Hera d'Heliopolis

December 5, 2017 | Author: Angelo_Colonna | Category: Osiris, Isis, Sacrifice, Horus, Pharaoh
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Yoyotte RHR 89 1980...

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Jean Yoyotte

Héra d'Héliopolis et le sacrifice humain In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 89, 1980-1981. 1980. pp. 31-102.

Citer ce document / Cite this document : Yoyotte Jean. Héra d'Héliopolis et le sacrifice humain. In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 89, 1980-1981. 1980. pp. 31-102. doi : 10.3406/ephe.1980.18352 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0002_1980_num_93_89_18352

3-f

HÉRA LE SACRIFICE D'HÉLIOPOLIS HUMAIN ET

Les propos d'auteurs grecs et latins les plus divers ont amené depuis longtemps les historiens à se demander dans quelle mesure la pratique du sacrifice humain avait été connue de l'Egypte ancienne1. En ellesmêmes, pour nombreuses qu'elles soient, ces sources classiques s'avè rent à l'examen peu instructives dans l'ensemble2. Antérieurement à Manéthon, témoin privilégié puisque celui-ci était un prêtre égyptien qui, au début du m° siècle avant J.C., écrivit en grec sur l'histoire de sa nation, les auteurs qui prêtent à l'Egypte la pratique du sacrifice humain se réfèrent presque exclusivement à la légende grecque du roi Busiris qui, disait-on, tuait les étrangers sur l'autel de Zeus jusqu'au jour où Héraclès lui rendit la pareille. Cette légende dont le point de départ se situe assez haut dans le temps puisque le nom de Busiris figure dans un fragment d'Hésiode, s'est manifestement élaborée et diversifiée à partir du v° siècle dans un milieu purement hellénique et sans grand contact avec les réalités religieuses de l'Egypte3. Certains auteurs tenaient d'ailleurs cette tradition pour diffamatoire (Hérodote, Isocrate, Eratosthène de Cyrène, Diodore de Sicile) et, de toutes manièr es, le caractère mythique et l'issue même de l'histoire - le méchant roi éliminé par Héraclès - suggèrent que, dans l'opinion commune des Grecs - et ceci dès le v siècle au moins - la coutume qu'avaient les Égyptiens de sacrifier des hommes appartenait à un passé révolu. Les sources grecques les plus sérieuses que nous possédions sur une éventuelle pratique égyptienne du sacrifice humain sont contemporai nes de la domination lagide4, mais il n'en ressort pas qu'à cette époque (1) Je remercie Philippe Brissaud qui a dessiné les figures 4 et 5. En règle générale, les abréviations utilisées ici sont celles qui sont employées dans la Revue d'Égyptologie. (2) J.G. Griffiths, Human Sacrifice : The Classical Evidence, dans ASAE 48, 2e fasc. (1948), p. 409-424 a réuni la plupart des sources. Voir aussi, du même auteur Plutarch, De Iside et Osiride (1970), p. 551-553. (3) Griffiths, o.c, p. 409-416. Voir aussi Chr. Froidefond , Le mirage égyptien dans la littérature grecque d'Homère à Aristote (1971), p. 178-180. (4) De cette époque, l'histoire fort artificielle d'Aganippe sacrifiée au Nil que racontait Thrasylle de Mendès (Hopfner, Fontes Historiae Religionis

32 des hommes aient été rituellement immolés dans les temples indigènes. Bien au contraire : Diodore de Sicile qui visita le pays vers 60 avant J.C. et qui utilisa largement les auteurs qui l'avaient fréquenté avant lui, rapporte que, selon les Égyptiens, « des hommes étaient jadis (to icaXaiôv) sacrifiés par les rois devant le tombeau d'Osiris » (I, 88, 46)s. Avant Diodore, Manéthon de Sébennytos avait parlé au moins deux fois dans son œuvre de certains sacrifices humains qu'auraient faits ses compatriotes. Évoquant un tel sacrifice, propre aux rites d'Héliopolis, il précisait que la coutume en avait été abolie autrefois par un roi nommé Amôsis6. Ailleurs, il signalait l'usage qu'on avait dans une autre ville, de brûler des hommes durant les jours caniculaires 7, mais il ne ressort pas des termes par lesquels Plutarque résume son témoignage que cette coutume ait été encore vivante au m* siècle. On notera aussi que chez Diodore comme chez Manéthon, le sacrifice humain n'appar aît pas comme une pratique commune et courante des liturgies pharao niques ; trois cas sont signalés, qui correspondent tous trois à un usage localisé : un rite loyal lié au culte d'Osiris, une coutume annuelle propre à une certaine ville, un rite supposé quotidien lié au culte d'une déesse héliopolitaine. Les textes relatifs aux fêtes solennelles et aux services ordinaires qui sont encore visibles dans divers grands temples rebâtis et décorés aux époques lagide et romaine en différentes villes de Haute Egypte n'ont d'ailleurs livré jusqu'à présent aucune mention évidente de sacrifice humain. En conséquence, il est admis que les images qui, dans les scènes rituelles gravées sur leurs parois, figurent « la mise à mort de l'ennemi » (smî sbf) - le pharaon abattant à la massue ou, plus souvent, perçant de la lance un ou plusieurs captifs 8 et parfois les jetant dans un

Aegyptiacae II, 166-167) n'est que l'invention, purement grecque, d'un mythographe. Cf. aussi D. Bonneau, La Crue du Nil, divinité égyptienne (1964), p. 401-402. (5) Griffiths (o.c, p. 418) a suggéré que cette donnée procéderait pour beaucoup, de déductions imputables à l'historien grec. Le thème iconogra phiquede la mise à mort de l'ennemi typhonien devant la chambre mortuaire d'Osiris n'en est pas moins bien attesté par les sources égyptiennes (plus bas, p. 99-100). (6) Voir plus bas, p. 39-40. (7) Voir plus bas, p. 60. (8) Exemples : exécution à la massue : P. Clère et Ch. Kuentz , La porte d'Evergète à KarnakII, pi. 62 Cf. E. Winter, Unters. zu den âgypt. Tempelreliefs der Griechisch-rômische Zeit, p. 27-29 ; exécution à la lance : Junker, Onurislegende, p. 12 (= Edfou IV, 235-236 et X, pi. 90).

33 brasier 9 - doivent correspondre aux rites bien connus où les « rebelles » étaient traités de la sorte, mais en effigie 10. John G. Griffiths, cependant, a cru pouvoir conclure que des sacrifi ces humains durent être faits dans certaines parties de l'Egypte au temps de la domination romaine : « The statements of Achilles Tatius and of Procopius Cesarea do not leave much rooms for doubt » n. Au vrai, la valeur des données respectivement fournies par ces deux auteurs est radicalement différente. A propos d'Achille Tatius, Griffiths n'a examiné que les extraits discontinus du roman Leucippê et Clitophon que Th. Hopfner avait fait passer dans ses Fontes Historiae Religionis egyptiacae (III, p. 460). Il a cru que la phrase « for the form of the mouth and the opening of the face signified a song » prouvait que la description que peint ce roman de l'atroce et vaine immolation de la fiancée du héros, enlevée par les bouviers sauvages habitant le nord du Delta, s'inspirait d'une représentation figurée, « a relief seen perhaps on a temple wall ». Il y a là un gros malentendu : replacé dans son contexte (Ach. Tatius II, 15), cette phrase s'explique par le fait que le narrateur, séparé par un canal du lieu du sacrifice, raconte une scène vue de loin. Ni les motivations attribuées aux brigands égyptiens -à savoir « purifier leur armée » (III, 12), ni le détail des rites accomplis (III, 15) n'ont rien à voir avec ce que nous connaissons de la religion pharaonique 12. La mise en scène romanesque d'Achille Tatius est de facture toute hellénique et le prétexte de l'épisode s'en trouve assuré mentdans un épouvantable racontar qui traduisait la peur et la répul sion qu'inspiraient aux gens d'Alexandrie les populations marginales qui, cachées dans les marais riverains du Delta, vivaient d'élevage bovin et de brigandages. En 171 de notre ère, ces Boukoloï se soulevè rent contre l'administration romaine sous la direction d'un prêtre nommé Isidore et menacèrent la capitale. On dit alors que ces révoltés avaient, pour sceller leur confédération, tué un militaire romain et

(9) Par exemple, Edfou XIII, pi. 480 (= Eàfou V, 41-42) qui montre à la fois . l'exécution à la lance et le brasier : Edfou X, pi. 134 (= Edfou V, 293-294) ; grand temple de Philae, hypostyle, PM VI, p. 236, colonne 10, face b : « King spears foe before Horus, offers foe in oval brazier to Thoth ». (10) Ces scènes triomphales transposeraient de manière « naturaliste » (repré sentations d'hommes réels) les pratiques de l'envoûtement (infra, p. 41) où on tuait des figurines. (11) ASAE 48, 2* fasc. (1948), p. 420-421. (12) On verra l'interprétation de Merkelbach {Roman and Mysterium in der Antike (1962), p. 126-127 dont la crédibilité est fonction de son postulat : le caractère ésotérique et initiatique du roman.

34 mangé ses entrailles 13. Là encore, ni le serment, ni la manducation communielle des viscères ne correspondent à aucune pratique sacrifi cielle égyptienne qui soit connue et ce « témoignage » historiographique de Dion Cassius ne vaut guère mieux que celui du roman. On sait, en effet, que la même anecdote avait été mise auparavant sur le compte des Juifs par le polémiste alexandrin Apion 14 ! Le rapport que fait Procope au sujet de la fermeture des temples de Philae, fermeture opérée sur l'ordre de Justinien entre le milieu de 535 et la fin de 537 15 , fait plus sérieux. Cet ultime réduit que le vieux clergé pharaonique conservait sur les frontières de l'empire byzantin n'avait plus été fréquenté depuis longtemps que par les Nobades alliés et par les remuants Blemmyes de la Basse Nubie. Selon Procope, les Blemmyes « sacrifiaient même des hommes au soleil » 16. Il est vrai que les Blemmyes, inlassables agresseurs, étaient pour la chrétienté égyptienne un repoussoir diabolique, capable de toutes les abominations17. Au moins peut-on dire, cependant, grâce aux trouvailles faites dans les cimetières à tumuli de Ballana et de Qustul, que les Nubiens de cette époque n'hésitaient pas, conformément à une coutume d'origine méroïtique (et non pas égyptienne), à faire périr une importante quantité de personnes lors de l'enterrement de leurs princes. Ces massacres donnent quelque vraisemblance à l'assertion de Procope, dans la mesure où ils montrent qu'en ces temps-là les voisins méridionaux de l'Egypte ne répugnaient pas à exécuter des hommes à des fins rituelles. Junker ajout ait, à l'appui de cette assertion que, sur les parois des temples ptolémaïques et romains de Philae, les tableaux représentant « la mise à mort de l'ennemi » (sm sbî) étaient particulièrement fréquents 18. Cependant, la comparaison avec le temple d'Edfou montre que, tout compte fait, ces scènes ne sont pas spécialement nombreuses à Philae.

(13) Dion Cassius 72,4, 1-2. Sur cette révolte des Bouviers, en dernier lieu S. Kambitzis, CdE LI n° 101 (1976), p. 138. (14) J. Schwartz, CdE XXXVII, n° 74 (1962), p. 350, n° 3 et L'Antiquité classique 36 (1967), p. 539-542. (15) Sur la date et les circonstances de ces événements, Nautin, La conversion du temple de Philae en église chrétienne dans Cahiers archéologi ques 17 (1967), p. 3-8. (16) De Bello Persico I, 19 (32-37). Un écho amplifié d'un tel rite, propre aux voisins méridionaux de l'Egypte, se trouve peut-être chez Héliodore, Éthiophiques X, 7-8 : les Éthiopiens immolent des hommes au soleil, des femmes à la lune et des vierges à Dionysos. (17) En dernier lieu, P. du Bourguet, Proceedings ofthe XXVIIth Intern. Congress of Orientalists, 144-5. (18) ZÀS 48 (1910), p. 70.

35 Montet avait cru constater que des victimes humaines avaient servi à des sacrifices de fondation dans les temples de Tanis et il attribuait cette pratique supposée à l'influence de populations sémitiques. Il y voyait une preuve radicale de l'identité d'Avaris, capitale des Hyksos, dynasties venues d'Asie, et de Tanis19. Or, non seulement la localisation d'Avaris à Tell el-Daba' est maintenant bien assurée grâce aux fouilles et travaux de M. Bietak, mais l'examen des archives mêmes de la Mission Montet fait ressortir que les inhumations dégagées au cours de ses fouilles sont indépendantes des fondations de bâtiments auxquelles Montet les rattachaient 20. En fin de compte, les sources grecques et latines ne contiennent rien qui permette de démontrer que les clergés d'Egypte ont effectivement pratiqué des sacrifices humains à l'époque des Césars. Quand Sextus Empiricus (Pyrrh. hypot. III, 24) parle au passage d'hommes sacrifiés à Cronos, coutume qui aurait été tenue pour impie dans le reste du pays, son témoignage, de caractère livresque et procédant manifestement d'une tradition hellénisée, ne saurait prouver que de ôon temps, au n* siècle, le rite évoqué avait effectivement lieu. Quant au Séleucus, d'Ale xandrie qui, vers les débuts de notre ère, aurait spécialement traité « du sacrifice humain chez les Égyptiens », la courte citation qui en subsiste chez Athénée (IV, 172 D) ne permet pas de décider s'il considérait des faits récents ou si son information procédait d'auteurs antérieurs, parlant de faits plus ou moins éloignés dans le temps. Examiné de manière critique, le dossier classique du sacrifice humain chez les Égyptiens se réduit finalement à peu de choses. On peut croire que, dans les derniers jours du paganisme, les Blemmyes immolèrent des hommes sur les confins du territoire égyptien, selon un rite d'origine nubienne. En revanche, rien dans ce dossier ne nous autorise à affirmer que, sous les Ptolémées et sous les Empereurs, les prêtres égyptiens aient sacrifié des êtres humains. Les données les plus consistantes peuvent être glanées chez Manéthon et chez Diodore ; encore leur portée démonstratrive n'échappe-t-elle pas à la discussion. A l'époque lagide, les Égyptiens racontaient que certains rites particuliers avaient, jadis, comporté la mise à mort d'êtres humains et le mythe même de Busiris suggère que, dès le v» siècle avant J.C., les anthropoctonies égyptiennes n'étaient plus que des souvenirs. (19) En dernier lieu, Montet, Les énigmes de Tanis (1952), p. 17-19. Cf. aussi J.G. Griffiths, dans le Lexikon der Âgyptologie, s.v. Menschenopfer (1980) (cité plus bas p. 36 n. 21) retient cette donnée : « Canaanite influence may be a factor in foundation sacrifices at Tanis ». (20) Ph. Brissaud, Les prétendus sacrifices humains de Tanis, en prépar ation.

36 Les données qu'on a tirées des monuments et textes de l'Egypte pharaonique sont peu nombreuses et peu explicites21. L'impression prévaut chez les égyptologues que les mœurs relativement douces des Égyptiens et leur morale qui prêchait le respect de la personne humaine étaient peu compatibles avec la pratique du meurtre rituel 22. Il fut une époque où, sous l'influence de l'étude comparée des religions, certains savants s'ingéniaient à en trouver des preuves et à déceler des survivan ces atténuées. Désormais, non seulement la recherche se montre plus exigeante mais les égyptologues répugnent à l'idée que les bons Égypt iens aient pu tuer religieusement leurs semblables. Au tout début de leur histoire, ces Égyptiens ne répugnaient pas, en tout cas, à mettre à mort des hommes et des femmes lors des funérailles des rois et des grands pour que ces gens demeurent à la disposition de leur défunt maître (l'étendue de cette pratique étant d'ailleurs mal définie)23. Leur mentalité admettait aussi à cette époque lointaine que des sacrifices humains proprement dits soient accomplis, ainsi que le suggèrent quelques documents figurés de la Ier* dynastie, représenta tions de cérémonies royales dont on ignorera probablement toujours la fréquence et la signification précise24. Un bas-relief du temple de Gebelein, sous XIe dynastie (vers 2050) représentera encore le roi Montouhotep I abattant un Libyen en présence d'un cortège d'officiants 2S ; cependant, rien ne dit que cette scène, tirée sans doute d'un répertoire traditionnel, ne correspondait pas, soit à un thème pure ment iconographique, soit à une cérémonie où l'on brisait une image d'ennemi et, dans l'ensemble, il est unanimement admis que les compos itions qui, aux portes des temples, en haut de stèles triomphales, sur les rochers nubiens et arabiques, etc., montrent le pharaon attrapant et abattant un ou plusieurs ennemis devant un dieu, sont des symboles protecteurs, images de la permanente victoire que le souverain remporte avec l'aide du dieu pour refouler les peuples étrangers 26.

(21) Bonnet, RÂRG (1952), p. 452-454, Helck et Otto, Kleines Wôrterbuch der Agyptologie (1956), p. 223-224 ; J.G. Griffiths , Lexîkon der Àgyptologie Lief. 25 (Band IV, Lief. 1), 1980, col. 64-65. (22) Sauneron dans Posener, Dictionnaire de la Civilisation Égyptienne (1959), p. 256. (23) Edwards, The Cambridge Ancient History3 I, Part 2 (1971), p. 58-59. (24) La Palette de Narmer (Vandier, Manuel d'Archéologie égyptienne I, 2e partie (1952), p. 597-598) et certaines étiquettes analistiques de cAha et de Djer (ibid. p. 835 et 845-846) peuvent être interprétées en ce sens. (25) L. Habachi,MZX4/*T 19 (1963), p. 38 et pi. 1 1 a. (26) Chr. Desroches -Noblecourt et Ch. Kuentz, Le petit temple d'Abou Simbel (1968), p. 49-54.

37 Au Nouvel Empire, une très obscure formule pour la consécration des temples paraît faire allusion à l'exécution de captifs étrangers 27 et une scène fameuse, dans l'hypogée du gouverneur Mentherkhopshef, représente la mise à mort de deux Nubiens par strangulation à l'occa sionde funérailles solennelles28. Mais, dans les deux cas, il s'agit de documents reproduisant des modèles très anciens et tout donne à penser qu'au temps où ils furent gravés, l'apogée de la XVIIIe dynastie, ni la dédicace des temples, ni les funérailles princieres ne donnaient lieu à des meurtres29. De fait, les rituels et formulaires destinés aux cultes divins et funéraires ainsi que les textes relatifs à l'organisation du servi ce dans les temples indiquent, au moins par leurs silences, que le sacrifi ce humain n'était sûrement pas de pratique courante durant le IIe millé naire et que les anthropoctonies royales qu'avait connu l'époque archaïque avaient dû disparaître tandis que, sous l'Ancien Empire, la civilisation égyptienne prenait sa forme classique. Certains monuments figurés d'époque ptolémaïque et romaine, toutef ois, ne laissent pas de troubler dans la mesure où ils représentent ensemble des victimes animales et des « victimes humaines ». C'est ainsi que l'important « relief cultuel » qui fut gravé à l'époque romaine, juste dans l'axe, au revers du temple d'Ombos comporte la double représen tation d'une grande offrande composée de bouquets montés, de pains, de volailles, de pièces de boucherie et de captifs étrangers ligotés 29 a. Cette composition mérite d'être rapprochée d'un monument mobilier d'époque récente, lagide ou romaine, retrouvé dans les ruines d'Edfou à proximité du grand temple ptolémaïque d'Horus29b. Il s'agit d'un bloc de grès, haut de 80 cm, long de 80 cm et large de 25 cm, couronné de la corniche à gorge et portant gravé sur ses quatre faces des images qui suggérèrent à son inventeur, Weigall, qu'on était en présence d'un autel destiné à des sacrifices humains. Ces quatre faces offrent la figuration banale d'offrandes amassées, mais le reste du décor sort assurément du répertoire ordinaire. Ce sont des prêtres qui officient et non le roi. Une des scènes montre un prêtre tenant une oie d'une main et un couteau de l'autre ; une autre figure un homme présentant un veau. Dans trois autres, on voit amener un captif nu : dans un cas, un sacrificateur armé (27) Barguet, RdE 9 (1952), p. 6. (28) J.G. Griffiths, Kush 6 (1958), p. 106-120. (29) Contrairement à ce qui est souvent admis, il n'est pas encore évident que l'exécution par Aménophis II des sept rois de Takhsi (Urk. IV, 1927, 1 - 1298, 2) ait pris la forme et le caractère d'une mise à mort rituelle exécutée devant le dieu Amon. (29 a) Ombos II, p. 281, n° 938. (29 b) Weigall, dansASAE 8 (1908), p. 44-46.

38 l'accompagne ; ailleurs, le prêtre porte un brasier. Des files de génies, certains à tête de lion, assistent à ces scènes. Jéquier, niant que la forme de la pierre ait pu correspondre à celle d'un autel, préférait y reconnaître « un monument se rapportant au culte funéraire et, probablement le socle d'une divinité infernale », les scènes figurant alors le châtiment de pécheurs dans les Enfers 29c. Pourtant, l'objet n'a pas été trouvé dans une nécropole et rien n'autorise à situer dans l'Au-delà les actions mises en scène. Plutôt que des génies infernaux, les bénéficiaires des offrandes et sacrifices évoqués pour raient être les «messagers de mort», émissaires envoyés ici-bas par l'œil brûlant du soleil pour répandre les maladies et la mort 29 d. Ce qui est évident est que le singulier monument d'Edfou associe regorgement et la crémation de l'oie, du veau et de l'homme, en insis tant particulièrement sur ce dernier. Par sa forme, exceptionnelle, il est identique à « l'autel en forme de pylône » retrouvé à Tôd en 1939 29e. Cet autel dédié sous Ptolémée IV porte précisément une longue conju ration destinée à abattre « ces ennemis-là qui se sont révoltés contre Rê, leur seigneur, lui qui a fait pour eux ce qui est, qui a créé pour eux ce qui existe, [...] ces ennemis-là qui se sont révoltés contre le Roi, vivante image de Rê, qui a pourvu les humains en vivres ». La suite est une série de malédictions promettant aux rebelles la dépression physique et morale, l'insomnie, les dissensions fraticides et les vouant à la vindicte publique. Ils devront se soumettre à l'œil du dieu, faute de quoi cet agent du pouvoir royal les réduira douloureusement à l'impuissance : « elle arrachera vos manifestations, elle arrachera vos fonctions, elle arrachera votre vaillance, elle mutilera vos chairs et vos membres ». Les individus visés ne sont pas des êtres mythiques comme il ressort de l'exorde : « Vous pleurerez en votre nom d'hommes, vous vous étalerez en votre nom d'humains, vous serez renversés en votre nom de mortels, vous glisserez en votre nom de sujets du soleil». Les quatre noms employés sont quatre désignations traditionnelles pour parler des habi tants de l'Egypte et il fait peu de doute que les blocs d'Edfou et de Tôd aient servi à des magies destinées à envoûter les éléments subversifs du royaume. Le monument d'Edfou attesterait le caractère sacrificiel de ces pratiques, mais comme le programme des temples assimile l'immol ation des animaux et l'envoûtement des êtres dangereux 29f, on ne saurait affirmer que cet autel, ni celui de Tôd ont servi à des sacrifices humains réels. (29 c) Jéquier, dans Sphinx 14 (1910-1911), p. 178-181 suivi par Alliot, Le culte d'Horus à Edfou au temps des Ptolémées II (1954), p. 579, n° 1. (29 d) Infra, p. 43. (29 e) Bisson de la Roque, BIFAO 40 (1941), p. 36-42. (29 0 Infra, p. 42.

39 A vrai dire, la notion de « sacrifice humain », pratique sentie comme spécialement monstrueuse par les traditions humanistes et les religions révélées, est une notion bien mal commode pour l'historien. Elle résulte de la réprobation chez les autres - les anciens ou les étrangers - de pratiques religieuses fort diverses et l'on ne saurait poser a priori que les Égyptiens classiques, pour «humanitaire» que fût leur morale, n'aient pas connu quelques rites incluant la mise à mort d'un homme ou encore des exécutions prenant une forme rituelle. Toute société s'embar rasse volontiers de forme lorsqu'elle perpétue un homicide légal. Manéthon lui-même admettait que les ancêtres avaient « sacrifié » de nos semblables et quelques documents viennent démontrer que l'Egypte des pharaons a parfois tué rituellement des hommes. La trouvaille faite par Vila près de la forteresse de Mirgissa suggère qu'en plein Moyen Empir e, la décollation d'un homme pouvait faire partie de rites d'envoûte ment principalement dirigés contre les peuples étrangers 30. Dans une antique formule funéraire conservée par deux versions tardives, figurent deux phrases qui parlent manifestement d'un sacrifice humain : «II a tué des hommes pour Sekhmet, il a fait rôtir des cœurs pour la Dame des Deux Terres... »31. Dans ses longues inscriptions de Karnak, le grand-prêtre Osorkon fils de Takelot II (seconde moitié du ix« siècle) confère à l'exécution de ses adversaires vaincus le caractère d'un acte religieux et la forme d'un sacrifice sanglant32. Ces quelques faits invitent à accorder par hypothèse une certaine part de vérité aux témoi gnages de Manéthon. De fait, l'un d'eux peut être corroboré par diffé rentes données égyptiennes qui font entrevoir, en sus, les considérants mythologiques sur lesquels se fondait une pratique locale du sacrifice humain. Il s'agit d'un propos reproduit chez Porphyre et concernant un rite particulier à Héliopolis. Le Fragment 85 de Manéthon Se xai 'sv cFD.£ou iz6\z\. ir\ç Alyûmou tôv xr\ç v(aç v6[i.ov "AjJLWîiç, toç [/.apxupst Mavs0à) rapt àp^aï « les apparences caractéristiques du Méchant » 106, ibwy Sbî ou sbtw, « les apparences caractéristiques du Rebelle, des rebelles »107. Ces expressions figurent comme des définitions des bêtes elles-mêmes - « ce sont les apparences caractéristiques du Méchant » - et pour désigner les morceaux consac rés,on parle couramment des « morceaux de choix (prélevés sur les) apparences caractéristiques du Rebelle» (stpwt nt 3bwy-Sbi)m. En certains cas, la traduction du mot par « les marques », « les caractéristi ques », paraît la plus opportune : ainsi, lorsqu'il est question des « vainc[us] marqués des marques du Méchant » (hr[w] 2bw m ibwyNbçf) 109 ou de « tout bétail qui est dans le désert, avec toutes les carac téristiques de Seth » (cwt nbt nw - pour nty - mrw, m ibwy nb nt St$)no. On rencontre enfin toute une série de tournures où ibwy, au génitif indirect, constitue une expression adjectivale, tournures dont on ne saisit le sens que si on reconnaît dans ibwy, non plus un terme signifiant simplement « Gestalt », mais un vocable connotant spécial ement l'idée de « marques naturelles » : ifrryt nt ibwy Nbg, « une incar nation présentant les marques du Méchant » 1U ;frw n Ibwy Nb4, « la

(101) RdE 26 (1974), p. 64, n° 2 et 9. (102) Sauneron, BIFAO 60 (1960), p. 33-34. (103) P. Chester-Beatty III, R° 2, 1, cf. HPBM III, p. 20, n° 1. (104) Références de la figure 2 : a Edfou I, 68, 17-18. -b Ombos I, p. 9, n° 2. - c Dendara VII, 89, 7. - d Edfou 1, 452, 7-8 ; VII, 3 19, 16. - e Edfou 1, 565, 8 et 16 ; II, 47, 1 1 ; Dendara VII, 87, 7-8, etc. - f Edfou IV, 1 16, 6. - g Dendar a VII, 190, 7. - h Gautier, Le Temple de Kalabcheh, p. 90. - i Dendara 1, 27, 1 1-12. -j Edfou VI, 28, 10. -k Dendara IV, 1 1, 3 ; 62, 5 ; VII, 123, 15, etc. -1 Dendara VII, 149, 15 ; IV, 81, 4. -m Dendara VII, 184, 2. (105) Comparer les sens du mot dtm, Wb. I, 96, 14-20. (106) Edfou I, 452, 7-8 ; Dendara I, 27, 11-12 ; IV, 62, 5, etc. (107) Edfou I, 565, 8 ; IV, 116, 6 ; Dendara VI, 141, 10, etc. -Edfou I, 565, 16 ; VIII, 319, 16 ; Dendara IV, 11, 3, etc. (108) Edfou IV, 116, 6 ; Dendara IV, 118, 4 ; 135, 18 ; VII, 87, 7-8, etc. (109) Edfou II, 47, 10-17. (110) Edfou VI, 28, 8-10. (111) Edfou IV, 66, 11.

52 forme caractéristique du Méchant » 112 ; r$w nw Ibwy Sbt, « des jars ayant les marques du Rebelle » 113 ; fyw nw ibwy Stf, « des bœufs ayant les marques de Seth » 114 ; ewt nt *bwt Sbf, « du bétail ayant les marques du Rebelle » 115. L'emploi courant pour caractériser les animaux que leur nature typhonienne vouait à l'immolation et au feu d'un terme connotant l'idée de « marques » visibles, terme employé par ailleurs à propos des animaux sacrés et de certains hommes différents, se réfère assurément aux particularités naturelles qui permettaient à des experts de recon naître si un animal incarnait ou non un complice de Seth ou d'Apopis. On sait en effet que les animaux - les bovins, notamment, dont l'espèce entière, à la différence des oryx, des porcs ou des onagres, n'était pas globalement tenue pour mauvaise - devaient être examinés et reconnus « bons à sacrifier » (xaôâpoç dira-t-on en grec) par des prêtres spécialis és. Nos informateurs les plus explicites sont, en ce domaine, Hérodote et Plutarque. Selon le premier (II, 38) dont le témoignage concerne probablement les pratiques propres de Memphis, « un prêtre spécial » examine la bête debout et couchée : il scrute le pelage où la présence d'« un seul poil noir » serait éliminatoire, vérifie si la langue ne cache pas le signe qui fait reconnaître un Apis et regarde si les poils de la queue sont normalement plantés, puis, autour des cornes de l'animal reconnu « pur », il enroule une bandelette et la scelle de son sceau. « Sacrifier un bœuf qui ne porte pas cette marque, ajoute le géographe ionien, est puni de mort ». - Plutarque (De Is., 3 1) qui a sans doute abusivement généralisé certaines informations, paraît croire que seuls pouvaient être immolés les bœufs entièrement et absolument roux (alors que des victimes aussi exceptionnelles n'étaient apparemment requises que pour certains rites spécifiés)116, mais il atteste, après Hérodote, l'extrême minutie de l'examen auquel étaient soumis les bêtes et il décrit, d'après Castor, le sceau des prêtres examinateurs, les « scelleurs » (acppayiauxQ qui sont bien connus sous leur appellation complète de « scelleurs de veaux » (^.or^osy^a.yKnoi.i ou Upon.o
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