avaient été tentés, semblait-il, par la proposition du vieux Dad. Toutefois, craignant de s'attarder trop longtemps aux Galapagos, ils avaient finalement renoncé à ce projet et repris la mer. Maxence, de plus en plus fasciné, parcourait maintenant les dernières phrases de l'article : Il n'est pas au monde de lieu offrant aux chercheurs de trésors de plus belles chances que les îles Galapagos.... Personne ne pense à cet archipel volcanique situé à six cents milles des côtes américaines.... Dad attend toujours un bateau et des compagnons en qui il puisse avoir confiance. Mais il faudrait faire vite. Le pauvre vieux Dad a maintenant soixante-dix-sept ans, et sa santé décline de jour en jour. Néanmoins.... Maxence en était à ce point de sa lecture lorsqu'une main robuste s'abattit sui son épaule. Il sursauta comme si on le tirait d'un songe. Et il vit que Didier se tenait devant lui, un Didier radieux, un large sourire aux lèvres, les yeux pétillants. « Voilà, c'est fait, annonça ce dernier en s'asseyant. - Qu'est-ce qui est fait? demanda Maxence qui n'avait pas encore repris contact avec, la réalité. — J'ai vendu la voiture. - Ah! c'est vrai, la voiture.... — Le garagiste m'a procuré un client, un diable d'homme qui a voulu faire un essai. Quarante kilomètres. Mais l'affaire est conclue. » II exhiba une liasse de billets. « Pas mal, n'est-ce pas? - En effet, ce n'est pas mal, répondit Maxence. Avec cela, nous pourrons aller loin. Quant à notre destination, je crois l'avoir trouvée. Tiens, lis ceci. » En même temps, il tendait à Didier l'exemplaire du 29

National Géographie Magazine, ouvert à la page où, sous la photo de Dad, commençait l'article le concernant. « Qu'est-ce que c'est? demanda Didier. — Lis toujours. Tu verras. » Après un coup d'œil à la photo, Didier se plongea dans la lecture de l'article. Il le parcourut rapidement, avec une expression qui s'éclairait de seconde en seconde. « C'est rudement intéressant! fit-il d'une voix sourde lorsqu'il eut terminé. — N'est-ce pas? » répondit Maxence avec chaleur. Les deux amis se regardèrent un moment, les yeux dans les yeux. « Mais voilà, reprit Maxence, comment savoir si Dad vit encore? — Télégraphions à San Cristobal, suggéra Didier. — Impossible. Aux Galapagos, il n'y a pas de câble. Il n'y a même pas une ligne régulière de bateaux. C'est un pays presque oublié du reste du monde. » Ils restèrent quelques instants silencieux. « La solution, reprit Maxence, est d'aller aux Galapagos. — C'est exactement ce que je pensais, fit Didier. Cependant, tu oublies qu'il nous faudra traverser le canal de Panama. — Et toi, tu oublies qu'il nous faudra en premier lieu traverser l'Atlantique! précisa Maxence en souriant. Cela te ferait peur? — Bien sûr que non, répliqua Didier en haussant les épaules. Nous ne serions pas les premiers à traverser l'Atlantique sur un petit yacht. Ce que je crains, c'est que les droits de passage du canal de Panama ne nous coûtent cher. » Maxence posa la main sur le bras de son ami : « Si nous nous ingénions à énumérer les obstacles qui peuvent se dresser devant nous, nous n'en sortirons pas. Et puis, cet après-midi, n'est-ce pas toi qui, comme je te disais : « Où irons-nous? » m'as répondu : « A la recherche « d'un trésor »? - Oh! tu n'as pas besoin de plaider! s'écria Didier en LE TRÉSOR DES ILES GALAPAGOS 30

riant. La cause est entendue. En route pour les Galapagos! Une seule condition : c'est que nous soyons rentrés pour le I er septembre. — Nous le serons, dit Maxence. — Tout de même, dans la lettre que je vais écrire pour mon père ce soir, j'ai bien envie de lui rappeler cette date. — Écris-lui ce que tu voudras, protesta Maxence. Mais ne lui parle pas de l'échéance. Il la connaît aussi bien que toi. Sur ce chapitre, laisse-le tranquille. — Bien », fit Didier sur un ton résigné. Il ajouta : « Puis-je lui dire ce que nous avons l'intention de faire et lui indiquer notre destination? » Maxence n'hésita qu'un, instant. « Pourquoi pas? répondit-il. Contente-toi de lui recommander la discrétion. Il vaut mieux, je crois, que cette affaire reste entre lui et nous. » Didier acquiesça. Ensuite, ils mirent au point les derniers détails. Il fut décidé que Didier, le lendemain, à la première heure, irait acheter les provisions de bord, en quantité plus importante puisque les voyageurs n'auraient sans doute plus la possibilité de se ravitailler avant les Açores. Il irait également à l'Inscription maritime pour demander le permis d'usage. « Ne serait-ce pas une bonne chose, reprit-il, de mettre dès ce soir Etchéto et Curabec au courant de notre décision? » C'étaient les deux matelots du Grèbe, un Breton et un Basque qui avaient servi sous les ordres de Maxence pendant la guerre et ne l'avaient plus jamais quitté. « A quoi bon? fit Maxence après une hésitation. D'ailleurs, ce soir, ils ne sont peut-être même pas à bord. Nous les mettrons au courant demain matin. Ils vont être enchantés de naviguer. Quant au Grèbe, je suis certain qu'il est paré. » Il ajouta : « Tu dois avoir dans ta chambre des cartes bathymétriques 1. N'oublie pas de les emporter. 31

— Entendu », répondit Didier. Pendant quelques instants, Maxence rêva. Puis il reprit : « C'est tout de même du toupet de se lancer dans l'Atlantique et ensuite dans le Pacifique, sans moteur auxiliaire, sans radio! — C'est justement ce qui est passionnant! s'écria Didier. — C'est au moins l'un des côtés passionnants de l'aventure, dit Maxence. — Et maintenant, si nous allions dîner? suggéra Didier. Je meurs de faim. » _ Ils se levèrent. Devant la porte du restaurant, Maxence prit le bras de son ami. « Si nous dînions au Champagne? dit-il. Qu'en penses-tu? — Je pense que c'est une excellente idée, répondit Didier. — Notre dernière soirée en France, ajouta Maxence en poussant la porte. Il faut la fêter dignement! » (1). Cartes indiquant les fonds des mers.

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CHAPITRE IV UN PASSAGER PRESQUE CLANDESTIN... Aussi loin que pouvaient remonter leurs souvenirs, Curabec et Etchéto, les deux matelots qui formaient tout l'équipage du Grèbe, ne voyaient que la mer autour d'eux et que le pont d'un bateau sous leurs pieds nus. Curabec, le Breton, était né à Ouessant, l'île de la brume et des tempêtes. Etchéto, le Basque, était de Saint-Jean-de-Luz. Ils avaient servi sur le chasseur de sous-marins que commandait Maxence. Puis, la guerre terminée, ils avaient suivi comme des chiens fidèles le jeune enseigne de vaisseau qu'ils admiraient pour son autorité calme et son intrépidité souriante. Et ils avaient trouvé naturel d'embarquer sur le Grèbe, bien que, selon l'opinion

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de Curabec, il ne s'agît que d' « un joujou d'étagère à gréer dans une bouteille ». Mais ils aimaient tant celui qu'ils n'avaient jamais cessé d'appeler le « commandant » ! Cependant, ce matin-là, les deux matelots n'étaient pas de très bonne humeur. Curabec, un balai à la main, « briquait » le pont. Etchéto, avec un chiffon, astiquait les cuivres. « Quel métier! » grommela Curabec. Etchéto secoua la cendre de sa pipe. « On n'est plus des matelots! renchérit-il. On est presque des terriens. Voilà au moins deux mois qu'on n'a pas navigué ! —- Si ça continue, fit Curabec, moi je mets sac à terre. — Moi aussi, grogna Etchéto. Même que, quand je verrai le commandant.... » II s'arrêta net de parler en apercevant un youyou qui se dirigeait vers l'anse du Prieuré où le Grèbe était au mouillage. « Justement, le voilà! » souffla-t-il. Le youyou, conduit par un gamin du port, avançait rapidement. Maxence se tenait à l'avant. Dès que la petite embarcation eut accosté, Maxence donna une pièce de monnaie au gamin. Puis, avisant Curabec et Etchéto qui gardaient une expression fermée, il leur dit : « Aidez-moi. » Et il leur tendit sa cantine et celle de Didier en ajoutant : « Allez déposer cela dans la cabine. » Il se tourna vers le gamin : « Toi, attends encore ici quelques instants. » Il rejoignit les deux matelots dans la cabine assez vaste qui servait de salon et de salle à manger et dont les coffres contenaient aussi des couchettes. Curabec et Etchéto le regardaient, étonnés. « Mes amis, leur dit Maxence, le Grèbe appareille ce matin pour une traversée de près de deux mois et qui ne sera peut-être pas sans péril. » LE TRESOR DES ILES GALAPAGOS 34

Curabec et Etchéto gardaient leur expression fermée. « C'est peut-être qu'on va faire des régates à Cannes? suggéra tout de même Curabec, avec une moue dédaigneuse. — Oh! non, répondit Maxence. Cette fois, nous allons beaucoup plus loin. — Vraiment, commandant? s'exclamèrent ensemble les deux hommes en se déridant à moitié. — Oui, beaucoup plus loin. Nous allons en premier lieu à Colon. — A Colon? répéta Curabec. Mais c'est de l'autre côté de l'Atlantique! — C'est au canal de Panama! ajouta Etchéto, maintenant presque déridé. — Oui, dit Maxence. Mais ce n'est pas tout. J'ai l'intention de traverser le canal et de parcourir encore six cents milles dans le Pacifique. - Le Pacifique! murmurèrent les deux matelots abasourdis. — Voilà pourquoi je vous parlais tout à l'heure d'une traversée qui ne serait peut-être pas sans péril, reprit Maxence. Jusqu'ici, nous n'avions fait que des croisières. Cette fois, c'est un grand voyage que nous entreprenons. Nous rencontrerons peut-être des obstacles en cours de route. Mon devoir était de vous avertir. Maintenant, je vous dis ceci : vous êtes libres de nous accompagner, Didier et moi, ou de débarquer. Naturellement, je m'engage à vous reprendre à mon service dès notre retour. Si vous estimez qu'un voyage aussi long est dangereux sur un petit yacht comme le Grèbe, sautez dans le youyou que j'ai pris pour venir. Il attend. » Après cette déclaration, les deux matelots se regardèrent. Mais ils ne furent pas longs à se comprendre. Curabec bondit sur le pont et, s'adressant au gamin du youyou : « Qu'est-ce que tu fais là? Veux-tu me fiche le camp! On n'a plus besoin de toi! » La cause était entendue. Maxence, avec un sourire, était remonté sur le pont, suivi d'Etchéto. 35

« Eh bien, fit-il, il ne nous reste plus qu'à préparer le départ. — Il n'y a presque rien à faire, commandant, dit Curabec. Le Grèbe est toujours paré. Nous pouvons lever l'ancre dans cinq minutes. — Ce serait tout de même un peu rapide, dit Maxence. J'attends M. Dramont. Il doit apporter les vivres. Il devrait être ici dans un quart d'heure. » Pendant que les matelots s'affairaient, il se plaça à l'arrière du yacht et regarda sa montre : déjà presque neuf heures. Didier n'allait certainement pas tarder à apparaître. Une belle journée de juillet se levait. Les flots scintillaient au soleil. Et, là-bas, sur la plage de Dinard, quelques baigneurs s'ébrouaient dans les vagues. Cependant, Maxence commençait à s'impatienter. Il se souvenait que Didier lui avait dit : « Je serai à bord presque en même temps que toi. » Que faisait-il? Avait-il rencontré des difficultés? Enfin, il apparut, sur le même youyou qui avait amené Maxence. Mais il était encore loin. Curabec s'approcha. Il venait de mesurer le fond avec une gaffe. « Commandant, dit-il inquiet, vous savez que le flot descend. Si nous attendons encore trois quarts d'heure, nous ne pourrons plus bouger avant la prochaine marée. — C'est justement ce que je ne veux pas, répondit Maxence. D'ailleurs, voilà M. Dramont. » Le youyou accostait. Didier sauta à bord. « Les provisions? » lui demanda Maxence. Didier eut un geste de contrariété. Il attira Maxence à l'écart. « On va nous les apporter, expliqua-t-il. Je n'ai pas voulu m'attarder. Figure-toi que, tout à l'heure, à Saint-Malo, j'ai aperçu Tanche qui descendait de .la vedette. Je l'ai suivi. Il a disparu sous un porche, et il s'est engouffré dans une étude d'huissier. Oh! rassure-toi. Il ne voulait sans doute que se renseigner sur ce qu'il peut faire. Mais il faut nous méfier. Il a probablement plus d'un tour dans son sac. Cependant, ce n'est pas tout....

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— Quoi encore? demanda Maxence. — Il y a un petit retard pour le permis de navigation. J'ai vu le capitaine Courtier. Il s'est montré très obligeant. Malheureusement, étant donné notre faible tonnage et l'absence de moteur auxiliaire, il ne peut prendre sur lui de nous délivrer un permis pour un voyage aussi long. Il m'a demandé une heure pour téléphoner à Paris, au ministère de la Marine. Mais il est sûr qu'on l'autorisera à nous donner satisfaction. — C'est tout de même un fâcheux contretemps, dit Maxence. — Il faut que nous trouvions un moyen de tenir encore pendant une heure. — Ce n'est pas Tanche que je redoute, puisque, pour l'instant, il ne peut apparemment pas faire grand-chose contre nous, dit Maxence. Mais le flot baisse. Si nous nous attardons, nous ne pourrons partir avant la prochaine marée. Alors, qui sait si.... — Je ne vais pas perdre une seconde, interrompit Didier. Mais il faut tout de même que je retourne à Saint-Malo. D'ailleurs, le capitaine Courtier m'a dit — et c'est très chic de sa part — qu'il serait sur le quai avec le permis. Donc je saute dans le youyou, puis dans la vedette de Saint-Malo. Compte sur moi pour battre tous les records de vitesse ! » Comme il venait de le dire, Didier s'apprêtait à sauter dans le youyou. Maxence le retint : « Regarde », fit-il. Un canot à moteur, chargé de caisses, venait de se détacher de l'embarcadère de Dinard et s'approchait à vive allure. « Tout va bien, voilà les provisions! » s'écria Didier. Maxence répondit : « Oui, ce sont elles. Tu peux partir. — Un instant, fit Didier. Je voudrais m'assurer que tout ce que j'ai acheté est bien à bord de ce canot. — C'est inutile! protesta Maxence. Tu vas seulement perdre

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du temps. Pars tout de suite et revient aussi vite que possible.» Et, tandis que Didier hésitait encore, Maxence se tourna vers Curabec et Etchéto qui se tenaient près de lui, et leur ordonna : « Dès que ce canot accostera, vous m'amarrerez en couple. Ce sera plus facile pour transborder les caisses. » Puis, s'apercevant que Didier était toujours au même endroit: « Mais enfin que fais-tu? Nous n'avons pas besoin de toi ! » Didier fit un mouvement pour sauter dans le youyou. Cependant, il hésita de nouveau, comme si la curiosité le clouait sur place. Le canot venait d'accoster le Grèbe et, déjà, Curabec et Etchéto s'employaient à l'amarrer. Les caisses de vivres étaient entassées dans le cockpit. Le pilote coupa son moteur. Mais, soudain, de derrière les caisses, deux hommes se dressèrent, grimpèrent sur le pont du canot et se hissèrent aussi vite que possible, bien que très maladroitement, sur le pont du Grèbe. Et l'un d'eux,

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soulevant son chapeau, déclara goguenard : « Merci mille fois, monsieur Maxence. Sans ce canot, frété par M. Dramont, j'arrivais trop tard! J'avais bien pensé que vous essaieriez de me brûler la politesse. — Tanche! » s'exclama Maxence. Tanche répondit : « Eh oui, c'est moi. Et, comme vous pouvez le constater, je ne suis pas seul. » II présenta son compagnon : « Maître Brouville, huissier. » Comme Maxence et Didier avaient un sursaut, Tanche eut un geste apaisant : « Tranquillisez-vous. J'avais besoin d'un témoin, mais sans caractère officiel. C'est à ce titre que maître Brouville a consenti à m'accompagner. Bien sûr, c'est lui qui, le cas échéant —je dis bien le cas échéant —, sera chargé d'instrumenter dans cette malheureuse affaire. Mais, pour l'instant, il est sur votre joli yacht en ami. » Didier, rouge de colère, les poings serrés, grommela : « Et, par-dessus le marché, il se moque de nous ! » Curabec et Etchéto regardaient avec stupeur les nouveaux venus. Tanche était un petit homme d'une cinquantaine d'années, à teint jaune et regard fuyant. Il serrait sous son bras son inséparable porte-documents et était vêtu d'un costume noir étriqué. Avant de devenir le gérant des biens de Mlle de l’Esclide, il avait été luimême huissier. Aujourd'hui, tout en continuant à remplir les mêmes fonctions auprès de la tante de Maxence, il prêtait de l'argent à usure. Il connaissait à fond les lois, la chicane. A son côté, l'huissier qu'il avait amené était plus jeune et avait une physionomie qui n'était pas antipathique. Mais sa' présence sur le yacht avait quelque chose de menaçant, comme un signe de mauvais augure. Jusque-là silencieux et ne comprenant rien à ce qui se passait, le pilote du canot demanda : « Et les caisses, qu'en fait-on? » 39

Maxence, un peu désemparé, se tourna vers Didier. Quelle ne fut pas sa surprise de constater que son ami avait déjà changé d'expression! Didier souriait, les mains dans les poches, l'air dégagé. « C'est vrai, les caisses..., fit-il. Eh bien, qu'on les embarque!» II ajouta : « Mais ne croyez-vous pas, messieurs, que vous seriez mieux dans la cabine pendant le transbordement? » Et il lança un coup d'œil à Maxence. Sur l'instant, celui-ci ne comprit pas où Didier voulait en venir. Mais il avait coutume de lui faire confiance. Maxence s'effaça et invita d'un geste les deux visiteurs à descendre dans la cabine. Au moment où il allait lui-même s'engager sur leurs pas dans l'escalier, Didier lui montra rapidement le canot automobile, puis le Grèbe, et lui glissa à l'oreille : « Gagne du temps. Le reste me regarde. » Maxence rejoignit Tanche et l'huissier dans la cabine. Pendant ce temps, Etchéto et Curabec transbordaient en hâte les caisses de vivres. L'opération terminée, Curabec s'approcha de Didier. « Monsieur Dramont, dit-il en s'épongeant le front, vous savez que le flot baisse. Je l'ai déjà dit au commandant et.... » Didier le prit par l'épaule pour l'attirer à lui et murmura : « Levez l'ancre et laissez dériver. — Mais, monsieur Dramont, protesta Curabec, le canot! En dérivant, nous allons sûrement attraper le courant de la Rance. Ça peut nous conduire loin ! — Faites ce que je vous dis, Curabec. Le canot a son moteur pour revenir à Dinard. » Une minute plus tard, le Grèbe, ancre remontée, commençait à dériver doucement, entraîné par le flot descendant.... Les événements se succédaient à une telle cadence que 40

Didier avait oublié le permis de navigation. Quant à Maxence, il avait d'autres soucis. Dans la cabine, Tanche se montrait d'une bonhomie inattendue : « Voyons, monsieur Maxence! Vous n'allez tout de même pas me réduire à de semblables extrémités ! Je suis venu faire auprès de vous une tentative de conciliation. Persistez-vous dans votre refus de vous marier? » Du coin de l'œil, Maxence apercevait Didier qui, par un hublot, lui adressait pour l'encourager des signes et des grimaces. L'huissier qui accompagnait Tanche se tenait un peu en retrait, son chapeau à la main, examinant la cabine d'un regard discret. Avec quel plaisir Maxence aurait empoigné Tanche par le col de son veston et l'aurait poussé par-dessus bord ! Il réussit cependant à se maîtriser. « Bien sûr, Tanche, répondit-il. En ce qui concerne le mariage, il ne peut être question pour moi de subir une influence quelle qu'elle soit! — C'est dommage, fit Tanche. Vous auriez comblé les désirs de votre tante et, d'autre part, vous me remboursiez sans peine. Mais passons. Il y a ma deuxième proposition. Je la réitère. Elle règle tout en un instant et nous épargne, à vous comme à moi, un tas d'ennuis. Donnez-moi le Grèbe, et nous serons quittes. Sinon, je mets dès aujourd'hui en branle la procédure habituelle de saisie. » Maxence avait pris une mine hésitante. Il haussa plusieurs fois les épaules et soupira : « Après tout, s'il faut vraiment en passer par là.... — Je savais bien que vous finiriez par entendre raison ! » s'écria Tanche. Il plongea la main dans son porte-documents et en retira une feuille de papier timbré. « Vous le voyez, j'ai tout prévu, reprit-il. J'ai préparé un petit acte de donation. Une simple signature et tout sera réglé, puisque je vous rendrai immédiatement vos reconnaissances de dettes. 41

Tenez, voilà mon stylo. — Un instant, fit Maxence. Je ne peux tout de même pas signer cet acte sans en avoir pris connaissance. — C'est normal », concéda Tanche. Maxence prit la feuille de papier et commença à la lire, lentement, pesant tous les mots, demandant des explications que Tanche s'empressait de lui donner. En même temps, il se disait : « Et Didier, que fait-il? S'il n'est pas ici dans une minute, comment vaisje m'en tirer? » Tanche donnait des signes d'impatience. « Maintenant, signez, dit-il lorsqu'il eut estimé que Maxence avait atteint la dernière ligne du document. Car vous êtes d'accord, n'est-ce pas? — Ma foi..., murmura Maxence. Évidemment, il ne reste plus qu'à signer. » Il prit le stylo. Mais, à l'instant où la plume allait griffer le papier, il eut l'impression qu'une ombre se projetait dans la cabine. Il leva les yeux et vit la large silhouette de Didier qui s'encadrait dans l'escalier. « Je crois que j'arrive à temps », fit Didier en atteignant la plus basse marche. Tanche se retourna d'un seul mouvement : « Que voulez-vous. dire, monsieur? — Je veux dire que j'arrive à temps pour vous empêcher de forcer la main à mon ami Maxence, et pour vous empêcher aussi de vous dérober à votre parole. Je savais bien, monsieur Tanche, que votre visite à bord du Grèbe cachait quelque nouvelle ruse. — Qu'est-ce que c'est que cette comédie? s'exclama Tanche. — Ce n'est pas une comédie, répondit Didier. Daignez, monsieur Tanche, jeter un coup d'œil au-dehors. » Tanche se précipita vers un hublot. L'huissier, intrigué, lui avait emboîté le pas. « Mais... mais, balbutia Tanche, nous sommes au large! Je ne vois plus Dinard ! — Au large serait beaucoup dire, répondit Didier. Mais, ce que je puis vous affirmer, c'est que nous sommes déjà à 42

plus de deux milles de la côte et que nous serons bientôt hors des eaux territoriales françaises. » Il ajouta, souriant : « Vous semblez moins pressé maintenant d'extorquer à Maxence je ne sais quelle signature! » Tanche était blême. Puis, brusquement, un flot de sang lui envahit le visage, et sa voix s'éleva, vibrante, indignée : « C'est une infamie... un guet-apens! Ils ont appareillé pendant que nous bavardions tranquillement dans cette cabine ! — Jamais de la vie, riposta Didier. La mer descend. Nous avons tout bonnement dérivé vers le large. De plus, monsieur Tanche, je vous fais remarquer — et j'insiste sur ce point — que vous n'étiez pas invité sur le Grèbe, et que vous y êtes monté par surprise, sans la moindre autorisation de son propriétaire. Gela s'appelle, je crois, une violation de domicile. » Tanche regardait à droite, à gauche. Il avait l'air d'un rat pris dans une nasse. Gurabec apparut au haut de l'escalier. « Commandant, dit-il à Maxence, le pilote du canot s'impatiente. Il ne veut pas aller plus

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loin. — Je le comprends, dit Maxence. D'ailleurs, la brise se lève. Il est temps de hisser la voilure. » En même temps, il rendait à Tanche son stylo et la feuille de papier timbré. Celui-ci les prit d'un geste machinal, les fourra sans même les regarder dans son porte-documents. Puis, comme affolé par les paroles que Maxence venait de prononcer, il se jeta dans l'escalier, suivi de l'huissier, et regagna le pont au plus vite. Là, Tanche s'arrêta, parut réfléchir. Allait-il se raviser? C'est qu'il n'était pas dans ses habitudes de lâcher si facilement une proie. « Mon cher ami, dit-il à l'huissier au bout d'un moment, je vous rends la liberté. » Ahuri, l'huissier balbutia : « Auriez-vous l'intention de.... » Tanche lui tendit la main : « Au revoir. Prenez le canot pour regagner Dinard. J'irai vous faire une visite dès que possible et, si vous avez eu des frais, je vous dédommagerai. » Maxence et Didier se tenaient à quelques pas. « Voyons, Tanche, demanda Maxence, qu'est-ce que cela signifie? — Cela signifie que je demeure à votre bord, monsieur Maxence, répliqua Tanche qui semblait avoir retrouvé son assurance. J'y resterai jusqu'à ce que vous m'ayez donné satisfaction... ce qui ne saurait tarder, j'en suis certain. Votre stratagème est ingénieux, et je l'ai apprécié comme il convient. Mais les meilleures plaisanteries ont une fin. J'attendrai cette fin en votre compagnie. Une petite croisière sur ce ravissant yacht ne me sera pas désagréable. » Maxence et Didier, étonnés, échangèrent un coup d'œil. Puis, presque en même temps, un éclair joyeux s'alluma dans leurs prunelles, un éclair qui d'ailleurs s'éteignit rapidement. LE TRÉSOR DES ILES GALAPAGOS 44

Si bien que Maxence, se tournant vers Tanche, put lui dire en retrouvant son sérieux : « Nous acceptons, Tanche, votre aimable société. Mais, je vous préviens, ce n'est pas demain, ni après-demain que nous serons de retour. — Peu importe, fit Tanche désinvolte. Je ne suis pas particulièrement pressé. » Et il eut un gloussement qui allongea encore son visage pointu. Manifestement, il était ravi du bon tour qu'il jouait à Maxence. L'huissier quitta presque aussitôt le Grèbe, et le canot s'éloigna en direction de Dinard. Puis, sur un signe de Maxence, les deux matelots hissèrent la voilure, et le yacht, glissant au flanc des lames, s'élança sous la brise. Tanche, comme le pont s'inclinait sous ses pieds, tituba et dut se cramponner au mât pour ne pas tomber. « Au fait, où allons-nous? » demanda-t-il. Maxence avait pris la barre. Il mit le cap à l'ouest et répondit avec indifférence : « Nous allons à Panama.... Et ce ne sera qu'un commencement. » Toujours cramponné au mât, Tanche le regarda avec incrédulité. « A... à Panama? bredouilla-t-il. Vous vous moquez de moi! - Pas le moins du monde. C’est à Panama que nous allons. Et ensuite, beaucoup plus loin. » Tanche ouvrit la bouche, puis la referma. Il avait cru fermement qu'il s'agissait, selon son expression, d'une « petite croisière ». Il s'était dit : « Bah! ils vont faire un « peu de cabotage. Puis, dans trois ou quatre jours, il leur « faudra bien reprendre le chemin de Dinard.... » II se rendait compte maintenant qu'il avait été joué et, de blême qu'il était, il devint verdâtre. Mais Maxence avait cessé de lui prêter attention. Assis dans le cockpit et tenant ferme la barre, il devisait gaiement avec 45

Didier. Une demi-heure plus tard, ils ne parurent même pas s'apercevoir que Tanche passait devant eux et se glissait dans la cabine. L'usurier se blottit dans un coin et demeura là, maussade, mâchant et remâchant sa déconvenue, et cherchant sans doute quelque moyen de se venger. Mais que pouvait-il faire? Par sa faute, il était bel et bien prisonnier sur le Grèbe! Cependant, au bout de deux ou trois heures, il lui sembla percevoir une odeur agréable. Et il se rendit compte que, dans le poste, les deux matelots préparaient le déjeuner. Puis, bientôt, Curabec apparut et posa sur la table de la cabine, après avoir mis le couvert, des hors-d'œuvre et des bouteilles de vin. Tanche sentit l'eau lui venir à la bouche. Le matin, il avait eu tant à faire qu'il n'avait pas trouvé une minute pour se restaurer. Et il se frottait les mains à l'idée de s'attabler, lorsqu'il constata qu'il n'y avait que deux couverts. « Ne... ne m'auriez-vous pas oublié? demanda-t-il timidement à Curabec. — Je n'ai pas reçu d'ordres à votre sujet, répondit le matelot sans même se retourner. Adressez-vous au commandant. » Tanche se hâta de gravir l'escalier. Maxence était assis près de Didier, lequel lui avait succédé à la barre. « Si je ne me trompe, dit Tanche, on a oublié mon couvert. — Votre couvert? répéta Maxence en simulant l'étonnement. Vous désirez manger? — Mais... naturellement. - Dans ce cas, présentez votre requête à M. Dramont. C'est lui qui est de quart. » Tout en regardant fixement la ligne de l'horizon, Didier articula d'une voix froide : « Manger? Mais, monsieur Tanche, vous n'y pensez pas. - Je ne pense même qu'à cela ! protesta Tanche. - A ce que je vois, il faut que je vous donne une explication.

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Comme vous le savez, nous commençons une très longue traversée. Notre ravitaillement n'a été prévu que pour quatre personnes. Comment pourrions-nous en nourrir une cinquième? — Bien sûr, monsieur, balbutia Tanche. Il n'en reste pas moins que.... — Nous vous considérons comme une bouche inutile, poursuivit Didier imperturbable. En toute logique, nous devrions vous balancer par-dessus bord. — Oh! monsieur! s'écria Tanche avec un frisson de terreur. — Ne craignez rien. Nous ne sommes pas des sauvages, nous.... — Je suis prêt, s'il le faut, à payer un prix de pension, dit Tanche un peu rassuré. — Cela ne nous intéresse pas. Bien sûr, nous pourrions exiger, pour votre nourriture, que vous déchiriez sous nos yeux les billets que mon ami Maxence vous a signés et que vous avez là, dans votre porte-documents. Mais, de notre part, ce serait une malhonnêteté. Nous voulons vous laisser ce triste privilège. » Tanche fut sur le point de protester. Mais il jugea plus prudent de garder le silence. D'ailleurs, Didier continuait sur le même ton froid : « Comme je vous l'ai déjà dit, nous ne sommes pas des sauvages. Nous ne voulons pas votre mort, même si nous avons des raisons d'être révoltés par vos procédés. Voici donc ce que je vous propose. Vous aurez toute liberté d'accepter ou de refuser. Première solution : vous travaillez à bord, et nous nous privons d'une part de notre nourriture pour assurer votre subsistance. — Qu'appelez-vous travailler à bord? demanda Tanche d'un air méfiant. — C'est simple. Vous briquerez le pont, vous astiquerez les cuivres, vous ferez la lessive, vous aiderez à toutes les manœuvres. Curabec et Etchéto seront heureux de vous initier. — Voyons, fit Tanche en riant jaune, c'est une plaisanterie !

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Toutes voiles dehors, le yacht s'élança résolument sur l’Atlantique.

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Regardez-moi. J'ai cinquante ans. Ai-je l'air d'un marin? — On devient marin à tout âge, répliqua Didier. Vous enlèverez votre veston, votre col dur. On vous trouvera bien un short, une chemise à manches courtes, des espadrilles. Cette solution vous convient-elle? Je voudrais connaître la deuxième, fit Tanche, prudent. — Elle est encore plus simple que la première. Vous ne travaillez pas, mais vous ne mangez pas. Faites votre choix. » Cette fois, Tanche faillit exploser : « C'est bien ce que je disais. C'est une plaisanterie! — Monsieur, fit Didier, je ne plaisante jamais dans le service. Les conditions que je vous ai exposées sont une application pratique de la loi de l'offre et de la demande. Cette loi, monsieur Tanche, vous la connaissez mieux que quiconque, puisque vous êtes usurier à vos moments perdus. Au surplus, si vous trouvez ailleurs des conditions plus avantageuses, nous ne vous retenons pas. — Vous ne me retenez pas ! hurla Tanche. Vous savez bien que, même si je savais nager, je ne pourrais plus vous quitter! Quant à vos conditions, je ne les accepterai jamais ! Non, jamais!» Sur ces mots, il tourna les talons et alla s'asseoir au pied du mât, à l'avant du yacht. Et là, il tint bon jusqu'au soir. A ce moment, lorsque le parfum d'une soupe à l'oignon vint chatouiller ses narines, il sentit sa résistance diminuer. Il lutta encore quelques instants. Mais, vraiment, il n'en pouvait plus. Piteux, la mine défaite, l'estomac creux, il se leva et revint vers le cockpit. Etchéto était à la barre. Maxence et Didier, déjà à table, dépliaient leurs serviettes. Curabec s'affairait autour d'eux. Lorsque Tanche apparut dans la cabine, les deux amis affectèrent de ne pas lui prêter attention. Mais Tanche déclara d'une voix étranglée : « J'accepte.... Je travaillerai. Mais vous vous engagez à me nourrir normalement?

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— Bien sûr, fit Maxence en portant sa cuiller à sa bouche. — Le petit déjeuner est compris aussi dans les conditions ? — Cela va de soi », répondit Didier. Il ajouta sur le même ton glacial qu'il avait employé lors de la première discussion : « Vous avez notre parole. Elle vaut plus cher que la vôtre. » Maxence était plus enclin que Didier à pardonner une offense. « Asseyez-vous, Tanche, dit-il. On va vous servir. » L'instant d'après, Tanche se jetait avec avidité sur l'assiette de soupe à l'oignon que Curabec venait de préparer à son intention. La voix d'Etchéto retentit à ce moment dans la cabine : « Commandant, nous doublons la pointe Saint-Mathieu. — Alors cap ouest-sud-ouest, et toujours droit devant! » cria Maxence. Une poulie grinça. La gîte s'accentua un peu et le clapotis heurta l'étrave à coups plus drus. Dans la nuit tombante, la première de sa longue croisière, le Grèbe faisait route à travers l'Atlantique.

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Après les Açores, le « Grèbe » atteignit Haïti.

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CHAPITRE V JOURNAL DE BORD Ulcéré, plein de fiel et de rage à l'idée qu'il s'était jeté luimême dans un piège, Tanche n'en était pas vaincu pour autant. Obligé de rentrer ses griffes, de faire patte de velours et de dévorer en silence sa rancune, il n'en couvait pas moins des projets de vengeance contre les quatre hommes joyeux qui le tenaient prisonnier. Comment s'y prit-il pour trouver quelquefois une minute d'isolement sur le petit yacht qui s'éloignait de jour en jour des côtes de France et s'enfonçait bravement dans l'immensité de l'Atlantique? En' tout cas, il réussit de temps à autre à griffonner quelques lignes sur un carnet dont il ne se séparait jamais. C'est ainsi qu'il nota, à la date du 12 juillet :

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« Si j'en crois le calendrier, il y a dix jours que je suis dans cette prison flottante, dix jours que je subis des avanies de toutes sortes. Les exemples abondent. En premier lieu, on m'a affublé d'un short appartenant à M. Maxence, ainsi que d'une chemise en toile grossière et d'une paire d'espadrilles. Comme je voulais garder mon chapeau, on m'a coiffé de force d'une espèce de béret à pompon! Mais ce n'est pas tout. Pour gagner ma nourriture, il faut que je travaille. Avec une espèce de balai appelé faubert, je nettoie le pont après l'avoir lavé à grande eau. J'astique les cuivres, je savonne le linge. Tout cela sous la direction des matelots et sous l'œil goguenard de M. Maxence et du nommé Dramont. Mais, quand Curabec a voulu m'obliger à grimper dans la mâture pour faire je ne sais quoi au clinfoc, j'ai refusé net. M. Maxence a dit : « N'insistez pas. » Au moins, je ne verrai pas, du haut du mât, le spectacle angoissant des immenses lames qui se gonflent sans cesse autour de ce minuscule bateau! « Mais ce n'est pas tout. Mes ravisseurs m'ont assuré que nous allions à Panama. N'est-ce pas là un premier mensonge? Car enfin, si nous nous rendons à Panama, qu'est-ce qui nous empêche de suivre une ligne droite? Or, M. Maxence laisse ses sous-ordres — je n'ose pas dire ses complices — manœuvrer la barre de telle façon que le yacht décrit fréquemment des zigzags. Il paraît qu'on appelle cela « tirer des bordées », ce qui serait une façon d'utiliser les vents contraires. Je ne sais qu'une chose, c'est que ce procédé accentue les accès de mal de mer dont je souffre assez fréquemment et qui m'oblige, sous les lazzi des deux matelots, à chercher refuge dans la cabine. « De plus, chaque fois que je reviens sur le pont, l'équipage se fait un malin plaisir d'imprimer au bateau des mouvements si violents qu'il s'incline tantôt à droite, tantôt à gauche, et que je dois me cramponner à tout ce qui se trouve à portée de ma main pour ne pas plonger tête la première dans l'élément liquide. Naturellement, je me suis plaint de ces procédés. M. Maxence a souri. Dramont a ri, lui. à gorge déployée.

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Quant aux matelots, l'un, Curabec, a haussé les épaules. L'autre, Etchéto, a fait passer sa chique de la joue droite à la joue gauche — car il chique, le scélérat! — et, tranquillement, il a craché sur le pont que je venais de « briquer », selon leur expression ! Mais tout cela se paiera. Tout cela se paiera au centuple! « Parlerai-je de la nourriture, cette nourriture pour laquelle on m'impose des sacrifices physiques si lourds et si humiliants? Les trois premiers jours, elle fut convenable. Mais, depuis le quatrième, nous ne mangeons plus que des conserves, et le pain est remplacé par des biscuits durs comme pierre. J'ai dit à M. Maxence que j'avais l'estomac fragile. Je l'ai prié de se ravitailler à mon intention en vivres frais. Il m'a répondu que l'Atlantique ne comportait aucune escale avant les Açores et qu'il me fallait prendre mon mal en patience. Bien plus, hier, comme nous croisions un grand paquebot faisant route vers la France, je suis revenu à la charge, j'ai suggéré à M. Maxence d'adresser à ce paquebot des signaux appropriés. Mais, cette fois, il m'a carrément envoyé promener! « Maintenant, un mot du logement. Je dois me contenter d'une couchette étroite et, en guise de draps, de ce qu'on appelle vulgairement un « sac à viande »! Et, naturellement, je partage la même cabine avec mes quatre compagnons. Certes, ils affectent de me traiter avec politesse. Mais je sens très bien ce que cette politesse a de narquois. A plusieurs reprises, j'ai surpris les matelots parlant de moi et me traitant soit de « vieux requin », soit de « vieux crocodile ». Je garde le silence. Je ronge mon frein. Mais, je le répète, tout cela se paiera. Rira bien qui rira le dernier!» Quinze jours plus tard, après bien des pages où il remâchait sa rancœur, Tanche écrivait encore : « Canal de Panama, 27 juillet. « La traversée a été sans histoire, du moins en ce qui concerne le temps, splendide de bout en bout. Mais j'enrage! Je m'étais bercé de certaines illusions. Je croyais que mes 54

geôliers, à l'occasion d'un arrêt, me laisseraient descendre à terre. Liberté que j'aurais su mettre à profit, mon plan étant préparé depuis longtemps. Mais ils n'ont fait que de courtes escales, l'une aux Açores, l'autre en Haïti. Et, chaque fois, ils m'ont bouclé dans la cabine, pendant que le youyou du bord allait au ravitaillement. Ils ont même poussé l'astuce jusqu'à réparer au large les avaries causées pendant un coup de vent, quelques jours après l'escale des Açores. « Mais je ne perdais pas courage pour autant. Je me disais : « La prochaine escale est Chagres, petit port de la « République de Panama. C'est bien le diable s'ils ne s'y « arrêtent pas plus longtemps qu'aux escales précédentes. « Et, s'ils jettent l'ancre dans le port même.... » J'avais trouvé dans la cabine un vieil atlas et je le consultais en cachette. Ainsi, j'avais appris que la prochaine escale ne pouvait être que Chagres. Et, cette fois, j'étais bien décidé à agir. En grand secret, j'avais réussi à rédiger une lettre à l'intention de Mlle de l'Esclide. Je lui racontais l'équipée de son sacripant de neveu. Je lui faisais une description détaillée du traitement dont je suis l'objet. Je lui indiquais même la destination de cette croisière insensée : les îles Galapagos. En effet, ayant l'oreille fine, j'avais surpris à maintes reprises le nom de cet archipel perdu au cœur du Pacifique dans certaines conversations à voix basse entre les membres de l'équipage. Enfin, dans ma lettre, je suppliais Mlle de l'Esclide d'alerter immédiatement notre consul à Panama, car une petite enquête m'a permis d'acquérir la certitude que le Grèbe navigue sans permis de navigation, c'est-à-dire de façon illégale. Il serait si simple de mettre l'embargo sur lui et de coffrer l'équipage! Mais, pour cela, il m'aurait fallu pouvoir débarquer, ne fût-ce qu'une heure. Je courais au premier bureau de poste. Je jetais ma lettre à la boîte.... « Hélas! ce bel échafaudage s'est écroulé. M. Maxence et ses complices ont brûlé l'escale de Chagres. Ou plutôt, ils se sont une fois de plus arrêtés au large. Ils ont reçu à bord la visite du jaugeur officiel. Ce fonctionnaire a fixé les droits

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de passage du canal de Panama, maintenant tout proche, d'après le tonnage du Grèbe. Puis il a emmené ces messieurs, même les matelots, déjeuner à terre. « Quant à moi, on m'a une fois de plus enfermé à clef dans la cabine. Le soleil équatorial tape sur le pont. Je cuis littéralement dans ce tombeau flottant. Je transpire. Je souffre. Veut-on ma mort? « Ah! si, malgré tout, je ne gardais pas l'espoir de faire parvenir un jour ou l'autre ma lettre à Mlle de l'Esclide!... » Le lendemain, Tanche pouvait se livrer dans son journal à une explosion de joie : « Panama, 28 juillet. « C'est fait, j'ai expédié ma lettre! « Mais les faits méritent d'être consignés. Depuis l'escale de Chagres, on ne m'a plus permis de sortir de la cabine. On ne me demande même, plus de briquer le pont ou de participer à la manœuvre. Évidemment, on se méfie de moi. « Et voilà que ce matin, par un hublot, j'ai vu le Grèbe s'engager dans une sorte de couloir liquide encaissé entre deux quais d'une hauteur vertigineuse. Puis il y a eu un mugissement de cataracte et un monstrueux bouillonnement d'écume. Soudain, comme si nous étions portés par un ascenseur, le Grèbe a commencé à s'élever. Et, brusquement, nous nous sommes trouvés au niveau d'un quai où se dressaient des grues énormes et où allaient et venaient des hommes vêtus de blanc. Pris d'une sorte de panique, je me mis à cogner sur la porte en appelant au secours. « D'abord, personne ne répondit, comme si le Grèbe avait été déserté par son équipage. Puis, tout à coup, une voix toute proche me glaça le sang : « — Ouatzematteur1? » (1) Si M. Tanche avait su l'anglais, il aurait compris que le nègre disait : « What’s the matter ? » qui peut se traduire par : « Qu'est-ce qu'il y a ?»

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« Je sursautai. C'était la première fois que j'entendais cet idiome. Je me tournai dans la direction d'où venait la voix. Et je vis, s'encadrant dans le hublot de gauche de la cabine, le visage hilare d'un nègre. J'eus une idée. Pourquoi ne pas confier ma lettre à ce nègre? Mais comment me faire comprendre? Je crus me rendre compte qu'il s'exprimait en anglais, langue qui m'est presque complètement inconnue. Cependant, il est rare qu'une idée n'en entraîne pas une autre. Je détachai de ma chaîne de montre un dollar en or monté en breloque et tirai de ma poche la lettre destinée a Mlle de l'Esclide. Puis je tendis lettre et dollar par le hublot, en prononçant ces mots que j'avais lus quelquefois sur des timbres anglais : « Post office! » « Le nègre eut un sourire encore plus large qui fit étinceler ses dents, empocha le dollar et disparut en emportant la lettre. « Je poussai un soupir de soulagement. Il ne me restait plus qu'à souhaiter de toutes mes forces que ma lettre parvînt à sa destinataire! « Ensuite.... Eh bien, ensuite nous avons traversé de nuit une grande partie du canal brillamment éclairé. M. Maxence, revenant peut-être à de meilleurs sentiments à mon égard, m'a invité à jouir de ce spectacle sur le pont. Mais, après quelques minutes à l'air libre, j'ai regagné ma cabine. Ce maudit pays est infesté de moustiques! « Aujourd'hui, nous avons jeté l'ancre dans la rade même de Panama. On m'a de nouveau bouclé dans la cabine. Mais, maintenant, je m'en moque. M. Maxence et son ami sont descendus à terre. J'en ai profité pour consigner dans mon journal les plus récents événements. « Je me sens l'esprit moins tourmenté. En ce moment, ma lettre chemine sans doute à travers l'Atlantique, vers la France. Patience! Mon heure sonnera. »

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Son sourire s'accentua en voyant le dollar.

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CHAPITRE VI PASSAGÈRE venait de régler la facture des vivres et des fournitures diverses qu'il avait fait embarquer avant que le Grèbe se lançât dans les espaces infinis du Pacifique. Il prit Maxence par le bras. « Tu sais que cela commence à devenir inquiétant, dit-il. Tu connais les sommes que nous avons payées aux diverses escales, puis pour la traversée du canal et le remorquage. Elles sont assez importantes. Rien que pour les vivres et l'eau douce que je viens de faire embarquer.... Bref, notre réserve est d'ores et déjà très entamée. — Bah! fit Maxence, optimiste, dans huit jours, nous serons aux Galapagos, plus précisément à celle qu'on nomme San Cristobal. Là, nous aurons le trésor. DIDIER

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— Et s'il n'y avait pas de trésor? — Il ne nous restera plus qu'à faire le récit de notre aventure. N'importe quel grand journal américain nous l'achètera une petite fortune. — Evidemment, ce serait une solution, fit Didier en hochant la tête. Mais ne crois-tu pas, pour le cas où notre voyage nous réserverait des surprises, qu'il serait prudent de demander à ta tante, par télégramme, quelques subsides? — A ma tante? se récria Maxence. Ma parole, tu deviens fou, Didier! Il importe, par-dessus tout, que ma tante ne sache pas où nous sommes. Telle que je la connais, elle serait très capable de nous jeter dans les jambes les autorités de Panama et de nous contraindre à faire demi-tour. Maintenant que le plus dur est fait, je n'ai pas l'intention de renoncer à cette aventure. — A ton aise, fit Didier. Après tout, c'est toi qui commandes. — Une chose m'inquiète. Nous sommes le 29 juillet. Il faut que nous soyons revenus en France pour le Ier septembre, pour l'échéance. — Tu as eu tort de ne pas vouloir que je rappelle à mon père..., commença Didier. — Une fois pour toutes, coupa Maxence, je veux qu'on laisse ton père tranquille. — Et si, le jour de l'échéance venu, il ne peut pas te rembourser? — Peu importe. Je ferai face. Je ne sais pas comment. Je ne sais qu'une chose : Tanche sera remboursé, le I er septembre, jusqu'au dernier centime. » Gomme Didier gardait une expression inquiète, Maxence ajouta : « Rassure-toi. Nous réussirons, puisqu'il le faut ! » Ils se remirent en marche vers le Grèbe qui se balançait à quelques centaines de mètres, le long d'un des quais du port de Panama. Tout à coup, Maxence s'arrêta, comme cloué au sol. « Qu'y a-t-il? lui demanda Didier, surpris. — Là-bas... regarde. » 60

Didier se tourna dans la direction qu'il lui indiquait. Il vit que la porte du courtier maritime auquel il venait de faire un paiement important s'était rouverte et que le courtier lui-même raccompagnait jusqu'au seuil une jeune fille. Elle était vêtue d'un tailleur de toile et portait une valise. En somme, elle aurait pu passer inaperçue si l'harmonie de ses traits n'avait invinciblement attiré le regard. Elle avait la peau mate, les cheveux très noirs, quelque chose en somme de ce charme qui caractérise souvent les créoles de la Martinique. Mais ses yeux, d'un bleu intense, n'étaient pas ceux d'une créole. C'étaient les yeux d'une Européenne, peut-être d'une Française. Cependant, tandis que les deux amis l'examinaient, elle écoutait, avec une expression voisine de la détresse, ce que lui expliquait le courtier. Enfin, elle prit la main qu'il lui tendait et s'éloigna en baissant la tête. Le courtier la suivit un instant du regard. Puis, découvrant Maxence et Didier, toujours plantés sur le quai à une trentaine de mètres, il leur fit signe : « Je vous croyais partis et j'allais justement envoyer quelqu'un vous chercher. Voulez-vous entrer quelques instants? » Maxence et Didier revinrent sur leurs pas et accompagnèrent le courtier jusque dans son bureau. Là, il les invita à s'asseoir. « Ne m'avez-vous pas dit, poursuivit-il, que vous comptiez parcourir le Pacifique? — Exact, répondit Maxence un peu étonné. - Cela vous détournerait-il beaucoup de votre route de faire escale aux Galapagos? » Les deux amis ne purent s'empêcher d'échanger un coup d'œil. « Ma foi..., commença Maxence. — Parce que, reprit le courtier, si vous acceptiez de faire escale aux Galapagos, je vous proposerais une affaire intéressante.» Au mot « affaire », Didier, qui jouait à bord du Grèbe le rôle

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de commissaire et de trésorier, dressa l'oreille. « Quel genre d'affaire? demanda-t-il. — Eh bien, voici en deux mots de quoi il s'agit. Une personne de ma connaissance attend depuis un mois une occasion de se rendre aux Galapagos où l'appelle un motif impérieux. Elle risque d'attendre un an et même plus cette occasion, car aucune ligne régulière ne dessert les Galapagos. Quant aux cargos qui portent du fret d'une rive à l'autre du Pacifique, ils ne s'y arrêtent que très rarement. Accepteriez-vous de déposer la personne en question à San Cristobal? On vous paierait un bon prix. Et vous rendriez un service. » Les deux jeunes gens se consultèrent du regard. La proposition était tentante. Mais, accepter un passager, n'était-ce pas d'autre part mettre un inconnu dans leur secret? Maxence prit la parole. « Nous aurions rendu ce service avec plaisir, dit-il. Mais notre yacht est petit. Nous n'avons qu'une cabine, qui nous sert à tous les quatre. De plus, comment nourrir décemment un passager? Nous n'avons presque que des conserves. Non, vraiment, c'est impossible. Nous regrettons vivement. » Le courtier se leva, montrant ainsi qu'il entendait mettre fin à l'entretien. « Tant pis, dit-il. J'ai fait ce que j'ai pu. Mais c'est dommage. La vie est chère à Panama. Or, les ressources de cette jeune fille....» Didier et Maxence s'étaient levés à leur tour. Maxence avait déjà la main sur le bouton de la porte. Il se retourna vivement : « Une jeune fille? — Oui, répondit le courtier. C'est une orpheline. Elle vient de Floride. Elle veut aller rejoindre à San Cristobal un oncle propriétaire de plantations. Mais, au fait, vous l'avez vue. Elle sort d'ici. — La jeune fille avec laquelle vous bavardiez sur le pas de votre porte? — Oui. » 62

Didier, lui, se souciait peu, d'avoir une passagère. Il intervint pour la première fois. « S'il s'était agi d'un homme, dit-il, la chose aurait été facile. Mais une jeune fille! Vraiment, c'est impossible! Allons, viens, Maxence. Il est temps de partir. » Mais Maxence ne semblait plus pressé de regagner le Grèbe. Il demeurait planté devant le bureau du courtier. « Après tout, dit-il, puisqu'il s'agit de rendre service.... On pourrait peut-être s'arranger. Il me semble qu'il serait facile de tendre, au fond de la cabine, un rideau de séparation qui ferait office de cloison. Ainsi, cette jeune fille aurait l'impression d'avoir un coin bien à elle. — Mais, objecta le courtier, un arrêt aux Galapagos ne vous détournera-t-il pas de votre route? — En aucune façon. Nous avions justement grande envie de visiter les Galapagos.... N'est-ce pas, Didier? » Didier n'était toujours pas d'accord. Il grommela une réponse incompréhensible. « Eh bien, messieurs, reprit le courtier, il ne me reste

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plus, puisqu'il en est ainsi, qu'à convoquer l'intéressée. Elle s'appelle Rocheray. Pour être plus précis, Madge Rocheray. Veuillez attendre un instant. Je vais l'envoyer chercher. » Et il passa dans la pièce voisine. Dès qu'il fut sorti, Maxence se tourna vers Didier : « Tu as entendu? Elle porte un nom français. » Jusque-là, Didier s'était contenu. Il explosa : « Maxence, tu perds la tête! Une jeune fille à bord du Grèbe! Elle ne pourra que nous gêner. De plus, l'aventure dans laquelle nous nous lançons est peut-être dangereuse. Qu'en savons-nous? Voyons, Maxence, sois raisonnable. Il est encore temps de dire au courtier que nous nous sommes ravisés. - Non, fit Maxence, résolument. Tu comprends, Didier, c'est une question d'humanité. Si j'ai bien saisi ce qu'a dit le courtier, cette jeune fille se ruine en frais d'hôtel, à attendre à Panama un passage plus que problématique sur un bateau se rendant aux Galapagos. Or, tu le sais aussi bien que moi, c'est justement aux Galapagos que nous allons. Donc, nous emmenons cette jeune fille. Nous n'avons pas le droit de la laisser ici dans l'embarras, quelles que soient les conséquences. » Didier répéta, maussade : « Oui, quelles que soient les conséquences ! » Il s'apprêtait à discuter encore. Mais, entendant un pas à l'extérieur, il n'eut que le temps d'ajouter : « Après tout, tu as parfaitement le droit de prendre tes responsabilités. C'est toi le maître à bord du Grèbe. Ce n'est pas moi. » La porte se rouvrait. Le courtier reparut. Puis il s'effaça pour laisser passer la jeune fille à la valise que Maxence et Didier avaient remarquée une demi-heure auparavant. Les deux amis s'inclinèrent. Elle les regarda tour à tour, souriante. Puis, comme ils demeuraient muets, sans doute intimidés, elle prit la parole. Elle s'exprimait en un français chantant, très « oiseau des îles ». « Messieurs, dit-elle, je vous remercie de votre obligeance. Quant au prix du passage.... » 64

Elle fut interrompue, non par Maxence, mais par Didier. Maxence regarda son ami avec stupeur. Comment un tel revirement avait-il pu se produire, et surtout dans un laps de temps aussi court? La vérité était que Didier, auparavant si hésitant, avait été tout de suite conquis par la voix et le sourire de la jeune fille. « Ne parlons pas du prix de votre passage, mademoiselle, dit-il. Le Grèbe est un yacht de plaisance. Il ne peut donc être question pour vous de nous rétribuer. Nous nous ferons un plaisir de vous rendre ce petit service. » Puis, se reprenant et après un coup d'œil narquois à Maxence: « Au reste, je tiens à préciser que le Grèbe appartient à mon ami Maxence de l'Esclide, que voici. Et c'est lui qui en assure le commandement. Mais, comme je connais sa pensée, je me suis permis de parler en son nom. » Maxence se garda bien d'ajouter à cette déclaration le moindre commentaire. Il était trop heureux de constater chez Didier ce changement d'humeur. Et les trois jeunes gens, après avoir pris congé du courtier, sortirent du bureau et se dirigèrent vers le Grèbe. Maxence s'était chargé de la valise de la jeune fille. Chemin faisant, il dit : « D'après votre nom, je suppose, mademoiselle, que vous êtes Française. Je vais vous poser une question peut-être indiscrète. Mais, si vous la jugez telle, vous n'y répondrez pas. Comment se fait-il que vous vous trouviez aujourd'hui si loin de la France? — Votre question n'est en aucune façon indiscrète, dit la jeune fille. Certes, je m'appelle Rocheray. Mais je ne suis pas Française. Je suis née en Floride. Mon père était un émigrant français. Il s'est installé, puis marié en Floride. Et il a demandé la naturalisation américaine. — Et vous voulez aller aux îles Galapagos? intervint Didier. — Oui. Mon père et ma mère sont morts lorsque je n'étais encore qu'une adolescente. Ils m'ont laissée à la tête d'un vaste domaine. Naturellement, j'ai été ruinée au bout 65

de quelques années. Il m'a fallu vendre le domaine de mes parents à une puissante société de planteurs qui le convoitait depuis longtemps. Aujourd'hui, grâce à vous, messieurs, je puis enfin aller à San Cristobal. J'y ai un oncle, frère de mon père. Je ne l'ai jamais vu. Il possède, paraît-il, des plantations, et le gouvernement de l'Equateur — car, tout comme moi, vous savez certainement que les Galapagos appartiennent à cette république — l'a nommé gouverneur. Je lui ai écrit pour lui peindre ma situation. Il m'a répondu qu'il me réservait une place à son foyer. — Et si le hasard ne nous avait pas conduits à Panama..., commença Maxence. - Eh bien, dit Madge Rocheray, j'aurais peut-être attendu des semaines encore avant de trouver un passage pour les Galapagos. Vous me rendez un service inappréciable et vous ne pouvez savoir combien je vous en suis reconnaissante! » Maxence et Didier demeurèrent silencieux, émus par le récit qu'ils venaient d'entendre. Un moment plus tard, ils aidèrent la jeune fille à monter à bord du Grèbe. Les deux matelots, après un instant de surprise, firent à Madge Rocheray un accueil des plus empressés. Sur les instructions de Maxence, Curabec tendit au fond de la cabine une cloison de fortune faite avec une voile. Ainsi la passagère disposerait d'un réduit certes minuscule, mais isolé, qui lui servirait de chambre à coucher. Quant à Etchéto, qui remplissait pour lors les fonctions de cuisinier, il prépara un repas succulent. Bref, il se surpassa. La présence d'une jeune fille, d'ailleurs simple et charmante, semblait faire plaisir à tout le monde. Seul, Tanche ne partageait pas l'allégresse générale. Assis sur sa couchette, il gardait une expression maussade. Il est probable que, ce jour-là, l'usurier griffonna dans son journal intime quelques nouvelles notations acerbes ou vengeresses. A cinq heures de l'après-midi, le Grèbe leva l'ancre, tourna le dos à Panama et, poussé par un bel alizé, cingla à travers l'immensité du Pacifique. 66

CHAPITRE VII ÉTRANGE ACCUEIL sillonnait le Pacifique depuis une semaine. Un soir, peu avant le coucher du soleil, Didier, qui prenait le quart plus souvent qu'à son tour, releva sous le vent l'archipel des Galapagos. Mais ce fut en vain que, toute la nuit, les quatre compagnons, se succédant à la barre, cherchèrent, sur la foi du livre des phares, le feu fixe vert qui aurait dû signaler aux navires l'entrée de Wreck Bay, port rudimentaire de San Cristobal. En prenant le quart du matin, Curabec maugréa : « Ces genslà ménagent leur huile. Ils ne doivent allumer leur lumignon que sur préavis de six mois ! » Les îles Galapagos tirent leur nom des énormes tortues qui peuplent leurs eaux. Elles sont situées à mille kilomètres LE YACHT

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environ des côtes de la République de l'Equateur, à laquelle elles appartiennent. Elles sont nombreuses. Mais onze seulement ont été baptisées. Les autres ne figurent sur la carte que comme des points minuscules et anonymes. En fait, une seulement est habitée en permanence. Qui se soucierait en effet de vivre sur ces îlots aux flancs abrupts, hérissés de plus de deux mille volcans éteints, dont on assure cependant qu'ils abritent une flore et une faune parmi les plus étranges du monde? Lorsque le jour se fit, Curabec aperçut l'archipel, comme des tas de cendres sinistres et désolés. En revanche, une vie intense grouillait dans les flots et dans l'air. Des oiseaux au plumage irisé entrecroisaient leurs vols sur l'écran soyeux du ciel. Des pélicans plongeaient. Des dauphins et des tortues marines glissaient sous l'étrave du Grèbe. Ça et là, des phoques moustachus hissaient hors de l'eau leurs têtes chauves et, semblables à de vieux messieurs, regardaient passer le yacht. Curabec bloqua la barre et alla réveiller Maxence. « Commandant, lui dit-il, je n'y comprends rien. Il est impossible de distinguer ces îlots les uns des autres. » Maxence se vêtit en hâte, prit un album de silhouettes marines et monta sur le pont. Didier ne tarda pas à le rejoindre. Au moyen de l'album, ils cherchèrent à identifier les sommets de San Cristobal. « Regarde », dit finalement Maxence en passant les jumelles à son ami et en lui montrant à l'est la plus grande des îles. « Voilà certainement San Cristobal. » Une dernière confrontation avec l'album les persuada qu'ils ne se trompaient pas. Didier, frémissant d'impatience, se mit à la barre. Mais Maxence, debout à l'avant, regardait d'un œil sans enthousiasme ce point qui grossissait de seconde en seconde. Il avait attendu beaucoup de choses de ce voyage aux Galapagos. Aujourd'hui, en voyant si proche le terme du long voyage, il éprouvait un serrement de cœur. C'est que, depuis l'escale de Panama, une amitié s'était nouée petit à petit entre lui et Madge Rocheray. Mais 68

l'instant était venu. Il allait sans doute falloir renoncer à cette amitié. Cependant, dans son recoin de la cabine, la jeune passagère dormait encore. Un hurlement la tira de son sommeil. Ce hurlement, c'était Tanche qui venait de le pousser. L'usurier, en se hissant sur le pont, avait aperçu tout autour du yacht des corps énormes qui se prélassaient au creux des lames. « Des requins ! criait-il. Nous sommes perdus ! » II s'agissait, en réalité, de dauphins et de phoques. Mais Didier, toujours à la barre, mit le comble à l'épouvante de Tanche en lui disant : « Vous avez raison. Ce sont des requins. Malheureusement, il n'est qu'un moyen de nous débarrasser d'eux. C'est de leur sacrifier l'un de nous. » En même temps, il regardait Tanche d'une façon tout à fait significative, si bien que celui-ci devint verdâtre. Maxence, pris de pitié, allait intervenir, lorsque Madge à son tour apparut sur le pont. « Que se passe-t-il? demanda-t-elle. Sommes-nous en danger? — Pas le moins du monde, répondit Maxence. Seulement, dans une heure, vous serez arrivée au terme de votre voyage. Vraiment? » dit-elle. Elle avait prononcé ce mot avec une expression de regret, comme si elle avait pensé « déjà ». Elle échangea avec Maxence un regard où ils ne pouvaient s'empêcher l'un et l'autre de trahir leurs sentiments réciproques. Puis ils tournèrent la tête. Didier avait observé cette scène avec un sourire. Mais, toujours à la barre, il ne pouvait prêter, sans danger pour le Grèbe, une trop longue attention à ses compagnons. Maintenant que l'île était toute proche, il lui fallait sans cesse manœuvrer pour contourner des éperons rocheux. Enfin, le yacht, ayant doublé un dernier promontoire qui figurait sur la carte sous le nom de Lido Point, s'engagea LE TRÉSOR DES ILES GALAPAGOS 69

dans un chenal étroit et profond par lequel on accédait à Wreck Bay. Une animation surprenante paraissait régner parmi la population de l'île. Les ouvrages du port se réduisaient à un appontement vermoulu, monté sur pilotis, qui tenait lieu de wharf, et à un phare qui n'était en réalité qu'un vieux mât de navire auquel on accédait par une échelle et que surmontait un vulgaire fanal. Pour le reste, pas de quais et moins encore de docks. Les seules constructions visibles étaient des cases de bambou protégées du soleil par un toit de tôle ondulée. Les arrivants remarquèrent également qu'aucun navire ne flottait sur les eaux dormantes du port, si limpides qu'on distinguait nettement leur fond de coraux. Et non seulement aucun navire, mais pas même la plus petite barque. « Ici, dit Didier à Maxence, tout semble réduit à sa plus simple expression. » Maxence ne répondit pas. Il regardait les montagnes, les « mornes » grisâtres, qui bornaient l'horizon, les cases minables d'où tout confort semblait banni et, enfin, sur P appontement, les hommes qui étaient accourus et maintenant se tenaient là immobiles, des métis pour la plupart, aux faces olivâtres sous les larges chapeaux de paille, aux expressions sournoises et fermées. Au bout d'un moment, Maxence se tourna vers la jeune fille. Elle ne bougeait pas, l'air triste et résigné. Comme elle était jolie, fraîche! Tout en la contemplant, Maxence se disait : « Non, ce n'est pas possible! Je ne vais tout de même pas l'abandonner sur cette île sinistre! » Et il avait envie de bondir sur la barre, de reprendre le large, de fuir, d'emporter très loin de là cette compagne de voyage à laquelle le liait un attachement dont luimême n'avait pas encore conscience. Mais, déjà, il était trop tard. Le Grèbe, toujours manœuvré par Didier, accostait. Dès que les passagers furent montés sur l'appontement, ils se virent l'objet d'une curiosité où se devinait plus de méfiance que de sympathie. Le groupe qui les dévisageait paraissait uniquement composé de ces gardiens de troupeaux appelés péons dans les 70

pays d'Amérique du Sud. Cependant, deux hommes tranchaient sur les autres. Ils étaient vêtus de complets de toile blanche et bottés de cuir fauve, alors que les péons portaient tous des ponchos multicolores en haillons. Mais la différence s'arrêtait là. Les deux hommes avaient le même teint basané que les péons, la même mine patibulaire. Ils firent enfin quelques pas en avant. Maxence, agacé par la longueur de cette scène muette, demanda : « Où est votre gouverneur? » Les deux hommes parurent étonnés. Puis, après avoir échangé avec son compagnon quelques mots à voix basse, le plus grand s'avança encore et, après s'être incliné, répondit en espagnol sur un ton obséquieux : « Gobernador présente. » Madge s'était d'instinct rapprochée de Maxence et elle lui serrait nerveusement le bras. « Comment se fait-il, s'il s'agit de mon oncle, murmura-telle, qu'il ne parle pas le français? — Nous allons bien voir », dit Maxence. A son tour, il fit un pas en avant. « Alors, c'est vous le gouverneur? » demanda-t-il. L'homme eut un large sourire, mais ses yeux demeuraient méfiants : « Si, si, gobernador. » Et, se retournant, il prit à témoin les péons, lesquels répétèrent à l'envi avec des rires stupides : « Si, si, gobernador. » Maxence reprit : « Dans ces conditions, vous êtes monsieur Rocheray? - Rocheray? fit l'homme avec une expression plus méfiante que jamais. - Ah! ça, fit Maxence impatienté, vous ne parlez donc pas le français? — Francès? » répéta l'homme en levant les sourcils. Puis il parut avoir une inspiration : 71

« I…I speak English. » Maxence engagea résolument la conversation en anglais. Cette fois, l'homme sembla comprendre. Dans un anglais détestable, il affirma qu'il était bien le gouverneur Rocheray et, de nouveau, il prit à témoin les péons qui hochaient la tête et continuaient à ricaner. « Puisque vous êtes le gouverneur Rocheray, vous êtes d'origine française, insista Maxence toujours en anglais. Mais comment se fait-il que vous ne connaissiez pas le français ? » La question était logique. Elle parut néanmoins surprendre le gouverneur. Dans le même anglais laborieux, il se lança dans une longue explication. Il y avait plus de trente-cinq ans qu'il était aux Galapagos. A force de ne parler que l'espagnol, il avait oublié sa langue maternelle.... Mais Maxence insista encore : « Et l'anglais, où et comment l'avez-vous appris, si vous vivez depuis votre jeunesse aux Galapagos? » Le gouverneur sursauta devant cette question. Mais, se ressaisissant, il trouva le moyen de répondre avec son sourire grimaçant : « Je l'ai appris avec les capitaines des cargos qui viennent une fois l'an approvisionner l'île en produits manufacturés et repartent avec les bœufs que nous^ élevons et qu'ils revendent à Guayaquil, sur les côtes de l'Equateur. » Cependant, comme Maxence semblait sur le point de lui poser de nouvelles questions, le gouverneur se redressa soudain dans une attitude pleine de morgue et dit, en montrant l'homme qui l'accompagnait : « Voilà le señor commissaire. » Le commissaire salua. Puis, sur un ton dédaigneux et dans un anglais encore plus exécrable que celui du gouverneur, il dit à Maxence : « Je désire voir les papiers du bord. » Les deux amis tressaillirent. Au cours de leur traversée, ils n'avaient pas eu la moindre difficulté avec les fonctionnaires des 72

différents ports où ils avaient fait escale. Personne même ne leur avait reproché de ne pas posséder le classique permis de navigation. Mais, de toute façon, ils ne pouvaient se dérober à la curiosité du gouverneur et du commissaire de San Cristobal. Maxence tira les papiers de sa poche et les tendit au commissaire. Puis il recula, bien résolu à jouer d'audace si le moindre incident éclatait. Le commissaire prit les papiers et se mit à les examiner avec la plus grande attention. Maxence et Didier l'observaient, assez inquiets tout de même. Mais leurs craintes se dissipèrent lorsqu'ils se souvinrent que le commissaire et le gouverneur ne connaissaient pas un mot de français. La comédie se prolongea encore quelques instants. Puis le commissaire rendit à Maxence les papiers et lui dit d'un air satisfait : « C'est très bien. Vous êtes en règle. » Madge serrait toujours le bras de Maxence. A mi-voix, elle lui demanda :

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« Que dois-je faire? » Maxence la regarda. Ah! s'il avait osé.... Mais il ne se sentait pas le droit de modifier le destin de cette jeune fille. Il la connaissait depuis si peu de temps! Il soupira et, s'adressant au gouverneur, il lui dit, toujours en anglais : « Voici Mlle Madge Rocheray qui est votre nièce. C'est par le plus grand des hasards que j'ai pu la conduire de Panama jusqu'ici. Sinon, elle aurait attendu des mois encore peut-être avant de pouvoir vous rejoindre. » Le gouverneur ne put s'empêcher de regarder Madge avec surprise. Décidément, il avait du mal à cacher ses étonnements! Madge s'avança vers lui. « Mon oncle, dit-elle, j'ai bien souvent entendu parler de vous par mon pauvre papa. Je veux vous remercier tout de suite d'avoir accepté de me donner un nouveau foyer. » Le gouverneur avait écouté ces paroles avec des yeux que la stupeur semblait agrandir sans cesse. S'était-il imaginé que sa nièce n'était encore qu'une adolescente? Avait-il oublié déjà la lettre par laquelle il l'invitait à venir vivre près de lui? Il ne fut toutefois pas long à se ressaisir. Soudain, il ouvrit les bras. Madge, après une brève hésitation, s'y jeta. « Ma chère petite, dit le gouverneur, tu ne peux savoir à quel point je suis heureux de t'accueillir! » Maxence ne pouvait s'empêcher de froncer les sourcils. Mais le gouverneur dut presque tout de suite suspendre ses protestations d'affection. En effet Tanche, jusque-là invisible, venait de surgir de la cabine du yacht comme un diable de sa boîte, et il criait en tendant vers Maxence et Didier un doigt accusateur : « Monsieur le gouverneur, je vous somme de faire arrêter sur-le-champ ces deux hommes, ainsi que leurs matelots! Ils m'ont embarqué de force sur le Grèbe, et j'y suis prisonnier. Je me place sous votre protection ! » L'usurier continua à glapir de la sorte pendant une bonne minute. Mais comment se serait-il fait comprendre 74

du gouverneur et du commissaire, puisqu'il s'exprimait en français? A la fin, le gouverneur se tourna vers Maxence et lui demanda en anglais : « Que dit cet homme? — Rien d'intéressant », répondit Maxence. Il ajouta en se frappant le front : « II n'a pas toute sa tête à lui. Vous comprenez, le soleil.... » Le gouverneur daigna sourire. Il semblait pris tout à coup d'une grande pitié pour ce pauvre passager du Grèbe dont le soleil équatorial avait dérangé le cerveau. Puis, comme Tanche continuait à vociférer, il se tourna de nouveau vers Maxence et lui proposa sur un ton aimable : « Si vous le voulez, je peux faire enfermer cet énergumène dans une case solide jusqu'à ce que vous repreniez la mer..., ce que vous ne ferez, je l'espère, que le plus tard possible! » Mais Maxence déclina cette proposition. « Vous savez, expliqua-t-il, les crises ne sont que de courte durée. Ce pauvre diable est généralement tout à fait inoffensif. » Le gouverneur se contenta de cette explication. Au reste, il avait une autre idée en tête : il désirait visiter le yacht. Maxence et Didier se consultèrent du regard. Puis Maxence répondit : « Volontiers, si cela peut vous faire plaisir. » Et il précéda le gouverneur et le commissaire sur le pont du Grèbe. Mais, comme les péons faisaient mine de les suivre, Didier leur barra le passage d'un geste résolu. « Impossible, leur expliqua-t-il. Ce bateau est trop petit pour vous contenir tous. » Les péons refluèrent sur le wharf et attendirent patiemment, dans un morne silence. Pendant ce temps, le gouverneur et le commissaire s'extasiaient sur l'élégance, le confort et la stabilité du yacht. Ils semblaient connaître assez bien la manœuvre des voiles et du gouvernail. Mais ils posaient des questions, montraient une 75

curiosité insatiable. Maxence, lui, commençait à trouver qu'ils exagéraient. Il coupa court. « Ce sera pour une autre fois », dit-il. A ce moment, Madge, portant sa valise, remontait de la cabine. Elle avait les yeux brillants, comme si elle venait de pleurer. « Maintenant que j'ai retrouvé mon oncle, dit-elle à Maxence, je serais heureuse si vous acceptiez qu'il vous rembourse le prix de mon passage. » En même temps, elle regardait le gouverneur. Mais celui-ci ne paraissait pas enclin à mettre la main à sa poche. Il dit cependant, encore que sans enthousiasme : « Gela me semble parfaitement normal. » Maxence se récria : « Non, pas question de paiement! Mlle Rocheray sait très bien que je me suis fait un plaisir de l'amener aux Galapagos. » Le gouverneur eut alors une inspiration : « Puisqu'il en est ainsi, voulez-vous me faire l'honneur de dîner ce soir à mon hacienda, avec vos trois compagnons, bien entendu? » Maxence éprouvait instinctivement de l'antipathie pour le gouverneur et le commissaire. Néanmoins, comment aurait-il pu repousser cette invitation formulée avec une courtoisie toute espagnole? Et puis, ce dîner ne lui offrirait-il pas une dernière occasion de revoir Madge? Il accepta. Mais, lorsque la jeune fille s'en alla avec son oncle et le commissaire, il dut surmonter une appréhension étrange. Longuement, il regarda le trio s'éloigner vers l'intérieur de l'île. Puis il fit demi-tour et remonta à bord du Grèbe. Tanche, assis sur le pont, semblait somnoler. Mais, sous ses paupières à demi baissées, ses yeux demeuraient attentifs. Curabec et Etchéto faisaient la toilette du yacht. Maxence descendit dans la cabine, s'assit sur sa couchette et demeura là, pensif, les coudes aux genoux, le menton dans les mains. 76

Comme les prisonniers protestaient avec insolence, Maxence leur cloua le bec :

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Didier ne tarda pas à le rejoindre. Il avait fort bien corn-pris les sentiments de son ami. Il lui posa la main sur l'épaule en disant: « Tout cela n'est guère rassurant, n'est-ce pas? » Maxence hocha plusieurs fois la tête. « Qu'est-ce que tu penses de ces gens? » demanda-t-il. Didier se dirigea vers l'un des coffres de la cabine, le déverrouilla, souleva le couvercle et dit : « Nous avons là-dedans, tu le sais, notre petit arsenal, celui que nous emportons toujours dans nos croisières : deux pistolets et deux fusils. Ces armes, entretenues par Curabec et Etchéto, sont en parfait état. J'ai l'impression que nous serions sages d'en avoir une dorénavant à portée de notre main. » Maxence regarda son ami : « Tu crains toi aussi quelque chose? — Sait-on jamais? En tout cas, ces types ne me plaisent pas. Je suis d'avis de mouiller pour la nuit le Grèbe au milieu de la rade et, pendant que nous dînerons chez le gouverneur, de faire veiller alternativement nos matelots en attendant notre retour. — C'est une mesure raisonnable, dit Maxence. Il vaut mieux que Curabec et Etchéto restent ici. — Et Tanche? fit Didier. — C'est bien simple, répondit Maxence catégorique. Je vais lui dire qu'à la moindre incartade nous le débarquerons sur un îlot désert jusqu'au départ du Grèbe! » Les deux amis mirent encore au point quelques détails. Puis, soudain, Didier demanda : « Et Dad? — Dad? » répéta Maxence, étonné. Puis il éclata de rire : « Nom d'un chien, je l'avais complètement oublié! — Et, pour être plus précis, ajouta Didier, moqueur, tu l'as oublié à partir de Panama. — C'est vrai, convint Maxence. Que veux-tu? Il est plus agréable de veiller sur une jeune fille que de penser à

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un vieux bonhomme qui n'a peut-être jamais existé que dans l'imagination d'un journaliste. — Sans doute. Mais c'est tout de même en grande partie pour tenter de mettre la main sur lui que nous sommes ici. — Très juste, dit Maxence. Toutefois, il n'y a rien de perdu. Ce soir, pendant le dîner, je ferai parler le gouverneur. Ce serait bien le diable s'il n'était pas en mesure de nous donner quelques renseignements. — Lui diras-tu que Dad détient le secret d'un trésor? » Maxence parut réfléchir. « Non, répondit-il enfin. De toute façon, ce sera plus prudent. Mais il est peut-être au courant depuis longtemps. » II ajouta, après un silence : « Nous verrons bien ! » II leva la tête : « Le combien sommes-nous? — Le 5 août, répondit Didier. — Sauf miracle, conclut Maxence, je commence à me demander comment nous allons faire pour être de retour en France le Ier septembre. En tout cas, nous n'allons pouvoir rester que quelques jours ici. Il faut que, plus que jamais, nous brûlions les étapes. »

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CHAPITRE VIII UN DINER MOUVEMENTÉ Toux l'après-midi, tandis que Didier et Maxence, ainsi que les deux matelots, demeuraient sur le yacht, les péons vinrent flâner sur l'appontement. Le Grèbe semblait les intéresser beaucoup. Un peu avant le crépuscule, le commissaire apparut, suivi d'une escorte. Il venait chercher les invités du gouverneur, et il avait amené à leur intention cinq poneys sellés. Quand il vit que seuls Maxence et Didier montaient sur l'appontement, il s'étonna : « Le gouverneur comptait sur la présence de vos matelots, dit-il, et aussi sur celle de cet homme... vous savez, celui qui a fait une scène ce matin.... — C'est très aimable de la part du gouverneur, répondit Maxence. Mais nos matelots demeurent toujours à bord. Quant à

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l'homme dont vous parlez, il ferait, croyez-moi, un bien mauvais convive. » Le commissaire sembla déçu. Mais il n'insista pas. Maxence et Didier enfourchèrent deux poneys. Gomme tous les marins, ils étaient assez médiocres cavaliers, et rien n'était plus amusant que de voir leurs longues jambes traîner presque sur le sol. La petite troupe se dirigea vers l'intérieur des terres par d'étroits sentiers qui faisaient office de routes et serpentaient dans ce pays chaotique, hérissé de volcans éteints. Les vallées seules étaient cultivées. Leur végétation contrastait avec la grisaille desséchée des plateaux. Des troupeaux de bœufs et de chevaux erraient ça et là, des cases étaient disséminées aux flancs des volcans. Plusieurs paraissaient avoir été détruites par un récent incendie. Peu de villages. Lorsque les voyageurs traversaient une agglomération formée de quelques cases que le hasard seul semblait avoir groupées, ils apercevaient les habitants dormant sur le sol, à l'ombre d'un arbre. D'autres jouaient aux cartes ou achevaient de vider une bouteille d'alcool. Les indigènes de San Cristobal semblaient en proie à une pesante paresse. Cependant, lorsqu'ils entendaient s'approcher la petite troupe, ils daignaient tout de même lever la tête, et ils regardaient les deux Français avec la même curiosité sournoise que les péons qui avaient stationné presque tout le jour sur l'appontement. Maxence surtout commençait à être sensible à cette curiosité muette, et elle aurait peut-être fini par l'irriter si un incident n'était venu l'en distraire. Soudain, à un kilomètre peut-être du port, pendant la traversée d'un groupe de cases, une très vieille femme surgit. A son type physique, il était facile de comprendre qu'il s'agissait d'une vraie Espagnole et qu'elle n'appartenait pas à la race des métis hispano-indiens qui peuplaient l'île. En tout cas, en s'approchant d'un pas saccadé et en faisant de grands gestes, elle chantait une mélopée espagnole. 81

Dès qu'il la vit, le commissaire fronça les sourcils et leva la main pour la chasser : « Va-t'en, sorcière! » Mais Maxence, croyant avoir affaire à une mendiante, avait déjà tiré une pièce de monnaie de sa poche, sans songer qu'il s'agissait d'une des pièces d'argent américain qu'on lui avait remises à son passage à Panama et que cet argent n'avait sans doute pas cours à San Cristobal. Toujours est-il qu'en le voyant tendre la pièce à la vieille, le commissaire parut renoncer à la chasser, du moins provisoirement. La vieille continuait à s'approcher. Du bout de ses doigts maigres, elle prit la pièce de monnaie. Elle chantonnait toujours sa mélopée, en regardant Maxence avec une expression où se mêlaient la ruse, l'interrogation et l'intelligence. Tout à coup, parmi les mots qu'elle prononçait, le jeune homme crut en surprendre un qu'il comprenait aisément, le mot « Français ». Comme il semblait hésiter encore, elle répéta ce mot à plusieurs reprises. « Eh bien, oui, je suis Français », dit-il à la fin. Alors, elle se mit à lancer la pièce en l'air, avec un rire strident. Mais elle continuait à chanter et, cette fois, à plusieurs reprises, elle intercala dans sa chanson d'autres mots français qu'elle prononçait avec un fort accent : « Emmenez-moi. J'ai les papiers.... » Jusque-là, le commissaire avait compris ce qu'elle disait. Mais ces deux courtes phrases, dans une langue qu'il ignorait, réveillèrent sa méfiance. Il fit un geste. Plusieurs péons se jetèrent sur la vieille femme, voulurent l’éloigner. Cependant, elle s'était accrochée au pommeau de la selle de Maxence et elle répétait sur un ton déchirant : « Emmenez-moi ! Emmenez-moi ! J'ai les papiers ! — Quels papiers? » lui demanda Maxence avec bienveillance. Elle ouvrit la bouche pour répondre. Mais, ne connaissant pas vraiment le français, elle ne put que répéter les mots 82

qu'elle avait déjà prononcés et qu'elle avait sans doute appris par cœur. Le commissaire décida d'agir énergiquement. En anglais, il dit à Maxence : « Ne faites pas attention. C'est une folle. » Puis, en espagnol, il lança un ordre. Les péons empoignèrent la malheureuse et la chassèrent avec brutalité. « Depuis que son mari est mort, expliqua le commissaire, elle n'a plus toute sa tête à elle. » Maintenant, la vieille s'éloignait, gesticulant et chantant toujours. Et, malgré la distance, Didier et Maxence l'entendirent à plusieurs reprises répéter encore : « Emmenez-moi! Emmenez-moi! J'ai les papiers! » La petite troupe s'était remise en route. En quelques secondes, comme cela se produit toujours dans les pays équatoriaux, la nuit était tombée. L'hacienda du gouverneur se dressait au sommet d'une colline. C'était un vaste bâtiment dans le style espagnol, en tout cas d'une architecture infiniment plus savante que les cases des indigènes. Dans le patio, un mouton entier rôtissait sur un feu de bois. Lorsqu'il fut plus près, Maxence, après avoir mis pied à terre, se rendit compte que ce feu était alimenté avec d'énormes billes d'acajou. « II faut croire que le bois précieux abonde dans l'île ! » dit-il à mi-voix en s'adressant à Didier. Le gouverneur apparut sur le seuil. Très droit, un sourire sur sa face basanée, il s'efforçait de se donner l'allure noble d'un grand d'Espagne. Il enleva son large chapeau, salua ses invités et leur dit avec emphase : « Messieurs, je suis heureux de vous accueillir sous mon toit. Cette maison vous appartient. Et non seulement cette maison, mais l'île tout entière! » Et, d'un geste, il les pria de le suivre dans sa salle à manger, vaste pièce aux fenêtres ouvertes sur la nuit. Au centre, avait été dressée une table rectangulaire qu'éclairaient des chandelles. Le gouverneur fit asseoir Maxence et Didier à sa droite et

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Les cavaliers arrivèrent enfin en vue de l'hacienda. LE TRESOR DES ILES GALAPAGOS 84

à sa gauche. Puis les autres convives, métis robustes aux prunelles fuyantes, prirent place autour de la table. Maxence remarqua que ces métis gardaient tous leurs ponchos multicolores. Et il songeait : « Qu'est-ce qu'ils peuvent bien cacher là-dessous? » Une seule chaise demeurait libre, juste devant lui. Il avait éprouvé de la surprise en constatant que Madge n'était pas présente sur le seuil de l'hacienda, au côté du gouverneur. Que faisait-elle? Avait-elle décidé de se cacher? Avait-elle reçu l'ordre de ne pas paraître? Enfin, comment allait-elle faire pour vivre parmi ces hommes rudes, aux mines sombres, alors que son existence s'était probablement déroulée parmi des êtres délicats et civilisés? Maxence était sur le point de demander au gouverneur ce que la jeune fille était devenue, lorsqu'elle parut dans la salle à manger. Sans un mot, elle alla s'asseoir sur la chaise libre. Puis, après avoir lancé à Maxence un regard rapide, elle baissa les yeux sur son assiette et s'enferma dans un silence obstiné. Le dîner fut abondant, les mets nombreux, les boissons variées. Au début, le gouverneur, le commissaire et leurs compagnons gardèrent une attitude assez digne. Mais, lorsqu'ils eurent vidé plusieurs verres de vin et de rhum, ils commencèrent à parler tous à la fois, avec de retentissants éclats de rire. Et le vacarme devint tel que le gouverneur, qui lui-même avait pourtant bu un peu plus que de raison, donna un coup de poing sur la table en criant : « Silence ! » On le regarda avec surprise. Puis chacun se tut. Mais les bouteilles continuèrent à circuler. Maxence se disait : « Si je veux obtenir quelques renseignements, il ne faut pas que j'attende que ce diable de gouverneur roule sous la table....» Il toussota pour s'éclaircir la voix. Et, tout en remplissant le verre du gouverneur, il lui dit sur un ton détaché et avec un sourire: « En France, avant notre départ, j'ai entendu parler d'un certain Dad qui habiterait votre île. Serait-il ce soir parmi nous? 85

— Dad? » répéta le gouverneur. En entendant ce nom, il avait visiblement réprimé un sursaut, mais un éclair s'était allumé dans ses yeux. Maxence s'aperçut qu'il échangeait un regard avec le commissaire. Puis, comme s'ils s'étaient mis tacitement d'accord, les deux hommes partirent du même rire bruyant. « Bien sûr que nous le connaissons! s'exclama le gouverneur. Nous ne connaissons même que lui. Un joyeux compagnon, ce Dad, et qui a mystifié bien des étrangers. Ah! vraiment, vous avez entendu parler de Dad? » Et il continuait à échanger avec le commissaire des clins d'œil complices qui n'échappaient ni à Maxence ni à Didier. Puis, brusquement, comme si la chose était d'une drôlerie irrésistible, de nouveau ils éclatèrent de rire. Mais, cette fois, ils se tordaient sur leurs chaises, suffoquaient, hoquetaient, n'en pouvaient plus. Maxence, lui, avait du mal à maîtriser son agacement. Il demanda: « Qu'y avait-il donc de si drôle dans la question que j'ai posée? » Le gouverneur finit par se calmer. Il répondit en tamponnant avec sa serviette son visage moite de sueur : « Je vais vous expliquer. Le cher vieux Dad s'est un jour abouché je ne sais comment avec un armateur de Guayaquil. Cet armateur, s'inspirant des méthodes de publicité employées jadis par certaines compagnies californiennes pour lancer les îles Hawaï, entreprit de lancer à leur tour, en leur appliquant les mêmes méthodes, les îles Galapagos. Il voulait en faire un but de croisière et une station climatique. Or, pour attirer les touristes, voilà ce que les deux compères imaginèrent.... » Mais le gouverneur était repris par son fou rire. Le commissaire qui, à ce moment, portait son verre à ses lèvres, avala de travers, faillit s'étrangler. Et il fallut attendre encore un moment que les deux hommes fussent un peu calmés. Enfin, le gouverneur continua : « Je disais donc que, pour attirer les visiteurs, Dad et 1 armateur de Guayaquil mirent au point un plan assez 86

astucieux. Dad se prétendit ancien marin anglais. Et il affirma avoir découvert dans une île — qu'il se gardait de désigner, bien entendu — un trésor caché par les flibustiers au temps où ceux-ci écumaient le Pacifique. Son coup de maître fut de confier son secret aux passagers d'un yacht qui fit escale aux Galapagos il y a trois ans. Ceux-ci, de retour aux États-Unis, s'empressèrent de publier toute l'histoire dans une grande revue américaine.... » Maxence et Didier échangèrent à leur tour un coup d'œil et eurent un même tressaillement qui n'échappa pas au gouverneur. Mais, sans rien laisser paraître, ce dernier poursuivit : « Du coup, les étrangers affluèrent dans nos îles et l'armateur fit des affaires d'or. Mais, à la longue, les gens comprirent qu'il s'agissait d'une blague, et on cessa de voir à San Cristobal le bateau de l'armateur de Guayaquil. — Et Dad? » demanda Maxence en regardant le gouverneur droit dans les yeux. Le gouverneur plissa ses paupières obliques. « Dad? répétat-il. Ma foi, Dad est mort de sa belle mort. Vous comprenez, il avait près de quatre-vingts ans. C'est un bel âge pour mourir. » Le gouverneur emplit son verre, resta quelques instants le regard vague, puis, comme s'il avait une inspiration : « Ah! ça, messieurs, seriez-vous venus vous aussi aux Galapagos pour le fameux trésor du vieux Dad? » II avait jeté cette question avec assez de naturel. Mais, dans son intonation, il y avait quelque chose qui sonnait faux. Ce détail n'échappa ni à Maxence ni à Didier. « Ce type ment comme il respire ! » murmura Didier en français à l'intention de Maxence, et sans lever le nez de son assiette. Ce fut Maxence qui répondit à la question posée par le gouverneur. « Ma foi, non, dit-il en anglais. Nous ne sommes pas venus ici pour le trésor. Il faudrait être pour cela bien naïf. Nous voyageons pour notre plaisir. » 87

Il avait probablement su mettre assez de sincérité dans cette réponse. Car le gouverneur et le commissaire, inquiets visiblement sous une jovialité de commande, parurent se rasséréner. A ce moment, un arôme de café entra par les fenêtres ouvertes. Le gouverneur se leva, signifiant ainsi que le dîner était terminé. Tous les convives l'imitèrent. Certains métis, ayant trop bien dîné, titubaient un peu. Maxence profita du désordre régnant dans la salle à manger pour se rapprocher de Madge. La jeune fille était restée silencieuse, les yeux baissés, tout au long du repas. Il lui prit le bras. Pauvre Madge ! Comme elle était pâle ! « Que se passe-t-il? lui demanda Maxence. Avez-vous l'impression que vous ne serez pas heureuse dans cette maison? » Elle regarda autour d'elle. Elle avait une expression de bête traquée. « Ils me font peur! murmura-t-elle. — Peur? Expliquez-vous. » Elle n'eut pas le temps de répondre. Une épaule résolue venait de séparer les deux jeunes gens. Madge vit son oncle se pencher sur elle avec une expression courroucée. Puis le gouverneur se tourna vers Maxence en s'efforçant de sourire. « Il faut que vous m'excusiez, dit-il. Mais, voyez-vous, la coutume, chez nous, est que les jeunes filles n'acceptent que le bras de leur fiancé. » II ajouta en entraînant Madge hors de la salle à manger : « J'ai fait servir le café dans le patio. » En effet, dans le patio, à la lueur de quelques chandelles, les convives avaient déjà pris place sur des bancs et des tabourets. Certains commençaient même à humer le café qui fumait dans leurs tasses. A l'extérieur, la nuit était sombre et lourde. Maxence et Didier virent le gouverneur conduire Madge vers un banc et l'obliger à s'asseoir, loin des hommes, entre deux vieilles femmes ratatinées, à figure cruelle, vraies duègnes espagnoles engagées sans doute pour servir de gardiennes à la jeune fille.

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Les deux Français restaient immobiles, ne songeant même pas à prendre les tasses de café posées à leur intention sur une petite table. Certes, le cadre et l'atmosphère étaient inquiétants. Ces métis muets.... Cette jeune fille dont on avait déjà commencé à faire une prisonnière.... Cette nuit étouffante dans une île perdue au cœur du Pacifique.... « Un coupe-gorge! pensait Maxence. Et encore s'il ne s'agissait que de nous! J'ai été stupide de livrer Madge sans la moindre garantie à cet étrange gouverneur! Elle ne pourra jamais vivre heureuse dans un milieu semblable! Il n'est tout de même pas possible qu'elle soit vouée à épouser l'un des hommes qui forment la société de son oncle! » Dans un geste instinctif, il avait glissé la main dans la poche de son veston et palpait la crosse de son pistolet. Il se tourna vers Didier, et il vit que son ami partageait son inquiétude. « Qu'allons-nous faire? » lui demanda-t-il. Didier allait répliquer. Il n'en eut pas le loisir. Le commissaire s'était approché d'eux. « Quelle belle nuit! » fit-il doucereux. Puis, sur le même ton, en montrant la poche de Maxence : « J'ai omis de vous dire que le port des armes à feu est formellement interdit aux Galapagos. C'est une mesure de précaution qui ne souffre aucune exception. Elle s'explique par le fait que les habitants de nos îles ont le sang chaud. Vous comprenez, nous avons tous dans les veines du sang espagnol et du sang indien. Je vais donc vous prier de me remettre vos armes. Rassurez-vous : elles vous seront rendues lorsque vous lèverez l'ancre. » Ce petit discours avait été prononcé d'une voix sourde, sans éclat, mais avec assez de netteté pour avoir été entendu et suivi jusqu'au bout par toutes les personnes assises dans le patio. Maxence parcourut du regard l'auditoire. Le gouverneur, assis à deux ou trois mètres, faisait semblant de siroter son café. Quant aux métis — et Maxence avait déjà eu cette impression dans la

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salle à manger —, ils cachaient tous certainement une arme sous leur poncho, un poignard sans doute. Le jeune homme serrait toujours dans sa main droite la crosse de son pistolet. Il regarda Didier à la dérobée et s'aperçut que, lui aussi, il avait glissé la main dans sa poche. Et il songeait : « Si nous nous laissons désarmer, nous serons à la merci de ces gens. Ils ont pour eux la loi, ou ce qu'ils appellent ainsi. Mais, si nous refusons, que se passera-t-il? Nous serons en rébellion ouverte. Il y aura peut-être une bagarre dont il est impossible de prévoir le résultat. Et, dans tout cela, que deviendra Madge? » La jeune fille, assise entre les deux duègnes, suivait cette scène avec un intérêt qu'elle n'avait pas montré pendant le dîner. Peut-être reprenait-elle espoir? Peut-être aussi craignait-elle une explosion? Maxence aurait bien voulu pouvoir sonder son regard. Mais elle était assise dans l'ombre. On ne voyait que le contour de son visage. Alors, il se décida. Voulut-il jouer le tout pour le tout ou simplement montrer au gouverneur, au commissaire, à tous ces métis, qu'il n'avait pas peur d'eux? Bien des fois, dans sa vie, il avait remarqué que l'audace est payante. Il tira tranquillement son pistolet de sa poche. Puis, tandis que le commissaire tendait déjà une main avide, il le renfonça et dit : « Je ne vois pas la nécessité de vous remettre un objet aussi précieux. » Le gouverneur se dressa avec un grognement. Le commissaire eut un geste irrité. Les péons commençaient à se lever. Maxence tira de nouveau son pistolet de sa poche. Cependant Didier, à son tour, avait tiré le sien, et il le faisait sauter dans sa main comme un jouet, avec la même désinvolture que son ami. Les choses allaient-elles se gâter? Mais Maxence était plus calme que jamais. « Il faut que vous sachiez, expliqua-t-il en s'adressant au gouverneur et au commissaire, que nous tenons beaucoup

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J'ai fait servir le café dans le, patio », déclata-t-il.

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à ces armes, mon ami et moi. Elles ont été pour nous de bons compagnons pendant la guerre. Et, si vous désirez quelques renseignements techniques : elles portent à deux cent cinquante mètres et contiennent sept cartouches... sans compter les chargeurs de rechange. Mais elles sont d'un emploi délicat, je dirais même dangereux. Vos gens, en les manipulant, risqueraient de se blesser. » A la suite de cette explication donnée d'un ton de voix plein de détachement, il y eut quelques secondes angoissantes. Les péons avaient sans doute reçu une mission précise, celle d'être prêts à toute éventualité. Aussi, attendant le signal du gouverneur, ils semblaient se ramasser sur eux-mêmes, et ils avaient tous glissé leur main droite sous leur poncho, les doigts probablement crispés sur le manche d'un poignard. Maxence surveillait attentivement ces visages maigres, aux prunelles fiévreuses. Il sentait près de lui Didier frémissant. Et il commençait à prévoir une sévère bagarre. Mais rien ne se produisit. Le gouverneur était, à sa façon, bon diplomate. Il s'avança, l'air patelin, avec un sourire. « Voyons, messieurs! dit-il. J'étais si heureux de vous recevoir sous mon toit. Je ne puis m'empêcher de songer que, sans vous, je n'aurais peut-être jamais connu ma nièce. Vous n'ignorez pas, d'autre part que, pour nous autres, descendants d'Espagnols, les lois de l'hospitalité sont sacrées. » Didier mit sa main sur sa bouche et souffla en français, à l'intention de Maxence : « Tu parles! » Voulant faire un geste d'apaisement, Maxence avait remis son pistolet dans sa poche. Mais le gouverneur continuait : « Pour vous, je ferai une exception à la règle qui interdit le port d'une arme quelle qu'elle soit à San Cristobal. Je comprends que vous soyez attachés à ces pistolets qui ont été vos compagnons pendant la guerre. D'ailleurs, il me semble qu'ils sont très perfectionnés, et je ne vous cache pas

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que j'aurais plaisir à examiner au moins l'un d'eux, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. — Pas le moins du monde », répondit Maxence. En même temps, il jetait un coup d'œil significatif à Didier. Celui-ci avait gardé son pistolet à la main. Il comprit, au moins en partie, ce que désirait son ami. Il plaça son pistolet sur sa paume et l'approcha d'une chandelle. Immédiatement, le gouverneur, le commissaire et les péons se groupèrent autour de lui, les yeux dilatés par la curiosité. Didier commença son explication, d'une voix bien timbrée, mais sans hâte.... Maxence n'attendit que deux ou trois secondes. Puis, lorsqu'il constata que les assistants écoutaient Didier avec une attention passionnée, il contourna le groupe et se dirigea vers le fond du patio. Quand Madge, toujours assise entre les deux vieilles femmes, le vit devant elle, elle ne bougea pas, mais son cœur battit plus vite. Maxence s'arrêta à un mètre. « Allez-vous-en », dit-il en anglais aux deux duègnes. Comme elles demeuraient immobiles, il répéta : « Allez-vousen !» joignant à la parole un geste si énergique que les deux sorcières se dressèrent comme des ressorts et s'enfuirent dans l'hacienda. Maxence était seul avec Madge. Pour combien de temps? Didier ne réussirait sans doute pas à capter plus d'une minute l'attention du gouverneur et de ses gens. Il fallait faire vite. « Madge, dit Maxence, voulez-vous que nous vous emmenions ? » Elle hésitait à répondre. Elle était plus pâle que jamais, et dans son expression il y avait quelque chose d'égaré. Comment, en une journée, un tel changement avait-il pu se produire chez cette jeune fille optimiste, courageuse?

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« Je vois bien que vous n'êtes pas heureuse, reprit Maxence. Si vous le voulez, nous vous emmenons immédiatement et nous levons l'ancre dès cette nuit. » Elle hésitait encore. Elle regardait par-dessus l'épaule de Maxence les hommes groupés autour de Didier. Elle semblait avoir peur de parler. « Non... non, pas encore, balbutia-t-elle. — Que craignez-vous donc? Avez-vous remarqué quelque chose depuis que vous êtes ici? Votre oncle.... » Elle interrompit Maxence : « Je ne sais pas. Je ne peux rien vous dire. C'est encore trop tôt. Mais,* vous, regagnez vite votre yacht ! Oui, vite ! — Pourquoi? — Ne m'en demandez pas plus. - Alors, venez. Vous m'expliquerez tout cela lorsque nous serons à bord du Grèbe. — Non. Pas encore. Je ne veux pas céder à une première impression. Il y a des choses que je veux savoir. - Pourtant, si vous vous sentez en danger..., insista Maxence. - Je n'ai pas dit cela. Je ne sais pas. C'est trop tôt. Il faut attendre. Mais, vous, partez vite. S'il se passe quelque chose, je trouverai un moyen de vous le faire savoir. » Maxence se résigna. « Très bien, dit-il. - Faites attention ! Je crois qu'on nous regarde. » Maxence jeta un coup d'œil de côté. « Non, répondit-il. Ils sont encore occupés à examiner le pistolet de Didier. » I s'approcha de la jeune fille en tirant vivement la main de sa poche. « Prenez ceci », ajouta-t-il. Elle avait légèrement reculé. « Oui, prenez ceci, répéta-t-il. Il se peut que vous en ayez besoin. Sait-on jamais? - Mais où vais-je cacher ce..., murmura-t-elle.

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— Pour l'instant, dans votre tailleur. Plus tard, vous le dissimulerez de votre mieux dans votre chambre. Bonsoir. Madge. — Bonsoir, Maxence. » A pas lents, il revint vers le groupe au moment même où il se disloquait. Le gouverneur se retourna. « Très intéressantes, ces armes modernes », dit-il. Didier jouait toujours avec son pistolet. Maxence, d'un geste discret, lui fit comprendre que la comédie avait assez duré. « II ne nous reste plus qu'à prendre congé de vous, dit-il au gouverneur. Nous avons été très sensibles à votre hospitalité. » Le gouverneur affecta la surprise : « Comment, vous partez déjà? Je comptais vous faire écouter quelques-uns de mes amis qui jouent fort bien de la guitare. - C'est une attention délicate, dit Maxence. Nous écouterons vos amis guitaristes un autre jour. Il est fort tard, presque minuit. Nos matelots nous attendent. Encore une fois, merci de votre accueil et bonsoir. — Permettez au moins que je vous fasse accompagner. — C'est inutile. Nous connaissons maintenant le chemin du port. — Alors, je vais vous faire au moins seller deux poneys. - Volontiers. » Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que Maxence et Didier s'éloignaient de l'hacienda, au pas de deux poneys somnolents. S'ils s'étaient retournés, ils auraient vu le gouverneur, le commissaire et les métis qui, groupés dans le patio, les suivaient du regard. Mais ils avaient hâte de regagner le Grèbe. Le clair de lune donnait un relief hallucinant au paysage volcanique de l'île. Et, au loin, dans l'échappée d'une vallée, la mer était comme un miroir scintillant. Maxence se sentait triste et, parfois, une angoisse le serrait à la gorge. Qu'allait devenir la jeune fille qu'il laissait derrière lui, parmi tous ces hommes singuliers? N'aurait-il pas dû insister pour 95

qu'elle revînt à bord du Grèbe? Elle-même, que craignait-elle? Elle semblait avoir peur de quelque chose, peut-être de cet oncle qui se présentait sous un aspect si inattendu, et qui faisait moins penser à un planteur qu'à un chef de bande? Maxence voulait se défendre contre un pressentiment. « J'ai sans doute tort de me faire du souci pour elle, se dit-il. Après tout, elle a refusé de nous suivre.... » Mais il demeurait tourmenté. Il ne put s'empêcher de faire part de son inquiétude à Didier. « Elle ne s'accoutumera pas à ce milieu, dit-il. Mais il est bien compréhensible qu'elle veuille pousser l'expérience aussi loin que possible. Malheureusement, nous ne pourrons pas l'attendre indéfiniment. — Évidemment, fit Didier, une jeune fille seule parmi ces hommes à têtes de forbans.... Quels moyens peut-elle avoir de se défendre? — Maintenant, elle en a un », répondit Maxence. Didier regarda son ami et comprit, sans autre explication, ce qu'il avait voulu dire. Les deux cavaliers cheminaient lentement vers la mer. Ils étaient loin déjà de l'hacienda du gouverneur. Ils avaient dépassé plusieurs groupes de cases plongées dans le silence. Cependant, de temps à autre, ils avaient l'impression qu'on les suivait. A un moment même, Didier tira son pistolet, s'arrêta et se retourna sur sa selle. À une vingtaine de mètres, trois hommes, coiffés de larges chapeaux et vêtus de ponchos, se dressèrent d'un buisson dans lequel ils étaient blottis et déguerpirent avec une agilité surprenante. « Le gouverneur veut être sûr que nous regagnons bien notre bateau et que nous ne sommes pas restés à rôder autour de chez lui », dit Maxence. Didier remit son pistolet dans sa poche. Et le reste du chemin se fit sans autre incident. Bientôt, ils atteignirent le port. L'appontement était désert. Le Grèbe reposait sur l'eau calme, voiles roulées. Maxence lança 96

un coup de sifflet. Le youyou se détacha du yacht et accosta l'appontement. Curabec sauta sur les planches, un fusil à la main :

« Vous voilà enfin, commandant! Nous commencions à nous demander s'il ne vous était pas arrivé quelque chose. Nous avons failli partir à votre rencontre. D'autant plus qu'ici.... — Qu'y a-t-il eu pendant notre absence? demanda Maxence. — Eh bien5 à peine la nuit était-elle tombée que nous avons vu arriver une barque pleine de péons. Ils voulaient monter à bord et, en échange, ils nous tendaient des bouteilles de rhum. Naturellement, nous n'avons pas marché. Mais M. Tanche, lui, n'était pas de cet avis. Je ne sais pas ce qu'il a dans la tête. Il voulait absolument que nous laissions ces individus monter à bord. Bref, nous avons bouclé M. Tanche dans la cabine, malgré ses protestations. Puis. avec nos fusils, nous avons fait comprendre aux péons que ce n'était pas la peine d'insister. A la fin, ils ont compris. Ils ont fait demi-tour, non sans nous avoir agonis d'injures ! — Décidément, ces gens ont l'air de s'intéresser un peu trop au Grèbe! dit Maxence. Je crois que nous devrions.... » II cessa de parler. Des pas précipités ébranlaient les planches vermoulues de l'appontement. Puis un cri strident troua le silence : « Socorro! Socorro! — Qu'est-ce que c'est? demanda Curabec. — On appelle au secours, fit Didier. — Et c'est une femme », ajouta Maxence. Tous les trois, ils s'élancèrent dans la direction d'où venait le cri. A l'extrémité de l'appontement, à l'endroit où il rejoignait la terre ferme, une femme se débattait entre les mains de plusieurs péons. Elle tendait vers les Français sa face flétrie et ses mains décharnées en criant d'une voix pitoyable : « Socorro! Socorro! » 97

Maxence et Didier reconnurent immédiatement la vieille femme qui, quelques heures auparavant, sur le chemin allant du port à l'hacienda du gouverneur, les avait déjà interpellés.

Et, de nouveau, entre ses appels au secours en espagnol, elle criait en français : « Emmenez-moi! J'ai les papiers! Elle a de la suite dans les idées ! murmura Didier. - Il faut la tirer de là », dit Maxence. Il n'y eut qu'une brève bousculade. En quelques coups d'épaule, les trois jeunes gens écartèrent les péons qui reculèrent en grognant sous la menace du pistolet de Didier et du fusil de Curabec. Maxence enleva dans ses bras la vieille femme qui avait perdu connaissance. En une dizaine d'enjambées, pressant contre lui son fardeau, il revint vers l'endroit où était amarré le youyou, sauta dans la légère embarcation, tandis que Curabec et Didier, tenant en respect les péons, reculaient pas à pas. Enfin, Didier et Curabec sautèrent à leur tour dans le youyou. Curabec prit les avirons et souqua ferme. Il était temps ! 98

Les péons, vociférant et brandissant le poing, venaient de se grouper tout au bord de l'appontement. Mais le youyou était loin. Il ne lui fallut pas plus de deux minutes pour aborder le Grèbe. Et, une minute encore plus tard, la vieille femme était déposée sur l'une des couchettes de la cabine. Elle avait au front une écorchure qu'elle s'était sans doute faite en tombant. Maxence ouvrit la petite pharmacie du bord, versa quelques gouttes d'alcool sur l'écorchure. La vieille femme, les yeux clos, geignait doucement. Enfin, elle parut s'assoupir. Didier et Maxence remontèrent sur le pont. « Ces gens sont des brutes, dit Maxence. Pourquoi ont-ils maltraité cette malheureuse? Et Madge qui est là-bas! J'aurais dû la contraindre à revenir avec nous. » II réfléchit : « Didier, si nous allions la chercher tout de suite? » Didier lui représenta qu'il y aurait de graves dangers à courir l'île à une heure aussi tardive. Ne valait-il pas mieux attendre le lendemain? Maxence finit par se rendre à ces raisons. Mais le reste de la nuit, bien que sans nouvel incident, s'écoula sur le qui-vive. * * * Etchéto avait pris le dernier quart. Pour se désennuyer, dans le jour naissant, il se mit à laver le pont. Tout à coup, il entendit des pas sur le wharf. Immédiatement, il se redressa, saisit son fusil qu'il avait posé sur le toit de la cabine. Et il reconnut sur l'appontement le gouverneur et le commissaire, précédant une escorte nombreuse. Quelle ne fut pas sa surprise en constatant que le gouverneur levait le bras dans un geste amical! Etchéto se retourna, cherchant à qui le gouverneur pouvait bien adresser ce salut. Et il vit Tanche qui se tenait derrière lui, à deux pas, et agitait les bras en direction des nouveaux venus, avec une expression ravie. 99

« Voulez-vous descendre dans la cabine! lui intima Etchéto. Et plus vite que ça! » Tanche ne se le fit pas dire deux fois. L'instant d'après, il avait disparu. Etchéto se pencha à son tour sur l'escalier de la cabine : « Commandant! M. Dramont! » Maxence et Didier, tirés brusquement de leur sommeil, bondirent sur le pont en se frottant les yeux. Dès qu'il les vit, le gouverneur leur cria en anglais : « Je désirerais m'entretenir avec vous des incidents regrettables qui se sont produits cette nuit. Pouvez-vous nous donner, au commissaire et à moi-même, l'hospitalité pour quelques instants? » La demande était habile. Comment refuser l'hospitalité à un homme qui vous l'avait donnée lui-même si peu de temps auparavant? Comment ne pas le recevoir chez soi alors qu'il venait de vous recevoir chez lui? Maxence et Didier échangèrent pourtant quelques mots à voix basse. « Que fait-on? demanda Didier. Impossible de l'envoyer promener, répondit Maxence. Il faut penser à Madge. Mais restons sur nos gardes. » II fut décidé que Didier et Curabec iraient seuls jusqu'à l'appontement, tandis que Maxence attendrait ses hôtes sur le pont du Grèbe. Le youyou vogua vers le wharf. En accostant, Didier dit au gouverneur : « Nous vous recevrons volontiers, mais vous seulement, monsieur le gouverneur, ainsi que le commissaire. » Comme le gouverneur paraissait vouloir discuter, prétendant qu'il avait promis à quelques-uns de ses hommes de leur montrer le yacht, Didier répliqua d'un ton assez raide, exactement comme s'il avait dit que c'était à prendre ou à laisser : « Je regrette, mais ainsi en a décidé le commandant de l'Esclide. »

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Le gouverneur n'insista pas. Mais Didier avait une autre exigence à formuler. « Le commandant, reprit-il, désire que le wharf soit entièrement évacué par vos péons, avant que vous preniez place dans le youyou, sinon j'ai ordre de faire demi-tour sans vous. — Je ne comprends pas la raison de cette méfiance, dit le gouverneur avec hauteur. — Ce sont les ordres du commandant. — Très bien. » Le gouverneur fit un signe. Les péons s'éloignèrent à regret vers la terre ferme. Dès que les deux visiteurs furent installés dans le youyou, Curabec pesa sur les avirons et reprit la direction du yacht. Maxence attendait, debout à l'avant. Il répondit avec froideur au salut obséquieux du gouverneur et du commissaire. « Je suis désolé, absolument désolé de ce qui s'est passé cette nuit », dit le gouverneur dès qu'il fut à bord. Voyant que Maxence ne bronchait pas, il poursuivit : « Vous avez dû reconnaître cette vieille femme. C'est celle qui vous a déjà interpellés hier soir, sur la route de mon hacienda. Elle est à moitié folle. Il y a longtemps que j'aurais dû la faire enfermer. Mais, vous comprenez, j'ai pitié d'elle. Au reste, elle n'est pas dangereuse. Bien sûr, elle parle à tort et à travers. » II hésita : « A propos.... Je suis sûr — ou cela m'étonnerait fort — qu'elle vous a rebattu les oreilles avec cette histoire de trésor.... Vous savez bien, cette amusante mystification? » Maxence et Didier gardaient le même silence. Mais il en fallait plus pour faire perdre contenance au gouverneur. Il accentua sa cautèle. « Vous savez bien, répéta-t-il, cette histoire invraisemblable montée de toutes pièces par le regretté vieux Dad? Oh! elle vous en a certainement parlé. C'est sa marotte. » Maxence répondit enfin : 101

« Comment nous aurait-elle parlé? Vos gens se sont montrés si brutaux avec elle qu'elle a perdu connaissance et

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Le « gobernador », accompagné de nombreux péons, pérorait sur le wharf.

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qu'en ce moment elle doit encore dormir. - Je ne puis croire que mes péons..., commença le gouverneur, en affectant l'indignation. Les coupables, soyez-en certain, seront châtiés.... Et maintenant, commandant, puis-je me permettre de vous présenter une requête? Voudriez-vous avoir la bonté de reconduire cette femme à terre? Elle ne peut que vous encombrer. Et je pourrai plus facilement lui faire donner les soins qu'exigé son état. Ainsi.... » Mais Maxence l'interrompit : « Impossible. Cette malheureuse s'est mise sous notre protection. Elle ne quittera le yacht que de son plein gré et au moment qu'elle aura elle-même choisi. » Une petite flamme inquiétante s'alluma dans l'œil du gouverneur. Toutefois, il parvint à sourire. « Je comprends, commandant, vos scrupules, dit-il d'une voix onctueuse. Mais peut-être m'autoriserez-vous à m'entretenir avec cette pauvre créature. Je me fais fort de la persuader que sa place est à terre et non sur votre yacht. — Je vais voir si elle est en état de vous recevoir », répondit Maxence. Il descendit dans la cabine. La vieille femme avait été déposée sur la couchette qui avait servi à Madge, derrière le rideau de toile. Quand Maxence se pencha sur elle, elle ne bougea pas. Ses yeux demeuraient fixes, comme s'ils contemplaient dans l'espace un point invisible. Mais, tout à coup, elle se redressa et montra avec une expression horrifiée quelque chose devant elle en criant : « Emmenez-moi, j'ai les papiers! » Maxence suivit du regard la direction de sa main et vit, s'encadrant dans un hublot, le visage grimaçant du gouverneur. « Emmenez-moi, emmenez-moi! » répétait la vieille femme avec son accent déchirant. Maxence la rassura d'un geste et remonta sur le pont. « Messieurs, dit-il, l'expérience a été concluante. La blessée ne veut rien entendre pour vous accompagner. 104

Donc, je la garde ici, comme je garderai désormais toute personne.... » Il s'arrêta pour laisser à ses interlocuteurs le temps de le comprendre. Puis il répéta : « Je garderai désormais toute personne qui viendrait me demander refuge. Maintenant, messieurs, je ne veux pas vous faire perdre votre temps. L'un de mes matelots va vous reconduire au wharf. » Le commissaire, jusque-là silencieux, fit un pas en avant. « J'attire votre attention, dit-il avec hauteur, sur la gravité de votre décision. Vous refusez de rendre la liberté à une citoyenne de San Cristobal. En ma qualité de chef de la police, j'ai le devoir de vous rappeler que.... » Maxence lui coupa sèchement la parole : « Un bon conseil, commissaire! Faites régner l'ordre dans l'île. C'est votre profession, et je n'ai pas l'impression que vous l'exercez avec toute la compétence et l'énergie désirables. Quant à nous, laissez-nous tranquilles. Nous sommes chez nous sur le Grèbe. » Et se tournant vers Curabec : « A toi maintenant. » Le matelot poussa le gouverneur et le commissaire dans le youyou. Etchéto tenait l'amarre. Il sursauta en entendant quelques mots adressés au passage par le gouverneur au commissaire. Et, dès que le youyou se fut éloigné de quelques mètres, il revint vers Maxence et lui dit : « Savez-vous, commandant, ce que le gouverneur vient de dire en espagnol au commissaire? — Tu connais donc l'espagnol? — Je ne le parle pas très bien, mais je le comprends. N'oubliez pas, commandant, que je suis Basque. - Alors, qu'a-t-il dit? — Ceci : Tout cela ne serait pas arrivé si nous lui avions tordu le cou. — Tu es sûr? 105

— Absolument, commandant. C'est de la vieille qu'ils parlaient. » Maxence se tourna vers Didier. Il était pâle. Il songeait à Madge. Didier comprit son désarroi. « Puisque nous avons un interprète, dit-il, pourquoi ne pas interroger la blessée? Elle a peut-être des choses à nous apprendre. » Etchéto précéda les deux amis dans la cabine. Il se pencha sur la vieille femme. Elle murmurait des mots sans suite, comme dans un délire. « Que dit-elle? demanda Maxence. — Elle dit qu'elle étouffe et qu'elle ne veut pas mourir avant de.... — Avant de quoi? — C'est tout ce qu'elle dit, commandant. » Dans la cabine, la chaleur était écrasante. « Etchéto, dit Maxence, ouvre ce hublot. Cette malheureuse a la fièvre. Il faudrait aussi ouvrir le col de sa robe. » Didier se pencha, dégrafa le haut de la robe. Alors, apparut, autour du cou décharné, une sorte de collier auquel était attaché un sachet de grosse toile. « Qu'est-ce que c'est? » murmura Didier intrigué. Maxence se pencha à son tour, dénoua le sachet. Il agissait sans réfléchir, obéissant à une force plus grande que sa volonté. Quand la vieille femme vit le sachet dans la main du jeune homme, elle eut un sourire et répéta les seuls mots de français qu'elle connût, sans en comprendre évidemment le sens : « Emmenez-moi, j'ai les papiers! » Elle tenta de se redresser. Mais elle était si faible qu'elle put à peine lever la tête et se renferma dans sa somnolence. Maxence et Didier ne savaient que faire du sachet. Au bout d'un moment, Maxence se décida. Il souleva le rideau de séparation et, suivi de Didier, passa dans la cabine. Là, il s'assit sur sa couchette, retourna le sachet, le secoua. Une feuille de papier tomba sur la couchette. 106

CHAPITRE IX LE SECRET EN RÉALITÉ,

il s'agissait d'un vélin taché de moisissures et tout rongé par le temps. Il était couvert d'une écriture hardie, serrée, effacée en plusieurs endroits, mais toutefois lisible. Maxence le retourna, et il trouva en bas du texte cette signature : Pierre Desmarest. « Pierre Desmarest..., murmura-t-il, perplexe. — Est-ce que ce ne serait pas...? » commença Didier penché par-dessus l'épaule de son ami. Marins passionnés tous les deux, ils n'ignoraient rien de l'histoire de la marine. Depuis leur jeunesse, ils avaient lu et relu, non seulement les récits d'expéditions lointaines, pacifiques pour la plupart, mais aussi les relations des sauvages exploits accomplis tant par les corsaires que par les

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pirates. En particulier, la grande aventure des flibustiers et des boucaniers aux XVIe et XVIIe siècles avait bien peu de secrets pour eux. Or, ce Pierre Desmarest, ils connaissaient sa vie. Ils savaient que ce capitaine de flibuste était parti de Dieppe en 1685, en compagnie de deux autres capitaines de flibuste nommés Rosé et Picard, puis qu'il avait rejoint le célèbre corsaire anglais, Sir Henry Morgan, et qu'il l'avait aidé à s'emparer de la ville de Panama, à cette époque possession espagnole.... Et voilà qu'une feuille probablement détachée du livre de bord de Pierre Desmarest tombait entre leurs mains! N'était-ce pas extraordinaire? Ils allaient enfin pouvoir saisir sur le vif l'existence quotidienne d'un flibustier, et non des moindres. Mais ils étaient loin de se douter de ce qu'allait leur révéler ce document. Maxence commença à lire à haute voix, en s'arrêtant quand l'écriture était à demi effacée. Le récit se situait après la prise de Panama : « Lorsque Panama eut achevé de brûler, Morgan ordonna de procéder à l'inventaire et à l'évaluation du butin, afin de préluder à ce qu'il appelait « un partage « équitable ». « Je me méfiais, car il avait coutume, en pareil cas, de s'attribuer, tant pour lui-même que pour les siens, la part du lion. Aussi, d'accord sur ce point avec Rosé et Picard, j'exigeai que fût effectué un inventaire minutieux et que chacun reversât à la collectivité ce dont il avait pu s'emparer pendant le sac de la ville. Le butin était prodigieux. Il y avait des bijoux, des pierreries, des étoffes précieuses, de la vaisselle d'or et d'argent. Et, à cela, devait s'ajouter la rançon de riches captifs. « L'inventaire terminé, en attendant l'évaluation, le trésor fut enfermé dans l'entrepont de l'un des navires espagnols conquis. Ce navire, mouillé en rade, fut placé sous la garde d'un certain nombre d'hommes pris parmi les LE TRÉSOR DES ILES GALAPAGOS 108

équipages des différents capitaines. Mais j'avais compté sans la ruse de Morgan! « Le lendemain matin, lorsque le premier rayon du soleil éclaira la rade, nous poussâmes tous un cri de stupéfaction. Sur les cinq navires espagnols conquis, quatre avaient eu leurs mâts sciés au ras du pont. Quant au cinquième, celui qui portait dans ses flancs notre butin, il avait disparu! Il avait pris le large pendant la nuit. Les hommes qui avaient été chargés de veiller sur lui furent retrouvés flottant dans la rade, pour la plupart la gorge tranchée. « Morgan montra une colère égale à la nôtre. Selon lui, des captifs évadés s'étaient emparés du navire à la faveur des ténèbres, avaient anéanti les gardes, mis hors d'usage les autres bateaux et faisaient voile maintenant vers des ports espagnols. Et, pour nous persuader de sa bonne foi, Morgan ordonna de procéder à l'exécution de quelques otages qu'il choisit parmi ceux dont la rançon pouvait être considérée comme négligeable. « Pourtant, en ce qui me concernait, un doute subsistait dans mon esprit. J'avais remarqué, d'une part, que Morgan avait très vite retrouvé sa bonne humeur ordinaire, comme si la disparition du butin lui était au fond indifférente. D'autre part, je fis une constatation : parmi les corps repêchés dans la rade, il n'y avait pas de matelots appartenant à l'équipage de Morgan. J'en tirai cette conclusion que l'affaire avait été montée par Morgan luimême et que, pour l'heure, le navire voguait vers quelque lieu connu de lui seul! « J'aurais pu faire un éclat, crier que je n'étais pas dupe. Au contraire je décidai à mon tour d'user de ruse, pour essayer de prendre Morgan à son propre jeu. « Je lui proposai de me mettre, avec mes hommes, à la recherche du navire fugitif et de le ramener à Panama. « Morgan me fit mille amitiés et caresses, et approuva chaudement mon idée. Puis, tout à coup, il prit un air désolé. Il venait de se souvenir que notre flotte de course était restée en rade de Chagres, de l'autre côté de l'isthme de Panama, sur l'Atlantique. « Mon pauvre Desmarest, « dit-il, tu vois bien que c'est 109

impossible. » Je l'attendais à cette objection. « Qu'à cela ne tienne, répondis-je. Il y a dans la rade de Panama plusieurs navires espagnols démâtés. L'un d'eux me plaît beaucoup, l’Amarantho. Il a des lignes fines. Il est étroit, taillé pour la course. Avec lui, je me charge de me lancer à la poursuite du fuyard et de le rattraper.» « Cette fois, Morgan fronça les sourcils, et il me fit de nouvelles objections. Enfin, il donna son consentement à mon projet, mais seulement lorsque je l'eus informé qu'il me faudrait au moins trois jours pour faire réparer l'Amarantho. Il forma même des vœux chaleureux pour ma réussite. Évidemment, le perfide se disait : « Dans trois jours, le Salvaciôn (c'était le nom du navire disparu) sera loin. Desmarest ne le rejoindra jamais! » « Aussi quelle ne fut pas sa stupeur, le lendemain matin, lorsqu'il apprit que l’Amarantho avait appareillé dès l'aube, entièrement regréé! Toute la nuit, j'avais stimulé mes hommes, et l'idée que le butin leur appartiendrait avait décuplé leur ardeur au travail. « Il ne me restait plus qu'à rejoindre le Salvaciôn et à le capturer. Ayant étudié les cartes avec mes seconds, j'en vins à cette conclusion que le fuyard n'avait pu prendre que la direction du sud. Car que serait-il allé faire dans le nord où croisait la flotte du roi d'Espagne et de Naples, Charles II? Son équipage ne tenait sans doute guère à se balancer au bout des vergues des navires de Sa Majesté Catholique! « Je pris donc la direction du sud, ou plutôt du sud-ouest, m'en remettant à la chance de favoriser mes projets. « Elle n'y manqua pas. Le second jour, nous rencontrâmes un navire qui revenait de pêcher la tortue dans un groupe d'îles appelées Galapagos. Le capitaine de ce navire, contre quelques flacons de vin, voulut bien se souvenir qu'il avait croisé le Salvaciôn la veille, à la tombée du jour,et que celui-ci faisait route sud-ouest par faible brise et mer calme. « Confiant dans la vitesse de l’Amarantho, je fis mettre toutes les voiles et me lançai dans la direction indiquée par le pêcheur de tortues. 110

« Le troisième jour, peu après le quart de midi, nous atteignîmes notre proie. L'affaire ne traîna pas. Quelques salves, puis un abordage vigoureux au sabre et à la hache. Une heure plus tard, tout l'équipage gigotait au bout de nos vergues. Puis, après avoir fait transporter le butin dans nôtre entrepont, je donnai l'ordre de couler le Salvaciôn. « Mais, après cela, que faire? J'estimais que Morgan devait demeurer dans l'ignorance de ce qui venait de se passer. Sinon, il n'aurait pas manqué de nous traquer sur toutes les mers du monde et d'appesantir sur nous sa vengeance.. Je décidai donc d'enterrer le trésor dans une cachette sûre, puis de regagner Panama. Là, je déclarerais que mon expédition s'était soldée par un échec, je percevrais ma part et celle de mon équipage sur les rançons des captifs espagnols, et enfin, plus tard, les opérations terminées, et lorsqu'il nous serait possible de quitter la flibuste sans éveiller de soupçons, nous reviendrions reprendre le butin. « Après réflexion, l'archipel des Galapagos m'apparut comme un lieu idéal pour dissimuler tant de richesses. Les pêcheurs de tortues m'avaient assuré qu'il était inhabité et d'un accès difficile. « Le septième jour de ma traversée, j'atteignis les îles. J'ai choisi celle que son mouillage dissimulé entre de hautes falaises rend propice à mon dessein, et qui sur les cartes figure sous le nom de Bindloé. Ensuite, j'ai fait enfouir le butin non en un seul point, mais en trois points indiqués sur le plan ci-dessous. » Maxence arrêta sa lecture. Effectivement, sous la signature, il y avait un écheveau de lignes, entrecoupées de moisissures, mais où l'on pouvait distinguer la silhouette de l'île de Bindloé, le tracé d'un chenal entre des falaises et, dans l'île, trois croix désignant les cachettes. Après avoir examiné rapidement ce plan, Maxence reprit sa lecture :

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« J'ai choisi deux de mes hommes parmi ceux que je sais capables de mourir plutôt que de trahir un secret. Pourvus de vivres et de munitions, ils resteront sur place et veilleront sur les diverses cachettes. « Si je venais à disparaître, dans l'un de ces accidents propres à toute vie aventureuse, je lègue ma part du trésor à mes fidèles compagnons ou, à leur défaut, aux personnes qui retrouveraient ce document, et je charge mes anciens compagnons ou ces personnes de ne pas laisser dans le besoin ma femme et mes trois enfants qui habitent le Follet, faubourg de Dieppe. Je les charge aussi de faire dire treize messes pour le repos de mon âme. « A bord de l’Amarantho, ce 30 mars de l'an de grâce 1685. « PIERRE DESMAREST. » Maxence et Didier restèrent silencieux, comme si la joie leur nouait la langue. Sans s'en faire réciproquement l'aveu, il leur était arrivé de douter de l'existence du trésor. Et voilà que soudain, en tombant entre leurs mains, ce document leur prouvait qu'ils n'avaient pas été dupes de leur imagination! Didier eut cependant une dernière hésitation. « Si c'est une farce, dit-il, il faut en admirer l'auteur. Ce vélin est bien imité. » Maxence répondit : « Pourquoi serait-ce une blague? En premier lieu, ce texte recoupe l'article du National Géographie Magazine consacré à Dad. Cet article — souviens-t'en — signalait que deux des trois cachettes ont été découvertes par des péons. D'autre part.... Mais attends un instant. Je sais un moyen presque irréfutable d'authentifier ce document. » II se leva, ouvrit un petit placard dans lequel étaient rangés quelques livres, et en tira quatre volumes à reliure ancienne. Puis il revint s'asseoir sur la couchette, près de Didier. Celui-ci s'exclama après avoir jeté un regard aux quatre volumes : 112

« Les Mémoires d'Oexmelin! Qu'espères-tu y trouver? — Tu vas voir. » Maxence était familiarisé depuis longtemps avec ces mémoires. Il aimait la personnalité de cet Oexmelin (1), ancien agent de la Compagnie des Indes, ancien esclave, ancien flibustier, qui avait laissé des récits passionnants de la vie des flibustiers et des boucaniers. Après avoir feuilleté le tome III, Maxence ajouta : « Voilà, j'ai trouvé! Oui, c'est bien cela. Tu vois, Oexmelin parle assez longuement des capitaines Rosé, Picard et Desmarest. Il les montre traversant à pied l'isthme de Panama, avec deux cent soixante-quatre hommes.... Tiens, un peu plus loin il raconte, après la prise de Panama, l'histoire du navire espagnol disparu avec le butin.... Mais sa version n'est pas la même que celle de Desmarest. Il semble persuadé que ce sont les Espagnols euxmêmes qui ont pris la fuite sur le Salvaciôn. Il faut croire que Desmarest ne l'avait pas mis dans la confidence. » Épaule contre épaule, les deux amis poursuivaient leur lecture. Tout à coup, Maxence s'écria : « Ça, c'est formidable! Oexmelin dit que Desmarest a sauté avec son navire dès son retour à Chagres ! — Mais alors, fit Didier, si Desmarest est mort à ce moment-là.... — Si Desmarest est mort à ce moment-là, précisa Maxence en martelant les syllabes, cela signifie qu'il n'est jamais retourné aux Galapagos. Et nous, nous pouvons être presque certains que la troisième cachette n'a jamais été découverte! » Ils se regardèrent avec un sourire, les yeux brillants. Maintenant, ils tenaient la preuve que toute cette histoire de trésor n'était pas une invention. Mais certains détails leur manquaient encore. (1). Alexandre Olivier Oexmelin est un personnage réel qui a laissé effectivement des ouvrages sur les aventuriers de la mer au XVII e siècle.

« Cette vieille femme doit savoir bien d'autres choses, dit Maxence. Nous allons l'interroger. » 113

Ils descendirent dans la cabine, écartèrent le rideau. La blessée était toujours plongée dans la même somnolence. Ils décidèrent d'attendre qu'elle se réveillât. Mais elle continua de somnoler de la sorte tout l'après-midi et toute la nuit. Elle était si vieille, si faible! Allait-elle rendre le dernier soupir sans révéler dans tous ses détails le secret de Dad?

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CHAPITRE X MADGE et Didier, ainsi que les deux matelots, passèrent toute la journée sur le Grèbe, à surveiller les silhouettes suspectes qui rôdaient sur le rivage et dont certaines s'aventuraient parfois sur le wharf. Pour Maxence et pour Didier, cette attente avait quelque chose d'intolérable. En calculant au plus juste, ils estimaient qu'ils ne pouvaient pas rester plus de deux ou trois jours aux Galapagos, s'ils voulaient garder quelques chances d'être de retour en France à cette date obsédante du Ier septembre. Enfin, à la tombée de la nuit, la vieille femme rouvrit les yeux. Avertis par Curabec, Maxence et Didier descendirent dans la cabine, écartèrent le rideau, non sans s'être assurés MAXENGE

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au passage que Tanche était allongé sagement sur sa couchette. La vieille femme regarda les Français avec étonnement. Puis elle parut les reconnaître et, tout en s'exprimant avec volubilité en espagnol, elle tendit vers eux ses mains parcheminées. Maxence dit à Didier : « Va chercher Etchéto. Il nous servira d'interprète. » Didier revint un moment plus tard avec le matelot basque. La vieille femme parlait toujours. Etchéto s'approcha d'elle, lui adressa quelques mots en espagnol. Elle changea d'expression, eut un bref sourire, s'accrocha au bras du jeune homme et, sans paraître prendre garde aux questions qu'il lui posait, elle se remit à parler de plus belle. « Que dit-elle? » demanda Maxence. Etchéto ne répondit pas. Il tendait une oreille attentive aux propos de la vieille femme et, petit à petit, une expression de stupeur se peignait sur son visage. Maxence s'impatientait : « Mais enfin que dit-elle? » Etchéto secoua la tête, se redressa. « C'est effarant! » murmura-t-il. De nouveau, il se pencha, tendant avidement l'oreille aux propos saccadés de la vieille femme. Un mot, qu'elle répéta à plusieurs reprises, capta l'attention de Maxence : « Ne fait-elle pas allusion à Dad? — Bien sûr, répondit le matelot. Elle ne parle même que de ce Dad, son mari, paraît-il. — Son mari? » s'exclama Maxence. Il jeta à Didier un coup d'œil intrigué. Mais il n'eut pas le temps d'échanger un mot avec lui. Etchéto commençait à traduire les propos décousus qu'il entendait : « Dad avait les papiers.... Il les a trouvés dans une bouteille qui flottait..., une bouteille qui avait été enterrée.... La mer avait

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rongé la terre.... Il fallait aller à l'île Bindloé. Dad a construit un bateau.... Trois ans pour faire ce bateau! Il n'avait rien dit à personne.... C'est que les autres, il faut comprendre..., ils vous couperaient la gorge pour dix dollars! Dad est parti seul.... Mais les récifs.... Le bateau a coulé! » Didier souffla à l'oreille de Maxence : « C'est conforme au récit de Dad dans la revue américaine. — Tais-toi et écoute! » ordonna Maxence. Etchéto continuait à traduire : « Dad voulait faire un autre bateau.... Mais il était trop vieux..., il n'avait plus de forces.... Un soir, deux péons sont venus. Ils demandent : « Pourquoi essai es-tu de construire « un nouveau bateau? » Dad se méfiait. Mais ils lui ont fait boire du rhum.... Les canailles! Alors Dad a parlé. Ils lui ont offert de l'aider à trouver le trésor. Ils disaient : « Montre-nous les papiers. » Mais Dad a compris. Il a refusé! » De grosses larmes s'étaient mises à couler sur le visage de la vieille femme. Sa voix se cassa, ne fut plus qu'un murmure. Etchéto s'était penché un peu plus. Il avait cessé de traduire. Maxence lui posa la main sur l'épaule : « Eh bien, que dit-elle? — C'est affreux ce qu'elle raconte, commandant! Elle dit qu'un autre soir, il y a trois mois, ils sont revenus. Ils ont saisi Dad. Ils ont voulu l'obliger à révéler son secret. Comme il s'obstinait à refuser.... — Continue. — Ils l'ont malmené, brutalisé, laissé pour mort! » ajouta le Basque avec indignation. Maxence, blême, pensait à Madge.... « Qui sont ces péons qui ont brutalisé Dad? demanda-t-il. — Elle ne l'a pas dit. — Demande-le-lui. » Etchéto posa la question. Mais la vieille femme, sans répondre, poursuivait son récit. Dad avait encore un souffle de

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vie. Il en avait profité pour indiquer à sa femme l'endroit où il avait placé les « papiers » (en réalité, il s'agissait du vélin dont Maxence et Didier étaient maintenant en possession), et il lui avait appris, en anglais et en français, les mots qu'elle devrait employer pour se faire comprendre au cas où des étrangers viendraient dans l'île : « Emmenez-moi, j'ai les papiers. » Puis Dad avait fermé les yeux pour ne plus les rouvrir. Seule dorénavant, la vieille femme s'était mise sous la protection du gouverneur Rocheray, lequel avait tenté de capturer les meurtriers de Dad. Mais ceux-ci avaient provoqué une révolte des péons. Le gouverneur ne disposait que de deux fusils. Que pouvait-il faire contre cette horde déchaînée? Le sang avait coulé dans toute l'île, les cases flambaient. C'est alors que la vieille avait simulé la folie. En agissant ainsi, elle obéissait moins au désir de survivre qu'à celui d'être en mesure de faire châtier un jour les coupables.... Comme elle se taisait, Maxence se tourna vers Etchéto : « Le gouverneur Rocheray n'a donc rien fait pour elle? » Etchéto n'eut même pas besoin de traduire cette question. La vieille femme avait entendu le nom du gouverneur. « El señor Rocheray! s'écria-t-elle avec un rire strident. Muerte!... El señor comisario? Muerte! - Je ne comprends pas, dit Maxence. Si le gouverneur et le commissaire sont morts.... Car c'est bien cela qu'elle vient de dire, n'est-ce pas, Etchéto? — Oui, commandant. — Si le gouverneur et le commissaire sont morts, qui sont donc les deux hommes avec lesquels nous avons dîné avant-hier, ceux près de qui Madge vit dorénavant? » Dans sa hâte de savoir, Maxence secouait le bras d'Etchéto. Le matelot posa la question. « Eh bien? fit Maxence d'une voix que l'angoisse altérait. — Ce sont les meurtriers du vieux Dad! » dit le Basque en traduisant la réponse que la vieille femme venait de lui faire.

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Maxence, à cette révélation, parut chanceler. Mais il se maîtrisa, tourna les talons et se dirigea vers l'armoire aux armes. Didier le rejoignit : « Que vas-tu faire? — Leur reprendre Madge! » répondit Maxence. Il ouvrit l'armoire, y prit un fusil et vérifia qu'il était chargé. Didier, lui, avait son pistolet. Les deux amis achevaient de vérifier leurs armes et allaient se diriger vers l'escalier, lorsqu'un appel venu d'en haut les cloua sur place : « Commandant, à moi! » C'était la voix de Curabec. Elle fut suivie par un choc contre la coque du Grèbe. Une bouteille posée sur la table de la cabine se renversa et tomba sur le plancher, tandis que le pont résonnait comme s'il avait été martelé par des pas précipités. « A moi, commandant! » hurlait Curabec. Puis sa voix fut couverte par le claquement d'un coup de feu. * * * Que s'était-il donc passé pendant que Maxence et Didier écoutaient les révélations de la vieille femme? Dehors, la nuit était très sombre. Curabec, de garde sur le pont, s'était installé à l'avant du yacht. Pour n'avoir aucun sujet de distraction, il avait éteint sa pipe et, l'oreille tendue, il essayait de capter les moindres bruits. L'atmosphère de la nuit était immobile et pesante. Et les eaux étaient si calmes que le Grèbe, mouillé sur son ancre, semblait échoué. De temps à autre, des phosphorescences cernaient ça et là les récifs de coraux. Soudain, Curabec tressaillit. Il lui semblait entendre un bruit presque imperceptible, comme celui d'un corps porté par le courant. « II y a certainement quelqu'un qui se dirige vers nous », pensa le Breton. Il se pencha un peu plus et demanda à mi-voix : « Qui va là? »

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Il n'obtint pas de réponse, mais il crut distinguer une forme blanchâtre qui se laissait couler et disparut aussitôt. « Bah! ce doit être une tortue », se dit-il. Le silence redevint total. Mais il ne fut que de courte durée. Cette fois, Curabec perçut un cliquetis, comme si quelqu'un touchait la chaîne de mouillage. De nouveau, il se pencha sur l'étrave du yacht. Et il constata avec étonnement que la chaîne, invisible jusque-là, paraissait maintenant enduite de phosphore et se prolongeait sous la surface de l'eau en un sillon bleuâtre. Puis il crut s'apercevoir que le Grèbe bougeait.... Était-il le jouet d'une illusion? Pour s'en assurer, il se coucha sur le pont et plongea sa main droite dans l'eau. Non, il ne s'était pas trompé. Il sentait la résistance d'un très léger courant. « Ma parole, grommela-t-il, nous chassons sur l'ancre ! » Il se redressa, empoigna la chaîne et tira dessus pour vérifier si l'ancre mordait toujours.... Mais elle ne mordait plus. La chaîne était molle! « Qu'est-ce que ça veut dire? » murmura Curabec. Il secoua la chaîne. Alors, il se rendit compte, à son tracé phosphorescent, qu'au lieu de descendre comme toujours presque verticalement vers le fond, elle dessinait une courbe, puis remontait un peu plus loin.... Alarmé, il se dit : « Il faut que j'aille prévenir le commandant! » Mais c'était déjà trop tard. A quelques mètres de lui, se dressaient les pilotis du wharf et, sur le wharf, attendaient des péons grimaçants! Du coup, Curabec comprit. L'un des péons, profitant de l'obscurité, s'était approché du Grèbe à la nage. Il portait un filin dont l'extrémité demeurait entre les mains des péons postés sur le wharf. Il avait noué ce filin sur la chaîne. Alors, ses compagnons avaient commencé de tirer aussi doucement que possible. Lorsque l'ancre avait été décrochée, ils avaient continué de tirer... jusqu'au moment où le yacht avait presque touché l'appontement!

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Tout cela, Curabec venait de le comprendre dans un éclair. Il appela à l'aide, et c'était cet appel que Maxence, Didier et Etchéto avaient entendu. Lorsqu'il vit le yacht collé à l'appontement et le groupe compact des péons, Curabec tira un coup de feu en l'air. Mais plusieurs des assaillants, serrant dans leurs poings des poignards, sautèrent sur le pont du yacht. Combien étaient-ils? Une dizaine peut-être. Curabec leur lâcha un deuxième coup de fusil, n'hésitant pas cette fois à tirer dans le tas. Un péon tomba. Mais les autres s'avançaient, menaçants. Alors, le Breton recula. Ce fut à ce moment qu'une fusillade, derrière lui, éclata. Maxence, Didier et Etchéto venaient de surgir à leur tour sur le pont. Il était temps! Immédiatement, la bataille fit rage. Mais, dans ce combat de près, les Français durent promptement abandonner leurs armes à feu. Ou du moins ils s'en servirent comme de massues. Ils frappaient à droite et à gauche, à tour de bras, avec des grognements qu'accompagnaient les cris de rage de leurs adversaires. Jusqu'ici, une dizaine de péons avaient sauté sur le Grèbe. Etchéto eut une inspiration. Se saisissant d'une gaffe, il l'appuya contre un pilier de l'appontement et poussa de toutes ses forces. Immédiatement, le yacht s'écarta du wharf. Voyant cela, les assaillants craignirent d'être définitivement séparés des autres péons demeurés sur l'appontement. Alors, sous l'avalanche de coups de crosse qui continuait à pleuvoir sur eux, ils commencèrent à battre en retraite vers l'avant du Grèbe. Puis, l'un après l'autre, ils plongèrent dans l'eau. Certains sans doute se noyèrent. Les autres nageaient vers l'appontement avec l'énergie du désespoir. L'attaque avait échoué. Dans la première lueur de l'aube, Maxence, Didier et les deux matelots, le visage en sueur, se regardèrent. Ils l'avaient échappé belle. Car ils pouvaient se rendre compte maintenant que, sur l’appontement,

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L' « Amamntho » rejoignit le « Salvación » dès le troisième jour.

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il y avait au moins une cinquantaine de péons. Si ces gens avaient réussi à sauter tous sur le yacht.... Maxence se tourna vers Etchéto. « Tu as eu une riche inspiration en éloignant le Grèbe de l'appontement, lui dit-il. Sinon, je ne sais pas ce que nous serions devenus. » Il allait continuer à parler. Mais des cris aigus lui parvinrent de la cabine. C'était la vieille femme qui criait et semblait appeler au secours. Les quatre Français se précipitèrent vers l'escalier. Lorsqu’ils arrivèrent dans la cabine, un spectacle inattendu les immobilisa. Le gouverneur et le commissaire, ou plutôt les deux hommes qui se faisaient passer pour tels, étaient là, étreignant dans leurs mains des poignards et, d'un bond, en voyant apparaître les Français, ils s'étaient réfugiés au fond de la cabine. Plus audacieux sans doute que les autres péons, ils avaient profité de la bataille pour se glisser jusque-là! Ils avaient évidemment voulu faire la leçon à la vieille femme, espérant qu'elle n'avait pas encore parlé. Mais ils s'étaient trompés dans leurs calculs. La vieille femme avait parlé! Maxence et Didier savaient à quoi s'en tenir sur le compte de ces deux aventuriers. Ils savaient qu'ils avaient devant eux les meurtriers de Dad. Mais ceux-ci n'étaient-ils pas maintenant les meurtriers de la vieille femme? Le « gouverneur » et le « commissaire » se ramassaient sur eux-mêmes, comme des fauves prêts à bondir. Maxence s'avança, pointant son fusil dans leur direction. « Lâchez vos poignards, ordonna-t-il. Sinon, nous faisons feu sur vous. » A contrecœur, les deux bandits laissèrent tomber leurs poignards sur le plancher. Didier s'était approché de la vieille femme. Elle avait sur sa couchette une immobilité de statue. Ses yeux étaient fixes, ses mains crispées sur sa poitrine. Son visage gardait une expression d'épouvante. 123

« Est-elle blessée? demanda Maxence. — Non, répondit Didier. Ils n'ont pas eu le temps. Mais elle est morte. Elle a dû mourir de frayeur en les voyant apparaître.» Il se redressa et grommela, furieux, en regardant les bandits : « Voilà des gens qui méritent largement de connaître le même sort que leurs victimes! — Sans aucun doute, répondit Maxence;. Mais nous avons besoin d'eux. Tu oublies qu'il reste quelqu'un à délivrer. — C'est vrai, murmura Didier. — En admettant qu'il en soit encore temps ! » conclut Maxence. Il se tourna vers Curabec et Etchéto et leur dit : « Ficelez-moi ces deux scélérats et montez-les sur le pont. J'ai des questions à leur poser. » Avec un plaisir évident, Curabec et Etchéto ligotèrent le « gouverneur » et le « commissaire ». Puis, sans trop de ménagements, ils les poussèrent sur le pont et les jetèrent au pied du mât. * * * Le jour s'était levé depuis longtemps. Et cela faisait une demiheure au moins que Maxence interrogeait les prisonniers. Il leur avait demandé à maintes reprises des renseignements sur la disparition du vrai gouverneur et du vrai commissaire. Maintenant, il les questionnait sur Madge. Le « gouverneur » s'était contenté de répliquer qu'elle n'était plus à l'hacienda. Dans ces conditions, où était-elle? Mais le « gouverneur » et le « commissaire » semblaient avoir décidé de s'enfermer dans un mutisme buté. Or, Maxence avait tout lieu de craindre pour Madge. Qu'avaitelle pu devenir entre les mains de ces redoutables bandits qui avaient au moins sui la conscience trois meurtres, dont celui du vieux Dad? Ils avaient sans doute espéré utiliser Madge comme otage, pour faire pression sur les

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Français au cas où leur raid sur le Grèbe échouerait. lis n'avaient oublié qu'un détail : ils risquaient de tomber aux mains de leurs adversaires. C'était exactement ce qui s'était produit. Ils étaient prisonniers des Français. A deux ou trois reprises, depuis le début de l'interrogatoire, Tanche était apparu sur la plus haute marche de l'escalier de la cabine. Il était livide. Mais, chaque fois, d'un. geste impérieux, Curabec l'avait obligé à replonger dans la cabine. En réalité, l'usurier, terrorisé, s'était caché pendant toute l'attaque du yacht derrière sa couchette, se faisant aussi petit que possible. Mais, maintenant, il désirait prendre l'air et voulait aussi satisfaire sa curiosité.... Jusqu'ici, Maxence n'avait pas réussi à tirer les prisonniers de leur mutisme. « Où est Mlle Rocheray? » demanda-t-il pour la vingtième fois. Les prisonniers gardèrent le même silence. Curabec s'approcha. « Faites excuse, commandant, dit-il. Je connais un moyen, moi, de leur délier la langue. — Vraiment? demanda Maxence. — Et même de la leur faire tirer long comme ça ! — Alors, vas-y! » ordonna Maxence. Les prisonniers avaient-ils compris? Ils tressaillirent et roulèrent des prunelles épouvantées. Ils regardaient de tous côtés, avec l'expression de bêtes traquées. Pendant ce temps, Curabec avait détaché deux drisses et fait des nœuds coulants à leur extrémité. Puis il passa les nœuds au cou des bandits. Après quoi, aidé d'Etchéto, il saisit le bout du palan. Et il annonça : « Paré pour la manœuvre, commandant. » Sur le wharf, les péons qui avaient participé à l'attaque et qui restaient là en un groupe compact, avaient eux aussi compris ce qui allait se passer. Ils brandissaient le poing, vociféraient des injures. Quant aux deux prisonniers, ils se rendaient compte que, s'ils s'entêtaient dans leur silence, ils seraient pendus 125

haut et court, comme on pendait jadis en mer les pirates. Le « gouverneur » fit signe qu'il était prêt à parler. « Je savais bien que vous finiriez par être raisonnables, dit Maxence. Mais attention : pas de mensonges! Sinon, ce ne serait que partie remise. Où est Mlle Rocheray? — A l'hacienda, répondit le « gouverneur ». — Vous l'avez enfermée avant de partir? » Le «gouverneur» secoua la tête. « Enfermée? répéta-t-il. Elle a bien su s'enfermer toute seule, et pourtant je ne lui voulais que du bien! Elle m'a reçu à coups de pistolet! » Maxence était de plus en plus intéressé. Quelle bonne inspiration il avait eue de laisser à Madge son propre pistolet et plusieurs chargeurs! Il aurait pu poser d'autres questions au « gouverneur ». Mais il avait hâte maintenant de conclure. « Nous allons nous rendre, mon ami et moi, près de Mlle Rocheray, dit-il. Donnez des instructions à vos hommes pour qu'ils nous amènent trois poneys sellés. Dès qu'ils auront amené les poneys sur le wharf, ils devront se retirer tous sans exception et disparaître. Si nous en rencontrons un seul sur notre chemin, nous tirerons sans avertissement. Quant à vous, vous resterez ici, sur le yacht, comme otages. Et, dans deux heures au plus tard, si nous ne sommes pas revenus, mon ami et moi, nos matelots vous régleront votre compte sans la moindre hésitation. Vous avez bien compris? — Oui », grommela le « gouverneur ». Il se tourna vers les péons et leur répéta en espagnol les instructions de Maxence. Celui-ci interrogea Etchéto du regard. « Oui, commandant, dit le Basque. Il a exactement répété vos instructions. » Au bout de dix minutes, trois poneys sellés étaient amenés sur le wharf. Après quoi, les péons commencèrent à s'éloigner, lentement et comme à contrecœur, ou plutôt comme s'ils avaient encore espéré que le « gouverneur » les rappellerait.

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Les deux prisonniers furent confiés à la garde d'Etchéto. Au moment où Maxence et Didier sautaient dans le youyou, Tanche apparut de nouveau au haut de l'escalier. Et il eut un sourire en voyant les prisonniers solidement ficelés au pied du mât, sous la garde d'Etchéto. Alors, il redescendit dans la cabine et se replongea dans la lecture d'un petit lexique franco-espagnol qu'il avait trouvé quelques jours plus tôt dans la bibliothèque du bord, et pour lequel il semblait marquer un intérêt croissant.... Au même instant, le youyou, conduit par Curabec, atteignait l'appontement. Maxence et Didier sautèrent sur les planches. Quelques secondes plus tard, ils étaient en selle, Didier tenant le troisième poney par la bride. Puis ils commencèrent leur voyage vers le cœur de l'île. Voyage non seulement périlleux, mais inquiétant. Le « gouverneur » avait bien transmis les ordres de Maxence. En effet, aussi loin que pouvait porter le regard, pas un poncho, pas une silhouette humaine en vue. Les péons semblaient s'être volatilisés. Les sentiers étaient déserts, les portes des cases fermées. On apercevait seulement, sur les pentes volcaniques, des bœufs et des taureaux au pâturage. Maxence et Didier allaient, le doigt sur la détente de leurs armes. Il leur fallut presque une heure de marche pour arriver dans les parages de l'hacienda. Là aussi, tout était désert, les fenêtres et les portes closes. Maxence connut un instant d'angoisse. Si le « gouverneur » avait menti? S'il avait caché Madge dans un autre repaire? Mais Maxence ne resta pas longtemps dans le doute. Soudain une voix cria, venant de l'hacienda : « Halte! » Les deux amis s'arrêtèrent instinctivement. Cependant, leur hésitation fut de courte durée. Ils avaient l'un et l'autre reconnu la voix de Madge. Ils mirent leurs poneys au galop. 127

Je décidais défaire transporter le trésor dans une des îles Galapagos

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Mal leur en prit ! Par une fenêtre entrouverte, une main se tendait, serrant un pistolet. Puis un coup de feu éclata. Les poneys eurent peur, se cabrèrent. Didier réussit à rester en selle. Mais Maxence, vidant les étriers, roula sur le sol. Didier cria : « Mais, mademoiselle, que faites-vous? Ne tirez pas! Vous venez de blesser mon ami ! » Il y eut, à l'intérieur de l'hacienda, une sorte de remueménage, comme si l'on déplaçait des meubles. Puis, à ce remueménage, succéda un bruit de verrous. Et la porte de l'hacienda s'ouvrit. Madge s'arrêta sur le seuil, le pistolet toujours à la main. « Etes-vous vraiment blessé! demanda-t-elle d'une voix tremblante. — Non, dit Maxence qui s'était déjà relevé. Mais la balle m'a sifflé aux oreilles! » La jeune fille était si émue qu'elle chancelait. Maxence dut la soutenir. « Il faut que je vous explique, dit-elle. L'autre soir, après votre départ, j'étais dans ma chambre. Tout à coup, des pas ont fait craquer le couloir, se sont arrêtés devant ma porte. C'étaient le « gouverneur » et plusieurs de ses compagnons. Ils croyaient que je dormais. Ils ont tenu là une sorte de conférence, pendant quelques instants. Jusque-là, je n'éprouvais que de la répulsion pour le « gouverneur ». Il correspondait si peu à l'idée que je m'étais faite du frère de mon père! Je ne comprends pas l'espagnol, sauf quelques mots. Mais c'est le ton de violence de cette conversation dans le couloir, à deux pas de moi, qui m'a alertée. Puis, à plusieurs reprises, le « gouverneur » a prononcé votre nom, le mien, celui de M. Dramont. Alors.... » Maxence interrompit la jeune fille : « Nous n'avons pas une minute à perdre, dit-il. Il faut que nous retournions au port. Si vous le voulez bien, Madge, vous nous raconterez le reste en route. » La jeune fille courut chercher sa valise. Mais, comme

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elle ne pouvait s'embarrasser d'un objet aussi volumineux, Maxence et Didier l'aidèrent à trouver dans l'hacienda deux sacs et à y placer ses vêtements de rechange et ses objets personnels. Puis les deux amis se chargèrent chacun d'un sac qu'ils accrochèrent à leur selle, et, dès que Madge fut installée sur son poney, les trois jeunes gens reprirent le chemin du port. Comme au voyage d'aller, la voie était libre. Pas une silhouette dans les buissons et sur les pentes, pas une case dont la porte fût ouverte. Madge raconta son histoire. « J'ai compris, dit-elle, que dans l'esprit du gouverneur et du commissaire vous étiez condamnés. Ils croyaient que je dormais. Mais, à travers la cloison de ma chambre, je les ai entendus dire : « Maintenant, la vieille a dû mettre les « Français au courant. S'ils lèvent l'ancre, ils nous dénon-« ceront aux autorités de Guayaquil. Il faut qu'ils restent « ici. » J'ai compris encore qu'ils voulaient se servir de moi pour vous attirer sur le wharf et vous capturer. Aussi, quand ils se sont approchés de ma chambre, je me suis barricadée. Dieu merci, j'avais votre pistolet. A ce propos, il faut que je vous le rende, ajouta-t-elle en tendant l'arme à Maxence. Je n'en ai plus besoin.... Je les ai menacés de tirer à travers la porte. Ils ont voulu passer par la fenêtre. Cette fois, je n'ai pas hésité à presser sur la détente. Je crois qu'ils ne s'attendaient pas à cela. — J'ai été bien inspiré en vous donnant mon pistolet, dit Maxence. Qu'ont-ils fait ensuite? — Ils n'ont pas insisté. Ils semblaient pressés de se rendre au port. Ils sont partis. Mais je crois que je l'ai échappé belle. — Vous pouvez le dire. Car il y a une chose, Madge, que vous ignorez. Ces hommes sont des bandits. Pour exercer le pouvoir dans l'île et la mettre en coupe réglée, ils n'ont rien trouvé de mieux que de déclencher un soulèvement des péons et d'abattre eux-mêmes le vrai gouverneur — votre oncle, Madge! — et le vrai commissaire. Mais ils ont un autre meurtre sur la conscience : celui du vieux Dad. Enfin,

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tout à l'heure, ils ont fait mourir de peur la veuve de Dad par leur seule apparition sur le Grèbe. - Maintenant, où sont-ils? demanda la jeune fille en s'efforçant de maîtriser son épouvante. Sur le yacht. Curabec et Etchéto veillent sur eux et ont ordre de les exécuter s'il nous arrive quelque chose. » Sur l'appontement, les trois jeunes gens mirent pied à terre, abandonnèrent les poneys et sautèrent dans le youyou où Curabec les attendait avec impatience. « Savez-vous, commandant, que vous arrivez pile? fit le Breton. — Pourquoi? demanda Maxence. — Il y a exactement une heure cinquante-sept minutes que vous êtes parti avec M. Dramont. En reparaissant maintenant, vous sauvez la vie aux deux prisonniers. Dans trois minutes, nous exécutions votre ordre, commandant : les prisonniers dans la rade, avec du plomb dans les côtes ! — C'est bien ainsi que je l'entendais, Curabec », dit Maxence. Le matelot, avant de saisir les avirons, dit à Madge : « Heureux de vous revoir, mademoiselle. Vous nous avez donné de l'inquiétude. » Le youyou accostait déjà le Grèbe. Les prisonniers, toujours assis au pied du grand mât, eurent une expression de soulagement en revoyant indemnes Maxence, Didier et Madge. Sans doute avaient-ils cru que Maxence les libérerait sur-le-champ, car, lorsqu'ils virent que le jeune homme ne se souciait pas d'eux plus que d'une guigne, ils se récrièrent : « Eh bien, commandant, et nous? » Maxence se retourna : « Que désirez-vous? — La liberté, parbleu! répliqua le « gouverneur ». —- Je vous ai promis la vie sauve si Mlle Rocheray n'avait subi aucun mauvais traitement. Mais je ne vous ai pas promis la liberté. » 132

« Inutile d'insister. Je vous garde. J'ai besoin de vous. J'ai encore affaire dans une autre île de l'archipel. Votre présence sur le Grèbe sera pour nous une protection. Si les péons ne tentent rien contre nous, je vous ramènerai à San Cristobal dès que j'en aurai fini avec les Galapagos. Si nous sommes attaqués ou simplement gênés dans notre entreprise, c'est vous qui paierez. En somme, vous allez jouer auprès de nous le rôle que vous vouliez imposer à Mlle Rocheray, celui d'otage. Ce n'est que justice, n'estce pas? » Les deux bandits n'osaient plus protester, mais ils grommelaient des injures. Maxence se tourna vers ses matelots : « Enfermez-moi ces deux scélérats dans la cale et que je n'entende plus parler d'eux jusqu'à nouvel ordre. » Il y avait, en prolongement de la cabine, sous l'avant du yacht, une sorte de cale, un réduit plutôt où étaient entreposés les bagages et la réserve de vivres. C'est là que le « gouverneur » et le « commissaire » furent conduits par Curabec et Etchéto. Lorsqu'ils traversèrent la cabine et se dirigèrent vers la porte basse de la cale, Tanche, assis sur sa couchette, les regarda passer avec une expression bizarre. Vingt minutes plus tard, le Grèbe levait l'ancre et sortait du port de San Cristobal. Mais, à un kilomètre du port, il s'arrêta. Un observateur placé sur le wharf aurait pu voir l'équipage rassemblé sur le pont du yacht, puis les deux matelots pousser par-dessus bord une forme roulée dans une voile. C'était la veuve du vieux Dad qui gagnait sa dernière demeure. La cérémonie terminée, le Grèbe reprit le vent et mit le cap au nord, à la recherche de l'île Bindloé.

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CHAPITRE XI LA GROTTE trois jours, le Grèbe errait dans un dédale d'îlots abrupts et grisâtres que rien ne distinguait les uns des autres. Didier était à la barre. Maxence, assis près de lui, le front soucieux, étudiait et comparait sans cesse les cartes marines et le plan grossièrement tracé sur le document rédigé par le flibustier Pierre Desmarest. « Cette fois, dit-il tout à coup, l'île qui est devant nous est bien Bindloé. Mais alors où est le mouillage? » En effet, à quelques centaines de mètres, se dressaient de hautes et sombres falaises de basalte dans lesquelles il était impossible d'apercevoir la moindre faille, le moindre couloir. De plus, depuis le lever du jour, c'est-à-dire depuis deux heures environ, le vent était tombé, la chaleur était DEPUIS

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suffocante, et le yacht, voiles clapotantes, dérivait lentement sur une mer d'huile. Tanche passa soudain la tête à l'entrée de la cabine, le visage en sueur. « Vos deux prisonniers étouffent dans la cale! dit-il de sa voix aigre. Il serait humain de les.... » Maxence lui coupa la parole : « Avec des gens comme cela, Tanche, il ne peut pas être question d'humanité. Ils ont trois morts violentes sur la conscience, et probablement quelques autres que nous ne connaissons pas. Ils devraient au contraire se féliciter de ne pas déjà se balancer au bout d'une corde! » Maxence avait du mal à contenir sa colère, et il aurait pris envers les prisonniers des mesures peut-être plus sévères encore si son regard à cet instant n'avait rencontré celui de Madge. La jeune fille se tenait sur le pont, près du mât. En entendant le bruit de la discussion, elle s'était retournée, et il y avait dans son expression quelque chose qui ressemblait à un appel à la patience. « Elle a raison, se dit Maxence. Nous n'avons pas le droit de faire justice nous-mêmes. » Il ordonna à Etchéto : « Ouvre le panneau. » C'était un panneau placé juste au-dessus de la cale, à l'avant du yacht. Etchéto exécuta immédiatement l'ordre qui venait de lui être donné. Mais, dès que le matelot basque se fut éloigné, Tanche s'approcha du panneau, s'assit sur le bord, se pencha sur la cale et, son lexique franco-espagnol à la main, se mit à bavarder avec les prisonniers. « Qu'est-ce qu'il fabrique? demanda Maxence, étonné. — Il s'instruit, commandant, répondit Etchéto. Il apprend l'espagnol, pour tuer le temps sans doute. — Qu'est-ce qu'il dit? » Etchéto tendit l'oreille et traduisit : « Ce gigot n'est pas assez, cuit.... Voulez-vous me passer le sucre? Ce sont des phrases qu'il a dû trouver dans le petit livre qu'il tient à la main. 135

— Et les prisonniers, qu'est-ce qu'ils répondent? — Ils n'ont pas l'air content, bien que ce ne soit pas la première fois que M. Tanche essaie de bavarder avec eux. Ils viennent de répondre : « Si nous te tenions dans un coin, vieille ganache, la peau ne te resterait pas longtemps sur les os! » Cette réplique des prisonniers fit rire Maxence, Didier et Madge elle-même, tandis que Tanche, impassible, continuait, malgré les rebuffades de ses interlocuteurs, à prendre sa leçon d'espagnol.... Une minute après, Maxence se dressa soudain, tendant le bras vers les falaises, et dit : « II y a une crique là-bas, entre ces deux pitons! » Tout le monde se tourna dans la direction indiquée. Tanche lui-même interrompit son dialogue avec les prisonniers et se redressa. Et, dans sa précipitation, il laissa tomber de son lexique — fut-ce par maladresse? - - une feuille de papier pliée en quatre qui disparut dans la cale. Comme il n'y avait toujours pas de vent, Curabec et Etchéto empoignèrent des avirons et souquèrent ferme pour rapprocher le Grèbe de l'île et l'engager dans un goulet étroit et contourné, encaissé entre des falaises presque verticales et des récifs de coraux. A bord, chacun vibrait d'espoir. « Cette fois, dit Maxence après un dernier coup d'œil au plan de Pierre Desrnarest, je crois que nous tenons un mouillage! » Le goulet, plein de coudes et de détours, semblable en somme à un fjord norvégien, s'enfonçait profondément dans l'île. L'eau était calme. Le yacht allait lentement, se frayant avec prudence un chemin entre les rochers qui émergeaient ça et là. Didier était toujours à la barre. Madge s'était rapprochée de Maxence. Les trois jeunes gens, tendus à l'extrême, regardaient à droite et à gauche, observaient cette île étrange, ces falaises silencieuses, cette terre perdue au cœur du Pacifique et qui n'avait sans doute jamais été habitée que par des oiseaux. Au bout d'une demi-heure de ce voyage sur l'eau sans ride du 136

goulet, les falaises sur la droite s'abaissèrent. Puis une trouée apparut et, dans cette trouée, scintillait une petite plage de sable fin. Maxence montra à Didier et Madge le plan de Pierre Desmarest. « Vous voyez, leur dit-il, cette plage est indiquée sur le plan par un pointillé. » Mais, tous les trois, ils sursautèrent. A mesure qu'ils se rapprochaient, ils distinguaient tout en haut de la plage, près d'un groupe de rochers, des objets singuliers. Ils crurent d'abord qu'il s'agissait de carcasses de ces mammifères géants qui hantent le Pacifique, baleines ou cachalots. Mais bientôt ils se rendirent compte que ces carcasses blanchâtres n'étaient autres que les débris de trois canots de forme très ancienne, remontant sans doute au XVIe siècle. On apercevait même, près des canots, des anneaux de chaînes et une ancre rongés de rouille. « Desmarets et ses hommes seraient donc revenus? murmura Didier. — Je ne le crois pas, répondit Maxence. Oexmelin assure que Desmarest est mort à Chagres. Ces canots ne peuvent donc être les siens. Mais ce qui est certain, c'est que les gens qui ont voulu visiter Bindloé, dans le cours du XVIe siècle, n'en sont jamais repartis. » Il réfléchit un instant et dit : « Nous allons jeter l'ancre ici. Curabec et Etchéto resteront à bord. Inutile de serrer les voiles. Nous ne resterons sans doute que quelques heures dans cette île. Toi et moi, Didier, nous allons prendre le youyou et descendre à terre. Je ne pense pas que nous soyons dérangés. Néanmoins, prenons des armes. On ne sait jamais. » Les ordres donnés par Maxence furent promptement exécutés. Curabec et Etchéto mouillèrent l'ancre. Tanche fut invité à regagner la cabine. Puis Maxence et Didier, pourvus l'un d'un pistolet, l'autre d'un fusil, sautèrent dans le youyou. Au moment où ils allaient se diriger vers le rivage, Madge, restée sur le pont, 137

leur dit d'un ton de reproche : « Vous m'oubliez! Vous ne voulez pas de moi? » Maxence se retourna. « Venez », dit-il en tendant la main. Il ne fallut qu'une demi-minute au youyou pour atteindre la plage. Maxence et Didier tirèrent l'embarcation sur le sable. Puis ils s'approchèrent des canots, en examinèrent les vestiges. Maxence donna un coup de pied dans les planches pourries. « C'est bien ce que je pensais, dit-il. Il y a au moins deux siècles que ces canots sont à cet endroit. Depuis lors, l'île n'a reçu d'autres visiteurs que les péons qui ont trouvé deux des cachettes.» Soudain, Didier eut une exclamation de stupeur, il se baissa et ramassa, dans l'une des carcasses, un objet qu'il posa dans le creux de sa main. « Cela paraît être de l'or! dit-il. - Oui, dit Maxence, c'est de l'or. Et c'est très probablement un maillon ayant appartenu à l'une de ces chaînes comme en portaient au cou les Espagnols du XVII e siècle. Mais ne nous attardons pas ici. » Il jeta un nouveau regard au plan de Pierre Desmarest et ajouta : « Voici le pointillé de la plage. Les trois croix indiquant les cachettes sont presque sur la même ligne. Deux sont vides. Lesquelles? En-tout cas, voici la première... puis la deuxième.... La troisième est tout en haut du plan.... Maintenant, mes amis, suivez-moi. » II se mit en marche, suivi de Madge et de Didier. Au-delà de la plage, s'ouvrait une sorte de défilé tortueux, en pente assez raide, qui serpentait entre des falaises. Les pierres roulaient sous les pieds des jeunes gens. La chaleur était intense. Les deux premières grottes furent assez faciles à trouver. Elles étaient vides, confirmant ainsi le récit de Dad selon lequel deux des cachettes du trésor avaient été découvertes et vidées par des péons. La troisième était très éloignée des autres. Les jeunes gens continuèrent leur marche de plus 138

en plus pénible dans le fouillis des roches. Puis, tout à coup, Maxence, qui allait en tête, disparut derrière un tournant. Après quelques secondes, il lança un appel. Didier et Madge le rejoignirent au plus vite. Ils franchirent le tournant et aperçurent Maxence qui se tenait immobile à l'entrée d'une cavité naturelle qui se dessinait en sombre au pied de la falaise ensoleillée. Mais il n'avait pas l'expression d'un homme qui vient de découvrir un trésor. Il avait la bouche contractée et les yeux agrandis comme s'il avait assisté à un spectacle effrayant. « Alors? demanda Didier. — Il est là, répondit Maxence en montrant la grotte. Entrons.» Il fit un pas vers l'entrée de la grotte. Mais il se ravisa. « Non, Madge, pas vous, dit-il. Attendez-nous ici. » La jeune fille, étonnée, recula. Mais elle ne demanda pas d'explications. Maxence et Didier pénétrèrent dans la grotte. Didier

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comprit tout de suite pourquoi Maxence avait estimé que la présence de Madge n'était pas indispensable, car le spectacle qu'il avait sous les yeux était à la fois magnifique et terrible. Et, tout en contemplant ce spectacle, il songeait : « Voilà pourquoi nous avons traversé deux océans et parcouru des milliers de kilomètres!» Comme s'il avait compris la pensée de son ami, Maxence murmura : « Enfin, je crois que nous avons atteint notre but. - Oui, je le crois », répondit Didier. La lumière éclatante de l'extérieur baignait la grotte d'une clarté diffuse. Mais cette clarté était suffisante pour distinguer, au centre, trois énormes carapaces de tortues marines. Et le trésor reposait dans ces carapaces, en trois tas scintillants : débris de vaisselle d'or, buires, aiguières, calices constellés de pierreries, colliers, bracelets, bijoux de toutes sortes, diadèmes, croix, rivières de diamants, opales grosses comme le pouce, rubis, améthystes, turquoises. C'étaient, sous une couche de poussière, comme trois brasiers encore vivants, couvant sous la cendre. Il y avait là de quoi tenter l'homme le plus froid, le plus désintéressé, le plus indifférent aux richesses. Maxence interrompit la contemplation de son ami. « Ce n'est pas tout, dit-il. Regarde maintenant ici... et ici! » Didier changea instantanément de visage. Le sourire de l'éblouissement s'effaça de ses lèvres et fit place à une expression de stupeur. C'est qu'il se trouvait maintenant devant la partie effrayante du tableau, celle qu'il n'avait pas aperçue lorsque le trésor l'avait attiré comme un aimant. A droite et à gauche, formant une couronne d'épouvanté autour des carapaces, onze squelettes achevaient de blanchir sur le sable, onze squelettes près desquels on distinguait de ces sabres courts appelés briquets, des pistolets à crosse pesante, enfin plusieurs de ces fusils à canon interminable qu'employaient au XVIIe siècle les gentilshommes de fortune. Ainsi, tout indiquait qu'autour du trésor un combat LE TRÉSOR DES ILES GALAPAGOS 140

s'était livré. Que s'était-il passé exactement? Nul sans doute ne le saurait jamais. Mais on pouvait penser que les deux hommes commis à la garde du trésor par Pierre Desmarets avaient été attaqués et massacrés, puis que leurs assaillants, d'autres flibustiers probablement, s'étaient battus entre eux et anéantis jusqu'au dernier. Tout cela pour cet or, pour ces pierreries, pour ces bijoux d'une valeur incalculable, mais qui semblaient porter malheur à ceux qui s'en étaient emparés. « Et encore, murmura Maxence, ceci ne représente que le tiers du trésor, puisque les deux autres cachettes ont été découvertes par des péons.... » Tout en parlant, Maxence s'était approché de l'une des carapaces de tortue. Il se pencha, prit une poignée de pierreries, de colliers, de bijoux. Et il revint vers l'entrée de la caverne. Madge attendait toujours au même endroit. Maxence lui dit :
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